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LE BONHEUR

Francesca Larcher pour le lycée Saint Aspais, Fontainebleau

En rouge : les définitions, ou précisions allant avec celles-ci (auteurs, etc) En vert : les
problèmes à résoudre, et leurs réponses En bleu : les citations En violet : les objections

INTRODUCTION

Tout homme désire être heureux. Mais qu’est-ce que le bonheur ? Sitôt qu’on cherche à le définir, il
apparaît comme une notion complexe, voire contradictoire. Pour certains il consiste dans la
plénitude d’une vie de famille, pour d’autres dans le plaisir, la richesse ou le pouvoir, pour d’autres
encore, tout au contraire, dans la sérénité d’une vie contemplative … Pourtant, si nous sommes
certes tous différents, nous sommes tout de même aussi tous semblables en tant qu’hommes ; et
nous cherchons tous la même chose, en un sens : un état de plénitude et d’harmonie intérieure ; la
satisfaction durable (la notion de bonheur renvoie à celle de durée ; il faut être heureux ‘’un certain
temps’’ au moins, une satisfaction très éphémère est de l’ordre de la joie plus que du bonheur), des
désirs essentiels du sujet (et non nécessairement de tous ses désirs …. on comprend assez vite que
cela n’est pas possible !). Et puisque dans ‘’bonheur’’ il y a ‘’bon’’, le PROBLEME 1 est : y a-t-il un
bien qui serait susceptible de combler objectivement tout homme, ou bien au contraire est-ce à
chacun de déterminer subjectivement ce bien ?

D’autre part dans ‘’bonheur’’ il y a aussi ‘’heur’’, du latin augurium qui signifie ‘’augure, chance’’. En
ce sens, le mot indique que le bonheur, comme d’ailleurs le malheur, serait lié au hasard ; ce serait
qqch qui arrive, qui nous échoit, qui tombe, sans que l’on s’y attende …mais que l’on ne peut
maîtriser, dès lors. On le vit souvent ainsi, du reste, comme une chance inexplicable (celle par ex.
d’avoir rencontré l’être aimé, quand d’autres souffrent de solitude), assortie de la crainte qu’un autre
hasard ne nous en prive … Et donc, PROBLEME 2 : peut-on être soi-même l’auteur de son propre
bonheur, ou bien au contraire celui-ci est-il plutôt le fait du hasard ? Si l’on n’est pas vraiment soi-
même l’auteur de son bonheur, celui-ci ne sera-t-il pas précaire, plutôt que durable ?

Sans même savoir, enfin, comment le définir, on pourrait penser que le bonheur est fin ultime,
dernière : tout ce que l’on désire, on le désire en vue d’être heureux ; seul le bonheur est désiré pour
lui-même et non en vue d’autre chose, comme le dit ARISTOTE dans l’Ethique à Nicomaque. On
désire par ex. être riche pour être heureux, mais on ne désire pas être heureux en vue d’autre chose.
Supposons toutefois que l’on soit heureux, mais qu’il y ait du malheur autour de nous  ; devrions-
nous jouir de notre bonheur sans chercher à remédier au malheur d’autrui ? mais ce faisant, ne
mettrions-nous pas en péril notre bonheur, justement ? Et donc, PROBLEME 3 : le bonheur est-il
aussi le Souverain Bien, c.à.d. la fin la plus haute (et non seulement la fin dernière) que l’homme
puisse se proposer, ou bien au contraire d’autres fins (la vérité ou la justice, par ex.) la surpassent-
elles en valeur et en dignité ?

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1. QUE FAIRE POUR ETRE HEUREUX ? QUEL BIEN PEUT-IL
COMBLER L’HOMME ?
Quel bien devons -nous obtenir pour être heureux ? ‘’chacun son bonheur’’, comme on dit ? et
sommes-nous vraiment capables d’y arriver ?

1.1. Le bonheur dans le plaisir ?

On peut penser cela : être heureux, serait avoir le plus de plaisir possible. Pourquoi pas, après tout ?
Le plaisir, n’est-ce pas ce que cherche spontanément tout être sensible ??? Et donc, le plaisir n’est-il
pas pour nous le plus grand bien, comme la douleur le plus grand mal ??

Le bonheur consisterait alors dans l’obtention du plus grand plaisir possible ; c’est ce que l’on
appelle l’hédonisme. La nature propre de l’homme en effet serait dans ce cas d’être un corps
sensible, capable donc de plaisir et de douleur ; le corps spontanément recherche le plaisir et fuit la
douleur ; plaisir et douleur seraient donc le seul bien et le seul mal pour nous, comme le dit EPICURE
dans la Lettre à Ménécée : « Tout bien et tout mal résident pour nous dans la sensation » (cf. aussi
texte 6 p.128). Bref, plus on a de plaisir, plus on est heureux !

De prime abord, c’est plutôt séduisant ! MAIS l’homme est un être compliqué …. En effet, c’est un
fait, il désire aussi être ‘’quelqu’un de bien’’, c.à.d. être un homme moralement bon. On reviendra
plus loin sur ce point, car bien-sûr, on pourrait tout de suite objecter : mais qu’est-ce que c’est, être
moralement bon ?? chacun sa morale, non ??? On va voir …. mais pour le moment, il faut juste
comprendre que chacun de nous a bien une exigence de ce type envers lui-même. Personne ne
serait heureux en pensant de lui-même qu’il n’est qu’un ‘’pauvre type’’, un ‘’salaud’’ comme dit
SARTRE. Sommes-nous pleinement heureux si on a mauvaise conscience ? Si on construit son
bonheur en faisant du mal à d’autres ? En somme, même si pour le moment on ne sait pas bien ce
qu’est la morale …. disons qu’elle compte beaucoup pour ceux qui désirent être pleinement
heureux. Pour nous, et cela complique le problème, le bonheur devrait aller avec la vertu, c.à.d.
l’excellence morale.

Et donc : faire du plaisir le but de sa vie, cela ne risque-t-il pas d’être incompatible avec la morale et
la vertu ?

