Vous êtes sur la page 1sur 94

Chapitre 1 - La conscience

1
Conscience de soi et connaissance de soi
1. Définitions
• La conscience est un état et une activité de l’esprit qui signifie
étymologiquement « avec savoir », ou « savoir avec ». Un être conscient, c’est un être
qui se représente avec lucidité son propre état, mais aussi l’ensemble des objets qui
l’entourent.

• La conscience peut s’opposer :


▪ à l’inconscience, c'est-à-dire l'état dans lequel est une personne qui dort, par
exemple, mais aussi un individu imprudent, qui néglige les conséquences de ses
actes ;
▪ à la non-conscience, qui caractérise la plante ou n’importe quel objet inanimé ;
▪ à l’inconscient (terme psychanalytique).

• Avoir conscience, c’est connaître sa présence au monde et la présence du monde.


Cette première conscience est nommée conscience perceptive.

• Avoir conscience de soi, c’est sentir et savoir que nous sommes les sujets de nos
actions comme de nos représentations. On peut alors parler de conscience au sens
« cognitif », c’est-à-dire qui a rapport à nos connaissances ; il s'agit de la conscience
réflexive.

• La conscience morale est un sentiment intime de ce qui est bien et de ce qui est mal,
qui nous pousse à agir dans un sens moral ou à condamner les conduites qui s’y
opposent. C’est le sens « pratique » de la conscience.

2. S’il est sûr que nous savons qui nous sommes, savons-nous pour autant ce que nous sommes
?
• La connaissance de soi est présentée dès les origines de la philosophie comme
un impératif suprême, dont la formulation la plus célèbre est le « Connais-toi toi-
même » inscrit à l’entrée du temple de Delphes.

• Conscience de soi et connaissance de soi se distinguent comme les deux questions :


« qui sommes-nous ? » et « que sommes-nous ? ». Si la conscience de soi semble être
un état spontané, naturel, la connaissance de soi en revanche requiert un effort, car
il ne me suffit pas de savoir que j’existe en tant qu’individu pour connaître la nature qui
me constitue.

• Pour autant, conscience de soi et connaissance de soi sont complémentaires : l’une a


besoin de l’autre pour s’accomplir entièrement.

3. Que puis-je connaître de moi-même ?


• C’est notre existence empirique qui est pour nous le premier moyen d’accéder à ce
que nous sommes. Cette existence implique que nous sommes des êtres incarnés, des
êtres de chair, qui possèdent un corps capable d’agir et d’éprouver des sensations ou
des émotions.

• Peut-on pour autant affirmer que nous sommes ce corps qui agit, bien que nous
soyons sûrs que ce corps nous appartient ? Notre corps est une réalité matérielle,
instable et changeante, comme le sont nos émotions, alors que notre identité
demeure malgré les changements.

• On peut évoquer deux traitements possibles de ce problème :


▪ soit soutenir avec Descartes que notre âme est d’une nature entièrement
distincte du corps, à laquelle nous pouvons accéder par un raisonnement
méthodique. L’âme est pourtant susceptible de sentir, d’imaginer, d’être émue :
elle n’est pas séparée du corps, elle en est distincte (différente), mais elle lui
est unie.
▪ soit affirmer avec Hume que le moi est inconnaissable, ou plus exactement
inaccessible à la raison : la raison, en effet, doit toujours s’appuyer sur
l’expérience, et cette expérience ne nous livre aucune réalité purement
spirituelle, aucun « cogito » qui soit seulement « de la pensée » et pas une réalité
que l’on peut sentir.

4. Conscience et action : la question de la conscience morale


• « Agir en son âme et conscience », « le poids de la conscience », sont des expressions
qui traduisent l’impact que la conscience peut avoir sur nos choix et nos attitudes d’un
point de vue moral.

• Une personne « inconsciente », cela peut désigner une personne évanouie. Cela peut
aussi désigner une personne imprudente, ou quelqu’un qui ignore involontairement
ou délibérément les conséquences morales de ses actions.

• La conscience est donc aussi ce par quoi nous nous reconnaissons comme des
individus moraux aspirant au bien. Rousseau approfondit cette idée dans l’Émile : la
raison nous permet seulement de connaître le bien et le mal, sans influencer nos choix
à leur égard, tandis que la conscience est ce grâce à quoi nous pouvons aimer le bien,
rejeter le mal, et agir en conséquence.

5. Conscience et humanité : un privilège ou une capacité partagée ?


• La conscience est aussi ce par quoi nous nous reconnaissons comme des
hommes. Kant indique que la conscience de soi, le « je », est le principe par lequel
nous organisons toutes nos pensées. Ce pouvoir « élève infiniment l’homme au-dessus
de toutes les autres créatures qui vivent sur terre ».

• Pourtant l’éthologie contemporaine reconnaît à l’animal des états de conscience, la


conscience perceptive d’abord, mais également des degrés de conscience réflexive.
Ainsi les grands singes domestiqués seraient capables de se représenter eux-mêmes et
d’exprimer leurs états sentimentaux.

• La conscience n’est donc pas strictement le privilège de l’humanité, dans la mesure


où il n’existe pas de seuil qui définirait l’être qui en est doté. Il convient plutôt de suivre
l’intuition bergsonienne et d’admettre notre impuissance à déterminer si tel ou tel
organisme dispose d’une conscience de lui-même. Nous pouvons simplement inférer
qu’il existe des niveaux de conscience différenciés parmi les règnes du vivant.

2
La conscience et la perception du monde
1. La conscience perceptive est-elle immédiate ?
• La conscience apparaît comme le réceptacle du monde ; or elle est bien le lieu où nos
représentations nous apparaissent. Mais cette conscience perceptive n’est pourtant pas
immédiate, elle est partie prenante dans l’élaboration de nos représentations du
monde.

• La conscience perceptive, ou sensible, n’est pas que le recueil passif des sensations
collectées par les sens. Pour percevoir un paysage, il faut représenter toutes les
sensations (ligne d’horizon, type de lumière, météorologie, végétaux, etc.) à la
conscience et les synthétiser en une seule représentation. Ainsi qu’Alain le
déclare : « Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction de
l'entendement, et que pour revenir à mon paysage, que l'esprit le plus raisonnable y met
de lui-même bien plus qu'il ne croit. »

• Si la conscience perceptive est déjà un jugement de l’entendement sur le monde


sensible, elle ne va pas sans possibilité d’erreurs. La conscience perceptive est
d’abord partielle, puisque nos capacités sensorielles sont limitées, elle est
ensuite partiale, puisque nous dirigeons notre attention vers tel ou tel objet du monde.
Enfin si en percevant nous jugeons, nous pouvons commettre des erreurs
d’appréciation, comme le montre l’illusion de Müller-Lyer : les segments (en rouge)
sont tracés de même longueur (la raison les juge identique), cependant notre
conscience perceptive se les représente plus ou moins grands.

2. Une conscience dynamique


• La phénoménologie insiste sur le fait que la conscience s’éprouve non comme un état
stable, mais comme une visée qui porte en elle la possibilité de l’objet perçu, sans
laquelle aucune perception réelle ne peut avoir lieu.

• « Toute conscience est conscience de quelque chose » : cela signifie que notre
conscience ne reçoit pas les objets extérieurs de façon passive (comme l’œil et ce qu’il
voit), mais que la conscience est entièrement tendue vers ses possibles objets de
connaissance.

• La conscience porte en elle la possibilité de l’objet perçu, sans laquelle aucune


perception réelle ne peut avoir lieu. La conscience est, en ce sens, intentionnelle et
dynamique.

3
La conscience de soi comme fondement de toute connaissance possible
1. Pourquoi la conscience de soi est-elle la vérité la plus certaine que nous puissions atteindre
?
• La philosophie de Descartes consiste à dégager un fondement absolument certain
pour toutes nos connaissances.

• Il parvient, au terme d’un raisonnement méthodique, à établir que la seule


connaissance dont je ne puisse pas douter, c’est de ma propre existence, qui
s’atteste à travers le fait que je suis précisément en train de penser : si je peux douter de
tout, c’est que je pense, et si je pense, c’est que je suis. C’est le sens de la formule « je
pense donc je suis », cogito ergo sum en latin.

2. Comment rendre raison de la continuité de notre existence et de nos pensées ?


• La conscience de soi est aussi la conscience d’être et de demeurer la même personne,
identique à travers le temps. Et ce, malgré les changements qui affectent mon corps.
• Mais si le corps est le seul support de mon identité, et que lui-même change
constamment, qu’est-ce qui garantit que de ma naissance à ma mort, je reste la
même personne ? Si je ne suis que mon corps, et que mon corps ne cesse de changer,
comment puis-je affirmer que je reste la même personne ?
▪ Locke répond à cette interrogation par la thèse selon laquelle la conscience de
nos actions et de nos états présents et passés, conscience elle-même conservée
par la mémoire, assure la continuité de l’identité personnelle. L’identité, c’est
la conscience de soi, qui est aussi mémoire de soi.
▪ Kant, en revanche, présente le « je pense » comme ce qui garantit la cohérence
passée et présente de toutes nos représentations, intellectuelles et sensibles,
et cette forme se manifeste aussi à travers l’unité de notre pensée.

4
De la conscience sur soi à l’illusion sur soi
1. Se tourner vers soi-même, n’est-ce pas se détourner de la vérité ?
• Si l’on peut affirmer que la connaissance de soi mène à la sagesse, il y a des façons de
se tourner vers soi qui s’apparentent au narcissisme, et ne conduisent qu’à l’effacement
du monde et d’autrui au profit de l’adoration d’une image déformée de ce que nous
sommes.

• Rousseau dénonce l’amour-propre, à l’origine de la plupart des vices de l’homme


moderne, qui est poussé à agir afin qu’autrui l’aime autant qu’il s’aime lui-même.

• Pascal invite l’homme égoïste et futile à se regarder réellement tel qu’il est, c’est-à-
dire comme un être misérable, pour qu’il abandonne les faux plaisirs que lui offre
le divertissement, et se tourne enfin vers Dieu.

2. Comment prendre conscience ?


• Hegel indique que la voie de l'introspection, du retour réflexif sur soi, n’est pas la
seule possibilité pour se connaître. L’activité pratique permet à l’esprit de prendre
conscience de lui-même dans les réalisations extérieures qu’il produit. En quelque sorte,
l’esprit donne une forme à la matière, et par cette action, il contemple sa présence
matérialisée : « il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. »

• Notre relation à autrui est également fondamentale. D’abord, car les autres sont
dépositaires d’une mémoire de mon identité, comme l’indique Leibniz. Mais, aussi, car
les consciences entrent en lutte pour leur reconnaissance.

• Cette lutte des consciences peut être abordée par l’étude de l’intersubjectivité, telle
que Sartre l’analyse. Une conscience rencontre d’abord une autre conscience comme
un objet du monde, elle l'objectif. Mais ce qui différencie une conscience d’une table
ou d’une roche, c’est qu’elle lutte pour sa reconnaissance en tant que sujet, qu’elle
résiste à l’objectivation. Il en résulte une intersubjectivité qui n’est pas exempte de
violence, de mauvaise foi, mais qui donne aussi lieu à la possibilité d’une connaissance
de soi moins illusoire.

• Ainsi, l’intersubjectivité conduit à la dimension sociale de la conscience. Par


exemple, la conscience d’être femme, est une construction collective qu’il faut
interroger car elle est initialement construite par la domination masculine, ainsi que
l’explique Simone de Beauvoir, dans Le deuxième sexe.

3. Sommes-nous les seuls maîtres en la demeure de notre esprit ?


• La psychanalyse, ou « psychologie des profondeurs », montre que la connaissance de
soi ne s’articule pas nécessairement avec une parfaite maîtrise de notre esprit et
des forces qui le parcourent (voir le chapitre sur l'inconscient).

Chapitre 2 - L'inconscient

1
L’inconscient avant Freud : une approche des limites de la conscience
1. Les limites de la conscience perceptive
• Leibniz remarque, en étudiant la perception, que si nous pouvons prendre conscience du bruit
de la mer, c’est que nous avons perçu le bruit de chaque vague qui compose ce son. Pourtant,
la perception en nous de chacune des vagues, était si « petite » en intensité ou si habituelle en
fréquence, que nous n’avons pas pris en conscience ces « petites perceptions ».

• La partie non consciente de la perception progressant de manière continue en intensité va être


aperçue et nous apercevons donc nos petites perceptions quand leur intensité est devenue
suffisante pour éveiller la conscience.

• L’inconscient selon Leibniz est donc défini négativement, il n’est que la qualité « non
encore consciente » des phénomènes perceptifs qui progressent vers la conscience et n’ont
pas de rôles perturbateurs ou contraires au fonctionnement conscient.

2. L’origine incertaine des idées conscientes


• Nietzsche va plus loin en critiquant au sein du cogito de Descartes, le rôle de la conscience.
Certes, « je pense, j’existe » semble une évidence, pourtant il peut se glisser une erreur de
grammaire dans la formulation de ces deux « je » ; ils ne sont pas strictement équivalents. Si
« je » prends conscience des pensées, il n’est pas évident que ces pensées proviennent d’une
construction du « je ». Il faudrait plutôt dire : « Quelque chose pense, mais que ce quelque
chose soit précisément l’antique et fameux "je", ce n’est à tout le moins qu’une supposition ».

• Nietzsche, admet qu’il y a un processus de pensée, mais n’admet ni que le « Je » conscient


soit le sujet qui produit ce processus, ni même qu’il ne puisse y avoir un sujet indépendant
et cause du processus.

• Sans poser conceptuellement l’hypothèse de l’inconscient, le soupçon que Nietzsche fait


planer sur la toute-puissance de la conscience préfigure l’inconscient freudien.

2
L’inconscient freudien et la psychanalyse
1. Naissance de l'inconscient freudien
• La toute-puissance de la conscience sur le psychisme est remise en cause par l’hypothèse
d’une instance que le médecin Sigmund Freud nomme l’inconscient. Avant lui, des
philosophes ont montré que la conscience n’était pas la seule instance en nous et que son
pouvoir était limité, mais ce n’est qu’à partir des travaux de Freud qu’une véritable instance
concurrente, puissante et dynamique, va semer le doute sur l’identification millénaire du
psychisme et de la conscience.

• Freud est d’abord un neurologue qui effectue des recherches pour comprendre une maladie
mentale qui n’est pas liée à une affection du corps : l’hystérie. Ces troubles mentaux, non
somatiques ne peuvent s’expliquer que par un dysfonctionnement psychique.

• Freud va montrer que de nombreuses pathologies mentales et autres troubles de la personnalité


(névroses) découlent d’une tension non assumée entre le conscient et l’inconscient. Ces
tensions trouvent une multitude de moyens de se manifester à la surface de l’activité mentale
(lapsus, actes manqués, rêves, voire délires, etc.), mais leur signification n’est jamais explicite,
et demande à être analysée pour que les patients puissent être traités.

• L’exigence freudienne, scientifique et à visée thérapeutique, est de prendre en compte et de


rendre raison de la totalité des comportements psychiques normaux ou pathologiques. Pour ce
faire, il doit émettre l’hypothèse d’un fonctionnement psychique reposant sur le conflit entre la
conscience et une autre instance dynamique et potentiellement perturbatrice : l’inconscient.

2. De l’hypothèse légitime et nécessaire à la modélisation


• L’hypothèse de l’inconscient psychique, c’est-à-dire conçu comme instance psychique
indépendante de la conscience, est contestée par de nombreux médecins et philosophes.
Freud se défend des critiques que sa théorie affronte en présentant l’Inconscient comme une
« hypothèse nécessaire et légitime ».

• Elle lui semble nécessaire puisqu’elle permet de comprendre ce qui, sans elle, reste dénué
de sens : les rêves, les actes manqués, certaines maladies mentales, les lapsus, etc. Par ailleurs,
elle lui semble légitime, car elle permet d’établir des thérapeutiques qui parviennent à
soulager ou à soigner certaines pathologies. Ces voies thérapeutiques ne sont pas
médicamenteuses et sont élaborées tout au long de la vie et de la carrière de Freud. Elles
reposent sur une tentative pour lever la résistance à l’expression de l’inconscient, et prennent
la forme de l’hypnose, de l’analyse des rêves, ou encore de l’association libre.

• Freud fournira deux modèles successifs de l’appareil psychique, il les nomme lui-même la
première et la seconde topiques.
▪ La première topique : trois instances psychiques sont ici posées : la conscience, le
préconscient et l'inconscient. L’inconscient regroupe les traumas, les désirs refoulés, et tout ce
que la conscience ne peut plus convoquer sous la forme de souvenirs. Le préconscient est
composé des souvenirs qui peuvent constamment revenir à la conscience. La conscience est
une attention à la vie intérieure et extérieure du sujet.
▪ La seconde topique : deux instances sont en conflit, la troisième émerge de cet antagonisme.
Le Ça (siège des pulsions de jouissance : Eros, et des pulsions de mort : Thanatos) est limité
par le Surmoi (siège des tabous et des interdits moraux). Ces deux instances en grande partie
inconscientes et en conflit doivent être conciliées, ce qui génère la troisième instance : Le Moi.
Le Moi est pris entre le conflit des deux autres instances psychiques et les exigences de la vie
extérieure du sujet, il doit donc servir trois maîtres.

3. Les manifestations primaires de l’inconscient


• Selon Freud, le rêve « est la voie royale vers l’inconscient ». Pendant les phases de sommeil,
une partie de la résistance à l’expression de l’inconscient est levée. Cette résistance
partiellement levée permet l’expression d’un désir que la vie éveillée n’aurait pas toléré et qui
serait resté inconscient et refoulé.

• Mais le rêve est codé, il est l’expression « déguisée d’un désir refoulé ». Il faut procéder à son
décodage, à son interprétation. Le rêve, dont nous faisons le récit une fois réveillé, n’est qu’un
contenu manifeste dont il faut parvenir à trouver le sens masqué, le contenu latent. Freud
analyse donc le fonctionnement du rêve pour comprendre ce qu’il cache. Or, un rêve procède
par trois opérations que l’auteur nomme « le travail du rêve ». Le rêve condense (il associe
plusieurs personnes en une seule, par exemple), le rêve déplace (je pense rêver de ma montre,
mais le rêve désigne mon père qui m’a légué cette montre), et enfin le rêve symbolise (par
exemple, un escalier est un symbole phallique, monter/descendre un escalier désigne
symboliquement les rapports sexuels).
• L’interprétation des rêves suppose de comprendre la façon dont un sujet singulier bien connu
du psychanalyste, car il est son patient, peut utiliser ces processus de déguisement. Il n’est
donc pas possible de systématiser l’interprétation des rêves.

• Les lapsus, et actes manqués sont un autre exemple de la manifestation de l’inconscient


dans la vie éveillée. Le lapsus consistant à remplacer dans une phrase un mot par un autre de
sonorité proche. Le mot remplaçant celui que nous sommes censés prononcer évoque souvent
un désir ou une pulsion, il a donc une connotation belliqueuse ou érotique. On peut citer le
lapsus du député Robert-André Vivien qui souhaitait inviter ses collègues à durcir leur texte à
propos d’une loi contre la pornographie et qui déclara qu’il leur fallait « durcir leur sexe ».

4. Le rôle central de la sexualité psychique


• L’inconscient freudien est mû par la libido, c’est-à-dire par l'énergie sexuelle. La sexualité
freudienne n’est pas limitée à la sexualité génitale (liée aux organes sexuels) bien au contraire,
il s’agit essentiellement d’une sexualité non génitale, d’un appétit de jouissance polymorphe.
Le Ça est donc essentiellement à la recherche de sa satisfaction, il est régi par le seul principe
de plaisir. Dès la naissance, il existe donc une sexualité infantile.

• L’enfant passe par différents stades dans la constitution de son appareil psychique, au sein
de laquelle le complexe d’Œdipe est un moment essentiel. Il se déroule entre 3 et 5 ans. Le
complexe se caractérise par une attirance pour le parent de sexe opposé et par une hostilité
envers le parent de même sexe. Des sentiments complexes (amour, haine, culpabilité, désir)
envers ses deux parents vont structurer progressivement le psychisme de l’enfant. Tout homme
connaît ce complexe, mais « l’effroi » qu’il peut représenter serait la cause de certains troubles
mentaux ultérieurs, dont l’hystérie.

5. L'analyse des comportements sociaux


• Par une extrapolation qui peut sembler ambitieuse, Freud applique sa compréhension de
l’appareil psychique de l’homme à la vie collective et sociale, il couche donc la société sur
son divan car il lui semble que certains comportement culturels relèvent des mécanismes
psychiques qu’il a fait émerger dans le cadre de sa pratique médicale.

• L’art peut ainsi être analysé comme le lieu de la sublimation des pulsions des artistes. Les
pulsions se trouveraient acceptées socialement et non refoulées, car le prétexte de la
beauté qui constitue l’effort esthétique, permettrait de « déguiser » la pulsion primaire qui
donne lieu à la création. Dans son analyse du Moïse de Michel-Ange, ou dans Un souvenir
d’enfance de Léonard de Vinci, Freud va ainsi interpréter les œuvres comme étant
l’expression empêchée de l’homosexualité du peintre dans le second cas, et comme
étant l’expression du dépassement de l’hostilité de Michel-Ange envers le pape Jules II, dans
le premier cas.

• La religion, judéo-chrétienne, fait aussi l’objet d’une extrapolation à partir de l’analyse des
névroses. Selon Freud, la religion est une « névrose obsessionnelle universelle ». Pour
l’enfant, le père est une image de la loi, de l’ordre, il est menaçant et castrateur, mais il est aussi
sécurisant et une figure de la protection. Cette ambivalence du père se retrouve en « Dieu, le
père éternel », à la fois menace et amour. Face à la désaide, à l’abandon, l’humanité se cherche
un père protecteur, et génère la religion par un travail de culture « Kulturarbeit ». Il s’agit
donc de construire une illusion qui repousse les pulsions primitives et témoigne du désir
d’être aimé/aidé face à l’adversité de la nature, et à la certitude de la mort.

• Il semble à Freud que la consolation religieuse a eu son utilité, mais qu’elle a « fait son temps ».
La maturité scientifique de l’humanité devrait nous permettre de nous passer de tous ces rites
compulsifs « infantiles et narcotiques » qui sont censés nous tenir éloignés de nos angoisses
névrotiques.

3
L'inconscient après Freud
1. Le rôle du moi
• Bruno Bettelheim analyse les contes de fées pour montrer qu’ils évoquent de manière
détournée et codée, les peurs essentielles de l’enfant : son intégration dans le monde des
adultes, sa compréhension de la sexualité, de la violence, etc.

• En ce faisant, les contes préparent l’enfant à comprendre son évolution psychique et donne au
moi un rôle régulateur. Le moi se trouve donc dans la position d’un décideur, d’un arbitre
des instances psychiques, alors que Freud ne le concevait que comme le siège du conflit de
ces instances.

2. L’inconscient et le langage
• Jacques Lacan ne situe pas la voie d’accès royale à l’inconscient dans le rêve, mais dans le
langage lui-même. En déclarant « l’inconscient est structuré comme un langage » il invite à
penser le psychique suivant la structure d’un signe linguistique comprenant un signifié, un
signifiant et désignant un référent. Le signifiant dans la psychanalyse lacanienne est une trace
dans notre inconscient (une image, une sensation tactile, une odeur) qui renvoie à un signifié
du domaine de l’imaginaire (l’amour ou le désir, la crainte, etc.). Ce que nous avons vécu,
parfois avant l’acquisition du langage, est le référent du signe psychanalytique.

• Ce qui importe, ici, c’est la structure, plus que le contenu de l’inconscient.


3. L’inconscient collectif
• Pour Carl Gustav Jung, la priorité n’est plus donnée à la vie psychique individuelle, mais à la
vie collective. La vie individuelle prend place dans des structures ou des mécanismes plus
larges qui permettent d’émettre l’hypothèse d’un inconscient collectif. Il est structuré par
des archétypes dont chaque culture donne une traduction imagée présente dans les
représentations artistiques ou les récits.

• Selon Jung, cet inconscient collectif n’est pas acquis par une éducation, seule sa traduction en
images archétypales est l’objet d’une acquisition culturelle. L’inconscient collectif est
donc inné, commun à toute l’humanité, et à l’œuvre dans les manifestations culturelles
universelles, comme la religion.

4
La critique de l’inconscient psychique
1. La critique de la scientificité
• La scientificité d’une théorie est établie par son degré de falsifiabilité d’après Karl Popper.
Or la falsifiabilité est le fait de pouvoir fournir une expérience susceptible de mettre en doute,
ou en tort, une théorie.

• L’hypothèse de l’inconscient ne permet pas de fournir une telle expérience cruciale,


Popper refuse donc à la psychanalyse la qualité de science. .

2. La clause morale
• Alain remarque que l’hypothèse d’un inconscient qui prend le contrôle du moi, au moins
partiellement, pose un problème moral : comment serais-je encore responsable moralement
de mes actes et de mes sentiments s’ils sont déterminés par une instance psychique que ma
volonté ne contrôle pas ?

• Il accepte un inconscient du corps, c’est-à-dire qu’il reconnaît que notre physiologie et que nos
réflexes ne sont pas sous le contrôle de la volonté. Par contre, nos pensées, nos sentiments,
nos actes ne sont aucunement soumis à cet « animal redoutable », à « ce mauvais ange »,
qu’est pour lui l’inconscient psychique freudien.

3. La censure et la mauvaise foi


• Jean-Paul Sartre revendique une psychanalyse, mais existentialiste, concurrente à
celle de Freud, et sans inconscient. C’est donc l’existence de l’inconscient qui est la
cible de Sartre, ce qui peut apparaître paradoxal dans le cadre d’une psychanalyse.
• Selon Sartre, l’hypothèse de l’inconscient maintient une contradiction. Au moment
du refoulement, la censure fait preuve de mauvaise foi. En effet, pour rejeter dans
un prétendu inconscient une pensée inacceptable, il faut la voir, la juger comme
inacceptable, la rejeter et résister à son retour. Une pensée ne serait donc jamais «
inconsciente » si la conscience ne refusait pas de voir qu’elle a opéré consciemment le
rejet vers l’inconscient.

