Vous êtes sur la page 1sur 248

LE PENSEUR ET LE CRITIQUE

« MALEK BENNABI »

ِ ‫اْلنْس إََِّّل لِي ْعب ُد‬ ِ ُ ‫وما َخلَ ْق‬


56 ‫ون (سورة الذارايت) آية رقم‬ ُ َ َ ِْ ‫ت ا ْْل َّن َو‬ ََ

‫و ببعثه من هذا المنطلق نقول ان ذو الجالل واإلكرام اخبرنا بوجوده القائم بذاته‬
.‫الرسول واألنبياء ليبلغوا لنا شرائعه السماوية التي ارسلها على لسان رسوله‬

J’étais et je serais toujours conquis par les pensées de ce grand Maitre, M. Malek BENNABI, homme
critique et visionnaire. Son paradigme (‫ )النموذج الفكري‬a été le déclic qu’il a éveillé en mois, après avoir lu il
ya maintenant plusieurs décennies, son premier ouvrage intitulé « Le Phénomène Coranique »,
publié en 1947.
Ses pensées sur le futur de l’islam et de la « Oumma » islamique inspirent et inspireront un bon nombre
de Personnalités et de Dirigeants ; en somme une icône, un guide. Parmis les personnalités qu’il a
inspirées, je citerais en particulier le D. Mahathir bin Mohamad ‫محضير بن محمد‬. Médecin de
formation puis Politicien de vocation, ce Musulman de descendance, un Malaisien de souche a prouvé le
bien fondé des idées de Malek Bennabi. En effet c’est un homme sage, très respecté par son peuple,
toujours sollicité par ses concitoyens pour les gouverner. Il est considéré comme l'une des figures les plus
importantes de l'histoire moderne de la Malaisie ; Time Magazine l'a nommé comme étant l'une des 100 personnes
les plus influentes en 2019.

C’est avec toute modestie que je me suis permis cette tentative, de mettre en valeur ce sujet fort attirant
et attachant, qui en même temps m’enthousiasme et m’emballe.
Ce discours qui va suivre n’est ni une préface, ni un éditorial, il sort totalement du Titre qui renvoie au
sujet. Un Discours qui ne reflète pas, me diront certains lecteurs l’énoncé du Titre consacré à Monsieur
MALEK BENNABI, cependant, il exprime un point de vue de ma part que je tenais à évoquer pour me
positionner. Une perspective qui m’a emballé, comme je l’avais déjà dit. À lors que j’hésitais tout au
début à m’étaler et de défouler mes pensées vagabondes sur ces lignes. Au fur et à mesure que les phrases
se succédaient, j’ai reconnu en moi-même, que cela était impératif de me positionner vis-à-vis du Dogme
et de la pensée philosophique de l’Islam évoquée par un grand nombre de nos Ulémas.
Malek Bennabi (qu’ALLAH lui accorde tout le pardon et la miséricorde, qu’il repose en toute quiétude)
était un penseur Musulman des temps modernes qu’on ne peut qualifier, ni d’orthodoxie, ni de
philosophique. Une série d’articles ont été publiés dans le quotidien « Soir d’Alger », au total trente-cinq
(35), où Monsieur Boukrouh Nourreddine, disciple et critique, a essayé de nous imprégner des pensées de
ce remarquable personnage qu’on qualifie comme étant celui qui a devancé son temps. En effet, à travers
ces écrits et ses très nombreuses conférences à travers plusieurs Pays. Son leitmotiv était de vulgariser
une vision moderne de la Société Islamique sous un contexte Progressiste, ouvert pour la maitrise des
technologies et des sciences modernes. Enfourchant son bâton de pèlerin, il n’a cessé de prêcher ses
idéaux d’un monde Islamique sous le Vingtième Siècle. Ses discours sont un apport porteur d’autant plus
qu’il s’exprimait régulièrement devant une assistance ou groupes Fans de ses idées. A Alger, chez lui il
rassemblait un groupe d’intellectuels formant pour ainsi dire un club de personnes avides à son écoute.
Inlassablement, il ne ménage aucun effort pour vulgariser ses points de vue et ses positions vis à vis de la
situation attardé et rétrograde jusqu’alors des Pays Musulmans. Le plus important c’est son éveil de
Conscience vis-à-vis de la Colonisation qui est l’auteur et le suspect de ce retard, on parle de la décadence
de « la Civilisation Islamique » depuis le Quatorzième Siècle. La déchéance des Royautés de l’Andalousie
et la capitulation de Grenade, la conquête des Espagnoles des rivages d’Algérie, l’avènement du « Khalifa
des Ottomans », tous ses évènements ont contribué à cette décadence, d’autant plus que les musulmans
n’étaient plus unis, se sont détournés des chemins de la foi par leurs comportements qui les ont faits
sombrés dans la luxure et autres méfaits illicites. Des bouleversements, suite à une révolution
technologique et industrielle, étaient en train de s’opérer à travers les pays occidentaux après les deux
grandes guerres mondiales. Ces pays qui n’ont pas connus une Civilisation aussi florissante que celle des
pays Musulmans pendant plusieurs siècles, du troisième, au huitième, au quatorzième, où le
développement des sciences et des arts était à son summum. Pendant cette période, les publications des
auteurs du monde Musulman n’avaient aucune comparaison avec le monde dit « Occidental ». En
Espagne, en Sicile, au Maghreb et en Orient, des étudiant venant d’Europe pour étudier et s’imprégner
des sciences sont accueillis, pris en charge sans contrainte. Le climat politique d’après-guerre et
l’avènement de la formation des deux « Blocs », comme puissance Mondiales avait contribué pour Malek
Bennai à justifier ses prises de positions, son premier livre « le Phénomène Coranique » a été édité en
1947-1948. Il a lancé, somme toute, les jalons théoriques et idéologiques, en vue d’un remembrement de la
Nation Musulmane ou plutôt de la Société Musulmane, avec l’idée d’un « Commonwealth des pays
Islamiques ». J’ai
décidé, après réflexions, d’exprimer par cet écrit mes impressions personnelles étant donné que
l’opportunité me s’ouvrait à moi et le permettait ; c’est la résultante de ce que moi-même, était imbu et
influencé par les idéaux de Monsieur Malek Bennabi.
Un colloque international, ayant pour thème « le pensée Islamique chez Malek Bennabi », s’est déroulé à
Alger le 18-19 et 20 2003 sous l’initiative et l’égide du Haut Comité Islamique. Plusieurs Docteurs-
chercheurs de plusieurs Nationalités y ont participé. L’ouverture a été rehaussée par un discours lu au nom
de Monsieur le Président de la République, dont la teneur est reproduite ici. L’on retrouve, au siège du
« Conseil Supérieur Islamique » un recueil des conférences et interventions qui se sont déroulées pendant les
travaux de ces trois jours du déroulement de ce colloque.
Monsieur Nourreddine Boukrouh a largement développé la pensé, la prise de position et l’état d’âme de
Monsieur Bennabi. Je ne puisse intervenir davantage. Les articles qu’il a écrits, publiés dans le quotidien
« Soir d’Algérie » sont largement révélateurs, avec éloquence et grand style.
S’agissant de la Pensé Islamique, pour être complet à ce discours, j’ai jugé utile d’adjoindre quelques
Biographies d’hommes célèbres et illustres, tel que « El-Ghazali » pour son Orthodoxie, des philosophes
Arabes Musulmans d’Andalousie et du Maghreb, de même des contemporains, amis et disciple de Malek
Bennabi je citerais entre autres : Si Rachid Benaïssa et le Docteur Khaldi.
Ce florilège qui constitue une anthologie de ces auteurs, va rendre ce travail très volumineux, cependant,
nécessaire pour bien comprendre les thèses et positions de chacun de ces illustres, ainsi, que les antithèses
auxquelles ont eu réponses par d’autres qui partagent un point de vue différent qu’on ne peut
qualifier d’antagonisme ; à titre d’exemple, chez « El-Ghazali et Ibn-Roched (Averroès) ».
Mes sources et références sont puisées dans les Encyclopédies mises en ligne pour le public,
qui ne sont pas des moindres, il s’agit des Encyclopédies : « Wikipédia, Angora, Imago
Mundi, Universalis ».
Il se pourrait que le lecteur trouverait ce texte fastidieux et insipide de par sa longueur ou encore
incohérent dans sa structure. Les biographies d’auteurs importées, même si elles paraissent un pèle mêle,
sans objectif distinct. Je rassure le lecteur que mon but a été aussi de mettre en relief et tirer de l’oubli
quelques penseurs qui ont marqués par leurs écrits et travaux l’évolution jusqu’à la révolution de la
pensé Islamique à travers les âges.
Les Habitants de la Presqu’île d’Arabique sont des gens qui n’ont pas connu pratiquement pas d’envoyés
d’ « ALLAH » comme prédicateurs , particulièrement les Quraychites , je ne parle pas de quelques
exceptions lointaines, je citerais le Prophète Sidna Ismaïl (‫) عليه الصالت و السال‬, messager, prédicateur
auprès de la tribu « jurhume » cantonnée autour de la Kaàba au lieu-dit La Mecque ou «Bakata».
Prédicateur, la missive dont il a été reste néanmoins restreinte géographiquement. Lorsque qu’un envoyé
d’Allah a été élu parmi eux, les Quraychites, Sidna MOHAMMED (‫)عليه الصالت و السال‬, c’était quelque
chose d’inédit, ils n’ont jamais adeptes qu’il soit leur guide parce les critères de sélection des
« Leaderships » reposent sur des critères Sociales matériels, puissance, richesse, âge, ce qui caractérise les
relations humaines de cette société à cette époque préislamique. Les valeurs morales tel que probe,
honnête, droit, fidèle. Pour eux le choix devrait
être porté sur des personnages Autun, de grande envergure, riches comme crésus )‫(قارون‬. L’histoire nous
enseigne ce qui s’est passé le Pharaon d’Égypte et Sidna Moussa l’envoyé d’ALLAH (‫)عليه الصالت و السال‬.
Les principes, moraux ne constituent pas les véritables critères d’élection d’un guide.

43 ‫سورة الزخرف‬ َ ُ‫َوقَالُوا لَ ْو ََل نُ ِّز َل َهذَا ا ْلقُ ْرآن‬


)31( ‫علَى َر ُج ٍل ِّمنَ ا ْلقَ ْريَتَي ِّْن ع َِّظ ٍيم‬

‫) أَ ْو يُ ْلقَى إِّلَ ْي ِّه َك ْن ٌز أَ ْو‬7( ‫ِّيرا‬ ً ‫اق لَ ْو ََل أ ُ ْن ِّز َل إِّلَ ْي ِّه َملَكٌ فَيَكُونَ َمعَهُ نَذ‬
ِّ ‫س َو‬ْ َ ‫شي فِّي ْاأل‬ ِّ ‫طعَا َم َويَ ْم‬ َّ ‫سو ِّل يَأ ْ ُك ُل ال‬ َّ ‫َوقَالُوا َما ِّل َهذَا‬
ُ ‫الر‬
‫ضلُّوا فَ َال‬ َ َ‫ْف ض ََربُوا لَكَ ْاأل َ ْمثَا َل ف‬ ُ ‫) ا ْن‬8( ‫ورا‬
َ ‫ظ ْر َكي‬ ً ‫س ُح‬ ْ ‫ظا ِّل ُمونَ ِّإ ْن تَت َّ ِّبعُونَ ِّإ ََّل َر ُج ًال َم‬َّ ‫تَكُونُ لَهُ َجنَّةٌ يَأ ْ ُك ُل ِّم ْنهَا َوقَا َل ال‬
)10( ‫ورا‬ ً ‫ص‬ ُ ُ‫َار َويَجْ عَ ْل لَكَ ق‬ ُ ‫ت تَجْ ِّري ِّم ْن تَحْ تِّهَا ْاأل َ ْنه‬
ٍ ‫اركَ الَّذِّي إِّ ْن شَا َء َجعَ َل لَكَ َخي ًْرا ِّم ْن ذَ ِّلكَ َجنَّا‬ َ َ‫) تَب‬9( ‫يال‬ ً ِّ‫سب‬َ َ‫ستَ ِّطيعُون‬ ْ َ‫ي‬
25 ‫سورة الفرقان‬
Toute personne intellectuelle, fournissant un effort intellectuel, qu’elle soit le savant, le penseur, le
philosophe, l’érudit, peut-être soumise à critiques ; le corolaire est que toute production intellectuelle le soit
aussi, rien ne représente une vérité intrinsèque immuable non soumise à controverses. Ces critiques positives
relevant d’un savoir et d’un état intellectuel intelligent qu’est doté l’être Humain, ont de tout temps été soit
constructives, positives, avec affirmation, ou bien suivies d’assentiments contradictoires, c’est la résultante
de tout produit intellectuel crée par l’être Humain. A travers ses idées écrites, exposées, narrées, ces
discours, l’être Humain qu’il soit de par son charisme avec, son aisance d’allocution, son « leaderships »
ne peut-être invulnérable, inamovible, intangible ; seuls les Prophètes, les envoyés d’Allah représentent
ces qualités inhérentes à leur profession de Foi. En effet, il n’y a que les prophètes, les envoyés d’ALLAH
(‫ )األنبياء و المرسلين‬qui sont exempts de toute critique que leur confère leur statut et leur devoir de mission.
Ils sont détendeurs de la prophétie qu’est la parole d’ALLAH qu’il leurs a été inspirée ou transmis par
son envoyé « El’Amine, l’Ange Sidna GABRIEL » (‫)سيدنى جبريل عليه الصالت و السال‬. Notre Prophète Sidna
Mohammed (‫ )عليه الصالت و السال‬expliquait à ses compagnons comment le « Wahe’ï » se manifester à lui, ce
qu’il a répondu qu’il peut être direct, ce qui lui cause le plus d’embarra à endurer (en période froide la
sueur ne pâtit pas de son front ‫( الطاهر‬, précédé par un son comme celle d’une clochette ou c’est
l’Émissaire d’Allah l’Ange Gabriel (‫ )عليه الصالت و السال‬qui le lui dicte. Par leurs prédispositions, les
Prophètes recèlent toutes les qualités de l’homme parfait et d’une moralité, d’une intégrité, d’une
probité, d’une sobriété, d’une endurance sans équivalant. C’est les fonctions auxquelles ils sont destinés,
qui fait valoir ces aptitudes et ces comportements qui leurs sont conférés, c’est la nature de leurs missions
qui exige cela. Ils sont protégés, invulnérables, ‫معصومين‬, (le Coran nous explique le cas de Sidna ISSA
(‫ )عليه السال‬n’a pas été crucifié, Allah le rappela à lui et c’est une personne qui a pris sa place en lui
ressemblant). Il ne peut y avoir d’émissaires parmi les Femmes, ceci par leur nature Physiologiques et
psychologique. « ALLAH au demeurant est le seul Juge et Créateur ».
ِ ِ َّ ‫اَّللُ ُهو‬ َِّ ‫ون‬
ُ ِ‫اَّلل َما ََّل َيَْل‬ ِ ‫قُل أَتَ ْعب ُدو َن ِمن ُد‬
5-‫) املائدة‬76( ‫يم‬
ُ ‫يع ال َْعل‬
ُ ‫السم‬ َ َّ ‫ض ًّرا َوََّل نَ ْفعا َو‬
َ ‫ك لَ ُك ْم‬ ْ ُ ْ

6-‫) األنعام‬115( ‫يم‬ ِ ِ َّ ‫ص ْدقا و َع ْدَّل ََّل مب ِد َل لِ َكلِماتِ ِه و ُهو‬


ِ ‫ك‬ ُ ‫ت َكلِ َم‬
َ ِ‫ت َرب‬ ْ َّ‫َوََت‬
ُ ‫يع ال َْعل‬
ُ ‫السم‬ َ َ َ َُ َ

ِ َ َّ‫إِ َّن َرب‬


ُ ‫اْلَََّّل ُق ال َْعل‬
86-‫) احلجر‬86( ‫يم‬ ْ ‫ك ُه َو‬

Faire l’apologie de la religion Divine, Monothéiste, n’est ni l’objet de ce discours, ni prétendre, avec toute
humilité, posséder toutes les latitudes et les bonnes intentions de ma part d’éclairer le lecteur ou vouloir
lui prodiguer des leçons, ni aussi de vouloir le convaincre et le persuader. La conduite de chacun est
dictée par sa conscience concernant le bienfondé de la Foi. Elle est insufflée par l’assentiment Divin, dont
un chacun de nous est à même de discerner, pour l’adoption de la Religion Musulmane et à notre
soumission aux lois Divines.
Ce discours me donne l’opportunité de m’exprimer en fixant noir sur blanc quelques idées sur ce sujet. Il
me tient à Cœur, emplit constamment mon esprit jusqu’en ce moment là où je me suis décidé de me
décharger et libérer la contrainte de ma conscience. C’est seulement qu’un rappel lancé auprès de
lecteurs avertis ou non avertis, musulmans pratiquants ou non pratiquants, appartenant à d’autres
confessions et croyances ou sans aucune croyance spirituelle. Notre soumission à Dieu, ALLAH,
l’Omnipotent et l’Omniprésent est une obligation pour toute personne vivante sur terre qui à chaque levé
du Soleil reçoit son Obole quotidienne de tous les jours. Je m’explique, Somme toute, l’Axiome, selon
lequel la foi « Musulmane » que nous héritons, résulte de la révélation d’Allah destinée à ses sujets, à
travers ses Prophètes et ses livres.
Tous les Disciples des Prophètes, depuis le Patriarche ABRAHAM (‫)سيدنا إبراهيم عليه الصالت والسالم‬, Moïse,
Daoud, Issa, sont des Musulmans, ce qui veut dire des soumis à « ALLAH », d’où dérive le nom
« ‫» أسلماالاهللا‬.
Le dernier sceau de la révélation ce fut le livre Saint qui n’est autre que le « Coran » qui est psalmodié à
chaque instant ; son universalité lui est conférée parce qu’il compile tous les livres Saint révélés
précédemment faisant de lui la dernière révélation reçue par les Prophètes qui ont précédés.
Il n’y aura plus d’autres livres ou d’autres Prophètes ultérieurement (‫)سيدنى محمد هو خاتم األنبياء‬.
Nous sommes donc contraints à croire à l’Universalité de l’Islam en tant que dernière religion révélée,
accepter tout le contenu du livre « Saint » qu’est le Coran (‫ )قرآن‬ainsi que la Souna (‫ )سنة الرسول و سيرته‬de
son Prophète Mohammed (que le salut d’Allah soit sur lui ‫)صلى هللا عليه وسلم‬.
Il est révélé dans le Saint Coran, dans la cinquième Sourate qu’Allah a parachevé sa révélation, que nous
devons suivre pour notre Béatitude.

‫ريََتُ ْم‬ ِ ِ
َ ‫اء ُه ْم أ َْو إ ْخ َو َاَنُ ْم أ َْو َعش‬
َ َ‫آِب َء ُه ْم أ َْو أَبْ ن‬ َّ ‫اد‬
َ ‫اَّللَ َوَر ُسولَهُ َول َْو َكانُوا‬ َّ ‫َّلل َوالْيَ ْوِم ْاْل ِخ ِر يُ َوادُّو َن َم ْن َح‬
َِّ ‫ََّل ََِت ُد قَ وما ي ْؤِمنُو َن ِِب‬
ُ ْ
ِ‫اَّلل‬ ِ َ ِ‫ضوا َع ْنهُ أُولَئ‬ ِ ِ ِ ِ
ِ ‫َّات ََتْ ِري من ََتْتِ َها ْاألَ َْنَار َخالدين ف َيها ر‬ ِ
ٍ ‫وح م ْنهُ وي ْدخلُ ُهم جن‬ ِ ِْ ‫ب ِِف قُلُوِبِِ ُم‬ َ ِ‫أُولَئ‬
َّ ‫ب‬ ُ ‫ك ح ْز‬ َّ ‫ض َي‬
ُ ‫اَّللُ َع ْن ُه ْم َوَر‬ َ َ ُ ْ َ ْ ُ َ ٍ ‫اْلَيَا َن َوأَيَّ َد ُه ْم بُِر‬ َ َ‫ك َكت‬
58-‫) سورة اجملادلة‬22( ‫حو َن‬ ِ َِّ ‫أ َََّل إِ َّن ِحزب‬
ُ ‫اَّلل ُه ُم ال ُْم ْفل‬ َْ

Le Verset qui suit, Cette « Aya’ » a été révélée pendant le Pèlerinage officiel qui vient d’être accompli
sous la conduite de Sidna « ABOUBAKER » à la neuvième année de l’hégire. Les ulémas sont unanimes
que cette révélation est descendue le vendredi (jour de fête pour les Musulmans), à « ARAFA », lieu sacré
du rite du Pèlerinage où se situe la montagne sacrée appelée « Djebel E’Rahma ». C’est le cinquième et
dernier pilier de l’Islam qui vient d’être révélé à la neuvième année de l’hégire, quatorze mois avant le
décès du Prophète (‫)عليه الصالت و السال‬.
‫السبُ ُع إََِّّل َما ذ ََّك ْي تُ ْم َوَما ذُبِ َح َعلَى‬ ِ ِ َ ‫اَّلل بِ ِه والْم ْن َخنِ َقةُ والْموقُوذَةُ والْم‬ ِ ِ ِ ِْ ‫ت َعلَْي ُكم الْم ْي تَةُ والدَّم و َحلْم‬
َّ ‫يحةُ َوَما أَ َك َل‬ َ ‫َتديَةُ َوالنَّط‬ َُ َ َْ َ ُ َ َّ ‫اْل ْن ِزي ِر َوَما أُه َّل لغَ ِْري‬ ُ َُ َ َ ُ ْ ‫ُح ِرَم‬
ُ ‫ْت لَ ُك ْم ِدينَ ُك ْم َوأَ َْتَ ْم‬
‫ت َعلَْي ُك ْم‬ ُ ‫ش ْو ِن الْيَ ْوَم أَ ْك َمل‬ َ ْ‫ين َك َف ُروا ِم ْن ِدينِ ُك ْم فَ ََّل ََت‬
َ ‫ش ْو ُه ْم َوا ْخ‬ ِ
َ ‫س الَّذ‬
ِ ِ ِ ِ ِ ِ ِ ُ ‫الن‬
َ ‫ُّصب َوأَ ْن تَ ْستَ ْقس ُموا ِب ْألَ ْزََّلم ذَل ُك ْم ف ْس ٌق الْيَ ْوَم يَئ‬
(5‫ سورة املائدة‬-)3( ‫يت لَ ُك ُم ِْاْل ْس ََّل َم ِدينا فَ َم ِن ا ْضطَُّر ِِف َمْ َم َص ٍة غَ َْري ُمتَ َجانِ ٍف ِِْل ٍْْث فَِإ َّن َّاَّللَ غَ ُف ٌور َرِح ٌيم‬
ُ ‫ض‬ِ ‫نِ ْعم ِِت ور‬
ََ َ

L’enseignement à retenir, à partir de cette démonstration, c’est que, par conséquent, Prophète Sidna
Mohammed (Q.S.A.S.L‫ ) صلى هللا عليه وسلم‬est le dernier des élus et des envoyés par le Dieu unique
« ALLAH ».
Allah nous a parfait sa religion, il nous (les musulmans) a désigné comme étant ses légataires sur terre et
les prétendants, les dévoués à la profession de foi, qu’est sa Religion universelle Monothéiste :
(‫)ملةاأباءنا إبراهيم‬, suivie par notre Patriarche à tous, Musulmans, juifs, Chrétiens , « Sidna
IBRAHIM » (que le salut soit sur lui, sur notre Prophète et sur tous les envoyés )‫) صلى هللا عليهم وسلم‬.
ِ ِ ِ ِ َّ ِ
)2( ‫سورة البقرة‬ َ ‫يم َحنِيفا َوَما م َن ال ُْم ْش ِرك‬
)135( ‫ني َكا َن‬ َ ‫ارى ََتْتَ ُدوا قُ ْل بَ ْل ملةَ إبْ َراه‬
َ‫ص‬ َ َ‫َوقَالُوا ُكونُوا ُهودا أ َْو ن‬

L’Indigence du Musulman devant ALLAH, son créateur, ainsi l’humilité doit être le mode de vie et s’ouvre
sur l’espérance. On rapporte que Sidna Mohammed (Q.S.A.S.L‫ ) صلى هللا عليه وسلم‬a dit : « ce lui qui se connait,
connait son Seigneur ». Le terme « Islam » désigne de par son Étymologie une aptitude Spirituelle, celle sa
totale remise confiante et spirituelle à « ALLAH ». Pour ma part, je suis bien comblé par la miséricorde
d’ALLAH mon Dieu, mon maitre, mon souverain et mon protecteur. Ses bienfaits, ses largesses, ses faveurs
et ses dons m’ont permis d’être parmi ses créatures monothéistes qui prêchent qu’il n’y a qu’un Dieu
unique Omnipotent et Omniprésent ubiquitaire. Il m’a donné la raison pour juger du bien et du mal, du
conscient, du lucide, un subconscient et un inconscient. Des sens corporels pour se mouvoir. Il m’a protégé
de toute déviation, dans mes biens, dans ma Famille, dans ma moralité. Il est dit :

ِْ ‫وها إِ َّن‬ َِّ ‫ت‬ َ ‫وآَت ُك ْم ِم ْن ُك ِل َما َسأَلْتُ ُموهُ َوإِ ْن تَعُدُّوا نِ ْع َم‬
ٌ ‫وم َك َّف‬
14-‫) سورة إبراهيم‬34( ‫ار‬ ٌ ُ‫سا َن لَظَل‬
َ ْ‫اْلن‬ َ ‫ص‬ُ ْ‫اَّلل ََّل َُت‬ َ

َِّ ‫ون‬ِ ‫) والَّ ِذين ي ْد ُعو َن ِمن ُد‬19( ‫اَّلل ي ْعلَم ما تُ ِس ُّرو َن وما تُ ْعلِنُو َن‬ ِ ‫اَّلل لَغَ ُف‬ َِّ َ‫وإِ ْن تَعدُّوا نِعمة‬
‫اَّلل ََّل‬ ْ ََ َ ََ َ ُ َ َُّ ‫) َو‬18( ‫يم‬ ٌ ََّ ‫وها إِ َّن‬
ٌ ‫ور َرح‬ َ ‫ص‬ُ ْ‫اَّلل ََّل َُت‬ َْ ُ َ
16-‫) سورة النحل‬20( ‫ن‬ َ ‫ََيْلُ ُقو َن َش ْي ئا َو ُه ْم َُيْلَ ُقو‬
Sur l’universalité de la Religion Musulmane, religion émanant de notre Créateur « ALLAH », le Dieu unique,
il n’y a aucune contestation ni doute sur le Prêche de Sidna Mohammed (Q.S.A.S.L‫) صلى هللا عليه وسلم‬. Je
voudrais, en cette occasion, souligner le livre que je viens ressèment de lire un ouvrage profitable et
brillant, digne d’être lue , il s’agit de « Universalité de l’Islam » écrit par « Eva de Vitray-
Meyerovitch », paru dans les éditions Albin Michel. Cet auteur, qui naquit près de Paris en 1909, est issu
d’une famille Catholique de la moyenne Bourjoisie dont une partie avait des origines aristocrates, c’est dire
l’influence de la famille à cette époque sur cette frange ou strate sociale. Elle a fréquenté des Institutions
religieuse, comme toutes les familles de même rang social et nanties, qui portaient leur préférence à donner
à leurs enfants une éducation et une instruction basée sur une rigoureuse Morale et la stricte discipline. Ces
institutions étaient tenues et dirigées par un corpus, en général des Moines et Sœurs, monastiques,
pratiquants le Christianisme.
Il faut signaler que la laïcité et la mixité ne sont pas tolérées à cette époque-là où le puritanisme est de droit
et de coutume.
Eva s’est reconvertie à l’Islam, elle a enseigné à l’Université d’El-Azhar au Caire, elle a soutenu à la Sorbonne
avec grand succès sa thèse de Doctorat sur « Djallal-Eddine E’Roumi ». Elle s’est imprégnée de la pensée des
grands maitres soufis qu’elle considère comme étant une philosophie Spirituelle d’un mode de vie. Elle
évoque à chaque fois dans son livre les grands penseurs « Soufis » tel que, Djallal –Eddine E’Roumi, El
Halladj, Ibn-El-Arabi etc... Elle est la seule personne de l’Europe (Ouest) à être enterrée dans le cimetière
près de Djallal Eddine.
La philosophie des Soufis est une science endogène chez les particuliers, nous nous sommes étalés
davantage dans notre précédent article intitulé « Shari’a ». Les fondements reposent sur un triptyque qui
permet au mystique d’atteindre. Il s’agit des étapes la pratique de la loi à la Voie à la Vérité. Le mysticisme
n’est pas une pensée mais des pratiques, c’est pourquoi on ne peut le classer comme étant une philosophie.
A travers toutes les sociétés ont y rencontre un amalgame de personnes. Il y a des bons et des mauvais, des
humbles et des prétentieux. Il ya des spéculateurs, des malhonnêtes, des aventuriers, des gens sans pudeur
ni scrupules, des ambitieux, des vaniteux ; comme il y a des gens modestes, discrets, simples, probes et
honnêtes, scrupuleux.
Comme dit l’adage « il faut un tout pour faire un Monde ».
Le « Psyché » chez l’etre humain est l’ensemble des phénomènes psychologiques qui constituent
l’individualité et son « Unité » propre à chacun (Personnelle). Cet ensemble des manifestations conscientes
et inconstantes de la personnalité détermine chez L’être humain ses valeurs, sa conduite, ses réactions,
enfin bref, son comportement. Ce terme est employé pour éviter de désigner l’état d’Ame ou d’Esprit que
les religieux orthodoxes reconnaissent. En somme notre Créateur, c’est de quoi l’homme est capable de par
son caractére ou de son comportement individuel, en groupe et en société, c’est le but de la profession de la
foi et de l’application de la « Chari’à ». Il lui a imposé une discipline dans tous ses mouvements et ses actes,
regulant ainsi son comportement. Il lui a dicté les régles de conduite vis-à-vis de sa personne, de son
entourage et de son vis-à-vis. La finalité de la coduite religieuse n’est autre que de préserver chez l’Homme
les principes fondamentaux : l’esprit, le corps, les biens, la moralité et enfin l’Honneur.
-‫ وَّل توحيد هللا و َّلإتباع الشريعة‬- ‫ َّل تغرس قي جوفه و عقله العقيدة السمحى السموية‬:‫فَّل حيل للمسلم أن‬
‫ ويفسك‬-‫ وينتهك أعرض الناس وحرماَتم‬-‫ أن يعتدي على مال الغري‬-‫كمى َّل حيل له أن يسبب هَّلك نفسه‬
‫ وأذائهم ِف أعراضهم و شرفهم‬- ‫الدمائهم‬

Dieu a créé l’être humain pour vivre en société, il est son légataire dans ce monde ici-bas. Il est organisé
en sociétés et groupements Humains. (‫( قبائلةاواشعوب‬. Il vit en quelque sorte à l’état Grégaire,
menant une vie Sociale et Spirituelle à l’inverse des animaux car l’être humain ne descend pas du
« Singe » comme le prétendent certaines personnes. Il est la création de l’être Suprême « ALLAH ». Il a
été comblé par lui, il lui a alloué et comblé de vertus qui lui confèrent de se comporter en être Humain au
sens Propre du terme.
Le Paradigme Islamique, fait de l’homme le « KHALIFA » d’ALLAH » sur terre, pour la coloniser et
répandre les bienfaits tout en étant l’architect, le terme « Civilisation » vint du mot « Civis » est le terme d’un
contrat d’insertion dans la vie sociale de chaque étre Humain pour la formation d’une Communoté inter
dépendante. Tout repose sur ce modèle extraordinaire qui est conféré par Dieu à ses Créatures Humaines
et Serviteurs. L’education puritaine qui a forgé dès mon enfance a conforté ma croyance voir même
d’être « Rigoriste ». Elle s’est confirmée de plus en plus que j’avançais avec l’âge, dans le chemin de la
vie, c’est une aubaine, envers mon vis-à-vis, que je sois gâté et Chéri d’ALLAH.

ِ ‫اهم َع ِن الْم ْن َك ِر و ُِحي ُّل ََلُم الطَّيِب‬ ِ ِْ ‫َّوَراةِ َو‬


ِ ‫اْل ِْن‬ ِ ِ ِ َّ ِ‫ول الن‬ َّ ‫ين يَتَّبِعُو َن‬ ِ
‫ات َو ُحيَ ِرُم‬ َ ُ َ ُ ْ ُ ‫يل ََي ُْم ُرُه ْم ِِبل َْم ْع ُروف َويَ ْن َه‬ ْ ‫َِّب ْاألُم َّي الَّذي ََِي ُدونَهُ َمكْتُوِب ع ْن َد ُه ْم ِِف الت‬ َ ‫الر ُس‬ َ ‫الَّذ‬
‫ك ُه ُم ال ُْم ْفلِ ُحو َن‬
َ ِ‫ُّور الَّ ِذي أُنْ ِز َل َم َعهُ أُولَئ‬
َ ‫ص ُروهُ َواتَّبَ عُوا الن‬
ِ
َ َ‫آمنُوا بِه َو َع َّزُروهُ َون‬َ ‫ين‬
ِ
َ ‫ت َعلَْي ِه ْم فَالَّذ‬ ْ َ‫ص َرُه ْم َو ْاألَغْ ََّل َل الَِِّت َكان‬
ْ ِ‫ض ُع َع ْن ُه ْم إ‬
َ َ‫ث َوي‬َ ِ‫اْلَبَائ‬
ْ ‫َعلَْي ِه ُم‬
)7( ‫) سورة اْلراف‬157(

ِ ِ‫َّلل َوَر ُسولِ ِه الن‬


‫َِّب ْاأل ُِم ِي الَّ ِذي يُ ْؤِم ُن‬ َِّ ‫يت فَ ِآمنُوا ِِب‬
ُ ِ‫ض ََّل إِلَهَ إََِّّل ُه َو ُْحييِي َوَُي‬ ِ ‫السماو‬
ِ ‫ات َو ْاأل َْر‬ ُ ‫َجيعا الَّ ِذي لَهُ ُمل‬
َ َ َّ ‫ْك‬
َِّ ‫ول‬
َِ ‫اَّلل إِل َْي ُكم‬
ْ ُ ‫َّاس إِِّن َر ُس‬
ُ ‫قُ ْل َايأَيُّ َها الن‬
)7( ‫) سورة اْلراف‬158( ‫ِِب ََِّّلل َوَكلِ َماتِِه َواتَّبِعُوهُ ل ََعلَّ ُك ْم ََتْتَ ُدو َن‬
C’est pourquoi la Sociologie, la psychologie, se sont penchées autour de la personne et de son
environnement. La religion Divine est venue compléter les concepts des relations entre individus vis-à-vis
de leur créateur et de leurs semblables pour une vie en harmonie, en bon voisinage, à travers un ordre
social où règne l’équité et où les gens cohabitent en intellect.
La sentence et les décrets sont et restent l’exclusivité d’ALLAH, le Dieu unique. Aussi, seule
L’infaillibilité des êtres Humains reste la particularité, la spécificité et la propriété de ses « Prophètes ».
En dehors de cela, toute personne est sujette à une fragilité, et à une faillibilité quel que soit son degré
intellectuel et son niveau d’instruction ou son statut de « Savant chercheur » parmi tous Les docteurs,
Professeurs, Hommes de lettres philosophes etc…

Le Hollandais C.P. Tielle cité par Goldziher, indique : « l’origine de la Religion est tantôt la conscience,
innée chez l’homme, de la causalité, tantôt le sentiment de sa dépendance, tantôt l’intuition de l’infini,
tantôt le renoncement au Monde que l’on reconnait par l’émotion dominante d’où procède le germe de la
religion ». Revue des questions historiques - Volumes 114 à 115 - Page 130

Allah a créé l’être Humain, lors de sa naissance, nanti d’une particularité chez lui qui le distingue des
autres êtres, la « Prédestiné ». Il lui a insufflé la faculté et l’originalité d’un état conditionné. Ce
comportement inné, est lié à une position primitive, naturelle, originelle. Il lui a laissé le libre choix de ces
actes mais non de sa destiné.

.‫كلامولوادايزداداعلىاالفترةا‬
Deux grands courants à travers l’histoire ce sont confronté sur plan « Dogmatique », à savoir que
l’Homme est prédestiné ou qu'il soit son libre arbitre. Deux écoles principales ont apparu à partir du
premier et du début du deuxième siècle, protagonistes vis-à-vis de leur apport intellectuel et analytique
elles, avaient contribué à une avancé éclatante et d’une grande importance pour jeter les bases à
l’Intellect. Elles subsistent jusqu'à nos jours , l’une conduite par Abû Al-Hasan El-Ach’ari (873-935 ) et
Abul Mansûr Al Mâturîdî ( né vers 700 prés Médine), tous les deux « Sunnites » ; la seconde fondée par
Wassil ibn Ata étant une école « Théologique » des « Al Mu’tazilas ». Hassan al-Basrî (642-729),
reconnu aujourd’hui encore comme un grand maître dans le sunnisme, un précurseur du soufisme et un
défenseur du libre-arbitre représente une autre école, celle du « libre Arbitre » opposée à l’école qui
soutient le « Déterminisme », c'est-à-dire que l’Homme est prédéterminé dans ses actes, sans pour
autant perdre sa liberté de décision .C’est à cette époque-là que la résurgence de la Science du
«kalam » (théologie spéculative) faisait ses apparitions et ses premières armes, créant ainsi un canal
acheminant la logique et la philosophie au questionnement théologique. A partir du troisième et
quatrième siècle de nouveaux penseurs et théologiens ont poussé davantage les discutions et discours vers
une rhétorique où des traités ou le rigorisme laissait place à une pure dialectique. Ces derniers se sont
beaucoup imprégnés par la « Logique » et le « Rationalisme » des écoles philosophiques « Grecques ».
Mais dans l’ensemble toutes ces écoles ne nient pas l’être, qui dans son essence, est un être possédant des
dispositions « Innées » au moment de sa naissance. La finalité reste la même.

* ‫فطرة هللا التي فطر الناس عليها َل تبديل لخلق هللا ذلك الدين القيم‬
ِ ‫ين الْ َقيِ ُم َولَكِ َّن أَ ْكثَ َر الن‬
‫َّاس ََّل يَ ْعلَ ُمو َن‬ ِ َ ِ‫اَّلل ذَل‬
َِّ ‫اَّلل الَِِّت فَطَر النَّاس َعلَي ها ََّل تَب ِديل ِْلَل ِْق‬
َِّ ‫ت‬ ِ ِ‫ك ل‬
َ ‫لدي ِن َحنِيفا فِط َْر‬ َ ‫فَأَقِ ْم َو ْج َه‬
ُ ‫ك الد‬ َ ْ َْ َ َ
)30( ‫) سورة الروم‬30(

La Croyance de tout Musulman repose sur :


- « El-Iman », la Foi qui consiste à Croire en Dieu Unique, à ses Anges, à ses livres transmis, à ses
Prophètes, au jour de la Résurrection où tous les gens seront rassemblés pour la récompense, et enfin de la
Prédestinée qu’elle soit bienveillance ou sévérité.
– « El-Islam », ce sont les Cinq(5) piliers du dogme qui consiste à prononcer la Chahada qu’ « il n’ya
qu’Allah le seul Dieu (qu’il n’a point d’associés) et que Mohammed est son Prophète », tu pratiques les cinq
prières obligatoires prescrites, tu t’acquîtes de l’Aumône obligatoire « la Zakat », tu jeunes pendant le mois
du « Ramadan », et enfin que tu accomplisses le Pèlerinage à la « Mecque » au moins une fois dans ta vie si
les conditions et prédispositions te le permettent.
– « El-Ihsan », on put dire la forme de conduite la plus élevé qui consiste à adorer Allah comme si tu peux
espérer de le voir, mais tu ne peux le voir alors qu’il te voit et observe tout tes faits et gestes exogènes et
endogènes, même tes pensées.

‫ َش ِدي ُد َس َو ِاد‬،‫اب‬ ِ َ‫اض الثِي‬ ِ َ‫ إِ ْذ طَلَ َع َعلَْي نَا َر ُج ٌل َش ِدي ُد بَي‬،‫ات يَ ْوٍم‬ َ ‫صلَّى هللاُ َعلَْي ِه َو َسلَّ َم َذ‬ ِ ِ ‫ ب ي نَما ََْنن ِع ْن َد رس‬:‫ال‬
َ ‫ول هللا‬ َُ ُ َ ْ َ َ َ‫اب ق‬ ِ َّ‫اْلَط‬ ْ ‫َح َّدثَِِن أَِِب عُ َم ُر بْ ُن‬
،‫ض َع َك َّف ْي ِه َعلَى فَ ِخ َذيْ ِه‬ َ ‫ َوَو‬،‫َسنَ َد ُرْكبَ تَ ْي ِه إِ َل ُرْكبَ تَ ْي ِه‬ ِ ِ َّ ‫ ََّل يُ َرى َعلَْي ِه أَثَ ُر‬،‫الش َع ِر‬
ْ ‫ فَأ‬،‫صلَّى هللاُ َعلَْيه َو َسلَّ َم‬ َ ‫َِّب‬ ِ ِ‫س إِ َل الن‬ َ َ‫ َح ََّّت َجل‬،‫َح ٌد‬ َ ‫ َوََّل يَ ْع ِرفُهُ منَّا أ‬،‫الس َف ِر‬ َّ
‫صلَّى هللاُ َعلَْي ِه‬ ِ ُ ‫َن ُُمَ َّمدا رس‬ ِْ :‫صلَّى هللاُ َعلَْي ِه َو َسلَّ َم‬
َّ ‫«اْل ْس ََّل ُم أَ ْن تَ ْش َه َد أَ ْن ََّل إِلَهَ إََِّّل هللاُ َوأ‬ ِ ُ ‫ال رس‬
َ ‫ول هللا‬ َُ َ ‫ول هللا‬ ُ َ َ ‫ فَ َق‬،‫اْل ْس ََّلِم‬ ِْ ‫ َاي ُُمَ َّم ُد أَ ْخِ ِْبِّن َع ِن‬:‫ال‬َ َ‫َوق‬
:‫ال‬ َ َ‫ ق‬،ُ‫ص ِدقُه‬ ِ
َ ُ‫ َوي‬،ُ‫ فَ َعج ْب نَا لَهُ يَ ْسأَلُه‬:‫ال‬ َ َ‫ ق‬،‫ْت‬ َ ‫ص َدق‬ َ :‫ال‬ َ َ‫ ق‬،»‫ت إِل َْي ِه َسبِيَّل‬ َ ‫استَطَ ْع‬ْ ‫ت إِ ِن‬ َ ‫ َوََتُ َّج الْبَ ْي‬،‫ضا َن‬ َ ‫وم َرَم‬ َ ‫ص‬ُ َ‫ َوت‬،‫الزَكا َة‬ َّ ‫ َوتُ ْؤِِت‬،‫الص ََّل َة‬
َ َّ ‫يم‬ ِ َّ
َ ‫ َوتُق‬،‫َو َسل َم‬
‫ فَأَ ْخِ ِْبِّن َع ِن‬:‫ال‬َ َ‫ ق‬،‫ْت‬ َ ‫ص َدق‬ َ :‫ال‬ َ َ‫ ق‬،»ِ‫ َوتُ ْؤِم َن ِِبلْ َق َد ِر َخ ِْريهِ َو َش ِره‬،‫ َوالْيَ ْوِم ْاْل ِخ ِر‬،‫ َوُر ُسلِ ِه‬،‫ َوُكتُبِ ِه‬،‫ َوَم ََّلئِ َكتِ ِه‬،‫هلل‬ ِ ‫ «أَ ْن تُ ْؤِمن ِِب‬:‫ال‬
َ َ َ‫ ق‬،‫ان‬ ِ َ‫اْلَي‬
ِْ ‫فَأَ ْخِ ِْبِّن َع ِن‬
َّ ‫ول َع ْن َها ِِبَ ْعلَ َم ِم َن‬
»‫السائِ ِل‬ ُ ُ‫«ما ال َْم ْسئ‬ َ :‫ال‬ َ َ‫ ق‬،‫اع ِة‬
َ ‫الس‬َّ ‫ فَأَ ْخِ ِْبِّن َع ِن‬:‫ال‬ َ َ‫ ق‬،»‫اك‬ َ ‫ فَِإ ْن ََلْ تَ ُك ْن تَ َراهُ فَِإنَّهُ يَ َر‬،ُ‫ك تَ َراه‬ َ َّ‫ «أَ ْن تَ ْعبُ َد هللاَ َكأَن‬:‫ال‬ َ َ‫ ق‬،‫ان‬ ِ ‫اْل ْحس‬
َ ِْ
َّ‫ ُْث‬،‫ت َملِيًّا‬ ُ ْ‫ ُْثَّ انْطَلَ َق فَ لَبِث‬:‫ال‬
َ َ‫ ق‬،»‫ان‬ ِ ‫الش ِاء ي تَطَاولُو َن ِِف الْب نْ ي‬
َُ َ َ َّ ‫اء‬
ِ
َ ‫ َوأَ ْن تَ َرى ا ْحلَُفاةَ الْعُ َراةَ ال َْعالَةَ ِر َع‬،‫ «أَ ْن تَل َد ْاأل ََمةُ َربَّتَ َها‬:‫ال‬ َ َ‫ ق‬،‫ فَأَ ْخِ ِْبِّن َع ْن أ ََم َارَِتَا‬:‫ال‬
َ َ‫ق‬
ُ َ‫ كت‬- ‫ صحيح اْلمام مسلم رمحه هللا‬- »‫ك ْم‬
‫اب‬ ِ ُ َ‫يل أ َََت ُك ْم يُ َعلِ ُم ُك ْم ِدين‬ ِ ِ َ َ‫ ق‬،‫ هللا ورسولُهُ أَ ْعلَم‬:‫ْت‬
ُ ‫ «فَإنَّهُ ج ِِْب‬:‫ال‬ ُ ُ َ َ ُ ُ ‫السائ ُل؟» قُل‬
ِ َّ ‫ «اي عُمر أَتَ ْد ِري م ِن‬:‫ال ِِل‬
َ َُ َ َ َ‫ق‬
‫اع ِة‬ َّ ‫ وال َق َد ِر َو َع ََّل َم ِة‬،‫اْل ْس ََّلِم‬
َ ‫الس‬ ِ َ‫اْلَي‬
ِْ ‫ َو‬،‫ان‬ ِْ ‫ب معرفة‬ ِْ
ُ ‫ َِب‬- ‫اْلَيَا َن‬

El’ihsan est la forme la plus pure des droitures de l’Homme, elle est le summum de la foi, le bon croyant
à tout moment se doit de contrôler et maîtriser tous ses actes un moyen d’être en Harmonie avec son
Créateur. Il nous est enseigné dans le Saint Coran ou plutôt ordonné d’être bienfaisant pareil qu’il a été
pour nous tous « Bienfaisant » (‫ )إحسان‬:

ِِ ُّ ‫اَّللَ ََّل ُِحي‬


َّ ‫ض إِ َّن‬
ِ ‫اد ِِف ْاأل َْر‬ َ ‫اَّللُ إِل َْي‬
َّ ‫س َن‬ ِ ‫ك ِمن الدُّنْ يا وأ‬ ِ َ‫اَّلل الدَّار ْاْل ِخرَة وََّل تَ ْنس ن‬ ِ
‫ين‬
َ ‫ب ال ُْم ْفسد‬ َ‫س‬ َ ‫ك َوََّل تَ ْب ِغ الْ َف‬ َ ‫َح‬
ْ ‫َحس ْن َك َما أ‬
ْ َ َ َ َ َ‫صيب‬ َ َ َ َ َُّ ‫آَت َك‬ َ ‫يما‬
َ ‫َوابْ تَ ِغ ف‬
28-‫) سورة القصص‬77(
Le libre arbitre est la faculté qu’aurait l'être humain de se déterminer librement et par lui
seul, à agir et à penser en tant que responsable actif conscient, par opposition au
« déterminisme, ou Nécessitarisme » ou au « fatalisme ». Le déterminisme, par contre,
affirme que la volonté serait déterminée dans chacun de ses actes par des « forces » qui l’y
nécessitent. « Se déterminer à » ou « être déterminé par » illustrent l’enjeu de l’opposition
des deux principes (« antinomie » du destin ou de la « nécessité »). D'un côté le
Déterminisme et de l’autre côté le Libre arbitre. Ce fut les conflits Intellectuels qui ont
opposés de tout temps les « Mu’tazilas » des Sunnites « Orthodoxes ». Il ne faut confondre
le Déterminisme au Fatalisme, L’être Humain est responsable de ses actes. La Science du
« KALAM » qui ouvre des discussions spéculatives, que certains pensent, à tort, qu’elle
émane de l’apport de Philosophie empruntée chez les Grecques notamment.

On pense généralement que la croyance dans le libre arbitre fonde à elle seule une éthique
de la responsabilité. La psychanalyse considère que la plupart de nos actes dépendent plus
de notre inconscient que de notre volonté consciente. Ce savoir aboutit au « paradoxe »
que, par exemple des Cleptomanes ou des criminels sexuels sont à la fois des personnes qui
ont enfreins la loi et la morale. Ce sont des criminels devant ALLAH et devant les hommes
; ils sont par leurs actes susceptibles de rendre des comptes à la justice du fait de leur
responsabilité et en tant que des malades, commandés par leur inconscient, ils doivent être
soignés. La « jurisprudence » fait entrer ce « paradoxe » dans son arsenal avec l’injonction
thérapeutique où le suivi médical devient une peine.

Combien les gens du "Kalam" comme les a qualifiés « El-Ghazali" avaient excellé dans les
démonstrations de la logique (‫)المنطق‬. Ils ont palabré dans des domaines qui touchent
surtout les Sciences de la philosophie « Ilem El Kalam ». Ils se sont Heurtés aux gens de
l’Orthodoxie Sunnite. N’est-ce pas que déjà aux temps bien reculés l’Imam Malek a été
questionné sur la façon ou le comment « qu’Allah Trônerait sur son Trône (‫; )على العرش أستوى‬
le quel répondit en substance : le Trône est connu, la façon est ignorée, le questionnement
est une Hétérodoxie ou Hérésie. Le cas de l’Imam Ibn-Hanbal soumis à une Ordalie ou
épreuve communément désignée au sujet de la « création du Coran ».

Dans cette limitation, on rencontre l’intuition de Nietzsche quand décrivant « l’éternel


retour », il a l’intuition d’une volonté créatrice déterminée par le passé qu’elle tente de
justifier :

« Je leur ai enseigné toutes mes pensées et toutes mes aspirations : à réunir et à joindre tout ce qui chez
l’homme n’est que fragment et énigme et lugubre hasard, en poète, en devineur d’énigme et rédempteur du
hasard. Je leur ai appris à être créateur de l’avenir et à sauver, en créant, tout ce qui fut. Sauver le passé
dans l’homme et transformer tout ce qui était jusqu’à ce que la volonté dise : « Mais c’est ainsi que je
voudrais que ce fût. Mais c’est ainsi que je le voudrais ». (WIKIPEDIA).

‫ كتاب اإليمان‬- ‫صحيح ابن حبان‬


‫باب الفطرة ‪ -‬حديث‪128:‬‬
‫أخبرنا الحسين بن عبد هللا بن يزيد القطان‪ ،‬حدثنا موسى بن مروان الرقي‪ ،‬حدثنا مبشر بن إسماعيل‪ ،‬عن األوزاعي‪ ،‬عن الزهري‪ ،‬عن حميد‬
‫بن عبد الرحمن‪ ،‬عن أبي هريرة‪ ،‬عن النبي صلى هللا عليه وسلم‪ ،‬قال‪ " :‬كل مولود يولد على الفطرة‪ ،‬فأبواه يهودانه وينصرانه ويمجسانه "‬
‫*‬

‫صحيح مسلم ‪ -‬كتاب القدر‬


‫باب معنى كل مولود يولد على الفطرة وحكم موت أطفال الكفار ‪ -‬حديث‪4912:‬‬
‫حدثنا زهير بن حرب ‪ ،‬حدثنا جرير ‪ ،‬عن األعمش ‪ ،‬عن أبي صالح ‪ ،‬عن أبي هريرة ‪ ،‬قال ‪ :‬قال رسول هللا صلى هللا عليه وسلم ‪ " :‬ما من‬
‫مولود إَل يولد على الفطرة ‪ ،‬فأبواه يهودانه وينصرانه ويشركانه " فقال رجل ‪ :‬يا رسول هللا أرأيت لو مات قبل ذلك ؟ قال ‪ " :‬هللا أعلم بما‬
‫كانوا عاملين " ‪ ،‬حدثنا أبو بكر بن أبي شيبة وأبو كريب ‪ ،‬قاَل ‪ :‬حدثنا أبو معاوية ‪ ،‬ح وحدثنا ابن نمير ‪ ،‬حدثنا أبي ‪ ،‬كالهما عن األعمش ‪،‬‬
‫بهذا اإلسناد ‪ ،‬في حديث ابن نمير ‪ " :‬ما من مولود يولد إَل وهو على الملة " وفي رواية أبي بكر ‪ ،‬عن أبي معاوية ‪ " :‬إَل على هذه الملة ‪،‬‬
‫حتى يبين عنه لسانه " وفي رواية أبي كريب ‪ ،‬عن أبي معاوية ‪ " :‬ليس من مولود يولد إَل على هذه الفطرة ‪ ،‬حتى يعبر عنه لسانه " *‬
‫‪4803. D'après Abou Hourayra (que Dieu l'agrée), le Prophète (paix et bénédiction de Dieu sur‬‬
‫‪Lui) a dit : "Aucun enfant naît que suivant l'état de la nature primordiale (l'islam). Ce sont ses‬‬
‫‪Père et mère qui le rendent juif, chrétien ou mage, tout à fait comme une chamelle met bas des‬‬
‫‪Chamelons avec un corps et des membres parfaits, en avez-vous jamais vu, un chamelon sans oreilles ou‬‬
‫‪sans nez ?". (Sahih Mouslem).‬‬

‫‪Il va de soi, c'est la logique même, de se référer au livre Saint qu'est le Coran et à la‬‬
‫‪Sunna. Il est d’obligation d’admettre en bloc tout le contenu du « Coran » ainsi que les‬‬
‫‪contenus de la « Sunna » qui regroupe l’ensemble des paroles et des faits et gestes du‬‬
‫صلَّى هللاُ َعلَْي ِه َو َسلَّ َم( ‪PROPHETE‬‬ ‫‪ « du‬هدي « » ‪َِّ Il est recommandé de suivre la « Direction‬‬
‫‪).‬اَّلل َ‬
‫صلَّى هللاُ َعلَْي ِه َو َسلَّ َم( ‪Prophète‬‬ ‫‪ِّ َّ ), dans son ensemble sans aucune restriction, ni doute, d'un‬‬
‫ّللا َ‬
‫‪esprit unanime. Ceci est le consensus de tous le Savants, jurisconsultes (Muftis), et‬‬
‫‪Ulémas.‬‬

‫صلَّى هللاُ َعلَْي ِه َو َسلَّ َم)‬ ‫ول َِّ‬‫ف َكا َن بَ ْدء الو ْح ِي إِ َل ر ُس ِ‬ ‫ِ‬
‫اَّلل َ‬ ‫َ‬ ‫ُ َ‬ ‫الو ْح ِي ‪َ -‬ك ْي َ‬
‫ب بَ ْدء َ‬
‫) َِب ُ‬ ‫صحيح البخاري‬

‫ش ٍام‬ ‫ث بْ َن ِه َ‬ ‫ني ر ِ‬ ‫ِِ‬ ‫ك‪َ ،‬ع ْن ِه َ‬


‫ش ِام بْ ِن عُ ْرَو َة‪َ ،‬ع ْن أَبِ ِيه‪َ ،‬ع ْن َعائِ َ‬ ‫ِبََن َمالِ ٌ‬ ‫‪ - 2‬حدَّثَنَا َعب ُد َِّ‬
‫َن احلَا ِر َ‬
‫اَّللُ َع ْن َها‪ ،‬أ َّ‬
‫ض َي َّ‬ ‫شةَ أُِم املُْؤمن َ َ‬ ‫ال‪ :‬أَ ْخ ََ‬ ‫ف‪ ،‬قَ َ‬‫وس َ‬ ‫اَّلل بْ ُن يُ ُ‬ ‫ْ‬ ‫َ‬
‫َحيَاَن ََيْتِ ِيِن‬ ‫ِ‬ ‫ول َِّ‬ ‫ف ََيْتِ َ‬ ‫ول َِّ‬ ‫صلَّى هللاُ َعلَْي ِه َو َسلَّ َم فَ َق َ‬ ‫ول َِّ‬ ‫رِ‬
‫صلَّى هللاُ َعلَْيه َو َسلَّ َم‪« :‬أ ْ‬ ‫اَّلل َ‬ ‫ال َر ُس ُ‬ ‫الو ْح ُي؟ فَ َق َ‬ ‫يك َ‬ ‫اَّلل‪َ ،‬ك ْي َ‬ ‫ال‪َ :‬اي َر ُس َ‬ ‫اَّلل َ‬ ‫ض َي َّ‬
‫اَّللُ َع ْنهُ َسأ ََل َر ُس َ‬ ‫َ‬
‫شةُ‬ ‫َت َعائِ َ‬ ‫ول» قَال ْ‬ ‫ك َر ُجَّل فَ يُ َكلِ ُم ِِن فَأ َِعي َما يَ ُق ُ‬
‫ِل املَلَ ُ‬ ‫َّل ِ َ‬
‫َحيَاَن يَتَ َمث ُ‬
‫ال‪َ ،‬وأ ْ‬ ‫ص ُم َع ِِن َوقَ ْد َو َع ْي ُ‬
‫ت َع ْنهُ َما قَ َ‬ ‫س‪َ ،‬و ُه َو أَ َشدُّهُ َعلَ َّي‪ ،‬فَ يُ ْف َ‬ ‫ْصلَ ِة اْلََر ِ‬
‫صل َ‬
‫ِ‬
‫مثْ َل َ‬
‫الِبِد‪ ،‬فَ ي ْف ِ‬
‫ص ُم َعنْهُ َوإِ َّن َجبِينَهُ لَيَ تَ َف َّ‬ ‫اَّلل َعنْ ها‪ :‬ولَ َق ْد رأَي تُهُ ي نْ ِز ُل َعلَي ِه الوحي ِِف الي وِم َّ ِ ِ‬ ‫ِ‬
‫ص ُد َعر ‪.‬متفق عليه‬ ‫الشديد َ ْ َ‬ ‫ْ َ ْ ُ َْ‬ ‫َرض َي َُّ َ َ َ ْ َ‬

‫ال‪ :‬أَ ْخِبََن َعب ُد َِّ‬ ‫ٍ‬ ‫ال‪ :‬أَ ْخِبََن َعب ُد َِّ‬
‫س‪،‬‬‫ِبََن يُونُ ُ‬
‫ال‪ :‬أَ ْخ ََ‬
‫اَّلل‪ ،‬قَ َ‬ ‫وحدَّثَنَا بِ ْش ُر بْ ُن ُُمَ َّمد‪ ،‬قَ َ ََ ْ‬‫الز ْه ِر ِي‪ ،‬ح َ‬
‫س‪َ ،‬ع ِن ُّ‬ ‫ِبََن يُونُ ُ‬
‫ال‪ :‬أَ ْخ ََ‬
‫اَّلل قَ َ‬ ‫‪َ - 6‬حدَّثَنَا َع ْب َدا ُن‪ ،‬قَ َ ََ ْ‬
‫ِ‬ ‫ول َِّ‬ ‫اَّلل بن َعب ِد َِّ‬‫ِ‬
‫َج َو ُد‬
‫َّاس‪َ ،‬وَكا َن أ ْ‬ ‫صلَّى هللاُ َعلَْيه َو َسلَّ َم أ ْ‬
‫َج َو َد الن ِ‬ ‫اَّلل َ‬ ‫ال‪َ « :‬كا َن َر ُس ُ‬ ‫اَّلل‪َ ،‬ع ِن ابْ ِن َعبَّ ٍ‬
‫اس‪ ،‬قَ َ‬ ‫ِبِّن عُبَ ْي ُد َّ ْ ُ ْ‬ ‫الز ْه ِر ِي‪ََْ ،‬ن َوهُ قَ َ‬
‫ال‪ :‬أَ ْخ ََ‬ ‫َوَم ْع َم ٌر‪َ ،‬ع ِن ُّ‬
‫يح‬ِ ‫َج َو ُد ِِبْلَ ِْري ِم َن‬
ِ ‫الر‬ ِ
ْ ‫صلَّى هللاُ َعلَْيه َو َسلَّ َم أ‬
َِّ ‫ول‬
َ ‫اَّلل‬ َ ‫ َوَكا َن يَلْ َقاهُ ِِف ُك ِل ل َْي لَ ٍة ِم ْن َرَم‬،‫يل‬
ُ ‫ فَ لَ َر ُس‬،‫ضا َن فَ يُ َدا ِر ُسهُ ال ُق ْرآ َن‬ ِ
ُ ‫ني يَلْ َقاهُ ج ِِْب‬
ِ َ ‫ما ي ُكو ُن ِِف رم‬
َ ‫ضا َن ح‬ ََ َ َ
) ‫املُْر َسلَ ِة» ( صحيح البخاري – و مسلم‬

A vrai dire, c'est vrai que les textes fondamentaux de base pour toute la « Chari 'à », ce sont ceux, les
trois principales Sources : le Coran, la Sunna et le consensus (l'Ijma 'à). Le « Kyass » qui n’est autre que
l’examen par Analogie d’une question de droit. Elle permet par « l’Ijtihad » des jurisconsultes de statuer sur
les observances et règles qui complètent la « Shari’a. L’Analogie comme induction se réfère elle-même aux
Textes fondamentaux prés cités. Il ne suffit pas de se référer uniquement à un texte du Coran ou d’un Hadith
pour donner un avis juridique, la jurisprudence qui constitue la compilation des livres du « Fiqh », elle résulte
d’un fruit de travail colossal sur la base des fondements sur qui se sont appuyés les principales écoles
(Hanafites, Malékites, Chaféites, Hanbalites). La culture Musulmane recèle une très vaste librairie un corpus
constitué d'imminents auteurs, chercheurs (Moujtahid fi Eddine, fi El-Ousoules, fi Chari 'à), jurisconsultes
qu'il y a lieu de consulter sans réserve.
Parmi ces auteurs, je citerais quelques-uns dans des domaines spécifiques. Les Exégètes du coran
« ATTABARI », « ELQORTOBI », « ERRAZI » et récemment « Cheikh KOTB », « Cheikh CHARAOUI », Dr.
Wahbat EZOUHAÏLI".
Pour les commentateurs des hadiths, je citerai « ENAWAOUI" pour Mouslim et "El Bari de l'Imam "EL-
ASKALANI" pour Elboukhari, Jamā’a IBN-HABAN.
En matière du « Fiqh" ma référence pour l'école "MALEKITE" j’opterais facilement le livre exposé de
"Mukhtassar KHALIL du Cheikh EL-KHARCHI" ; il y a lieu aussi de souligner comme auteurs « E’NAWAOUI »
de l’école Chafiite, « d’IBN-KADAMA EL-MOUQDISSI » de l’école Hanbalite, « Khalil » Mukhtassar de l’école
Malékite, « IBN-TI’MIYA ».
Enfin, pour toutes actions Pieuses je consulterais " l'Yhia Ouloums Eddine de l'Imam Houj'àt El-Islam ABOU-
HAMED EL-GHAZALI et "l'Imam IBN-EL-QUAÏM EL-JOUZI.
Aujourd’hui les Technologies ont connu un développement d'une vitesse exponentielle, l'aire du binaire
numérique (1.0.1) facilite la tâche pour une certaine aisance de vie et facilite l’accès au savoir (cf.
L'Encyclopédie “WIKIPÉDIA” multilingues,” IMAGO MUNDI”, “l’ENCYCLOPEDIE DE L’AGORA” et autres
moteurs de recherche plus ou moins Viable et instructifs.). Au jourd’hui à travers l’internet, tout le Savoir est
à notre porté ; on télécharge d’innombrables Livres, Romans et revues de tout bord, payantes ou gratuites.
Pour ma part ma reference en matière de livres ayant trait aux domaines religieux, linguistiques,
historiques.
Je me remets à la formidable librairie “ASHAMYLA (http://shamyla.ws)"
A travers les programmes « Elkarassi » et le site de "Ibn-Dadou”, je puis accéder à des conférences
académiques téléchargeables à travers “Youtoub” par exemple. Qu’il soir Ordinateur de maison ou portable,
Tablette ou Smartphone, l’accés devient à la porter, facil et quelques fois non honéreux.
A mon humble avis, c'est là où l'on doit chercher le savoir pour approfondir nos connaissances en matière de
religion dans son ensemble.
Apprendre la vraie Science « Ilm », le pur, le vrai, l’incontestable. C’est les bases pour tout Musulman de
connaitre la « Chari’à » pour pouvoir discerner le licite de l’illicite, de pouvoir s’éloigner en gardant les
distances entre lui et les manquements produites ou provoqués suite à des actes réprimandables quelque
soient leurs natures.

Le Coran reste le texte fondamental, aussi bien la source des lois, que l’Adoration d'ALLAH par des actions
de psalmodies du livre Saint. “‫“تالوة القرآن الكريم و تدبره‬
La Chari'à, qui régit les règles de vie de l'Humanité, est regroupée en quatre sections : les pratiques
obligatoires ‫العبدات‬, les statuts personnels ‫األحوال الشخصية‬, les relations en les personnes et la société ‫المعامالت‬, le
licite et l'illicite les sentences ‫الفضاء والحدود‬.
Le cheminement vers la croyance, qui guide les esprits de la Communauté vers la foi, n'est pas arrivé
comme çà, fortuitement. La première chaine de transmission a été Les compagnons ( ‫ (رضي هللا عنهم‬du
Prophète (Q.S.A.S.L ‫)صلى هللا عليه وسلم‬, en particulier les plus rapprochés de son entourage, qui ont vécu et
survécu à tous les événements. Parmi lesquels il y a tout d’abord les quatre premiers Califes, ainsi que
d'imminents compagnons tels que Abou'Houraira, Abdallah Ben-Messaoud, Annas, Abdallah ben Omar,
Abdallah ben El-Abbes, Mouawya, Abdallah Ben-Ezoubir, E’dardà, oubay’ï Ben-Kàb, Mou‘ad Ibn-
Jabal, Abou-moussa El-Ach’ari, Oumrou Ben-El-As, et bien d'autres. Ces compagnons ont acquis la
science (le mot Science désigne tout le savoir sur la religion qualifiée par cet attribut), qui leur a été
transmise, expliquée, inculquée, pendant des années, à partir du début du "WAH"Y", pendant son
vivant leur grand Maitre qui n'est autre que le Prophète Sidna Mohammed Rassoul ALLAH (Q.S.A.S.S.
L( ‫صلى هللا عليه وسلم‬.
Leur lègue a été déporté pour être transmis à son tour à la génération suivante (‫)تبعين‬, ensuite la suivante
succédant de génération en génération jusqu'à nos jours. Ceci dit, de nos jours la Science n'a pas atterri
comme çà fortuitement, elle est le fruit de compilations de plusieurs générations de Savants et Érudits
doués, possédant un quotient intellectuel très élevé, probes, fortement croyants, d'une grande rigueur.
C'est à ces auteurs que l'on doit se référer, tant en matière du Savoir, qu'en matière de comportement et
de bienséance. C’est le minimum de correction que l’homme puisse se comporter envers "ALLAH" Dieu
le guide et le créateur de toutes choses à travers tout l'univers.

Une main seule n’applaudit pas, c’est par cet adage que j’entamerai ce passage, c’est pourquoi je suis
conscient, bien conscient de la pureté des approches et dictas du Grand Penseur Mr Malek Bennabi.

Comme toile de fond j’ai évoqué Mr Malek Bennabi, contemporain, ayant reçu une éducation Linguiste,
penseur, imprégné des hommes de l’Islah tel que « El-Afghani », Cheikh Abdou son élève et disciple,
enfin cheikh Benbadis. Mon objectif était de souligner avec force, comme je l’avais fait, que la Religion
c’est avant tout la foi dénudée de toute allégeance, parti pris ou recherche du prestige.

Ceci dit, moi heureux de lire tes précieuses lignes. J’ai souligné tout au début de mon introduction, soit
dite entre guillemets, que le titre ne reflète pas du tout le sujet. Ce qui me préoccupait, est de libérer mon
Conscient ; je distingue et je m’efforce de suivre deux voies.
- la première, entretenir et renforcer mes convictions spirituelles dans la pure et vraie « Foi ». Mes
pratiques, ainsi que mon temps que je consacre, me permettent d'acquérir davantage, inlassablement,
sans détour, toujours de plus en plus les détails et l’approfondissement des Sciences qui me servent
comme base et référence. C’est à partir du Coran, de la Sunna mais aussi du dogme et des lois
canoniques que j’épuise ces références. -
- La seconde est d’ordre Culturel lié au Spirituel. Je ne dédaigne pas, au contraire, je m’efforce de
m'imprégner d'une culture générale sur la vie spirituelle religieuse dans le sens large ; celle-ci me fait
découvrir les divers tendances et positions des "Oulémas de tout bord et à moi de trier et de distinguer
l’ivraie du bon grain". Il convient de sélectionner avec connaissance de cause les Professeurs éducateurs
qui nous guident et serre de référence.
Pour ma part je préfère suivre les causeries et exposés Académiques diffusés par d’illustres Docteurs,
Professeurs et Maitres de chaire tel que Ratab el-Naboulsi, Ramadane El-Bouti (qu’Allah agrée son âme),
Cheikh E’charaoui, Cheikh Mohamed Ibrahim Abd Elbàathe, Cheikh Mohamed El Ghazali, Cheikh
Erraoui et bien d’autres en plus des Professeurs du site « d’Elkarassi » ou Mohammed Ibn-Dadew el-
Chinkiti, j’ajouterais aussi l’Algérien le P. D. Mabrouk Zad El Kheir, etc.

‫ مصطفى البحياوي من كرسي اإلمام مالك‬-

‫ لفضيلة الشيخ محمد جميل مبارك من كرسي فقه المعامالت‬-


‫ من كرسي اإلمام ابن عطية للشيخ الدكتور مصطفى البحياوي‬-

‫من كرسي اإلمام مالك للشيخ الدكتور سعيد الكملي‬. -

‫من كرسي أصول الفقه للشيخ الدكتور مصطفى بن حمزة‬. -

--- ‫ دروس شرح كتاب موطأ اإلمام مالك بن أنس للشيخ العالمة البحياوي التي أقيمت بمنتدى شرح كتاب المحرر الوجيز في تفسير‬-
- ‫الكتاب العزيز للشيخ الدكتور مصطفى البحياوي‬

Etc … .‫ كرسي القاضي عياض للشيخ الحسن إد سعيد‬:‫ مادة السيرة النبوية‬-

Voici les adresses des sites :


http://alkarassi.jilal.net/
Celui du Cheikh Muhammed El Daddew :
http://www.dailymotion.com/video/x6skga_mohamed-alhassane-dadou-changuiti-l_lifestyle

Une pléiade de savants qui ont consacré entièrement leur vie à la science. Ils ont bénéficié d'une solide
formation universitaire et mieux encore ils ont été étudier, après les études ex cathedra auprès des
meilleurs spécialistes dans divers domaines de la connaissance religieuse. Ils ont été chercher les
manuscrits, les ouvrages rarissimes, le trésor caché dans les demeures. Ils ont participé et se sont
distingués dans différents symposiums et diverses rencontres internationales et ont reçu des titres de
reconnaissance. Ils ont enseigné et occupé la chaire des disciplines dans lesquelles ils ont excellé. Ils sont à
bon droit des professeurs émérites. Ils n'ont cessé à travers les communications, l'enseignement, les
débats, et les rencontres de donner plus que de recevoir. J'aimais écouter dans l'émission 6 marocaine ces
éminents docteurs, professeurs de renom : Mustapha ben Hamza sur les "fondements du Fiqh",
Mustapha El-Bihaoui à propos "de l'œuvre magistrale de l'Imam Ibn 'Atiyya", du Sheikh El-Hassan Id
Sa'id sur "le cadi 'Ayyadh la vie du prophète Mohamed Grâce et Salut sur lui, Sa'id El-Koummali au
sujet de "l'Imam Malek et son traité El-MOuwatta". Comment ne pas recevoir la science de ces grandes
figures qui ont fait leur preuve parmi les leurs et parmi les savants sur le plan international ? Aussi
Comment dois-je passer sous silence un érudit en science du Hadith tel Mohamed El-Daddew
Echchenkiti dont l'autorité s'étend au-delà de l'Orient et de l'Occident arabo-musulman ? Ces hommes
font abstraction "de leur ego », font preuve d'humilité et transmettent d'une manière intègre et probe le
savoir tel que. Si nous avions, chez nous, adopté les règles et les principes d'initiation, d'encouragement et
de promotion de la Tradition du savoir, de la culture et de la considération des hommes de science, nous
aurions franchi de grandes étapes et aurions préservé la société de tant de déviationnisme, de maux et de
fléaux. Mais la tradition ne s'est pas enracinée, jusqu'à présent on n'en est qu'à faire du mimétisme, des
portraits dithyrambiques, ou de faux débats dont l'intérêt est minime voire nul. La tradition ne
s'improvise pas, c'est un long processus de production, d'éditions et d'accumulation des connaissances.
Le Maroc, la Mauritanie plus particulièrement la région de Chenkit, la Tunisie ont une longueur
d'avance sur l'Algérie.
L'histoire a favorisé les uns et desservi les autres. Les intellectuels chez nous ont mauvaise presse, on les
accule soit au silence soit à l'exil.
Oui la connaissance de la religion exige la maîtrise de l'outil de la langue, la sélection des bonnes œuvres,
la science des Hadiths, les dires des compagnons avec interdiction de les contredire, de se méfier des
Faqih-historiens qui ont tendance à être subjectifs et à émettre des avis que ne corroborent pas les faits
ou les témoignages concordants ou sont en contradiction avec les textes fondamentaux. Pour ne pas se
laisser abuser le Coran et la Sunna authentique doivent être le critère absolu de vérité. Le Coran te
donne dans ta main droite le Royaume et dans ta main gauche l'Éternité. Ne vois-tu pas que les lettres K,
L, M ont pour correspondants M, L, K, dans cet ordre. Le Moulk de DIEU est dans Son Verbe Kalim.

"‫ "إذ إذا أراد شيئا أن يقول له كن فيكون‬.‫ملك هللا في ملكه والكلم " هللا أكبر هللا بكثير من ملكه‬
‫ان األم ر" الأهلل الى هللا" والعصمة خاصة فقط باالرسل واألنبياء‬

‫* حكمة مشروعية القصاص‪:‬‬


‫كرمه على سائر املخلوقات‪ ،‬وجعله خليفة ِف األرض ألمر عظيم‪ ،‬وهو أن يقوم بعبادة ربه وحده َّل شريك له‪ ،‬وجعل البشرية كلها‬
‫خلق هللا آدم بيده‪ ،‬ونفخ فيه من روحه‪ ،‬و َّ‬
‫من نسله‪ ،‬وأرسل هللا إليهم الرسل عليهم الصَّلة والسَّلم‪ ،‬وأنزل عليهم الكتب‪ ،‬ليقوم الناس بعبادة هللا وحده‪ ،‬ووعد من آمن وامتثل ما أمر هللا به ِبْلنة‪ ،‬وتوعد من كفر‬
‫ِبهلل وفعل ما َنى هللا عنه ِبلنار‪.‬‬
‫وِف الناس من َّل يستجيب لداعي اْلَيان لضعف عقيدته‪ ،‬أو يستهني ِبحلاكم لضعف ِف عقله‪ ،‬فيقوى عنده داعي ارتكاب احملظورات‪ ،‬فيحصل منه تعد على اْلخرين ِف‬
‫أنفسهم أو أعراضهم أو أمواَلم‪.‬‬
‫فشرعت العقوبة ِف الدنيا لتمنع الناس من اقَتاف هذه اْلرائم؛ ألن جمرد األمر والنهي َّل يكفي عند بعض الناس على الوقوف عند حدود هللا‪ ،‬ولوَّل هذه العقوِبت َّلجَتأ‬
‫كثري من الناس على ارتكاب اْلرائم واحملرمات‪ ،‬والتساهل ِف املأمورات‪.‬‬
‫وِف إقامة احلدود حفظ حياة ومصلحة البشرية‪ ،‬وزجر النفوس الباغية‪ ،‬وردع القلوب القاسية اْلالية من الرمحة والشفقة‪.‬‬
‫الضرورايت اْلمس‪ :‬اعتىن اْلسَّلم حبفظ الضرورايت اْلمس الِت اتفقت الشرائع السماوية على حفظها‪ ،‬وهي‪ :‬حفظ الدين‪ ،‬والنفس‪ ،‬والعقل‪ ،‬والعرض‪ ،‬واملال‪ ،‬واعتِب‬
‫التعدي عليها جناية وجرَية تستلزم عقاِب مناسبا‪ ،‬وحبفظ هذه الضرورايت يسعد اجملتمع‪ ،‬ويطمئن كل فرد فيه‪.‬‬

‫* حكمة مشروعية احلدود‪:‬‬


‫أمر هللا عز وجل بعبادته وطاعته‪ ،‬وفعل ما أمر به‪ ،‬واجتناب ما َنى عنه‪َّ ،‬‬
‫وحد حدودا ملصاحل عباده‪ ،‬ووعد على اَّللتزام بشرعه اْلنة‪ ،‬وعلى مالفته النار‪ ،‬فإذا َجحت نفس‬
‫اْلنسان وقارفت الذنب فتح هللا َلا ِبب التوبة واَّلستغفار‪.‬‬
‫لكنها إذا أصرت على معصية هللا وأبت إَّل أن تغشى محاه‪ ،‬وتتجاوز حدوده كالتعدي على أموال الناس وأعراضهم فَّل بد من كبح َجاحها إبقامة حدود هللا تعال؛ ليتحقق‬
‫لألمة األمن والطمأنينة‪ ،‬واحلدود كلها رمحة من هللا تعال‪ ،‬ونعمة على اْلميع‪.‬‬
‫* حياة اْلنسان قوامها حفظ الضرورات اْلمس‪ ،‬وإقامة احلدود َتمي تلك الضرورات‪ ،‬وَتافظ عليها‪ ،‬فبالقصاص تُصان األنفس‪ ،‬وإبقامة حد السرقة تُصان األموال‪،‬‬
‫وإبقامة حد الزىن والقذف تُصان األعراض‪ ،‬وإبقامة حد السكر تُصان العقول‪ ،‬وإبقامة حد احلرابة يُصان األمن واملال واألنفس واألعراض‪ ،‬وإبقامة احلدود كلها يصان الدين‬
‫كله‪.‬‬
‫* احلدود زواجر عن املعاصي‪ ،‬وجوابر ملن أقيمت عليه‪ ،‬تطهره من دنس اْلرَية وإمثها‪ ،‬وتردع غريه عن الوقوع فيما وقع فيه‪.‬‬

‫كيف تتعلم البحث‬


‫احلمد هلل رب العاملني‪ ،‬وصلى هللا على سيدَن ُممد وصحبه أَجعني‪ ،‬وأشهد أن َّل إله إَّل هللا وحده َّل شريك له‪ ،‬وأشهد أن ُممدا عبده ورسوله‪.‬‬
‫أما بعد‪ :‬فيقول هللا سبحانه وتعال‪ :‬أفمن يعلم أّنا أنزل إليك من ربك احلق كمن هو أعمى إّنا يتذكر أولو األلباب‪.‬‬
‫وروى البخاري ومسلم ِف "صحيحيهما"‪ :‬عن معاوية رضي هللا عنه‪ ،‬عن النِب صلى هللا عليه وعلى آله وسلم أنه قال‪(( :‬من يرد هللا به خريا يفقهه ِف الدين))‪ .‬ورواي ِف‬
‫"صحيحيهما"‪ :‬عن عبد هللا بن عمرو بن العاص رضي هللا عنهما قال‪ :‬قال رسول هللا صلى هللا عليه وعلى آله وسلم‪(( :‬إن هللا َّل يقبض العلم انتزاعا ينتزعه من العباد‪،‬‬
‫ولكن يقبض العلم بقبض العلماء‪ ،‬حَّت إذا َل يبق عاملا اَتذ الناس رؤوسا جهاَّل‪ ،‬فسئلوا‪ ،‬فأفتوا بغري علم فضلوا وأضلوا))‪.‬‬
‫وِف حديث أنس املتفق عليه‪ ،‬وحديث أِب هريرة املتفق عليه أيضا‪ :‬أن النِب صلى هللا عليه وعلى آله وسلم ذكر من أمارات الساعة‪(( :‬رفْع العلم‪ ،‬وظهور اْلهل))‪ ،‬أوِبذا‬
‫املعىن‪.‬‬
‫وَنن ِف هذا الزمن قد وقع ما أخِب به النِب صلى هللا عليه وعلى آله وسلم من ظهور اْلهل وتفشيه‪ ،‬حَّت إنه أصبح كثري من املسلمني َّل َييز بني العاَل واملنجم‪ ،‬بل َّل َييز‬
‫بني املسلم والشيوعي‪ ،‬وكل هذا بسبب بعد املسلمني عن تعلم كتاب هللا وسنة رسول هللا صلى هللا عليه وعلى آله وسلم‪.‬‬
‫إذا عرفت هذا‪- ،‬ومعرفته إبذن هللا تعال َنفعة للباحث‪-‬أعِن أن الباحث إذا نظر إل أحوال املسلمني وإل حاجتهم‪ ،‬ونظر إل تفشي اْلهل‪ ،‬أنه حيتسب األجر والثواب‬
‫ويصِب‪ ،‬فإن طلب العلم حيتاج إل صِب‪ ،‬ورضي هللا عن عبد هللا بن عمر إذ يقول‪ :‬قل لطالب العلم يتخذ نعلني من حديد‪ .‬وكذا حيىي بن أِب كثري ‪-‬رمحه هللا تعال‪-‬يقول‬
‫لولده عبد هللا‪َّ :‬ل يستطاع العلم براحة اْلسم‪ .‬ذكره اْلمام مسلم ِف (كتاب الصَّلة)‪.‬‬
‫أما إذا َل يصحب الشخص الصِب واَّلحتساب فإنه يوشك أن َيل‪ ،‬ويسأم‪ ،‬بل رمبا إذا حصل على فائدة وأخرجها للمسلمني‪ ،‬وَل ير املسلمني يتقبلوَنا‪ ،‬رمبا حيمله ذلك‬
‫على أن يَتك‪ ،‬كما حصل لغري واحد من املتقدمني‪ ،‬ورب شخص حيرق كتابه‪ ،‬وآخر يدفن كتبه‪ ،‬إما ْللل ِف كتبه‪ ،‬وإما لعدم إقبال الناس عليها‪ ،‬كما قال بعضهم‪:‬‬

‫غزلت َلم غزَّل نسيجا فلم أر ‪ ...‬لغزِل نساجا فكسرت مغزِل‬

‫وإن ِف تنفيذ القصاص كفا للقتل‪ ،‬وزجرا عن العدوان‪ ،‬وصيانة للمجتمع‪ ،‬وحياة لألمة‪ ،‬وحقنا للدماء‪ ،‬وشفاء ملا ِف صدور أولياء املقتول‪ ،‬وَتقيقا‬
‫للعدل واألمن‪ ،‬وحفظا لألمة من وحشي يقتل األبرايء‪ ،‬ويبث الرعب ِف البلد‪ ،‬ويتسبب ِف ترميل النساء‪ ،‬وتيتيم األطفال‪.‬‬
‫اب ل ََعلَّ ُ‬
‫اص َحيَاةٌ َاي أ ُْوِِل األَلْبَ ِ‬ ‫ِ‬
‫ك ْم تَ تَّ ُقو َن) (آية‪ .)179/‬سورت البقرة‪2-‬‬ ‫ص ِ‬‫قال هللا تعال‪َ :‬ولَ ُك ْم ِِف الْق َ‬

‫الدنيا ليست دار جزاء وإّنا دار اْلزاء هي اْلخرة‪ ،‬ولكن شرع هللا من العقوِبت ِف الدنيا ما حيقق األمن وَينع‬
‫الفساد والعدوان والظلم‪.‬‬
‫ش ْو ِن‬ َِّ ‫اب‬
َ ْ‫اَّلل َوَكانُوا عَلَيْ ِه ُش َه َداءَ فَ ََّل ََت‬ ِ َ‫استُ ْح ِفظُوا ِم ْن كِت‬ ِ ِ ‫إِ ََّن أَنْزلْنَا التَّوراةَ فِيها ُهدى ونُور َْحي ُكم ِِبا النَّبِيُّو َن الَّ ِذين أَسل‬
َ ‫َّاس َوا ْخ‬
َ ‫ش ُوا الن‬ ْ ‫ار ِمبَا‬ ُ َ‫َحب‬ْ ‫الرَِّبنِيُّو َن َو ْاأل‬
َّ ‫ادوا َو‬ ُ ‫ين َه‬ َ ‫َموا للَّذ‬ ُ ْ َ َ ُ ٌ َ َ َْ َ
ِ ِ ِ ْ‫ف ِِب ْألَن‬
‫ف َو ْاألُذُ َن ِِب ْألُذُن َوالس َّن‬ ِ ْ ‫ني ِِبل َْع‬
َ ْ‫ني َو ْاألَن‬ ِ ‫س ِِبلنَّ ْف‬ ِ ِ
َّ ‫) َوَكتَ ْب نَا َعل َْي ِه ْم ف َيها أ‬44( ‫ك ُه ُم الْ َكاف ُرو َن‬ ِ ِ
َّ ‫َوََّل تَ ْش ََتُوا ِِب َايِِت مثََنا قَليَّل َوَم ْن ََلْ َْحي ُك ْم ِمبَا أَنْ َز َل‬
َْ ‫س َوال َْع‬ َ ‫َن النَّ ْف‬ َ ‫اَّللُ فَأُولَئ‬
)45( ‫ك ُه ُم الظَّالِ ُمو َن‬ َّ ‫ص َّد َق بِ ِه فَ ُه َو َك َّف َارةٌ لَهُ َوَم ْن ََلْ َْحي ُك ْم ِمبَا أَنْ َز َل‬
َ ِ‫اَّللُ فَأُولَئ‬ َ َ‫اص فَ َم ْن ت‬
ٌ ‫ص‬
ِ ‫لس ِن وا ْْلر‬
َ ‫وح ق‬َ ُُ َ
ِ ‫ِِب‬

ِ ‫اَّلل أَ ْن ي‬
ِ ‫صيبَ ُه ْم بِبَ ْع‬ َ ُ‫اء ُه ْم َوا ْح َذ ْرُه ْم أَ ْن يَ ْفتِن‬ ِ ِ ‫وأ‬
‫ض‬ ُ َُّ ‫ك فَِإ ْن تَ َولَّ ْوا فَا ْعلَ ْم أ ََّّنَا يُ ِري ُد‬َ ‫اَّللُ إِل َْي‬ ِ ‫وك َع ْن بَ ْع‬
َّ ‫ض َما أَنْ َز َل‬ َّ ‫اح ُك ْم بَ ْي نَ ُه ْم ِمبَا أَنْ َز َل‬
َ ‫اَّللُ َوََّل تَ تَّب ْع أَ ْه َو‬ ْ ‫َن‬ َ
ِ
‫) سورة املائدة‬50( ‫حكْما ل َق ْوم يُوقنُو َن‬ ٍ ِ ِ ِ
َّ ‫س ُن م َن‬ ِ ِ ِ ِ ِ ِ ِ
ِ ‫ذُنُوِب ْم َوإ َّن َكثريا م َن الن‬ ِِ
ُ ‫اَّلل‬ َ ‫ْم ا ْْلَاهليَّة يَ ْب غُو َن َوَم ْن أَ ْح‬ َ ‫) أَفَ ُحك‬49( ‫َّاس لََفاس ُقو َن‬

… Une idée est vraie ou fausse sur le plan théologique, logique, scientifique, social. Mais son histoire ne
dépendra pas de son caractère intrinsèque, elle dépendra de son dynamisme, de son pouvoir au sein d’un
univers culturel et enfin de la conjoncture » (le « PISM »).
Ibn Khaldoun pense que les musulmans appartiennent à la « vocation sémitique » qui privilégie la promesse
majeure et cite le hadith qui dit : « Nous appartenons à une maison (Bayt) pour laquelle Dieu a choisi l’autre
monde plutôt que celui-ci… »
Même Nietzsche le sceptique reconnaît l’importance de la promesse majeure lorsqu’il affirme que «la
métaphysique de la récompense et de la punition est indispensable ».
Les causes d’inefficacité d’une société quelconque, selon Bennabi, doivent être localisées dans son monde
des idées, non pas de ses idées à l’état pur, mais de ses idées intégrées, c’est-à-dire devenues des canevas
de son activité sociale. Il écrit dans le « PISM » (version 1960) : « Lorsque nous jugeons l’inefficacité de la
société musulmane contemporaine, nous ne jugeons pas l’islam — en tant qu’archétype qui a fait ses
preuves à l’époque d’une brillante civilisation —, mais la façon dont les musulmans contemporains le
comprennent et l’interprètent, c’est-à-dire en tant qu’idée intégrée. Mais nous savons en même temps que
cette idée intégrée — elle-même si dévalorisée aujourd’hui par rapport à son archétype — peut être
régénérée comme le fut l’idée républicaine par la civilisation européenne qui l’a revalorisée, rajeunie,
revivifiée et ressuscitée en quelque sorte du tombeau où l’avaient ensevelie la décadence d’Athènes et la
décadence de Rome. De même que nous savons que d’autres idées ne peuvent plus être ressuscitées une
fois mortes parce qu’elles n’émanent pas d’un archétype ou, si l’on veut, parce que leur archétype lui-même
est mort comme cela est arrivé à l’idée d’esclavage ».
L’efficacité de l’idée est subordonnée à des conditions psychologiques et sociales qui varient dans le temps
et dans l’espace. Et, d’une manière générale, quand on suit l’histoire d’une société, on s’aperçoit que de
même qu’elle a un cimetière pour enterrer ses morts, elle a des cimetières pour enterrer ses idées mortes :
les idées qui n’ont plus un rôle social».

Pour agir à une large échelle, selon Bennabi, l’idée doit posséder trois propriétés : un
pouvoir de tension, un pouvoir d’intégration et un pouvoir d’orientation. Ce sont ces
facultés qui lui permettent de jouer le rôle de liant entre les individus et, partant, de faire
d’eux une société, une collectivité homogène, une civilisation.

« Jung a choisi les termes psyché et psychique pour parler de l'esprit et de l'activité
mentale, car si esprit et mental sont principalement associés à la conscience, psyché et
psychique couvrent à la fois la conscience et l'inconscient »

Le mot est employé par les psychologues analytiques et psychanalystes contemporains pour éviter les
mots âme et esprit qui ont une connotation religieuse. Cependant, parce qu'il est la traduction de l'anglais
mind, le terme "esprit" gagne en popularité dans les écrits scientifiques ou de vulgarisation, y compris
pour désigner les processus mentaux non-conscients.

En conclusions, je dirais que notre Créateur a comblé, sans démesure et sans débordement l’Être Humain,
tout en lui accordant ses innombrables bienfaits qui ne tarissent jamais. Celles-ci n’ont ni restrictions, ni
limites puissent qu’elles ne puissent, ne peuvent être contenus ou dénombrés. Le premier de ces bienfaits
est de lui avoir donné « LA VIE » quelque chose de très précieux. Il l’a désigné comme son légataire sur terre
(‫)خليف هللا في األرض‬. Il l’a chargé d’une lourde et pénible tâche, celle de la charge de ses responsabilités
(َ‫)األ َ َمانَة‬.
‫ أ‬Il l’a doté d’un cœur, d’une âme et d’un esprit pour reconnaitre son Unicité qu’est la Croyance et
de distinguer le bien du mal qui est la foi. On rapporte qu’un des grands mystiques « Abou Hamed El-
Ghazali » a dit un jour qu’il est tenté de vivre sa foi et sa religion comme le ferait les veilles dames
totalement illettrées.
Pour ma part, à mon humble avis le Musulman doit suivre l’une des quatre écoles de droit (‫)مذهب‬, peu
importe laquelle. Le Dogme le plus reconnu (‫)العقيدة األشعرية‬. Les enseignements de quelques Savants dans le
domaine de la morale et de la Spiritualité (‫ )األخالق و التزكية‬tel que « El Jounied », ou les écoles E’soufia.
Je conseille de suivre entre autres, les exposés et causeries du Cheikh El-Botti, du Cheikh Mohammed
Ibrahim Abd- El- Bàathe, D. Mohamed alhassane Dadou E’chankiti, D. Rateb Enaboulsi, du P.D.
Mabrouk Zaid-Elkheir.
‫‪ ».‬دعاء ‪Je termine ce Discours par quelques prières « DOU’Â -‬‬

‫الخي ِّْر ك ُِّل ِّه عاجله وآجله ما َع ِّل ْمتُ ِّم ْن ُه َوما َل ْم أ ْع َلمُ‪ ،‬وأعُو ُذ بِّكَ ِّمنَ الشَّر ك ُِّل ِّه عاجله وآجله ما َع ِّل ْمتُ‬ ‫ال َّل ُهمَّ إني أسأ ُلكَ ِّمنَ َ‬
‫ب إ َليْها ِّم ْن َق ْو ٍل ْأو َع َم ٍل اللهم‬ ‫ب إ ِّ َليْها ِّم ْن َق ْو ٍل ْأو َع َم ٍل‪ ،‬وأعُو ُذ بِّكَ ِّمنَ ال َّن ِّار َو َما َق َّر َ‬ ‫ِّم ْن ُه َو َما َل ْم أ ْع َل ْم‪ ،‬وأسأ ُلكَ ال َج َّن َة َوما َقر َ‬
‫إني أسئلك منخير ما سئلك عبدك ونبيك وأعوذمن شري ما أعاذ به عبدك ونبيك اللهم أسئلك أن تجعل كل قضاء قضيته‬
‫ليخير‬
‫‪------------------‬‬
‫ص َم ُة َأ ْم ِّري‪َ ،‬و َأ ْ‬
‫ص ِّل ْح ِّلي ُد ْنيَ َ‬
‫اي اَ َّلتِّي فِّيهَا‬ ‫ص ِّل ْح ِّلي دِّينِّي اَ َّلذِّي ُه َو ِّع ْ‬ ‫ور ك ُِّلهَا‪َ ،‬و َأ ْع َظمُ َذ ِّلكَ ‪(( :‬اَل َّل ُهمَّ َأ ْ‬
‫ص َالح ِّ ا ُأل ُم ِّ‬
‫ال ُّدعَا ُء ب ِّ َ‬
‫آخ َرتِّي اَ َّلتِّي إ ِّ َل ْيهَا َمعَادِّي‪َ ،‬وا ْجعَ ِّل اَ ْل َحيَا َة ِّزيَا َد ًة ِّلي فِّي ك ُِّل‬
‫ص ِّل ْح ِّلي ِّ‬ ‫شي‪َ ،‬و َأ ْ‬ ‫َمعَا ِّ‬
‫‪------------------‬‬
‫اللهم صلي على محمد وعلى آل محمد كما صليت على إبراهيم وعلى آل إبراهيم‬
‫وبارك على محمد وعلى آل محمد كما بركت على إبراهيم وعلى آل إبراهيم في العلمين إنك حميد مجيد‬
‫‪-----------------------------‬‬
‫ّلِل َربِّ ا ْلعَا َل ِّمينَ‬
‫سُ ْب َحانَ َربِّكَ َربِّ ا ْل ِّع َّز ِّة َع َّما يَ ِّص ُفونَ َوسَ َالمٌ َع َلى ا ْل ُم ْرسَ ِّلينَ َوا ْل َح ْم ُد ِّ َّ ِّ‬
La pensée éducative d'Al-Ghazali
Par : Mohamed Nabil Nofal

AL-GHAZALI (1058-1111)
Jusqu'à une époque forte récente, la pensée islamique représentée par al-Ghazali constituait le courant dominant dans
la théorie et la pratique de l'islam (sunnite en particulier). Ce géant de la pensée, au savoir encyclopédique, a influé sur
la pensée islamique et défini sa pratique pendant
près de neuf siècles. Il représentait « l’islam pacifique ».

Depuis une trentaine d'années, un nouveau courant, celui de « l’islam combattant », a vu le jour, s'est développé
rapidement et a entrepris de s'imposer dans le monde islamique.

Certains y voient une renaissance et d'autres une menace, non seulement pour le monde islamique mais pour le monde
entier, un facteur de déstabilisation qui ramène l'islam et les musulmans quatorze siècles en arrière. Ce nouveau
courant trouve ses sources intellectuelles dans les enseignements d'Abou al-Ala al-Mawdudi, de Sayid Qotb et de
Ruhallah Khomeini, et de leurs disciples rigoristes disséminés dans de nombreux pays. Il préconise la rédemption de la
société, l'élimination par la force des régimes en place, la prise du pouvoir et un changement radical de la vie sociale.
Réfractaires, voire hostiles, à la civilisation moderne, ses adeptes voient dans l'islam - tel qu'il était pensé et pratiqué il y
a de nombreux siècle - la solution à tous les problèmes politiques, économiques, sociaux, culturels et éducatifs dont
souffre le monde arabo-islamique, sinon toute la planète.

La lutte entre la pensée d'al-Ghazali et celle d'al-Mawdudi continue, et elle constitue sans doute un des principaux
facteurs appelés à façonner l'avenir du monde arabo-islamique.

Quelle que soit l'issue de cette lutte, al-Ghazali demeure l'un des plus grands philosophes (bien qu'il s'en soit lui-même
défendu) et penseurs de l'éducation dans l'histoire du monde islamique. Sa vie - élève assoiffé de savoir, puis enseignant
dispensant le savoir, puis savant développant le savoir - illustre bien ce qu'était la vie des étudiants, des enseignants et
des savants dans le monde islamique au Moyen Âge.

La vie d'al-Ghazali
Al-Ghazali est né en 450 de l'Hégire, soit 1058 de l'ère chrétienne, dans la ville de Tus (Khorassan) ou dans un des
villages avoisinants, au sein d'une famille persane de condition modeste, dont certains membres étaient connus pour
leur savoir et leur penchant pour le mysticisme soufi. Al-Ghazali était encore jeune lorsque son père mourut, après avoir
chargé un de ses amis soufis de s'occuper de l'éducation de ses deux fils. L'ami en question s'acquitta de cette mission
jusqu'à épuisement des fonds légués par le père et conseilla aux deux frères de s'inscrire dans une madrasa (3) où les
élèves suivaient des cours et étaient pris en charge matériellement. Al-Ghazali aurait commencé, vers l'âge de sept ans,
par étudier l'arabe et le persan, le Coran et les principes de religion. A la madrasa, il entra dans le cycle des études
secondaires et supérieures comportant le fiqh (jurisprudence islamique) et l'exégèse (tafsir) du texte coranique et des
hadiths (propos du Prophète) (voir glossaire en fin d'article).

Vers l'âge de 15 ans, al-Ghazali s'installa à Jurjan (centre florissant du savoir à l'époque, situé à 160 km environ de Tus)
pour étudier le fiqh auprès de l'imam Al-Ismayli. Ce type de « voyage à la recherche du savoir » en vue de suivre
l'enseignement des maîtres réputés du moment, était une des traditions éducatives de l'islam. Il revint l'année suivante
à Tus, où il demeura trois années, consacrées à mémoriser et mieux comprendre ce qu'il avait transcrit de
l'enseignement de ses maîtres et à poursuivre l'étude du fiqh. Il se rendit ensuite à Naysabur (Nishapur), où il étudia le
fiqh, la théologie dogmatique (kalam) et la logique, ainsi que, semble-t-il, des éléments de philosophie, auprès de l'imam
Al-Juwayni, le jurisconsulte de rite chaféite le plus célèbre de l'époque. Al-Ghazali avait alors 23 ans. Durant les cinq
années qui suivirent, il fut l'élève et l'assistant de l'imam al-Juwayni, et commença à publier quelques ouvrages et à
étudier le soufisme auprès d'un autre cheikh, al-Farmadhi.

La mort d'al-Juwayni (478 H/1085) voit s'achever la période d'apprentissage d'al-Ghazali - qui a alors 28 ans - et débuter
celle de l'immersion dans la politique et de la fréquentation des allées du pouvoir. Il se rend au «camp» du ministre
seljoukide Nizam al-Mulk, où il mène pendant six années la vie des « juristes de cour », faite de combats politiques, de
joutes savantes et d'écriture, jusqu'à ce qu'il soit nommé professeur à la madrasa Nizamiya de Bagdad, l'un des centres
de savoir et d'enseignement (sorte d'université) les plus importants et les plus connus dans l'Orient islamique à
l'époque. Durant les quatre années où il occupe ce poste, il publie un certain nombre d'ouvrages sur le fiqh - qu'il
enseigne- la logique et le kalam, les plus importants étant le Mustazhiri et Al-Iqtisad fil-I'tiqad [le juste milieu dans la
croyance], deux ouvrages de jurisprudence à caractère politique.

Al-Ghazali prend part à trois affrontements politiques et intellectuels majeurs qui secouent le monde islamique à cette
époque, à savoir la lutte entre la philosophie et la religion (entre la culture islamique et la culture grecque) - il prend
position pour la religion contre la philosophie ; la lutte entre le sunnisme et le chiisme - il prend position pour le califat
abbasside contre les batinites ; la lutte entre l'inspiration et la raison et entre le fiqh et le mysticisme.

Durant la période où il enseigne à la Nizamiyya de Bagdad, al-Ghazali étudie longuement la philosophie (celle des Grecs,
Aristote, Platon et Plotin en particulier, et la philosophie islamique, notamment Ibn Sina [Avicenne] et al-Farabi) afin de
mieux la réfuter. Le problème essentiel auquel il est confronté est celui de concilier la philosophie et la religion, et il le
résout en ces termes : la philosophie est dans le vrai dans la mesure où elle est conforme aux principes de la religion (de
l'islam) et dans l'erreur lorsqu'elle est en contradiction avec ces principes. En prélude à ses attaques contre la
philosophie, al-Ghazali écrit un ouvrage, Maqasid al-Falasifa [Les intentions des philosophes], dans lequel il expose
l'essentiel de la pensée philosophique connue à son époque suivie de son célèbre ouvrage, Tahafut al-Falasifa
[L’incohérence des philosophes]. Il résume son opposition à la philosophie en vingt questions touchant l'homme, le
monde et Dieu. Pour al-Ghazali, le monde est une création récente, les corps rejoignent les âmes dans l'au-delà et Dieu
connaît les particuliers comme il connaît l'universel.

Le Tahafut al-Falasifa [L'incohérence des philosophes] a eu un retentissement considérable dans le monde arabo-
islamique, et jusque dans l'Europe chrétienne; cette oeuvre et son auteur ont été un des facteurs du déclin de la pensée
philosophique grecque dans le monde islamique, en dépit des quelques tentatives de défense de la philosophie par Ibn
Ruchd (Averroès) et d'autres

Avec l'intensification de l'affrontement militaire et intellectuel entre le sunnisme et le chiisme, entre le califat abbasside,
d'une part, et l'État fatimide et ses partisans et alliés dans le Machreq, de l'autre, al-Ghazali est mobilisé dans ce combat,
et il publie effectivement une série d'ouvrages à ce sujet, le plus important étant Les vices de l'ésotérisme et les vertus de
l'exsotérisme.

L'ésotérisme des batinites repose sur deux principes fondamentaux: l'infaillibilité de l'imam, source obligatoire du savoir,
et l'interprétation ésotérique de la chari'a (la loi révélée de l'islam) par l'imam et ses représentants. Al-Ghazali concentre
ses attaques sur le premier principe, celui de l'infaillibilité de l'imam, son but étant de défendre le califat abbasside et de
justifier son existence, fut-elle symbolique (le califat se trouve alors en situation d'extrême faiblesse), d'assouplir les
conditions d'accession à l'imamat et de conférer une légitimité aux sultans seljoukides, qui détiennent alors le véritable
pouvoir militaire et politique, problème juridico-politique auquel ont aussi été confrontés d'autres fuqaha
(jurisconsultes) musulmans, al-Mawardi en particulier. Mais la campagne d'al-Ghazali contre les batinites n'est pas
couronnée du même succès que sa campagne contre les philosophes.

Vers 1095/488 H, al-Ghazali, alors âgé trente-huit ans, traverse une crise spirituelle qui dure à peu près six mois et que
l'on peut résumer à un affrontement violent entre la raison et l'âme, entre le monde d'ici-bas et celui de l'au-delà. Il
commence par douter des doctrines et clans existants (c'est-à-dire de la connaissance), puis se met à douter des
instruments de la
connaissance. Cette crise l'affecte physiquement au point qu'il perd l'usage de la parole et devient donc incapable
d'enseigner, et elle ne prend fin que lorsqu'il renonce à ses fonctions, à sa fortune et à sa célébrité, après avoir atteint la
vérité grâce à la lumière jetée par Dieu dans son coeur. Al-Ghazali résume les doctrines dominantes à son époque à
quatre doctrines principales : la théologie dogmatique, fondée sur la logique et la raison ; l'ésotérisme, fondé sur
l’initiation ; la philosophie, fondée sur la logique et la démonstration ; le soufisme, fondé sur le dévoilement et le
témoignage. De même, les moyens de parvenir à la connaissance se ramènent à : les sens, la raison et l'inspiration. Il
finit par choisir le soufisme et l'inspiration et, convaincu que l'unité du monde et de l'au-delà était difficile, voire
impossible, il prétexte un pèlerinage à la Mecque pour quitter Bagdad et se rendre à Damas.

Les influences soufis sont nombreuses et fortes dans la vie d'al-Ghazali. Il vit à l'époque où le soufisme se propage : son
père était proche du soufisme, son tuteur est soufi, son frère le devient à un âge précoce, ses maîtres penchent vers le
soufisme, le ministre Nizam al-Mulk est proche des soufis et al-Ghazali lui-même a étudié le soufisme. Mais le soufisme
n'est pas qu'un savoir théorique étudié dans les livres ou enseigné par des maîtres, c'est aussi une action, une pratique
et un comportement, dont les principes de base sont, notamment, le renoncement au monde d'ici-bas, la solitude et
l'errance. C'est ce que fait al-Ghazali qui, pendant près de deux ans, mène une vie d'ermite entre Damas, Jérusalem et La
Mecque. C'est à cette époque qu'il commence à écrire le plus important de ses livres, Ihya' `Ulum al-Din [Vivification des
sciences de la foi] - qu'il termine peut-être ultérieurement. Divisée en quatre parties, consacrées respectivement aux
pratiques du culte, aux coutumes sociales, aux vices causes de perdition et aux vertus conduisant au salut, cette oeuvre
n'apporte rien de fondamentalement nouveau, mais on trouve dans ses quatre volumes et ses quelque 1.500 pages
l'essentiel de la pensée islamique religieuse du Moyen Age, sous une forme à la fois exhaustive, claire et simple qui
explique la place unique qu'elle occupe dans l'histoire de la pensée islamique.

Al-Ghazali regagne Bagdad en 1097/490 H et continue à vivre comme un soufi dans le ribat (6) d'Abou Saïd de Naysabur,
qui se trouve en face de la madrasa Nizamiyya. Il reprend pendant un certain temps l'enseignement, qu'il consacre
essentiellement à la d' Ihya' `Ulum al-Din [Vivification des sciences de la foi], puis se rend à Tus, sa ville natale, où,
continuant à vivre en soufi et à écrire, il achève semble-t-il son oeuvre majeure susmentionnée et produit d'autres
ouvrages dont l'inspiration mystique est manifeste .

En 1104/498 H, al-Ghazali reprend ses fonctions à la madrasa Nizamiyya de Naysabur, à la demande du ministre
seldjoukide Fakhr al-Mulk, après quelque dix années d'absence. Il continue néanmoins à vivre la vie des soufis et à
écrire. En 503 H, il quitte Naysabur et regagne à nouveau Tus, sa ville natale, où il poursuit la vie de renoncement des
soufis et l'enseignement.
Près de sa maison, il fait construire un khangah (sorte d'ermitage soufi) où il écrit à cette époque Minhaj Al-'Abidin [La
voie de la dévotion] , qui semble être une description de sa vie et de celle de ses élèves: renoncement au monde d'ici-
bas, solitude et éducation de l'âme. C'est ainsi qu'il coule le reste de ses jours, jusqu'à sa mort en 111/505 H.

La philosophie d'al-Ghazali
La philosophie d'al-Ghazali, comme la philosophie islamique de manière générale, tourne essentiellement autour du
concept de Dieu et de ses rapports avec ses créations (le monde et l'homme). Certes, al-Ghazali commence par suivre le
courant de pensée islamique du fiqh et, plus précisément, celui de la théologie dogmatique ash'arite, dans sa description
de l'identité et des attributs de Dieu, et des attributs de Dieu, et le courant soufi dans la définition de la relation entre
Dieu et l'être humain, mais il va plus loin en proposant une idée neuve de l'identité de Dieu, de ses attributs et de son
action .

Al-Ghazali est en accord avec les jurisconsultes et les théologiens quant à l'unicité et l'éternité de Dieu, un dieu sans
substance ni forme, qui ne ressemble à aucune chose et auquel aucune chose ne ressemble, un dieu omniprésent,
omniscient et omnipotent, un dieu doué de vie, de volonté, d'ouïe, de vue et de parole. Mais le dieu d'al-Ghazali est
différent en ce que l'univers et ses composantes, et les actes des hommes, sont soumis à sa forte emprise et à son
intervention directe et constante, et que les concepts propres à la justice des hommes ne sauraient lui être appliqués. Il
diffère aussi par la prise en considération du bien des créatures.

À l'instar de nombreux jurisconsultes et philosophes, al-Ghazali distingue deux mondes, celui-ci, qui est éphémère, et
l'autre qui est éternel. Le premier, celui de l'existence matérielle, est une existence provisoire, soumise à la volonté de
Dieu ; il n'est pas régi par un ensemble de lois scientifiques, qui sont en réalité une partie de ce monde, mais dominé,
régi et dirigé par l'intervention directe et constante de Dieu (refus de la causalité). Dieu n'est pas seulement le créateur
de l'univers, de ses caractéristiques et de ses lois (ou cause de l'existence), il est aussi la cause de tout événement qui y
survient, insignifiant ou important, passé, présent ou à venir.

C'est dans cet univers que vit l'être humain, créature faite d'une âme immortelle et d'un corps éphémère. L'être humain
n'est ni bon ni mauvais par nature, encore que sa disposition naturelle soit plus proche du bien que du mal. Il se meut,
en outre, dans un espace restreint, où les contraintes l'emportent sur les possibilités de choix. Il est moins fait pour le
monde d'ici bas, où il souffre, que pour l'autre, auquel il doit aspirer et vers lequel il doit faire tendre ses efforts.

La société, formée d'êtres humains, n'est pas et ne saurait être vertueuse pour al-Ghazali. C'est une société où le mal
l'emporte sur le bien, au point que l'être humain a plus intérêt à l'éviter plutôt qu'à y vivre. La société ne peut aller qu'en
empirant. L'individu y a ses droits et ses devoirs, mais son existence est insignifiante à côté de l'existence et de la
puissance du groupe. C'est aussi une société stratifiée, composée d'une élite pensante et dirigeante et d'une masse, qui
a entièrement abandonné son sort aux mains de cette élite. Les questions de la religion et de la doctrine sont du ressort
des savants et les affaires de ce monde et de l'État sont aux mains des dirigeants. Le peuple, lui, n'a qu'à obéir. Enfin, la
société est entièrement soumise à l'autorité de Dieu et à ses injonctions, son seul but étant la religion et de donner aux
êtres humains la possibilité de vénérer Dieu .

Conscience et savoir sont les traits distinctifs majeurs de l'être humain, lequel puise sa connaissance à deux sources,
l'une humaine, qui lui permet de découvrir le monde matériel où il vit, au moyen de ces outils limités que sont la
perception et la raison, et l'autre divine, qui lui permet de connaître le monde de l'au-delà, par la révélation et
l'inspiration. Ces deux types de
connaissance ne sauraient être mis sur un pied d'égalité, du point de vue de leur source comme de leur méthode ou de
leur degré de vérité. Le vrai savoir ne peut venir que du dévoilement, une fois l'âme réformée et purifiée par l'éducation
de l'esprit et du corps, et en conséquence prête à enregistrer ce qui est gravé dans la mémoire. Il s'agit d'un savoir dont
le vecteur n'est ni la parole ni l'écrit, un savoir qui investit l'âme dans la mesure où celle-ci est pure et prête à le recevoir.
Et plus l'âme acquiert ce savoir, plus elle connaît Dieu et s'en rapproche, et plus le bonheur de l'être humain est grand.

Selon al-Ghazali, l'individu vertueux est celui qui renonce à ce monde pour tendre vers l'au-delà, qui préfère la solitude à
la fréquentation de ses semblables, le dénuement à la richesse et la faim à la satiété. C'est l'abandon à Dieu et non le
goût du combat qui dicte son comportement et il est plus enclin à faire preuve de patience que d'agressivité.
Curieusement, au moment même où l'image de l'homme vertueux commençait à évoluer en Europe, le «moine
chevalier» supplantant le moine errant, le vêtement de l'homme vertueux changeait aussi dans l'Orient arabe, avec la
différence que l'armure du cavalier combattant laissait la place aux haillons du soufi. Et alors que Pierre l'Ermite
ameutait les masses européennes et les mobilisait pour les croisades, al-Ghazali exhortait les Arabes à se soumettre aux
souverains et à se détourner de la société. C'est ainsi que le penseur et le philosophe contribuent à façonner la société
et à modifier le cours de l'histoire.

Les buts et le principes de l'éducation


La philosophie de l'éducation d'al-Ghazali représente l'apogée de la pensée éducative islamique, et s'y manifeste le
penchant évident d'al-Ghazali pour la conciliation et la synthèse des diverses doctrines, en l'occurrence la synthèse des
pensées éducative, juridique, philosophique et mystique.

Al-Ghazali n'était pas, au premier chef, un «philosophe de l'éducation» (bien qu'il ait enseigné au début de sa vie); mais
c'était un philosophe de la religion et de la morale. Après avoir achevé d'édifier son système philosophique et avoir
commencé à le mettre en pratique, al-Ghazali s'est trouvé amené à s'intéresser à l'éducation et à l'enseignement, tout
comme cela avait été le cas pour les grands philosophes qui l'avaient précédé.

La philosophie d'al-Ghazali exprime l'esprit de son époque plus qu'elle ne répond à ses défis, et sa pensée en matière
d'éducation, à l'instar de sa philosophie, donne la préférence à la continuité et à la stabilité plutôt qu'au changement et
à l'innovation.

Al-Ghazali attache une grande importance au processus éducatif ; il considère que ce processus relève de la
responsabilité de la société, laquelle assigne cette tâche aux pères et aux maîtres. Car l'enfant est confié aux parents,
auxquels il incombe de l'élever et de l'éduquer.

Pour al-Ghazali la société a pour fonction d'appliquer la loi divine, la charia, et le but de l'être humain est d'atteindre le
bonheur auprès de Dieu. En conséquence, l'objectif de l'éducation est de réformer l'être humain de telle sorte qu'il se
conforme aux enseignements de la religion et gagne ainsi son salut et son bonheur dans l'au-delà éternel. Les autres
objectifs terrestres - richesse, position sociale, pouvoir, voire amour du savoir - sont des leurres car ils se rapportent au
monde d'ici-bas.

L'être humain qui vient au monde est une page vierge ; sa personnalité, ses caractéristiques et son comportement sont
ensuite façonnés par sa vie en société et ses rapports avec son environnement. La famille où il naît lui apprend la langue,
les coutumes, les traditions et la religion, sans qu'il puisse en combattre l'influence, d'où la grande responsabilité
éducative
qui incombe aux parents. A eux revient le mérite de sa droiture, ou la honte de ses erreurs. Ils sont coresponsables de
tous ses actes, avant que les enseignants ne viennent aussi assumer leur part de responsabilité.

Al-Ghazali insiste sur l'importance de l'enfance dans la formation de l'individu. C'est au cours de cette phase que
l'éducation peut, si elle est bien menée, façonner une bonne personnalité et préparer à une vie droite ou, si elle est mal
conduite, vicier la personnalité de l'enfant et rendre difficile son retour sur le droit chemin. Il faut donc bien comprendre
les caractéristiques de cette phase, afin que les échanges avec l'enfant soient efficaces et salutaires.

Il importe donc que les garçons aillent au maktab (école primaire) à un âge précoce, lorsque l'apprentissage ressemble à
la gravure dans la pierre. Ceux qui sont chargés, à l'école, de l'éducation du garçon doivent également connaître
l'évolution de ses motivations et de ses pôles d'intérêt d'une phase à l’autre : goût du mouvement, des jeux et du
divertissement, puis goût de la parure et des apparences (dans l'enfance et l'adolescence), puis intérêt pour les femmes
et la sexualité (au moment de la puberté), puis goût de l'autorité et du pouvoir (après 20 ans) et, enfin, joie de la
connaissance de Dieu (à l'approche de la quarantaine). Il est bon que les éducateurs tirent parti de ces changements
pour susciter chez l'élève le désir d'aller à l'école: ils se serviront par exemple du jeu de ballon, puis de la parure et des
vêtements, puis du pouvoir, puis de l'intérêt pour l'au-delà .

Dans le cycle primaire, le garçon apprend le Coran et les dits des compagnons du Prophète: il doit être préservé des
poésies érotiques et de la fréquentation des hommes de lettres, qui introduit les germes de la corruption dans l'âme des
garçons. L'école doit habituer le jeune garçon à obéir à ses parents, à son maître et à ses aînés et à bien se conduire avec
ses camarades de classe. Elle doit lui apprendre à ne jamais se vanter devant ses condisciples de la fortune de ses
parents ou de ce qu'il peut lui-même posséder (nourriture, vêtements, fournitures), et l'habituer au contraire à la
modestie, à la générosité et au tact. Il doit être mis en garde contre les dangers inhérents à l'influence du groupe sur sa
personnalité, comme il faut lui conseiller de veiller à ce que ses amis possèdent toujours les cinq qualités suivantes :
l'intelligence, la bonne moralité, la droiture, le désintéressement et la franchise.

L'éducation ne consiste pas simplement à former l'esprit et à le remplir d’informations : elle doit englober tous les
aspects - intellectuel, religieux, moral et physique - de la personnalité de l'apprenant. Elle ne s'arrête pas à
l'enseignement théorique mais s'étend à la pratique effective. Le véritable apprentissage est celui qui agit sur le
comportement, celui qui fait que l'apprenant met ce qu'il apprend en pratique.

Les responsables de l'éducation du garçon doivent concentrer leur attention sur l'éducation religieuse en lui inculquant
d'abord les principes et les fondements de la religion. Quand il atteint l'âge de sept ans, il doit être tenu de faire ses
ablutions rituelles et ses prières, ainsi que quelques jours de jeûne durant le mois de Ramadan jusqu'à ce qu'il soit
suffisamment fort pour accomplir le jeûne complet. Il faut lui interdire de porter des vêtements de soie et des bijoux,
que la religion réprouve, et lui enseigner tous les interdits de la loi divine qu'il est tenu de connaître. Il faut le mettre en
garde contre le vol, l'absorption de nourritures interdites, la perfidie, le mensonge, les paroles obscènes et tous les
défauts propres aux garçons. Le garçon n'est naturellement pas encore en mesure, à cet âge, de comprendre
parfaitement ce qu'on lui apprend et ce qu'on l'oblige à pratiquer, et il n'y a rien d'anormal à cela. La compréhension
viendra plus tard. Al-Ghazali est parfois plus soufi qu'éducateur, par exemple lorsqu'il conseille de couper l'enfant du
monde et de ses tentations, afin qu'il y renonce, et de l'habituer à l'ascétisme, au dénuement et à la modestie.