La réponse semble bel et bien être oui, SI on se fait du ‘’plus grand plaisir possible’’ la même idée
que CALLICLES, ce célèbre interlocuteur de SOCRATE dans Gorgias de PLATON : le plus grand plaisir
possible serait de cultiver et satisfaire tous ses désirs, quelqu’ils soient ! … en mettant son
intelligence et son courage au service de leur satisfaction. Du point de vue de CALLICLES, cette
intempérance (c.à.d. dérèglement, le contraire de la maîtrise de soi et de ses désirs) serait la
véritable vertu, la véritable excellence, celle d’un homme fort, qui n’est pas intimidé par les leçons de
morale du plus grand nombre, formé d’hommes faibles et peureux …

Mais pour séduisant que soit son discours, on sait bien au fond que ce ne peut être là une vie
moralement bonne, et que si son plaisir passe par le mal fait à autrui, non, on ne sera pas vertueux,
on ne peut pas gagner sur tous les tableaux … Sans compter qu’on ne sera peut-être même pas
heureux ! comme le dit Socrate à Calliclès, ces gens qui passent leur vie à multiplier les plaisirs sont

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comme des tonneaux percés, que l’on ne cesse de remplir sans qu’ils ne soient jamais pleins  ! jamais
comblés ! (cf. texte 15 p. 98).

EN REVANCHE, la réponse est non, SI on pense comme EPICURE que le ‘’plus grand plaisir possible’’
réside dans l’aponie (absence de douleur dans le corps) et l’ataraxie (absence de trouble et
d’inquiétude dans l’âme). C’est ce que l’on appelle le ‘’plaisir en repos’’ : l’extrême sérénité de celui
qui ne souffre de rien, que nulle inquiétude ne tourmente, et qui ne s’obtient qu’en sachant se
contenter parfaitement du strict nécessaire. Il y a, explique EPICURE dans la Lettre à Ménécée (cf.
texte 5 p. 128), 3 sortes de désirs : les désirs naturels et nécessaires (imposés pas la nature elle-
même, c.à.d. par le corps, et qui doivent impérativement être satisfaits sous peine de mort : manger,
boire, être protégé du froid …) ; les désirs naturels non nécessaires (qui s’enracinent dans les
précédents mais dont la satisfaction n’est pas impérative : goûter un repas raffiné, boire un bon vin
…) ; les désirs vains, ni naturels ni nécessaires (produits notamment par la vie sociale, la culture et
non la nature : être riche, célèbre … mais rien de tout cela n’est jamais assez à nos yeux !). Seuls les
1ers sont toujours possibles à satisfaire, car ils se contentent de très peu. Apprendre à s’en suffire
assure une permanente félicité (on est tjrs sûr de pouvoir être comblé !) et une inaltérable vertu
(seul celui qui désire trop, commet de mauvaises actions). La vertu n’est pas un but en soi, ici ; elle
n’est que la condition du bonheur. Mais le fait est qu’elle est inséparable de celui-ci !

PAR AILLEURS, on voit qu’ici le bonheur ne doit rien au hasard. C’est à nous de produire nous-
mêmes notre bonheur, il ne peut advenir sans un travail de notre raison (visant à déterminer, parmi
tous nos désirs, lesquels doivent être satisfaits, et lesquels ne le doivent pas) et de notre volonté
(mettant en pratique les connaissances acquises sur notre nature et sur nos désirs). Ce qui revient à
dire que c’est par la pratique de la philosophie que l’on conquiert le bonheur, (cf. texte 7 p.129), et
que l’on n’est malheureux, au fond, que par sa propre faute ! La leçon vaut d’être méditée… nous
cherchons à être heureux en accumulant les biens matériels … et sans doute y a-t-il là une illusion
redoutable, à vaincre par l’effort de la pensée.

CEPENDANT, bien que l’hédonisme épicurien ne soit pas ‘’trivialement’’ matérialiste (Epicure aurait
pris la plus grande distance vis-à-vis de nos sociétés de consommation, et place l’amitié et la pratique
de la philosophie parmi les biens naturels et nécessaires), on peut contester la réduction du bonheur
au plaisir, car : si le plaisir est UN bien (comme on dit familièrement, cela ‘’fait du bien’’ !), il est
contestable que ce soit LE Bien (on n’est pas tjrs vraiment d’accord avec le fait de ‘’se faire du bien’’
de n’importe quelle façon).

Suivons en effet le raisonnement d’ARISTOTE dans l’Ethique à Nicomaque :

1) Il y a des choses que nous ne choisissons pas, même si on pense qu’elles nous donneraient
du plaisir. Par ex abuser de la naïveté de qqun pour lui soutirer un avantage. On peut choisir
de ne pas le faire, malgré le plaisir que cela nous donnerait, parce que nous nous
désapprouverions d’agir ainsi. Donc ‘’plaisir’’ et ‘’bien’’ sont 2 notions distinctes, on ne peut
pas les identifier purement et simplement.

2) Il y a des choses que nous choisissons même si on pense qu’elles n’apporteront pas de
plaisir. Par ex se dénoncer à la place d’un innocent accusé à notre place. On le choisit quand-

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même, malgré le déplaisir, parce qu’on juge que c’est ‘’bien’’ de le faire. Donc ‘’plaisir’’ et
‘’bien’’ sont 2 notions distinctes, on ne peut pas les identifier purement et simplement.

3) DONC : on voit clairement qu’IL Y A DE BONS ET DE MAUVAIS PLAISIRS…. Alors qu’il ne


peut pas y avoir de bons et de mauvais ‘’biens’’ ! DONC ‘’plaisir’’ et ‘’bien’’ sont 2 notions
distinctes, on ne peut pas les identifier purement et simplement. D’ailleurs, le méchant et
l’honnête homme peuvent éprouver le même plaisir…. et pourtant, l’un est BON, alors que
l’autre est MAUVAIS !

ARISTOTE ne dit pas pour autant que le plaisir est un mal. Au contraire, (Ethique à Nicomaque, cf.
texte 13 p.115), « nous croyons que le plaisir doit être associé au bonheur », mais ‘’associé’’ n’est
pas ‘’identifié’’. On n’a pas d’estime pour soi-même si on a eu du plaisir, alors qu’on en a si on a été
courageux ; c’est là où l’on voit que le plaisir n’a pas la dignité du bien.