• La censure est donc de mauvaise foi, le refoulement étant conscient il est un


« refusement », et l’inconscient n’est pas une instance psychique. Faire une
psychanalyse existentialiste consiste donc à lever toute mauvaise foi, ce qui est
possible si le sujet accepte de s’étudier comme s’il était un autre.

Chapitre 8 - L'art

1
De l’artisanat à la recherche du beau
1. Définitions
• Il ne faut pas confondre l’art et les beaux-arts : à l’origine, l'art a un sens plus général, il
désigne l’artisanat technique, la technè en grec ancien (expression « arts et métiers ») tandis
que les beaux-arts (la peinture, la musique, la sculpture, etc.) sont les techniques qui visent à
produire de belles œuvres, des œuvres qui plaisent par elles-mêmes.

• Jusqu’à la Renaissance, « artiste » et « artisan » ont le même sens. Au mieux, l’artiste est un
artisan dont le travail est d’une qualité exceptionnelle.

• La notion actuelle d’esthétique (de aisthesis, « sensation » en grec ancien) et la liaison entre
« art » et « beauté » viennent du siècle des Lumières (XVIIIè siècle), durant lequel la
question du goût devient un thème central de la pensée philosophique. « Art » est alors
équivalent à « Beaux-Arts ».

2. L’art comme imitation de la beauté naturelle


• Lorsqu’il est identifié à l’artisanat, l’art correspond à une activité soumise à des règles, dont
le respect garantit la perfection de l’objet. L’objet ainsi produit pourra être qualifié de « beau
», comme par exemple une belle chaise, un beau couteau, une belle charpente, etc.

• On peut qualifier d'art « imitatif » l'art dont l’idéal et les règles sont de reproduire avec la
plus grande fidélité les objets de la nature et la beauté naturelle. C’est une technique qui, pour
fonctionner, demande des règles : on parle de « canon » pour désigner les règles (notamment
de proportion) permettant de reproduire correctement des êtres réels.
• Platon distingue les idéaux respectifs de ces deux activités : l’artisan est celui qui recherche
« l’Idée » de l’objet qu’il fabrique. L’artiste-peintre a pour objectif de reproduire
simplement l’apparence des objets tels qu’ils existent dans le monde sensible. En résumé,
l’artiste est uniquement dans la copie imitative et l’apparence. L’artisan, qui fabrique des
choses réelles, est donc plus proche de la vérité.

3. L’art comme création d’une beauté nouvelle


• On dit volontiers d’un artiste qu’il est « créatif ». Ce terme désigne une capacité à produire
quelque chose d’entièrement nouveau, qui ne se réduit à rien de ce qui l’a précédé. Selon le
peintre Paul Klee, « l’art rend visible l’invisible ». On peut donc dire que l’art possède un
rapport à la vérité. Mais il s’agit plus de montrer le réel sous un angle nouveau, que de
reproduire une vérité déjà connue. Un artiste ne se contente pas de reproduire la beauté
naturelle, mais tente d’en proposer une expression jamais vue auparavant.

• Kant définit le « génie » comme l’artiste qui ne se contente pas d’imiter la nature par
obéissance à un certain nombre de règles fixes, mais comme celui à travers lequel la nature
s’exprime authentiquement, et donne à l’art de nouvelles règles. Cette identification du
véritable artiste au « génie » est une figure romantique qui voit dans l’art le moyen de
modifier, voire de révolutionner notre perception des choses.

• Platon distingue les idéaux respectifs de ces deux activités : l’artisan est celui qui recherche
« l’Idée » de l’objet qu’il fabrique. L’artiste-peintre a pour objectif de reproduire
simplement l’apparence des objets tels qu’ils existent dans le monde sensible. En résumé,
l’artiste est uniquement dans la copie imitative et l’apparence. L’artisan, qui fabrique des
choses réelles, est donc plus proche de la vérité.

4. L’art et l’esprit
• Hegel voit dans l'histoire de l'art le révélateur des moments les plus significatifs de l’évolution
de l’esprit universel, ou conscience de l’humanité. L’art est ce à travers quoi une société se
renvoie sa propre image spirituelle. Une œuvre d’art est pour nous un moyen de contempler
notre propre humanité. Il soutient également que notre époque se situe après la « fin (ou
mort) de l’art », puisque désormais notre spiritualité consiste moins à contempler l’art qu’à
réfléchir sur lui au sein d’une philosophie de l’art, une esthétique.

• L’art moderne pose sans cesse la question du statut de l’œuvre d’art, la question de notre
rapport à l’art, ce qui n’était pas le cas des formes antérieures de création artistique (mouvement
du « ready made »). Il instaure un nouveau rapport à l’expression spirituelle, il est un « art
de l’idée » et révèle une forme de spiritualité qui a pas été préalablement découverte dans le
monde. Merleau-Ponty disait ainsi « l’art moderne nous oblige à comprendre ce que c’est
qu’une vérité qui ne ressemble pas aux choses, qui soit sans modèle extérieur. »

• Cependant, pour d’autres auteurs, l’art contemporain ne parle plus aux hommes de ce siècle et
se résume à n’être que l’affligeant constat de la perte de créativité. Ainsi Baudrillard écrit :
« La majeure partie de l'art contemporain s'emploie exactement à cela : à s'approprier la
banalité, le déchet, la médiocrité comme valeur et comme idéologie. » Comment alors juger
de la valeur de l’art ?

2
Le jugement de goût
1. Goût et désir
• Dire que l’on « aime » ou que l’on éprouve du plaisir au contact d’une chose peut être
confondu avec le fait de la trouver « belle ». Mais une impression de beauté peut être
uniquement due au désir subjectif que l’on ressent : cette impression serait alors
« intéressée », alors que la contemplation de la beauté serait « désintéressée ». L’œuvre
d’art a sa finalité en elle-même, elle n’est pas censé plaire pour autre chose qu’elle-même.

• Kant distingue ainsi le goût, qui consiste à reconnaître et à contempler la beauté d’une
chose, et le désir (qui porte sur l’agréable et le bon), qui est censé aboutir à une certaine forme
de satisfaction. Dire « ceci est beau » est un jugement de goût. Dans les deux cas, il y a bien
du plaisir, mais le sens de ce sentiment change radicalement selon l’objet concerné. Par
exemple, je désire manger, et ressentir du plaisir en me nourrissant ; c'est très différent du fait
de contempler une nature morte représentant des fruits et des mets délicats.

2. Subjectivité et objectivité du jugement de goût


• L’art est une activité soumise à des règles. On pourrait penser que ces règles établissent aussi
les critères qui permettent de juger si une œuvre est « belle » ou non. Il y aurait donc un beau
objectif et aisément mesurable par quiconque.

• Mais ces critères permettent de mesurer l’académisme d’une œuvre plutôt que sa beauté
authentique. Le plaisir ressenti face à un objet naturel ou un objet d’art dépend de nombreux
facteurs : l'éducation, les codes culturels, le caractère individuel, etc. L’émotion qui
détermine la perception du beau est donc largement subjective. On pourrait alors penser
que la perception de la beauté dépend de la situation particulière de chacun plutôt que des
caractéristiques fixes de l'objet.
3. Débat et critique autour du beau
• Nous attendons d’autrui qu’il partage notre goût pour une belle rose, ou un beau morceau
de musique, ou nous désirerons au moins argumenter pour le faire pencher en ce sens. Ce n’est
pas le cas des objets que nous apprécions dans d’autres domaines.

• Kant utilise la notion de « sens commun » pour exprimer cette nécessité que nous ressentons
de faire appel à l’assentiment d’autrui dans l’appréciation de la beauté. Si je dis « je trouve
que ce morceau de musique est agréable », j’attends qu’on partage mon sentiment et je fais
donc appel au sens commun. Ce n’est pas le cas si je dis « je déteste les carottes ».

3
Le sens de l’œuvre d’art
1. Quand y a-t-il art ?
• La question de l’ontologie de l’œuvre d’art, de sa manière propre d’exister, doit être
distinguée du problème de la beauté et de celui du jugement que l’on porte sur elle.

• En art contemporain notamment, est apparue l’idée selon laquelle l’œuvre ne se réduit pas à
un ensemble de qualités réelles, mais au contexte et au moment à l’intérieur desquels elle
apparaît comme une œuvre d’art.

• Le jugement esthétique est ce qui fait exister l’œuvre d’art, ce sans quoi il n’y a pas d’œuvre
d’art. Elle est un événement, une performance, et non pas un objet existant indépendamment
de ceux qui le jugent.

2. Toute œuvre d’art n’est pas nécessairement belle


• Une œuvre n’est pas artistique parce qu’elle est belle. Il existe une esthétique du laid :
la catharsis se produit face à ce qui produit en nous terreur et pitié : c’est cela qui permet à la
tragédie, selon Aristote, de « purger nos passions ». De plus, on peut être artiste sans produire
un chef-d’œuvre.

• Un chef-d’œuvre n’a pas nécessairement pour qualité essentielle d’être beau. La portée
d’une œuvre d’art se mesure autant à son impact intellectuel, moral ou symbolique qu’à sa
beauté supposée. Cet impact est directement lié au fait que l’œuvre d’art est une re-
présentation, c’est-à-dire quelque chose qui « présente à nouveau », sous un autre angle, et
non une chose existant de la même façon qu’un objet naturel.
• Kant évoque par exemple la catégorie du sublime, pour montrer que notre émotion esthétique
ne se limite pas à l’agrément produit par la beauté : le sublime nous frappe parce que sa
représentation excède ce que notre entendement peut mesurer, et nous renvoie à notre propre
finitude. Lorsque je contemple les pyramides d’Egypte, le ciel étoilé, ou la mer déchaînée, je
prends conscience de dimensions qui nous dépassent infiniment (aussi bien dans l’espace que
dans le temps).

3. L’œuvre d’art et la question du sens


• Si l’art ne se définit pas essentiellement par la visée du beau, c’est la visée du sens qui le
caractérise le plus nettement. Toute œuvre d’art tend à faire sens, à frapper le spectateur par
la richesse ou la profondeur de l’expérience qu’elle lui donne à éprouver.

• Merleau-Ponty souligne que l’œuvre d’art n’a pas pour objet fondamental la représentation
figurative et agréable d’une scène donnée : l’intérêt du tableau tient à la façon dont il se réfère
à lui-même, et l’œuvre nous donne ainsi à réfléchir sur la façon dont nous percevons le
monde.

• Dans l’art engagé, l’art possède une fin qui ne dépend pas uniquement de sa beauté : faire
passer un message, réveiller les consciences en les frappant par sa représentation. Nous ne
sommes plus dans l’optique d’un art « désintéressé », mais dans celle d’un art où les qualités
de l’artiste sont mises au service d’une cause précise.

• Que l’art soit sa propre fin, ou qu’il serve une finalité sociale ou politique, sa valeur ne tient
pas à ce qu’il représente, mais à la qualité de la représentation elle-même. Kant rappelle
qu’une belle œuvre n’est pas la représentation d’une belle chose, mais la belle représentation
d’une chose. Le sens de l’œuvre n’est donc pas dans son sujet, mais au sein de la démarche
artistique . Paul Cézanne déclare ainsi : « Peindre signifie penser avec son pinceau »

Chapitre 7 - La technique
1
Comment définir la technique ?
1. Définition
• Technique : vient du grec techné, qui désigne toute production humaine, à la fois les objets
techniques et artistiques (un outil, un temple, un navire, une sculpture, etc.). On peut définir la
technique comme l'ensemble des procédés mis en œuvre pour produire des objets et les
moyens de production des objets.

• Par extension, la Technique peut aussi désigner une méthode pour obtenir un résultat et non
un objet.
Exemple : les techniques de marketing ou les techniques de navigation désignent cet usage du
terme, au sens de processus et de méthode.

2. L'homme est un homo faber


• Nous devons à Bergson d’avoir mis l’accent sur l’importance de l’outil pour l’homme et son
développement. L’homo faber est l’homme capable « de fabriquer les objets artificiels, en
particulier des outils à faire des outils, et d'en varier indéfiniment la fabrication. » Avec la
technique, l’humanité rentre donc dans l’ère de l’outil et de l’objet, sortant de facto de celle de
la prédation et de la collecte des corps naturels.

• L’animal est capable d’utiliser des outils simples (leviers, bâtons, pierre), mais seul l’homme
se montre capable de faire des outils qui fabriquent d’autres outils. Toute l’évolution
technique vient de cette capacité-là que le concept d’homo faber consacre.

3. Métaphysique du feu
• L’un des premiers gestes techniques qui permet à l’humanité de mettre momentanément à
distance le risque de mort naturelle est probablement la capacité à faire du feu. La
technique du feu est un marqueur de l’humanité, mais son origine reste une énigme. Les
archéologues ont découvert des traces de foyers contrôlés par l’homme datant de 800 000 ans,
mais cette approche scientifique et historique ne révèle pas assez ce que le feu représente pour
l’homme.

• Les mythes grecs associent la technique et le feu prométhéen. Prométhée aurait volé aux
dieux l’habileté d'Héphaïstos et la stratégie d’Athéna pour les remettre aux hommes. Le don
du feu est ainsi symboliquement celui de la technique, conçue comme capacité à produire –
Héphaïstos est en effet le dieu forgeron – et comme capacité à concevoir méthodiquement –
Athéna est la déesse de la sagesse et de la guerre, ou encore de la stratégie.

• Bachelard poursuit cette réflexion dans Fragments d'une Poétique du Feu, où il remarque
que le feu est toujours mobilisé pour décrire ce qui change vite, il est symboliquement
l’annonce d’un monde qui se renouvelle. Ainsi le feu, et avec lui la technique, sont reliés
métaphysiquement à la vie, à l’avenir, à l’accroissement de la puissance. Cependant, le feu
est paradoxalement aussi relié au risque de démesure de cette puissance, et donc à l’enfer et
à la destruction. L’ambivalence de l’usage de la technique est donc présente dès les premières
conceptions métaphysiques occidentales.

2
La technique, entre savoir et savoir-faire
1. L’outil
• L’humanité a été capable d’inventer les premiers outils (marteaux, armes, etc.), jusqu’à
atteindre la technologie moderne (ordinateurs par exemple) : la technique est une marque de
l’intelligence et de l’inventivité humaines. On ne parlera pas de technique ou de travail pour
qualifier les productions des animaux. La première raison en est que l’animal n’invente rien, il
agit seulement par instinct, alors que l’homme agit par liberté, prévoit, et visualise le résultat
de son travail dans sa tête avant de le réaliser. Marx écrit ainsi que « ce qui distingue dès
l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c'est qu’il construit la cellule
dans sa tête avant de la construire dans la ruche. »

• La fabrication des outils et toutes les techniques représentent la capacité de trouver des
moyens pour parvenir à ses objectifs.
Exemple : l’homme veut pouvoir traverser les mers, il se donne comme fin (objectif, visée) de
pouvoir accéder à un autre pays par voie maritime, et il est capable de se donner les moyens d’y
parvenir, c’est-à-dire d’inventer une médiation technique (construction d’un navire).
C’est ce qu’on nomme la rationalité instrumentale, qui désigne l’invention de moyens
techniques, d’instruments pour accéder à certains buts.

2. Le savoir-faire
• L’usage d’une technique semble toujours reposer sur un savoir préalable. Pour manier un
outil ou pour utiliser une machine, il faut savoir comment les manipuler, savoir à quoi ils
servent, etc. Simultanément, l’invention technique peut précéder et stimuler la réflexion
scientifique.
Exemple : l’invention de la roue a précédé la découverte des principes de la mécanique,
l’invention de l’arc a précédé les principes de la balistique.
• Cependant, le savoir-faire technique ne doit pas être confondu avec la connaissance
abstraite. Kant montre que le savoir-faire est inséparable du contact avec la matière, des
exercices répétés, de l’habileté pratique. Le maniement des outils repose d’ailleurs avant tout
sur l’agilité de la main, autant que sur l’intelligence. C'est le sens de la formule d'Aristote :
« la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. »

• Par contre, si la technique est convoquée comme puissance magique, elle dessert la pensée,
se risquant dans un mode opératoire contre le mode rationnel. Ainsi, Alain remarque que face
à une panne de l’objet technique, nous avons tendance à tenter notre chance en appuyant sur
les boutons de commande au hasard, en frappant l’objet. Si par chance notre action fonctionne,
nous pensons avoir acquis sur l’objet une puissance magique, alors que nous n’avons rien
compris de son réel fonctionnement et que nous avons cessé de penser.

3. La réalisation de soi
• L’acte technique est une inscription de notre esprit dans la matière, c’est donc une manière
de signer notre humanité dans le monde. Hegel, dans son Cours d’esthétique, précise ainsi
qu’il y a deux grandes manières de prendre conscience de soi : l'introspection et la pratique.

• L'ethnologue André Leroi-Gourhan a montré que le geste (technique) et la parole (le


langage) ont produit le développement de l’humanité. En effet, notre évolution cervicale
dépend de notre acquisition de la station verticale et de la sollicitation du cerveau. Or l’outil
suppose la station verticale et le langage a développé conjointement nos fonctions cognitives
et notre cerveau.

3
L’espoir technique
1. Le progrès
• À l’image de Bergson, nous attendons de la technique qu’elle permette un progrès de nos
sociétés capable de libérer l’homme. Ainsi, dans L’évolution créatrice, Bergson indique que
le progrès des machines va permettre de libérer du temps, car des processus d’auto-
régulation seront mis en place pour que les opérations deviennent automatiques.

• Mais cet optimisme, qui rappelle celui d’un Descartes espérant l’invention d’une « infinité
d'artifices » dérivés de la connaissance scientifique, mérite d’être nuancé.
• Hannah Arendt indique que l'automatisme a bien plutôt été l’occasion d’une emprise de la
machine sur le temps des hommes. La machine impose sa cadence et l’humain devient
progressivement un rouage, et se trouve objectivé en étant intégré au temps de l’automatisme.

• Le progrès attendu tient plutôt à une forme de religiosité : nos sociétés espèrent le
progrès comme un remède à tous les maux.

2. Une solution à tout ?


• Ellul développe une réflexion contemporaine sur la technique qui ne la borne pas à être une
activité productrice d’objets. Selon cet auteur, la technique est d’abord une recherche de la plus
grande rationalité dans tous les domaines, y compris la société, l’économie, la politique.
Mais elle devenue autonome par rapport à ces champs d’études, elle n’est pas leur savoir
propre, mais une technique hétérogène qui se présente comme une solution face aux
problèmes rencontrés.

• Ainsi, indépendamment de l’homme politique élu, émerge un « statut du technicien


politique ». Ce technicien du pouvoir, ce technocrate, est un expert qui n’assume aucune
responsabilité. Tout en ouvrant la réflexion sur toutes les solutions possibles, il referme les
possibilités d’action en pointant la solution la plus efficace, qui s’avère souvent la seule
envisageable. La technique est donc ambivalente, elle satisfait notre demande de puissance et
de contrôle, mais elle nous fait entrer dans le « système technicien » qui résout une difficulté
technique par une solution technique posant à son tour des difficultés sociales ou techniques,
d’où le besoin d’inventer une nouvelle technique, etc.

3. Frustrations et risques techniques


• La source de la technique est la pensée scientifique qui aborde le monde par la raison et sous
l’angle du calcul. Cette pensée rationnelle est l’essence de la technique. elle produit un
« arraisonnement » (ge-stell en allemand) du monde, tel que Heidegger l'a conceptualisé.
Autrement dit, la technique ordonne à la nature de fournir « sa raison » pour pouvoir obtenir,
transformer, accumuler, répartir, exploiter sa puissance et ses ressources.

• Nous sommes si attachés à la technique et à ses objets que nous devenons dépendants de ce
monde technique, que ce soit dans nos vies quotidiennes ou dans nos modes de
pensée. Baudrillard indique ainsi que nous sommes entrés dans la société des objets, notre
environnement étant moins composé des autres hommes ou de la nature que des technologies
et de leurs objets.

• S’il est nécessaire à notre puissance, le système technicien est facteur de frustrations (accidents
nucléaires, déforestation, pollution, effet de serre, etc…). On comprend alors qu’il est utile
d’en diriger l’expansion en lui fixant des limites. C’est ce que tente de proposer Hans
Jonas en définissant un principe de responsabilité. Il repose sur une « heuristique de la
peur » qui, en même temps, interdit tout développement technique néfaste pour les
générations futures et cherche des solutions pour réduire les conséquences à long terme de
nos techniques actuelles

Chapitre 9 - Le travail

1
Comment définir le travail ?
1. Définition
• Travail : viendrait du latin tripalium (trois pieux), qui désigne un instrument de torture pour
attacher les bêtes durant le labour de la terre. Cette étymologie place le travail du côté de
la souffrance, de la contrainte. Elle est cependant discutée, le terme de travail pourrait dériver
de l’espagnol médiéval trabajo et signifierait un effort qui rencontre une résistance pour
atteindre son but.

• Le travail désigne :
o l'activité de production de l’homme, par laquelle il modifie son environnement pour se
donner les moyens de subvenir à ses besoins ;
o toute activité humaine, manuelle ou intellectuelle par laquelle l’homme fournit un effort
prolongé ;
o une activité rétribuée, effectuée en vue d’un gain (« chercher un travail ») ;
o une souffrance du corps - ce sens est plus rare : on dira d’une femme sur le point d’accoucher
que « le travail a commencé ».

2. Le travail est le propre de l'homme


• Le travail est le propre de l’homme : on ne dira pas des animaux qu’ils travaillent, ou alors cela
signifie qu’ils aident l’homme dans son travail, comme les chevaux le faisaient dans les mines
au XIXe siècle.
• On peut même dire que l’homme n’accède à son humanité que par le travail. C’est ce que
montre Hegel dans la dialectique du maître et de l’esclave : par le travail, l’homme
transforme son rapport au monde, il ne vit plus seulement dans la satisfaction immédiate de
ses désirs, acquiert de la maîtrise, et ainsi il accède, à terme, à la liberté. Le travail permet
d’acquérir une compétence et donc valorise le travailleur qui modifie le monde pour le rendre
humain.

• Beauvoir, dans Le deuxième sexe, reprend les grandes lignes de cette thèse. Elle confirme
d’abord que dans le travail l’homme se « réalise comme existant ». Mais elle précise aussi
que le terme « homme » désigne ici le masculin. Pendant que l’homme-masculin transforme
le monde par son travail, il s’assure aussi une domination sur le genre féminin qui sera
longtemps exclu du monde travail.

3. La division du travail
• Chaque travail n’est possible que parce que chacun bénéficie du travail des autres membres
de la société. Le boulanger ne pourrait pas préparer son pain s’il n’y avait pas des paysans pour
récolter le blé, des forgerons pour préparer ses outils (Locke), etc.

• L’organisation des sociétés est fondée sur la division du travail. Chacun doit se spécialiser
dans un métier particulier, être capable d’accomplir des tâches précises. Il faut des ouvriers,
des agriculteurs, des artisans, des médecins, etc.

• Hegel montre que la division du travail engendre des différences de statut social, des
différences de pouvoir d’achat, et des rapports de forces particuliers. Le travail, en créant ces
différences de statuts sociaux et des disparités de richesses, devient un facteur d’injustices
sociales profondes.

• En revanche, cette division des tâches produit un accroissement de la production et un


enrichissement de la nation qui peuvent permettre à cette dernière d’assurer la répartition des
biens nécessaires à la vie auprès du plus grand nombre. Tel est l’espoir d’Adam Smith : il
considère que la modification du mode productif peut-être un facteur de progrès
économique certes, mais surtout social.
2
Le travail n’est-il qu’une contrainte ?
1. Le travail est une contrainte
• Le travail semble par définition être avant tout une contrainte : il provient d’une nécessité
première, celle de subvenir à ses besoins (contrainte intérieure, celle de la nature humaine) ;
il est affrontement de la matière (contrainte extérieure de la nature), et il est imposé par
la structure sociale (contrainte sociale). On peut donc se demander si le travail est réalisation
de soi ou aliénation.

• Selon Marx, le travail peut être aliénant : il altère la nature de l’homme en l’asservissant, le
rendant étranger à lui-même. Le travail peut être aliénant de trois manières :
o lorsque le travailleur est dépossédé des fruits de son travail (comme l’ouvrier dont les efforts
ne servent que l’entreprise) ;
o lorsque le travail entraîne des pathologies physiques ou un épuisement ;
o lorsque le travail est moralement éprouvant et déséquilibre le psychisme.

• Le travail n’est pas une activité détachée du milieu économique, il peut donc aussi être
exploité. L'exploitation est le fait d’une partie de la population qui possède les moyens de
production (les bourgeois) contre la majorité qui ne possède que la force de travail (le
prolétariat). On parle d’exploitation lorsque le travailleur est dépossédé des fruits de son
travail (comme l’ouvrier dont une partie des efforts – le surtravail – ne sert que l’employeur.)

2. Le travail n’est pas que contrainte, il est formation de soi et condition de la liberté
• On peut considérer avec Hegel que le travail est une contrainte libératrice et formatrice.

• Le travail forme de plusieurs façons :

o le travail permet l’acquisition de compétences ;


o contrairement à la jouissance immédiate, le travail prend du temps, il apprend à faire des
efforts pour réaliser un objectif ;
o l’homme prend conscience de son pouvoir de transformer la nature lorsqu’il contemple
les produits du travail humain (maisons, routes, objets, etc.) : l'homme, par son
travail, transforme le monde autour de lui pour le rendre plus agréable à habiter et plus
conforme à ses désirs.
• Le travail contient aussi une valeur morale depuis le christianisme qui considère le travail
comme une punition de Dieu mais aussi un moyen de racheter le péché. En
travaillant, l’homme accomplit son devoir pour soi-même et pour les autres, en payant son dû
à la société dans laquelle il vit.

• C’est l’idée même d’un travail qui engage une responsabilité morale, une contrainte du corps
et un épuisement de la pensée qui conduit Nietzsche à le considérer comme « la meilleure
des polices ». En effet, les individus regroupés au sein de la masse des travailleurs ne sont plus
capables de penser individuellement, ni d’engager une rébellion éventuelle.