Mais l'éducateur reprend vite le dessus, lorsque al-Ghazali estime que l'on doit autoriser le garçon, une fois sorti de
l'école, à pratiquer des jeux agréables qui le délassent des fatigues de l'étude et l'affranchissent des contraintes qui lui
sont imposées, sans pour autant qu'il se fatigue en jouant ou se surmène. Lui interdire le jeu et lui imposer d'apprendre
sans répit ne peut qu'éteindre son coeur et étouffer son intelligence, le remplir d'amertume et le dégoûter de l'étude au
point qu'il recourt à des subterfuges pour y échapper.

Le garçon qui obéit à son éducateur fait montre d'excellence morale et intellectuelle et progresse dans ses études, doit
être honoré et loué en public, à titre d'encouragement et afin que les autres soient incités à l'imiter. Si le garçon commet
une faute et en a manifestement conscience, l'éducateur doit passer sous silence cette erreur que l'enfant a reconnue et
qu'il est résolu à ne plus commettre. En cas de récidive, l'éducateur doit le réprimander en tête-à-tête, sans excès. S'il
arrive que le maître punisse l'élève en lui infligeant un châtiment corporel, celui-ci doit être léger et inspiré par le souci
d'éduquer et non de faire mal.

L'enseignant doit tenir compte des différences de personnalité et de capacités des élèves et adapter son comportement
en conséquence. Il ne doit pas pousser l'élève au-delà de ses capacités ni tenter de lui inculquer plus de savoir qu'il n'est
à même d'assimiler, faute de quoi il risque d'aboutir au contraire du résultat recherché. A l'inverse, il ne doit pas
empêcher l'élève intelligent de dépasser le niveau de ses condisciples. S'il agissait autrement, il serait comme celui qui
nourrit un nouveau-né d'une viande qu'il ne peut ni absorber ni digérer et dont il ne peut tirer profit, ou celui qui veut
que l'adulte dans la force de l'âge se nourrisse du lait maternel de son enfance. Donner une alimentation appropriée,
c'est faire vivre et gaver quelqu'un d'aliments non appropriés, ne peut mener qu'à un désastre.

Occulté par ses emprunts directs aux philosophes ou leur influence (Ibn Maskawi, en particulier), al-Ghazali juriste et
soufi revient sur le devant de la scène lorsqu'il parle des principes généraux de l'éducation, notamment des arts et de
l'éducation artistique. Bien qu'il commence par définir le beau et le bien comme la perception de chaque chose dans sa
globalité, il succombe vite au soufisme et condamne l'écoute de la musique et du chant, non pour eux-mêmes mais
parce qu'ils sont associés aux lieux où l'on boit du vin. Ne trouvent grâce à ses yeux que les chants religieux ou épiques
ou ceux que l'on chante à l'occasion de réjouissances licites (fêtes, banquets, etc.), car elles divertissent l'esprit,
réconfortent le coeur et aident à continuer d'oeuvrer pour ce monde et pour l'au-delà. Mais musique et chants sont
comme des médicaments, il faut en user avec modération et ne pas dépasser la dose prescrite.

Il en va de même pour la danse, qu'il est licite de pratiquer ou de regarder dans l'espace qui lui est propre, si tant est
qu'elle n'éveille pas le désir et n'incite pas au péché.

Al-Ghazali condamne catégoriquement la peinture et le dessin, faisant en cela sienne la réprobation des jurisconsultes,
ceux du début de l'islam en particulier, à l'égard de la représentation des êtres humains et des animaux, considérée
comme liée au culte des idoles et des icônes. Aussi préconise-t-il de supprimer les images ou de les altérer et conseille-t-
il de ne pas avoir pour métier la gravure, l'orfèvrerie et l'ornementation.

Quant à la poésie, al-Ghazali conseille de ne pas perdre son temps à cette activité, bien que ni sa composition ni sa
récitation ne soient interdites.

Al-Ghazali adopte donc une attitude sévère, qui est celle des jurisconsultes les plus rigoristes. Il divise les arts en ceux qui
sont licites, ceux qui sont répréhensibles et ceux qui sont interdits, jugeant licite ce qui a rapport à la religion ou suscite
la ferveur religieuse et tendant à considérer comme répréhensible ou interdit, ce qui vise à divertir ou distraire. Au fond,
peu importe, car al-Ghazali fait peu de cas des arts et de l'éducation artistique, encore qu'il serait injuste de faire
abstraction des critères et idées de son époque pour le juger à la seule aune de nos critères et de nos concepts.

Al-Ghazali préconise le mariage dès l'apparition des pulsions sexuelles et la maturité, mais il insiste aussi sur le fait que le
mariage et la création d'une famille constituent une lourde responsabilité, que l'on ne saurait assumer sans s'y être
préparé. À celui qui ne peut se marier, al-Ghazali conseille de s'efforcer de policer et de maîtriser son âme et de
dompter ses désirs par le jeûne et les exercices spirituels.

Le concept de la science et les méthodes de l'enseignement


Avec l'émergence de la religion nouvelle (l'islam) et de la civilisation qui l'a accompagnée est apparue toute une série de
disciplines d'ordre religieux et linguistique dont l'objet était le Coran, les hadith, le fiqh, la langue, les hauts faits et les
campagnes militaires du Prophète, etc., ce que l'on a appelé les «sciences des Arabes». Avec l'essor de la civilisation
arabo-islamique, ses contacts et son interaction avec les autres civilisations et ses emprunts à celles-ci, est apparu un
autre ensemble de disciplines - médecine, astronomie, chimie, mathématiques, philosophie ou logique - que l'on a
appelé « sciences des étrangers ». De ces sciences, originales ou empruntées, est né et s'est rapidement développé un
mouvement scientifique florissant, vite perturbé cependant par le conflit entre les sciences religieuses et les sciences de
la philosophie et de la nature, entre les jurisconsultes et les philosophes. Al-Ghazali, et son ouvrage Tahafut al-Falasifa
[L'incohérence des philosophes], ont constitué un élément de ce conflit, qui s'est achevé par la victoire des
jurisconsultes (et du soufisme) sur les philosophes et les savants. Mais les sciences religieuses sont sorties de ce combat
exsangue, épuisées, d'autant qu'elles avaient dû fermer la porte à tout effort d'interprétation et instaurer le primat de
l'imitation. C'est ainsi que la civilisation et la science arabe sortirent de l'ère de la création, de l'innovation et de
l'imagination pour entrer dans celle de la reproduction, de l'imitation et de la compilation.

Al-Ghazali, en tant que savant et en tant qu'enseignant, s'est intéressé à la problématique de la science : à ses concepts,
à ses méthodes, à sa taxinomie et à ses objectifs. La seule science vraie est pour lui la connaissance de Dieu, de ses livres
et de ses messagers, du royaume de la terre et des cieux et de la loi de son Prophète, donc une « science religieuse »,
même si elle comprend l'étude de quelques aspects du monde d'ici-bas. Quant aux sciences profanes - la médecine,
l'arithmétique, etc. - ce ne sont que des techniques (sina'a). La science a pour but d'aider l'être humain à réaliser sa
plénitude et à parvenir au bonheur véritable - le bonheur dans l'au-delà - en se rapprochant de Dieu jusqu'à voir son
visage. L'intérêt de la science réside dans ses bienfaits et sa véridicité, si bien que les sciences religieuses sont
supérieures aux sciences profanes, parce qu'elles servent à réussir la vie éternelle et non la vie terrestre éphémère, et
parce qu'elles sont plus véridiques. Il ne faut pas en déduire qu'il faille ignorer entièrement les sciences profanes, qui ont
aussi leur utilité, dans la mesure où la société en a besoin. C'est le cas de la médecine et des sciences du langage par
exemple.

Les philosophes et les savants musulmans - al-Kindi, al-Farabi, Ibn al-Nadim, Ibn Sina (Avicenne) et d'autres - avaient la
passion du classement des sciences, subissant en cela l'influence des philosophes grecs, Aristote en particulier, mais la
classification d'al-Ghazali est plus élaborée. Il distingue les sciences selon leur « nature », les divisant en sciences
théoriques (théologie et sciences de la religion) et sciences pratiques (morale, économie domestique, politique). Il
distingue aussi les sciences selon leur «origine», les divisant en sciences doctrinales, empruntées aux prophètes (unicité
de Dieu, exégèse, rites, traditions, morale), et sciences rationnelles, produites par l'esprit humain (mathématiques,
sciences médicales, théologie, etc.) .

Au yeux d'al-Ghazali, il n'y a pas de contradiction entre les sciences doctrinales et les sciences rationnelles, en ce sens
que les divergences que certains décèlent entre les prescriptions de la Loi divine et les exigences de la raison sont dues
selon lui au fait que celui qui cherche n'est pas capable de parvenir à la vérité ou a une mauvaise compréhension de la
réalité de la Loi divine ou du jugement de la raison. En fait, les deux types de sciences se complètent et l'on ne saurait se
contenter de l'une ou de l'autre uniquement. Le problème tient essentiellement au fait qu'il est dans la plupart des cas
difficile, voire impossible, de les étudier et de les comprendre ensemble. Il s'agit de deux voies différentes, et qui
s'intéresse à l'une ne peut que négliger l’autre. Al-Ghazali classe enfin les sciences selon leur «finalité» (le but de la
science), les divisant en sciences des rapports sociaux (régissant le comportement des êtres humains et leurs actes - les
sciences des rites et des traditions) et sciences du dévoilement (ayant pour but d'appréhender la réalité des choses et
leur essence), qui sont abstraites et ne peuvent être qu'un dévoilement, une lumière qui jaillit dans le coeur quand celui-
ci est purifié, sciences que ni la parole ni l'écrit ne peuvent transmettre. Tel est le savoir suprême, la forme la plus vraie
de la connaissance.

Le XIe siècle de l'ère chrétienne (Ve siècle de l'Hégire) a vu le triomphe des sciences de la religion sur la philosophie et
les sciences de la nature, et les violents assauts d'al-Ghazali contre la philosophie ont été un des facteurs de
l'affaiblissement de celle-ci dans l'Orient islamique. Al-Ghazali distingue six branches dans le savoir des philosophes :
mathématiques, logique, sciences naturelles, métaphysique, politique et morale. Ni les mathématiques, ni la logique ni
les sciences naturelles ne sont incompatibles avec la religion ; aussi leur étude est-elle licite, si tant est que celui qui les
étudie s'abstient de passer ensuite à la métaphysique et autres disciplines nuisibles. La métaphysique, quant à elle, est
le savoir le plus dangereux, le plus incompatible avec la religion. La politique et la morale, enfin, ne sont pas
incompatibles avec les sciences et les préceptes de la religion, le problème étant, là encore, que celui qui les étudie
s'engage sur la pente glissante qui mène à l'étude d'autres savoirs réprouvés .

Curieusement, les attaques d'al-Ghazali contre la philosophie et les sciences de la nature, et sa contribution au déclin de
ces dernières, ne l'ont pas empêché d'être aussi à l'origine de leur retour en tant que disciplines d'enseignement à Al-
Azhar à la fin du XIXe siècle, en ce sens que le cheikh de cette université, Mohamed Al-Anbabi (1305 H/1878) a excipé de
l'analyse d'al-Ghazali selon laquelle les sciences naturelles ne sont pas en contradiction avec la religion, ce qui rend leur
enseignement licite .

Dans le monde islamique, le système éducatif comportait deux niveaux bien distincts, le primaire et le supérieur, et l'on
aurait grand-peine à distinguer un niveau intermédiaire.

L'enseignement primaire était dispensé dans les écoles en ce qui concerne la masse ou par des précepteurs dans le cas
de l'élite, alors que l'enseignement supérieur avait pour cadre les divers établissements d'études islamiques (mosquées,
madaris, maisons de la science et de la sagesse, ermitages soufis, confréries, hospices, etc.). Dans le primaire, le
programme avait un caractère religieux très prononcé, et portait essentiellement sur l'étude du Coran et des préceptes
de la religion, l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, ainsi que, parfois, des éléments de poésie et de grammaire,
des récits et du calcul, une certaine importance étant aussi accordée à l'éducation morale.

Dans le supérieur, le programme d'enseignement était, au début de l'islam, exclusivement religieux et portait sur
l'exégèse, les hadith, le fiqh, le kalam et tout ce qui peut aider à assimiler ces savoirs, comme la linguistique, la
littérature et la poésie, ainsi que sur des branches de la connaissance qui sont développées en marge des sciences
religieuses, comme les récits, les campagnes militaires du prophète et l'histoire. Le développement de la civilisation
islamique et l'assimilation par celle-ci de la science grecque ont donné naissance, à côté du programme d'enseignement
islamique, à un nouveau programme d'enseignement où l'on étudiait la philosophie et les sciences de la nature
(mathématiques, logique, médecine, astronomie, sciences naturelles, etc.). La synthèse de ces deux ensembles de
savoirs n'était guère aisée, et rares étaient les étudiants et les savants capables de la réaliser. Du fait du déclin de la
philosophie et des sciences naturelles, et de la virulence des attaques menées contre elles, ces disciplines ont peu à peu
disparu des programmes d'enseignement à partir du XIXe siècle de l'ère chrétienne (Ve siècle de l'Hégire) et n'ont
retrouvé leur droit de cité qu'au début du XIXe siècle, mais essentiellement dans des établissements scientifiques
indépendants .

Il convient de préciser que dans la civilisation arabo-islamique, les méthodes d'enseignement, loin d'être immuables et
rigides, étaient caractérisées par la souplesse et par la liberté qu'avait l'élève de choisir les matières qu'il voulait étudier
et les maîtres avec lesquels il allait les étudier.

Al-Ghazali définit deux ensembles bien distincts dans les programmes d'enseignement: d'une part, les sciences
obligatoires, que tout le monde est tenu d'étudier, à savoir les sciences de la religion et les sciences complémentaires ou
connexes comme la langue et la littérature, et, d'autre part, les sciences facultatives, dont l'étude est fonction des goûts
et des capacités de l'élève. Ces dernières se divisent à leur tour en deux groupes : d'une part, les sciences révélées, au
nombre de quatre, à savoir: les sources (le Livre, la sunna, le consensus (ijma) et les enseignements des compagnons du
Prophète); le droit appliqué (jurisprudence et morale); les moyens (linguistique et grammaire) ; et les accessoires
(lecture, exégèse, principes de la jurisprudence, chronique et généalogie) ; et d'autre part les sciences non révélées
(médecine, mathématiques, poésie et histoire) .

Dans le choix des matières d'enseignement, le critère déterminant doit être l'utilité pour l'élève et la société, d'où la
préférence donnée aux matières religieuses, qui aident à réussir la vie éternelle du Ciel, celle de l'au-delà, et non celle,
éphémère, d'ici-bas.
Al-Ghazali précise sa conception du contenu et des méthodes de l'enseignement lorsqu'il répartit comme suit les
matières entre lesquelles les étudiants ont à choisir:

* Les savoirs louables en petite comme en grande quantité (connaissance de Dieu, de Ses attributs, de Ses actes, de la
Loi qu'Il a donnée à Sa création et de Sa sagesse qui lui a fait donner la primauté de l'autre monde sur le monde d'ici-
bas).
* Les savoirs condamnables en petite comme en grande quantité (sorcellerie, magie, astrologie).
* Les savoirs louables dans une certaine mesure (tafsir, hadith, fiqh, kalam, linguistique, grammaire, etc.) .

Il conseille de commencer par les sciences fondamentales: Coran, puis sunna, puis tafsir (exégèse) et les études
coraniques. Viennent ensuite les sciences appliquées: fiqh (jurisprudence), puis les sources du fiqh, etc. .

Al-Ghazali distingue ensuite dans chaque science trois niveaux, élémentaire, moyen et avancé (primaire, intermédiaire
et supérieur), et précise les ouvrages qui peuvent être étudiés à chacun de ces niveaux et pour chacune des matières
enseignées.

Telle que la conçoit al-Ghazali, l'éducation n'est pas un simple processus par lequel l'enseignant transmet à l'élève des
connaissances que ce dernier assimile ou non, sans aller plus loin. Il s'agit au contraire d'une «interaction» qui a des
effets sur le maître comme sur l'élève, et leur est profitable à l'un comme à l'autre, le premier en étant récompensé de
la bonne action qu'il accomplit en éduquant autrui et le second en acquérant des connaissances.

Al-Ghazali attache une extrême importance au climat dans lequel se déroule le processus éducatif et à la qualité des
relations qui doivent s'y établir, ce en quoi il continue et approfondit la tradition éducative islamique. Il voit dans
l'enseignant un exemple, un modèle, et non un simple porteur ou transmetteur de savoir. Le travail du maître, loin de se
limiter à l'enseignement d'une matière déterminée, embrasse tous les aspects de la personnalité et de la vie de l'élève,
et ce dernier a le devoir de considérer le maître comme un père auquel il doit obéissance et respect .

Entre autres principes qui régissent le processus éducatif, al-Ghazali insiste sur le lien entre l'enseignement et les
situations concrètes, et le besoin d'informations et de compétences, un savoir ou savoir-faire ne devant être enseigné
que si le besoin s'en fait sentir, afin qu'il réponde à une demande et soit fonctionnel ; l'idée que l'enseignement ne peut
avoir de véritable impact que s'il passe par la pratique effective, puisqu'il a pour but de créer des habitudes
comportementales et non pas simplement d'inculquer un savoir ; une conception proche de celle de la «perfection dans
l'apprentissage», al-Ghazali recommandant au maître de ne pas passer d'un sujet à un autre ou d'une matière à une
autre avant que l'élève ne maîtrise parfaitement le premier sujet ou la première matière: l'idée de «complémentarité
des sciences», le maître se voyant conseiller de prêter attention aux relations entre les sciences; enfin, l'idée de
progressivité et de patience dans l'enseignement .

En matière d'éducation religieuse, al-Ghazali préconise l'initiation précoce aux préceptes de la religion par la dictée, la
mémorisation et l'imitation (mémorisation et pratique), sans qu'il soit besoin, au début, de compréhension. Vient
ensuite l'étape d'explication, de compréhension et de pratique consciente. Là encore, al-Ghazali reste fidèle à la
tradition éducative islamique, qui commence par la mémorisation du Coran sans que celui-ci soit expliqué, l'inculcation
des préceptes de la religion avant que ceux-ci ne soient clarifiés et la mise en pratique avant que celle-ci ne soit le fruit
de la conviction.

Savants, enseignants et élèves


Avec l'évolution de la société islamique, la nature et le rôle de l'élite éduquée ont beaucoup changé. Au départ, celle-ci
était essentiellement constituée de « jurisconsultes » (savants de la religion), puis sont apparus les « gens de lettres » et
les « philosophes », puis les « soufis ».
Chacun de ces groupes représentait une catégorie déterminée des classes dirigeantes. À certains moments, elles
coexistaient et, à d'autres, elles entraient dans de violents et sanglants conflits, chacune défendant ses principes ou ses
intérêts. Ces conflits, qui ont contribué à façonner la société et la civilisation islamiques, se sont conclus au XIe siècle par
la victoire de l'alliance des jurisconsultes et des soufis sur les philosophes et les savants. Cet état de choses a duré
jusqu'au XVIIIe siècle, lorsqu'est apparue une nouvelle élite intellectuelle, celle des nouveaux « savants », laïcs et de
formation scientifique occidentale, qui se sont imposés au cours des XIXe et XXe siècles.

La question de l'élite savante a beaucoup occupé al-Ghazali. Il y a sans doute dans ses réflexions sur cette question et sa
critique des savants de son époque une part d'autocritique, dans la mesure où il s'est lui-même jeté dans les batailles
politiques et intellectuelles et a recherché la célébrité et les honneurs puis, après une crise spirituelle, a renoncé à ce
qu'il possédait de biens et d'influence pour se réfugier dans la solitude et l'ascétisme.

Al-Ghazali illustre l'orientation islamique traditionnelle lorsqu'il insiste sur l'importance dans la société du savant
(héritier des prophètes), dont il définit comme suit les fonctions et le rôle: chercher à atteindre la vérité; cultiver la vie
intérieure et agir conformément au savoir acquis; propager la vérité et l'enseigner à autrui sans envie ni crainte .

«Qui apprend, agit et enseigne sera puissant dans le royaume des cieux car, il est semblable au soleil, dont l'éclair
illumine le reste de l'univers, ou pareil au musc, qui embaume tout ce qui l'entoure; Celui qui entreprend d'enseigner
assume une tâche considérable et lourde de conséquences, et ne doit jamais perdre de vue les règles à observer dans
son comportement et dans ses fonctions .»

Le savant qui n'utilise pas son savoir et s'abstient de le diffuser doit être sanctionné. La valeur des savants est fonction
de la valeur de leur science. En conséquence, les sciences de la religion sont plus importantes que les sciences du monde
d'ici-bas, et le fiqh (jurisprudence) a préséance sur la médecine, qui est elle-même plus honorable que la sorcellerie,
tandis que les
sciences du dévoilement sont plus importantes que les sciences des rapports sociaux, etc.

Al-Ghazali critique les savants de son époque et s'autocritique, insistant en particulier sur leur recherche de la richesse
et de l'influence, leur goût pour la fréquentation des allées du pouvoir, leur incapacité à suivre leur propre
enseignement, l'intérêt qu'ils portent aux sciences traditionnelles (le fiqh, par exemple) , qui leur facilitent l'accès aux
postes de haut rang, et leur manque d'intérêt pour les sciences utiles (comme la médecine) .

Certes, al-Ghazali place les soufis au-dessus des ulama (fuqha et philosophes), mais ceux-ci n'échappent pas pour autant
à ses critiques et à ses attaques. À son avis, la majorité des soufis s'est écartée des principes fondamentaux du soufisme
et n'aspirent qu'au prestige social que celui-ci confère.

Al-Ghazali aborde aussi deux questions importantes : la relation des savants avec les masses et leur relation avec le
pouvoir. La fonction du savant est de chercher la vérité et de la répandre dans la population - enseigner est pour lui une
obligation. Al-Ghazali est très proche de l'idée de « société qui apprend et enseigne » car pour lui l'enseignement
n'incombe pas aux seuls savants et enseignants : toute personne qui apprend quelque chose a le devoir de l'enseigner à
autrui.

Cela ne veut pas dire que le savant ou l'enseignant doivent enseigner n'importe quoi à n'importe qui. Le savant doit tenir
compte des différences entre le commun et l'élite, entre les savoirs licites et ceux qu'il faut « celer à ceux qui ne peuvent
les comprendre ». Le savant est même tenu de taire les vérités qui, si elles sont divulguées, risquent de nuire à autrui ou
de jeter des doutes sur sa propre foi ou sa raison. Al-Ghazali a effectivement appliqué ces préceptes, qu'il évoque dans
bon nombre de ses ouvrages, en particulier dans l'ouvrage intitulé Ihya' `Ulum al-Din [Vivification des sciences de la foi].
Cette position s'explique peut-être aussi par l'oppression et le terrorisme intellectuel qui sévissaient à cette époque,
conduisant à tuer certains penseurs et à brûler leurs écrits.

C'est à cette époque aussi que s'est posé clairement l'éternel problème du rapport entre les savants et le pouvoir. Celui-
ci avait besoin des savants pour conférer une légitimité à son autorité, à ses actes et à sa domination sur les masses, et
les savants étaient avides de postes, d'influence et de richesses, d'où la naissance d'un mode de coexistence entre les
deux, fondé sur l'intérêt mutuel. Al-Ghazali a lui-même bien illustré cette situation, contre laquelle il s'est ensuite
rebellé.

En réaction à ce qu'il a pratiqué et vécu, al-Ghazali insiste sur la nécessité pour le savant de pratiquer l'ascèse et de fuir
les princes et leur pouvoir, afin de faire contrepoids à la force du pouvoir et à la corruption de la société. N'étaient les
juges iniques et les savants dévoyés, les souverains seraient moins corrompus, par crainte de la réprobation. Afin de
conserver sa liberté de jugement, le savant a tout intérêt à ne fréquenter en aucune manière les maîtres du pouvoir, à
ne pas leur rendre visite, à s'abstenir de travailler pour eux, même pour leur dispenser un enseignement, à eux ou à
leurs enfants, et à n'accepter d'eux ni rémunération ni biens, car le plus gros de leur richesse a sa source dans le péché.
Mais les nécessités de la vie en société obligent les savants à se mettre à leur service et, partant, à accepter l'argent de
l'État. Il est donc licite qu'ils soient rémunérés par le Trésor public.

Aux premiers temps de l'islam, il existait une catégorie de muallimin (maîtres) qui apprenaient aux jeunes à lire et à
écrire dans des makatib (écoles), tandis que les plus âgés des compagnons du Prophète, les fuqaha - lettrés, narrateurs
de la tradition du Prophète, les traditionalistes et les jurisconsultes - enseignaient aux adultes dans les mosquées. À
l'époque des Omeyyades, sont apparus les muallimin (éducateurs), qui enseignaient à demeure aux enfants de l'élite.
Ces précepteurs ont vu leur nombre et leur influence croître sous les Abbassides, en même temps qu'apparaissait et se
développait la catégorie des mudarrisin (professeurs de l'enseignement supérieur, chargés de la recherche scientifique
et de l'enseignement universitaire), et qu'augmentait aussi le nombre des établissements scientifiques spécialisés
(madaris, etc.).

Les maîtres et les enseignants avaient un certain prestige dans la civilisation islamique, en raison du caractère religieux
de l'enseignement et de la recherche du savoir directement auprès du maître. Cela dit, la situation sociale des maîtres
des écoles n'était semble-t-il guère reluisante, contrairement à celle des cheikhs et des savants, d'où un souci évident
dans la société islamique d'instituer des règles régissant le travail des maîtres.

Al-Ghazali considère que la quête du savoir est un devoir envers Dieu et que l'enseignement une obligation séculière et
religieuse, et, en vérité, la plus enviable des professions. La société d'ailleurs ne saurait se passer des maîtres. L'influence
du soufisme est ici manifeste, surtout dans l'exigence de présence du maître (cheikh, professeur) et les qualités requises
de celui-ci, à savoir, entre autres, la science, le renoncement au monde, la bonté de l'âme, la piété, la modestie, la
moralité, etc. Al-Ghazali propose un « code professionnel d’éthique » pour le maître qui doit mettre en pratique ce qu'il
enseigne et donner l'exemple à ses élèves et à l'ensemble de la population : « Ô Mon fils ! Que de nuits tu as passées en
études, te privant de sommeil ; je ne sais quel était ton but. Si c'était pour ce bas monde, pour ses biens, pour ses
dignités et pour t'en vanter devant tes égaux et tes semblables, alors malheur à toi, oui malheur à toi ! Mais si ton
intention était de vivifier la loi sacrée du Prophète, de former ton caractère, de surmonter tes bas instincts, alors bénis
soi-tu, oui, sois béni ».

C'est en ces termes éloquents qu'al-Ghazali définit l'objectif de l'étude et de l'apprentissage. Il conseille ensuite à l'élève
(celui de l'enseignement supérieur en particulier) d'organiser son temps en divisant sa journée en cinq périodes, comme
suit: de l'aube au lever du soleil, invocation de Dieu, récitation du Coran et exercices spirituels ; du lever du soleil au
milieu de la matinée, enseignement ou méditation; du milieu de la matinée au milieu de l'après-midi, commentaire et
copie (entrecoupées d'une courte sieste); du milieu à la fin de l'après-midi, exégèse et hadith ou activités analogues; de
la fin de l'après-midi à la tombée de la nuit participation à des assemblées de la science ou invocation, louanges à Dieu
et imploration de son pardon jusqu'à la tombée de la nuit. Quant à la nuit, elle est divisée en trois parties : la première
est consacrée à l'étude et à la composition, la deuxième à la prière et la troisième au sommeil. Il semble que ce fût là le
régime qu'al-Ghazali s'imposait à lui-même et imposait à ses élèves vers la fin de sa vie.

Enfin, al-Ghazali propose un «code d'éthique» auquel doit se conformer l'élève:

* Se purifier avant d'entreprendre la quête du savoir.


* Renoncer au monde et se détacher de la famille et du foyer pour se consacrer à la quête du savoir, avec pour finalité
l'autre monde.
* Respecter les droits de l'enseignant et avoir avec lui un comportement correct.
* Éviter - surtout au début de la quête du savoir - de prêter attention aux controverses doctrinales.
* Maîtriser les éléments fondamentaux des sciences louables (linguistique, tafsir, hadith, fiqh et kalam), puis se
spécialiser dans une ou plusieurs d'entre elles afin de les approfondir.
* Bien choisir des disciplines de spécialisation utiles, en particulier celles qui conduisent au salut dans l'autre monde.
* Étudier à fond une science avant de passer à une autre, et respecter l'enchaînement et la complémentarité des
sciences.
* Donner pour objectif à la quête du savoir l'éducation et la plénitude de l'âme dans le monde d'ici-bas et la proximité
de Dieu dans l'au-delà, et non les honneurs, la richesse ou la célébrité .

Tous ces préceptes ont un caractère soufi évident et représentent bien la pensée d'al-Ghazali dans les dernières années
de sa vie, mais ils ne s'appliquent qu'à l'éducation des garçons, les filles faisant l'objet d'un traitement spécial, comme
du reste chez les autres philosophes de l'éducation islamique. L'islam a, certes, eu le souci d'améliorer la condition
sociale des femmes et leur éducation, mais les hadiths tardifs et les principes sociaux et éducatifs énoncés sur la base de
ces hadiths ont détérioré leur situation.

Al-Ghazali illustre bien cette vision négative des femmes, des relations avec elles et de leur éducation. Il considère
qu'elles ont pour caractéristiques une moralité douteuse et une intelligence limitée, et qu'il y en a très peu de
vertueuses. La femme est inférieure à l'homme, et elle doit obéir à ce dernier et rester au foyer. Bien qu'il estime que les
filles ont le droit d'exiger de leurs parents, et les épouses de leur mari, une éducation, celle-ci est très limitée, puisqu'il
suffit que la femme apprenne les principes de la religion et il ne convient pas qu'elle étudie davantage ou qu'elle sorte
du foyer - sinon avec l'autorisation de son mari - pour acquérir un savoir, du moment que son mari remplit son devoir de
l'éduquer. Si le mari ne s'acquitte pas de cette obligation, la femme a le droit de suivre un enseignement hors du foyer,
et son époux ne peut l'en empêcher.

Le discours d'al-Ghazali est un processus de réforme de l'âme, qui vise davantage à préparer l'être humain à la vie dans
l'autre monde éternel qu'à le former pour la vie dans ce monde éphémère. C'est une éducation religieuse faite
davantage d'éléments de soufisme, tourné vers Dieu, que de principes pédagogiques au service de l'être humain. Le
savoir y est d'abord religieux. Le savant et l'enseignant s'y apparentent au cheikh soufi, et l'apprenant au novice soufi. Le
discours d'al-Ghazali sur l'éducation puise à des sources multiples et diverses, et s'inspire aussi bien d'Ibn Miskawayh et
des Ikhwan al-Safas (Frères de la Pureté) que des jurisconsultes. Rassemblant des apports différents, voire
contradictoires, ses écrits relèvent à la fois de la jurisprudence, de la philosophie et du soufisme, encore que le caractère
soufi y soit prédominant.

L'influence d'al-Ghazali
Al-Ghazali est mort à l'âge de cinquante-cinq ans, après une vie qu'on peut estimer courte si l'on considère l'ampleur, la
richesse et l'influence de son oeuvre. Il est permis de dire qu'il a été un des plus grands penseurs musulmans, un de ceux
qui ont laissé l'empreinte la plus profonde, méritant ainsi le surnom de « rénovateur du Ve siècle de l’Hégire ». La
grande influence qu'a eue al-Ghazali peut-être attribuée à plusieurs éléments, à savoir:
* La profondeur, la force et l'étendue de sa pensée, consignée dans plus de cinquante ouvrages, dont les plus importants
sont Ihya' `Ulum al-Din [Vivification des sciences de la foi], Tahafut al-Falasifa [L'incohérence des philosophes] et Al-
Munquidh min al-Dalal [Erreur et délivrance], ouvrages que l'on continue aujourd'hui à étudier;
* Ses vues étaient en accord avec son époque et son milieu, reflétant cette époque sans doute plus qu'elles ne
répondaient à ses besoins et à ses exigences, et constituant un élément de continuité et d'ordre plus qu'un facteur de
renouveau et de changement;
* Après lui, la société et la pensée islamiques sont ensuite entrées dans une longue ère de sclérose et de décadence, où
les grands penseurs se sont faits rares, ce qui explique que la pensée d'al-Ghazali soit restée vivante et influente.

L'influence d'al-Ghazali sur la pensée islamique peut être ramenée aux éléments ci-après:

* Retour du «principe de crainte» dans la pensée religieuse, et insistance sur l'existence du Créateur siégeant au centre
de l'existence humaine et régissant directement et constamment le cours des choses (après que les soufis eurent défait
le «principe d'amour»);
* Introduction de certains principes de logique et de philosophie (nonobstant les attaques d'al-Ghazali contre ces
disciplines) dans la jurisprudence et la théologie dogmatique;
* Réconciliation entre la «charia» et le soufisme (entre les jurisconsultes et des soufis) et multiplication des confréries
soufies;
* Défense de l'islam sunnite contre la philosophie et le chiisme;
* Affaiblissement de la philosophie et des sciences de la nature.

L'influence d'al-Ghazali s'est étendue au-delà du monde islamique pour s'exercer jusque sur la pensée européenne
chrétienne. À la fin du XIe siècle et surtout au XIIe siècle de l'ère chrétienne, de nombreuses oeuvres arabes, de
mathématiques, d'astronomie, de sciences naturelles, de chimie, de médecine, de philosophie et de théologie ont été
traduites en latin, dont certaines oeuvres d'al-Ghazali, notamment, Ihya' `Ulum al-Din [Vivification des sciences de la
foi], Maqasid al-Falasifa [Les intentions des philosophes ] (que d'aucuns ont prise par erreur pour un exposé de la
pensée d'al-Ghazali alors qu'il s'agissait d'une récapitulation des principes philosophiques en cours à l'époque), Tahafut
al-Falasifa [ L'incohérence des philosophes] etMizan al-'Amal [critère de l'action]. En outre, un certain nombre de
savants européens connaissaient l'arabe et ont pu prendre directement connaissance des vues d'al-Ghazali, l'influence
est très nettement perceptible chez de nombreux philosophes et savants du Moyen Âge et du début de l'ère moderne,
particulièrement chez Thomas d'Aquin, Dante et David Hume. Thomas d'Aquin (1225-1274), dans sa Summa Theologiae
[Somme théologique] doit beaucoup à al-Ghazli (notamment - à la Ihya' `Ulum al-Din [Vivification des sciences de la foi] ,
à Kimiya-yi Sa'adat [L'alchimie du bonheur] Ar-Risala al-Laduniyya [«La sagesse chez les créatures de Dieu» et au
«Message divin». Les écrits de Dante (1265-1321) révèlent clairement le pouvoir islamique d' al-Ghazali et de Risalat al-
Ghufran [Épître du pardon ] d'al-Maari. Et al-Ghazali a également exercé une influence sur Pascal (1623-1662), surtout
en donnant la primauté à l'intuition sur la raison et les sens, et cette influence se fait sentir chez Hume (1711-1772),
dans sa réfutation de la causalité.

Il semble qu'al-Ghazali ait exercé une influence plus profonde sur la pensée juive que sur la théologie et la pensée
chrétiennes. Nombreux en effet étaient les savants juifs du Moyen Age qui connaissaient parfaitement la langue arabe,
et certaines oeuvres d'al-Ghazali ont été traduites en hébreu. Son livre Mizan al-'Amal [Critère de l'action], en
particulier, a trouvé un public chez les juifs du Moyen Âge : il a été plusieurs fois traduit en hébreu, et même adapté, les
versets du Coran étant remplacés par les mots de la Torah. Un des grands penseurs juifs qui ont subi l'influence d'al-
Ghazali a été Maïmonide (en arabe : Musa Ibn Maimun ; en hébreu : Moshe ben Maimom [1135-1204], cette influence
étant manifeste dans son Dalalat al Ha'irin [Guide des égarés], rédigé en arabe, l'une des oeuvres les plus importantes
de la théologie juive médiévale.

Les écrits d'al-Ghazali sur l'éducation représentent l'apogée de la pensée éducative dans la civilisation islamique. La
conception de l'éducation qu'il a élaborée peut-être considérée comme la construction la plus achevée dans ce
domaine, définissant clairement les buts de l'éducation, traçant la route à suivre et exposant les moyens de parvenir au
but recherché. Al-Ghazali a exercé une influence évidente sur la pensée éducative islamique du Vie au XIIIe siècle de
l'Hégire (du XIIe au XIXe siècle de l'ère chrétienne). On peut presque dire qu'à de rares exceptions près, les praticiens et
les théoriciens de l'éducation n'ont rien fait d'autre que copier al-Ghazali et résumer ses vues et ses écrits. Il suffit pour
le vérifier d'examiner quelques grands ouvrages consacrés à l'éducation qui sont parvenus jusqu'à nous :

* L'ouvrage d'al-Zarnuji (mort en 571 H), intitulé Ta'lim al-Muta'allim Tariq at-Ta-allum [Apprendre à l'élève la voie de
l'apprentissage], est essentiellement une compilation d'extraits d'Ihya' `Ulum al-Din [Vivification des sciences de la foi]
et de Mizan al-'Amal [Critère de l'action] pratiquement recopiés tels quels, avec de rares ajouts, du reste mineurs. Cet
ouvrage, qui se distingue par sa concision et son style simple et assez vivant, est considéré comme l'un des ouvrages
pédagogiques qui ont connu la plus grande diffusion.

* L'influence indirecte d'al-Ghazali peut être décelée dans les écrits d'al-Tusi (mort en 672 H). Ce savant, qui fut l'un des
plus importants du Moyen Âge, a composé une œuvre immense et diverse comptant plus de cent titres, consacrée à la
philosophie, à la logique, à la morale, aux mathématiques et à l'astronomie. Parmi ses ouvrages les plus importants
consacrés à l'éducation, il convient de citer Alhlaq Nasiri [Éthique naziréenne] (en persan) et Adab al-Muta'allimin [Les
règles de conduite des élèves]. Le premier de ces ouvrages révèle l'influence de Tahdhib al-Akhlaq wa - Tathir al-A'Araq
[La réforme des moeurs et la purification des races] d'Ibn Miskawayh et de la philosophie grecque, et le second n'est
qu'un résumé de l'ouvrage (Ta'lim) d'al-Zarnuji, qui lui-même reprenait al-Ghazali.

* De même, Ibn Jama'a (mort en 733 H), dans son ouvrage [Guide de l'auditeur et de l'orateur sur les règles de conduite
du savant et de l'élève], montre qu'il est directement influencé par al-Ghazali, ainsi que par al-Zarnuji et al-Tusi (qui
reprenaient al-Ghazali).

L'ouvrage susmentionné de cet enseignant, prédicateur et juge, qui vécut en Égypte, en Palestine et au Levant, se
caractérise par sa simplicité et sa construction, ainsi que par le recours à un grand nombre de hadith et autres citations
et contes. Il aborde de manière traditionnelle les thèmes désormais courants de l'éducation islamique (vertus du savoir,
règles de conduite du savant, du maître et de l'élève) et consacre un chapitre aux règles de conduite des hôtes des
madaris (qui s'étaient multipliées à l'époque) et un autre à l'art d'utiliser les livres.

* Quant à l'ouvrage d'Ibn-al-Haji al-'Abdari (mort en 737 H), intitulé Madkahal ash-Shar'ash-Sharif [Introduction à la Loi
sacrée], il est pratiquement coulé dans le même moule que Ihya' `Ulum al-Din [Vivification des sciences de la foi], mais
reflète la grande différence qu'il y a entre la civilisation islamique du Ve siècle de l'Hégire et celle du VIIIe siècle. L'auteur
y cite souvent al-Ghazali et semble bien au fait de sa pensée et de ses écrits, généraux ou consacrés à l'éducation.

* Au Xe siècle de l'Hégire (XVIe siècle de l'ère chrétienne), il y a Ibn Hajar al-Haitami, auteur de Tahrir al-Maqal fi Adab
wa-Ahkam wa-Fawa'id Yahtaju ilaiha Mu'addibu-l-Atfal [Libération du discours sur les règles de conduite et les qualités
morales requises des éducateurs des enfants], égyptien qui a étudié et enseigné à Al-Azhar avant de s'installer près de
La Mecque. Ses écrits, représentatifs de la pensée et de la littérature de l'époque ottomane, mettent l'accent sur
l'enseignement dans les écoles primaires, la situation des maîtres et les règles qui doivent régir leur action. Il cite
abondamment al-Ghazali et s'y réfère souvent.

La quasi-totalité de la pensée éducative islamique (et en particulier sunnite) a suivi le chemin tracé par al-Ghazali, dont
l'influence ininterrompue a survécu au déferlement de la modernité occidentale et à l'apparition de la civilisation arabe
moderne contemporaine.

Oeuvres d'al-Ghazali
Dans l'ordre alphabétique, il n'a pas été tenu compte de l'article arabe (al-, ad-, etc. ).
Ayyuha-l-Walad [Lettre à un disciple]. Le Caire, Maktabat al-Jundi, n.d. (Puibliée dans une série.) (Traduction en anglais
et introduction par George H. Scherer, O Disciple, Beyrouth, Catholic Press, 1951. [Collection UNESCO of Great Works :
Arabic series.]
Bid_yat al-Hidaya [Les débuts de la conduite divine]. Le Caire, Al-Halabi, 1912.
ad-Durra al-Fakhira fi Kashf `Ulum al-Akhira [La perle précieuse qui dévoile les sciences de l'au-delà]. Amsterdam,
Oriental Press, 1974.
Fada'ih al-Batiniya wa-Fada'il al-Mustazhiriya [Les vices de l'ésotérisme et les vertus de l'exotérisme]. Le Caire, Ad-Dar
al-Qaumiya, 1964. (Également connu sous le titre Al-Mustaz hiri [L'exotérisme].)
Faisal at-Tafriqa bain al-Islam wa-z-Zandaqa [Le point qui sépare l'islam de l'apostasie]. Le Caire, Dar Ihya' al-Kutub al-
'Arabiya, 1961.
Fatihat al-'Ulum [Les débuts des sciences]. Le Caire, Al-Matba'a al-Husainiya, 1904 (1322 H).
Ihya' `Ulum ad-Din [Revivification des sciences de la foi]. Le Caire, Al-Matba'a al-Azhariya, 1898 (1316 H). 4 vols.
Iljam al-'Awamm `an `Ilm al-Kalam [Tenir les masses à l'écart des disputes théologiques]. Le Caire, Al-Matba'a al-
Muniriya, 1932 (1351 H).
Al-Iqtisad fi-l-I'tiqad [Le juste milieu dans la croyance]. Le Caire, Maktabat as-Sa'ada, 1909.
Jawahir al-Qur'an [Les joyaux du Coran]. Damas, Al-Markaz al-'Arabi li-l-Kitab, n.d.
al-Kashf wa-t-Tabyin fi Ghurur al-Khalq Ajma'in [Dévoilement et démonstration des errements de toutes les créatures].
Le Caire, Al-Halabi, 1960.
Kimiya-yi Sa'adat [L'alchimie du bonheur]. Bombay, 1903. (En persan) (Traduit en arabe sous le titre de Kitab al-Hikma fi
Makhluqat Allah [Livre de la sagesse dans les créations de Dieu]. Le Caire, Al-Qabbani, 1904.)
Kitab al-Arba'in fi Usul ad-Din [Les quarante fondements de la foi]. Le Caire, Al-Matba'a al-'Arabiya, 1926 (A.H. 1344).
al-Ma'arif al-'Aqliya [La connaissance rationelle]. Damas, Dar al-Fikr al-'Arabi, 1963.
Ma'arij al-Quds fi Madarij Ma'rifat an-Nafs [L'échelle de la sainteté concernant les degrés de la connaissance de soi]. Le
Caire, Matba'at as-Sa'ada, 1927.
al-Madnun bihi `alà ghair Ahlihi [Ce qui ne doit pas être dévoilé à ceux qui n'en sont pas dignes]. Le Caire, Maktabat al-
Jundi, n.d.
Maqasid al-Falasifa [Les buts des philosophes]. Le Caire, Matba'at as-Sa'ada, 1913
Al-Maqsid al Asna fìShaarh Ma'ani Asma' Allah al-Husnà [L'idéal sublime dans l'exégèse des noms les plus beaux de
Dieu]. Beyrouth, Dar al-Mashriq, 1982.
Mi'yar al-'Ilm [L'étalon de la connaissance]. Le Caire, Matba'at Kurdistan, 1911 (1329 H).
Minhaj al-'Abidin [La voie de la dévotion]. Le Caire, Maktabat al-Jundi, n.d.
Mishkat al-Anwar [La niche des lumières]. Le Caire, Ad-Dar al-Qaumiya, 1964.
Mizan al-'Amal [Le critère de l'action]. Le Caire, Maktabat Sabi, 1963.
al-Munqidh min ad-Dalal [Délivrance de l'erreur1]. Le Caire, Al-Maktaba al-Anglo-Misriya, 1962.
al-Mustasfà fi `Ilm al-Usul [L'enseignement pur de la science fondamentale]. Le Caire, Al-Maktaba at-Tijariya, 1937. 2
vols.
al-Mustazhiri [L'exotériste]. Voir Fada'ih al-Batiniya wa-Fada'il al-Mustazhiriya.
al-Qistas al-Mustaqim [L'équilibre de la balance]. Damas, Dar al-Hikma, 1986.
ar-Risala al-Laduniya [Le message divin]. Le Caire, Maktabat al-Jundi, no date.
ar-Risala al-Qudsiya fi Qawa'id al-'Aqa'id [L'épître de Jérusalem concernant les fondements des articles de
foi].(Constitue une partie de : Ihya' `Ulum ad-Din.)
Tahafut al-Falasifa [L'incohérence des philosophes]. Le Caire, Dar al-Ma'arif, 1958.
at-Tibr al-Masbuk fi Nasihat al-Muluk [Lingots d'or à l'intention des rois]. Beyrouth, Al-Mu'assasa al-Jami'iya, 1987.

Sur la publication des oeuvres d'al-Ghazali et l'authenticité des oeuvres qui lui sont attribuées :
Badawi, `A., Mu'allafat al-Ghazali [Les oeuvres d'al-Ghazali]. Le Caire, Al-Majlis al-A'là li-Ri'ayat al-Funun wa-l-Adab,
1961.
Oeuvres d'autres auteurs classiques, islamiques ou arabes
al-'Abdari, Ibn al-Hajj. Madkhal ash-Shar' ash-Sharif [Introduction à la Loi sacrée]. Le Caire,

Al-Matba'a al-Ashrafiya, AD 1902 (1320 H). 3 vols.


al-Haitami, Ibn Hajar. Tahrir al-Maqal fi Adab wa-Ahkam wa-Fawa'id Yahtaju ilaiha

Mu'addibu-l-Atfal [The Libération du discours sur les règles de conduite et les qualités morales requises des écucateurs
d'enfant]. Dar al-Kutub al-Misriya, manuscript no 3182/Lit.
Ibn Jama'a, Badr ud-Din. Tadhkirat as-Sami' wa-l-Mutakallim fi Adab al-'alim wa-l-Muta'allim [Guide de l'auditeur et
del'orateur sur les règles de conduite du savant et de l'élève]. Dar al-

Kutub al-Misriya, manuscript no 1831/Lit.


Ibn Miskawayh. Tahdib al-Akhlaq wa-Tat hir al-A'raq [La réforme des moeurs et la purification des races]. Le Caire, Al-
Matba'a al-Adabiya, 1899 (1317 H).
Ibn Rushd (Averroes). Tahafut at-Tahafut [L'incohérence de l'incohérence]. Le Caire, Al-Matba'a al-Islamiya, 1884 (1302
H).
--. Fasl al-Maqal wa-Taqrib ma bain ash-Shari'a wa-l-Hikma min al-Ittisal
[Traité et exposé faisant autorité sur la convergence qui existe entre la loi religieuse et la philosophie]. Le Caire, Al-
Matba'a al-Mahmudiya, n.d.
Ikhwan as-Safa' [Les frères de pureté]. Rasa'il [Épîtres]. Le Caire, 1928 (1347 H).

Al-Ma'arri, Abu-l-'Ala'. Risalat al-Ghufran [Épître du pardon]. Le Caire, Dar al-Ma'arif, 1977.
Maimonides (In Arabic : Musà Ibn Maimun ; in Hebrew : Moshe ben Maimon]. Dalalat al-Ha'irin [Guide des égarés]. Le
Caire, Maktabat ath-Thaqafa ad-Diniya, n.d. (Original en arabe.)
al-Qabisi. Ar-Risala al-Mufassala li-Ahwal al-Mu'allimin wa-Ahkam al-Mu'allimin wa-l-

Muta'allimin Rapport détaillé sur la situation des enseignants et les règlements gouvernant les enseignants et les
élèves]. Le Caire, Al-Halabi, 1955.
ash-Shaizari, `Abdurrahman. Nihayat ar-Rutba fi Talab al-Hisba [Hiérarchie des postes et fonction comptable]. Le Caire,
Matba'at Lajnat at-Ta'lif, 1946. (Publié avec une traduction en français par Bernhauer, sous le titre `Les institutions de
police chez les Arabes...', Journal Asiatique, 1860-1861.)
at-Tusi, Nasiri ud-Din. Akhlaq-i Nasiri [Éthique nasiréenne]. Bombay, 1850 (1267 H) (en persan).
--- . Adab al-Muta'allimin [Les règles de conduite des èléves]. Az-Zarnuji, Burhan ud-Din.

Ta'lim al-Muta'allim ariq at-Ta'allum [Apprendre à l'élève la voie de l'apprentissage]. Le Caire, Maktabat abi, 1956.

Ouvrages sur al-Ghazali


En Arabe

Dunya, S. Al-Haqiqa fi Nazar al-Ghazali [La vérité aux yeux d'al-Ghazali]. Le Caire, Al-Halabi, 1947.
Mahmud, Z. (ed.). Abu Hamid al-Ghazali fi-dh-Dhikrà al-Mi'awiya at-Tasi'a li-Miladihi [Abu Hamid al-Ghazali sur le
neuvième centenaire de sa naissance]. Le Caire, Al-Majlis al-A'là li-Ri'ayat al-Funun wa-l-Adab, 1962.
Mubarak, Z. Al-Akhlaq `ind al-Ghazali [L'éthique d'al-Ghazali]. Le Caire, Al-Maktaba at-Tijariya, n.d.
al-'Uthman, `A. Ad-Dirasat an-Nafsiya `ind al-Muslimin wa-l-Ghazali bi-Wajhin Khass [Études spirituelles par des
musulmans et par al-Ghazali en particulier]. Le Caire, Maktabat Wahba, 1963.
---. Sirat al-Ghazali wa-Aqwal al-Mutaqaddimin fihi [La vie d'al-Ghazali et les remarques des Anciens le concernant].
Damas, Dar al-Fikr, n.d.

En d'autres langues :
Bello, I. E. The Medieval Islamic Controversy between Philosophy and Orthodoxy : Ijma' and Ta'wil in the Conflict between
al-Ghazali and Ibn Rushd
[La controverse islamique médiévale entre la philosophie et l’orthodoxie : Ijma' and Ta'wil dans le conflit entre al-Ghazali
et Ibn Ruchd (Averroès)]. Leden Brill, 1990.
Myers, E. Arabic Thought and the Western World in the Golden Age of Islam
[La pensée arabe et le monde occidental à l'âge d'or de l'Islam]. New York, Frederick Ungar, 1964.
Othman, A. I. The Concept of Man in Islam in the Writings of Al Ghazali
[Le concept de l'homme dans l'Islam selon les écrits d'al-Gazali]. Le Caire, Dar al-Maaref, 1960.
Smith, M. Al-Ghazali the Mystic [Al-Ghazali le mystique]. Londres, Luzac, 1944.
UNESCO. Ghazali : La raison et le miracle [Ghazali : Reason and the Miracle]. Paris, Maisonneuve & Larose, 1987.
(Collection « Islam d'hier et d’aujourd’hui », no 30.) (Actes d'une table ronde à l'UNESCO, Paris, les 9 et 10 décembre
1985, à l'occasion du 900e anniversaire d'al-Ghazali. Articles en anglais, en français et en arabe). Maisonneuve et Larose,
1987.
Watt, M. Muslim Intellectual : A Study of Al Ghazali [Un intellectuel musulman : étude sur aé-Ghazali]. Edinburgh,
Edinburgh University Press, 1963.
Zwemmer, S.M. A moslem seeker after God [Un musulman à la recherche de Dieu]. New York, Flemming Revell, 1920.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Accueil_principal

Bienvenue sur Wikipédia

Al-Kindi (WIKIPEDIA)
Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī (801 à Koufa-873 à Bagdad)1, plus connu sous son nom latinisé de
Alkindus ou Al-Kindi, est considéré comme l'un des plus grands2 philosophes hellénisants de langue arabe
(faylasuf). Après avoir fait des études à Bassora et à Bagdad, il bénéficie du mécénat des trois califes mu'tazilite
abbassides (dont Al-Ma’mūn). Al-Kindi est un savant complet, dans des domaines très variés : philosophie,
mathématiques, médecine, musique, physique, astronomie.

Al-Kindi reprend la philosophie aristotélicienne, tout en refusant de trop la couper du platonisme. Dans son
ouvrage Philosophie première, il définit la métaphysique comme « la connaissance de la Réalité Première,
Cause de toute réalité »3. La métaphysique viserait la connaissance des raisons des choses, la connaissance
physique étant simplement la connaissance des choses et correspondant à l'aristotélisme pur et simple.
Il reprend chez Aristote, la distinction de deux niveaux de réalité : la réalité matérielle, mouvante et instable,
sera source d'une connaissance pratique, inférieure. La raison se tournera utilement vers l'intemporel,
l'immobile, l'immuable, source de la connaissance la plus pure; ainsi celle des mathématiques.

Al-Kindi reprend dans ce cadre une "preuve" par Aristote de l'existence de Dieu reposant sur la nécessaire
finitude du temps : selon lui, il est impossible d'arriver au temps présent en franchissant une distance de temps
infinie : il y aurait donc nécessairement un début. Cette prémisse oblige à postuler l'existence de quelque cause
première, qui sera parfaitement et nécessairement une, à la différence de toute chose.

Dans cette perspective, Dieu ne pouvait être autre chose que le Principe Premier de toute chose, l'Un vrai. Il est
défini comme unique, nécessaire, non causé et infini.

Si Al-Kindi s'insère de plain-pied dans la tradition monothéiste, l'influence de la philosophie grecque va lui faire
sentir la nécessité d'énumérer la grande chaîne causale des êtres. Des agents intermédiaires vont faire leur
apparition, et c'est ce qui vaudra à Al-Kindi la colère des théologiens violemment opposés à l'idée d'une
causalité seconde et indirecte. C'est probablement sous l'influence de la philosophie grecque que Al-Kindi
adopte le mutazilisme.

Al-Farabi
Abou Naçr Mohammed Ibn Tarkhân, dit Alfarabi ou al-Farabi est un philosophe arabe du Xe siècle, né à
Farab, ville de la Transoxiane (Turkestan), ou Otrâr dans la province de Mawaralnahar, d'où il prit son nom,
mort vers 950, avait approfondi toutes les sciences et tous les arts de son temps, et fut appelé le Second
instituteur de l'intelligence.

Il se rendit de bonne heure à Bagdad, où, sous le sceptre des Abbassides, florissaient les sciences et
les lettres, et y suivit les leçons d'un chrétien, Jean, fils de Gilân (selon d'autres Geblâd), mort sous le
califat d'Almoktader. Plus tard il vécut à la cour de Séif-Eddaula Ali ben-Hamdân (Seïf ed-Daulah) à
Alep, et, ayant accompagné ce prince à Damas, il y mourut au mois de rédjeb de l'an 339 de l'hégire
(décembre 950 de l'ère chrétienne). C'est la tout ce que nous savons de certain sur la vie de Farabi;
nous passons sous silence quelques autres détails rapportés par Léon l'Africain et reproduits par
Brucker (Hist. crit. philos., t. III, p. 71-73). Selon une version de sa mort Alfarabi aurait été tué par des
voleurs en route après avoir quitté la cour du sultan.

Alfarabi fut un des premiers à étudier, à commenter et à répandre parmi les Arabes la connaissance
d'Aristote. Ses deux principaux ouvrages sont une Encyclopédie, qui se trouve manuscrite à
l'Escurial, et un Traité de musique. On a publié à Paris, en 1638, ses Opuscula varia, dans lesquels
on trouve un Traité sur les sciences et un Traité sur l'entendement où il développe la doctrine
d'Aristote sur ce point. Les originaux de plusieurs de ses ouvrages sont perdus, mais il en subsiste
des versions hébraïques. Il fut le maître d'Avicenne.

Farabi laissa un très grand nombre d'écrits, dont on trouve la nomenclature dans l'Histoire des
médecins d'lbn-Ali-Océibia et dans le Dictionnaire des philosophes de Djemâl-Eddin AI-Kifti (cf.
Casiri, Biblioth. Arabico-hispana escurialensis, t. I, p. 190 et 191); mais il ne nous reste de lui que
quelques traités, soit en arabe, soit dans des versions hébraïques. La plus grande partie de ses
ouvrages étaient des commentaires sur les écrits d'Aristote, et notamment sur ceux qui composent
l'Organon. Farabi montrait toujours une grande prédilection pour l'étude de la logique, qu'il chercha à
perfectionner et à répandre parmi ses contemporains; on vante surtout ses distinctions subtiles dans
les formes variées du syllogisme.
Ibn-Sina (Avicenne) avoue qu'il a puisé sa science dans les oeuvres de Farabi; et si celles-ci sont
devenues très rares, comme le dit le bibliographe Hadji-Khalfa, il faut peut-être en attribuer la cause
au fréquent usage qu'en a fait lbn-Sina. Mais ses travaux ne sont qu'une amplification des divers
traités de l'Organon, et nous ne trouvons pas qu'il ait, sous un rapport quelconque, modifié les
théories d'Aristote, considérées par lui, ainsi que par la plupart des philosophes arabes, comme la
vérité absolue. Dans la longue liste des ouvrages philosophiques qui lui sont attribués, ceux qui
attirent le plus notre attention sont :

1° Une énumération ou revue des sciences (Ihçâ al-oloum), que les auteurs arabes présentaient
comme un ouvrage indispensable pour tous ceux qui se livrent aux études. Cet écrit se trouve à la
bibliothèque de l'Escurial, et Casiri (t. I, p. 189) l'a décoré du titre d'Encyclopédie, lequel, du moins
par le sens que nous attachons ordinairement à ce mot; a peut-être l'inconvénient d'attribuer à l'écrit
de Farabi plus d'importance qu'il n'en a. L'opuscule de Scientiis ou Compendium omnium
scientiarum, publié en latin sous le nom de Farabi, est, semble-t-il, la traduction abrégée de l'Ihçâ al-
oloum, qui existe aussi en hébreu dans la bibliothèque de De Rossi à Parme. Une traduction plus
complète, et qui semble fidèle se trouve parmi les manuscrits latins de la Bibliothèque nationale. Cet
opuscule est divisé en cinq chapitres qui portent les incriptions suivantes-:

1° de Scientia
linguae;
2° de Scientia
logicae;
3° de Scientia doctrinali (c'est-à-dire des sciences mathématiques, désignées par les Arabes sous le mot
riâdhiyyât, que les rabbins ont rendu en hébreu par
limmoudiyyôth);
4° de Scientia
naturali;
5° de Scientia civili.
L'auteur énumère toutes les sciences comprises dans ces différentes classes, et donne de chacune d'elles
une, définition précise et une courte notice.

2° De la tendance de la philosophie de Platon et de celle d'Aristote, ou Analyse des divers écrits de


ces deux philosophes. Cet ouvrage, que nous ne connaissons que par la description d'Ibn-Abi-
Océibia et d'Al-Kifti, se composait de trois parties : d'une Introduction, ou exposé des diverses
branches des études philosophiques, de leur relation mutuelle et de leur ordre nécessaire; d'un
Exposé de la philosophie de Platon et indication de ses ouvrages; d'une Analyse détaillée de la
philosophie d'Aristote et d'un résumé de chacun de ses ouvrages avec l'indication précise de son but.
Les philosophes arabes disent que c'est dans cet ouvrage seul qu'on peut puiser une intelligence
parfaite des Catégories d'Aristote.

3° Un ouvrage d'éthique intitulé Al-sira al-fâdhila (la Bonne conduite);


4° un traité politique, intitulé Al-siâsa al-mediniyya (le Régime politique).

« Dans ces deux ouvrages, disent les deux auteurs que nous venons de citer, Farabi a fait connaître les idées générales
les plus importantes de la métaphysique, selon l'école d'Aristote, en exposant les six principes immatériels, ainsi que
l'ordre dans lequel les substances corporelles en dérivent, et la manière d'arriver à la science. Il y a fait connaître aussi
les différents éléments de la nature humaine et les facultés de l'âme et il a indiqué la différence qui existe entre la
révélation et la philosophie ; enfin il a fait la description des sociétés bien ou mal organisées, et il a démontré que la cité a
besoin en même temps d'un régime politique et de lois religieuses. »

Nous savons par Ibn-Abi-Océibia que le livre intitulé le Régime politique porte aussi le titre de Mabâdi al-
maudjoudât (les Principes de tout ce qui existe); c'est, par conséquent le même ouvrage dont Maimonide
recommande la lecture à Rabbi Samuel Ibn-Tibbon en s'exprimant en ces termes :
« En général, je te recommande de ne lire sur la logique d'autres ouvrages que ceux du savant Abou-Naçr Alfarabi ; car
tout ce qu'il a composé, et particulièrement son ouvrage sur les Principes des choses, est de pure fleur de farine. »
(Lettres de Maimonide, édit, d'Amsterdam, in-8, fol. 14, verso).

Cet ouvrage, traduit en hébreu par Moïse, fils de Samuel Ibn-Tibbon, existe à la Bibliothèque nationale dans
trois manuscrits, sous le titre de Hath'halôth hannimçaôth; son contenu s'accorde parfaitement avec la courte
analyse que nous venons de donner d'après les auteurs arabes. Les six principes des choses sont :
1° le principe divin, ou la cause première qui est
unique;
2° les causes secondaires ou les sphères
célestes;
3° l'intellect
actif;
4° l'âme;
5° la forme;
6° la matière abstraite.
Après qu'il a parlé de tout ce qui dérive de ces principes et qu'il est arrivé à l'humain, il examine l'organisation
de la société, et entre dans de longs détails sur les diverses sociétés humaines et leurs constitutions plus bu
moins conformes au but de notre existence humaine et au bien suprême. Ce bien, selon lui, ne saurait être
atteint que par ceux qui ont une organisation intellectuelle parfaite, et qui sont parfaitement aptes à recevoir
l'action de l'intellect actif ; l'humain arrive au degré de prophète, lorsqu'il ne reste plus aucune séparation,
aucun voile entre lui et l'intellect actif. C'est là la seule révélation admise par Farabi ; il rejetait les hypothèses
des motecallemîn (voy. Maimonide, Moré Nebouchim, lre partie, à la fin du chapitre LXXIV). Tofaïl, philosophe
de la secte des ischrâkiyyim, ne fait pas grand cas des travaux métaphysiques de Farabi :
"La plupart des ouvrages d'Abou-Naçr, dit-il, traitent de la logique ; ceux qui nous sont parvenus de lui sur la philosophie
proprement dite sont pleins de doutes et de contradictions."

Tofaïl fait observer notamment les doutes qu'avait Farabi sur l'immortalité de l'âme; car, tandis que dans l'un
de ses ouvrages de morale il reconnaît que les âmes des mechants, après la mort, restent dans des tourments
éternels, il fait entendre, dans sa Politique, qu'elles retournent au néant, et que les âmes parfaites sont seules
immortelles; enfin dans son commentaire sur l'Éthique d'Aristote, il va même jusqu'à dire que le suprême bien
de l'humain est dans ce monde, et que tout ce qu'on prétend être hors de là n'est que folie; ce sont des contes
de vieilles femmes (voy. Philosophus autodidactus, sive Epistola de Haï Ebn-Yokdhan).

Ibn-Roschd ou Averroès, dans son traité sur l'intellect matériel ou passif, et sa conjonction avec l'intellect actif,
cite également ce passage de Farabi, où il est dit aussi que la vraie perfection de l'humain n'est autre que celle
qu'il peut atteindre par les sciences spéculatives. Il est certain que Farabi niait positivement la permanence
individuelle de l'âme; selon lui, ce que l'âme humaine accueille et comprend par l'action de l'intellect actif, ce
sont les formes générales des êtres, formes qui naissent et périssent, et elle ne saurait être apte en même
temps à recevoir les intelligences abstraites et pures; car l'âme serait alors la faculté de deux choses
opposées. C'est ainsi qu'Ibn-Roschd explique l'origine des doutes de Farabi, dont il cherche à réfuter l'opinion.

A son goût pour les abstractions philosophiques Farabi joignait celui de la musique. On rapporte qu'il
sut faire admirer son talent musical à la cour de Séif-Eddaula. Il fit faire aux Arabes de grands
progrès dans la théorie de la musique, dans la construction des instruments et dans l'exécution. Il
composa deux ouvrages sur la musique : l'un, qui renferme toute la théorie de cet art, a été analysé,
d'après un manuscrit de Leyde, par Kosegarten, dans la préface à son édition du Kitâb al-aghâni;
Farabi y traite de la nature des sons et des accords, des intervalles, des systèmes, des rythmes et de
la cadence, et il dit lui-même, dans la préface, qu'il y a suivi une méthode qui lui appartient en propre.
Il ajoute qu'il a fait un autre ouvrage sur la musique, dans lequel il a exposé et examiné les différents
systèmes des Anciens. C'est probablement de cet autre ouvrage que parle Andrès (Origine e
progressi d'ogni letteratura, t. IV), d'après un extrait qui lui avait été fourni par Casiri d'un manuscrit
de l'Escurial. Farabi y expose les opinions des théoriciens, fait voir les progrès que chacun d'eux
avait faits dans cet art, corrige leurs erreurs et remplit les lacunes de leur doctrine. Dirigé par les
lumières de la physique, il montre le ridicule de tout ce que les pythagoriciens ont imaginé sur les
sons des planètes et l'harmonie céleste, et il explique par des démonstrations physiques quelle est
l'influence des vibrations de l'air sur les sons des instruments, et comment les instruments doivent
être construits pour produire des sons.

Un petit volume intitulé Alpharabii, vetustissimi Aristotelis interpretis, opera omnia quae latina lingua
conscripta reperiri potuerunt, in-8, Paris, 1638, ne renferme que deux opuscules : l'un, intitulé de
Scientiis, est celui dont nous avons parlé plus haut; l'autre, intitulé de Intellectu et intellecto, traite des
différents sens attachés au mot intellect, de la division aristotélique de l'intellect, et de l'unité du noûs
et du cet opuscule, qui déjà avait été publié dans les oeuvres philosophiques d'Avicenne (Venise,
1495) existe en hébreu dans le manuscrit hébreu n° 110 de la Bibliothèque nationale.

Deux autres opuscules de Farabi de Rebus studio Arislotelicae philosophiae praemittendis, et Fontes
quaestionum, ont été publiés en arabe, sur un manuscrit de Leyde, et accompagnés d'une version
latine et de notes par Sohmoelders (Documenta philosophiae Arabum, in-8, Bonn, 1836).

Les manuscrits des ouvrages qui restent de Farabi sont également très rares; la Bibliothèque
nationale possède, outre les ouvrages déjà mentionnés, un Abrégé de l'Organon en hébreu (Manusc.
hébr., ancien fonds, n° 333 ; Oratoire, n° 107), et deux petits opuscules se rattachant également à
l'étude de la logique et au syllogisme, en arabe et en caractères hébreux-rabbiniques (Manuscr.
hébr., ancien fonds, n° 383, à la suite de la Logique d'lbn-Roschd). (S. M.).

Al-Farabi, Philosopher à Bagdad au Xe siècle (bilingue arabe-français), Points, 2007. - Al-Fârâbi inaugure l'école de
logique à Bagdad au Xe siècle et, avec elle, un universel composite où s'harmonisent les sources grecques de la
philosophie, l'exégèse du Coran et la poésie arabe. Il approprie des cultures plurielles en vue de former al-adîb, l'honnête
homme ou l'âme cosmopolite. Lire Le Livre de la religion en même temps que le Compendium des Lois de Pluton et les
petits traités sur L'Art des poètes donne une idée de ce programme intellectuel. Il y va d'exigences pratiques et de
stratégies discursives: avec la "loi divine" (al-saria) et son acception platonicienne, c'est la dynamique du droit qui nous
est présentée. Avec la "sagesse" (al-hikma), c'est une philosophie argumentative et contextualisée que l'on découvre. Un
glossaire thématique et terminologique ainsi qu'un dossier historique accompagnent ce travail de lecture des textes où la
langue philosophique arabe d'al-Fàrâbi peut à chaque moment être comparée à sa traduction française. (couv).

Ibn Tofaïl
Abou-Bekr Mohammed ben-Abdal-Mélik Ibn Tofaïl al-Kéisi est un des philosophes les plus remarquables
parmi les Arabes d'Espagne, naquit, probablement dans les premières années du XIIe siècle, à Wadi-Yâsch,
petite ville d'Andalousie (Guadix). Disciple de l'illustre Ibn Bâdja, il se rendit célèbre comme médecin,
mathématicien, philosophe et poète, et fut en grand honneur à la cour des Almohades. Il était attaché, comme
vizir et médecin, à la personne d'Abou Yaakoub Yousouf second roi de cette dynastie (qui régnait de 1163 à
1184), et ce souverain l'honorait de son intimité. Selon Ibn al-Khatîb, le célèbre historien de Grenade (du XIVe
siècle), Tofaïl aurait professé la médecine dans cette ville et aurait écrit deux volumes sur cette science; le
même auteur cite plusieurs de ses poèmes.

Un autre historien du XIIIe siècle, Abd al-Wâhid, du Maroc, qui avait connu le fils de Tofaïl, rapporte
quelques détails curieux sur la liaison qui existait entre notre philosophe et le roi Yousouf, et atteste
avoir vu de lui des ouvrages sur plusieurs branches de la philosophie, et, notamment, le manuscrit
autographe d'un traité sur l'âme. Tofaïl profita de son intimité avec le roi Yousouf pour attirer à la cour
les savants les plus illustres, et ce fut lui qui présenta au roi le célèbre Averroès. Le roi ayant un jour
exprimé le désir qu'un savant versé dans les oeuvres d'Aristote en présentât une analyse raisonnée
et claire, Tofaïl engagea Averroès à entreprendre ce travail, ajoutant que son âge avancé et ses
nombreuses occupations l'empêchaient de s'en charger lui-même. Averroès y consentit, et composa
les Analyses que nous possédons encore. Tofaïl mourut à Maroc en 1185; le roi Yaakoub, surnommé
Al-Mansour, qui était monté sur le trône l'année précédente, assista à ses funérailles. Tel est le petit
nombre de détails authentiques que nous avons pu recueillir sur la vie de Tofaïl, et que nous
substituons aux fables de Léon Africain, reproduites par Brucker (Historia critica philosophiae, t. III, p.
95 et suiv.).

Quant aux ouvrages d'Ibn-Tofaïl, il ne nous en reste qu'un seul dont nous parlerons tout à l'heure.
Outre les écrits déjà mentionnés plus haut, Casiri (Biblioth. Arab. Hisp. Escur., t. l, p. 203) parle d'un
ouvrage intitulé : Mystères de la sagesse orientale, qui est peut-être identique avec le traité de l'âme
ou avec le traité de philosophie dont nous parlerons. Ibn Abi-Océibia, dans la Vie d'Averroès, parle
d'écrits échangés entre celui-ci et Tofaïl, sur divers sujets de médecine. Averroès lui-même, dans son
commentaire moyen sur le Traité des météores (liv. II), en parlant des zones de la Terre et des lieux
habitables et non habitables, cite un traité que son ami Tofaïl avait composé sur cette matière. Dans
son commentaire moyen sur la métaphysique (liv. XII), Averroès, en attaquant les hypothèses de
Ptolémée relatives aux excentriques et aux épicycles, dit que Tofaïl possédait, sur cette matière,
d'excellentes théories dont on pourrait tirer grand profit : ce qui prouve que Tofaïl avait fait des études
profondes sur l'astronomie de son temps. C'est dans le même sens qu'Abou Ishâk al-Bitrôdji
(Alpetragius) parle de son maître Tofaïl ; dans l'introduction de son Traité d'astronomie, où il cherche
à substituer d'autres hypothèses à celles de Ptolémée, il s'exprime ainsi :

« Tu sais, mon frère, que l'illustre cadi Abou Beck Ibn Tofaïl nous disait qu'il avait trouvé un système astronomique et des
principes pour ces différents mouvements, autres que les principes qu'a posés Ptolémée, et sans admettre ni excentrique
ni épicycle ; et avec ce système, disait-il, tous ces mouvements sont avérés, et il n'en résulte rien de faux. Il avait aussi
promis d'écrire là-dessus, et son rang élevé dans la science est connu. »

Mais l'ouvrage qui a illustré parmi nous le nom de Tofaïl est un traité où la philosophie de l'époque est
présentée sous une forme nouvelle et originale, et qu'on a qualifiée de Roman philosophique. Tofaïl, à ce qu'il
paraît, appartenait à cette classe de philosophes contemplatifs que les Arabes désignaient par le nom
d'Ischrâkiyyîm, ou partisans d'une certaine philosophie orientale; il cherchait à résoudre, à sa manière, un
problème qui préoccupait beaucoup les philosophes musulmans, celui de la conjonction ou de l'union de
l'humain avec l'intellect actif et avec Dieu. Peu satisfait de la solution de Ghazâli, qui n'a d'autre base qu'une
certaine exaltation mystique, il suivit les traces de son maître Ibn-Bâdja et montra comme lui le développement
successif des notions de l'intelligence dans l'humain solitaire, libre des préoccupations de la société et de son
influence; mais il voulut présenter un solitaire qui n'aurait jamais subi cette influence, et dans lequel la raison
se serait éveillée d'elle-même, et arrivée successivement, par son propre travail et par l'impulsion de l'intellect
actif à l'intelligence des secrets de la nature et des plus hautes questions métaphysiques.
C'est là ce qu'il a essayé dans son célèbre traité qui porte le nom de Hay Ibn Yakdhân nom allégorique donné
au solitaire, et qui signifie le vivant, fils du vigilant. S'emparant d'une fiction d'Avicenne, il fit naître Hay sans
père ni mère, dans une île inhabitée située sous l'équateur. Par certaines circonstances physiques remplaçant
le procédé de la génération, l'enfant sort de la terre, et une gazelle se charge de le nourrir de son lait. Les
différentes périodes de l'âge sont marquées par des progrès successifs dans la connaissance de tout ce qui
est. Les premières connaissances de Hay se bornent aux choses sensibles, et il arrive graduellement à
connaître le monde qui l'entoure et à acquérir les notions de la physique. Plus tard, il reconnaît dans la variété
des choses un lien commun qui les unit. Les êtres sont multiples d'une part, et uns d'autre part ; ils sont
multiples par les accidents, et uns par leur essence véritable. Ceci le conduit à chercher où résident les
accidents et où est l'essence des choses ; et il arrive ainsi à distinguer, dans tout ce qui est, la matière et la
forme.

La première forme est celle de l'espèce. Tous les corps sont unis par la forme corporelle ; ils varient
par les formes des genres et des espèces, en y comprenant la forme de la substance. Les corps, en
général, sont un composé de la matière première et des formes de corporéité et de substance. En
contemplant ainsi la matière et les formes, le solitaire se trouve sur le seuil du monde spirituel. Il est
évident que les corps inférieurs sont produits de quelque chose ; il y a donc nécessairement quelque
chose qui fait les formes, car tout ce qui est produit doit avoir un producteur. Dirigeant le regard vers
le ciel, Hay trouve une variété de corps supérieurs ou célestes. Ces corps ne sauraient être infinis ; il
reconnaît dans les cieux, ou les sphères célestes, des corps finis. Les sphères, avec ce qu'elles
renferment, sont comme un seul individu, et de cette manière tout l'univers forme une unité.

L'univers est-il éternel, ou bien a-t-il eu un commencement dans le temps ? C'est là ce que le solitaire
ne peut décider ; car il y a des raisons également fortes pour l'une et l'autre hypothèse. On voit
cependant qu'il penche plutôt pour l'éternité du monde. Quoi qu'il en soit, il reconnaît qu'il y a un être
agent qui perpétue l'existence du monde et qui le met en mouvement. Cet être n'est pas un corps, ni
une faculté dans un corps ; il est la forme de l'univers. Tous les êtres étant l'oeuvre de cet être
supérieur ou de Dieu, notre pensée, contemplant la beauté de l'œuvre, doit se porter aussitôt vers
l'ouvrier, vers sa bonté et sa perfection. Toutes les formes se trouvent dans lui et sont issues de son
action, et il n'y a en quelque sorte d'autre être que lui.

Faisant un retour sur la faculté intellectuelle qui est en lui, notre solitaire trouve qu'elle est en elle-
même absolument incorporelle, puisqu'elle perçoit l'être séparé de toute dimension ou quantité, ce
que ne peuvent ni les sens, ni la faculté imaginative. C'est là la véritable substance de l'humain : elle
ne naît ni ne périt. Elle est troublée par la matière, et il faut qu'elle fasse des efforts pour s'en
dégager, en ne donnant au corps que les soins absolument nécessaires pour son existence. La
béatitude de cette substance et sa douleur sont en raison de son union avec Dieu ou de son
éloignement de Dieu. Rien de ce qui est sous la sphere céleste n'est égal à cette substance ; mais
elle se trouve à un plus haut degré dans les corps célestes (intelligences des sphères). L'humain
ayant de la ressemblance avec les trois espèces d'êtres, savoir, avec les autres animaux, avec les
corps célestes, et avec l'être véritablement unique, doit nécessairement ressembler, par ses actions
et par ses attributs, à toutes les trois.

Le solitaire examine ensuite les actions par lesquelles l'humain parfait ressemble à chacune des trois
espèces et comment, en se détachant successivement de tout ce qui est inférieur, il doit arriver au
dernier terme, c'est-à-dire à ressembler à Dieu et à s'unir avec lui. Il cherche à se détacher de tout ce
qui tient aux sens et à l'imagination, à s'annihiler, pour ainsi dire, lui-même, pour ne laisser subsister
que la pensée seule. Ce qu'il voit dans cet état, il ne peut le décrire, et ce n'est que par des images
qu'il représente tout ce qu'il a vu dans le monde spirituel. Il se croit entièrement identifié avec l'Être
suprême, et tout l'univers ne lui semble exister que dans Dieu seul, dont la lumière se répand partout
et se manifeste plus ou moins dans tous les êtres, selon leur degré de pureté. La multiplicité n'existe
que pour le corps et le sens ; elle disparaît entièrement pour celui qui s'est détaché de la matière.
C'est ainsi que, de conséquences en conséquence, notre philosophe, sans se l’avouer, conduit son
solitaire au panthéisme.

Arrivé au plus haut degré de la contemplation, Hay contemple, non pas la Divinité en elle-même,
mais son reflet dans l'univers, depuis la sphère céleste la plus élevée jusqu'à la Terre. Et ici, l'auteur,
oubliant son rôle de philosophe et la mission scientifique qu'il s'est donnée, s'abandonne à son
imagination et se livre à des fictions poétiques. Le solitaire voit successivement l'apparition de Dieu
dans les intelligences des différentes sphères, et jusqu'au monde sublunaire. Elle se montre de plus
en plus resplendissante dans les sphères superieures ; mais dans le monde de la naissance et de la
destruction, elle ne se montre plus que comme le reflet du soleil dans l'eau trouble. Et étant descendu
jusqu'à si propre essence, le solitaire reconnaît qu'il y a une multitude d'autres essences individuelles
semblables à la sienne, et dont les unes sont entourées de splendeur et les autres lancées dans les
ténèbres et dans les tourments. Ce sont les âmes pures et impures. Le solitaire voit tout cela l'état
d'extase, et, lorsqu'il revient à lui il se retrouve dans le monde sensible, et perd de vue le monde
divin; car, ajoute l'auteur, ce bas monde et le monde supérieur sont comme deux épouses d'un
même mari, celui-ci ne peut plaire à l'une sans irriter l'autre.

Tofaïl, pour achever sa tâche, devait montrer que les résultats obtenus par son solitaire n'étaient pas
en contradiction avec la religion révélée et particulièrement avec la religion musulmane; car la
philosophie et la religion, renfermant chacune la vérité absolue, ne sauraient se contredire
mutuellement. Hay, étant arrivé, à l'âge de cinquante ans, à s'élever par la pensée seule à la
connaissance de la vérité, est mis en rapport avec un homme qui, au moyen de la religion, est arrivé
au même résultat, et qui, reconnaissant comme Hay le trouble que portent les sens dans la
méditation et dans la vie contemplative, veut se soustraire aux inconvénients de la vie sociale, et
vient d'une île voisine chercher un refuge dans l'île déserte habitée par Hay. Les deux solitaires
s'étant rencontrés et Asâl (c'était le nom de l'homme religieux) étant parvenu à apprendre à Hay
l'usage de la parole, l'instruit dans la religion et lui fait connaître les devoirs et les pratiques qu'elle
impose à l'humain. Il résulte de leurs conférences que les vérités enseignées par la religion et par la
philosophie sont absolument identiques, mais que, dans la religion, elles ont revêtu des formes qui
les rendent plus accessibles au vulgaire; les anthropomorphismes du Coran et la description qu'on y
trouve de la vie future ne sont que des images qui ont un sens profond.

La religion est venue en aide à la majorité des humains qui ne savent pas s'élever, par la pensée, jusqu'à la
vérité absolue et marcher dans la voie tracée par cette dernière. C'est encore pour se conformer aux besoins
du vulgaire que la religion a permis aux humains d'acquérir des biens terrestres et d'en jouir en toute liberté,
chose qui ne convient pas au véritable sage. Hay manifeste le désir de se rendre au milieu des humains pour
leur faire connaître la vérité sous son véritable jour et telle qu'il l'a conçue lui-même. et Asâl se rend à son
désir, quoique avec regret Les deux solitaires, à l'aide d'un navire qui, par hasard, aborde dans leur île, se
rendent dans l'île autrefois habitée par Asâl, et où les amis de celui-ci font à Hay l'accueil le plus honorable.
Mais à mesure que Hay leur expose ses principes, leur amitié se refroidit, et le philosophe, ayant acquis la
conviction qu'il s'était imposé une tâche impossible, retourne à son île, accompagné d'Asâl. Les deux amis,
renonçant pour toujours à la société, se vouent, jusqu'à leur fin, à une vie austère et contemplative.

Histoire : Hayy Ibn Yaqzan


Il s'agit d'un traité philosophique et mystique ancré dans la pensée d'Avicenne et soufi, sous forme de roman
allégorique. Le livre est également fortement ancré dans la pensée néoplatonicienne et aristotélicienne.

Le livre met en scène un enfant, vivant seul sur une île déserte au niveau de l’équateur. Cet enfant qui n'a ni
père ni mère connus, est élevé par une gazelle. Il s'éveille seul à la connaissance du monde puis à la
connaissance de Dieu. Hayy vient finalement en contact avec la civilisation et la religion "codifiée" quand il
rencontre un naufragé nommé Absâl. Il découvre également certains signes extérieurs de la religion en société
auxquels il adhère car il les juge cohérents avec son intuition-conscience du divin. Mais bien qu'il reconnaissent
que beaucoup de codes sont nécessaires pour la majorité, afin qu'ils puissent avoir une vie décente, il pense
surtout que cette société est enfermée dans son dogmatisme et manque d'ouverture pour une véritable quête du
divin. Il finit alors par quitter la société pour retourner sur son île avec son ami Absal et s’échapper de tout
distraction

Hayy Ibn Yaqzan fut écrit comme réponse à l'Incohérence des philosophes d'Al-Ghazali. Au XIIIe siècle, Ibn
Nafis écrit Al-Risalah al-Kamiliyyah fil Siera al-Nabawiyyah (connu sous le nom Theologus Autodidactus en
Occident) comme une réponse à Ibn Tufail's Hayy Ibn Yaqzan (Philosophus Autodidactus) Le titre du récit et
l'argument de l'histoire reprennent une œuvre d'Avicenne dans un esprit différent

En bibliothèque. - Averroès, Grand commentaire de la Métaphysique, livre B, Vrin , 2002. - L'Islam et la raison,
Flammarion, 2000. - L'intelligence de la pensée, sur le De Anima, Flammarion (GF), 1999. - Discours décisif, Flammarion
(GF), 1999. - L'accord de la religion et de la philosophie, Actes Sud, 1999.

Thomas d'Aquin, Contre Averroès, Flammarion (GF), 1999. - Ernest Renan, Averroès et Averroïsme, Maisonneuve et
Larose, 2002.

Paul Maziliak, Avicenne et Averroès, médecine et biologie dans la civilisation islamique, Vuibert, 2004. - Collectif,
L'héritage andalou (autour d'Averroès), Parenthèses éditions, 2003. - Dominique Urvoy, Averroès, Les ambitions d'un
intellectuel musulman, Flammarion (Champs), 2001. - Du même, Ibn Rushd (Averroès), Cariscript, 1996. - Ali Ben
Makhlouf, Averroès, Les Belles Lettres, 2000. - Habib Samrakandi, L'actualité d'Averroès, Presses universitaires du
Mirail, 2000. - Abdurrahman Badawi, Averroès (Ibn Rushd), Vrin, 1999. - Philippe Buttgen et Stéphane Diebler, Théories
de la phrase et de la proposition de Platon à Averroès, Rue d'Ulm, 1999.

Ibn Baja
Avempace, Ibn Baja ( ‫ابن باجة‬en arabe) ou Abu Bakr Mohammed ben Yahya ben as-Sayegh ( ‫أبو بكر محمد بن‬
‫)يحيى بن الصايغ‬, est un philosophe, médecin, astronome, géomètre, musicien et poète andalou, né à Saragosse vers
1085, et mort empoisonné à Fès vers 1138 après un passage par Oran. En Occident, son nom latinisé est
Avempace. Il eut pour maître Avenzoar.

Esprit universel, musicien, compositeur, poète, scientifique et vizir, il écrivit plusieurs livres, comme la Lettre
d’adieu, l’Épître de la conjonction de l’Intellect agent avec l’homme et le Régime du solitaire. Il composa
également des chansons et des poèmes populaires, et s’adonna à l’étude des mathématiques, de l’astronomie et
de la botanique.

Auteur d'ouvrages de mathématiques, de métaphysique et de morale fort estimés des musulmans et souvent
cités avec éloge par Ibn Tufayl, il professait une philosophie mystique qui le fit accuser d'hérésie par ses
coreligionnaires.

Du fait de son œuvre, il est en Occident ce qu'est Al Farabi pour l'Orient


Averroès
Averroès est un célèbre philosophe arabe, qui naquit à Cordoue, en 1126 (520 de l'hégire), mort au Maroc
en 1198 (595). Le nom d'Averroès est une altération du nom arabe Ibn Roschd (ou Ibn Rushd). En réalité le
philosophe de Cordoue s'appelait : Aboul-Wâlid Mohammed ibn Ahmed ibn Mohammed Ibn Rochd. Sa famille
était une des plus considérables de l'Andalousie . Son grand-père, Aboul-Wâlid Mohammed, avait été sous
les Almoravides 'kadhi al-oudhât (grand juge) de toute la province. Son père Ahmed fut revêtu de la même
dignité.

Le jeune Ibn Roschd étudia d'abord la théologie selon les Asharites et le droit canonique selon le rite
malékite ( L'Islam sunnite), mais il ne s'en tint pas à ces spécialités et aborda avec un grand zèle la
médecine , les mathématiques et la philosophie . II eut pour maîtres les hommes les plus illustres
de son temps. Ibn Tofaïl, Abubacer des scolastiques, fut l'artisan de sa fortune. La carrière publique
d'Averroès ne fut pas sans éclat; il exerça longtemps les fonctions de kadi à Cordoue. Pendant sa
jeunesse, la dynastie des Almohades avait renversé celle des Almoravides et, grâce à l'influence
d'lbn Tofaïl, il fut en faveur auprès de ces princes, en particulier auprès de Yousouf, successeur
d'Abd-al-Moumin (Abd-el-Moumen), le prince le plus lettré de son temps.

En 1153 (548 de l'hégire), on trouve Averroès à Marrakech (Maroc ), occupé à seconder les vues
d'Abd-aI-Moumin dans l'érection des collèges qu'il fondait en ce moment. En 1169 (565), il remplit à
Séville les fonctions de kadi; il retourne à Cordoue en 1171 (567) et est appelé de nouveau à
Marrakech en 1182 par Yousouf qui le nomme son premier médecin en remplacement d'lbn Tofaïl,
puis lui confère la dignité de grand kadi de Cordoue. Sous le règne de Yakoub al-Mansoûr Billâh qui
succéda à Yousouf en 1184, il est en faveur plus que jamais, au moins pendant les premières
années du règne de ce prince : mais il devait aussi connaître les disgrâces. Ses ennemis l'accusèrent
de prôner la philosophie et les sciences de l'Antiquité au détriment de la religion musulmane.
Mansour, ayant convoqué les principaux personnages de Cordoue, fit comparaître Ibn Rochd et,
après avoir anathématisé ses doctrines, le condamna à l'exil; il le relégua dans la ville d'Elisana ou
Lucena, non loin de Cordoue, avec défense d'en sortir. La disgrâce d'Averroès ne fut pas de longue
durée. Tous les édits portés contre la philosophie furent brisés par Mansoûr de retour à Marrakech ;
mais Ibn Rochd ne jouit pas longtemps de sa rentrée en faveur : il mourut à Marrakech, dans un âge
avancé le jeudi 9 de safar de l'an de l'hégire 595 (10 décembre 1198).

Ibn Rochd fut un des hommes les plus savants du monde musulman ; il y eut une grande réputation,
mais son influence n'y fut pas ce qu'on pourrait croire. Déjà mal vues de son vivant, les études
philosophiques tombèrent après lui dans un complet discrédit. Ce fut surtout chez les juifs, dans
l'école de Moïse Maimonide, et chez les Latins qu'Averroès trouva des successeurs, des critiques ou
des admirateurs. Sa doctrine, combattue par Saint Thomas, fut condamnée en 1240 par l'Université
de Paris, et en 1512 par le concile de Latran. Dans le monde latin, il est arrivé à la célébrité à un
double titre : comme médecin et comme commentateur d'Aristote, mais la gloire du commentateur a
singulièrement dépassé celle du médecin. C'est bien à tort qu'on l'a considéré pendant longtemps
comme le traducteur du philosophe grec. II existait des traductions arabes des oeuvres d'Aristote,
trois siècles avant Averroès, dues, pour la plupart, à des savants syriens ou chaldéens, notamment à
des Nestoriens qui vivaient en grand nombre comme médecins à la cour des califes.
Les oeuvres d'Averroès.
Averroès a composé sur Aristote trois sortes de commentaires : le grand commentaire, le commentaire moyen
et les analyses ou paraphrases. Dans le grand commentaire, il prend l'un après l'autre chaque paragraphe du
philosophe qu'il cite in extenso, et l'explique membre par membre. Dans le commentaire moyen, le texte de
chaque paragraphe est cité seulement par ses premiers mots, puis le reste est expliqué sans qu'on puisse
distinguer ce qui appartient à Aristote ou à Averroès. Dans la paraphrase, Averroès parle toujours en son
propre nom et compose ainsi de véritables traités sous le même titre que ceux d'Aristote. Les grands
commentaires furent très certainement composés après les autres. Averroès ne s'accordait pas toujours dans
ses commentaires avec Alexandre d'Aphrodisie, ce qui divisa toute l'école en deux sectes, celle des
Averroïstes et celle des Alexandristes.

II serait difficile de donner ici une liste complète des ouvrages d'lbn Rochd. On a d'Averroès, outre
ses Commentaires sur Aristote, publiés en latin, Venise, 1595, in-fol., des Commentaires sur les
canons d'Avicenne, Venise, 1484; la Destruction de la Destruction des philosophes d'Algazel, etc.
Les traités philosophiques sont les plus nombreux, mais les oeuvres médicales ne sont pas moins
importantes : le Colliget (Koulliyyât = généralités) est un cours complet de médecine en sept livres
qui a eu pendant longtemps une grande réputation (Venise 1482). En astronomie , il a écrit un traité
sur le mouvement de la sphère : Kitab fi-Harakat al-Falak. Il a résumé l'Almageste et l'a divisé en
deux parties: description des sphères, et mouvement des sphères. Ce résumé de l'Almageste a été
traduit de l'arabe à l'hébreu par Jacob Anatoli en 1231. En jurisprudence, un Cours complet de
jurisprudence; enfin des opuscules sur la théologie et la grammaire. Nous ne possédons la plupart de
ces oeuvres que dans leurs versions hébraïques, le texte arabe est assez rare. Quant aux éditions
latines, partielles ou complètes, elles sont innombrables, Venise en compte pour sa part plus de
cinquante.

La philosophie d'Averroès.
Quelle place faut-il assigner à Averroès dans l'histoire de la philosophie? On a très bien remarqué
que les Arabes n'ont pas eu de philosophes au sens ordinaire de ce mot; il ne s'est pas rencontré
chez eux de ces penseurs originaux qui, par la pénétration de leur esprit et la puissance de leur
dialectique, créent de toutes pièces un système doctrinal. Le véritable mouvement philosophique de
L'islam doit se chercher dans les sectes théologiques et surtout dans le Kalâm (logos). Les
Motakallamîn (theologoi) s'efforcent avant tout d'établir la création de la matière et l'existence d'un
Dieu libre, séparé du monde, et agissant sur le monde. La causalité, selon eux, ne réside pas dans
les lois de la nature; Dieu seul est cause. Deux faits ne s'enchaînent jamais nécessairement l'un à
l'autre, et l'ensemble de l'univers pourrait être tout autre qu'il n'est. Or, la philosophie arabe,
commentant d'une façon originale et complète le péripatétisme, insiste sur ces deux grandes
doctrines : l'éternité de la matière et la théorie de l'intellect.

C'est le problème de l'origine des êtres qui préoccupe le plus Ibn Rochd. Reprenant l'idée d'Aristote
que toute création se réduit à un mouvement et que tout mouvement suppose un sujet, il trouve que
ce sujet unique, cette possibilité universelle, c'est la matière première, douée de réceptivité, mais
dénuée de toute qualité positive et apte à recevoir les modifications les plus opposées. Cette matière
première n'est susceptible d'aucun nom ni d'aucune définition, elle n'est que la simple possibilité.
Toute substance est ainsi éternelle par sa matière, c.-à-d. par sa puissance d'être. Tout ce qui est
possible doit nécessairement passer à l'acte; autrement, il y aurait quelque chose d'oisif dans
l'univers; or le mouvement est continu, sans lui il n'y aurait aucune évolution successive, rien ne
serait. De là résulte que le moteur n'agit pas librement; la liberté suppose nouveauté, or Dieu n'a pas
de raison d'être nouveau.

A supposer l'existence d'un premier moteur, comment peut s'exercer le gouvernement du monde? Le
gouvernement de l'univers, selon Averroès, ressemble au gouvernement d'une cité, ou tout part d'un
même centre, mais où tout n'est pas l'oeuvre immédiate du souverain. Un seul être peut être le
produit immédiat de Dieu et en rapport direct avec lui : c'est la première intelligence, le premier
moteur des étoiles fixes, sorte de démiurge dont l'origine doit évidemment être cherchée dans une
sorte de compromis entre les doctrines péripatéticiennes et les théories alexandrines.

II ne saurait être question dans les anciens systèmes de l'homogénéité du monde que la science
moderne met de plus en plus en relief. Le ciel, aux yeux d'Averroès
est un être vivant, le plus noble de tous les êtres animés; il est composé de plusieurs orbes
représentant les membres essentiels à la vie ( La cosmographie médiévale ); chez lui, le premier
moteur représente le coeur d'où la vie rayonne pour les autres membres. Chaque orbe a son
intelligence qui est sa forme, comme l'âme 'rationnelle est la forme de l'humain; ces intelligences,
hiérarchiquement subordonnées, constituent la chaîne des moteurs, qui propagent le mouvement de
la première sphère jusqu'à nous. Elles se connaissent elles mêmes et ont la connaissance de tout ce
qui se passe dans les orbes inférieurs ; l'intelligence première a par conséquent la connaissance
complète de tout ce qui se passe dans l'univers.

De cette théorie d'Averroès sur les intelligences planétaires il faut rapprocher sa théorie de l'intellect
humain qu'il emprunte au IIIe livre du Traité de l'Âme d'Aristote. Comme le philosophe grec, il
distingue l'intellect actif et l'intellect passif. Le premier est entièrement séparé de l'humain et exempt
de tout mélange avec la matière; le second est individuel et périssable, comme toutes les facultés de
l'âme qui n'atteignent que le variable.

L'acte de la connaissance n'a lieu que par le concours de ces deux intellects. L'intellect passif aspire
à s'unir à l'intellect actif, comme la puissance appelle l'acte, comme la matière appelle la forme. Le
premier degré de possession s'appelle l'intellect acquis. Mais l'âme peut arriver à une union bien plus
intime avec l'intellect universel, à une sorte d'identification avec la raison primordiale. L'intellect
acquis a servi à conduire l'humain jusqu'au sanctuaire, mais il disparaît dès que le but est atteint, à
peu près comme la sensation prépare l'imagination et s'évanouit dès que l'acte de l'imagination est
trop intense.

Arrivé à cet état d'union avec l'intelligible lui-même, l'humain comprend toutes choses; devenu
semblable à Dieu , il est en quelque sorte tous les êtres, et les connaît tels qu'ils sont. Cette
doctrine de l'union (ittisâl), qui joue un si grand rôle dans la psychologie orientale, est dégagée par
Ibn Rochd de l'élément mystique qu'elle renferme trop souvent. Il proclame hautement qu'on n'arrive
à l'union que par la science. Dieu est atteint, dès que par la contemplation l'humain a percé le voile
des choses et s'est trouvé face à face avec la vérité transcendante.

La philosophie d'Ibn Rochd nous apparaît donc, ainsi que le remarque Renan (Averroès et
L'Averroïsme, 1852-1860), comme un système de naturalisme très fortement lié dans toutes ses
parties. L'univers est constitué par une hiérarchie de principes éternels, autonomes et primitifs,
vaguement rattachés à une unité supérieure. L'un d'eux est la pensée qui se manifeste sans cesse
sur quelque point de l'univers et forme la conscience permanente de l'humanité. Cette immuable
pensée ne connaît ni progrès ni retour. L'individu y participe à des degrés divers; d'autant plus parfait,
d'autant plus heureux que cette participation approche davantage de la plénitude. Quelle sera dans
ce système la part de l'immortalité?

On connaît à cet égard la doctrine d'Aristote : l'intellect universel est incorruptible et séparable du
corps; l'intellect individuel est périssable et finit avec le corps. C'est là le sentiment des philosophes
arabes et d'Averroès en particulier. L'intellect actif est seul immortel; or l'intellect actif n'est autre
chose que la raison commune de l'humanité; l'humanité seule est donc éternelle, il faut rejeter le
dogme de la résurrection individuelle et les mythes populaires sur l'autre vie qui l'accompagnent.
Le système moral d'Ibn Rochd occupe très peu de place dans sa philosophie; le philosophe arabe se
borne à combattre les idées des Motakallamîn qui soutenaient que le bien est ce que Dieu veut, et
que Dieu le veut non par suite d'une raison intrinsèque et antérieure à sa volonté, mais uniquement
parce qu'il le veut. Averroès essaie de démontrer qu'une telle doctrine en morale renverse toutes les
notions du juste et de l'injuste. Quant à la liberté de l'humain, lbn Rochd soutient que la créature
humaine n'est ni absolument libre, ni absolument prédestinée. Envisagée dans l'âme, la liberté est
entière et sans restriction, mais elle est limitée par la fatalité des circonstances extérieures.

Telles sont, en résumé, les idées professées par le philosophe de Cordoue; elles l'ont fait accuser
d'incrédulité. Il est certain que sa doctrine sur l'éternité du monde est singulièrement contraire à
l'enseignement de toutes les religions, mais Averroès ne faisait pas de l'incrédulité systématique il
philosophait librement, sans chercher à heurter la théologie, comme aussi sans se déranger pour
éviter le choc. (A. Gary).

"La religion particulière aux philosophes, dit-il quelque part, est d'étudier ce qui est ; car le culte le plus sublime qu'on
puisse rendre à Dieu est la connaissance de ses oeuvres, laquelle nous conduit à le connaître lui-même dans toute sa
réalité. C'est là, aux yeux de Dieu, la plus noble des actions, tandis que l'action la plus vile est de taxer d'erreur et de
vaine présomption celui qui rend à la divinité ce culte, plus noble que tous les autres cultes, qui l'adore par cette religion,
la meilleure de toutes les religions."

En bibliothèque. - Averroès, Grand commentaire de la Métaphysique, livre B, Vrin, 2002. - L'Islam et la raison,
Flammarion, 2000. - L'intelligence de la pensée, sur le De Anima, Flammarion (GF), 1999. - Discours décisif, Flammarion
(GF), 1999. - L'accord de la religion et de la philosophie, Actes Sud, 1999.
Thomas d'Aquin, Contre Averroès, Flammarion (GF), 1999. - Ernest Renan, Averroès et Averroïsme, Maisonneuve et
Larose, 2002. Paul Maziliak, Avicenne et Averroès, médecine et biologie
dans la civilisation islamique, Vuibert, 2004. - Collectif, L'héritage andalou (autour d'Averroès), Parenthèses éditions,
2003. - Dominique Urvoy, Averroès, Les ambitions d'un intellectuel musulman, Flammarion (Champs), 2001. - Du même,
Ibn Rushd (Averroès), Cariscript, 1996. - Ali Ben Makhlouf, Averroès, Les Belles Lettres, 2000. - Habib Samrakandi,
L'actualité d'Averroès, Presses universitaires du Mirail, 2000. - Abdurrahman Badawi, Averroès (Ibn Rushd), Vrin, 1999. -
Philippe Buttgen et Stéphane Diebler, Théories de la phrase et de la proposition de Platon à Averroès, Rue d'Ulm, 1999.
Malek Bennabi
« Encyclopédie WIKIPEDIA »
Malek Bennabi (en arabe ‫ )مالك بن نبي‬est un penseur algérien, né en 1905 dans l'intra-muros de la vieille ville de
Constantine, décédé le 31 octobre 1973 à Alger1. Il a étudié les problèmes de civilisation en général et ceux du
monde musulman en particulier. Il était fortement imprégné de la culture arabo-musulmane et occidentale. On
lui doit un concept sur la « colonisabilité » concept concernant les sociétés en décadence, c'est-à-dire celles qui
ont perdu leur dynamique sociale et sont ainsi en état de faiblesse structurelle qui agit comme un appel à la
colonisation étrangère, terme qu'il utilisera dans son livre Les conditions de la renaissance.

Biographie
Malek Bennabi a fait sa première entrée à l'école coranique de Tébessa où vivaient ses parents. Ces études, il
devait les payer alors que ses parents éprouvaient alors des difficultés à trouver l'argent nécessaire à la
scolarisation de leur enfant. Ainsi et après quatre années passées au sein de ladite école, Malek a rejoint l'école
française. Il y demeura jusqu'en 1918, année au cours de laquelle il termina les études préparatoires lui ouvrant
l'accès au cycle secondaire. Ses brillants résultats lui font décrocher une bourse pour poursuivre ses études à
Constantine où il résida chez son oncle qui lui dispensa quelques cours de musique. C'est ainsi qu'il a eu le
privilège d'être formé par un homme auprès duquel il apprit beaucoup, le cheikh Abdelmadjid. Il étudia de ce
fait la langue arabe à la Grande Mosquée.

De retour à Tébessa où il fréquentait un club mis sous la direction de cheikh Larbi Tébessi; Il a travaillé comme
agent de bureau au Tribunal de la ville avant d'être muté à Aflou où il prit connaissance, pour la première fois,
du journal Chihab dirigé par Abdelhamid Ben Badis qu'il connaîtra d'ailleurs pour la première fois en 1928 à
Constantine. Ainsi, et sur la demande de celui-ci, Malek est affecté à Chelghoum Laïd d'où il démissionna
quelque temps après de son poste après ses démêlés avec le secrétaire greffier du tribunal.

C'est ainsi qu'en 1929, son père lui proposa de se rendre en France pour poursuivre ses études, qu'il rejoint en
septembre 1930 et opta pour l'Institut des Langues Orientales. Sa présence à Paris lui permit d'entrer en contact
avec l'Association des Jeunes Chrétiens de Paris. Il n'a pu accéder à l'Institut des Langues Orientales car, l'accès
pour un musulman algérien ne dépend pas de critères scientifiques, mais des normes politiques en place [. C'est
pourquoi il opta pour les études en électricité.

En 1931, Malek Bennabi épousera une Française qui embrassa l'Islam et prit alors le prénom de Khedidja. En
1932, il anima une conférence organisée par l'Association des Jeunes Chrétiens de Paris après avoir été
remarqué lors d'une autre conférence donnée fin 1931 aux étudiants nord-africains de Paris.

En 1936, accompagné de quelques amis, il rencontra la délégation algérienne qui s'était rendue à Paris pour
revendiquer, auprès des autorités françaises, les réformes proposées par le Congrès musulman. La délégation
comprenait notamment cheikh Abdelhamid Ben Badis et cheikh Bachir El-Ibrahimi. En 1938-39, Bennabi
fonda, à Marseille, une école pour les analphabètes adultes parmi les travailleurs algériens en France. Devant le
succès de son entreprise, les autorités françaises le convoquèrent et lui interdirent de continuer à enseigner dans
cet établissement sous le prétexte qu'il n'avait pas de diplôme d'enseignant.
Dans Dreux occupée, il fut convoqué par les Allemands. Il seconde le responsable technique municipal de la
ville. Il est licencié quelques mois plus tard. Au chômage, il choisit d’aller travailler en Allemagne au début de
l’été 1942. En 1944, le vent tourne en faveur des Alliés et Bennabi décide de rentrer en France.

À Dreux où il retrouve sa femme, il se met au service de l’administration de Vichy. Pas pour longtemps, car il
doit faire cette fois avec l’armée américaine qui occupe la ville. Accusés de collaboration avec l’occupant
allemand, Bennabi et son épouse sont arrêtés en août 1944 et internés au camp de Pithiviers. Ils seront libérés au
printemps 1945. Le couple est arrêté pour la deuxième fois et incarcéré à la prison de Chartres en octobre 1945.
L’accusation de collaboration avec l’ennemi nazi est de nouveau retenue contre Bennabi. Ce dernier est remis
en liberté au printemps 1946. Le technicien eurélien aura passé en tout 15 mois dans les geôles de la France
libre pour avoir collaboré 2,3. Dans ses Mémoires publiés en 2006 à Alger, Bennabi relate en détail cette partie
de sa vie. Depuis le fin de ses études d'ingénieur en 1935, Bennabi est implicitement interdit de travail dans sa
branche par l'Administration coloniale[réf. nécessaire] et vit de petits boulots et de l'aide de son père. En 1940 dans
Dreux occupée par l'armée allemande, il est réquisitionné par les autorités d'occupation dans une ville qu'avait
fuie ses édiles. Ces derniers sont revenus quelques jours après se mettre au service de l'occupant. Parmi eux le
maire de Dreux, Maurice Viollette, ancien gouverneur général d'Algérie qui connaissant Bennabi le salua en lui
disant : « Monsieur Bennabi cette fois nous sommes du même côté de la barrière. » Bennabi lui rétorqua que lui
a été réquisitionné. Maurice Viollette ainsi que les notables de la ville compromis dans la collaboration se
vengèrent à la Libération pour faire taire un homme qui pouvait témoigner de leurs coupables agissement . Il fut
effectivement arrêté deux fois et à chaque fois Bennabi bénéficia d'un non-lieu par la justice. La deuxième
arrestation eut lieu dans l'attente du retour des travailleurs français d'Allemagne. Le débarquement anglo-
américain du 8 novembre 1942 allait isoler la France de l'Algérie et tarir l'aide que Bennabi recevait de son
père. Acculé à la misère et sollicité par l'épouse d'un soldat français prisonnier en Allemagne et qu'il connaissait
avant la guerre, pour aller travailler en Allemagne contre la libération de ce dernier. En effet les autorités
allemandes avaient proposé de relâcher un prisonnier pour tout travailleur français qui irait en Allemagne.
Bennabi fut élu par les travailleurs français comme chef de camp de la région où ils travaillaient. À leur retour
aucun d'eux n'accepta de dire la moindre critique sur Bennabi. Ainsi Bennabi fut définitivement libéré. Il est à
noter que Bennabi revint d'Allemagne fin 1943 et n'eut de contact avec aucune autorité ou administration.

En 1947, Malek Bennabi publia à Alger Le Phénomène coranique, qu'il voulait une preuve scientifique du
caractère divin du Coran et une réfutation des thèses l'attribuant à une œuvre humaine. Il publia également un
roman Lebeik (1948), et des études comme Les conditions de la renaissance (1949), Vocation de l'Islam (1954),
et L'afro-asiatisme, à l'occasion de la conférence de Bandoeng.

À signaler que, hormis le roman sus-cité, Malek Bennabi avait publié ses œuvres sous le titre Problèmes de la
civilisation car il considérait que les différents problèmes du monde musulman renvoyaient à ce contexte.

En 1956, il se rendit au Caire, coupant totalement avec la France qu'il ne reverra qu'en 1971. Le seul lien qui le
liait à elle était la correspondance qu'il entretenait avec son épouse française qui avait refusé de l'accompagner
au Caire.

Malek Bennabi perfectionne, durant son séjour au Caire, la langue arabe dans laquelle il commença à écrire et à
donner des conférences. Il visita, à plusieurs reprises, la Syrie et le Liban pour y donner des conférences. Il était
en outre, au Caire, un des conseillers à l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI) traitement qui lui
permit de se consacrer au travail intellectuel et d'envoyer quelques subsides à son épouse en France

Après avoir contacté plusieurs amis et étudiants, il procéda à la traduction de ses œuvres vers l'arabe, langue
qu'il adopta par la suite comme langue de travail.

En 1963, Malek Bennabi retourne en Algérie où il fut nommé Directeur de l'Enseignement Supérieur. Il
démissionne en 1967 pour se consacrer au travail intellectuel, à la réforme et à l'organisation de rencontres
intellectuelles qui devinrent plus tard Séminaires de la Pensée Islamique que l'Algérie organise chaque année. Il
vécut le restant de ses jours en Algérie où il mourut le 31 octobre 1973. Il fut inhumé au cimetière Sidi
M'hamed à Alger.

Sa pensée
Malek Bennabi a à son actif plus d'une vingtaine d'ouvrages traitant de civilisation, de culture, d'idéologie, de
problèmes de société ainsi que d'autres sujets tel le phénomène coranique et les raisons de la stagnation de la
société musulmane en particulier. Par ses écrits, Malek Bennabi voulait éveiller les consciences musulmanes et
relancer une renaissance de la société musulmane. Il n'a de cesse de critiquer vivement l'administration
coloniale française par ses écrits et ses conférences. Il n'a jamais accepté la colonisation de l'Algérie par la
France et le statut d'indigène octroyé par l'administration de l'époque aux autochtones algériens.[

Il est probable que peu de gens ont vraiment saisi la portée de sa vision et sa pensée, notamment dans la société
musulmane à propos de laquelle il dit dans son ouvrage Vocation de l'Islam :

« La plus grave parmi les paralysies, celle qui détermine dans une certaine mesure les deux autres
(sociale et intellectuelle), c'est la paralysie morale. Son origine est connue : "L'islam est une religion
parfaite. Voilà une vérité dont personne ne discute. Malheureusement il en découle dans la conscience
post-almohadienne une autre proposition : "Nous sommes musulmans donc nous sommes parfaits".
Syllogisme funeste qui sape toute perfectibilité dans l'individu, en neutralisant en lui tout souci de
perfectionnement. Jadis Omar ibn al-Khattab faisait régulièrement son examen de conscience et pleurait
souvent sur ses "fautes". Mais il y a longtemps que le monde musulman a cessé de s'inquiéter de
possibles cas de conscience. On ne voit plus qui que ce soit s'émouvoir d'une erreur, d'une faute. Parmi
les classes dirigeantes règne la plus grande quiétude morale. On ne voit aucun dirigeant faire son mea
culpa. C'est ainsi que l'idéal islamique ; idéal de vie et de mouvement a sombré dans l'orgueil et
particulièrement dans la suffisance du dévot qui croit réaliser la perfection en faisant ses cinq prières
quotidiennes sans essayer de s'amender ou de s'améliorer : il est irrémédiablement parfait, Parfait
comme la mort et comme le néant. Tout le mécanisme psychologique du progrès de l'individu et de la
société se trouve faussé par cette morne de satisfaction de soi. Des êtres immobiles dans leur médiocrité
et dans leur perfectible imperfection deviennent ainsi l'élite d'une société morale d'une société où la
vérité n'a enfanté qu'un nihilisme. La différence est essentielle entre la vérité, simple concept théorique
éclairant un raisonnement abstrait, et la vérité agissante qui inspire des actes concrets. La vérité peut
même devenir néfaste, en tant que facteur sociologique, lorsqu'elle n'inspire plus l'action et la paralyse,
lorsqu'elle ne coïncide plus avec les mobiles de la transformation, mais avec les alibis de la stagnation
individuelle et sociale. Elle peut devenir l'origine d'un monde paralytique que Renan et Lamennais
dénonçaient en disant que l'islam "pourrait devenir une religion de stagnation et de régression". »

Dans un autre ouvrage intitulé Les Grands Thèmes de la civilisation, de la culture, de l'idéologie, de la
démocratie en islam, de l'orientalisme, Malek Bennabi parle des raisons de la stagnation de certaines sociétés
qu'il qualifie de primitives :

« Quand une société primitive met des tabous autour de ses traditions, de ses convictions, de ses goûts,
de ses usages, ce qui est risible là-dedans - à supposer qu'il y ait quelque chose de risible - ce n'est pas le
tabou mais le vide culturel, l'inculture qu'elle défend, c'est-à-dire l'ensemble de causes qui maintiennent
cette société en stagnation. »

Bennabi a traité tous les domaines, social, politique et économique, ayant trait au monde musulman. Il a ainsi
écrit sur la femme, sur la démocratie et sur tous les problèmes de la civilisation et du développement. Il n'a pas
omis d'étudier les Évangiles pour une étude comparative. Dans son livre intitulé La Pensée et la culture
moderne en Afrique du Nord (Le Caire 1965), le Pr Anouar El-Djoundi écrivait : « Malek Bennabi est très
différent des prédicateurs, des penseurs et des écrivains. C'est un philosophe authentique avec un profil de
sociologue qui, profitant de sa double culture arabe et française, a tenté de concilier entre la science et la pensée
arabes inspirées du Coran et de la Sunna et du patrimoine arabo-islamique d'une part et la science et la pensée
occidentales inspirées du patrimoine grécoromain et chrétien, d'autre part ».[réf. nécessaire]

Œuvres
• Le Phénomène coranique (1947)
• Lebbeik (1948)
• Les Conditions de la renaissance (1949)
• Vocation de l'islam (1954)
• L'Afro-Asiatisme (1956)
• Le Problème de la culture (1957)
• SOS Algérie (1957)

Brochure politique (en arabe et en français)

• Discours sur la nouvelle édification (1958)


• La Lutte idéologique en pays colonisé (1958)
• Idée du Commonwealth islamique (1959)
• Réflexions (1959)
• Naissance d'une société (1960)
• Dans le souffle de la bataille (1961)
• Perspectives algériennes (1965)
• Le Problème des idées dans la société musulmane (1970)
• Le Musulman dans le monde de l'économie (1972)
• Le Rôle du musulman dans le dernier tiers du XXe siècle (1972)

Éditions récentes

• Colonisabilité, Dar El-Hadhara, 2003

Articles de presse réunis, choisis, annotés et préfacés par Abderrahman Benamara ; postface du Dr.
Omar Benaissa

• Mondialisme, Dar El-Hadhara, 2004


articles de presse réunis, choisis, annotés et préfacés par Abderrahman Benamara ; postface du
Dr. Omar Benaissa
• Mémoires d'un témoin du siècle : l'Enfant, l’Etudiant, l'Ecrivain, les Carnets. Présentation et notes de
Noureddine Boukrouh, Ed. Samar, Alger, 2006, en français. (Hormis L'Enfant, sorti en français et en
arabe, et L'Etudiant, sorti en arabe seulement, les deux autres parties constituent des inédits)
• Pourriture, Ed. Dar el Ouma, Alger, 2007
• Le livre et le milieu humain, Ed Samar, Alger 20O7, en français. (Inédit).
• Naissance d'une société : le réseau des relations sociales'', Ed. Samar, Alger 2010, en français.
(Première édition selon le texte original)
• La lutte idéologique dans les pays colonisés, Ed. Samar, Alger 2010, en français. (Première édition selon
le texte original).
Bibliographie
• Noureddine Boukrouh, « Le système bennabien » in Parcours maghrébins, Alger, février 1987.
• Noureddine Boukrouh, « La pensée économique de Malek Bennabi » in El-Watan, Alger, 18 et 19
octobre 1992.
• Noureddine Boukrouh, Comment j'ai connu Malek Bennabi : histoire d'une période in El-Watan, Alger,
11 et 12 novembre 1992.
• Siegrid Faath, Malek Bennabi, écrivain politique, critique social, visionnaire d'une civilisation
islamique dans l'Algérie coloniale et indépendante, Hambourg, 1992.
• Allan Christellow, Un humaniste musulman du XXè siècle, Malek Bennabi in Maghreb review,1992.
• Aïssa Kadri, Parcours d'intellectuels maghrébins, Université de Paris VIII-Vincennes, Institut Maghreb-
Europe, Karthala, 1999
• Collectif Centre Tricontinental, Théologies de la libération, L'Harmattan, 2000, p. 191-195
• Omar Benaissa, Bennabi dans l'histoire de la pensée musulmane, in "Colonisabilité", Alger, 2003.
• Allan Christellow, Malek Bennabi et les frontières culturelles de l'ère globale, Colloque international
sur la pensée de Malek Bennabi, Alger, 2003.
• Omar Benaissa, « Bennabi et l'avenir de la société musulmane », in "Mondialisme", Alger, 2004.
• N. Boukrouh, Pensée et Politique chez Malek Bennabi, Colloque international d'Alger, 2003.
• Allan Christellow, Malek Bennabi et deux visions mondiales anglophones en 1954 : les cas de Arnold
toynbee et Wendel Wilkie, 2005.
• Noureddine Boukrouh, préface au Problème des idées dans la société musulmane, Ed. Al-Bouraq, Paris
2006.
• Noureddine Boukrouh, préface à Vocation de l'islam, Ed. al-Bouraq, Paris 2006.
• Omar Benaissa, « Que faire maintenant ? », in Les Conditions de la renaissance, Ed. El Borhane, Alger,
2009.
• Le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis vu par Malek Bennabi - Youssef Girard
• L’étude des Frères Musulmans par Malek Bennabi - Youssef Girard
• Contextualiser « Le Phénomène Coranique » - Mohamed El-Tahir El-Mesawi

Œuvres de Malek BENNABI


• Le phénomène coranique (Arabe-Français), Alger 1946
• Lebbeik (roman) (Français)
• Les conditions de la renaissance (Arabe-Français) Alger 1948
• Vocation de l’Islam (Arabe-Français) Paris 1954
• Le problème de la culture (Arabe)
• S.O.S Algérie (Arabe-Français)
• La lutte idéologique en pays colonisé (Arabe)
• La nouvelle édification sociale (Arabe)
• Idée d’un commenwealth islamique (Arabe-Français) Le Caire 1958
• Réflexions (Arabe)
• Le problème des idées dans le monde musulman (Arabe) Le Caire 1960
• Naissance d’une société (Arabe) Le Caire 1960
• Dans le souffle de la bataille (Arabe)
• Perspectives Algérienne (Français)
• Mémoires d’un témoin du siècle, tome1 (Arabe-Français) Alger 1965
• L’œuvre des orientalistes (Arabe-Français) Alger 1967
• Islam et démocratie (Français)
• Le sens de l’étape (Arabe-Français) Alger 1970
• Mémoire d’un témoin du siècle, tome2 (Arabe) Beyrouth 1970
• Le musulman dans le monde de l’économie (Arabe) Beyrouth 1972
• Le rôle du musulman dans le dernier tiers du 20ème siècle (Arabe) Beyrouth 1973
• Le peuple juif
• La conférence afro asiatique La renaissance de l'Algérie

Rachid Benaïssa
« Encyclopédie WIKIPEDIA »
Rachid Benaïssa, (en arabe : ‫ )رشيد بن عيسى‬est un intellectuel musulman algérien né en 1942 dans le village Ait-
Daoud, en grande Kabylie.