MAIS ALORS, peut-être le véritable bonheur pourrait-il se trouver dans la vertu, justement ?

1.2. Le bonheur dans la vertu ?

Alors là, ce serait l’hypothèse un peu inverse à celle du bonheur-plaisir : on ne trouve le


bonheur qu’en étant parfaitement vertueux, c.à.d. excellent moralement. C’est par ex ce
que pensent les philosophes STOÏCIENS, qui sont contemporains d’Epicure, d’ailleurs ! A leur
propos, cf notice historique du A à Z, p. 429.

Evidemment, cela paraît plutôt austère !..... Et pourtant…..cela se défend peut-être mieux


que vous ne le diriez de prime abord :

---<C’est important pour nous d’être qqun de ‘’bien’’, cf ce qui a déjà été dit page 2. Et
allons plus loin. On disait que le plaisir serait LE bien de l’homme, car l’homme est un être
sensible. En effet ! MAIS il est tout de même aussi un être doué de raison. C’est même cela
qui nous distingue des animaux, non ?? DONC il est logique de penser que la vertu serait LE
bien pouvant accomplir l’homme, en satisfaisant sa partie raisonnable, qui est son propre
à lui. SEUL l’homme est capable d’exigence MORALE, de chercher à être qqun de
BON….même si cela peut contrarier certains désirs pourtant importants.

----<En plus, être un homme bon ne dépend QUE de nous-mêmes, de notre propre volonté.
Alors qu’obtenir d’autres biens désirables, non ! Être riche, en bonne santé, être aimé de
telle personne etc….cela ne dépend jamais entièrement de nous. On peut ici penser à la très
célèbre distinction faite par les Stoïciens, dont la règle d’or est : apprenons à distinguer ce
qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous (cf. texte 2 p. 139), selon la célèbre
formule d’EPICTETE dans le Manuel.

Les choses qui ne dépendent pas de nous sont celles qui nous sont extérieures : richesse,
gloire, pouvoir, santé …. Bien-sûr, on a un certain pouvoir de les acquérir/les conserver, mais

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enfin chacun sait bien que cela n’est jamais entièrement en notre pouvoir. Le bonheur ne
peut donc être assuré par aucune circonstance extérieure ! Ce qui seul est en notre total
pouvoir est, logiquement, ce qui nous est intérieur : notre pensée (qui peut juger qu’être
bon est plus important que tout le reste) et notre volonté (qui peut prendre la décision
d’être bon).

Le bonheur du sage est donc dans la vertu, être vertueux suffit à le rendre heureux  ! Si je
décide d’être bon et vertueux, je ne peux pas ne pas y arriver, cela ne tient vraiment QU’A
moi, je ne risque donc pas d’être déçu en ne l’obtenant pas !

CEPENDANT : on peut être très vertueux…et malheureux quand-même, non ??? Même s’il
importe d’être bon et vertueux, qui peut VRAIMENT se suffire de cela pour être heureux ??
Si par ailleurs certains de nos désirs importants ne sont pas comblés ?? Mme de Clèves par
ex est certes en accord avec elle-même lorsqu’elle renonce au duc de Nemours pour ne pas
trahir son époux ; elle ne regrette nullement ce beau choix de la fidélité, elle se serait sentie
deshonorée sinon ; mais enfin, elle n’est pas heureuse, puisque tout de même, elle aime M.
de Nemours ! Alors ???

1.3. Le bonheur….quoiqu’il arrive ?

(Merci à R.P. DROIT, dont l’article du 05/08/10 sur le stoïcisme est ici largement repris)

Soulignons quelque-chose : le bonheur n’est pas du tout facile à obtenir. Pourquoi ?

Si nous sommes malheureux, n’est-ce pas parce que nous sommes terriblement fragiles, sans cesse
exposés aux ‘’coups du sort’’, comme on dit, toujours à la merci d’évènements sur lesquels nous
n’avons pas de prise ? A chaque instant, on peut perdre enfants, amis, fortune … cela nous accable,
et nous révolte aussi, comme si nous étions victimes d’une affreuse injustice. Mais alors, le bonheur
serait d’être toujours satisfait de son ‘’sort’’, quoiqu’il arrive ; d’être toujours en harmonie avec ce
qui nous advient ; comme si nous étions souverainement maîtres de ce qui arrive, au lieu de subir.
Or cela est en notre pouvoir ! … si seulement nous voulons bien, là encore, mettre en œuvre notre
raison et notre volonté. Tel est, encore, l’enseignement des STOÏCIENS.

Reprenons la distinction entre les choses qui dépendent/qui ne dépendent pas de nous. Les choses
extérieures, disions-nous, ne sont jamais entièrement en notre pouvoir ; seules les choses intérieures
le sont. Mais donc : ce qui m’arrive ne dépend jamais entièrement de moi ; en revanche, ce que je
pense de ce qui m’arrive, oui !

Par ex. : je ne puis éviter de mourir. Mais je ne suis pas forcé de me représenter la mort comme un
mal ! je peux tout autant la penser comme un bien, ou comme indifférente, et donc l’accepter
sereinement au lieu de désirer vainement être immortel. Nous sommes donc radicalement libres, au
sens où rien au monde ne peut faire plier notre volonté ou manipuler notre pensée. La volonté
pensante est une imprenable forteresse, une ‘’citadelle intérieure’’ inexpugnable et invincible ; c’est
la seule chose que nous puissions contrôler absolument, c’est donc elle seule qui peut nous
permettre d’être heureux, dans toutes les situations, même les pires. Ainsi, quoique le sort lui

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réserve, le sage stoïcien demeure inaccessible au malheur. Il peut être, comme dit EPICTETE,
« malade et heureux, en danger et heureux, mourant et heureux, exilé et heureux, méprisé et
heureux ». Il ne s’agit pas d’aimer/rechercher la souffrance ! Santé, richesse, pouvoir …. sont bien-
sûr, comme ils disent, « préférables » à leurs contraires ; mais le sage stoïcien apprend à y être
« indifférent » s’il en est privé, jamais ces éléments extérieurs ne conditionnent son bonheur.