3
Travail manuel et travail intellectuel
1. Une opposition ou un rapprochement ?
• Dans l’Athènes antique, les sciences et la philosophie ne sont pas considérées comme des
travaux : elles relèvent du loisir. Par contraste, on pense que la plupart des travaux manuels et
techniques sont indignes des hommes libres. Cicéron écrit ainsi dans son Traité des offices : «
Tous les ouvriers en général exercent une profession vile et sordide. Rien de noble ne pourra
jamais sortir d’une boutique ou d’un atelier ».

• Pourtant, les activités intellectuelles se rapprochent des activités laborieuses : elles


demandent des efforts, du temps, elles procurent de la fatigue, elles correspondent à
plusieurs métiers (ingénieurs, professeurs, écrivains, etc.), et peuvent donner lieu à
des rémunérations.

2. Le travail manuel et le travail intellectuel sont formateurs aux mêmes conditions


• Dès le Moyen Âge et à l’époque moderne, les artisans revendiquent la valeur de leur savoir-
faire technique (ébénisterie, orfèvrerie, etc.).

• Les tâches techniques, de même que le travail intellectuel, reposent sur l’usage de
l’intelligence.
Exemple : le boulanger ou l’ouvrier doivent concevoir les étapes de leurs actions comme le fait
un architecte.

• Dans de bonnes conditions, les travaux manuels n’ont rien de dégradant, car ils
sont formateurs. Pour Hegel, en travaillant, l’homme renonce à un rapport de consommation
immédiate aux choses, se heurte à la résistance de la matière : « Le travail est désir réfréné,
disparition retardée. Le travail forme. »

• À partir du XIXe siècle, le problème n’est plus d’opposer les travaux manuels aux travaux
intellectuels ; l’enjeu est d’étudier les travaux qui peuvent être aliénants, et ceux qui au
contraire bénéficient à la vie des travailleurs. La réflexion portera alors sur les conditions du
travail :
o Simone Weil cherche ainsi à comprendre comment améliorer le travail des ouvriers, en
partageant pendant près d’un an leurs conditions de vie et de travail en usine.
o Alain, pour sa part, considère que le travail intellectuel comme manuel peut être valorisant s’il
respecte deux conditions d’importance hiérarchisée. Tout d’abord, il faut que le travailleur
puisse organiser ses efforts comme il le souhaite : cette autonomie est essentielle. Par
ailleurs, le travail sera bien mieux perçu s’il profite à celui qui le réalise.

Chapitre 6 - La science

1
La science est une démarche rationnelle
1. Définir la science
• La science désigne ce qui unit les sciences en une seule exigence. Cependant elle désigne deux
acceptions : commune pour l’une, philosophique pour l’autre.
o Au sens commun, la science est un savoir (au sens large, il existe donc une science de la pêche
à la mouche, du jardinage ou des confitures)
o Dans son sens philosophique, la science est un jugement qui porte sur le monde (la physique)
ou sur un ensemble de propositions logiques (les mathématiques) et qui établit les lois de ce
domaine par une méthode basée sur la vérification ou/et la cohérence des énoncés.

• Parce qu’elle établit une connaissance, la science ne se confond pas avec le savoir, ni avec
le savoir-faire. Un savoir est particulier, une connaissance est générale et à portée
universelle ; un savoir ne fournit pas les causes de son efficacité, une connaissance est établie
par un travail profond de recherche des causes ; une connaissance n’a pas forcément
d’applications opératoires, un savoir est coordonné à un « agir » potentiel.
Ainsi les Grecs, les Saxons et les Vikings savaient que les marées existent et, par habitude, ils
pouvaient très partiellement les anticiper. Mais il faut attendre Newton et l’essor des
mathématiques pour que l’on connaisse la cause des marées et que l’on puisse les prévoir avec
suffisamment de précision pour établir un calendrier.
• Difficile de trouver un dénominateur commun à toutes les sciences, tant leurs objets diffèrent.
Il peut s’agir des êtres vivants (biologie), de la société (sociologie), de la structure du cosmos
(astrophysique), des signes linguistiques (linguistique), ou de la quantification des répétitions
et de leurs occurrences (statistiques et probabilités). Tant de diversité des objets d’étude se
traduit par des approches méthodologiques variées, parmi lesquelles il est possible de trouver
des cohérences dans la démarche rationnelle permettant de définir la science dans sa variété.

2. Induire et interpréter une observation


• Induire consiste à observer des faits pour extraire une loi récurrente de comportement. Mais
observer n’est pas voir, cela suppose de s’extraire des particularités du sensible pour ne
prendre en considération que les éléments communs et répétitifs.

• Ainsi la sociologie est une science de l’observation des comportements récurrents des
hommes dans la société. Chacun de ces hommes est nié dans sa singularité au profit d’une
prise en compte de cohortes. La sociologie, ainsi que l’exprime Durkheim, est une science de
l’observation et de l’hypothèse. Mais les hypothèses ne peuvent pas être vérifiées par un
protocole expérimental strict, car les faits humains reposent sur la liberté des agents et qu’ils
ne sont pas reproductibles, donc non expérimentables. Il ne s’agit donc pas d’un
protocole hypothético-déductif, mais d’une démarche d’interprétation des répétitions de
comportements mesurées statistiquement. De nombreuses sciences humaines reposent sur des
méthodes scientifiques d’enquête qui se soldent par une interprétation des résultats,
naturellement soumise à un débat.

3. La logique : le raisonnement déductif


• Le raisonnement déductif tire de principes ou de prémisses des constats, puis
des conclusions reliés logiquement.

• La déduction ne peut donc, au sens strict, être déployée que dans les sciences formelles, dites
aussi sciences pures, sciences du symbole ou eidétiques (du grec eidos, l’idée). Ainsi la
géométrie déduit de principes, postulats et axiomes des conclusions logiques, mais elle n’a
pas la prétention de décrire le réel. La science ici ne cherche qu’à établir la cohérence
interne de ses propositions.

• Dans le cadre de ces sciences, l’intuition n’a pas droit de cité, car c’est à partir d’un objet défini,
et non découvert dans la nature, que le raisonnement se construit et se déploie. Ainsi, on ne
peut vérifier la valeur d’une proposition qu’en utilisant la démonstration, dans le système
construit par la raison que l’on nomme « l’axiomatique ». Par exemple, démontrer le
théorème de Pythagore consiste à remonter toutes les étapes logiques qui ont prévalu à son
établissement et pouvoir rendre raison de chacune, en établissant le lien logique qui la relie à
la précédente, jusqu’aux axiomes et postulats de la géométrie.

4. La vérification : le raisonnement hypothético-déductif


• Les sciences expérimentales, dites aussi sciences de la nature, reposent sur une approche du
réel par un raisonnement hypothético-déductif.

• Cette démarche repose sur la vérification expérimentale d’une hypothèse formulée à propos
des causes qui permettraient d’expliquer l’enchaînement des phénomènes
naturels observés.

• Il s’agit donc de prendre appui sur l’observation du réel — d’où l’importance des moyens
techniques disponibles — pour s’en abstraire, en validant les hypothèses par un protocole
expérimental et en les quantifiant par une mathématisation des données récoltées.

• Les sciences expérimentales légifèrent sur la nature, elles émettent des « lois de la
nature » considérées « vraies » tant qu’une observation contraire n’est pas réalisée.

2
Les critères de scientificité
1. L’évidence et l’universalité
• L’évidence :
• « Démarrer » est probablement le point le plus délicat d’une science, il faut trouver un point
fixe pour « soulever le monde » comme le dit métaphoriquement Archimède à propos du
levier.
• C’est le rôle de l’axiome d’être la pierre fondatrice de la démarche. Mais comme Euclide le
remarque dans les Éléments, si l’axiome est évident, le postulat doit être admis et ne
s’impose en rien à notre entendement.
• Il existe donc un doute initial sur les fondations de la science. En géométrie, les bases seront
remises en cause, ce qui aboutira à des géométries non euclidiennes, différentes de celle qui
est enseignée à l'école, mais tout aussi cohérentes et parfois utiles pour s’approprier un réel
complexe. Difficile donc de maintenir le critère de l’évidence, même dans les sciences
eidétiques, à moins de miser sur des idées innées « claires et distinctes », ainsi que le
propose Descartes.
• L’universalité :
• Que vaudrait une science hic et nunc (de l’ici et du maintenant) ? Au contraire, le critère le
plus permanent de la science est de s’abstraire des conditions particulières pour établir une
loi valable de tout temps, en tous lieux, et pour tout homme, c'est-à-dire une loi universelle.
• La loi scientifique fixe bien sûr son contexte d’application, son domaine de définition, mais
elle prononce aussi son universalité dans ce cadre.
• Ce critère semble inatteignable non seulement pour les sciences humaines, mais aussi pour les
sciences expérimentales. Ainsi, la gravitation universelle de Newton a-t-elle été intégrée
comme une particularité locale à la théorie de la relativité générale d’Einstein. Il convient
donc de parler d’une visée universelle, expression plus modeste, mais qui permet d’expliquer
la dynamique du progrès de la science sans sanctifier idéologiquement ses conclusions.

2. La simplicité ou principe d’économie


• Ce que l’on nomme souvent le rasoir d’Occam désigne un principe d’économie formulé par
cet auteur. Il s’agit de toujours préférer l'explication qui mobilise moins d’éléments, d’axiomes
ou de principes à une autre théorie, quand bien même cette dernière serait tout aussi efficace
pour décrire, mais moins économe.

• C’est aussi en ce sens que l’on utilise la notion de simplicité en science : elle ne désigne jamais
la facilité à établir une loi ou à la comprendre, mais toujours le principe suivant lequel une
économie dans la formulation peut permettre de déployer une grande intelligibilité. Ainsi, E =
MC2 est une formule très simple, puisque trois variables (la masse, la célérité et la notion
mathématique de carré) permettent de définir l’énergie et de mesurer la correspondance
masse/énergie dans l’univers. Par contre, personne ne prétend que la formule soit facile ni à
établir ni à comprendre.

3. Méthode et protocole
• La raison scientifique n’est pas discursive et contradictoire, elle cherche à conduire ses
recherches avec rigueur, pour aboutir à des certitudes. Cette double quête amène les sciences
pures à établir une méthode de raisonnement, et les sciences de la nature à suivre
un protocole expérimental. La méthode a notamment été exposée par Aristote dans son traité
de logique, L’Organon, ainsi que par Descartes dans le Discours de la méthode. (voir le cours
sur la raison)
• Le protocole expérimental repose sur un ensemble d’étapes décrites par le
physiologiste Claude Bernard dans le cadre du raisonnement hypothético-déductif :
• Faire l’expérience du monde, observer la nature ;
• Faire l’hypothèse d’une loi qui expliquerait l’observation ;
• Faire l’expérimentation de l’hypothèse en « forçant » le réel à répondre ;
• Faire une autre hypothèse si la première est invalidée ;
• Faire une contre-expérimentation si l’hypothèse est validée.

• Il faut bien noter que l’expérience est présente au début du protocole, puis elle est remplacée
par l’expérimentation, qui est un réel contrôlé et encadré. Enfin, la loi n’appartient plus au
réel, mais à la rationalité humaine appliquée au réel. Il ne s’agit donc pas de se satisfaire
de l’empirisme, c’est-à-dire de ce que l’expérience permet d’induire . Claude Bernard déclare
ainsi dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale : « L’empirisme est un
donjon étroit et abject d’où l’esprit emprisonné ne peut s’échapper que sur les ailes d’une
hypothèse ».

• Le protocole expérimental est utilisé dans de nombreux domaines, notamment dans l'industrie
pharmaceutique. Lorsqu'on teste un médicament, on fait le pari – hypothèse – qu’une molécule
aidera l’organisme à se défendre, puis on l’administre à un panel de patients – échantillon
représentatif – et on observe les résultats – en quelque sorte, on « force » le réel à répondre. Si
les résultats sont positifs, on administre à un panel de patients un placebo (un traitement sans
aucun principe actif) et on soustrait l’efficacité du placebo à celle du médicament – contre-
expérimentation. Ainsi, admettons que le médicament se montre efficace pour 60 % des
patients et que le placebo est efficace pour 20 % des patients atteints de la même affection, on
en déduit que le médicament est plutôt inefficace, puisqu’il est efficace à 40 % (60 - 20).

4. La falsifiabilité
• L’étape la plus importante du protocole expérimental est celle qui est souvent négligée par le
grand public : la contre expérimentation. Sans elle, impossible de savoir si une hypothèse
n’est pas infirmée par des mesures réalisées, donc aucune conclusion, serait-elle issue d’une
expérimentation, ne fait loi.

• C’est en suivant cette même idée que Karl Popper théorise le concept de falsifiabilité. Une
loi n’est scientifique que si elle peut fournir une expérimentation susceptible de l'infirmer.
3
Penser la science : l’épistémologie
1. Connaissance ou modèle ?
• La science légifère et son progrès permet d'accroître nos connaissances. Cette thèse rassurante
et naïve se heurte à la réalité historique des sciences et à la complexité des objets. Il faut alors
penser la science elle-même et non pas seulement ses objets de recherche. Tel est le rôle de
l’épistémologie : enquêter et interroger les modes d’élaboration de la connaissance.

• Heidegger notait que la science ne fait pas retour sur ses propres protocoles. De façon
polémique, il déclarait ainsi : « la science ne pense pas ». Autrement dit, elle raisonne, elle
établit des protocoles, elle suit des méthodes, mais elle ne se pense pas. On peut comprendre
facilement la nécessité d’une épistémologie dans le domaine des sciences du vivant.

• Contrairement à la physique ou aux mathématiques, dont les objets peuvent être distinctement
définis, la biologie étudie une matière animée, sans cesse en changement et en réaction avec
son milieu. Elle semble donc relever d’une certaine exception. C’est la raison pour laquelle le
vivant semble exclure toute règle générale, car il est par essence marqué d’une originalité
irréductible. Canguilhem soutient ainsi que « l’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en
reconnaissant l’originalité de la vie. La pensée du vivant doit tenir du vivant l’idée du vivant ».
Avec l’exemple du hérisson traversant les routes, Canguilhem montre que le vivant qu’est le
hérisson ne perçoit pas la route construite par des hommes comme construite par et pour des
hommes, car elle lui est étrangère, elle n’appartient pas à son monde de hérisson. Sans une
réflexion sur la manière dont la science pense son objet, en l'occurrence le vivant, ce dernier
reste insaisissable par la science comme la route l’est pour le hérisson.

• Pour établir une science du vivant, il pourrait être nécessaire, comme dans toute science, de
penser en termes de méthode : or, s’agissant du vivant, la méthode est précisément ce qui
pose problème. Par une boutade, Canguilhem fait remarquer : « Nous soupçonnons que, pour
faire des mathématiques, il nous suffirait d’être anges, mais pour faire de la biologie, même
avec l’aide de l’intelligence, nous avons besoin parfois de nous sentir bêtes ». Autrement dit,
il faut d’abord refuser d’appliquer des concepts figés au vivant du fait de son caractère
unique.

• On préférera alors à la notion de « loi », figée, universelle et certaine, celle de « modèle »,


évolutif et laissant une place à l’indétermination. Ainsi la théorie fixiste, qui considère que
toutes les espèces sont créées par Dieu de manière définitive et fixe, est remplacée par
le modèle évolutionniste de Lamarck, lui-même supplanté par le modèle de Darwin, lui-
même nuancé et intégré dans le modèle phylogénétique contemporain.
2. Progrès ou révolution ?
• Le scientisme du XIXe siècle, qui pose que les sciences expérimentales sont les seules
connaissances fiables et qu’elles parviendront à rendre compte du tout de la réalité, était bercé
par un espoir primitif : le progrès continu et cumulatif des connaissances.

• Cette conception de la science néglige la réalité de son évolution. On doit au philosophe et


épistémologie Thomas Kuhn un démenti érudit de cette superstition. Il démontre, en
s’appuyant sur des exemples tirés de l’histoire des sciences, qu’il n’y a pas de progrès en
science, mais des révolutions. Une science évolue donc par des « sauts », et chacun d’eux
implique un changement de regard sur le monde.

• La communauté scientifique commence par établir une première unification des connaissances
dans un paradigme initial qui définit « la science normale », c’est-à-dire communément
acceptée par le plus grand nombre. Mais des faits discordants, des anomalies, sont observés,
qui remettent en question le paradigme initial, pourtant maintenu tant qu’il est efficace. Ces
anomalies sont explorées sous la pression d’enjeux souvent extérieurs à la science (philosophie,
religion, économie). Cela conduit à la remise en cause du paradigme ancien et à
la l'émergence d’un nouveau paradigme qui, lui-même, génère un champ
expérimental nouveau ou/et repose sur des instruments récemment disponibles (lunette
astronomique, microscope).

• La confrontation des deux paradigmes (ancien et nouveau) crée la crise de la science, et


lorsque le paradigme extraordinaire (c'est-à-dire nouveau) remplace celui de la science
normale (c'est-à-dire ancien), nous assistons à une révolution scientifique : le paradigme
extraordinaire est finalement admis comme normal.

3. La notion de vérité scientifique


• Il existe deux grandes définitions de la vérité en science. Les sciences pures établissent qu'un
énoncé est vrai s'il est décidable et conforme à la cohérence du système, c’est donc
une vérité de cohérence. Les sciences expérimentales considèrent qu’une loi de la nature
est vraie lorsqu’elle est établie par une expérimentation et n’est pas contradictoire avec les
observations du réel, c’est donc une vérité de conformité.
• Mais cette notion de vérité est figée ; or ce que montre Thomas Kuhn, c’est que tout
paradigme scientifique sera « révolutionné » et avec lui, les vérités qu’il a générées. Ainsi
plutôt que de parler de vérité en science, peut-être vaudrait-il mieux adopter le concept
qu’utilise Popper à la suite de Leibniz : la vérisimilitude. Une théorie vérisimilaire est une
théorie qui est falsifiable, qui est testée, et qui résiste efficacement à la contradiction. Son degré
de vérisimilitude augmente à chaque tentative de mise en cause qui échoue. Cette vérisimilitude
à l’avantage de proposer une définition de la vérité scientifique qui prend en compte son
élaboration historique, sans aboutir au scepticisme ou à une ère stérile de post-vérité.

4. Former un esprit scientifique


• Plutôt que d’aborder la science comme un champ de connaissances constituées, de méthodes
et de lois, on peut tenter d’approcher l’élaboration de ses connaissances en étudiant le
fonctionnement psychologique des scientifiques, et tout particulièrement la manière dont ils
sont formés.

• Bachelard, dans La formation de l’esprit scientifique, expose l’objectif essentiel de la science


et de la formation de l’esprit du scientifique : combattre l’opinion. L’opinion ne pense pas,
elle pense mal, et s’il lui arrive d’aboutir à un résultat vérifiable, c’est sans construction
rationnelle et sans valeur explicative.

• Les scientifiques sont pourtant souvent sujets à l’opinion qui, dans le cadre de leur recherche,
est un obstacle épistémologique majeur. Il s’agit d’abord d'affirmer que l’on ne peut connaître
que contre une connaissance antérieure. Ensuite, une connaissance est une réponse à une
question : sans cette phase de questionnement, la pensée démissionne au profit
du dogmatisme. Il ne s’agit donc pas de privilégier l’instinct conservatif, mais de faire
prévaloir l’instinct formatif des jeunes scientifiques. Bachelard parle d’« instinct » car il lui
semble que l’idée scientifique est toujours, primitivement, chargée d’affects qui gênent sa
« fine pointe abstraite ».

4
La responsabilité de la science
1. Science sans conscience
• Si Rabelais rappelait déjà que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », c’est
surtout à partir du XXe siècle que la question de la limite éthique de la science se pose.

• C’est tout d’abord dans le cadre de la biologie qu’une limite éthique a semblé nécessaire, mais
depuis que la connaissance de l’atome a rendu possibles Hiroshima, Tchernobyl, et
Fukushima, la question de la responsabilité morale concerne toutes les sciences de la
nature. Les sciences pures sont aussi concernées, à travers les algorithmes de traitement des
données, le croisement des Big data, ainsi que l’accroissement de la surveillance qu’ils
permettent.

• Dans son sens philosophique, la science est un jugement qui porte sur le monde (la physique)
ou sur un ensemble de propositions logiques (les mathématiques) et qui établit les lois de ce
domaine par une méthode basée sur la vérification ou/et la cohérence des énoncés.

• On le voit, ce n’est pas tant la science, en tant que puissance de connaître qui est soumise au
jugement moral, que la technoscience, définie comme l’unité entre la connaissance et le
développement de techniques qui modifient la nature et la société, sans que l’assentiment du
citoyen ne soit systématiquement interrogé.

2. Le principe de responsabilité
• Il peut alors apparaître urgent de pouvoir suivre un principe directeur qui fixe des limites
éthiques au développement technoscientifique. Hans Jonas le nomme « principe de
responsabilité ». Il consiste d’abord à distinguer le champ du possible et le champ du
réalisé : tout ce qui peut être créé ne doit pas nécessairement l’être. Cela constitue une
réelle mutation de notre rapport à l’agir humain. En effet, au lieu d’avoir une foi
inconsidérée dans le progrès, il s’agit de critiquer les conditions de possibilité d’un tel
progrès pour que l’humain cesse d’être « son pire ennemi », suivant le mot de Jonas.

• La formulation du principe de responsabilité est corrélée à l’impératif catégorique de Kant et


reçoit plusieurs itérations : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles
avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ou « inclus dans ton
choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir ».

• Au fond, il s’agit toujours de juger la valeur de la technoscience dans ce qu’elle peut produire
de pire dans le futur. On utilise souvent le principe de responsabilité comme fondement
du principe de précaution, qui consiste à dire que le pire étant possible, en cas de doute, mieux
vaut s’abstenir. Pourtant il s’agit plutôt de sacraliser le droit des générations futures. Il faut
donc admettre que la limite de la science, dans ses applications pratiques, est une
métaphysique, une idée du sacré, qui se distingue pourtant du religieux.
3. Religiosité scientifique
• La religiosité n’est pas absolument absente de la science comme pourrait le laisser penser
la distinction entre croire et savoir. Mais la religiosité peut prendre d’autres significations.
Ainsi Einstein considère que le scientifique doit croire pour pouvoir établir une connaissance.
Il porte donc la responsabilité de cette croyance primitive nécessaire à sa démarche.

• La religiosité dont il est question n’est pas liée au respect ou à la pratique de rites, ni à
l’observation stricte de préceptes de vie conformes à une révélation, ni à l’appartenance à une
église. Elle consiste dans la foi en un ordre cosmique, un principe organisateur du monde.
Le scientifique est pénétré par « l’admiration extasiée de l’harmonie des lois de la nature ».
Pourtant, l’idée même d’un ordre, d’une harmonie ou d’un cosmos n’est pas indifférente à
l'histoire des valeurs occidentales. Ainsi le chercheur croit dans la vérité
comme Nietzsche s’est attaché à le révéler.

Chapitre 5 - La vérité

1
Les critères de la vérité
1. Définitions
• La vérité est une qualité généralement attribuée à un énoncé ou à une connaissance. Ceux-
ci sont dits « vrais » lorsqu’ils sont en conformité avec la réalité qu’ils décrivent ou cohérents
avec le système logique auquel ils appartiennent.
• De façon plus générale, la vérité est la connaissance juste en elle-même, voire l’objet de cette
connaissance, la réalité connue. On parle ainsi de « posséder » ou « d’atteindre » la vérité.
2. La référence
• Intuitivement, on considère que la vérité désigne l’adéquation entre une phrase ou une idée et
la réalité à laquelle elle se réfère. On parle de vérité de référence, ou d’« adéquation entre le
mot et la chose ».
• C’est notamment cette notion de référence qui fonde la distinction entre « objectivité » et
« subjectivité » :
o un discours parfaitement conforme à la chose qu’il décrit, sans qu’interviennent les goûts ou
les préférences du sujet particulier qui le prononce, est un discours objectif ;
o le discours subjectif relève du sujet individuel : ce sont ses goûts, son caractère particulier qui
peuvent y être lus. On peut également parler de sujet au sens universel : on peut parler d’un
sujet en général (par exemple en disant que la perception d’une chose dépend du point où se
trouve le spectateur) ; cela sera donc subjectif, parce que cela parlera du sujet, et vrai, puisque
cela sera vrai dans toutes les situations.
• Il faut confronter les termes de « vérité » et d’« opinion » : une opinion est une affirmation
(une « thèse ») que l’on admet sans véritable examen. Ce peut être quelque chose que l’on
admet par habitude ou par confiance ; une opinion n’a jamais été examinée, remise vraiment
en question.
• Cependant, une opinion peut être vraie, même si l’on ignore comment sa vérité est acquise et
démontrable. Par exemple, tout le monde sait que « la Terre tourne autour du soleil » et non
l’inverse, ce qui est vrai. Mais très peu de gens seraient capables d’expliquer pourquoi cela est
vrai, ou comment il est possible de le démontrer en observant le ciel depuis la surface de la
Terre.
• Pascal fait une distinction entre le signe et la chose. Quand on parle de la vérité comme
référence, on veut dire qu’il y a au moins deux éléments : un signe (qui peut être un symbole,
une idée, un mot, un son, etc.) et une réalité (n’importe quoi dont il est possible de parler). La
vérité se produit lorsque signe et réalité se rejoignent. Mais ce n’est pas toujours le cas : un
signe peut être peu adapté à ce qu’il désigne. Par exemple nous avons une idée du soleil, un
mot « soleil » qui possède une définition : mais ces signes peuvent être très différents du soleil
réel. Ainsi Pascal fait une différence entre la définition de nom (« Soleil : astre du jour ») et
la définition de chose (qui serait la définition recherchée par un astronome).
3. L’évidence et l’exactitude
• La notion de référence est facile à saisir pour les vérités empiriques. Mais quel critère retenir
pour affirmer des vérités théoriques, qui n’ont pas de référent direct dans l’expérience ? Par
exemple, « tout triangle possède des angles dont la somme est égale à 180° » – sachant qu'on
ne fera jamais l’expérience de TOUS les triangles possibles.
• Descartes propose de répondre à ce problème par la notion d’évidence : l’évidence est un
sentiment en moi qui m’assure de la vérité de ce que je pense, parce que je me sens incapable
de considérer cette pensée comme fausse. On ne peut remonter au-delà de l’évidence, c’est un
principe.
• L’évidence est cependant un champ très large. Descartes réserve le statut de vérités certaines
aux idées « claires et distinctes » : ce que nous concevons « clairement et distinctement »
(comme le résultat d’une opération mathématique) est vrai.
o Une douleur est évidente ou claire, mais confuse : une idée peut être claire sans être distincte
et non l’inverse.
o Une idée qui n’est pas claire est obscure, une idée qui n’est pas distincte est confuse. En
revanche un théorème mathématique ou l’affirmation « je suis une chose qui pense » sont clairs
et distincts.
• L’erreur est, en ce sens, avant tout un produit de l’inattention : si l’on se trompe, c’est soit
que l’on n’a pas été assez attentif à ce qui était clair et distinct, soit parce que l’on a pris quelque
chose de confus pour quelque chose de clair et distinct. Ma volonté – infinie – a pris le pas sur
mon entendement – fini – alors que je n’étais pas certain de ce dont je parlais. Ma volonté m’a
poussé à parler sans savoir : je n’ai pas su contenir ma volonté dans les limites de mon
entendement. Je suis radicalement responsable de mes erreurs.
• Il faut bien distinguer l’erreur et l’illusion : même lorsque l’on a découvert les causes d’une
illusion, elle persiste (par exemple, l’illusion d’optique), tandis qu’une erreur corrigée disparaît.