Biographie
Après son diplôme de l'Institut Français des Hautes Études Islamiques obtenu en 1962 (dirigé par l'orientaliste
Henry Peres), suivi d'études de sociologie et philosophie à l'Université de Damas (1962-1964), il obtient une
licence de littérature comparée arabe-français et une licence de sociologie de l'Université d'Alger (1966). Il
enseigne l'arabe dans un lycée et s'essaie au journalisme.

Il écrit dans Révolution Africaine et, en 1965, lance un organe Révolution à l'Université qui sert de tribune pour
les étudiants hostiles à la pérennisation de l'influence française en Algérie. En 1968, il obtient une maîtrise de
sociologie de l'Université d'Alger portant sur Les grands courants idéologiques dans le monde arabe
contemporain. En 1969, il est nommé Secrétaire général du Ministère de l'Éducation, puis est envoyé en 1971
en Mauritanie, dans le cadre de la coopération culturelle, comme Conseiller du Ministre de l'Éducation. Il
gardera de la Mauritanie et de son peuple une émotion indélébile et il aime à répéter qu'il y a eu le privilège de
vivre au VIIe siècle/Ier siècle de l'Islam.
À Paris, il prépare, entre 1972 et 1974, la traduction et l'édition critique du manuscrit El Bayan fi Hurriyati
Essudane de Suyuti dans le cadre d'une maîtrise d'histoire de l'Islam sous l'égide de Claude Cahen.
Parallèlement, il prépare une maitrise de sciences politiques sous l'égide du professeur Duverger. Entre 1972 et
1977, il suit assidument au Collège de France, les cours de Raymond Aron, portant sur la Société industrielle et
ceux du professeur Laoust sur la pensée de Ghazali.

En 1972, Austruy l'associe à ses séminaires portant sur la prospection d'une économie islamique et le thème du
développement du monde islamique en général, pour lequel celui-ci créera un DEA et un doctorat ad hoc à
l'Université Paris 2. Leur collaboration et leur amitié dureront toute une vie. En 1976, il finit une thèse de
doctorat de 3e cycle sous l'égide d'Arnaldez sur Le Fondamentalisme islamique et la modernité, qu'il reconvertit
en thèse de Doctorat d'État, sur recommandation du Jury. Il passe la même année, le Concours d'agrégation, au
programme duquel était inscrite l'Historiographie de l'Islam, un sujet qui le passionne et dont il dit « qu'il
conditionne le libre fonctionnement intellectuel des musulmans sunnites, prisonniers de la sacralisation de
l'Histoire ».

En 1978, il entre, sur concours à l'UNESCO à Paris, qu'il servira pendant un quart de siècle comme
fonctionnaire international. Il a inauguré le courant islamique intellectuel et a fait entrer la religion dans le
Panthéon de la Raison. Il est, sans conteste possible, l'initiateur du courant islamique francisant des années 1970
en Algérie et a ouvert la première salle de prières au sein de la faculté des lettres de l'Université d’Alger (1965).
Il y a prêché jusqu'en 1971, tout en gardant une étroite relation avec son maitre Malek Bennabi, dont il
devint le complice intellectuel. Bennabi l'enverra le représenter lors de différentes conférences
internationales.

C'est aussi Rachid Benaissa qui a lancé la revue Que sais-je de l’Islam ? En 1969, il a mis en place et animé le
Séminaire de la pensée islamique, qui a regroupé chaque année les plus grands penseurs du monde islamique,
sans distinction de rites. Y ont participé, non seulement les chiites et les sounites dans une atmosphère
académique riche et féconde, mais des penseurs profanes, ainsi que des chrétiens et même des communistes
(Austruy et Roger Garaudy), qui ont apporté à ces rencontres annuelles, un sang neuf qui a stimulé et ouvert de
nouveaux horizons à la réflexion ; ils ont aidé à poser les questions du monde moderne, par opposition aux
questions surannées du monde médiéval, qui constituaient alors la primeur de la réflexion des intellectuels
musulmans.

Rachid Benaïssa a assisté à des centaines de conférences internationales, que ce soit dans le cadre professionnel
ou privé. Il a lui-même donné plus de 400 conférences à travers le monde, sur divers sujets comme: l'éducation,
la politique, la religion, la culture, etc. Il est à noter qu'il fut le premier musulman à avoir jamais été invité à
donner une conférence sur l'Islam, à l'École Polytechnique à Palaiseau, à HEC, à l'École Normale supérieure et
à l'École Centrale, entre autres écoles prestigieuses d'Île-de-France.

Il s'est particulièrement illustré dans les débats concernant les formes d'œcuménisme nécessaires entre à la fois
les musulmans entre eux, pour débarrasser les questions religieuses des divisions politiques qui empoisonnent
toute réflexion féconde et divisent la Oumma (nation de l'Islam), mais aussi les relations avec le judaïsme et le
christianisme qui ont avec l'Islam, des points communs, très peu mis en exergue. Ces points de convergence ont
au contraire été ignorés sciemment, du fait des conflits, tant historiques que de civilisations, exacerbés par les
extrémistes des deux bords au détriment des affinités religieuses. Ainsi donc, lors du débat télévisé sur Arte, à
propos des Versets sataniques de Salman Rushdie, il a donné en compagnie de l'islamologue, Vincent Monteil,
une répartie cinglante et documentée, Bible à l'appui, à Bernard Henri-Lévy devant des autorités religieuses
juives et chrétiennes, qui ne pouvaient que se rallier à son argumentation implacable et mesurée.

Le sociologue Hugues voit en lui « The intellectual light of the Islamic Movement » dans son livre sur
L’Islamisme au Maghreb. En 1984, il a participé à Antibes, à une conférence sur la bioéthique aux côtés du Prix
Nobel Dausset, qui l'y avait invité.
Bibliographie
• Hamidullah, chercheur et apôtre de l’Islam…
• Le monde islamique et les faux problèmes, par Abdelmadjid Ait Saadi, sur le forum de Rachad Org
• Panser la guerre, penser la paix

Si Rachid Benaïssa parle de l’actualité et de Malek Bennabi


24 juillet 2014

Homme d’exception, vaste océan de science et de connaissance, élève et ami du penseur émérite algérien Malek
Bennabi, le Docteur Si Rachid Bénaïssa, éminent penseur algérien, polyglotte, ancien haut-fonctionnaire
international à l’UNESCO, décortique dans cet entretien accordé à Rachad TV, l’actualité du monde en général
et du monde musulman en particulier. Il pointe du doigt les incohérences des régimes arabes et les mécanismes
ayant conduit les peuples arabes et musulmans à la régression dans tous les domaines. Sans complaisance aucune
avec la Saoudie dont il dénonce notamment le rôle funeste qui est le sien dans le démantèlement du monde arabe
et son démembrement, il passe en revue le fil des événements ayant entouré les révolutions dites du Printemps
arabe en situant dans leur contexte les particularités. Il dénonce également l’attitude passive et désolante de la
Saoudie face au drame des Palestiniens en général et des Gazaouis en particulier alors qu’elle dispose de moyens
financiers considérables lui permettant de leur venir en aide.

Dans cet entretien riche en informations et références de premier plan, Si Rachid Bénaïssa dénonce le conflit
préfabriqué, opposant gratuitement et sans aucun fondement historique, sunnites et chiites, rappelant que
ces deux branches de l’islam ont toujours coexisté et cohabité pacifiquement au cours des siècles passés et
jusque dans un passé relativement récent. Ce conflit artificiel a été fabriqué de toutes pièces à la suite de la
révolution islamique d’Iran, car ce pays stratégique a décidé de mettre fin à toute relation avec l’entité
sioniste.

A l’époque du Shah, l’Iran étant au même titre que la Saoudie à la botte des États-Unis, ces derniers n’avaient
pas intérêt à entretenir une quelconque rivalité entre ses alliés (ou plutôt ses vassaux). Ce n’est qu’après cette
date, que l’Amérique avec la complicité des Saoud a inventé de toutes pièces une rivalité et suscité une inimitié
qui n’a pas lieu d’être et qui n’a jamais existé.

Enfin, Si Rachid Bénaïssa a évoqué sans trop s’y attarder, l’émission touchant à sa fin, la pensée de Malek
Bennabi axée essentiellement sur le combat des idées.
Dr Abdelaziz Khaldi

Il y a 42 ans disparaissait le Dr Abdelaziz Khaldi

Le 26 mars 1972, le Dr Abdelaziz Khaldi rendait l’âme à Alger, à l’âge de 55 ans à peine entamés. Le destin fatal l’avait
prématurément ravi à sa famille, à ses amis, à ses connaissances et à son pays.

De la foule nombreuse qui l’avait accompagnée à sa dernière demeure, on avait compté des membres du Conseil de la
Révolution, des ministres, des diplomates, des fonctionnaires, des intellectuels, des voisins, de simples citoyens, dont
nombreux furent ses patients … tous ont tenu à rendre hommage et la mémoire de cet homme pour qui le mot
d’exceptionnel n’est point de trop.

Au cimetière de Sidi M’hamed à Alger, le hasard a voulu qu’il soit inhumé tout près d’Ali El-Hammami, grand militant
de la cause nationale, mort en 1947 dans un crash d’avion, de retour du Pakistan où il est parti défendre la cause de
son pays à la faveur d’un congrès ; et non loin de la tombe de Cheikh Bachir El El-Ibrahimi, l’un des chefs de l’islah
algérien. Il sera rejoint, une année et demie, dans le même carré par Malek Bennabi, son ami de toujours.

De nombreux intellectuels, aussi bien algériens qu’étrangers, qui l’avaient connu, approché ou estimé, ont tenu à
saluer un homme aux qualités intellectuelles et humaines. J’en tire, pêle-mêle, quelques hommages éclairants sur la
personnalité de Khaldi. Abdelkader Chanderli, représentant du FLN auprès de l’Onu avant l’indépendance du pays
puis ambassadeur de l’Algérie auprès de cette organisation (1962-1964) a salué en Khaldi, dans son télégramme de
compassion « un compagnon de combat, un frère dont le courage et l’intelligence ont été pour beaucoup d’entre
nous une source de réconfort.» Le Cardinal Léon Duval, archevêque d’Alger, qui entretenait des relations cordiales
avec le défunt, dira qu’il n’oubliera jamais qu’il est venu à Rome, comme délégué du gouvernement algérien, à
l’occasion de sa promotion à la haute dignité de Cardinal. Pierre Rossi, l’historien français évoque son ami, le Dr
Khaldi, en ces termes : « un homme rare avec qui j’ai partagé tout de suite une si confiante fraternité de pensée. Il
était un des amis les plus chers que j’ai eus. La terre algérienne va me paraître maintenant plus déserte et les
affections que j’y possède encore, c’est à votre mari que je les dois ; quand je reverrai les amis algériens, c’est à lui
que je penserai ».De Paris toujours, Eugène Mannoni, écrivain, parle du malheur qui a frappé la famille de l’illustre
disparu comme « son propre malheur, tant il aimait le Dr Khaldi.» Le professeur Said Chibane, Secrétaire général, à
l’époque, du Comité Exécutif de l’Union Médicale algérienne, salue «un homme à la pointe de tous les combats qui se
sont déroulé en Algérie et dans le Tiers-monde, en vue de faire recouvrir aux hommes et aux nations leur dignité et
leur liberté. » Très peiné, son ami Mohamed Cherif Sahli, écrivain et diplomate, avait écrit : « Je suis convaincu que sa
disparition entraînera un grand vide dans tous les milieux qui ont eu l’occasion d’apprécier sa grande sociabilité, son
talent d’animateur, son esprit vif et alerte, toujours prêt à la riposte. Et pour tous ceux qui, comme moi, l’ont connu
depuis de longues années, il restera l’homme qui, sous des dehors de polémiste redoutable, cachait un cœur d’or.»
Mohamed Amar Naroun le décrit comment «Il peignait nos contemporains de toutes origines et de tous horizons,
avec verdeur et rigueur. D’un trait sûr, il marquait les aspects de leur nature, ses chimères et ses misères, son
éternelle illusion et son éternelle déception. Il n’était jamais bas dans l’expression de ses jugements qu’il répandait
autour de lui comme de lumineuses sentences. Même les médiocres qu’il heurtait avec humour, ne l’oublieront pas».
Le quotidien français « Le monde» lui consacra, quelques jours après sa disparition, un encart et le présenta comme «
l’éminence grise du gouvernement algérien».

Je me contente de ces quelques éloges qui imposeront sûrement au lecteur une première réflexion : le Dr Khaldi
n’était pas rien. Et pourtant ne sombre-t-il pas dans l’anonymat ? Son ami Hamouda Bensaï résuma cette situation en
ces termes : « Une belle intelligence que l’on a oubliée, hélas !»

khaldi est né à Tébessa en 1917 d’une famille issue de la grande tribu de N’memcha. Après l’école primaire dans sa
ville natale, des études secondaires à Annaba, il s’est inscrit à la faculté de médecine de Toulouse d’où il fut diplômé
major de promotion avec échange à l’étranger. Il exerça comme médecin dans de nombreuses villes algériennes :
Skikda, Oum El Bouaghi, Tahir (Jijel) … et dans certains quartiers populaires d’Alger dont Soustara, où sa fille Maya
exerce toujours dans son cabinet en tant que médecin également. En 1956, pour échapper à une liquidation certaine,
il se réfugia au Maroc où Il exerça en tant que chef de service à l’hôpital de Bajaad.

Médecin et d’intellectuel, il avait su dépasser dès le début dépasser le tiraillement de cette double qualité. La
profession libérale lui offrait une marge de liberté du ton.

Vaste culture, esprit vif, pourvu d’un talent d’animateur et polémiste avéré, il a laissé un grand vide que d’aucuns
estiment qu’il n’a pas été vraiment comblé depuis. Sa liberté d’esprit, son franc-parler nonobstant les circonstances,
l’assistance et la qualité des présents, attestent de son courage de dire tout haut ce que les autres pensent tout bas
ou déplorent du bout des lèvres. C’est que Khaldi a vécu avec les scrupules d’un grand patriote et selon les principes
d’un intellectuel engagé qui défendait ce qu’il jugeait comme une justice, parfois envers et contre tous. Cette
honnêteté était tout aussi naturelle chez cet « intellectuel dévoué et désintéressé », comme disait de lui Bennabi.

Il s’est distingué en 1945 par son essai : « Le problème algérien devant la conscience démocratique » publié à Alger
aux éditions En nahda de Abdelkader Mimouni au lendemain des innommables massacres perpétrés contre des
populations algériennes sans défense dans plusieurs villes du pays. Nourri des événements et du contexte, l’ouvrage
est un véritable plaidoyer pour l’Algérie colonisée et un implacable réquisitoire contre la France coloniale. Le lecteur
qui l’aura parcouru notera le ton direct, empreint d’audace et de fermeté. Un trait de caractère consubstantiel à la
personnalité de l’auteur.

La beauté du style des textes dévoile un talent que confirmera sa mémorable préface dont il avait orné, en 1948, le
livre de Malek Bennabi intitulé « Les Conditions de la renaissance. Problèmes d’une civilisation ». Le texte de Khaldi
ajoute du surcroît à ce livre de haute facture, le premier de la plume d’un Algérien, composé dans le style et
l’exhortation des penseurs allemands, dans leurs « discours » à l’adresse de la nation allemande en butte à des crises
existentielles et identitaires ou face à des périls extérieurs (Fichte) et avec des références nietzschéennes, (« le
crépuscule des idoles », idée de « l’éternel retour »). Pour Khaldi, la rencontre avec Bennabi scellera une vocation qui
ne cessa de s’affirmer et qui a engendré une communauté de destin intellectuelle jamais ébranlée.

« Le problème algérien » est le seul livre écrit par Khaldi qui passa définitivement au journalisme où il trouvera sa
marque et son terrain de prédilection. Le journalisme sied le mieux à son talent et à sa personnalité active. Avant
l’indépendance, il intervenait dans « Egalité », « La République Algérienne », organe de l’UDMA et dans « Le Jeune
musulman » de l’Association des Oulémas. Après 1962, il tenait des billets dans « Révolution africaine » et autres
titres de la presse nationale, de l’époque. Dans ses livraisons, il offrait aux lecteurs une grille de lecture hardie de
l’actualité et partageait avec eux une présentation des événements, décodant les faits et dépeignant les acteurs. Il
fustigeait par là, répliquait par-ci. C’était un polémiste incisif et acéré. Les titres de ses articles, sont aussi sévères
qu’ironiques (Fakou, le babouchier, le cheikh et la margarine …). Khaldi était un empêcheur de tourner en rond qui
sait être convaincant.

Les sujets sont divers mais ce fougueux et perspicace témoin de l’actualité était conscient que c’est sur le front des
idées que se déterminent les issues de toutes les batailles. Ses écrits traduisent cette préoccupation surtout durant les
premières années 1960, moments cruciaux pour l’avenir du pays. Khaldi avait fait face à certaines menées par
lesquelles des aventuriers suspects, déguisés en théoriciens considéraient que l’Algérie était, idéologiquement une
terra nihilus, lui proposèrent des idées et des théories. Khaldi dénonçait alors des « transhumants », des « lobbys
idéologiques » ainsi que les « traversées culturelles » de certains intellectuels de l’autre rive de la mer, débarquant en
Algérie pour apprendre aux Algériens des idées et des modèles de pensée. C’est la lutte idéologique dans son
paroxysme, comme dirait Bennabi.

La parution, en France, il y a quelques années du livre de Sylvain Pattieu intitulé : « Les camarades des frères » sur le
rôle que les libertaires et les trotskystes ont joué ou tenté de jouer en Algérie avant et après l’indépendance,
corrobore Khaldi des ses thèses et confirme ses soupçons sur les marchands des idées et leur tentative de nous forger
une idéologie.

Quarante deux ans après sa disparition, il jaillit des écrits de cet intellectuel à part, une luisante actualité.

N. K

COLLOQUE INTERNATIONAL SUR LA PENSEE DE MALEK


BENNABI.

Message du Président de la République Monsieur Abdellazize Bouteflika.

(Alger, Samedi 18 Octobre 2003)

Monsieur le président du Haut Conseil Islamique,


Mesdames et Messieurs les conférenciers,
Mesdames et Messieurs les participants,
J’ai été très heureux d’apprendre que ce premier colloque consacré à l’étude des différents aspects de l’œuvre
de Malek Bennabi réunit d’éminents intellectuels venus du Pakistan, de Malaisie, des États-unis d’Amérique,
d’Égypte, de Libye, du Maroc, du Liban, de France et bien sûr d’Algérie. Ce large éventail de spécialistes est
une confirmation que les idées ne connaissent pas de frontières, et que la pensée de Malek Bennabi dont le
rayonnement a été international reste, trente ans après la mort de son auteur, un sujet d’intérêt pour les
universités et les intellectuels aussi bien dans le monde musulman qu’en Occident.
L’Algérie, qui a fourni un grand nombre de figures intellectuelles qui, à toutes les époques de l’histoire, ont
contribué à l’élaboration et aux avancées de la pensée humaine, s’honore d’en célébrer périodiquement la
mémoire et de raviver dans le public l’intérêt pour leurs œuvres.
Votre colloque se tient à un moment où de profondes préoccupations s’expriment au sujet de l’Islam et de sa
place dans les relations internationales, incitant à une nouvelle réflexion sur les rapports de l’islam et des pays
musulmans avec les autres civilisations et le nouvel ordre mondial. Cette nouvelle réflexion doit de toute
évidence émaner des universitaires de nos pays, et valoriser les apports des penseurs modernes de l’islam qui
ont eu le génie d’anticiper les événements et de prédire les problèmes qui se posent à nous actuellement. Malek
Bennabi fut sans conteste l’un de ceux-là.
Le programme de votre colloque couvre de manière très large les divers aspects de la pensée de Malek Bennabi,
et c’est en toute humilité que je voudrais apporter une modeste contribution à vos travaux, en partant de la
dimension prospective de la pensée de Malek Bennabi et de sa vision stratégique de l’avenir.
Ainsi que vous le savez, Bennabi s’est beaucoup intéressé aux diverses civilisations du monde, et notamment à
la civilisation islamique. Mais ce qui constitue une particularité chez lui, c’est qu’il a abordé ces questions non
seulement du point de vue de la renaissance du monde musulman, mais aussi, et surtout, du point de vue de ce
qu’il appelait déjà dans les années quarante le “mondialisme” et le “processus de mondialisation”.
C’est ce qui, d’emblée, le distingue du courant réformateur auquel sont attachés les prestigieux noms d’El
Afghani, de Abdou, d’El-Kawakibi, d’Iqbal et de Rida, qui ont raisonné en termes de redressement du monde
musulman en tant qu’entité civilisationnelle intégrale, alors que, lui, et cela dès les premiers pas de sa pensée,
estimait que “le monde musulman n’est pas un groupe social isolé, susceptible d’achever son évolution en vase
clos. Il figure dans le drame humain à la fois comme acteur et comme témoin. Cette double participation lui
impose le devoir d’ajuster son existence matérielle et spirituelle aux destinées de l’humanité. Pour s’intégrer
effectivement, efficacement, à l’évolution mondiale, il doit connaître le monde, se connaître et se faire
connaître, procéder à l’évaluation de ses valeurs propres et de toutes les valeurs qui constituent le patrimoine
humain”. Pour Bennabi, dès lors, la renaissance du monde musulman ne pouvait s’effectuer que sous la forme
d’une intégration à l’ensemble mondialisé qu’il appelait la “civilisation humaine”. Sitôt après avoir publié en
1948 son premier ouvrage Le phénomène coranique, par lequel il allait s’illustrer comme le premier penseur
musulman à soumettre le phénomène religieux à une exégèse rationnelle et scientifique, et à confronter des
versets du Coran aux ultimes découvertes de la science, Bennabi s’attela à un second ouvrage Les conditions de
la renaissance, qu'il conclut par ce passage révélateur de l’option capitale qu’allait prendre son œuvre : “La
nouvelle civilisation ne doit être ni la civilisation d’un continent orgueilleux ni celle d’un peuple égoïste, mais
d’une humanité mettant en commun toutes ses potentialités”. C’était en 1949.
Alors que les réformateurs du XIXe et du XXe siècle voyaient le salut du monde musulman dans le “retour aux
sources”, et dans un improbable effort de reconstruire le passé, Bennabi le voyait pour sa part dans une mise à
niveau générale des pays musulmans, et dans leur insertion active et volontariste dans ce qui était en train de
devenir à ses yeux ce qu’on appellera plus tard le “village planétaire”. Il écrit alors ces lignes prophétiques : “Si
les faits scientifiques et économiques ont mis le monde en état de pré fédération, les idées, au contraire, y
maintiennent tous les ferments de discorde et de conflit… La technique a aboli l’espace. Il n’y a plus entre les
peuples que la distance de leurs cultures. La science a aboli les distances géographiques entre les hommes, mais
des abîmes subsistent entre leurs consciences. Le monde est en train de se réaliser à l’échelle planétaire, de se
totaliser, de totaliser ses ressources et ses besoins. Il est en passe de réaliser institutionnellement le sens de
l’histoire.
Le monde musulman aura donc à tenir compte dans sa propre évolution de ce pas décisif de l’histoire. Les
formules comme panarabisme et panislamisme sont désormais désuètes.
L’unité du monde a toujours été le phénomène essentiel de l’histoire, tandis que les divisions ne sont que des
accidents, des épiphénomènes ».
Dans son quatrième ouvrage, Vocation de l’Islam, publié en 1954 en France (le troisième étant un roman
spirituel, Lebbeik), Malek Bennabi allait démontrer qu’outre cette vision des finalités de la renaissance du
monde musulman, et de la mission de l’islam, il allait aussi se distinguer par son analyse des origines de la crise
du monde musulman qu’il situait à l’aube de l’épopée islamique.
Il écrit : « Le développement connu sous le nom de civilisation islamique n’est qu’une accommodation de
l’islam doctrinal à l’état de fait qui suivit Siffin en l’an 37 de l’hégire. Les écoles juridiques eurent beaucoup de
peine à réaliser cette accommodation… si bien que ce n’est pas la civilisation musulmane qui est issue de la
doctrine islamique, mais au contraire les doctrines qui se sont accommodées à un ordre temporel imposé. Tout
le développement historique du monde musulman est le produit des écoles de théologie et de l’adaptation de
leur enseignement à la vie pratique. Ce phénomène est le fond même de l’histoire musulmane depuis quatorze
siècles ».
L’originalité de Malek Bennabi dans le mouvement des idées qui agite depuis près de deux siècles, le monde
musulman, n’est pas apparue à ses contemporains avec suffisamment de netteté pour que les thèses qu’il a
esquissées donnent lieu à des travaux d’approfondissement qui auraient creusé ses vues prémonitoires et
débouché sur une approche renouvelée de la problématique islamique.
Assez critique envers le mouvement Nahda, dans sa double composante salafiste et moderniste, il n’allait être
revendiqué, en raison de cela même, ni par la première ni par la seconde, ce qui l’a rendu inclassable.
Du fait de sa double culture, il ne pouvait se situer qu’au confluent de ces deux courants. Or, ces deux courants
n’ont pas convergé et ont finalement dégénéré, le premier en islamisme au sens péjoratif où est entendu
désormais ce thème, et le second en laïcisme et occidentalisme stérile, plongeant ainsi les opinions publiques et
la vie politique dans les pays musulmans dans un état de profonde division et d’antagonisme dont nous
souffrons tous aujourd’hui.
Très tôt, Malek Bennabi a pris conscience de la dualité qui poussait le mouvement de renaissance dans deux
directions différentes, et conclu à son inévitable échec. Cette renaissance lui était apparue, ainsi qu’il l’écrira
dans son cinquième ouvrage, L’Afro-asiatique, édité au Caire en 1956, « partagée entre l’attraction intégriste du
passé et l’impulsion progressiste du présent, parce qu’elle n’a fait le choix ni de la méthode, ni du modèle. Son
indécision est due à un empirisme qui ne s’est pas encore adapté au mouvement cartésien généralisé qui donne à
l’histoire du XXe siècle un style mondialiste.
En analysant ses efforts, ont y trouve la bonne intention, mais non la méthode. Parfois même, l’intention est
dégradée soit par une prétention qui consiste à voir l’avenir du monde musulman dans une restauration intégrale
de son passé, soit dans une ostentation progressiste qui consiste dans le fait par certains de couper toutes les
attaches avec le passé, et de croire qu’on crée une civilisation quand on affiche des formes plus ou moins
gauchement empruntées à une civilisation toute faite ». Alors que pour la plupart des penseurs de la Nahda, la
problématique de la renaissance était essentiellement une thématique intellectuelle, littéraire et abstraite, elle
consistait pour Bennabi à poser les problèmes du développement des sociétés musulmanes et à élaborer les
voies et moyens susceptibles de réaliser ce développement. Il n’imputait pas, dans son analyse implacable de la
situation décadente du monde musulman, les torts et les causes à des facteurs exogènes, mais, voulant inciter à
l’introspection et à l’autocritique, les attribuait à des facteurs endogènes, ce qui l’a conduit à forger le concept
de « colonisabilité » qui a été tant décrié parce que les idées qui sous-tendaient cette notion n’avaient pas été
comprises ou admises.
A la différence de ceux qui croyaient en la possibilité d’un retour à des formes passées d’organisation de l’Etat
musulman, Bennabi a voulu récupérer les principes islamiques authentiques et les combiner avec les valeurs
modernes, pour en faire la matrice culturelle d’un nouvel élan historique. Il a clairement affirmé dans son œuvre
la nécessité de mettre à contribution toutes les civilisations et cultures, par le truchement de leurs Etats et dans
le cadre d’institutions multilatérales, et de tirer de cette synthèse les prodromes d’un nouvel ordre mondial qu’il
a baptisé tantôt « mondialisme », tantôt « civilisation humaine ».
Cet ordre-là dans son raisonnement, ne devait pas prendre les formes d’un Etat mondial unique, mais d’un
système de coopération internationale renforcé, étendu à tous les aspects de la vie des peuples et des
civilisations. Quand Malek Bennabi a publié en 1958 au Caire Idée d’un Commonwealth islamique, on a pensé
d’abord à un recul dans les positions précédemment affichées, et qu’il était en quelque sorte revenu à une vision
impériale de la renaissance du monde musulman. Il s’en défendra en précisant à l’occasion d’une réédition de
l’ouvrage : « L’islam ne concerne pas les seuls musulmans, mais tous les hommes. Le Commonwealth
islamique ne peut être conçu comme une simple structure politique, économique et stratégique adaptée à de
nouveaux rapports de force dans le monde, comme le modèle britannique, mais comme une structure morale et
culturelle nécessaire au dénouement, non seulement de la crise sociale actuelle des pays musulmans, mais au
dénouement de la crise spirituelle de toute l’humanité”.

Monsieur le président du Haut Conseil islamique,


Mesdames et Messieurs les conférenciers,
Mesdames et Messieurs les participants,
Je me félicite de la tenue de votre colloque en Algérie où nous croyons fermement à la nécessité d’une
conception nouvelle de l’avenir de l’islam, à un moment où des vues courtes et hostiles s’acharnent à identifier
notre sainte religion à la violence, à l’intolérance et à l’arriération économique et culturelle.
Les méfaits du terrorisme qui a commis le sacrilège de se prévaloir de l’islam a gravement nui à l’image de
notre religion et de notre civilisation, au point que certains se sont mis à envisager d’imposer aux pays
musulmans, incapables de les concevoir par eux-mêmes, des réformes qui s’étendraient jusqu’au domaine de
l’enseignement. C’est dire à quel point il est urgent que nos savants, nos universitaires et nos penseurs s’attèlent
à reformuler la conception de la renaissance et de l’adaptation de nos mentalités et de nos systèmes
d’organisation aux exigences du monde actuel. L’œuvre de Malek Bennabi véhicule une vision nourrie des
valeurs et des idéaux de l’islam, et parfaitement compatible avec l’orientation de l’histoire et le bien général de
l’humanité. Cette œuvre est à la la disposition des pays musulmans et de leurs élites, des universités et des
centres de recherche, de l’Organisation de la conférence islamique, des experts occidentaux en affaires
islamiques, et de tous ceux qui croient en la coexistence pacifique et mutuellement enrichissante des religions et
des civilisations.
En choisissant de m’intéresser à cet aspect particulier de la pensée de Malek Bennabi, j’ai voulu mettre l’accent
sur l’humanisme, l’universalité et l’actualité d’une pensée qui a eu le courage de se démarquer des idées
conventionnelles de son temps, et de se libérer du carcan de la lutte de son époque. Le temps a donné raison à
ses intuitions et à ses vues novatrices et anticipatrices. Bennabi a consacré son existence à la méditation, à
l’écriture et à l’action au service des intérêts moraux et matériels des pays musulmans, en fixant du regard
l’avenir le plus lointain. Il a, dans une très large mesure, posé les fondements d’une nouvelle pensée islamique
en phase avec l’évolution du monde et les enjeux internationaux. En se singularisant par ses vues inédites,
venues sans doute trop tôt, il s’est trouvé marginalisé par les courants dominants, mais la suite des événements a
consacré ses thèses et confirmé ses pronostics. Aujourd’hui, les universités et la créativité intellectuelle ont
besoin de redécouvrir sa pensée pour y puiser l’inspiration qui les aiderait à circonscrire et à définir la
contribution de l’islam à l’édification du monde “mondialisé” pressenti par lui il y a plus d’un demi-siècle.
Je vous remercie de votre attention et je souhaite plein succès à vos travaux.
Nourredine Boukrouh : « Les musulmans sont les exécutants
inconscients de leur autodestruction »
Lundi 18 janvier 2016

Dans cette seconde partie de l'entretien accordé à Oumma.com, Nourredine Boukrouh, intellectuel algérien,
disciple de Malek Bennabi estime que l'idéologie islamiste est le véritable ennemi des musulmans, et explique
pourquoi toutes les tentatives de réformes de l'islam se sont soldées par des échecs.

Vous êtes très critique sur l’islamisme. Estimez-vous que le véritable ennemi de l’islam et des musulmans
est l’idéologie islamiste ?

Très souvent un « isme » accolé à un mot en fait immédiatement un prisme déformant et assassin : marxisme,
nazisme, islamisme… L’islamisme est la tentation d’isoler l’islam des autres peuples et cultures, de le couper
du sens du monde, de l’exclure du mouvement de l’Histoire pour le réduire à la chose exclusive des musulmans,
à un culte du passé, à une conception du monde invariable, immuable et indiscutable chevillée aux
prédécesseurs (salaf) et aux oulamas qui n’ont pas rénové leur savoir depuis mille ans au moins.

L’islamisme n’est pas une vision nouvelle de l’islam, une adaptation à l’environnement mondial actuel, mais un
corsetage des musulmans dans des conceptions obsolètes, dépassées, opposées au progrès et à la coexistence
pacifique entre les nations, les religions et les cultures. Ce n’est pas un mouvement de pensée mais un
populisme, un nihilisme, un despotisme culturel et cultuel. Il est indéniable qu’il est devenu le principal ennemi
de l’islam et des musulmans. Là où il est apparu au cours du dernier demi-siècle (Afghanistan, Egypte, Algérie,
Somalie…), il a entraîné dévastation et guerres fratricides.

C’est partout la guerre, les attentats, la haine, l’horreur… Regardez l’actualité mondiale : il n’y a plus de
guerres conventionnelles, asymétriques ou de terrorisme endémique qu’en terre islamique. L’opinion
internationale est de plus en plus défavorable à la présence de musulmans hors de leurs pays d’origine et
l’islamophobie se développe partout. Où croyez-vous que tout cela va mener sinon à un isolement des
musulmans et de l’islam, à leur exclusion de la vie internationale, à leur confinement chez eux, comme des
pestiférés ?

- Vous affirmez que « Les musulmans sont, en ce début de troisième millénaire, les exécutants
inconscients de leur autodestruction ». Quels sont les exemples concrets qui étayent votre analyse ?

Les exemples d’affrontements entre musulmans sont légion. Le monde musulman tout entier est en train de se
laisser aspirer petit à petit dans une guerre mondiale intra-islamique qui l’affaiblira durablement et le
condamnera à la misère économique et à l’arriération culturelle. Que fait l’Arabie saoudite sinon chercher à
former un axe destiné à combattre l’axe chiite mené par l’Iran jusqu’à la fin des temps ? Que fait l’Iran en Irak,
au Liban, en Syrie, au Yémen, sinon chercher à imposer l’hégémonie chiite sur les sunnites ?

La cohabitation entre ces deux courants religieux et idéologiques apparus au temps de Moawiya est en train de
devenir impossible en Irak, au Liban, à Bahreïn, en Arabie saoudite, au Pakistan, en Indonésie… Les clergés
des deux communautés poussent à l’affrontement et attisent les vieilles haines, en vue d’une bataille du type
Armageddon. Y a-t-il deux islams, deux Corans, pour en arriver là ? L’islam est-il racial ? Ne s’agit-il pas d’une
entreprise d’autodestruction sous couvert de religion ?

- Vous avez toujours appelé à une réforme de l’islam qui n’est pas, selon vous, un enjeu philosophique,
mais stratégique. Pouvez-vous nous faire part de votre réflexion à ce sujet ?

Il est impossible de ne pas faire le lien entre les enseignements de ce que j’appelle « al-ilm al-qadim » et la
fanatisation d’une frange importante des nouvelles générations. Tous les arguments de Daesh et de la mouvance
politique islamiste à travers le monde sont puisés dans la culture islamique, telle qu’elle est enseignée à al-
Azhar, Zitouna et Qarawiyine, dans les instituts islamiques et les centaines de milliers de mosquées existant de
par le monde. L’islamisme n’a pas ajouté un seul mot, une seule idée, un seul argument à ce qu’il a trouvé dans
le berceau. Son seul tort, si l’on veut, c’est d’avoir pris cette culture à la lettre quand les autres se contentent
d’enseigner l’Etat islamique, le djihad, le statut d’apostat des autres, la primauté de l’au-delà sur la vie terrestre,
sans réclamer leur mise en application par la terreur et séance tenante.

Ce corpus d’ « idées mortes », comme l’appelle Bennabi, est issu d’une interprétation du Coran faite il y a
longtemps et dépassée dans de larges proportions. Cette cosmogonie anachronique est devenue nuisible à
l’évolution et aux intérêts des musulmans, et appelle à une réforme urgente pour permettre à ces derniers de
vivre parmi les autres nations et religions en paix et dans le respect mutuel. C’est en ce sens que je dis que
l’enjeu n’est pas philosophique, théologique, esthétique, mais stratégique, historique, concret, réel et quotidien.

- Il y a eu des tentatives de réformes au 19ème siècle, notamment sous l’impulsion de Mohamed Abdou et
Jamāl Al-Dīn Al-Afghani, qui ont toutes échoué. Comment expliquez-vous cet échec et que faut-il
réformer en priorité ?

En effet, depuis le XIXe siècle des courants d’idées réformateurs sont apparus dans le Moyen-Orient et la
péninsule indienne. A l’époque, on pensait que l’homme musulman accusait du retard par rapport à l’Occident,
mais sur le plan matériel, économique, technique et militaire seulement. En termes de « valeurs », on pensait
être très largement pourvus et même supérieurs au reste du monde. On croyait qu’en revenant au passé
prestigieux de l’islam, on redeviendrait les premiers de la classe. Là loge l’erreur, là s’est réfugié le diable
depuis le Moyen-âge : ce n’est pas le musulman qu’il fallait réformer, comme l’ont cru al-Afghani, Abdou et les
autres, mais le « ilm al-qadim » qui charrie dans son enseignement le microbe, le virus, le poison qui a conduit à
la décadence de jadis et à l’islamisme d’aujourd’hui.

On n’obtient pas un homme nouveau avec des formules anciennes qui ont déjà à leur actif une décadence
universelle. L’idée morte devient mortelle par la force des choses, elle est nocive car périmée, inadaptée,
décalée, dépassée… C’est toute l’interprétation du Coran, des valeurs de l’islam, de l’ancienne théologie et du «
fiqh » qu’il faut revoir de fond en comble, qu’il faut passer au scanner pour détecter le mal. Une fois fait, il faut
commencer à élaguer, à réparer, à corriger, à rénover. On trouve des fondements à cette approche que j’ai
préconisée l’an dernier dans une série de douze articles, aussi bien dans le Coran que dans le hadith, surtout
celui, bien connu, où le Prophète prédisait qu’au début de chaque siècle apparaîtrait une réforme du « din », de
la religion islamique, précisait-il.

Faute d’un tel effort d’adaptation (une fois par siècle au moins), la vie des musulmans ne peut pas s’actualiser,
demeurer vivante et vivace, elle ne pourrait que stagner et péricliter comme c’est le cas effectivement depuis
huit siècles. Les réformateurs annoncés par le Prophète ne sont pas venus ou ont été empêchés, ou alors ils se
sont trompés sur le sens de la réforme comme c’est le cas des « Nahdaouis » qui, après s’être escrimés pendant
des décennies, ont fini par déposer les armes de la rhétorique et abandonné la « réforme de grammairiens »
qu’ils menaient inconsciemment, comme disait Bennabi. Devant cet échec, la rue, le « fiqh de la rue » a pris la
relève avec les fusils mitrailleurs, le sabre et les attentats-suicides.

- Une dernière question : quel regard portez-vous sur les musulmans qui résident en Occident et
particulièrement en France ? Peuvent-ils jouer un rôle dans la réforme de l’islam ?

Vous me donnez là l’occasion d’examiner un fait concret qui démontre l’immense déficit entre la pensée
islamique, traditionnelle et littéraliste, et le réel, entre les « maqacid » et les résultats pratiques d’attitudes rivées
à une conception du monde révolue. Il fut une époque où le « ilm al-qadim » considérait qu’il était péché, «
haram », pour un musulman de vivre en terre non-islamique. Aujourd’hui, aucun « alem » ne le soutiendrait
publiquement tant les musulmans ont essaimé dans le monde pour mille et une raisons.

Mais le raisonnement est toujours valable car déduit d’une vieille jurisprudence. C’est à cette « norme » du droit
islamique que s’est référé il y a quelques années un grand « alem » pour demander aux Palestiniens de quitter
leur pays, au motif qu’il est régi par la loi judaïque, même si cette loi est laïque. Cet exemple illustre
l’anachronisme de l’ancien « ilm » et éclaire le reste. On ne cherche pas à orienter les musulmans vers l’avenir,
à les préparer à s’adapter au nouveau, à faire face à l’inconnu, à élaborer de nouvelles normes juridiques issues
de la réouverture des portes de l’ijtihad, pour mettre en application un principe coranique cardinal (hukm ad-
daroura, adaptation aux cas de force majeure), mais à les ramener au passé, à leur faire revivre le passé
irrémédiablement dépassé.

Les musulmans d’Occident souffrent dans leur vie des incidences de l’islamisme et de son contrecoup,
l’islamophobie, et ça ira crescendo jusqu’à leur rendre la vie impossible. Chaque attentat commis, ici où là, en
fera des victimes collatérales, les blessant ou les tuant dans leur for intérieur. Le « ilm » en vigueur ne s’est pas
réellement mobilisé pour dénoncer l’islamisme et son corollaire le terrorisme, pour les condamner et s’en
distinguer, c’est à peine s’il fait la moue devant les outrances de l’islamisme ; il laisse flotter l’amalgame, les
équivoques et les accointances, parce qu’en fait il ne peut pas se dresser contre l’islamisme, ils sont frères
siamois.

On n’arrivera à les séparer qu’au terme d’une profonde réforme, d’une révolution intellectuelle et mentale pour
laquelle les ulémas ne sont pas outillés, car ils ont été formatés pour enfoncer le clou du fanatisme, non pour
l’enlever. Dans mes écrits où je prône une réforme de l’islam, de sa conception de l’univers, de Dieu, de la
raison d’être de l’homme sur terre, de notre vision des autres, j’ai suggéré une méthode et un cadre pour mener
cette réforme. Ce ne doit pas être l’œuvre d’individualités, quels que soient leurs titres ou leur réputation, mais
d’acteurs souverains, je veux dire les Etats-membres de l’Organisation de la coopération islamique (OCI),
deuxième organisation en importance après l’ONU. Je reviendrai prochainement sur ce sujet avec une nouvelle
série d’articles.
Pensée de Malek Bennabi
Par Nour-Edine Boukrouh

Pensée de Malek Bennabi (1) «Le phénomène


coranique»

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

C’est vers l’âge de quarante ans que Malek Bennabi (1905-1973) a entrepris la rédaction de son premier
livre, Le phénomène coranique : essai d’une théorie sur le Coran, publié en février 1947 par la maison
d’édition algérienne En-Nahda, créée un an plus tôt à La Casbah par les frères Mimouni. La préface est
signée par Abdallah Draz, cheikh azharien qui deviendra célèbre et à qui Nasser proposera, après le
renversement de la monarchie égyptienne, de présider aux destinées d’Al-Azhar.
Le livre sera traduit et publié en arabe au Caire dix ans plus tard (1957). Il se compose d’une introduction et de
onze parties : le phénomène religieux, le mouvement prophétique, les origines de l’islam, le messager, le mode
de révélation, la conviction personnelle du Prophète, la position du «moi» mohammadien dans le phénomène du
wahy (révélation), la notion mohammadienne, le message, les caractéristiques phénoménales du wahy et les
notions coraniques remarquables.
Au cours de ses années d’étude à Paris entre 1930 et 1936, Bennabi avait remarqué combien les étudiants
maghrébins et orientaux qui venaient poursuivre leurs études en France étaient exposés à l’influence des idées
orientalistes. Faute d’avoir produit elles-mêmes une pensée actualisée, les élites musulmanes modernistes se
retrouvaient sous la dépendance des écoles orientalistes, surtout française et anglaise, qui poursuivaient des buts
qui n’étaient pas toujours désintéressés.
Ces spécialistes lui apparaissent dans leur grande majorité comme des chargés de mission au service de la «dés-
islamisation» de l’élite musulmane en formation dans les universités européennes et écrit : «La renaissance
musulmane reçoit toutes ses idées techniques de la culture occidentale… Beaucoup de jeunes musulmans lettrés
puisent aujourd’hui leur édification religieuse, et parfois leur impulsion spirituelle même, à travers les écrits des
spécialistes européens.»
Un bâtisseur doit commencer par les fondations. Et ces fondations, pour un homme qui s’apprête à livrer sa
pensée comme on livre un édifice étage après étage, sont l’islam, le Coran et la prophétie. Il doit «prouver» leur
authenticité en les confrontant au scepticisme du scientisme de l’époque et à l’agressivité des philosophies
athées en vogue. Ce préalable, il va le mener méthodiquement, établissant la transcendance du message
coranique puis démontrant la non-implication dans son élaboration de celui qui l’a porté, le Prophète
Mohammad.
Les musulmans ne disposaient jusque-là que des arguments de l’exégèse classique fondés sur l’inimitabilité et
la perfection stylistique du Coran (I’idjaz) pour défendre leur foi. Les convictions des intellectuels, réformistes
ou modernistes, comme celles des gens du peuple, étaient placées sous la seule égide de la théologie. Aux yeux
de Bennabi, ces garanties n’étaient plus en mesure de résister aux assauts des idées du siècle, particulièrement
remontées contre l’esprit religieux en tant que tel. Il fallait autre chose que le principe d’autorité des Anciens
pour répondre à l’exigence d’une élite «désormais engouée de positivisme». Il fallait placer les convictions
religieuses sous une égide nouvelle, celle de la raison. C’est ce qu’il se propose de faire : «Nous voudrions,
sinon fournir directement la base rationnelle nécessaire à cette conviction, du moins ouvrir
méthodiquement et largement le débat religieux afin d’amener l’intellectuel algérien à édifier lui-même
cette base nécessaire à sa foi.» Bennabi a pris d’entrée de jeu le soin d’informer le lecteur que Le phénomène
coranique, rédigé pour l’essentiel alors qu’il était enfermé dans un camp de concentration français avant la fin
de la Seconde Guerre mondiale, n’est qu’une indication pour des travaux à venir, nécessitant des connaissances
linguistiques et archéologiques étendues pour «suivre depuis les Septantes, la Vulgate, les documents
massorétiques, les documents syriaques et araméens, le problème des Saintes Ecritures».
Il fait rapidement allusion aux circonstances dans lesquelles le travail a vu le jour, nous apprenant qu’il s’agit de
la reconstitution d’un original détruit dans des circonstances qu’il ne précise pas : «Nous avons, croyons-nous,
sauvé l’essentiel : le souci d’une méthode analytique dans l’étude du phénomène coranique.» Et en désigne le
double objet : «Procurer d’une part aux jeunes musulmans algériens une occasion de méditer la religion, et
suggérer, d’autre part, une réforme opportune dans l’esprit de l’exégèse classique.»
Dans son travail, Bennabi va d’abord lier l’islam au phénomène religieux dans son ensemble en situant le
Prophète dans la chaîne prophétique et en plaçant la révélation coranique comme l’aboutissement du courant
monothéiste. Loin de lui toute idée de prosélytisme en faveur de l’islam, toute tentation d’établir sa
suprématie sur le judaïsme ou le christianisme ou toute intention de disqualifier les autres prophètes. Il aura
donné ainsi une application concrète au verset coranique : «Dis : Ô peuples des Ecritures, élevons-nous à une
parole commune qui mettra l’accord entre nous.» (3-57)
Ni le christianisme(1) ni le judaïsme n’ont eu pourtant envers l’islam l’attitude que celui-ci a eue envers eux,
accusant le Prophète d’imposture et de plagiat de la Bible, alors que celle-ci comporte tellement
d’invraisemblances que la déclaration du concile de Vatican II en 1965 n’a pu éviter de reconnaître que les
livres de l’Ancien Testament «contiennent de l’imparfait et du caduc».
Le Dr Maurice Bucaille, qui s’est spécialisé dans la confrontation des Ecritures avec les données de la science,
écrit : «Quant au Coran, des idées erronées ont été entretenues dans nos pays pendant longtemps, et le sont
encore au sujet de son contenu et de son histoire… Nul doute que les assertions sur l’homme qui en sont
extraites pourront étonner, comme elles m’ont étonné lorsque je les ai découvertes. De plus, la comparaison des
deux textes, biblique et coranique, est très suggestive : l’un et l’autre évoquent un Dieu Créateur, mais on
s’aperçoit que les détails descriptifs de la Création du récit biblique, scientifiquement inacceptables, n’existent
pas dans le Coran. Ce dernier contient par contre sur l’homme des énoncés stupéfiants : il est humainement
impossible d’expliquer leur présence à l’époque où le Coran fut porté à la connaissance des hommes, étant
donné ce que l’on sait du savoir du temps.
Ces constatations n’avaient pas encore fait l’objet d’une communication scientifique en Occident lorsque, le 9
novembre 1976, je présentai à l’Académie nationale de médecine à Paris un exposé de notions de physiologie et
d’embryologie trouvées dans le Coran, en avance de près de quatorze siècles sur des découvertes modernes.» Et
Maurice Bucaille de tirer cette cinglante conclusion : «Si Muhammad avait été l’auteur du Coran, on ne voit
pas comment il aurait pu discerner les erreurs scientifiques de la Bible sur de nombreux sujets, et les
avoir TOUTES éliminées.»(2)
L’islam n’a jamais fait mystère de sa proximité avec les autres religions révélées dont il affirme être la
confirmation et la continuation. De nombreux versets l’attestent comme celui-ci : «Il vous a prescrit comme
religion ce qu’il avait prescrit à Noé, celle qui t’est révélée, celle que nous avons prescrite à Abraham, à Moïse,
à Jésus en leur ordonnant d’observer cette religion et de ne pas en altérer le sens par la division.» (42-13).
D’autres versets affirment que les musulmans ne seront pas privilégiés par rapport aux autres croyants : «Ceux
qui croient, ceux qui sont juifs, nazaréens ou sabéens, quiconque croit en Dieu et au Jour dernier et fait le bien,
à ceux-là est réservée leur récompense auprès de leur Seigneur ; il n’y aura point de crainte pour eux et ils ne
seront point affligés.» (2-62)
Dans un chapitre du Phénomène coranique intitulé «Rapport Coran-Bible», Bennabi aborde cet aspect, écrivant
: «Le Coran se réclame hautement de la lignée biblique. Il revendique constamment sa place dans le cycle
monothéiste et, par cela même, il affirme solennellement les similitudes qu’il peut avoir avec le Pentateuque et
l’Evangile. Il se réclame expressément de cette parenté et la rappelle au besoin à l’attention du Prophète lui-
même. Voici, entre autres, un verset qui accuse particulièrement cette parenté : «Ce Coran ne peut être l’œuvre
de quiconque d’autre que Dieu. Il confirme la vérité des Ecritures qui le précèdent, il en est l’interprétation. On
n’en saurait douter : le Souverain des mondes l’a fait descendre des cieux.» (10-37) Et Bennabi de conclure :
«Toutefois, cette parenté laisse bien au Coran son caractère propre : sur beaucoup de points, il semble
compléter ou même corriger la donnée biblique.»
Mais, observe-t-il, l’islam n’a pas fait que confirmer la pensée monothéiste, il a augmenté sa portée. C’est ainsi
que le judaïsme a fondé sur le privilège de l’élection d’Israël «tout un système religieux nationaliste. Dieu y
était à quelque chose près une divinité nationale. Si bien d’ailleurs que l’essence du mouvement prophétique,
depuis Amos jusqu’au second Isaïe, sera précisément une réaction violente contre cet esprit particulariste ; tous
les prophètes comme Jérémie qui appartiennent à ce mouvement réformiste feront des efforts afin de rétablir
Dieu dans ses droits universels». Avec le christianisme, la pensée monothéiste a subi une autre entorse : Dieu
n’est pas Un, mais multiple. En outre, il se serait fait homme selon le mystère de la Trinité.
Ni dans le premier cas ni dans le second l’islam n’a repris les dogmes sur lesquels reposent les deux religions
qui l’ont précédé. Il les a au contraire
amendés : Dieu est Un et universel : «La pluralité et l’anthropomorphisme sont irrévocablement condamnés»,
écrit Bennabi, poursuivant : «Toute une philosophie religieuse d’essence coranique va pénétrer la culture
monothéiste, et on ne sait pas jusqu’à quel point tous les remous ultérieurs de la pensée chrétienne, depuis le
mouvement albigeois jusqu’à celui de la Réforme, ne sont pas imputables, comme conséquence plus ou moins
directe, à la conception métaphysique du Coran.»
C’est en ce sens que l’islam s’identifie à la tradition primordiale universelle (ad-ddin al-hanif) (3). En voulant
résumer la morale propre à chacune des trois branches du monothéisme, Bennabi relève que si les Dix
commandements du Pentateuque prêchent «l’abstention de faire le mal», et que les Evangiles commandent de
«ne pas réagir contre le mal», le Coran, qui constitue une récapitulation et un perfectionnement des morales
précédentes, «ordonne de combattre le mal et de faire le bien».
Bennabi confronte dans son essai les versions biblique et coranique de l’histoire de Joseph, en relève les
parentés et les différences, avant de conclure que le Prophète Mohammad n’était pas instruit des Ecritures
judéo-chrétiennes, que son milieu ne connaissait aucune influence provenant de cette source et qu’à l’époque il
n’existait aucune traduction en arabe de la Bible (pourtant la tradition reconnaît que le prêtre nazaréen Waraka,
cousin de Khadidja, détenait un Evangile en langue arabe).
Il procède de la même manière en ce qui concerne la sortie des Hébreux d’Égypte sous la guidée de Moïse et
Ecritures.
C’est ainsi que si la Bible nous apprend que Pharaon a été englouti par les eaux qui se sont refermées sur lui et
ses troupes, le Coran confirme ces faits mais ajoute au récit un élément inédit, à savoir que Dieu a décidé de le
«sauver dans son corps afin qu’il soit un témoignage pour la postérité» (20, 91-92).
Or, Bennabi prend ce verset au pied de la lettre pour en inférer que Pharaon n’est pas mort dans les flots mais
qu’il a subi un choc tel qu’il a été conduit à changer de nom et à adopter le monothéisme(4).
Cherchant à l’identifier dans l’histoire des dynasties qui ont régné sur l’Egypte, il croit, sur la base des
documents consultés, le trouver en la personne d’Amenhotep IV (devenu Akhenaton), époux de Néfertiti. Dans
la plurimillénaire histoire de l’ancienne Egypte, ce pharaon (désigné aussi sous le nom d’Aménophis IV) est
connu comme étant le seul qui a essayé de faire évoluer — de manière révolutionnaire — la pensée et les
croyances religieuses égyptiennes vers le monothéisme.

( Il ya matiére de refléxion et de discution à ce sujet, nul n’est infaillible sauf lesprophétes.)

Pour marquer sa volonté de rompre avec la culture religieuse païenne de son temps, il est allé jusqu’à
abandonner Thèbes pour une nouvelle capitale qu’il fit construire sur l’actuel site d’al-Amarna et à laquelle il
donna le nom de «Akhetaton». Plusieurs explications ont été données à cette extraordinaire réforme religieuse
que les successeurs d’Amenhotep IV se sont empressés d’effacer des mémoires. Pour Bennabi elle résultait de
ce qu’il était devenu in extremis croyant. Pour Sigmund Freud, Amenhotep IV n’a pas fondé une nouvelle
religion : «Le jeune souverain trouva un mouvement qu’il n’eut pas besoin de créer, mais auquel il put se
rallier.» Le père de la psychanalyse nous renseigne sur ce qu’était ce nouveau culte : «Il (Amenhotep IV)
n’adorait pas le soleil en tant qu’objet matériel, mais en tant que symbole d’un être divin dont l’énergie se
manifestait par ses rayons. Il ajouta à la doctrine d’un dieu universel quelque chose qui en fit le monothéisme, à
savoir son caractère exclusif. Dans l’un de ses hymnes, il est dit clairement : «Oh toi ! Dieu unique à côté de qui
il n’en est point d’autre…»(5)
Freud nous apprend aussi que ce pharaon avait interdit, sous peine de graves châtiments, le culte des dieux,
l’adoration de Amon, la pratique de la magie, les mythes d’Osiris et du royaume des morts… Il estime enfin que
Moïse, qui serait un Égyptien et non un Hébreu, a trouvé les éléments de sa croyance dans la religion
d’Akhenaton et que l’Exode n’a eu lieu qu’après la mort de ce dernier. (6)
Maurice Bucaille s’est intéressé à cette affaire dans La Bible, le Coran et la science (7), avant de lui consacrer
vingt ans plus tard un ouvrage complet où il prend le contre-pied de Bennabi et de Freud. Il pense que Pharaon
est mort noyé et que son corps fut effectivement retrouvé conformément à la promesse de Dieu dans le Coran.
C’est à son seul corps que s’appliquerait le sauvetage dont il est question. Et ce Pharaon serait Mineptah, fils et
successeur de Ramsès II.
Les corps de tous les pharaons concernés par les évènements décrits dans les Ecritures saintes ont été retrouvés
à la fin du XIXe siècle dans la Nécropole de Thèbes, dans la Vallée des Rois, où ils ont été préservés pendant
plus de 3 000 ans. La chronologie des rois de l’ancienne Egypte a établi qu’Aménophis IV n’était pas
contemporain de Moïse.
Ce dernier a eu affaire à Ramsès II avant son exil en pays madianite, puis à Mineptah qui serait le pharaon
historique et réel de la traversée de la mer. Quant à Akhenaton, il serait mort un demi-siècle au moins avant la
naissance de Moïse.
La thèse soutenue par Bennabi rejoint cependant celle de la tradition juive qui situe l’Exode à l’époque
d’Amenhotep IV, mais s’en éloigne quand cette dernière affirme que la «révolution religieuse de celui-ci ne doit
rien à Moïse puisqu’elle lui est antérieure». André Neher écrit : «C’est surtout l’extraordinaire aventure
spirituelle d’Amenhotep IV que l’on met en rapport avec celle de Moïse… Il devient Ikhénaton (le fils d’Aton),
et sa capitale Ikhoutaton. C’est, du moins dans toute l’Antiquité, en dehors d’Israël, l’unique instant de
monothéisme.»(8) Elle est en tout cas conforme à l’exégèse biblique de 1768 qui présente Aménophis IV
comme étant le pharaon de l’Exode. Avant sa publication, Le phénomène coranique a été, comme on le sait,
soumis au cheikh Draz de l’université islamique d’Al-Azhar pour qu’il en rédige la préface. Dans celle-ci, le
âlem égyptien n’a pas manqué d’attirer l’attention du lecteur sur quelques points sur lesquels il était en
désaccord avec Bennabi, mais ni lui ni davantage son compatriote Abdessabour Chahine, qui a traduit l’ouvrage
en arabe, ne se sont arrêtés à cette question qui n’aurait pas dû échapper à des hommes versés dans la
connaissance du Coran et à des Égyptiens plus compétents que d’autres dans la connaissance de leur histoire.
Bennabi s’est également livré dans Le phénomène coranique à un rapprochement entre le contenu de certains
versets coraniques et les ultimes connaissances mises à jour par le progrès scientifique.
Il n’en a pas fait cependant une spécialité même s’il a eu l’intention d’écrire un livre intitulé «Sur les traces de
la pensée scientifique de l’islam». Pour lui, il importe peu que le caractère divin du Coran soit corroboré par des
découvertes scientifiques. Au contraire, il redoute que les musulmans ne tombent dans un autre travers, le «goût
du merveilleux» et l’orgueil puéril.
Il écrira à ce sujet trente ans plus tard dans L’œuvre des orientalistes et leur influence sur la pensée musulmane
moderne(9) qu’il faut regarder comme un prolongement de l’introduction du Phénomène coranique : «Il ne
s’agit pas de se demander si le Coran contient une allusion plus ou moins claire à telle découverte, mais de se
demander si le Coran peut créer dans une société le climat favorable au développement de la science, et s’il
déclenche dans sa psychologie les mécanismes nécessaires à l’acquisition et à la transmission de la
connaissance. C’est là le problème de la science, non pas d’un point de vue épistémologique, mais d’un
point de vue psychosociologique.
Il suffirait d’ailleurs pour justifier la pensée islamique du premier point de vue d’évoquer à son actif deux
inventions sans lesquelles tout le progrès technologique du XXe siècle serait inconcevable. En effet, le progrès
technologique qui culmine aujourd’hui dans le chapitre de la physique nucléaire pourrait-il se concevoir sans
des méthodes de calcul ultra-rapides qui n’ont été possibles qu’avec la mise au point préalable d’un système
numérique approprié ? Seul le système décimal qui permet d’écrire une constante comme le nombre
d’Avogadro avec neuf chiffres seulement pouvait le permettre.
Or, cette mise au point préalable essentielle a été faite par la civilisation musulmane, c’est-à-dire d’une façon
plus précise dans le climat intellectuel formé par la notion coranique. De même, sans la contribution de
l’algèbre dont le nom même est arabe et qui a permis au calcul de passer du stade numérique à celui de la
mathématique pure, le progrès n’eut été possible dans aucun domaine des sciences exactes. Or, c’est dans le
climat créé par la notion coranique que l’algèbre a vu le jour… Il est superfétatoire d’ajouter que le Coran
n’a apporté dans ses versets ni le système numérique décimal ni l’idée du calcul algébrique. Il a apporté
quelque chose de plus important : le climat moral et intellectuel dans lequel a pris naissance une attitude
nouvelle à l’égard de la science.»
Le phénomène coranique est l’œuvre d’un savant. Tel un chercheur dans un laboratoire, l’auteur entre dans les
méandres du Coran, procède à des prises d’échantillons et va les déposer sous l’œil du microscope. Il en sort
non pas avec une satisfaction béate mais avec une conclusion générale qui s’étend à l’ensemble des aspects de
la vie historique : «Le Coran brosse un tableau saisissant du drame perpétuel des civilisations sur lequel il
nous invite à nous pencher.» Un tel travail a requis un esprit scientifique nourri des plus récentes acquisitions,
des connaissances étendues à tous les domaines de la science et une information complète sur les religions. Il a
pourtant été écrit dans un camp de concentration par un homme qui risquait d’être passé par les armes si les
accusations qui pesaient sur lui venaient à être prouvées et qui, au lieu d’être préoccupé par son sort, est habité
par la pensée d’apporter aux croyants de toutes les confessions le réconfort de la certitude rationnelle.
Il faut signaler qu’avant de rédiger Le phénomène coranique Bennabi a connu une période de doute dont il fait
état lui-même. En effet, il évoque à la fin de son livre cet embarras et «les préjugés de l’intellectuel, parfois
déconcerté par l’ordre imprévu des idées (formulées dans le Coran) et par leur nature parfois surprenante». Mais
à mesure qu’il multipliait ses lectures du Coran, il en découvrait l’ordre, l’architecture et la nature «qui ne sont
pas ceux d’une encyclopédie de faits scientifiques, ni d’un livre didactique consacré à une discipline
particulière».
Le Coran, le Prophète et la Sunna lui sont alors apparus comme portant en eux-mêmes les preuves rationnelles
de leur authenticité. C’est ainsi que ses préjugés cédèrent et qu’il put concevoir ce livre.
Bennabi s’est réalisé intellectuellement en réalisant cet ouvrage. Il s’est libéré définitivement d’une confusion
: le problème n’est pas dans l’islam mais dans la manière dont les musulmans l’ont compris et vécu. C’est
en se libérant de ce travail qu’il est passé du religieux au psychologique, du théologique au sociologique et de la
métaphysique à la philosophie de l’histoire.
A la parution du livre, le professeur Mahdad (1896-1984), sénateur de l’UDMA, en fait une présentation
dans la presse nationaliste : «Le livre de M. Bennabi, outre qu’il pose et résout le problème de la foi d’une
manière magistrale, est appelé par ses répercussions psychologiques et sociales à un retentissement
considérable…
En saluant Le phénomène coranique comme point de départ d’un renouveau religieux nécessaire dans ce
pays, nous souhaitons de tout cœur qu’il soit aussi le premier monument de la pensée algérienne rénovée au
contact de l’Occident» (Egalité du 10 avril 1947, organe de l’UDMA de Ferhat Abbas, qui deviendra, à partir
de février 1948, La République algérienne).
En février 1954, un médecin français de solide culture scientifique se présente à la Mosquée de Paris pour
proclamer sa conversion à l’islam. C’est le Dr Emmanuel Benoist. Il confie à un journal : «L’élément
essentiel et définitif de ma conversion à l’islam a été le Coran. J’ai commencé à l’étudier avant ma
conversion avec le regard critique d’un intellectuel occidental, et je dois beaucoup au magnifique travail de M.
Bennabi, intitulé Le phénomène coranique qui m’a convaincu que le Coran était un livre divin. Il y a certains
versets qui enseignent exactement les mêmes notions que les découvertes les plus récentes et les plus modernes.
Cela m’a définitivement convaincu.» Avant de se consacrer entièrement à la problématique de la renaissance du
monde musulman, Bennabi va se permettre un petit répit en rédigeant un roman, le seul de sa bibliographie,
Lebbeïk.
N. B.

1. Dans l’introduction à La Bible, le Coran et la science (Ed. Sned, Alger, 1976), Maurice Bucaille fait état des
changements survenus dans l’attitude des plus hautes autorités ecclésiastiques envers l’islam au cours des
dernières décennies et cite à l’appui un document officiel intitulé «Orientations pour un dialogue entre chrétiens
et musulmans», élaboré à la suite du concile de Vatican II et qui invite les chrétiens à écarter «l’image surannée
héritée du passé ou défigurée par des préjugés et des calomnies» et à «reconnaître les injustices du passé dont
l’Occident d’éducation chrétienne s’est rendu coupable à l’égard des musulmans».
2. Cf. L’homme d’où vient-il ?, Ed. Seghers, Paris 1981.
3. L’universitaire et orientaliste française Eva de Vitray-Meyerovitch s’est convertie à l’islam en 1955. A
l’époque, elle dirigeait le service des sciences humaines du CNRS. Elle dit à propos de sa conversion : «L’islam
répondait pour moi à un souci d’universalisme. Je ne pouvais imaginer que Dieu se révèle d’une manière
privilégiée soit à un peuple élu (judaïsme) soit à une Eglise (christianisme). Dieu étant par essence la Vérité ne
pouvait se révéler de différentes manières : celle-ci ne pouvait être qu’unique à mes yeux… La grande idée de
l’islam c’est qu’il se veut le rappel de ce qu’a d’essentiel la révélation abrahamique… J’ai longuement réfléchi
avant de me décider. Je voulais être sûre de moi. Avant de faire ma déclaration de foi musulmane, j’ai fait trois
ans d’études théologiques chrétiennes afin d’être certaine que je ne rejoignais pas l’islam par méconnaissance
du christianisme… Pour moi, l’islam est le commun dénominateur de toutes les autres religions.» Cf. Pierre
Assouline Les nouveaux convertis, Ed. Albin Michel, Paris 1982.

Le 17 décembre 2005, le Collectif Hamidullah a rendu à Paris un hommage à Malek Bennabi, Eva de
Vitray, Meyerovitch et Mohamad Hamidullah. M. Boukrouh était parmi les conférenciers.
4. Les versets coraniques relatifs à ce sujet sont les suivants :
a- «Nous avons fait traverser la mer aux fils d’Israël. Pharaon et ses armées les poursuivirent avec acharnement
et hostilité, jusqu’à ce que Pharaon, sur le point d’être englouti, dit : «Oui, je crois : il n’y a de dieu que celui en
qui les fils d’Israël croient ; je suis du nombre de ceux qui lui sont soumis.» Dieu dit : «Tu en es là, maintenant,
alors que précédemment tu étais rebelle et que tu étais au nombre des corrupteurs. Mais aujourd’hui, nous allons
te sauver en ton corps afin que tu deviennes un signe pour ceux qui viendront après toi.» (10, 90-92)
b - «Pharaon les poursuivit avec ses armées ; le flot les submergea. Pharaon avait égaré son peuple, il ne l’avait
pas dirigé.» (20, 78)
c - «Le jour de la Résurrection, il (Pharaon) marchera en tête de son peuple et il le conduira au feu comme on
conduit un troupeau à l’abreuvoir.» (11, 98).
5. C’est littéralement la traduction du premier membre de la «chahada» islamique (attestation de foi) : «La Ilaha
illa-l-lâh…».
6. Cf. Moïse et le monothéisme, Ed. Gallimard, Paris 1948.
7. Op.cité.
8. Moïse et la vocation juive, Ed. du Seuil, Paris 1957.
9. Ed. Révolution africaine, Alger 1968.

Pensée de Malek Bennabi (2) Un roman spirituel,


« Lebbeik»

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Au début de l’année 1948, un deuxième livre de Bennabi est publié aux Editions En-Nahda(10). Curieuse chose
que ce roman de 99 pages écrit en un mois et dans lequel sont annoncés deux nouveaux livres : Visages à
l’aurore et Sur les traces de la pensée scientifique musulmane. Les ouvrages annoncés ne paraîtront jamais, du
moins sous ces titres : Discours sur les conditions de la renaissance algérienne sortira un an plus tard à la place
(nous le supposons car Bennabi ne le dit pas explicitement) de Visages à l’aurore ; quant au second, aucun livre
de Bennabi ne portera ce titre. Celui qui sera publié après Les conditions de la renaissance sera Vocation de
l’islam.
Pourquoi ce roman dont le Dr Abdelaziz Khaldi, en rédigeant une année plus tard la préface des Conditions de
la renaissance, dira qu’«il a été jugé par certains lecteurs comme étranger à l’orbite étincelante tracée par Le
phénomène coranique ? Il faut peut-être y voir un intermède entre deux moments de très grande concentration
dans la vie intellectuelle de Bennabi : celle qui lui a été nécessaire pour rédiger Le phénomène coranique et
celle qu’il est en train de mobiliser pour formuler dans Les conditions de la renaissance sa conception de la
civilisation. L’homme a peut-être besoin de souffler, de se détendre, d’oxygéner son cerveau par un apport de
spiritualité».
D’emblée, l’auteur nous prévient que la rédaction du roman a été expédiée entre deux voyages, «quasiment dans
une chambre d’hôtel». Il précise aussi que les deux principaux personnages du roman, un charbonnier et un
gosse de Annaba, ont réellement existé. C’est peut-être une façon de nous dire qu’il n’est pas un romancier,
c’est-à-dire quelqu’un de voué à la fabrication de trames et de personnages fictifs, et qu’il s’excuse par avance
de proposer quelque chose de bien modeste dans le genre. Selon certains témoignages, il n’aimait pas qu’on lui
rappelle l’existence de Lebbeik dans sa bibliographie comme s’il regrettait d’avoir cédé, à un moment de sa vie,
à une faiblesse, celle d’avoir rédigé un «roman», lui l’esprit scientifique.
La toile de fond du livre est essentiellement religieuse. L’histoire est construite sur des émotions que l’auteur
cherche visiblement à transmettre au lecteur. Le thème, quant à lui, n’est pas nouveau, c’est celui du repentir et
de la rédemption qu’on trouve au cœur de toutes les morales religieuses ; il a été exploité à satiété par les
romanciers et les cinéastes, il a inspiré les chansons de geste et les chansons populaires.
Comme s’il voulait annoncer Lebbeik, Bennabi parle dans Le phénomène coranique de «conscience humaine
gagnée par le repentir et vaincue par l’innocence et la probité» à propos de la femme de Putiphar qui, dans le
récit biblique de la légende de Joseph, tente de séduire ce dernier. A la fin, elle finit par confesser sa faute et
faire son mea culpa. Le triomphe du bien sur le mal, la grandeur d’âme, la générosité enthousiasment depuis
toujours et partout les foules parce qu’ils montrent ce qu’il y a de meilleur en l’homme. Les luttes entre le vice
et la vertu, entre la déchéance et la sainteté, entre le juste et l’injuste font encore vibrer les lecteurs et les
spectateurs du monde entier. Or, Bennabi est un homme extrêmement sensible aux manifestations de l’âme et
des valeurs morales. Aussi son roman est-il centré sur l’histoire d’un homme de bonne extraction sociale qui
sombre, pour on ne sait quelles raisons, dans l’alcoolisme et qui arrive, en une nuit, à retrouver le droit chemin.
Le livre s’ouvre sur une description de l’atmosphère sociale à Annaba à la veille du départ des pèlerins pour La
Mecque. Ceux-ci viennent de villes proches comme Tébessa ou Constantine pour prendre le bateau qui doit les
conduire aux Lieux saints. Dans les habitudes algériennes de l’époque, on ne va pas à l’hôtel, ce sont les
familles de la ville qui se chargent de recevoir chez elles les pèlerins qu’elles vont chercher à leur descente du
train à la gare. Tout cela donne une animation particulière à la ville.
Cette année-là, le pèlerinage survient au mois d’avril. A la tombée du jour, dans une obscure ruelle, deux
ivrognes mènent grand tapage. L’un d’eux, le héros du roman, s’appelle Brahim. Il a trente ans et exerce la
profession de charbonnier dans la boutique où ils viennent de s’engouffrer en titubant son compagnon et lui.
Dans le roman, celui-ci n’est pas nommé, l’auteur ayant résolu de le désigner du début à la fin par l’expression
«l’acolyte de Brahim».
Les parents de ce dernier étaient des gens pieux qui lui ont laissé en héritage des biens commerciaux et une
maison dont il occupe une chambre et loue le reste. Sa femme, Zohra, l’a quitté à cause de la boisson. Depuis, il
est tombé bien bas, dilapidant ce qu’il gagnait et noyant ses remords dans la boisson. Des biens légués, il n’est
resté que ce petit local où il exerce le métier de charbonnier. Dans le quartier, il est l’objet du mépris de ses
voisins et des quolibets des enfants : «Quand le milieu social juge ainsi un individu, ce sont les enfants qui
prononcent implacablement le jugement : ils appellent le fou un fou et l’ivrogne un ivrogne, et sont alors les
justiciers des usages, des conventions, des traditions», écrit Bennabi, philosophe.
Au petit matin, Brahim se réveille à l’instant même où finit le rêve qui l’avait transporté à La Mecque. Son
subconscient a dû, la veille, s’emplir du spectacle du flot de pèlerins déferlant sur la ville. Dans son enfance, il a
fréquenté l’école coranique : «Brahim avait gardé, malgré la mauvaise tournure de sa vie, l’esprit mystique que
lègue une lignée d’honnêtes gens à sa descendance.» Il se réveille, son rêve encore frais, prend conscience de sa
triste condition et se sent gagné par un sentiment de honte : «Quelle que soit sa déchéance, une âme musulmane
garde ainsi une certaine dignité par ce sentiment qu’elle a de l’opprobre, quand elle y a succombé», assure
Bennabi.
Brahim est préoccupé par le sens qu’il faut accorder à son rêve ; il se dit que c’est peut-être un signe de Dieu. Il
est maintenant tout à fait lucide : son passé défile dans sa mémoire comme la bande d’un film ; il revoit la scène
qui a emporté sa vie conjugale et mesure la déchéance dans laquelle il est tombé… La voix du muezzin brise le
silence matinal ; l’appel à la prière transperce sa conscience. Brahim a l’impression que son âme s’est
brusquement allégée, comme si elle venait d’être libérée des lourdes chaînes par lesquelles il la croyait à jamais
entravée.
L’homme tourmenté se précipite hors de la boutique et court dans la direction de la mosquée du quartier où il
hésite d’abord à rentrer. Il lève les mains vers le ciel et s’écrie : «ô mon Dieu ! guéris-moi de mon mal, dirige-
moi ; je suis égaré.» Tout-à-coup, une idée traverse sa tête : serait-il possible de donner un prolongement réel au
rêve ? Quelque chose qui ressemble à un projet prend forme dans son esprit. Il se dirige vers un bain maure, se
lave, puis retourne à la maison confier la folle idée qui vient de s’emparer de lui à son voisin, un vénérable
vieillard qu’il regarde comme son père.
Pour faire face aux dépenses, il est disposé à vendre la maison et le dit à son interlocuteur qui en est sidéré,
croyant assister à un miracle. Il adhère néanmoins à son projet et trouve une solution pour régler le problème : il
gagera la maison pour obtenir un prêt. Quant à la boutique, Brahim annonce qu’il en fait don à son «acolyte».
S’agissant des papiers, il connaît un élu qui va effectivement l’aider à obtenir à la sous-préfecture l’autorisation
de voyage nécessaire. Il court chez un marchand de tissu et achète l’ihram, le vêtement de rigueur du pèlerin.
Tout cela en quelques heures.
Quand il eut achevé d’accomplir les formalités du voyage, Brahim retourne à la maison où oncle Mohamed, le
voisin, a alerté tout à l’heure les autres locataires. Ceux-ci l’accueillent avec le sentiment de surprise mêlé
d’admiration qu’on éprouve devant l’extraordinaire. Cet accueil lui montre le respect qu’il vient de gagner à
leurs yeux. Il n’est plus le clochard que la veille encore ils répugnaient de croiser. Ils lui ont préparé des
provisions pour la traversée. Il en est touché. Il sent qu’il bénéficie du statut hautement valorisant de «hadj»
alors même qu’il n’a pas quitté la ville. Même sa femme a été prévenue. Elle lui a fait parvenir le chapelet que
les parents de Brahim lui ont offert avant de quitter ce monde. L’«acolyte», quant à lui, ne comprend rien quand
son ami vient lui tendre les clefs du local auquel il renonçait définitivement en sa faveur. Brahim fait ses adieux
à ses voisins et prend le chemin du port.
Bennabi écrit : «En prenant pied sur le pont du bateau, Brahim eut l’impression de franchir le seuil d’un
nouveau monde.» Son passé s’éloigne de lui et se détache pendant que le bateau entame les manœuvres de
dégagement. C’est comme si ce passé avait été celui d’un autre : «Le temps de la faute était révolu», ponctue
Bennabi, hugolien, avant d’ajouter : «Une béatitude inexprimable l’envahissait à présent. Il ne se sentait aucun
tourment pour ce passé… Le musulman croit trop profondément en Dieu pour s’abandonner au regret obsédant
quand il s’est relevé. Seul le crime grave, comme la destruction irréparable d’une vie humaine, peut imprimer
un regret éternel dans l’âme musulmane.»
Dans le roman, point besoin d’une cure de désintoxication ou d’un traitement de longue durée : c’est le miracle
de la religiosité, le miracle de la foi sur un charbonnier, la grâce de Dieu sur une créature repentie. Pendant le
voyage, l’auteur décrit les scènes de fraternisation entre les pèlerins organisés en groupes, vivant dans une
convivialité et une solidarité exceptionnelles.
Brahim a retrouvé sa place dans cette microsociété qui le traite comme un homme de haut rang ; il est ennobli
par le titre de «hadj» qui lui est attribué comme une promotion sociale ; il n’est plus au ban de la société mais à
son faîte moral ; il n’est plus un paria, un objet de mépris et d’insultes, mais un notable religieux, c’est-à-dire le
personnage le plus respecté dans le spectre social d’un milieu traditionnel. L’alcool l’a coupé de la société et
jeté dans le ruisseau, voilà que la foi l’y ramène.
Devant une transfiguration morale et psychologique semblable, quand Jean Valjean était effondré de remords
devant Monseigneur Muriel, Victor Hugo a écrit dans les Misérables : «C’est une chute, mais une chute sur les
genoux qui s’est achevée en prière.»
Le bateau accoste au port de la Goulette, à Tunis, où il doit prendre les derniers pèlerins de l’Afrique du Nord.
Au moment où la passerelle va être retirée pour laisser partir le navire, un homme surgit sur le quai et se
précipite vers la passerelle, tentant de l’agripper pour monter à bord. Des policiers se jettent sur lui pour
l’arrêter : «Tous les regards du bateau étaient braqués sur lui comme sur une sorte d’incarnation de la foi…
Ceux qui suivent la scène, y compris les policiers, sont touchés du désespoir de l’homme qui s’écrie à voix
haute : “ô Prophète ! tu vois, j’ai abandonné ma tente et mes enfants pour venir vers toi. Mais tu vois, j’ai fait
700 km à pied, et je ne peux plus aller plus loin, Ô Prophète !”.»
Ce sont de telles scènes qui ont rendu certains romans immortels. Bennabi, qui affirme dans la préface de son
roman que ce fait divers est vrai et qu’il a fait l’objet d’un article dans la presse tunisienne, commente : «Tolstoï
a connu sa plus grande crise morale à la vue d’un mendiant malmené à Moscou par un sergent de ville, sous
prétexte que la mendicité était interdite.» Sur le pont, Brahim pleure en songeant à la douleur qui aurait été la
sienne s’il n’avait pu, comme le bédouin, réaliser son rêve.
Le lendemain matin, le personnel de bord découvre un passager clandestin. Il s’agit de Hadi, un jeune garçon
qui a embarqué à Annaba. Brahim reconnaît en lui l’enfant qui, quelques jours plus tôt, lançait à son passage le
cri si blessant de : «Ivrogne ! Ivrogne !» Redoutant le pire pour lui, il se propose de payer le prix de son billet
mais le commissaire de bord, un homme au cœur bon, se contente de le commettre aux cuisines. Hors de ses
heures de travail, Hadi vit avec le groupe dont fait partie Brahim. Ce dernier se prend d’affection pour lui et
l’initie aux ablutions et à la prière.
Le récit file et vogue avec le navire qui poursuit la traversée. Bennabi décrit le quotidien des pèlerins, leurs
prières collectives, les repas pris ensemble… On a même droit à un débat philosophique impromptu entre un
matelot français qui déplore que le monde soit rempli de conflits, de misère et d’injustice, et un groupe de
pèlerins qui dénie toute responsabilité divine dans les dérives humaines. Un tel milieu est la projection de la
société dans laquelle aurait voulu vivre Bennabi, une société vertueuse, une cité idéale où tout est régi par la foi
et où la morale tient lieu de loi. Bennabi s’attarde sur la transfiguration morale de ce cireur jeté à la rue, à la
mort de ses parents, et ayant dû apprendre à survivre. A l’époque, on appelait cette sorte d’enfants les yaouled.
Brahim est heureux de transmettre son maigre savoir à Hadi qu’il veut s’attacher comme un fils.
Le bateau poursuit sa trajectoire rythmée par les vagues et les cinq prières de la journée : «Une atmosphère
sereine enveloppait le bateau qui traçait son sillage de nacre dans une mer étale.» Accoudé au bastingage du
navire, Brahim égrène le chapelet de ses parents que lui a envoyé son ex-femme. Comme s’il était lui-même sur
le bateau, Bennabi trouve que «le musulman aime contempler le ciel, comme le Basque l’océan. L’un et l’autre
recherchent l’évasion dans l’infini». Impression toute personnelle d’un rêveur qui a pris de multiples fois le
bateau depuis 1925. Brahim est tout à ses pensées de bonheur : il veut se fixer pour toujours à Médine,
reconquérir sa femme, adopter Hadi... Après quatre jours de navigation, le navire franchit le canal de Suez et
débouche sur la mer Rouge. C’est là que se termine le voyage et bientôt le roman, le temps de savoir, en deux
pages, qu’un pèlerin vient un matin remettre à oncle Mohamed une lettre de Brahim par laquelle ce dernier
l’informe qu’il est désormais installé à Médine vendant pour vivre du café aux clients d’un hammam tenu par
un Maghrébin avec Hadi qu’il a adopté.
Ainsi prend fin un roman peut-être délibérément non achevé. A l’époque, Bennabi n’a pas encore accompli le
pèlerinage ; il le fera en 1955, en 1961 et en 1972. Ce qu’il en sait, c’est ce que lui en ont appris ses études à la
medersa et sa culture sociale. Mais les émotions attachées au pèlerinage, c’est de sa mère qu’il les tient, elle qui,
en 1933, a accompli le devoir sacré. Dans ses Mémoires, Bennabi a consacré de nombreux passages à la
narration qu’elle lui en faisait : «Ses récits m’enchantaient ou m’émouvaient et m’instruisaient par surcroît. Je
faisais avec elle, en pensée, le pèlerinage. Je subissais une indescriptible émotion quand elle me décrivait
l’ambiance où des milliers d’âmes s’élancent éperdument pour se livrer à Dieu dans le cri rituel, ce ‘‘Lebbeik !
Mon Dieu !’’ qui est pour le musulman qui est musulman le don total de soi. Les récits de ma mère étaient si
vrais dans leur simplicité qu’ils me bouleversaient parfois… Je me retirais alors brusquement dans ma chambre
pour cacher mes larmes.» Comme il aurait été heureux dans le saint compagnonnage du Prophète, aux côtés de
Bilal, Ammar Ibn Yasser, Abou Dherr al-Ghifari et des autres ! Comme il aurait voulu vivre aux temps
médinois !
Ce sont ces émotions arrachées par tout ce qui a trait au sacré que Bennabi a voulu restituer dans ce roman écrit
quatorze ans après le décès de sa mère. Est-ce pour elle qu’il l’a composé ? On ne le sait pas. Quant au décor
dans lequel commence l’histoire, la maison de Brahim, elle ressemble étrangement à la description donnée dans
ses Mémoires de la maison de sa grand-mère paternelle, khalti Bibya(11). Celle-ci habitait avec un de ses frères,
Allaoua, qu’il décrit dans ses Mémoires comme un vieux garçon doux comme un agneau et qui était établi dans
une rue toute proche comme charbonnier. Ce sont peut-être sa condition et son caractère désintéressé que
Bennabi a transposés dans la composition du personnage de Brahim.
En tout cas, on a la nette impression que c’est dans son milieu, ses souvenirs et ses émotions personnelles que
Bennabi a puisé pour construire ses personnages. Dans la fiction, Brahim est un ivrogne alors que dans la réalité
Allaoua ne buvait pas. On ne boit pas dans la famille de Bennabi car dans leur morale familiale, boire ne
signifiait pas seulement enfreindre un interdit religieux, mais surtout trahir l’esprit de sa nation et de sa
culture. Cet ivrogne, c’est peut-être Mokhtar, un joueur de «ray-ray» de Tébessa dont parle Bennabi dans ses
Mémoires et qui était allé un jour remettre une grosse somme d’argent au comité chargé de la construction
d’une mosquée avant de devenir un fervent «islahiste». Quant au personnage de Hadi, il rappelle beaucoup le
yaouled que Bennabi a rencontré lors de sa première tentative d’émigration en France en 1925 et qui avait
spontanément mis sa maigre fortune à leur disposition, Gaouaou et lui (voir Mémoires d’un témoin du siècle,
l’enfant. En tout cas, il lui ressemble et a le même comportement fait d’innocence et de ruse, d’audace et de
générosité. Rappelons-nous aussi qu’il avait «grillé» le bateau selon l’aveu qu’il avait fait à Bennabi.
Cette histoire simple, rudimentaire, avec peu de personnages, un scénario assez plat où il n’y a ni énigme ni
action, se décline comme un roman spirituel frôlant le roman à l’eau de rose. A qui s’adresse-t-il ? On sait qu’il
est dédicacé : «A ma chère épouse en témoignage de sa maternelle tendresse pour les humbles de mon pays ; à
ma sœur hadja Latifa ; à M. Billard, l’hommage de mon admiration respectueuse.» On ne sait pas qui est M.
Billard. Mais il doit s’adresser de façon plus subliminale à ceux qui, au moment où le roman est écrit, parlent du
peuple sans connaître son âme et ses misères, à ceux qui méprisent l’islam et doutent de ses capacités
rédemptrices.
De toute façon, tous les écrits de Bennabi sont destinés au peuple, à l’exclusion, précise-t-il, des
intellectomanes, comme il tient à le souligner dans ses Mémoires dont il dit quand il a achevé de les écrire :
«Ces mémoires sont destinés au peuple quand il saura lire son histoire authentique, quand les fausses
historiettes qu’on monte en films pour le duper seront jetées sur le tas des choses périmées de l’ère
coloniale.»
Par ce roman, l’auteur voulait peut-être aussi dépeindre cette frange de plus en plus large de la population
algérienne précipitée dans la misère et le vice par la colonisation. C’est un regard islahiste qui est jeté sur cette
lie dont devraient s’occuper justement les Oulamas et les «bouliticiens» pour qui elle n’est souvent qu’un
auditoire ou un thème de discours. On peut penser qu’il y a de la naïveté dans l’histoire, voire du simplisme,
mais c’est justement cela l’état d’âme général de Bennabi, fait d’angélisme, de pudeur et de compassion. La foi
du savant qui vient de publier le magistral Phénomène coranique est la même que la foi du charbonnier décrite
dans Lebbeik. Il y a de grandes et de petites raisons de croire.
Bennabi a aimé dans son enfance les contes et anecdotes que lui racontait sa grand-mère. Il en a été
profondément marqué puisqu’il y fait souvent référence dans son œuvre et qu’il en a même tiré le sujet de
plusieurs articles où le genre littéraire est mis au service de l’éducation de la société. La forme adoptée n’est
qu’un moyen de faire passer des messages à un peuple qu’il sait sensible à la culture du terroir. Voici ce qu’il en
dit dans «Politique et sagesse populaire» paru dans Révolution africaine du 18 septembre 1965 : «Pour parler à
la conscience humaine, la religion a utilisé souvent le symbole pour traduire ses notions les plus ardues.
D’ailleurs, on peut dire que la mathématique n’utilise que cette méthode traduite en équations. Et les peuples
ont éprouvé dans leurs expériences spirituelles ou scientifiques l’efficacité d’un tel langage. Le symbole est un
moyen d’expression qui s’impose chaque fois que le langage ordinaire peut trahir la signification ou choquer
nos conventions et le bon goût…»
Dans un autre article, «Simple anecdote»(12), il rapporte les sensations avec lesquelles il est rentré en 1968
d’un séjour en Angleterre. Descendu à Leeds chez un petit-fils de l’Emir Abdelkader, celui-ci lui raconte une
étrange histoire qui lui était arrivée lorsqu’il avait accompli son pèlerinage en 1935 : il y avait fait la
connaissance d’un Sud-Africain qui avait couvert à pied avec femme et enfants le trajet jusqu’à Port-Soudan en
quatre ans pour effectuer son hadj. Ce jour-là, un Malek Bennabi âgé de 63 ans en eut les larmes aux yeux.
Il ne faut pas croire que dans la vie et la philosophie de Bennabi les vertus morales ne sont destinées qu’à
produire des effets larmoyants sur les âmes tendres. Il n’aimait ni le moralisme ni le misérabilisme. Dans sa
pensée, les valeurs morales ont une fonction essentielle dans la vie, elles sont l’énergie motrice de
l’Histoire. Ce sont elles qui donnent sa force ascensionnelle à une idée et créent la tension nécessaire dans
la psychologie humaine pour la hisser au niveau des grands défis.
Bennabi croit à l’influence de la littérature sur l’esprit d’un peuple, d’une époque ou même d’une civilisation et
à sa fonction de véhicule des idées courantes en leur sein. Les romans de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, et de
Ibn Tofaïl, Hay Ibn Yakdhan sont évoqués dans son œuvre comme des archétypes culturels, comme des
expressions représentatives de l’idiosyncrasie de deux civilisations symétriques, celle de l’Occident, centrée sur
l’efficacité, et celle de l’islam, centrée sur la morale.
Comme les philosophes de l’Antiquité, comme les Prophètes, il croyait au pouvoir des vertus, de la foi, des
idées… Il a commencé par le commencement en produisant dans l’ordre Le phénomène coranique et Lebbeik,
ces livres d’«intérieur» qui représentent en fait sa propre «phase de l’âme».
N. B.

10) Lebbeik : pèlerinage de pauvres a été réédité en 2005 pour la première fois depuis 1948 par les éditions
Dar al-Gharb (Algérie) avec une préface de Abdelkader Djeghloul.
11) Cette maison n’existe plus, ayant été rasée en 1986 lors d’une opération de réhabilitation du quartier.
12) Révolution africaine du 22 février 1968.

Pensée de Malek Bennabi (3) «Les conditions de la


renaissance»

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Les grandes lignes de Discours sur les conditions de la renaissance algérienne, titre originel du livre, ont été
ébauchées par Bennabi juste après la parution, en février 1947, du Phénomène coranique. Il ne le reprendra
qu’en avril 1948 à Alger, pour l’achever en France un mois plus tard. En juin, il inaugure une collaboration
bénévole à La République algérienne qui durera, avec quelques interruptions, jusqu’en 1955. Le premier article
qu’il signe est un plaidoyer pour l’entrée de la langue arabe («La langue arabe à l’Assemblée algérienne», la RA
du 6 juin). Il se rend ensuite à Tunis où il est invité à donner une conférence sur le thème de la renaissance. Pour
lui, ce thème n’est pas seulement culturel mais politique puisque les deux conditions fondamentales qu’il y met
sont la fin de la colonisabilité et la fin du colonialisme. Quelque temps après il anime à Alger une conférence
sur l’«Anthologie du chiffre arabe» puis une autre, un peu plus tard, sur «L’homme, le sol et le temps» au siège
de l’Association des étudiants musulmans.
Les conditions de la renaissance sort en librairie fin février 1949. Il l’a achevé en pensant qu’avant de mourir il
fallait «laisser à (mes) frères algériens une technique de renaissance». C’est certainement pour exprimer ce
sentiment qu’il a choisi de mettre en épigraphe cette touchante et si peu machiavélique pensée de Machiavel :
«Le devoir d’un honnête homme est d’enseigner aux autres le bien que les iniquités du temps et la malignité des
circonstances l’ont empêché d’accomplir, dans l’espoir que d’autres, plus capables et placés dans des
circonstances plus favorables, seront assez heureux pour le faire.»(13) Le livre est préfacé par le Dr Abdelaziz
Khaldi qui était lui-même un écrivain qui avait déjà publié, et un pamphlétaire redouté dont les premiers articles
avaient paru dans Egalité.
Le livre, dédié au Dr Saâdane et à Madame Pia(14), sort dans un contexte de mobilisation internationale des
pays musulmans et de l’islam contre le communisme. On est au début de la guerre froide. Sollicité tacitement
pour jouer un rôle dans cette stratégie, Bennabi a constamment refusé. Jamais il n’attaquera dans ses œuvres le
bloc soviétique ou le communisme dans lesquels il voyait au contraire des alliés objectifs. Comme Nehru, il
pense que «si le communisme est mauvais, le colonialisme est infiniment pire». Aussi va-t-il être présenté
par ses contempteurs comme un suppôt du communisme. Kateb Yacine (1928-1989) rédige un article dans le
journal français Combat dans lequel il s’en prend au livre. En fait, tous les organes de presse du mouvement
national s’acharnent sur lui : Liberté du Parti communiste algérien, La République algérienne de l’UDMA, Al-
Bassaïr des Oulamas, Le Jeune musulman de l’Association des étudiants musulmans algériens, Alger-
républicain…
Il ne réagit à aucune de ces attaques mais consigne dans ses Mémoires : «Le “psychological-service” remportait
une victoire contre la première étude scientifique du “cœfficient colonisateur”, et de la grave maladie sociale
que je dus nommer “la colonisabilité” en indiquant les moyens immédiats pour la guérir, alors que le
colonialisme était heureux, au fond, que les mouvements nationaux cherchaient ces moyens dans la lune.» Il ne
leur répondra, en les désignant nommément (Association des Oulamas, Parti communiste algérien, intellectuels
algériens), que dix ans plus tard dans son livre La lutte idéologique dans les pays colonisés.(15)
La cause de cette levée de boucliers ? Les critiques au vitriol qu’il a élevées contre les uns et les autres ainsi que
l’apparition d’un concept qu’il venait de forger, la colonisabilité. Ceux qui se sont reconnus dans ses
descriptions fulminent. Dans La République algérienne du 25 mars 1949, une analyse signée Juba III,
pseudonyme derrière lequel se cache (selon Bennabi) une intellectuelle française, est publiée. Elle est critique
mais ne peut nier la qualité du travail : «Ces vues qui demeurent justes dans leur hardiesse et leur nouveauté
révèlent une forte personnalité, mieux, un tempérament de penseur et d’écrivain. Personnalité si forte, si
originale, qu’elle évoque parfois Auguste Comte… Nous sommes constamment soumis au régime épuisant de
la douche écossaise… Il ne s’agit pas cette fois d’un utopiste, mais d’un esprit positif, d’un technicien. S’il ne
voit pas toujours juste, il sait voir grand !»
Pour sa part, Mohamed-Chérif Sahli (1906-1989) parle dans un article passablement hostile d’une «notion
fausse dans son principe et dangereuse dans ses conséquences»(16). Dans Vocation de l’islam II, Bennabi
laissera libre cours à sa colère : «Je suis né dans un pays et à une époque où l’on comprend à demi ce qui se dit
clairement, et rien du tout à ce qui se dit à demi-mot… J’ai écrit pour mes frères les colonisables colonisés
d’Algérie, mais mes frères n’ont compris qu’à demi ma pensée parce que pour la rendre efficace, j’ai dû en faire
une sorte d’imprécation permanente contre leur colonisabilité. Ils auraient tant souhaité, les malheureux, me
voir insulter “héroïquement” le colonialisme ! Malheureusement, les colonialistes m’ont compris à demi-mot.
Ils m’ont fait le sort que mérite, à leurs yeux, celui qui n’insulte pas le colonialisme mais le tue… dans l’œuf,
l’étouffe dans ses racines mêmes qui plongent dans la colonisabilité.
En commençant ma carrière il y a vingt ans, je ne comptais pas, certes, que l’administration me prête son aide
pour que je la combatte. Mais je ne comptais pas davantage que ceux-là mêmes parmi mes frères qui font,
publiquement, profession de la combattre me refusent toute aide et me combattraient, au contraire, avec les
armes mêmes de l’administration coloniale. Celle-ci, en effet, n’a qu’un geste à faire. Aussitôt la condamnation
de ma pensée, de mon effort, de mon œuvre est signée, proclamée, exécutée par cent “patriotes”, cent “âlem”,
cent “sauveurs” du pays…»
Le livre n’avait qu’un public réduit, celui des lettrés, mais c’est justement celui-là qu’il soumet à une rude
critique avec des propos tout à fait sacrilèges pour l’époque. Il s’en prend directement et nommément aux
«élus», aux Oulamas, au discours populiste du PPA-MTLD, aux étudiants «progressistes»… Bennabi s’est ainsi
mis tout le monde à dos. L’affrontement entre lui et le mouvement national, entrecoupé de périodes de
rapprochement lorsque le colonialisme sévissait durement ou à l’occasion d’actions de résistance communes,
n’allait plus cesser jusqu’au déclenchement de la Révolution et même au-delà.
L’essai est d’une haute facture littéraire et comporte des pages écrites sous l’influence manifeste de Nietzsche.
Le titre peut aussi faire songer au livre de Fichte, Discours à la nation allemande, écrit à une époque (1807) où
l’Allemagne n’était pas encore unifiée et dans lequel le «philosophus teutonicus» exhortait ses compatriotes à
réaliser leur vocation ici-bas en s’attachant à donner à leur existence une signification cosmique. Fichte accorde
une haute importance au facteur religieux et pense que c’est la religion qui assure l’unité subjective des
individus, ce qui correspond tout à fait aux vues de Bennabi. En tout cas, le ton et le rythme des Conditions de
la renaissance révèlent un Bennabi vitaliste et assez imprégné de la pensée allemande : Fichte, Nietzsche,
Spengler, Hermann de Keyserling y sont cités…
Le sens poétique et le sens tragique alternent. Le livre est organisé en chapitres courts, extrêmement denses où
est résumée en quelques pages l’histoire de l’Algérie à travers les périodes sociologiques par lesquelles elle est
passée (Stade épique : guerriers et traditions ; Stade politique : idée, idole). C’est la première partie. La seconde,
intitulée L’avenir, s’ouvre sur un «Apologue» écrit dans le même style, un mélange de prose et de poésie, que le
«Prologue». On y trouve exposés en quelques pages les premiers jalons de sa théorie de la civilisation (l’éternel
retour ; le cycle de civilisation ; les richesses permanentes) qu’il illustre par un graphique où apparaissent les
moments décisifs de sa trajectoire : apparition d’une idée religieuse qui opère une synthèse de l’homme, du sol
et du temps : c’est la phase de l’âme ; cette synthèse bio-historique va donner lieu à une ère de développement
social et de créativité intellectuelle, c’est-à-dire une civilisation ; elle est projetée par sa vitesse de propulsion
jusqu’à ce qu’un accident vienne à stopper son mouvement ascensionnel : c’est le début de la phase de la raison
où la civilisation continue son expansion alors que le feu sacré qui l’a impulsée se met à décliner jusqu’à
l’extinction ; la décadence ou phase de l’instinct s’installe et avec elle la fin de la créativité intellectuelle et
scientifique, la crispation sur un modèle devenu non performant, faute d’innovation, puis l’arrêt définitif.
Mais Bennabi pense qu’une renaissance est possible sous certaines conditions. C’est justement l’objet du
livre. Viennent alors les «discours» sur les tâches à réaliser pour enclencher le processus de renaissance
(orientation de la culture, orientation du travail, orientation du capital). La troisième partie, enfin, est consacrée
au coefficient colonisateur et au cœfficient autoréducteur, suivis de monographies réservées à des catégories
sociales (les femmes, les scouts, les oulamas, les politiciens, …) ou des concepts (l’art, le sol, le temps…). La
conclusion est une annonce des thèmes qui seront abordés dans le livre suivant, notamment ceux relatifs au
mondialisme et à la «cité humaine».
Si Le phénomène coranique avait pour but d’établir l’authenticité de l’idée islamique, et Lebbeik celui de
montrer sa capacité à transformer l’homme, Les conditions de la renaissance se propose de déterminer à
quelles conditions doit se plier une société pour devenir efficace, c’est-à-dire en mesure de susciter un
processus de développement intellectuel, économique et social qui s’appelle «civilisation». Le livre a un
caractère de prolégomènes à l’œuvre générale. Il est en lui-même un plan de travail dont les parties feront
l’objet de développements ultérieurs. Mais déjà apparaît l’ordre qui commande la réflexion de Bennabi, ordre
où on le voit passer de l’idée à la réalité, de l’individu à la société, et de la société à l’humanité.
Le livre devait, comme on le sait, porter le titre de Visages à l’aurore. Un tel titre n’est pas sans rappeler celui
d’une œuvre de Nietzsche, Aurore. Renaissance et Aurore sont pour les deux philosophes une même métaphore
par laquelle ils expriment le moment, pour un peuple, d’un départ dans l’histoire. Ces visages, ce sont
probablement ceux de l’intellectomane, du minus habens, de l’homo-natura, du post-almohadien, etc., dépeints
dans le livre : «Le spectre social algérien s’étale en une infinité de nuances qui expliquent toutes les
dissonances, toutes les inharmonies d’une société qui a perdu son équilibre traditionnel et est à la recherche
d’un nouvel équilibre. Recherche qui sème la vie algérienne de détails inattendus, discordants, parfois naïfs ou
ridicules, et parfois même tragiques… Cette multitude de regards dénote les degrés d’adaptation différents
qu’on rencontre en Algérie, le contraste des vêtements, des opinions et des goûts, les divergences. La terre n’est
pas encore ronde pour tout le monde. Les uns vivent en 1368 et certains en 1948. D’autres sont entre ces deux
extrêmes. C’est le drame de notre adaptation avec toute son acuité, jusque dans nos relations amicales et
familiales. On a l’impression de vivre dans un milieu hybride fait de mille peuples, de mille cultures. Ces
dissonances sont imputables avant tout à une vision incomplète, fragmentaire du milieu nouveau où nous
sommes, à une appréciation erronée de la civilisation qui nous attire irrésistiblement.»
A l’entrée des Conditions de la renaissance, Bennabi a mis en «Prologue» un beau poème dans lequel il exprime
une perception imagée de la renaissance. Ce texte rappelle indubitablement le «Prologue» sur lequel s’ouvre
Ainsi parlait Zarathoustra. Ici, Bennabi n’est pas seulement proche de Nietzsche par les paraboles et le style, il
est lui-même Zarathoustra venant réveiller une cité endormie. Le livre du philosophe allemand s’ouvre sur ces
lignes : «Je suis las de ma sagesse, comme l’abeille qui a butiné trop de miel…» On lit dans les Mémoires de
Bennabi : «J’ai vu trop de choses depuis vingt ans ! J’en suis gorgé comme l’abeille de son miel quand elle
a trop butiné…»
Dans le livre de Nietzsche, Zarathoustra réincarne Zoroastre, prophète du mazdéisme(17). Retiré dans les
montagnes à l’âge de trente ans, il connaît l’illumination après dix ans de retraite. Il se lève un matin, invoquant
le «Grand astre» et lui annonce son désir d’aller prêcher aux hommes l’«éternel retour». Ayant rencontré aux
abords de la ville la foule distraite par les jeux de la foire, il l’apostrophe : «Je vous le dis : vous portez encore
du chaos en vous… Le moment est venu que l’homme se fixe son but. Le moment est venu pour l’homme de
planter le germe de son espoir le plus haut…»
L’homme décadent que Bennabi veut réformer, c’est l’homme déclinant que Nietzsche veut réveiller : «Je veux
apprendre aux hommes le sens de leur existence qui est le surhomme», écrit ce dernier. Mais la foule le raille et
se détourne de lui. Déçu, Zarathoustra quitte la ville et va se réfugier dans une forêt. En se réveillant le
lendemain, il a changé de résolution : «Ce n’est pas à la foule que Zarathoustra doit parler mais à des
compagnons… Des compagnons qui puissent moissonner avec lui, car chez lui tout est prêt pour la récolte…
Entre l’aurore et l’aurore suivante, une vérité nouvelle m’est venue… Je ne veux plus désormais parler à la
foule… C’est au créateur, au moissonneur que je veux me joindre…»
Dans le «Prologue», Bennabi s’adresse dans un style exalté à un compagnon, le «semeur», qu’il exhorte à
planter le germe de la renaissance. Dans le livre de Nietzsche, Zarathoustra retourne à sa montagne et à sa
solitude, «attendant tel un semeur qui a répandu sa semence… Son âme se remplit d’impatience et d’avidité
pour ceux qu’il aimait : car il avait encore beaucoup à leur donner». Mais un matin il se réveille sur un rêve où
il avait reçu un avertissement : ses ennemis ont détourné et travesti son message. La «nouvelle volonté» dont
Nietzsche souhaite voir ses contemporains animés est la volonté de civilisation que Bennabi cherche à insuffler
aux siens en leur proposant des valeurs nouvelles : l’efficacité, le sens collectif, la civilisation…
Dans le livre de Nietzsche, comme dans Les conditions de la renaissance, le «Prologue» est suivi de «discours»
sur l’«éternel retour», autre désignation de ce que Bennabi appelle les cycles de civilisation, cette succession
infinie de départs et de retours, d’apogées et de périgées, de grandeur et de décadence… L’idée d’«éternel
retour» est le produit de l’influence exercée sur Nietzsche par un autre philosophe allemand, Goethe, qu’il
revendique d’ailleurs comme l’un de ses «ancêtres»(18). Chez Goethe, l’idée d’éternel retour est exprimée par
la «loi de la systole-diastole» qui commande le fonctionnement de la Création comme elle régit les mouvements
du cœur (contraction, décontraction). Goethe est aussi l’inventeur de la notion de «surhomme» (Ubermensch).
On a dit que Zarathoustra de Nietzsche était le fils du Faust de Goethe.
Si les deux prologues se ressemblent, il n’en va pas de même pour le reste. Faute d’objectifs historiques ou
sociologiques précis, l’œuvre de Nietzsche a été jugée nihiliste, alors que l’œuvre de Bennabi est un ensemble
d’indications destinées à des hommes en situation d’agir pour transformer leur état historique. Nietzsche et
Bennabi ont en commun d’avoir été des penseurs qui ont révéré la transcendance, le dépassement de l’horizon
borné, le «surhomme»… Tous deux ont porté un immense dégoût de la petitesse, du déclin, de l’absence de
volonté civilisationnelle, tous deux ont dénoncé la décadence incarnée chez l’un par le «philistin de la culture»
et chez l’autre par le post-almohadien, tous deux ont raisonné en termes de civilisation, tous deux sont à la fois
d’implacables procureurs et de tendres poètes.
Portés par le souffle de la grandeur, ils ont rêvé et proposé à leurs contemporains une autre philosophie de
l’existence. Nietzsche a sombré dans la folie alors que Bennabi n’en a été sauvé que par la foi. Il semble que
Nietzsche ait prédit son destin dès 1870 dans une lettre à Erwin Rohde où il dit : «Le malheur est que je n’ai pas
de modèle et que je cours le risque de devenir pareil à un fou abandonné à lui-même.»
Le premier a été pessimiste jusqu’à s’abstraire de son temps, quand le second, malgré les vicissitudes qui ont
jalonné sa vie, est resté «présent» dans son époque car il était mû par le sentiment d’avoir une mission à
accomplir : témoigner. Il a été tenté par le suicide, mais s’en est détourné. Le premier était tendu par la volonté
de puissance jusqu’à l’aliénation ; le second était porté par la volonté de renaissance jusqu’à l’obsession.
Zarathoustra, parmi les hommes, c’était le déclin. Bennabi dans son époque, c’était une souffrance sans nom et
sans fin.
Contrairement à ce que l’on est porté à croire, Nietzsche était préoccupé de religion. Son style est
essentiellement allégorique et on pense même qu’il a emprunté à la Bible de Luther. Bennabi évoque à son
propos dans un article «cette fraîcheur biblique qui n’existe dans le style d’aucun autre philosophe»(19). Fils de
pasteur, cet imprécateur était en fait dressé contre les valeurs chrétiennes dans lesquelles il voyait l’abaissement
de l’homme et la négation de ses aspirations à une vie intense et libre. Sa haine pour le christianisme n’est pas
un acte de défi, mais une protestation énergique ; il ne s’attaque pas à ses dogmes mais à sa morale, à la
psychologie qu’il a instillée dans l’âme occidentale. Il était à la recherche d’un «Dieu inconnu» et, faute de
l’avoir trouvé comme Goethe au contact de l’islam, il a sombré dans la folie. Dans le livre le plus violent à
l’égard du christianisme qu’il ait produit, Nietzsche écrit : «Quand l’islam méprise le christianisme, il a mille
fois raison : l’islam présuppose des hommes… Le christianisme nous a privés de la moisson de la culture
antique, plus tard il nous a encore privés de la moisson de la culture islamique.
La merveilleuse culture mauresque de l’Espagne, au fond plus proche de nous, plus éloquente pour l’esprit
et la sensibilité que Rome et la Grèce, on l’a piétinée parce qu’elle devait sa naissance à des instincts
d’homme, parce qu’elle disait oui à la vie et le disait avec les raffinements singuliers et précieux de la vie
mauresque… Les croisés, par la suite, ont combattu quelque chose devant quoi il eut été plus séant qu’ils se
prosternassent dans la poussière, une culture devant laquelle notre XIXe siècle lui-même ferait bien de se
sentir très indigent, très tardif… “Guerre à outrance contre Rome ! Paix, amitié avec l’islam”. Tel fut le
sentiment, telle fut l’action de ce grand esprit libre, le génie parmi les empereurs allemands, Frédéric II.»(20)
Le style incantatoire imprègne de bout en bout l’œuvre de Nietzsche qui est convaincu que c’est par le chemin
souterrain de son âme que l’homme peut être abordé si on envisage de provoquer en lui une métanoïa. Voulant
l’atteindre dans ses profondeurs pour déposer en lui le ferment des nouvelles valeurs, il a privilégié les accents
religieux qui seuls peuvent trouver la voie de la strate inconsciente de la psychologie humaine où se forment les
idées primordiales, les archétypes, les motivations.
Nietzsche propose une nouvelle religion – la volonté de puissance – et emprunte les modes opératoires
convenant à cet office : la révélation sensationnelle, la désignation de nouveaux impératifs, le prosélytisme…
Etre prophète ne lui suffisant pas, il érige son œuvre en source «au-delà du bien et du mal» pour balayer les
valeurs périmées et les remplacer par une haute religion – celle du surhomme — dont il se veut le prêtre ; c’est
un anachorète en colère qui prescrit un impératif catégorique nouveau à son époque pour l’amener à quitter le
monde du bavardage stérile.
Nous retrouvons nettement chez Bennabi cet esprit de révolte et parfois cette attitude iconoclaste contre les
valeurs dévitalisées aussi bien dans ses écrits publics que dans ses écrits inédits comme ce passage de ses
Mémoires où il voue aux gémonies la prétendue «culture islamique» : «Dès lors, la culture d’al-Azhar et de la
Zitouna, cette culture qui tue les consciences et les âmes, me fit horreur comme la pire calamité qui pût
menacer le monde musulman. Depuis, la vie n’a cessé – hélas — de me fortifier dans cette conviction.
Pour que l’islam vive ou ressuscite dans les consciences, il faut tuer ce qu’on appelle aujourd’hui la
“culture musulmane”, cette culture qui empuantit les âmes, avilit les caractères, affadit les consciences,
effémine les vertus. J’ai maintenant (Bennabi parle des années 37-38) plus que jamais cette conviction.»
On reconnaît là les accents nietzschéens contre «ceux qui parlent d’espérances supraterrestres, ces
empoisonneurs… Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment le nomment-ils donc ce qui les rend si fiers
? Ils appellent ça la culture…».(21)
Khalil Gibran, Mohamed Iqbal et Bennabi ont emprunté à Nietzsche ses saisies fulgurantes, ses impulsions et
ses raccourcis. Tous trois ont été marqués dans l’étape de leur éveil intellectuel par le courant vitaliste de la
pensée allemande en général et la philosophie et le style de Nietzsche en particulier. Ils doivent à ce dernier leur
ouverture à la conscience tragique et leur découverte de la psychologie faustienne. Le problème par lequel tous
trois étaient habités, celui de l’arriération sociale du monde arabo-musulman et du despotisme qu’exerçait
l’école traditionnelle sur la pensée, ils l’ont trouvé posé presque dans les mêmes termes dans les œuvres et l’état
d’esprit de Fichte, Goethe et Nietzsche. Aussi partiront-ils tous trois en guerre contre l’abdication intellectuelle,
transposant dans la pensée arabo-musulmane moderne le souffle, les images et les concepts de la philosophie
allemande. Courageux, Iqbal écrit : «Il n’y a rien d’étonnant à ce que la jeune génération musulmane d’Asie et
d’Afrique réclame une orientation nouvelle de sa foi. Avec la renaissance de l’islam, il est nécessaire
d’examiner dans un esprit indépendant ce que l’Europe a pensé, et la mesure dans laquelle les conclusions
qu’elle a atteintes peuvent nous aider à revoir et, si nécessaire, reconstruire la pensée théologique de
l’islam.»(22)
Khalil Gibran, qui croyait en une religion universelle, estime pour sa part que «Dieu a donné plusieurs portes à
la vérité de manière à pouvoir accueillir chaque croyant qui y frappe.»
N. B.