Protégé des coups du sort et les revers de fortune, voilà notre stoïcien …..stoïque –impassible - …
heureux ?? c’est ce qu’il dit, en tout cas ! Le sage n’est pas seulement soustrait au malheur ; il est
heureux au plein sens du terme ; il goûte lui aussi une parfaite ataraxie : absolue sérénité intérieure,
sans aucune crainte, aucun regret, dans le consentement total à tout ce qui arrive.

MAIS quand-même, pourrions-nous objecter, ce qui arrive peut être un MAL, non ?? les guerres ??
la mort des enfants ??

Au fondement du stoïcisme se tient la conviction que le cosmos est un tout parfaitement ordonné et
harmonieux, divin en ce sens. Tout ce qui est, et tout ce qui arrive, est nécessaire (ne peut être
autrement : c’est le destin) et est bien, car concourt à l’harmonie du tout. Tout est bien, donc, même
ce qui nous paraît mal, comme la mort d’un proche (mais c’est parce que le vieillard meurt, par ex.,
que le jeune homme peut prendre place dans le monde …) L’ordre du monde ne dépend pas de nous,
ce qui dépend de nous c’est notre jugement à son propos. Et c’est parce que le sage comprend
profondément, de toute sa raison, que cet ordre est parfait, qu’il peut y consentir de toute sa
volonté, comme si cet ordre était son œuvre, alors que les autres ne font que le subir. Ce parfait
assentiment au destin procure au sage la liberté intérieure et l’ataraxie, la paix de l’âme, le véritable
bonheur donc ! il est heureux parce qu’il ne fait qu’un avec l’ordre du cosmos : là est le vrai bien de
l’homme.

Or cette vie sage est heureuse, et vertueuse en même temps ; être bon, chez les Stoïciens, ce n’est
pas seulement ‘’bien se conduire’’ au sens ordinaire ; c’est aussi accepter pleinement l’ordre du
monde. Le bonheur n’est pas la ‘’récompense’’ du vertueux, un supplément résultant de sa ‘’bonne
conduite’’ ; le bonheur c’est le fait même d’être vertueux, d’être bon comme on vient de le dire, en
acceptant l’ordre du monde. Le malheur des hommes est là aussi leur faute, au fond  ; ils sont
malheureux parce qu’ils ne se servent pas de leur raison, parce qu’ils se trompent de bien !

Leçon à méditer, ici encore … ne serions-nous pas beaucoup plus heureux, effectivement, en
apprenant à désirer seulement ce qui est en notre pouvoir ? Ne ferions-nous pas ainsi l’économie de
la frustration, de l’inquiétude, du regret ? et comment ne pas admirer la grandeur du sage qui par sa
seule force d’âme vainc les épreuves et triomphe de toute adversité ?

ET POURTANT… le sage stoïcien nous semble plus ‘’sublime’’ qu’ ‘’heureux’’. Ce bonheur- là est trop
loin de nous, peut-être, pour qu’il nous ‘’parle’’ ; trop héroïque pour être le vrai visage du bonheur,
qui est plus humble, plus frêle … plus humain. ARISTOTE est, ici, plus proche de nous. Il dit dans
l’Ethique à Nicomaque que si la vertu est bien une condition nécessaire du bonheur, elle ne suffit
pas. Et être heureux est quand-même lié en partie au hasard. Un homme heureux se reconnaît
selon lui à une certaine combinaison d’honnêteté, d’aisance matérielle et de reconnaissance sociale  ;
« un homme heureux a besoin des biens du corps, des biens extérieurs et des faveurs de la fortune
pour que son activité ne rencontre pas d’entraves ». Et c’est seulement après sa mort qu’on pourra

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dire que sa vie a été heureuse, car tant qu’il vit, un cataclysme peut tout remettre en question. Il
répond d’ailleurs d’avance aux stoïciens quand il écrit : « Quant à ceux qui prétendent qu’un homme
soumis au supplice de la roue et tombé dans de grands malheurs est heureux, pourvu qu’il soit bon
… eh bien, volontairement ou non, ils parlent pour ne rien dire » !

DE PLUS, on peut récuser l’idée que l’ordre du monde soit bon, et qu’être bon soi-même soit
accepter cet ordre. Lorsque le christianisme évoque le péché originel, il fait référence à un mal
objectif (mort, maladie, perversions, guerre, misère, avidité …) que l’homme introduit dans le
monde en se détournant de Dieu ; en ce sens, le monde doit être sauvé et non accepté.

Le bonheur n’est DONC pas aussi entièrement en notre pouvoir que les épicuriens et les stoïciens le
disent ! et si le bien capable de nous satisfaire n’est ni le plaisir, ni la vertu au sens stoïcien, qu’est-
il donc ?

1.4. Le bonheur dans la contemplation ?

Jusqu’ici, nous avons admis que le bonheur pourrait être l’ataraxie, c.à.d. la parfaite sérénité de
l’âme qu’aucune crainte et aucun désir inassouvi ne troublent. Une sorte de ‘’repos’’, donc, où l’on
n’a même plus besoin de ‘’faire’’ quelque chose, puisque l’on est comblé et que l’on n’a plus rien à
désirer. L’image pourrait en être celle du randonneur qui, parvenu au sommet après une montée
rude et escarpée, ne désire plus rien d’autre que goûter la splendeur du paysage s’offrant à sa vue.
Au-delà de leurs différences, épicuriens et stoïciens nous disent ici la même chose.

Mais là encore, cela ne nous convainc pas tout à fait. L’on ne peut s’empêcher de penser que
l’ataraxie finirait par nous ennuyer ! … et que l’on serait plus heureux en ‘’faisant’’ quelque chose !
Le bonheur ne consisterait pas dans l’ataraxie, mais plutôt dans l’exercice de l’activité propre à
chaque être : « le bonheur réside dans le fait de vivre et d’agir » (ARISTOTE, Ethique à Nicomaque,
IX, 9).