4. La confiance et le mensonge
• Il faut bien distinguer les plans : le vrai peut s’opposer au faux sur le plan de la connaissance
et au mensonge sur le plan moral. Le premier mensonge réussi de l’enfant prouve qu’il fait
la différence entre ce qu’on dit et ce qui est, qu’il ne prend pas le langage pour les choses.
• Enfin, la vérité joue un rôle majeur dans les rapports humains. La simple possibilité de mentir
prouve que nous attendons d’autrui une forme de sincérité. La sincérité ou véracité
désigne l’intention de dire la vérité, l’absence de volonté mensongère. Kant disait : si je
mens, j’affirme que tout un chacun doit dire la vérité sinon je ne peux être cru. Je fais comme
si j’étais la seule personne autorisée à ne pas dire la vérité, c’est une attitude incohérente
moralement et logiquement.
• Rompre la confiance des hommes envers le discours est l’une des pires fautes que l’on puisse
commettre. John Stuart Mill affirme que celui qui rompt la confiance en la parole humaine est
l’un des pires ennemis d’un peuple civilisé.
• Kant considère le mensonge comme un interdit moral catégorique, sans exception possible.
Il n’y a pas de « pieux mensonge », de mensonge pour faire le bien ou éviter le mal, même dans
les cas extrêmes.
• Inversement, les morales conséquentialistes considèrent que les conséquences de la vérité ou
du mensonge sont à prendre en compte. Ainsi le devoir de vérité serait circonstancié et non
catégorique.

2
Le sens de la vérité
1. La vérité se détermine par elle-même
• Spinoza, dans son Éthique, conteste la notion générale de vérité comme adéquation du mot (ou
de l’idée) et de la chose – qui était la définition de la vérité par la référence : en effet, comment
peut-on prétendre vérifier une telle adéquation, sinon par une autre idée ? L’adéquation
conduit à une régression à l’infini puisqu’une idée doit être vérifiée par une autre, qui doit l’être
à son tour, etc.
• En ce sens, il n’y a pas d’idée fausse, seulement des idées incomplètes. Lorsque je dis que la
lune est de la même taille que le soleil, c’est juste qu’il manque quelque chose à ma
connaissance de la lune : mon idée de la lune est incomplète. Mais elle n’est pas « fausse » : il
est vrai que quand je perçois la lune, je la vois de la même taille que le soleil. C’est simplement
que j’interprète mal cette perception (je crois qu’elle est complète, fidèle, alors qu’elle est
incomplète)
• La vérité est ainsi une exigence fondamentale de l’esprit, qui se doit d’être attentif à lui-
même, à ses propres idées, pour atteindre le vrai et ainsi comprendre la nécessité des choses, ce
qui est sa vocation principale.
2. Un idéal moral et humain (l’allégorie de la caverne chez Platon)
• La connaissance de la vérité n’est pas un souci purement intellectuel. Pour de nombreux
penseurs, c’est la vocation de l’homme, sa nature et même une condition de son bonheur.
• Platon utilise ainsi la fameuse « allégorie de la caverne » pour décrire l’effet de l’éducation à
la vérité sur un esprit qui, à l’origine, y sera récalcitrant.

• L’allégorie évoque des hommes qui, tous, sont enfermés dans une caverne depuis leur
naissance, persuadés que les ombres qu’ils voient sur les murs était la vérité. Lorsqu’on arrache
l’un de ceux-ci à sa condition, il résiste dans un premier temps. Lorsqu’il découvre enfin la
vérité (symbolisée par le soleil et sa lumière à l’extérieur de la caverne), il en tire une telle
jouissance qu’il refusera initialement de descendre retrouver ses anciens compagnons. Mais le
destin de celui qui découvre la vérité est de retourner vivre parmi les hommes, et de vouloir les
entraîner à découvrir aussi la lumière.
• Pour Platon, savoir la vérité c’est remonter depuis les êtres sensibles (vous, moi, tel chien,
tel arbre, etc.) jusqu’aux idées parfaites dont chaque chose que nous percevons n’est qu’une
image imparfaite (l’humain en soi, l’arbre en soi, le chien en soi, etc.). Le savoir se distingue
donc de l’opinion, qui est juste une habitude de penser d’après les apparences du sensible, sans
remonter jusqu’aux idées.

3. Un outil de domination (Nietzsche)


• La vérité n’est pas seulement une qualité du discours, c’est aussi un pouvoir.
• Alors que la réalité n’est pas monolithique, immuable ou universelle, on peut se demander si
proclamer une vérité fixe et universelle n’est pas un moyen de s’assurer une domination
durable sur les esprits plus faibles. Nietzsche affirme que l’homme possède un « instinct
de vérité » qui aboutit paradoxalement à l’illusion de disposer d’un jugement fixé sur les
choses. Notre langage, en effet, est essentiellement constitué d’images, de métaphores, de
signes imparfaits : il « n’est » pas la vérité, c’est là que réside l’illusion. Mais l’homme a le
devoir de dire le vrai par le langage : pour Nietzsche, cela revient à lui imposer un devoir de
mentir. Mais le paradoxe est que c’est justement à travers ce mensonge que l’homme
parvient au « sentiment de la vérité », qu’il s’élève à une certaine idée de ce que signifie
« dire le vrai ».

3
La vérité comme problème
1. Vérité et subjectivité
• L’idéal de vérité se heurte à de nombreuses objections, dont celle de la subjectivité. Puisque je
ne peux pas sortir de moi-même, comment puis-je m’assurer que ce que je considère comme
vrai n’est pas largement influencé par ma propre constitution subjective ?
• Le scepticisme modéré de Hume s’appuie sur le constat que toutes nos connaissances sont en
réalité des perceptions. Ainsi, il faut redéfinir ce que l’on appelle vérité : ce n’est pas connaître
réellement ce que sont les choses, mais adapter nos jugements à ce que nous avons
l’habitude d’observer. En d’autres termes, ne pas prétendre connaître la réalité brute, mais la
réalité telle que nous pouvons l’observer, ce qui fait une grande différence.
• La vérité peut aussi être définie comme une simple validité logique : ce n’est plus une
conformité à une essence ou à une réalité, mais la cohérence d'un certain système de
pensée. La vérité, c’est un ensemble rigoureux réunissant un principe ou une hypothèse et ce
qui en est déduit.

2. La vérité et la liberté
• On peut penser que détenir la vérité garantit la liberté, parce qu’elle nous délivre de
l’illusion. Mais les critères retenus pour juger de cette vérité sont parfois contestables.
• C’est le cas du critère de clarté ou d’évidence. En effet, considérer qu’une vérité se manifeste
à nous sous le jour d’une évidence irrésistible, c’est courir le risque d’être passif face à la
vérité. La vérité, paradoxalement, peut éteindre le souci d’analyse ou l’esprit critique. C’est
l’une des raisons pour lesquelles Leibniz préfère la notion d’examen analytique à celle
d’évidence.
• Ainsi, mieux vaut tolérer les erreurs de la raison plutôt que de transmettre des vérités
considérées comme acquises et évidentes. C’est donc par essai et erreur, plutôt que par
l’assimilation directe et passive d’une vérité « définitive » que l’on progressera dans le sens du
savoir, et pas de la simple opinion.

3. La vérité en mouvement
• L’esprit critique, l’erreur, l’approximation et le dialogue sont aussi fondamentaux dans le
développement de l’intelligence que la vérité elle-même. Pour certains auteurs, il est même
possible que la vérité ne se manifeste pas sous la forme d’évidences figées, mais que
la contradiction en fasse essentiellement partie.
• Hegel a insisté sur la nature dialectique du vrai : on ne peut saisir de vérité si l’on ne prend
pas en compte « la patience du concept », c’est-à-dire l’enchaînement de vérités et de contre-
vérités qui ont structuré notre rapport au réel. La vérité ne peut pas se passer de l’histoire du
processus qui conduit à elle : la partialité, la contradiction et l’incomplétude sont des éléments
sans lesquels on ne peut pas saisir le vrai.
• Dans le même esprit, Bergson insiste sur le caractère non-exact de la vérité : notre
intelligence est conceptuelle, elle fonctionne en appliquant des concepts généraux à la
complexité du réel. Mais il y a des réalités peu adaptées aux concepts, qui ne peuvent se saisir
qu’à travers d’autres formes de discours, comme la métaphore. Dans ce cas, il arrive qu’une
image ou une métaphore soient plus fidèles à la vérité des choses que n’importe quel
discours qui viserait l’exactitude.
• James, qui représente l’école américaine de la psychologie fonctionnelle, remarque que la
vérité est difficile à définir et propose de cesser de l’aborder à travers l’adéquation du mot et
de la chose. La vérité est un fait qui se produit, un événement pour une idée. Une idée est
donc vraie en fonction de l’utilité qu’elle produit. L’idée vraie introduit un bénéfice (utilité)
dans la succession de nos idées ou des faits que nous analysons. Il s’agit donc d’une
approche pragmatique de la vérité, qui n’existe pas de tout temps et sans considération des
circonstances. Au contraire, la vérité se trouve confirmée par son efficacité, au moment où
elle s’applique à la pratique, dans les circonstances particulières de notre vie.

Chapitre 4 - La raison

1
La raison est une exigence
1. Le discernement
• La raison produit une discrimination, au sens grec de la critique, kritikein. Il s’agit donc
d’une faculté de discernement entre le vrai et le faux, le moral et l'immoral, le juste et
l'injuste, etc. Contrairement à la superstition, à la croyance, ou à la rhétorique, la raison bâtit
un ordre logique et développe ses conclusions méthodiquement. C’est ainsi que, dès le début
de la philosophie il convient de distinguer le sophiste du philosophe.

• On appelle sophistes des individus qui, en Grèce antique, faisaient commerce de leur capacité
rhétorique lors des procès ou lors de prises de parole publique.

• Le sophiste se présente comme celui qui peut parler de tout. Son outil est le langage et sa
stylistique. Son objectif est la persuasion. Or, c’est contre la sophistique que la philosophie se
construit dans un premier temps. Car une science, quelle qu’elle soit, doit d’abord être
démonstrative : pour Aristote ce qui ne relève pas de la démonstration appartient au
domaine de l’opinion.

2. La raison en acte
• Aristote, dans la Métaphysique, distingue trois grands prérequis pour qu’une pensée soit
rationnelle :
1. Ne pas se contredire : principe de non-contradiction.
2. Ne pas nier l’existence d’une chose qui est : principe d’identité.
3. Il n’y a pas de milieu entre le vrai et le faux : principe du tiers-exclu.

• La démonstration montre donc la raison en acte. Elle vise l’adhésion rationnelle de


l’interlocuteur et non sa simple persuasion. Pour construire un raisonnement il faut suivre une
méthode, suivre une figure logique, à l’exemple du syllogisme. Pour qu’un syllogisme soit vrai
ou « scientifique », il faut donc que la conclusion soit contenue dans la première proposition
(la majeure) et que la seconde proposition (la mineure) mette en avant la conclusion.
Exemple :
1. Tous les hommes sont mortels.
2. Socrate est un homme.
3. Donc Socrate est mortel.

• Ce qui est acceptable pour la raison est donc ce qui ne contredit ni la logique ni les indices
concordants dont nous disposons dans notre raisonnement. Une démonstration philosophique
est une déduction qui vise à prouver le caractère vrai d’une conclusion. Elle s’appuie sur
des prémisses reconnues ou considérées comme vraies, mais que la raison doit admettre.
3. La rationnalité scientifique
• Dans les sciences, la raison mesure la capacité à juger de la cohérence logique des énoncés ou
permet d’établir des lois qui ordonnent la nature. La rationalité scientifique repose sur des
principes établis notamment par Gaston Bachelard :
▪ Économie des explications
▪ Opposition à toute forme de l’opinion
▪ Ne pas faire appel à des principes hétérogènes au champ de recherche
▪ Protocole expérimental strictement respecté

• La rationalité scientifique définit, en grande partie, le rationalisme de Descartes, ou


le rationalisme critique de Kant. Il s’agit de s’attacher à la méthode et à la rigueur des
principes.

2
Comment conduire sa raison ?
1. La méthode
• Le rationalisme repose sur des règles certaines pour conduire la raison, afin qu’elles mènent à
la recherche et à l’exposition de la vérité. Descartes en énonce quatre dans le Discours de la
méthode :
1. Ne jamais recevoir aucune chose pour vraie sans la connaître être telle.
2. Diviser chacune des difficultés que l’on examine en différentes étapes.
3. Conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples jusqu’à la
connaissance des plus composés.
4. Faire en toute chose des dénombrements entiers, et des revues générales, pour ne rien laisser
de côté.

2. Construire une connaissance


• Cependant, lorsque la raison construit une connaissance elle doit choisir entre deux procédures
: déduction ou induction.

▪ Une déduction repose sur des principe et des axiomes admis dont la raison tire les conclusions
et qu’elle peut éventuellement appliquer à un cas d’étude précis. La déduction suppose un lien
logique entre les propositions et en établit la pertinence. Ainsi Aristote distingue plusieurs
types de causalité, et fait du syllogisme le modèle de la pensée déductive. Comme une
déduction tire ses conclusions de l’analyse des prémisses, la déduction est toujours, au fond,
une tautologie.
▪ Une induction est une généralisation à partir du constat répété d’une simultanéité entre
des faits. Selon Hume, seule l’induction permet un progrès de la connaissance, mais en
revanche, nous ne pouvons jamais induire en toute raison. En effet, ce n’est pas parce que des
faits ont été corrélés dans le passé de multiples fois qu’ils le seront nécessairement dans
le futur. L’induction ne permettant d’établir aucune nécessité, mais étant, dans le même temps,
la source de nos connaissances, il faut admettre que la raison ne peut rien connaître avec
certitude. L’induction, selon Hume, conduit donc au scepticisme.

• Kant va produire une tentative de synthèse entre le rationalisme étroit qui ne fait dériver
nos connaissances que de la raison, et un empirisme qui renvoie la raison au scepticisme.
Son criticisme pose, en effet, que si toute connaissance débute avec l’expérience, elle n’en
dérive pas entièrement.

3. Fonder la morale ?
• La raison n’est pas qu’au service du logos, de la formation de la parole juste et du jugement,
elle est aussi au service de l’ethos, du comportement raisonnable et de la conduite des actions
morales. Est-il possible de fonder son action sur une raison devenue pratique, d’après un
principe d’action aussi universel et nécessaire que peut l’être un raisonnement ?

• D’après Kant, un tel usage de la raison est non seulement possible mais est aussi sa finalité ; «
Que dois-je faire ? » étant l’une des trois grandes questions de la philosophie d’après lui. Il
répond par la formulation d’un impératif qui s’applique sans considération des
circonstances particulières de l’action, et qui, pour cette raison même, est dit
« catégorique ».

• Mais cette morale rigoriste est critiquée par les utilitaristes qui proposent de fonder la
morale sur les conséquences de l’action, c’est donc l’observation des résultats de l’action qui
nous permettrait de nous décider. Si la raison est encore analytique, elle n’est plus ni
universelle, ni prescriptive.

• Max Weber, sociologue, considère que la société doit pouvoir jouer sur ces deux éthiques sans
trancher définitivement entre une éthique de la responsabilité qui repose sur des principes
rationnels et une éthique conséquentialiste reposant sur des conséquences raisonnables. Une
éthique peut être revendiquée et trouver néanmoins sa limite, en prenant en compte l’autre
éthique. Cette complémentarité des éthiques est la force authentique de l’homme qui entend
agir pour le bien de tous, à l’image de l’homme ou de la femme politique.
3
Les limites de la raison
1. La raison peut-elle tout expliquer ?
• Produire une démonstration qui mène au vrai suppose déjà de partir de bases fermes. Pour cela,
on assigne au doute une place prépondérante. Sextus Empiricus examine la question de la
garantie d’une démonstration, le fameux « prouve ta preuve ! » vient ainsi montrer l’absurdité
qu’il y aurait à vouloir tout démontrer. La raison doit donc admettre et accepter une part de
doute, voire de foi, en ses méthodes, ses axiomes, ou ses évidences.

• Il n’est pas certain que le raisonnement soit un mode adapté pour saisir tous les objets de
pensée. Ainsi, la raison ne saisit ses objets que dans la limite de la finitude humaine, comment
pourrait-elle s’approprier l’infini ? Pascal rappelle que l’homme pris dans l’infini de la
création se penche sur l'abîme en lui. Pris entre ces deux infinis, la raison n’a pas les moyens
de se prévaloir d’une quelconque arrogance face à Dieu qui peut, seul, rassembler toutes les
perspectives. De là, le privilège que Pascal accorde à l’ordre du cœur sur celui de la raison.

• Sartre pointe une autre limite de la raison lorsque son objet est l’existence humaine. La raison
permettant de fixer un processus semble inopérante pour prévoir et concevoir une existence
ontologiquement libre. La raison établit un déterminisme dans le cadre du lien de causalité
sur lequel repose ses jugements, elle ne peut donc guider le cours d’une existence qui est un
engagement ouvert sur les possibles.

2. L’irrationnel est-il réel ?


• Depuis l’antiquité grecque, les scientifiques et les philosophes considèrent que le réel est
rationnel. L’irrationnel ne peut être qu’un « avant-l’être », un monde d’avant, un chaos auquel
succéda l’ordre et la cohérence. Pourtant les pythagoriciens firent l’expérience des nombres
irrationnels, ce qui fut perçu comme une inadmissible contradiction de la raison avant que
les mathématiciens ultérieurs rendent compte de cette possibilité.

• Depuis, l’irrationnel est souvent conçu comme un moment provisoire du processus


rationnel, un moment qui sera dissout par un progrès attendu de la pensée. La psychanalyse
est ainsi une tentative pour rendre raison des déterminismes inconscients qui peuvent
submerger la conscience. Il s’agit donc de saisir les processus inconscients en faisant émerger
une autre rationalité, concernant la pathologie psychique ou des comportements que la
conscience ne contrôle pas, mais qui répondent toujours à des causes, seraient-elles
inconscientes.
• Pourtant l’extension de la raison connaît une limite. La raison, capacité humaine finie, échoue
devant l’immensité infinie de Dieu, il est pour elle l’absolu irrationnel. La foi n’est pas alors
un choix, mais l’évidence de la limite de notre rationalité : credo quia absurdum (je crois,
car c’est absurde). Autrement dit la foi n’a pas besoin de preuves rationnelles, elle ouvre la
possibilité de faire sens sans la raison.

Chapitre 15 - La religion

1
Définir et comprendre la religion
1. Définitions
• L’étymologie du terme « religion » est discutée : le terme provient soit de relegere, qui signifie
« relire », soit de relegare, qui signifie « relier ».

• La religion désigne aussi bien le rapport humain au divin et au sacré, que les ordres
institués pour encadrer et codifier ce rapport : on parle alors de religion instituée. Ce rapport
peut prendre une multitude de formes, mais rassemble généralement un ensemble de croyances,
de récits, de rites et de symboles sacrés. Le sacré est ce qui entretient un contact privilégié
avec la divinité, et qui demande donc à être respecté voire craint ; le sacré peut aussi entraîner
un ensemble d’interdits propres à chaque communauté religieuse.

• La religion est un fait présent dans toutes les sociétés. Il évoque généralement
une transcendance, c’est-à-dire une réalité qui dépasse notre condition voire notre
compréhension rationnelle (dieu unique, dieux multiples, esprits, « au-delà »). Cette réalité
transcendante est supposée nous permettre de comprendre et de supporter les maux issus de
notre condition humaine, notamment le mal, la maladie et la mort.

2. L’Église, le rite et l’individu


• La religion est en général une pratique collective (voir l'étymologie), ou qui du moins suppose
des rassemblements réguliers. Selon Émile Durkheim, la religion est inséparable de l’idée
d’Église, qui ne concerne pas seulement les ministres du culte, mais l’ensemble des fidèles.

• Cependant il existe bien des religions individuelles, dans toutes les sociétés : chacun peut
pratiquer un culte dont il est le seul témoin, face à une entité spirituelle qui lui est propre (génie,
saint, manitou, etc.). Les pratiques encadrées par un culte, qu’il soit individuel ou collectif,
sont qualifiées de « rituelles ».

• Durkheim choisit de proposer la définition suivante : « une religion est un système solidaire
de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites,
croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous
ceux qui y adhèrent ».

3. Le mythe
• La plupart des religions s’appuient sur des récits fondateurs, et la plupart de ces récits peuvent
être qualifiés de mythologiques. Ils ont un impact concret, soit sur des pratiques sociales, soit
sur une culture, soit sur un ensemble de rites. Par exemple, la « pesée des âmes » dans la
mythologie égyptienne déterminait les rituels d’inhumation.

• L’ethnologie a décelé dans les mythes des mécanismes beaucoup plus élaborés qu’on ne
pourrait le supposer. Les travaux de Claude Lévi-Strauss ont établi qu’un mythe ne se réduit
pas à un jeu de l’esprit : tous les mythes possèdent des similitudes structurelles, qui forment
ensemble un véritable langage à forte valeur symbolique. Les sociétés énoncent à travers eux
des thématiques centrales de leur représentation du monde. Cette même idée est présente dans
la notion d’archétypes, ces figures transculturelles de l’inconscient collectif selon Jung.

• Les religions contemporaines sont réservées à l’égard de la notion de mythe pour désigner leurs
récits fondateurs, qu'elles ne considèrent pas comme imaginaires ou fictifs. Cependant, l’étude
des religions « du livre » (judaïsme, christianisme, islam) démontre que plusieurs des récits
qui les constituent tirent leur origine dans des mythes plus anciens (ex. : le Déluge). Parler
de « mythes » à leur sujet n’est donc pas nécessairement une offense faite aux croyants..

2
La religion instituée et la religion naturelle
1. L’institution d’une religion et la foi
• Les religions instituées ont la particularité d’ajouter aux croyances et aux rites un cadre
institutionnel strict, comportant généralement un clergé, des lieux de culte, et un ensemble de
codes et de règles qui sont censés être respectés par les fidèles.
• C’est également au travers de ces institutions qu’une éducation religieuse est généralement
transmise, et que cet enseignement peut durablement marquer une société. Pour certains
penseurs, cette situation pose le problème de l’authenticité de la foi ainsi acquise.

• Kierkegaard a développé à cet égard une critique virulente de la foi « confortable » des
chrétiens de son époque, qui se reposent entièrement sur les préceptes de leur Église sans faire
l’expérience de l’inquiétude et de l’angoisse, essentielles à une foi véritable.

2. Le problème du pouvoir politique


• La religion est un facteur très important de rassemblement des individus et de légitimation
d’une autorité. De nombreux régimes s’en sont inspirés et ont donc mêlé autorité politique
(ou temporelle) et autorité religieuse (et spirituelle). Hobbes préconise ainsi de « réunir les
deux têtes de l’aigle » : Église et État.

• Mais utiliser la religion à des fins politiques, n’est-ce pas en faire un simple instrument de
propagande ? N’est-ce pas aussi encourager le préjugé et l’illusion, au détriment du libre
examen que garantirait une liberté de croyance ?

• Spinoza souligne que la réunion de l’Église et de l’État dans une république est
dommageable non seulement à la liberté politique, mais aussi à la liberté religieuse :
elle asservit les citoyens en leur faisant croire qu’ils doivent se sacrifier à leur dieu, et elle
force à adopter une certaine religion, ce qui est contraire à la vraie foi (qui doit être le produit
d’un libre choix).

3. L’idée de religion naturelle


• Face à la prépondérance des religions révélées, et à leur connivence avec l’autorité politique,
certains philosophes ont insisté sur la possibilité d’accéder à la divinité par le biais
d’un raisonnement ou d’un sentiment intérieur et indépendant de tout contexte
institutionnel.

• La religion naturelle et le déisme sont précisément les thèses qui s’appuient soit sur le
sentiment moral, soit sur une évidence intime, soit sur l’observation de l’univers, pour
reconnaître l’existence de Dieu et l’honorer de façon individuelle et privée. Dans ce
cadre, Voltaire déclare en observant la mécanique céleste : « Je ne puis songer que cette
horloge existe et n’ait point d’horloger. »
3
La religion et la raison
1. La théologie rationnelle
• Au cours de l’histoire, on a tenté d’apporter des preuves rationnelles de l’existence de Dieu,
ce qui impliquerait que malgré leur objet surnaturel, les croyances religieuses sont en accord
avec la logique et l’observation rigoureuse du monde.