13) En octobre 1963, Bennabi évoque au cours d’une discussion avec le Dr Khaldi et le Dr Okbi cette pensée
par laquelle Machiavel a voulu léguer son œuvre aux générations futures et note dans ses Carnets en date du
13 : «Les générations musulmanes se succèdent mais ne s’héritent pas. L’esprit occidental se projette dans
l’avenir en étant du présent et en gardant un regard sur le passé. Dans la société post-almohadienne, il n’y a
pas de Machiavel soucieux de transmettre un message aux générations suivantes, et il n’y a pas d’homme
soucieux de devenir, à son époque, le relais du message à transmettre aux époques futures.»
14) Nous n’avons pas pu déterminer qui était cette personne. La dédicace est ainsi rédigée : «A Madame Pia, la
brave femme qui ne connut de ma personne que le nom et la religion, et qui m’offrit cependant toute la
tendresse d’une mère dont je ne connus rien d’autre moi-même.»
15) Où l’on peut lire ceci : «Lors de la parution de l’édition française de mon livre Les conditions de la
renaissance en Algérie voilà une quinzaine d’années, le colonialisme avait pressé sur une touche. Un
mouvement hostile s’était aussitôt mis en branle à travers trois réactions. La première, l’Association des
oulamas musulmans algériens, par le biais de deux articles de son organe où l’auteur décrit le livre comme une
œuvre puisée dans son ensemble dans les articles parus dans un grand quotidien parisien… La deuxième
réplique a été publiée dans le journal d’un parti nationaliste, à travers deux articles également. L’auteur fait
semblant de présenter une critique honnête et impartiale du livre. Il y reproduit sa critique sous le titre
accrocheur de “Faux pas et confusion”. Un titre fort insinuant comme on le voit. La troisième réaction est
venue de l’organe central du Parti communiste en Algérie… Il a présenté l’œuvre comme «un livre qui mérite
l’agrément du colonialisme». Il faut également ajouter l’attitude de la presse progressiste en général qui a
passé totalement sous silence le sujet. «Un silence d’or pour le colonialisme».
S’agissant de l’Association des étudiants, il rappelle qu’«elle a publié un communiqué dénonçant l’ouvrage
comme ‘‘nuisible’’ à la cause du peuple !» Bennabi a été amené à rapporter ces faits non pour se venger,
mais pour montrer comment opère le colonialisme en matière de lutte idéologique : «Le combat ne s’est pas
déroulé entre un écrivain qui lutte pour une cause et le colonialisme dont les intérêts se situent aux antipodes
de cette lutte. Il se présente en apparence comme une lutte opposant l’écrivain aux mouvements nationalistes
qui prétendent, paradoxalement, représenter aussi cette cause… Le colonialisme a dévié un combat qui
l’oppose à un individu pour en faire un conflit entre cet individu et ses propres frères… En appuyant seulement
sur une “touche” secrète, il a réussi à transformer la bataille en une opération psychologique à double objectif.
D’un côté, il a jeté sur le livre paru toutes les lumières susceptibles de le déformer au sein de l’opinion
publique et de l’entourer de soupçons qu’il n’est pas facile de dissiper dans un pays où règnent
l’analphabétisme et la politique émotionnelle. De l’autre, on relève qu’il a créé ou qu’il a tenté de créer chez
l’écrivain un complexe psychologique en essayant de l’isoler de sa cause… D’un côté, il a voulu isoler le
combattant dans l’arène idéologique en provoquant l’aversion pour ses idées au sein de l’opinion publique de
son pays par tous les moyens, de l’autre, il a cherché à le rebuter lui-même de la cause pour laquelle il milite
en créant chez lui un sentiment de peine perdue, qu’il milite pour une cause qui ne rime à rien.»
16) C’est lui l’auteur de Faux pas et confusion.
17) Selon René Guénon (Abdel Wâhid Yahia), Zoroastre désignait chez les anciens Perses non un personnage
mais une fonction prophétique. Il y aurait eu plusieurs Zoroastres ayant vécu à des époques différentes. Les
Zoroastriens ont leur livre sacré, l’Avesta, et sont assimilés par l’islam aux Gens du Livre. Selon d’autres
sources, il serait Abraham ou encore le Brahma. Un disciple de Guénon, Pierre Ponsoye, lui-même converti à
l’islam, écrit : «L’islam, ouvert par vocation surnaturelle à toutes les formes de révélation authentiques,
prophétiques ou sapientiales, a joué un rôle spécial d’intégration à l’égard, non seulement du Mazdéisme et de
l’Hermétisme kaldéo-égyptien, mais encore du courant pythagoricien et platonicien qui, contrairement à ce qui
avait eu lieu en Europe, s’était maintenu dans le milieu arabo-persan avec une continuité qui lui avait permis
de conserver vivants ses fondements ésotériques. Ainsi peut-on dire que, par sa capacité providentielle
d’accueil et de synthèse de tous les modes de la Prophétie universelle, c’est l’islam qui pouvait entre tous
discerner le nom du Graal écrit dans les étoiles car le Graal, dans sa signification macrocosmique la plus
générale, représente le dépôt spirituel et doctrinal de la Tradition primordiale.» (Cf. L’Islam et le Graal, étude
sur l’ésotérisme du Parzival de W. Von Eschenbach, Ed. Denoël, Paris 1957). Toynbee note pour sa part qu’«il
s’est peut-être trouvé quelques années au VIe siècle av. J.-C. pendant lesquelles cinq prophètes (Zarathoustra,
Isaïe le second, Bouddha, Confucius et Pythagore) furent simultanément en vie, et il est vraisemblable qu’aucun
d’entre eux n’ait été au courant de l’existence d’aucun des autres…» (Cf. La grande aventure de l’humanité,
Ed. Elsevier, Paris 1977).
Dans une note de ses Carnets datée du 22 octobre 1963, Bennabi écrit : Dans l’Inde, Brahma inspire à Manou
le Livre des Lois. 2000 ans avant J.-C., le dieu Mardouk dicte ses Lois au premier législateur, Hammourabi.
Ahura Mazda, sur une montagne, au milieu de la foudre et des éclairs, remet à Zoroastre le Livre de la Loi pour
la Perse. Chez les Hébreux, Iahvé remet à Moïse les Tables du Décalogue. Une divinité confie au roi Minos les
Lois de la Crète...»
18) Cf : La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque op.cité.
19) Le problème de la culture, Révaf du 10 avril 1968.
20) F. Nietzsche : L’Antéchrist, Ed. UGE, Paris 1967.
21) Ainsi parlait Zarathoustra, Ed. LGF, Paris 1983.
Pensée de Malek Bennabi (4) «Vocation de l’islam»

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

En mars 1950 éclate à Tébessa une grave affaire qui a été retenue par l’histoire sous le nom de «complot». La
police coloniale procède sur dénonciation à l’arrestation de plusieurs centaines de membres de l’Organisation
spéciale, organe paramilitaire du PPA-MTLD, à travers le territoire national. Son chef, Ahmed Ben Bella, ainsi
que des personnages qui joueront un rôle important dans le déclenchement de la Révolution du 1er Novembre
1954 sont incarcérés. Bennabi, quoique n’ayant aucun lien avec l’affaire, a lui aussi été arrêté à Tébessa,
interrogé puis libéré.
Ce n’était pas ses premiers démêlés avec la police française. Lui et sa femme avaient été arrêtés en France le 18
août 1944 et placés dans un camp de concentration dans le Loiret jusqu’au 16 avril 1945, puis emprisonnés une
seconde fois à Chartres du 10 octobre 1945 au 10 mai 1946. Depuis, la police n’a cessé de le harceler jusqu’à
son départ en exil en Égypte début 1956.
Bennabi travaille à un nouveau livre, Vocation de l’islam, qu’il désigne comme «l’œuvre qui devait être mon
meilleur cru». Entre avril 1950 et octobre 1951, il donne quelques bonnes feuilles à la publication dans La
République algérienne. C’était pour sauver ce qui lui paraissait «essentiel» dans son livre dans le cas où il
venait à mourir (l’idée est récurrente ; on en connaîtra les raisons plus tard). En fait, il le publie pratiquement
dans son intégralité si l’on ajoute ce qui a été publié par Le jeune musulman (1), hebdomadaire francophone de
l’Association des oulamas algériens. Le livre devait s’intituler Infrastructure du monde musulman moderne
puisque c’est sous ce titre générique que les extraits ont été publiés. C’est son ami et préfacier des Conditions de
la renaissance, le Dr Abdelaziz Khaldi, qui lui a proposé le titre final du livre. Il est dédicacé : «A si
Mohammed Khettab, en témoignage de gratitude ; à mon frère le Dr Khaldi à qui l’ouvrage doit le titre et
l’auteur beaucoup.»
Les éditions du Seuil en possession du manuscrit depuis près de trois ans ne le publient qu’en septembre
1954. L’ouvrage se compose d’un avant-propos et de six parties intitulées : «La société post-almohadienne»,
«La renaissance», «Le chaos du monde musulman moderne», «Le chaos du monde occidental», «Les voies
nouvelles», «Les prodromes du monde musulman» et une conclusion, «Le devenir spirituel de l’islam». Si les
Les conditions de la renaissance (1949) a été écrit «pour faire ressortir les conditions que l’individu doit offrir
au développement d’une civilisation», Vocation de l’islam se propose d’«étudier l’évolution moderne du monde
musulman en signalant les rapports effectifs ou possibles de cette évolution avec le mouvement général de
l’histoire humaine». L’auteur se demandait dans les derniers paragraphes des Conditions de la renaissance :
«Notre époque peut-elle enfanter une civilisation qui soit celle de l’humanité et non celle d’un peuple ou d’un
bloc ?»
Il répond ici avec la certitude que c’est l’unique alternative restant à l’humanité qui a échappé par deux fois à la
catastrophe en un quart de siècle, mais ne survivra pas à une troisième où sera forcément utilisé l’arsenal
nucléaire : «La technique a aboli l’espace, il n’y a plus entre les peuples que la distance de leurs cultures… La
science a aboli les distances géographiques entre les hommes mais des abîmes subsistent entre leurs
consciences. Ainsi, les faits et les idées se contredisent. La terre est devenue une boule exiguë, extrêmement
inflammable, où le feu qui prend à un bout peut se propager instantanément à l’autre bout. Il n’est plus possible
de diviser les problèmes et les solutions, de faire de l’européanisme d’une part, et du colonialisme de l’autre…
Ainsi commence une page nouvelle de l’histoire qui a pour titre : l’humanité doit être une ou cesser d’être.»
Dans un article daté du 11 novembre 1949, «Ruptures et contacts nécessaires», il écrivait, cinq ans avant la
parution du livre : «Désormais notre pensée est en contact avec deux axes : celui le long duquel s’écoule la
spiritualité islamique, et celui le long duquel circule la technicité cartésienne. Il faut faire les évaluations
nécessaires à notre renaissance sur ces deux axes à la fois… Sans doute, une plus large synthèse s’imposerait
encore quand on trouvera un axe commun pour la pensée humaine. Car notre destin doit se réaliser désormais
dans un sens planétaire, chacun devant réaliser en lui “l’omni-homme”, selon le mot de Dostoïevski, ou le
“citoyen du monde” selon la formule de Garry Davis.»
Le titre de l’ouvrage soulève beaucoup de questions, celles-là mêmes qui se posent à nous trois quarts de siècles
plus tard : quelle place pour l’islam et les musulmans dans le monde ? Comment être musulman et vivre en
harmonie avec les autres nations, cultures et religions ? L’islam est-il condamné à n’être que vainqueur ou
vaincu ? N’y a-t-il pas pour lui d’autre sort que de poursuivre son chemin en solitaire en attendant que les autres
se soumettent à son culte et adoptent sa vision du monde ? Le problème n’est-il pas dans cette vision elle-même
?
Bennabi ne pose pas littéralement ces questions dans ce livre mais elles sont sous-jacentes ; on devine qu’il les a
souvent posées. L’échec de la «Nahda» a achevé de le convaincre qu’un sort isolé n’est plus possible pour le
monde musulman. D’un autre côté, le désordre moral de l’Occident n’appelle à aucun compromis. L’homme
occidental lui apparaît comme inachevé spirituellement et l’homme musulman comme inachevé
sociologiquement. Il est devant une thèse et une antithèse dont il veut faire surgir une synthèse qui serait la
perspective mondialiste, mot qu’il est peut-être le premier à employer et dont a dérivé le concept de
mondialisation. Il emploie d’ailleurs l’expression «processus de mondialisation» dès 1949. Celle-ci ne lui
apparaît pas comme une gigantesque opération de fusion-absorption des nations, mais un système multilatéral à
inventer collégialement. Nous en sommes toujours loin.
Pour lui, les musulmans ne peuvent pas espérer concurrencer l’Occident dans les domaines de la science, de la
technologie ou de la puissance. Ils doivent trouver dans une sorte de division historique du travail leur
spécialisation. Or, au regard de leurs «avantages comparatifs révélés», cette spécialisation ne peut trouver à
s’appliquer que dans le domaine de la spiritualité, de la morale, des valeurs humaines. Cette mission est
toutefois incompatible avec l’état de leur développement social et politique. Ils doivent au préalable se réformer
mentalement, politiquement et économiquement pour se hisser au rang de nations développées et espérer
devenir des exemples à suivre. Ce rôle spirituel, c’est d’abord celui du «témoignage». La mission de témoigner
est la première à être assignée à l’islam et aux musulmans et Bennabi lui-même ne s’est défini que comme tel.
Toute son œuvre se veut une souscription à cet impératif moral et c’est pourquoi notamment il a donné à son
autobiographie le titre de Mémoires d’un témoin du siècle : «L’histoire commence avec l’homme intégral,
adoptant constamment son effet à son idéal et à ses besoins et accomplissant dans une société sa double mission
d’acteur et de témoin… Le monde musulman n’est pas un groupe social isolé, susceptible d’achever son
évolution en vase clos. Il figure dans le drame humain à la fois comme acteur et comme témoin. Cette double
participation lui impose le devoir d’ajuster son existence matérielle et spirituelle aux destinées de l’humanité.
Pour s’intégrer effectivement, efficacement à l’évolution mondiale, il doit connaître le monde, se connaître et se
faire connaître, procéder à l’évaluation de ses valeurs propres et de toutes les valeurs qui constituent le
patrimoine humain.»
Ils sont rares les penseurs musulmans à avoir tenté d’analyser en profondeur la civilisation occidentale, se
répandant pour la plupart en jugements d’ensemble approximatifs ou en anathèmes dévalorisants. Beaucoup de
figures musulmanes ont, au cours des deux derniers siècles, résidé un temps plus ou moins long en France, en
Grande-Bretagne, en Allemagne ou aux Etats-Unis. On peut citer Rifaa Tahtaoui et Ayyad at-Tantawi, Djamel-
Eddine al-Afghani, Mohamed Abdou, Mustapha Kamel Pacha, Taha Hussein, Mohamed Iqbal, Sayed Qutb…
Ils ne sont pas revenus de leur séjour avec les mêmes conclusions ni tiré les mêmes enseignements que Bennabi.
Aucun Oriental n’a mieux que lui saisi la mesure de l’âme occidentale, compris ses ressorts internes ou en a
parlé comme il l’a fait.
Parmi ceux qui ont relaté leur expérience dans des livres on peut évoquer les Egyptiens Rifaâ at-Tahtawi(2) et
Ayyad at-Tantawi(3), le Syrien Faris ach-Chidiyaq(4) ou encore le Tunisien Kheireddine Pacha(5). Bennabi est
celui qui aura le mieux connu l’Occident parce qu’il l’a «éprouvé» et non côtoyé un temps ou contemplé de
l’extérieur. Il est entré profondément dans ses entrailles par ses études, son mariage, ses fréquentations, ses
lectures et la durée de son séjour en France. Les deux civilisations l’ont interpellé par leurs implications sur sa
vie et sa pensée puisqu’il a évolué constamment en elles et entre elles. Vocation de l’islam est, dans l’œuvre
bennabienne, le lieu de comparaison par excellence des deux civilisations. On le voit dès son arrivée en France
en 1930 sonder l’âme française, analyser ses idées et réfléchir sur son attitude à l’égard des musulmans : «En
s’implantant dans le monde musulman vers le début du siècle dernier, l’Européen n’apportait de la morale
chrétienne que certaines dispositions de son âme, de cette âme belle pour qui la regarde de l’intérieur, du point
où convergent ses vertus centripètes, mais qui restera fermée et imperméable aux musulmans. En effet, du
dehors, c’est-à-dire dans ses contacts réels avec le monde musulman, l’âme chrétienne est surtout celle du
colonisateur qui, avant d’embarquer pour les côtes barbaresques, les Indes ou les îles de la Sonde, a entendu
parler au cours des veillées familiales au coin du feu d’Eldorados fabuleux.»
Il reproche à la civilisation européenne d’avoir arriéré les peuples placés sous sa domination. Malgré leur
infériorité militaire, économique, scientifique et sociale, les musulmans ne se sont pas résignés à admettre la
supériorité morale de l’Occident : «Il n’y avait pour le monde musulman sur ce plan aucun complexe
d’infériorité, c’est-à-dire aucune provocation à se ressaisir, à repenser sa foi. Et il semble qu’on puisse attribuer
l’apathie morale des peuples musulmans méditerranéens en grande partie à cette sorte d’orgueil béat, à cette
suffisance concernant leur religion qu’ils mettaient implicitement en comparaison avec une espèce colonialiste
du christianisme.»
Le monde musulman et l’Europe sont d’anciens voisins. Ni le premier ne s’est converti au christianisme (avant
l’apparition de l’islam) ni le second n’a accepté la présence de l’islam chez elle. Ils se sont affrontés dans la
Reconquista, les Croisades et durant la colonisation. La civilisation occidentale a voulu imposer son hégémonie
au monde musulman qui n’avait à lui opposer qu’une «renaissance» illusoire. Le contact entre les deux entités
culturelles a été renoué au moment où l’une était à son apogée et l’autre à son périgée ; au moment où l’une
était devenue colonisable et l’autre colonisatrice.
De ce nouveau face-à-face est sortie l’histoire du XXe siècle avec son cortège de douleurs, d’incompréhensions
et de drames. Bennabi a réalisé l’essentiel de son œuvre entre 1947 et 1962, c’est-à-dire sous l’occupation
coloniale. C’est donc en connaissance de cause qu’il parle de la «mission décivilisatrice» du colonialisme dont
il a pâti dans sa vie personnelle, familiale et intellectuelle. Il a vécu dramatiquement la condition d’«indigène»
qui lui était faite, lui l’esprit remarquable et, ayant vécu de l’intérieur le phénomène colonial, il ne pouvait que
le décrire et le condamner. Dans les Conditions de la renaissance, il récuse la comparaison fréquemment faite
par les orientalistes entre les conquêtes musulmanes et le colonialisme : «Historiquement, la colonisation est
une régression dans l’histoire humaine. C’est un retour à l’âge romain après l’expansion de l’Empire musulman
qui fut cependant une expérience d’un nouveau genre dans l’histoire. En effet, ni le Sud de la France, ni
l’Espagne, ni l’Afrique du Nord n’ont été les “colonies” de l’Empire musulman mais ses provinces au même
titre que la Syrie ou l’Irak. Partout les chrétientés et les juiveries locales ont quand même subsisté librement,
même avec toute la latitude pour un moine comme Gerbert de se former à la science musulmane, de devenir le
pape Sylvestre II et le promoteur de la première croisade»(6). Dans un article de 1953 intitulé «L’anti-islam», il
écrit : «Toute l’histoire de l’expansion musulmane ne comporte pas un seul ratissage ou un seul meurtre
d’enfant ordonné par une autorité supérieure(7).» Dans deux autres publiés sous le titre de «La troisième
perspective» (1 et 2)(8), il explique qu’il existait jusque-là deux perspectives pour un pays qu’une armée
étrangère envahit : l’occupation temporaire qui cesse avec la fin de l’état de guerre et l’annexion pure et simple.
Dans le premier cas, le pays garde sa personnalité et ses biens ; dans le second, il est fondu sur des bases
égalitaires dans la communauté que le vainqueur et le vaincu finissent par former. La colonisation est par contre
une «troisième perspective» que l’histoire doit essentiellement à l’Europe. Elle consiste en «une mise sous-
séquestre de toutes les ressources au projet du seul colon. L’habitant du pays, comme cela s’est vu en Algérie,
est spolié de ses biens, déchu de sa nationalité perdue, soumis à une juridiction spéciale qui restreint sa vie dans
tous les domaines».
Il dévoile le machiavélisme du colonialisme qu’il montre en action en Algérie à l’instigation d’hommes comme
Louis Massignon, un personnage auquel sera consacré un épisode de cette série en raison du rôle qu’il a joué
dans la vie de Bennabi : «En face du modernisme — du tajdid — il va dresser un archaïsme artificiel comme
une scène de théâtre où les figurants, marabouts, pachas, âlems ou universitaires truqués devront jouer la scène
de la ‘‘tradition islamique’’, tradition qui devient le mot d’ordre de toute la politique coloniale... En face de
l’effort réformiste, on voit se dresser un obscurantisme tapageur et des mythes disparus. Parce que le
colonialisme veut inlassablement réédifier le panthéon ruiné du maraboutisme, on promènera dans certaines
capitales des figurines momifiées, tirées du moyen-âge post-almohadien pour figurer dans la scène rétrospective
de la politique indigène l’“islam traditionnel”… Quoi qu’il en soit, c’est par de tels moyens de déviation, de
corruption, de falsification, que le colonialisme entend faire de la “politique coloniale” et se rend ainsi
responsable d’une grande part du chaos du monde musulman… L’œuvre coloniale est un immense sabotage de
l’histoire.»
Il n’a jamais douté de la fin inéluctable du colonialisme qu’il entrevoyait indépendamment de ce qui se passait
dans le monde : «Le monde actuel est un produit de l’inévitable désintégration du monde colonialiste et
colonisable que nous connaissions il y a dix ans… Le colonialisme n’est plus compatible avec les conditions
d’une existence internationale qui ne saurait avoir pour base la force. La conscience universelle le condamnera
solennellement comme cause de troubles, de régression et de guerre.» Il ne dénie pas néanmoins tout rôle positif
à la civilisation occidentale : «En faisant craquer de toutes parts l’ordre social dans lequel végétait l’homme
post-almohadien, en lui ravissant les moyens de végéter paisiblement, l’activisme de l’Européen lui donnera une
nouvelle révélation de sa valeur sociale.
L’homme de l’Europe a joué à son insu le rôle de la dynamite qui explose dans un camp de silence et de
contemplation. L’homme post-almohadien, comme le bouddhiste de Chine et le brahmaniste de l’Inde, s’est
senti secoué et finalement réveillé.» Bennabi n’a pas pensé les seuls problèmes du monde musulman mais ceux
du monde en voie de globalisation qu’il voyait sortir de la Seconde Guerre mondiale avec ses promesses et ses
contradictions. Il voyait le dénouement de ces dernières dans la mise en place d’une «convivenci» (ce mot n’est
pas de lui) universelle où cohabiteraient dans un cadre global les différentes cultures, nations et religions. S’il
n’est pas le premier à déceler dans le travail de l’histoire la tendance au mondialisme, il est par contre le
premier à situer l’islam dans cette perspective et à vouloir l’y installer.
L’ouvrage est reçu dans les milieux universitaires français comme une importante contribution à la
connaissance du monde musulman. Des revues et des signatures prestigieuses lui consacrent des présentations
et des analyses. L’essai impressionne par la rigueur des vues, la puissance du verbe, la nouveauté de l’approche
et surtout le ton serein. C’est, de tous les livres de Bennabi, celui qui sera le plus traduit dans le monde et le plus
cité dans les travaux sur l’islam. André Robert écrit dans la revue Esprit de décembre 1954 : «Le livre de M.
Bennabi est plus riche que du seul savoir bien présenté. C’est un effort probe et clairvoyant pour décanter la
problématique interne de l’islam, un examen de conscience mené avec le regard du chirurgien et qui répond à
un pressant souci d’efficacité…, savoir façonner la matière en s’appropriant la technique de l’Europe sans
jamais renier les dimensions humaines qui se trouvent au-delà du chiffre, telle est la synthèse que l’auteur
assigne comme devoir du monde musulman…»
Dans la Revue française de science politique, l’historien Roger Letourneau note : «Vocation de l’islam, écrit en
1950 et publié en 1954, montre son caractère intemporel… Le trait qui domine est l’effort loyal et courageux
vers une vue objective de la situation. Bennabi a l’immense mérite de considérer les choses telles qu’elles sont
et non pas telles qu’il voudrait qu’elles soient, et de répudier la psychologie émotive.» Jean-Marie Domenach
trouve Bennabi «admirable en ce qu’il s’élève constamment au-dessus des cris et des lamentations sur les
souffrances immédiates». Un professeur d’économie, Jacques Austruy, publie dans la Revue de l’Institut de
sciences économiques appliquées une étude sous le titre de «Vocation économique de l’islam» dans laquelle il
reprend les thèses développées par Bennabi et cite abondamment son ouvrage. Cette étude deviendra plus tard
un livre, L’islam face au développement économique (Ed. Ouvrières, Paris 1961). Dans un numéro de la revue
Communauté algérienne, un article élogieux est publié où on peut lire : «Ainsi se marque un véritable tournant
peut-être dans l’histoire de la pensée musulmane. L’œuvre de Bennabi n’est pas en effet le fruit d’une
méditation repliée sur elle-même ; elle témoigne d’une noble disposition de l’esprit qui le pousse à étudier de
l’intérieur et avec lucidité aussi bien la société musulmane que la société occidentale, et à chercher à établir
entre elles des rapports nouveaux mais serrés. Je crois qu’une ouverture d’une pareille ampleur ne se retrouve
guère que chez Iqbal et Bennabi. Cette attitude commune aux deux musulmans, le philosophe indien et le
penseur algérien, est due à leur profonde religiosité ainsi qu’à leur double culture». Plus tard, l’orientaliste
Louis Gardet, abondant dans le même sens, écrira : «Sa célèbre Vocation de l’islam le rattachait d’abord au
réformisme contemporain, et surtout peut-être au réformisme musulman indo-pakistanais.» (In Les hommes de
l’islam, Ed. Hachette, Paris 1977). Quand l’éminent historien français Jacques Benoist-Méchin lira en 1960 le
livre, il se procure l’adresse de Bennabi au Caire auprès des Editions du Seuil et lui écrit une lettre trouvée dans
les archives où il lui dit : «Je ne puis vous dire combien je trouve votre ouvrage remarquable et combien il a
élargi ma connaissance du monde islamique. Je l’ai trouvé à la fois clair, émouvant et convaincant. Il m’a donné
une très grande envie de lire vos autres ouvrages, notamment Le phénomène coranique et Les conditions de la
renaissance… Je vous serais très obligé de me dire si on peut encore se procurer ces ouvrages et, dans ce cas, où
il faut s’adresser…» Une dizaine d’années plus tard, Benoist-Méchin, qui aura entre-temps connu
personnellement Bennabi, lui écrira en date du 28 août 1969 pour lui avouer «le plaisir et l’enrichissement que
(j’ai) tirés de (vos) ouvrages et de nos entretiens. Je considère votre œuvre comme une étape de tout premier
ordre dans la rénovation de la pensée islamique… Il m’arrive souvent de relire et de consulter vos livres ; j’y
trouve chaque fois des profondeurs et des résonances insoupçonnées. C’est pour moi un honneur de pouvoir
compter sur l’estime d’un esprit comme le vôtre». On l’ignore en général, mais Vocation de l’islam devait être
complété par une deuxième partie dont nous avons trouvé le manuscrit dans les archives léguées par Bennabi
sous le nom de Vocation de l’islam II. Les plus attentifs à son œuvre peuvent se rappeler avoir lu dans le
premier paragraphe de la conclusion de Vocation de l’islam ces lignes : «Au terme de cette étude, il m’apparaît
clairement qu’il y manque une seconde partie dont le rôle eût été d’éclairer certains aspects essentiels que j’ai
cru devoir laisser de côté.» Il a secrètement comblé ce manque en rédigeant ce texte de 136 pages commencé au
Luat-Clairet le 5 décembre 1951 et achevé le 22 janvier 1952.
Il comporte une introduction de 11 pages, deux parties principales («Esotérisme du monde moderne» et «Le
monde nouveau») et une conclusion de deux pages. La première partie se subdivise en seize chapitres intitulés :
«Arcanes du monde moderne», «Sens de la diaspora», «Le Juif en Europe», «La légende du Juif errant», «Le
Juif intellectuel», «Le Juif citoyen», «Le Juif ‘’moderne’’», «Le Juif doctrinaire», «Le Juif mondial», «Le Juif
jette le masque», «La fin d’une époque», «La guerre», «Stratégie de la prochaine guerre», «Neutralisme
musulman», «Neutralisme musulman et diplomatie occidentale» et «Conséquences internationales du
neutralisme musulman». La seconde partie, beaucoup plus courte (30 pages sur 136) se subdivise, elle, en cinq
chapitres : «Le problème d’une civilisation», «Choc en retour de la guerre», «Planisme et prosélytisme», «Le
plan musulman» et «Fraternité et fraternisation». Nous avons donc affaire à un livre complet, écrit en six
semaines, qui pourrait être, compte tenu de son sujet, celui annoncé par Bennabi sous le titre de Le problème
juif.
Dans cet inédit, il estime que les facteurs qui ont conduit le monde aux deux guerres mondiales, à la création de
l’Etat d’Israël et à la guerre froide ne sont pas tous connus des hommes. Les facteurs «ésotériques» doivent être
révélés aux générations futures afin qu’elles édifient le monde nouveau sur des bases saines : «Pour comprendre
un monde, il ne s’agit pas de le saisir dans ses apparences, mais dans son âme. Ses manifestations apparentes ne
sont le plus souvent que les effets d’une lampe magique qui projette sur l’écran de l’histoire des scènes
apprêtées. Ce qui importe, c’est l’intelligence et la main qui font cette histoire factice. Ce qui importe, c’est la
force créatrice qui est derrière ces manifestations, la cause de ces effets : la force qui ramène la multiplicité
apparente que nous constatons à une unité fondamentale imperceptible au regard commun, invisible à l’œil
intelligent, inaccessible à la pensée qui ne sait pas penser.»
Cet homme, ces pensées, ces propos sont de ceux pour qui l’histoire «officielle» n’est souvent qu’un maquillage
de la réalité et de la vérité. Bennabi plaint les «innocents historiens qui ne voient dans le monde que ce qui est
visible, luisant et bruyant, c’est-à-dire toutes ses apparences, mais rien de sa réalité qui est plutôt ombre et
silence… L’histoire réelle du monde moderne reste à faire car on n’a fait jusqu’ici que son histoire apparente».
S’agissant de la vocation de l’islam, il précise nettement sa pensée dans ce manuscrit : «Il ne s’agit pas de
dominer le monde, mais de le sauver… Il ne s’agit pas de vaincre les hommes, mais de les convaincre...
Jusqu’ici, l’islam a gagné du terrain à la manière du chiendent, comme une plante sauvage. Mais il a mis
quatorze siècles pour occuper l’espace qu’il occupe actuellement. Dans l’avenir il s’agirait au contraire de le
planter soigneusement, scientifiquement, afin qu’il rayonne selon un processus déterminé, tenant compte de
tous les facteurs favorables et défavorables liés à ce rayonnement.»
N. B.

1) Ces articles seront pour les uns remaniés et pour les autres réécrits avant de devenir les chapitres que l’on
connaît de Vocation de l’islam. Ils ont été publiés par la RA sous le titre de «Avant-propos à Infrasctructure du
monde musulman moderne» (14-4-1950), L’exemple des précurseurs de la renaissance (10-11-1950 ; 17-11-
1950 ; 1-12-1950 et 8-12-1950), et A la veille d’une civilisation humaine ? (6-4-1951 ; 13-4-1951 ; 1-6-1951 et
29-6-1951), et Le devenir spirituel de l’islam (19 et 26-10-1951). Les chapitres publiés par le JM sont : Les
voies nouvelles (29-5-1953), Le phénomène cyclique (12-6-1953) et Premier contact Europe-Islam (18-6-1954).
2) Takhlis al-Ibriz fi talkhis Bariz (1834).
3) Tuhfat al-adhkiya bi akhbar bilad Russya (1850).
4) Auteur d’un livre sur l’Angleterre en 1855 et d’un autre sur Malte en 1899.
5) Auteur d’un livre sur la France édité en 1867.
6) Gerbert d’Aurillac, pape français, est le premier à avoir introduit les chiffres arabes en Europe au Xe siècle.
7) La RA du 11 septembre 1953.
8) La RA des 13 et 20 novembre 1953.

Pensée de Malek Bennabi (5) «L’afro-asiatisme»

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Où est Bennabi en novembre 1954, alors que s’ouvrent une des plus importantes phases de l’histoire de
l’Algérie et une des luttes de libération les plus marquantes du XXe siècle ? Quand il sort des presses du Seuil
en septembre 1954, Vocation de l’islam comporte une note en bas de page où l’auteur évoque un «tout récent
voyage en Orient». Il vise l’égypte, puisque dans L’afro-asiatisme qui paraîtra un an après il rapporte qu’il a
assisté au défilé militaire du 2 juillet 1954 au Caire. Il existe aussi une photo datant du même mois le montrant
aux côtés du général Naguib et des colonels Nasser et Sadate, chefs du mouvement des «Officiers libres» qui a
renversé la monarchie en égypte deux ans plus tôt. Nous avons trouvé dans les archives léguées par Bennabi des
lettres échangées avec son compagnon de vie, l’ingénieur-agronome Salah Ben Saï et les cheikhs Larbi
Tébessi, Abderrahmane Chibane et Cheikh Kheireddine établissant qu’en novembre 1954 il est au Luat-Clairet
(Normandie).
Le 11 février 1955 est publié dans La République algérienne son dernier article de l’ère coloniale, «Lettre
ouverte à Borgeaud», une semaine après la chute du gouvernement Mendès-France. Bennabi y fustige ce pilier
du colonialisme en Algérie opposé à la politique d’ouverture du leader socialiste dont il a fomenté la chute.
Ses Carnets (journal intime) nous apprennent qu’en juillet 1954, à l’occasion de son premier voyage en égypte,
il s’est rendu à l’ambassade de l’Inde au Caire pour exposer à l’ambassadeur le projet d’un livre portant sur
l’«afro-asiatisme» et écrit : «Il fut d’accord pour que son gouvernement prenne sous son égide la publication du
livre une fois qu’il sera rédigé.» Il en commence la rédaction le 11 octobre 1955 et prévoit de l’intituler l’afro-
asiatisme : ébauche d’une doctrine. Le plan initial comprend une introduction, trois parties et une conclusion.
Les trois parties ont pour titre : I- Dans la crise, II- Auto-création de l’afro-asiatisme, III- Action de l’afro-
asiatisme. Il est dédicacé au président Jawaherlal Nehru, «en hommage à l’homme de la paix, au héros de la
non-violence». La préface est datée du 3 décembre 1955 et comprend une citation de Nietzsche : «Ecris avec le
sang et tu apprendras que le sang est esprit.»
Une autre source, Note sur la vie de Malek Bennabi de Salah Ben Saï, nous apprend que Bennabi entretenait
une correspondance avec le Pandit Nehru qui l’aurait invité en 1955 à venir présenter en Inde L’afro-asiatisme.
Salah Ben Saï écrit dans cette «note» : «En avril 1956, Bennabi décide de se rendre à l’invitation de l’Inde et me
demande de l’accompagner. Nous partons pour le Caire, première étape de notre voyage… A la suite d’un
concours de circonstances, le voyage en Inde est annulé et Bennabi décide de s’installer provisoirement au
Caire.»
Dans la version originale de La lutte idéologique dans les pays colonisés en langue française Bennabi confirme
cette information, à savoir qu’il avait en tête d’écrire L’afro-asiatisme près d’une année avant la tenue de la
conférence de Bandoeng qui s’est tenue en avril 1955 en Indonésie : «L’idée de ce travail était née dans mon
esprit avant la conférence de Bandoeng. J’en avais entretenu un an auparavant le représentant diplomatique
d’une grande nation asiatique, exactement en juillet 1954. Cet entretien avait pour sujet l’étude que je me
proposais de faire sur les conditions générales d’un front neutraliste indépendant des deux Blocs.»(1)
La conférence de Bandoeng a été précédée de la formation du groupe arabo-asiatique lors des débats à l’ONU
sur l’indépendance de l’Indonésie en 1945. En 1949, ce groupe comptait déjà dix-neuf membres. Ils se
réunissent à Colombo en avril 1954 et posent le principe d’une conférence afro-asiatique.
En 1955, les équilibres mondiaux donnent l’impression d’être brusquement remis en cause : dans le jeu de la
politique mondiale, le tiers-monde fait une entrée sensationnelle avec la conférence de Bandoeng qui s’est
ouverte en avril 1955 en présence des figures emblématiques du Tiers-Monde : Nehru, Nasser, Chou En Laï,
Soekarno… La réunion est en soi un événement spectaculaire. Pour la première fois dans l’histoire, les deux
continents les plus peuplés du monde se réunissent pour définir une ligne de conduite face aux deux
superpuissances qui s’affrontent dans la guerre froide. L’Europe y voit un encerclement par l’URSS. Au profit
et au détriment de qui va pencher la balance ? Ce sera le neutralisme.
Bennabi, lui, y voit la chance d’ériger non pas un troisième bloc mais une civilisation afro-asiatique. Il trouve là
un champ d’application aux idées mondialistes sur lesquelles s’était terminé Vocation de l’islam et saute sur
l’occasion : «Il n’est plus possible de gouverner le monde avec une science moderne qui projette l’humanité
dans l’âge atomique, et une conscience médiévale qui prétend le maintenir dans les structures particulières qui
ont engendré la colonisabilité et le colonialisme.» Le bond à accomplir doit se faire de l’ordre technique à
l’ordre éthique.
Notant que sur les pays présents à Bandoeng quatorze sont musulmans, il est conduit à réfléchir sur le rôle que
pourrait jouer l’islam dans la nouvelle donne et écrit : «L’islam est désigné pour être le pont entre les races et
les cultures, un facteur de cristallisation, un élément essentiel de catalyse dans la synthèse d’une civilisation
afro-asiatique aujourd’hui, d’une civilisation universelle demain.» Il cherchait une vocation à l’islam ? Il la
trouve dans l’actualité même : les relations internationales résultant de la guerre froide lui donnent l’opportunité
de montrer ses capacités de géopoliticien d’envergure mondiale.
L’ouvrage qui est de la même veine que Vocation de l’islam sort au Caire en novembre 1956 avec une dédicace
au président Nasser, «l’homme en qui s’incarne une double révolution, politique et psychologique, marquant
dans le monde musulman l’avènement de la direction technique qui saisit des mains des directions
démagogiques la barre de l’Histoire».
Il se compose d’un avant-propos de quelques lignes daté du 6 novembre 1956, d’une introduction et de trois
parties : «L’homme afro-asiatique dans le monde des grands» (subdivisée en trois chapitres), «Edification de
l’afro-asiatisme» (subdivisée en 6 chapitres), et «Vocation de l’afro-asiatisme» (subdivisée en 3 chapitres). La
version arabe sort en décembre et est préfacée par le président égyptien Anouar Sadate.
Le livre s’ouvre sur le procès de la politique européenne : «Il est incontestable que depuis deux siècles le monde
a vécu sous l’empire moral et politique de l’Europe. Les problèmes auxquels ni la politique ni les deux guerres
mondiales n’ont pu apporter de solutions efficaces résultent de cette haute direction européenne sur les affaires
humaines. Le foyer de la crise se trouve dans la conscience européenne elle-même. Il se situe dans son rapport
avec le drame humain. Ceci revient à dire que la crise tient moins de la nature des problèmes que de leur
interprétation ; qu’il ne s’agit pas d’une crise des “moyens”, mais des “idées”. Toute politique, pour être
efficace, doit adapter ses moyens à une certaine conception de l’ordre humain.» Il entrevoit la possibilité d’une
dynamique intercontinentale et souhaite qu’elle soit l’amorce de l’intégration mondiale.
On devine à la lecture du livre qu’il l’a écrit rapidement, fiévreusement. L’ouvrage fourmille de références, de
faits, de notes, de documents dont il aurait pu se passer tant on devine l’homme en phase avec un moment de
l’Histoire qu’il veut chevaucher et forcer à aller dans la direction qu’il souhaite, qu’il croit possible et peut-être
même nécessaire.
Il est stimulé au plus haut point, on sent l’excitation du penseur devant des circonstances favorables à la mise en
œuvre de ses vues grandioses de visionnaire qui voit plus loin que les autres, plus loin que les stratégies en
action dans le monde : c’est Marx devant la formation de l’Internationale ou la révolution de 1848 en France.
Le monde de l’après-guerre pensait, avec la Charte de l’Atlantique, déboucher sur un nouvel ordre international
: «Mais le danger passé, on se contenta de s’installer dans les ruines de l’ancien… En 1945, on se retrouvait
dans les mêmes dispositions qu’en 1919… Le “monde civilisé” qui n’avait pas modifié ses conceptions
exotiques à l’endroit du “monde indigène” ne pouvait pas modifier à son égard sa ligne politique… En fait, ce
qui s’est répété en 1919 et 1945, ce n’est pas l’histoire, mais la tentation du monde occidental de la refaire à son
profit… Toute la vie internationale est dominée par la “volonté de puissance” qui est inséparable de la
civilisation du XXe siècle. C’est une norme de la psychologie occidentale, une norme qui marque le retard
moral de l’homme d’Occident… L’Europe, projetée dans le monde par sa technique qui la contraint à la
cohabitation et au voisinage, est ramenée constamment par sa morale aux bases de départ idéologique de son
entreprise coloniale… La volonté des “Grands”, avec le droit de veto dont ils disposent dans les discussions
internationales, se traduit en fait comme le contre-courant de l’histoire.»
Bennabi est conscient de la disparité et de la diversité qui caractérisent les pays présents à Bandoeng : «Une
synthèse ne peut résulter des éléments rassemblés à Bandoeng s’il n’y a pas les conditions d’une catalyse : le
facteur qui crée le phénomène bio-historique.» Il commence par rejeter la possibilité d’un afro-asiatisme lié à
des données de race ou de langue. Les civilisations ne reposent pas sur ces données, ni même sur les nations.
Par contre, la culture et la géographie y jouent une place importante. Il cherche les bases culturelles de l’afro-
asiatisme et en exclut d’emblée le ressentiment anticolonialiste et la haine de l’Occident : «Il ne s’agit pas
d’arracher le monde au mépris des Grands pour le livrer à la haine des petits…» Il croit trouver ces bases dans
le principe moral de la non-violence proposé par Gandhi.
Toutes les croyances étant représentées à la conférence, il considère qu’«une telle diversité peut fournir les
éléments nécessaires pour dresser un socle solide à la paix et jeter les bases spirituelles et technologiques d’une
civilisation de l’homme afro-asiatique». Dans son esprit, l’afro-asiatisme n’est pas une fin en soi : «Il n’est
qu’une étape nécessaire, le premier degré d’un monde se réalisant à l’échelle planétaire…Il est une certaine
phase du mondialisme… La puissance technique a rendu le monde petit, il faut maintenant le rendre habitable.»
Il exclut tout risque que le regroupement des vingt-neuf pays représentant un milliard et demi d’hommes puisse
déboucher sur un bloc menaçant l’Europe ou les Etats-Unis, contrairement à ce que redoutait la presse de
l’époque qui écrivait : «Tout le monde sait ce qui doit arriver entre l’Asie et l’Occident, entre le Jaune et le
Blanc… Le monde entier comprend que la crise la plus grave de la destinée de la population du globe est sur le
point de se produire. Une combinaison afro-asiatique dirigée contre l’Occident.»(2)
Averti de ces jugements hâtifs et de leur dangerosité, Bennabi met en avant une autre perception : «En tant
qu’expression d’un certain particularisme, l’afro-asiatisme pouvait se voir interprété comme une hégémonie en
puissance comme il arrive à un particularisme raciste ou nationaliste de l’être. Mais sa structure idéologique ne
laisse pas place à une telle interprétation. Se trouvant du fait de ses origines aux confluents des courants
spirituels les plus divers et en particulier de l’islam et de l’hindouisme, il ne saurait en conséquence se
transformer en une idéologie monolithique soutenant quelque “volonté de puissance” incarnée par un
“Führer”… Par leur nature même, les problèmes exposés à la conférence afro-asiatique n’appellent pas des
solutions de puissance mais des solutions d’existence, et par conséquent ne postulent pas une culture d’empire
mais une culture de civilisation.» C’est dans un article de la série «A la veille d’une civilisation humaine ?»(3)
que Bennabi parle pour la première fois de culture d’empire et de culture de civilisation en s’inspirant de la
comparaison de Spengler entre l’«âme grecque» et l’«intelligence romaine».(4) Il catalogue l’Occident comme
culture d’empire et écrit : «Une culture qui ne peut se déterminer que selon le plan des “causes” peut sans doute
agir à perte de vue sur la matière : créer la bombe atomique ou la fusée interplanétaire. Mais cela ne veut pas
dire qu’elle réalisera dans la même mesure “la condition humaine”, laquelle se définit davantage par des
aspirations, des buts, un destin, c’est-à-dire par des “fins” plutôt que par des “causes”… Le cartésianisme a mis
à la culture une œillère — la causalité — qui l’empêche de voir toute la perspective métaphysique de la finalité
de l’homme, engendrant ainsi l’homme-outil ou le robot-savant. D’autre part le colonialisme lui a mis une autre
œillère, celle-ci masquant la dignité de l’homme dans lequel on ne voit plus que l’indigène, et empêchant en
conséquence de voir l’unité organique du monde actuel issu de deux guerres qui ont enfanté le “mondialisme”
dont l’ONU n’est qu’une modeste préfiguration. Et les deux causes se conjuguent pour en faire une culture
d’empire plutôt qu’une culture de civilisation… Précisément, le problème ne se pose pas sous l’angle de
l’“intelligence” mais de l’âme. La civilisation actuelle est en effet assez bourrée d’intelligence et de techniques
pour aller jusqu’à la catastrophe, sans l’aide de personne… Elle y va par son esprit technique qui aggrave ses
contradictions en posant pour la première fois dans l’histoire humaine une équation inouïe : surproduction et
surabondance égalent chômage et misère.»
Par l’éducation qu’il reçoit à la base et les idées reçues dans lesquelles il est élevé, l’Européen est voué, pense
Bennabi, à rester prisonnier de la culture d’empire : «C’est la culture maternelle même qui pèche en Europe et
fausse chez l’individu, dès son enfance, sa conception du monde et de l’humanité. L’histoire et la civilisation
commencent pour lui à Athènes, font un ricochet à Rome, disparaissent soudain pendant plus d’un millénaire, et
réapparaissent brusquement à la Renaissance, à Paris ou à Londres. Avant Athènes, qu’y avait-il ? Du vide.
Entre Aristote et Descartes, qu’y a-t-il ? Du vide… C’est cette optique qui fausse d’emblée l’humanisme
occidental.»(5)
Quelque chose qui soit une sorte d’empire afro-asiatique apparaît à Bennabi comme proprement impensable. Il
le voit plutôt comme un «no man’s land spirituel» entre les deux blocs, fondé sur l’islam et l’hindouisme, ce qui
l’empêchera de se cristalliser en bloc monolithique susceptible de servir de base à une œuvre de domination :
«L’afro-asiatisme se présente à son point de départ comme un système de forces morales, intellectuelles, de
forces sociales, économiques et politiques... Les religions se prêtent difficilement à servir pour moyens à de
telles fins. Par conséquent, il n’y a pas lieu de rechercher la cohésion et la cohérence, ni dans un principe unique
ni dans un syncrétisme religieux… Dans son aboutissement, en tant que civilisation, il devra représenter la
synthèse de toutes ces forces. Il doit fonder son éthique sur un principe qui ne saurait être d’essence
religieuse… Dans cette dualité (islam-hindouisme), il ne saurait s’agir non plus d’une tentative de syncrétisme,
mais d’un pacte moral entre l’islam et l’hindouisme pour assumer une même vocation terrestre. Il ne s’agit donc
pas de renouveler la vaine tentative de l’empereur Akbar qui avait voulu, au XVIe siècle, fonder son empire en
Inde sur un syncrétisme islamo-hindouiste.»
Cette idée est ancienne chez Bennabi qui citait dans un article de 1949 le savant musulman Biruni, dans lequel il
voyait «un intermédiaire entre la pensée hindoue et la culture méditerranéenne».(6) En effet, Ibn Ahmad Biruni
(973-1050), qui a accompagné l’expédition qui a ouvert à l’islam le Pendjab et le Cachemire, a vécu en Inde où
il a appris le sanskrit et traduit les «Upanishad» en arabe. Il est l’auteur du Livre sur l’Inde et d’une Chronologie
des anciens peuples où il développe une philosophie calquée sur les cycles hindous (les yugas). Bennabi s’est
intéressé très tôt à la pensée védique dont il avait une large connaissance et avait une grande admiration pour le
Mahatma Gandhi auquel il a rendu un hommage appuyé dans ses écrits.
Il faut relever que Toynbee, après Bennabi, verra dans le rapprochement entre l’islam et l’hindouisme une
possibilité d’évolution spirituelle pour l’humanité. Parlant des présentations de la réalité ultime qui transcende
l’univers telles que les donnent l’hindouisme et l’islam le penseur anglais conclut : «Je pense qu’elles ne
s’opposent pas mais se complètent, ajoutant l’une à l’autre. L’hindouisme transmet à la fois l’unité et la variété
de la réalité transcendante… Il semble probable que le genre humain ait besoin des deux présentations à la
fois.»(7) Bennabi et Toynbee étaient contemporains. Le premier est mort en 1973 et le second en 1975. Selon
Allan Christelow, spécialiste de Malek Bennabi (et auteur de l’introduction à mon livre L’islam sans
l’islamisme : vie et pensée de Malek Bennabi, Ed. Samar, 2006), les deux hommes auraient pu, ou se seraient
effectivement rencontrés en 1960 à l’occasion d’une visite de Toynbee au Caire où résidait Bennabi. Mais nous
n’avons pas trouvé mention dans les Carnets ou les archives de Bennabi d’une telle rencontre.
Le rôle qu’il assigne à l’islam dans la mondialisation, sa vocation dans l’histoire, Bennabi les déduit
essentiellement de son caractère intermédiaire : «L’islam, c’est le pont jeté dans l’histoire entre les civilisations
de l’Antiquité et la civilisation actuelle. Sa civilisation s’insère entre la pensée empirique de l’Antiquité et la
pensée scientifique moderne.»(8) Vers la fin de sa vie, il croit encore à cette possibilité et procède même à une
répartition des tâches dans un article, «Spiritualité et socio-économie», où il écrit : «La perspective du monde
fait apparaître de plus en plus l’exiguïté des frontières nationales et la nécessité impérieuse pour l’homme de
s’organiser à l’échelon mondialiste afin de faire face au choc du futur. Cette dernière nécessité suppose que
chaque entité sociologique existante doit extirper tout caractère expansionniste et exclusif à ses particularités
culturelles, idéologiques, politiques et économiques, et doit envisager l’existence d’une autre entité
sociologique sous l’angle d’une complémentarité nécessaire à la résolution maximale de ses contradictions
internes. Dans cette perspective, quelle est la place de l’islam ? L’islam empruntera à l’Occident la technique
une fois qu’il aura fait sa révolution culturelle. Mais l’islam – en vertu de la complémentarité nécessaire – fera
découvrir à cet Occident le côté spirituel des problèmes de l’homme… Il lui fera comprendre qu’à un problème
spirituel, une solution socio-économique exclusive est inefficace.»(9)
Précédant de près d’un demi-siècle Francis Fukuyama, Bennabi est convaincu que «l’histoire est en train
d’apporter son dénouement». C’est cela qui serait véritablement la fin de l’Histoire, selon sa propre expression,
et non la situation mondiale apparue après la chute de l’URSS en 1990.(10) Mais nous ne sommes qu’en 1956.
La lutte idéologique oppose la philosophie libérale à la philosophie marxiste.
Anticipant la «revanche de Dieu», le retour du religieux, Bennabi écrit : «L’esprit religieux banni des doctrines
de l’histoire par la révolution cartésienne et l’œuvre des encyclopédies y revient par des voies rationnelles.»
Prophète de la mondialisation avant la lettre, il achève ce livre de géopolitique dense et émouvant sur cette vue
grandiose de l’avenir : «La réduction de l’espace est devenue un agrandissement de l’homme, l’amplification de
son échelle personnelle. A cette échelle, le monde est devenu sa patrie, son domaine en propre, son espace vital
ordinaire…
A mesure que le pouvoir de l’homme dépasse les échelles locales, ses activités franchissent les frontières
nationales, se croisent, se nouent, se branchent aux “standards” et, ainsi, tissent le réseau de mondialisme qui
s’étend progressivement sur le monde. L’idée même de coexistence est une traduction du phénomène sur les
plans politique et moral.»
Du coup, il dénie tout avenir à des formules de regroupement qu’il juge dépassées. Il avait déjà annoncé dans
Vocation de l’islam que «le monde est en train de se réaliser à l’échelle planétaire, de se totaliser, de totaliser
ses ressources et ses besoins. Il est en passe de réaliser institutionnellement le sens de l’histoire… Le monde
musulman aura donc à tenir compte dans sa propre évolution de ce pas décisif de l’histoire. Les formules
comme le panarabisme et le panislamisme sont désormais désuètes, tout autant que le pan-européanisme qu’on
voudrait ressusciter à Strasbourg… L’unité du monde a toujours été le phénomène essentiel de l’histoire, tandis
que les divisions ne sont que des accidents, des épiphénomènes...».
Lorsque le pape Paul VI publie au début de l’année 1967 une encyclique, Popularumprogresso, Bennabi en fait
le sujet d’un article et y voit «un document de notre époque, un signe essentiel du développement moral d’une
humanité parvenue peut-être à l’avènement de l’omnihomme».(11)
En juin 1967, il écrit : «On se rappelle les espérances qu’elle (la Conférence de Bandoeng) avait fait naître dans
le Tiers-monde et les inquiétudes qu’elle suscita dans le camp impérialiste. En effet, tout l’ancien empire
colonial s’était converti en une ligue anti-impérialiste animée par l’esprit de Bandoeng. Qui plus est, cette ligue
traduisit sa vocation politique d’une façon claire et nette : le neutralisme… Dès lors, on comprend toutes les
raisons que l’impérialisme avait de miner ce rassemblement de peuples du Tiers-monde et tous les efforts qu’il
devait déployer pour y introduire les fissures et les clivages nécessaires à son jeu…». Lorsque l’OUA est créée
en 1960, il y voit une grande manœuvre de la lutte idéologique et note dans le même article : «L’OUA est un
enfant adultérin de l’impérialisme et de l’Afrique, mais d’une Afrique qui l’a enfanté sans savoir même qui était
son père, ni que son enfant était tout simplement venu au monde pour mettre un hiatus entre elle et l’Asie.»
Que reste-t-il du rêve afro-asiatique qui deviendra le mouvement des Non-alignés puis plus rien ? Des
souvenirs-photos. Beaucoup d’argent, de démagogie et de faux espoirs auront été consommés en pure perte.
L’Inde est devenue la plus grande démocratie du monde, la Chine bientôt la première économie du monde et le
monde musulman l’unique ancienne civilisation à ne pas avoir réussi à se rétablir dans des formes modernes et
développées. Les idées géopolitiques proposées par Bennabi n’ont pas abouti non pas parce que la vision était
platonique ou carrément fausse, mais parce qu’il les a supposées applicables dans l’immédiat alors qu’elles ne
se s’imposeront que dans un siècle ou deux car le «mondialisme», sous cette dénomination ou une autre, est une
condition de la survie de l’humanité dans les siècles à venir. Lui, ne l’a pas annoncée comme une échéance mais
comme une finalité. L’échéance peut encore être différée mais elle est inéluctable car appartenant à l’ordre des
nécessités humaines, à la fatalité de l’histoire.
N. B.

1) Bennabi portait un grand intérêt à l’Inde depuis sa découverte de Tagore dans son adolescence. Cet intérêt
grandit avec l’admiration suscitée en lui par l’œuvre morale et politique de Gandhi durant ses années
parisiennes. Adulte, il consacre plusieurs écrits à l’Inde, avant et après la partition, et à ses figures
intellectuelles et politiques. On peut citer parmi ses écrits les articles suivants : «Hommage à l’apôtre de la
non-violence» (Le Jeune musulman du 30 janvier 1953), «Romain Rolland et le message de l’Inde 1 et 2» (le
JM du 26 juin 1953 et du 22 janvier 1954) et «Universalité de la non-violence» (la République Algérienne du
18 décembre 1953). Dans les années cinquante, il se lie à un compagnon musulman de Gandhi qui fut ministre
de l’Éducation, Mawlana Abou-al-kalam Azad (1888-1958). Nous avons trouvé dans ses archives une copie
d’une lettre qu’il a adressée le 29 avril 1956 à Mr Mehar Singh, ministre indien des Affaires étrangères.
2) Article cité par R. Wright in Bandoeng, 1,5 milliard d’hommes, Ed. Calman-Lévy, Paris 1955.
3) La République algérienne du 13 avril 1951.
4) Oswald Spengler : Le déclin de l’Occident : esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle , 2 volumes,
Ed. Gallimard, 1948, d’après une traduction de l’Algérien Mohand Tazerout.
5) «Fondement métaphysique de l’humanisme islamique», la République algérienne du 29 septembre 1950.
6) «La chose et la notion», la RA du 14 octobre 1949.
7) Cf : Survivre : sept questions sur le futur, Ed. Marabout, Paris 1974.
8) «L’Islam, facteur de libération et de désaliénation de l’esprit humain», Que sais-je de l’islam n°1, janvier
1970.
9) QSI, octobre 1971.
10) L’idée de «fin de l’histoire» a pour origine le millénarisme. La pensée marxiste s’en est emparée pour
désigner la mort de Dieu, la fin de l’Etat, la disparition des classes sociales et de la monnaie… Puis elle a été
récupérée par les philosophes et sociologues contemporains qui voient dans la «postmodernité» la fin du
modèle cartésien.
11) «L’encyclique et le tiers-monde», Révolution africaine du 16 avril 1967.

Pensée de Malek Bennabi (6) L’exil et la Révolution (1956-


1963)

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

C’est en découvrant les évènements qui ont jalonné la vie de Bennabi qu’on arrive à saisir l’unité et la
continuité de sa pensée, dater ses idées et comprendre la relation entre les positions qu’il a prises et les faits de
l’Histoire. Le point de départ de sa réflexion sur la civilisation remonte à son adolescence. Elle prend forme
durant son séjour en France où son mariage, ses études, ses lectures et ses fréquentations lui révèlent la
civilisation dans laquelle il s’est trouvé immergé. Sa vie et sa pensée s’emmêlent pour donner son profil
définitif à l’homme. Il s’ensuit une riche moisson de 1947 à 1956, période pendant laquelle il construit le socle
de sa pensée sur la base d’une trilogie formée par Les conditions de la renaissance, Vocation de l’islam et
L’afro-asiatisme.
En Égypte, il va le consolider par une autre trilogie constituée de La lutte idéologique dans les pays colonisés,
Le problème de la culture et Naissance d’une société. On aurait pu y inclure Le problème des idées dans la
société musulmane commencé au Caire en décembre 1959, interrompu après le cinquième chapitre, repris en
1970 et publié en 1971 au Caire. La version française paraîtra en 1990 à l’initiative et avec une préface de
l’auteur de ces lignes.
Bennabi est maintenant un homme qui vient de franchir la cinquantaine. Il est au sommet de la lucidité et de la
maîtrise de sa pensée. Il se veut moins un intellectuel passionné d’idées qu’un militant de la civilisation à la
recherche de moyens d’action pour la réaliser comme s’il s’agissait d’une cause personnelle. Il y a du Céline en
lui.
Parlant de lui à la troisième personne, comme cela lui arrive parfois, il écrit dans un texte inédit : «C’est à
grands coups de fourche qu’il remue la vieille litière où le monde musulman a passé la nuit de sa décadence. Ce
nettoyage des “Ecuries d’Augias” ne manquera pas de choquer les goûts délicats qui, de peur de renifler une
mauvaise odeur, préféreraient, tout compte fait, le statu quo que l’auteur appellerait l’état post-almmohadien.»
Deux expériences complètement nouvelles l’attendent en Égypte : la Révolution algérienne et la plongée au
cœur de l’Orient. Son départ pour Le Caire constituera en outre un tournant important dans sa vie privée. Il va
en effet se séparer de sa femme, Paulette-Khadidja, malade et quasiment impotente, qui a passé à ses côtés
vingt-cinq ans pendant lesquels elle lui a été d’un secours illimité sur tous les plans : affectif, moral, intellectuel
et matériel. Au siège de la Délégation extérieure du FLN au Caire, Ben Bella et Khider lui font bon accueil
tandis que le Dr Lamine Debaghine le boude. Les deux premiers se trouvent au Caire depuis 1952 où ils
formaient avec Aït Ahmed et Chadli Mekky la Délégation extérieure du PPA-MTLD alors que Lamine
Debaghine, ancien numéro deux du PPA-MTLD, vient d’être désigné par Abane Ramdane à la tête de cette
structure.
On lui offre de travailler dans la rédaction de la Voix des Arabes, ce qu’il accepte, mais la collaboration ne dure
que quelques semaines. Ses relations avec les membres de la Délégation vont évoluer en dents de scie. Elles
seront bonnes avec les uns et mauvaises avec ceux qui entendent qu’il agisse sous leur contrôle tandis que lui se
conçoit comme parfaitement libre de s’exprimer en qualité d’intellectuel qui n’a rien à prouver. Il ne tardera
pas, dans une lettre à son ami Salah Ben Saï, à se plaindre de «la volonté sourde et tenace qui m’a
systématiquement écarté de tout ce qui touche à la Révolution, comme si cette volonté omniprésente avait voulu
mettre une séparation étanche entre les idées pour lesquelles j’ai lutté et la conscience algérienne».
Le 4 juillet 1956, il rencontre en tête à tête Ben Bella et lui réitère son désir de servir concrètement la
Révolution. Ne recevant aucun écho à sa demande, il adresse le 14 août à «Messieurs de la Délégation du FLN»
un courrier où il déclare : «J’ai été appelé au Caire il y a plus de trois mois par une double mission. La première
concernait un livre dont le titre, L’afro-asiatisme, vous dira la nature du sujet traité et ses incidences sur le
problème algérien dans ses rapports avec les relations internationales.
Cette première mission, je l’ai accomplie dans la mesure où elle dépendait de moi. Pour le reste, la publication
du livre dépend de circonstances indépendantes de ma volonté. Quant à ma seconde mission, c’est celle dont je
voulais vous entretenir ici : elle concerne l’intellectuel qui a marqué sa position depuis longtemps dans la lutte
anticolonialiste et qui croit devoir aujourd’hui s’engager plus expressément dans la lutte armée du peuple
algérien…»
Il indique qu’il souhaite servir comme infirmier dans la zone des Nememchas et en précise les raisons : «Ma
présence au maquis me permettra de m’imprégner de l’atmosphère particulière d’une zone de combat où je
puisse m’inspirer en vue d’entreprendre une histoire de la Révolution algérienne.» Voyant que les responsables
du FLN au Caire cherchent à se passer de ses services et qu’ils se désintéressent du sort de son livre, il rédige le
10 septembre 1956 une adresse «Au peuple algérien» qui commence ainsi : «Je ne sais pas où je serai quand cet
écrit parviendra à la connaissance du pays… Je viens d’achever un travail sous le titre L’afro-asiatisme qui est
susceptible d’avoir une influence effective sur l’orientation de cette Révolution hors de l’orbite occidentale où
des forces mystérieuses dont je commence à mesurer la puissance veulent la maintenir ou la ramener…»
Il confie en parallèle à ses Carnets : «Dès que l’existence de L’afro-asiatisme fut connue, je me suis senti
environné de danger. Comme je le notais à la date du 22 juin 1956 dans mon carnet-journal, je me suis senti
comme un grain de poussière engagé entre des forces formidables…» En plusieurs endroits de ses écrits publics
et inédits, Bennabi, dont l’idée la plus sûre qu’il a de lui-même est qu’il est sur la terre pour jouer le rôle du
«témoin», utilise l’image du grain de poussière ou de l’atome pour faire ressortir l’énormité du déséquilibre des
forces entre lui et les évènements dans lesquels il est engagé, comme dans cet article où il écrit : «Le témoin…,
un atome peut-être mais un atome nécessaire pour que la roue de l’histoire humaine poursuive son mouvement.
Toute existence, tout évènement sont des parcelles, des atomes du destin du monde.»(1)
Dans les milieux estudiantin et universitaire arabes, le nom de Bennabi est maintenant largement connu. La
publication en leur temps du Phénomène coranique, des Conditions de la renaissance et de Vocation de l’islam
avait suscité des débats en Algérie et en France dont les échos étaient parvenus au Liban, en Égypte, en Syrie,
au Maroc, etc. Il travaille à la traduction en arabe de ses livres avec le Libanais Omar Meskawi et les Égyptiens
Abdessabour Chahine et Mahmoud Chaker. Les conditions de la renaissance sort en 1957 avec une nouvelle
introduction et un chapitre supplémentaire, Le phénomène coranique en septembre 1958 avec une introduction
de Bennabi et une autre de Mahmoud Chaker et Vocation de l’islam en 1959. Durant la période égyptienne
Bennabi va publier en tout une brochure et six nouveaux livres. Socialement il vit très modestement, partageant
pendant près de deux ans un appartement avec des étudiants. Ses ressources proviennent d’un maigre pécule
qu’il reçoit du FLN. Il se tient à l’écart des tiraillements de la direction de la Révolution entre l’intérieur et
l’extérieur, les «politiques» et les «militaires». Les figures et les courants politiques qu’il a connus et critiqués
en Algérie se sont transposés au Caire et, avec eux, les préjugés à son égard. De son côté, il ne les épargne pas,
les traitant de «zaïmaillons», de «sinistre bande» et même de «gang».
Depuis son arrivée au Caire, Bennabi s’est vite senti suivi, surveillé, cerné. Il note dans ses Carnets : «C’est ce
qui m’a suggéré d’ailleurs de dédier mon livre (L’afro-asiatisme) à Nasser pour le placer sous sa haute
protection morale avec la personne de son auteur.» Il se sent de nouveau pris au piège entre le «colonialisme
scientifique» et la «colonisabilité inculte». En plus de ses épreuves morales dues à l’incompréhension qui
l’entoure, à la difficulté de publier et à sa non-implication dans la direction de la Révolution algérienne, il
culpabilise vis-à-vis de son père resté à Tébessa et de ses sœurs réfugiées en Tunisie qui vivent dans un
dénuement complet, comme il se fait un sang d’encre pour sa femme malade et seule au Luat-Clairet
(Normandie).
Il leur envoie de l’argent chaque fois qu’il peut, lui-même étant fort démuni. Tous réclament son aide mais lui
est impuissant à secourir autant de peines à la fois. Il en veut au gouvernement égyptien d’avoir empêché le
rayonnement de «l’afro-asiatisme et aux responsables algériens au Caire de l’ignorer systématiquement. En
janvier 1957, il demande à Lamine Debaghine de l’aider à amener sa femme au Caire. Celui-ci se dérobe. En
mars, il écrit au même pour lui exprimer son souhait d’entreprendre une tournée dans les pays afro-asiatiques
pour expliquer le contenu de son livre. Refus. Devant tant d’obstruction, il laisse libre cours à sa colère dans une
lettre qu’il lui adresse le 13 mars 1957 où il parle de lui et de ses collègues de la Délégation comme de
«messieurs qui préféraient servir la Révolution bien douillettement naguère à l’Assemblée algérienne ou au
Parlement français, et aujourd’hui dans de confortables hôtels». L’ONU a fixé la date du 30 janvier 1957 pour
débattre de la question algérienne. La conférence de Bandoeng a été la première enceinte internationale où a été
reconnu le droit à l’autodétermination du peuple algérien. Le deuxième acte sur la voie de l’internationalisation
du problème algérien a été le vote de la Xe session de l’Assemblée générale de l’ONU le 30 septembre 1955 par
lequel le problème était sorti pour la première fois du strict cadre français. En Algérie, le FLN décide d’apporter
au monde la démonstration de l’engagement du peuple algérien derrière lui. Le CCE (Comité de coordination et
d’exécution, instance dirigeante du FLN mise en place par le Congrès de la Soummam) appelle à une grève de
huit jours.
La répression s’abat sur l’Algérie mais l’objectif est atteint. Le leader qui en a eu l’idée, Larbi Ben M’hidi, est
arrêté puis assassiné. Le 8 avril 1957, Larbi Tebessi est enlevé à Alger par une organisation terroriste, la «Main
rouge», émanation des services spéciaux français qui l’assassine et fait disparaître son corps.
Dans la presse coloniale le crime est imputé au FLN qui l’aurait exécuté pour «trahison». Bennabi réagit dans
une mise au point datée du 10 avril à cette version et la dément tout en s’étonnant de l’absence de réaction de la
part de la direction officielle de la Révolution. Le 24 avril 1957 il adresse une lettre «A l’armée de libération»
dans laquelle il réitère son souhait d’être l’historien de la Révolution. Il se plaint de ce que la «Délégation
extérieure du FLN» n’utilise pas ses services et rappelle son passé de militant anticolonialiste et les déboires qui
en ont découlé pour lui et sa famille.
A Alger, une lutte implacable est engagée depuis plusieurs mois entre les réseaux urbains de Yacef Saâdi et les
corps d’élite de l’armée française. C’est la fameuse «Bataille d’Alger». Comme tout Algérien, Bennabi est
remué au plus profond de lui-même.
En juin, il publie en arabe, français et allemand «SOS Algérie», une brochure dans laquelle il dénonce la
pratique de la torture et le massacre des Algériens, évoquant le chiffre d’un demi-million de morts. Il interpelle
l’ONU sur ses responsabilités face au drame algérien et demande l’envoi d’une commission d’enquête
internationale pour mettre fin à la politique génocidaire menée par l’armée française.
Il appelle aussi à des manifestations à travers le monde. On y lit : «Devant cette tragédie morale et humaine le
monde civilisé ne doit pas se taire et la voix de Bandoeng ne doit pas demeurer muette. Il faut une explosion
d’horreur dans les consciences, une marche symbolique de l’indignation humaine : une marche d’enfants, de
femmes, d’hommes de bonne volonté pour obliger les détenteurs du pouvoir en ce monde à faire leur devoir…
L’humanité doit, par une décision historique, se désigner elle-même la gardienne des lois qui garantissent le
respect de la personne humaine…»
La Délégation extérieure du FLN interdit la diffusion de cette brochure par ses services au motif que ce n’est
pas un document «officiel». Excédé, Bennabi termine une lettre à Debaghine datée de juillet 1957 sur ces mots :
«Ce sont les mêmes influences qui ont éliminé Ben Boulaïd, Zighoud et cheikh Larbi Tébessi qui ont agi à mon
égard pour me tenir à l’écart de la Révolution : n’ayant pu me supprimer, on a réussi à me neutraliser.» En
décembre 1957 se tient au Caire la deuxième Conférence afro-asiatique. Bennabi pense en toute logique que les
responsables du FLN au Caire vont l’y déléguer compte tenu de ses compétences en la matière mais il ne tarde
pas à déchanter. Le 12 janvier 1958, il leur écrit une lettre vengeresse pour leur apprendre qu’il a participé
malgré eux aux travaux de la conférence, non pas en qualité d’Algérien, ce qu’il déplore, mais en tant qu’invité
personnel du président de la session, Anouar Sadate : «Ainsi donc, messieurs les délégués du FLN à l’extérieur,
il vous a plu que l’auteur de L’afro-asiatisme ne représente l’Algérie à aucun débat. Vous n’avez même pas
songé à prendre son avis professionnel sur la rédaction de l’exposé que vous avez lu à l’Assemblée générale sur
la situation en Algérie… Vous avez fait tout ce qu’il était en votre pouvoir de faire pour tenir l’auteur de L’afro-
asiatisme éloigné de la tribune des peuples afro-asiatiques… Je vous prie de ne plus me verser désormais la
subvention mensuelle que jusqu’ici vous avez bien voulu m’assurer : je ne veux pas qu’elle devienne à vos yeux
la preuve de ma complicité ou de ma complaisance dans une situation qui me paraît anormale.»
Quelques jours après, Anouar Sadate lui envoie la copie d’un article destiné au magazine soviétique
International Affairs où il évalue les résultats de la conférence. Bennabi y est copieusement cité à travers des
extraits de L’afro-asiatisme, ce qui atteste combien Sadate souscrivait à ses thèses. Le quotidien Al Ahram du 8
février 1958 publie une dépêche annonçant la nomination de Bennabi comme conseiller au secrétariat du
Congrès islamique. Présidée par Anouar Sadate, cette institution regroupe les «âlems» les plus en vue et des
figures politiques égyptiennes de premier plan : «Des moyens sans but et des hommes sans mission», note
toutefois Bennabi dans ses Carnets.
Debaghine, Benkhedda et Tewfik al-Madani sont les plus farouches partisans de sa mise à l’écart des affaires de
la Révolution. Il confie dans ses Carnets : «Depuis deux ans, je suis comme un avoir paralysé dans un compte
gelé dans une banque.» Même le Dr Khaldi et Salah Ben Saï ne lui ont pas écrit depuis un an. Le premier, qui
avait pris part, aux côtés d’Albert Camus et de Ferhat Abbas, au meeting pour la «trêve civile» au «Cercle du
progrès» a quitté clandestinement l’Algérie et s’est réfugié au Maroc où il est médecin-chef dans un hôpital du
FLN, et le second dirige une industrie dans le même pays où il met ses moyens à la disposition de la
Révolution. Le 15 avril, il rédige une lettre ouverte aux chefs des deux superpuissances, Eisenhower et
Khrouchtchev. Nasser devant effectuer un voyage officiel à Moscou, Bennabi lui adresse le 15 mai une lettre
dans laquelle il lui demande d’intervenir auprès du Kremlin en vue d’un soutien à la Révolution algérienne. Le
20, Sadate lui commande une étude comparative sur l’islam, le bouddhisme et le christianisme.
Le 12 mai, la revue Présence africaine, installée à Paris, lui demande l’autorisation de publier des extraits de
L’afro-asiatisme et de préparer un message à l’intention du Congrès des écrivains noirs qui doit se tenir en
septembre à Rome. Le 12 juillet, Rose el-Youssef publie une interview de lui.
Dans une nouvelle lettre à «Messieurs du FLN et de l’ALN au Maroc» datée du 18 juillet il écrit : «Je tiens à
dissiper une idée qui pourrait fausser votre jugement : je ne suis candidat à aucune charge officielle dans le futur
Etat algérien.» Au Congrès des écrivains afro-asiatiques qui s’ouvre à Tachkent (URSS) le 1er octobre, la
direction de la Révolution algérienne n’a pas jugé utile d’inclure Bennabi dans la délégation formée de
membres dont aucun n’est écrivain. Il en est écœuré. Lorsque se tiendra en février 1959 au Caire le Congrès des
jeunesses afro-asiatiques en présence de Nasser, il ne figurera pas plus parmi les invités.
Le 14 janvier 1959, Messali Hadj retrouve sa liberté. Bennabi commente en ces termes la nouvelle : «Moment
tragique pour le vieux “zaïm” qui voit les “zaïmillons” dont lui-même est en partie l’auteur le chasser du trône
qu’il avait cru sien à jamais.» Benkhedda, qui a vécu depuis 1955 toutes les étapes de la Révolution dans les
sphères dirigeantes, donnera raison à Bennabi, mais trop tard, quand il écrira des décennies après
l’indépendance : «C’est l’ego, le “moi”, source d’orgueil et d’autoritarisme qui l’a emporté, cette maladie de
nos “zouamas” qui les rend sourds à toute contestation et les fait glisser insensiblement au “pharaonisme”.
Lorsqu’à cela s’ajoutent la médiocrité et l’incompétence, il faut s’attendre au pire.»(2) Mais avant d’écrire ces
lignes (trente ans après), Benkhedda qui a dirigé le GPRA n’a pas eu le moindre égard pour Bennabi qu’il a
systématiquement ignoré au Caire.(3)
Ce problème du «moi» est assurément l’un des symptômes de la crise du monde musulman. Aux réunions du
Congrès islamique, Bennabi a souvent l’occasion de relever les ravages provoqués par le «télescopage des
moi». Il écrit dans une note du 1er avril 1959 : «Le monde musulman est la proie d’un débordement inusité du
“moi” et à chaque pas il y a une catastrophe. Quand les “moi” se rencontrent dans nos réunions, leurs chocs
pulvérisent les problèmes : il n’y a plus de problèmes, on ne s’occupe que des considérations d’amour-propre ou
d’intérêts personnels. C’est cela le monde musulman de 1959 : monde malade incapable d’action car toute
action suppose une idée directrice et un moyen d’exécution. Mais l’idée et le moyen ont un rapport mutuel avec
l’équation personnelle, c’est-à-dire avec le moi.» Brahim Mazhoudi, Amara Bouglez, Al-Ouardi et Bouguessa
et beaucoup d’autres figures de la Révolution algérienne lui rendent souvent visite à domicile. Ils se plaignent
de leurs collègues du GPRA qu’ils accusent de créer chacun pour son compte une zone d’influence à l’intérieur
du pays, plutôt que de s’employer à lutter contre le colonialisme.
A la fin du premier semestre de l’année 1959, Bennabi entame une tournée en Syrie et au Liban où il va
séjourner près d’un mois. Il est reçu comme un hôte d’honneur et donne plusieurs conférences dans les deux
pays. C’est un mois de bonheur qu’il connaît. Avec la parution de ses livres en arabe, son nom est maintenant
célèbre dans tout l’Orient. On lui propose de s’établir au Liban. Le Dr Hassan Saâb, qui vient de traduire le
texte d’Islam et démocratie insiste, mais Bennabi ne peut s’y résoudre malgré le malaise qu’il éprouve en
Égypte où ses relations sont de plus en plus difficiles avec les chefs de file du courant marxiste au sein du
gouvernement égyptien dirigé par Ali Sabri qui nourrit une hostilité particulière envers lui. En fait, il ne pouvait
que difficilement s’accorder philosophiquement et politiquement avec le régime nassérien qui prônait le
nationalisme arabe alors que lui ne croyait qu’à l’unité civilisationnelle du monde musulman dans une
perspective d’unification plus large : le mondialisme. Cette différence de vue est d’ailleurs nettement affichée
dans L’afro-asiatisme et Idée d’un Commonwealth islamique. Il peut néanmoins compter sur l’amitié des
ministres Hassan al-Bakouri, Kamel-Eddine Hussein, Ahmed Abdelkarim, Nihad al-Kacem et d’intellectuels
révérencieux envers lui comme Omar Baha-Eddine al-Amiri, le Dr Al-Bahi, Saïd al-Aryan, le Dr Abou Zahra,
Salah-Eddine Echach… Il rend aussi souvent visite à l’Emir Abdelkrim al-Khettabi, héros de la guerre du Rif
dans les années 1920. Le journal irakien El-Hourriya du 12 octobre 1959 consacre son édition aux deux
évènements du jour : la tentative d’assassinat contre le président irakien, Abdelkrim Kassem, et la lettre ouverte
adressée par Bennabi aux présidents Khrouchtchev et Eisenhower, réunis à Camp David, dans laquelle il les
presse de trouver un dénouement à la crise algérienne. Il évoque parmi les derniers méfaits du colonialisme
l’assassinat d’Aïssat Idir, fondateur de l’UGTA. En novembre, il est de nouveau au Liban où il est invité à un
congrès des sciences politiques. Le 12 décembre, Nasser lui envoie un mot de félicitations pour sa lettre ouverte
aux leaders américain et soviétique.
L’université islamique d’Al-Azhar le sollicite souvent pour l’analyse d’ouvrages occidentaux tels que
L’évolution de l’islam de Raymond Charles, La Bible et le Coran de Jacques Jomier, ou L’islam face au
développement économique de Jacques Austruy. Bennabi rédige en arabe des comptes rendus analytiques de
ces livres. L’examen des manuscrits et brouillons retrouvés dans ses archives démontre que sa maîtrise de
l’arabe est alors totale car il s’agit d’ouvrages traitant de domaines aussi divers que l’exégèse, l’économie ou la
géostratégie. Le 19 janvier 1960, il rencontre Mawdudi (1903-1980), en visite au Caire. Au cours du même
mois, la revue Présence africaine publie le message qu’il a envoyé au Congrès des écrivains noirs à Rome. En
août, il est de nouveau à Damas pour des conférences. Plusieurs ministres lui rendent visite. Le 18 octobre, il
écrit à Khrouchtchev pour le remercier de soutenir l’Algérie. En novembre, le secrétaire du roi Séoud entre en
relation avec lui et lui propose de s’installer aux Etats-Unis comme «guide» d’une association de musulmans. Il
refuse. En décembre, il se rend de nouveau en Syrie où ses conférences connaissent un grand succès.
A la fin de l’année 1960, la presse égyptienne publie une information selon laquelle Bennabi est proposé pour le
prix Nobel de la paix. Celui-ci réagit en rédigeant un communiqué dans lequel on lit «je ne me suis pas proposé
à ce prix et je n’ambitionne pas de l’obtenir» et l’envoie à différents journaux. Quelques jours plus tard le
journal Al-Haqaïq du 29 décembre 1960 publie un article intitulé «Un philosophe algérien proposé pour le prix
Nobel» où on peut lire : «Les milieux littéraires à Stockholm ont proposé deux écrivains pour le prix Nobel dont
l’un est l’écrivain algérien Malek Bennabi… Mais ce prix a été obtenu par le passé et le sera encore à l’avenir
par d’autres que Malek Bennabi, étant donné la nature de son combat politique et la philosophie par laquelle il
ouvre à l’humanité des perspectives nouvelles vers le droit, le bien et la paix…» L’information laisse froid le
GPRA, montrant à la communauté internationale qu’il ne soutenait pas cette éventualité. Ce n’est pas la
première fois que Bennabi est proposé à un prix. Dans le manuscrit en français de La lutte idéologique dans les
pays colonisés il rapporte que dans son édition du 26 mars 1954 l’organe francophone des Oulamas, Le jeune
musulman, a publié un communiqué de la Communauté islamique de Hambourg annonçant que le Dr Pfaus
s’est vu décerner le prix de l’Association des journalistes indiens. Celui-ci, selon le même communiqué, a
«suggéré au président de ladite association que M. Malek Bennabi, l’auteur du livre Le phénomène coranique,
mériterait également ce prix». Aussitôt après, Bennabi publie une mise au point où il déclare : «Je ne saurais
accepter de prix ni pour Le phénomène coranique ni pour un autre ouvrage.» Par contre, c’est lui qui a été
l’initiateur de la recommandation d’instituer un «Prix de la zone de paix», objet de la résolution n°10 de la
Conférence afro-asiatique du Caire de décembre 1957. Il en avait eu l’idée en 1954, c’est-à-dire bien avant la
naissance du mouvement afro-asiatique, selon ce qu’il en rapporte lui-même dans la version française de La
lutte idéologique dans les pays colonisés.
Lorsqu’éclatent les évènements de Bizerte, Bennabi envoie au président Bourguiba un télégramme où il lui dit :
«Ai l’honneur venir respectueusement offrir mes services comme brancardier partout où héroïque peuple
tunisien doit poursuivre son combat sacré contre agression coloniale. Respects. Malek Bennabi. Homme de
lettres. 51, rue Séoud. Héliopolis.»
A la proclamation du cessez-le-feu en Algérie le 19 mars 1962, il est à Assouan à l’invitation du gouverneur. Il
rentre aussitôt au Caire pour être au rendez-vous de l’accueil des leaders algériens (les cinq «historiques» qui
venaient d’être libérés) à l’aéroport aux côtés de Nasser, Kamel-Eddine Hussein et Hussein Chafii.
N. B.

1) Cf. «A la veille d’une civilisation humaine ? 4», La République algérienne du 29 juin 1951. Cette pensée de
Bennabi est à rapprocher de celle de Napoléon Bonaparte qui, à la veille de la bataille de Russie, a tenu ces
propos : «Je me sens dirigé vers un but que j’ignore. Dès que je l’aurai atteint, dès que je ne serai plus
nécessaire, il suffira d’un atome pour me briser. Mais jusqu’à ce moment-là, toutes les forces des hommes ne
pourront rien contre moi.» La détermination est la même chez les deux hommes. Mais l’un est à la tête de la
meilleure armée de l’époque, tandis que l’autre se démène tout seul sur le front de la guerre idéologique où il
fait face au colonialisme et à la colonisabilité unis contre lui.
2) Les origines du 1er Novembre 1954, Ed. Dahlab, Alger 1989.
3) Nous nous sommes abstenu de rapporter les jugements les plus sévères de Bennabi sur les personnalités
nationales ou étrangères à qui il a eu affaire et dont certaines sont encore en vie

Pensée de Malek Bennabi (7) «Témoignage pour un million de


martyrs»

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

A la veille de l’indépendance, Bennabi rédige au Caire, où il réside depuis 1956, un texte extrêmement
téméraire dans lequel il s’en prend au GPRA et à l’état-major de l’armée des frontières qui se disputent le
pouvoir. Il est daté du 11 février 1962. En raison de son contenu explosif, il ne sera publié qu’en 2000, lorsque
le commandant Lakhdar Bouregaâ en fait paraître le contenu intégral dans une annexe de ses Mémoires(1). Il
était destiné au Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) qui devait se réunir en mai 1962 à Tripoli
(Libye) mais le «zaïm» à qui Bennabi l’a confié (Ben Bella) a préféré le garder par devers lui. Ce que
constatant, il en remet une copie au Dr Ammar Talbi, alors étudiant au Caire, en le chargeant de le remettre au
Dr Khaldi à Alger pour publication.
Il était attendu de la réunion du CNRA dans la capitale libyenne qu’elle prépare la relève de l’Etat français par
l’Etat algérien et qu’elle débatte de deux points principaux inscrits à l’ordre du jour : un projet de programme et
la désignation d’un Bureau politique. La «Charte de Tripoli», qui prévoit la mise en place d’un parti unique et
l’option socialiste, est votée à l’unanimité. Quant au second point, relatif à la structure du pouvoir à mettre en
place, Ben Bella et Khider proposent le remplacement du GPRA par un bureau politique composé d’eux-
mêmes, d’Aït Ahmed, Boudiaf, Bitat, Ben Alla et Mohammedi Saïd. Un témoin des débats, Saâd Dahlab, écrit
dans ses Mémoires : «Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres. Les passions se déchaînèrent autour de cette
seule question parce qu’elle signifiait le pouvoir. Ben Bella et Khider jetaient le masque. Ils ne voulaient
personne de l’ancienne équipe.»(2) Après dix jours de discussions, les membres du CNRA n’arrivent pas à un
compromis sur le partage du pouvoir. Boudiaf et Aït Ahmed refusent de s’allier à Ben Bella et Khider, lesquels
sont soutenus par l’état-major militaire dirigé par le colonel Houari Boumediene. Benkhedda, président du
GPRA, quitte Tripoli et rentre à Tunis. Le 30 juin, le GPRA décide de destituer et de dégrader les membres de
l’état-major ; le 1er juillet, le référendum a lieu à travers le territoire national ; le 3, les troupes de l’armée des
frontières rentrent en Algérie ; le 6, Ferhat Abbas se prononce contre la destitution de l’EMG ; le 11, Ben Bella
rentre en Algérie par Maghnia ; le 22, il proclame à Tlemcen la formation du Bureau politique (la liste proposée
au CNRA moins Aït Ahmed et Boudiaf) ; Ferhat Abbas le soutient et le rejoint à Tlemcen. Le GPRA est éclaté :
cinq de ses membres font partie du Bureau politique (Ben Bella, Bitat, Boudiaf, Khider et Mohammedi), deux
ont démissionné et se sont retirés à Genève (Aït Ahmed et Dahlab), deux autres sont restés à Tunis (Boussouf et
Bentobbal), alors que Krim Belkacem s’est retiré en Kabylie. Le 2 août, un arrangement est enfin trouvé sur la
tenue d’élections pour désigner une Assemblée constituante. Boudiaf réintègre le BP ; le 3, les membres du BP
font leur entrée à Alger ; le 21, les Oulamas proclament leur soutien à Ben Bella, suivis du Parti communiste
algérien ; les wilayas sont divisées entre le soutien au GPRA et au BP ; des affrontements éclatent ; on
dénombre des centaines de morts ; le 20 septembre se tient l’élection de l’Assemblée nationale constituante ; le
27, Ben Bella forme son gouvernement.
Dans Témoignage pour un million de martyrs, Bennabi proclame sa volonté de dire au peuple algérien ce qu’il
sait de la Révolution et de ses dirigeants : «Je me sens peut-être tenu par l’obligation de témoigner plus que les
autres car je suis arrivé au Caire en 1956 avec l’intention de mettre ma personne et ma plume au service de la
Révolution. Mais le destin m’a mis dans la position du témoin pour des raisons que je révélerai quand le peuple
algérien demandera des comptes à tous ceux qui étaient au Caire durant cette période. Par conséquent, je
m’acquitte de mon devoir de témoignage en étant conscient de mes responsabilités dans l’accomplissement de
ce devoir. Je ressens ce devoir de façon plus particulière au moment où le peuple algérien va être appelé à
accomplir son dernier et plus grave acte révolutionnaire, l’acte qui pourra soit consacrer tous les résultats de sa
révolution soit l’exposer à sa perte...»
Il commence par s’étonner que des personnages (dont il cite les noms) qui avaient été proches de
l’administration coloniale se soient retrouvés à la «Voix de l’Algérie» ou en charge des finances de la
Révolution. Il affirme que le peuple doit être éclairé sur les comportements et les responsabilités de chacun
avant la tenue du référendum d’autodétermination : «Le peuple algérien doit connaître la vérité pour éviter à son
édification politique et sociale de reposer après l’indépendance sur un terrain où les pieds s’enfonceraient dans
la trahison, le stratagème et l’irresponsabilité…» Il propose au CNRA de convoquer à Alger un «Congrès
extraordinaire du peuple algérien» qui formerait des commissions chargées d’enquêter sur un ensemble de
questions avant la tenue de toute élection dans le pays. Il énumère ces questions :
1) Circonstances dans lesquelles a été constituée, en avril 1955, une «direction séparée de celle de la Révolution
basée dans les Aurès» sous le nom de Zone autonome d’Alger (ZAA).
2) Circonstances de la mort de Ben Boulaïd, Abbas Laghrour, Zighoud Youcef, Larbi Ben M’hidi, le colonel
Amirouche, le colonel Mohamed El-Bahi, Abdelhaï, Mostéfa Lakehal… Il y voit la main de la «trahison» et
incrimine la direction qui s’était autoproclamée en 1955, lorsque le gouvernement français cherchait des
«interlocuteurs valables» hors des rangs de l’ALN pour négocier avec eux. Pour lui, même le détournement
d’avion qui a permis l’arrestation des «cinq» en 1956 résulte d’un acte de trahison.
3) Comportement des dirigeants issus du Congrès de la Soummam face à l’édification de la ligne Morice qui n’a
été ni entravée ni retardée, mais au contraire accompagnée d’une accalmie sur le front intérieur. Selon lui, le
Congrès de la Soummam a été suivi d’une baisse d’intensité des combats et d’un transfert délibéré des unités
combattantes vers les frontières Est et Ouest pour «laisser souffler» les forces françaises et en prélude à
l’ouverture de négociations. Il estime que ces unités ont été transformées en unités de parade entre les mains des
«zaïms».
4) Circonstances dans lesquelles les déserteurs de l’armée française ont rejoint l’ALN et les raisons de leur
nomination à des fonctions sensibles au sein de l’ALN.
5) Assassinat de Allaoua Amira au siège du GPRA, au Caire, après qu’il eut mis en cause le GPRA dans
certains contacts secrets avec la France.(3)
6) Attitude des membres du GPRA envers les étudiants algériens à l’étranger.
7) Gestion des finances par le GPRA et leur utilisation en dressant un état comparatif des dépenses effectuées au
profit de l’ALN et de celles consacrées au fonctionnement du GPRA, dont les rémunérations allouées à ses
membres.(4)
8) Modalités de constitution du CNRA et sa représentativité.
9) Initiative d’engager l’Algérie dans des pourparlers au sujet du Grand Maghreb sans consulter le peuple.
Dans la lettre d’accompagnement de Témoignage pour un million de martyrs qu’il a adressée à Ben Bella le 18
juin 1962, Bennabi demande la réunion d’un Congrès «comme celui de 1936», c’est-à-dire regroupant le FLN-
ALN, les Oulamas, l’UDMA, le PCA et même le MNA de Messali Hadj. Idée irrecevable pour ceux qui ont en
main le pouvoir et qui ont déjà arrêté le principe du parti unique.
Il ressort de cette demande que Bennabi envisageait pour l’Algérie un système démocratique fondé sur le
pluralisme politique. En conclusion de son témoignage, il affirme qu’on ne peut pas s’engager dans des
élections sans que le peuple connaisse la vérité sur la Révolution : «Les jours de deuil et de misère vécus par le
peuple algérien pendant la Révolution ont été, pour les “zaïms”, les plus beaux de leurs jours qu’ils ont passés
comme les émirs arabes du pétrole dans leurs palais des Mille et Une Nuits, écrit-il rageusement.
Il déplore qu’aucun âlem ni intellectuel n’ait proféré le moindre mot pour condamner ces agissements ou en
informer le peuple. Une telle liberté de ton pouvait faire craindre pour sa vie étant donné les mœurs politiques
de l’époque. Si la lettre n’a été connue par un public forcément restreint qu’en 2000, son contenu est passé pour
l’essentiel dans Perspectives algériennes (1964) et Le problème des idées dans la société musulmane. Ainsi est
Bennabi : jamais il ne se tait ni ne renonce à sa liberté de jugement et d’expression. Les questions qu’il a
soulevées sont, on s’en doute, gravissimes et laissent clairement entendre que la Révolution algérienne a été
«détournée» quelques mois à peine après son lancement. Il n’a jamais fait mystère de cette conviction.
Quoi qu’il en soit des œuvres publiques de Bennabi, c’est dans ses écrits inédits et ses Carnets que nous
trouvons ses véritables sentiments et pensées sur les évènements et les hommes. Le 18 mai 1959 à 22h, il
entame la rédaction d’un livre inédit portant le titre de Histoire critique de la Révolution algérienne. Dans la
préface de six pages on peut lire : «La révolution algérienne a été une mise au banc d’essai de tout un peuple, la
mise à l’épreuve de toutes ses valeurs humaines, de toutes ses catégories sociales. Et cette épreuve a montré la
qualité des valeurs populaires de l’Algérie mais elle a mis à nu les tares incroyables de ce qu’on peut appeler
une “élite” qui s’est révélée dénuée des qualités morales et intellectuelles qui font l’apanage d’une élite… La
Révolution algérienne et le peuple algérien : un dépôt sacré entre des mains sacrilèges ou maladroites… La
Révolution algérienne est l’œuvre d’un peuple qui n’a pas d’élite : l’historien y trouvera toutes les vertus
populaires, mais aucune des qualités propres à une élite.» Toute l’histoire de l’Algérie au XXe siècle est dans
ces lignes, de même que l’explication de la tragédie qu’elle a connue dans les années quatre-ving-dix et
l’avilissement dans lequel elle vit aujourd’hui.
Un peu moins de deux ans après le déclenchement de la Révolution, Krim Belkacem, Larbi Ben M’hidi et
Abane Ramdane s’entendent pour réunir un Congrès en vue de donner à la Révolution algérienne une
organisation, une direction et un programme. Celui-ci se tient effectivement le 20 août 1956 en Kabylie et dure
vingt jours.
Le Congrès dresse le bilan de la Révolution, décide d’une réorganisation de l’ALN sur le modèle des armées
classiques, découpe le territoire national en six wilayas, érige Alger en Zone autonome, adopte une plate-forme
politique (rédigée pour l’essentiel par Amar Ouzegane, un ancien responsable du Parti communiste algérien) et
désigne une direction constituée d’un exécutif de 5 membres (le Comité de coordination et d’exécution-CCE),
et une instance politico-législative de 34 membres (le Conseil national de la Révolution algérienne, CNRA).
La proclamation du 1er Novembre 1954 avait assigné pour but à la Révolution «la restauration de l’Etat
algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques». Dans la «Plateforme de la
Soummam», il est question d’«un Etat algérien sous la forme d’une République démocratique et sociale et non
la restauration d’une monarchie ou d’une théocratie révolues». Deux mois après le Congrès, les quatre
principaux membres de la Délégation extérieure(Ben Bella, Aït Ahmed, Khider, Boudiaf) sont arrêtés après le
détournement de leur avion. Des six «historiques» qui ont déclenché la Révolution, Didouche Mourad, Mostefa
Ben Boulaïd et Larbi Ben M’hidi sont morts ; Boudiaf et Bitat sont en prison ; il ne reste plus que Krim
Belkacem vivant et en liberté.
Abane Ramdane reprochait à la Délégation extérieure de ne pas alimenter les maquis en armes et à ses membres
de s’être arrangés pour se mettre en lieu sûr après avoir «allumé la mèche». Mais lui-même ainsi que les autres
membres du CCE ne vont pas tarder à quitter le front intérieur pour se réfugier à l’extérieur après l’arrestation
de Larbi Ben M’hidi, et ce, en violation des décisions du Congrès de la Soummam qui avait consacré la
primauté de l’intérieur sur l’extérieur.
Yacef Saâdi, qui dénie au CCE tout rôle dans la Bataille d’Alger, est ulcéré quand il apprend leur décision de
quitter le territoire national : «Ils ont choisi, à la faveur ou à cause de la grève, de prendre leurs jambes à leur
cou et déserter le champ de bataille…
Moins brillant qu’à son arrivée de la Soummam, le CCE était reparti en baissant la tête… Le précédent créé par
le CCE se traduira par deux conséquences majeures : primo, à partir de cette date des milliers d’Algériens,
fuyant la guerre, n’essaieront même pas de justifier leur acte auprès du FLN de l’intérieur… A l’abri de la
frontière tunisienne et marocaine, on tentera de former avec les meilleurs d’entre eux ce qu’on appelle “l’armée
des frontières” ; secundo, s’il est un homme dans l’histoire récente de notre guerre de libération qui perdra tout
son poids à cause de ce départ irréfléchi à l’étranger, c’est bien Abane Ramdane qui, de chef de gouvernement
révolutionnaire bénéficiant de la quasi-totalité des prérogatives pour conduire la guerre à bon port, est relégué
au niveau de directeur de journal.»(5) Un des membres du CCE, Benkhedda, reconnaîtra quarante ans plus tard
que la plus grande erreur de la Révolution a été de transférer à l’étranger sa direction : «Il s’est formé une
bureaucratie politique et militaire coupée de l’intérieur et de ses réalités quotidiennes qui a ouvert la voie à
l’arrivisme, à l’opportunisme, au népotisme et dont l’origine remonte à la sortie du CCE en 1957, une décision
lourde de conséquences… C’est cet appareil forgé à l’extérieur qui prendra le pouvoir en 1962 et confisquera la
Révolution à son profit. Beaucoup plus que pour le GPRA, l’état-major général siégeant à l’extérieur a été une
aberration. L’ALN a été divisée en deux : celle des deux frontières et celle de l’intérieur, séparées l’une de
l’autre par la ligne Morice.»(6)
Lorsque les membres de la Délégation extérieure du FLN au Caire reçoivent les procès-verbaux et les
résolutions du Congrès de la Soummam, ils s’aperçoivent qu’ils ont été exclus de la direction de la Révolution.
Ils contre-attaquent en reprochant au Congrès de ne pas être représentatif et d’avoir «remis en cause le caractère
islamique des futures institutions politiques» et en rejetant ses décisions. Quant à la composition du CCE, ils
récusent la nomination de Benkhedda et de Dahlab, anciens «centralistes». L’initiateur du Congrès, Abane
Ramdane, est sévèrement critiqué. On pense qu’il veut prendre le pouvoir et écarter les «historiques» et les
chefs de l’extérieur. La réunion au Caire du CNRA en août 1957 annule les décisions de la Soummam ; un
nouveau CCE de 9 membres est désigné ; Abane est marginalisé : on lui confie la direction du journal El-
Moudjahid.
Le 27 décembre 1957, quelque part à Tétouan, au Maroc, Abane Ramdane, attiré dans un guet-apens, est
assassiné. Plus tard, Ferhat Abbas mettra cet assassinat sur le compte de «la haine que les analphabètes vouaient
à ceux qui savaient lire et écrire. La jalousie et l’envie ont été les deux maladies de l’insurrection algérienne…
Au cours de son histoire, le Maghreb a toujours décapité la société en supprimant ses élites pour recommencer
du début. C’est pourquoi il a stagné sans jamais progresser».(7) Avant d’être tué, Abane aurait été jugé en son
absence, selon le témoignage de Krim Belkacem. L’accusation retenue contre lui aurait été de s’être livré à un
travail fractionnel et d’avoir comploté avec un commandant de l’ALN pour renverser le nouveau CCE.(8)
Abane avait des idées marxistes et laïques et ne s’en cachait pas. Il était de caractère difficile, cassant,
autoritaire, méprisant. Cela, tous ceux qui ont écrit sur lui le confirment(9). Le diplomate Khalfa Mameri
raconte par le menu détail les très difficiles relations que Abane avait avec la plupart des dirigeants, à
commencer par celui qui l’a recruté au PPA, Omar Oussedik, celui qui l’a nommé à la tête d’Alger, Krim
Belkacem (qu’il a un jour publiquement traité d’«aghioul» (âne)), les membres de la Délégation extérieure
(surtout Ben Bella qu’il a accusé d’être un «traître») et les colonels de la Révolution (Boussouf, Boumediene,
Bentobbal, Amirouche, qu’il lui est arrivé de qualifier de «voyous»). Il pensait qu’il était le plus qualifié pour
diriger la Révolution, ce qui a suscité chez les autres prétendants une terrible méfiance à son égard. Mameri
n’hésite pas à s’attarder sur les zones d’ombre de sa vie qui ont justement servi à alimenter la terrible accusation
qui a pesé sur lui(10). Saâd Dahlab qui était très proche de Abane et à qui il devait son ascension politique écrit
: «Il nous mettait souvent devant le fait accompli… Rien n’irritait davantage Krim et Ben M’hidi que de le voir
“jouer au chef”.» Il y a quelques années, le nom de Malek Bennabi a été mêlé, dans un livre sur Abane
Ramdane, à une querelle dans laquelle il n’a rien à voir, comme il n’avait rien à faire dans la galerie de photos
ornant la couverture du livre en question où apparaissent Ahmed Ben Bella et Ali Kafi. Si ces deux
personnalités ont été effectivement des rivaux et des contradicteurs de Abane, Bennabi, lui ne l’a jamais
rencontré, ne lui a disputé aucune position dans la direction de la lutte de Libération nationale et ne s’est
intéressé à lui qu’accessoirement, dans le cadre d’une thèse sur les processus révolutionnaires dans l’histoire.
On ne grandit pas un homme en rabaissant un autre et je ne voudrais pas tomber dans le travers que je dénonce.
Il s’agit ici de deux grandes figures de l’Algérie du XXe siècle, l’une dans le registre de la pensée universelle,
l’autre dans l’action révolutionnaire. Du reste Bennabi n’a besoin de personne pour être grandi, son œuvre le
faisant largement pour lui.
Je connais depuis le début des années 1970 les jugements de Bennabi sur la révolution algérienne et ses
dirigeants, puisqu’il lui arrivait d’en parler dans ses séminaires, chez lui. Alors âgé d’une vingtaine d’années,
j’étais bouleversé par ce que j’apprenais comme doivent l’être les générations postindépendance qui sont
scandalisées et traumatisées par ce qu’elles entendent à longueur d’année sur l’histoire de leur Révolution,
entachée par les accusations de trahison de part et d’autre et les assassinats ayant pour mobile la prise du
pouvoir. L’œuvre écrite de Bennabi est ample ; dans cette production foisonnante, un seul paragraphe de quatre
ou cinq lignes, selon le format du livre, a été consacré à Abane Ramdane (en même temps que Georges
Habache) pour illustrer un raisonnement sur les processus révolutionnaires algérien et palestinien. Ce
paragraphe se trouve dans son livre Le problème des idées dans la société musulmane paru pour la première fois
en arabe au Caire en 1970. C’est à mon initiative et avec une préface de moi qu’il est sorti pour la première fois
en langue française en 1991. Et il ne comporte pas le paragraphe où Bennabi parle de Abane Ramdane et de
Georges Habache car j’ai pris sur moi, sans en référer à quiconque, de «censurer» ce passage. Pourquoi ? Parce
j’estimais que des dirigeants de l’envergure de Abane et de Habache ne pouvaient être jugés aussi lapidairement
et parce qu’il allait de soi à mes yeux que ce retrait ne nuirait aucunement à sa pensée.
Ce que Bennabi a pu dire dans ses Mémoires ou ses inédits de Abane Ramdane, Larbi Tébessi, Ferhat Abbas,
Moufdi Zakaria, Lamine Debaghine et beaucoup d’autres ne représente rien par rapport à la valeur et à la portée
de son œuvre. Qu’il ait raison ou tort, que ses appréciations sur les hommes soient fondées ou non, confirmées
ou infirmées, est une autre affaire.
Il revient à l’Histoire de juger les uns et les autres à travers les témoignages, les investigations des historiens et
les archives qui, tôt ou tard, s’ouvriront aux chercheurs. Le domaine de la pensée est une chose, les démêlés
d’un auteur avec son environnement social et politique une autre. Bennabi en avait assurément avec les leaders
du Mouvement national et plus tard avec les dirigeants de la Révolution mais ces divergences n’ajoutent ni ne
retranchent rien à sa pensée et à son œuvre. Ce n’est pas ce que l’Histoire a retenu de lui, ce n’est pas ce qui l’a
fait connaître dans le monde, ce n’est pas à ses opinions sur la révolution algérienne qu’il doit sa renommée et
ce n’est pas pour son apport sur ce plan que des centaines d’écrits lui ont été consacrés et le seront encore à
l’avenir. Larbi Tébessi a connu la prison et est mort en martyr de la Révolution ; Bachir El-Ibrahimi a été
enfermé dans les geôles coloniales, mis en résidence surveillée et exilé ; Abane Ramdane a fui l’Algérie pour ne
pas tomber entre les mains de l’ennemi mais a été finalement étranglé par celles de ses frères ; Ferhat Abbas a
été incarcéré de multiples fois et réduit au silence par l’Algérie indépendante… Toutes ces grandes figures ont
servi leur pays selon leur notion des choses, avec leurs moyens, leurs qualités et aussi leurs faiblesses. Humain,
Bennabi ne pouvait être exempt de défauts et avait les siens mais ils étaient largement compensés par sa droiture
et son génie.
Bennabi n’a pas pris le fusil et n’a pas tiré un seul coup de feu contre l’ennemi. Abane non plus, pas plus que
l’écrasante majorité de ceux qui ont dirigé la Révolution et le pays depuis l’indépendance. Lui a pris la plume
du début à la fin de sa vie et pour la gloire de la pensée algérienne dont il est le représentant le plus connu dans
le monde, qu’on le sache ou non, qu’on l’admette ou non. Je dis bien «pensée», et non littérature.
L’indépendance a été acquise après sept ans de guerre mais trente ans après exactement une autre guerre
s’ouvrait entre Algériens qui dura plus longtemps que la Révolution. C’est dire que ce à quoi s’est consacré
Bennabi n’était pas moins valeureux ou crucial que l’acte révolutionnaire de libérer le pays. Pour mener un
combat physique, armé, ayant pour finalité la libération du pays ou l’instauration d’un «Etat islamique», il y a
toujours assez de monde. Mais des siècles et des millénaires peuvent s’écouler sans qu’un peuple mette au
monde un seul penseur. Dans ses Carnets figure cette pensée dont il dit qu’elle était gravée dans le marbre au
fronton du palais du vice-roi à Delhi : «La liberté ne descend pas vers un peuple ; un peuple doit s’élever
jusqu’à la liberté.» C’est le contraire qu’on a cru en Algérie.
Ce sont ces idées, cette pensée, cette œuvre qu’il fallait enseigner et propager pour éduquer les citoyens, les
doter de représentations justes, leur faire prendre conscience des pré-requis d’une œuvre de civilisation et, en
définitive, les immuniser contre le charlatanisme et le nihilisme. Pris par les tâches dites de construction
nationale, happé par les idées soi-disant progressistes, l’Etat algérien a méprisé et dédaigné cette pensée.
Conséquence : les idées fausses ont défait ce qui a été fait au titre de la libération du pays ou de la «construction
nationale».
N. B.

1) Chahid âla ightial ath-thawra (Témoignage sur l’assassinat de la Révolution ), Ed. El-Oumma, Alger 2000.
2) Saâd Dahlab : Mission accomplie, Ed. Dahlab, Alger 1990.
3) Membre de la représentation du FLN au Liban, Allaoua Amira est reçu au siège du GPRA au Caire.
Accusé d’avoir tenu des propos désobligeants à l’égard des membres du GPRA, il a une altercation avec Ferhat
Abbas qui le gifle. 48 heures plus tard, il est retrouvé mort près du siège du GPRA. La police égyptienne, qui
ouvre une enquête, découvre dans sa serviette («entre les pages de mon livre L’afro-asiatisme», écrit Bennabi
dans ses Carnets)des documents qu’elle confisque.
4) Benkhedda a publié ces comptes pour la période où il était à la fois président du GPRA et ministre des
Finances : «Du 24 septembre 1961 au 30 juin 1962, le GPRA a versé aux différents départements du FLN et de
l’ALN la somme de 12 milliards environ. La répartition de cette somme s’est faite dans les proportions
suivantes : état-major général : 45,81% ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG) : 25%,
ministère de l’Intérieur : 16%, les wilayas : 7,30%, ministère des Affaires étrangères : 1,95%, ministère de
l’Information : 0,80%, Présidence du GPRA : 0,20%.
S’agissant du fameux «trésor du FLN», Benkhedda écrit : «Lorsque le Bureau politique prit la succession du
GPRA en août 1962, la responsabilité des finances fut détenue par le secrétaire général et trésorier du FLN,
Mohamed Khider, à la suite d’un ordre donné par moi-même aux différents établissements bancaires chargés
des opérations financières du GPRA. Khider a disposé alors des avoirs déposés dans les banques suisses et
autres, évalués à près de six milliards de francs dont 4,7 en devises fortes.» (cf. Benyoucef Benkhedda :
L’Algérie à l’indépendance : la crise de 1962. Ed. Dahlab, Alger 1997). Khider a été assassiné le 3 janvier
1967 à Madrid.
5) Cf. Yacef Saâdi : La bataille d’Alger, T. 3, Ed. Casbah, Alger 1997.
6) Cf. Benyoucef Benkhedda : L’Algérie à l’indépendance : la crise de 1962.
7) F. Abbas : L’indépendance confisquée, Ed. Flammarion, Paris 1984.
8) Cf. Amar Hamdani : Krim Belkacem, le lion des djebels, Ed. Balland, Paris 1973.
9) Notamment : Saâd Dahlab, Benyoucef Benkhedda, Ferhat Abbas, B. Stora et Z. Daoud, Amar Hamdani et
Yacef Saâdi.
10) Cf. Abane Ramdane, une vie pour l’Algérie, Ed. K. Mameri, Alger 1996.