Il veut dire que chaque chose a une activité qui lui est propre, dans laquelle elle se réalise,
s’accomplit, parvient à sa propre excellence. Par ex, le propre d’un couteau est de bien couper, le
propre d’un cheval de course est de bien courir …. Or, quelle est l’activité propre à l’homme, qui
serait son vrai bien, dans laquelle il peut se réaliser, s’accomplir, parvenir à sa propre excellence ?

Le propre de l’homme, dit ARISTOTE, c’est d’être esprit. Non un pur esprit ! puisqu’il est aussi corps ;
mais c’est par l’esprit qu’il se distingue de l’animal, et qu’il a « quelque caractère divin » (cf. texte 13
p.115). L’activité qui est le propre de l’homme, dans laquelle il peut s’accomplir, qui est donc son vrai
bien… c’est l’activité de l’esprit, qui est « la partie la plus excellente de nous-mêmes » (même
texte). Et l’activité la plus caractéristique de l’esprit, c’est la contemplation (‘’theoria’’ en grec) ;
c.à.d. l’activité la plus purement intellectuelle. C’est la réflexion métaphysique (qui porte sur les
causes ultimes de toutes choses) ; plus particulièrement, il s’agit de ‘’regarder’’, avec  « l’œil de
l’âme » comme dirait PLATON, la réalité la plus haute de toutes, le divin ….Certes, on a déjà dit que
pour ARISTOTE, le sage lui-même a besoin, pour être heureux, « de ce qui est indispensable à la
vie », il doit être muni « d’une façon suffisante de ces biens extérieurs ». Mais enfin, la vie
réellement heureuse est ici une vie consacrée essentiellement à l’activité intellectuelle et
spirituelle. Cela n’a rien d’austère, aux yeux d’ARISTOTE ! au contraire, il écrit ( texte 13 p. 115) que

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cette activité « comporte des plaisirs merveilleux autant par leur pureté que par leur
solidité » (n’arrive-t-il pas, de fait, que l’on éprouve un très vif plaisir à réfléchir, comprendre,
méditer ?).

Cela dit, on pourrait objecter qu’il s’agit là du bonheur … de l’ ‘’intellectuel’’, comme on dit ! et non
de tout homme. Si l’homme est esprit, il faut bien-sûr, pour qu’il s’accomplisse, qu’il y ait place dans
sa vie pour l’activité spirituelle. Mais le fait est que beaucoup d’hommes ne se sentent pas du tout
faits pour cette vie contemplative ! qui donc, ne les rendrait pas heureux, eux ! On peut se sentir fait
pour autre chose : pour le travail manuel, pour s’occuper d’autrui, pour l’art etc. Chacun sa voie !

Mais on peut concéder malgré tout que :

1) De toute façon, il s’agit quand-même toujours d’exercer l’activité qui nous est propre,
selon nos « dispositions » comme dit Aristote, comprenons nos talents. Il faut donc (encore et
toujours !) réfléchir pour se connaître soi-même et repérer ce pour quoi nous nous sentons faits, ce
dans quoi on pourra exceller et se réaliser soi-même. On peut avoir des ‘’dispositions’’ diverses, donc
peuvent être également heureuses des vies différentes (contemplative, familiale, artistique …).

2) Dans tous les cas, il faut que ce soient des vies où peuvent s’exprimer et s’accomplir des
dispositions propres à l’homme : réflexion, créativité, courage, sens du service …Il y a des vies qui
rendront tout homme malheureux, justement parce qu’il ne peut pas vivre de façon réellement
humaine ; comme quand on est exploité, tyrannisé, humilié ….

3) Et dans tous les cas, il faut que ce soient des vies vertueuses et réglées par la raison, qui
est le propre de l’homme. Donc un ‘’mauvais homme’’ ne pourrait être réellement heureux, car il est
déréglé, justement.

***

Jusqu’ici, on a confronté des réponses différentes mais qui toutes disent que l’homme peut être
heureux s’il s’y prend comme il faut. Mais est-ce si sûr ? Des malheureux, il y en a ! Et au fond, les
hommes sont-ils réellement capables d’être heureux ? Ne dit-on pas souvent d’un homme
malheureux qu’il a pourtant ‘’tout pour être heureux’’ ? et ne se rend-on pas souvent compte avoir
été heureux quand on ne l’est plus, sans avoir su reconnaître le bonheur quand il était là ?

2. LE BONHEUR : UN ‘’IDEAL DE L’IMAGINATION’’ ?


2.1. Le tragique de la condition humaine

On a bien compris que l’on ne sera pas heureux simplement par hasard, qu’il faut réfléchir et agir
pour produire nous-mêmes notre bonheur. Mais tout de même …. On peut penser aussi qu’en dépit
de nos efforts, c’est notre humaine condition qui est malheureuse, de sorte qu’il serait logique
d’être malheureux, et exceptionnel de ne pas l’être ! Les stoïciens ont beau dire, notre monde n’est
pas si bon, qu’il soit sage et possible de nous en satisfaire ! Non seulement nous sommes exposés
aux coups du sort les plus cruels ; mais encore faut-il prendre en compte la réalité du mal, qui semble
si profondément enraciné dans le cœur de l’homme. « L’homme est un loup pour l’homme »,
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rappelle HOBBES dans Du Citoyen ; la prière du Salve Regina parle de ce monde comme d’une
« vallée de larmes »… De sorte qu’il n’y aurait pas de réel bonheur possible en cette vie, mais
seulement dans la vie après la mort si elle existe, auprès de Dieu.

Peut-être aussi le propre de l’homme est-il de ne pas savoir se contenter. Dans Le Monde comme
volonté et comme représentation, SCHOPENAUER explique que nous ne sommes pas réellement
capables d’apprécier nos états de satisfaction. (cf. BLED de Philosophie, p. 83). La conscience en effet
ne sent, n’éprouve véritablement que la douleur de la privation, le manque du désir. Mais elle ne
sent pas pareillement le moment où le désir est satisfait et le manque est comblé. Par ex., nous
sentons que nous avons faim et nous désirons manger en sentant la souffrance de la faim. Mais nous
ne mesurons pas de la même façon la satiété, et notre estomac rempli nous laisse indifférents,
puisque nous ne souffrons plus d’avoir faim. D’où une sorte d’oscillation permanente de l’homme
entre la souffrance et l’ennui : ou bien il souffre de ne pas avoir qqch, ou bien il s’ennuie de l’avoir  !
Il ne peut apprécier le bonheur que rétrospectivement. Mais être heureux sans se rendre compte
qu’on l’est, ce n’est justement pas être heureux ! Le bonheur n’existe que dans la conscience qu’on
en a. Et donc, EPICURE a beau dire, il est bien peu le propre de l’homme de savoir se contenter.