• Les différentes preuves sont classées en grandes catégories par Kant :


• la preuve physico-théologique (l’harmonie de l’univers prouve une intelligence organisatrice)
• la preuve cosmologique (Dieu est le premier moteur nécessaire à la chaîne des causes et des
effets)
• la preuve ontologique (l’idée de Dieu implique son existence, puisqu’il est parfait - cette
preuve était auparavant appelée « preuve a priori »).

• Pour Kant, aucune de ces preuves n’est concluante : Dieu est selon lui objet de foi seule, non
de savoir rationnel.

2. La question du mystère
• On peut ainsi affirmer qu’il est absurde de vouloir démontrer l’existence de Dieu, car la foi
ne repose précisément pas sur la raison, mais sur le cœur. Plus exactement, c’est l’absurde et
la reconnaissance de la vérité d’un mystère qui sont à la racine du sentiment religieux.

• On parle de religion « révélée », par exemple pour les religions du livre. Les vérités contenues
dans la religion ne prétendent pas être des vérités démontrées, mais s’adressent au cœur,
à la foi des fidèles. Pascal disait « C'est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que
c'est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison. »

• Un mystère est, dans une religion, un dogme dont la vérité est objet de foi, et ne peut être
expliquée par la raison. Ainsi, la vérité de ce dogme ne peut être démontrée, mais seulement
révélée. La reconnaissance de cette absurdité par la croyance religieuse est ce qui la distingue
d’un savoir, soumis à une démonstration logique. On attribue à Tertullien (IIe siècle) la
formule « j’y crois parce que cela est absurde » (« credo quia absurdum »). Augustin a dit,
quant à lui, « credo ut intelligam » : « je crois pour comprendre ».
• Mais la foi est une grâce que tous ne reçoivent pas et Pascal propose un raisonnement pour
ceux qui en sont dépourvus. L’incroyant, qui ne sait se fier qu’à la raison, pourra trouver un
argument probabiliste dans le pari pascalien qui stipule que seule l’hypothèse de l’existence
de Dieu apporte un bénéfice probable. S’il n’y a rien à gagner à parier l’inexistence de Dieu,
s’il y a tout à gagner en faisant le pari de son existence, l’homme de raison a tout intérêt à
miser sur son existence.

3. Y a-t-il un conflit entre science et religion ?


• Le progrès des sciences tend à remettre en question beaucoup de dogmes ou de récits
fondateurs des principales religions actuelles (création de l’univers, évolution des espèces...).
Faut-il en conclure qu’il est nécessaire de « choisir son camp » entre la foi et la raison ?

• Kant souligne au contraire que foi et raison n’ont pas à être en conflit, car leurs objets sont
simplement différents : ainsi la raison ne peut prétendre démontrer l’existence de Dieu, mais
pas non plus son inexistence. La foi, quant à elle, ne peut se prononcer sur l’explication des
phénomènes, qui relèvent de la logique rationnelle de nos représentations.

• Si le scientifique ne fait pas appel à la religion dans le cadre de son activité, il n’est pas exempt
d’une forme de religiosité. Nietzsche indique ainsi que le scientifique doit croire dans la vérité,
qu’il idolâtre. Einstein, quant à lui, parle d’une religiosité spécifique du scientifique qui croit
en une forme d’harmonie et d’ordre cosmique dont il s'efforce de comprendre les lois.

4. L’athéisme et la critique de la religion


• Les critiques de la religion ont pu prendre plusieurs formes : elles ont pu être de type moral,
politique, social, ou métaphysique. La critique marxiste de la religion comme « opium du
peuple » dénonce l’usage de la religion comme instrument d’anesthésie des masses face aux
injustices sociales, et de divertissement des consciences qui ne se préoccupent plus de leur
détresse réelle.

• Même les critiques les plus anciennes de la religion (celle de Lucrèce notamment) insistent sur
ce pouvoir de détournement de l’attention et de manipulation des masses : les religions se
sont illustrées dans l’histoire par leur pouvoir à justifier les sacrifices et les crimes des fidèles
au nom de principes absurdes et fictifs. Elles sont une forme de domination sociale qui
s’appuie sur la crainte du sacré.
• La célèbre formule de Nietzsche « Dieu est mort » signifie qu’il n’y a plus désormais de
domaine suprasensible ou d’« arrière-monde » réconfortant vers lequel les hommes puissent se
tourner.

• Sartre pose l’athéisme comme une nécessité, sans laquelle il n’est pas envisageable de
maintenir une liberté ontologique. S’il est la créature d’un Dieu, l’homme ne peut être défini
comme une liberté qui écrit son projet d’existence. L’homme ne peut être libre que si
« l’existence précède l’essence », s’il est radicalement différent d’un objet conçu puis
réalisé par cet « artisan supérieur » que les croyants nomment Dieu.

Chapitre 10 - La nature

1
Une notion polysémique
1. Comment définir la nature ?
• La nature n’est pas aisée à définir, tant le concept enchevêtre des acceptions variées. Que veut-
on dire lorsqu’on qualifie de « naturel » un être ou un comportement ? Veut-on signifier
« normal », « inné » ? Désignons-nous ce qui n’est pas culturel ou ce qui n’est pas
techniquement produit, voire l’inverse de l’artificiel ? Veut-on parler d’une nature humaine qui
comprendrait ce que notre volonté ne choisit pas librement ? S’agit-il d’un principe créateur,
d’un moteur du changement ?

• On le voit, la nature est un concept surchargé sémantiquement et une grande partie du travail
philosophique consiste à déterminer ses bornes et ses limites, car c’est à partir de la nature que
la philosophie définit de nombreuses notions comme le remarque Heidegger : « C'est elle qui
est première dans la mesure où c'est toujours par opposition à la nature que les
distinctions sont faites. »

2. Une totalité
• La nature peut être définie comme le tout de la réalité, humaine comme extra-humaine. En ce
sens il n’existerait pas d’anti-nature. C’est en ce sens englobant que Parménide définit l’être,
comme totalité du réel, comprenant la pensée mais excluant le néant.

• Plus tard Spinoza refuse de penser, comme Descartes le fait, que l’homme dispose d’un statut
séparé des autres êtres de la nature. Contre l’idéal de se rendre « comme maître et possesseur
de la nature », Spinoza répondra que l’homme n’est pas un empire dans un empire, il est
englobé dans la nature. Il n’existe donc pas d’extériorité de l’homme par rapport à la nature,
pas plus qu’entre la nature et Dieu : « la puissance de Dieu et la puissance de la nature sont
identiques ». Cependant, la définition de Dieu ici n’est pas celle de la religion, il est
impersonnel et s’exprime sur deux modes :
1. Dieu comme principe créateur de tout l’être est la nature naturante
2. Dieu, comme l’ensemble des principes nécessaires et des êtres créés, est la nature naturée.

• Toutefois, il n’y pas de transcendance d’un mode sur l’autre, Dieu n’est pas séparable de la
nature : deus sive natura (Dieu, ou la nature).

3. La nature primitive, en et hors de l’homme


• La nature est aussi pensée, voire fantasmée, comme l’état originel perdu. L’idée de l’état
naturel qui préexiste à l’État civil, de l’homme primitif qui préexiste à l’homme civilisé, ou
encore de la nature vierge qui préexiste à un aménagement des espaces, tient à cette définition
de la nature comme état primitif.

• Cependant cet imaginaire du « point de départ » est suspicieux, il aboutit souvent à des fictions
méthodologiques ou idéologiques et permet surtout de légitimer ce qui succède à la nature :
structure politique, organisation religieuse, engagement social, surveillance des instincts.

• Cet idéal de la nature originaire est présent dans les grandes sagesses
antiques. Epicure indique, par exemple, que la sagesse consiste à trier nos désirs pour
sélectionner ceux qui sont naturels et nécessaires. Le stoïcisme en est une autre illustration.
Selon Épictète, la nature humaine permet à tout homme de devenir progressivement ce que sa
nature lui fixe comme objectif ; en ce sens, la culture n’est que la poursuite de l’intention
naturelle. L’homme est alors conçu comme « l’animal raisonnable », maître de lui, puisque sa
vertu contrôle ses désirs.

• Dans le christianisme, on retrouve l’idée d’une nature perdue, édénique, dont nous avons été
chassés pour rejoindre une nature de second ordre qu’il faut soumettre. En effet, telle est la
tâche que Dieu fixe à l’homme : « dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel,
et tout animal qui se meut sur terre » (La Bible, Genèse 1-28).
4. Le principe créateur
• Penser rationnellement le monde suppose d’établir les causes des événements de la nature et
de la nature elle-même. Mais de cause en cause, la raison est conduite à une régression infinie
et à une aporie : qu’en est-il de la première cause ?

• La nature est alors identifiée à l’idée de la source première, principe créateur et poussée qui
rendrait mobile l’ensemble de la création. Cette définition métaphysique nécessaire à la
conception de la physique correspond « au premier moteur » ou « principe premier »
d’Aristote. Par extension, la nature d’une chose, c’est donc son principe premier ou encore
son essence.

• Dans les sociétés anciennes, la nature a une dimension cosmologique. La loi au sens naturel
(lois de la biologie, de l’astrophysique, de la physique) est l’émanation d’un principe premier
qu’il convient de choisir comme guide des lois culturelles (lois morales et politiques).

• Ce principe créateur est aussi à l’origine de la distinction entre être naturel et être artificiel,
un être naturel étant doté en lui-même d’un principe de mouvement ou de résistance. C’est
ainsi que Kant distingue la montre la mieux réalisée et le moindre des êtres naturels : la
montre n’a pas son principe de croissance en elle et ne saurait croire par elle-même ou créer
d’autres montres.

5. La nature perdue
• Dans la Genèse, l’homme reçoit une place naturelle auprès de Dieu, que la faute originelle lui
fait perdre. Au sein de cette première nature, l’homme est nu et connaît la satisfaction sans
travailler à sa subsistance. Par la suite, il est condamné au travail et couvre son corps de
vêtements, puisqu’il a perdu son innocence originelle. Le christianisme pose donc une nature
perdue et une société créée à partir d’un événement décisif. Cette conception introduit donc
l’idée d’une comparaison des valeurs entre un avant et un après en définissant la culture
comme une altérité à la nature.

• Rousseau définit également la société et la culture comme un état succédant à une forme idéale
et idéalisée de la place naturelle des humains. À partir de la naissance de la propriété privée,
la société civile naît avec son cortège de lois, l’obligation de travailler, la misère et la
domination interhumaine. La société est donc une corruption de la valeur premièrequ'est la
vie naturelle.
• Dans les sociétés anciennes, la nature a une dimension cosmologique. La loi au sens naturel
(lois de la biologie, de l’astrophysique, de la physique) est l’émanation d’un principe premier
qu’il convient de choisir comme guide des lois culturelles (lois morales et politiques).

• Ce principe créateur est aussi à l’origine de la distinction entre être naturel et être artificiel,
un être naturel étant doté en lui-même d’un principe de mouvement ou de résistance. C’est
ainsi que Kant distingue la montre la mieux réalisée et le moindre des êtres naturels : la
montre n’a pas son principe de croissance en elle et ne saurait croire par elle-même ou créer
d’autres montres.

2
L’approche scientifique
1. L’expérience
• La nature qu’étudie le scientifique est une nature restreinte, dont les phénomènes ont été
convoqués par le scientifique, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus spontanés mais provoqués dans
un dispositif qui favorise leur mesure.

• Cette nature en laboratoire est un modèle épuré de la réalité. Il s’agit déjà d’une construction à
partir de laquelle un dialogue est possible entre des phénomènes simplifiés et une
rationalité à construire : « La nature éveille notre curiosité, nous lui posons des questions
nouvelles auxquelles la nature réplique en suggérant de nouvelles idées et ainsi de suite
indéfiniment », déclare ainsi Bergson.

2. Construire ou découvrir les lois naturelles ?


• Notre raison scientifique construit-elle les lois de la nature ou force-t-elle la nature à nous livrer
ses lois ?

• Cournot considère que l’effort du scientifique est de percer le secret de la nature. Dans cette
conception, la nature est elle-même organisée suivant des lois rationnelles, elle est
une mathesis universalis, et l’homme produit un effort pour comprendre un ordre universel
présent et totalement accessible à la raison. Cette idée de la convergence entre l’esprit
humain et la structure du monde est également la thèse d’Einstein.
• Inversement, Kant considère que l’entendement prescrit ses lois à la nature. La raison puise
en elle les structures de compréhension qu’elle espère trouver dans son objet. Michel
Foucault montre également que notre approche de la nature dépend des transformations des
procédures scientifiques et qu’elle évolue historiquement.

3. Le vivant est-il réductible à des procédures physico-chimiques ?


• Le corps naturel organisé possède une complexité d’organisation. Leibniz affirme pour
l'illustrer : « les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivants, sont encore machines dans
leurs moindres parties, jusqu’à l’infini. C’est ce qui fait la différence entre la Nature et l’Art,
c’est-à-dire entre l’art divin et le nôtre ». L’approche scientifique du vivant repose donc, soit
sur des conceptions différentes de la particularité naturelle, soit sur sa négation.

• Le mécanisme :
o On a souvent rapproché le fonctionnement de l’être vivant et celui de la machine, selon le
modèle de l’automate ou de l’« animal machine ». C’est ce que l’on appelle
le mécanisme. Descartes propose ainsi d’appliquer les règles de la physique aux corps
naturels organisés (celui de l’homme comme celui de l’animal). En ce sens, étudier un être
vivant, c’est interroger les rouages d'un corps, expliquer sa chaleur, mettre en évidence son
organisation et ses actions.
o On pourrait alors comprendre le corps d’un animal sur le modèle d’un automate ou
d’une machine dans la mesure où les lois de la physique et de la mécanique suffisent à
comprendre à la fois la formation et le fonctionnement de l’organisme. Descartes utilise ainsi
au début du Traité de l’homme une comparaison entre l’homme et une « machine de
terre» dont les différents éléments sont comparables à une horloge ou à une fontaine.

• Le vitalisme :
o Au mécanisme s’oppose le vitalisme. Pour les partisans du vitalisme (Aristote, Bergson) on
ne peut pas réduire le vivant à des règles ou à des lois physiques ou mécaniques, car le vivant
relève d’un autre ordre de réalité.
o Le vivant possède une spécificité telle que pour le comprendre, il faut en quelque sorte
accorder une exception au statut de la vie. La matière vivante serait ainsi animée
d’un principe vital, une force qui l’anime.

• Le vivant semble exclure toute règle générale, car il est par essence marqué d’une originalité
irréductible, d’où la question du respect que l’on doit au vivant. La bioéthique, les lois
régissant la recherche expérimentale sur les embryons humains (Loi n° 2013-715 du 6 août
2013) ou encore les comités d’éthique sont des indicateurs très nets de la façon dont le vivant
est aujourd’hui considéré comme un objet.

3
Quelle est la place de l’homme ?
1. L'homme est un roseau pensant
• Pascal situe l’homme entre deux infinis naturels. Menacé d'être écrasé par l’univers infiniment
grand et penché sur l’abîme de l'infiniment petit en lui, il est cependant un roseau pensant. La
dignité de l’homme tient donc à cette fragile ligne de partage entre la nature aveugle et sa
conscience.

• L'antinomie nature / culture est la condition de la dignité qu’il entend reconnaître à son espèce.
Le statut qu’il souhaite conforter suppose d’appuyer sur les points de divergence entre sa
culture et le donné naturel. Ces distinctions seront, tour à tour, le langage opposé au cri, la
rationalité opposée à l’instinct, ou encore la conscience opposée au jeu des forces
mécaniques des corps.

2. L’homme naturel
• L’homme naturel est d’abord celui que l’on suppose sans culture, et donc celui qui est qualifié
de barbare (du grec barbaros : celui qui n’est pas de culture hellénique). Or,
l’ethnologie nous apprend que la seule barbarie est précisément de refuser à un être humain sa
dignité ou son appartenance à l’espèce au prétexte d’une différence culturelle : « Le barbare
c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie », selon Lévi-Strauss. L’étude des sociétés
dites primitives, qui sont surtout des sociétés sans commerce avec les nôtres, montre qu’Il
n’existe pas d’homme naturel, mais seulement des différences culturelles.

• En dehors de l’approche ethnologique, la question de l’homme naturel est l’occasion d’un débat
sur la liberté. Selon Thomas d'Aquin ou Aristote, l’homme culturel n’est que la réalisation
d’un potentiel en l’homme naturel. Ainsi Aristote considère que l’homme est un « zoon
politikon » (animal politique), car sa sociabilité naturelle trouve sa pleine expression dans la
fondation de la cité. Au contraire, selon Hegel la nature est « l’Esprit aliéné » et le progrès de
l’Esprit consiste essentiellement dans sa prise de conscience de lui-même comme absolu.

3. L’antinomie nature /culture


• Notre modernité va interroger la pertinence de l’antinomie entre la nature et la culture.
Plusieurs causes conjuguées vont aboutir à cette remise en question : la naissance
d’une conscience écologique, les progrès théoriques et pratiques de l’éthologie, la naissance
et le développement de la génétique qui permet de réinterpréter en partie la phylogénèse,
l’apprentissage d’une forme de langage par certains grands primates et la compréhension des
modes de communication du monde végétal.

• Là où les philosophes pensaient précédemment un seuil, l’époque contemporaine propose une


différenciation de degré entre l’homme et l’animal, puis entre nature et culture.
Ainsi Merleau-Ponty ne veut pas chercher une ligne de fracture puisque tout est fabriqué et
tout est naturel en l’homme. La moindre de nos actions requiert une pensée complexe qui
mêle ce qui peut sembler, au prix d’une simplification naïve, appartenir au domaine naturel ou
au domaine culturel.

• Cependant, si certains auteurs pensent un enchevêtrement du naturel et du culturel, d’autres


refusent la nature humaine au profit de la liberté. Sartre considère que le concept de nature
humaine contient un déterminisme qui s’accommode mal de la philosophie existentialiste
qu’il promeut, puisqu’il restreint la capacité humaine à définir sa vie librement.

4. L’inné et l’acquis
• L’inné est fixé à la naissance, il n’est donc pas modifiable par l’individu. L’acquis désigne les
caractères issus d’une pratique, celle de l’individu ou celle de son milieu social, il est donc
modifiable. Par exemple la voix – ou son absence – est innée ; mais le chant ou la parole sont
acquis, je peux apprendre à moduler ma voix, mais sur la base d’une détermination biologique.
Une confusion fréquente consiste à associer sans analyse l’inné au naturel, et l’acquis au
culturel. On peut parler d’une confusion, car un enfant hérite partiellement du comportement
culturel de ses parents. Si une femme enceinte absorbe du cannabis, elle s’expose à un
accouchement prématuré et le bébé sera plus sensible aux infections durant les premiers mois.
Cet enfant reçoit donc des caractères innés qui tiennent au comportement parental et qui n’ont
rien de naturels.

• Il reste que séparer en l’homme l’inné et l’acquis est souvent une bataille idéologique qui
masque d’autres intentions. En considérant que tel critère inné (couleur de peau, sexe,
etc.) détermine un comportement social, on a pu tenter de justifier toutes les discriminations.
À l’inverse, la volonté politique de privilégier l’acquis a conduit à l’impasse du communisme
de l’ex-URSS qui refusait les lois génétiques puisqu’elles impliquent une détermination
biologique initiale. Il s’agit donc de penser la question de la liberté de l’homme en regard
de sa constitution naturelle et génétique.
• Le biologiste Pierre-Henri Gouyon permet de dépasser cette alternative qu’il présente
ironiquement ainsi : « les gènes c’est une idée de droite, l’environnement c’est de gauche ».
Selon lui, un gène est une « recette » qui a besoin d’un « cuisinier » pour devenir un plat. Plus
philosophiquement, l’inné est un programme qui ne peut devenir une réalité que dans la mesure
ou des comportements et un environnement expriment son potentiel. L’homme relève à 100%
de l’acquis et à 100% de l’inné. Il s’agit donc de repenser l’homme dans sa complexité plutôt
que de vouloir borner le terrain naturel en lui.

4
Un juste rapport à la nature
1. Nostalgie et illusion
• Devenant incapable d’identifier ce qui dépend du naturel et ce qui dépend du culturel, l’homme
contemporain peut être conduit à vivre un rapport illusoire à la nature. La nostalgie de la nature
perdue, l’idéal du naturel retrouvé dans l’assiette ou dans le folklore rural, le fantasme de la
nature vierge s’affichent sur nos écrans ou font le succès d’un présumé « retour à la nature ».
Les sociologues Daniel Léger et Bertrand Hervieu indiquent que derrière ce fantasme du
retour se cache une aspiration éthique, car le naturel est identifié à ce qui est bon par essence.
L’homme moderne et désorienté cherche donc moins à fuir un monde technique qu’à redéfinir
ce que peut être une vie bonne, préoccupation centrale de l’éthique.

• L’utopie naturelle n’est pas nouvelle, Thomas More s’en fait le porte-parole dans la
description de la maison des utopiens qui s’ouvre sur un jardin produisant subsistance, beauté
et harmonie. D’autres mythes contemporains, Tarzan par exemple, alimentent le même espoir
de (re-) devenir naturel. Pourtant, il n’y a là qu’une impossibilité logique que précise le
philosophe et sociologue contemporain Jon Elster. Pour devenir naturel, il faut s’efforcer de
le faire, produire un effort pour changer, ce qui n’est pas compatible avec la spontanéité
du naturel.

2. Un nouveau contrat
• Si le 100% naturel est introuvable et improductible, si le fantasme du retour est un aveu
de démission de la raison, et si l’inné et l’acquis sont enchevêtrés, comment penser notre
rapport à la nature ?

• Le XXe siècle déjà, et le XXIe siècle plus encore, prennent conscience d’un devoir être de la
culture dans l’environnement naturel. Il ne s’agit plus de prétendre que cet environnement
est une nature vierge, ni qu’il est purement une ressource pour la technique et l’exploitation,
mais il s’agit de refonder le contrat tacite d’usage des ressources naturelles.

• Michel Serres considère qu’il est temps de fonder un contrat naturel qui place l’homme en
situation de symbiote et non plus de parasite. Le parasite habite son hôte en lui prélevant
des ressources sans partage, jusqu’à produire son épuisement et sa mort éventuelle.
Inversement le symbiote entre dans une relation de don et de contre-don avec son hôte. Ce
modèle des échanges entre l’homme et son environnement peut produire un usage de la
nature non destructif, au bénéfice mutuel de l'humanité et de son milieu de vie.

3. Prospecter et respecter
• Etymologiquement, le terme de respect vient du verbe latin respectare qui signifie « regarder
en arrière ». Sous un angle moral, le respect consiste à maintenir l’intégrité morale d’un
être, le considérer comme une finalité et pas comme un outil ou une ressource.

• On voit bien que l’humanité n’a pas développé la culture en respectant l’environnement, mais
en déterminant les potentialités d’un lieu, d’une ressource, de tels ou tels animaux, pour faire
prospérer son environnement technique. En ce sens, Heidegger regrette que la technique
« arraisonne » la nature, la force à livrer ce qu’elle ne veut pas fournir. Si le moulin attend
que vent offre sa puissance, la centrale hydrolique organise les courants et le débit du fleuve
pour qu’il soit sommé de livrer sa puissance. On peut conclure que le moulin re-specte ce que
la centrale pro-specte.

• Cependant, constater que la culture prospecte les potentialités naturelles ne veut pas dire qu’elle
doit le faire sans égards pour l’environnement. Il est possible de penser une exploitation non
destructrice qui choisisse de favoriser la durabilité et la qualité. L’humanité doit repenser son
rapport à la nature face au délabrement des équilibres naturels, mais doit-elle le faire au nom
d’un droit des êtres naturels ou au nom de sa propre survie et de sa propre qualité de vie ?
Il relève de notre responsabilité de préserver l'environnement et les ressources de la planète,
comme nous y invite le principe de responsabilité défini par Jonas mais le pourrons-nous
sans introduire une dimension sacrée dans la nature ? Les anciennes civilisation le faisaient
en vénérant Gaïa, la terre mère, nourricière et première. Notre modernité devra trouver un
mode de modification de la nature permettant aux générations futures de revenir sur nos choix
d’exploitation en disposant de ressources au moins égales en volume et en qualité.
• L’exigence sous-jacente à cette visée écologiste est de mettre en balance les intérêts
économiques engagés par l’exploitation des ressources et l’intérêt vital des hommes actuels et
futurs. S’exprime ainsi la nécessité de trouver une justice dans nos rapports avec la vie
biologique. Aldo Leopold qui peut être considéré comme l’un des pères de la conscience
environnementale américaine déclarait : « Examinez chaque question en termes de ce qui
est éthiquement et esthétiquement juste autant qu'en termes de ce qui
est économiquement avantageux. Une chose est juste lorsqu'elle tend à préserver l'intégrité, la
stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu'elle tend à l'inverse ».

Chapitre 3 - Le temps

1
Une difficile définition du temps
1. Le temps, dimension de la succession
• L’espace et le temps sont les deux dimensions continues qui structurent notre univers.
L’espace est la dimension de l’extension (de l’étendue, des choses qui se situent les unes à
côté des autres). Le temps est la dimension de la succession (des choses qui se situent les
unes après les autres).

• Il est complexe de concevoir le temps comme une dimension, du fait de son irréversibilité :
chacun est entraîné dans le temps, ne peut pas revenir en arrière (l’hypothèse du voyage dans
le temps conduit en effet, presque immanquablement, à des paradoxes temporels).

• Cette difficulté à concevoir le temps se traduit par notre tendance à nous le représenter comme
une autre forme d’espace. Nous spatialisons le temps, mais cette facilité fait l’objet de
nombreuses critiques.

2. Le temps psychologique
• Henri Bergson critique cette représentation commune du temps qui s’écoule : lorsque nous
l’imaginons, nous voyons une horloge, un sablier, ou encore un point qui suit une ligne droite.
Ces représentations nous représentent le temps comme quelque chose d’étendu, quelque chose
que nous pourrions parcourir.