Pensée de Malek Bennabi (8) «La lutte idéologique»

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Commencé en juin 1957, juste après la parution de SOS Algérie, ce livre est achevé en septembre 1957, mais
n’est publié qu’en juillet 1960. Un moment, Bennabi avait pensé lui donner le titre de Mémoires d’un
combattant du front idéologique. Il se compose d’un avant-propos, de six chapitres et d’une conclusion. Les
titres des chapitres sont : «Généralités sur la lutte idéologique», «Dans l’arène du combat», «Un autre montage
du miroir de renoncement», «Autres expressions de la lutte idéologique», «A propos d’un livre», et «La vie des
idées et leur valeur mathématique».
La lutte idéologique, expression dont il est vraisemblablement l’inventeur (1), est une stratégie de domination
par d’autres moyens que les armes. Elle a pour but de désarmer et d’affaiblir l’adversaire en agissant sur ses
idées et ses motivations par la réduction de leur efficacité et, quand il s’agit d’un individu qui produit des idées,
de chercher à l’isoler de son milieu social. En mai 1973, il donne à Batna sa dernière série de conférences
publiques qui porte précisément sur ce thème.
Il présente les idées comme étant «des armes invisibles, encore plus invisibles que les rayons invisibles.
En manipulant d’une certaine manière un certain nombre d’idées, on peut réaliser des buts que la force physique
ne peut réaliser». Et ajoute : «Le colonialisme ne peut maintenir dans nos pays la situation sous-développée
qu’en nous maintenant nous-mêmes dans un univers privé d’idées ; et, au contraire, nous ne pouvons nous
débarrasser de notre sous-développement qu’en nous débarrassant des sous-idées qui constituent l’univers
idéologique que nous avons hérité des siècles de décadence.»
Le géopoliticien qu’on a découvert dans L’afro-asiatisme veut lever dans cet ouvrage le voile sur le rôle obscur
joué par la lutte idéologique dans la guerre froide et pour le maintien du colonialisme dans les pays arabo-
musulmans. Pour lui, le colonialisme ou l’impérialisme planifie sa politique dans des centres d’études, des
écoles, des universités, des «think-tank» spécialisés. Leur intérêt est de répandre le plus possible d’idées fausses
dans le monde musulman et le moins possible d’idées justes. Ils s’emploient à mettre au point des procédés pour
tuer les idées justes et promouvoir les idées fausses (marxisme, baâthisme, négritude, laïcisme…) : «Il existe un
contrôle international de la circulation des armes et munitions, mais on ignore généralement qu’il existe aussi
un contrôle sur la circulation des idées. On ne sait pas qu’il existe de par le monde des observatoires spécialisés
qui suivent attentivement le mouvement des idées, notant leur apparition, leur trajectoire, leur réflexion, leur
réfraction dans des milieux divers. Exactement comme il existe des observatoires astronomiques qui étudient le
mouvement des astres.» (2)
Etant donné le rôle crucial que jouent les idées dans la vie sociale, économique et politique, elles sont toutes
désignées pour être l’objet d’une lutte idéologique : «Quand nous ignorons la valeur d’une chose, cela ne veut
pas dire que tout le monde l’ignore. Par exemple, des générations de nos coreligionnaires ont vécu en Irak à
proximité des nappes de pétrole affleurant du sol. Ces générations ont ignoré la richesse qui s’étalait sous leurs
yeux, jusqu’au moment où un aventurier arménien sans le sou s’en aperçut et fit la plus grande opération de
l’époque en cédant à une société anglaise des droits qu’il n’avait pas mais que l’ignorance des musulmans lui a
permis d’acquérir pour une bouchée de pain. Il en va de même pour la valeur sociale de l’idée. Nous pouvons
l’ignorer et nous l’ignorons effectivement, mais le colonialisme ne l’ignore pas et il a disposé dans le monde
tout un dispositif d’observatoires chargés uniquement de contrôler la circulation des idées. Et l’on comprend
que tout ce qui circule comme idées dans le monde musulman l’intéresse tout particulièrement autant, sinon
plus, que le pétrole… La société musulmane est pauvre en idées, alors que c’est la seule richesse qui compte.
Elle est désormais idéologiquement à l’heure même où tous les conflits dans le monde doivent se régler, non
plus par les armes, mais par les idées.» On peut voir aussi dans «La lutte idéologique en pays colonisés» le
prolongement de l’autobiographie de Bennabi. C’est la théorisation de sa propre expérience dont il veut tirer les
lois d’une discipline nouvelle, la «lutte idéologique, cette lutte âpre, sourde, souterraine qui ne se passe jamais
au grand jour».
Dans ses Mémoires, il a présenté cette guerre sournoise à partir de sa position de victime. Dans le livre, il se
place dans le rôle du «psychological-service» pour montrer les méthodes que ce dernier applique : comment
empêcher une idée de parvenir à la société, dresser contre elle des réflexes pavloviens, isoler l’idée de l’action
politique «de sorte que l’une demeure stérile et l’autre aveugle»... Il revient sur les pressions de la police
française sur lui depuis le début de ses études supérieures à Paris (1930), sur l’attitude à son égard des partis
politiques algériens et des Oulamas durant la période coloniale, sur le tir de barrage subi par son livre Les
conditions de la renaissance à sa parution en 1949… Voici quelques exemples :
1) En 1931, il donne une conférence au siège de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord à
Paris ayant pour sujet «Pourquoi nous sommes musulman». Quelques jours plus tard il reçoit la visite d’un
inspecteur de police puis une invitation de Louis Massignon. L’échange se passe mal avec ce dernier. Un mois
plus tard, son père qui subvient à ses besoins en lui envoyant de l’argent de Tébessa où il est employé à la
mairie l’informe qu’il vient d’être renvoyé et que le maire lui a conseillé d’entrer en contact avec Louis
Massignon. Plus jamais son père ne travaillera jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Bennabi non plus ne
trouvera pas de travail où qu’il aille en chercher en Algérie ou en France avant son retour en Algérie en 1963.
2) A son arrivée au Caire en 1956, il se présente au ministère de l’Orientation pour proposer la publication de
L’afro-asiatisme. Le préposé qui le reçoit lui apprend que le représentant du journal Le Monde au Caire était
passé quelques jours plus tôt avec la même proposition, c’est-à-dire faire état de «la disponibilité d’un
philosophe français à publier un livre sur les conclusions de Bandoeng» où serait défendue la thèse d’une
civilisation afro-asiatique incluant un apport occidental.
3) La même année,Vocation de l’islam est traduit en arabe et édité au Liban sous le nom d’un professeur
d’université de Saïda, Chaâban Barakat. (3)
4) Dans l’introduction d’un livre paru au Liban en 1957 où ont été regroupés les articles du Lien indissoluble (la
revue éditée à Paris par Al-Afghani et Abdou en 1883), le nom de Bennabi est cité comme celui d’un «écrivain
français converti à l’islam», entre ceux de Léopold Weiss (4) et de Georges Rivoire(5). C’est un célèbre homme
de lettres égyptien, Taha Abdelbaki Sourour, qui signe l’introduction où il écrit, l’âme en paix : «L’auteur
français Malek Bennabi qui a vécu en Afrique du Nord et s’y est adapté au genre de vie des gens qu’il a aimés
s’est converti à l’islam auquel il s’est consacré, subissant de grands ennuis de ce fait.» Pour Bennabi, ces faits
ne relèvent pas du hasard, mais d’une volonté délibérée de brouiller son image au moment où son œuvre
commence à se répandre dans le monde arabe. Ayant lui-même été au centre de cette lutte, il a appris à en tenir
compte parfois jusqu’à l’obsession. Le combat de l’ombre qu’il a mené contre l’administration coloniale et
Massignon entre 1931 et 1956 a forgé en lui une conscience méfiante : le monde, la vie, l’histoire, les faits ont
deux visages, deux dimensions, deux significations : l’une visible, apparente, officielle ; l’autre invisible,
immatérielle, occulte. Pour lui rien n’est fortuit dans la vie des nations et des hommes, tout est calculé, voulu,
provoqué. Le hasard et les coïncidences, il n’y croit presque pas et écrit : «Tout détail faisant partie de la vie et
du mouvement des idées fait partie nécessairement d’une chaîne, d’un ensemble d’éléments qui fixent
dialectiquement sa signification et sa portée, comme la conséquence d’un élément qui le précède et la prémisse
d’un élément qui le suit.
On ne peut les séparer que si l’on est atteint d’atomisme.» Balzac ne disait pas autre chose : «Il y a deux
histoires : l’histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne ad usum delphini, puis l’histoire secrète où sont les
véritables causes des évènements, une histoire honteuse.»(6) Pourtant, lorsqu’on examine l’œuvre de Bennabi,
la sérénité et la logique interne qui la caractérisent ne laissent pas supposer que l’homme a été l’objet du
moindre tracas.
Etre à contre-courant des idées de son temps et des mentalités de son milieu est déjà en soi une grande cause de
stress. Beaucoup de penseurs ont eu une vie difficile au plan moral et matériel : Al-Kawakibi a vécu presque en
clandestin avant de mourir empoisonné ; Marx serait peut-être mort de faim ou de maladie si Engels ne l’avait
matériellement assisté ; Nietzsche a fini son existence dans l’errance ; Ibn Khaldoun a été emprisonné pendant
deux ans ; Platon a connu la condition d’esclave ; Socrate a été condamné à boire du poison ; Confucius est
mort désespéré… Et combien d’autres ont été raillés, maltraités, emprisonnés ou tués ? Ces hommes singuliers
qui ont fait avancer la philosophie, le savoir ou la liberté ont tous eu une vie pénible et ingrate. Ils étaient voués
à souffrir du fait même du décalage qui les séparait de la masse, des élites conformistes et du pouvoir. Que dire
de ceux qui ont vécu sous une occupation ou de ceux accusés de «germanophilie», de «négationnisme»,
d’«antisémitisme» ou de «complomania» ? L’orientaliste français Louis Massignon était, au siècle dernier, l’un
des maîtres de la lutte idéologique dans les pays d’Orient. Très tôt il a repéré l’activisme de Bennabi à l’époque
où celui étudiait à Paris et militait au sein de l’UGEMNA et dressé sur son chemin toutes les difficultés
possibles pour contrarier sa carrière et son influence sur ses compatriotes.
Assumant ouvertement ce rôle, Massignon évoque dans un de ses écrits un intellectuel syrien, le Dr Omar
Farrukh, professeur à l’université américaine de Beyrouth qui, dans l’un de ses livres, a posé la question :
«Pourquoi cet orientaliste, historien de la mystique, s’est-il mis à s’occuper de “politique” ?» L’orientaliste
français lui répond avec un cynisme renversant : «C’est, en effet, une position mystique que j’ai transposée dans
le domaine de l’étude des phénomènes politiques… On peut m’objecter : qu’avez-vous constaté de “psychique”
et de “mystique” dans la crise du pétrole en Orient ? J’ai contribué à aider le colonialisme sur le plan
intellectuel… Tant que mon pays maintiendra la primauté du culturel, je m’intéresserai activement à de telles
demandes.
Non pas par nationalisme secret, pour développer une influence politique périmée, par “expansion” de
l’Occident, économiquement amorale mais parce que je défends l’honneur de nos pères contre mes frères : la
vocation internationale suprême de la France…»(7) Ils sont rares les textes où Massignon livre quelque chose
de sa pensée réelle. Dans celui-là, il confesse : «On ne peut pas immédiatement savoir ce que pense
l’adversaire, ou tout au moins celui que la colonisation met devant nous en position d’adversaire. Le phénomène
de la colonisation ne se limite pas aux pays qui s’appellent officiellement “colonies”. C’est un phénomène
complémentaire de la lutte des classes et superposé à la lutte de classes. On ne peut le réduire à une telle lutte,
comme la théorie marxiste essaie de le faire. Dans les pays arabes, il est particulièrement frappant de voir qu’en
plus de la question de la lutte des classes, il y a le problème du rapport de colonisateur à colonisé… La culture
du colonisé existe, nous sommes obligés de la comprendre, même si nous voulons la remplacer…»(8) S’il
redoutait les effets de la politique économique de Mustapha Kemal Ataturk sur les intérêts étrangers, Massignon
faisait par contre son éloge pour sa politique culturelle qui consistait en la désarabisation et la désislamisation
de la Turquie, notamment par l’adoption de l’alphabet latin.
Il espérait que l’Égypte se lancerait à son tour dans le remplacement de l’arabe par les caractères latins, écrivant
: «Centre mondial du livre arabe, l’Égypte pourrait être le point de rayonnement d’où la réforme alphabétique se
diffuserait dans tout le monde arabe.» (9)
Si dans les pays musulmans l’idée n’a aucune valeur, de même que ses porteurs, dans les pays de haute
civilisation les hommes d’idées, de pensée sont non seulement entourés d’égards, mais leurs dirigeants
sollicitent leurs services, surtout en période de crise. Sans remonter à l’Algérien Fronton de Cirta qui fut
l’éducateur de l’empereur Marc Aurèle ou à Aristote qui enseigna Alexandre le Grand, on peut citer Toynbee
qui était à l’origine professeur d’histoire grecque et byzantine à l’université de Londres. Ses écrits et sa pensée
lui ont donné un prestige tel que le gouvernement britannique l’a employé au cours des deux guerres mondiales.
Il a fait partie de la délégation britannique aux conférences de paix à Paris et a été nommé directeur de l’Institut
royal des affaires internationales.
Après les attentats de septembre 2001 contre les Etats-Unis, un spécialiste du monde musulman d’origine
britannique, Bernard Lewis, était consulté par les plus hautes autorités américaines. Kissinger, Brezinski,
Huntington, Condoleeza Rice et beaucoup d’autres «conseillers du prince» sont venus du monde des idées, de la
pensée, de l’université et non des écoles militaires ou des services de renseignement. Louis Massignon, lui, était
à cheval entre le renseignement et l’idée. L’idée est supérieure à la force, aux armes, au renseignement et on a
vu dans l’actualité récente combien de fois ceux-ci ont été pris au dépourvu ou neutralisés par l’«idée». Qu’elle
soit juste ou fausse, bonne ou mauvaise, est une autre histoire.
En raison des dispositions psychosociales particulières du monde musulman, la notion du bien et du mal est
personnifiée par deux personnages : l’un, paré de tous les atours du bien et disant par conséquent toujours la
«vérité» même quand il se trompe ; l’autre, paré de tous les traits du mal et accusé toujours de dire un
«mensonge» même quand il dit la vérité. On peut représenter ces deux personnages, écrit Bennabi, sous la
forme de deux entités familières aux musulmans : l’ange et le Diable : «Supposons que le Diable nous affirme
que deux et deux font quatre. Immédiatement, notre automatisme moral nous fait dire : c’est faux ! Si
maintenant l’ange nous affirme que deux et deux font trois et demi, le même automatisme nous fera dire : c’est
juste !» Conclusion : «Nous ne formons pas nos jugements d’après des raisonnements spécifiques, nous les
recevons tout faits par autrui : nous refusons seulement ses jugements s’il est paré, à nos yeux, des traits du mal,
et nous les acceptons s’il est paré des atours du bien.»
Cet autrui «peut être un zaïm, un cheikh, comme ça pouvait être naguère un marabout.» Et Bennabi de
s’interroger : «Jusqu’à quand durera cette situation ? Il ne faut pas se risquer dans des prophéties qui sont le plus
souvent démenties par les évènements. Il ne s’agit pas donc de prédire des évènements qui mettront fin à cette
situation. Il faut plutôt ramener celle-ci à sa cause psychosociologique et dire qu’elle cessera quand sa cause
disparaîtra dans la mentalité des Arabes et des musulmans. Lorsque ces derniers ne réagiront plus aux
entreprises du colonialisme avec leur épiderme (comme l’âne) mais avec leurs cerveaux, avec leur raison, lui
soumettant directement les problèmes à résoudre, au lieu de recevoir, à leur sujet, des jugements tout faits,
quitte à les refuser si le colonialisme a chargé un “chaïtan” de nous les dire ou de les accepter, même s’ils sont
faux, si le colonialisme a chargé quelque ange de sa fabrication de nous les révéler.
Quand il en sera ainsi, le problème sera résolu. Mais jusque-là nous sommes condamnés à former nos jugements
dans un univers plat à deux dimensions, la dimension des choses et celle des personnes. Et de ce fait, il manque
à nos jugements la dimension des idées qui est la seule qui leur donne de la profondeur, en nous faisant sentir la
profondeur de la réalité.
Dans tous les domaines nos jugements s’accrochent aux choses et aux personnes et nous croyons pouvoir
résoudre nos problèmes sans recourir aux idées dont ils dépendent. Surtout dans le domaine politique, le règne
des choses et des personnes est tyrannique sur notre comportement quand nous croyons notre salut venir d’un
tas de choses (le fusil, l’avion, etc.) ou de la personne du “zaïm” qui bouche précisément l’accès de notre
conscience aux idées par une sorte d’instinct inné dont Socrate a révélé l’existence chez ceux qu’il nomme les
«idéophobes».
Le dernier chapitre de La lutte idéologique s’intitule «La vie des idées et leur valeur mathématique». Cette
valeur peut modifier ou neutraliser la fonction d’une idée dont on a modifié la valeur par excès ou par défaut
selon les besoins de cette lutte.
Bennabi écrit : «Cette mathématique des idées se fonde, d’une part, sur la valeur intrinsèque de l’idée, et sur les
règles de la réflexologie pavlovienne. Une idée I a une valeur donnée, par exemple K. Cette hypothèse peut
s’écrire comme en algèbre : I=K.
Cette relation exprime la valeur mathématique de l’idée. Mais si en mathématiques une valeur numérique peut
s’accroître par addition, une valeur idéologique décroît en général dès qu’on lui ajoute même un terme positif T.
Par exemple si on ajoute ce terme à la relation précédente on a : I’ =K+T. On a l’impression qu’on a augmenté
la valeur mathématique de I puisqu’on lui a ajouté un terme positif. Pourtant, rien n’est moins certain : le terme
T peut parfaitement diminuer et non augmenter sa valeur en tant qu’idée. Pour s’en rendre compte, prenons un
cas concret très simple : Idée = l’eau. Ajoutons-lui un terme même positif : Idée nouvelle = l’eau fraîche.
Or, la valeur de l’‘‘eau’’ en tant qu’expression mathématique d’une idée est plus importante que celle de ‘‘l’eau
fraîche’’ puisqu’elle est plus générale. Même si l’exemple est trop simpliste, il éclaire néanmoins que la valeur
d’une idée peut diminuer même par addition d’un terme positif. Si la démonstration est vraie pour un terme
positif, elle l’est a fortiori pour un terme négatif.»
Que peut vouloir dire «trahison» dans la bouche de Bennabi ? Bien sûr, d’abord ce que ce mot signifie au
premier degré dans toutes les langues : passage à l’ennemi, intelligence avec l’ennemi, subornation par
l’ennemi… Mais ce n’est pas tellement cette définition qu’il a à l’esprit. Par-delà cette acception, il possède en
propre des paramètres qui sont le plus souvent de nature intellectuelle et morale pour juger des comportements
et des attitudes dans le droit fil des révolutionnaires purs et durs comme Saint-Just ou Robespierre qui déclarait
dans un discours : «Ce n’est pas une contre-révolution que je crains ; ce sont les progrès des faux principes, de
l’idolâtrie et la perte de l’esprit public…
L’espèce de trahison que nous avons à redouter n’avertit point la vigilance publique, elle prolonge le sommeil
du peuple jusqu’au moment où on l’enchaîne.»(10) A ce titre, est trahison pour lui tout ce qui déroge aux
principes, au sacré, à la logique. Son ennemi, c’est d’abord l’ignorance et l’inculture, sources de toutes les
trahisons et de tous les «riens» dont les dommages ne sont pas moins importants que ceux que peut provoquer
une invasion étrangère ou une trahison à grande échelle : «Quand une politique a ses mobiles dans une
conscience, dans une raison, dans un cœur, en un mot, dans les “idées”, il est difficile de la dévier… Si on
analysait les évènements de la dernière décennie dans les pays musulmans, on se rendrait bien vite compte que
ce ne sont pas les traîtres ordinaires qui conduisent les nations aux grandes catastrophes, mais des hommes
honorés, portés sur le pavois, des hommes qui ont reçu le baptême des “héros” sur l’autel de leur Patrie.» Il est
difficile d’empêcher des noms de “grands leaders” arabes de se présenter à l’esprit à la lecture de ces lignes.
Mais il est une autre définition qu’il donne dans Naissance d’une société : «Il y a deux sortes de trahison d’une
société, celle qui détruit son esprit et celle qui détruit ses moyens. L’une crée le vide social en détruisant les
principes, l’ethos, l’“éon” qui maintiennent la tension nécessaire à la société pour poursuivre son action
concertée dans l’Histoire. L’autre crée le vide en orientant toutes les facultés créatrices et toutes les vertus
morales d’une société hors du monde des réalités et des phénomènes. L’une ignore les exigences du Ciel, l’autre
ignore les exigences de la Terre. Les deux trahisons aboutissent par des voies différentes et parfois opposées au
même résultat : le vide social où s’engouffrent l’esprit et les moyens d’une civilisation.» Le 10 février 1973 à
9h45, Bennabi commence la rédaction d’une préface à un projet de livre intitulé «Le pipe-line de la trahison ou
le biberon qui allaite les traîtres» dont on ne connaît pas le sort. L’a-t-il écrit ? A-t-il disparu comme d’autres
documents ? Ce qu’on y lit est hallucinant : «J’ai franchi le seuil de ma 68e année… J’ai donc franchi la ligne
des chances de vie que la statistique accorde à un homme même dans un pays développé. Je dois donc
normalement m’attendre à mourir un jour ou l’autre. Cette perspective ne me fait ni chaud ni froid. Sauf quand
je pense à mes filles, trop jeunes encore pour se passer de leur père, ou bien quand je pense à mon œuvre que je
laisserai inachevée à cause des traîtres qui, depuis que j’ai mis définitivement le pied dans le monde arabo-
musulman au Caire en 1956, m’ont enlevé tout moyen de travail, y compris le sommeil.
Naturellement, je connaissais déjà les traîtres et les traîtrillons d’Algérie et du Maghreb depuis mes années
d’études à Paris. Mais j’ignorais encore l’échelle de la trahison, sa nature, sa topographie et sa psychologie dans
la société arabe et musulmane, surtout dans sa classe intellectuelle et parmi ses hommes politiques… Je vois
comment un pipe-line réunir les capitales arabes…
Ce pipe-line est une sorte de biberon où Tel Aviv, Paris et Washington mettent la ration quotidienne qui nourrit
la trahison… J’ai eu affaire à toute cette franc-maçonnerie de la trahison, sur toute la longueur du pipe-line ou
presque. Et je sais ce que je lui dois, même en ce moment, alors que mon horizon est bouché, que mes filles sont
menacées même de perdre leur toit…(11) Alors, ce serait injuste, n’est-ce pas, si je dois laisser mon œuvre
inachevée, que je ne puisse pas au moins, avant de quitter cette terre, dire quelque chose, même de très succinct,
sur ces frères de lait qui font le même travail, remplissent les mêmes missions de Tanger à Djakarta pour la
gloire d’Israël… Aujourd’hui, alors que toute l’Histoire musulmane est un tissu de trahisons, personne n’a
encore songé à consacrer un livre aux traîtres.
Ce serait injuste de laisser un pareil trou dans nos lettres et dans mon œuvre, une œuvre dont l’auteur se targue,
à juste titre, d’avoir été le seul qui ait consacré un livre à la lutte idéologique.
Il faut bien, me semble-t-il, combler cette lacune avec quelque chose qui, d’une part, soit digne de cette œuvre
et, de l’autre, comme l’anathème contre les tristes héros dont même les sinistres journées de juin 1967 et celles
du Bangladesh n’ont pas ébranlé le pouvoir dans le monde musulman… Dans les terribles conditions où je
travaille, alors que je risque même l’expulsion de mon logement au moindre ordre d’une ambassade étrangère,
mon entreprise peut s’arrêter à cette simple préface. Dans ce cas, quelqu’un l’achèvera peut-être un jour en
s’aidant de mes carnets et de mes manuscrits.»
N. B.

1. Dans l’une des conférences qu’il a données en mai 1973 à Batna et dont la transcription figure dans ses
archives, Bennabi a déclaré, se référant à ce livre : «Je crois avoir été le premier à utiliser la notion de «lutte
idéologique» il y a quinze ans.»
2. La loi américaine dite «Patriot Act» a institué le droit pour les services de sécurité de recueillir, auprès des
bibliothèques, toute information sur les lectures de n’importe quelle personne.
3. Bennabi commente cet acte de piratage en ces termes : «Ils ne veulent pas laisser les idées sous un même
nom, il faut les disperser. C’est là une méthode de dépréciation. Ce Chaâban Barakat a organisé le méfait avec
l’aide des éditions du Seuil… Et c’est cette édition qui circule en Algérie, et ce, jusqu’à présent.» (Mai 1973).
4. Devenu Muhammed Asad, auteur de Le chemin de la Mecque et de L’islam à la croisée des chemins. C’est
lui qui aurait écrit que «Bennabi est un auteur français qui s’est converti à l’islam et a passionnément défendu
l’islam».
5. Haïdar Bammate est l’auteur de Visages de l’islam, paru en 1946 et réédité en Algérie en 1991 (Ed. ENA)
avec une préface de Ahmed Taleb Ibrahimi. Bennabi dit à son sujet dans l’une de ses dernières interventions
publiques (conférence à l’ENAC de Batna le 14 mai 1973) : «J’ai eu l’occasion de le connaître à l’Institut
islamique de Paris. Il m’a envoyé son livre et a eu la maladresse de mettre sur la couverture et entre
parenthèses son ancien nom : Georges Rivoire…» Bennabi pense qu’il était au «service des Anglais».
6. Cité in Henri Costand : Le secret des Dieux.
7. Cf. L’Occident devant l’Orient, Opera minora tome 1, Ed. PUF, Paris-Beyrouth 1962.
8. C’est exactement ce qu’entend Bennabi par lutte
idéologique.
9. Ibid.
10. Cf. Œuvres de Maximilien Robespierre : Discours 1791-1792, T.8, Ed. PUF, Paris 1953.
11. La veuve de Bennabi n’est arrivée à régulariser la situation de son logement qu’une dizaine d’années après
la mort de Bennabi.
Pensée de Malek Bennabi (9) L’énigme Massignon

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

De 1931 à 1961, date de sa mort, Louis Massignon ( naissance le 25 juillet 1885 à Nogent-Sur-Marne, mort
décès 28 Octobre 1962 à Paris) n’a ménagé aucun effort pour contrarier la vie de Bennabi et empêcher la
formation, puis, plus tard, le rayonnement de sa pensée. Lorsque Bennabi l’a rencontré pour la première fois en
1931, Massignon avait déjà une longue carrière derrière lui dans le renseignement et la lutte idéologique.
Parfois, c’est cet homme à lui seul qu’il vise par l’emploi du mot «colonialisme» tant il l’a incarné à lui seul
jusque dans ses moindres pensées et actes. D’un bout à l’autre de son existence il aura incarné le colonialisme
raciste et l’évangélisation par la carotte et le bâton, brisant un grand nombre de vies humaines sur son passage,
dont Hamouda Bensai, le compagnon de route de la première étape de la vie de Bennabi. Il a été pour Bennabi
ce que l’inspecteur Javart a été pour Jean Valjean dans Les misérables de Victor Hugo. Il était révéré dans les
milieux de l’islamologie comme une icône, exerçait une grande influence sur la conduite de la «politique
musulmane» de la France dans le monde et jouissait d’importants et effrayants pouvoirs. Qui est cet homme ?
Il est né à Nogent-sur-Marne, dans la région parisienne, en 1883. Dès l’âge de douze ans, il s’abonne au
Bulletin du Comité de l’Afrique française dont il sera membre jusqu’en 1940. A dix-sept ans, il fait la
connaissance d’un ami de son père, Georges Charles Huysmans(1), écrivain «déviant», qui a été rallié à la foi
par un prêtre «sataniste», l’Abbé J.-B. Boullan de Lyon. Après des études en philosophie et en mathématiques,
il se met à l’étude de l’arabe à l’Institut des langues orientales de Paris. En 1905, année de la naissance de
Bennabi, il participe à Alger au Congrès des orientalistes. La même année, il se rend en Egypte où, selon ses
propres termes, il «trouve (sa) vocation au terrain de contact spirituel entre le christianisme et l’islam». Pour les
besoins d’un diplôme sur l’historien maghrébin al-Ouazzan (Léon l’Africain), converti de force au
catholicisme après sa capture, il se déplace au Maroc en 1906 où il découvre les travaux de Charles de
Foucauld, le mystérieux missionnaire assassiné en 1916 dans le Sud algérien pour son double jeu(2). En
1907, il est en Irak dans le cadre d’une mission «archéologique». Il est arrêté par les Turcs pour espionnage. Il
rentre en France et veut devenir prêtre. Il reprend sa correspondance avec Charles de Foucauld et le rencontre
plusieurs fois à Paris. En 1912, il est de nouveau en Egypte où il donne des cours à l’université du Caire
auxquels assistent Taha Hussein, Rachid Ridha et Mustapha Abderrazik. Pendant la Première Guerre mondiale,
il est mobilisé et sert sur le front des Dardanelles avant d’être affecté à la mission Sykes-Picot. De 1917 à 1919,
il est officier-adjoint auprès du haut commissaire de France en Syrie et Palestine. Il rentre à Jérusalem aux côtés
de Lawrence d’Arabie. Tous deux avaient été nommés adjoints de l’émir Fayçal (1883-1933) pendant la
fameuse «révolte arabe». En 1926, il est désigné à la chaire de sociologie musulmane au Collège de France en
remplacement du commandant Alfred Le Châtelier qu’il présente comme «le créateur de Ouargla qui fit fonder
au Collège de France la chaire de sociologie musulmane où je lui succédai pendant 30 ans, d’où il organisait
notre pénétration au Maroc par des enquêtes auxquelles il m’associa, style “Affaires indigènes” améliorées et
durcies»(3). Dans un autre écrit il ajoute : «Il m’incita à des analyses psychologiques, à des statistiques tribales
et autres croquis de crêtes militaires du type du “Handbook of Arabia” de l’Arab Bureau du Caire qui arma
Lawrence et m’inspira au début pour L’annuaire du monde musulman.»(4) De la fin de la Première Guerre
mondiale à sa mort, Louis Massignon a joué un rôle important mais occulte dans la politique française dans les
pays musulmans. Il a fait partie des «services spéciaux» et de nombreuses commissions interministérielles, dont
celle chargée des Affaires algériennes pendant la période coloniale (préparation du centenaire de l’Algérie,
Statut algérien de 1947…)(5). Il serait à l’origine de la prise du «Dahir berbère» en 1930 au Maroc(6).
Au lendemain des émeutes de Casablanca provoquées par l’assassinat de Ferhat Hached (1953), il écrit : «Il
nous faudra prendre l’arabe comme seconde langue nationale en Algérie si nous voulons y rester chez nous avec
ceux qui la parlent, et construire avec eux un avenir commun.»(7) Ce qui montre qu’il n’avait pas changé
fondamentalement d’idée depuis qu’il écrivait en 1939 : «C’est tout le monde musulman que nous devons
comprendre pour que la France survive… Et le problème musulman est pour nous beaucoup plus qu’il n’est
pour la Grande-Bretagne, pour qui c’est un problème externe et impérial d’influence économique : tenir l’Inde
et les routes de l’Inde. Pour la France, c’est un problème social interne, de structure nationale, comment
incorporer vraiment nos nationaux musulmans d’Algérie au foyer national. Et cela seul préservera, par surcroît,
l’avenir des colons de notre race qui, en Algérie, ne représentent qu’une élite de 18% du chiffre total des
habitants.»(8)
A peine la Révolution algérienne engagée, le commandant Vincent Monteil, alors disciple et très proche ami
de Massignon, lui-même orientaliste et arabisant, est nommé à Alger comme chef du cabinet militaire de
Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie.
Il vient aux nouvelles. En février 1955, il visite à la prison Barberousse (actuellement Serkadji) Benkhedda et
Kiouane, membres du comité central du MTLD, arrêtés comme beaucoup d’autres car supposés avoir eu un rôle
dans le déclenchement de la lutte armée, ce qui n’était pas le cas. Il les fait libérer. Puis il s’envole pour Tunis
où Mostefa Ben Boulaïd est détenu depuis le 11 février. Après les entretiens qu’il a avec lui, Ben Boulaïd est
transféré à la prison de Constantine dont il s’évadera en novembre avant d’être tué quelques mois plus tard par
un colis piégé préparé par les services secrets français. Vincent Monteil a également fait recevoir par le
gouverneur général le Dr Francis, proche de Ferhat Abbas, cheikh Kheireddine de l’Association des Oulamas,
un proche de Messali et un représentant des «centralistes» pour se faire une idée sur la situation nouvelle à
laquelle se trouvait confrontée la France coloniale. Massignon était un homme aux multiples vies, aux multiples
visages, aux multiples langages. Il aimait dire de lui qu’il était un «chrétien pensant en arabe, déguisé en
Arabe». Il écrit : «J’aurais été tué plusieurs fois comme espion occidental en terre d’islam, si ce principe sacré
(l’hospitalité, el aman) ne m’avait sauvé.»(9) Il n’était pas loin de ressembler par les pôles opposés de sa
personnalité au personnage en qui se sont rassemblés le Dr Jekyl et Mr Hyde : déviant et dévot, prêtre et
défroqué, clerc et laïc, espion et philosophe, savant et militaire… Il était l’ami des saints et des satanistes, du
bourreau et de la victime, du colon et de l’«indigène». Il a incarné l’orientalisme au service du colonialisme,
personnifié la France impériale, coloniale et évangélisatrice, régné sur l’islamologie qu’il a voulu mettre au
service de la présence française dans le monde musulman. Massignon est l’auteur d’une grande masse d’études
dont la plupart ont été réunis dans Opera Minora (2 500 pages !) et Parole donnée. A la lecture de ces écrits, on
ne décèle ni âme, ni émotion, ni style autre que celui, rapide et expéditif, des télégrammes, quand ce n’est pas
celui des BRQ (Bulletin de renseignement quotidien) en usage dans les services de renseignement. Rien n’est
désintéressé ou gratuit, tout est subordonné à des fins politiques, idéologiques ou stratégiques. Ces écrits, ce
sont le plus souvent des notes, des comptes rendus, des aperçus, des monographies techniques ou ésotériques.
Les écrits mystiques côtoient les écrits politiques dans cette œuvre immense, exubérante, enchevêtrée, où les
connaissances de l’homme semblent infinies et son érudition phénoménale. Mais tout est hachuré, morcelé,
dispersé. Dans un texte de 1952(10), il fait état de ce que pensent de lui deux personnalités algériennes :
Mohamed (Hamouda) Bensai et Cheikh Bachir al-Ibrahimi : «Le chef des Ulémas réformistes d’Algérie a
considéré dans Al-Bassaïr que j’avais mis vingt-cinq ans à me construire une espèce de ‘‘masque’’, que j’étais
le pire agent de la cinquième colonne et que c’était évidemment la cinquième colonne colonialiste qui opérait à
travers mon masque de mystique. Plus profondément, l’objection m’a été faite, d’une manière qui m’a fait
beaucoup de peine, par un autre musulman algérien, M. Mohamed Bensai de Batna, ancien président des
étudiants nationalistes nord-africains de Paris, un homme qui réfléchit.
Il mène une vie très retirée, mais c’est une des têtes de l’opposition à la francisation en Algérie. Un jour où il
était malade à Paris (où je lui avais fait préparer un diplôme d’études supérieures à la Sorbonne), il m’écrivit
ceci : ‘‘Je ne me pardonne pas de vous avoir aimé, parce que vous m’avez désarmé. Vous avez été pire que ceux
qui ont brûlé nos maisons, qui ont violé nos filles ou enfumé nos vieillards. Vous m’avez désarmé pendant
plusieurs années de ma vie en me laissant croire qu’il y avait une possibilité de réconciliation et d’entente entre
un Français qui est chrétien et un Arabe qui est musulman.’’.»(11)
Répondant à ces accusations, Massignon écrit : «Les musulmans algériens, à notre contact, ont perdu le sens de
l’hospitalité héroïque exercée même envers l’ennemi.» Dans un autre texte, deux ans avant sa mort, il rapporte
que «se trouvant invité au Caire, en novembre 1946, pour la session annuelle du dictionnaire de l’Académie de
langue arabe, l’ambassade (me) signala dans le journal al Dustur (du 16 novembre 1946) quatre colonnes
intitulées : ‘‘Les secrets de la colonisation française au Maroc : un prêtre-espion sert la colonisation’’. Cet
article faisait suite à un autre du 31 octobre où était reproduite une lettre de rupture adressée par un étudiant
algérien musulman à l’un de ses maîtres de Paris (lettre de MBS de Batna à moi-même)…».(12) Ainsi qu’on
vient de le voir, Mohamed (Hamouda) Bensai, le plus proche ami de Bennabi à l’époque, est fort bien connu de
Massignon et cité dans ses écrits, mais pas Bennabi. Est-ce normal ? L’étonnant, après ce qu’on a lu, n’est pas
la réalité de la lutte idéologique ou l’existence du psychological-service, mais qu’un homme sans moyens, sans
soutien politique, comme Bennabi, soit parvenu par ses seules facultés mentales et intellectuelles à percer leur
jeu et à le mettre au jour. Ce portrait fait, que dire de la mise en cause de Massignon dans les difficultés et les
souffrances endurées par Bennabi ? Y a-t-il de l’exagération dans ces incriminations ? A-t-il succombé à une
forme de paranoïa ? Est-il la proie de ce qu’on appelle aujourd’hui la «complomania» ou le
«conspirationnisme» ? D’aucuns l’ont pensé.
Moi-même, j’ai longtemps éprouvé un certain malaise, jusqu’à ce que mes recherches et l’examen des archives
léguées par Bennabi m’aient définitivement libéré du doute quant à sa totale objectivité dans ses jugements sur
les hommes et les évènements qui ont été en relation avec sa vie. Aucune information, aucun élément de
recherche exposé ici et qui confirme point par point les affirmations de Bennabi ne provient de lui. Il a certes
parlé de «preuves» attestant du rôle de Massignon dans la conduite de la politique coloniale et ses accointances
avec le «deuxième bureau», mais il ne les a pas produites.
1) Dans un texte de 1930, année où Bennabi commence à faire parler de lui dans les milieux estudiantins
maghrébins, Massignon écrit : «Il existe à Paris une petite colonie universitaire de musulmans algériens fort
digne d’intérêt. Nous possédons à Paris même les éléments de ce que sera d’ici à vingt ans l’Algérie
musulmane. C’est donc de Paris même que la France agit sur elle.»(13)
2) Selon ce qu’il nous en apprend Massignon lui-même, tous les Algériens en France, sans exception et malgré
leur grand nombre, étaient fichés, contrôlés et suivis par de nombreux services dont celui sur lequel il
s’appuyait pour établir les cartes de leur répartition sur le territoire métropolitain par douar d’origine et
arrondissement.
A propos de ces cartes, il écrit : «Nous les avons établies grâce à une enquête personnelle menée sur place en
décembre 1929-janvier 1930, enquête où M. Adolphe Gerolami, directeur de l’Office des affaires indigènes
nord-africaines, 6, rue Lecomte, 17e, où il a organisé les foyers, dispensaires et bureaux de placement nord-
africains de Paris, voulut bien nous permettre de recourir, non seulement à ses services d’investigation et de
contrôle, mais à son incomparable expérience personnelle de la question. Les renseignements ainsi fournis
étaient classés dans le cadre obligé des circonscriptions administratives (communes mixtes).
Mais nous nous sommes efforcés de remonter jusqu’aux cellules organiques de la société kabyle, c’est-à-dire
aux douars et groupes de douars (tribus), afin de déceler les survivances de l’antique esprit de «çoff» ainsi coulé
dans le creuset parisien… Pour commenter ces cartes, nous y avons joint deux listes : liste des communes
algériennes d’où proviennent les immigrés kabyles de la région parisienne — avec indication des fractions et
des douars — ; liste des usines parisiennes utilisant des ouvriers kabyles.»(14)
Suivent des descriptions ahurissantes et des statistiques précises sur l’emploi des Algériens en région
parisienne, le tout dans un style télégraphique. Exemple : «Autos : Citroën, 7 000 (à Lavalois, Clichy, Saint-
Ouen, Javel) : provenant de douars divers. Renault (Billancourt) 2 760 (surtout de Draâ El-Mizan). Laveurs de
voitures à la Compagnie des autos de place, 2 500 (venant surtout de Fort-National). Métaux : Société française
des métaux et alliages blancs : les remplacer par des Chleuhs. Métallurgie franco-belge, 510 (venant de
Guergour, Michelet). Autres métiers : Le Coq gaulois au 13e arrondissement, raffinerie Lebaudy (19e), usines à
gaz (15e, 19e et 8e)…»
Puis viennent les commentaires : «60% sont manœuvres dans les usines à gaz (ce sont les meilleurs), chantiers
de charbon, résidus urbains, garages. Le reste se subdivise en dockers, ouvriers de métro ; 15% seulement sont
spécialisés (magasiniers). C’est soit le camarade qui l’a attiré soit le restaurateur-logeur chez qui il vit qui
oriente professionnellement le nouvel arrivant. L’européanisation du costume (casquette) et des repas (vin) est
rapide. On a signalé en 1928 des tendances communistes chez les gens des douars Boni et Moka (Akbou) au
13e, comme en 1924 à Gennevilliers.
Les gens du haut Sébaou logent chez des restaurateurs-logeurs de leurs propres douars, tandis que ceux de Fort-
National refusent de le faire : ces deux groupes sont d’ailleurs en mauvais termes. Les gens du haut Sébaou sont
affiliés à des congrégations (zaouïas). Celle des Rahmaniya est paisible. Celle des Ammariya (Guelma : 3
branches) et celle des Allaouïas (Mostaganem) sont plus remuantes (organisation d’une ligue d’abstinents anti-
alcooliques)…
120 000 Kabyles algériens pour toute la France ; graduellement évincés depuis peu par deux autres groupes : les
Chleuhs marocains (9 000) et les Arabes de Bou-Saâda, M’sila, Biskra et Laghouat (8 000), plus sérieux et plus
travailleurs. Sur ces 120 000, 60 000 au moins à Paris (32 000 seulement recensés par fiches)… Il n’y en a que
20 qui aient amené leur femme kabyle, 700 ont épousé légalement une Française, 5 000 vivent maritalement
avec une Française.»
3) Sur les difficultés de Bennabi à trouver du travail ? Massignon avait, ainsi qu’on vient de le voir, la liste de
l’ensemble des usines par branche (autos, métaux, usines à gaz, chantiers de charbon, métro, magasiniers,
dockers…), employant une main-d’œuvre algérienne. Ce ne sont pas seulement les Kabyles, mais l’ensemble
des Algériens qui sont répertoriés et identifiés (il parle de 32 000 fiches !). Dans le même document, on peut
relever que la rue des Chapeliers (où Bennabi a donné des cours d’alphabétisation en 1938) n’échappait pas au
contrôle de Massignon qui note : « Arabes de Marnia et de Nedroma à Marseille, derrière la poste centrale,
notamment au 7, rue des Chapeliers.»
Vers la fin de sa vie Massignon veut donner l’impression qu’il a rompu avec ses «anciennes fonctions».
Il déclare dans un «Dialogue sur les Arabes» qui l’a réuni en 1960 à J. M. Domenach et Jacques Berque : «On
vient de me supprimer des subventions parce que je ne donne pas de fiches psychologiques à qui de droit sur les
gens dont je m’occupe.»(15)
Il y a lieu de signaler que dans ce texte, Massignon cite le Dr Khaldi, «que j’aime beaucoup», précise-t-il.
4) Bennabi tente d’obtenir des visas pour des pays arabes après la fin de ses études pour s’y installer ?
Massignon révèle ses pouvoirs en la matière : «Depuis un an, les relations culturelles franco-égyptiennes sont
atteintes parce que nous nous étions engagés à permettre à deux professeurs égyptiens de venir travailler à Alger
et que nous avons été forcés de leur refuser les visas…»(16)
Massignon avait ses entrées auprès de l’ensemble des gouvernements arabes et musulmans et connaissait tous
leurs représentants diplomatiques à Paris. Il pouvait donc très bien passer «la consigne» au sujet de Bennabi qui
cherchait à tout prix à quitter la France et la colonie algérienne.
5) Sur la manipulation de la vie politique en Algérie, des zaouïas et du maraboutisme ? Voici ce qu’il écrit avec
un cynisme inégalé : «Nous avons, pour les élections en Algérie, recours à l’influence des congrégations
musulmanes sur la masse des électeurs illettrés. Cette politique de corruption est publique et compromet à la
longue certaines ‘‘vedettes’’ précieuses.
L’administration se dit alors dans sa sollicitude : il y a un moyen pour les musulmans d’être absous de leurs
péchés, c’est d’aller à La Mecque. Nous leur paierons le voyage. Ils rempliront leur devoir coranique ; ils nous
reviendront absous, la conscience blanche comme neige.
Ils pourront recommencer à notre service ; nous aurons donc double bénéfice.» Et Massignon de poursuivre,
reconnaissant ouvertement son implication dans ce système : «Mais un des derniers bénéficiaires de ce système
ingénieux vient de le gâcher et nous a forcés, en revenant de La Mecque, à payer la scolarité d’un de ses fils à
Al-Azhar ‘‘pour se racheter’’ aux yeux de l’islam anticolonialiste. Cet homme nous aura coûté fort cher pour
aboutir au mépris réciproque et définitif.»(17)
Infatigable, ne laissant rien au hasard, méticuleux et efficace jusqu’à l’obsession, Massignon avait le regard
constamment rivé sur le monde musulman. Dans un texte de 1939, il note : «Parmi les différents groupes
musulmans à travers le monde, le plus important numériquement et financièrement est actuellement le groupe
hindou, minorité nationale très forte puisqu’il s’agit d’un cinquième de la population totale de l’Inde… En
second vient le groupe malais qui a une majorité écrasante en Indonésie (plus de 92%). Il peut donc avoir une
progression encore plus nettement nationaliste que le groupe hindou ; il se sert de plus en plus de la langue
malaise, transcrite en alphabet arabe, quoique le gouvernement hollandais s’efforce de répandre l’alphabet latin
; les dirigeants d’abord recrutés dans l’aristocratie des sayyids d’origine arabe sont de plus en plus des Malais et
tendent à écouter plus volontiers que les musulmans de l’Inde les suggestions communistes des Bolchévistes. Le
groupe des arabisés vient en troisième lieu au point de vue numérique et manque aujourd’hui complètement
d’unité et de directives pour une progression commune…»(18) Massignon était un pilier des «sciences
coloniales» qu’il a contribué à asseoir et, en tout état de cause, un missionnaire aux sens propre et figuré du
terme(19).
Autant l’autobiographie de Bennabi est dominée de 1931 à 1955 par l’ombre de Massignon, autant le nom de
celui-ci disparaît quasi définitivement au-delà. Bennabi ne le citera plus qu’en deux occasions : le 20 décembre
1962 quand il note dans ses Carnets (20) : «Ce soir, la télévision a donné une nouvelle d’une réunion de
l’Académie arabe à la mémoire de Massignon mort, semble-t-il, en novembre dernier. C’est ainsi que j’ai appris
la mort de cet homme qui fut implacable pour ma famille à cause de sa haine pour moi.» Et, pour la deuxième
fois, dans un article de 1968 intitulé «Signification de la grève de l’université».(21) En 2003, l’Institut du
monde arabe a organisé à Paris un colloque pour rendre hommage à huit personnalités intellectuelles des deux
pays, choisies en raison de leur contribution au siècle dernier au rapprochement entre les peuples algérien et
français. Du côté algérien, les figures retenues étaient Abdelhamid Ben Badis, Malek Bennabi, Mohamed
Bencheneb (1869-1929) et Mehdi Bouabdelli (1907-1992). Du côté français, on avait retenu Louis Massignon,
Jacques Berque, le Cardinal Duval (1903-1996) et Germaine Tillon. Ainsi, les noms de Bennabi et de
Massignon se sont trouvés réunis dans un même hommage rendu par la mémoire reconnaissante des deux pays.
N. B.

1) A la fin de sa vie, Massignon écrit encore à son sujet : «Je lui dois d’avoir retrouvé ma voie ; il pria pour
moi, égaré…» (cf. Le témoignage de Huysmans et l’affaire Van Haecke, 1957, Opera Minora T.3).
2) Massignon note à ce propos : «S’il a accepté à la fin un dépôt d’armes dans son Borj, lui qui s’était engagé
par vœu à ne jamais avoir dans sa cellule aucune arme, c’est qu’il donnait ainsi à ses ennemis dispense
plénière de verser son sang» (cf. Toute une vie avec un frère parti au désert : Foucauld). Dans un des derniers
textes qu’il lui consacre, on peut lire : «Par le détour des Berbères mal arabisés, on croyait à cette époque à
une politique “berbère” pour vaincre l’islam en le tournant. Il subissait la formation “coloniale” de son temps.
Moi-même, fort colonial à l’époque, lui avais écrit mes espoirs dans une prochaine conquête du Maroc par les
armes et il m’avait répondu approbativement (1906)… La formation sociologique de Foucauld était celle d’un
officier spécialisé des Bureaux arabes, des Affaires indigènes. Avec le but que se propose l’ingénieur militaire
en étudiant les ouvrages offensifs et défensifs de l’ennemi, la destruction… Comment cet ermite, ce contemplatif
s’est-il laissé dérober tant de temps par nos officiers pour les aider à stabiliser une “occupation coloniale” ? A
vrai dire, c’était alors la seule solution sociale capable d’assurer l’ordre et la paix au désert, en faisant que la
“force soit juste”… Il avait pris l’engagement écrit de ne jamais avoir d’armes dans sa cellule d’ermite. Et à
Tamanrasset, il transforma, les derniers mois de 1916, son “borj” en arsenal d’armes à la demande du général
Laperrine» (cf. Foucauld au désert devant le Dieu d’Abraham, Agar et Ismael (1960), Opera Minora, T.III).
Foucauld et Laperrine étaient des camarades de promotion. Il y a lieu de noter enfin que le Père de Foucauld a
été béatifié par l’Eglise en novembre 2005.
3) Cf. Toute une vie avec Foucauld, op. cité.
4) Foucauld au désert devant le Dieu d’Abraham, Agar et Ismaël, op.cité.
5) On peut lire sous sa plume : «Voici cinquante années que mes rapports de disciple à maître m’ont amené à
venir consulter à Leyde (Hollande) C. Snouck, le grand islamisant à qui je dois de bien précieux conseils sur la
mystique musulmane…. Chez lui, je venais prendre conseil du “directeur officieux” de la “politique musulmane
de la Hollande” (en Indonésie), pour transmettre ses sages suggestions aux responsables de notre politique
musulmane en Afrique du Nord….» (cf. Parole donnée : préface aux lettres javanaises de Raden Adjen Kartini).
6) Dans le cadre de la politique de désislamisation de «de l’Afrique du Nord, les autorités coloniales
promulguent le 16 mars 1930 le “Dahir berbère” qui érige des tribunaux “coutumiers” destinés aux
populations berbères dans le but de réduire les pouvoirs du Sultan. Les élites marocaines se liguent contre cette
tentative de division du peuple marocain. C’est à partir de là qu’apparaît le mouvement national qui devait
aboutir au départ des Français».
7) Cf. Parole donnée : l’exemplarité singulière de la vie de Gandhi.
8) Cf. Opera Minora T.I. Il semble que Massignon ait eu une prémonition de ce qui allait arriver effectivement
dix ans plus tard : «Nous pouvons nous préparer à l’évacuation prochaine d’un million de frères de race dans
les conditions, à quelques zéros près, dont les colonnes de fuyards fuyaient Damas en 1945» (cf. La situation
sociale en Algérie, 1951, Opera Minora, T.III).
9) Cf. La situation sociale en Algérie III
10) Cf. L’Occident devant l’Orient : primauté d’une solution culturelle 1952, Opera Minora, T. I.
11) Dans sa brochure autobiographique, Hamouda Ben Saï évoque son hospitalisation à l’hôpital de la Charité
en mai 1935 et note : «Après mon opération, le savant professeur Louis Massignon vient à l’hôpital. Mais,
ayant appris que j’étais déjà sorti, il envoya une touchante carte-lettre à mon ami Marcellin Bell. J’ai conservé
cette carte écrite de sa propre main.» Il ajoute un peu plus loin : «Le cheikh Ben Badis m’envoya une lettre
écrite de sa propre main, m’invitant à adhérer à l’Association des oulamas. Je lui répondis que je ne pouvais y
adhérer, mais que je demeurais résolument fidèle à l’idéal pour lequel elle avait été créée. J’avais de bonnes
raisons pour cela.»
12) Cf. Foucauld au désert, op.cité
13) Cf. «Les résultats sociaux de notre politique indigène en Algérie» (1930) in Opera Minora, T. III.
14) Cf. «Cartes de répartition des Kabyles dans la région parisienne» (1930) in Opera Minora, T. III.
15) Opera Minora, T. III. Quelle peut être la mission d’un «psychological-service» sinon de procéder à des
«analyses psychologique» et de tenir des «fiches psychologiques» ? Et ce «qui de droit» n’indique-t-il pas
justement le «service» dont parle Bennabi ? Au moment où Massignon fait ces «confidences», Bennabi publie
au Caire La lutte idéologique dans les pays colonisés où on peut lire : «Le colonialisme se sert d’une carte
psychologique du monde musulman. Une carte qui subit quotidiennement des mises à jour appropriées et des
changements nécessaires opérés par des spécialistes chargés de la surveillance et du contrôle des idées. Le
colonialisme conçoit ses plans militaires et transmet ses instructions à la lumière d’une connaissance
approfondie de la psychologie des pays colonisés».
16) «Primauté d’une solution culturelle», Opera Minora T.I.
17) Ibid
18) Situation de l’islam (1939).
19) On peut énumérer le nombre de fois où Bennabi s’est référé directement ou indirectement dans ses articles
à Massignon. Il le cite nommément (et positivement) dans La langue arabe à l’Assemblée nationale (la
République algérienne du 6 juin 1948) et dans deux autres articles : «Un dialogue implique deux consciences»
(la RA du 10 juillet 1953) et «A la veille d’une civilisation humaine-3» (la RA du 1er juin 1951). Il fait allusion
à lui (négativement) dans Charivari colonial (le JM du 26 février 1954) et Un crime anormal (la RA du 30
octobre 1953), et de nouveau positivement dans «A la veille d’une civilisation humaine 2» (la RA du 13 avril
1951). Dans ses livres, Bennabi fait allusion à lui dans Le phénomène coranique et Vocation de l’islam. En
matière de «pensée», il a reconnu le bien fondé de la distinction opérée par Massignon entre les notions de
«tagdid» et de «tagaddud». On peut trouver quelques ressemblances entre certains paragraphes de Vocation de
l’islam au chapitre «Le premier contact Europe-islam», et un texte de Massignon de 1947 («Interprétation de la
civilisation arabe dans la culture française» in Opera Minora, T.I) sur les origines agrestes de la civilisation
française et nomades de la civilisation arabe qui donneront le «type aryen» et le «type sémitique», catégories
auxquelles recourra Bennabi sous d’autres noms dans sa théorie des idées et de l’alternat des cultures. Avant
Bennabi, Massignon a parlé de «Méridien de La Mecque»… On peut aussi rapprocher l’expression «Axe
Tanger-Djakarta» chez Bennabi de la phrase de Massignon : «Tous les pays musulmans se tiennent depuis Java
jusqu’au Maroc…» Mais, au-delà de l’utilisation commune de ces matériaux, il n’y a rien qui atteste de la
présence d’une «influence» de Massignon sur la pensée bennabienne.
20) La partie autobiographique inédite de Bennabi se compose d’un manuscrit intitulé «Pourritures» couvrant
la période 1939-1954 et d’un lot de 19 Carnets tenant lieu de journal intime et couvrant la période 1958-1973.
21) Révolution africaine du 6 mars 1968.

Pensée de Malek Bennabi (10)


«Idée d’un Commonwealth islamique»

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr
Le monde dans lequel vit Bennabi en 1958 est marqué par la prééminence de vastes ensembles : URSS,
Commonwealth britannique, Communauté européenne des Six, OTAN, Comecon… Seul le monde musulman
est dispersé car ne possédant ni une volonté collective, ni des intérêts objectifs communs, ni un continuum
géographique. Composé d’Etats nouveaux ayant accédé pour la plupart à l’indépendance depuis peu, les pays
musulmans sont divisés politiquement, les uns proches de Moscou, les autres alliés des Etats-Unis ou de
l’Europe. Au moment où Bennabi rédige entre le 7 et le 18 octobre 1958 ce petit ouvrage, l’Égypte et la Syrie
viennent de fusionner au sein de la «République arabe unie» (RAU), mais l’évènement ne semble pas l’avoir
impressionné. Au contraire, ses vues continuent de s’inscrire à contre-sens du discours nationaliste arabe.
L’étude se compose d’une introduction, de trois parties principales (projet d’une étude exhaustive, valeur de
l’idée dans la société musulmane, fonction du Commonwealth islamique) et d’une conclusion. Le besoin
d’écrire cette étude s’est formé en lui à la suite d’une discussion avec un écrivain et un médecin cairotes. Le
premier laissa tomber à un moment «je travaille le désespoir au cœur», tandis que le second, comme pour lui
faire écho, dit en soupirant : «J’avoue que chez les musulmans je ne trouve rien à sa place.» Une fois seul, ces
impromptus font remonter à la mémoire de Bennabi des souvenirs plus anciens : celui d’un condisciple chinois
connu dans les années 1930 qui présentait constamment l’air d’un homme mal à l’aise dans sa peau à cause de
la situation de son pays confronté à l’impérialisme japonais et, plus tard, celui d’un autre Chinois rencontré au
lendemain de la fondation de la République chinoise en 1949 qui, lui, arborait un air fier et conquérant, ce qui
avait inspiré à Bennabi cette réflexion : «La révolution chinoise n’a pas supprimé les problèmes, mais elle a
modifié fondamentalement l’attitude de l’individu à leur égard.» Dans Vocation de l’islam (1954), il avait
signalé cette attitude psychotique chez le penseur Mohamed Iqbal devant le problème de la condition féminine
en terre musulmane : «On le voyait hésiter entre la coutume orientale qui sépare la femme de la réalité par un
voile ou par un “moucharabieh”, et la conception occidentale d’“émancipation” inconditionnelle qui la met de
plain-pied avec la réalité. Cette attitude témoigne du trouble général de la conscience musulmane moderne,
déroutée entre deux solutions qui lui paraissent également déplorables… Il faudrait trouver là sans doute la
cause de ce trouble des meilleurs esprits d’où résulte une sorte de pause dans l’évolution des idées puisque la
société musulmane ne peut plus revenir en arrière, au stade post-almohadien, et ne peut se lancer plus avant,
aveuglément, dans son mouvement vers l’Occident. Le monde musulman donne ainsi l’impression de se trouver
dans un no man’s land historique entre le chaos post-almohadien et l’ordre occidental.»
Dans L’afro-asiatisme (1956), il adresse une critique générale aux intellectuels musulmans chez qui il devinait
«une sorte d’hypocrisie se traduisant par une incapacité à poser et à penser sincèrement et convenablement les
problèmes du monde musulman… Cette liaison viciée du musulman avec un état de choses qu’il idéalise, parce
qu’il y voit comme l’impression de l’idée islamique dans la matière sociale, crée chez lui une certaine
inhibition, une sorte d’insécurité intellectuelle qui lui fait parfois détourner les yeux de certains problèmes de
peur, en les abordant sincèrement, de se heurter à un tabou religieux résultant de l’idée inhibitrice». Il prend un
exemple en la personne de Sayed Qutb, le théoricien des
«Frères musulmans» : «Parfois, quand il s’agit d’un intellectuel voulant étudier positivement les problèmes du
monde, c’est une certaine limitation forcée qui s’impose à sa pensée ayant pour effet une sorte de dénaturation
de ces problèmes… Un de ces penseurs avait voulu tracer le plan d’un travail dont il avait sans doute, à juste
raison, choisi pour titre “Vers une société musulmane civilisée”. Mais, réflexion faite, l’homme rectifia son titre
et l’écrivait : “Vers une société musulmane”. Dans ce cas, on voit que la liaison viciée intervient sous forme
d’inhibition intellectuelle imposant la rectification en question. Je ne crois pas que l’éminent penseur se soit
rendu compte que le mot retranché de son titre a précisément dénaturé le problème dans son esprit, l’escamotant
ou l’assoupissant en quelque sorte dans sa conscience… En voulant croire et nous faire croire qu’une société
musulmane est par définition “civilisée”, l’homme éminent a éludé le problème crucial du monde musulman.»
Il a évoqué une nouvelle fois le sujet dans le Problème de la culture (1959) écrivant : «Sa (le musulman)
conscience est envahie d’un malaise parce qu’il se rend compte de sa présence insolite au milieu d’un monde où
il n’a pas le sentiment d’avoir sa place, mais il s’explique incorrectement l’origine de son mal en l’attribuant au
fait que dans son armoire il manque beaucoup de “choses”, alors qu’il y manque surtout des “idées”… Les
pédagogues dans les pays arabes et musulmans devraient enseigner à la jeunesse non pas la manière d’emboîter
le pas aux Russes ou aux Américains dans leurs voies en expliquant comment on peut les suivre, mais au
contraire lui enseigner comment elle peut découvrir une voie où elle pourra marcher en tête de l’humanité. Et si
par exemple cette jeunesse faisait sienne le problème de l’intégration de l’humanité en y mettant toute son
intelligence et tout son cœur pour en faire son message personnel, elle prendrait la tête de la marche dans une
direction que semblent suivre inévitablement les destinées humaines. Ce faisant, elle aura dissipé le malaise qui
plane aujourd’hui dans nos âmes et certaines chimères qui planent dans notre esprit.»
Le désarroi détecté par Bennabi dans l’attitude des trois intellectuels égyptiens et du penseur indo-pakistanais
(Iqbal) est le même que celui repéré par al-Kawakibi près d’un siècle auparavant dans le comportement de ses
contemporains, désarroi lié au poids de la religion sur leur pensée à la suite de quoi le penseur syrien du XIXe
siècle avait écrit : «Il n’est pas sage que les gens de notre époque se sentent liés par les opinions de ceux qui les
ont précédés de dix siècles… Dieu connaît les bienfaits du destin qu’Il vous a tracé et Il vous a laissé le libre
choix de vos décisions dans vos affaires afin que vous les adoptiez aux exigences de votre époque qui, elles,
n’ont rien de fixe.
Par conséquent, si vous abordez la plupart des questions de la vie courante avec une tranquillité de cœur et une
liberté de décision, ce sera bien mieux que si vous les abordiez embarrassés, ne sachant si vous agissez en
accord ou en contradiction avec l’ordre de Dieu. Ainsi, vous vivez dans la peur, non pas dans cette crainte de
Dieu qui est à la base d’une sage conduite, mais dans cet embarras de l’esprit et cette incertitude de décision qui
entraînent un manque total d’initiative et d’énergie dans les affaires.» Plus d’un siècle après al-Kawakibi et un
demi-siècle après Bennabi, le problème ne s’est pas dissipé mais s’est au contraire amplifié et généralisé aux
masses musulmanes qui, faute de trancher en faveur d’un choix clair et cohérent, entre la société moderne et la
société religieuse traditionnelle, ont choisi de ne pas choisir, cumulant les attributs et les signes extérieurs des
deux cultures dans un syncrétisme du plus mauvais effet.
Cette indécision se remarque notablement dans leur attitude face à l’islamisme qui les a séduits comme
alternative politique dans presque tous les Etats musulmans où des élections libres ont eu lieu et au terrorisme
qui ne semble pas en avoir fait assez à leurs yeux pour déclencher en eux un réflexe de rejet franc et une
condamnation absolue.
Ceci pour les circonstances dans lesquelles l’idée du livre a vu le jour. Pour le fond, ce petit ouvrage paru en
février 1960 pose problème lorsqu’on le place dans la perspective ouverte par Vocation de l’islam et L’afro-
asiatisme.
On a l’impression que la pensée de Bennabi opère une rétrogradation puisque Vocation de l’islam exalte
l’aspiration au mondialisme, L’afro-asiatisme propose une démarche pragmatique pour réaliser la jonction entre
l’Afrique et l’Asie, tandis que Idée d’un Commonwealth islamique met en avant un critère religieux pour
monter un ensemble politico-économique. Autant dans les deux premiers il a déployé des trésors d’ingéniosité
pour dessiner un futur universel ou à tout le moins régional à l’islam, autant on s’étonne de le voir se rabattre
dans le troisième sur un Commonwealth d’essence idéologique. Mais est-ce vraiment le cas ?
Trois mois après son arrivée au Caire, fin avril 1956, Bennabi adresse au secrétaire général du Congrès
islamique qui se trouve être le colonel Anouar Sadate une lettre datée du 20 juillet 1956 (soit trois mois avant la
parution de L’afro-asiatisme) où on peut lire : «Je me permets de vous soumettre respectueusement deux
documents qui ont trait aux problèmes du monde musulman. Le premier est un chapitre que je détache d’un
ouvrage intitulé L’afro-asiatisme que j’ai consacré aux problèmes soulevés à Bandoeng, considérés sous leur
aspect sociologique. Dans ce chapitre, et pour les besoins de la thèse, j’ai cru devoir mettre en relief un certain
aspect pathologique dans l’évolution actuelle du monde musulman, en mettant l’accent sur la nécessité
méthodologique de séparer dans toute étude de ce genre le “spirituel” du “social”, afin de considérer plus
librement cet aspect des maladies sociales dont souffre actuellement le monde musulman ; le deuxième
document représente le schéma d’une étude du monde musulman en vue de son organisation sous forme de
Commonwealth… Je crois, si cette étude était entreprise systématiquement et si sa publication était poursuivie
au fur et à mesure, qu’elle constituerait le meilleur guide pour la génération actuelle et le meilleur antidote
contre le trouble qui envahit sa conscience en ce moment. Je pense qu’en définissant la fonction d’un
Commonwealth musulman, le Congrès islamique aura donné à la génération musulmane actuelle le sens de sa
mission historique et qu’il aura, par là même, évité les catastrophes qui se préparent dans sa conscience. Je dois
ajouter, pour dire toute ma pensée, que je crains que dans dix ans il ne sera trop tard.» On peut penser que
Bennabi attendait trop de l’afro-asiatisme. A peine l’idée lancée, son enthousiasme lui fait voir une synthèse
nouvelle à l’œuvre, une civilisation universelle en voie de se réaliser. Pourtant il n’ignorait pas que l’idée
n’avait pas encore créé sa substance. Il avait en fait mis à sa charge trop de responsabilités : sortir les pays sous-
développés de leur état et amener les pays développés à renoncer à la «puissance». Mais il ne s’est pas trop
engagé quant aux chances de succès puisqu’on le voit écrire avec une certaine prudence dans L’afro-asiatisme :
«Bandoeng est surtout un bilan de virtualités.
Il reste à actualiser ces virtualités en réalités concrètes traduisant les idées nées au cours des débats en conduites
précises, en réalisations effectives de nature à transformer la condition de l’homme afro-asiatique.» S’il n’a pas
assisté à la première conférence de Bandoeng d’avril 1955, il a assisté à la seconde qui s’est tenue au Caire en
décembre 1957 où lui est apparue «l’inanité de tout effort d’unification économique au sein d’une association
hétérogène».
C’est la première brèche dans son rêve afro-asiatique et c’est alors qu’il reprend le «Schéma d’une étude du
monde musulman en vue de son organisation sous forme de Commonwealth». Craignant justement que cette
idée de Commonwealth n’ait été comprise comme un recul dans sa pensée, Bennabi s’en justifie dans
l’introduction à la réédition de cet opuscule en 1971 : «Si, il y a quinze ans, c’est dans une perspective surtout
islamique que l’auteur s’est placé pour rédiger ces pages, aujourd’hui c’est dans une perspective largement
humaine qu’il faut reconsidérer le problème... Or, si depuis quinze ans la première perspective ne s’est pas
considérablement modifiée, la seconde s’est totalement transformée.
Si bien que la réédition de cette étude vient à un moment où l’islam ne concerne pas les seuls musulmans mais
tous les hommes… Le Commonwealth islamique doit voir le jour comme la réédition d’une civilisation, et non
d’une nouvelle forme d’empire… Il ne peut être conçu comme une simple structure politique, économique et
stratégique adaptée à de nouveaux rapports de force dans le monde, comme le modèle britannique, mais comme
une structure morale et culturelle nécessaire au dénouement, non seulement de la crise sociale actuelle des pays
musulmans mais au dénouement de la crise spirituelle de toute l’humanité.»
Esprit positif et clairvoyant, Bennabi n’est pas sans savoir que de la réduction à l’unité des nombreuses sociétés
qui composent le monde musulman est une gageure, sans parler de leur dispersion géographique. Le monde
arabo-musulman se présente au moment où il écrit ce petit livre et selon sa propre terminologie sous la forme de
six ensembles : le monde musulman noir ou africain, le monde musulman arabe, le monde musulman iranien
(Iran, Afghanistan, Pakistan), le monde musulman malaisien (Indonésie, Malaisie), le monde musulman sino-
mongol et le monde musulman européen. Quand il s’agira de la mise en œuvre du projet, il indique qu’il ne
faudra pas procéder à partir d’un point central, comme cela s’est fait au temps du Prophète, c’est-à-dire à partir
d’un pays donné, mais en partant des différents mondes pour converger vers un centre qui est l’idée de
Commonwealth elle-même. Il ne s’agira pas d’une fusion de ces mondes mais de leur articulation. Le principe
intégrateur découle de leur unité spirituelle mais «cette unité ne peut remplir efficacement son rôle intégrateur
que si elle prenait corps sous une forme adéquate représentant la forme institutionnelle de la volonté collective
du monde musulman».
Bennabi s’est contenté au total dans ce petit ouvrage d’indiquer des pistes plutôt que de s’engager dans des
propositions qu’il laisse à la discrétion des Etats. Le livre s’achève sur cet avertissement (nous sommes en 1958
!) : «Il faut qu’une révolution sociale s’accomplisse du dedans, sinon elle viendra de l’extérieur. Il y a donc
danger pour les vingt années à venir.» Et sur cette question-dilemme : «Le monde musulman peut-il accomplir
sa révolution selon un processus déterminé réglé par un plan préétabli qui tienne compte des éléments
psychologiques et des facteurs sociaux propres à la société musulmane actuelle ?
Ou bien, faute d’une orientation judicieuse, selon un plan préétabli, se verra-t-il conduit par les nécessités de
son adaptation à une évolution mondiale qui ne cesse de s’accélérer chaque jour davantage à une révolution
dont il n’aura pas le contrôle ?» Quand il apprend la création d’un centre d’études afro-asiatiques à Tel Aviv, il
note dans ses carnets : «Ben Gourion, lui, sait que les forces des deux continents que Bandoeng a rassemblées
ne peuvent former une force unique par de simples discours politiques ou par des édifices installés au Caire ou
ailleurs, mais par une idéologie afro-asiatique qui, jusqu’à l’heure présente, ne trouve son expression que dans
mon livre… Je crois qu’il faut l’admirer : c’est un homme.» Nous avons plusieurs fois cité ici et tout au long de
cette série le penseur syrien Abderrahmane al-Kawakibi, contemporain d’al-Afghani et de Mohamed Abdou,
pour la proximité de ses idées avec celles de Bennabi. Il a proposé en effet dans ses écrits un véritable plan de
restructuration de la pensée et de l’organisation politique du monde musulman.
Auteur de deux livres, Oum al-Qora et Tabai’ al-istibdad (les caractères du despotisme), et d’un grand nombre
d’articles de presse, il a imaginé dans le premier livre un congrès panislamique en vue de jeter les bases d’une
union des Etats musulmans sous forme de fédération d’Etats indépendants où serait imparti à chaque pays ou
groupe de pays un rôle particulier : «Le congrès, après une recherche minutieuse et un examen approfondi de la
situation et du tempérament de tous les peuples et des circonstances qui les entourent, enfin de leurs aptitudes, a
estimé que la péninsule Arabique et ses habitants doivent s’occuper de la politique religieuse… Le soin à
apporter à la vie politique et particulièrement aux affaires étrangères doit incomber aux Turcs ; la surveillance
vigilante de la vie civile et son organisation, il est bon de les confier aux Égyptiens ; la gestion des affaires
militaires doit être placée sous la responsabilité des Afghans, Turkestanais, Kazaniens, Caucasiens à l’Est et des
Marocains ainsi que des habitants des principautés d’Ifriqiya à
l’Ouest ; enfin, la direction de la vie scientifique et économique sera assurée au mieux par les Iraniens, les
habitants de l’Asie centrale, les Indiens et les peuples voisins.»(1)
Oum al-Qora se veut le compte-rendu de ce congrès (imaginaire ou réel ? la question demeure posée à ce jour)
tenu en 1898 à La Mecque en présence de vingt-trois délégués venus de différents pays d’islam, de Chine, de
Russie et d’Angleterre.
Le but de la rencontre était de dresser l’état des lieux du monde musulman en décadence et d’arrêter un plan de
redressement. Celui-ci postule une réorganisation du régime du califat qui ne serait plus que symbolique et la
mise en place d’une organisation panislamique d’éducation qui unifierait les programmes nationaux.
C’est la première fois, de notre point de vue, qu’un cerveau musulman s’affranchit de la conception purement
morale de la «Nahda» et lui substitue une approche politique et pragmatique. Nous reviendrons encore sur les
idées avant-gardistes de cet homme extraordinaire.(2)
S’il a pu désespérer de voir l’afro-asiatisme s’ériger en jalon sur la voie du mondialisme, Bennabi n’a jamais
douté de l’inéluctabilité de ce dernier qu’il considère comme la finalité de l’Histoire.
Quand l’OUA fut créée en 1960, il y voit une manœuvre de la lutte idéologique et note dans un article :
«L’OUA est un enfant adultérin de l’impérialisme et de l’Afrique, mais d’une Afrique qui l’a enfanté sans
savoir même qui était son père, ni que son enfant était tout simplement venu au monde pour mettre un hiatus
entre elle et l’Asie.»
En 1964, il écrit dans Perspectives algériennes : «L’effet de la puissance qui déclencha les deux guerres
mondiales se trouva automatiquement stoppé par son contre-effet, en faisant apparaître la perspective d’une
troisième guerre mondiale.
Dès lors, les rapports de force font place à des rapports nouveaux, assujettis à des critères d’idées.
La démocratie, le socialisme et la paix deviennent les préambules de toutes les constitutions nationales et
marquent le point cardinal vers lequel s’oriente l’évolution de l’humanité. Ces trois idées semblent préfigurer
les éléments d’une Constitution universelle et constituent, dès à présent, les principes d’une idéologie
universelle, pour couronner l’œuvre de l’homme s’engageant dans l’ère mondialiste.»

A quelques mois de sa mort, il confie à l’un de ses derniers articles daté de juin
1973 : «Le cours de l’Histoire, chargé de toutes les expériences de l’humanité et fortement grossi par la crue
exceptionnelle de la présente civilisation, semble proche de son embouchure sur le siècle qui vient, avec une
extraordinaire alternative. L’an 2000 semble, dans l’océan des temps, désigné comme le seuil d’une parousie
qui réconciliera les hommes ou d’un cataclysme qui abolira leur destin. Nous n’avons pas à faire de prophétie
quant à l’issue de cette alternative. Par contre, il nous est permis, en tant que musulmans, de définir notre rôle
en vue de son infléchissement vers une issue favorable. Nous savons déjà quel est notre rôle principal dans tous
les cas. Il se trouve défini clairement dans le Coran : ‘’C’est ainsi que nous avons fait de vous une nation
mitoyenne pour que vous serviez de témoins pour les autres hommes et que le Prophète soit votre témoin…’’
(2-143). Dans une parousie ou dans un cataclysme, voilà d’abord notre rôle… Mais, au-delà ou en deçà de ce
témoignage, nous devons aussi, par la nature des choses, assumer notre rôle de frères des autres hommes pour
sauver avec eux notre commun destin.»(3)
Attaché à la vocation d’un islam éclairé et ouvert, Bennabi, fidèle à sa pensée, précise : «Il nous faut donner à
l’islam pensé et vécu par chacun d’entre nous la dimension d’une “vérité travaillante”. Cela veut dire que cette
vérité doit se faire promesse d’avenir fraternel pour tous les hommes.» En avril 2005, la diplomatie tiers-
mondiste nostalgique voudra réanimer le cadavre, en vain.
A cette date, en effet, s’est tenu à Djakarta un sommet réunissant cinquante chefs d’Etat qui, «attachés à l’esprit
de Bandoeng», ont signé une déclaration appelant à la promotion d’un partenariat stratégique afro-asiatique et
instituant un sommet tous les quatre ans et une réunion des ministres des Affaires étrangères tous les deux ans.
Dans son allocution, le chef d’Etat algérien a parlé de «renaissance de l’afro-asiatisme… Le souffle de
Bandoeng ne s’est jamais éteint, quand bien même il a, parfois, perdu de sa puissance». Aucun de ces
engagements n’a été tenu et l’idée a définitivement disparu. Les derniers évènements connus sous le nom de
révolutions arabes ont largement démontré que les pays arabo-musulmans ne maîtrisent pas leur destin comme
ils ne recèlent pas en eux une vision de ce que pourrait, de ce que devraient être leur vie et leur avenir parmi les
nations du monde.
Les musulmans ne sont pas en retard, ils sont partis dans une autre direction ; ils ne sont pas dans la courbe de
l’évolution, ils sont dans une autre dimension ; ils ne sont pas organisés en système vivant, travaillant à sa
survie, mais en système figé qui vit des conquêtes des autres en échange de ses ressources naturelles.
Les chrétiens ont emballé leurs discutables articles de foi, leurs dogmes et leurs rites dans d’attendrissantes
valeurs morales, humaines et sociales, tandis que les musulmans ont déshumanisé et désincarné les valeurs de
l’islam : ils les ont asséchées, désocialisées et enroulées dans l’intolérance et la dureté de l’âme. Le
christianisme et le judaïsme ont marché de pair avec la modernité, l’islam continue son chemin sans la
modernité. Il erre seul, sans but, sans statut, sans vision de l’avenir, obnubilé par le seul au-delà. Le musulman
n’est pas sur la terre pour remplir une quelconque mission — à part l’illusion qu’il entretient de voir les autres
se rallier un jour à son mode de vie et de pensée — mais pour gagner des «haçanate», des garanties d’aller au
Paradis, confirmant un hadith : «Un jour viendra où les musulmans seront nombreux, mais ils seront comme
l’écume de la mer…»
L’Inde, la Chine, le Vietnam ont été peu ou longtemps colonisés, mais ils ont tiré les leçons de leurs expériences
passées, ont réévalué leur capital-idées et sont en train de devenir des puissances de premier plan. Les
musulmans n’ont pas le sérieux, l’humilité, le pragmatisme des Asiatiques.
Ils se caractérisent par l’arrogance et le mépris à l’égard des autres. Il faut se rappeler les rodomontades et les
tartarinades arabes face à Israël dans les années 1940, 1950 et 1960, et les comparer à leur faillite actuelle.
Leurs guerres ne sont plus contre Israël mais entre eux où ils font montre du plus grand acharnement.
La stratégie des Etats musulmans actuels n’est pas centrée sur une perspective d’union mais sur une perspective
de destruction mutuelle au profit de l’ennemi commun ; dirigeants politiques et hommes de religion attisent la
haine réciproque pour des futilités comme s’ils étaient missionnés pour détruire le monde musulman et l’islam
après qu’ils les eurent plongés dans la décadence. Le plus grave dans un processus de décadence n’est pas la
perte de territoires ou de capacités militaires mais la perte du sens des idées. Bennabi appelle ce phénomène la
dévalorisation des idées et écrit dans Le problème de la culture : «Lorsque l’œuvre d’Ibn Khaldoun a vu le jour
dans le monde musulman, elle ne pouvait plus contribuer ni à son progrès intellectuel ni social, parce que, dans
cette étape, elle représentait une idée isolée du milieu réel. D’ailleurs, dans une pareille étape, ce n’est pas
seulement l’idée qui perd sa signification culturelle, sa faculté de créer des choses, mais réciproquement la
chose elle-même ne peut plus engendrer des idées. Par exemple, à quoi aurait servi la fameuse pomme de
Newton si, au lieu de tomber sur l’illustre mathématicien, elle était tombée sur son ancêtre de l’époque,
Guillaume le Conquérant ? Il est évident qu’elle n’aurait pas créé l’idée de la gravitation, mais tout juste un petit
tas de fumier parce que l’ancêtre de Newton l’aurait tout simplement mangée. Il est donc clair que l’idée et la
chose n’acquièrent de valeur culturelle que dans certaines conditions. Elles ne deviennent créatrices de culture
qu’à travers un intérêt supérieur sans lequel la vie dans le “monde des idées” et le “monde des choses” se fige
comme dans de simples musées et perd toute efficacité sociale véritable. On peut interpréter cet intérêt
supérieur par rapport à l’individu comme la liaison organique qui le lie au monde des idées et au monde des
choses. Quand cette liaison fait défaut, l’individu n’a plus de prise ni sur les idées ni sur les choses. Il glisse
seulement sur la surface des choses sans les pénétrer et passe à côté des idées sans les reconnaître…»
A. B.

1) Cf. Norbert Tapiero Les idées réformistes d’al-Kawakibi, les Ed. arabes, Paris, 1956.
2) L’idée d’un congrès panislamique a tout de suite séduit les élites musulmanes de l’époque. Après la tentative
d’un leader musulman de Crimée, Ismaïl Bey Gasprinsky, d’en réunir un en 1906, l’idée connaît une éclipse en
raison des évènements (guerre mondiale, révolution bolchevique…) mais l’abolition du califat par le Parlement
turc en 1924 la relance et c’est ainsi que se tiennent en mai 1926 au Caire le «congrès du khalifat» et en juin et
juillet de la même année à La Mecque le «congrès du monde musulman». Le premier tente en vain de désigner
un nouveau calife, tandis que le second achoppe sur les différences entre le wahhabisme et les écoles sunnites.
D’autres «congrès» se tiendront en 1931 à Jérusalem, en 1932 en Inde et en 1935 à Genève… L’idée aboutira
finalement à la création de l’«Organisation de la Conférence islamique» en 1969.
3) La promesse de l’islam, Que sais-je de l’islam n°10, juin 1973.

Pensée de Malek Bennabi (11) Le problème de la culture

Par Nour-Eddine Boukrouh


nouredineboukrouh@yahoo.fr

Ce livre, paru en version arabe au Caire en juin 1959, se compose d’une introduction et de quatre parties :
Psychanalyse de la culture, Psychosynthèse de la culture, Coexistence des cultures et Culture et mondialisme. A
l’occasion de sa réédition à Damas en 1972, Bennabi lui annexe une nouvelle partie intitulée «l’anti-culture»
qui est en fait la reprise du «Post-scriptum» rédigé en 1969 en complément au «Message» qu’il a adressé au
Congrès des écrivains africains réuni en mars 1959 à Rome. La version française comporte en outre un
Appendice où il a rassemblé quelques articles des années 1960 («Politique et culture», Révolution africaine du
16-10-1965) ; l’«Appel de Constantine », Révaf du 10-04-1968 ; «Langue et culture», Révaf du 19-05-1968 ; le
Message et son Post-scriptum ; ainsi que des «Réflexions isolées sur la culture»).
Au moment où la pensée de Bennabi est encore en gestation dans les années trente et quarante, la culture est au
centre d’un intérêt particulier dans la littérature et les universités occidentales où l’ethnographie et l’ethnologie
se nourrissent de la découverte des peuples colonisés ou marginalisés et s’enthousiasment pour l’étude des
formes de vie des sociétés dites «primitives». Le regard de l’Occident veut s’humaniser et considérer autrement
qu’à travers une perception raciste les sociétés traditionnelles. L’anthropologie sociale et culturelle se développe
en France et aux Etats-Unis avec Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss, Kardiner, Ralph Linton, Margaret Mead, Paul
Radin, Ruth Bendict, etc. Elle considère en gros que «toute société, quelles que soient ses dimensions ou sa
situation historique, présente une certaine culture»(1).
Bennabi s’écarte d’emblée de ces théories qu’il juge inadaptées à son objet. Vivant lui-même la condition d’une
civilisation décadente et appartenant à un pays colonisé, il ne comprend pas qu’on applique la notion de culture
à une condition sociale sous-développée. Il répugne à appliquer ce mot à un état moral, matériel et social
caractérisé par le sous-développement et critique l’attitude des ethnologues qui l’appliquent indistinctement à
toute forme de vie sociale. Pour lui, la culture ne saurait être «tout ce qui se situe au-dessus du niveau animal»
ainsi que le pense Roheim(2) et rejette cet amalgame. S’inscrivant en faux contre cette approche, il écrit : «On
compromettrait singulièrement l’intégrité d’un concept d’une aussi grande valeur historique en lui donnant deux
faces : celle qui représente le développement d’un côté, et celle qui représente le sous-développement de l’autre.
Il n’y a pas de culture du sous-développement… Si une culture ne parvient pas à élever le niveau social de
l’individu, si elle échoue même dans sa tâche quotidienne, c’est le test ultime : ce n’est pas une culture mais une
inculture plus ou moins pittoresque, plus ou moins teintée de couleur locale, plus ou moins parée des charmes
du folklore. La fonction sociale de la culture demande beaucoup à être précisée, surtout dans le contexte
politique des jeunes pays qui émergent de l’ère coloniale et commencent leur édification.»
C’est dans Les conditions de la renaissance (1949) que Bennabi propose pour la première fois une définition de
la culture. Elle est double : historique pour la comprendre et pédagogique pour la réaliser. La première évoque
un milieu chimique : «La culture, y compris l’idée religieuse qui est à la base de toute l’épopée humaine, n’est
pas une science, mais une ambiance dans laquelle se meut l’homme qui porte une civilisation dans ses
entrailles. C’est un milieu où chaque détail est un indice d’une société qui marche vers le même destin : son
berger, son forgeron, son artiste, son savant et son prêtre mêlant leurs efforts… C’est cette synthèse d’habitudes,
de talents, de traditions, de goûts, d’usages, de comportements, d’émotions, qui donne un visage à une
civilisation, et lui donne ses deux pôles comme le génie d’un Descartes et l’âme d’une Jeanne d’Arc.» Cette
définition a tout l’air d’être une photo prise par le subconscient de Bennabi au moment où il découvre la France
métropolitaine des années 1930. Elle n’est pas sans évoquer la définition de Nietzsche qui voit pour sa part dans
la culture «une unité de style qui se manifeste dans toutes les activités d’une nation»(3).
La seconde définition met en relief l’objet et les moyens de la culture qui «n’est pas une science particulière
réservée à une classe ou à une catégorie de gens, mais une doctrine du comportement général d’un peuple dans
toute sa diversité et toute sa gamme sociale… Elle doit donc être générale pour inspirer à la fois le berger et le
savant et les maintenir dans le même cadre de vie… Sa fonction dans une civilisation se rapproche assez de
celle du sang où les globules blancs et les globules rouges sont véhiculés par le même courant, le plasma. Elle
est l’élément nourricier, le sang d’une civilisation, le sang où les idées techniques des cadres et les idées
pratiques du peuple ont néanmoins un fonds commun fait de dispositions, d’idées, de tendances identiques…».
Ainsi, toute réalisation sociale, tout produit de civilisation est dans son essence une synthèse des quatre
éléments fondamentaux qui forment la culture : une «éthique» pour déterminer le comportement collectif, une
«esthétique» pour déterminer le goût général, une «logique pragmatique» pour déterminer des modes d’action
communs, et une «technique» appropriée à chaque catégorie d’activité.
L’Ethique désigne les croyances, les normes morales, l’idéologie. Elle n’est pas à considérer sous l’angle
philosophique mais sous l’angle sociologique : «Il ne s’agit pas de disséquer des principes de morale, mais de
signaler des forces de cohésion nécessaires entre les individus d’une société qui forme ou qui peut former une
unité historique. Ces forces ont leur origine dans l’instinct grégaire de l’individu qui partage la vie d’un
groupe… Une société qui naît ou qui renaît a sa loi de cristallisation et de cohésion dans un Ethos.
Réciproquement, quand le sens éthique disparaît d’une société celle-ci se disloque, se désagrège, s’émiette.
Cette dislocation a sa cause dans la réapparition chez l’individu des instincts antisociaux. Ce phénomène
devient sensible quand le principe moral religieux, et plus tard son résidu laïque — la contrainte sociale — ne
sanctionnent plus les actes de chacun.» L’éthique réalise l’union subjective entre les individus, les dote de
mêmes référents moraux et institue entre eux un système de valeurs. L’Esthétique reflète le style de vie d’une
société. Elle imprègne l’environnement social et les manières de vivre des membres de la société (le fameux
savoir-vivre). Les couleurs, les formes, les sons, les mouvements, la révèlent et forment une ambiance générale.
Ecrivant à des fins pratiques, Bennabi indique que le sens du beau doit manifester sa présence dans la rue,
l’habillement, les lieux publics. Il écrit (dans les années quarante) : «Il faudrait que dans nos rues, dans nos
cafés, on trouve la même note esthétique qu’un metteur en scène doit mettre dans un tableau de cinéma ou de
théâtre. Il faudrait que la moindre dissonance de son, d’odeur ou de couleur, nous choque comme on peut être
choqué devant une scène théâtrale mal agencée.» Le bien ne peut être conçu sans le beau. Bennabi traduit ce
postulat en langage sociologique : «Les idées sont le canevas subjectif des actions. Elles sont liées à des
générateurs concrets, à une ambiance faite de couleurs, de formes, de mouvements, de sons, de visages. En fait,
il s’agit bien d’une esthétique quand on considère la source des idées, donc des actions. Même l’activité la plus
insignifiante est liée à une certaine esthétique car il y a la belle manière de penser et d’agir et même de faire la
politique ou de porter seulement un paquet… L’esthétique, c’est tout le problème de l’art, de la mode
vestimentaire, de nos usages ; c’est une manière de faire un geste plus ou moins élégant ou gracieux, de balayer
devant notre porte, de peigner nos enfants, de cirer nos chaussures quand on en a, de marcher sans indolence
comme le recommande le Coran… L’esthétique, c’est la “face” d’un pays dans le monde. Il faut sauver notre
face pour sauver notre dignité et imposer notre respect au prochain à qui nous devons nous-mêmes le respect».
Jonas Salk appelle «sens esthétique» cette faculté propre à l’homme de rechercher intuitivement la beauté et
l’ordre.(4)
La Technique représente les moyens d’action d’une société, ses modes de production, son inventivité. Elle
recouvre les sciences, les métiers, les talents et toutes les activités économiques et sociales qui assurent son
entretien économique et son développement. La Logique pragmatique, elle, exprime la capacité d’une société à
faire face aux problèmes pratiques qui se posent à elle (le fameux savoir-faire). C’est la logique de l’action,
l’acte approprié au but, le lien logique entre une politique et ses moyens, entre une idée et sa réalisation, entre
une culture et son idéal. C’est cette donnée qui semble à Bennabi manquer le plus chez les musulmans, et c’est
de son absence que résulte l’inefficacité généralisée qui leur est imputée : «Si tout le monde sait à peu près
intuitivement établir un syllogisme, très peu de gens possèdent la logique de l’action. C’est cette logique qui est
déficiente chez les musulmans, et non celle de la pensée… On dit que la société musulmane vit selon le
précepte coranique. Il serait cependant plus juste de dire qu’elle parle selon le précepte coranique, parce qu’il y
a absence d’une logique dans son comportement islamique. Prenons un cas concret : regardons marcher un
imam ou un cadi et un prêtre catholique. Qui a l’air vif, décidé, et l’allure rapide ? Ce n’est pas le musulman à
qui pourtant le précepte coranique qu’il connaît parfaitement enjoint “d’avoir le pas décidé” ou encore ceci : “Il
ne faut pas marcher en se pavanant”… On ne pense pas pour agir, mais pour dire des mots qui ne sont que des
mots. Mieux, on hait ceux qui pensent efficacement et disent des mots logiques, c’est-à-dire des mots qui
deviennent sur le champ des actions. C’est de là que viennent nos inefficiences sociales…»
Pour lui, chaque phase de développement social se caractérise par la prépondérance d’un de ces éléments. C’est
ainsi que l’élément éthique est ce qui marque le plus une société naissante, alors qu’une société à son déclin
sombre dans un esthétisme qui «s’éloigne d’ailleurs de plus en plus des normes d’une véritable esthétique»
(Naissance d’une société, 1962). Dans le monde arabe des années cinquante (en fait jusqu’à maintenant) la
notion de culture est appréhendée dans le sens de «divertissement», de «culture de masse», et un peu dans le
sens de «science», de «savoir». Bennabi s’élève contre ce qui lui semble être une dérive sémantique encouragée
par la lutte idéologique qui souhaite orienter l’esprit arabe vers les futilités et le paraître. Revenant sur cet
important sujet après l’indépendance de l’Algérie, il veut le nettoyer des scories qui lui ont été collées par des
intellectuels superficiels. Pas plus qu’elle n’est l’expression des loisirs, la culture n’est le produit de
l’instruction, de la formation ou de l’école : «Celle-ci ne donne à l’élève les qualités précises du rendement
social ou de l’efficacité que dans certaines conditions qui débordent le cadre scolaire… L’individu ne doit pas
ses qualités sociales à sa formation scolaire mais à des conditions propres à son milieu».
Voulant expliquer par ce biais le phénomène du sous-développement, il indique que celui-ci n’est pas de nature
économique mais culturelle : «Le sous-développement est le résultat ou la résultante des inefficacités
individuelles ; c’est une inefficacité à l’échelle d’une société. L’inefficacité ne peut être réduite par une
formation conçue uniquement dans le cadre scolaire. Le problème du comportement relève de la culture, mais la
culture conçue et élaborée dans un cadre social qui embrasse toute la société, non pas une certaine catégorie
sociale… L’individu ne doit pas ses qualités sociales à sa formation scolaire, mais à des conditions propres à
son milieu. Dans notre comportement négatif à l’égard de tel ou tel problème, ce sont toutes les causes
d’inefficacité propres à notre milieu qui nous rendent inefficaces» (Perspectives algériennes, 1964). Un demi-
siècle après, nous pouvons mesurer la justesse de ces vues en considérant la crise de l’école algérienne avec ses
déperditions, son inadaptation aux besoins de l’activité économique et son incapacité à « éduquer» la société.
Bennabi estime que «c’est le rôle d’une culture de créer le liant social. Et c’est justement dans cette fonction
que les cultures semblent s’être différenciées en deux types, selon deux vocations… Les peuples sémites ont
fondé leur culture sur le respect de la règle, c’est-à-dire sur les valeurs éthiques, les peuples aryens sur les
valeurs esthétiques, sur la forme qui a atteint sa perfection à Athènes qui en a transmis le culte à la renaissance
de l’Europe… Cette différenciation fondamentale remonte à leurs origines : la culture occidentale a hérité du
génie gréco-romain le goût du beau, la culture musulmane a hérité du génie sémitique le sens du vrai». Il
attribue ainsi le processus de singularisation et de différenciation des cultures à l’intériorisation des idées
primordiales par l’inconscient : «Abandonné à sa solitude, l’homme se sent assailli d’un sentiment de vide
cosmique. C’est sa façon de remplir ce vide qui déterminera le type de sa culture et de sa civilisation, c’est-à-
dire tous les caractères internes et externes de sa vocation historique. Il y a essentiellement deux manières de le
faire : regarder à ses pieds, vers la terre, ou lever les yeux, vers le ciel. L’un peuplera sa solitude de choses : son
regard dominateur veut posséder. L’autre peuplera sa solitude d’idées : son regard interrogateur est en quête de
vérité. Ainsi naissent deux types de culture : une culture d’empire aux racines techniques, et une culture de
civilisation aux racines éthiques et métaphysiques. Le phénomène religieux apparaît là où l’homme dirige son
regard vers le ciel. C’est là qu’apparaît le prophète : l’homme de la mission, du message, l’homme qui a des
idées à communiquer comme Jérémie, Jésus, Mohammad. L’Europe, berceau de tant de grands hommes,
semble exclue cependant du phénomène religieux au niveau de ses messagers, comme si la nature de
l’Européen, trop plein de son humanité, ne laisse pas de place au divin. Par contre, le Sémite semble voué à la
métaphysique. Le divin laisse peu de place aux préoccupations terrestres» (Le problème des idées dans la
société musulmane, 1971).
Lorsqu’on considère l’état actuel des musulmans, la pertinence du raisonnement de Bennabi n’en devient que
plus éclatante. Les Arabes sont connus pour leur hospitalité, leur générosité, leur désintéressement, mais pas
pour leur sens social ou leur efficacité. Lawrence d’Arabie qui a vécu parmi eux au moment des grandes
manœuvres pour le démantèlement de l’Empire ottoman note dans ses Sept piliers de la sagesse : «On peut lier
les Arabes à une idée, comme à une longe… On les entraînerait aux quatre coins du monde rien qu’en leur
montrant les richesses et les plaisirs de la terre. Mais qu’ils rencontrent sur leur route le prophète d’une idée,
sans toit pour abriter sa tête et sans autre moyen de subsistance que la chasse ou la charité, et ils le suivent
aussitôt, en abandonnant leurs richesses… Ce peuple passe sans cesse par des spasmes, des sursauts ; c’est la
race des idées, du génie individuel… Leurs convictions procèdent de l’instinct… Ce qu’ils fabriquent le plus, ce
sont les croyances»(5).
Bennabi donne comme exemple de cette différence culturelle fondamentale les réactions de spectateurs
orientaux et occidentaux devant un même spectacle : le spectateur européen résonne par la fibre esthétique et le
spectateur musulman par la fibre éthique. Ils ne sauraient avoir les mêmes réactions. Il cite le film Othello
inspiré de la pièce de Shakespeare projeté dans une salle où sont présents des échantillons des deux cultures et
note : «Quand Othello tue Desdémone et se suicide, l’émotion du spectateur européen atteint son apogée parce
que son ressort est esthétique : il voit la fin de deux beaux êtres. Tandis que l’émotion du second reste plate à
cet endroit parce que son ressort est éthique : il voit un meurtre et un suicide» (Le problème de la culture). Puis
il ajoute : «Les choses et les idées du milieu social qui entourent l’individu sont assimilées par lui par une sorte
de dissolution qui les intègre à son être moral, comme les éléments du milieu biologique qui l’entoure sont
captés par lui et intégrés à son être physique par l’intermédiaire de la respiration et l’assimilation. L’individu,
dès sa naissance, est plongé dans un monde d’idées et de choses avec lesquelles il est en perpétuel dialogue.»
Une culture où l’éthique prédomine génère une société où les facteurs moraux et les principes métaphysiques
priment sur le reste. Une culture où c’est la dimension esthétique qui prévaut donne lieu à une société où le beau
tient lieu de vrai ; une culture où c’est la logique pragmatique et la technique qui dominent débouche sur une
société où le rendement et la performance deviennent des buts en soi, comme au temps du stakhanovisme en
URSS. Il écrit dans le même livre : «Avant d’être marquée par sa technique et par sa logique pragmatique qui
déterminent les bases matérielles de sa vie, une société est marquée par son éthique et son esthétique, et plus
précisément par leur rapport qui définit toutes ses impulsions, tous ses mobiles, toute son orientation et sa
vocation dans l’Histoire. Et selon que ce rapport est en faveur de l’esthétique ou de l’éthique, on a une société
d’un type donné. En gros, on peut dire qu’il existe deux types de société : celle où les mobiles sont
principalement d’ordre esthétique et celle où les mobiles sont principalement d’ordre éthique… Les deux
sociétés, ainsi différenciées par leurs cultures, n’évoluent pas dans le même sens et parfois, dans des
circonstances données, elles prennent le contre-pied de l’une et l’autre : ce que l’une ne veut pas et ne peut pas
faire par raison morale, l’autre peut le faire et le fait volontiers par raison esthétique. Prenons deux exemples
simples pour éclairer ces considérations :
a- La société occidentale a cultivé parmi ses arts la peinture, et la peinture du «nu» en particulier, par raison
esthétique. La société musulmane a exclu de son art la peinture, et la peinture du «nu» en particulier, par raison
éthique.
b- L’évolution vestimentaire dans la société occidentale est partie d’un point déterminé : donner le plus d’accent
possible à la beauté de la femme en public. L’évolution vestimentaire dans la société musulmane est partie d’un
tout autre point : masquer le mieux possible la beauté de la femme en public.
Cette différenciation a des implications : lorsque la culture de civilisation sombre dans la décadence, les
individus deviennent mystiques, dévots, fanatiques (le maraboutisme hier et l’islamisme aujourd’hui en sont des
preuves dans le cas musulman). La culture d’empire, elle, dégénère en frénésie matérialiste, en impérialisme, en
immoralité : «Une culture peut s’achever en sombre dogmatisme, exploité par le marabout, une autre en orgie
effrénée sur laquelle règne quelque Messaline ou encore, éventuellement, en cataclysme nucléaire». On peut
appliquer cette règle à l’Empire romain qui a fini dans la débauche et à l’Occident actuel qui a légalisé le
mariage homosexuel. Spengler ne dit pas autre chose quand il écrit : «Chaque culture a son propre mode
d’extinction psychique, et elle n’en a qu’un seul, résultant avec une nécessité profonde de sa vie tout entière…
La religion étant l’essence de chaque culture, l’irréligion est celle de toute civilisation»(6).
L’universitaire américain Allan Christelow s’intéresse depuis plusieurs décennies aux idées de Bennabi. Il est
surtout séduit par l’idée de «frontières culturelles» chez lui et sa recherche d’une synthèse pluraliste, le
mondialisme. Christelow estime que Bennabi peut être regardé comme un «penseur de frontières globales». Il
se livre à une comparaison entre ses thèses sur la colonisabilité et celles de Bernard Lewis sur les causes de la
faillite de la civilisation arabo-islamique et conclut que si les deux approches se ressemblent, les conclusions
auxquelles ont abouti l’un et l’autre sont totalement divergentes. Le professeur américain n’hésite pas à aller à
l’encontre des thèses soutenues par son compatriote Huntington : «On peut suggérer que les sociétés-clés dans
la nouvelle ère ne seront plus les centres de civilisation classiques tels que la France, l’Irak ou la Chine, mais les
sociétés situées sur les frontières. Ces sociétés-frontières sont un sol propice à produire des idées, des symboles,
des personnalités, des réseaux aptes à faciliter la communication entre cultures ou civilisations… Nous pouvons
concevoir Malek Bennabi comme penseur de frontières globales. Comment trouva-t-il ce rôle ? D’abord il passa
sa jeunesse à Tébessa, ville un peu isolée des forces les plus brutales de la colonisation, ville aussi qui liait
l’Algérie au monde musulman, ses centres d’enseignement à Tunis et au Caire… Puis Bennabi est passé en
France, à Paris, à une époque où tout était mis en question du point de vue politique et intellectuel. Plus tard, il
est passé au Caire, carrefour du monde arabe et musulman, mais aussi du Tiers-Monde.»
Christelow voit l’Algérie sur la frontière Europe/Monde musulman, la Malaisie sur la frontière monde
musulman/Chine, et le Mexique sur la frontière Amérique du Nord/Amérique du Sud. Les vues du professeur
américain sont tout à fait fondées car Bennabi avait une claire conscience de son action d’intercesseur entre les
cultures puisqu’on le voit écrire dans un chapitre du Problème de la culture intitulé justement «Cœxistence des
cultures» : «la nature des choses a opéré parfois d’importantes synthèses aux frontières de deux cultures sans
que les hommes aient recherché ni voulu cela. Il y a des historiens qui regardent la Renaissance de l’Europe au
XVIe siècle comme une synthèse réalisée par le temps et les événements aux frontières de la culture islamique
et du monde chrétien. En tout cas les Croisades — c’est-à-dire une sorte de synthèse à l’envers — ont surgi sur
ces frontières. Les cultures ont leurs foyers en sécurité dans les métropoles des civilisations, mais les
événements les plus importants qu’elles déclenchent ont généralement pour théâtre le no man’s land de leurs
frontières... C’est dans le no man’s land du Tibet que s’est accomplie l’importante synthèse bouddhique aux
frontières de deux cultures millénaires, celle de la Chine et de l’Inde.»
Bennabi regrette que la part des hommes soit souvent inférieure à celle des évènements dans l’œuvre de
l’Histoire. Il dit de lui-même qu’il «travaille aux frontières des cultures» et envisage «la possibilité d’une
synthèse plus large entre deux ou plusieurs cultures ayant des frontières communes sur une carte géographique,
ou simplement qu’il soit question de leur mise en contact dans un projet conçu à une échelle géopolitique».
Dans le même chapitre, il ajoute : «La conscience humaine non habituée à travailler aux frontières des cultures
se trouve encore, par des habitudes centripètes millénaires, ramenée à voir les choses sous un angle particulier.»
Dans un autre chapitre intitulé «Culture et mondialisme», il confirme cette vue : «Le musulman doit regarder les
choses sous leur angle humain le plus large pour concevoir son rôle propre et celui de sa culture sur le plan
mondial… Il y a lieu de définir aussi une culture dans une perspective mondialiste… Le monde est bourré de
science et de culture d’empire. Il est plein d’esprit de guerre et des moyens de la guerre. Mais il y a un immense
vide de conscience à remplir.»
N. B.

1) Mikel Dufrenne, La personnalité de base : un concept sociologique , Ed. PUF, Paris 1969.
2) Cf. Origine et fonction de la culture, Ed. Gallimard, Paris 1972.
3) Cf. Considérations inactuelles, Ed. Aubier, Paris.
4) Cf. Qui survivra ?, Ed. Fayard, Paris 1978.
5) Ed. Payot, Paris 1992.
6) Op.cité, T.1.
Pensée de Malek Bennabi (12)« Naissance d’une société
»

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Naissance d’une société : le faisceau des relations sociales, l’un des ouvrages les plus originaux de Bennabi,
avec Le problème des idées, est édité en juin 1962 au Caire en langue arabe. Il comporte une préface datée du
11 avril 1962, un «Préliminaires» et quinze chapitres : Espèce et société - Différentes interprétations du
mouvement historique - Histoire et liaisons sociales - Origine des liaisons sociales - Nature des liaisons sociales
- Richesse sociale - Maladie sociale - Société et valeur morale - Religion et liaisons sociales - Le réseau des
liaisons sociales et la géographie - Liaisons sociales et psychologie - Idée d’une pédagogie sociale - Réseau des
liaisons sociales et colonialisme - Pré-conditions d’une pédagogie sociale - Défense du réseau des liaisons
sociales.
Malek Bennabi a vu le jour (1905) dans un monde musulman en décadence et un pays, l’Algérie, colonisé.
L’enfant grandit dans une société bigarrée et très tôt, ce décor fait d’ombres et de clairs frappe son esprit ; d’un
côté, une communauté dont beaucoup d’aspects évoquent la décadence, de l’autre une civilisation conquérante
dont il ne sait rien mais qui le fascine dès le premier contact.
D’année en année, l’adolescent assiste à la mise en place de l’ordre colonial sur les décombres des structures
sociales de son pays. Il en tire le sentiment qu’il vit une période de mutation et qu’il est le témoin du passage
d’un monde à un autre. La comparaison des deux sociétés régies par des valeurs différentes, le contenu des deux
enseignements aux antipodes l’un de l’autre qu’il reçoit à l’école puis à la médersa, les lectures qui apportent les
premières réponses à des interrogations brûlantes, tout cela fixe dans son esprit les centres d’intérêt qui vont
déterminer sa vocation intellectuelle. Tout au long de ses années d’édification, il prend la mesure du déclin de la
vieille culture arabo-berbère. Cette société traditionnelle qui a perdu depuis la chute de l’Empire almohade ses
capacités de développement était en somme devenue colonisable.
Ses nombreuses lectures, mais en particulier celle d’Ibn Khaldoun, de Mohamed Abdou et d’al-Kawakibi lui
font découvrir la thématique de la décadence. Ainsi, ce n’est pas seulement son pays mais le monde de l’islam
au complet qui se trouve dans l’ornière et cherche une issue à travers les premières tentatives de réforme morale
et intellectuelle auxquelles appellent les deux derniers. Son champ de vision s’en élargit, son regard s’étend
maintenant à l’ensemble du monde musulman, il comprend que le drame algérien n’est qu’une partie
d’un drame plus vaste, celui de la civilisation arabo-musulmane, et qu’il s’agit moins d’un problème
politique que d’un problème sociologique : «Le problème musulman est un, non pas dans ses variantes d’ordre
politique ou même ethnique, mais quant à l’essentiel, c’est-à-dire dans l’ordre social» (Vocation de l’islam,
1954).
En Algérie, il a découvert l’inexistence de la société et les vains efforts des individus ; à Paris, il observe le
fonctionnement d’une société cohérente et efficace. Il en cherche les raisons et les découvre dans l’articulation
entre les valeurs et les comportements, les idées et les modes opératoires, les individus et la collectivité, grâce
au phénomène de l’éducation sociale. Il va ainsi vivre à cheval sur deux sociétés, l’une développée, l’autre sous-
développée, et observer ici l’imprécision, l’inefficacité, le laisser-aller, le gaspillage, et là la précision,
l’organisation, le travail, l’épargne… Il baigne dans les deux cultures, celle qui produit les dispositions au
développement et celle qui produit les conditions psychosociologiques du sous-développement. C’est à cette
époque (les années 1930) qu’il prend connaissance, parmi les nombreux livres qu’il lit à la bibliothèque Sainte-
Geneviève du Quartier latin, de l’ouvrage d’Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident, qui a provoqué à sa
parution une forte émotion dans les milieux de la pensée en Europe et dont la traduction de l’allemand au
français a été l’œuvre d’un Algérien, Mohand Tazerout(1).
Il découvre dans le même temps les ouvrages de Toynbee qui, à partir de l’approche toute fraîche de Spengler,
dresse dans sa monumentale Etude de l’histoire une impressionnante fresque présentant les «unités historiques»
que sont les civilisations presque comme des organismes vivants. Bennabi se familiarise avec ces spéculations
et, les rabattant sur le cas musulman, est amené à développer sa propre conception de la civilisation.
C’est en cherchant à traduire l’idée de décadence dans le langage politique qu’il invente la notion de
colonisabilité dans laquelle il voit le trait d’union entre la décadence et la colonisation. Il pense que le commun
dénominateur entre les états mentaux et sociaux induits par l’une et l’autre est «l’homme post-almohadien qui a
succédé à l’homme de la civilisation musulmane et qui porte en lui tous les germes d’où allaient surgir
successivement et sporadiquement tous les problèmes désormais posés au monde musulman… Sous quelque
aspect qu’il subsiste – pacha, faux ‘‘âlem’’, faux intellectuel ou mendiant –, cet homme est la donnée essentielle
de tous les problèmes du monde musulman depuis le déclin de sa civilisation… Il est l’incarnation de la
colonisabilité, le visage typique de l’ère coloniale, le clown auquel le colonisateur fait jouer le rôle
d’‘‘indigène” et qui peut accepter tous les rôles, même celui d’“empereur”, si la situation l’exige» (Vocation de
l’islam).
La colonisabilité est un état d’incapacité à se gérer collectivement qui se traduit par une déliquescence générale,
une psychologie de la résignation et une distension du réseau des relations sociales. Les gens, n’ayant pas
conscience de la nécessité d’avoir des buts communs et des projets collectifs, vivent individuellement leur
condition. Quand il existe, le pouvoir s’occupe de durer tandis que les individus se laissent vivre, indifférents au
lendemain, jusqu’à ce que survienne une invasion étrangère ou un conflit intérieur qui atomise encore davantage
cette collectivité incapable de se hisser au rang de société. Ainsi, la colonisabilité n’est pas une conséquence de
la colonisation, mais la cause qui l’engendre. Elle n’est pas le résultat défavorable d’un rapport de forces, mais
le terme d’un processus de désagrégation antérieur. Certes, une civilisation ou une nation peut être battue
militairement par plus puissant qu’elle, mais tant qu’il subsiste entre ses membres un sentiment d’unité, un
esprit collectif, un «désir de vivre ensemble», elle ne saurait se résigner au fait accompli. Le facteur militaire
n’est lui-même que le résultat du dynamisme économique et de l’activité scientifique qui conduit aux inventions
et aux innovations.
La société, estime Bennabi, n’est pas un simple groupement d’individus ayant les mêmes usages, vivant sous les
mêmes lois et ayant un certain intérêt commun : «La colonie de fourmis dont la forme de vie ne varie pas d’une
façon appréciable, même au cours des millénaires, ne répond pas à la définition qu’on veut donner ici au mot
car une société se définit dans le temps… Tout groupement humain qui constitue une société a pour objet sa
propre transformation en vue d’une civilisation» (Naissance d’une société). Il distingue la «société naturelle» ou
«statique», de la «société historique» ou «dynamique». La première «n’a pas modifié d’une façon sensible les
caractères qui définissent son identité depuis ses origines», alors que la seconde «a pris naissance dans des
conditions initiales données mais modifie par la suite ses caractères d’origine». Pour lui, la nature fait l’espèce,
et l’histoire la société : «L’une a pour fin sa simple conservation, tandis que l’autre fixe sa finalité dans la
direction du progrès, vers une forme d’existence supérieure qu’on nomme civilisation». Un groupement humain
prend le caractère de «société» quand il se met en mouvement, c’est-à-dire quand il entreprend sa
transformation en vue d’une finalité. Ce moment correspond historiquement à l’éclosion d’une société, d’une
civilisation.
Si pour l’historien britannique Toynbee l’explication du mouvement historique réside dans le «milieu
physique», et que la pensée marxiste la voit dans le jeu des facteurs économiques, Bennabi pense que le
mécanisme du mouvement de l’histoire a son origine dans un processus psychologique résultant d’une tension
psychologique. C’est la dynamique sociale qui est le moteur essentiel de l’histoire humaine. Un milieu humain
est doué d’inertie comme un milieu de matière. Lorsqu’il se met en mouvement «cela veut dire qu’une cause
initiale a vaincu l’inertie originelle en transformant toutes les données statiques du milieu en valeurs
dynamiques» (Naissance d’une société).
Pour lui, «c’est toujours la révélation sensationnelle d’un Dieu ou l’apparition d’un mythe qui marque le point
de départ d’une civilisation. Il semble que l’homme doive regarder ainsi par-delà son horizon terrestre pour
découvrir en lui le génie de la terre en même temps que le sens élevé des choses» (Les conditions de la
renaissance, 1949). Dans la plupart des cas, en effet, les religions ont précédé les grandes civilisations. Ces
dernières sont apparues là où s’est formée une économie agricole assez élaborée pour sédentariser et favoriser
par quelque culte un regroupement important d’individus jusque-là organisés en familles, clans ou tribus. Ce
culte, ce mythe, cette idée, cette culture sociale développe en eux et entre eux un sentiment collectif et une
conscience de l’intérêt commun. Des villages puis des villes surgissent, soumis à des règles et des institutions ;
les arts apparaissent, le foyer s’étend peu à peu à d’autres contrées et la civilisation en formation va englober de
vastes territoires et de multiples ethnies que rassemblent de mêmes croyances. Ces domaines s’érigent en entités
politiques, économiques, militaires qui s’appelleront Sumer, l’égypte pharaonique, la Grèce, l’Inde ancienne, la
Chine, les Mayas, les Aztèques, les Incas, le monde musulman, l’Occident…
Ces civilisations ne se sont pas formées «naturellement», quelque chose a brusquement réveillé et motivé l’âme
des hommes, les a dynamisés et poussés vers des buts déterminés. La cause initiale n’a rien à voir avec la
qualité des terres ou les moyens physiques. Pour Bennabi, le pouvoir créateur provient nécessairement d’une
source psychique, c’est un phénomène énergétique. Le premier acte historique d’une société à sa naissance est
l’établissement de son réseau de relations sociales. Il illustre cette idée par un exemple, la formation de la
première société musulmane : «Le premier acte de la société musulmane fut le pacte qui a lié “Ansar” et
“Muhadjirine”. L’Hégire est la première date de l’histoire musulmane non seulement parce qu’elle coïncide
avec un acte personnel du Prophète, mais parce qu’elle coïncide avec le premier acte de la société musulmane.
C’est-à-dire avec la formation de son réseau de liaisons, avant même que ses trois catégories sociales (monde
des idées, monde des personnes, monde des choses) ne soient nettement formées… Donc, l’origine du réseau de
liaisons qui permet à une société d’accomplir son action concertée dans l’histoire se trouve dans la genèse de sa
synthèse bio-historique» (Naissance d’une société). Pour lui, «Si en un lieu, en un moment donné, il y a une
action concertée des hommes, des idées et des choses, c’est la preuve qu’une civilisation a déjà commencé, que
sa synthèse s’est opérée déjà et tout d’abord dans le monde des personnes.
Le premier acte de la transformation sociale c’est l’acte qui transforme l’individu en personne en transformant
les caractères grégaires qui le lient à l’espèce en affinités sociales qui le lient à la société. Ce sont les liaisons
propres au monde des personnes qui fournissent les liens nécessaires entre les idées et les choses dans l’action
concertée d’une société. Les rapports entre personnes sont des rapports culturels, c’est-à-dire des rapports
assujettis aux normes d’une culture entendue comme on l’avait définie, à la fois comme ambiance et comme un
ensemble de règles éthiques, esthétiques, etc.» (Naissance d’une société).
Il faut retenir cette notion d’action concertée de la société qui est pour Bennabi l’essence même de l’histoire :
«Une société n’a pas pour unité l’individu, mais l’individu conditionné… L’intégration de l’individu à un
réseau social est à la fois une opération d’élimination et de sélection. Cette double opération a lieu dans les
conditions ordinaires, c’est-à-dire quand la société s’est déjà organisée par l’intermédiaire de l’école. C’est ce
qu’on appelle l’éducation… Quand une société évolue d’une manière quelconque, cette évolution est marquée
quantitativement et qualitativement dans son réseau de relations sociales. Quand ce réseau se distend et devient
impropre à soutenir efficacement une action concertée, c’est le signe que la société est malade et va à sa fin.
Quand il se disloque définitivement, la société est abolie et n’est plus qu’un souvenir enfoui dans les livres
d’histoire. Et sa fin peut même coïncider avec une pléthore de personnes et de biens, c’est-à-dire de personnes,
d’idées et de choses, comme c’était le cas de la société musulmane en Orient à la fin de l’époque abbasside et au
Maghreb à la fin de l’époque almohade. Quand le puissant empire d’Assur disparaît au Ve siècle avant J.-C., ce
fait historique n’est pas imputable à la fortune de la guerre, mais à la désintégration de la société que cet empire
représente et qui devient brusquement incapable d’une action concertée. Son réseau de liaisons disloqué ne lui
permit pas de conserver le puissant empire d’Assurbanipal».
Description frappante du phénomène de dislocation du réseau des relations sociales mis par Bennabi à l’origine
de la décadence et de la colonisabilité : «Les complexes qu’une culture et une longue tradition ont déterminés
deviennent impropres à produire et à entretenir le mouvement social normal, provoquant une espèce de
paralysie dont les effets ne deviennent visibles qu’à travers les épreuves d’une société et les vicissitudes de ses
institutions.» Comme certaines maladies, la décadence est héréditaire, elle est transmise d’une génération à
l’autre par des germes qui sont les représentations mentales, les habitudes, les traditions : «Toute modification
d’un complexe psychologique a pour conséquence une modification sociale correspondante, en bien ou en
mal…(2) Les idées sont les “microbes” qui transmettent et perpétuent à travers le temps les maladies sociales…
Quand on étudie les maladies d’une société sous divers aspects – économique, politique, technique –, on étudie
en fait les maladies du “moi” dans cette société, maladies qui se traduisent en inefficacité de son réseau social.
Et quand on oublie ou qu’on néglige cette considération d’ordre psychologique, on juge de l’apparence des
choses au lieu de juger de leur essence. On cherchera par exemple à appliquer dans le domaine économique des
solutions techniques suggérées par des spécialistes européens ; mais ce sont des solutions parfois inefficaces
parce qu’elles ne correspondent pas aux données du “moi” dans ces pays.»
Alors que Bennabi ne voit qu’une cause à la formation des civilisations, l’apparition d’une idée-force, Toynbee
en voit plusieurs susceptibles de provoquer «le passage d’une condition statique à une activité dynamique»,
dont le «défi-riposte». Il veut montrer que cette notion est insuffisante à expliquer un tel phénomène : «Les
circonstances de son apparition sont interprétées par un historien comme Toynbee comme celles où un groupe
humain doit répondre à un défi par une action concertée. Cette interprétation ne donne pas cependant
l’explication de la formation des sociétés historiques actuelles dont le nombre ne dépasse pas le quart d’une
douzaine. On ne comprend pas pourquoi la société bouddhique n’a pas répondu au début de l’ère chrétienne au
“défi” de la renaissance de la pensée védique qui la condamnait cependant à l’exil en Chine. On ne comprend
pas davantage qu’elle ne réagisse pas plus au XXe siècle dans sa nouvelle patrie au défi de la pensée marxiste
importée par Mao Tsé-toung qui l’efface à jamais de la carte idéologique du monde» (Le problème des idées
dans la société musulmane, 1971).
Avant Toynbee, les historiens expliquaient la genèse des civilisations par la «race» et le «milieu». Dans la
transition de la condition statique à l’activité dynamique (du yin au yang), Toynbee ne s’en tient pas
exclusivement à ces deux facteurs : «La cause de la genèse des civilisations n’est pas simple mais multiple ; ce
n’est pas une entité mais une relation… Elle peut être recherchée dans un modèle d’interaction que nous avons
appelé défi-riposte.» L’idée de «défi-riposte» a été inspirée à Toynbee, selon ce qu’il en dit lui-même, par le
Prologue dans le ciel de Goethe où on voit Dieu accepter le défi que lui pose Méphistophélès. Comme s’il
répondait aux remarques de Bennabi, il reconnaîtra qu’«au contraire de l’effet d’une cause, la réponse à un défi
n’est pas invariable et, par conséquent, n’est pas prévisible. Un défi identique peut susciter une réponse
créatrice dans certains cas, mais non dans d’autres». A propos de la Chine, il précisera : «L’introduction d’une
idéologie occidentale étrangère n’a pas amené une rupture décisive dans l’histoire de la Chine, ni une
transformation de sa configuration politique… Il est vrai qu’une fois dans le passé une philosophie ou une
religion non chinoise, sous la forme du bouddhisme, s’est emparée de la Chine.»(3)
Ce sont Jung et Goethe qui ont mis Toynbee sur la voie. Jung écrit : «Tous les phénomènes sont de nature
énergétique. Or, sans un contraste, il ne saurait y avoir d’énergie. Il faut toujours que préexiste la tension entre
le haut et le bas, le chaud et le froid, pour que prenne naissance et se déroule ce processus de compensation qui
constitue précisément l’énergie. Tout ce qui est vivant est énergie et, par conséquent, repose sur la tension des
contraires.»
Là où Bennabi voit un élan spirituel propulser une civilisation (la phase de l’âme), Toynbee voit un «élan
prométhéen» animer la «phase de croissance». L’élan spirituel ou prométhéen agit sur les membres de la
communauté engagée dans un processus de civilisation, mais c’est une élite, la «minorité créatrice», qui porte
l’essentiel de la responsabilité du mouvement vers l’avant. Encore faut-il qu’elle reste en parfaite osmose avec
la communauté, faute de quoi elle n’est plus représentative et ne sera pas suivie. S’il arrive que l’élite ne crée
plus, ne produise plus de «ripostes» aux défis incessants que génèrent la vie, l’évolution et le milieu, c’est la fin
de la civilisation(4).
Toynbee appelle la faculté de conduire l’histoire par une minorité la «faculté de la mimesis» : «Pour que les
personnalités créatrices puissent relever les nouveaux défis, il faut la vigoureuse communion intellectuelle et le
rapport personnel intime qui transmet le feu divin d’une âme à une autre»(5). Les «minorités créatrices»
agissent à travers les institutions qu’elles créent : systèmes politiques, organisation juridique, découvertes
scientifiques, créations artistiques, valeurs culturelles… Lorsque tout le monde est imprégné de ces valeurs, cela
donne lieu à des réflexes sociaux, à un style général, à un type psychologique, à une culture, à une histoire… Le
penseur anglais poursuit : «La meilleure sauvegarde contre le risque de détraquement dans l’exercice de la
faculté de la “mimesis” consiste dans une cristallisation sous la forme d’habitudes et de coutumes… Je crois
que l’avenir d’une civilisation se trouve aux mains d’une minorité d’individus créateurs.»
Spengler, Toynbee et Bennabi classent les sociétés en trois catégories : les sociétés pré-civilisées, les sociétés
civilisées et les sociétés post-civilisées (chez Bennabi) ou «civilisations postérieures» (chez Toynbee). Bennabi
se distingue de Toynbee par la définition de la troisième catégorie quand il écrit qu’«une société post-civilisée
n’est même pas une société qui s’arrête, mais une société qui renverse sa marche, qui va en arrière après avoir
quitté la voie de sa civilisation et rompu avec elle» (Le problème des idées). Il a sur ce point la même position
que Spengler qui note : «L’homme est sans histoire non seulement avant la naissance d’une culture, mais de
nouveau dès qu’une civilisation s’est constituée dans sa forme définitive et qu’elle a donc consommé le
développement vivant de la culture, épuisé les dernières virtualités signifiantes de l’être.»(6) Pour lui, il y a un
peuple de culture (les Allemands), un peuple de civilisation (la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis),(7)
un peuple de nature (les Asiatiques), et des «peuples de fellahs». Mohand Tazerout, le traducteur de l’œuvre
maîtresse de Spengler, nous éclaire sur ce que veut dire le penseur allemand par cette expression qu’il a dû lui
souffler et que lui-même pourrait avoir prise d’Ibn Khaldoun : «L’homme-fellah, c’est l’homme absolu qui
n’est ni cultivé, ni civilisé, ni primitif. Homme par conséquent impossible à connaître par une théorie
scientifique de l’histoire ou par une philosophie de l’histoire… Il est a-historique, c’est-à-dire éternel.»(8)
Spengler ajoute que le «peuple de fellahs» (notion qui correspond chez Bennabi au post-almohadien) est
«indépendant de toute culture qui niche dans les villes. Il la devance et lui survit, se multipliant obscurément de
génération en génération.»(9)
Spengler, Toynbee et Bennabi ont puisé leur première inspiration dans l’œuvre d’Ibn Khaldoun. Honnête et
reconnaissant, Toynbee dit de ce dernier qu’«il a conçu et formulé une philosophie de l’histoire qui est sans
doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit, dans aucun temps et dans aucun lieu… Il est
l’interprète le plus brillant de la morphologie de l’histoire que le monde ait connu jusqu’ici…».(10) A
l’approche du XXIe siècle, Toynbee et Bennabi ont abandonné le paradigme des civilisations pour se projeter
dans celui du «mondialisme».
N. B.

1) Né à Aghrib, en Haute-Kabylie, en 1893 dans une famille pauvre, il est diplômé de l’Ecole normale de
Bouzaréah. Il enseigne quelques années à Theniet El-Had avant d’être enrôlé dans l’armée française pendant
la Première Guerre mondiale. Blessé, il est fait prisonnier et détenu en Allemagne où il découvre la culture
allemande. Libéré dans le cadre d’un échange de détenus, il s’établit en Suisse où il prépare un diplôme en
langues (latin, allemand). En 1919, il est en France et enseigne l’allemand dans des lycées de renom. Il visite
l’Allemagne des années 1930 pour les besoins d’une étude. Il traduit de l’allemand au français Oswald
Spengler et Carl Brockelmann. Il enseigne l’allemand au Lycée Louis-le-Grand à Paris puis devient professeur
honoraire à la Sorbonne et membre de l’Institut. Il visite plusieurs pays d’Asie et le sous-continent indien. Il a
soutenu la Révolution algérienne et dénoncé la répression coloniale. Il est mort en 1973 à Tanger. Parmi son
œuvre, on peut citer :
L’Etat de demain, Ed. PUF, Paris. Manifeste contre le racisme, Ed. Subervie.
Au Congrès des civilisés (5 volumes), Ed. Subervie. La trilogie du monde moderne. Contradiction ou
contrariété (Promotions et Editions). Histoire politique de l’Afrique du Nord. Un roman autobiographique
anonyme. Une tragédie en cinq actes et vers sur l’Algérie et sa libération. Deux ouvrages sur l’Algérie parus à
Monaco sous le pseudonyme de Moutawakkil. Une traduction du Coran.
2) C’est Jung qui a découvert les «complexes» qu’il a définis comme étant des «images émotionnelles douées
d’une forte cohésion intérieure». Bennabi a une définition propre du «complexe psychologique» qui est la
fixation des habitudes, des traditions, des goûts dans les structures mentales et les comportements. Il est la
traduction de tout ce qui est hérité de la société : «C’est le mobile qui transforme instantanément une habitude,
bonne ou mauvaise, une tradition en usage, un acte concret, bon ou mauvais.» C’est l’archétype, l’idée, qui
s’intègre à notre éthique personnelle sous forme de canevas mental de notre comportement social (Cf. Le
problème des idées, ébauche de 1960).
3) Fondé par Bouddha vers 525 av. J.-C. en Inde, le bouddhisme est venu réformer la religion védique qui lui
était antérieure de quelques siècles. Sa philosophie est athée. Il nie toute autorité et notamment la division de la
société en castes. Il est opposé à l’ascétisme et aux pratiques brahmanes. Il nie les Vedas, livres sacrés de
l’Inde, dénonce les castes et ne croit pas à l’existence de l’âme. L’esprit doit rechercher ce qui a une utilité
pratique pour la délivrance des souffrances que sont la vie et la mort. Il rejette le monde. Après la mort de son
fondateur, le bouddhisme se scinde en deux voies : le grand véhicule et le petit véhicule. Mais il n’arrive pas à
éclipser le brahmanisme et l’hindouisme qui, eux, croient en un principe créateur, Varuna, qui veille à l’ordre
du monde. L’hindouisme ne repose pas sur une révélation ou une foi mais sur la connaissance que l’on peut
atteindre par des intuitions et des visions. Dans le bouddhisme, la notion de dieux est présente, mais pas celle
d’un Etre suprême. Il disparaît de l’Inde entre le Ier et le IIIe siècles de l’ère chrétienne et émigre en Chine où
il est assimilé au taoïsme. Là non plus il ne fait pas racine. Le confucianisme renaissant le surclasse vers le Xe
siècle. Le développement du bouddhisme en Chine a été stoppé vers l’an 1000. Les mandarins confucéens le
persécutent. Au XIIe siècle, l’empereur Hui-tsung le proscrit. Il trouve refuge au Japon, à Ceylan, en Birmanie
et en Thaïlande. Apparu à la même époque que le bouddhisme en Inde et le taoïsme en Chine, le confucianisme
ne comporte pas de métaphysique ou d’idée de Dieu. Il canonise les vertus, la droiture, le sens filial et social,
l’idée de Bien. La nature est régie par deux forces cosmiques, le yin et le yang. C’est le taoïsme qui constitue le
volet métaphysique et spirituel de la philosophie chinoise traditionnelle. Il est hostile à l’existence d’un
«souverain d’en haut» appelé «Tai yi».
4) Spengler écrit pour sa part : «C’est une minorité de cerveaux supérieurs dont les noms ne sont peut-être plus
connus qui décide de tout, tandis que la grande masse des politiciens de deuxième zone, rhéteurs et tribuns,
députés et journalistes, élus des horizons provinciaux, maintiennent pour la foule l’illusion de la liberté de
disposer de soi», Le déclin de l’Occident, T.1.
5) Prométhée, premier créateur de la civilisation humaine dans la mythologie grecque, dérobe le feu aux dieux
et le remet aux hommes. Le Prométhée auquel se réfère Toynbee n’est pas celui-là, mis en scène dans la
tragédie d’Eschyle mais celui, retouché, de Goethe qui co-agit avec le Prophète de l’islam pour rétablir
l’Alliance entre Dieu et l’homme.
6) Op. cité. T.2.
7) C’est peut-être la même intuition qui a conduit René Guénon à qualifier les Etats-Unis d’«Extrême-
Occident» pour dire qu’ils sont la quintessence des aspects négatifs de la civilisation occidentale et le stade
final de l’Europe moderne.
8) Op. cité. T.2 .
9) Ibid.
10) Cf. L’Histoire, op.cité.