Dès lors, on peut penser qu’il faut essayer au moins de réduire les causes extérieures de malheur ;
et qu’il faut entreprendre une action politique, et non seulement travailler sur soi-même.

2.2. Un droit au bonheur ?

Au moment de la Révolution Française, Saint-Just écrit : « Le bonheur est une idée neuve en
Europe ». (Rapport à la Convention, 3 mars 1794). Car le bonheur n’est plus envisagé comme un
simple désir, mais comme un droit, fondant des devoirs de la part de l’Etat. « Le but de la société est
le bonheur commun » (Article I de la Constitution de 1793). Et dans la Déclaration d’Indépendance
américaine du 4 juillet 1776 : « tous les hommes (…) sont doués par le Créateur de certains droits
inaliénables ; parmi lesquels se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Et c’est un
droit pour tous car « tous les hommes sont créés égaux ». Or on peut effectivement admettre qu’il
existe un même droit pour tous d’être délivrés de maux objectifs (misère, exploitation, persécution
…) qui rendent malheureux, dont ceux qui en souffrent ne sont pas responsables, et dont l’action
politique a le devoir de les protéger (institution de lois justes, mesures de solidarité …).

MAIS le texte américain dit que c’est la recherche du bonheur qui est un droit. Par contre, s’il s’agit
de confier à l’Etat la charge du bonheur de chacun, à travers la définition d’un bonheur commun qui
serait imposé, on peut alors penser qu’il s’agit d’une utopie, et d’une utopie dangereuse, totalitaire,
qui nie la liberté et la singularité de chacun.

DE PLUS, l’expression ‘’droit au bonheur’’ est absurde si on la prend au pied de la lettre. Car un
véritable droit suppose des recours juridiques lorsqu’il est lésé. Je suis victime d’un vol, je peux
porter plainte, il existe des tribunaux pour donner réparation du préjudice subi et pour punir les
coupables. Mais si je suis malheureux ? où irais-je déposer plainte ? qui serait en charge de la
réparation si je souffre d’aimer quelqu’un qui ne m’aime pas ? etc. De même, on peut dire qu’il y a
un ‘’droit aux soins’’, mais non un ‘’droit à la santé’’ ; on peut n’avoir pas la santé, bien qu’aient été
dispensés tous les soins auxquels on a droit. Ce n’est donc pas le bonheur lui-même qui est un droit,
mais la possibilité de jouir de certains biens d’où dépend mon bonheur, et qui pourtant ne suffisent
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pas à le produire. Comme on l’a dit, on peut ‘’avoir tout pour être heureux’’ … et être malheureux
quand-même. Le bonheur n’est pas un dû !

ET PUIS de toute façon, la raison est-elle vraiment si capable, au fond, de définir le bonheur ?

2.3. Introuvable bonheur ?

Le bonheur peut difficilement faire l’objet d’une définition universelle, c.à.d. valable pour tous sans
exception et donc certaine. Dans les Fondements de la Métaphysique de Mœurs, KANT écrit : « Par
malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout
homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce
que véritablement il désire et il veut (…) Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de
pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ?
Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une
manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue (…) etc. !
Bref il est incapable de déterminer avec une entière certitude (…) ce qui le rendrait véritablement
heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience ».

En somme, on ne sait jamais réellement ce qu’on veut ! il est si difficile de se connaître soi-même, et
de connaître les suites futures de nos choix ! Et le bonheur dépend d’ « éléments empiriques »,
c.à.d. liés à la personnalité de chacun ; ce qui rend heureux l’un ne rend pas forcément heureux
l’autre comme on l’a déjà vu. La raison ne peut donc trouver, à propos du bonheur, aucune règle
sûre à suivre. D’où la célèbre formule de KANT dans ce même texte : « le bonheur est un idéal, non
de la raison, mais de l’imagination ». Un idéal puisque c’est une perfection à laquelle on aspire, sans
forcément pouvoir la réaliser ; de l’imagination parce que l’on en rêve, sans en pouvoir trouver de
règle sûre comme on vient de le voir.

Et DONC, il ne serait pas très raisonnable d’envisager le bonheur comme but suprême de tous nos
efforts ! Depuis le début, on se demande quel est le bien qui serait susceptible de réaliser notre
bonheur ; mais en fait, c’est peut-être le bonheur lui-même qui n’est pas le plus grand bien à
poursuivre ! Ne serait-il pas bien plus raisonnable de consacrer tous nos efforts à nous rendre
moralement bons ?

3. LE BONHEUR : LE SOUVERAIN BIEN ?

3.1. La vertu plutôt que le bonheur …

Contrairement au bonheur, explique KANT, le devoir peut être l’objet d’une définition universelle.
Le devoir est ce qui est moralement exigible, ce à quoi nous sommes absolument tenus d’un point
de vue moral : ne pas voler ce qui ne nous appartient pas, ne pas trahir la parole donnée etc . Bien-
sûr, certains diront que chacun a sa morale … Nous y reviendrons dans la leçon sur Le Devoir. Pour
l’instant, nous pouvons admettre qu’en réalité, il est assez facile de savoir quel est notre devoir,
beaucoup plus facile en tout cas que de savoir ce qui pourrait nous rendre heureux ! Au fond de
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nous, nous savons très bien en notre âme et conscience comme on dit, que nous ne devons pas
faire certaines choses (voler de l’argent à un ami, tricher à un examen, laisser accuser un innocent à
sa place …) et que nous devons en faire d’autres (se dénoncer soi-même si on est coupable, secourir
quelqu’un qui est attaqué …). A ce propos, la raison trouve des règles tout à fait sûres, et valables
pour tous sans exception, c.à.d. valables universellement. Le devoir, c’est indépendant de la
personnalité de chacun ! Il s’agit d’agir soi-même comme on sait que tout homme devrait agir. Là au
moins, on est sûr de ne pas se tromper !