• Au contraire, dit Bergson, c’est dans la durée qu’il faut se représenter la succession des
choses. Cette durée est une réunion de la succession d’états différents et de la continuité entre
ces états, c’est un « progrès » continu. Les choses s’écoulent sans passer d’un stade A à un
stade B : il est impossible de dire à quel moment exactement les choses ont changé, et pourtant,
elles ne sont plus les mêmes.

• La durée se saisit par le biais de l’intuition, que Bergson oppose à la pensée discursive.

3. L’énigme de l’instant présent


• Bien avant Bergson, Saint Augustin relevait lui-même les paradoxes vertigineux dans lesquels
peut nous plonger la réflexion sur le temps : « Quand personne ne me demande ce qu’est le
temps, je le sais. Mais lorsqu’on me le demande, je ne le sais plus ».

• En effet, le passé étant par définition ce qui n’est plus, et le futur ce qui n’est pas encore,
la seule chose réelle est l’instant présent. Mais cet instant présent lui-même est
insaisissable : sitôt que je dis « maintenant », ce « maintenant » est déjà perdu dans le passé.
Cela veut dire qu’un instant, à la fois, est et n’est pas dans le temps. Comment alors peut-on
s’accrocher à quoi que ce soit de consistant, de réel ? Le temps est-il cette dimension à la fois
nécessaire, incompréhensible et qui engloutit inévitablement la moindre des réalités ?

2
Le temps en nous et hors de nous
1. Le temps comme dimension essentielle de la conscience
• Le temps est le milieu même dans lequel notre conscience se déploie. Notre conscience de
l’existence n’est pas spatiale : l’activité de notre esprit ne se mesure pas dans l’extension, elle
s’observe dans la temporalité.

• Kant définit précisément le temps comme « la forme du sens interne, c’est-à-dire de


l’intuition que nous avons de nous-mêmes et de notre état intérieur ». En effet, notre état interne
se déploie uniquement selon le temps : c’est selon le temps que nos représentations sont mises
en relation les unes avec les autres.

• On retrouve donc ici la critique de Bergson, pour lequel la conscience est ce par quoi nous
est délivrée l’intuition de la durée : l’évolution de nos états d’âme, de nos sentiments,
s’effectue selon l’intuition de la durée qui ne se laisse pas appréhender suivant la succession
mathématique.
• Pour prendre conscience de la spécificité de la durée par rapport au « temps » spatialisé, il faut
rediriger notre intuition sur notre conscience et la façon dont nous vivons intérieurement son
déploiement. Selon Bergson, du point de vue de la conscience, le vécu du présent est toujours
chargé du passé et gros de l’avenir. Notre conscience vit une continuité indissoluble. En elle,
le temps semble se dilater ou se contracter. Nous avons tous fait l’expérience d’une heure au
sens mathématique (3 600 secondes) qui passe très vite (dure très peu) parce que nous y vivons
une intensité émotionnelle, de la même manière nous savons qu’une heure peut passer très
lentement pour la raison inverse.

2. Le temps hors de nous est-il relatif ou absolu ?


• Sur un plan scientifique, la nature du temps est discutée.

• Newton conçoit le temps et l’espace comme des absolus, ils ont donc des existences propres.
Newton les qualifie de Sensorium Dei (sens, ou organes, de Dieu) pour indiquer que, par eux,
Dieu perçoit et agit sur les corps. C’est dans l’espace et dans le temps posés absolument, que
les masses et le mouvement des corps célestes seront ensuite situés, mesurés, et compris.

• Leibniz critique cette position, s’il reconnaît que le temps n’est pas une substance identique à
celle des corps, il le considère comme une certaine relation entre les corps, il ne saurait donc
être absolu et exister sans la matière.

• Einstein reliera l’espace et le temps. En postulant que les masses (corps célestes) modifient
l’espace, il pose que le temps est lui aussi dilaté par les corps et leur vitesse, il est
relatif. L’espace-temps n’est donc pas un absolu, il est déformable par la matière, et n’est pas
non plus une unité de mesure des relations entre les corps indépendante de ceux-ci.

3
Le temps, cadre et menace de l’existence
1. Définir et percevoir notre existence
• Depuis la métaphysique antique, on tente de proposer des concepts qui traduisent les
différents modes d’existence. Le premier d’entre eux est celui de la substance,
dont Aristote a proposé une caractérisation précise. La substance, c’est littéralement « ce qui
demeure en-dessous » des changements ou des qualités (qu’Aristote appelle des « accidents »
: par exemple le poids, la couleur, le son, l’aspect visuel général, etc.). Pour se représenter le
mouvement ou le changement, par exemple, nous présupposons forcément que « quelque chose
» est en train de bouger ou de changer, quelque chose qui, par soi, est donc permanent. Ce
« quelque chose » est la substance.
• Mais cette permanence, pour les substances appartenant au sensible (nous-mêmes, les objets
particuliers qui nous entourent) n’est pas une éternité. La substance elle-même est vouée à
disparaître, comme si l’existence ne tendait qu’à retarder autant que possible l’avancée
inexorable du temps. Comme le dit Aristote, « le temps est la mesure du changement (ou du
mouvement) selon l’avant et l’après ».

2. L’angoisse issue de notre finitude


• Il y a donc quelque chose de très paradoxal dans le fait que le temps est à la fois ce à quoi
résiste la permanence de la substance et le cadre même dans lequel notre vie spirituelle
se développe. Ce paradoxe est évidemment source d’un sentiment intense de précarité et
d’appréhension. On peut parler d’angoisse existentielle, dans la mesure où elle découle
directement du sentiment de notre existence.

• Heidegger se représente l’existence propre à l’homme comme celle d’un « être pour la mort »
ou « être vers la mort » hanté par une angoisse profonde. L’angoisse, c’est ce sentiment qui
est dirigé vers une absence d’être, vers un objet négatif ou très indistinct. La mort est donc
par excellence l’objet propre à l’angoisse. Derrière celle-ci se trouve la conscience de notre
finitude, c’est-à-dire la prise de conscience du fait que nous sommes finis, et pas éternels.

• Selon Heidegger, notre existence en tant qu’« être pour la mort » est caractérisée par le souci
d’être, une « inquiétude ». Il faut assumer cette angoisse elle-même afin de se réapproprier la
mort dans une conscience authentique. L’homme est l’être qui assume sa finitude et donc
convertit le « vers » la mort en « pour » la mort, au sens où, grâce à cette conscience de sa
propre mort, il peut donner à sa vie de mortel un sens plus authentique (pensons au sens
valorisant du sacrifice, de faire don de sa vie pour vivre vraiment).

4
Peut-on agir sur le temps ?
1. La vie dans l’instant présent
• Est-on cependant voué à éprouver notre existence comme un chemin précaire qui nous procure
une angoisse constante ? La certitude de la mort doit-elle peser sur la façon dont nous
éprouvons l’existence ? Si l’alternative est entre une dénégation (illusoire) de la mort et la
reconnaissance de cette certitude, il semble que ce soit le cas.
• La philosophie épicurienne propose cependant d’assumer notre mortalité sans pour autant en
éprouver une angoisse ou une peine lancinante. « La mort n’est rien » : en effet, lorsque nous
existons, la mort n’est pas là, et lorsque la mort est là, nous n’existons plus. La physique
atomiste affirme en effet que la mort de l’âme correspond à la dispersion des atomes qui la
composent : aucune sensation n’est plus alors possible, donc aucun sentiment de bien ni de
mal. Il ne faut donc accorder à la mort aucune valeur, ni bonne ni mauvaise.

• Dès lors, seul l’instant présent s’offre à nous comme le moyen de jouir de l’existence. La
conscience de la mort joue dans l’épicurisme le rôle d’une invitation à ne pas y penser. Il faut
avoir conscience de ce qu’est la mort pour justement accorder sa pleine valeur à l’instant
présent et en jouir pleinement. Bien mourir, c’est justement ne pas se préoccuper de la mort
: c’est chercher avant toute chose à bien vivre.

2. La conscience malheureuse et l’oubli


• Nietzsche propose une comparaison entre l’individu humain et un troupeau animal. Selon
l’auteur, l’homme jalouse le bonheur de l’animal qui ne vit le temps que sous la modalité du
présent, de l’instant, et donc ne souffre pas de sa mémoire. Au contraire, la conscience de la
durée produit en l’homme l’évidence de sa mort.

• L’oubli, l’effacement de la mémoire, serait alors la solution pour sortir de la conscience du


temps qui nous rend malheureux : « L’homme qui est incapable de s’asseoir au seuil de l’instant
en oubliant tous les événements du passé, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se
dresser un instant tout debout, comme une victoire, ne saura jamais ce qu’est un bonheur. »

3. Les manifestations culturelles hors du temps


• Si l’individu meurt, inéluctablement, une société cherche à agir sur le temps en développant
des manifestations culturelles hors du temps ou qui s’inscrivent dans un temps non
chronologique.

• Hannah Arendt indique ainsi que l’œuvre d’art ne se laisse pas réduire à une simple
production. Contrairement au produit qui est fait pour être consommé, réduit, détruit, et
disparaître. Les efforts des hommes pour conserver l’œuvre d’art lui confèrent un statut hors
du temps, une forme d’éternité.
• Mircea Eliade indique que la religion crée, par le rituel cyclique et répétitif, un temps sacré
au sein même du temps profane. Le rite implique l’entrée dans un temps circulaire, qui ne
suppose pas que l’homme abandonne le temps linéaire de sa vie, mais qui amène le croyant à
créer une liaison intime entre le temps de sa vie terrestre et une éternité représentée par une
extra-temporalité.

Chapitre 11 - Le langage

1
L’origine du langage
1. Définition
• Nous sommes sans cesse en contact avec le langage, qu’il soit écrit, parlé, entendu ou encore
lorsque nous pensons. Heidegger affirme ainsi dans Acheminement vers la parole que « c’est
bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme
est homme en tant qu’il est celui qui parle ». Mais comment l’homme s’approprie-t-il la
parole, pourquoi parle-t-il, selon quelles modalités et à quelles fins ?

• Si l’on prend l’exemple d’un nourrisson, on peut affirmer qu’il n’est pas de lui-même dans le
langage, au sens où il est incapable de formuler par la parole ses volontés. Il ne peut que pleurer,
crier, c’est-à-dire utiliser des signes non linguistiques pour attirer l’attention de ceux qui
s’occupent de lui. Ce n’est que plus tard qu’il s’approprie les mots nécessaires et leur
articulation conventionnelle.

• Mais comment à l’échelle de l’humanité peut-on concevoir l’acquisition du langage


? Pourquoi l’homme s’est-il mis à parler, et selon quel modèle ?

2. L’intention de signifier
• Pour penser l’origine du langage articulé, il faut d’abord supposer l’humanité sans la parole.
Cela ne veut pas dire sans capacité d’émettre des signes, des signaux ou des actes qui peuvent
être compris.

• Rousseau, dans le chapitre II de l’Essai sur l’origine des langues propose de retenir le concept
de passion pour rendre compte de l’apparition du langage articulé. Ce n’est pas parce que nous
voulons exprimer des besoins que nous parlons, mais parce que nous éprouvons des affects :
« pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents,
des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés ».
3. Nature ou convention ?
• Les premiers mots sont-ils dictés par la nature, par les choses elles-mêmes, ou sont-ils issus
d’une convention entre les hommes ?
o Si les mots sont dérivés des choses elles-mêmes, alors on soutient une thèse de la naturalité
des signes linguistiques.
o Si les mots sont issus de conventions, on soutient une thèse conventionnaliste.

• Platon soulève la difficulté de ce choix dans le Cratyle, dialogue qui met en scène un partisan
de la thèse naturaliste, Cratyle, et un partisan de la thèse conventionnaliste, Hermogène.
o La difficulté de la thèse du langage naturel : si le nom vient de la chose en soi, il faudrait un
nom pour chaque chose et pour chaque état de cette chose. Que faire de l’homonymie alors ?
Si l’on suit cette thèse, on ne peut d’ailleurs pas rendre compte de la pluralité des langues.
o La difficulté de la thèse conventionnaliste : comment le nomothète (celui qui statue sur les
noms) fait-il le choix de tel ou tel nom pour désigner telle ou telle chose ?
o La solution platonicienne : le signe linguistique est imparfait. Il relève de la convention, mais
pas d’un conventionnalisme outrancier : on ne peut pas décider d’appeler un cheval « homme
» de manière gratuite. Platon oppose ainsi le logos (le mot et la représentation de ce mot) à
l’eidos (l’Idée).

• Ce problème est présent dans le mythe de la Tour de Babel : pour punir les hommes d’avoir
voulu atteindre le ciel par un monument, Dieu aurait dissout le langage unique, afin qu’ils ne
s’entendent plus, et ne puissent plus mener à bien leur projet.

2
Le langage et la pensée
1. La pensée, langage intérieur
• Nous avons l’impression tenace de penser avec des mots. Si bien que la pensée se définit
généralement comme une réflexion articulée à l’intérieur : mais les mots accompagnent-ils
notre pensée ou bien sont-ils son extériorisation ?

• Platon, dans le Théétète propose de concevoir la pensée comme « un dialogue intérieur de


l’âme avec elle-même », autrement dit, la pensée est redevable au langage. Lorsque nous
formulons intérieurement un jugement, selon Platon, nous nous parlons à nous-mêmes
: « Ainsi, juger, selon moi, c’est parler, et le jugement est un discours prononcé, non à un autre,
ni de vive voix, mais en silence et à soi-même. »
2. Le langage, pensée extériorisée
• Mais l’on peut également soutenir que les mots ne sont que les vecteurs extérieurs de notre
pensée, si l’on distingue, comme le fait Hobbes, un « discours mental » que nous menons à
l’intérieur de nous-mêmes, et un « discours verbal », c’est-à-dire une extériorisation langagière
de notre pensée.

• C’est d’ailleurs ce qui nous distingue des animaux. Ces derniers ne poussent que des cris et
pas de discours raisonnable, ayant une signification. Descartes en fait un des critères de notre
spécificité.

3
Le pouvoir des mots
1. Dire et faire
• Le droit d’expression indique l’importance que nous donnons à la possibilité de parler à nos
concitoyens. Smith insiste pour que toutes les opinions puissent s’exprimer, surtout si elles
sont contraires aux opinions publiques dominantes. Mais en dehors de son usage politique, la
parole peut être un acte en elle-même.

• On appelle performatif un acte de langage qui produit immédiatement l’action qu’il


décrit. Austin dans Quand dire c’est faire, analyse le caractère performatif de certains actes de
langage, tels que « je vous déclare mari et femme », ou « Je baptise ce bateau le Queen
Élisabeth ».

• Une promesse fonctionne également par la performativité : si je dis « Je te promets de faire


ceci ou cela », je m’engage à exécuter cet acte, à condition que j’en ai l’intention.

2. Langage et pouvoir
• La figure du sophiste est une illustration du pouvoir du langage : le sophiste est celui
qui manipule le langage pour obtenir la persuasion de son interlocuteur par le biais d’un jeu
d’affects et d’imagination, comme par exemple le sophiste Gorgias dans son Éloge d’Hélène.
Quelle que soit la force des paroles, quand bien même elles seraient sincères, le poids des
actes paraît bien supérieur en politique, comme l’indique Jankélévitch.

• La poésie illustre quant à elle la capacité des mots à émouvoir, à susciter des images,
notamment grâce à l’équivocité. Elle permet de plier le langage aux spécificités sentimentales
d’un individu. Sans cet usage poétique de la langue, Bergson signale que l’usage des mots est
trop général pour traduire l'expression d’une âme qui se sent toujours restreinte devant
l’indicible. Les mots ordinaires sont des filtres trop larges pour retenir la complexité de nos
sentiments.

• L’écriture permet de fixer les paroles. C’est ce qu’exprime le proverbe latin Verba volant,
scripta manent (« les paroles s’envolent, les écrits restent »). En droit, seule une trace écrite
authentique possède une valeur de témoignage indubitable. Elle permet par ailleurs l’entrée de
l’humanité dans l’Histoire, comme récit organisé des traces cumulées du passé.

3. La diversité des langues


• La multiplicité des langues ne doit pas d’abord être entendue comme un problème, qu’il nous
faudrait résoudre par l’adoption ou l’invention d’une langue commune universelle. Les
tentatives pour faire naître une telle langue se heurtent à la difficulté de décrire le réel en
utilisant un lexique coupé de la culture qui lui donne sens et en modifie lentement les
significations. Au contraire, il faudrait souhaiter, avec Cournot, pouvoir utiliser au moment
opportun un lexique précis parmi tous ceux que les cultures humaines ont fait naître.

• L’impossibilité de connaître toutes les langues nous place dans une saine inquiétude
d’après Arendt. En effet, nous apprenons à traduire ; or cela ne consiste pas en un jeu
d’équivalences, de mot à mot. La traduction est celle d’une culture et d’une langue, et en
apprenant la diversité des langues, nous apprenons d’autres approches du réel, nous
comprenons la puissance d’autres correspondances entre les mots et le monde.

• Cet apprentissage en implique un autre : le langage n’est pas le lieu d’une pleine superposition
entre les mots et les choses. Foucault en déduit que l’absence de transparence de cette
équivalence permet de conclure à un entrecroisement entre l’ordre du réel et sa
représentation dans le langage.

Chapitre 16 - La liberté

1
Liberté naturelle et liberté politique
1. Définitions
• Provient d’un mot latin dont le sens est avant tout politique : libertas, c’est l’état de celui qui
n’est pas esclave, ou d’un peuple qui n’est pas soumis à une autorité arbitraire et tyrannique.
• Le terme s’est progressivement centré sur la situation d’un individu : c’est d’abord l’individu
qui n’est soumis à aucune contrainte, puis l’individu qui possède une puissance de
choisir parfaitement indépendante de toute cause extérieure (libre-arbitre). On peut rattacher
ce dernier sens à la formule courante « être libre, c’est faire ce qu’on veut ».

• La liberté au sens politique est un terme qui existe toujours : il désigne le fait de demeurer
libre tout en étant soumis à l’autorité de la loi, dans la mesure où cette loi émane de
l’exercice du pouvoir législatif des citoyens.

2. L’homme libre dans l’Antiquité


• Le sens initial de la liberté se réfère à un contexte politique (le rapport entre le maître et
l’esclave), ou même physique (celui qui est emprisonné). La liberté se définit de manière
presque négative : celui qui est libre, c’est celui qui n’est soumis à rien d’autre qu’à lui-
même.

• D’un point de vue politique, le citoyen représente le modèle de l’homme libre, parce qu’il
est l’opposé de l’esclave. L’esclave n’agit pas de son propre chef, c’est son maître qui
constamment lui donne des ordres. L’homme libre ou le citoyen peut agir à sa guise.

• Du point de vue de la connaissance de la nature, est libre tout être qui n’est pas contraint par
une puissance extérieure à agir d’une façon particulière. Ainsi l’oiseau retenu en cage, mais
aussi l’arbre forcé d’adopter une certaine forme, ou même la rivière que l’on détourne sont
« contraints » et n’existent pas « librement ». Cela s’applique aussi à l’homme : l’homme libre
n’est pas tenu d’agir en suivant la volonté d’un autre homme (servitude), il peut être
pleinement lui-même, pleinement humain.

3. La fatalité, le destin et la providence


• Il serait absurde de prétendre que la vie d’un homme n’est pas engagée dans un réseau
extrêmement complexe de causes et d’effets, dont il constitue un maillon. Si cet ensemble de
causes nous conduit invariablement à la même fin, quels que soient nos efforts, on parle
alors de destin ou de fatalité.

• Il y a de nombreuses réactions possibles à l’idée d’une fatalité s’abattant sur nous. La tragédie
grecque donne des exemples de rébellions violentes, mais vouées à l’échec (Œdipe).
La pensée stoïcienne conseille au contraire d’accepter humblement l’ordre des choses, ce
qui selon elle revient à faire preuve de raison et de liberté.

• La notion de providence a surtout été évoquée dans l’ère chrétienne. Elle pose le problème
du rapport entre la toute-puissance de Dieu et notre responsabilité personnelle : si Dieu
me détermine à faire le mal, en quoi suis-je responsable et pourquoi devrais-je être puni ? Mais
si je suis responsable, est-ce que Dieu est vraiment tout-puissant ?

2
Liberté et nécessité
1. La liberté dans la nécessité
• L’idée de nécessité prend place dans un contexte d’analyse des lois de la nature : c’est
la nécessité des lois de la nature, d’après lesquelles à une même cause répond toujours un
même effet. Un rapport nécessaire est un lien indéfectible entre une cause et sa
conséquence. Puisque l’action humaine est insérée dans la chaîne des causes et des effets, elle
doit elle aussi dépendre d’une nécessité.

• Spinoza pousse cette idée jusque dans ses dernières conséquences : si la liberté implique qu’un
être ne soit déterminé à exister et à agir que par lui-même et par aucune autre cause extérieure,
alors rien dans la nature n’est véritablement libre. L’idée de liberté résulte d’une ignorance
des causes qui nous déterminent : les hommes sont conscients seulement de leurs actions, et
pas des causes nécessaires par lesquelles elles sont déterminées.

• Le seul être authentiquement libre est donc Dieu lui-même. Mais il reste une forme de
liberté accessible à l’homme, celle de la compréhension de la nécessité dont est constitué le
monde, qui me permettra de ne plus me bercer d’illusions sur ma capacité à être indépendant
des causes extérieures.

2. La liberté malgré la nécessité


• Kant constate que la liberté représente un problème par rapport à une représentation
déterministe de la nature. Si tout dans la nature est déterminé par des lois nécessaires,
comment peut-il y avoir une place pour la liberté ? Il refuse pour autant de nuancer ce
déterminisme. Attention à bien distinguer fatalité (puissance extérieure face à laquelle on ne
peut rien), et déterminisme (qui établit une connexion nécessaire entre les événements
physiques mais ne se prononce pas sur l’issue des événements du monde).
• Il pose alors une alternative : soit le déterminisme est vrai pour tout le réel, soit il n’est vrai que
pour une partie du réel. Kant affirme alors que le déterminisme ne s’applique qu’aux
phénomènes (le réel tel que nous pouvons le connaître). En dehors des phénomènes, il
existe les choses en soi, qui sont les causes des phénomènes, mais que nous ne pouvons pas
connaître car elles ne peuvent pas être perçues.

• L’idée de liberté est maintenue par Kant, parce que la liberté est une propriété des choses
en soi, alors que la détermination nécessaire par des lois de la nature est une propriété des seuls
phénomènes.

3. La question du mal
• Le problème de la liberté et de la nécessité est aussi celui de l’existence du mal dans le monde
et de sa justification. Si tout est le produit d’une détermination nécessaire, le mal est-il lui
aussi une nécessité ?

• La thèse leibnizienne dite de « l’harmonie préétablie » affirme que notre monde n’est
qu’une possibilité parmi une infinité d’autres mondes possibles, mais que c’est cette
possibilité que Dieu a retenue parce qu’elle présentait le meilleur équilibre de bien et de
mal que l’on puisse espérer. Nous sommes libres, mais tout est prévu à l’avance, y compris le
pire. C’est une idée très surprenante mais maintenue par Leibniz : nos actions ne sont pas
nécessaires (elles auraient pu être différentes), et donc nous sommes libres – mais tout ce que
nous faisons a été prévu par Dieu dans le meilleur des mondes possibles.

• Depuis le milieu du XXe siècle et l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs


philosophes ont souligné que le mal absolu du génocide perpétré par les nazis ne pouvait être
compensé par aucun bien en ce monde. Cela remet en cause l’harmonie préétablie et nous
replace devant notre liberté et notre responsabilité.

3
Le problème du libre-arbitre
1. Pourquoi un libre-arbitre ?
• D’une différence de statut politique, le problème de la liberté est progressivement devenu
un questionnement sur notre capacité individuelle à vouloir indépendamment d’une
cause extérieure.
• L’idée de libre-arbitre provient de la nécessité de trouver une source au mal, notamment dans
la philosophie chrétienne. Saint Augustin affirme ainsi que Dieu a doté l’homme du libre-
arbitre pour le rendre responsable de ses actes. On ne peut donc pas imputer à Dieu
l’existence du mal.

• La théologie chrétienne a ainsi longuement débattu sur la grâce divine (qui désigne une faveur
divine, l’influence bienveillante de Dieu sur nous) : est-elle efficace (elle produit intégralement
nos bonnes actions) ou suffisante (elle nous rend capables de bien agir sans nous y
déterminer) ?

2. Le plus bas degré de la liberté ?


• Le libre-arbitre ainsi défini, qu’on nomme également liberté d’indifférence, désigne donc
notre capacité à vouloir ou décider sans nous laisser déterminer par les causes externes à
notre volonté. Selon cette logique, l’action la plus libre de toutes serait un « acte gratuit ».
C’est un tel acte qui est évoqué par André Gide dans Les Caves du Vatican.

• Cette liberté est, selon Descartes, le fait d’une évidence intime et indiscutable. Je suis certain
que j’agis librement, en toute circonstance : mes actions sont toujours le produit d’un choix.
Je le constate par ailleurs au travers du sentiment de remords.

• Mais pour Descartes aussi, la pure liberté d’indifférence est le plus bas degré de la liberté. Elle
est le résultat d’un défaut de connaissance, et pas d’une perfection de la volonté. Quand je
choisis sans connaître, je choisis indifféremment, mais je n’en tire aucune grandeur. En
revanche, le meilleur usage de la liberté est la liberté éclairée, lorsque je suis tellement
convaincu de faire le bon choix qu’il m’est impossible d’hésiter. Plus je suis convaincu de faire
le bon choix, plus j’ai de raisons réelles de le faire, plus je choisis librement. Choisir pour
simplement choisir est une utilisation appauvrie de ma liberté.

3. La liberté vécue et constituante


• Le problème de la liberté n’est pas réservé à l’introspection ou à l’examen minutieux des causes
qui nous déterminent. Elle engage aussi un rapport constructif à soi : c’est par la liberté que
l’individu et les peuples se construisent et existent comme tels.