Pensée de Malek Bennabi (13) Perspectives algériennes

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

A la proclamation de l’indépendance le 3 juillet 1962, Bennabi hésite à rentrer en Algérie où les luttes pour le
pouvoir tournent à l’affrontement. Le pouvoir ne l’ayant jamais intéressé, il ne s’implique d’aucun côté mais ne
se prive pas de s’exprimer par écrit, comme à son habitude, pour condamner les dérives des uns ou des autres. Il
poursuit sa vie et ses activités au Caire et en Libye. Le 3 janvier 1963, il met la dernière touche à une étude de
24 pages à laquelle il donne le titre de «Révolution et pseudo-révolutions dans le monde musulman». A
l’époque, le mot «révolution» est un mot magique qui cristallise les aspirations des peuples colonisés ou sous-
développés à l’indépendance, au développement économique et à la justice sociale. Tous les régimes
«progressistes» s’en réclament. Bennabi soumet à l’analyse ce concept afin de le rendre distinct des pseudo-
révolutions destinées à prévenir justement les véritables révolutions et écrit : «Une science révolutionnaire doit
dégager d’abord la commune mesure qui permette de ramener toutes les révolutions à un schéma général, à un
archétype, qui permet de distinguer d’emblée une révolution d’une pseudo-révolution et de reconnaître le
moment où une révolution, sous l’effet de certains facteurs, peut dévier et devenir une pseudo-révolution. Cet
archétype permet en particulier de jauger un fait révolutionnaire, de savoir s’il appartient réellement au
processus d’une révolution, à celui d’une simple pseudo-révolution ou même d’une contre-révolution masquée
par les apparences.»
Le 18 août 1963, il rentre en Algérie par le poste-frontière de Bouchebka en provenance de la Libye. C’est un
homme accompli, désabusé, au fait des choses du passé et informé sur les tenants et les aboutissants du présent
qui retrouve sa terre natale après sept années d’exil. A Alger, le contexte politique est extrêmement tendu. Le 3
septembre, il est reçu par Ben Bella qui les retient, lui et son ami le Dr Abdelaziz Khaldi, à déjeuner ; le 11, il le
rencontre de nouveau. Le 15, Ben Bella est élu président de la République. Le 10 octobre, Bennabi termine la
rédaction d’une étude sur l’«idéologie» et la remet à Ben Bella qui venait de déclarer dans un discours : «Nous
avons un programme mais pas d’idéologie.»
Au moment où l’Algérie indépendante entame sa construction sans une idée claire de ce qu’elle veut être,
Bennabi mesure à quel point elle est dépourvue de la vision juste qui aurait été une garantie de succès de
l’œuvre projetée. Il veut remédier à cette carence en démontrant l’interconnexion des problèmes : l’économie
avec la psychologie, la politique avec l’éthique, la culture avec le travail… Pour lui la politique n’est pas une
fonction mais une mission ; le profil de l’homme politique doit être plus proche de l’apôtre que du banal
fonctionnaire ; la politique n’a pas de sens si elle ne mène pas à la civilisation. Il écrit dans ses Carnets en date
du 25 octobre 1963 : «Toute activité humaine située en dehors de ce cadre est une perte de temps : la politique
devient un mensonge, l’économie une affaire de quelques individus, la culture une parure de quelques esprits
distingués…»
Ben Bella lui ayant demandé son point de vue sur la situation globale du pays, il lui remet début novembre un
mémoire dont on a retrouvé le manuscrit et où on peut lire : «Le devoir d’un intellectuel n’est pas de dire ce qui
lui plaît ou ce qui plaît aux autres, mais ce qui lui semble être la réalité. C’est sans doute pourquoi vous m’avez
demandé mes impressions lors du premier entretien que j’ai eu l’honneur d’avoir avec vous.» Suit une analyse
où il décrit par le détail les anomalies qui lui paraissent de nature à conduire à l’échec de la politique envisagée.
Il pose comme postulat qu’un régime politique postcolonial peut se trouver confronté à deux situations : être
écrasé du dehors (ce qu’il exclut) ou «pourrir» de l’intérieur. Le pourrissement survient, prévient-il :
- en laissant les initiatives et les décisions du pouvoir révolutionnaire en suspens ou en les dénaturant de façon à
les rendre incompréhensibles ou inadmissibles aux yeux du peuple de manière à refroidir son enthousiasme ;
- en alourdissant l’appareil administratif au-delà de ses besoins, de manière que les procédures deviennent
bureaucratiques et freinent le processus révolutionnaire ;
- en compromettant cet appareil du point de vue moral et technique en y introduisant le maximum
d’incompétence, d’immoralité et d’incohérence ;
- en viciant par tous les moyens le cadre de la vie quotidienne, en le semant de mille détails propres, d’une part,
à acclimater l’esprit populaire à l’anarchie et au désordre, et d’autre part, à mettre cette anarchie sur le compte
du pouvoir révolutionnaire aux yeux de l’opinion saine ;
- en laissant des personnes douteuses mettre la main sur l’appareil de sécurité, ou de s’y aménager des
intelligences pour enlever au régime tout moyen de contrôle sur la marche de sa politique, tout en essayant par
ailleurs de conférer à cet appareil un caractère de première nécessité. Ceci peut aller jusqu’au point où il y aura
un Etat dans l’Etat ;
- pour donner à toutes ces causes le temps de produire leurs effets perturbateurs, les milieux hostiles à la
Révolution peuvent créer à l’intérieur du pays ou à ses frontières des dissensions pour détourner l’attention du
pouvoir des vrais problèmes.
Il enverra ce même document à Boumediene en décembre 1969 dans l’espoir qu’il en tire les enseignements
utiles à ses projets et lui parle d’«aggravation du pourrissement depuis 1965». On y lit : «La gestion d’un pays
n’est pas la gestion d’un restaurant, d’un magasin, ni même d’une usine. Le bilan de n’importe quel commerce
est simple. Il s’établit en deux opérations. Aussitôt la balance montre si le commerce prospère ou le contraire.
Mais la balance d’un pays est infiniment plus compliquée. Et à vrai dire aucune machine à calculer ne peut le
faire. L’Histoire seule le fait.
C’est un comptable implacable qui n’omet aucun détail. Et il présente parfois des factures bien lourdes qui
totalisent des comptes qu’on a oubliés, des erreurs qu’on n’a pas corrigées, des fautes qu’on n’a pas réparées,
des scandales qu’on a tolérés ou étouffés. Et il ne faut pas s’étonner si des Etats dont les affaires étaient
prospères, dont la balance commerciale était bénéficiaire, s’écroulent soudain sous la moindre poussée de
l’extérieur ou de l’intérieur. Ces Etats n’ont pas tenu compte de la comptabilité de l’Histoire et ont géré leurs
affaires comme on gère un magasin. A la veille de la ruée mongole à la fin du XIIe siècle, l’Etat musulman le
plus prospère et apparemment le plus fort, c’était le Khawarezm. En quelques semaines, il s’écroule sous les
coups de Gengis Khan. Et le Chah Mohamed al-Khawarizmi alla se réfugier et mourir dans une île de la
Caspienne. Il vaut la peine de rappeler ces tragédies de l’Histoire à une époque où l’économisme tend à
s’emparer de la politique, où l’on croit que tous les problèmes humains sont uniquement justiciables de
solutions économiques.»
Enfin, il le rend public pour l’essentiel lors de la conférence qu’il donne en janvier 1970 (à laquelle a assisté
l’auteur de ces lignes) à Alger sous le titre de «Le sens de l’étape». Ce texte montre un Bennabi lucide,
courageux, conscient du rôle qu’il pourrait jouer, rôle auquel ont de tout temps aspiré les penseurs : être le
conseiller du Prince, de l’homme politique, du «décideur», ce qu’il ne sera jamais, sauf de brefs moments
auprès de Sadate quand il dirigeait le Congrès islamique, de Chérif Belkacem au ministère de l’Orientation et de
Kadhafi. Une semaine après avoir remis au président Ben Bella son exposé sur la situation du pays, il lui
propose par écrit la création d’un «centre d’orientation culturelle» qu’il présente comme devant être «un
véritable laboratoire où s’élaborera la formule d’une culture nationale répondant à toutes les exigences de notre
présente phase historique».
Il propose qu’il soit parrainé par la Présidence et l’Université. En décembre 1963, la présidence de la
République met à sa disposition un appartement au 50, avenue Roosevelt destiné à servir de siège au centre et
de logement pour lui. Il est également nommé conseiller technique au ministère de l’Orientation dirigé par
Chérif Belkacem.
En août 1964, on lui propose la direction de l’Enseignement supérieur, poste qu’il accepte sans ignorer la
difficulté de la tâche : «Toute notre vie publique repose sur une base d’inculture qui dénature et stérilise toutes
nos entreprises. Avant la Révolution, notre nationalisme est né sur le sol de cette inculture et ne pouvait donc
s’incarner qu’en Messali… Et notre héroïsme qui reposait également sur cette base d’inculture ne pouvait avoir
pour toute perspective que l’indépendance…»
Il note à propos d’un thème d’actualité, les «biens vacants» abandonnés dans leur fuite par les Français et que
les Algériens se disputent, ces mélancoliques pensées : «C’est le nouveau chancre de l’Algérie. Le colonialisme
qui servait de paravent à toutes nos inerties sociales, morales et politiques est parti. Mais il nous a laissé ses
biens accumulés en un siècle. Et ces biens vacants sont cause aujourd’hui d’une maladie morale, sociale et
politique plus grave que le colonialisme lui-même… Nous vivons comme de mauvais enfants oisifs d’un père
avare qui a laissé en mourant un grand héritage… On vit sur un capital mal acquis et le vieux proverbe rappelle
: “Bien mal acquis ne profite jamais.” C’est ça le bien vacant.»
Pendant les premières années de l’indépendance, l’Algérie est un champ de bataille culturel et politique où se
dispute l’important enjeu de son orientation idéologique. Alger grouille de coopérants et de conseillers en tous
genres. Bennabi ne va pas se confiner dans une tour d’ivoire et de là-haut contempler la mêlée. Au contraire, il
s’y jette. Il approuve le «Programme de Tripoli» et voit dans «les mesures prises dans le domaine de la réforme
agraire, du reboisement, de la prospection minière, une intention de poser le problème du sol». Il croit même
voir un cycle de civilisation en marche et écrit dans Le problème de la civilisation, un texte destiné à une
conférence daté de décembre 1963 : «La synthèse de l’homme, du sol et du temps est en train de se réaliser
malgré les difficultés inhérentes à une métamorphose sociale à ses débuts.»
Il est motivé, optimiste, volontariste ; il pense pouvoir exercer une influence sur l’orientation idéologique de son
pays ; il veut de tout son être aider sa patrie à construire ses idées, son infrastructure mentale, sa vision de la
lutte contre le sous-développement ; il déploie dans ses écrits son enseignement : la civilisation n’est pas un
entassement de produits, la culture n’est pas un programme de loisirs ; le sous-développement n’est pas un
manque de moyens mais d’idées… Il cherche à rallier les pouvoirs publics à sa doctrine : rendre l’homme
efficace, le temps utile et le sol rentable. Il est exalté, euphorique.
Il écrit dans un autre texte destiné à une conférence sous le titre de «Le problème de la culture» : «Il faut que
toute notre vie soit un beau tableau, un chant mélodieux, un poème exaltant, un mouvement harmonieux et un
parfum captivant… L’Algérie doit devenir un chantier de culture, une école où chacun apprend et enseigne, un
laboratoire où s’élaborent les valeurs culturelles correspondant aux nécessités du développement, un séminaire
où le peuple discute des questions du vrai et du beau, de l’efficace et de l’utile…»
Ne se contentant pas d’écrire et de publier, il va porter la bonne parole dans la série de conférences qu’il donne
à la salle des Actes en janvier et février 1964 sur les thèmes de la civilisation, de la culture et de l’idéologie.
Ces conférences formeront la brochure Perspectives algériennes (1) que préface le Dr Khaldi. La «Charte
d’Alger», document de référence du socialisme algérien, est publiée en mars 1964. Dans le préambule, une
critique vise Bennabi en faisant allusion à «la mystification du terme colonisabilité». On mesure ainsi combien
a été profonde la blessure : le concept de Bennabi a été inconsciemment intégré comme une «acceptation du fait
colonial». Les reproches que lui adressent les intellectuels dits «progressistes» sont plus virulents et méchants
que ceux qu’ils adressent au colonialisme lui-même, car Bennabi a débusqué le post-almohadien en l’Algérien,
il lui a enlevé le masque de la victime derrière lequel il se cachait, il l’a dénudé et mis en face de ses
responsabilités historiques qu’il a finalement assumées en se libérant.
Cette notion n’est toujours pas acceptée. Dans le cadre de ses fonctions de directeur de l’Enseignement
supérieur, Bennabi est amené à effectuer des voyages à l’étranger où il est reçu davantage pour ce qu’il est, un
penseur, qu’au titre des responsabilités de second plan qu’il occupe. Il visite l’URSS, l’Indonésie, le Canada,
l’Europe et un grand nombre de pays arabes. Il se rend à la tête d’une délégation officielle dont fait partie
Khaldi en Chine où il est reçu par le premier ministre Chou En Lai et le président Mao Tsé-toung qui lui relate
les péripéties de la longue marche, lui confiant : «Au départ, nous étions 300 000 hommes, et à l’arrivée nous
n’étions plus que 20 000.
Ce ne sont pas toujours nos ennemis qui nous ont fait subir nos grands revers, mais nos propres erreurs.» Il
ouvre le «Centre d’orientation» nonobstant la non-parution du décret qui devait l’autoriser(2).
Il y reçoit le samedi des étudiants francophones et, à partir de 1969, des étudiants arabophones le dimanche.
Beaucoup d’étudiants, dont l’auteur de ces lignes, et d’enseignants vont passer par son domicile, de même que
d’éminentes personnalités intellectuelles et politiques dont Yasser Arafat, Jacques Benoist-Méchin, Pierre
Rossi, Pierre Bernard, Hubert Nyssen, Lucien Bitterlin, Louis Gardet, Jacques Berque… Le Dr Khaldi est
extrêmement actif et publie lui-même de nombreux billets dans la presse ; il est chargé du public-relations de
Bennabi.
En février 1965, ils sont tous les deux désignés pour assister au Vatican à l’investiture d’un groupe de cardinaux
parmi lesquels Mgr Duval, archevêque d’Alger (3). Le pape le reçoit en audience. En mars, il est chargé de
diriger la délégation algérienne à la Conférence islamique afro-asiatique qui se tient à Bandoeng et prononce un
discours au nom de l’Algérie. Nous avons consulté le texte de ce discours et le brouillon du «Rapport de la
délégation algérienne sur la Conférence islamique afro-asiatique à Bandoeng» écrits de sa main. La conférence
est présidée par le chef de l’Etat indonésien, Ahmed Soekarno. Dans le texte que Bennabi lit à la tribune
officielle, on retrouve ses idées personnelles et des formulations qu’on ne rencontre que rarement dans le
langage diplomatique. Il voit dans le monde musulman cette «communauté pour laquelle Dieu a voulu réserver,
parmi toutes les autres communautés humaines, le devoir du témoignage». Citant le verset qui institue ce
devoir, il commente : «Si on ne mesurait l’objet de ce Congrès rien que par rapport à la portée morale de ce seul
verset et à ses implications sociologiques, cet objet nous apparaîtrait déjà d’une exceptionnelle importance aussi
bien sur le plan historique que sur le plan technique.»
Ce n’est pas un discours de circonstance que Bennabi récite mais des pans de sa pensée qu’il décline devant un
parterre réunissant les représentants de tout le monde musulman : «Pour aligner le devoir moral et le
comportement social du musulman sur cette haute exigence du verset, il faudrait aujourd’hui entreprendre dans
l’âme du musulman des transformations qui mobiliseraient les efforts des meilleures intelligences de la
génération musulmane actuelle. Car chaque transformation requise comme condition nécessaire pour restituer
au musulman seulement une de ses dimensions, celle du témoin pose un problème technique d’ordre
psychologique et social, voire économique.» Le rapport de mission qu’il rédige à son retour est un exemple de
compte rendu, mené selon un plan clair et précis : préparatifs de la mission (avec huit alinéas numérotés),
réception (entendre accueil à Djakarta), ouverture de la Conférence (résumé du discours du président Soekarno),
déroulement de la conférence (résumé des interventions des délégués, organisation du travail en commissions,
tendances du congrès, incidents…), activités de la délégation algérienne, analyse des travaux de la Conférence,
conclusion.
En avril 1965, le maréchal Tito est en voyage officiel en Algérie. Le gouvernement décide de l’honorer en lui
décernant le doctorat honoris causa. C’est Bennabi qui prononce le discours de réception et lui remet le titre en
présence du président Ben Bella. Ces activités intenses ne le détournent pas pour autant de son œuvre qu’il
poursuit avec le même entrain qu’auparavant. C’est ainsi qu’il nous apprend dans ses Carnets qu’en juin 1965,
il est à la page 103 du manuscrit de Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant , tome 1. Au lendemain du coup
d’Etat, il note dans
ses Carnets : «J’apprends que le régime Ben Bella est par terre et que l’armée a pris le pouvoir… Le nouveau
pouvoir paraît vouloir tirer sa légitimité de la continuité. A l’heure où le pays attend du nouveau, on lui dit
qu’on continue l’ancien : le socialisme notamment. C’est la première faute du régime.» Le 27 juin, il note : «Je
viens de terminer la première partie de mes Mémoires que je compte publier en volumes séparés, correspondant
aux trois phases de ma vie» (L’Enfant, l’Etudiant, l’Ecrivain).
Le nouveau pouvoir désigne Taleb Ahmed El-Ibrahimi à la tête du ministère de l’Education nationale. Le
ministre convoque Bennabi qui note en date du 16 juillet 1965 : «C’était convenu pour 10h. Quand je suis
introduit, Taleb Ahmed reste derrière son bureau. Il ne reçoit pas comme son prédécesseur : il reçoit
“officiellement”. Goût du pouvoir ? Vanité ?» Aux réunions auxquelles sont régulièrement convoqués les
directeurs de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, le ministre ne lui donne pas la parole, lui
cherche querelle et ne rate aucune occasion de l’humilier. Il ne traite pas Bennabi en écrivain, en penseur, en
aîné, mais en fonctionnaire subalterne, en auxiliaire. En septembre, le ministre demande qu’on lui retire le
véhicule de fonction.
En sus de ses diverses activités, Bennabi a inauguré une collaboration avec l’hebdomadaire Révolution africaine
où tous les articles qu’il propose ne passent pas. Il est conscient des limites imposées à l’expression de ses idées
et note en date du 18 septembre : «Quand j’écrivais sous le règne de Ben Bella, j’étais obligé, pour introduire
certaines idées dans le milieu algérien, de les placer sous le parrainage du personnage. J’étais presque obligé de
dire que c’était lui qui les avait pensées. C’était l’impôt dû au zaïm, dans le domaine des idées, dans un pays où
l’on ne peut pas exprimer ses idées, même en payant cet impôt. D’ailleurs, je le payais aussi au Caire, quand
j’étais obligé de dire que toutes mes idées m’étaient inspirées par le zaïm des zaïms, Nasser. Et aujourd’hui, je
suis obligé dans chacun de mes articles que je publie en ce moment dans Révolution africaine de parler du 19
juin… Et même à ce prix, toutes mes idées ne passent pas : chaque fois que la critique devient sérieuse, et par
conséquent nécessaire et utile, elle est barrée…»
En novembre paraît le premier volume de Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant. En janvier 1966, Taleb
Ahmed lui parle de l’enlever de la direction de l’enseignement supérieur. Il écrit dans une note du 19 janvier
1966 : «Pour le minus habens de Taleb Ahmed, Bennabi est élevé, il faut l’abaisser.» A la fin du mois, il part
pour la seconde fois en mission en Indonésie où il est reçu par Soekarno.
A son retour, il commence la rédaction du deuxième volume de ses Mémoires, L’Etudiant. En mars, Chérif
Belkacem l’informe que Boumediene pense à le nommer ambassadeur au Vatican. Bennabi lui répond que cette
désignation ne l’intéresse pas(4). En mai, il est à Beyrouth où il voit son ancien disciple Omar Meskawi et
rencontre le Dr Abdelmadjid qui vient de traduire en arabe le premier volume des Mémoires d’un témoin du
siècle, puis, de là, se rend en Irak où il visite les lieux célèbres de l’histoire matinale de l’islam : Koufa, Nedjef,
Kerbala…
A son retour, il note en date du 19 août 1966 : «Le secrétaire général m’apprend que le sieur Taleb Ahmed me
remplace à la DES. Et il me propose en échange un poste de conseiller technique.» De fait, Bennabi reçoit
bientôt une lettre du ministre lui notifiant son limogeage de la DES. Il refuse la nouvelle affectation et écrit le
29 septembre au président Boumédiene la lettre que voici : «Un décret vient de mettre fin à mes fonctions à la
direction de l’Enseignement supérieur.
Ce n’est pas la moindre anomalie dans ce texte, M. le Président, qu’il ne porte pas votre signature mais semble
plutôt, comme vous pouvez vous en rendre compte en jetant un coup d’œil sur le journal officiel, signé par un
ministre. En tout état de cause, j’ai conscience d’avoir représenté dignement l’Université algérienne dans le
pays et à la face du monde en des circonstances qui marquent dans ses annales, comme elles marquent dans ma
propre vie. C’est pour demeurer fidèle à ses traditions que je ne crois pas devoir prendre possession des
nouvelles fonctions que je ne saurais remplir dans les conditions où j’y suis appelé. Veuillez agréer…»(5)
Le véhicule de fonction lui ayant été retiré, il prend le bus pour ses déplacements. Le 20 août, il dit être à la
page 149 du manuscrit du deuxième volume de ses Mémoires (L’Etudiant). Il est seul à la maison et médite sur
sa situation : il a quitté ses fonctions, craint pour son salaire et son logement, tremble pour ses filles en bas âge
et confie tristement dans ses Carnets : «Il y a trente ans à présent que je traverse un drame sans dénouement. Je
vis en ce moment, devant la fenêtre de ma chambre à coucher, des moments que j’ai vécus dans ma cellule de
Chartres… Pendant que mes doigts égrènent le chapelet, mon esprit égrène les contradictions de mon destin.
Pendant les trente années que j’ai vécues depuis la fin de mes études, le colonialisme a voulu détruire en moi les
germes de mes idées. Il n’y a pas réussi : mes idées circulent aujourd’hui dans le monde musulman, comme la
semence de demain…»
Pris en sandwich dans l’immeuble de trois étages où il habite entre des voisins de dessus et de dessous fort
incommodants, les plaintes qu’il dépose pour tapage nocturne et bruits permanents n’aboutissent pas. On lui
coupe fréquemment l’eau, l’électricité, le téléphone. Il pense qu’on veut le priver de sommeil ainsi que des
nécessités de la vie pour l’empêcher de travailler au parachèvement de sa pensée et à sa transmission aux
étudiants qui viennent à ses séminaires. Il apprend même un jour que son logement a été affecté à un tiers. Il
n’en peut plus et adresse une lettre comminatoire au président Boumédiene où on peut lire : «Les manœuvres
auxquelles je suis en butte depuis mon retour en Algérie indépendante et les mesures qui m’ont touché ont leur
source à l’étranger. Et en particulier, ma longue expérience qui est je crois unique en Algérie dans le domaine
de la lutte idéologique, de son esprit et de ses moyens, ne pouvait laisser place à l’étonnement si les enquêtes
que j’ai demandées avaient eu lieu : elles ne pouvaient avoir lieu… Depuis deux ans, depuis un an, de nouveaux
crimes sont passés que j’ai renoncé à porter à la connaissance de qui de droit. J’en viens au dernier.
Aujourd’hui, le service de l’habitat qui avait installé voici cinq ans à la demande du juif Sydney Nathan une
maison de tolérance sous mon appartement, vient de me signifier qu’il installe sous mon toit même un
locataire…» Signe qu’il est à bout de toute résistance nerveuse, il écrit ces lignes étonnantes : «Conscient de la
gravité et de la solennité de mon acte, je me trouve engagé — si cette infâme mesure n’est pas rapportée dans
les 24 heures — que je proclamerais le djihad en tout lieu et en toute circonstance où je pourrais le faire, jusqu’à
ce que le sionisme me fasse abattre ou arrêter par ses mandataires en Algérie. Veuillez agréer…»
Le 19 août 1966, il envoie une lettre à Chérif Belkacem où il écrit : «Je me suis rendu compte que ni Si
Boumédiene ni vous-même ne vous rendez compte du degré de pourrissement dans l’administration même, et je
dirais surtout dans l’appareil de sécurité.»
Le 10 septembre, Sayyed Qotb (1906-1966) est pendu au Caire. Bennabi note : «Cette belle figure du
mouvement des “Frères musulmans” n’est plus. Les bourreaux qui l’ont exécuté ne se doutent pas qu’ils ont
libéré aussi le souffle qui deviendra bientôt une tempête au-dessus de leur tête : la tempête qui les emportera.»
N. B.

1) Ed. En-Nahda, Alger 1964.


2) Dans un article intitulé «Défense du capital-idées» (Révolution africaine du 24 avril 1968) Bennabi rappelle
sur un ton excédé qu’il a «été rappelé de l’étranger par le gouvernement algérien pour constituer un centre
d’orientation culturelle», avant d’ajouter : «Je l’ai constitué effectivement dans le petit coin où je suis. Il
fonctionne depuis quatre ans. Son programme figure dans le dossier de présentation du décret portant création
qui n’est pas encore paru au Journal officiel…»
3) A la mort de Bennabi, le cardinal Duval enverra une lettre à sa veuve où il salue «la hauteur de ses pensées,
la délicatesse de son cœur et l’ouverture de ses sentiments», ajoutant : «Il croyait fortement au dialogue entre
musulmans et chrétiens. Je n’oublierai jamais qu’il est venu à Rome comme délégué du gouvernement, avec le
regretté Dr Khaldi, pour mon cardinalat et que, à cette occasion, il a été reçu par Paul VI. Depuis lors, une
parenté spirituelle s’était établie entre nous.»
4) Par contre, il postulera sans succès en 1969 pour une ambassade dans un pays arabe (Beyrouth ou Le
Caire).
5) Dans une autre lettre au président Boumédiene datée du 17 février 1968, il écrit : «Le pouvoir parallèle est
parvenu à mettre fin à mes fonctions à la direction de l’Enseignement supérieur parce que ma présence à cette
direction gênait les manœuvres de toutes sortes contre la promotion des cadres attendue par le pays.» Ces
éclairages démentent la version selon laquelle Bennabi a démissionné de ses fonctions de directeur de
l’Enseignement supérieur. Il n’en aura pas d’autres. L’Etat algérien l’aura donc employé en tout et pour tout
moins de trois ans.

Pensée de Malek Bennabi (14) Les dernières années


Par Nour-Edine Boukrouh
noureddineboukrouh@yahoo.fr

Entre 1964 et 1968, Bennabi publie une grande quantité d’articles dans l’hebdomadaire Révolution africaine. Il
forme avec le Dr Khaldi un pôle qui fait front à l’autre pôle, d’inspiration marxiste. Il est conscient que
l’Algérie est en train de s’engager dans une fausse direction et tente de mettre en garde les élites politiques et
intellectuelles contre le «risque de se laisser entraîner dans les idéologies modernes (le marxisme) juste au
moment où elles consomment leur faillite en Occident». Il consacre aux questions idéologiques et politiques une
série d’articles : «Sociologie de l’indépendance» (26-9-1964), «Politique et sagesse populaire» (18-9-1965),
«Politique et Boulitique» (25-9-1965), «Politique et idéologie» (9-10-1965), «Politique et culture» (16-10-
1965), «Changer l’homme» (14-5-1967)… Les questions de développement et d’édification constituent des
sujets récurrents dans ses interventions. Il les aborde en particulier dans «Les conditions d’une dynamique
sociale» (28-5-1967), «Travail et investissement» (4-6-1967), «Les idées et l’édification sociale» (11-6-1967),
«Economie de subsistance et économie de développement» (20-12-1967), «Le facteur démographique et le
sous-développement» (27-12-1967), «Acheter ou faire ?» (14-2-1968), «Planification et micro-planification»
(20-3-1968)…
Les évènements internationaux le tiennent en haleine : conflit israélo-arabe, causes palestinienne et
vietnamienne, mouvements de décolonisation en Afrique... Il est sur tous les fronts. Il consacre des articles à des
figures emblématiques de l’époque : Castro («Morale et révolution»,13-3-1968), Che Guevara (23-10-1967),
Mossadegh («Le testament de Mossadegh», 2-4-1967)… Après l’agression israélienne contre les pays arabes de
juin 1967, il veut attirer l’attention des dirigeants arabes sur les causes «civilisationnelles» de la débâcle et
propose la mise en chantier d’un marché commun arabe et d’une union politique et économique des Etats du
Maghreb. Il consacre à la défaite arabe de juin 1967 plusieurs articles : «Le prix de l’union arabe» (18-6-1967),
«Le moment du flash» (25-6-1967), «Le moment de réflexion» (2-7-1967), «Le pétrole round» (9-7-1967),
«L’ONU condamne le peuple palestinien» (23-7-1967)… Deux semaines avant la guerre de juin 1967, il envoya
un télégramme à l’ambassadeur d’Égypte à Alger pour l’informer qu’il se met à la disposition de l’Égypte
comme volontaire.
Le 21 juillet 1967 il termine la rédaction du tome 2 de ses Mémoires (L’Etudiant) en français. En août, il rédige
un article, «Retour aux sources», qui est censuré. En septembre, il se rend à Moscou pour le cinquantenaire de
la Révolution d’Octobre. C’est Chérif Belkacem que l’a désigné en qualité d’écrivain. Il assiste au Bolchoï à la
représentation d’Esmeralda. Il passe trois semaines en Union soviétique. En décembre, il est invité à donner des
conférences en Allemagne et en Angleterre. De retour au pays, il envoie une lettre au responsable du parti FLN,
Kaïd Ahmed, où on peut lire ces lignes provocatrices : «En principe, en tant que simple intellectuel, je ne suis ni
contre ni pour l’idée du parti unique. Je suis un pragmatiste. Mais quand mon pays adopte une formule, en tant
que citoyen discipliné, je la respecte. Je la respecte tant qu’elle gardera sa respectabilité. Mais si honnêtement je
me demande si l’Algérie est un pays à parti unique, j’hésiterai à répondre… De même que j’ai l’impression
qu’avec le pouvoir officiel, il existe un pouvoir parallèle qui neutralise le premier et utilise parfois ses sceaux et
sa signature comme je l’indique dans ma seconde lettre à Si Boumediene.»
1er février 1968, il est reçu en audience privée par le président Boumediene. Le 16, il reçoit une citation à
comparaître pour le 22 devant la chambre administrative de la cour d’Alger, à la requête d’un ressortissant
français agissant en qualité de séquestre judiciaire d’une compagnie d’assurances domiciliée à Paris.
La procédure vise à l’expulser de son logement. Voici donc Bennabi «avec un caillou dans la chaussure» depuis
plus d’un an et contraint de jouer le rôle d’un avocat dans un procès kafkaïen. En sus du tribunal, il saisit le
président de la République. Dans le double de la lettre, nous pouvons lire : «L’autre jour, dans votre discours à
Club-des-Pins, vous avez parlé des harkis que le colonialisme a laissés dans la place en se retirant. Vous avez
fait allusion aussi au travail de sape de ces harkis contre la vie nationale dans tous les domaines. Permettez-moi
d’ajouter seulement deux précisions que mon expérience personnelle m’a permis d’acquérir depuis mon retour
en Algérie. Ces harkis ne représentent pas simplement un ensemble d’individus répartis dans le pays ou dans
l’Etat d’une façon fortuite, mais représentent au contraire un système parfaitement encadré par une pensée
supérieure étrangère qui l’utilise dans des tâches minutieusement planifiées. Ils constituent en fait, grâce à cette
pensée directrice, un véritable pouvoir parallèle dans le pays. Naturellement, je ne suis pas renseigné sur le
travail de ce pouvoir parallèle dans tous les domaines de la vie nationale. Mais je suis certainement le mieux
renseigné sur sa technique dans le domaine du travail intellectuel dans lequel se situe précisément mon activité
personnelle…»
Cette lettre d’un intellectuel placé dans des conditions psychologiques propres à faire perdre la raison se termine
sur ces lignes : «Monsieur le Président, en vous adressant ce mot, ce n’est pas un problème personnel que
j’expose, mais un cas d’intérêt général qui peut intéresser même, j’en suis convaincu, la sécurité de l’Etat. Car il
est évident que le système auquel je fais face n’est pas dans le pays pour s’occuper de moi seulement…»
Qu’est-il arrivé après ces démarches ? Rien. Islam et démocratie : Confronté au problème de l’édification de
l’Algérie et devant les tentatives de l’aliéner au marxisme et au baâthisme, il édite en 1968 Islam et démocratie.
Dans ce texte, il commence par proposer une définition de chacun des deux
concepts : l’islam, c’est la foi en Dieu, la pratique de la prière, le versement de la Zakat et l’accomplissement du
jeûne et du pèlerinage ; c’est donc un ensemble de devoirs. La démocratie c’est, étymologiquement, le pouvoir
du peuple ; elle désigne un ensemble de droits. Elargissant la définition de cette dernière, il y voit un sentiment
envers soi, un sentiment envers autrui et un ensemble de conditions sociales et politiques nécessaires pour la
formation et l’épanouissement de pareils sentiments chez l’individu et écrit : «La démocratie ne peut se réaliser
en tant que fait politique – pouvoir du peuple — si elle n’est pas d’abord imprimée dans l’individu, si elle n’est
pas imprimée dans son “moi”, dans les structures de sa personnalité, si elle n’existe pas dans la société comme
un ensemble de conventions, d’habitudes, d’usages, de traditions.» Il en découle une
conséquence : «Le sentiment démocratique n’est pas inhérent à n’importe quelles conditions morales et
sociales… C’est l’aboutissement d’une culture, le couronnement d’un humanisme, c’est-à-dire d’une certaine
évaluation de l’homme à son échelle personnelle et à l’échelle des autres.»
Dans l’histoire de l’Occident, explique-t-il, la formation de ce sentiment a suivi un lent cheminement, passant
de la Grèce à Rome, puis a été porté par la Réforme et la Renaissance avant d’aboutir à la «Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen» en France : «Le sentiment démocratique en Europe fut l’aboutissement normal
d’un double courant culturel, le résultat d’une libération de l’esprit par la Réforme et de la raison et du goût par
la Renaissance.»
Mais, indépendamment de son histoire dans le contexte européen, le sentiment démocratique a une réalité
intrinsèque que Bennabi traduit comme à son habitude en termes de psychologie et de sociologie.
Il le définit comme «une certaine limite psychologique au-dessous de laquelle apparaît le sentiment de l’esclave,
et au-dessus de laquelle apparaît le sentiment du despote. L’homme libre, le citoyen d’une démocratie, est une
affirmation entre ces deux négations. C’est cela la réalité intrinsèque à laquelle on peut référer n’importe quel
processus de démocratisation. Elle s’insère entre deux réalités qui la bordent et constituent en quelque “sorte”
ses “négatifs”, c’est-à-dire la négation du “moi” chez l’esclave et la négation de “l’autre” chez le despote.» Par
voie de conséquence, un processus de démocratisation doit d’abord éliminer par des moyens éducatifs ces
tendances antidémocratiques. Puis il passe à l’examen de l’islam et se demande s’il contient les trois éléments
du problème : «Autrement dit, on doit se demander s’il peut augmenter le sentiment envers soi et envers les
autres, compatible avec le fondement de la démocratie dans la psychologie de l’individu, et s’il peut créer les
conditions sociales générales favorables au maintien et au développement du sentiment démocratique ainsi qu’à
son efficacité… Avant de répondre à la question – l’islam produit-il le sentiment démocratique ? –, il y a lieu de
se demander d’abord s’il réduit effectivement la somme et la portée des sentiments négatifs qui se manifestent
chez le despote et chez l’esclave.» Pour lui, c’est le Coran qui «donne à l’homme une valeur qui transcende
toute valeur politique et sociale. C’est Dieu lui-même qui lui accorde cette valeur : “Nous avons honoré
l’homme”… La conception démocratique islamique voit en l’homme la présence de Dieu, les autres
conceptions voient en lui la présence de l’humanité et de la société. On a d’un côté un type démocratique sacral,
de l’autre un type laïque». Bennabi cite un autre verset qui joue le rôle de «garde-fou» contre le despotisme :
«Nous réservons la demeure éternelle à ceux qui ne se laissent pas tenter par l’esprit de domination.»
Revenant aux faits de l’histoire, il reconnaît que «l’entreprise de démocratisation mise en marche par l’islam
aura duré environ une quarantaine d’années». Pourtant, le Coran était riche de dispositions garantissant la
liberté de conscience, la liberté de déplacement, la liberté d’expression, l’inviolabilité du domicile… En
conclusion, Bennabi note : «Il y a lieu de considérer toute entreprise de démocratisation et surtout son origine
comme une entreprise d’éducation à l’échelle d’une population entière et sur un plan général : psychologique,
moral, social et politique… La démocratisation n’est pas une simple transmission des pouvoirs entre deux
parties, un roi et un peuple par exemple, mais la formation de sentiments, de réflexes, de critères qui constituent
les fondements d’une démocratie dans la conscience d’un peuple, dans ses traditions.
Une constitution démocratique n’est l’expression authentique d’une démocratie que dans la mesure où
l’entreprise de démocratisation l’a précédée. On peut saisir par là le caractère superficiel de ces emprunts
constitutionnels qui se font de nos jours par ces pays jeunes voulant édifier un ordre nouveau à des pays
d’ancienne tradition démocratique.
Ces emprunts sont peut-être nécessaires, mais ils ne sont certainement pas suffisants s’ils ne sont pas
accompagnés des mesures propres à les infuser dans la psychologie du peuple qui les emprunte.»
«L’œuvre des orientalistes et son influence sur la pensée musulmane moderne» : L’idée de rédiger cette étude
est venue à Bennabi quand il a appris que lors d’un congrès des travailleurs algériens à Paris où sa brochure
Islam et démocratie avait été distribuée, on avait invité l’écrivaine allemande Sigrid Hunke à présenter son livre
qui venait d’être traduit en français, Le soleil d’Allah brille sur l’Occident, pour, dit-il, «transporter l’assistance
des problèmes cruciaux du présent aux splendeurs et aux fastes du passé». Il y voit un épisode de la lutte
idéologique.
Dans cette étude il commence par distinguer les orientalistes en anciens et en modernes et apologétistes et
contempteurs de la civilisation musulmane, pour déclarer ne s’intéresser qu’aux apologétistes qui exercent une
influence sur la pensée musulmane moderne et tendent à l’anesthésier. Pour lui, ce travail d’apologie
correspond aux finalités poursuivies par la lutte idéologique. Il rend hommage à Sedillot, Gustave Le Bon et
Asin Palacios, critique Maxime Rodinson et conclut sur la nécessité pour le monde musulman de retrouver son
indépendance dans le domaine des idées comme dans le domaine économique et politique.
En avril 1968, il se rend avec le Dr Khaldi à Bou Saâda où ils se recueillent sur la tombe du célèbre peintre
converti à l’islam, Etienne Dinet. En mai, il se rend à Ghardaïa pour des conférences. Il rentre à Alger fatigué et
déprimé et confie dans ses Carnets en date du 10 août : «J’attends depuis 32 ans – depuis juin 1936 – une
éclaircie dans ma vie. Jusqu’en 1939, j’ai attendu l’éclaircie de la guerre.
La guerre est venue et elle est partie avec mes espoirs. Et le brouillard s’est épaissi à mon horizon. J’ai cru
qu’en me lançant comme écrivain avec Le phénomène coranique, je parviendrai à le dissiper, mais le brouillard
s’est au contraire épaissi davantage. La Révolution est venue pour moi comme un signe de délivrance. Elle a
emporté dans son tourbillon mes illusions et les espérances du peuple. Elle a débouché sur une indépendance
plus désespérante que l’ère coloniale… Et dans ce tableau noir, mon problème personnel est le plus sombre car
j’ai le plus à payer au colonialisme, au sionisme, aux traîtres que je démasque. Où est la solution ? Elle n’est
plus dans une nouvelle guerre mondiale, dans une nouvelle révolution, dans une nouvelle “hidjra”. Car j’ai vu
tout cela, je l’ai vécu sans trouver de solution à mon problème.» De fin août à fin septembre 1968, il passe un
mois en montagne, en Kabylie, chez un disciple, puis se rend en Egypte où il a été invité par l’université d’Al-
Azhar à un colloque sur le «djihad». Il présente un exposé et accorde des interviews à la télévision et à la radio
égyptiennes. Pendant le mois de Ramadhan, il anime une dizaine de conférences dans des établissements
scolaires et religieux en Algérie. Il propose aux autorités que soit organisé chaque année en Algérie un
séminaire international sur la pensée islamique. L’idée est retenue et la première édition de ce séminaire se tient
en décembre 1968 au Lycée Amara-Rachid à Alger. En janvier 1969, il achève la traduction en arabe de
L’œuvre des orientalistes en vue du congrès des écrivains maghrébins qui doit se tenir à Tripoli (Libye). En
février, il se rend à Khartoum où il a été invité à un congrès des oulamas. Il donne cinq conférences et est reçu
par le chef de l’Etat. C’est au cours de ce voyage qu’il fait la connaissance des éditeurs de Dar-al-Fikr de
Damas à qui il va confier l’édition de ses livres en arabe. De retour à Alger, il donne le 7 mars une conférence à
la salle des Actes sur «L’influence des orientalistes». Le 27 mai 1969, la mosquée de l’Université d’Alger est
inaugurée en présence de Bennabi. Il donne des conférences à l’Ecole nationale d’administration et à l’Ecole
normale supérieure. Le 1er juillet, il note dans ses Carnets en suivant les informations relatives à l’alunissage
d’Apollo 10 : «L’évènement a sa signification pour chaque catégorie de gens. Il en a une pour moi : au moment
où des hommes attendent sur terre leur salut du ciel, ce sont d’autres hommes qui montent au ciel.» Le 12
novembre, il note : «Il est 23h, je viens de terminer, avec l’aide de Dieu, la traduction du 2e volume des
Mémoires d’un témoin du siècle : l’Etudiant.»
En février 1970, il est au Caire pour participer à un congrès islamique. Nasser vient le saluer et lui déclare qu’il
a lu tous ses livres. En mai, Khaldi et lui sont désignés par le gouvernement pour représenter l’Algérie à la
Conférence mondiale des chrétiens pour la Palestine qui se tient à Beyrouth. Il note en date du 5 mai : «J’ai le
sentiment que la conscience chrétienne inaugure une étape nouvelle dans son histoire terrestre… La conférence
a été marquée par des interventions bouleversantes, notamment celles de Georges Montaron et de l’abbé
Pierre.» Cette même année, la mosquée d’Alger entreprend la réédition en polycopiés de ses principaux
ouvrages : Le phénomène coranique, Les conditions de la renaissance, Vocation de l’islam et Idée d’un
Commonwealth islamique.
Elle lance également un périodique, Que sais-je de l’islam ?, dans lequel Bennabi publie à chaque parution un
ou plusieurs articles. Le premier numéro de cette revue de fortune semi clandestine sort en février 1970. Il y
signe l’avant-propos ainsi que deux articles : «Que sais-je de l’islam ?» où il cite la fameuse phrase du général
de Gaulle («On voit que tout se tient dans l’univers islamique, et que le problème des problèmes est le destin de
l’islam»), et «L’islam, facteur de libération et de désaliénation de l’esprit humain». Le deuxième numéro sort en
avril 1970 ; il y signe «L’islam et le mythe du XXe siècle». Le troisième numéro sort en mai 1970 ; il y signe un
hommage «A la mémoire de Ben Badis». Le quatrième numéro sort en octobre
1970 ; il y signe «Al-Azhar et la lutte idéologique». Le cinquième numéro sort en novembre 1970 ; il y signe
«Le musulman et le problème de l’homme». Le sixième numéro sort en décembre 1973 ; il y signe l’éditorial
(sur le Ramadhan). Le septième numéro sort en juin 1972 ; il y signe «Spiritualité et socioéconomie». Le
huitième numéro sort en mai 1973 ; il y signe l’éditorial («La promesse de l’islam») et «Inadéquation du
musulman et son adéquation nécessaire dans le monde moderne», ainsi qu’un commentaire d’une citation
d’Abou Bakr Essedik. Le neuvième numéro sort en juin 1973 ; il y signe «Le livre conservé», dans lequel il
condamne l’agression par les étudiants marxistes de la mosquée de l’Université d’Alger au cours de laquelle des
exemplaires du Coran ont été brûlés. Le dixième numéro sort en octobre 1973, il y signe son dernier article, «Le
droit du pauvre».
En juin 1970, il est invité en Libye pour une série de conférences. Il est longuement reçu par Kadhafi. Il remet
au leader libyen un ensemble de documents composé d’un «Historique» (de la Libye), de «Le Pétrole et la base
de Wheelus», de «L’exemplarité», de «Vigilance nécessaire» et d’une «Conclusion». Dans le texte intitulé
«L’exemplarité», on peut lire : «Dans les pays arabes, le politique parle le langage du diplomate : il évite de dire
la vérité ou bien il l’enrobe. Or, si on définissait par antithèse la diplomatie, par rapport à la politique, on dirait
de la première que c’est l’art de dire ce qui endort la conscience, tandis que la seconde consiste à dire ce qui la
réveille.» Il appelle cette attitude qui a conduit maint pays arabe à la débâcle le «complexe diplomatique». Il
faut savoir que Kadhafi avait un très grand respect pour Bennabi et qu’il sollicitait fréquemment ses analyses. Il
l’a aidé autant de son vivant qu’après sa mort, entourant sa veuve et ses filles de toutes les prévenances. Deux
autres Libyens, des disciples, ont également aidé Bennabi de son vivant : Mohamed Dakhil et Mohamed
Haouissa. Bennabi vouait pour sa part à Kadhafi une grande affection et voyait en lui un espoir pour le monde
arabo-musulman. En septembre, il est nommé par Nasser membre de l’Institut des études islamiques du Caire.
Le problème des idées dans la société musulmane : à la demande du Dr Ammar Talbi, Bennabi reprend la
rédaction du Problème des idées interrompue en janvier 1960 au Caire. Le 4 octobre, il termine le premier
chapitre, le 14, il en est au quatrième, le 22 novembre, il peut noter dans ses Carnets : «Il est 20h30. Je viens
d’écrire la dernière ligne de ce livre.»
En décembre 1970, il se rend en Libye avec le ministre Chérif Belkacem. En mars, il est au Caire. Il donne des
conférences et y reste pendant plus d’un mois. De là, il se rend à Tripoli où l’a demandé Kadhafi qu’il rencontre
plusieurs fois et à qui il remet un nouveau travail sur La mission de l’islam dans le monde. Fin mai, il s’envole
pour Beyrouth et passe quelques semaines chez Omar Meskawi. Il lui établit une procuration l’habilitant à
publier ses livres en arabe. C’est là qu’il rédige La crise culturelle, nouveau chapitre annexé au Problème de la
culture, ainsi que la préface à la deuxième édition. Il retourne au Caire où il va passer un autre mois pour
superviser l’édition du Problème des idées dans la société musulmane. Cela fait maintenant quatre mois qu’il a
quitté Alger. Le livre sort le 10 juillet. Il en offre le premier exemplaire à Amin Mançour, rédacteur en chef de
Akhbar al-youm. Le même jour, il donne une conférence au foyer des étudiants malaisiens. Il rentre en Libye le
16 juillet où il est reçu par Kadhafi.
Le 15 septembre, il prend l’avion pour les Etats-Unis. Il atterrit à Chicago où l’attendent les étudiants qui l’ont
invité. Il donne quelques conférences dans cet Etat puis poursuit son périple à Detroit, Michigan, Madison, Los
Angeles, New Orleans, Bâton Rouge, Washington, Philadelphie… Rentré en Algérie début novembre, il donne
une conférence à Constantine sur «Le rôle du musulman dans le dernier tiers du XXe siècle».
Le 1er janvier 1972, il adresse une lettre au président Boumediene dans laquelle il lui rapporte les faits suivants
: le 22 décembre précédent, il s’est rendu à l’aéroport pour prendre un vol à destination de Djeddah où l’avait
invité l’Université Abdelaziz pour des conférences, et accomplir le pèlerinage, accompagné de son épouse et de
sa fille Rahma. Ayant souscrit à toutes les formalités et après même que ses bagages eurent été embarqués dans
l’avion, voilà qu’un élément de la police vient lui signifier qu’il n’est pas autorisé à quitter le territoire national.
Bennabi retourne à son domicile avec sa famille et essaye de s’informer sur les raisons de cette mesure qui le
privait de l’exercice d’un droit religieux (le pèlerinage) ainsi que de ses activités intellectuelles. Il dit dans sa
lettre au Président qu’il est obligé d’interpréter cette interdiction comme «un placement en résidence
surveillée».
Le 21 janvier, il est enfin autorisé à prendre l’avion pour l’Arabie Saoudite. Il accomplit son troisième
pèlerinage après ceux de 1954 et de 1961, et donne une série de conférences à Djeddah, à La Mecque, Médine
et Riyad.
Le musulman dans le monde de l’économie : il est avec sa femme et sa fille à Beyrouth quand, dans une note du
7 mars, il écrit : «L’idée d’un nouveau livre, Le musulman dans l’univers économique, m’est venue à la suite de
mes conférences sur l’économie à l’Université du roi Abdelaziz Ibn Saoud à Djeddah.» Il se met aussitôt à
l’ouvrage et en termine la première partie ; le 17, il achève la deuxième ; le 19, il se rend à Damas ; le 26, il est
au Liban où il reçoit le télégramme annonçant la mort de Khaldi (il accuse sévèrement le coup et, de ce jour,
rapporte sa famille, il n’a plus regardé la télévision jusqu’à sa mort). Il donne une dizaine de conférences. Le 10
avril, il retourne à Beyrouth, puis revient à Damas une nouvelle fois pour d’autres conférences dans les
universités syriennes. Cela fait trois mois qu’il a quitté l’Algérie. Le 18 mai 1972, paraît en arabe à Beyrouth Le
musulman dans le monde de l’économie. C’est un condensé de vues économiques qu’il a développées dans ses
livres et articles. La version française sortira en 1996 avec une préface de l’auteur de ces lignes. Il se compose
d’une introduction datée du 7 mars 1972, de trois parties (Fondements des relations économiques actuelles dans
le monde, Cartes de répartition des potentialités dans le monde et Les conditions de démarrage) et d’une
conclusion.
Le 7 mars 1973, un peu avant 18h, Bennabi et sa femme sont agressés par leurs voisins du dessous devant la
porte de leur immeuble, avenue Roosevelt. Trois hommes et deux femmes le battent sur le trottoir jusqu’à ce
qu’il tombe par terre. Il est roué de coups ainsi que sa femme. Son burnous blanc lui est arraché et ses lunettes
brisées. Début mai 1973, il part en tournée de conférences à Batna et Biskra. Le 17 juin, il rédige les célèbres
lignes : «Je salue ma fin. De plus en plus, cette année qui marque la 69e boucle de mon âge, je me surprends à
éprouver comme un sentiment de soulagement. Je suis comme l’homme chargé d’un lourd fardeau pour lequel
il remercie le Ciel de lui avoir permis de le porter aussi loin et aussi longtemps, mais qui attend tout de même le
moment de le déposer. Ma vie a été très lourde à porter. Et près de ma soixante-dixième année, j’en entrevois la
fin avec soulagement.»
Le lendemain il reçoit une citation à comparaître devant le tribunal correctionnel. Sa femme est accusée de
«tentative de meurtre» sur la voisine qui l’avait agressée un mois plus tôt. Le 27, il est à Oran, pour une
conférence. Le 6 juin, il est de nouveau à Batna pour des conférences, puis se dirige sur Laghouat où il doit
donner trois conférences et inaugurer le «Nadi Taraqui». Rentré chez lui le 14 juillet, il note dans ses Carnets :
«C’est en arrivant chez moi que je pris conscience seulement de mon état de santé alarmant, surtout grâce aux
angoisses que mon état de santé donnait à ma femme qui n’eût de cesse avant que le docteur ne vint la rassurer
un petit peu.» Ce sont les dernières lignes du dernier carnet de Bennabi ; un carnet de couleur bleue, portant le
numéro 19. L’arrêt est brusque, abrupt, sans préavis. Son auteur, affaibli et malade, n’y mettra plus un mot et le
carnet restera éternellement vide pour la partie non utilisée.
N. B.
Pensée de Malek Bennabi (15) La mort

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Le 6 octobre éclate une nouvelle guerre arabo-israélienne. Aux premiers jours du conflit, les troupes
égyptiennes réalisent des prouesses : elles traversent le canal de Suez et détruisent la ligne Bar-Lev, une
fortification présumée imprenable. Les jours suivants, les Etats-Unis fournissent Israël en images satellitaires et
approvisionnent sans discontinuer ses armées. Les pays arabes se solidarisent de l’Égypte et de la Syrie et
déclenchent la «guerre du pétrole» ; les prix du baril, inférieurs alors à un dollar, sont multipliés par quatre ;
l’Occident s’en alarme ; des menaces sont proférées contre les pays producteurs arabes ; on agite même le
spectre d’une intervention nucléaire.
Bennabi se trouve depuis le mois de septembre dans un hôpital parisien, la Pitié-Salpêtrière, le plus souvent
dans le coma. On a diagnostiqué une prostate métastasée. On l’avait difficilement autorisé à quitter l’Algérie
alors que ses proches voulaient l’évacuer en France dès le mois de juillet. Les médecins avisent sa famille que
plus rien ne pouvant être fait pour lui, il vaut mieux le rapatrier.
Le 31 octobre, il décède en son domicile. Le lendemain, sa dépouille est transportée à la mosquée de
l’Université d’Alger où est célébrée la prière des morts à laquelle participe l’auteur de ces lignes.
Un très long cortège porte sa dépouille jusqu’au cimetière de Sidi M’hamed, à Belcourt, où il est enterré à côté
de Aly al-Hammamy et du Dr Khaldi. Non loin, se trouve la tombe de cheikh Bachir El-Ibrahimi, décédé en mai
1965. Le lendemain du décès, c’est à peine si un petit entrefilet en bas de page a été publié dans la presse
officielle algérienne pour annoncer la nouvelle(1).
Parce qu’il a deviné précocement que sa vie allait être pénible, lourde à porter, Bennabi s’est très tôt intéressé à
la mort : il l’a souhaitée en quittant l’Algérie en 1934 après la mort de sa mère, quand le bateau qu’il a pris fut
pris dans une tempête. Il a espéré le déraillement du train qui le ramenait d’Italie en 1936. Il a supplié le ciel de
mourir d’une balle perdue ou d’un obus au cours des bombardements de l’Allemagne en 1943 où il travaillait
dans une usine. Il s’est procuré une arme à feu en 1947 pour on ne sait quel usage. Il a constitué des stocks de
médicaments avec l’intention de s’empoisonner. Il a dressé en 1951 une potence pour se pendre, mais ni il pût
jamais surmonter l’interdit religieux du suicide ni le ciel ne voulût exaucer ses prières. Finalement, il est mort à
petit feu, tué lentement par la colonisabilité, la lutte idéologique, la boulitique et la maladie.
Il a été la victime expiatoire d’une époque de grands conflits et d’une nation ignorante. Il est mort en combattant
solitaire sur un front invisible où les armes ne font pas de bruit. Il est mort avec une plus grande peur pour son
œuvre, ses manuscrits et ses Carnets, que pour sa vie. Il avait consigné dans une note du 9 mai 1969 : «Je suis
certain que la haine bestiale que je sens autour de moi ne s’éteindra pas même avec ma mort. Je sens qu’après
ma mort, M. X cherchera la moindre trace de mes écrits (surtout les Carnets dont il connaît l’existence), même
dans les tripes de mes enfants pour effacer toute trace de ma pensée.»
Il a résisté au moyen de sa culture, de sa puissance de raisonnement, de sa rationalité, de sa foi, de sa plume,
jusqu’à ce que la Providence veuille bien le rappeler… Il était profondément pénétré de l’idée que sa vie
correspondait à une mission et qu’il était prédestiné à remplir le devoir pour lequel il a été conçu. Il en avait une
conscience aiguë, lui qui écrivait en 1956 dans ses Carnets : «Je suis un atome engagé entre des forces
colossales ; mais un atome nécessaire au mouvement de la roue de l’Histoire.» Sa présence sur la terre ne
pouvait être l’effet d’un hasard, une simple étendue de temps, elle avait forcément un sens, elle devait être
dévouée à une cause. S’il n’a pas écrit Le livre proscrit dont il eut l’inspiration à l’âge de vingt ans, il a mené de
bout en bout la vie d’un proscrit. Les années les plus dures ont été pour lui, qui ne vivait et ne respirait qu’à
travers l’écriture, celles de l’indépendance où c’était son pays, son gouvernement, qui l’empêchaient de penser,
et en tout cas de publier. A l’exception du premier volume de ses Mémoires (l’Enfant) et de trois plaquettes(2),
aucun de ses ouvrages n’a été édité en Algérie entre 1962 et 1989, année où fut levé le monopole étatique de
l’édition. Depuis 1968, il ne pouvait plus publier quoi que ce soit dans la presse à l’exception d’une présentation
d’un livre de Pierre Rossi, Les clés de la guerre, dans le quotidien El-Moudjahid. Il s’est alors rabattu sur des
moyens de fortune comme Que sais-je de l’islam ?, assemblage de quelques feuillets ronéotypées, distribué en
quelques dizaines d’exemplaires, qu’il ne dédaignait pas cependant, comme les premiers hommes quand ils
écrivaient sur des omoplates ou des peaux de bêtes.
Dans Le Gai Savoir, Nietzsche(3) a écrit : «Ce n’est qu’après la mort que nous parvenons à notre vie et
devenons vivants, oh ! très vivants ! nous autres hommes posthumes.» Il n’y a aucun doute que Nietzsche vit
toujours, plus vivant que jamais, dans toutes les universités et les littératures du monde. Peut-on en dire autant
de Bennabi ? A la différence de Nietzsche, esprit puissant apparu au XIXe siècle dans une Europe ascendante et
une Allemagne réunie qui ont toujours honoré leur élite et porté leurs penseurs sur les fonts baptismaux, lui, est
né dans un pays colonisé et fut tout de suite perçu comme un danger aussi bien par ses adversaires que par les
siens, même si les raisons différaient des uns aux autres. Plus d’une fois, lors de ses séminaires, il a laissé
tomber d’un air énigmatique : «Je reviendrai dans trente ans.»
Trois ans après sa mort, l’Algérie entreprend de se donner un cadre institutionnel fondé sur le parti unique.
Depuis le renversement de Ben Bella en 1965, le pays a été gouverné sans Constitution et sans représentation
parlementaire. Le pouvoir autorise pour quelques semaines un débat national pour discuter du nouveau cadre
légal fait d’un projet de «charte nationale», d’un projet de Constitution et d’une élection présidentielle. Profitant
de cette brève liberté d’expression, je regroupe et publie avec deux condisciples sous le titre «Les grands
thèmes» cinq textes de Bennabi accompagnés d’une préface et d’un appareil d’annotations pour en faciliter la
lecture(4). Le choix était en rapport avec les questions soulevées par le débat national. C’est en achetant ce livre
dans une librairie d’Alger qu’un Américain en poste à Alger, David Johnston, découvre Bennabi. Je ferai sa
connaissance en 2003 et le mettrai en relation avec son compatriote Allan Christelow. Omar Kamel Meskawi,
que je ne connaissais alors que de nom, édita, après l’avoir traduit en arabe, ce livre à Damas quelque temps
après. Deux ans après, le président Boumediene décédait d’une mystérieuse maladie.
Au début des années quatre-vingt, les prix du pétrole atteignent de hauts niveaux, les programmes d’importation
déversent sur le marché algérien produits électroménagers et alimentaires subventionnés par l’Etat-providence,
les futurs animateurs de l’islamisme investissent discrètement le champ des activités publiques, les universités
et les mosquées, le groupe Bouyali se prépare à l’action armée où vont fourbir leurs armes les futurs chefs du
terrorisme, le pouvoir prépare le prochain congrès du parti unique, le nom de Malek Bennabi a complètement
disparu… En 1984, le président Chadli Bendjedid lui décerne à titre posthume la médaille de l’Ordre national
du mérite en même temps qu’à une centaine d’autres personnalités algériennes de tous bords vivantes ou
décédées (dont Ferhat Abbas). Le pays vogue inconscient sur une mer étale de pétrole quand une brusque chute
des cours ramène les ressources en devises à un niveau tel qu’il n’est plus possible de financer le farniente
national.
En octobre 1988, le système politique et économique inspiré du modèle soviétique s’effondre dans une
ambiance d’émeutes.
Le président Chadli essaye de le réformer in extremis, mais ne s’y étant pas vraiment résolu, il est emporté par
les vagues déchaînées du mécontentement populaire, et l’ascension fulgurante des mouvements islamistes…
Les évènements déclenchés vont causer la mort de centaines de milliers d’Algériens et occasionner au pays des
dégâts de plusieurs dizaines de milliards de dollars, retardant son développement de plusieurs lustres. Avec le
multipartisme et la liberté d’expression au début des années quatre-vingt-dix le nom de Bennabi est de nouveau
prononcé dans les journaux, en liaison surtout avec la fondation du Parti du renouveau algérien par l’auteur de
ces lignes. Des journalistes nationaux et étrangers viennent au siège du parti et demandent à en savoir davantage
sur l’homme dont il s’inspire. C’est ainsi que j’ai reçu en 1991 la chercheuse allemande Siegrid Faath à qui j’ai
parlé de Bennabi pendant de longues heures. Quelques mois plus tard, elle publiait dans une revue de
Hambourg(5) une étude intitulée «Malek Bennabi, écrivain politique, critique social, visionnaire d’une
civilisation islamique dans l’Algérie colonisée et indépendante».
Un peu plus tard, on se met à évoquer le nom de Bennabi pour qualifier un courant apparu à l’intérieur du Front
islamique du salut. Dans les milieux opposés à l’islamisme, on y voit la preuve que Bennabi est le «fondateur de
l’islamisme algérien».
Ce qu'on a nommé la «Djaz'ara» (tendance dite «algérianiste» au sein du FIS) n'est qu'un mythe, une
mystification, car jamais Bennabi n'a, ni n'aurait pu, par les dispositions de sa vie et de sa pensée inspirer un
discours populiste (la boulitique), susciter une action violente, ou soutenir l’idée d’un Etat théocratique.
Le mouvement islamiste algérien dans toutes ses nuances ne s'est jamais formellement revendiqué de la pensée
de Malek Bennabi, même si quelques-uns de ses représentants ont fait quelques apparitions à son domicile entre
les années 1964 et 1973, c’est-à-dire plusieurs décennies avant l’émergence du radicalisme islamiste en Algérie.
Ce qu’il faut par contre concéder, c’est que le populisme des «Frères musulmans» et la démagogie des tribuns
islamistes égyptiens ou autres ont été plus forts que l'élitisme de Bennabi. L'islamisme apparu en Algérie peut
être qualifié d’égyptien, iranien, afghan ou salafiste mais n’a rien à voir avec les idées de Bennabi qui n'était
que pondération, humanisme et rationalité.
L'hostilité que lui ont vouée jusqu'à sa mort les marxistes et les populistes se justifiait par le barrage à leurs
idées qu'il avait constitué tout au long de sa vie. Les partisans de cette idéologie lui avaient fait auparavant un
procès en nationalisme en déformant le concept de colonisabilité créé par lui pour exprimer une idée qui
remonte à l'Antiquité. Les orientalistes français l’ont tenu dans la même hostilité en raison de son parcours
général et de deux ouvrages La lutte idéologique dans les pays colonisés, et L’œuvre des orientalistes et son
influence sur la pensée musulmane moderne qu'il leur a consacrés.
Il est possible de dire qu’aucun profit n’a été tiré des analyses, des propositions, des prémonitions et des mises
en garde de Malek Bennabi ni en Algérie ni dans le reste du monde musulman. En Algérie, le mouvement
national ne s’intéressait pas à la Renaissance mais à la revendication politique. Finalement, c’est lui qui a
imposé la décision et c’est ce qui explique les problèmes dans lesquels se débat encore l’Algérie. Bennabi n'a
pas prêché des dogmes qui enflamment les esprits, mais enseigné des méthodes de raisonnement. Toute sa vie il
a été un opposant au colonialisme, à la colonisabilité, à l'assimilation, à la boulitique, au zaïmisme, au
populisme, à l'économisme... Il était à contre-courant de toutes les tendances qui ont traversé le monde
musulman au cours du dernier siècle. Comment dès lors aurait-il pu être honoré par les siens ? On peut
comparer Bennabi à un éclaireur qui, parti en reconnaissance pour trouver le chemin du salut, a la surprise, en
se retournant, de découvrir que non seulement la masse ne l’a pas suivi mais qu’elle est partie dans une autre
direction, rappelant l’épisode de Moïse qui, monté sur le mont Sinaï pour ramener la vérité au peuple hébreu, le
trouva à son retour vautré dans le culte du Veau d’or.
Plus d’une fois dans l’histoire on a vu un homme sauver à lui seul une nation, comme il est arrivé dans plus
d’un cas que toute une nation ne produise pas un seul grand homme. Le monde musulman, qui percute un mur à
chacun de ses mouvements, semble incapable de tirer de ses flancs un visionnaire pour éclairer son chemin dans
le monde actuel. Trompés par les mouvements politiques revendicateurs et les discours idéologiques illusoires,
encadrés par la classe des pseudo-hommes de religion, les peuples musulmans ont suivi en rangs serrés les pas
des «zaïms» et des «chouyoukh» qui leur ont fait perdre au cours des deux derniers siècles toutes les batailles,
tous les paris, toutes les occasions. Aujourd’hui, toute lumière s’est éteinte. On ne sait plus quel chemin
prendre, on ne sait pas où aller et, ainsi que le dit Sénèque, «il n’est pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où
il va».
En une matinée, celle du 11 septembre 2001, le monde musulman a basculé dans une situation où l’islam est
devenu l’ennemi public international numéro un. Depuis ce jour, les dirigeants les plus influents du monde se
sont lancés dans l’élaboration de stratégies de redistribution des cartes dans lesquelles le monde musulman n’est
plus un sujet mais un objet mis en quarantaine.
Les soi-disant élites des pays musulmans sont une nouvelle fois tétanisées, incapables de réactualiser la moindre
pensée ou d’imposer la moindre idée de changement. Comme à l’accoutumée, ce sont les «hommes de religion»
qui sont réclamés sur les chaînes de télévision pour entonner le sempiternel discours de l’islam assiégé et des
musulmans «meilleure communauté sortie parmi les hommes». Ainsi sont faites les masses musulmanes et tels
sont les courants défavorables que Bennabi a rencontrés dans une aire culturelle où on ne voyait en lui ni un
«âlem» typique, ni une autorité habilitée à parler de religion, ni un tribun tel qu’en raffolent les foules, ni un
propagandiste assermenté et asservi par le pouvoir. Tel devait être finalement le destin d’un homme soucieux
d’indépendance de sa pensée, conscient des charges qui pèsent sur un témoin au regard de Dieu et identifié par
la «lutte idéologique» comme un ennemi.
Paradoxalement, c’est dans ce contexte que la pensée de Bennabi peut encore trouver son utilité. Certes, il est
plus facile de croire à un discours que d’assimiler une pensée, on succombe plus facilement à un prêche
enflammé qu’à un raisonnement froid, et écouter n’oblige pas au même effort que lire et comprendre. Un regain
d’intérêt pour les idées de Bennabi s’est fait jour un peu partout dans le monde au cours de la dernière décennie.
Ses livres, dont quelques-uns ont été traduits en anglais, espagnol, ourdou, turc, persan, malaisien, etc., sont
fréquemment réédités.
Un grand nombre de thèses de magistère ou de doctorat sont régulièrement consacrées à sa pensée dans diverses
universités d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique. Des colloques lui ont été consacrés par l’université de
Kuala Lumpur (Malaisie) en 199 par l’université d’Oran (Algérie) en 1992, par le Haut-Conseil islamique en
2003 à Alger, par l’université islamique de Constantine en 2005 et celle de Béjaïa en 2014. Mais le plus
remarquable est l’intérêt qu’ont commencé à lui porter des universitaires hors de la sphère islamique comme les
Américains Allan Christelow et David Johnston et l’Allemande Siegrid Faath. Celle-ci le décrit comme «un
combattant solitaire, provocateur, ne reculant devant aucune critique inconfortable, prêt à assumer en tant
qu’individu les conséquences de ses activités». Christelow estime de son côté qu’il est «un des plus productifs
écrivains de l’Algérie du XXe siècle. Son œuvre est connue au Moyen-Orient et en Europe aussi bien qu’au
Maghreb. Cependant, il est un auteur auquel on se réfère et qu’on cite en passant mais qu’on n’étudie pas
systématiquement… Le lecteur européen et américain comprend mieux ses écrits que ceux d’autres penseurs
musulmans très connus comme Ali Shariâti ou Sayyed Qotb… Il a essayé de comprendre la civilisation
islamique comme faisant partie d’une plus large civilisation mondiale… La recherche des intellectuels
musulmans des voies et moyens pour concilier l’islam et la modernité peuvent susciter un intérêt pour les idées
de Malek Bennabi».
Le chercheur américain est parmi ceux qui, relisant Bennabi à la lumière des données du monde actuel, se
rendent compte que sa pensée est plus actuelle que jamais : «Aujourd’hui que les conflits du Moyen-Orient
prennent une nouvelle tournure et une nouvelle intensité et que la solution semble introuvable, nous avons
besoin de voix et d’idées fraîches comme celles de Bennabi… Les idées de Bennabi sont d’une importance
éclatante dans ce début du XXIe siècle… L’effort de diffuser ses idées et l’exemple de sa vie, d’inspirer la
discussion et la recherche sur lui en vaut la peine.» Dans sa première étude(6), il peinait à lui trouver une place
dans les catégories utilisées habituellement pour les intellectuels musulmans et écrivait : «La classification
politique qu’on trouve le plus fréquemment en Occident comme libéral, radical, nationaliste, marxiste ou
fondamentaliste islamiste, ne convient pas pour classer Bennabi. Il n’est pas à proprement parler un penseur
politique, mais plutôt un penseur social et surtout culturel.» Aussi le baptise-t-il «penseur œcuméniste».
Dans la seconde(7), il semble avoir atteint un autre palier dans l’approfondissement de la pensée bennabienne :
«Malek Bennabi a travaillé pendant une trentaine d’années à établir non seulement les fondements d’un
renouveau islamique, mais aussi les bases d’une compréhension entre civilisation et foi… Il a essayé de
comprendre la civilisation islamique comme faisant partie d’une plus large civilisation mondiale.» Christelow
tente dans ce dernier texte d’explorer les pistes qui pourraient relier la pensée de Bennabi aux perspectives
américaines en matière de rapports entre civilisations et mondialisation.
Le professeur Michel Barbot (Amin Abdulkarim) a dit de lui devant le colloque d’Alger en octobre 2003 :
«Malek Bennabi a traversé les trois quarts du XXe siècle en partageant le destin de son peuple, pour le pire et
pour le meilleur. Avec tant d’autres Algériens, il a subi dans sa jeunesse les privations que la mission
ethnographique Tillon-Rivière dans les Aurès allait observer dans les années trente, et il a souffert l’injustice
sociale qu’Albert Camus allait ensuite dénoncer dans ses Actuelles…
A sa manière humaniste qui n’exclut pas une grande fermeté d’expression, il a peu à peu construit les
linéaments de l’algérianité moderne. Non pas en opposant et substituant un passé mythique aux réalités cruelles
du moment, moins encore en prêchant par la violence un retour stérile à un passé idéalisé, qui n’a sans doute
jamais existé et de toute façon révolu, mais en analysant patiemment, lucidement, sans compromission ni
démagogie, les rapports conflictuels entre ce qu’il appelle l’axe Washington-Moscou et l’axe Tanger-
Djakarta… Faut-il souligner combien ces idées s’appliquent hélas parfaitement à la situation qui pèse
aujourd’hui sur une humanité recrue d’épreuves et d’injustices ? A son époque tout aussi douloureuse et
inégalitaire, Malek Bennabi a tenu un langage de moraliste au sens le plus noble et le plus profond. Il a défendu
les droits des uns et des autres, mais en les rappelant à leurs devoirs respectifs.
En relisant certaines de ses vingt et quelques publications, on est frappé par son absence de manichéisme, son
refus de toute apologie des uns et de toute condamnation aveugle de l’autre. Son mérite et son courage furent
d’autant plus grands qu’il diffusait ces idées — porteuses d’espérance, de dignité, de restauration nationale et
donc de futures réconciliations — entre 1945 et 1962. Sa lucidité et son objectivité ont surmonté tout cela et
appelé à un dialogue des civilisations… Les valeurs courageuses d’écoute et de synthèse défendues par Malek
Bennabi restent valables pour le dialogue islam-Occident.»(8)
Bennabi a voulu être un philosophe des Lumières pour le monde musulman et le doctrinaire de sa renaissance ;
il a espéré être reconnu comme le théoricien de l’afro-asiatisme ; il s’est offert d’être l’historien de la
Révolution algérienne, puis à la libération l’idéologue de sa reconstruction, mais on a préféré à ses idées le
baâthisme, le marxisme, le populisme, l’islamisme… Ce sont d’autres noms, selon la mode du moment, qui ont
été portés aux nues : ceux de Frantz Fanon, de Michel Aflak, de Mawdudi, de Sayyed Qotb, pour ne parler que
des morts. Ces idéologies envoûtantes auxquelles ils sont liés se sont dissipées comme un enchantement, alors
que les idées de Bennabi démontrent, dans la situation actuelle du monde, leur validité, leur utilité et leur
pérennité. Non pour hier, mais pour maintenant, pour aujourd’hui et demain.
Il était plus proche de Jung et de son «énergie vitale» que de Freud et de sa «libido», il était plus en phase avec
la spiritualité de Keyserling qu’avec le déterminisme de Spengler ; il se serait reconnu plus volontiers dans
Confucius que dans Lao Tseu, dans Socrate que dans Bouddha. Si, par l’âme, il était un musulman de la plus
belle trempe, il était par la raison l’esprit le plus rationnel que le monde musulman post-almohadien ait connu.
Lui-même n’aimait se définir que comme un «honnête homme» dans le sens que donnaient à ce mot les
Français du siècle des Lumières. Son œuvre est originale par l’esprit méthodique qui la caractérise, par le style
clair et dépouillé qui lui donne une fraîcheur cristalline, par son net penchant pour la démonstration et la
pédagogie, par ses vues annonciatrices des lignes d’évolution du monde, et surtout par son infini humanisme…
Il a enrichi les sciences sociales d’une meilleure compréhension de la psychologie et de la sociologie
musulmanes et fourni une interprétation originale de l’histoire de l’islam. Dans l'histoire de la pensée, il aurait
été classé parmi les tragiques s'il avait été Grec, parmi les penseurs vitalistes aux côtés de Fichte, Nietzsche et
Spengler s'il avait été Allemand ; Français, il aurait été rangé avec Durkheim et Comte ; musulman, il est l'égal
d'Ibn Khaldoun. Algérien, il est le premier numéro d'une série qui n'existe pas encore, le précurseur d'un
mouvement intellectuel qui n'a pas encore vu le jour et dont la mission serait de réaliser la synthèse des valeurs
de l'islam et de l'esprit universel dont il avait tant rêvé. Il a été l’«occidentaliste» musulman le plus compétent.
Médiateur entre la civilisation de l’islam et celle de l’Occident, entre l’islam et l’hindouisme, il est de tous les
penseurs musulmans des deux derniers siècles, celui qui a proposé la vision de l’islam la plus compatible avec
le sens de l’histoire.
Il le savait tranquillement, lui qui écrivait dans une note du 25 octobre 1959 : «Mes idées représentent un effort
d’adaptation de la pensée islamique au monde moderne. Je pense que dans cette voie personne n’a fait quelque
chose avant moi.»
A l’instar des grands éducateurs de l’humanité, il a prêché et enseigné le Bien chez lui, dehors, à l’étranger,
partout où la parole lui fut proposée. Seul dans la mêlée de son temps, à nul autre pareil dans son aire culturelle,
indifférent aux récompenses qu’on lui faisait miroiter en échange de son «encanaillement», il assuma sa
condition jusqu’au bout. Ces vers de Nietzsche peuvent lui être appliqués : «Oui, son regard est sans envie / Il
se soucie peu de vos honneurs / Il a l’œil de l’aigle, il regarde au loin / Il ne vous voit pas, il ne voit que des
étoiles.»(9)
N. B.

1) Cet entrefilet de la taille d’une petite annonce était ainsi rédigé : «Le penseur musulman algérien Malek
Bennabi s’est éteint hier soir en son domicile à la suite d’une longue maladie. Les obsèques auront lieu le 2
novembre à 14h, après la prière du vendredi. La levée du corps s’effectuera au 50, avenue Franklin-Roosevelt,
Alger. M. Bennabi est connu pour ses nombreux ouvrages, parmi lesquels il faut signaler particulièrement :
Conditions de la renaissance, Vocation de l’islam, Le problème des idées dans le monde musulman.
2) Perspectives algériennes, Islam et démocratie et L’œuvre des orientalistes.
3) Ed. Gallimard, Paris 1950.
4) Il s’agit des textes constituant Perspectives algériennes, Islam et démocratie et L’œuvre des orientalistes et
son influence sur la pensée musulmane moderne.
5) Wukuf.
6) Un humaniste du XXe siècle : Malek Bennabi.
7) Malek Bennabi et les frontières culturelles de l’ère globale.
8) Occident et vocation de l’islam chez Malek Bennabi.
9) Le gai savoir.
Pensée de Malek Bennabi (16) « Les mémoires »

Par Nour-Edine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Les Mémoires de Bennabi relatent son histoire, mais ils ont aussi leur propre histoire. On ne sait pas exactement
quand est-ce qu’il s’est mis à leur rédaction, mais il semble qu’il s’y soit très tôt préparé en prenant l’habitude
de fixer, dans une sorte de journal intime, la matière qui y pourvoirait en temps utile. On trouve dans les
archives qu’il a laissées des traces de ce journal sous forme de feuilles volantes écrites à la main, remontant à
1936 et établissant qu’il prenait déjà note des réflexions et impressions que lui inspiraient les évènements et la
vie en général, en prenant soin de les dater.
Ce qu’on sait directement de lui, par contre, c’est qu’il a commencé la rédaction du tome 1 de ses Mémoires,
L’Enfant, le 5 mai 1965. Ainsi, on apprend grace à ses Carnets qu’il en est à la page 49 à la date du 19 mai, à la
page 103 le 5 juin et à la page 148 le 18. Enfin, le 27 juin 1965, il peut annoncer avec soulagement : «Je viens
de terminer la première partie de mes Mémoires, que je compte publier en volumes séparés correspondant aux
trois phases de ma vie.» Il lui aura donc fallu moins d’un mois et demi pour nous livrer le récit détaillé, vivant et
coloré de sa vie entre 1905 et 1930. Mais cela aurait-il été possible sans l’aide d’un brouillon ou de points de
repères quand on considère la masse des faits et souvenirs qui y sont rapportés et quand on sait qu’il est alors
âgé de soixante ans ?
Dans un manuscrit inédit (Pourritures), Bennabi nous apprend qu’en septembre 1939, avec le déclenchement de
la Seconde Guerre mondiale, les autorités coloniales renforcent les mesures de surveillance des milieux
politiques algériens. A Tébessa, la police procède à des perquisitions chez des particuliers. Il écrit : «La police
commençait les perquisitions chez tout le monde. Je pris donc mes précautions. Je remis mes papiers dans une
serviette à Khaldi qui la confia à sa brave mère.» Que pouvaient être ces «papiers» sinon les supports de ses
notes et des brouillons divers ? Il nous apprend aussi qu’en juin 1951, dans un contexte similaire, il avait fait
brûler par sa sœur aînée des «carnets de notes».
Quant au tome 2 de ses Mémoires, L’Etudiant, il affirme l’avoir commencé le 21 février 1966 et achevé le 21
juillet 1967. On en déduirait qu’il a nécessité près d’un an et demi de travail, mais en fait il ne lui a pas consacré
autant de temps. Je savais dès 1990 — quand j’ai pris connaissance pour la première fois du manuscrit de
Pourritures —, que L’Etudiant n’était qu’un des quatre chapitres de ce manuscrit de 373 pages rédigé entre le
1er mars 1951 et le 20 juin 1954. Rien ne dit d’ailleurs que la date du 20 juin 1954 et la page 373 signent la fin
réelle de cet inédit. Tout indique au contraire que cette fin n’est pas «naturelle», car le récit s’arrête ex abrupto,
ce qui n’est pas dans les usages de Bennabi qui signale systématiquement le début et la fin d’un travail(1). Il
faut savoir que c’est de justesse que les deux premiers chapitres de Pourritures n’ont pas connu le sort des
carnets brûlés en 1951. Ils ont été sauvés par deux membres de l’Association des oulamas, amis de Bennabi,
Abderrahman Chibane et Brahim Mazhoudi, lesquels, étant venus les lui restituer (il les leur avait confiés
quelques semaines auparavant), l’entendirent leur déclarer qu’il allait les détruire pour qu’ils ne tombent pas
entre les mains de la police qui s’intéressait alors de près à lui. Mazhoudi lui arracha des mains l’enveloppe en
lui disant : «Ils doivent rester pour l’histoire !»
Autre particularité du manuscrit de Pourritures : à partir de la page 338, c’est-à-dire du 6 octobre 1953, Bennabi
passe du style de rédaction littéraire à la prise de notes synthétiques et datées. Nous sommes déjà dans le style
des Carnets et il en sera ainsi jusqu’à la mort de Bennabi qui, après la rédaction et la publication de L’Etudiant
en arabe, ne s’est plus attaché à mettre en forme la suite de ses Mémoires, soit parce qu’il ne le souhaitait plus
soit parce qu’il considérait que leur publication était inenvisageable. Mais il y pensait puisqu’on le voit écrire
dans une note du 31 mars 1970 : «Je pense à ces Mémoires d’un témoin du siècle que je souhaite tant terminer
malgré la trahison de la colonisabilité et le machiavélisme du colonialisme.»
J’ai publié en 2007 l’histoire complète de la vie de Malek Bennabi sous la forme d’un livre de 550 pages, paru
aux éditions Samar, sous le titre de Mémoires d’un témoin du siècle : L’Enfant, L’Etudiant, L’Ecrivain, les
Carnets. Cette autobiographie, précédée d’une longue présentation de moi, a été soumise à sa famille pour
agrément avant publication. Le livre se compose de deux parties connues (L’Enfant, paru en français en 1965 à
Alger et en arabe en 1969 à Damas, et L’Etudiant, paru en arabe en 1970 à Damas) et de deux parties inédites
(L’Ecrivain et les Carnets). Au total, le lecteur francophone dispose avec ce livre de trois parties inédites sur
quatre, encore que la première partie (L’Enfant), sortie il y a quarante ans, n’a pas fait l’objet de réédition
ultérieure et a pratiquement disparu du marché. Il manque à cette autobiographie les périodes allant de juin 1954
à janvier 1958, de janvier à juin 1963 et de février 1964 à mai 1965 que nous pensons irrémédiablement
perdues.
L’existence de Pourritures et des Carnets nous révèlent un Bennabi qu’il importe de connaître autant que son
œuvre publique. C’est là qu’on trouve les idées, les états d’âme, les commentaires, les impressions, les colères
que lui inspirent les évènements politiques, culturels ou scientifiques. C’est là qu’il note tout ce qui lui traverse
l’esprit, y compris ses rêves qu’il s’applique à interpréter à la manière de Jung, les comptes rendus des livres
qu’il lit ou des films qu’il voit car il aimait le cinéma. Le Bennabi qui en surgit est différent de celui qu’on
connaît ; il est plus incisif, plus libre, plus vrai… Telle une ombre géante, l’arrière-pensée couvre la pensée
proprement dite, lui donne une portée totalement inattendue, notamment sur le plan doctrinal, qui nous révèle la
face cachée de la pensée de Bennabi.
Pourquoi ces Carnets ? Pour lui d’abord, pour ses besoins d’écriture et de repérage ; pour la postérité ensuite à
laquelle il ne désespérait pas de faire parvenir son message, fût-ce de l’au-delà. Ils contiennent en vrac les
pensées et arrière-pensées qui lui sont passées par la tête tout au long de son existence ; ce sont les éphémérides
de son destin, de l’histoire de l’Algérie, de l’actualité mondiale… Les notes portent toutes un titre et
ressemblent à des billets de presse. Elles sont rédigées le plus souvent dans le style des «considérations
intempestives» de Nietzsche, c’est-à-dire assez courtes mais percutantes. Les plus difficiles à lire, les plus
pathétiques, sont celles qui couvrent la dernière partie de sa vie au Caire de septembre 1960 à janvier 1963.
Mme Rahma Bennabi a décrit dans sa préface à mon livre(2) les tourments qu’un sentiment de responsabilité
morale évoluant avec le temps vers un sentiment de culpabilité a fait vivre à sa famille durant toutes ces années
où elle avait sur les bras et la conscience la partie inédite de l’œuvre de Bennabi (manuscrits et carnets) dont
elle ne savait que faire en raison de la sensibilité en même temps que du caractère intime des documents.
Comment faire, en effet, pour les porter à la connaissance du public, tout en sauvegardant le caractère privé de
la vie de l’homme ? Comment séparer les aspects purement personnels et familiaux de la pensée proprement
dite ? La famille ne voyait pas autour d’elle qui pourrait se charger de cette tâche délicate et craignait une
utilisation non conforme à ses attentes. De mon côté, je ne cherchais rien. J’avais entendu parler, comme
d’autres, de manuscrits laissés par lui mais personne ne pouvait confirmer ou infirmer leur existence. Il avait été
même question de leur disparition du vivant de leur auteur. Je ne pouvais par conséquent vouloir me les
procurer ou demander à les consulter.
Cependant, le destin devait en décider autrement. Une première fois en 1990, quand M. Habib Mokdad mit
entre mes mains le manuscrit de Pourritures pour décider de ce qu’il convenait d’en faire. Sa lecture m’avait
bouleversé et ma réponse fut de déconseiller sa publication en l’état. Treize années devaient ainsi s’écouler sans
que j’eus cessé de songer au sort d’une œuvre qui sombrait dans l’indifférence. Je me tenais informé de ce qui
s’écrivait sur Bennabi en Algérie et à l’étranger, mais c’était pour constater que rien d’essentiel n’était dit ou
fait à son sujet. Mais voilà qu’en mai 2003, l’ancien ministre algérien Mustapha Chérif vient me trouver pour
me parler d’une activité dont l’avaient chargé les organisateurs de «L’année de l’Algérie en France» qui battait
alors son plein sur le territoire de l’Hexagone : rendre hommage au siège de l’Institut du monde arabe à Paris à
un ensemble de figures culturelles des deux pays (parmi lesquelles Malek Bennabi) qui avaient, au siècle
dernier, tenté de maintenir au-dessus des conflits et des haines un dialogue entre les peuples algérien et français.
Mustapha Chérif voulait que je sois présent au colloque pour présenter Bennabi et que je lui réunisse en
attendant ce que je pouvais comme livres et documents pour les besoins d’une exposition. L’occasion m’inspira
l’idée d’inviter l’ancien ministre libanais, Omar Kamel Meskawi, à venir à Paris pour dire quelques mots sur le
penseur algérien auquel il était lié depuis 1956. Mais j’étais mortifié par le constat : il n’y avait rien, surtout en
langue française (lui qui a écrit en français) à proposer à une exposition destinée à faire connaître l’œuvre de
Bennabi en dehors de ses propres livres.
C’est alors que je me décidai à réaliser un travail pour contribuer à combler ce vide. Lorsque je le terminai six
mois plus tard, je le donnai par devoir moral à lire à M. Habib Mokdad afin qu’il constate et se prononce sur
l’utilisation que j’avais faite des éléments puisés dans l’autobiographie intitulée Pourritures. Encouragé par son
approbation, je lui signalai la faiblesse et l’imprécision du récit concernant la période 1954-1963, faute de
données sûres. Je lui expliquai que l’occasion s’offrait de proposer une biographie complète et crédible de
Bennabi, chose qui ne serait pas possible sans l’appui des documents laissés par le défunt si leur existence était
avérée. Gagné à mes arguments, il initia des rencontres avec sa mère (la veuve de Malek Bennabi) que je
connaissais bien et sa sœur, Mme Rahma, que je n’avais croisée dans la vie que deux ou trois fois. Cette
dernière prit une copie de mon «draft» dont la deuxième partie, «La Pensée», était pratiquement achevée car
indépendante de la biographie proprement dite et se donna le temps de la lire et de la donner à lire à sa sœur
Imène. De nombreuses discussions devaient nous réunir quelques mois plus tard en Algérie puis aux Etats-Unis
à l’issue desquelles fut prise la résolution de me confier le fonds documentaire légué par Bennabi.
C’est donc ce conseil de famille qui m’investit de sa confiance et c’est sous son égide et son contrôle effectif
que j’ai placé la publication de mon livre et des Mémoires.
Aussitôt que je pris connaissance des documents, mon esprit fut assiégé d’appréhensions. D’un côté je relevais
dans les manuscrits la volonté clairement affichée de Bennabi de voir sa vie et sa pensée portées à la
connaissance de la postérité comme un complément l’une de l’autre. S’il ne l’avait pas voulu, il n’aurait pas
écrit ni publié les deux premiers tomes des Mémoires d’un témoin du siècle, ni gardé le manuscrit de
Pourritures et les Carnets depuis et pendant plus de vingt ans. Il y voyait le réceptacle de ses pensées les plus
importantes, celles qu’il n’a pu formuler publiquement, et nourrissait une grande peur pour leur sort comme on
le constate à travers cette note du 9 mai 1969 où il dit : «Je suis certain que la haine bestiale que je sens autour
de moi ne s’éteindra pas même avec ma mort. Je sens qu’après ma mort, M. X cherchera la moindre trace de
mes écrits (surtout les Carnets dont il connaît l’existence), même dans les tripes de mes enfants pour effacer
toute trace de ma pensée.» A huit mois de sa mort, il confiait à la préface d’un texte inédit(3) son espoir que sa
pensée et ses travaux lui survivent : «Dans les terribles conditions où je travaille, mon entreprise peut s’arrêter à
cette simple préface. Dans ce cas, quelqu’un l’achèvera peut-être un jour en s’aidant de mes carnets et de mes
manuscrits». Il est clair que non seulement Bennabi désirait que ses carnets et manuscrits soient portés à la
connaissance du public, mais qu’ils servent à la continuation de sa pensée. Ne voyant qui charger de cet office,
et ses filles étant en bas âge, il s’en était remis au destin.
S’il subsistait encore des doutes sur ses intentions, ils sont dissipés par la lecture de notes comme celles où il
dit, songeant aux réactions du lecteur devant leur contenu, «le lecteur qui lira mes notes de carnets…» (6 février
1970), «je n’y peux rien si le lecteur de ces carnets y trouvera des contradictions…» (18 août 1970), «ceux qui
liront ces notes après…» (13 janvier 1972).
D’un autre côté, je remarquai en confrontant la partie extraite de Pourritures sous le titre L’Etudiant avec le
manuscrit que Bennabi l’avait adapté aux «nécessités» de l’édition. Il en a en effet retranché quelques
paragraphes et adouci bien des jugements sur les personnages de son récit, certainement sous l’empire du
«réalisme». C’est cette version qui est donnée ici, à la différence de ce que j’ai fait dans mon livre où j’ai puisé
dans la mouture initiale des éléments que j’ai jugés de nature à enrichir le récit.
Mais comment faire pour les parties restées inédites, L’Ecrivain et surtout les Carnets ? Les questions que se
posait la famille de Bennabi se transposaient en moi. Quels doivent être les critères et les limites de mon choix ?
Sur quelles bases arbitrer entre ce qui est éligible à la publication et ce qui ne l’est pas ? Ne me reprochera-t-on
pas du côté des noms cités une «sélectivité» intéressée, du côté de ceux qui ont tenté vainement de mettre la
main sur l’héritage au cours des dernières décennies un «exclusivisme» suspect, et du côté des esprits chagrins
quelque volonté de «manipulation» ? Quoi qu’il en soit, je devais prendre mes responsabilités. Je les ai prises en
tenant compte d’une donnée évidente, à savoir que Bennabi a vécu et écrit en des temps et des pays où la liberté
d’expression et d’édition était fortement restreinte : à l’époque de l’Algérie coloniale, par l’administration
française ; au Caire, par la censure officielle d’un Etat dont il n’était même pas un ressortissant ; après
l’indépendance de l’Algérie, par le régime du parti unique et du monopole de l’édition qui ne lui a permis
d’éditer depuis son retour en Algérie en 1963 à sa mort en 1973 que la partie la moins problématique de ses
Mémoires (L’Enfant) et trois brochures(4).
Aucun de ses livres fondamentaux publiés sous l’occupation(5) ne fut réédité, pas plus que ceux publiés durant
sa période d’exil en Egypte entre 1956 et 1963(6) ou ceux rédigés peu de temps avant sa mort(7). L’Algérie
importait bien des livres de l’étranger, mais pas ceux qui y paraissaient sous la signature de Bennabi.
Pour des raisons que l’on peut imaginer, il fallait que je procède moi-même à la saisie des manuscrits inédits,
des Carnets et même, dans la foulée, du volume paru en français en 1965. Je m’étais entendu avec la famille que
je ne prendrai de Pourritures et des Carnets , suivant en cela le propre exemple de Bennabi, que ce qui a un
rapport avec la pensée et les conditions dans lesquelles il a réalisé son œuvre, et laisserai de côté tout ce qui ne
représente pas d’intérêt pour leur connaissance. Toutes les notes qui ne sont pas liées à une idée, une pensée,
une situation ou à son parcours intellectuel et professionnel ont été écartées comme étant «hors sujet». Par
contre, rien de ce qui importe pour une connaissance exigeante de sa vie et de sa pensée n’a été retranché, pas
même ce qui peut être considéré comme susceptible de le desservir. Jamais je n’ai modifié une rédaction, altéré
un sens, déformé un fait, ou voulu porter atteinte à l’honorabilité ou à la mémoire d’une personne. Au contraire.
Les noms cités sont ceux de personnages publics, de protagonistes, de repères dans l’histoire récente du monde
arabe et de l’Algérie et dans la vie personnelle de Bennabi. Ne sont évoqués que ceux des personnages auxquels
il a eu affaire.
J’ai estimé que ses analyses, ses réflexions et ses pensées comptaient plus que les opinions, fondées ou non,
qu’il a pu se former sur les hommes, ces acteurs d’un moment rencontrés sur son chemin. Il importait peu pour
moi de savoir si ses appréciations sur les personnes ou ses interprétations des faits recoupaient la vérité
historique ou morale, ou si elles n’étaient que des points de vue subjectifs. En tout état de cause, je me suis
efforcé de mener ce travail en conscience, avec le maximum de rigueur et d’objectivité, tout en préservant,
selon le vœu de la famille, l’intimité de l’homme. Le lecteur doit savoir que mon livre renseigne davantage sur
la vie de Malek Bennabi que les Mémoires car outre les éléments pris de cette autobiographie ou des autres
documents où Bennabi parle de lui, j’ai utilisé des données étrangères à ses propres sources, émanant des
témoignages écrits de ses amis et du courrier échangé avec eux. De sa vie, la seule période qui restait
problématique était celle allant de juillet 1954 à janvier 1958. Bennabi nous a lui-même instruits sur le sort des
Carnets afférents à cette période : devant quitter précipitamment Le Caire en 1963, il les a confiés à Omar
Kamel Meskawi. Quand celui-ci les lui restitua en juin1969, il se rendit compte qu’il en manquait quelques-uns
et écrit dans une note du 23 juin 1969 : «Omar Meskawi me renvoie avec l’ingénieur Nadhir En-Nadjar les
papiers que je lui avais confiés en 1962 ou 1963 au Caire, au moment où je me sentais traqué de toutes parts. Je
voulais au moins sauver mes documents personnels : carnets et manuscrits.» Dans une note du lendemain, il
revient sur le sujet avec plus de précisions : «En-Nadhir m’a déposé le paquet d’Omar Meskawi avec un mot de
ce dernier alors que j’étais à Batna. Et naturellement, il n’a pas songé à joindre à son mot un état des papiers
qu’il me renvoyait. Or, je constate qu’il manque 3 ou 4 carnets de notes. Je ne reçois en effet que 3 seulement
sur les six ou sept que je lui avais confiés. Mes Mémoires sont donc amputés d’une partie. Et j’ai l’impression
que la main qui les a amputés a fait un choix judicieux. Je suis sûr cependant que cette amputation n’a pas eu
lieu chez Meskawi, mais durant le voyage de Nadhir En-Nadjar, et très probablement à Alger, car je ne lui ai
pas fait recommandation d’apporter directement les papiers chez moi à son arrivée. Il a dû les déposer à son
arrivée dans son appartement, où il n’y a personne, avant de me les rapporter. Et le reste s’ensuit. Le reste, je le
vois clairement puisque dans le paquet M. X a eu soin de glisser la 4e partie de Pourritures qui avait disparu de
chez moi, ici, il y a plus de deux ans.»
J’ai fait de mon mieux pour combler ce déficit en m’aidant des archives et des fréquents flash-back qui
jalonnent les écrits de Bennabi, comme par exemple quand il se réfère à un carnet de septembre 1954 où il avait
noté quelque chose à propos de la «pomme de Newton», ou à cette note du 31 mars 1970 où il dit : «Une pensée
que j’avais inscrite dans mon carnet le 22 juin 1956 et qui traduisait mon sentiment au début de mon expérience
au Caire me revient à l’esprit : ‘‘Je suis un atome engagé entre des forces colossales, mais un atome nécessaire
au mouvement de la roue de l’histoire… Si l’atome n’est pas réduit en poussière de la poussière, ce sera
miracle. Je l’ai échappé belle au Caire. Echapperai-je encore cette fois aux forces colossales qui m’écrasent en
ce moment ? C’est l’objet de mon dialogue, en cet instant, avec le Ciel.’’ J’ai présenté les Carnets à part dans
les Mémoires parce qu’ils ne font pas matériellement partie de Pourritures. Ils doivent être regardés comme la
suite logique et historique de L’Ecrivain.» Bennabi voulait que ses mémoires paraissent en trois parties qu’il
voyait en mars 1951 selon les délimitations suivantes : L’Etudiant de 1931 à 1936, Le Paria de 1936 à 1945 et
L’Ecrivain de 1946 à «nos jours». C’est qu’au moment où il posait ces démarcations, il n’était pas question de
L’Enfant, et ne pouvait être question des Carnets. Au nombre de 19, de format 11 cm x 16 cm et de volumes
divers (de 74 à 360 pages), ils couvrent la période s’étalant de février 1958 à juillet 1973. Ils comportent un
nombre total de 2 211 notes qui vont d’une ligne à plusieurs pages sur lequel j’ai retenu moins de la moitié.
Bennabi, comme on s’en doute assez maintenant, n’a pas eu toute latitude de publier son œuvre. Et même dans
la partie qui l’a été, il ne s’est exprimé que dans les limites permises par le système du parti unique et la lutte
idéologique. De son autobiographie, seuls les deux premiers volumes couvrant la période 1905-1939 ont été
publiés, le premier en français (1965) et en arabe (1970), le second seulement en arabe (1970), malgré
l’existence de la version française. L’œuvre autobiographique non publiée se compose de Pourritures qui couvre
la période de 1939 à juin 1954 et des 19 Carnets, numérotés et datés feuillet par feuillet, écrits recto-verso, dans
lesquels on découvre un homme aux prises avec les faits brûlants de l’actualité, enregistrant à chaud ses
réactions qui, examinées avec le recul de quatre décennies, apparaissent comme de fines analyses, des saisies
fulgurantes et des prémonitions qui se sont pour la plupart réalisées.
On se rend compte au fil de la lecture des Carnets qu’ils constituent la mine où il a puisé les matériaux premiers
de certains livres ou articles de presse, qu’ils sont l’atelier où a été déposée la matière brute avant traitement,
qu’ils sont le champ où ont été plantées les semences qui ont levé et donné lieu à la conception cohérente qui se
dégage de son œuvre. Forcément, on ne manque pas d’y rencontrer aussi tout le registre des réactions humaines
: la joie, la colère, la déception, le désespoir, l’exaltation, exprimés sans fard ni apprêt car c’est là qu’il rangeait
les vases débordants et les coupes pleines, c’est là qu’il déversait son trop plein et laissait libre cours à sa
hargne, c’est là qu’il jetait l’écume des jours et réglait ses comptes dans un flot cathartique ininterrompu.
Ces Carnets, c’est une espèce de «kitab al-ayyam» (livre des jours) tenu dans un enchaînement tel qu’une fois
une note rédigée, aucun retour en arrière ni correction n’est possible. C’est un brouillon devenu un propre. Dans
la même journée, plusieurs notes aux thèmes différents, soigneusement datées et même minutées, sont
composées qui se croquent comme des douceurs. C’est un impressionnant chapelet de petits textes bien
ramassés, au sujet délimité avec une précision chirurgicale et au titre judicieux. Il en est qui sont amères comme
des amandes, chargées de fureur comme de gros et méchants nuages, ou franchement hilarantes. Lourdes de
sens, cinglantes ou déchirantes, elles sont aussi illuminantes que des fusées éclairantes. Ce sont les coulisses de
la pensée bennabienne.
N. B.

1) En effet, on relève sur la page où figure le titre Pourritures : «Commencé au Luat le 1er mars 1951 à 11h du
matin.» En haut de la page de l’avant-propos, on lit : «01.03.51, 5h du soir» et en bas «01.03.51, 5h55». A la
fin de la préface, on lit «Luat, 01.03.51, 5h du soir». Le premier chapitre, L’Etudiant, a été commencé le
02.03.51 à 11h30 et achevé le 19.04.51 à 15h. Le deuxième chapitre, Le Paria, a été commencé le 19 à 15h45 et
achevé le 13.05.51 à 15h45. Ce sont ces deux chapitres, qui couvrent la période septembre 1930-septembre
1939, qui forment le tome 2 paru en arabe. Le troisième chapitre, L’Ecrivain, a été commencé au Luat-Clairet
(Dreux) le 02.02.1952 à 12h25 et achevé le 24.02.1952.
Le quatrième et dernier chapitre, Le Muhadjer, a été commencé, sans indication d’heure, le 22.09.1953. C’est
celui-là qui s’arrête abruptement le 20 juin 1954. Dans les Mémoires d’un témoin du siècle : L’Enfant,
L’Etudiant, L’Ecrivain, les Carnets que nous avons édités en 2007, Le Paria a été intégré à L’Etudiant et le
Muhadjer à L’Ecrivain.
2) L’Islam sans l’islamisme : vie et pensée de Malek Bennabi, Ed. Samar, Alger 2006.
3) Le pipe-line de la trahison ou le biberon qui allaite les traîtres, février 1973.
4) Perspectives algériennes, islam et démocratie et L’œuvre des orientalistes.
5) Le phénomène coranique, Lebbeik, Les conditions de la renaissance, Vocation de l’Islam.
6) L’afro-asiatisme, Le problème de la culture, Idée d’un Commonwealth islamique, La lutte idéologique en
pays colonisés, Naissance d’une société…
7) Le problème des idées et Le musulman dans le monde de l’économie.

Pensée de Malek Bennabi (17) Le témoin


Par Nour-Edine Boukrouh
noureddineboukrouh@yahoo.fr

Si l’on sait quand et selon quelles modalités Bennabi a écrit ses Mémoires, il reste à se demander à quelle
principale motivation il a obéi en le faisant et pourquoi il leur a donné ce titre qui les dépersonnalise quelque
peu, comme s’il ne s’agissait plus de lui, de sa vie propre, mais de celle d’un «témoin du siècle» quelconque qui
aurait pu être n’importe qui d’autre de sa génération. Les motivations qui animent ceux qui écrivent leurs
mémoires sont diverses, mais ils ont généralement en commun un sentiment d’importance et d’extraversion qui
les incite à vouloir graver le souvenir de leur passage sur la terre dans la mémoire humaine. Je ne crois pas que
c’est ce qui animait au premier chef le mémorialiste Bennabi.
Comment faire pour parler de son époque, de son siècle, des autres, sans parler de soi ? Eh bien, en s’efforçant,
comme il le fait dans la préface du premier volume de ses mémoires (L’Enfant), de réduire au minimum toute
considération de «moi», d’enlever à l’ouvrage tout lien avec sa personne en allant jusqu’à le faire passer pour
un document trouvé près de lui en terminant une prière dans une mosquée de Constantine, quelques jours après
son retour en Algérie, en août 1963.
Cet «exercice de réalisme» qui m’a troublé dans ma jeunesse quand j’ai lu pour la première fois ce livre mérite
d’être examiné. Bennabi veut nous présenter dans la préface les circonstances dans lesquelles le manuscrit de
L’Enfant lui serait tombé entre les mains, écrivant : «J’en étais à la deuxième prosternation de l’“asr”. Une
habitude apprise au Caire et avec laquelle reviennent certains de nos pèlerins qui ont eu l’occasion de faire leur
prière à la mosquée Sidna el-Houcine, près d’al-Azhar, me faisait garder cette attitude, face contre terre, plus
longtemps qu’il n’est de coutume en Algérie. C’est pendant cette prosternation que j’entendis derrière moi un
pas feutré sur le tapis. Puis le pas se retira. En me redressant, dans la position accroupie, mon regard se porta
instinctivement à mon côté droit. Il y avait tout près de mon genou un rouleau. Je continuai ma prière, selon son
rythme ordinaire.
A la fin, après la salutation de “taslim”, je me retournai : personne. Je regardai à droite et à gauche : personne.
Celui qui avait déposé le rouleau avait disparu. Qu’est-ce que c’est ? Je pris l’objet qui était soigneusement
enveloppé de papier fort, collé. Au toucher, je me rendis bien compte qu’il contenait du papier. Je fis sauter les
bouts de collant transparent qui le fermaient. C’était des pages écrites, d’une écriture fine mais très lisible. Sur
la première page je vis, en écriture plus grosse, en lettres rondes, le titre ‘‘Mémoires d’un témoin du siècle’’.
J’en parcourus une page, puis deux… C’était curieux, chaque Algérien de ma génération et capable de se servir
d’une plume pouvait l’écrire. Je lus encore quelques pages. Je tombais enfin sur un nom qui pouvait être celui
de son auteur : Seddik. Qui est Seddik ? Dès la première page, il se présente comme un natif de Constantine où
il serait né en 1905. Un homme donc de ma génération. C’est tout. Faut-il lui rendre son bien ? Mais à quel
Seddik le rendre ? Mais n’est-ce pas le lui rendre un peu en le publiant, selon probablement son vœu ?»
Ce n’est qu’à la dernière ligne du paragraphe que le doute sur l’auteur du livre se dissipe vraiment : «Que le
lecteur accueille donc ce livre comme la pensée d’un Algérien qui a préféré lui parler derrière un voile, en
gardant l’anonymat.» Cet exercice n’est pas un artifice littéraire pour donner du piquant à une œuvre mais, chez
Bennabi, l’expression d’une gêne sincère à parler de soi. Ne comptait-il pas publier Pourritures sous le titre –
toujours impersonnel – de Mémoires d’une génération ? On le sent tiraillé entre deux valeurs, toutes deux
d’essence islamique : le devoir de témoigner prescrit par le Coran («Nous avons fait de vous une communauté
éloignée des extrêmes pour que vous soyez témoins contre les hommes et que le Prophète soit témoin contre
vous», II-143) et le devoir de pudeur fortement présent dans l’éducation algérienne.
C’est au cours d’un échange avec un officier supérieur français qui lui suggérait en 1947 à Constantine d’entrer
dans le service social de la police que la charge du mot «témoin» éclata dans la conscience de Bennabi. Voyant
dans la proposition une tentative de l’inféoder à l’administration coloniale et de porter atteinte à sa conscience,
il répondit, outré : «Monsieur, je suis le témoin !»
Relatant cet épisode de sa vie, il poursuit dans Pourritures : «C’était la première fois que ce mot de “témoin”
m’était venu sur les lèvres… Plus tard, je penserai même en faire le titre d’un roman.»
Le terme avait provoqué en lui une illumination de ce que devrait être sa mission personnelle. Il l’adopte pour
de bon. Aussi, quand il se met à la rédaction de Pourritures le 1er mars 1951, le place-t-il sous cette égide en
écrivant dans la préface : «Ce livre est simplement un témoignage que je veux livrer aux générations qui
viennent. Mais je l’écris de façon que ma génération elle-même le connaisse, le discute et le critique. Car un
témoignage n’est valable que s’il est contrôlé par les contemporains. Sinon, il peut n’être que le mensonge
d’outre-tombe d’un maniaque de la persécution ou d’un aspirant à une auréole posthume… Je raconte donc
simplement ce que je sais pour l’avoir vécu, vu, entendu et pensé.» Cette préoccupation ne va plus le quitter.
Dans une «bonne feuille» de Vocation de l’Islam parue en juin 1951 sous le titre de «A la veille d’une
civilisation
humaine ?»(1), il écrit : «Le témoin… Un atome peut-être, mais un atome nécessaire pour que la roue de
l’histoire humaine poursuive son mouvement. Toute existence, tout évènement, sont des parcelles, des atomes
du destin humain.» Et quand l’ouvrage paraît à l’automne 1954, on peut y lire ce passage : «L’histoire
commence avec l’homme intégral, adoptant constamment son effet à son idéal et à ses besoins, et accomplissant
dans une société sa double mission d’acteur et de témoin... Le monde musulman n’est pas un groupe social
isolé, susceptible d’achever son évolution en vase clos. Il figure dans le drame humain à la fois comme acteur et
comme témoin»…
En 1958, il confirme la permanence en lui de ce sentiment dans une note du 25 mars où il dit : «Peut-être que le
destin veut faire de moi malgré toutes mes implorations le témoin écœuré des maladies morales et sociales du
monde musulman.»
C’est avec la même perception qu’il juge la Révolution algérienne et croit nécessaire en février 1962 de donner
le titre de «Témoignage pour un million de martyrs» à un texte destiné au Conseil national de la Révolution
algérienne (CNRA). Il était donc naturel pour lui que le premier paragraphe du premier tome des Mémoires
d’un témoin du siècle soit pour situer ce témoin dans le temps et l’espace : «En naissant en 1905 en Algérie, on
vient à un moment où le courant de conscience peut être connecté sur le passé avec ses derniers témoins, et sur
l’avenir avec ses premiers artisans. J’ai donc bénéficié d’un privilège indispensable au témoin, en naissant à un
tel moment.» A la veille de quitter ce monde à la fin de son apostolat, le Prophète Mohammad s’était adressé
pour la dernière fois à la communauté musulmane réunie à La Mecque en un «Pèlerinage des Adieux» où il
voulait prendre Dieu à témoin qu’il avait accompli sa mission en établissant l’islam. Un des derniers versets
coraniques fut révélé en cette circonstance. Cette adresse célèbre a marqué Bennabi qui y a vu la mise en œuvre
concrète et parfaite de l’impératif coranique.
Analysant cet impératif, il essaie dans «Idée d’un Commonwealth islamique» de définir les modalités de son
exercice : «Le témoin, c’est essentiellement celui qui est présent dans le monde des autres. La première qualité
requise pour la validité d’un témoignage, c’est la “présence” du témoin. Dès lors, si le musulman doit assumer
le rôle qui lui est dévolu, il est obligé de vivre en contact avec leurs problèmes. Sa présence doit donc embrasser
l’espace maximum pour que son témoignage embrasse un maximum de faits.
D’ailleurs, dans cet état, le musulman n’est pas dans un rôle purement passif : sa présence même agit sur les
choses, sur les actions des autres. Quand un témoin est présent, sa seule présence peut changer le cours des
évènements, peut-être éviter l’irrémédiable. Or, le musulman n’a pas seulement pour mission dans le monde des
autres de constater les faits, mais de les modifier dans le sens du Bien s’il le peut.»
Mais en réalité, si l’on veut pousser davantage les choses, ce n’est ni en 1958 ni même en 1947 que Bennabi
s’est éveillé à cette idée de témoignage ; elle s’est formée en lui à partir d’un sentiment apparu précocement en
lui et qui n’allait plus le quitter. Ce sentiment, c’est celui de l’auto-responsabilisation qui se muera
progressivement en auto-culpabilisation. C’était avec son immersion dans le milieu protestant de l’«Union des
jeunes gens chrétiens», quelques semaines après son arrivée à Paris en septembre 1930, et l’ambiance d’études
qu’il découvre en s’inscrivant à l’Ecole centrale de TSF. Il écrit à ce propos dans L’Etudiant : «C’est là que
s’opéra ma prise de conscience à l’égard de tous les problèmes qui ont occupé ma vie… J’entrais par cette porte
dans la vie d’une civilisation dont j’avais franchi le seuil le jour où j’étais entré à l’“Union” pour la première
fois…
En rentrant à l’Ecole centrale de TSF, j’étais un homme autre, sur bien des points, que celui qui avait débarqué
à Paris trois mois auparavant. Je ne rêvais plus du lointain ou d’un titre et d’une situation, je ne rêvais que de
science. La medersa m’avait marqué sans pourtant me définir une vocation. A présent, je me voyais une
vocation. Je me sentais chargé de tous les péchés, de toutes les détresses d’une société qui cherchait son rachat.
J’étais son bouc émissaire. Je sentais tout le poids de ses responsabilités, de ses inquiétudes et de ses
espérances. Je devais ramener son rachat avec mes études.
Je me sentais donc engagé à savoir, à apprendre dans la mesure de l’ignorance, des déchéances que je voyais
dans mon pays et dans tout le monde musulman. On ne peut pas être le bouc émissaire d’une société sans se
sentir un peu son rédempteur… J’étais entré à l’Ecole de TSF avec cette idée-là.»
Ce sentiment avait son revers : Bennabi a très tôt pressenti que sa vie serait celle d’un «proscrit», d’un «paria»
et qu’il serait, en cherchant cette rédemption pour sa civilisation, la cible désignée de la police coloniale, de la
Brigade spéciale de la rue Lecomte, du psychological-service, de la lutte idéologique, de «M. X» et de ses
«robots», du «myriapode»… Et il le sera effectivement.
Quand il revenait à Tébessa pendant les vacances d’été de ces années fastes, entre 1932 et 1935, où l’action
islahiste menée par l’Association des Oulamas d’Algérie rayonnait sur tout le pays, Bennabi était heureux de
constater les effets tangibles produits par l’Islah. Il y voyait à l’œuvre l’esprit social et le sens collectif, ces
moteurs du développement et de la civilisation ; il y voyait «un système d’initiatives privées qui constituerait en
fait un Etat dans l’Etat». Il écrit dans ses mémoires : «Ce sont là les caractères de la naissance d’une société, et
non pas les mots qu’on a voulu déverser dans la conscience du peuple pour l’obstruer, la dévier de la voie de la
véritable renaissance. A cette époque, on ne s’occupait pas à Tébessa des affaires des “zaïms”, de leurs
élections, mais des affaires du peuple, de son orientation, de l’édification de la société algérienne.» En 1933, la
«Fédération des élus de Constantine» est créée par un ensemble d’élus municipaux autochtones. Mohamed-
Salah Bendjelloul, secondé par Ferhat Abbas, est à sa tête. Elle demande l’assimilation des Algériens. Bennabi
y voit «une diversion administrative pour détourner l’opinion publique de l’Islah qui battait alors son plein en
Algérie». L’électoralisme fait en effet son apparition et, avec lui, la boulitique, l’intellectomane et le zaïm.
Le discours revendiquiste se superpose au discours réformateur, l’idole remplace l’idée et le bulletin de vote
l’amulette en honneur au temps du maraboutisme. La nouvelle ambiance tourne les têtes, le peuple se met à
croire à la lune, la revendication des droits remplace dans le discours général l’exhortation au devoir. Bennabi
en est profondément dépité. Il le devient encore plus lorsque les Oulamas s’allient en 1936 à Bendjelloul et
deviennent ses mentors. A Tébessa, Bennabi s’éloigne à cause de cela de Larbi Tébessi. Il dénonce «ce
nationalisme de tréteaux dans lequel il n’y avait aucune préoccupation sociale». En juillet 1937, il est à Tébessa.
Le constat est plus amer : «Je ne retrouvais pas l’Algérie qui, depuis 1925, suivait lentement mais sûrement le
sentier de la civilisation sous la bannière de l’Islah. Je n’y retrouvais pas cette atmosphère de communion où la
conscience éclose mûrit sur des problèmes concrets : supprimer une superstition, édifier des écoles pour élever
les âmes au-dessus de la condition post-almohadienne, c’est-à-dire au-dessus de la colonisabilité qui est la base
psychologique de la colonisation. On ne parlait plus de tout cela, ni de Dieu, on parlait de Blum… C’était la
débandade générale : l’esprit islahiste avait fichu le camp avec tous les germes d’avenir qu’il portait.» Pour lui,
la politique n’a aucun sens si elle ne s’inspire pas de postulats moraux et si elle ne vise pas des finalités
civilisationnelles : «J’ai toujours été convaincu qu’on ne peut pas faire un ordre politique sans faire au préalable
un ordre moral.» Avec la tournure d’esprit critique et le style vitriolé avec lesquels il était revenu de ses études,
Bennabi a tôt fait de s’isoler du milieu intellectuel et politique algérien de la période coloniale. Le quiproquo est
précoce. Il apparaît en 1936 avec sa réplique (non publiée) au fameux article de Ferhat Abbas («La France c’est
moi») et sa rencontre dans un grand hôtel parisien avec la délégation issue du Congrès musulman algérien que
lui et les frères Ben Saï s’étaient permis de critiquer ouvertement. Il note dans Pourritures : «Les Ulémas
sentaient déjà en moi l’implacable témoin.» Le quiproquo s’affiche au grand jour en 1949 avec la parution des
Conditions de la renaissance où il n’épargne personne : Oulamas, Fédération des Elus, UDMA, PPA-MTLD,
Communistes… Tous les animateurs politico-intellectuels de l’époque y passent.
Le témoin devient gênant. On ne lui pardonne pas ses outrances verbales, ses critiques permanentes, ses
sarcasmes blessants, ses néologismes vexatoires (colonisabilité, intellectomanes, zaïms et zaïmillons, âlems et
âlimillons, traîtres et traitrillons...). En retour, on l’accuse de spéculer dans la stratosphère pendant que les
autres s’échinent à régler les problèmes du présent, on lui reproche sa tenue à l’écart de la vie politique, son
maintien à distance du mouvement national et plus tard du mouvement de libération. Sa pensée n’étant pas
strictement «nationale», on la suspecte de manquer de patriotisme. On lui en veut de se désintéresser de la
«cause nationale», alors que lui pense n’avoir fait que le procès de la boulitique et de l’électoralisme (où il a
pourtant failli s’engager en 1938 et en 1951).
Puis le malentendu se transporte au Caire où s’est domiciliée la direction de la Révolution algérienne et où est
arrivé Bennabi début mai 1956. Comme ce sont de part et d’autre de vieilles connaissances, eux veulent le
soumettre à leur nouvelle autorité (incarnée successivement dans la Délégation extérieure du FLN, le CCE puis
le GPRA) et lui font grief de se consacrer aux problèmes du monde arabo-musulman et de l’afro-asiatisme au
détriment de ceux de la Révolution algérienne, tandis que lui leur oppose son combat personnel anticolonial
ancien, son indépendance intellectuelle et politique, l’autorité de ses écrits et, implicitement, celle que vient de
lui conférer sa fraîche notoriété internationale. Pourtant, il milite à sa manière. A son arrivée au Caire, il
travaille quelques semaines à la «Voix de l’Algérie». Puis il demande par écrit à la direction du FLN de
l’affecter sur le front où il pourrait «servir comme brancardier et écrire l’histoire de la Révolution». Pendant la
bataille d’Alger, il publie SOS Algérie qui est traduit en arabe et en allemand. En mai 1958, à la veille de son
déplacement à Moscou, il saisit Nasser pour lui demander d’inscrire à l’ordre du jour de ses discussions avec
Khrouchtchev la situation en Algérie. En septembre 1959, il rédige une lettre ouverte à Khrouchtchev et à
Eisenhower pour leur demander de mettre fin à la guerre en Algérie. En octobre 1960, il écrit à Khrouchtchev
pour le remercier d’une aide des syndicats soviétiques au peuple algérien. Durant toute la période de la
Révolution, il entretient des relations avec ceux qu’il estime être de réels «moudjahidine» et non des
«tirailleurs».
Après l’indépendance de l’Algérie, il aura affaire à une nouvelle génération de dirigeants politiques issue, non
du mouvement national, mais de la guerre de libération. Il lui est alors plus facile de prendre langue avec les
nouvelles équipes dont il a connu quelques membres au Caire. Mais peu à peu, à l’instigation des courants
«progressistes» qui voient en lui un «réactionnaire» et un «fondamentaliste», et avec l’accentuation des
«options socialistes», on se met à le marginaliser. On le démet de ses fonctions de directeur de l’enseignement
supérieur, on suspend sa collaboration à la presse, on le confine chez lui mais on ne le réduit pas au silence pour
autant. Il crée sa propre activité, institue un séminaire à domicile, donne des conférences, continue d’écrire…
On ne peut pas le dissimuler, Bennabi a toujours porté la perception – qu’il n’a pas totalement cachée au
demeurant – d’être un homme chargé d’une mission exceptionnelle en vertu de l’impératif catégorique dont on
a parlé précédemment : ordonner le bien et combattre le mal ou, en cas d’impossibilité, porter témoignage.
Parlant des années 1930, il décrit l’image qu’il avait de lui-même et de son ami Hamouda Ben Saï : «C’est dans
ce rôle de missionnaire entre deux races, deux mentalités, deux jeunesses différentes que j’ai pris conscience de
toutes les tares du monde musulman post-almohadien… Je me rends compte qu’en Hamouda Ben Saï et en moi-
même, il y avait vaguement, inconsciemment et innocemment, un réflexe de “sauveurs de l’Algérie”. Mais si
Hamouda aimait se reconnaître comme tel, j’avoue que je le combattais sur ce point…»
A l’époque (1932), les deux amis sont au sommet de la vague. Hamouda Ben Saï et lui se sont imposés au sein
de l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA) dont on avait offert la vice-présidence à
Bennabi. Tous les deux avaient donné des conférences retentissantes. Ils constituaient le courant «panislamiste»
à l’intérieur de l’Association des étudiants algériens. Il écrit : «J’étais un islahiste farouche, un islahiste qui
avait osé proposer la présidence d’honneur de Ben Badis à l’Association des étudiants algériens.» Il était par
ailleurs membre de l’«Association de l’unité arabe», une organisation clandestine constituée par des
universitaires arabes, et président de l’«Amicale franco-nord-africaine» qu’il avait créée avec des amis de
l’«Union des jeunes gens chrétiens». Parlant de leurs qualités intellectuelles et morales, Hamouda et lui, il note :
«Je voyais dans cet ensemble de qualités un tout capable de faire une révolution spirituelle, intellectuelle et
politique en Algérie.» On perçoit à travers les Mémoires combien Bennabi a voulu modeler sa vie sur celle du
Prophète ainsi qu’y aspirent tous les musulmans dont l’idéal est de reproduire au mieux dans leur vie «al-uçwa
al-haçana» (la conduite excellente) qu’a été la vie du Prophète. Il a voulu en toutes choses mettre ses pas dans
les siens. Sa première femme, Paulette, a pris après sa conversion à l’islam le prénom de Khadidja, celui de la
première épouse du Prophète. Son premier livre (Le phénomène coranique) se veut une démonstration de
l’authenticité de la prophétie mohammadienne et une exégèse sommaire du Coran. Il a parlé de «Hidjra» pour
décrire son évasion de Tébessa en 1952, quand il avait parcouru par monts et par vaux une centaine de
kilomètres à pied avec son compagnon, cuisinier de son état, Kalli Tayeb. Il s’est plusieurs fois comparé dans
ses notes au Prophète, comme on le lit dans les Mémoires. De fait, sa vie a été un modèle de sens du devoir, de
probité morale, de droiture... Il avait certes des défauts, mais ils n’étaient pas d’ordre moral. Ou, plutôt, disons
que la probité morale peut avoir son revers intellectuel, l’esprit de système qui ne souffre aucune défaillance,
aucune dérogation chez les autres. Des qualités trop tranchantes en effet peuvent devenir des défauts quand elles
incommodent ou ne permettent aucun moyen terme. Ce témoin savait qu’il n’était pas exempt de défauts. Il
connaissait les siens depuis ses années de jeunesse et les reconnaît jusque tard dans la vieillesse. A l’époque de
la médersa, quand il s’était livré à sa première introspection, il était parvenu à une double définition de lui-
même : «psychologiquement conservateur et politiquement révolutionnaire». Dans le feu des débats qui
agitaient alors sa génération il s’était aperçu qu’il «manquait de souplesse», que son style était «cassant» et que
ces traits «expliquent bien des choses dans (sa) vie». Il savait aussi que des préjugés lui faussaient parfois le
jugement : «Mes préjugés, je les avais probablement hérités de mon enfance dans une famille pauvre de
Constantine, nourrissant en moi, inconsciemment, une sorte d’envie ou de jalousie à l’égard des grandes
familles.» Etudiant à Paris, il a conscience d’être «un exemple complexe de sincère humilité et d’innocent
orgueil». Adulte, il se met parfois lui-même en garde contre la manie de la méfiance qui s’était installée en lui
comme dans cette note du 27 août 1961 où il écrit : «Il faut se méfier d’un état d’esprit où le doute devient
systématique.» Mais ce n’est qu’à soixante-cinq ans qu’il ouvre les yeux sur un de ses principaux défauts qu’il
confesse dans cette note du 23 aôut 1969 : «Un pli de mon caractère m’est apparu ce matin au bureau de
poste… Je suis un contestataire. Je ne laisse passer aucune occasion de protester… C’est peut-être un résidu de
la période de protestation anticolonialiste qu’on a vécue dans ce pays. J’avais protesté pendant trente années de
tout et de rien. Il m’en est resté quelque chose.» Et quand il réalise que ses conclusions sont hâtives ou
contradictoires, il veut s’en expliquer comme dans cette note en date du 6 février 1970 : «Elles sont dictées par
un système diabolique qui m’oblige à interpréter tout ce qui est autour de moi.» Au regard de ce qui précède,
nous pouvons conclure que nous sommes devant un témoin qui vient déposer à la barre de l’histoire pour dire la
vérité, toute la vérité, sachant que cette vérité n’est jamais que «sa» vérité, celle d’un homme honnête mais
faillible comme tous les autres. Bennabi a porté ses idées jusqu’au bout, non pas à la manière d’un illuminé,
mais comme Galilée qui, après sa condamnation, continuait encore à marmonner : «Et pourtant elle tourne.» Il
était obsédé par l’idée de transmettre aux générations futures son témoignage sur son temps mais aussi le fruit
de ses recherches et de ses découvertes. Il voulait leur léguer quelque chose de capital, sa pensée. C’est qu’il
nourrissait une grande peur pour l’avenir du monde musulman. Dans une note du 22 décembre 1958, il écrit :
«Je vois surgir du XXe siècle un monde nouveau et une histoire humaine nouvelle. L’ambition d’un intellectuel
musulman doit être de faire participer le musulman à la construction de ce monde nouveau, de l’introduire
davantage parmi les forces qui font son histoire.» Car il en est persuadé, ainsi qu’il le dit dans une note du 14
mai 1959 : «Mes idées… Je crois que le monde arabe et musulman les attendait.»
N. B.