DONC dans la mesure où nous sommes doués de raison, il est bien plus raisonnable de se proposer
d’être vertueux (c.à.d. de toujours faire son devoir) que de se proposer d’être heureux. Et surtout,
faire son devoir est un devoir, justement !! nous sommes tenus de faire ce qu’il est de notre devoir
de faire ; mais nous ne sommes pas tenus d’être heureux ; si je ne fais pas mon devoir, je commets
une faute morale ; mais je ne commets pas de faute à être malheureux !

On voit donc qu’ici, le bonheur n’est plus considéré comme le Souverain Bien ; il n’est pas la fin la
plus digne que l’homme puisse se proposer ; le devoir est une fin qui surpasse le bonheur. Plus
largement, on pourrait dire qu’il n’y a aucun mérite à chercher le bonheur, tandis que l’homme
s’élève en poursuivant des fins elles-mêmes plus élevées, comme la vérité, la justice, la liberté …
Dans la pièce d’Anouilh, à Créon qui l’exhorte : « Marie-toi vite Antigone, sois heureuse », Antigone
répond : «Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur ! (…) Ah vos têtes, vos pauvres têtes de
candidats au bonheur ! ». Au fond, chercher le bonheur est, explique KANT, une conduite
intéressée, égoïste ! Alors que la morale exige au contraire que l’on soit parfaitement désintéressé,
que l’on ne cherche rien pour soi-même. Ce qui est le cas lorsqu’on veut seulement faire son devoir,
faire ce que l’on doit, parce qu’on le doit, parce que c’est moralement exigible. Comme le dit
Antigone, encore : « Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles
pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse, elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit
lambeau de bonheur ? Dis, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-
elle laisser mourir en détournant le regard ? ».

Décidément, mieux vaut vouloir faire son devoir que chercher le bonheur ! Comme Jean Valjean,
lorsqu’il se dénonce à la place d’un autre pris pour lui, alors qu’il a refait sa vie et que se taire
pourrait lui assurer la paix jusqu’à la fin de ses jours ! et c’est pour cela, justement, que nous
l’estimons. Comme le dit KANT : « La raison pratique ne demande pas qu’on renonce à toute
prétention au bonheur, mais seulement que, dès qu’il s’agit de devoir, on ne le prenne point en
considération » (Critique de la Raison Pratique), cf. texte 22 p. 308.

Certes, le devoir est un idéal : ce qu’il faudrait absolument toujours faire, mais que nous sommes
sans doute peu capables de faire dans la réalité ! mais, contrairement au bonheur, c’est un idéal de
la raison. C’est la raison qui dicte la règle morale, et celle-ci est la même pour tout le monde, alors
que le bonheur est si lié à la singularité de chacun. Le devoir est cet idéal moral auquel la raison exige
que nous tendions, de toutes nos forces, de toute notre volonté.

Seulement, voilà : ce n’est pas parce qu’on s’efforce de faire son devoir que l’on sera heureux ;
comme dit KANT, on peut être vertueux et malheureux ! puisque les deux buts, vertu et bonheur,
ne sont pas sur le même plan, l’un concerne la partie raisonnable de ma personne, l’autre la partie
sensible. Bien-sûr, précise KANT, l’homme qui sacrifie son bonheur pour des raisons morales aura
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quand-même une satisfaction, le « contentement de soi » ; c’est la certitude consolante et
satisfaisante d’avoir fait ce que l’on devait faire. Ce n’est pas rien ! Mais enfin, ce n’est pas la même
chose que le bonheur.

MAIS justement : n’est-il pas choquant qu’un homme qui toujours s’emploie à bien se conduire,
puisse être malheureux ? surtout lorsqu’on en voit d’autres, peu soucieux de morale, qui
‘’réussissent’’ et satisfont, eux, leurs désirs ?? et n’est-ce pas choquant du point de vue de la raison
elle-même ? N’est-il pas en effet logique de penser que l’homme vertueux mériterait, lui, d’être
heureux, et non le malhonnête ??

3.2. … bien que la vertu rende, au moins, digne du bonheur

C’est bien pour cela que, si le but de la conduite vertueuse n’est pas de nous rendre heureux (mais
seulement de nous rendre vertueux !), elle implique toutefois un mérite au bonheur. Il est donc,
nous dit KANT, permis d’espérer qu’il y ait un bonheur pour l’homme vertueux, dans la vie après la
mort si ce n’est en cette vie. Certes, nous n’avons pas de preuve qu’il y ait une vie après la mort, ni
qu’il y ait une justice divine permettant, comme il le faudrait, que les hommes vertueux soient en fin
de compte heureux, et que le Bien finisse (comme il le faudrait !) par l’emporter sur le Mal. Du reste,
il vaut mieux, dit-il, que nous n’ayons pas une telle preuve ! Sinon, les hommes feraient leur devoir
pour en être récompensés dans l’au-delà … ils seraient donc intéressés et n’auraient pas de réelle
moralité ! mais enfin, cette espérance est permise et raisonnable. « La morale n’est donc pas à
proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais
comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C’est seulement lorsque la religion s’y
ajoute qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur, dans la mesure où nous
avons essayé de ne pas nous en rendre indignes.» (Critique de la Raison Pratique).

Autre leçon à méditer ! être heureux, c’est important bien-sûr … mais est-ce le plus important ?
aimerions-nous vraiment être heureux, mais au prix de mal agir ? Comme le dit ALAIN, « l’homme
est un fier animal », il a besoin du sentiment de s’être bien conduit, besoin de s’estimer soi-même.
C’est bien pour cela que Socrate, condamné à mort par une inique sentence, refuse la proposition de
son ami Criton de s’enfuir, et de devenir un hors-la-loi : « Ce qui est important n’est pas de vivre,
mais de vivre dans le bien (…) la vertu et la justice sont ce qu’il y a de plus estimable pour
l’homme » (PLATON, Criton).