• La philosophie existentialiste de Jean-Paul Sartre, en s’appuyant sur l’idée selon


laquelle « l’existence précède l’essence », affirme que c’est dans la liberté que l’individu
fait face à sa condition véritable, à la fois absurde et riche de toutes les potentialités.
Contrairement aux animaux, l’homme ne possède pas une essence qui lui dit quoi faire : il doit
construire lui-même son essence (son humanité) à travers ses actions libres. C'est le sens
de la formule : « l’homme est condamné à être libre ».

• Le paradoxe est que c'est justement grâce à sa liberté que l’homme peut rencontrer des obstacles
ou des résistances, éprouver sa volonté, et ainsi progresser en tant qu’individu. Dire que
« nous ne pouvons pas faire ce que nous voulons, donc nous ne sommes pas libres » est un
argument fallacieux. Au contraire, c’est parce que nous rencontrons des obstacles que nous
savons que nous sommes libres.

4. Liberté et politique
• D’un point de vue plus général, l’idée de liberté continue de faire l’objet de revendications
politiques. Quelle que soit sa forme, l’appel à la liberté reste un élément moteur de
l’histoire des peuples. La tension entre liberté individuelle et liberté collective y est
directement liée : un peuple réclame sa liberté pour se construire, mais cette souveraineté peut
aussi être l’ennemie de la liberté individuelle. Bien des régimes se réclamant d’une légitimité
« populaire » (ex-URSS, Chine) ont été très peu respectueux des droits des individus.

• Les modernes fixent à l’État la tâche de préserver les libertés individuelles. Benjamin
Constant indique ainsi que nous n'accepterons plus que l’État légifère sur nos croyances et
impose une foi officielle, comme ce fut le cas en Grèce antique. Tocqueville ajoute que
l’abandon de l’exercice de la citoyenneté au profit d’un État centralisateur n’est pas suffisant
pour garantir l’autonomie, la liberté suppose de ne point obéir à un maître.

• Cependant, il convient d’introduire une nuance entre la possession de la liberté et la valeur


de son exercice. Rawls introduit cette distinction et la précise en séparant la possession
théorique d’un droit à la liberté et l’exercice pratique de ce droit en fonction des conditions
sociales et économiques d’un individu. Ainsi la misère interdit l’accès au projet de vie. Alors
même que le projet reste libre, cette liberté est irréalisable donc sans valeur.

• Enfin, la liberté résulte aussi de combats pour l'émancipation. Elle est alors la finalité
poursuivie par des groupes qui revendiquent l’acquisition concrète de ce que les principes
promettent en droit. Simone de Beauvoir ou Olympe de Gouges ont montré que la liberté
des femmes supposait un combat politique et social pour changer les représentations
mentales et culturelles associées habituellement au genre féminin.
Chapitre 17 - Le bonheur

1
Comment définir le bonheur ?
1. Définitions
• Bonheur : du latin bonum augurium, de bon augure. Cela inclut l’idée de chance, de hasard.

• Le bonheur est un état (et non un sentiment comme la joie) de satisfaction


durable (contrairement au plaisir éphémère), de plénitude, où l’individu se sent comblé dans
un ou plusieurs domaines de sa vie. Le bonheur n'est pas tout à fait pareil que le sentiment de
la joie soudaine, très puissant mais plus éphémère et superficiel, ou que le sentiment
d’euphorie (plaisir extrême).

• Dans la philosophie antique, le bonheur est le souverain bien, la fin ultime de toutes les actions
des hommes. Pascal disait : « Tous les hommes recherchent d’être heureux ». Les philosophies
qui recherchent avant tout le bonheur sont nommées eudémonistes.

2. Bonheur et subjectivité
• Le bonheur est-il subjectif, relatif à un sujet ? On peut soutenir que le bonheur relève de la
constitution personnelle de chacun :

o Pour une personne heureuse, pleine de joie de vivre, optimiste sur l’avenir : il est probable
qu'elle rende plus heureuses les personnes de son entourage, en ce sens le bonheur
est communicatif. On peut aller jusqu’à défendre la thèse selon laquelle j’ai une part de
responsabilité par l’attitude positive que je transmets aux autres (Mill sur la responsabilité
morale du bonheur). Cette personne n’a pas forcément toutes les conditions du bonheur, mais
elle est heureuse par son tempérament. De la même façon Alain considère que le bonheur est
dans la conquête, donc dans l’attitude de vie que nous adoptons.

o À l’inverse, pour une personne qui a apparemment tout pour être heureuse (santé, richesse,
etc.), mais qui ne l’est pas.
• On voit bien que le bonheur semble être subjectif. Le fait d’être heureux n’est pas explicable
seulement par des conditions extérieures, mais tient plus à la personnalité, la tendance du
caractère, à l’éducation.

3. Un concept indéterminé ?
• Le bonheur n’est pas rationnel, c'est un concept indéterminé. Kant parle d'un « idéal de
l’imagination ». On ne peut donc pas « construire » son bonheur, alors qu’on peut construire
un raisonnement ou observer une ligne de conduite morale. Ainsi le devoir (qui correspond à
une règle impérative) est plus certain que le bonheur (indéfini).

• Il y a un désaccord profond entre les hommes sur ce qui fait le bonheur. Si tous les hommes
cherchent à être heureux, ce qui fait le bonheur de mon voisin peut me dégoûter. C'est l'exemple
pris par Spinoza : la même musique peut être très bonne pour le mélancolique et très mauvaise
pour le désespéré.

• On peut repérer une inconstance de l’individu lui-même. Je peux changer d’idéal de vie, de
passions, d’engagements. Je suis peut-être moi-même incapable de dire où se loge mon
bonheur. Peut-être faut-il envisager le bonheur comme une prise de conscience de l’unité du
tout, plutôt que de poursuivre des objectifs personnels. Comprendre l’harmonie globale, se
comprendre dans cette harmonie, est le principe du Taoïsme.

• Il y a quelque chose de l’ordre de la grâce dans le bonheur. Dans tout bonheur, il y a une
part de chance et de hasard.

2
Bonheur et moralité
1. Les morales antiques : la recherche du bonheur
• Dans la philosophie antique, la recherche du bonheur et l’éthique sont indissociablement
liées. Toute action humaine est définie par la fin qu’elle se propose, le résultat qu’elle vise
et cette fin est pensée comme un bien pour nous : on cherche la gloire, la santé, la richesse, le
savoir, etc. parce qu’on considère ces biens comme des moyens pour nous rendre heureux.
Or ces biens sont pensés en vue du souverain bien, du bien absolu qu’est le bonheur. La
question devient alors : « quels biens faut-il rechercher prioritairement pour être heureux » ?
Cette quête amène Epicure à une classification des désirs en fonction du degré de satisfaction
durable qu’ils peuvent produire.
• Les Anciens ajoutaient souvent l’idée que le bonheur ne peut être trouvé que dans la vertu (en
grec arêté = réalisation totale de l’homme, visée d’une excellence de l’homme). C'est pour cela
que ces morales antiques sont appelées morales eudémonistes (de eudaimonia = le bonheur).

• Le bonheur réside en partie dans l’exercice de la raison. Ce sont des morales intellectualistes.
Seul celui qui connaît le bien pourra bien agir (voir Platon, « Nul n’est méchant volontairement
», et la thèse du tyran malheureux).

2. Le bonheur dans la philosophie moderne


• Kant va s’employer à défaire le lien entre la morale et le bonheur. Selon Kant, on ne peut
pas faire du bonheur la pièce centrale de la morale, pour plusieurs raisons :
o Quiconque recherche son bonheur est contraint à des calculs intéressés. Chercher son bonheur
nous conduit souvent à agir de façon peu morale.
o Chercher son bonheur c'est se contenter de son propre bonheur. Peu m’importe si autrui
souffre. C’est le bonheur du sophiste.
o Mon bonheur peut passer par le malheur d’autrui. Je ne peux pas être moral si je fais passer
mon bonheur avant celui d’autrui ou à ses dépens. Ce serait le bonheur du tyran.

• En conséquence, les morales antiques du bonheur ne sont que des conseils de prudence, et
non des impératifs. La question n’est plus « comment être heureux ? » mais « comment nous
rendre dignes du bonheur ? »

• Kant remet en question l’intellectualisme de ces morales. Nous savons très bien qu’il y a des
hommes savants qui font le mal sciemment, alors qu’il y a des hommes peu instruits qui font
leur devoir. Il y a même de plus grandes chances pour qu’un homme plus savant puisse faire
plus de mal (« On n’a besoin d’aucune science ni d’aucune philosophie pour savoir ce que l’on
doit faire. »).

3
Dépend-il de nous d’être heureux ?
1. Être heureux dépend entièrement de nous (le stoïcisme)
• Beaucoup de choses dans notre vie ne dépendent pas de nous. On ne peut pas tout maîtriser.
Exemple : on peut perdre des proches, tomber malade ; on peut s’enrichir ou perdre son emploi
soudainement ; on ne choisit pas de naître avec tel corps, dans telle famille, dans tel pays, à tel
époque, etc.
• Pour les Stoïciens, le fait qu’on ne maîtrise pas le cours du monde n’empêche pas notre
bonheur, parce que :
o Le fait de trouver que ce qui nous arrive est grave ou non ne dépend que de nous. Notre pensée
et nos jugements restent en notre pouvoir.
o Nous pouvons être heureux en apprenant à nous réjouir uniquement de ce qui dépend de
nous (ex. : si nous perdons de l’argent à cause de la crise, cela ne dépend pas de nous). Nous
ne devons pas nous en affliger, car on n’aurait de toute façon rien pu y faire. Au contraire, nous
devons nous réjouir du pouvoir absolu que nous avons sur notre propre esprit
(Epictète et Marc Aurèle).
o Nous pouvons être heureux en n’accordant du prix qu’au présent. Le passé n’est plus en notre
pouvoir, et nous n’avons pas de moyen d’agir sur le futur. Seul le présent est à la portée de
notre main ; en le vivant pleinement, nous progressons vers la sagesse. Sénèque dit ainsi dans
les Lettres à Lucilius : « Espoir et peur viennent du fait qu’au lieu de nous adapter au présent
nous projetons nos pensées dans un lointain futur. »

2. Notre bonheur dépend principalement des circonstances (Machiavel)


• Certes, notre esprit est en notre pouvoir et nous pouvons apprendre à ne pas nous affliger quand
un événement difficile nous arrive et que nous ne pouvons rien y faire. Mais cela suffit-il
vraiment à être heureux ? Peut-être le volontarisme des Stoïciens va-t-il trop loin : la sagesse
aide à ne pas sombrer dans le malheur, mais elle ne fait pas le bonheur à elle seule.

• Pour Machiavel, le bonheur dépend de la fortune. Il soutient dans Le Prince que le bonheur
ne dépend pas que de nous. Il faut aussi un peu de chance pour être heureux. Avoir un corps
en bonne santé, connaître une période sans guerres, etc. : cela dépend de beaucoup de facteurs
qui sont hors de notre portée. Être heureux, cela dépend de « l’heur », c’est-à-dire de la chance,
ou de la fortune.

• Par conséquent, le bonheur est fluctuant. Si le bonheur dépend de la chance, alors il peut aller
et venir. Nous en faisons souvent l’expérience. Dans Le Prince, Machiavel compare la
fortune à un puissant torrent. Un torrent peut fertiliser les plaines, être source de prospérité,
mais il peut aussi tout emporter sur son passage. De la même manière, la fortune peut donner
le bonheur, mais elle peut le reprendre.
3. Notre bonheur dépend aussi des autres
• Le bonheur dépend donc de notre état intérieur, sur lequel nous avons une prise, et
des circonstances extérieures, qui relèvent de la fortune ou de la chance. Mais suffit-il d’avoir
la santé, des biens, une bonne situation dans le monde pour être heureux ?

• Le bonheur dépend aussi de notre relation aux autres. Les liens avec les autres hommes sont
essentiels au bonheur, qu’ils soient affectifs ou spirituels, amicaux ou amoureux, familiaux ou
sociaux. Si on a la santé, la richesse et les honneurs, mais que l’on vit dans la solitude, il est
difficile d’être véritablement heureux. La solitude est peut-être le plus grand obstacle au
bonheur.

• Ainsi, pour Aristote, les seuls êtres capables de vivre seuls sont les bêtes et les dieux ; même
le sage a besoin d’amis s’il désire être heureux. Le bonheur est augmenté par sa mise en
commun et semble même atteindre sa perfection dans le partage. Montaigne raconte
dans Les Essais que le bonheur le plus vif de son existence, il le connut avec son plus cher
ami, La Boétie.

4. Le bonheur dépend de la fortune et des autres hommes, mais il dépend de nous malgré tout
• Le bonheur vient de la fortune, qui peut nous élever ou nous abattre. Cela veut-il dire que le
bonheur ne dépend pas de nous ? Pour Machiavel, on doit se préparer aux revirements de
la fortune de deux façons :
o Intérieurement, on doit méditer le fait que la fortune peut se renverser.
o Extérieurement, on peut se préparer aux aléas du sort (ex.: économiser de l’argent par exemple
conseille de se rendre vertueux pour mieux saisir la fortune.

• Au final, le bonheur conserve une part de mystère. Kant en conclut qu’on ne peut que
donner des conseils pour être heureux, et non des recettes toutes faites – des règles absolues
qui nous garantiraient le bonheur. Les conseils nous permettent de nous approcher du
bonheur autant que possible, et il nous appartient de les suivre, tant qu’ils ne contredisent pas
nos devoirs.

4
Le bonheur est-il une illusion ?
1. On peut croire être heureux parce qu’on ressent un plaisir fort
• Il nous arrive d’être en proie à des émotions positives très intenses. Nous sommes
euphoriques, parce que nous avons connu la réussite : à un examen, dans une compétition
sportive, etc. Dans ces moments, il est facile de se croire heureux.
• Pourtant, le plaisir peut être fugace et éphémère. Le bonheur est plus durable que le simple
plaisir ponctuel.

• On peut donc parfois avoir l’illusion d’être heureux, sans qu’on le soit vraiment, comme
par exemple, l’état que procurent les drogues comme le haschich, « paradis artificiel »
(Baudelaire).

• Pourtant la joie ordinaire et commune que Rousseau nomme le contentement lui semble être
un objectif politique atteignable, alors que le bonheur « ne semble pas fait ici-bas pour
l’homme ». L’objectif d’un État ne serait donc pas le bonheur du citoyen mais son
contentement. Il s’agirait de trouver ou de produire la liesse des jours de fêtes et des plaisirs
fugaces dont les souvenirs lient une communauté : « Est-il une jouissance plus douce que de
voir un peuple entier se livrer à la joie un jour de fête ? »

2. La recherche du bonheur est toujours une illusion, la vie humaine n’est que misère (Pascal)
• Certains philosophes proclament qu’il est impossible d’être heureux. La recherche du
bonheur est elle-même une illusion, parce que la vie humaine ne peut être protégée comme
un certain nombre de maux inévitables. Tous, nous devront vieillir, connaître la maladie et la
mort, faire face à l’ennui, à l’angoisse.

• Pascal affirme ainsi que la vie humaine n’est que misère. Dans Les Pensées, il remarque que
nous ne voyons pas le caractère misérable de notre existence parce que nous ne cessons de
nous divertir par le jeu, les relations sociales, le travail. Mais au fond, pour Pascal, chacun de
nous sait qu’il est malheureux : c’est pour cela que nous fuyons la solitude, qui nous permettrait
de regarder les choses en face.

3. L’idée même de bonheur est peut-être une illusion (Kant)


• Il pourrait exister une illusion plus grave encore, car l’idée de bonheur elle-même n’est
qu’une idée vide.
o Ce qui peut nous rendre heureux, nous l’apprenons progressivement. Mais nous ne le
savons pas au début de notre vie, et nous ne le savons jamais vraiment, puisqu’il nous faut
toujours apprendre de nos expériences.
o Ce qui nous rend heureux peut changer avec les années. Par exemple, j’aimais tel métier,
telle musique quand j’étais jeune, mais ils m’ennuient à présent. Nos expériences de plaisir
passées ne sont même pas des guides sûrs pour rechercher le bonheur à l’avenir.

• Ces deux raisons font dire à Kant que le bonheur n’est qu’un produit de notre imagination.
C’est l’idéal de tous les hommes : mais aucun n’est capable de dire ce qui le rendrait heureux.

4. Pourtant, la recherche du bonheur reste une entreprise pour tous les hommes
• Doit-on céder au pessimisme de Pascal ? Doit-on accepter l’idée de Kant selon laquelle le
bonheur n’est qu’une représentation de notre imagination ?

• Les réponses au pessimisme de Pascal, on peut les trouver en réfléchissant à ce qui dépend
de nous dans le bonheur.

• Certes, on n’a jamais fini d’apprendre ce qui nous rend heureux. Mais cela ne nous
contraint pas au pessimisme. Cela signifie simplement que le bonheur conservera toujours une
part de mystère.

Chapitre 13 - Le devoir

1
L’origine du devoir
1. Définitions
• Le devoir, c’est ce que l’on doit faire. C'est l’impératif qui s’impose à nous et qui nous
signale que la moralité de notre action exige la satisfaction de plusieurs conditions. Par
exemple, pour être moral, il ne suffit pas de ne pas voler par peur de la sanction, mais de ne
pas voler par pure honnêteté. Il ne s’agit pas non plus d’une simple obéissance sans analyse de
la légitimité des ordres reçus : la soumission et les contraintes ne forment pas le devoir.

• Plus généralement, les devoirs sont l’ensemble des obligations auxquelles on se


soumet lorsque l’on fait partie d’un certain cadre (institutionnel, religieux, politique, etc.), ainsi
un sujet consent à faire son devoir.

• La notion de devoir introduit également la distinction entre « l’être » et le « devoir être », ce


qui existe « en fait », et ce qui « doit » exister ou existe « en droit ». Ce qui existe « en fait »,
ce sont par exemple les propriétés biologiques de notre corps. Qu'on veuille ou non, elles sont
ainsi. Ce qui est « en droit », c’est par exemple un mauvais traitement que ce corps ne doit
pas recevoir : il dépend de nous que cela se produise ou non, nous comprenons les raisons qui
font que cela ne devrait pas arriver.

2. L’être et le devoir-être
• Dire qu’il existe des choses que l’on doit faire sous-entend qu’elles ne sont pas encore faites,
ou qu’il est physiquement possible de ne pas les faire. Ce qui doit être fait, le devoir, ce sont
des choses que l’on juge souhaitables, ou qui sont censées être de l’ordre du bien par
opposition à ce qui est de l’ordre du mal. Or, le bien n’est pas l’agréable, comme le
rappelle Platon.

• L’idée de devoir implique donc que le monde tel qu’il est, et surtout notre nature brute,
impulsive, ne peut satisfaire toutes nos exigences. Ces exigences ne sont pas seulement nos
désirs, il s’agit aussi d’un souci de respecter un ordre ou un ensemble de normes. Ces normes,
cet ensemble d’idées sur « ce qui doit être » nous apparaissent parce que nous ne pouvons nous
en tenir à ce qui existe en fait, aux choses telles qu’elles sont à l’origine.

• Certains affirment que le devoir correspond à la réalisation de ce qui nous est naturel. Il y
aurait donc deux sortes de nature :
o une nature « de fait », celle de nos penchants et de nos désirs, qui n’est pas conforme au devoir
;
o une nature « de droit », à réaliser, qui est la poursuite de ce qui nous est conforme par
essence (ce que nous « devons être ») : on parle de nature « essentielle » ; cette essence
désigne notre forme la plus noble, qui n’est pas forcément celle que nous avons au début de
notre vie. Au contraire, elle suppose l’éducation. Cicéron résume cette idée, partagée par les
stoïciens, dans le traité Des fins et le traité Des devoirs.

3. Le savoir et l’expérience
• D’où provient notre idée de ce qui doit être fait ? Et comment conservons-nous cette idée ?
Si ce qui doit être fait est conforme à ce que nous sommes essentiellement, alors on devrait
pouvoir développer un savoir rigoureux et fixe sur l’ensemble des règles que nous devons
suivre.

• Cependant, peut-on appliquer des règles générales, comparables aux lois, de façon
automatique dans la vie courante ? La réalité exige que l’on adapte nos exigences à la
particularité des situations. Par exemple, selon la situation du voleur et de la victime du vol,
selon la nature de l’objet, etc., le vol n’est pas toujours un délit de la même gravité. Cela
demande de la souplesse d’esprit et de l’expérience : Aristote appelle cette vertu
« prudence », et la distingue d’un savoir purement théorique.

4. Le devoir et ses conséquences


• À quel niveau de notre action se joue notre rapport au devoir ? Nous avons le sentiment
que c’est au moment du choix, lorsque nous prenons la décision d’agir, que nous devons
respecter la morale. Mais si nos intentions étaient honnêtes, et les conséquences de nos actes
néfastes ou immorales, cela doit-il entrer en considération ?

• Max Weber a déduit de ce problème une distinction entre deux grands courants de l’éthique :
o l'éthique de la conviction (qu’il associe au christianisme) ne s’attache qu’à la pureté de
l’intention (et, pour le christianisme, laisse à Dieu le résultat de l’action)
o en revanche, l'éthique de la responsabilité prend en compte les précautions prises vis-à-vis
des conséquences de nos actes : dans son choix, il faut compter avec le résultat de notre action.

• C’est la base du dilemme, où les conséquences d’un choix peuvent en compromettre la


moralité initiale. Par exemple, un chef d’entreprise devant choisir entre fermer son entreprise
ou licencier plusieurs de ses employés ou encore celui d’Antigone (son éthique de la
conviction religieuse contredit l’éthique de la responsabilité par rapport aux lois de la cité).

2
Comment connaître et obéir à ses devoirs ?
1. La conscience morale et la connaissance
• La question de l’origine du devoir est très proche de celle de son contenu. Si le devoir nous
vient de Dieu ou de la nature, alors il serait possible de déterminer un tel contenu, d’après notre
connaissance de la nature ou des Écritures sacrées.

• Mais il n’est pas certain qu’un tel savoir existe. Nous pouvons avoir la certitude que certaines
choses doivent être faites, sans pouvoir l’expliquer de façon générale et théorique.

• Pour Rousseau c’est la conscience, et non la raison, qui nous met face à l’idée de devoir
moral : mais si ce sentiment est vif, il reste limité aux circonstances particulières de certaines
actions. Ce sentiment ne permet pas de dire que c’est ainsi qu’il faut agir en toutes
circonstances. Il nous incite à agir plutôt qu’à penser, il est un instinct (« divin ») plutôt qu’une
connaissance théorique pure.
2. Morale objective et subjective
• La question de la relativité des mœurs est très fréquente quand on s’interroge sur ce que nous
dicte le devoir. S'il y a des devoirs dans toute société, en revanche les manifestations concrètes
de ces devoirs sont très variées.

• On peut en déduire un certain relativisme moral : l’ensemble des devoirs est déterminé par le
contexte culturel et historique propre à chaque groupe humain. Il y aurait autant de morales
que de cultures, et il ne pourrait y avoir de réponse universelle à la question « que dois-je
faire? ». Montaigne a formulé cette idée de manière à inviter son lecteur au sens critique et à
la tolérance : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».

• Pour Hegel, un tel relativisme est néfaste et prend sa source dans l’idée que c’est le sujet, par
sa conviction, qui marque la nature morale d’une action. Si le sujet est convaincu de faire le
bien, alors l’action serait bonne. Selon Hegel, cela n’est pas acceptable. Si c’est la conviction
du sujet qui détermine le Bien, le devoir n’est plus universel – ce que Hegel exprime en disant
que le mal ne peut pas être qualifié comme hypocrisie (c’est-à-dire le fait de reconnaître que
quelque chose est mauvais, et le faire quand même).

3. L’idée de devoir et son contenu


• Mais quelles que soient les différences culturelles ou sociales, l’idée de devoir comme telle
semble être partagée par tous. Comment expliquer que le sentiment soit universel, mais que
ses manifestations soient particulières, voire contradictoires ?

• Kant a examiné le sentiment du devoir que nous possédons (et qui se manifeste même, voire
de manière plus forte, lorsque nous agissons immoralement). Il en a dégagé le concept
d’impératif catégorique, qui se formule ainsi : « agis seulement d'après la maxime grâce à
laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle ». Cet
impératif vaut en toute circonstance. Il définit la moralité d’une action par la possibilité de la
considérer comme une loi universelle. S’il est impossible que tout le monde y obéisse en même
temps, elle n’est pas morale.

• Toutefois, si nous disposons tous de l’idée de devoir et de l’impératif catégorique, cette idée
est formelle, c'est-à-dire sans contenu : c’est à nous de la constituer, par un examen et un
respect rigoureux des conditions énoncées dans l’impératif catégorique lui-même. Autrement
dit, nous savons qu’il y a un devoir moral et quelles sont ses exigences, mais nous ne savons
pas toujours ce que le devoir nous dicte. C’est à nous de le vérifier à travers une formulation
de l’impératif catégorique (« agis seulement d'après la maxime... »). Cela signifie que la règle
de notre action (maxime) n’est morale que s’il est possible qu’elle soit une loi universelle,
appliquée à tous. Par exemple, « tout faire selon son bon plaisir » n’est pas une maxime morale.

3. L’idée de devoir et son contenu


• Sartre indique que le devoir ne peut pas toujours être une détermination certaine, car la règle
d’universalité de la maxime de nos actions est parfois en défaut. Le conflit moral est défini par
une alternative dont chaque membre est moralement souhaitable mais au sein de laquelle il faut
pourtant trancher. La période de l’occupation allemande de la France a été l’occasion de tels
conflits. Le devoir était-il de prendre soin de sa famille ou de s’engager pour la patrie ?

• Le conflit moral montre que le devoir est défini par l’individu lui-même qui choisit librement
sa vie et conséquemment son devoir. Tout au plus peut-on souhaiter que le choix libre soit
aussi un choix authentique et sincère.