1) Cf. La République algérienne du 29 juin 1951.

Pensée de Malek Bennabi (18) Non-dits et clairs-obscurs

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Les Mémoires de Bennabi ne sont pas qu’autobiographiques. Ils renferment les éléments inconnus qui
complètent ou éclairent sa pensée. Les Carnets, surtout éphémérides de son quotidien pendant les quinze
dernières années de son existence, nous révèlent l’arrière-plan d’une pensée où ont été relégués les sentiments
inexprimés, les jugements les plus crus et tout ce qui pouvait passer en son temps pour «politiquement
incorrect». En plus d’être le lieu où il dresse à peu près quotidiennement les comptes rendus de ses activités et
de ses cogitations, les notes qui y sont enregistrées sont pour bon nombre d’entre elles les articles qu’il ne peut
pas publier, les opinions qu’il ne peut pas soutenir dans les conférences qu’il donne, les illuminations qui le
traversent mais dont il ne peut faire état. Au lieu de les ravaler, de les réprimer, de les chasser comme de
mauvaises pensées, il les met en forme puis les niche dans les pages de ces Carnets secrets dont il prend grand
soin car il est sûr qu’un jour, ces opinions et ces cogitations seront découvertes et que, les lisant, on y
découvrira la portée réelle et la dimension véritable de sa pensée. C’est donc l’histoire passionnante d’une vie et
d’une pensée dont il nous est donné de suivre au jour le jour le déroulement de l’une et l’éclosion de l’autre, et
du même coup l’évolution d’un pays, l’Algérie, les spasmes qui agitent une aire culturelle, le monde musulman,
et une époque de grands bouleversements, le XXe siècle. Ce n’est pas une autobiographie écrite
indépendamment de l’œuvre mais une partie intégrante de celle-ci.
Continuer la pensée de Bennabi, la parachever selon son vœu, c’est d’abord la faire connaître pour ce qu’elle
est, c’est tirer du double-fond de son œuvre ce qu’il ne pouvait pas dire de son vivant et qui devait être connu,
selon son propre souhait, comme étant le dernier mot de ce qu’il a pensé. Ce double-fond, cet arrière-plan, ces
arrière-pensées, il les a jalousement gardés pour ceux qui, aujourd’hui, se penchent sur son œuvre. Il a fait
allusion dans l’introduction de Vocation de l’islam II, en décembre 1951, au «destin de l’auteur qui souvent
atténue sa pensée pour que sa publication soit possible, qui, parfois aussi, écrit sans pouvoir publier», avant
d’ajouter : «Je suis né dans un pays et à une époque où l’on comprend à demi ce qui se dit clairement, et rien du
tout à ce qui doit se dire à demi-mot… En rédigeant ces lignes, j’implore Dieu de me permettre de dire ici sans
euphémisme toute la vérité. Car j’aurais peur de me révéler un jour à moi-même un homme malhonnête qui
s’est longtemps masqué en honnête homme.»
Conscient des limites de son temps, il écrit en 1957 dans La lutte idéologique en pays colonisés (1960) : «Il y a
des vérités qui ne peuvent être rapportées qu’à titre posthume par les morts, ensevelis sous terre, protégés ainsi
par le trépas… Ces pages doivent être perçues comme une tentative de concilier le devoir du silence et celui de
parler.»
Aujourd’hui nous sommes dans un nouveau siècle, un nouveau millénaire, un nouvel environnement mental,
intellectuel et politique, un nouveau contexte mondial. La liberté de penser, d’expression et d’édition ont gagné
de larges espaces dans les pays musulmans. Non seulement Bennabi peut voir sa pensée libérée des contraintes
de son temps, mais la situation dans laquelle se trouve le monde la réclame comme une contribution utile à la
résolution de ses problèmes. N’avait-il pas annoncé qu’il reviendrait dans trente ans ?
Voici que ses Carnets et ses manuscrits sont portés à la connaissance de la postérité dont on voulait le couper et
de l’histoire dont on voulait l’effacer. Le lecteur en général et le chercheur en particulier ont désormais entre les
mains les éléments qui pouvaient être considérés comme les chaînons manquants à la compréhension d’une
œuvre restée peut-être pour cette raison hermétique. Ils y trouveront la matière qui a servi à la construction de la
vision, les intuitions qui lui ont donné naissance, l’inspiration qui y a mené, les observations qui l’ont
déclenchée ; en un mot, l’explication et l’élucidation de cette pensée.
Il n’est pas possible de parler de non-dits sans parler des inédits, car c’est là qu’ils gisent pour l’essentiel.
Lorsque j’ai commencé à travailler sur les archives de Bennabi, j’étais fébrile à l’idée que j’allais enfin
connaître la part de vrai qu’il y avait dans la rumeur selon laquelle une partie de son œuvre avait disparu,
rumeur qui trouvait sa source dans ses insinuations devant ses familiers et dans la mention dans sa bibliographie
de titres non parus.
Le point que je peux en faire est le suivant : parmi les trois inédits annoncés par lui dans Perspectives
algériennes, c’est-à-dire Le problème juif, Pourritures et Le PAS algérien, seul ce dernier n’a pas été retrouvé. Il
s’agit, selon les recoupements que j’ai pu faire, d’une étude d’une cinquantaine de pages qu’il a rédigée en 1939
à la demande de Larbi Tebessi et à partir d’un livre en arabe d’un auteur saoudien intitulé Es-Sira’ (La Lutte). Je
pense qu’il devait faire partie du lot de documents remis à Khaldi en septembre 1939. Or Bennabi ne reverra ce
dernier qu’à la fin de la guerre mondiale. Qu’est-il advenu de la serviette et de son contenu ? A-t-elle été
récupérée par son propriétaire ? Bennabi n’en a plus parlé, mais s’il a inscrit Le PAS algérien dans sa
bibliographie parmi les ouvrages non parus ou à paraître, on présume que c’est parce que le texte existait
encore. Or, il ne figure pas parmi les documents que j’ai consultés.
On peut aussi compter comme perdu «L’Islam et le Japon dans la communauté asiatique», dissertation d’une
vingtaine de pages destinée à un concours lancé par les autorités japonaises et remise par Bennabi lui-même à
l’ambassade du Japon à Paris en avril 1941. Il faut enfin se remettre à l’esprit la note qu’on a lue sur la
disparition des carnets confiés à M. Meskawi en 1963, et la référence à l’occultation pendant deux ans de la
quatrième partie de Pourritures. Avant cela, Bennabi avait signalé dans une note du 19 décembre 1962 un vol de
documents de son domicile au Caire. Donc, il ne s’agit pas d’une simple rumeur.
Ce qui peut être considéré comme une constante chez Bennabi, c’est qu’il ne se laissait pas bâillonner par la
censure ou circonvenir par le «penser correct». Il reprenait toujours la matière de ce qu’il n’avait pu faire passer
sous une autre forme dans un autre écrit, livre ou article. Ce que les lecteurs n’ont pas lu par exemple dans
Histoire critique de la Révolution algérienne, Témoignage pour un million de martyrs ou Retour aux sources
(un article censuré par Révolution africaine en août 1967), ils l’ont lu sans le savoir dans Perspectives
algériennes ou Le problème des idées dans le monde musulman. Les formulations ont pu changer mais le
contenu y est passé. Le reste est dans ces Mémoires. Je crois être en état d’affirmer en conclusion à ce point que
rien d’essentiel à la pensée bennabienne n’a été perdu. Mais, ô surprise, on va s’apercevoir qu’il est arrivé à
Bennabi de s’autocensurer, d’exercer lui-même la censure sur ses idées. En effet, on ne peut ne pas relever les
différences qualitatives, car portant sur le fond, qui existent entre ce qu’on lit dans les livres publics et ce qu’on
découvre dans les Carnets et les autres inédits où il s’octroie manifestement une plus grande marge de liberté.
Prenons un exemple : Le problème des idées dans la société musulmane est l’un des livres fondamentaux de
Bennabi en même temps qu’un des derniers à paraître (au Caire, juillet 1971). Il en avait rédigé la première
mouture entre décembre 1959 et janvier 1960 au Caire avant de l’abandonner pour ne le reprendre, à la
demande du Dr Ammar Talbi, qu’entre septembre et novembre 1970.
Quand on confronte les deux versions, on remarque des changements et même des «censures», comme c’est le
cas pour le paragraphe suivant : «L’école réformiste, depuis Abdou, a eu vaguement conscience que l’esprit
musulman s’était enlisé dans une ornière. Mais, pour l’en tirer, il fallait soit lui donner une nouvelle impulsion
spirituelle, comme Luther et Calvin en Europe, soit lui faire subir une révolution intellectuelle comme
Descartes, c’est-à-dire lui donner, d’une manière ou d’une autre, un nouvel élan créateur d’idées. L’école
réformiste musulmane n’a su faire ni cette réforme ni cette révolution. Elle est tombée elle-même dans l’ornière
tout en criant que “nous sommes dans l’ornière”.»
Apparemment, Bennabi poursuit ici la critique faite dans Vocation de l’islam du mouvement réformiste. Mais il
lui a ajouté avec ce passage un palier nouveau, celui des suggestions de solutions où l’on ne trouve pas moins
qu’une invitation, à peine masquée, à une «réforme» de l’envergure de celle connue par l’Occident avec Luther,
Calvin et Descartes. Il faut se dépêcher de dire que Bennabi ne vise certainement pas un remaniement du credo
musulman, des articles de foi islamiques comme l’a fait le protestantisme pour le christianisme, mais la
nécessité de libérer l’esprit musulman de l’«orthodoxie» qui s’est instituée avec les quatre écoles doctrinales et
dont a découlé la culture musulmane.
Ce qu’il veut faire apparaître dans ce passage «censuré», c’est le paradoxe entre les systèmes de pensée issus du
christianisme et de l’islam. Parti d’une vision étriquée et irréaliste du monde, le premier a dû se «réformer» en
chemin et, s’affranchissant de l’emprise scolastique et cléricale, a pu connaître une «renaissance» alors que le
second, parti d’une conception libérale et rationnelle de l’univers, a vu peu à peu son esprit tomber dans
«l’ornière» du «îlm» et s’est laissé phagocyter par la culture islamique qui l’a soumis à un dogmatisme qui a
fini par le stériliser.
Dans la version de 1960, Bennabi illustre ce raisonnement par un symptôme de la décadence qu’il appelle «la
dévalorisation des idées», écrivant : «On peut mesurer l’étendue de cette dévalorisation en la plaçant entre un
archétype de l’islam et une idée de notre décadence. L’effort intellectuel, c’est-à-dire l’effort créateur d’idées, a
été placé par l’islam au premier rang de ses recommandations par ce hadith du Prophète : “Quiconque fait un
effort intellectuel et parvient à une vérité a un double mérite, et quiconque fait un effort et est parvenu à une
erreur a un mérite”.» Voilà un archétype qui a guidé les efforts des premières générations de l’islam dans ces
conquêtes de l’esprit qui ont enrichi le patrimoine humain dans le domaine de la pensée pure, comme dans le
domaine des sciences appliquées. Mais, quelques siècles au-delà, nous trouvons la société musulmane en
possession d’une nouvelle philosophie de l’effort intellectuel. Nous trouvons, à vrai dire, son comportement
totalement changé à l’égard des idées comme l’indique ce dicton que les dernières générations nous ont
transmis : (parlant du Coran) «L’interpréter est une erreur, et toute erreur est blasphème.»
Et Bennabi de conclure : «Voilà une idée qui constitue une défense qui a effectivement paralysé tout effort
intellectuel dans le monde musulman où toute spéculation a eu en effet à la base une idée coranique,
comme les spéculations de l’école mu’tazilite qui a tant enrichi la pensée musulmane.» C’est cette même
analyse qui lui fait dire dans Vocation de l’islam que le monde musulman doit rattraper son retard aussi bien sur
la pensée coranique que sur la pensée cartésienne. On ne peut pas répondre à la question pourquoi Bennabi n’a
pas repris ce passage où il n’y a rien de sulfureux, mais ce qu’on peut dire c’est qu’on avait réussi à le
complexer à l’égard des questions religieuses. En Algérie d’abord avec la parution en 1947 du Phénomène
coranique que la presse des Oulamas préféra ignorer pour ne pas avoir à le discuter. Le préfacier du livre,
l’Égyptien et Azharien cheikh Draz que Bennabi a connu en 1935 à Paris, s’était attaché contre tous les usages à
faire ressortir dans son texte les prétendues lacunes de Bennabi en matière de connaissances religieuses. C’est
pour cela qu’elle n’a pas été reprise dans les éditions ultérieures et que Bennabi lui a substituée celle de
Mahmoud Chaker, un autre Azharien égyptien, dans l’édition arabe de 1958.
Il avait alors noté dans L’Ecrivain : «J’allais bientôt comprendre que nos Ulémas orientaux ont ceci de commun
avec les orientalistes, genre Massignon, qu’ils n’aiment pas beaucoup les ‘‘profanes’’ comme moi qui mettent
le nez aux études islamiques.» Au Caire ensuite où les «Frères musulmans», lui en voulant certainement pour
les critiques formulées à leur encontre dans Vocation de l’islam, feront sournoisement barrage à ses idées.
Bennabi parle dans une note d’avril 1969 d’une revue paraissant au Koweit, Al-wa’y al-islamy, qui publie un
article sur lui où, après avoir reconnu ses mérites et rendu hommage à son œuvre, son auteur déplore que
Bennabi «n’ait pas la formation islamique qui le mette au rang des grands penseurs modernes de l’islam comme
Mawdudi, les deux frères Qotb, Iqbal…». Quelques mois plus tard, ce sont les étudiants «Frères musulmans»
qui déclenchent en Allemagne une vaste campagne de dénigrement de sa pensée l’amenant à écrire dans cette
note du 1er septembre 1969 : «Visiblement, tout l’appareil “Frères musulmans” est devenu un puissant levier
entre les mains de la CIA et du sionisme dans le domaine de la lutte idéologique.» Le résultat en a été qu’on
sent nettement, quand on lit dans l’ordre de parution ses livres et ses articles, qu’il se contient de plus en plus,
qu’il bride son expression, qu’il dissout l’importance de certaines idées dans des allusions difficiles à déchiffrer.
Comme s’il s’arrêtait à une limite, à une frontière, à un seuil. Comme s’il ne voulait pas assumer le rôle de
«mujaddid», voire de «mujtahid» auquel il pouvait prétendre, pour ne pas s’aventurer sur un terrain qu’on lui
interdisait. C’est que dans les pays musulmans, on pense généralement que seuls sont habilités à parler d’islam
les oulamas conventionnels formés à al-Azhar, Zitouna, Qarawiyin ou d’autres établissements d’enseignement
islamique. On ne reconnaît presque pas de distinction entre le religieux stricto sensu, qui peut relever
effectivement d’une spécialité, et le sociologique qui requiert d’autres aptitudes que celle des «hommes de
religion».
Or, Bennabi s’est dès le départ présenté comme un sociologue et un penseur, comme un esprit analytique et
critique, et non comme un docteur de la loi ou un apologétiste de l’islam, ce qui allait le situer dans un no man’s
land, une sorte d’orphelinat intellectuel où il ne sera revendiqué ni par les «modernistes» ni par les
«réformistes». Il n’a jamais voulu être ou passer pour un «âlem» dont il n’avait ni la formation, ni la tournure
d’esprit, ni l’apparence physique. Mais s’il n’était pas un «â lem», il était un savant au sens où les anciens
entendaient ce terme.
Voici le sentiment de Bennabi sur la culture musulmane tel qu’il l’exprime dans Pourritures en se référant aux
années 1936-1937 : «Dès lors, la culture d’al-Azhar et de la Zitouna, cette culture qui tue les consciences et les
âmes, me fit horreur comme la pire calamité qui pût menacer le monde musulman. Depuis, la vie n’a pas cessé
— hélas — de me fortifier dans cette conviction. Pour que l’islam vive ou ressuscite dans les consciences, il
faut tuer ce qu’on appelle aujourd’hui la “culture musulmane”, cette culture qui empuantit les âmes, avilit les
caractères, affadit les consciences, effémine les vertus. J’ai maintenant plus que jamais cette conviction.»
Cette conviction, il n’allait pas la perdre en chemin mais la voir au contraire se renforcer et s’incruster en lui,
même s’il devait de moins en moins en faire état publiquement. En 1949, il écrit avec des termes un peu plus
mesurés dans une série d’articles au lendemain d’un colloque à Tunis sur «la culture islamique» auquel il venait
de participer : «Notre culture me donne surtout l’impression d’être une archéologie. Nos prémisses
intellectuelles sont les mêmes depuis le Moyen Age chrétien. Nos conclusions sont immanquablement les
mêmes qu’il y a cinq ou six siècles. Bien que la pensée cartésienne ait été au bout de la pensée arabe, nous
n’avons pas encore atteint ce bout. La vie et l’expérience n’ont encore aucun poids dans nos spéculations. Nous
sommes encore à l’âge scolastique des inductions verbales, des pétitions de principe. Enseignement de
théologien et de juriste qui n’apporte aucune réponse, ni au problème de l’homme du peuple ni à ceux de l’élite
intellectuelle, notre “culture islamique” représente au plus une volonté de subsister et non une volonté de
devenir.»(1) Dans le même article, il poursuit : «Notre retard par rapport à l’âge atomique paraît effroyable…
Pour rattraper ce décalage, il ne suffit pas d’opérer des ruptures avec les idées mortes, mais aussi de réaliser des
contacts avec l’esprit technique qui est devenu un facteur d’accélération de l’histoire, avec une ambiance extra-
musulmane engendrant les idées frontales qui guident aujourd’hui l’humanité à unifier sa culture et son destin.»
Dans celui qui suit, il ajoute : «Notre destin doit se réaliser désormais dans un sens planétaire, chacun devant
réaliser en lui “l’omni-homme” selon le mot de Dostoïevski, ou le “citoyen du monde” selon la formule de
Garry Davis.»(2)
La preuve de l’autocensure chez Bennabi résulte comme on vient de le constater de la confrontation de ses
textes initiaux et finaux. Un autre exemple est fourni par un paragraphe qu’on trouve dans les parties de
Vocation de l’islam publiées sous forme d’articles en 1950(3), mais qu’on ne retrouvera pas dans le livre quand
il sortira en 1954. C’est celui où il dit : «Le mouvement réformateur n’a pas su transformer l’âme musulmane,
ni traduire dans la réalité la fonction sociale de la religion… Poser froidement ce problème, le poser
radicalement, aller au fond des choses, implique la destruction de l’esprit traditionnel et des nids où couve cet
esprit depuis des siècles : al-Azhar, la Zitouna, Karawiyine sont en effet des nids où les mythes n’ont cessé de
couver leurs invraisemblables et hallucinantes données de l’esprit post-almohadien.»
Dans les articles publiés entre 1949 et 1954, Bennabi ose quelques opinions pouvant passer pour audacieuses
sur la femme, le Prophète ou la chari’a. Autre idée téméraire formulée dans L’afro-asiatisme : lorsque 29 pays
du tiers- monde se réunissent en avril 1955 à Bandoeng pour se dégager de l’influence des deux «grands» et
initier une troisième voie, Bennabi y voit davantage qu’une solidarité politique. Il y voit à la fois une option
civilisationnelle pouvant sortir du sous-développement ce tiers- monde naissant et un raccourci pour hâter
l’avènement du mondialisme. Mais il a tôt fait de comprendre que ce regroupement était hétéroclite, fragile,
qu’il lui manquait un ciment idéologique qu’il entreprend aussitôt de lui donner en rédigeant L’afro-asiatisme
(qu’il avait en fait commencé avant la conférence de Bandoeng). Aussi va-t-il lui proposer un soubassement
doctrinal qui, il l’espère, deviendra la Bible de l’afro-asiatisme.
Ce qu’il y a d’«audacieux» dans l’affaire, c’est que Bennabi ne voit pas ce soubassement résulter d’un principe
unique, mais d’une synthèse entre l’hindouisme (qui n’a pas le statut de religion du Livre) et l’islam. Il écrit :
«L’évolution qui doit dépasser le colonialisme dépassera nécessairement aussi l’anticolonialisme.
Par conséquent, l’afro-asiatisme doit fonder son éthique sur un principe plus positif, mais qui ne saurait être
d’essence religieuse. Il ne saurait s’agir non plus d’une tentative de syncrétisme, mais d’un pacte moral entre
l’islam et l’hindouisme pour assumer une même vocation terrestre.»
Pour conforter cette idée sensationnelle, il donne en exemple, là aussi, la pensée occidentale : «A son point de
départ, la civilisation occidentale s’était édifiée sur un système éthique chrétien qui lui avait assuré la cohésion
et l’élan nécessaire à son essor. Mais son évolution avait peu à peu transformé ce fondement idéologique en un
système mixte où figurent, d’une façon parfaitement cohérente, la pensée catholique et la pensée protestante, la
libre pensée et la pensée juive. Par conséquent, il n’y a pas lieu de rechercher la cohésion et la cohérence ni
dans un principe unique ni dans un syncrétisme religieux.» Le moins qu’on puisse en conclure est que Bennabi
rejette tout exclusivisme et tout hégémonisme de l’islam, et envisage non seulement une coexistence avec les
autres religions, civilisations et philosophies, mais même une synthèse avec elles, idée avant-gardiste encore à
ce jour.Bennabi voit le musulman tel qu’il nous apparaît de nos jours, c’est-à-dire comme «un solitaire ignorant
les valeurs d’autrui, une conscience solitaire qui ne prend pas part aux affaires mondiales. On ne la trouve ni
dans les grands débats internationaux ni dans le remous d’idées engendrées par le choc des doctrines sociales et
philosophiques qui partagent l’humanité en ce moment. Cette psychologie du solitaire cristallise l’inefficacité
du monde musulman sur le plan universel».
Vues extraordinairement audacieuses, véhiculant des vérités que les musulmans n’ont pas l’habitude d’entendre
et s’attaquant à des tabous jalousement gardés. Ce qu’on peut déduire de ces propos c’est que
psychologiquement, sociologiquement et politiquement l’islam a cessé de motiver collectivement les
musulmans, il ne détermine plus leurs actes sociaux, il n’existe plus comme ordre politique, il n’agit plus que
sur leur émotivité et leur religiosité intéressée. Et le résultat historique de ce phénomène, c’est cet ensemble de
stéréotypes et de comportements par lesquels se caractérise ce qu’on appelle aujourd’hui l’islamisme. Bennabi
écrit dans un article de 1972 : «Quand une religion devient une simple collection de formules à réciter par cœur,
un simple ensemble de gestes à accomplir machinalement, elle peut verser facilement dans le culte de ses
symboles, de ses signes, au lieu de s’occuper de ce qu’ils désignent. Alors, quand le signifiant usurpe la place
du signifié, c’est le retour à la magie, c’est le règne du dévot, du bigot et, finalement, du charlatan.» Les
Mémoires de Bennabi, tout autant que son œuvre, nous montrent le parfait croyant qu’il était. Mais ils nous
révèlent aussi un Bennabi tourmenté, se débattant devant les problèmes musulmans et leur cherchant une
solution en s’appliquant à ne pas choquer pour ne pas accroître son isolement. Il se savait depuis le début
suspendu entre deux mondes, deux civilisations. Il n’était convergeant avec aucune école, aucune approche en
vigueur en Orient ou en Occident. Il ne pouvait trouver appui ni dans les thèses des orientalistes et de leurs
élèves «modernistes» (baâthistes, marxistes, laïcistes…) qui voyaient en lui un «panislamiste», un «wahhabite»,
un «fondamentaliste», ni dans les thèses traditionnelles qui le regardaient comme un intrus dans leur monde
typé, conformiste et jaloux. C’est en cela que la pensée bennabienne, quand on la saisit à travers ses «dits», ses
clairs-obscurs et ses non-dits, apparaît en totale rupture avec les redondances de la culture musulmane. Elle se
présente alors comme la recherche tenace d’une issue à l’impasse dans laquelle s’est engagée la pensée
traditionnelle. Sans basculer dans les positions et les parti-pris des «laïcs» qui, faisant l’économie d’une critique
interne orientée vers la recherche de correctifs, d’améliorations et de recentrages à l’intérieur et de l’intérieur de
la pensée musulmane elle-même, se sont inscrits en opposition frontale avec elle, il tente d’ouvrir des
perspectives nouvelles à cette pensée pour la dégager du cul-de-sac dans lequel elle s’est – et reste – enfermée.
N. B.

1) (Cf. «Ruptures et contacts nécessaires» in La République algérienne du 11 novembre 1949).


2) (Cf. «Syncrétisme et synthèse» in La République algérienne du 18 novembre 1949).
3) (Cf. «L’exemple des précurseurs de la renaissance» in La République algérienne du 1er décembre 1950).

Pensée de Malek Bennabi (19) Les inédits

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Si l’on devait classer l’œuvre écrite de Malek Bennabi (20 titres) par genre, on obtiendrait ceci : une exégèse
(Le phénomène coranique, 1947) ; un roman (Lebbeïk,1948) ; huit essais formant le socle de sa pensée (Les
conditions de la renaissance, 1949, Vocation de l’islam,1954, L’afro-asiatisme, 1956, Le problème de la culture,
1959, La lutte idéologique, 1960, Naissance d’une société, 1962, Le problème des idées, 1971 et Le musulman
dans le monde de l’économie, 1972) ; cinq monographies : (SOS Algérie, 1957, Idée d’un Commonwealth
islamique, 1960, Islam et démocratie, 1967, L’œuvre des orientalistes,1968 et Le rôle et la mission des
musulmans dans le dernier tiers du XXe siècle, 1972) ; deux autobiographies (Mémoires d’un témoin du siècle :
l’Enfant, 1965, Mémoires d’un témoin du siècle : l’Etudiant, 1970) ; trois recueils de conférences (Perspectives
algériennes, 1964, Discours sur la nouvelle édification, 1960, Méditations sur le monde arabe, 1961).
A cette liste de livres, il faut ajouter la masse des 150 articles environ qu’il a publiés entre 1948 et 1970, et qui
ont été regroupés dans plusieurs livres parus sous les titres suivants : 1) Dans le souffle de la bataille (fi mahab
al-maâraka, 1961, écrits entre 1953 et 1954 ; 2) Entre le droit chemin et l’égarement (Bayna tayhi wa rûchd),
1970, écrits entre 1964 et 1968) ; 3) Pour changer l’Algérie, paru en 1989 à l’initiative et avec une préface de
Nour-Eddine Boukrouh, écrits entre 1964 et 1968) ; 4) Colonisabilité et 5) Mondialisme, compilation des écrits
de la période 1948-1955, édités en 2003 et 2004 par Dar al-Hadara.
Ces articles ont été publiés en leur temps par quatre périodiques algériens : La République algérienne (une
soixantaine, de juin 1948 à février 1955) ; Le Jeune musulman (une quinzaine, de novembre 1952 à mai 1954) ;
Révolution africaine (une cinquantaine, de septembre 1964 à juin 1968) ; Que sais-je de l’islam, une revue de
fortune publiée par la mosquée de l’université d’Alger (une douzaine, de janvier 1970 à mai 1973). Une partie
d’entre eux ont été traduits en arabe et publiés sous les titres évoqués ci-dessus (Fi mahab al-maâraka et Bayna
tayhi wa rûchd). Le premier, sorti à Beyrouth en octobre 1961, regroupe 30 articles publiés entre janvier 1953 et
décembre 1954 dans La République algérienne ; le second est un recueil de vingt-six articles parus après
l’indépendance de l’Algérie dans Révolution africaine.
Il arrive qu’on prenne pour des livres de Bennabi des recueils de textes de conférences ou d’articles de presse,
certes de sa main, mais publiés après sa mort par des disciples. On peut citer :
1) Les grands thèmes, paru en 1976 à l’initiative et avec une préface de Nour-Eddine Boukrouh ;
2) Le testament de Malek Bennabi, entretien accordé par Bennabi à un intellectuel libanais, Ibrahim Assi, qui
l’a publié sous la forme d’une brochure intitulée Dernier entretien avec Bennabi : témoignage et prospective ;
cette brochure avait déjà été publiée en 1975 par une revue tunisienne, Al-Maârifa ;
3) Majalis Dimashq, recueil de sept conférences données en 1972 à Damas, édité en 2005 à l’initiative du
disciple et ancien ministre libanais Omar Kamel Meskaoui.
Quatre titres faisant partie de la bibliographie en langue arabe de Malek Bennabi n’existent pas en français sans
être des inédits. Il s’agit de Discours sur la nouvelle édification, Méditation sur le monde arabe, Méditations
(Taâmmoulat) et Dans les souffle de la bataille. Il y a une explication à cela : Méditations est le produit de
l’assemblage sous ce titre de deux ouvrages (Discours sur la nouvelle édification paru en arabe en 1960 et
Méditations sur le monde arabe paru en 1961). Il est aussi le regroupement des textes des conférences données
par Bennabi en Syrie et au Liban entre 1959 et 1961. Ces textes sont : «Les difficultés comme signe d’évolution
dans la société arabe» (conférence donnée en 1960 au siège de l’Union arabe à Damas) ; «Les motivations dans
la société» (1961, Cercle des étudiants arabes de Damas) ; «Valeurs humaines et valeurs économique» (1960,
Cercle des étudiants palestiniens à Damas) ; «La démocratie dans l’islam» (1960, Cercle des étudiants
maghrébins à Damas) ; «La solidarité afro-asiatique» (1960, Alep) ; «L’efficacité» (1959, Beyrouth) ; «La
culture» (1959, Tripoli, Liban) ; «Comment construire une société meilleure» (1959, Tripoli, Liban) ; «Menaces
sur la renaissance arabe» (1959, Damas) ; «Notre mission dans le monde» (1959, Damas).
Les familiers de l’œuvre de Bennabi ont plus ou moins entendu parler d’inédits comme Le PAS algérien (1938),
L’islam et le Japon dans la communauté asiatique (1942), Pourritures (1951-1954), Le problème juif (1952) et
Le livre et le milieu humain (1958). Aucune trace des deux premiers titres n’a été trouvée et on peut les
considérer comme définitivement perdus. Voici l’histoire de ces deux textes : à quelques semaines du
déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, le cheikh Larbi Tébessi remet à Bennabi un livre en arabe ayant
pour titre Es-Siraâ (Le Conflit) écrit par un Saoudien et traitant du rôle des juifs dans la direction du monde. Il
lui propose d’en traduire certaines parties, de les compléter par des commentaires et de le publier sous leurs
deux noms. Bennabi fait le travail en quelques jours et le soumet au cheikh. A sa lecture, celui-ci se rétracte. Il
n’est plus question de le publier. L’opuscule s’intitulera finalement Le PAS algérien.(1)
Devant la rétractation du cheikh, Bennabi le propose sous son seul nom au comité directeur du journal du PPA
Le Parlement qui a remplacé l’Oumma. La direction refuse son édition. Quelques jours après, il rédige un article
intitulé «Ni pour le fascisme ni pour le satanisme»(2) et le propose au journal du PPA. Essuyant un nouvel
échec, il le traduit en arabe et l’envoie à un journal tunisien. Refus. Il fulmine contre les «zaïms et les
zaïmillons, les âlems et les âlimillons, les traîtres et les traîtrillons» qui s’apprêtent à soutenir la France dans le
conflit contre l’Allemagne. En 1942, Bennabi est à Dreux. Il rêve d’aller au Japon où le gouvernement venait de
lancer, à l’occasion de la célébration du bimillénaire de l’Empire, un concours international pour le «meilleur
article sur la civilisation japonaise». Bennabi avoue ne rien savoir sur le sujet, mais il pensait depuis
l’adolescence que le Japon pouvait sauver le monde musulman des griffes de la colonisation franco-britannique
: «Vue simpliste sans doute… Mais quel est le musulman de ma génération, de ma formation, qui n’ait pas eu
un dada de ce genre : Abdelkrim, Kemal, Ibn Séoud, Hitler… Moi, j’avais le mien : le Mikado.» Alléché par la
perspective ouverte par le concours, il rédige une dissertation sur un asiatisme qu’il imagine fondé
spirituellement sur l’islam et techniquement sur la puissance japonaise pour faire pièce au colonialisme
occidental.
Il l’intitule «L’Islam et le Japon dans la communauté asiatique» et va le déposer à l’ambassade du Japon à Paris.
Il dira : «Cet écrit inaugura ma vie d’écrivain…» Il existe toujours dans les archives du Kokusai Simbum. Cette
vue de l’esprit d’une association des valeurs de l’islam asiatique et des moyens des principales puissances de
l’Asie (Japon, Chine, Inde), Bennabi y croira et voudra même la voir prendre corps dans les années cinquante
quand il en fera le thème central du livre qu’il publiera au Caire en 1956 sous le titre de L’afro-asiatisme. Sauf
que, dans le livre, ce n’est plus le Japon qui est la pièce maîtresse de l’ensemble, mais l’Inde de Nehru et la
Chine de Mao. Bennabi a légué un lot de manuscrits et d’inédits qui ont été confiés par sa famille à Nour-
Eddine Boukrouh en 2005 qui les a exploités sous son contrôle. C’est ainsi qu’ont été publiés en 2006 son livre
L’islam sans l’islamisme, vie et pensée de Malek Bennabi qui est une introduction générale à sa pensée, et la
première autobiographie complète de Malek Bennabi sous le titre de Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant,
l’Etudiant, l’Ecrivain, les Carnets sur la base de ces inédits. Ces ouvrages ont été édités par les éditions Samar
qui ont également publié le Livre et le Milieu humain, un inédit en langue française remontant à 1959, le texte
original en français de la Lutte idéologique, le texte original en français de Naissance d’une société, et le texte
original en français de le Problème de la culture. Il faut signaler qu’une édition pirate du manuscrit de
Pourritures (rédigé entre 1951 et 1954 et couvrant la période 1939-1954) a circulé avant d’être retirée de la
circulation il y a quelques années après une plainte de la famille. Il s’agit d’un brouillon et de notes éparses dont
on ne sait pas si leur auteur allait les publier ou non. En tout cas, ce n’est pas dans cet état qu’il l’aurait fait. Il
en est de même de Vocation de l’islam, deuxième partie qui a été publié il y a quelques années à l’état de
brouillon par la maison d’édition syrienne Dar al-Fiqr sans l’autorisation de la famille de l’auteur sous le titre le
Problème juif. Le Problème juif a été annoncé par Bennabi comme livre «à paraître» dans Perspectives
algériennes (1964). C’est un manuscrit de 136 pages écrit entre le 5 décembre 1951 et le 22 janvier 1952, soit en
l’espace d’un mois et demi. Bennabi venait d’achever Vocation de l’islam. Il comporte une introduction de 11
pages, deux parties principales («Esotérisme du monde moderne» et «Le monde nouveau») et une conclusion de
deux pages.
La première partie se subdivise en seize chapitres intitulés : «Arcanes du monde moderne», «Sens de la
Diaspora», «Le Juif en Europe», «La légende du Juif errant», «Le Juif intellectuel», «Le Juif citoyen», «Le Juif
moderne», «Le Juif doctrinaire», «Le Juif mondial», «Le Juif jette le masque», «La fin d’une époque», «La
guerre», «Stratégie de la prochaine guerre», «Neutralisme musulman», «Neutralisme musulman et diplomatie
occidentale», et «Conséquences internationales du neutralisme musulman».
La seconde partie, beaucoup plus courte (30 pages sur 136), se subdivise, elle, en cinq chapitres : «Le problème
d’une civilisation», «Choc en retour de la guerre», «Planisme et prosélytisme», «Le plan musulman», et
«Fraternité et fraternisation». Bennabi explique dans l’introduction que si Vocation de l’islam est une étude
interne du monde musulman sous l’angle de la colonisabilité, une vue rétrospective de sa ligne d’évolution,
Vocation de l’islam II est une étude externe pour situer le problème musulman dans le problème général du
monde qui vient».
Il a été écrit dans une ambiance psychologique particulièrement tendue et son auteur l’assimile à un
«testament». Les dernières lignes de Vocation de l’islam, rappelons-nous, faisaient état de «l’hypothèse d’une
guerre mondiale où risqueraient d’être au moins transformés tous les aspects connus de l’existence humaine».
Sans perdre de temps, Bennabi veut profiler le nouveau monde qui naîtra des ruines de l’ancien, condamné à
cesser d’être car partagé en deux blocs opposés détenant chacun les moyens de le détruire en totalité. Il
prophétise qu’«à l’issue de la prochaine guerre, il n’y aura pas des alternatives : le nouveau monde sera grosso
modo ou communiste ou capitaliste. L’un des deux régimes doit disparaître». Cette prédiction s’est réalisée
quarante ans plus tard.
Il estime que les facteurs qui ont conduit le monde à cette situation ne sont pas tous connus des hommes. Les
facteurs «ésotériques» doivent être révélés aux générations futures afin qu’elles édifient le monde nouveau sur
des bases saines et écrit : «Pour comprendre un monde, il ne s’agit pas de le saisir dans ses apparences, mais
dans son âme.
Ses manifestations apparentes ne sont le plus souvent que les effets d’une lampe magique qui projette sur
l’écran de l’histoire des scènes apprêtées. Ce qui importe, c’est l’intelligence et la main qui font cette histoire
factice. Ce qui importe, c’est la force créatrice qui est derrière ces manifestations, la cause de ces effets : la
force qui ramène la multiplicité apparente que nous constatons à une unité fondamentale imperceptible au
regard commun, invisible à l’œil intelligent, inaccessible à la pensée qui ne sait pas penser.»
Devant ce qui lui semble être inéluctable, une troisième guerre mondiale qui pourrait durer, selon lui, «cent
ans», toute sa pensée est tendue vers le sort des musulmans et de l’islam. Il voit trois issues à cette guerre : la
victoire du capitalisme, la victoire du communisme ou la disparition des deux antagonistes, puis ajoute : «Il y a
en réalité une quatrième éventualité : celle d’une réconciliation entre l’Est et l’Ouest.» N’est-ce pas ce qui s’est
finalement réalisé avec l’entrée des anciens pays de l’Est dans l’OTAN et l’Union européenne ? Pourtant
Bennabi s’empresse d’écarter cette éventualité qu’il a eu le génie d’anticiper sans trop y croire. Il recommande
le «neutralisme» pour le monde musulman, ce qui lui éviterait la destruction et lui offrirait les chances d’un
développement rapide. Cette option le rapprocherait de l’Inde dont c’est déjà la politique officielle. En écrivant
ces lignes, il pose en fait les fondements doctrinaux de L’afro-asiatisme.
En cette fin de l’année 1951, il invite le monde musulman à «posséder la technique, dompter l’énergie
atomique, exprimer ou incarner le mondialisme, avoir le sens de la planification… C’est à cette condition qu’il
pourra être en harmonie avec les dominantes et les tendances, les besoins et l’esprit de l’époque prochaine.
C’est aussi à cette condition qu’il pourra corriger le capitalisme et le communisme, supprimer le racisme et le
colonialisme, sans laisser au juif la direction du monde». Il considère que le choc en retour de la guerre a des
chances de ramener, sur le plan moral, le monde à l’islam et écrit : «C’est un déluge qui vient… Mais quand les
éléments déchaînés se seront de nouveau apaisés, quel limon, quelle boue, quel dégoût auront-ils laissé dans les
consciences, dans les esprits des pays civilisés ?» Il faudra au monde une «idée consolatrice» que ni le
christianisme ni le communisme ne pourront lui proposer : «C’est essentiellement à cette recherche des hommes
rescapés d’un déluge de feu et de fer que devrait répondre la vocation de l’islam dans le monde qui vient… Le
mondialisme réclame une unité morale qui s’identifie à la pensée coranique renforcée par le cours même des
évènements… L’islam s’identifie désormais à la finalité du monde.»
Bennabi cherche dans ce climat de guerre froide à percer le brouillard pour tracer le chemin que doit suivre le
monde musulman. Il n’exclut pas «qu’une coalition d’intérêts et d’idées se forme contre le monde musulman»,
hypothèse qui est en train de prendre corps en ce début du troisième millénaire où les Etats-Unis, Israël,
l’Europe et la Russie semblent chercher une alliance, stimulés en cela par la «lutte contre le terrorisme» et la
peur de la «bombe islamique». Dans une note du 8 avril 1968, il écrit, plus directement : «Le dernier round de
l’histoire sera entre les juifs, appuyés par le monde entier soumis à leur influence politique ou idéologique, et
l’islam. C’est la logique de l’histoire.»
J’ai trouvé dans les archives de Bennabi un manuscrit dont je n’ai entendu parler pour la première fois qu’en
2003, lors d’une rencontre à Beyrouth avec Omar Kamel Meskawi, intitulé «Le livre et le milieu humain». Il
consiste en une étude d’une quarantaine de pages datée du 25 mai 1959 dans laquelle Bennabi analyse le
pouvoir des livres et des idées dans une société civilisée (à travers l’exemple du Capital de Karl Marx dans
l’Europe des XIXe et XXe siècles) et dans une société sous-développée (à travers l’exemple du sort fait à son
propre livre L’afro-asiatisme dans le monde afro-asiatique).
La vie et l’œuvre de Bennabi tirent leur sens d’un principe : à l’origine, il y a le verbe, c’est-à-dire l’idée, et
cette dernière a pour véhicule le livre, qu’il soit divin ou humain. C’est ainsi que très tôt il a fait sienne une
formule de l’essayiste français Louis de Bonald selon laquelle : «De l’Evangile au Contrat social, ce sont les
livres qui ont fait la révolution.» Non seulement il y croit, mais il a lui-même voulu faire une «révolution»
intellectuelle, psychologique, civilisationnelle en s’évertuant à connecter son œuvre sur les évènements de son
temps pour les orienter dans un sens donné. Tous ses livres visent une fin précise : provoquer une renaissance,
susciter une nouvelle politique dans le monde, hâter la «fin de l’histoire» (expression qu’il a utilisée un demi-
siècle avant Francis Fukuyama)… Les titres qu’il a donnés à ses livres ne sont que des confirmations de cette
volonté obstinée : Les conditions de la renaissance, Vocation de l’islam, L’afro-asiatisme, Le rôle et la mission
du musulman… Plus que des titres, ce sont des flèches, des panneaux indicateurs, des feuilles de route, des
plans d’action…
Cette intention n’a nulle part été aussi puissamment affirmée que dans L’afro-asiatisme dont la malheureuse
carrière lui a inspiré la rédaction de Le livre et le milieu humain qu’il a complètement oublié depuis son écriture
en 1959. Est-il possible qu’un auteur oublie pendant plus de treize ans l’existence d’un travail qu’il a réalisé ?
C’est pourtant ce qui est arrivé à Bennabi avec ce manuscrit d’une quarantaine de pages qu’un jour de l’année
1972 Omar Kamel Meskawi lui a restitué.
Bennabi l’a écrit pour expliquer les raisons pour lesquelles L’afro-asiatisme n’a pas eu le succès escompté, un
succès dont il était absolument certain. Il avait pourtant fait l’objet d’une présentation dans Le journal de
Genève du 8 mai 1957, a été salué dans des publications spécialisées et cité dans les ouvrages consacrés à la
conférence de Bandoeng. Jean Lacouture, et plus tard Boutros-Boutros Ghali y ont fait largement référence dans
leurs livres. Mais Bennabi en attendait assurément plus. Pour lui ce livre de doctrine était appelé à faire date,
comme Le Capital de Karl Marx auquel il le compare.
En faisant ce rapprochement, il est amené à nous expliquer pourquoi et comment le livre de Marx a été porté par
«le milieu humain dans lequel il est apparu, c’est-à-dire l’Europe du XIXe siècle, quand la pensée marxiste est
venue emboîter le pas au positivisme d’Auguste Comte et au transformisme de Darwin. L’industrialisation et le
capitalisme lui ont servi de véhicule. Ce sont ces éléments philosophiques et sociologiques qui ont nourri la
pensée marxiste et favorisé sa diffusion dans le sillage des philosophies matérialistes… Tout livre de doctrine
prend ainsi sa signification aux yeux de ses contemporains par un double aspect : par son propre contenu qui
représente sa valeur intrinsèque, et par les circonstances qui l’entourent qui représentent, en somme, ses chances
de succès. On peut donc, à propos du livre de Bennabi, poser deux questions : 1°) Quelle est sa valeur doctrinale
? 2°) Quelles étaient ses chances de succès ?»
Nous avons bien lu : Bennabi parle de lui et se nomme dans ce livre dont il est à la fois l’auteur et l’objet.
Revenant au parallèle avec Le Capital de Marx, il relève : «C’est la carte historique et sociale du monde
européen —après les guerres napoléoniennes — qui explique l’histoire du marxisme depuis son apparition : elle
indique les courants qui l’ont favorisé et les courants qui lui ont été contraires. Mais le milieu qui entoure le
livre de Bennabi est plus complexe. Sa carte est par conséquent plus complexe : elle doit indiquer en effet les
éléments qui proviennent proprement du monde colonisé et d’autres du monde colonisable.»
L’idée afro-asiatique, portée par Bennabi bien avant la conférence de Bandoeng, était en filigrane dans les
derniers chapitres de Vocation de l’islam II comme on l’a montré et dans des articles comme «De Genève à
Colombo» (La République algérienne du 7 mai 1954) où il écrivait, parlant de la réunion qui venait de se tenir
dans cette ville et de l’appartenance géographique des pays qui y ont été représentés un an avant Bandoeng :
«Cette zone correspond idéologiquement à celle de la pensée islamique et de la non-violence, c’est-à-dire
l’espace de deux civilisations — l’islam et l’indouisme — qui recèlent aujourd’hui d’immenses réserves
spirituelles pour l’humanité.»
Cette idée allait se heurter à trois vents contraires provenant simultanément du monde colonialiste, du monde
communiste et du monde afro-asiatique lui-même. Quand il adaptera le livre qu’il a commencé à écrire avant la
Conférence de Bandoeng à l’évènement et à ses promesses, Bennabi voudra donner à cette réunion hétéroclite
de peuples et d’intérêts le lien doctrinal qui lui manquait, le ciment idéologique qui lui faisait défaut car
Bandoeng n’a été en lui-même qu’un acte diplomatique sensationnel mais dépourvu de toute base idéologique.
C’est donc à une initiative sans support objectif réel et sans prolongement dans l’âme des peuples que Bennabi a
voulu donner un liant («une culture afro-asiatique») et des intérêts communs (une «économie afro-asiatique»).
Telle est l’histoire de ce livre, de ce rêve, de ce défi d’un homme seul, ne bénéficiant du soutien d’aucun pays,
pas même du sien représenté alors par la «Délégation extérieure du FLN» puis le GPRA. Au moment où il
rédige Le livre et le milieu humain, Bennabi est encore certain que L’afro-asiatisme sera un livre qui comptera
aux yeux de la postérité comme un des grands livres du XXe siècle, de même que «Le Capital de Marx
représente pour notre génération le livre du XIXe siècle». Mais cette conviction n’a pas dû subsister longtemps
en lui puisque le travail à peine terminé le 25 mai 1959, il oubliera totalement qu’il l’a écrit. Il confiait déjà dans
ses Carnets un an plus tôt : «J’ai écrit L’afro-asiatisme à 52 ans avec la conviction que ce livre allait
définitivement me sortir de l’ombre, me permettre enfin d’aspirer à une vieillesse confortable… J’étais sûr que
le livre serait traduit dans les pays de Bandoeng, d’autant plus que j’avais l’appui de New Delhi. Tout cela est
parti et mon espoir est par terre pour de bon cette fois-ci… Tout s’est écroulé comme au mois de juillet 1936 et
au mois d’août 1944… Je demande constamment à Dieu de me délivrer, de hâter mes pas» (note du 26 février
1958).
Depuis sa mort, Bennabi a été fréquemment réédité en Algérie et dans le monde arabe. Mais suffit-il de rééditer
ses ouvrages, en leur conservant leur hermétisme, et de déclamer dans les conférences et les colloques qui lui
sont consacrés ici et là qu’il est un «grand penseur» sans dire en quoi et par quoi il se distingue des autres? Ce
qui manquait, c’était de donner sens à cette pensée, de la mettre en face des questions toujours en suspens, de la
faire parler pour déterminer en quoi elle peut être utile. Cette tâche ne peut être du ressort du militantisme qui,
en lui donnant vaillamment du «penseur de l’islam» sans autre approfondissement, concourt à le couper de la
pensée humaine, des lumières de la pensée universelle, lui qui était un mélange réussi d’âme et de raison, de foi
et de rationalité, une synthèse des valeurs islamiques et de l’humanisme le plus large. Alors qu’il voulait donner
pour finalité à la religion la civilisation, on a fait en sorte qu’il ne figure que sur les tablettes inutilement
surencombrées de la «pensée musulmane».
Nous avons essayé de faire connaître de l’intérieur cette pensée et les conditions dans lesquelles elle s’est
formée, de présenter sous son éclairage particulier l’histoire de l’Algérie entre les années 1920 et 1970, celle
des idées sociales et politiques qui l’ont traversée sous la colonisation, celle du mouvement national puis de la
guerre de libération, celle de la première décennie de l’indépendance. Le même éclairage est projeté sur la
marche du XXe siècle avec des focus permanents sur ce qui se passe dans les pays arabes et musulmans. C’est
alors qu’apparaît dans toute son urgence le besoin de connaître cette pensée qui peut nous aider à comprendre
notre état actuel et peut-être à en sortir. Les faits postérieurs à ses livres, à sa mort, établissent la justesse de ses
jugements, de ses analyses, de ses recommandations, de ses critiques.
Ce contre quoi il a mis en garde s’est produit. Mais, des deux jugements suivants, lequel se confirmera dans les
temps à venir : est-ce celui qu’il a mis dans cette note du 20 août 1966 où il dit : «Mes idées circulent
aujourd’hui dans le monde musulman comme la semence de demain», ou celui qui figure dans la note du 29
mars 1967, quand, désespérant de ceux qui venaient à son séminaire, il a écrit : «Je suis persuadé que personne
n’a compris mon message» ?
N. B.

1) Le «PAS» est la réunion de trois initiales signifiant «Parti Apolitique et Social». Dans une autre version de
ses Mémoires inédits, Bennabi affirme avoir fait parvenir ce texte au consul général d’Italie à Constantine.
L’intermédiaire à qui il l’a confié lui a rapporté la réaction du consul : «Ça, ça doit être publié.»
2) Dans une autre version des Mémoires inédits, ce titre est donné pour être «Ni pour la dictature ni pour la
démon-cratie».

Pensée de Malek Bennabi (20) La décadence du monde musulman

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

La plupart des historiens conviennent que les déboires de la civilisation islamique ont commencé trente ans
environ après la mort du Prophète avec la remise en cause de la légitimité du calife Ali par le clan des Banu
Omayya et la bataille de Siffin sur laquelle elle a débouché. C’est là qu’est survenue la grande «fitna» qui a mis
fin à l’ordre moral, social et politique instauré par les quatre califes qui ont succédé au Prophète.
Le coup d’Etat de Moawiya a provoqué la division des musulmans en courants rivaux (les sunnites qui ont suivi
Moawiya, les chiites qui ont suivi Ali, et les kharidjites qui renvoyèrent dos à dos l’un et l’autre), division qui
prévaut à ce jour. Il les a divisés collectivement et individuellement entre la reconnaissance du fait du prince et
la fidélité à la fraîche tradition de dévolution du pouvoir, il a provoqué dans leur esprit une séparation entre le
principe coranique et la vie politique, entre la morale et les intérêts, entre la mosquée où l’on célèbre le culte du
despote et ce qu’on pense au fond de soi. La bataille de Siffin s’est soldée par la mort de plus de 40 000
musulmans, chiffre énorme quand on sait qu’à la mort du Prophète la communauté musulmane comptait
quelque 124 000 personnes(1).
Ce n’est pas sans raison que Bennabi a vu dans cette crise une rupture qui allait affecter à jamais l’inconscient
collectif musulman : «La cité musulmane a été pervertie par les tyrans qui se sont emparé du pouvoir après les
quatre premiers khalifes. Le citoyen qui avait voix au chapitre dans tous les intérêts de la communauté a fait
place au “sujet” qui plie devant l’arbitraire et au courtisan qui le flatte. La chute de la cité musulmane a été la
chute du musulman dépouillé désormais de sa mission de “faire le bien et de réprimer le mal”. Le ressort de sa
conscience a été brisé et la société musulmane est entrée ainsi progressivement dans l’ère post-almohadienne où
la colonisabilité appelait le colonialisme» (préface de 1970 à la réédition de Vocation de l’islam).
L’événement était comme on l’a vu colossal : les descendants directs du Prophète, la plus célèbre de ses
épouses et ses plus proches compagnons se sont dressés les uns contre les autres dans des affrontements
impitoyables, des membres d’une même famille s’entretuaient sur les champs de bataille, le clanisme et le
tribalisme combattus par l’islam avaient resurgi, brisant la communauté qu’il avait instaurée entre eux. C’était
une guerre civile aux proportions dramatiques car elle intervenait alors que le souvenir du Prophète et de la
révélation coranique étaient encore frais dans les mémoires : «Le Coran, en tant que système philosophique,
était une science qui dépassait singulièrement l’horizon de la conscience djahilienne. Il en est résulté une
rupture entre ceux qui avaient assimilé la nouvelle pensée, la pensée coranique, et ceux qui demeuraient
attachés à la tradition, à des conceptions sociales, à des conditions de vie que le Coran venait précisément
abolir. Ce phénomène est le fond même de l’histoire musulmane depuis treize siècles ; il disparaît sous des
vêtements historiques mais des luttes intestines le font périodiquement resurgir d’une crise à l’autre» (Vocation
de l’islam).
La nouvelle civilisation était frappée alors qu’elle était en phase ascensionnelle, période que Bennabi désigne
par l’expression phase de l’âme, car la tension spirituelle qui anime les acteurs est à son comble. C’est le
moment où l’idée-force est tendue à l’extrême. Après Siffin, l’ère de la décompression commence, marquée par
un mouvement non plus vertical, mais horizontal. La civilisation n’étant plus propulsée par sa «vitesse
d’échappement» décline peu à peu jusqu’à l’arrêt final : «Cette date qui semble avoir été peu remarquée sinon
pour l’histoire des idées schismatiques dans le monde musulman est cependant une date capitale car elle marque
le tournant temporel de l’islam et à peu près la fin de son épopée spirituelle, c’est-à-dire à certain égard le
commencement de la décadence ou, tout au moins, son signe précurseur… La civilisation n’évolue plus en
profondeur dans l’âme humaine mais à la surface de la terre qui exercera sur elle désormais sa terrible pesanteur
depuis les confins de la Chine jusqu’à l’Atlantique. A partir de Siffin, c’est la phase expansive en quelque sorte
marquée tout au long des noms illustres des al-Kindi, al-Farabi, Ibn Sina, Abou-l-Wafa, al-Battani, Ibn Rochd,
etc., jusqu’à Ibn Khaldoun dont le génie mélancolique éclairera le crépuscule de la civilisation musulmane…
C’est ainsi qu’après avoir été le moteur d’une brillante civilisation, le musulman s’est trouvé, par une phase de
querelles de toutes sortes, de guerres de tawaïfs, de razzias, ramené à son stade actuel…» (Vocation de l’islam).
Sous les quatre premiers califes et les Omeyades la civilisation musulmane réalise l’essentiel des conquêtes
territoriales.
Pendant les trois premiers siècles du règne abbasside elle connaît sa plus forte période de créativité intellectuelle
(du VIIIe au XIIe siècle) : les sciences se développent, la littérature brille de ses plus belles productions, la
traduction des œuvres grecques donne une impulsion à la philosophie… Le mouvement de traduction des chefs-
d’œuvre de la pensée grecque (Hippocrate, Galien, Platon, Aristote…) en arabe a pris son élan à Baghdad sous
le règne d’al-Ma’moun(2), d’al-Mu’taçim et d’al-Wathiq, entre 813 et 842, c’est-à-dire la période où les califes
étaient eux-mêmes des partisans de l’école «mu’tazilite» (rationaliste). Bennabi résume cette période : «On peut
dire qu’à l’époque de Farabi la société musulmane créait des idées, qu’à l’époque d’Ibn Khaldoun elle les
transmettait à l’Europe, et qu’après Ibn Khaldoun elle n’était plus capable ni d’en créer ni d’en transmettre» (Le
problème de la culture). A partir du XIe siècle, il n’y a plus une mais des civilisations musulmanes : arabe,
persane, turque, maghrébine… Cette brillante civilisation n’est plus que la pâle copie d’un modèle conçu pour
être éternel et Bennabi lui accorde à peine le titre de civilisation. Mieux encore, il ne va même pas inclure dans
cette dénomination l’empire mongol, l’empire perse safavide, l’épopée timouride ou l’ère ottomane.
Au plan intellectuel et mental la décadence est présentée par lui comme «l’impuissance à dépasser le donné, à
aller au-delà du connu, à franchir de nouvelles étapes historiques, à créer et assimiler du nouveau» (Vocation de
l’islam). Les portes de l’ijtihad ont été fermées à l’époque d’al-Achaâri et d’ al-Ghazali. C’est de là que va
découler la psychologie fataliste, le repli de la société sur elle-même, la fin de la recherche et de l’innovation
qui n’existent que si elles sont portées par l’esprit critique. Les idées semées par al-Achaâari, al-Ghazali et leurs
continuateurs vont dégénérer en fatalisme, en maraboutisme, en culte des saints, en «sauve-qui-peut social».
Visant cette époque, Bennabi note dans Majaliss Dimashq : «Ainsi, nous avons unanimement décidé de mettre à
l’arrêt notre raison dans nos activités intellectuelle, terrestres et célestes».
Quoiqu’il en soit, Siffin n’était pas un accident de parcours mais un précédent qui allait se perpétuer
systématiquement sous forme de dynasties héréditaires, de dictatures civiles ou militaires, c’est-à-dire de
despotisme. Le premier crime de Moawiya a été le coup d’Etat qu’il a fomenté contre Ali par la ruse et la
corruption. Son second crime est d’avoir, avant sa mort, introduit la dynastie, c’est-à-dire le pouvoir familial et
despotique dans l’histoire de l’islam en obligeant la communauté à faire allégeance (bay’a) à son fils Yazid.
Mais il faut dire que ni les Abbassides ni les pouvoirs musulmans qui ont surgi par la suite n’ont cherché à
corriger cette hérésie ou voulu adopter des formes de «gouvernement démocratique». Il peut même paraître que
Moawiya soit exemplaire à cet égard car lui au moins a évité toute prétention à l’autorité religieuse quand ses
successeurs se voudront qui «ombre de Dieu sur le terre» qui «imam infaillible».
Alexis de Tocqueville a décrit les effets psychologiques et sociologiques du despotisme : «Il retire aux citoyens
toute passion commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de s’entendre, toute occasion d’agir ensemble ; il les
mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se mettre à part, il les isole ; ils se refroidissent les
uns pour les autres, il les glace…»(3) Description frappante du phénomène de dislocation du réseau des
relations sociales mis par Bennabi à l’origine de la décadence et de la colonisabilité : «Les complexes qu’une
culture et une longue tradition ont déterminés deviennent impropres à produire et à entretenir le mouvement
social normal, provoquant une espèce de paralysie dont les effets ne deviennent visibles qu’à travers les
épreuves d’une société et les vicissitudes de ses institutions.» Comme certaines maladies, la décadence est
héréditaire, elle est transmise d’une génération à l’autre par des germes qui sont les représentations mentales, les
habitudes, les traditions… Bennabi écrit : «Toute modification d’un complexe psychologique a pour
conséquence une modification sociale correspondante, en bien ou en mal(4)… Les idées sont les “microbes” qui
transmettent et perpétuent à travers le temps les maladies sociales…»
C’est de l’an 1369 après J.-C. que Bennabi date le point d’inflexion de la civilisation musulmane. Cette date
correspond à la fin d’un cycle de civilisation qui a commencé avec Abou Bakr et s’est terminé avec les
Almohades. On peut dire en gros que la civilisation islamique a connu à l’intérieur de ce grand cycle un cycle
proprement arabe (de la fondation de l’Etat musulman à l’avènement des Abbassides en 750), un cycle arabo-
persan (de 750 à l’avènement des Mongols en 1258), un cycle arabo-berbère en Afrique du Nord et en Espagne
avec les Almoravides et les Almohades, un cycle ottoman (de 1517 à 1924), ainsi que plusieurs cycles à
vocation régionale en Inde et en Asie centrale dans l’intervalle. Ce qui va se passer, c’est une marche en arrière,
une régression : l’homme civilisé, ayant perdu son élan civilisateur, devient incapable d’assimiler et de créer des
idées ; il ne sait plus appliquer son génie au sol et au temps ; la vie sociale fait place à la vie végétative, la
synthèse fondamentale (homme-sol-temps) se désagrège, l’homme post-almohadien va remplacer le musulman
civilisé et incarner la colonisabilité.
Contemporain et témoin de ce point d’inflexion, Ibn Khaldoun a dressé un tableau saisissant de ce coucher de
civilisation : «Le Maghreb n’était pas un pays pauvre. Sous les Almohades il était dans de bonnes conditions
avec un revenu important. Mais, aujourd’hui, la situation est mauvaise parce que le Maghreb est bien déchu de
son faste d’antan… Le temps n’est plus où son rayonnement s’étendait entre la Méditerranée et le Soudan, et du
Sousse marocain jusqu’à la Cyrénaïque. Aujourd’hui c’est presque partout un désert, sauf sur le littoral et les
collines voisines… Alors, le déclin commence, la prospérité diminue, la population décroît, les techniques se
ralentissent. En conséquence, on perd l’habitude de bâtir des édifices élégants et solides, la main-d’œuvre
diminue avec le nombre des habitants ; on ne trouve presque plus de pierre, de marbre et d’autres matériaux, on
utilise des pierres de réemploi… Après quoi, on revient à la mode bédouine, avec du pisé au lieu de pierres, et
sans aucun ornement. Les villes retournent aux villages, aux hameaux, puis elles tombent peu à peu en ruine…
On dit couramment d’un pays civilisé qui se dépeuple qu’il perd sa substance ; c’est au point que même les
sources et les rivières cessent de couler. Car les sources ne jaillissent que lorsqu’on les creuse et qu’on en tire de
l’eau : autrement dit, il faut y travailler. C’est la même chose qu’avec les bêtes laitières. Des sources qui ne sont
plus utilisées et qu’on n’entretient plus se perdent sous terre, comme si elles n’avaient jamais existé… Lorsque
le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et sur l’Espagne, les sciences y déclinèrent et toute
activité scientifique y disparut, à l’exception de rares traces individuelles…
Si l’argent est rare aujourd’hui au Maghreb et en Ifriqiya, ce n’est pas le cas chez les Slaves et les Francs. S’il
est rare en Egypte et en Syrie, il ne l’est pas dans l’Inde, ni en Chine.
Ce n’est qu’un instrument, qu’un capital. C’est la civilisation qui en cause l’abondance ou la rareté… Baghdad,
Cordoue, Basra, Koufa… Au début de l’islam, c’étaient des villes très peuplées et policées.
Les sciences y étaient à l’honneur et les habitants étaient versés dans la terminologie scientifique, dans les
différentes branches du savoir ; ils se posaient des problèmes et inventaient de nouvelles spécialités. Ils étaient
en avance sur les anciens, comme sur les modernes. Mais, quand vinrent la décadence et la dispersion, ce fut
aussi la fin de la science et de l’enseignement dont la tradition fut transportée ailleurs»(5).
Terrible moment de vide historique où tout se fige comme sous l’effet d’un sortilège. Mais tel un enchanteur qui
se prépare à briser le sortilège, Bennabi nous éclaire sur les dessous du mystère et note dans Le problème de la
culture : «Lorsque l’œuvre d’Ibn Khaldoun a vu le jour dans le monde musulman, elle ne pouvait plus
contribuer ni à son progrès intellectuel ni social, parce que dans cette étape, elle représentait une idée isolée du
milieu réel. D’ailleurs, dans une pareille étape, ce n’est pas seulement l’idée qui perd sa signification culturelle,
sa faculté de créer des choses, mais réciproquement la chose elle-même ne peut plus engendrer des idées. Par
exemple, à quoi aurait servi la fameuse pomme de Newton si, au lieu de tomber sur l’illustre mathématicien,
elle était tombée sur son ancêtre de l’époque de Guillaume le Conquérant ? Il est évident qu’elle n’aurait pas
créé l’idée de la gravitation, mais tout juste un petit tas de fumier parce que l’ancêtre de Newton l’aurait tout
simplement mangée. Il est donc clair que l’idée et la chose n’acquièrent de valeur culturelle que dans certaines
conditions. Elles ne deviennent créatrices de culture qu’à travers un intérêt supérieur sans lequel la vie dans le
“monde des idées” et le “monde des choses” se fige comme dans de simples musées et perd toute efficacité
sociale véritable. On peut interpréter cet intérêt supérieur par rapport à l’individu comme la liaison organique
qui le lie au monde des idées et au monde des choses. Quand cette liaison fait défaut, l’individu n’a plus de
prise ni sur les idées ni sur les choses. Il glisse seulement sur la surface des choses sans les pénétrer et passe à
côté des idées sans les reconnaître. Et ce contact superficiel ne fait naître aucune interrogation, aucun problème.
Newton a interrogé la pomme parce qu’il y était attaché par un intérêt supérieur. A une autre époque, mille ans
plus tôt par exemple, il l’aurait simplement dévorée parce que “l’intérêt supérieur” faisait encore défaut dans la
société anglaise qui elle-même n’était pas née encore. Inversement, personne dans la société musulmane
jusqu’au XIXe siècle ne pouvait plus interroger l’idée d’Ibn Khaldoun parce que cette société n’avait déjà plus
un intérêt supérieur à la base de son activité intellectuelle et sociale. A partir de cette époque, le musulman
glissait à la surface des choses sans les pénétrer et passait à côté des idées sans les comprendre parce qu’il
n’avait plus de liaisons avec les unes et les autres. Il ne résultait plus de sa rencontre avec les réalités sociales ce
choc impétueux qui les transforme et le transforme lui-même». L’année 1492 qui marque la chute de Grenade,
dernier émirat musulman en Europe, est aussi celle de la découverte de l’Amérique qui marque le début du
monde moderne. Les musulmans ne sont plus en état de sommer les autres de s’islamiser. Au contraire, ce sont
les autres qui les invitent à changer de foi. C’est ainsi qu’en 1461, Pie II appelle le sultan ottoman à se convertir
au christianisme : «Tu es sans aucun doute le plus grand souverain du monde. Une seule chose te manque : le
baptême. Accepte un peu d’eau et tu domineras tous ces couards qui portent des couronnes sacrées et s’assoient
sur des trônes bénis. Sois mon nouveau Constantin et pour toi je serai un nouveau Sylvestre. Convertis-toi et,
ensemble, nous fonderons avec ma Rome et avec Constantinople — qui à présent t’appartient — un nouvel
ordre universel.»(6)
Alors que la modernité pointe à l’horizon, le crépuscule étend son ombre sur le monde arabe. Le Moyen-Age
finit pour l’Europe et commence pour le monde musulman. Les défaites et les pertes de territoires se succèdent
depuis la reprise de Tolède en 1085, de Cordoue en 1236, de Valence en 1246, de Séville en 1248, de Gibraltar
en 1462…
Les premiers traités de capitulation sont signés par l’Empire ottoman avec la France dès 1535, suivis d’autres
accords avec les Anglais et les Italiens qui concurrencent le commerce musulman en Méditerranée grâce à des
navires plus performants. Des négociants et des comptoirs sont installés dans les principaux ports qui facilitent
le transfert du contrôle des routes commerciales, surtout la fameuse route des Indes, vers les puissances
européennes. Avec Souleiman le Magnifique (1520-1566) l’Empire ottoman arrive à son apogée. A sa mort au
champ d’honneur le déclin commence. Son fils, Sélim II (1566-1574) était, comme Yazid le fils de Moawiya,
surnommé «l’ivrogne». Sa flotte est battue à Lépante en 1571. Le commandant en chef de la marine ottomane
donne dans son rapport une explication au désastre : «La flotte impériale affronta la flotte des misérables
infidèles et la volonté d’Allah se détourna dans un autre sens.»(7)
Tandis que les Occidentaux développent leur information et leur connaissance des pays musulmans, ces
derniers ne voient aucune raison de s’intéresser à leurs modes de pensée, de vivre et de faire. L’orientaliste
anglo-américain Bernard Lewis note : «Du côté musulman, les réticences à se rendre en Europe étaient grandes.
Les juristes musulmans ont décrété qu’un musulman ne peut pas vivre en bon musulman dans une terre
infidèle… La conquête de l’Espagne soulevait un problème plus délicat encore : quand une terre musulmane est
conquise sur les chrétiens, les musulmans peuvent-ils rester sous domination chrétienne ? Là encore, de
nombreux juristes répondent par la négative.»
L’Occident émerge de la barbarie et, avec la Renaissance, se lance dans l’ère des découvertes et du progrès ; il
s’affranchit de la tutelle intellectuelle musulmane après en avoir intégré ce qui pouvait l’intéresser et se fixe de
nouveaux horizons ; la Réforme libère sa créativité philosophique et technique. Le monde musulman ne
remarque pas les importantes transformations mentales, techniques et militaires survenues dans cette aire qu’il
dédaigne et tient pour le territoire de la mécréance. L’Autriche, la Russie et la Pologne s’allient et battent les
Turcs auxquels elles arrachent d’importantes possessions. L’expansion de l’islam dans le monde est
définitivement stoppée.
C’est alors que les Ottomans prennent conscience de la puissance militaire et technique de l’Europe et
envisagent les premières réformes. Bernard Lewis décrit les circonstances morales et psychologiques de cette
prise de conscience : «Pendant des siècles, la réalité semble confirmer la vision que les musulmans avaient du
monde et d’eux-mêmes. L’islam représentait la plus grande puissance militaire : au même moment, ses armées
envahissaient l’Europe et l’Afrique, l’Inde et la Chine. C’était aussi la première puissance économique du
monde, dominant le commerce d’un large éventail de produits grâce à un vaste réseau de communications en
Asie, en Europe et en Afrique… Dans les arts et les sciences, l’islam pouvait s’enorgueillir d’un niveau jamais
atteint dans l’histoire de l’humanité… Et puis, soudain, le rapport s’inversa… Pendant longtemps, les
musulmans ne s’en rendirent pas compte… La Renaissance, la Réforme, la révolution technique passèrent pour
ainsi dire inaperçues en terre d’islam… La confrontation militaire révéla la cause profonde du nouveau
déséquilibre des forces… C’étaient l’inventivité et le dynamisme déployés par l’Europe qui creusaient l’écart
entre les deux camps.»
Le symposium international organisé à Bordeaux en juin 1956 pour étudier les causes du déclin culturel dans
l’histoire de l’islam a établi qu’il n’y eut plus de savants musulmans après l’inventeur du principe
logarithmique, le mathématicien algérien Ibn Hamza al-Maghribi, auteur de Tuhfat al-adâd fil-hisâb, qui parut
en turc sous le règne de Mourad III (1574-1595)(8).
En 1799, les Anglais signent un traité d’alliance avec Istanbul en contrepartie de nouvelles concessions. En
1802, la France reçoit les mêmes privilèges. En 1819, les Britanniques s’installent à Bahreïn. En 1830, l’Algérie
est occupée par les Français et devient une colonie de peuplement. En 1839, la Grande-Bretagne s’empare de
Aden et de la Côte des pirates (Emirats arabes). En 1856, au Congrès de Paris, les grandes puissances
obtiennent la mainmise sur les ressources des territoires ottomans et un contrôle financier sur ses recettes. En
1859, la France occupe la Mauritanie. En 1864, les Espagnols pénètrent au Sahara occidental. En 1881, la
France place la Tunisie sous protectorat. En 1882, l’Égypte, en difficulté financière, est à son tour mise sous
protectorat par l’Angleterre. Cette dernière détache le Koweït de Basra, en 1899. En Perse, le Shah Nasr-Eddin
est assassiné en 1896 pour avoir accordé des concessions de pétrole et de pêche aux Russes et de tabac aux
Anglais. En 1912, le Maroc est placé sous protectorat par la France alors que la Libye est envahie par l’Italie.
En 1916, les accords secrets de Sykes-Picot-Sazonow sont signés à Saint-Petersbourg entre la France,
l’Angleterre et la Russie. En 1917, Balfour proclame les droits des juifs en Palestine. En 1919, la Grande-
Bretagne signe avec l’Iran un pacte qui lui confie le contrôle de ses finances…
L’ensemble du monde arabo-musulman tombe sous la domination économique et financière occidentale. C’en
était bel et bien fini de la civilisation musulmane, jusqu’à ce que le colonialisme vienne secouer par ses
violences et ses défis la conscience musulmane : «Ce n’est pas sans raison que le monde musulman qui dormait
profondément depuis six ou sept siècles s’est réveillé soudainement au début du XXe siècle. Qui lui a dit que
c’était l’heure du réveil ? Peut-être avait-on fracturé la porte, ébranlé la maison, emporté pas mal de choses
précieuses et des tapis moelleux sur lesquels nous eussions pieusement continué à dormir... Si c’est cela le fait
colonial, il faut avouer que c’est lui qui nous a réveillés, plus ou moins brutalement, mais tant pis pour les
délicats qui s’endorment après de plantureux repas…» (les «CR»).
N. B.

1) Selon Aboul Fedda, cité par G.H Bousquet in Classiques de l’islamologie. Par ailleurs, Mawdudi nous
apprend dans son livre l’Etat idéologique que «les guerres menées par le Prophète en cinq ans pour la
conquête de l’Arabie n’ont pas fait plus de 1 200 victimes de part et d’autre».
2) Lorsqu’il reçut la capitulation de l’Empereur byzantin Michel II, Al-Ma’moun lui demanda au titre des
dommages et intérêts de lui remettre les ouvrages des philosophes non encore traduits en arabe.
3) Alexis de Tocqueville : L’ancien régime et la révolution, Ed. Mouyer, Paris 1967.
4) C’est Jung qui a découvert les «complexes» qu’il a définis comme étant des «images émotionnelles douées
d’une forte cohésion intérieure». Bennabi a une définition propre du «complexe psychologique» qui est la
fixation des habitudes, des traditions, des goûts dans les structures mentales et les comportements. Il est la
traduction de tout ce qui est hérité de la société : «C’est le mobile qui transforme instantanément une habitude,
bonne ou mauvaise, une tradition en usage, un acte concret, bon ou mauvais». C’est l’archétype, l’idée, qui
s’intègre à notre éthique personnelle sous forme de canevas mental de notre comportement social (Cf. Le
problème des idées, ébauche de 1960).
5) Al- Muqaddima, trad. V. Monteil, Ed. UNESCO, Beyrouth, 1968.
6) Jacques Attali : 1492, Ed. Fayard, Paris 1991.
7) Cité in Bernard Lewis : Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la modernité, Ed. Gallimard, Paris 2002.
8) Cf. Actes du symposium publiés sous le titre Classicisme et déclin culturel dans l’histoire de l’islam, Ed. G.P
Maisonneuve et Larose, Paris 1977.

Pensée de Malek Bennabi (21) La colonisabilité

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Si Bennabi a créé le néologisme, la thèse qu’il recouvre n’est pas nouvelle. Depuis l’adage universel selon
lequel «l’union fait la force» aux constats des historiens qui se sont penchés sur la chute des empires et l’étude
du déclin des civilisations, tout le monde convient qu’une nation ou une civilisation n’est pas tant défaite par
des agressions extérieures que par la perte de sa cohésion interne (luttes intestines, schismes religieux,
disparition de l’esprit collectif, cassure de l’unité nationale…). Lorsque les liens qui unissent les membres d’une
communauté se relâchent, ceux-ci perdent le sens collectif et se démobilisent des tâches d’intérêt général. Là où
le sens collectif existe, il est possible de parler de nation, d’opinion publique, de majorité silencieuse, de
gouvernement du peuple et de démocratie. Mais là où il n’existe pas, il est impossible de parler d’Etat, de
société ou de dynamique de développement.
Cette thèse, nouvelle et inattendue dans le contexte algérien de l’époque coloniale, fait bondir les milieux
nationalistes algériens et réagir furieusement les cercles intellectuels qui y voient une invalidation de leur
militantisme anticolonial et une justification du colonialisme. Bennabi fait presque figure de traître car ce
concept a été perçu comme une offense aux sentiments patriotiques et nationalistes, une dénaturation des faits
de l’histoire, une culpabilisation des Algériens alors que tout le monde se complaisait dans le rôle de la victime.
C’est comme s’il était venu leur dire : vous êtes doublement coupables, d’être colonisés et d’être colonisables.
Il écrit dans Vocation de l’islam : «Il y a un processus historique qu’il ne faut pas négliger sous peine de perdre
de vue l’essence des choses, de ne voir que leurs apparences. Ce processus ne commence pas par la
colonisation, mais par la colonisabilité qui la provoque. D’ailleurs, dans une certaine mesure, la colonisation est
l’effet le plus heureux de la colonisabilité parce qu’elle inverse l’évolution sociale qui a engendré l’être
colonisable : celui-ci ne prend conscience de sa colonisabilité qu’une fois colonisé. Il se trouve alors dans
l’obligation de se “désindigéniser”, de devenir incolonisable, et c’est en ce sens qu’on peut comprendre la
colonisation comme une “nécessité historique”. Il faut faire ici une distinction fondamentale entre un pays
simplement conquis ou occupé, et un pays colonisé. Dans l’un, il y a une synthèse préexistante de l’homme, du
sol et du temps qui implique un individu incolonisable. Dans l’autre, toutes les conditions sociales existantes
traduisent la colonisabilité de l’individu : dans ce dernier cas, une occupation étrangère devient fatalement une
colonisation. Rome n’avait pas colonisé mais conquis la Grèce. L’Angleterre, qui a colonisé 400 millions
d’Hindous parce qu’ils étaient colonisables, n’a pas colonisé l’Irlande, soumise mais irrédentiste. Par contre, le
Yémen qui n’a jamais cessé d’être indépendant n’en a tiré aucun profit parce qu’il était colonisable, c’est-à-dire
inapte à tout effort social. D’ailleurs, ce pays ne doit qu’au simple hasard des conjonctures internationales
d’avoir conservé son indépendance. Le Maroc, bien qu’indépendant jusqu’en 1912, n’avait pas tiré profit de
l’expérience de l’Algérie colonisée à ses propres frontières depuis un siècle. Et c’est seulement à partir du
moment où il est tombé sous le joug de la colonisation qu’il a entrepris de véritables efforts de redressement
sous l’impulsion de Sidi Mohamed Ben Youssef. Ainsi donc, la colonisation n’est plus la cause première à
laquelle on puisse imputer la carence des hommes et la paresse des esprits dans les pays musulmans.
Pour porter un jugement valable en ce domaine, il faut suivre le processus colonial depuis son origine, et non
pas s’en tenir au seul moment présent : il faut le saisir en sociologue et non en politicien. On se rend compte
alors que la colonisation s’introduit dans la vie du peuple colonisé comme le facteur contradictoire qui lui fait
surmonter sa colonisabilité. Si bien que, par l’intermédiaire du colonialisme qui se fonde sur elle, la
colonisabilité devient sa propre négation dans la conscience du colonisé, celui-ci s’efforçant alors de devenir
non colonisable… Une conclusion logique et pragmatique s'impose donc, c'est que, pour se libérer d'un effet, le
colonialisme, il faut se libérer d'abord de sa cause, la colonisabilité.»
Ceux à qui s’adressait cette audacieuse mise au point la reçurent comme un blanchiment du colonialisme. Mais
passé les premières réactions et les récriminations contre son auteur, l’analyse produisit l’effet d’un coup de
fouet sur les consciences car elle était aussi un appel à l’acte de libération. C’était comme s’il leur avait lancé un
défi : «Prouvez à vous-mêmes que vous n’êtes pas colonisables !»
Et les Algériens le prouveront quelques années plus tard de la plus belle façon. Il a suffi de la détermination de
quelques dizaines d’hommes pour que le processus de libération s’engageât. Huit ans après, le colonialisme
disparaissait de l’Algérie.
Par ce concept, Bennabi a donc voulu désigner un état des relations sociales, une qualité des rapports entre les
individus, une pathologie sociale qui empêche toute dynamique sociale… Beaucoup de peuples qui se sont
libérés du colonialisme au cours du dernier siècle ont vu leur état empirer et eux régresser, revenir à l’anarchie,
la guerre civile et aux querelles tribales. Face à l’ennemi, ils ont pu s’unifier, agir de concert, mais sitôt celui-ci
parti ce fut le retour à la division, à la corruption, aux coups d’Etat… La colonisabilité prend alors un nouveau
visage : elle devient sous-développement, dépendance extérieure, endettement, incapacité à se prendre en
charge… Il n’y a pas de corrélation entre les vertus patriotiques et la notion de civilisation, comme il y a une
différence énorme entre l’héroïsme des individus et leur aptitude à mettre en place une société et un Etat qui
fonctionnent et durent. Une société peut paraître encore prospère mais elle est déjà malade quand son réseau des
relations sociales est atteint, à la manière dont le virus HIV atteint le système immunitaire de l’homme
apparemment en bonne santé. La maladie sociale ne frappe pas les personnes mais les rapports qui les lient : le
«moi» des individus s’hypertrophie et l’individualisme se retourne contre le corps social ; les gens deviennent
réfractaires à la règle, à la loi, à la contrainte sociale ; ils se comportent sans égard pour le bien public ou
l’intérêt commun, chacun s’efforçant d’arracher ce qu’il peut à la collectivité : l’action concertée devient
difficile ou impossible. Il écrit dans Naissance d’une société : «Quand on étudie les maladies d’une société sous
divers aspects — économique, politique, technique — on étudie en fait les maladies du “moi” dans cette société,
maladies qui se traduisent en inefficacité de son réseau social. Et quand on oublie ou qu’on néglige cette
considération d’ordre psychologique, on juge de l’apparence des choses au lieu de juger de leur essence. On
cherchera par exemple à appliquer dans le domaine économique des solutions techniques suggérées par des
spécialistes européens ; mais ce sont des solutions parfois inefficaces parce qu’elles ne correspondent pas aux
données du “moi” dans les pays musulmans.»
Bennabi a écrit Les conditions de la renaissance (1949) où il a parlé pour la première fois de cette notion dans
un esprit de bréviaire : faire prendre conscience aux Algériens des causes de leur état de décadence et de
colonisabilité et désigner les voies et moyens de leur dépassement qu’il a justement nommées conditions de la
renaissance. Il commence par établir une distinction entre les facteurs endogènes de l’inefficacité, dus à la
colonisabilité, et les facteurs exogènes imputables au colonialisme. Il appelle «cœfficient autoréducteur»
l’ensemble des dispositions mentales par lesquelles un colonisé entretient son impuissance et justifie son
incapacité.
Ce complexe, constate-t-il, prend dans la vie quotidienne la forme de deux psychoses : celle de la «chose
facile», sentiment qui conduit à l’action aveugle, et celle de la «chose impossible», sentiment qui empêche
l’action et se manifeste dans les affirmations du genre : 1) Nous ne pouvons rien faire, parce que nous sommes
ignorants ; 2) Nous ne pouvons accomplir cela, parce que nous sommes pauvres ; 3) Nous ne pouvons envisager
cette œuvre, parce qu’il y a le colonialisme.
A ces prétextes, il oppose des questions précises et dérangeantes : que font les cadres instruits qui existent déjà
pour réduire l’ignorance ? Quel est le taux d’efficacité sociale des moyens financiers détenus par la bourgeoisie
musulmane ? Le coefficient autoréducteur superpose donc ses effets à ceux du coefficient colonisateur : «Que le
musulman n’ait pas tous les moyens désirables pour développer sa personnalité et actualiser ses dons, c’est le
colonialisme. Mais que le musulman ne songe même pas à utiliser efficacement les moyens déjà disponibles, à
fournir le sur-effort nécessaire pour relever son niveau de vie, même par des moyens de fortune, qu’il n’utilise
pas son temps dans ce but, qu’il s’abandonne au contraire au plan d’indigénisation, de chosification, assurant
ainsi le succès de la technique colonisatrice, c’est la colonisabilité.» (Vocation de l’islam ). Pour lui, le
dénominateur commun entre la décadence et la Nahda est l’homme post-almohadien qui survit sous des aspects
divers. Toute étude de la société musulmane peut être ramenée à une étude psychologique de cet homme «qui
était d’un côté capable de tendre simplement la main pour décrocher la lune, à ses yeux “chose facile”, et qui,
d’un autre côté, “n’aurait pas bougé le petit doigt pour chasser une mouche au bout de son nez, à ses yeux”
“chose impossible”». Et Bennabi de donner un échantillon de cette «psychose», quand «les Etats arabes se
trouvèrent soudain, en 1948, engagés avec une joyeuse légèreté dans l’affaire de Palestine qui paraissait aux
dirigeants “une chose si facile”»(1).
Au moment où il compose Les conditions de la renaissance, il pense que même en situation d’absence de l’Etat
il est possible de mobiliser le potentiel d’une société pour lutter contre l’analphabétisme et la pauvreté. Un fait,
tiré de l’expérience vécue, l’avait frappé et conforté dans ses vues. Après la défaite et l’occupation de la France,
le décret Crémieux qui avait mis sur un pied d’égalité juifs et Français est abrogé en octobre 1940. Les autorités
françaises en Algérie appliquent à la communauté juive le numerus clausus dans l’enseignement.
A la rentrée de 1941, près de 20 000 élèves sont renvoyés de l’enseignement public. La communauté juive
s’organise aussitôt pour faire face à la situation et développe un réseau d’enseignement privé dans toutes les
villes d’Algérie qui prend en charge l’ensemble de la population scolaire, ce qui rend sans effet le numerus
clausus instauré par le gouvernement de Vichy.
Bennabi oppose cet exemple vivant à la stérile politique de revendication suivie par les politiciens algériens de
l’époque. Il écrit dans Les conditions de la renaissance à ce propos : «En somme, on voulait appliquer à toute
leur vie dans ses activités intellectuelles, professionnelles et même confessionnelles un cœfficient réducteur par
lequel on visait à les diminuer socialement et moralement. Mais la réaction des Israélites fut prompte : dans
chaque famille des cours furent organisés avec des docteurs, des ingénieurs, des avocats pour maîtres bénévoles.
Jamais les synagogues ne furent plus pleines, ni l’activité du commerce juif plus débordante. La communauté
juive a traversé victorieusement les heures dures, malgré le coefficient réducteur : les enfants juifs n’ont pas
perdu un seul cours, leurs parents n’ont pas perdu une boutique, les synagogues n’ont pas perdu un seul fidèle.
Les Juifs ont triomphé parce qu’ils ont éliminé en eux toute cause de perte, de gaspillage, de dispersion, de
superfluité. Ils ont vaincu le cœfficient réducteur parce qu’ils étaient exempts du coefficient auto-réducteur.»(2)
Bennabi n’est pas le seul à avoir relevé cette différence fondamentale dans le comportement des communautés
juive et algérienne devant les épreuves de l’Histoire. Dans un livre rédigé un demi-siècle après par deux auteurs
juifs, une gravure de Philippoteaux datant des premières années de la colonisation de l’Algérie est commentée
en ces termes : «1840. Une rue d’Alger. Un groupe d’Arabes et de Maures devise paisiblement : l’un a une
moustache frisée et l’air martial, il se drape dans un burnous ; l’autre présente la tournure du marchand citadin ;
un autre encore porte de larges pantalons bouffants… A l’arrière-plan, silhouette sombre et démarche décidée,
passe un juif algérois.
Toute sa physionomie dénote la hâte, un air affairé… Le paradoxe de la présence juive en Algérie est tout entier
dans ce tableau : dans une société qui, à tous les desseins de l’impérialisme et à toutes les velléités
conquérantes, a opposé un durable immobilisme, le juif est celui qui va, qui vient, qui arpente la route de Goa et
de Tombouctou, qui campe dans les oasis, qui colporte dans les bourgades de la plaine côtière, qui anime les
fondouks de la côte. Quand les élites berbères ont renoncé à étendre un pouvoir politique qui unifierait les
tribus, lui continue à arpenter le Maghreb sans jamais baisser les yeux devant l’Occident, ni cesser de lorgner
ces riches contrées. Il est l’homme du mouvement. Mais il est aussi, par tradition immémoriale, par la rigidité
des réseaux communautaires et familiaux qui l’enserrent, celui en qui se concentre l’histoire du Maghreb central
et qui parvient malgré les guerres et les exodes, à réaliser pour lui ce dont rêve toute formation sociale éclatée :
assurer la filiation culturelle…»
Toute la problématique de la renaissance est dans ce contraste : l’immobilisme et la quiétude de l’Algérien
colonisé, parce que colonisable, et le mouvement et l’affairisme du juif, assimilé ou persécuté, mais
incolonisable. Les auteurs du livre veulent encore nous donner un aperçu du dynamisme de la communauté
juive en Algérie : «Les sociétés d’entraide sont nombreuses.» Constantine en compte plus d’une vingtaine,
depuis Beit Hazohar (l’hébergement des pauvres de passage), jusqu’à la société «Le Travail» qui place les
apprentis. Avec les Eclaireurs israélites de France, les mouvements de jeunesses, Hachomer Hatsaïr, Dror,
Gordonia, Bne Akusa, drainent plus de 2000 juifs. Les écoles de l’ORT (Organisataion, reconstruction, travail),
les écoles Ets Haïm maintiennent leurs activités. Et puis, ce sont les cérémonies conviviales qui manifestent la
cohésion du groupe : les visites réciproques de la Mimouna, les pèlerinages sur la tombe du «Rab» à Tlemcen
ou pour le «Sefer El Ghriba» de Bône auxquels on se rend en famille…(3)
Indépendamment des considérations stratégiques internationales qui ont joué en faveur de l’implantation de
l’Etat juif au cœur du monde arabe, il faut reconnaître les puissantes motivations et la profonde détermination
des Juifs à atteindre cet objectif : «L’an prochain à Jérusalem !» scandent-ils depuis des millénaires.
Dans son livre autobiographique, l’ancien Premier ministre israélien Golda Meir raconte son émigration en
Palestine en 1923, à l’âge de 23 ans, et son premier contact avec le monde arabe, à Alexandrie, où elle vient
d’arriver par bateau : «Nous connûmes notre première expérience du Moyen-Orient dans ce qu’il a de pire :
foules de mendiants, hommes femmes et enfants, vêtus de haillons, crasseux et couverts de mouches…»
A la fin des années trente, elle assiste en tant qu’observateur à une conférence internationale sur les réfugiés
juifs à Evian-les-Bains (France), à l’initiative du président Roosevelt et nous donne une idée de la profonde
détermination qui animait sa génération pour réaliser le projet de «renaissance juive» conçu un demi-siècle plus
tôt par Théodore Herzl (1860-1904) : «Assise dans cette grande salle splendide, regardant les délégués de
trente-deux nations se lever chacun à leur tour, et les écoutant expliquer combien ils eussent aimer pouvoir
absorber un nombre substantiel de réfugiés, mais comme il était malheureux que ce fut impossible, j’ai vécu une
expérience terrible…
Ce mélange de chagrin, de rage, de désillusion impuissante et d’horreur, j’aurais voulu me dresser et crier à tous
ces gens : “Est-ce que véritablement vous ne savez pas que ces statistiques cachent des êtres humains ?” A
Evian, je compris — peut-être pour la première fois depuis mon enfance en Russie — qu’il ne suffit pas, pour
un peuple faible, de démontrer la justesse de sa cause et de ses requêtes. A la question : “Etre ou ne pas être ?”
chaque nation doit apporter sa propre réplique à sa façon, et les juifs ne peuvent ni ne devraient jamais attendre
de qui que ce soit d’autre l’autorisation de rester en vie.»
Avant de quitter Evian-les-Bains, Golda Meir convoque une conférence de presse où elle dit aux journalistes :
«Il y a une seule chose que j’espère bien voir avant ma mort, et c’est que mon peuple n’ait plus jamais besoin
qu’on lui exprime sa sympathie.»(4) Ce qu’on lit par ailleurs dans ce livre sur le comportement des dirigeants
arabes révèle combien les fulminations de Bennabi contre le pipe-line de la trahison sont fondées.
Le débat sur la colonisabilité ne semble pas clos au regard de la situation actuelle du monde arabe, et il a même
été rouvert à la faveur de l’occupation de l’Irak par les forces anglo-américaines en avril 2003. C’est ainsi qu’en
réponse à l’intellectuel palestino-américain Edward Saïd qui avait dénoncé l’occupation de l’Irak un intellectuel
arabe, Khalid Kishtaini, publie un article dans Asharq al-Awsat où on peut lire : «Tous les sondages montrent
qu’une majorité d’Irakiens approuvent la guerre, l’occupation et l’administration occidentale, et souhaitent leur
maintien dans le pays.» Il s’interroge sur le bilan du monde arabe après un demi-siècle d’indépendance et
conclut à une régression : «La raison est que nous nous sommes libérés de la tutelle occidentale et que nous
sommes retournés à nos racines sous-développées… Je suis parvenu à la triste certitude que nous ne pourrons
pas, seuls, reprendre le train de l’évolution là où nous l’avons laissé dans les années 1940, afin de nous hisser au
niveau des nations en voie de développement. Nous n’y parviendrons pas sans un élément exogène qui puisse
nous emmener, voire nous conduire sur cette voie. Sans cet élément étranger occidental, les Irakiens n’auraient
pas pu se débarrasser du régime de Saddam Hussein.»(5)
On peut rapprocher ces propos des déclarations faites à l’occasion de la célébration, en 1930, du centenaire de la
colonisation en Algérie par certains notables locaux : «Nous avons le droit de nous réjouir maintenant et louer
Allah d’avoir appelé sur nous le bonheur en nous envoyant ces hommes, aujourd’hui nos amis, nos frères, qui
vinrent nous délivrer de l’ignorance le 14 juin 1830, date merveilleuse» (Hadj Hamou, enseignant). «Si les
Arabes avaient connu les Français en 1830, ils auraient chargé leurs fusils avec des fleurs» (Bachagha Bouaziz
Bengana).(6)
L’année où Bennabi rédigeait Les conditions de la renaissance, Arnold Toynbee publiait un livre où on peut lire
: «Une fois de plus, l’islam fait face à l’Occident. Mais cette fois sa situation est beaucoup plus grave qu’elle ne
l’était au moment le plus critique des croisades, car l’Occident moderne ne lui est pas supérieur que par les
armes, il le domine aussi par la technique de la vie économique, et par-dessus tout par sa culture spirituelle, la
force intérieure qui, seule, crée et soutient les manifestations extérieures de ce qu’on appelle civilisation.»(7)
Prenant le contre-pied de Toynbee, l’américain Samuel Huntington écrira un demi-siècle plus tard dans son
fameux Choc des civilisations(8) : «L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa
religion étaient supérieures, mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée.» De fait, le monde
musulman n’a pas été battu par de meilleurs principes éthiques ou philosophiques chez les autres, mais par leur
maîtrise des sciences et des techniques, du rendement et de la productivité. Il a été battu par l’Europe aux
siècles derniers de la même manière que l’URSS a été battue par les Etats-Unis à la fin du XXe siècle : par
épuisement économique et dépassement technologique.
Pour opérer une renaissance dans un milieu social décadent ou colonisable il faut, selon Bennabi, réunir trois
efficacités : celle de la pensée, celle du travail et celle du capital. Il consacre dans Les conditions de la
renaissance un chapitre à chacun de ces facteurs. Ces trois efficacités doivent s’adapter à une synthèse réalisée
par une idée, religieuse ou politique, qui va donner le sens collectif et celui de l’effort à un homme décadent
«qui a tout désappris et qui doit tout réapprendre, même comment on rit et comment on marche dans la rue». Il
suggère à la société politique algérienne de son temps la mise en place d’un Conseil d’orientation de la culture,
d’un Conseil d’orientation du travail et d’un Conseil d’orientation du capital. Qu’est-ce que cette idée
d’«orientation» ? Il répond : «C’est la force à l’origine, l’harmonie dans la marche, l’unité dans le but. Combien
de forces ne parviennent pas au but parce qu’accidentellement elles ont été éliminées par d’autres forces issues
cependant de la même origine et tendant au même but.» Mais c’est à l’orientation de la culture qu’il accorde la
priorité : «Orienter la culture, c’est organiser l’enseignement, moderniser son contenu, dissiper les idées mortes
héritées de la décadence. Il s’agit d’éduquer les masses, de leur apprendre à être et à devenir, d’éliminer dans les
usages, les habitudes, le cadre moral et social traditionnel, ce qui est mort ou mortel afin de faire place à ce qui
est vivant et vital… Avec cette orientation de la culture et celle du travail et du capital, l’homme d’Algérie aura
réalisé les conditions nécessaires à l’éclosion d’une civilisation appropriée à son cadre particulier.»
Voilà ce qui est de nature à amorcer le mouvement de renaissance dans un pays : instruire les masses, leur
apprendre à devenir les éléments conscients d’une société, changer les cultures agraires, mettre en place des
cadres d’action organisés… Finalement, les meilleurs arguments en faveur des thèses de Bennabi ne sont pas
dans la flamboyante critique du mouvement national qui parsème son œuvre mais dans les propositions de
solutions qu’il profile, et ce, contrairement à ce qu’a pu écrire le père Jean Déjeux dans un article où il affirme
que «Bennabi n’apporte rien sur le plan institutionnel, ne présente pas un programme de réformes sociales».(9)
Comme Bennabi, al-Kawakibi portait l’obsession de l’efficacité et avait tenté de formuler ce que Bennabi
appelle la psychose de la chose impossible et la psychose de la chose facile. Il écrit dans Oum El-Qora : «C’est
à cause de l’insouciance existant dans toutes nos couches sociales, des rois aux mendiants, que nous ne voyons
pas la nécessité de nous perfectionner dans les choses de la vie et que notre règle est : une partie d’une chose
peut nous dispenser du tout. Mais en réalité, ce perfectionnement est nécessaire au succès en toute chose, au
point que si une tâche s’avère impossible à quelqu’un, il est nécessaire et indispensable qu’il n’y touche pas et
qu’il la confie à une personne compétente, respectant ainsi les droits du travail bien fait. C’est à cause de notre
insouciance que nous nous imaginons que les problèmes qui se présentent à nous dans la vie sont faciles et
simples à résoudre. Nous pensons qu’une connaissance globale et théorique de l’affaire, sans aucune expérience
pratique, doit suffire à la mener à bien. C’est ainsi par exemple que l’un de nous veut se mêler de gouverner,
sans même se demander s’il est raisonnable et capable de diriger, avant même de savoir ce qu’est
l’administration théoriquement et pratiquement, et sans avoir acquis une maîtrise suffisante qui lui permette
d’occuper ce poste».
Son obsession de l’efficacité, Bennabi l’a exprimée en désignant trois efficacités à réunir dans un processus de
renaissance: celle de la pensée, celle du travail et celle du capital. L’efficacité de la pensée résulte d’une bonne
orientation de la culture, c’est-à-dire de l’enseignement et de la formation. Dans Oum El Qora, al-Kawakibi
pose le problème de la formation et parle textuellement de l’«orientation professionnelle», en lui donnant
exactement le sens que Bennabi lui donne. Ce qui n’était qu’intuitions chez Al-Kawakibi deviendra des
équations et des raisonnements mathématiques chez Malek Bennabi.
N. B.

1) La fin d’une psychose, op.cité. S’il n’était déjà dans le coma lors de la guerre d’octobre 1973, Bennabi
aurait vu par contre dans la destruction de la «ligne Bar Lev» par les soldats égyptiens la fin de la psychose de
la chose impossible.
2) José Aboulker, leader de la résistance juive contre le régime de Vichy et l’occupation allemande et député
communiste d’Alger, a rendu hommage en 1986 à l’attitude des Algériens devant les malheurs juifs pendant la
Seconde Guerre mondiale : «Les Arabes n’ont pas pris parti dans la guerre. Ce n’était pas leur guerre. Avec
les juifs, ils ont été parfaits. Non seulement ils ont refusé la propagande et les actes anti-juifs auxquels les
Allemands et Vichy les poussaient, mais ils n’ont pas cédé à la tentation des bénéfices. Alors que les pieds-noirs
se disputaient les biens juifs, pas un Arabe n’en achetait. La consigne en fut donnée dans les mosquées : «Les
juifs sont dans le malheur, ils sont nos frères.» Cf. Les Juifs d’Algérie.
3) Ibid.
4) Cf. Ma vie, Ed. R. Laffont, Paris 1975.
5) Cf. Courrier international N°670- Paris, septembre 2003.
6) Cf. Ahmed Mahsas, op.cité.
7) Cf. La civilisation à l’épreuve, Ed. Gallimard, 1948.
8) Ed. Odile Jacob, Paris 1997.
9) Cahiers nord-africains. Paris 1972.