POURTANT, prenant la décision de subir jusqu’au bout cette condamnation, au nom du devoir
justement, Socrate ne semble pas malheureux ! Ne semble-t-il pas atteindre, malgré tout, une forme
de plénitude et de satisfaction, bref une réelle forme de bonheur ? Comme il le dit à ses juges :
« Mais voici l’heure de partir, moi pour mourir et vous pour vivre. De mon sort ou du vôtre, lequel
est le meilleur ? La réponse reste incertaine pour tout le monde, sauf pour la divinité » (PLATON,
Apologie de Socrate).

3.3. Bonheur et vertu ne sont-ils pas plutôt inséparables ?

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Pour SOCRATE comme pour tous les Grecs, le bonheur n’est pas séparable de la vertu. Celui qui est
vertueux, est nécessairement heureux ; celui qui est heureux ne peut être que vertueux. La vie
bonne l’est dans tous les sens du terme : agréable à vivre ET moralement digne. 

Donc ce que nous disions plus haut : on peut être vertueux ET malheureux …. ne serait pas possible
pour un Grec !

Mais pourquoi ? En fait, cela dépend de l’idée que l’on a de ‘’vertu’’ (excellence morale) :

---- on peut penser que l’excellence morale est surtout la capacité de la volonté à résister,
par sens du devoir, aux penchants de la sensibilité (à nos désirs, en somme). Par ex je désire
m’enfuir en courant quand autrui est agressé, mais je lutte contre ma peur et je reste par devoir.
C’est ainsi que KANT pense la vertu. Et certains d’entre nous aussi ! on a facilement l’idée que celui
qui a du ‘’mérite’’, c’est justement celui qui ‘’prend sur soi’’ … Donc, la vertu c’est beau, bon …. mais
pénible. Donc elle serait opposée au bonheur, si on la prend en ce sens, et si je veux être vertueux,
moral, ce sera au prix de mon bonheur.

---- mais pour un Grec, la vertu est bien autre chose ! ARISTOTE dit de la vertu qu’elle est ce
qui accomplit excellemment la nature d’un être. (Ethique à Nicomaque) Chaque être a une nature
propre, qui peut être plus ou moins bien accomplie (un cheval de course par ex., dit-il, sera plus ou
moins rapide, un couteau coupera plus ou moins bien) ; le bien (objectif !) de chaque chose est donc
que sa nature soit excellemment accomplie, sa vertu est ce bien-là (il y a donc une ‘’vertu’’ du
cheval, gagner la course ; une ‘’vertu’’ du couteau, couper parfaitement).

La nature de l’homme, c’est d’être doué de raison. Donc pour être excellemment accompli, donc
heureux, il doit vivre de façon raisonnable, c’est-à-dire mesurée, juste…. vertueuse, donc.

Etre vertueux c’est ‘’faire bien l’homme’’, comme dit MONTAIGNE dans les Essais ; et c’est en
‘’faisant bien l’homme’’ qu’on est heureux, car on est alors un homme ‘’réussi’’.

En reprenant l’exemple ci-dessus : si je suis courageux, que je n’ai plus besoin de lutter contre moi-
même pour le devenir … j’irai secourir celui qui est agressé mais en étant bien plus heureux de le
faire que dans le cas précédent.

Ainsi, on comprend pourquoi ARISTOTE soutient que le méchant ne peut être réellement heureux.

3.4. Le bonheur …. peut-être

MALGRE TOUT, il est toujours possible de devoir, pour des raisons morales, renoncer à satisfaire
même des désirs très chers (être aimée du duc de Nemours pour la princesse de Clèves, ne plus être
poursuivi pour Jean Valjean …).

Ce grand soldat que fut Hélie DENOIX de SAINT-MARC a dit que « le métier d’homme est un rude
métier ». Quoique l’on fasse, il ne sera jamais facile d’être heureux. KANT est plutôt décourageant à
ce propos ; les Grecs trop confiants, peut-être !

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ARISTOTE fait comme si le méchant devait nécessairement, à un moment ou un autre, regretter ses
actes, et donc être malheureux…..mais est-ce si sûr ? peut-être y a-t-il des hommes dépourvus de
conscience morale, qui peuvent faire le mal sans remords, comme les personnages de Sade ?

Peut-être….il est difficile de le savoir ! Toutefois, les personnages de Sade peuvent difficilement
illustrer l’idée de bonheur, à vrai dire. Il n’y a nulle place, dans leur vie, pour l’amour et l’amitié. Ils
paraissent prisonniers de leurs jouissances perverses. On a quand-même du mal à imaginer qu’un
homme commettant délibérément le mal le plus atroce puisse être réellement, positivement,
‘’heureux’’ ; même si, certes, être bon ne garantit pas forcément d’être heureux.

Il faudrait alors redéfinir le bonheur : il serait alors le fait d’être en accord avec soi-même, avec
ses choix, avec des aspirations morales qui nous sont essentielles. On serait heureux au sens où,
comme on dit, on ne pourrait pas ‘’se regarder dans une glace’’ si l’on agissait autrement ; au sens
où, si c’était à refaire, on le referait. Bonheur plus difficile, plus exigeant que ce que l’on nomme
couramment par ce mot, bonheur qui n’exclut pas la souffrance ; mais bonheur au sens où notre vie
nous paraîtra digne d’avoir été vécue, et estimable. « Mais qu’est-ce que le bonheur, sinon le
simple accord entre un être et l’existence qu’il mène ? » (CAMUS, Noces)

Au fond, l’erreur serait peut-être de chercher le bonheur à tout prix. Occupons-nous plutôt de qui
compte vraiment : travailler, aimer, être bon et juste … le bonheur viendra par surcroît, s’il vient, et
nous manquera moins, s’il ne vient pas. On l’atteint plus facilement, peut-être, qu’on a cessé d’y
tenir….(merci à Mme Gratien-Plot, du lycée Marie Laurencin de Mennecy, pour cette conclusion que je
lui emprunte).

Comme le dit ALAIN dans ses Propos : « Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne
l’ont pas cherchée ». Et puis : si Dieu est le plus grand bien de l’homme, St.AUGUSTIN a raison :
« Mon cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en Toi » (Les Confessions).

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