3
Droits, devoirs, et pouvoir
1. La confrontation des droits et des devoirs
• Le rapport entre droits et devoirs n’est pas un rapport entre un avantage accordé et la
compensation à laquelle on doit consentir. Mais il est vrai que droits et devoirs entretiennent
un rapport étroit : tout droit légitime implique un devoir, parce qu’un droit, pour être
valable, doit être reconnu. Et cette reconnaissance constitue, elle, un devoir.

• En effet, pour qu’un droit soit véritable, il faut qu’autrui ait le devoir de le faire valoir. Si
par exemple nous avons le droit de voter, l’État a le devoir d’assurer de bonnes conditions de
vote pour tous ses citoyens. Cela veut dire que l’État reconnaît le droit de chacun à voter et doit
leur donner les moyens de l’exercer.

• C’est ainsi que Kant traite le problème du droit de mentir :


• Quand je mens, je veux être cru. Je veux donc que la victime de mon mensonge admette que
tout le monde doit dire la vérité. Mais je ne me soumets pas à cette loi. Je pose donc la loi
comme universelle et je m’en excepte, je m’accorde donc le privilège de ne pas dire la vérité
alors que j’exige que tous la disent pour pouvoir être cru. Cela ne correspond pas aux conditions
de l’impératif catégorique.
• Qu’il y ait un droit de mentir signifierait donc que certains hommes ont droit à la vérité, et
d’autres non, ce qui est incompatible avec l’impératif catégorique. En réalité tous les hommes
ont droit à la vérité, ce qui fait de la véracité un devoir absolu.

• La conception kantienne s’oppose à celle de Benjamin Constant qui considère que nos
devoirs sont limités à ceux qui respectent les leurs. Ainsi, on ne devrait pas la vérité au menteur
ni la propriété au voleur. Poussée à l’extrême, cette logique peut amener à ne pas reconnaître
le droit de vivre au meurtrier et pose donc la question de la peine de mort. La question du devoir
confronte donc la morale et la politique.

2. La morale et la politique
• La notion de devoir existe aussi bien dans le domaine de la politique que dans celui de la
morale. Les devoirs moraux et les devoirs politiques sont-ils pourtant compatibles ? Un
État ne peut exiger de ses citoyens une intégrité morale absolue, parce qu’elle ne peut pas être
vérifiée depuis le point de vue du juge : il est impossible pour quelqu’un d’extérieur de dire si
un homme se comporte poliment par intérêt égoïste ou par moralité. L’État exige l’obéissance
aux lois, à condition bien sûr qu’il s’agisse d’un État de droit et pas d'une dictature.

• Peut-il cependant y avoir contradiction entre les deux ? La philosophie de Machiavel est
souvent considérée comme un éloge de la ruse (mensonge) et de la violence par souci
d’efficacité, pour conquérir et conserver le pouvoir. Mais Machiavel reconnaît qu’un Prince
doit au moins donner l’impression d’être un homme honnête, sans quoi son peuple se
défiera de lui et il ne pourra pas se maintenir longtemps au pouvoir. L’origine du devoir n’est
donc pas la même selon notre position dans la société, mais son résultat peut être identique.

3. Les devoirs, les normes et la société


• Les devoirs auxquels nous sommes soumis reflètent notre condition sociale.

• Lorsque l’on évoque la façon dont la société impose à ses membres leurs devoirs, on peut
utiliser le terme de « norme » : la norme est une règle permettant de séparer le normal de
l’anormal, et qui est admise dans une société en vertu d’une convention tacite. De nombreux
devoirs à première vue « naturels » sont ainsi le produit de normes particulières que nous avons
intériorisées malgré nous : par exemple, le sentiment de dette envers un bienfaiteur. Le
« naturel » est souvent du « culturel » intériorisé, passé en habitude. L’habitude est ainsi
une « seconde » nature.
• En effectuant une généalogie (c’est-à-dire une recherche des origines) du
devoir, Nietzsche identifie les rapports de puissance qui structurent notre représentation des
normes et de la conscience morale. Bien plus que des obligations absolues, ils sont
l’intériorisation d’une soumission à laquelle les individus les plus faibles consentent.

4. Répondre à la misère
• Cependant, on peut aussi considérer que nos devoirs sociaux ne sont qu’une conséquence d’un
sentiment de responsabilité éthique plus profond. Le devoir prend ainsi sa source dans
un sentiment de responsabilité envers tout autre homme, ne serait-ce que par la découverte
de son visage, de sa fragilité essentielle qui nous prend en otage d’après Levinas. L'exigence
du devoir serait ainsi assez simple à formuler : « Quand vous avez rencontré un être humain,
vous ne pouvez pas le laisser tomber ».

• Cependant, pour la philosophie utilitariste, cette prise en compte d’autrui doit pouvoir être
mesurée comparativement à d’autres impératifs. Ainsi selon le philosophe
contemporain Singer, ce qui compte c’est de toujours collaborer à réduire la souffrance
d’autrui par une action qui est indispensable si elle « n’entraîne pas le sacrifice de quoi que
ce soit d’importance morale comparable ».

Chapitre 14 - La justice

1
La justice peut-elle tolérer l’inégalité ?
1. Définition
• La justice est d’abord la vertu des échanges et de la distribution. Il s'agit de donner à chacun
ce qu’il lui appartient de recevoir suivant son mérite ou son démérite : droits, biens ou
châtiments. Elle est ensuite une institution qui juge les crimes et les délits.

• La justice commutative règle les échanges suivant une proportion mathématique : les deux
termes échangés ont la même valeur.

• La justice distributive règle les échanges suivant une proportion géométrique : le don le plus
important va au plus méritant.
• La justice sociale donne à tous les moyens indispensables pour survivre et progresser dans la
communauté humaine. Elle se doit donc de compenser les inégalités de départ, en créant des
conditions d’équité.

• La justice répressive correspond à l’appareil judiciaire et fixe les sanctions, les confiscations,
les privations et l'application des peines.

2. Les inégalités peuvent être justes


• Si la justice est la vertu du partage rationnel (réalisé avec justesse), on peut initialement penser
qu’elle consiste à partager un bien suivant le principe de la stricte égalité. Cependant, la justice
doit tolérer les inégalités, dans la mesure où elles sont équitables : celui qui contribue le plus à
une tâche mérite de recevoir plus, comme l’affirme Mill.

• Pourtant, le mérite doit-il récompenser l’effort ou bien la seule efficacité ? En effet, favoriser
le premier n’incite guère celui qui pourrait être plus efficace ; et favoriser la seconde revient à
donner un avantage social à celui qui a déjà le bénéfice du talent.

3. Les inégalités peuvent être bénéfiques à tous


• Pour assurer la justice sociale, Rawls nous invite pourtant à approuver certaines inégalités dans
la mesure où elles ont, malgré tout, un avantage pour l’ensemble de la société. Si la richesse
d’une minorité permet de créer des infrastructures publiques (sportives ou médicales, par
exemple) la fortune de quelques-uns est un bien pour tous. Mais ce principe de différence ne
doit entrer en application qu’une fois que le principe de la plus grande équité est réalisé.

4. Le droit, condition et forme de la justice


• La justice est la sortie de l’arbitraire, l’instauration des mêmes règles pour tous, le souci de
la proportionnalité dans la punition.

• Le droit coïncide avec le moment où les hommes se mettent d’accord sur des règles
communes : les décisions, les actions, les relations intersubjectives vont désormais se placer
sous ces règles. La justice est inséparable des lois, ce que l’étymologie du terme de justice
nous indique (« justus » en latin signifie « conforme au droit »).
• Le droit revêt ce que Rousseau appelle une « double universalité », qui seule peut garantir la
justice : universalité de l’objet (la loi ne fait pas référence aux hommes comme individus
singuliers mais comme citoyens ou personnes abstraites), et universalité de la volonté car
l’instauration des règles juridiques doit émaner de la volonté générale.

• Le droit se caractérise par son impartialité : il suppose et garantit l’introduction d’un


tiers dans les règlements des conflits. Le droit s’applique de la même façon à tous, sans
exception : c'est ce qu'on appelle l'isonomie. Les lois se caractérisent par leur accessibilité
publique, elles doivent pouvoir être connues de tous (« nul n’est censé ignorer la loi ») : c'est le
principe de publicité des lois.

• Le droit s’oppose à l’usage de la force par les particuliers. Ainsi la vengeance n’est pas
justice puisqu’elle sert une passion individuelle et reste arbitraire. Lorsque le droit se présente
sous la forme de la vengeance, Hegel considère qu’il est une nouvelle offense qui provoque de
nouvelles vengeances et ne permet plus de garantir la justice.

2
Les fondements de la justice
1. Un fondement divin
• Selon Aristote, la justice ne se conçoit que sur la base de l’amitié. Cette amitié est une forme
de considération minimale qui crée un lien, un point de communauté, entre les gouvernants et
les gouvernés. La justice suppose de créer avec autrui un type de rapport qui dépasse le pur
intérêt. Ainsi il n’y a pas de justice entre l’instrument et l’artisan, pas plus entre le maître et
l’esclave, la justice supposant une communauté que l’amitié rend possible.

• Les trois monothéismes ont situé en Dieu l’origine de la justice et du droit. La Justice
divine est représentée par les religions comme un modèle et un fondement à la justice
imparfaite des hommes.

• Une rupture s’opère aux XVIIe et XVIIIe siècles, où des écrivains et philosophes s’interrogent
sur le fondement divin de la justice.
2. Un fondement moral
• La variabilité des lois selon le lieu et les époques peut conduire à adopter un point de
vue relativiste. C'est ce qu'exprime Pascal par la formule : « Vérité en deçà des Pyrénées,
erreur au-delà ».

• Cependant, nous sommes capables de porter un jugement critique vis-à-vis du droit ou


d’une norme de justice défaillante. Cela ne nous indique-t-il pas que la justice ne saurait être
simplement fondée par les institutions ?

• Les théoriciens modernes du droit naturel vont s’attacher à démontrer que l’individu possède
un certain nombre de droits inaliénables qui doivent jouer le rôle de fondement du droit
positif. Ces droits sont inhérents à tout homme, quel qu’il soit : droit de conservation, liberté,
etc.

• L’article 2 de la Déclaration universelle des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789


reprend l’ensemble de ces droits naturels : « ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et
la résistance à l’oppression ».

• Des auteurs contemporains, comme Léo Strauss, affirment l’importance d’un droit naturel
pour pouvoir juger de la valeur de nos lois civiles en s’appuyant sur une norme supérieure.

3. Un fondement politique
• Le fondement du droit par lui-même : le positivisme juridique soutient qu’il n’y a pas de
justice anté-juridique, précédant la définition précise des droits dans les textes de loi, mais
que la justice se réduit au droit institué avec toutes ses garanties.Cette école de pensée,
nommée positivisme juridique, est représentée par Kelsen ou Bentham.

3
Les fins de la justice
1. La vertu de justice
• Pour les philosophes de l’Antiquité, la justice est désirable en elle-même, car elle conduit au
bien humain suprême (voir l’analogie de Platon dans la République entre l’harmonie des
parties de l’âme et l’harmonie de la cité juste). Ainsi il vaut mieux subir l’injustice que la
commettre puisque l’âme n’est pas pervertie dans le second cas.
• Aristote montre que la vertu de justice ne fait pas que découler des institutions justes : elle
vient aussi les parfaire. Une cité juste engendre bien des hommes justes : un homme élevé
sous de bonnes lois finira par développer une disposition à vouloir les actions que les lois
prescrivent.

2. Sécurité, propriété et liberté


• Pour la pensée moderne, les institutions n’ont pas à rendre les citoyens vertueux mais à
rendre possible la coexistence des individus. Sans elles, les hommes, poursuivant chacun leur
intérêt personnel, seraient dans un état de guerre permanent (Hobbes et le Léviathan).

• Le but de toute société civile et l’instauration de la justice, selon les trois pouvoirs : législatif,
exécutif et judiciaire, ont pour objectif d’assurer la protection de la propriété (Locke).

• L’utilitariste John Stuart Mill désigne la liberté individuelle comme fonction première de
la justice : chacun doit jouir de la plus grande liberté possible, tant qu’il ne commet aucun tort
envers autrui.

3. L’égalité
• Une dernière finalité de la justice semble bien être l’égalité, mais en quel sens exactement ?

• Aristote distingue deux espèces d’égalité à partir de la distinction entre la justice corrective et
la justice distributive. L’égalité stricte de la justice corrective concerne toutes les
transactions passées dans un cadre privé et la justice pénale, qui concerne la réparation des torts
et la punition du coupable. L’égalité proportionnelle de la justice distributive porte sur les
divers biens à répartir au sein de la cité.

• Le problème qui demeure est celui de savoir comment déterminer les critères de la répartition.
La position égalitariste revendique ainsi une redistribution des biens qui tienne compte du
mérite et des inégalités sociales.
4
Faire progresser la justice
1. Le pouvoir judiciaire
• La Constitution et les lois sont légales lorsqu’elles sont émises sans contrevenir aux règles
formelles du droit législatif, mais elles ne sont légitimes que si elles garantissent la liberté des
citoyens et leurs droits fondamentaux : intégrité physique, liberté d’opinion, d’expression, de
conscience, d’association. La légalité est la qualité d’une forme, la légitimité est la qualité
d’une finalité du pouvoir judiciaire.

• Le pouvoir ne doit pas être concentré dans les mains d’un seul homme, d’une seule institution
ou d’un seul groupe. Suivant Montesquieu dans L’Esprit des lois, il faut organiser le pouvoir
selon une division étanche : les individus chargés de la rédaction des lois (pouvoir législatif),
ceux qui les mettent en œuvre (pouvoir exécutif) et ceux qui répriment les transgressions
(pouvoir judiciaire) devront être indépendants.

• Le rôle des juges est lui aussi capital, en vue de l’instauration d’une justice véritable. Juger
vient de l’allocution jus dicere, qui a donné judicare. C’est donc dire le droit, prononcer le
droit. Juger, c’est aussi parfois interpréter la loi de telle sorte que celle-ci puisse s’appliquer à
des cas imprévus de la meilleure façon (Aristote).

2. Vers une plus grande justice sociale


• L’exigence de progrès vers une société plus juste se fait dans la répartition des biens et dans
le cadre d’une mise en oeuvre concrète des droits. D’un point de vue économique et social,
la paupérisation d’une partie de la population mondiale, les inégalités flagrantes qui continuent
de se creuser dans chaque pays, les discriminations selon le sexe ou l’origine ethnique sont loin
d’avoir disparues.

• La question devient de savoir selon quelles modalités les pouvoirs publics, le droit international
et l’action individuelle se doivent d’engager des mesures efficaces et pouvant être reconnues
comme légitimes par l’ensemble des citoyens.

• La justice internationale repose la question de la relativité des normes en fonction des choix
idéologiques, religieux, politiques et philosophiques de chaque nation. Une justice
internationale est-elle d’ailleurs concevable sans un État de droit minimal fédérant les nations
?

Chapitre 12 - L'État
1
Les raisons de s’associer et de s’organiser politiquement
1. Analyse et définition
• État : du latin stare, status, « être debout ».

• Ce terme possède de nombreuses significations, mais il renvoie en politique à l’autorité


souveraine à laquelle est soumise un groupe humain, et qui est considérée comme
une personne juridique et morale.

2. La vie organisée politiquement, un besoin naturel de l’humanité ?


• Le caractère sociable de l’homme désigne son aptitude à vivre en compagnie d’autrui. Au
sens faible, elle peut être un trait de caractère. Au sens fort, elle affirme qu’un être humain
n’est pas fait pour vivre seul.
• Les penseurs antiques comme Platon ou Aristote considéraient que ce besoin était naturel et
se manifestait de différentes façons : pour assurer sa sécurité et son alimentation, mais aussi
parce que l’homme est un être qui parle et qui tire du plaisir de la fréquentation de ses
amis, chaque individu doit vivre en société.

• Ainsi Aristote a pu dire qu’en dehors de la cité, l’homme était « soit une bête, soit un Dieu »,
mais en aucun cas un être humain normal, qui est quant à lui naturellement porté à se rassembler
avec ses congénères.

3. L’hypothèse de l’état de nature et l’idée de pacte social


• Si les hommes vivent pour la plupart en société, cela n’en fait pas pour autant une nécessité
naturelle. La vie solitaire est parfaitement possible (ex. : les ermites et les anachorètes, qui
se retirent délibérément de la société des hommes), et on peut imaginer un état pré-social de
l’humanité.

• Rousseau considère que l’homme n’avait aucun besoin naturel de vivre en société : le besoin
sépare les hommes plutôt qu’il ne les rassemble, et dans une nature luxuriante et généreuse un
seul individu peut parfaitement se suffire à lui-même.

• Cet état pré-social est appelé « état de nature ». Rousseau affirme lui-même qu’il s’agit d’une
fiction ; c'est un moyen de concevoir les conditions qui ont obligé l’homme à se rassembler
avec ses congénères et à se soumettre à une autorité politique.
• Les théories du contrat, qui posent la question des principes qui fondent la légitimité du
pouvoir, marquent la naissance de la réflexion politique moderne. Il ne s’agit plus de savoir
définir le régime politique idéal (à la manière de Platon), mais d’établir le fondement de
l’autorité politique légitime, ainsi que ses bornes.

4. La sécurité et la liberté, deux exigences contradictoires ?


• La fiction de l’état de nature est surtout un moyen de déterminer les conditions du « pacte
social » : un contrat originel, fixant les conditions sous lesquelles les hommes consentent
à se soumettre à l’autorité de quelques-uns ou d’un seul. Un gouvernement est illégitime
lorsqu’il ne respecte pas les termes du pacte social.

• Pour Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme », c'est-à-dire qu'il est naturellement
hostile envers ses congénères. Il en résulte une « guerre de tous contre tous » qui pousse
chacun à accepter la soumission pour garantir sa sécurité et la paix civile. L’État ainsi produit
est un « Léviathan » (monstre marin évoqué dans la Bible), une autorité souveraine disposant
d’un pouvoir absolu.

• Pour Rousseau, l’homme n’a pas pu accepter de sacrifier sa liberté naturelle pour recevoir la
sécurité en échange : le « contrat social » implique que chaque citoyen conserve sa liberté à
tout prix, même face à l’autorité politique. Cependant, la liberté civile consiste dans la
possibilité d’élaborer la loi en vue de l’intérêt général, car l'obéissance à la loi qu'on s'est
prescrite est liberté.

• On constate donc que la notion d’état de nature permet d’expliquer pourquoi ce que dit la loi
est acceptable, correspond à ce que la loi devrait dire. En revanche, ce qui est « légal » est ce
que la loi dit en toutes circonstances. Ce qui est légal peut être légitime ou illégitime. C’est
en vertu de cette notion de légitimité que Max Weber propose sa définition de l’État
comme rapport de domination s’exerçant par le moyen d’une « violence légitime ».

2
La souveraineté de l’État
1. La souveraineté absolue et l’idée de pouvoir
• Une souveraineté qui ne souffre aucune remise en cause est dite absolue. La monarchie
absolue de l’Ancien Régime en France s’opposait à toute idée de limitation du pouvoir.
• Mais cette absence de limitation n’est pas réservée à un pouvoir absolutiste ou dictatorial. Dans
un régime légitime, il doit toujours exister un pouvoir souverain au-dessus duquel personne
n’est censé exercer d’autorité. Il n’y a pas de pouvoir vraiment souverain qui ne soit absolu,
c’est-à-dire limité par rien d’autre que lui-même.

• Spinoza insiste sur la nécessité, pour tous les individus qui se soumettent à un pouvoir
souverain, de lui obéir de façon absolue. Sans quoi ce pouvoir n’en sera pas vraiment un, et
l’État serait sans efficacité réelle.

• Selon Spinoza, chacun conserve à l’état social le droit naturel qu’il possédait à l’état de nature.
Le souverain ne peut pas réellement se livrer arbitrairement à n’importe quelle action : la
souveraineté n’ôte pas réellement aux hommes leur puissance et leur droit naturel. Donc
malgré cette définition de la souveraineté, l’individu « se réserve une grande part de son droit »,
et le souverain n’est jamais dans la capacité de devenir cruel ou arbitraire ; ou alors, il risque
de provoquer la révolte de ses sujets.

• Cependant, selon Ricœur, la menace d’une dérive du pouvoir vers une corruption ou « une
escroquerie de la souveraineté » marque la contradiction propre du politique qui doit agir
dans la sphère des rapports réels en se fondant sur l’idéal du droit.

• On peut être alors tenter de suivre la pensée de Locke qui fixe des bornes au pouvoir de l’État ;
il ne doit s’occuper que de la préservation des libertés attachées naturellement à l’individu.

2. La limitation des pouvoirs


• Les personnes qui possèdent le pouvoir sont sensibles à celui-ci, et sont tentées d’en abuser. Le
pouvoir est corrupteur, et d’autant plus qu’il est absolu, c’est-à-dire dépourvu de limite
(voir le mythe de Gygès dans la République de Platon : Gygès était un berger qui, après avoir
découvert un anneau qui le rendait invisible, a commis des crimes de plus en plus graves ;
l’invisibilité peut être vue comme une métaphore de la toute-puissance et de l’impunité).

• Montesquieu insiste sur la nécessité de limiter le pouvoir pour préserver la liberté des
citoyens. Mais le pouvoir ne pouvant être limité que par un autre pouvoir, il voit dans
la séparation des pouvoirs le critère privilégié d’un État libre et juste.
• Placé devant le constat d’un État qui prend des décision illégitimes, les citoyens peuvent faire
acte de désobéissance civile. Mais, comme l’indique John Rawls, celle-ci est toujours non-
violente, orientée par un sens de la justice supérieur aux intérêts d’un gouvernement, et au
nom même du principe de coopération sociale au sein du droit.

3. L’idée de République
• République vient de res publica, qui signifie « chose publique » : elle représente l’ensemble
du « corps politique » réunissant aussi bien les citoyens que le gouvernement. « République
» n’a pas toujours désigné un certain régime politique ; elle peut aussi exprimer l’idée de régime
politique en général (la République de Platon s’intéresse ainsi à la recherche du meilleur régime
politique).

• Rousseau désigne lui aussi la République comme un corps politique fondé au travers du
« contrat social », qui préserve la liberté des citoyens qui s’unissent à tous les autres dans
ce pacte initial, et participent ainsi à l’autorité politique.

• Aujourd’hui, une république désigne généralement un régime où le pouvoir n’est pas


héréditaire, et dans lequel les citoyens sont représentés par des élus.

3
L’ordre social et l’ordre étatique : opposition ou communauté ?
1. Peut-il y avoir une société sans État ?
• La société se distingue de l’État qui exerce son pouvoir sur les individus, même si l’État
semble émaner naturellement d’un rassemblement humain de grande importance. On peut
pourtant imaginer une société sans État, ou antérieure à l’État.

• Les tribus, les clans sont des sociétés sans État, où l’autorité ne prend pas corps dans des
institutions autonomes.

• L’anarchisme défend une idée différente de la société sans État, d’après laquelle toute autorité
institutionnelle et étatique résulte d’une logique d’exploitation. Dans le cadre de l’anarchisme,
une coopération est possible, une organisation est proposée au niveau local. Mais l’autorité
rigide et les structures de commandement fixe sont proscrites au nom de l’auto-organisation et
de l’aide mutuelle entre les hommes.

2. L’État : un carcan pour le peuple ou un rempart de la volonté générale ?


• La liberté civile se définit par une limitation de la liberté individuelle afin de garantir la
coexistence pacifique de tous les hommes. Cette autorité provenant de l’extérieur, elle peut
donc apparaître comme une contrainte arbitraire qui s’oppose aux désirs de chacun.

• Aristote affirme dans Les Politiques que chaque peuple a besoin d’un régime politique
différent pour être correctement gouverné. Mais quelle qu’en soit la forme, le gouvernement
de la cité doit poursuivre le bien commun, non les désirs d’un petit nombre.

• Rousseau propose une théorie plus radicale encore, en soulignant que la fonction de la
République est de faire régner la volonté générale, qui s’oppose à la volonté particulière de
tous les hommes. Chaque homme individuellement possède une volonté qui n’est pas
nécessairement compatible avec celle de ses concitoyens. Mais en tant que membre du
Souverain, il peut se faire l’avocat de la volonté générale, et contribuer ainsi à ce que la liberté
civile soit supérieure à la liberté individuelle.

3. La question de la représentation politique : libération ou usurpation ?


• Une démocratie parlementaire est un régime dans lequel le peuple élit des
représentants qui se réunissent en parlement afin de décider des lois ou de la désignation de
responsables politiques.
• Ce type de régime n’a pas toujours existé, et a pu être sévèrement critiqué. La cité d’Athènes
a, durant une certaine période, pratiqué une sorte de démocratie directe, où les citoyens en
personne pouvaient prendre part aux débats. Rousseau critique le gouvernement
représentatif, en affirmant qu’il n’accorde la liberté au peuple qu’au moment des élections, et
le réduit en esclavage le reste du temps.
• C’est à partir du XIXe siècle que des penseurs se sont prononcés en faveur du gouvernement
représentatif parlementaire, parce qu’il permet un mélange du régime démocratique et
aristocratique (ce qui correspond à l’idéal de politeia exprimé par Aristote dans Les
Politiques), et autorise dans le même temps un débat public pouvant influencer les élections.
• Mais le citoyen doit-il pour autant renoncer à la vie politique, doit-il faire confiance à l’État ?
N’est-ce pas un risque majeur d’abandonner à une administration la vie
publique ? Tocqueville décèle dans la jeune démocratie américaine le risque d’un abandon du
politique : repliés sur leurs intérêts privés, les citoyens abandonnent l’intérêt général.
• Au contraire, l’équilibre de l’État pourrait exiger des contre-pouvoirs. Si Durkheim reconnaît
que les États sont des facteurs de libération, car ils émancipent les citoyens des communautés
d’influence dans lesquelles ils vivent, ils peuvent devenir oppresseurs s’ils ne sont pas
limités par des puissances collectives. Il ne s’agirait donc pas de supprimer le pouvoir de
régulation et de représentation, mais d’en démultiplier les centres.

Vous aimerez peut-être aussi