Pensée de Malek Bennabi (22) La renaissance (nahda)

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Le jeune homme bien instruit des choses qu’est devenu Bennabi entre les années 1920 et 1930 s’intéresse à
l’action islahiste que développe à Constantine même Abdelhamid Ben Badis. C’est entre 1914 et 1922 que
l’idée de nahda est arrivée en Algérie avec le retour de Tunis, du Caire ou du Hedjaz des étudiants comme Ben
Badis, al-Okbi, Tébessi, al-Ibrahimi, al-Mili et d’autres, mais aussi avec l’apparition de la presse arabophone et
l’entrée des livres de Abdou, al-Kawakibi, Tantawi Jawhari, etc. La lecture des journaux paraissant en français
le met au contact d’une autre approche du réveil portée par la tendance moderniste formée à l’école française.
Elle revendique des droits, demande l’assimilation des Algériens et le rattachement de l’Algérie à la France. Ce
phénomène dual n’était pas spécifique à l’Algérie. La renaissance s’est présentée dans les pays arabes, en
Afrique du Nord et dans le sous-continent indien sous ce double visage, celui du réformisme d’essence
religieuse d’une part et du modernisme d’essence séculière, d’autre part, tendances restées à ce jour les
principaux protagonistes du débat intellectuel et politique dans les pays musulmans.
Dans les années 1930, Bennabi est le seul à poser dans le contexte algérien une franche distinction entre la
nature politique et la nature civilisationnelle des problèmes, ce qui va être à l’origine d’un immense malentendu
entre lui et le mouvement national dans sa triple composante (oulamas, assimilationnistes et nationalistes). Là
où lui voyait une nécessité de réformer les idées et d’éduquer socialement les individus, les animateurs du
mouvement national ne voyaient que des droits politiques à revendiquer. Pour lui le problème était de nature
psychologique, mentale, culturelle, éducationnelle et requérait une approche qui devrait viser à transformer la
mentalité de l’homme colonisé et «indigénisé» en mentalité d’homme de civilisation, tandis que pour eux le tout
était de réclamer et d’obtenir des droits qui déboucheraient sur l’indépendance, laquelle réglerait
automatiquement tous les problèmes.
Pour lui, la renaissance ne peut résulter de prêches religieux ou de discours revendicateurs mais d’une mutation
psychique, d’un bouleversement des mentalités, d’une révolution sociale qui doivent être l’objet prioritaire de
toute action politique. Il la décrit comme «le passage solennel dans un processus de l’histoire de l’inertie
anarchique des êtres et des choses à la phase de l’organisation, de la synthèse et de l’orientation… Il s’agit
d’éliminer dans les usages, les habitudes, le cadre moral et social traditionnel ce qui est mort ou mortel afin de
faire place à ce qui est vivant et vital» ; il prône un esprit nouveau, «une métanoïa pour rompre l’équilibre
traditionnel, l’équilibre de la décadence d’une société qui cherche un équilibre nouveau, celui de la renaissance»
(Les conditions de la renaissance, 1949). Mais les hommes politiques de son temps ne voient pas la profondeur
du problème et pensent qu’ils peuvent le résoudre par l’imitation de l’Occident sur le plan technique, sur le plan
des «choses». On lit dans la mouture 1960 du Problème des idées : «Initialement, notre renaissance n’a pas
porté, comme celle du Japon, sur une révision fondamentale de nos idées intégrées pour les réadapter, d’une
part, à nos archétypes héréditaires, et pour les adapter, d’autre part, aux archétypes de l’Occident. Il n’était pas
dans nos dispositions mentales héritées de la décadence de le faire. En conséquence, notre renaissance n’a pas
préludé par un débat sur les idées, mais sur les choses. Elle a commencé vaguement avec l’idée — répandue
dans le monde musulman vers le milieu du XIXe siècle — que l’Europe nous dépassait avec les choses : la
banque, l’usine, le laboratoire, l’école, les canons, les fusils…
Nous n’avions pas compris qu’elle nous dépassait par ses conceptions, sa philosophie sociale, c’est-à-dire, en un
mot, par la puissance du soubassement idéologique qui soutenait son monde des choses.» Même aujourd’hui,
les musulmans n’ont pas encore compris cette nuance.
Quand il entame l’exposé de sa vision de la renaissance dans Les conditions de la renaissance, Bennabi reprend
les choses depuis le moment où le monde musulman est entré en décadence : «Le peuple algérien n’est pas en
1948 mais en 1368, c’est-à-dire au point de son cycle où toute son histoire est encore une simple virtualité. Le
fait est d’ailleurs commun à tous les peuples de l’islam. Le problème est celui d’une civilisation à sa genèse,
aggravé par les séquelles d’une décadence.» Il prend alors le verset coranique («Dieu ne change rien à l’état
d’un peuple…») qui sert de fondement à la nahda et le soumet à un double questionnement : est-ce que le verset
est historiquement vrai ? Est-ce qu’il est applicable au cas algérien ? Puis il répond : «L’efficacité bio-historique
d’une religion est permanente et ne constitue pas une propriété exceptionnelle particulière à son avènement
chronologique. Son avènement psychologique peut se renouveler et même se perpétuer si l’on ne s’écarte pas
des conditions compatibles avec sa loi.» Mais comment s’y prendre ? Par où commencer ? Bennabi apparaît
alors pour ce qu’il est : un planificateur de civilisation, un manager de ressources humaines à une méga-échelle.
Tandis que ses prédécesseurs ou contemporains se limitaient pour la plupart à un langage théologique, littéraire,
voire purement politique, lui va tenir un langage de «mécanicien» de l’histoire. Il va élaborer un système de
pensée dédié à la mise en œuvre du hadith selon lequel «le dernier de cette nation ne sera réformé que par ce qui
a réformé son premier» car son postulat de base est que c’est par l’islam que les musulmans peuvent se refaire.
Le pays étant occupé, il n’est pas possible de compter sur les institutions coloniales pour qui l’Algérie est un
champ d’investissement, le sol un gisement de ressources et l’«indigène» une main-d’œuvre presque gratuite.
Bennabi prend alors la place d’un gouvernement et trace un programme d’action à long terme qui postule une
politique de formation des ressources humaines (l’homme), une utilisation économique des richesses naturelles
(le sol), et une organisation industrielle du travail (le temps).
Le mouvement de renaissance apparu dans le monde musulman et connu sous le nom de «Nahda» ne remonte
pas à la révolte des Cipayes qui a éclaté en Inde en 1858, mais, pour sa composante religieuse, à une époque
plus éloignée. Au XIVe siècle déjà, Ibn Taïmiya avait appelé à une «réforme des gouvernants et des gouvernés»
sous le nom d’«Islah». Entre 1309 et 1314, il compose le célèbre ouvrage qui est encore à ce jour une référence
: Kitab as-siyassa chariya fi islah ar-raï wa raïya que Henri Laoust a cru devoir traduire en 1948 sous le titre de
Traité de droit public d’Ibn Taïmiya.(1) Quatre siècles plus tard, Mohamed Ibn Abdelwahhab (1703-1792)
ressuscite les idées d’Ibn Taïmiya dont il découvre la pensée en Syrie où il a fait ses études.
Prédicateur en Arabie puis en Iraq et en Iran, il prêche le retour au «salaf» (devanciers) et l’abandon des «bida‘»
(innovations) et s’oppose au maraboutisme, aux confréries et aux traditions fatalistes. Il trouve en la personne
du chef d’une tribu de Dir’iyya, Mohamed Ibn Séoud, un protecteur et un disciple. Leur alliance conduit à la
conquête de tout le Najd puis de la Mecque et de Médine. Après sa mort, la dynastie issue de Séoud (qui a
épousé une fille du cheikh) adopte sa doctrine et en fait la base de son Etat. Mais ce premier royaume saoudite
est détruit par Ibrahim Pacha (le fils de Méhémet Ali) en 1818 à la demande des Ottomans. A la même époque
apparaît en Inde un courant réformateur de caractère moderniste mené par Shah Wali Allah (1703-1762) qui
incite au rapprochement entre les valeurs islamiques et les valeurs occidentales. Les deux mouvements entrent
en relation et confrontent leurs thèses, notamment à l’occasion du pèlerinage à La Mecque et des séjours
d’études des étudiants arabes à Delhi. Sur le plan organisationnel, les Ottomans sont les premiers à mettre en
branle un train de mesures visant à rétablir leur niveau par rapport aux Européens.
En Égypte, province ottomane depuis 1517, une flotte de guerre française dirigée par un général de vingt-neuf
ans, Bonaparte, débarque en 1798 à Alexandrie. Son but est de couper aux Anglais la route de l’Inde. Ceux-ci le
comprennent et attaquent les positions françaises. Les Ottomans et les Mamelouks prêtent main-forte aux
Anglais. En août 1799, Bonaparte abandonne le commandement à l’un de ses adjoints et rentre en France.
Battus par la coalition anglo-ottomane, les Français quittent l’Égypte en 1801. Ceci pour les faits militaires. Sur
le plan culturel, l’expédition de Bonaparte a, pour la première fois, mis en contact les deux civilisations et
provoqué un bouleversement dans l’esprit de l’élite égyptienne. Mohamed Ali ayant accédé au pouvoir en 1804
avec l’aide des Mamelouks se retourne contre les Turcs et les Anglais et engage son pays à partir de 1810 dans
un mouvement de modernisation. En 1812, il s’attaque aux Wahhabites et s’empare de Médine, Djeddah, La
Mecque et Taïf. Séduit par la civilisation française et admirateur de Bonaparte, il veut faire de l’Égypte un Etat
moderne et indépendant. Il règnera pendant quarante-quatre années au cours desquelles il jettera les bases de
l’Egypte moderne.
Son fils, Ibrahim Pacha, étend l’œuvre de modernisation à la Syrie, au Liban et à la Palestine. Il y établit
l’égalité entre les trois religions (islam, christianisme, judaïsme). Ayant conquis le Yémen et la Crète, il se
tourne vers le cœur de l’Empire ottoman, s’empare de Konya et arrive à cent kilomètres de la capitale quand son
père le somme de s’arrêter et de revenir sur ses pas. Mohamed Ali avait les moyens de déposer le sultan
Mahmoud II qui avait crû son heure venue, mais il ne se résolut pas à le faire en dépit de l’insistance de son fils
qui piaffait d’impatience de parachever l’œuvre entamée. C’est alors qu’Istanbul signe des traités de défense
avec la Russie et l’Angleterre auxquels elle accorde d’importantes concessions pour la protéger.
En 1839, l’armée ottomane tente de reprendre la Syrie mais Ibrahim Pacha la défait. Mahmoud II s’éteint. Son
fils Abdulmadjid, âgé de dix-sept ans, lui succède.
En 1840, une coalition composée de la Prusse, de la Russie et de l’Angleterre attaque le Liban et la Syrie et les
soustrait à la souveraineté de l’Égypte. Vaincue, celle-ci redevient vassale d’Istanbul. En 1848, Mohamed Ali
décède à l’âge de quatre-vingt ans. Son fils Ibrahim étant mort quelques mois avant lui, c’est le fils de ce
dernier, Abbas 1er, qui accède au trône et défait en peu de temps ce que son grand-père avait réalisé en une vie.
Influencé par les milieux religieux, il ferme les grandes écoles fondées par son illustre prédécesseur, arrête la
politique des grands travaux et chasse les coopérants étrangers. L’enseignement public périclite et l’Égypte se
met alors à marquer le pas(2).
En Turquie, le sultan Abdulmadjid 1er inaugure les «Tanzimat», politique de modernisation inspirée des idées
politiques européennes. En 1839, un décret instaure l’égalité de tous les sujets de l’Empire (musulmans,
chrétiens, juifs) devant la loi ; un code pénal éloigné de la «charia» (loi religieuse) est adopté en 1840, en même
temps qu’est créée la Banque ottomane ; une nouvelle loi commerciale est édictée en 1850 ; en 1856, le sultan
décrète l’abolition de la «jizya» (impôt spécifique aux non-musulmans). Une «fetwa» s’opposant à ces réformes
est lancée à La Mecque, appelant à la révolte contre le pouvoir ottoman.
Une frénésie de modernisation s’empare des sphères dirigeantes des Etats musulmans, donnant l’espoir d’une
véritable renaissance. L’imprimerie est introduite en Turquie et en Égypte, ce qui favorise la circulation des
connaissances et des idées.
La presse écrite apparaît en 1828 en Egypte, en 1832 à Istanbul, en 1847 à Alger, en 1848 à Téhéran, en 1855 à
Beyrouth, en 1868 en Iraq, en 1875 au Yémen... Les missions religieuses chrétiennes s’installent en pays
d’islam, des étudiants musulmans sont envoyés en Europe, un mouvement de traduction de livres prend son
essor en Turquie, en Égypte, en Iraq… En 1861, le sultan Abdulaziz promulgue un nouveau code civil et fonde
la «Ligue de Galatasaray» pour l’enseignement du français.
En 1866, le Khédive égyptien installe une Assemblée consultative de soixante-quinze membres élus au suffrage
indirect. Cette dynamique de réformes est interrompue en 1871 chez les Ottomans sous la pression des milieux
religieux.
La même année, le bey de Tunis promulgue une Constitution instituant un conseil de soixante membres puis
nomme Kheireddine Pacha Premier ministre. Ce dernier, qui est considéré comme le fondateur de la Tunisie
moderne, crée le collège Sadiki où sont enseignées pour la première fois les sciences exactes et les langues
étrangères et d’où sortiront les générations qui animeront le mouvement de libération de la Tunisie et
construiront son Etat indépendant.
En 1876, le sultan Abdulhamid II institue un Parlement à deux chambres. Les premières élections d’un
Parlement dans le monde musulman ont lieu en 1877, revendiquées par un mouvement intellectuel, «Les jeunes
Ottomans», qui cherche à concilier l’islam et les idées occidentales. En Inde, Sir Sayyid Ahmed Khan Bahador
(1817-1890), disciple de Shah Wali Allah, introduit les premières réformes inspirées du modèle britannique et
fonde l’Anglo-Oriental College d’Aligarth en 1875. Il critique les traditionalistes qui l’accusent en retour de
matérialisme. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont on retrouve l’influence dans l’œuvre de Abderrahman
al-Kawakibi. En Perse, le Shah Nasr-Eddin (1848-1896) ouvre son pays à l’Occident et visite plusieurs fois
l’Europe.
C’est toutefois le Perso-Afghan Djamel-Eddin al-Afghani qui va réveiller les consciences dans le monde arabo-
musulman et susciter le courant que vont représenter Abdou, Ridha, Arslan et Ben Badis. Jusque-là, la
modernisation avait été le fait des Etats et visé les institutions. Maintenant, elle va devenir l’affaire des
intellectuels et des élites politiques formées dans l’ambiance du «réveil». Arrivé en Egypte en 1872, al-Afghani
fait la connaissance, à Khan Khalili, du jeune Mohamed Abdou alors en pleine crise mystique. Conquis par al-
Afghani, Abdou prend conscience de la caducité du modèle traditionaliste et se passionne à partir de là pour la
recherche d’un nouveau modèle alliant les principes de l’islam et la rationalité moderne. Il s’initie au français et
commence à lire des ouvrages européens. A la création du journal al-Ahram en 1876, il est l’un de ses
collaborateurs.
En 1879, al-Afghani est expulsé d’Égypte par le khédive Tewfik. A son tour, Abdou est interdit de presse et
assigné à résidence dans son village natal. Un an après, il retrouve sa liberté de mouvement et est nommé
directeur du journal officiel qu’il dirige pendant un an et demi. Il milite pour un régime constitutionnel et la
modernisation de l’éducation en Égypte. En 1882, éclate la révolte du colonel Orabi contre la mainmise des
Anglais sur l’Etat égyptien. Abdou soutient le mouvement. Il est jugé et condamné à l’exil. Il s’installe pendant
quelques mois à Beyrouth avant de rejoindre al-Afghani à Paris. Les deux penseurs sont une nouvelle fois
séparés en 1884. Abdou retourne au Liban où il restera jusqu’en 1889. C’est là qu’il entame la rédaction de
Rissalat attawhid. Rentré en Égypte, il est nommé au conseil d’administration d’al-Azhar et au Conseil
législatif. En 1899, il est élevé à la dignité de muphti.
Rissalat attawhid est publié en 1897. Abdou y développe une conception libérale et rationnelle de l’islam et
déplore que «la vie des musulmans soit devenue une manifestation contre leur propre religion». Dans ce petit
livre d’une centaine de pages, il se propose de libérer l’esprit musulman de l’enseignement dogmatique et
scolastique : «La religion peut nous révéler certaines choses qui dépassent notre compréhension, elle ne peut
nous en enseigner aucune qui soit en contradiction avec notre raison.» Il pose que la seule source authentique de
l’islam est le Coran et un nombre très réduit de hadiths, et en déduit que c’est à la raison qu’il revient
d’examiner la preuve des dogmes religieux et des règles de conduite pour déterminer s’ils émanent vraiment de
Dieu et note : «En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider.»
Allant plus loin, il considère que «les prophètes jouent vis-à-vis des peuples le même rôle que l’intelligence par
rapport aux individus ; leur envoi répond à un besoin de la raison». Il rejette le principe d’imitation aveugle des
anciens, le taqlid : «L’imitation peut s’exercer sur le vrai aussi bien que sur le faux ; elle peut aussi avoir pour
fruit l’utile comme le nuisible ; elle constitue donc un égarement que l’on pardonne à l’animal mais qui ne
convient pas à l’homme.»(3) C’est de lui que vont se réclamer Rachid Ridha, Chakib Arslan, Ben Badis et ceux
qui, après lui, voudront tenter une percée contre le modèle traditionaliste.
Au départ donc, la renaissance était un mouvement politique qui aspirait à libérer la nation musulmane de la
domination mongole à l’époque d’Ibn Taïmiya, ottomane à l’époque d’Abdelwahhab et européenne au XXe
siècle. Au milieu du XIXe siècle, un courant intellectuel apparaît en Syrie, opposé à la domination ottomane. Il
est animé par des associations et des journaux à dominante chrétienne et prône l’union arabe et la laïcité. On
trouve parmi ses principaux animateurs appelés les «Nahdaouis» : Selim Ramadhan, Hussein Bihem, Hounaïn
al-Khoury, Selim Boutros al-Boustani, Ibrahim al-Yazidji… L’Emir Abdelkader aurait fait partie de l’une de
ces associations aux côtés de Iskander Alazar et Adib Ashak… C’est dans cette ambiance intellectuelle que
s’est formé un grand visionnaire de la réforme du mode de pensée islamique, Abderrahman al-Kawakibi. Jeune,
il avait été marqué par un article d’al-Boustani intitulé «Limadha nahnou fi taâkhour» («Pourquoi sommes-nous
arriérés ?») dans lequel le confessionnalisme et les différences ethniques sont désignés comme les causes du
retard arabe. Ce mouvement met en avant la renaissance «arabe» et connaîtra son apothéose entre les années
cinquante et soixante-dix sous le nom de «baâth al-arabi». La renaissance arabe s’éloigne des sources
islamiques et se mâtine de marxisme. Elle a pour objet l’unité du monde arabe et prend dès lors ses distances de
la Turquie et de la Perse. Le Nassérisme sera l’une de ses expressions, mais c’est surtout le parti socialiste
Baâth, créé par les Syriens Michel Aflak et Salah-Eddin Bitar, qui va incarner cette idéologie laïque en Syrie et
en Irak.
Il faut noter que Bennabi ne mentionne pas comme efforts de renaissance les programmes de modernisation
lancés par Mohamed Ali, les Ottomans, les Persans ou les Afghans. Pour lui, la nuit couvre tout l’espace
temporel qui va d’Ibn Khaldoun à Djamel-Eddin al-Afghani. Tout comme il n’accorde aucun intérêt à la
«renaissance timouride», il n’en accordera pas davantage à la «renaissance arabe». De la même manière, il
ignore superbement le fossé qui sépare les sunnites des chiites. Il assigne à la renaissance une double et difficile
mission : rattraper le retard sur la pensée coranique et sur la pensée scientifique moderne. Il écrit : «Si la
décadence est un décalage, inversement la renaissance est l’effort du monde musulman sur le plan
psychologique, le mouvement de sa conscience pour rattraper son retard sur la pensée coranique et la pensée
scientifique moderne» (Vocation de l’islam). Selon lui, on ne peut changer l’homme qu’en agissant sur son
psychisme, ses croyances : «Au point de départ de toute transformation sociale, une réforme religieuse est
nécessaire.» Il attend de la renaissance qu’elle «renouvelle l’homme conformément à la véritable tradition
islamique et à l’expérience cartésienne» (Vocation de l’islam). Il s’agit donc de la réalisation d’une double
révolution mentale : sortir de l’influence des écoles doctrinales qui se sont accommodées au fait accompli de
Siffin, et créer les conditions d’une libération de l’esprit qui conduirait à un épanouissement scientifique et au
développement économique. Mais comment faire concrètement pour «dépouiller le texte coranique de sa triple
gangue théologique, juridique et philosophique» ? Il ne le dit pas frontalement, mais on trouve d’innombrables
allusions à la nécessité de refonder l’enseignement dans les pays musulmans et de s’émanciper de la culture
musulmane traditionnelle qui exerce toujours son emprise sur les esprits dans le monde musulman et dont
l’islamisme actuel n’est qu’un avatar.
Bennabi a très tôt compris que ni le courant réformiste ni le courant moderniste n’allait tirer le monde
musulman de sa décadence. La première cause de l’échec de la renaissance à ses yeux réside dans l’absence
d’unité au départ entre les deux courants. S’étant présentés sous forme de deux mouvements distincts, ceux-ci
n’allaient pas donner lieu à une démarche cohérente mais à deux voies différentes. La voie réformiste proposait
un retour au passé, sans réaliser que ce passé était lui-même problématique, tandis que la voie moderniste
préconisait l’adoption d’idées et de modèles sans résonance dans le psychisme musulman.
De son point de vue, la première offrait en guise de solutions des idées mortes, et la seconde des idées
mortelles. Non seulement les deux tendances ne convergeaient pas, mais allaient s’employer à se neutraliser
mutuellement, laissant finalement le problème entier. La seconde cause de l’échec est liée à la question du choix
du modèle, un choix que la Nahda n’a pas fait de peur de heurter la culture traditionnelle et qui donnera au
mouvement de renaissance les aspects d’un entassement, d’un choséisme, d’un syncrétisme. Il écrit : «Le
monde musulman n’a pas encore fait le choix ni de la méthode ni du modèle. En raison de ses affinités
méditerranéennes, on pouvait s’attendre à le voir se tourner vers l’Occident tout en apportant son originalité à
corriger le modèle occidental, ou plutôt à l’adapter à sa propre évolution en tenant compte, d’une part, de son
retard et, de l’autre, des méthodes d’accélération de l’histoire qui ont déjà montré leur efficacité ailleurs… On
sent vaguement, dans un examen sommaire, que la renaissance musulmane a pour maître l’Occident. Mais en
voulant tailler sur ce «patron», on a suivi vaguement les coups de ciseau du maître. Quand on veut tailler dans la
matière de l’histoire, il faut se connaître et connaître son modèle pour savoir prendre à son égard les libertés
nécessaires pour être soi-même et non le sosie de quelqu’un... Il ne s’agit pas de décalquer une évolution, mais
de la résumer dans ce qu’elle a d’essentiel, d’universel» (L’afro-asiatisme).
La troisième cause de l’échec de la Nahda réside dans le fait que les deux tendances ont manqué à la fois de
l’inspiration nécessaire et de l’orientation systématique : «La cause commune de l’erreur des modernistes et de
celle des réformateurs est dans le fait que ni les uns ni les autres ne sont allés à la source même de leur
inspiration. Les réformateurs ne sont pas réellement remontés aux origines de la pensée islamique, non plus que
les modernistes aux origines de la pensée occidentale. Sur le plan psychologique, une discrimination est
toutefois indispensable : le “salafiste” porte individuellement la notion de la renaissance. S’il n’en réalise pas
méthodiquement les conditions pratiques, du moins n’en perd-il pas de vue l’objectif essentiel.
Il a conscience de son milieu au point de n’y revendiquer que des “devoirs”, laissant les “droits” aux
modernistes... Chez le moderniste par contre, c’est cette notion même de renaissance qui fait défaut ou qui
devient secondaire : le moderniste ne s’est engagé dans la vie de son pays que sur le plan politique… Pour lui la
question n’est pas, avant tout, de régénérer le monde musulman, mais de le tirer de son embarras politique
actuel… Le mouvement moderniste ne reflète en fait aucune doctrine précise : il est indéfinissable dans ses
moyens comme dans ses buts. C’est qu’en réalité il ne cristallise qu’un engouement» («VI»).
N. B.

NB : Une erreur s’étant introduite dans la numérotation, nous confirmons après vérification que le précédent
exposé (La colonisabilité) était le 21e et celui d’aujourd’hui le 22e.

1) Ed. Enag, Alger 1990.


2) Cf : Gilbert Sinoué : Le Dernier Pharaon, Ed. Pygmalion, Paris 1997.
3) Op.cité

Pensée de Malek Bennabi (23) L’échec de la Nahda

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

C’est dans Vocation de l’islam que Bennabi consacre les plus larges développements aux causes de l’échec de
la renaissance, aussi bien en Algérie qu’à l’échelle du monde musulman, en commençant par signaler
l’occultation, par les intellectuels musulmans des XIXe et XXe siècles, du phénomène «décadence». Pour eux,
le déclin était regardé comme un sommeil passager dont on pouvait se réveiller frais et dispos, ou à la rigueur
comme un déclassement par rapport à l’Europe qui pouvait être surmonté avec le temps et de l’argent. Pour lui,
au contraire, c’était quelque chose de beaucoup plus grave. Ce n’était ni un arrêt momentané dans un processus,
ni un simple déclassement, ni un manque d’argent, mais une régression, une perte de vitalité, une inversion des
valeurs en non-valeurs.
C’est sur la société issue de cette décadence, la société post-almohadienne, qu’est venu se greffer le mouvement
de Nahda avec sa double composante. La renaissance ne pouvait dans de telles conditions qu’être vouée à
l’échec. Ce sont ces données «internes» qui ont échappé aux réformateurs ou qu’ils ont minimisées.
Bennabi trouve l’origine de cette carence dans la formation et le mode de pensée des hommes qui ont piloté le
mouvement de renaissance : «Le rôle de Djamel-Eddin al-Afghani ne fut pas celui d’un penseur creusant les
problèmes et en mûrissant les solutions. Son extraordinaire culture n’était qu’un moyen didactique d’action
révolutionnaire. A l’époque où il vivait, dans les conditions où se trouvait le monde musulman plongé encore
dans une totale apathie, cette action avait une portée psychologique et intellectuelle plutôt que politique… S’il
ne fut ni le directeur ni le doctrinaire du mouvement réformiste moderne, il en fut l’initiateur, à la fois en
recueillant et en transmettant tout au long de sa vie de pèlerin, cette inquiétude à qui l’on doit les modestes
efforts de renaissance actuels, et en s’efforçant de recomposer politiquement le monde musulman. Mais cette
recomposition était orientée vers les masses et les institutions et non vers l’homme à réformer, l’homme post-
almohadien. Djamel-Eddin avait la juste vision de la pourriture de son milieu, mais sans perdre de temps à en
étudier les facteurs internes, il croyait la faire disparaître en supprimant son cadre institutionnel… C’est ainsi
que, s’il a bien été le promoteur du mouvement réformateur et demeure le héros légendaire de l’épopée
moderne, il n’était pas lui-même ‘’réformateur’’ au sens exact du terme. C’est au cheikh Abdou qu’il était
réservé de poser le problème de la réforme, de toutes les réformes. Abdou était un Égyptien azharite : l’Egypte,
immémorialement attachée au sol, a toujours été une société, c’est-à-dire un milieu où l’individu est
constamment fondu dans une collectivité et doué, de ce fait, de l’instinct des réalités sociales… Après avoir pris
conscience du drame musulman, Abdou devait obligatoirement le transformer en problème social alors que son
maître Djamel-Eddin, esprit tribal et empirique, le voyait sous l’angle politique... Abdou savait que pour réaliser
la réforme, il faut tout d’abord réformer l’individu. Il trouvait d’ailleurs à cette conception une haute référence
dans le Coran : ‘’Dieu ne change rien à l’état d’un peuple…’’ Dans ce verset qui devint le mot d’ordre de
l’école, notamment dans l’islahisme nord-africain, il y a un énoncé rigoureux de tout le problème social dont la
donnée essentielle est dans l’âme de l’individu. Comment transformer cette âme ? C’est ici que l’esprit
dogmatique du cheikh Abdou intervient. Il pense — comme le pensera plus tard l’Indien Sir Mohamed Iqbal —
qu’une reformulation de la théologie musulmane est indispensable. Mais ce mot de ‘’théologie’’ deviendra la
fatalité du mouvement réformateur : celle qui le fera dévier partiellement en dévalorisant certains de ses
principes directeurs, tels que le ‘‘salafisme’’... La théologie ne touche en effet au problème de l’âme que dans le
domaine du credo, du dogme. Or, le musulman, même le musulman post-almohadien, n’avait jamais abandonné
son credo. Il était demeuré croyant, ou plus exactement dévot ; sa croyance était devenue inefficace parce
qu’elle avait perdu son rayonnement social, parce qu’elle était devenue centripète, individualiste : foi de
l’individu désintégré de son milieu social…»
Dans ce portrait des deux leaders de la Nahda se trouvent résumées les causes qui vont priver de toute efficacité
les efforts déployés par le mouvement réformiste qui n’aura fait au total que remettre à l’honneur la théologie
qui n’a ni posé le problème de la «fonction sociale» de la religion ni procédé à une discrimination entre les
traditions : «Le mot “traditions” est, en arabe, un mot magique : il peut recouvrir toutes les superstitions, toutes
les mystifications, sous le vernis prestigieux de l’islam. Alors que l’essor “Meiji” orientait le Japon vers les
techniques, celui de la renaissance musulmane restera longtemps circonscrit au domaine où le maintenaient à la
fois les inclinations naturelles de l’homme post-almohadien – peu soucieux d’efficacité – et les données propres
aux institutions culturelles qui avaient depuis longtemps perdu leur objectif social.»
Et Bennabi de prédire les catastrophiques conséquences de cette confusion dont les effets apparaîtront plus tard
sous forme de discours islamiste et d’actes terroristes : «C’est ainsi que l’idéal islamique, idéal de vie et de
mouvement, a sombré dans l’orgueil et particulièrement dans la suffisance du dévot qui croit réaliser la
perfection en faisant ses cinq prières quotidiennes sans essayer de s’amender ou de s’améliorer... Il est
irrémédiablement parfait, parfait comme la mort et comme le néant. Tout le mécanisme psychologique du
progrès de l’individu et de la société se trouve faussé par cette morne satisfaction de soi. Des êtres immobilisés
dans leur médiocrité et dans leur imperfectible imperfection deviennent ainsi l’élite morale d’une société où la
vérité n’a enfanté qu’un nihilisme. La différence est essentielle entre la vérité, simple concept théorique
éclairant un raisonnement abstrait, et la vérité agissante qui inspire des actes concrets. La vérité peut même
devenir néfaste, en tant que facteur sociologique, lorsqu’elle n’inspire plus l’action et la paralyse, lorsqu’elle ne
coïncide plus avec les mobiles de la transformation, mais avec les alibis de la stagnation individuelle et
sociale... Cette paralysie morale, qui est incontestablement le résidu post-almohadien le plus dangereux,
immobilise la société musulmane, incapable du sur-effort nécessaire à son redressement. La paralysie
intellectuelle n’est qu’une de ses conséquences…» (Vocation de l’islam).
Nous tenons là une extraordinaire illumination de l’imbroglio psychologique dans lequel se trouvent les
musulmans sans en comprendre la nature ou l’origine. Les pays occidentaux où sont établies des communautés
musulmanes en constatent les effets quotidiens et commencent sérieusement à s’inquiéter de leurs conséquences
sur leur avenir. L’explication proposée ici par Bennabi éclaire beaucoup de questions sur le comportement des
musulmans par rapport à celui des autres communautés. Un des paradoxes qui en découlent est celui exprimé
par la formule «mendiants et orgueilleux». La morgue, l’insolence, la suffisance, voire le mépris affiché de
manière plus ou moins visible par les musulmans à l’égard des «autres» a son point de départ dans la confusion
opérée par eux entre l’idée islamique et leur propre personne.
La seconde paralysie découle de la précédente : c’est le «taqlid». Lorsqu’on cesse de se perfectionner
moralement, on cesse fatalement de modifier les conditions de sa vie et on devient incapable de penser cette
modification. Peu à peu la pensée se trouve figée, pétrifiée dans un monde qui ne raisonne plus parce que son
raisonnement n’a pas d’objet social : «Le “taqlid”, ou conformisme moral, implique fatalement un renoncement
à l’effort intellectuel, à cet ‘‘ijtihad’’ qui fut la directive essentielle de l’esprit musulman de la grande époque.
Le ‘‘tajdid’’, consécutif à l’œuvre de cheikh Abdou, fut essentiellement un renouvellement littéraire qui
n’empêcha pas le maintien de la pensée musulmane dans la soumission aux règles d’un traditionalisme
étouffant… Du côté réformiste, elle est demeurée nouée aux thèmes classiques : la théologie, le droit, la
philosophie, la scolastique, et dans aucun de ces domaines elle n’a dépassé les jalons posés par les maître de la
réforme... Même dans les pays musulmans affranchis de la tutelle colonialiste, la pensée n’a pas encore acquis
sa personnalité, son droit de cité, sa valeur sociale comme moyen d’action et base essentielle de l’activité... Si
bien que cette pensée demeurant inefficace, l’action devient agitation, bousculade ridicule, ce qui n’est qu’une
forme de paralysie sociale. Toute action réelle entretient un rapport direct avec la pensée, et toute absence de ce
rapport implique une action aveugle, incohérente, quelque chose comme un effort sans motif» (Vocation de
l’islam).
En conséquence, poursuit Bennabi, «il ne faut pas s’étonner de ce que la pensée arabe n’ait pas encore acquis le
sens de l’efficacité. Le despotisme des mots et des formes imprime un caractère superficiel à toute traduction de
la renaissance… Si bien que des vérités vivantes qui avaient façonné naguère le visage de la civilisation
musulmane ne sont plus désormais que des vérités mortes, ensevelies sous de belles phrases et sous une vaste
érudition. Il semble que l’idéal demeure ce qu’il a été depuis la décadence : le fameux “puits de science” où la
science s’engloutit et perd le sens de son rôle social... Tendue vers l’apologie du passé, la culture prend un
caractère d’archéologie où l’effort intellectuel n’est pas dirigé vers l’avant mais vers l’arrière.
Plus tard, Edward W. Saïd parlera du «calme monumental et de la majesté inviolée de la tradition», poursuivant
: «Le nœud de l’affaire pour l’intellectuel dans l’islam réside dans la renaissance de l’Ijtihad, de l’interprétation
personnelle, et non dans une abdication moutonnière face à l’ambition politique des oulémas et des démagogues
charismatiques.»(1) Toynbee qualifie de «péché d’idolâtrie» cette attitude et dit : «Une passivité aveugle devant
le présent provient d’un aveuglement devant le passé. Et cet aveuglement est précisément le péché d’idolâtrie.»
Abdou, quant à lui, utilisait l’expression de «Ahl al-djoumoud» (les partisans de l’immobilisme) pour désigner
les oulamas de son temps. Avant lui, Ibn Khaldoun écrivait au sujet des savants religieux : «Ils se cramponnent
au passé sans comprendre que la perfection n’est pas héréditaire.»(2)
L’ambition des réformateurs allait consister finalement en un simple mouvement d’imitation : «Le mouvement
tendait en fin de compte, plutôt qu’à transformer les conditions réelles et fondamentales de la société
musulmane, à la doter de moyens appropriés à sa défense ou à sa justification… C’est ainsi que la renaissance
s’est engagée dans la voie du “choséisme”… Pour la justification, on forgea un outil à double tranchant : on
concevait ou on recréait le goût des valeurs islamiques pour faire face à l’emprise culturelle de l’Occident. Mais
en faisant face de cette manière au colonialisme, on conservait ou en laissait intactes les données de la
colonisabilité.»
Il ajoutera dans Perspectives algériennes : «Ceux de ma génération qui ont lu La faillite morale de la politique
occidentale en Orient du Turc Ahmed Riza ou les écrits de Chakib Arslan ont lu en fait des œuvres de défense
et de justification, non des œuvres d’édification ou d’orientation.»
Au lieu de se traduire en une doctrine précise de la renaissance, en un système cohérent, les efforts intellectuels
partaient en flambées apologétiques ou polémiques : «L’islah algérien lui-même ne fut en gros qu’une
polémique contre le maraboutisme et le colonialisme.» Pour se représenter ce qui manquait à tous ces efforts,
souligne Bennabi, «il faut se figurer une œuvre de Marx, d’Engels ou de Lénine réduite à sa critique de la
société capitaliste, sans regard sur les lacunes de la classe ouvrière, ni ouverture sur la construction de la société
socialiste».
La théologie a exercé sur les esprits une double contrainte, privative et répressive. En idéalisant le passé, en
minimisant les effets de la décadence, en déresponsabilisant les musulmans de leur sort historique et en les
innocentant, en refusant d’adapter les attitudes intellectuelles aux réalités du monde moderne, le salafisme, la
théologie et le traditionalisme ont bloqué l’évolution de l’esprit musulman et réduit la renaissance à une
apologie des pratiques et des modes de vie du passé. Cette culture qui repousse la causalité et la créativité au
profit de l’imitation d’un modèle qui incite au «tawakul» (compter sur Dieu) et au «yaquin » (quiétisme) ne
pouvait que perpétuer des mentalités passives, fatalistes et a-historiques, des mentalités prévenues contre toute
idée de compétition, de combat de l’homme pour la conquête de la nature, de volonté de surmonter les défis, de
sens tragique, d’esprit d’entreprise… Elle ne pouvait générer que le renoncement fataliste, l’attente du Dernier
jour, la négation de toute remise en cause, les interdits et le despotisme ; Dieu règne, le croyant végète ; aux
problèmes posés par l’Histoire, la nature et la compétition internationale, cette culture oppose de simples vertus
: la solidarité, l’égalité, la justice et la promesse du paradis assuré pour l’éternité ; aux débats intellectuels, elle
oppose le consensus des oulamas… Dès lors, la responsabilité de déclencher et de piloter une renaissance ne
pouvait être assumée par ceux qui n’en avaient ni l’envie, ni la volonté, ni les moyens conceptuels. Or, c’est
vers les oulamas et les organismes en charge des questions religieuses que l’on se tourne chaque fois que le
sujet est évoqué, jamais vers les universités, les intellectuels ou les chercheurs, alors qu’en Occident, la
Renaissance n’a pas été le fait du clergé, mais de réformateurs à l’esprit ouvert, de savants, d’artistes, de
penseurs, de philosophes et de dirigeants politiques. Mais il n’y a pas que le mouvement réformiste à incriminer
dans l’échec de la renaissance. Il y a son frère jumeau, le courant moderniste, qui y est pour beaucoup. Bennabi
se penche sur les circonstances de sa formation : «En découvrant le monde musulman, l’Europe était loin d’y
apporter toute son âme ni davantage toute sa civilisation, sauf en ce qui concerne les commodités immédiates du
colon. Sur le plan “indigène”, elle avait toutefois apporté ce qu’on appelle l’école indigène, et c’est de ce très
petit apport que le mouvement moderniste du monde musulman devait partir. L’‘‘école”, sur le plan du
modernisme, fait pendant à la medersa sur le plan de la réforme. La medersa a diffusé une pensée islamique
relativement rajeunie, tandis que l’école introduit des éléments culturels nouveaux dans le monde musulman. La
première aura opéré une rupture avec le passé post-almohadien, la seconde établira un contact avec la pensée
occidentale… D’autre part, le petit musulman qui va à l’école indigène est le frère de celui qui va à la medersa :
les mêmes habitudes mentales, la même hérédité sociologique, qui marquaient le mouvement réformateur, vont,
par conséquent, marquer aussi le mouvement moderniste, mêlées à des éléments nouveaux, emprunts livresques
ou empiriques à la vie européenne vue de l’extérieur… Depuis des siècles, l’esprit musulman était incapable
d’aller au-delà de la pelure des phénomènes ; il ne comprend plus mais apprenait le Coran ; après avoir jugé,
grosso modo, de l’utilité des “produits” européens, il n’allait pas se mettre à les critiquer. Les valeurs se
discutent, mais les objets s’utilisent ; on ne s’inquiétera pas de savoir comment ils ont été créés, mais de savoir
comment les acquérir. Ainsi se dessinait la première étape de la modernisation du monde musulman qui
adoptera des formes sans leur contenu. Cette disposition amorça une évolution entropique qui n’accroissait pas
ses moyens mais ses seuls besoins… Apparente évolution qui masque souvent une simple transformation du
contenu post-almohadien d’une forme archaïque à une forme moderne… Le mouvement moderniste ne reflète
en fait aucune doctrine précise. C’est qu’en réalité il ne cristallise qu’un engouement. Sa seule voie précise est
celle qui conduit l’homme musulman à n’être que le client et l’imitateur sans originalité d’une civilisation
étrangère qui ouvre plus volontiers les portes de ses magasins que celles de ses écoles.» (Vocation de l’islam).
Antérieurement à la publication de Vocation de l’islam, Bennabi avait écrit dans un article : «Ce mouvement ne
traduit pas un effort de construction mais une simple accumulation. Le modernisme musulman ne construit pas
une civilisation, mais en entasse les matériaux seulement : ici un médecin, là un phonographe, ailleurs un
ingénieur, autre part un appareil de radio.»(3)
Au plan politique, le post-almohadien que Bennabi a décrit sous l’aspect d’un être végétatif lui semble avoir
ressuscité sous les traits du «moderniste» : «L’être amibien qui n’avait plus sa bouchée de pain s’en émut, et il
poussa un pseudopode vers une proie imaginaire qu’il appela “le droit”. Ainsi naquit la “boulitique”,
pseudopode d’une société qui avait faim mais qui n’avait plus rien pour satisfaire son besoin de nourriture.»
Implacable, il poursuit : «Le mouvement moderniste n’est pas orienté vers des actes et des moyens, mais vers
des modes, des goûts et des besoins. Quand ses représentants imputent au colonialisme leur propre inefficience,
on a l’impression qu’il s’agit surtout pour eux d’un alibi, et qu’ils cherchent à fuir leur véritable responsabilité.
D’ailleurs, ce faux-fuyant est aussi employé par le mouvement réformateur qui ne cherche pas davantage les
causes internes de ses insuffisances, se contentant de les imputer aux pouvoirs politiques étrangers. Les uns et
les autres n’ont pas le souci de remédier à leurs lacunes, mais seulement de les masquer aux yeux du peuple...»
Mais Bennabi est honnête. Il reconnaît à ce mouvement son principal mérite, celui d’avoir fait bouger les esprits
et écrit : «Sur le plan intellectuel, si le mouvement moderniste n’a pas apporté — faute d’un contact réel avec la
civilisation moderne et d’une rupture effective avec le passé post-almohadien — les éléments d’une culture, il
n’en a pas moins donné naissance par ses emprunts à l’Occident à un courant d’idées, discutables sans doute,
mais qui ont l’avantage de remettre en question les critères traditionnels.» Il ne nie donc pas l’apport positif du
courant moderniste qui a «réussi à cristalliser une conscience collective qui manquait dans les pays musulmans
depuis Siffin, et constitué dans ces pays la flèche indicatrice qui désigne, sinon le but essentiel, du moins
certains buts plus ou moins pratiques, susceptibles d’arracher les masses musulmanes à leur indifférence et à
leur stagnation» (Vocation de l’islam ).
L’échec de la renaissance n’a pas seulement privé les musulmans de la solution à leurs problèmes, il a
compliqué la situation antérieure : «On a ainsi l’impression que des forces jusque-là inertes ont été libérées sans
qu’une place ou un rôle leur ait été assigné. Le monde musulman moderne est agité, mais comme un vase clos,
une cornue d’alchimiste où les réactions qu’on provoque ne sont rapportées à aucune loi définie. C’est le drame
du mouvement qui veut se libérer de l’apathie, de l’esprit luttant contre son incohérence, de l’homme qui s’est
réveillé et ne sait pas encore ce qu’il doit faire... Aujourd’hui, le monde musulman est un produit mixte de
résidus hérités de l’époque post-almohadienne et d’apports culturels nouveaux du courant réformateur et du
courant moderniste. Ce produit n’est pas le résultat d’une orientation réfléchie ou d’une planification
scientifique. Il s’agit d’un composé mixte d’archaïsmes indécantés et de nouveautés non filtrées. Ce syncrétisme
d’éléments de différentes époques, de différentes cultures, sans aucun lien naturel ou dialectique, a engendré un
monde qui a la tête en 1949, les pieds en 1369, et qui porte dans ses entrailles toutes les époques
intermédiaires…» (Vocation de l’islam).
Le fourvoiement du mouvement de renaissance musulmane a débouché sur une inhibition derrière laquelle
Bennabi distingue les facteurs qui se rattachent à la question des emprunts qui posent un problème d’ordre bio-
historique, et ceux qui concernent l’attitude du musulman à l’égard des problèmes auxquels il est affronté et qui
posent un problème psychologique : «Depuis un siècle, la société musulmane se trouve en face du problème des
emprunts : portée par le mouvement même de sa renaissance à toutes les innovations et à tous les emprunts, elle
est en même temps paralysée par son traditionalisme» (Vocation de l’islam).
S’agissant du premier facteur, il reconnaît qu’il existe naturellement dans toute société des éléments
traditionnels à côté d’éléments empruntés à d’autres cultures. Mais, pour être assimilables, ces emprunts doivent
être traités afin de devenir compatibles avec le sujet receveur. C’est que la vie sociale est commandée, comme
la vie organique, par des lois semblables à celle qui régit la transfusion sanguine. En vertu de cette loi, les
éléments sociologiques qui caractérisent des cultures différentes ne sont pas tous et toujours interchangeables :
«Les éléments sociologiques nouveaux ne sont assimilables par la société qui les emprunte que dans certaines
conditions déterminées : un besoin impérieux ou un impératif supérieur. Or, la société musulmane, depuis un
demi-siècle, n’a pas tenu compte de ces conditions. Elle a fait des emprunts sans aucun critère, sans aucune
critique, un peu par contrainte et surtout par snobisme et par carence de l’esprit. La confusion et le désordre qui
règnent dans le domaine politique sont le résultat d’un mélange d’idées mortes, résidus non décantés, et d’idées
empruntées, d’autant plus dangereuses qu’elles se trouvent déplacées de leur contexte historique et rationnel : le
cadre européen... La décantation de ce qui est mort et le filtrage de ce qui est mortel constituent cependant le
travail de base d’une véritable renaissance» (Vocation de l’islam).
Bennabi note que dans le processus de la civilisation occidentale Saint Thomas d’Acquin a joué le rôle
d’épurateur de la culture européenne qu’il a dégagée des influences philosophiques musulmanes — en
combattant l’averroïsme — et Descartes celui de la connecter à l’esprit scientifique en introduisant dans son
esprit la méthode et la preuve. La renaissance musulmane n’a pas posé son problème en termes de civilisation,
«au niveau de ses fondements, de son vouloir et de son pouvoir, mais au niveau de ses produits».
C’est ainsi qu’elle s’engagea sur la voie du choséisme et de l’entassement : «Au lieu d’entreprendre
l’édification d’une civilisation, on a voulu accumuler ses produits. L’œuvre de la renaissance musulmane n’a
pas été une construction, mais un entassement de matériaux. Ce n’est donc pas faute de moyens, mais d’idées
que la renaissance du monde musulman s’étale sur tout un siècle déjà sans être parvenue encore au résultat que
d’autres sociétés, parties du même point, ont atteint.»
Passant en revue les causes de l’échec de la renaissance musulmane, Bernard Lewis parviendra plus tard aux
mêmes conclusions que Bennabi sur certains points, écrivant : «A l’époque de sa grandeur, le monde musulman
méprisait les autres civilisations et ne voyait rien à leur envier ou à apprendre d’elles. Les musulmans répugnent
à visiter les pays “infidèles”, ils ne s’intéressent pas à leur langue, à leur littérature et à leurs idées
philosophiques ; ils ne traduiront pas vers les langues en usage chez eux (arabe, turc, persan) les grandes
productions de l’esprit occidental entre le XIIe siècle et le XIXe siècle, se limitant aux ouvrages de technique
militaire ; ils cherchent à partir du XVIIIe siècle à acquérir les techniques occidentales mais pas leurs idées
sociales et politiques ; ils pensent que la modernisation est détachable de l’occidentalisation ; ils ne révisent que
très tardivement leurs législations sur l’esclavage et les étrangers ; ils répugnent à renouveler leurs institutions
politiques, préférant pérenniser le despotisme ; les femmes ne sont pas intégrées à la vie sociale…» Toutes ces
critiques sont fondées, malgré le parti pris anti-arabe et anti-musulman notoire de l’orientaliste anglo-
américain.(4)
N. B.

1) Edward W. Saïd : Des intellectuels et du pouvoir, Ed. Marinoor, Alger 2001.


2) Op.cité.
3) A la veille d’une civilisation humaine ?, la RA du 1er juin 1951.
4) Un article publié en août 2005 par Le monde diplomatique sous la plume d’Alain Gresh nous présente cet
«orientaliste» en ces termes : «Comme Janus, le dieu romain, Bernard Lewis a deux visages. Universitaire
britannique installé aux Etats-Unis en 1974, il a publié d’innombrables ouvrages sur le monde musulman. Il
s’est distingué par son soutien sans faille à la politique israélienne… Depuis l’accession de M. George Bush à
la présidence des Etats-Unis, il est devenu un conseiller écouté, proche des néoconservateurs, notamment de M.
Paul Wolfowitz. Celui-ci, alors qu’il était secrétaire d’Etat adjoint à la défense, lui rendait un vibrant hommage
lors d’une cérémonie tenue en son honneur à Tel Aviv en mars 2002 : ‘’Bernard Lewis nous a appris à
comprendre l’histoire complexe et importante du Moyen-Orient et à l’utiliser pour nous guider vers la
prochaine étape…’’ Un an plus tard, Bernard Lewis ‘’guidait’’ l’administration vers sa ‘’prochaine étape’’ en
Irak. Il expliqua que l’invasion de ce pays ferait naître une aube nouvelle, que les troupes américaines seraient
accueillies en libératrices… Ce combat de Bernard Lewis, les comptes rendus de ses œuvres en français le
passent souvent pudiquement sous silence… Au lendemain de la guerre de Suez (1956), le Proche-Orient est en
ébullition. Le nationalisme arabe s’affirme partout avec force. L’islamisme politique est marginal. Pourtant
Bernard Lewis voit la volonté des peuples arabes de se libérer de la présence occidentale non comme un fait
politique, mais déjà, comme une hostilité à la culture occidentale. Imperturbable, dédaigneux des changements
qui bouleversent la région, il reprend son idée fixe de choc des civilisations en 1990… En résumé, ‘’ils’’ ne
nous aiment pas, non à cause de ce que nous faisons, mais parce qu’ils rejettent “nos” valeurs de liberté, parce
que depuis deux siècles “ils” ont perdu leur puissance. Comment expliquer la nationalisation de la Compagnie
du canal de Suez par Nasser en 1956 ? Par la haine musulmane de l’Occident… La chute du Chah d’Iran et la
révolution de 1979 ? Par la haine de l’Occident… Les révoltes répétées des Palestiniens face à la dépossession
de leurs territoires ? Par la haine de l’Occident…
La résistance en Irak ? La haine de l’Occident… Comment comprendre le conflit du Kosovo ou de Bosnie ? Par
le refus des musulmans d’être gouvernés par des infidèles… Etrange historien dont les survols ignorent les faits
concrets, le pétrole, l’exil des Palestiniens, les interventions occidentales…»

PENSÉE DE MALEK BENNABI (24) Les Oulamas algériens

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

C’est en mars 1928, soit à l’âge de vingt-trois ans, que Malek Bennabi rencontre pour la première fois l’imam
Abdelhamid Ben Badis, figure de proue du mouvement islahiste algérien, au siège de son journal Ach-Chihab à
Constantine. Le jeune homme revenait d’un séjour à Aflou où il exerçait en qualité de «adel» (traducteur de
mahkama) depuis près d’un an. En parcourant la région avec le cadi auquel il était attaché, un problème s’était
imposé à sa conscience : le sort des terres «arch» encore préservées de la colonisation mais, n’étant pas
protégées par des actes de propriété, pouvaient être facilement accaparées par les colons. La rencontre ne se
déroule pas comme il l’avait espéré car le vénérable cheikh auquel il vouait un respect révérenciel l’écouta
poliment sans comprendre ce qu’il y pouvait. Bennabi en est sorti affecté. La gauche ayant gagné pour la
première fois en France les élections législatives, Léon Blum forme au printemps 1936 le gouvernement du
Front populaire. A Alger, un grand événement se prépare : l’Association des Oulamas algériens, la Fédération
des élus et le Parti communiste algérien décident de se regrouper au sein du Congrès musulman algérien pour
interpeller le nouveau pouvoir sur la situation de l’Algérie. Seule fausse note, l’Etoile nord-africaine de Messali
refuse de se joindre à la réunion qui se tient le 7 juin 1936 dans une grande salle de cinéma à Bab El-Oued.
Quatre mille personnes y participent. Le congrès débouche sur une «Charte revendicatrice du peuple algérien
musulman » qui demande la fin du code de l’indigénat, le rattachement de l’Algérie à la France, l’indépendance
du culte et l’officialisation de la langue arabe. L’idée du congrès est venue de Ben Badis qui l’avait lancée le 3
janvier 1936 dans un article publié par La Défense, organe francophone de l’Association des Oulamas algériens.
Dans son esprit, il s’agissait, dans la foulée de la montée en puissance des forces de gauche réunies dans le
Front populaire, de préparer un statut plus favorable aux Algériens. L’idée prend forme le 16 mai 1936, lorsque
la Fédération des élus et l’Association des Oulamas publient un «Appel aux musulmans algériens» pour la tenue
d’un congrès. La charte finalement adoptée demande la suppression des lois d’exception, du gouvernement
général, des communes mixtes et des délégations financières, le rattachement des trois départements algériens à
la France, le maintien du statut personnel musulman, la liberté d’enseignement pour la langue arabe,
l’instruction obligatoire pour les enfants des deux sexes, l’égalité en droits et devoirs avec les Français, un
collège commun pour les élections au suffrage universel, la représentation au Parlement français et l’envoi
d’une délégation du Congrès à Paris pour remettre à Léon Blum, président du Conseil, la charte issue des
résolutions du Congrès. La délégation, présidée par le Dr Salah Ben Djelloul, chef de la Fédération des élus
municipaux «indigènes», est reçue le 23 juillet par le chef du gouvernement Léon Blum et le sénateur Maurice
Viollette. Bennabi, qui terminait alors à Paris ses études d’ingénieur en électricité, et un groupe d’amis de
l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord sont étonnés de cette démarche politique. Ils décident
de rendre visite à la délégation descendue dans un grand hôtel de Paris où la «abaya» blanche des «chouyoukh»
leur semble tout à fait déplacée en ces lieux où se bousculent les vedettes et les soubrettes de Paris. Ils trouvent
là l’imam Ben Badis, les cheikhs Bachir al-Ibrahimi et Tayeb al-Okbi, les politiciens Ferhat Abbas et Ben
Djelloul ainsi que le journaliste Lamine Lamoudi. Bennabi aborde les Oulamas et leur exprime la déception de
son groupe qui ne comprend pas que ce rassemblement de partis qui a soulevé une immense espérance politique
dans le pays retombe dans les revendications et les suppliques : «Que venezvous faire ici ? La solution est en
Algérie ! Elle est entre vos mains et non entre celles du gouvernement français.» Puis il prend en aparté Lamine
Lamoudi, directeur de La Défense à qui il demande pourquoi il n’a pas publié la réponse à Ferhat Abbas (qui
avait publié quelques mois plus tôt le fameux article qui lui sera reproché toute sa vie et audelà sur la «nation
algérienne»). Lamoudi lui répond : «Nous avons trop peu d’hommes politiques pour les détruire.» C’est en de
pareils moments que Bennabi perd complètement foi en l’islah, et ces moments seront nombreux ; c’est en ces
occasions qu’il a pour les Oulamas les jugements les moins amènes. Il confie à son journal intime : «Dès cette
année 1936, j’avais fait pratiquement mon deuil des Oulamas qui me paraissaient aussi bien incapables de
comprendre une idée ou de la créer, que de l’appliquer.» Ses relations avec eux vont devenir effectivement très
difficiles. Ce qu’il partage avec eux, c’est l’idée que l’islam est le principal levier de la psychologie algérienne
sauf que lui voit l’islah non pas comme une littérature ou un discours d’exhortation à davantage de dévotion,
mais comme un mode opératoire pour sortir les Algériens du fatalisme et leur inculquer le sens collectif qui
ferait d’eux les éléments conscients et efficaces d’une résurrection civilisationnelle. C’est cette différence de
vue sur la manière de prendre en charge la problématique de la renaissance qui sera à l’origine de ses
mésententes perpétuelles avec l’ensemble des animateurs du mouvement national (Oulamas, Fédération des
élus, Etoile nord-africaine, communistes) : «Je voyais les problème sous l’angle d’une civilisation, alors qu’eux
les voyaient sous l’angle politique. » Il durcira plus tard son langage et précisera que ce que ces derniers croient
être de la «politique» n’est en réalité que de la boulitique, une démagogie creuse, un revendiquisme stérile, une
mystification des citoyens… Pour lui, l’aspect «civilisation» doit primer sur l’aspect «politique», nuance que ne
saisiront pas les politiciens du mouvement national. Il sera intraitable avec les uns et les autres, mais contribuera
néanmoins à toutes les actions anticolonialistes de l’époque. En fait, il s’agit moins d’un antagonisme entre un
homme et des courants politiques que de l’immémoriale incompréhension entre le «philosophe » et le
«politicien». Il aura les mots les moins indulgents envers les leaders des différents courants, y compris les
Oulamas dont il se sent pourtant proche. Moralement seulement, car sur le plan intellectuel il se retrouve de
moins en moins dans leurs analyses et leurs méthodes : «Ils voulaient réformer avec les moyens de la rhétorique
arabe ; ils voulaient mener une réforme de grammairiens… L’essentiel du drame séculaire de l’islam leur
échappait totalement.» Par contre, il surmontera très difficilement les préventions que lui inspirent les
«modernistes», ceux pour qui il créera un néologisme, les intellectomanes, pour les flétrir. Il sera extrêmement
critique envers cette composition du mouvement national faite d’une aile ouvrière, d’une autre bourgeoise et, au
milieu, d’un islah qui cherche l’équilibre entre les deux avant de pencher en définitive vers les «Elus», du moins
jusqu’en 1939. Il écrit dans ses Mémoires inédits : «Le nationalisme algérien prenait ainsi sa préfiguration
historique avec une aile ouvriériste prête à s’embourgeoiser à Paris et à s’acoquiner avec une partie de la gauche
française, et une aile bourgeoise prête à s’encanailler avec le colonialisme. L’islah essayait de frayer son chemin
entre les deux, sans se douter qu’il devra remettre un jour sa démission morale à l’aile bourgeoise et qu’il sera
finalement pulvérisé par l’aile ouvriériste… J’ai toujours été convaincu qu’on ne peut pas faire un ordre
politique sans faire au préalable un ordre moral.» Les uns et les autres le lui rendront bien le moment venu.
Après le retour à Alger de la délégation, le Congrès se réunit de nouveau le 2 août 1936 pour entendre le
compte-rendu des entretiens de Paris. Le rassemblement regroupe dix mille personnes au stade de Saint-Eugène
(Bologhine). C’est alors que, sans avoir été invité, Messali fait une entrée spectaculaire dans le stade et
demande à prendre la parole. Dans son discours, il proclame le soutien de son organisation aux revendications
présentées mais surenchérit : il exige l’indépendance totale et immédiate de l’Algérie ! Le gouvernement du
Front Populaire prendra en compte la Charte et élaborera sur cette base un projet de loi qui restera dans
l’histoire sous le nom de «Projet Blum-Viollette» mais qui ne sera pas examiné par le Parlement français en
raison de la forte opposition des colons en Algérie.(1) Sur ces entrefaites, Bennabi apprend que cheikh al-Okbi
a été arrêté à la suite de l’assassinat du muphti d’Alger, cheikh Mohamed Bendali Kahoul, opposé aux Oulamas.
Il lui envoie une lettre de soutien. Le président de la Fédération des élus se désolidarise de Tayeb al-Okbi et
proclame que son organisation n’a plus rien à faire avec l’Association des Oulamas dont les «mains étaient
tachées de sang». Il s’agit, de toute évidence, d’un complot ourdi pour casser le Congrès musulman algérien,
première tentative de rassemblement des forces politiques algériennes pour contrer le colonialisme. Le même
Ben Djelloul déclare à un journal français : «Sans la France, je ne serais qu’un “semmèche” (désœuvré).»
Tayeb al-Okbi ne va pas tarder après cette affaire à se dissocier de ses pairs et à prendre de plus en plus
ouvertement des positions favorables à l’administration coloniale. Il se retirera complètement de l’Association
en 1938. A la mort de Ben Badis, le gouvernement général s’efforcera de l’imposer à la tête de l’Association
des Oulamas mais en vain. C’est Bachir al-Ibrahimi qui sera élu alors même qu’il était en résidence surveillée à
Aflou. En juillet 1937, Bennabi et sa femme Paulette-Khadidja rentrent à Tébessa. Il retrouve sa ville où il lui
semble que l’atmosphère n’est plus à l’islahisme mais à la revendication politique et à l’électoralisme. Il en est
déçu : «Je ne retrouvai pas l’Algérie qui, depuis 1925, suivait lentement mais sûrement le sentier de la
civilisation sous la bannière de l’islah. Je n’y retrouvai pas cette atmosphère de communion où la conscience
éclose mûrit sur des problèmes concrets : supprimer une superstition, édifier des écoles pour liquider
l’analphabétisme, construire des mosquées pour élever les âmes au-dessus de la condition postalmohadienne,
c’est-à-dire au-dessus de la colonisabilité qui est la base psychologique de la colonisation. On ne parlait plus ni
de tout cela ni de Dieu, on parlait de Blum… Même mon père, le plus honnête des gens que j’ai rencontré dans
ma vie, avait sa carte de socialiste… C’était la débandade totale : l’esprit islahiste avait fichu le camp avec tous
les germes d’avenir qu’il portait… Et les Oulamas eux-mêmes donnaient l’exemple. Bernard Lecache(2) et
Larbi Tebessi s’embrassaient à Tébessa comme deux frères…» Tout le monde célèbre le culte de «l’homme
unique», l’homme providentiel, c’est-à-dire le Dr Salah Ben Djelloul ; l’homme le plus en vue de l’époque.
Bennabi en est révolté et s’accroche de plus en plus fréquemment avec cheikh Larbi Tébessi. A la salle des fêtes
de la ville, on l’invite à donner une conférence. Il choisit le thème de «La progression du désert» qui l’inquiète
comme s’il s’agissait d’une menace sur sa propre vie. Le seul à lui poser des questions sera… le commissaire de
police de la ville. Il essaie de gagner des Tébessis aisés à des projets industriels en leur présentant plusieurs
idées : centrale électrique, fabrique de papier d’alfa, cimenterie, tannerie, apiculture, en pure perte. Il écrit dans
ses Mémoires inédits : «Partout où je me trouvais parmi des jeunes ou des vieux, surtout au cercle qui venait
d’être créé à Tébessa, je n’avais pas d’autres sujets de conversation que la science et l’industrie. En réalité, je
donnai de véritables cours, dépouillés des formules, sur la fabrication du verre, de l’accumulateur, du papier, de
la chaux hydraulique, du savon, etc.» Le même commissaire lui refait une visite quelques jours après et lui pose
des questions sur ses intentions. Lorsque Larbi Tébessi est indisponible, c’est Bennabi qui le remplace aux
causeries du cercle culturel de la ville. Il ne s’entend pas beaucoup avec lui à cause de son attitude favorable
aux intellectomanes de la Fédération des élus. Ces derniers, par leur discours et leur démagogie, démantelaient
selon lui les acquis réalisés au cours des vingt dernières années par l’islah. Là où les Oulamas voyaient de la
haute politique incarnée par des Algériens «évolués», un peu par complexe, un peu par intérêt, lui ne voyait que
basse boulitique perpétuant indigénisme et maraboutisme. Il reproche à ces «guides de la renaissance
algérienne» de ne pas incarner une volonté de civilisation mais de brandir seulement des revendications. Il note
dans son journal intime : «Ce qui m’a toujours choqué, c’est la “boulitique”, cette chose qui se dit, se répète,
mais qui ne se fait jamais pour la bonne raison que, n’ayant pas de doctrine, elle ne se pose jamais le problème
des moyens… Je ne voyais nulle part, ni chez les Oulamas ni chez Messali ou Ben Djelloul, l’ombre de ce qui
s’appelle politique, la politique n’étant pas ce qui se dit mais ce qui se fait.» Le 27 août 1937, Messali est arrêté
avec quelques-uns de ses compagnons (Moufdi Zakaria, Hocine Lahouel, Mohamed Khider…) pour «excitation
à des actes de désordre contre la souveraineté de l’Etat» et condamné à deux ans de prison. En octobre, des
élections cantonales ont lieu. Le PPA (qui a remplacé l’Etoile nord-africaine, dissoute par l’administration
française) y participe, de même que les autres formations algériennes. Les rivalités entre les différentes
tendances du mouvement national s’accroissent. Leur dénominateur commun est l’électoralisme et la critique
des rivaux. Une douzaine d’années plus tard, dans Les conditions de la renaissance (1949) Bennabi brossera un
tableau féroce de la société algérienne telle qu’elle lui apparaissait à ce moment-là : «Dans un pays colonisé
comme l’Algérie, il n’y a pas de classes sociales mais deux catégories d’hommes. La première, qui habite les
agglomérations urbaines, est faite de l’homme chômeur qui n’a rien à faire, du petit boutiquier qui vend
quelques épices et de la pacotille bon marché, du chaouch d’une administration coloniale, et enfin de quelques
rares avocats, cadis ou pharmaciens. La seconde, qui peuple nos campagnes, est faite de l’homme nomade et du
fellah sans charrue ni lopin de terre. Le premier est le “minus habens”, petit en tout. Le second est “l’homo
natura”, pauvre en tout. Mais bien souvent, la pauvreté est plus saine et plus noble que la petitesse. Le citadin a
accepté sa condition de minus habens, assimilant par là à sa nature tous les facteurs de décadence qui ont causé
le déclin des civilisations qui se sont succédé sur le sol de son pays depuis l’époque carthaginoise. Il porte en lui
l’esprit du déclin. Il a toujours vécu le déclin d’une civilisation, toujours à mi-chemin de quelque chose, à mi-
chemin d’une étape, à mi-chemin d’une idée, à mi-chemin d’une évolution. Il est celui qui n’atteindra pas son
but parce qu’il n’est ni le point de départ dans l’histoire comme l’homo natura, ni le point final comme l’homme
de civilisation. Il est un point de suspension dans l’évolution, dans l’histoire, dans la civilisation. Il est le minus
habens en tout, l’homme du demi des choses qui s’est introduit dans une idée, l’islah, il en a fait une demi-idée
qu’il a nommée “politique”, parce qu’il n’était capable que d’un demi-effort, que d’une demiréflexion, que
d’une demi-étape. Et aujourd’hui, ce “demi habens” s’évertue à mettre le problème algérien sur la voie de la
demi-solution, devant la demi- Assemblée algérienne dont l’autre moitié est européenne, colonisatrice, et dont
le colonialisme a fait une lice des joutes oratoires des demi-intellectuels…» Après la parution de ce livre qui
faisait suite au Phénomène coranique (1947) et au roman Lebbeïk (1948), Bennabi est devenu un homme
célèbre. En septembre 1949, il est invité pour la deuxième fois en Tunisie pour prendre part aux travaux d’un
«Congrès sur la culture islamique ». Pendant le trajet par route de Tébessa à Tunis, il observe les attitudes
sociales qui le plongent dans une profonde méditation : «Avons-nous la “notion” des “choses” que nous
utilisons couramment dans la vie ? Ces objets, ces produits, ces techniques dont nous usons dans le quotidien,
avons-nous le sens de leur utilisation ?» La matière d’un article vient de se former dans son esprit.(3) Il arrive à
Tunis avec ces pensées en tête. A son retour, il livre ses impressions sur le congrès dans une série d’articles où
l’on peut notamment lire : «Notre culture me donne surtout l’impression d’être une archéologie. Nos prémisses
intellectuelles sont les mêmes depuis le Moyen Âge chrétien. Nos conclusions sont immanquablement les
mêmes qu’il y a cinq ou six siècles. Bien que la pensée cartésienne ait été au bout de la pensée arabe, nous
n’avons pas encore atteint ce bout. La vie et l’expérience n’ont encore aucun poids dans nos spéculations. Nous
sommes encore à l’âge scolastique des inductions verbales, des pétitions de principe. Enseignement de
théologien et de juriste qui n’apporte aucune réponse, ni au problème de l’homme du peuple, ni à ceux de l’élite
intellectuelle, notre “culture islamique” représente au plus une volonté de subsister et non une volonté de
devenir».(4) Il faut imaginer l’impact de tels propos sur les milieux du «ilm» ! Bennabi n’en a cure et s’attelle à
la rédaction de son quatrième ouvrage, Vocation de l’islam. En décembre 1950, il publie une «Lettre ouverte à
M. le grand Muphti al- Assimi»(5) dans laquelle il prend la défense de Bachir al-Ibrahimi et fait l’éloge des
résultats réalisés par l’Association des Oulamas dans le domaine de l’enseignement (130 000 élèves scolarisés
dans un réseau de 300 écoles). L’Association luttait à l’époque pour obtenir le même statut à l’islam que celui
du christianisme et du judaïsme, c’est-àdire l’application du principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat de
manière, écrit Bennabi dans cet article, «que la mosquée ne soit pas — pas plus que la synagogue ou le temple
chrétien — contrôlée comme un simple débit de boisson par l’administration». Il est interpellé par la police. De
temps à autre il publie en arabe des articles dans Al-Bassaïr, l’organe des Oulamas, comme il lui arrive
d’utiliser le pseudonyme de «Ben Kebir» pour signer certains articles dans La République algérienne où il
collabore régulièrement depuis 1948. Il note dans ses Mémoires à propos des Oulamas : «Un fait est à retenir à
l’actif de la renaissance du pays pour cette période, c’est la parfaite réussite du Cheikh al-Ibrahimi dans son
séjour en Orient où il vient d’organiser, notamment, la mission scolaire. Grâce à ses efforts, pas mal de jeunes
Algériens ont pris déjà le chemin, qui de Baghdad qui du Caire, pour entreprendre ou achever des études.
L’administration semble bien ennuyée de ce côté-là.» Il en veut aux Oulamas de ne pas lui accorder leur
représentation à Paris, ce qui lui aurait permis de se stabiliser et de travailler à son œuvre près des bibliothèques
parisiennes : «Ils m’ont délibérément sacrifié… J’ai trouvé en tant qu’intellectuel plus d’hostilité, plus
d’indifférence, plus de sabotage de la part de messieurs les oulamas que je n’en ai trouvé de la part des
Français», note-t-il amèrement dans ses Mémoires. Dans un article publié un an plus tard dans la République
algérienne, il écrira : «J’ai consacré une grande partie de ma vie à l’action islahiste ; j’ai rendu témoignage en
de maintes occasions à l’œuvre d’enseignement de l’Association des Oulamas. J’ai pris la parole dans ses
établissements à Constantine et ailleurs sans être cependant membre de cette Association. Il serait plus juste de
dire qu’elle ne m’a pas invité à participer à sa gestion administrative, même si je leur en avais fait la demande
lors des difficiles circonstances de la joute dans l’arène de la lutte idéologique.»(6) Quand Bennabi critique les
Oulamas et la culture musulmane en général, c’est la somme de représentations qu’ils véhiculent qu’il vise. Il
ne leur cherche pas forcément querelle, mais essaie de les ouvrir à une vision du monde nouvelle. Et quand
l’orientalisme fait le procès de l’islam, ce sont justement ces insuffisances et ces tares qu’il met en avant pour
fonder ses thèses. Néanmoins, Bennabi rendra plusieurs fois hommage à Ben Badis : dans un article publié le 24
avril 1953 dans Le Jeune musulman ; dans Vocation de l’Islam où il évoque «la remarquable personnalité du
cheikh Ben Badis dont le rayonnement personnel put atteindre la conscience populaire » ; dans «La lutte
idéologique dans les pays colonisés»(7) où il le qualifie de «grand combattant du front idéologique» ; dans un
article paru dans Révolution africaine en août 1967 où il écrit : «Il n’était pas entré dans la lutte avec les
réserves et les calculs d’un zaïm, mais avec le don total de soi et la ferveur d’un mystique… Il a régénéré une
authentique valeur culturelle islamique et l’a incarnée non pas au-dessus de la mêlée, mais au sein d’un combat»
; et enfin en mai 1970 dans une revue éditée par la Mosquée de l’université d’Alger. (8)
N. B.

1) Il s’agit d’un texte de loi en six articles qui prévoyait essentiellement d’octroyer la nationalité française à
l’élite algérienne, soit à quelques milliers de personnes.
2) Fondateur de la «Ligue internationale contre l’antisémitisme » devenue la «Ligue internationale contre le
racisme et l’antisémitisme» (LICRA).
3) «La chose et la notion», La République algérienne du 14 octobre 1949.
4) «Ruptures et contacts nécessaires», La République algérienne du 11 novembre 1949.
5) La République algérienne du 8 décembre 1950.
6) «De la critique... mais constructive», la RA 22 janvier 1954.
7) Ed. Dar al-Uruba, Le Caire, 1960.
8) «Que sais-je de l’Islam».
PENSÉE DE MALEK BENNABI (25) Islah algérien et Nahda

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Bennabi a conclu dès 1936 à l’échec de l’islah algérien parce qu’il lui avait manqué une vision claire et une
doctrine précise de l’action à mener. Les Oulamas n’avaient pas compris qu’il ne suffisait pas de prêcher l’islam
dans une langue lyrique, avec «force citations coraniques et d’émouvantes évocations de la civilisation
musulmane», mais qu’il s’agissait d’engager une action de transformation psychologique et culturelle qui aurait
généré un homme de civilisation. L’idée islahiste était certes juste, mais fallait- il encore qu’elle ne se laissât
pas circonscrire par la boulitique qui falsifia le sens du combat à mener pour libérer les Algériens de la
colonisabilité et l’Algérie du colonialisme. Pour Bennabi, «1936» représente dans l’histoire de l’Algérie une
sorte de Siffin. Cette date marque pour lui la cassure de l’élan spirituel qui portait la renaissance nationale.
Celle-ci va prendre désormais le chemin de la revendication des «droits», alors qu’auparavant elle créait la
«tension» nécessaire à l’action et inculquait aux Algériens le sens du devoir. Ben Djelloul incarnait ces années-
là l’«idole» et Messali, après lui, le «zaïm». En se déversant dans le courant du mouvement national au lieu de
l’inspirer, de le guider moralement, l’action des Oulamas s’est trouvée enfermée dans le jeu des revendications
politiciennes jusqu’en 1954, année où le déclenchement de la lutte armée pour bouter le colonislisme dehors
allait faire table rase du mouvement national dans toute sa diversité. Bennabi parle de la période 1925- 1936
comme d’un âge d’or et écrit dans Les conditions de la renaissance (1949) : «Le miracle s’opérait quand survint
l’année funeste de 1936. La transformation, la renaissance s’arrêtèrent net et s’évanouirent dans le mirage
politique. On ne parla plus de nos “devoirs” mais de nos “droits’’, on ne pensa plus que le problème n’était pas
essentiellement dans nos besoins, plus ou moins légitimes, mais dans nos habitudes, dans nos pensées, dans nos
actes, dans notre optique sociale, dans notre esthétique, dans notre éthique, dans toutes ces déchéances qui
frappent un peuple qui dort. Au lieu de demeurer le chantier de nos humbles et efficaces efforts de
redressement, au lieu de demeurer l’espace de nos devoirs rédempteurs, l’Algérie devint à partir de 1936 le
forum, la foire politique où chaque guéridon de café maure devint une tribune... Le virus politique a succédé au
virus maraboutique, le peuple qui voulait des amulettes et de saintes barakas veut à présent des bulletins de vote
et des sièges. Il veut ceci dans le même esprit qu’il voulait cela, avec le même fanatisme, sans le moindre sens
critique, sans le moindre effort de transformation de son âme et de son milieu. Le peuple qui a cru à l’avion vert
d’un élu croit aujourd’hui au coup de bâton magique qui le transforme en peuple majeur avec son ignorance, ses
lacunes de toutes sortes, ses insuffisances et sa suffisance. Il y a quelques mois, dans une manifestation
estudiantine, un jeune intellectuel algérien s’époumonait à crier, cependant que certains l’applaudissaient :
“Nous voulons nos droits même avec notre crasse et notre ignorance !”… Dès lors, avec une pareille mentalité,
c’était la marche en arrière, le retour à la nuit, la dispersion des efforts...» Aux antipodes de cette mentalité,
Bennabi cite Ghandi qui disait à ses compatriotes : «Tant qu’un passant dans une rue de Bombay ou Calcutta
risque de recevoir d’une fenêtre un crachat sur la tête, l’Inde ne mérite pas l’indépendance. » Il précise sa
pensée dans Vocation de l’islam (1954) : «Il ne s’agit pas d’apprendre à un peuple des mots et des slogans, mais
des méthodes et des techniques. Il ne s’agit pas de lui chanter la “liberté”, il connaît la chanson. Il ne s’agit pas
de lui dire et redire qu’il a des droits, il le sait. On n’a pas à lui enseigner les vertus de l’union sacrée, son
instinct grégaire les lui a apprises. En un mot, il ne s’agit pas de lui “révéler” ce qu’il sait déjà, mais de lui
donner la méthode efficace pour actualiser ses dons et ses connaissances dans une forme sociale concrète. Plus
exactement, il ne s’agit pas de lui parler de ses droits et de sa liberté, mais de lui préciser les moyens de les
acquérir, moyens qui ne peuvent être que l’expression de ses devoirs. Pour la société post-almohadienne, il
s’agirait donc moins de revendiquer des droits que d’utiliser techniquement l’homme, le sol et le temps pour
produire la synthèse sociale qui engendre automatiquement le droit… Faire une politique, c’est en effet préparer
les conditions psychologiques et matérielles de l’histoire, c’est préparer l’homme à faire l’histoire. L’individu
postalmohadien fera de la politique quand il cessera d’être l’amibe qui attend une proie problématique. Il
cessera d’être une créature déshéritée en proie à tous les attentats du colonialisme quand il parlera un peu moins
de ses droits et un peu plus de ses devoirs, un peu moins de la charte de l’Atlantique et un peu plus de ses
ressources. Il cessera d’être une proie facile quand il aura rectifié ses manières de penser et d’agir selon une
logique pragmatique de l’action et une logique cartésienne de la pensée, quand il se sera débarrassé des mythes
qui inhibent son activité et limitent son efficacité.» Ce qui se passait avec l’islah en Algérie se passait avec la
Nahda dans l’ensemble du monde musulman dont participe l’Algérie qui n’est souvent d’ailleurs qu’un terrain
d’application ou d’expérimentation des idées apparaissant en Orient. Or, Bennabi en avait esquissé un tableau
extrêmement réaliste, pour ne pas dire passé au scanner, et écrit en 1970 dans une nouvelle préface à Vocation
de l’islam après avoir rappelé que le livre avait été composé au lendemain des événements de Palestine
(Proclamation de l’Etat d’Israël) : «Je l’avais rédigé pour tirer la leçon de ces événements d’une part, et pour
faire, d’autre part, en une circonstance particulièrement cruciale le bilan des idées qui animaient le monde
musulman et l’avaient conduit à la crise du moment… C’était surtout un bilan de carence… Un quart de siècle
après, le problème du monde musulman demeure entier, tel qu’il se posait en 1948… Aujourd’hui donc,
l’ouvrage fournit un moyen, si imparfait soit-il, de mesurer l’évolution musulmane pendant un quart de siècle.
Que pourrait-on dire de nos jours ?… Les allures ont certainement plus ou moins changé, le fond est resté le
même. La colonisabilité n’a pas changé, elle a seulement changé de toilette. Regardez-la la coquette ! se mirer
dans le miroir de ces indépendances au rabais pour passer au bras de son vieux compagnon, le colonialisme,
devenu son chevalier servant dans ces salons décorés en bureaux d’études de sa pseudo-technocratie. Et
regardez-le, lui, comme il sait faire le vieux coquin du compliment à la vieille moukère sur ses bigoudis
d’emprunt, sur l’éclat incomparable de son râtelier et la splendeur de sa poitrine fanée… L’“homme malade”
musulman eut d’abord à son chevet le maraboutisme qui ne pouvait ni le guérir ni l’achever. Le kémalisme, le
baâthisme charlatan n’ont rien modifié à la situation ; ils l’ont plutôt compliquée davantage. Quant au salafisme
et au wahhabisme, ils n’ont laissé que de pitoyables souvenirs dans une décomposition générale.» On peut
imaginer ce qu’il lui en a coûté d’écrire ces lignes, lui qui, dans sa jeunesse, avait vu dans le salafisme et le
wahhabisme la promesse d’un nouveau «cycle de civilisation». Il poursuit dans le même texte : «Le monde
musulman a déjà subi les secousses de 1948 et de juin 1967. La troisième l’engloutira certainement si les
musulmans n’anticipent pas les évènements tragiques de ce temps et se contentent seulement de les suivre à
petits pas. Les temps ne sont plus où les sociétés pouvaient vivre en attendant de rencontrer un jour, au hasard
de la route, leur vocation historique. Aujourd’hui, dès les premiers pas on doit savoir vers quel but lointain on
est parti.» Du point de vue des islahistes, la Nahda visait la restauration de valeurs morales et culturelles dont
l’effet serait le rétablissement de la grandeur passée. Du point de vue des modernistes, elle visait une
modernisation à l’occidentale qui, seule, donnerait aux pays arabomusulmans une nouvelle grandeur. Il n’a
jamais existé de Nahda générale, en fait, mais des expressions locales et partielles, des nationalismes et des
mouvements de libération. En Turquie et en Iran par exemple, on voulait, aussi bien du côté des religieux que
des laïcs, une renaissance nationale. La Nahda, version réformiste, a échoué parce qu’elle s’est présentée sous la
forme d’un rêve et non d’un processus d’actions concrètes. Intellectuellement, elle n’a pas touché en profondeur
les mentalités, ni dérangé les vieux tabous. C’était un discours, une poésie. Au plan politique elle était un vœu
pieux, un appel à la recomposition de la «Oumma», sans intention de mettre en œuvre des initiatives de
rapprochement ou des synergies de développement, sans définir des critères de convergence et sans harmoniser
les législations, c’està- dire sans adopter une approche pragmatique comme le fera plus tard l’Europe. La Nahda
a commencé comme une réaction à une frustration, à un ressentiment, et non comme une prise de conscience de
la nécessité de changer réellement avec tout ce que cela implique. Elle n’était pas une remise en cause de soi,
des idées ambiantes, des modes opératoires. Son capital de départ était constitué pour l’essentiel d’orgueil et
d’un puissant désir de revanche sur l’Occident. De toute façon, le blocage de l’ijtihad à partir du XIe siècle avait
démobilisé les esprits et placé les musulmans dans une situation psychologique et intellectuelle où ils ne
recherchaient plus rien : ni riposte à des défis, ni nouvelles techniques pour accroître les rendements dans les
divers domaines d’activité, ni changement des habitudes de vie… La résignation à entretenir des traditions
dévitalisées et la capitulation devant les progrès des autres avaient déjà fait le lit de la colonisabilité et du
colonialisme.
Elles entretiennent maintenant la stagnation, le charlatanisme et le terrorisme. Dès ses premières formulations
au temps d’Ibn Taïmiya, puis à partir du XVIIIe siècle, la thématique de l’Islah puis de la Nahda, a voulu poser
des problèmes concrets : la libération de l’occupation étrangère et l’introduction de formes de vie modernes
dans les pays musulmans. Le premier but a été atteint avec plus ou moins de bonheur. Quant au second, on se
rendait compte au moment de passer aux actes que les formes de vie modernes souhaitées dans certains
domaines impliquaient des remises en cause auxquelles nul n’était prêt à se résoudre. Une équivoque avait pesé
dès le départ sur le terme lui-même : Nahda signifie «réveil», et non re-naissance, choix révélateur d’une
attitude candide devant la gravité des problèmes et ne mesurant pas ce qui est vraiment en jeu : la naissance de
quelque chose de neuf, et non le recyclage de ce qui est mort. C’est pourquoi la Nahda n’a pas généré de
renouveau social, économique ou politique, et qu’elle s’est cantonnée en gros à la morale et à la littérature. Le
mouvement de renaissance dans les pays musulmans a certes été contrecarré par les stratégies de colonisation de
la France, de l’Angleterre et de la Russie tsariste puis communiste (chute de l’Empire ottoman, occupation des
pays arabes et musulmans, apparition du mouvement sioniste...), mais même après le mouvement des
indépendances il n’a pas réussi à développer les pays arabomusulmans. Il n’a réussi ni dans son expression
laïque (non seulement le baâthisme n’a pas réuni l’Irak et la Syrie qui se sont réclamés de lui, mais il les a
dressés l’un contre l’autre) ni dans sa version religieuse, puisque le panislamisme n’a débouché sur aucune
dynamique d’intégration des pays musulmans. Quel bilan peut être fait du mouvement de Nahda qui a mobilisé
tant d’énergies intellectuelles et politiques pendant près de deux siècles ? En fait, il n’y a plus que les
mouvements islamistes pour parler de Nahda, d’Islah ou de «sahwa». Le mot a été abandonné à l’avènement
des indépendances parce qu’il ne recoupait plus les aspirations des nouvelles nations qui se rendaient compte
qu’elles n’entretenaient pas une même vision de leurs intérêts. Aujourd’hui, il y a une claire conscience qu’il
n’existe pas de prototype musulman, que les adeptes de l’islam ne sont pas semblables, que les sunnites et les
chiites ne renonceront jamais à leurs croyances particulières, que les uns et les autres travaillent séparément,
parfois les uns contre les autres, à faire valoir leurs intérêts nationaux, ethniques ou sectaires, à protéger leurs
frontières et à élargir leurs zones d’influence… Les ethnies, les langues, les habitudes de vie, les modes de
pensée, les intérêts stratégiques des pays musulmans varient et nul ne semble disposé, au nom d’une mythique
«Oumma», à y renoncer. Des haines durables les ont éloignés les uns des autres par le passé, ils se sont fait la
guerre de multiples fois (Turcs contre Persans, Arabes contre Turcs, Arabes contre Persans, Algérie contre
Maroc, Pakistan contre Bangladesh, Libye contre Égypte, coalition arabo-américaine contre l’Irak en 1991,
coalition arabo-saoudienne contre le Yémen…). La plupart d’entre eux sont obsédés par la préservation de leur
cohésion nationale (Irak, Syrie, Turquie, Iran, Soudan…) menacée par la résurgence de l’ethnicisme, du
sectarisme (chiites, sunnites) ou du confessionnalisme (Liban, Soudan, Egypte…). Quand deux nations
musulmanes s’affrontent, ce n’est bien sûr pas l’islam qui combat l’islam, mais des ethnies et des intérêts d’Etat
qui se disputent. Les initiatives et les velléités de modernisation apparues depuis le XVIIIe siècle furent le fait
des gouvernements et ne visaient que l’Etat et ses expressions : l’armée, l’administration, la diplomatie, les
grandes écoles… La société n’était pas impliquée dans leur mise en œuvre et n’en bénéficiait que peu. Ces
réformes restèrent par conséquent des entreprises d’entassement de «choses» qui n’empêchèrent pas les pays
arabo-musulmans d’être envahis et occupés par les puissances coloniales. Dans le monde musulman, on loue les
exemples japonais et chinois, et on cherche à s’inspirer de leur expérience. On croit que l’explication de leur
réussite réside dans les politiques suivies, alors qu’elle se trouve dans la culture, dans la psychologie, dans le
monde des idées, dans l’organisation sociale des Japonais et des Chinois. En fait, ce ne sont pas les anciennes
civilisations japonaise ou chinoise qui ont ressuscité, mais les Japonais et les Chinois qui sont réapparus sous de
nouveaux visages et se sont harmonieusement insérés dans des schémas d’organisation qui leur étaient au départ
étrangers. Les pays asiatiques ont pour la plupart réussi leur développement économique et social, mais pas les
pays musulmans (à l’exception peut-être de la Malaisie, de la Turquie et de l’Indonésie), malgré les fabuleuses
richesses minières et agricoles qu’ils recèlent. Le phénomène «développement» n’a pas trouvé dans l’esprit de
ces sociétés l’espace et l’intensité nécessaires. C’est que, d’après Bennabi, «le pouvoir de conditionnement
d’une idée n’est pas le même dans deux sociétés aux origines culturelles différentes ». Au lieu de susciter une
dynamique sociale, les efforts entrepris par la Nahda et l’Islah n’ont donné dans ces pays que de l’entassement,
du choséisme, un développement entropique, car les gens ne vivent pas la dimension économique comme une
directive sacrée. L’idée de développement ne peut dès lors produire en eux la tension nécessaire. N’agissant pas
à une large échelle sur eux, elle ne pouvait constituer un pouvoir d’intégration. Ne recoupant pas leur notion
religieuse, leur perception métaphysique, elle ne peut exercer sur eux de pouvoir d’orientation. Une société
issue d’une culture qui privilégie l’au-delà et qui compte sur Dieu pour tout ne peut se retrouver dans un modèle
issu d’une philosophie extravertie tournée vers le monde des objectifs et des réalisations historiques. Une
psychologie religieuse issue du «taqlid» (imitation des anciens) ne peut aboutir qu’au renoncement ici-bas pour
un plus grand profit dans l’au-delà. Elle est plus intéressée par la Résurrection que par la Renaissance, par la
Parousie que par la Palingénésie. Si la Renaissance européenne a été un retour à l’Antiquité, aux lumières de la
rationalité, avant de prendre les formes de la révolution intellectuelle et des conquêtes technologiques les plus
spectaculaires, celle du monde musulman était un retour à la théologie et à la théocratie. Le combat entre la
tradition et la modernité ne s’est pas soldé par la victoire d’un camp sur l’autre, mais par un «ni vainqueur ni
vaincu ». La Nahda et l’Islah ont échoué politiquement parce qu’ils n’était intéressés que par la libération, et
intellectuellement parce qu’ils n’étaient pas intéressés par l’émancipation de la pensée. Pour les Arabes, elle
signifiait la sortie de l’Empire ottoman et la restauration de systèmes politiques despotiques. Si l’on voulait
traduire dans le langage de la biologie l’échec de la renaissance en pays d’islam, on peut, avec le biologiste
américain Jonas Salk, parler de «nonstimulation de cultures ou systèmes conduisant à un échec du
développement des possibilités somatiques exprimant le potentiel génétique». La faculté d’adaptation d’un
organisme vivant résulte de sa capacité à vivre et à évoluer avec les changements qui affectent son
environnement. L’évolution biologique et l’évolution sociale et culturelle de l’homme sont soumises à de
mêmes règles. Ces règles, selon qu’elles soient observées ou non, déterminent des processus évolutifs ou
régressifs. Jonas Salk a noté que «l’ordre observé dans la nature existe aussi dans les processus biologiques…
L’évolution se passe, aussi bien biologiquement que métabiologiquement, à travers une série de mécanismes
impliquant une “mutation”. La “mutation” implique l’apparition spontanée d’une nouvelle information… Dans
le domaine métabiologique, de nouvelles perceptions apparaissent de temps en temps qui ont des effets
analogues à ceux d’une nouvelle information biologique transmissible de génération en génération par des
moyens culturels…»(1) On peut inférer de cela que le «potentiel évolutionnaire» des musulmans a été gelé par
ceux qui, détenant l’autorité religieuse, c’est-à-dire les leviers de commande du psychisme musulman, lui ont
interdit tout développement vers des formes nouvelles et complexes. Or, il n’y a de survie que grâce à ce
potentiel. Peut-on imaginer le programme génétique d’une espèce décidant de lui-même de donner un ordre
stoppant la recherche de l’évolution vers des formes nouvelles ? C’est ce qui s’est pourtant produit dans le
monde musulman au tournant du XIe siècle. Tel qu’il se présente aujourd’hui au regard des autres civilisations,
l’organisme musulman ne semble plus programmé pour évoluer. Il aurait atteint son stade achevé dès la période
médinoise. La culture musulmane ne s’est pas ouverte aux autres systèmes de pensée, elle ne s’est pas penchée
sur l’étude de leurs philosophies, elle n’a pas analysé la renaissance occidentale, chinoise, japonaise ou hindoue,
elle ne s’est pas intéressée aux apports des nouvelles sciences : astrophysique, biologie, génie génétique,
nouvelles technologies de l’information… Elle regarde celles-ci de loin, se sentant à peine concernée par leurs
investigations et leurs conquêtes. Les sciences dites profanes sont ignorées, voire méprisées, seul le «îlm»
(savoir théologique) redondant et devenu presque inutile, l’émeut et l’enthousiasme. La peur de la «bidaâ»
(innovation religieuse) écarte les oulamas de tout débat, de tout questionnement, de toute inquiétude : «Il sont
parfaits, parfaits comme la mort et comme le néant», écrit Bennabi. Dans leur situation de sous-développement
et de faiblesse, les musulmans trouvent quand même un titre à faire valoir aux yeux des autres : posséder la
vérité, être dans le vrai, représenter la religion «élue». En fait, cet argument ne vaut qu’à leurs yeux. Aux yeux
des autres, ils passent de plus en plus pour ce qu’il y a de pire. Mentalement, ils vivent dans un «enclos», en
vase clos, dans une réserve, loin des préoccupations de l’heure. L’ancien étant vrai et parfait, pourquoi chercher
du nouveau, jugé comme une dégradation, une profanation du passé ? Dieu pourvoit aux besoins, Dieu guide
l’humanité, Dieu est derrière chaque évènement… Pensée passive, démissionnaire, irresponsable… Chaque fois
que dans tel ou tel pays musulman des esprits lucides et courageux ont tenté une incursion dans la formulation
d’idées nouvelles, ils se sont aussitôt vu opposer des réactions violentes et des procès en mécréance. Des
exemples peuvent être cités tout au long du siècle dernier comme ceux de Ali Abderrazik, Abderrahman al-
Kawakibi ou Mohamed Abdou qui put difficilement passer quelques «fetwas» (consultations juridiques) sur le
prêt bancaire, le vêtement européen et la viande «halal». La remarque de Ferdinand Lot prend dès lors toute sa
signification : «C’est une tâche surhumaine d’adapter une société musulmane à la vie moderne. Ici, la religion
ne se laisse pas réduire à la portion congrue. Il est vain de chercher à la mettre à sa place, car sa place est partout
et nulle part.»(2) Les musulmans ne profitent pas de leurs échecs, de leurs crises. Ils attendent que leurs effets
s’estompent, sans rien changer à leur conception des choses. Ils comptent sur l’oubli avant d’être de nouveau
confrontés à une autre débâcle humiliante. Ils vocifèrent, prennent les armes pour certains, mais la mécanique
mentale et sociale n’accepte aucun changement radical dans son fonctionnement. On s’en remet à Dieu pour
être vengé dans l’autre monde. Il s’agit d’ici-là de patienter, d’où la valeur du «sabr» (patience), qualité
cardinale chez le croyant. Echecs militaires, échecs économiques, échecs politiques, échec des indépendances,
échec de la modernisation, rien ne les émeut ni ne les perturbe. Le grade militaire de «maréchal» n’existe pas en
Israël qui a gagné toutes les guerres, mais chez les Arabes qui les ont toutes perdues. Les musulmans ne sont en
quête de rien du tout, ils attendent le jugement dernier pour être reconnus innocents, vainqueurs, gagnants du
procès commencé ici-bas. Finalement, il faut bien se dire que la seule renaissance à laquelle ils croient est celle
dans l’audelà. Quoi qu’il en soit, le monde musulman a indiscutablement raté sa renaissance, son Islah et sa
Nahda n’ayant été au total qu’une débauche de discours stériles et d’écrits futiles : «Un siècle pour rien»(3), ont
écrit trois intellectuels dans un livre collectif auquel ils ont donné ce titre. Nous sommes tentés de dire : un
millénaire pour rien !
N. B.

1) Jonas Salk : Métaphores biologiques, Ed. Calman-Lévy, 1975.


2) F. Lot : La fin du monde antique et le début du Moyen-Âge.
3) Jean Lacouture, Ghassan Tuény et Gérard Khoury : Un siècle pour rien, Ed. Albin Michel, Paris 2002.

PENSÉE DE MALEK BENNABI (26) La désillusion

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Bennabi a composé Vocation de l’islam (1954) sous l’influence morale et politique des évènements de Palestine
(1948). Il pensait que cette débâcle allait réveiller le monde musulman et lui faire prendre conscience de ses
défauts : «L’affaire de Palestine qui constitue indéniablement l’événement le plus marquant et, en un sens, le
plus heureux de l’histoire moderne du monde musulman a en effet désintégré le chaos où ce monde se trouvait,
engagé par certaines tendances anarchiques de sa renaissance. Elle a mis à nu toutes les fausses valeurs, toutes
les illusions qui faussaient les perspectives de son avenir. Cette défaite providentielle, cette heureuse victoire du
réel sur l’illusoire a libéré les esprits et les consciences qu’étouffait le chaos. Des voies nouvelles apparaissent
d’ores et déjà devant les peuples secoués mais réveillés, désillusionnés mais tournés désormais vers le réel. La
défaite de Palestine a inauguré une étape nouvelle de la renaissance musulmane. Les mythes ne peuvent plus se
justifier devant les réalités que voilait jusque-là le halo des idéologies sentimentales. La psychose la plus
redoutable, celle de la chose facile, a subi un coup mortel… Ainsi donc, le monde musulman se détourne de la
voie de facilité qu’il suivait jusque-là et semble désormais s’engager dans une voie nouvelle, animé de la
volonté non point d’éluder les difficultés, mais de les vaincre. Et du même coup, c’est une autre psychose, celle
de la chose impossible qui disparaît à son tour…» A l’époque, il avait foi en l’avenir du monde musulman et
pensait que cette humiliation allait le réveiller et l’engager enfin sur la voie des réformes : «Durant de longs
siècles l’islam est demeuré statique, comme figé dans les formes que nous avons décrites et qui, engendrant la
colonisabilité de la société post-almohadienne, ont eu pour conséquence la colonisation. Aujourd’hui, l’islam
est en devenir, il a un avenir…» Ce devenir, cet avenir, il ne les attend pas du Maghreb ou du Machreq, c’est-à-
dire du monde arabe, ni du monde centré sur la Méditerranée. Il pense qu’ils seront le résultat d’un déplacement
du centre de gravité islamique de la Méditerranée vers l’Asie : «Le monde centré sur la Méditerranée a cessé
d’être : sous le choc de deux guerres mondiales, il a fait place à un monde en forme d’ellipse et qui puise
désormais son inspiration de deux foyers distincts. Le monde musulman, doublement polarisé, semble d’ailleurs
obéir maintenant à l’attraction de Djakarta plus qu’à celle du Caire ou de Damas. Ce passage à une phase
asiatique implique pour lui des conséquences psychologiques, culturelles, morales, sociales et politiques qui
commanderont son devenir et son avenir, et tout d’abord dans la formation de la volonté collective. Jusque-là,
cette volonté demeurait confuse et à l’état diffus au sein d’un complexe d’habitudes, de traditions et de préjugés
variables selon l’espace et le temps, s’exprimant tantôt par le truchement d’une noblesse hétéroclite issue d’un
pouvoir sans racines dans l’âme populaire, tantôt par celui d’un savoir dépourvu d’horizons. Ainsi, l’islam
méditerranéen était-il dynastique par le pacha et son suzerain, tribal et nomadique au niveau de l’émir arabo-
berbère, dogmatique et enfermé dans le vase clos de sa décomposition sous l’autorité du cheikh… La fin de
l’ère méditerranéenne marque pour l’islam sa libération des entraves internes» (Vocation de l’islam). Ce
renouveau, il l’attend plus exactement du Pakistan et de l’Indonésie. Il voit dans ce transfert la possibilité d’une
nouvelle synthèse de l’homme, du sol et du temps. Dans ces pays, la structure sociale n’est pas hiérarchisée
mais populaire. Ce sont des peuples agraires, ayant le sens inné du travail. Enfin, ils sont voisins de l’Inde «où
rayonne encore la pensée des Védas». Il écrit dans le même livre : «On imagine aisément ce que peut devenir la
volonté collective d’un islam débarrassé de sa gangue post-almohadienne, ainsi planté au sol par les masses qui
vivent du sol, ainsi guidé par une élite au regard de laquelle la pensée coranique, cessant d’être un précieux
document archéologique, classé, répertorié, enfermé, apparaîtra comme en perpétuel devenir.» Dans ces pays,
l’islam vit sur un sol déjà conquis par d’autres religions. La communauté musulmane de l’Inde (après la
partition de 1947) est noyée dans la masse indoue. Tout en ayant le sentiment d’être en terre étrangère, le
musulman ne peut qu’être stimulé par la ferveur religieuse des autres. Bennabi y voit «l’origine d’un profond
bouleversement. C’est devant ce spectacle et dans cette atmosphère qu’a mûri la conscience d’un Iqbal, qu’elle
a acquis chez ce grand penseur et poète, la riche subjectivité d’une conscience douée à la fois de raison et
d’affectivité, de la faculté de comprendre et de celle de vibrer. Ce dialogue entre le cœur et la pensée qui a
manqué à l’homme post-almohadien et qui ne semble pas encore ressuscité en lui sur le littoral méditerranéen
n’est pas le moindre enseignement que pourra tirer l’islam de son déplacement vers la sphère asiatique». Mais
Bennabi se trompait dans ses espérances quant à l’avenir du monde musulman. En terminant L’afro-asiatisme
deux ans plus tard, son optimisme accuse déjà du recul : «Le malade musulman traîne avec lui son mal, et il
réalise ainsi le paradoxe d’entreprendre une renaissance sans s’être libéré systématiquement des facteurs qui
avaient déterminé sa décadence durant les siècles derniers. Or, le mal n’est pas appelé à se résoudre dans les
années à venir mais, au contraire, à s’aggraver. Sa mesure, qui semblerait décroître dans la simple dimension
islamique, croît au contraire dans sa dimension œcuménique, c’est-à-dire avec l’avènement du mondialisme. Si
dans une certaine mesure le musulman peut s’estimer assez satisfait de son évolution nationale, c’est-à-dire par
rapport à un système de référence local, il ne saurait l’être quand il se considère par rapport à l’évolution
internationale. La vie du monde le dépasse chaque jour davantage. Les peuples qui ont planifié leur existence
prennent constamment de l’avance grâce à cette planification. Et là, le musulman se trouve à la fois devant un
problème psychologique et technique. L’avance d’autrui dramatise dans sa conscience son propre retard. Mais
ce drame exige son dénouement : c’est la loi psychologique qui va dominer de plus en plus l’évolution du
monde musulman dans les années à venir. Ce dénouement nécessaire ne peut être qu’une sorte de ‘‘révolution’’
qui permette au musulman de combler son retard sur le reste du monde. Or, une révolution peut venir de soi-
même, ou venir de l’extérieur si l’on est incapable de la faire soi-même.» Et comme s’il anticipait la situation
du monde musulman après les événements du 11 septembre 2001, il écrit ces effrayantes lignes qui sont les
dernières de L’afro-asiatisme : «Le monde musulman est à l’instant angoissant de la nébuleuse où les éléments
ne sont pas encore intégrés à un ordre régi par des lois définies. La nébuleuse peut engendrer l’ordre islamique
ou un immense chaos où sombreront toutes les valeurs que le Coran avait apportées au monde.» Il pose alors les
questions fondamentales auxquelles il n’apportera pas de réponses lui-même, estimant qu’elles doivent les
recevoir d’un «congrès islamique» : Qu’est-ce qu’il faut transformer dans l’âme musulmane pour guérir le
«mal» du monde musulman ? Quels sont les moyens et les méthodes de cette transformation ? Quel est le but —
ou la cause finale — que vise une telle transformation ? Deux ans plus tard, il renouvelle son avertissement aux
musulmans : «Il faut qu’une révolution sociale s’accomplisse, sinon elle viendra de l’extérieur. Il y a donc
danger pour les vingt années à venir.» (Idée d’un Commonwealth islamique). En juin 1967, la défaite des pays
arabes dans la guerre des «Six jours» produit sur les pays musulmans l’effet d’un séisme de grande magnitude.
Dans L’œuvre des orientalistes (1968), il en tire une amère conclusion : «Il y a quarante ans, le monde
musulman était plus proche de la solution de son problème alors qu’il était colonisé. Son unité idéologique était
plus compacte. Aujourd’hui, il en est plus éloigné malgré son indépendance politique parce que son unité
idéologique a subi les effets de l’entreprise de fractionnement depuis quarante ans… En l’espace d’un siècle, la
société musulmane n’a pas avancé, elle a perdu du terrain… Les évènements de juin dernier ont illustré, entre
autres et d’une façon frappante, la fragilité des édifications politiques et militaires qui ont pour base
l’entassement et le choséisme, puisque les armes, les choses entassées pour se défendre contre le minuscule Etat
d’Israël, ont fondu en quelques jours.» Dans la conclusion du Problème des idées dans la société musulmane,
(1971), on retrouve le même sentiment de déception : «Le monde musulman émerge de l’ère post-almohadienne
depuis le siècle dernier, sans toutefois retrouver encore son assiette. Comme un cavalier qui a perdu l’étrier et
ne parvient pas encore à le reprendre, il cherche son nouvel équilibre. Sa décadence séculaire qui l’avait
condamné à l’inertie, à l’apathie, à l’impuissance, à la colonisabilité a conservé néanmoins ses valeurs plus ou
moins fossilisées. Il débouche dans cet état sur un vingtième siècle au sommet de la puissance matérielle mais
où toutes les forces morales ont commencé à lâcher dès la fin de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, il
est emporté par des idées contradictoires, celles qui le mettent face à face avec les problèmes de la civilisation
technologique, sans le mettre au contact avec ses racines, et celles qui le relient à son propre univers culturel,
sans le mettre tout à fait en contact avec ses archétypes, malgré les efforts méritoires de ses réformateurs. » Il
rappelle que «la renaissance n’a pas été planifiée ou pensée en tenant compte des facteurs de dispersion et de
freinage. Les intellectuels musulmans n’ont pas construit un appareil d’analyse et de critique sauf dans le sens
d’une apologétique destinée à mettre en valeur l’islam. Et ses dirigeants politiques n’ont pas cru à la nécessité
d’un tel appareil pour contrôler la marche des affaires dans leurs pays. Son action historique (la renaissance)
depuis un siècle s’est trouvée élaborée en dehors des critères d’efficacité et exécutée dans l’anarchie des idées.
Si bien que cette action s’est trouvée en butte à des difficultés, à des pertes de temps, à des gaspillages de
moyens, à des déviations qui résultent de l’incohérence des idées et du despotisme des choses ou des personnes
». En 1972, Bennabi prépare l’édition en français du Problème de la culture et lui annexe quelques textes qui ne
faisaient pas partie de l’édition arabe et, tout à la fin, jetées éparses, quelques «réflexions» où on peut lire : «La
conscience musulmane est bouleversée par une situation mondiale où le musulman ne semble pas avoir acquis
une place. De là, une angoisse et une recherche qui aboutissent chez le musulman à l’aspiration de fonder un
nouvel empire, une nouvelle puissance islamique. Toutes les exhortations depuis un demi-siècle ont tendu à ce
but… qui s’éloigne à mesure que les “autres” accroissent davantage les distances techniques qui nous séparent
d’eux. Faut-il courir sans fin derrière une chimère ou s’arrêter et réfléchir ?» Pour lui, ni en cela, ni dans le
reste, l’islam n’est en cause : «Il y a belle lurette que l’islam, chevalier des temps apocalyptiques annoncés jadis
par son Prophète, fait cavalier seul dans le monde, loin des Etats dits musulmans, de leurs élites, de leurs
politiques.» (Le problème des idées)
Les indépendances venues, on ne parle plus dans les pays musulmans de renaissance mais de développement, de
nationalisme, de socialisme, de libéralisme… L’air du temps est à l’économie. Bennabi met en garde contre la
sanctification de celle-ci dans Le musulman dans le monde de l’économie : «Le monde musulman n’a pas
encore repris conscience. Il s’affaire en partant d’une catastrophe à préparer la prochaine catastrophe. On l’y a
préparé, il s’y prête… L’économisme n’est pas venu du ciel avec le Coran : il est sécrété par des êtres amibiens
qui ont incarné la colonisabilité et incarnent aujourd’hui le sous-développement… Le monde musulman semble
en ce moment atteint de ce mal- là. Mal réveillé par les deux guerres mondiales de ce siècle, il est passé d’une
totale inconscience économique à l’obsession économique, comme s’il n y avait qu’une seule voie
d’épanouissement : être homo œconomicus et n’être que cela.» Bennabi qui a été le théoricien de la renaissance
musulmane ne s’est pas laissé prendre dans les schémas abstraits ou enfermer dans ses propres thèses en
ignorant le réel, les faits observés et les tendances visibles de l’histoire. Dans ses livres nous trouvons
évidemment sa pensée, mais il existe aussi, comme on le sait maintenant, une autre source d’information sur ses
pensées, constituée par la masse de documents inédits qui nous renseignent sur ses «arrière-pensées». Son
pessimisme, je dirai presque son désespoir, s’affichent là plus clairement, brutalement même. Quelques
semaines après la débâcle de juin 1967, il écrivait dans ses Carnets : «Une question surgit dans mon esprit : les
musulmans peuvent- ils encore vivre une autre épopée ? Ça me semble difficile dans les conditions présentes. Je
ne vois leur retour à l’histoire que sous forme d’une épopée qui marquera la fin de l’histoire. Car en ce moment,
les conditions de leur retour à l’histoire n’existent ni dans leur esprit ni dans les circonstances générales du
monde.» (note du 12 juillet 1967) Un an plus tard, son sentiment se creuse un peu plus : «Seul Dieu peut
changer quelque chose à cette mortelle stagnation du monde musulman due à la fois au poids écrasant des
inerties officielles à l’intérieur et aux pressions de l’extérieur. Je ne vois cependant dans le ciel aucun signe
précurseur.» (note du 21 juillet 1968) Quelques semaines après, il enfonce encore le clou : «Le monde
musulman n’a plus aucun moyen d’appliquer à lui-même une solution islamique capable de lui donner l’élan
vers une civilisation comme il y a quatorze siècles.» On se serait attendu à ce que ces critiques, ces
questionnements et ces incursions débouchent sur l’indication de nouvelles pistes, mais Bennabi n’ira pas
audelà. Après avoir accompli quelques pas audacieux sur la voie de la réforme de l’esprit islamique et du non-
conformisme, on le voit, dans ses écrits publics, faire montre de retenue, voire de recul, certainement pour ne
pas dresser contre lui les institutions officielles de l’islam. A-t-il voulu seulement poser des questions, attirer
l’attention, sans s’engager outre mesure ? Craignait- il de faire des concessions aux baâthistes, aux
«progressistes» et autres laïcs de son époque ? Les pays musulmans tels qu’ils se présentent en ce début 2016
sont-ils capables de rééditer l’exploit réalisé par l’Union européenne, c’est-à-dire emmêler les destins de
plusieurs dizaines de peuples afin que l’intérêt commun prime et occulte les intérêts particuliers ? On n’observe,
en dehors des Etats du Golfe, aucune incitation au regroupement et encore moins à l’union. Le rêve
panislamiste n’a jamais été qu’un rêve qui a hanté l’esprit des poètes, des intellectuels et des masses crédules.
L’exploit européen a été possible non parce que les ressemblances partagées par les peuples européens les ont
conduits machinalement à l’unité, mais parce que ces mêmes ressemblances n’ont pas été assez décisives par le
passé pour leur éviter deux guerres mondiales et d’innombrables conflits bilatéraux tout au long du deuxième
millénaire. Pendant mille ans, les Européens étaient convaincus que «Dieu a organisé l’Europe de telle façon
que chaque Etat eut un ennemi traditionnel à sa porte», selon la formule du chroniqueur français du XVIe siècle
Philippe de Commynes. Mais ils ont su finalement capitaliser leurs expériences et en tirer une vision
complètement nouvelle de leur destin sous les yeux sceptiques des musulmans qui ne les suivront pas sur cette
piste, pas plus qu’ils ne sont intéressés par les exemples japonais et chinois. C’est que, comme l’écrit Bennabi
dans Le problème des idées (version 1960) : «Une société qui, depuis six ou sept siècles, n’a pas créé d’idées
mais produit seulement des tapis et des curiosités orientales ne peut être spontanément réceptive aux idées d’une
autre société et au rayonnement de ses archétypes.» Il demeure toutefois un mince espoir, celui d’une possible
dynamisation de l’Organisation de la coopération islamique qui, depuis sa création en 1969, au lendemain de
l’incendie de la Mosquée al-Aqça (Jérusalem), s’efforce d’entretenir dans un «esprit non contraignant» un
semblant de solidarité entre ses adhérents que rien ne rapproche sur le plan stratégique ou économique. Depuis
le début du XXIe siècle, elle essaie de s’organiser selon le schéma d’une organisation multilatérale fonctionnant
sur le modèle du système de l’ONU, régie par des accords et s’appuyant sur des institutions spécialisées comme
le Centre de recherche statistiques, économiques et sociales (SECRTCIC), le Centre islamique pour le
développement du commerce (CIDC) et le Centre islamique de recherches sur l’histoire, l’art et la culture
(IRCICA). L’OCI possède une Banque islamique de développement (BID), une Chambre islamique de
commerce et d’industrie (CICIEM), un Comité permanent pour la coopération économique et commerciale
(COMCEC) dont le but est de favoriser le commerce, l’investissement et les alliances économiques régionales.
Un premier cycle de négociations sur un système de préférences commerciales (SPC) a été lancé en 2004, et la
première conférence économique des pays de l’OCI a eu lieu à Istanbul en novembre 2004. La création
d’organisations spécialisées a été mise à l’étude et des statuts élaborés pour le Conseil islamique de l’aviation
civile, l’Union des télécommunications, l’institution de normalisation et de météorologie… L’OCI est le
deuxième rassemblement planétaire après l’ONU. L’œuvre de Bennabi est frappée du coin de la métaphysique :
le monde procède d’un principe unique, le «Fiat lux». L’homme est en quête d’unité pour être en harmonie avec
l’unité cosmique, reflet de l’unicité de Dieu. Le temporel et le spirituel n’ont pas de sens séparément, il faut les
réunir afin que le tout prenne sens. Cette dimension était déjà perceptible à travers ce qu’il nous a été donné de
lire jusqu’ici de son œuvre. Il pense que «la providence dirige le cours inflexible de la civilisation dont les
cycles se succèdent malgré tous les obscurantismes, les maraboutismes, les colonialismes et les empirismes
politiques » (Les conditions de la renaissance). L’état du monde avec ses réalités et ses apparences ne bouche
pas l’horizon de son esprit. Il ne s’enferme pas dans l’actualité qui l’environne. Il croit en un «plan d’ensemble
» qui confère un sens métaphysique à l’histoire, à l’enchaînement des événements. Il est «finaliste» et aime
considérer les phénomènes en perspective pour en lire la signification globale au lieu de les regarder en
rétrospective, ce qui ne renseigne pas suffisamment sur leur signification réelle. Pour lui, l’histoire n’est pas un
simple enchaînement de faits et d’effets déterminés par des causes, mais un courant vital dirigé par des «fins»
qui, si elles ne sont pas visibles et perceptibles, sont néanmoins intelligibles. L’homme fait l’histoire mais il ne
la comprend que lorsque elle est achevée, lorsqu’elle est derrière lui. En cela, Bennabi est d’abord musulman,
ensuite khaldounien. L’histoire ne doit pas être vue à partir de ses causes seulement, mais aussi de sa finalité, du
but vers lequel elle tend. La causalité est loin de suffire aux besoins de compréhension de l’homme. «La terre ne
tourne pas pour nous ou à cause de nous», note-t-il.(1) Ibn Khaldoun avait pressenti que si les civilisations
passaient, le phénomène civilisationnel, lui, poursuivait sa trajectoire, faisant passer les acquis de l’une à l’autre
et incitant la nouvelle à dépasser la précédente selon une loi générale de l’évolution qu’il assimile à la volonté
de Dieu, «sunnat Allah». Si dans Les conditions de la renaissance Bennabi s’est placé du point de vue de
l’individu pour considérer les conditions que celui-ci doit réunir pour impulser un nouveau cycle de civilisation,
c’est du point de vue de la philosophie de l’histoire, voire de la métaphysique, qu’il se place dans Vocation de
l’islam pour considérer le sens de l’histoire humaine. Dans son esprit, les civilisations ont atteint leurs limites
car elles ne peuvent plus coexister dans un monde devenu petit, sur la base de conceptions divergentes. L’intérêt
général doit primer. Pour exprimer cette idée, il recourt à une image qu’il tire de sa formation d’ingénieur :
«L’image du phénomène est donnée approximativement par ce qu’on appelle le “courant de rupture” en
électricité : l’étincelle jaillit quand il y a rupture, discontinuité brusque dans le circuit conducteur, c’est-à-dire
quand ce circuit devient brusquement hétérogène. Le même phénomène peut être transposé en milieu humain.
Les contradictions y deviennent explosives en raison de ces discontinuités idéologiques et raciales ; l’étincelle
de rupture jaillit à une coupure, à une frontière d’idée ou de race. C’est alors la guerre, le racisme, le
colonialisme : toutes les expressions violentes de la contradiction... Après les deux guerres mondiales, le monde
doit réaliser son homogénéité pour éviter l’étincelle d’une troisième guerre mondiale… Le mondialisme n’est
pas une idée, un vœu, une utopie, un principe de morale, mais une affirmation de notre époque, le terme
inéluctable de l’évolution actuelle, une nécessité imposée par les conditions techniques et psychologiques
auxquelles est parvenu le monde.» (L’afro-asiatisme) Huntington parle du risque très probable de «choc des
civilisations» comme si celles-ci venaient de découvrir leur existence mutuelle. Or, elles se sont déjà
entrechoquées dans le passé, elles n’ont fait que cela, elles se sont tout à tour battues à mort au nom de Dieu ou
des conquêtes. Toutes les civilisations ont été expansionnistes, intolérantes, mais toutes ont perdu le combat
pour la domination mondiale. Alors que Bennabi, dépassant de son temps déjà le stade du «dialogue des
civilisations », cherchait par quelles voies préparer leur coexistence puis leur intégration, l’auteur américain
exclut radicalement une telle possibilité pour n’entrevoir entre elles qu’un avenir d’affrontements, un
antagonisme irréductible qui ne se résoudra que par la force, car l’auteur américain met à la base de sa thèse un
présupposé inspiré de la philosophie de l’histoire de Spengler, à savoir qu’il existe une imperméabilité absolue
des civilisations les unes aux autres. Encore que «imperméabilité» ne signifie pas vocation à se détruire
mutuellement. Toynbee parlait au début de son œuvre d’un «plan divin». Vers la fin de sa vie, il se spiritualise
davantage et confie au professeur japonais Kei Wakaizumi : «J’étudie l’histoire parce que c’est la voie qui me
permet de communier au mieux avec la réalité dernière… Pour moi, l’étude de l’histoire resterait dénuée de
sens si elle n’avait pas une signification religieuse ultime et un but religieux…»(2) Bennabi et Toynbee se
rejoignent sur ce point, se distinguant de Spengler qui rejette dédaigneusement toute idée de «plan universel»
qui aurait Dieu pour auteur et de «continuité linéaire» de l’histoire, écrivant : «L’humanité n’a pas plus que le
genre papillon ou orchidée, un but, une idée, un plan. Ou bien l’“humanité” est un concept zoologique, ou bien
elle est un mot vide de sens… Au lieu de cette image monotone d’une histoire universelle à forme linéaire, je
vois le théâtre d’une variété de cultures grandioses qui croissent avec une puissance cosmique originelle au sens
d’un paysage naturel… Il y a une croissance et une vieillesse des cultures, des peuples, des langues, des vérités,
des dieux, des paysages, comme il y a des chênes, des pins, des fleurs, des branches, des feuilles, jeunes et
vieux, mais il n’y a pas d’“humanité vieillissante”.»(3) Une fusion des peuples est aux yeux de Spengler une
impossibilité. Il n’y a pas pour lui une «humanité», mais seulement des hommes, des peuples, des cultures tout à
fait distinctes et irréductibles à l’unité. Toynbee estimait de son côté que le salut de l’humanité proviendrait de
trois actions à entreprendre : sur le plan politique, établir un système constitutionnel coopératif de
gouvernement mondial ; sur le plan économique, trouver des compromis entre la libre entreprise et le socialisme
; sur le plan des idées, replacer les superstructures mentales sur des fondations religieuses.(4)
N. B.

1) «A la veille d’une civilisation humaine» - 4, RA du 29 juin 1951.


2) Survivre : sept questions sur le futur.
3) Le déclin de l’Ocident.
4) Cf : La civilisation à l’épreuve.

PENSÉE DE MALEK BENNABI (27) La métaphysique de l’histoire

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

A l’instar de Hegel, Bennabi pense que le «plan de la Providence est concevable et connaissable». L’histoire est
mue par une horlogerie invisible qui la dirige dans une direction précise, celle de la civilisation universelle et de
la jonction finale entre l’humain et le divin. Elle œuvre obscurément à l’avènement d’un esprit universel et
évolue vers un point oméga qui recoupe la volonté de Dieu. Ce mouvement va de la barbarie à la société et des
unités historiques que sont les civilisations à l’unification à l’échelle planétaire. L’évolution culturelle prendra
le relais de l’évolution naturelle pour la mener à son but ultime : l’unité du genre humain et le «renouvellement
de l’Alliance» avec Dieu, rompue par l’homme de multiples fois. Bennabi est totalement en phase avec Hegel
pour qui «l’histoire du monde, avec tout ce que ses annales rapportent de changements, est le processus de
développement et la réalisation de l’Esprit — c’est-à-dire la véritable théodicée —, la justification de Dieu dans
l’Histoire… L’histoire universelle est la manifestation du processus divin, de la marche graduelle par laquelle
l’Esprit connaît et réalise sa vérité… Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique
collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de
cette marche graduelle…» (La raison dans l’histoire). L’état du monde avec ses réalités et ses apparences ne
bouche pas l’horizon de son esprit. Il ne s’enferme pas dans l’actualité qui l’environne, il croit en un «plan
d’ensemble» qui confère un sens métaphysique à l’histoire, à l’enchaînement des événements. Il est «finaliste»,
et aime considérer les phénomènes en perspective pour en lire la signification globale au lieu de les regarder en
rétrospective, ce qui ne renseigne pas assez sur leur signification réelle. Pour lui, l’histoire n’est pas un simple
enchaînement de faits et d’effets déterminés par des causes, mais un courant vital dirigé par des «fins» qui, si
elles ne sont pas visibles et perceptibles, sont néanmoins intelligibles. L’homme fait l’histoire mais il ne la
comprend que lorsqu’elle est achevée, lorsqu’elle est derrière lui. En cela, il est d’abord musulman, ensuite
khaldounien. L’histoire ne doit pas être vue à partir de ses causes seulement, mais aussi de sa finalité, du but
vers lequel elle tend. La causalité est loin de suffire aux besoins de compréhension de l’homme. «La terre ne
tourne pas pour nous ou à cause de nous», note-t-il.(1) Si les musulmans ont réduit l’islam à un culte, Bennabi y
voit une possibilité de solution aux problèmes du monde. Le «îlm» vise l’individu, les biens et récompenses
qu’il peut tirer de la foi et de l’adoration de Dieu, Bennabi vise la finalité de l’Histoire. L’historique doit
coïncider avec l’eschatologique. Ibn Khaldoun a pressenti que si les civilisations passaient, le phénomène
civilisationnel poursuivait sa trajectoire, faisant passer les acquis de l’une à l’autre et incitant la nouvelle à
dépasser la précédente selon une loi générale de l’évolution qu’il assimile à la volonté de Dieu, «sunnat Allah».
Dès l’éclosion de sa pensée, Bennabi s’est positionné dans une vision universelle. La définition qu’il donne de
la civilisation dans Les conditions de la renaissance (1949) est d’abord métaphysique. Elle lui apparaît comme
«le cours d’un astre idéal autour de la terre, se levant successivement à l’azimut de chaque peuple… La
providence dirige le cours inflexible de la civilisation dont les cycles se succèdent malgré tous les
obscurantismes, les maraboutismes, les colonialismes et les empirismes politiques». Au moment où est rédigé
Vocation de l’islam, entre 1949 et 1950, il ose une grande audace pour l’époque : «Certaines étapes, comme le
“nationalisme”, qui paraissent nécessaires, ne sont plus qu’archaïsmes dépassés par l’histoire… Le colonialisme
et le nationalisme sont également condamnés. » Quatre ans plus tard, en février 1953, il n’a pas changé de point
de vue : «Quand nous parlons d’un nationalisme quelconque, nous savons que nous parlons d’un certain
complexe où entrent un certain chauvinisme, une certaine intransigeance. Et il correspond bien par ces côtés
négatifs à une certaine fermeture sur soi-même, à un étranglement des consciences, à un rapetissement des
cœurs. Voilà donc ce que peut être, sous son aspect négatif, un nationalisme, qu’il naisse en Europe, en Afrique
du Nord ou en Amérique… Nous sommes ici dans une aire où les circonstances sociales étaient telles que le
nationalisme devait y naître sous la forme d’un désespoir. Et ce désespoir est dû surtout à l’immense sentiment
de solitude que le musulman a ressenti dans sa condition d’indigène. C’est à cette solitude insupportable que le
nationalisme doit son caractère imperméable. »(2) En 1956, il soutient encore dans L’AA : «Comme le
nationalisme politique, le nationalisme économique est à son tour dépassé par les données actuelles.
L’économie évolue vers la socialisation à l’intérieur et l’internationalisation à l’extérieur.» Le mondialisme(3)
et sa finalité, un humanisme intégral, seront, pressent-il, le produit d’une série de synthèses préalables qu’auront
à réaliser les peuples et leurs élites. N’attendant pas que les choses se fassent d’elles-mêmes, ni que d’autres en
prennent l’initiative, il s’implique. Face au drame colonial dans lequel est plongé son pays, il appelle de ses
vœux une synthèse de la communauté algérienne avec sa double composante arabe et française. Dans un article
intitulé «A la conscience chrétienne», il exprime sa douleur de voir les deux communautés piocher des deux
côtés pour creuser et élargir le fossé entre elles : «La sinistre besogne des piocheurs m’apparaît horrible… Tous
les moyens d’arrêter la triste besogne sont entre les mains de l’Administration. Mais qui peut la décider ?(4)» Il
pense que «la thèse colonialiste et la thèse nationaliste ne peuvent échapper à ce processus fatal» qui aboutira à
la «communauté algérienne», ajoutant : «Il s’agit d’unifier deux “conditions” en une condition de vie humaine
générale, d’ouvrir deux solitudes presque stériles à une vie communautaire plus féconde… La réalité algérienne
doit aboutir et aboutira fatalement au terme hégélien de la synthèse qui succédera inéluctablement à la thèse
coloniale et à l’antithèse nationaliste.»(5) Cet homme de science et de foi dont la vie et l’œuvre sont vouées à la
recherche de synthèses pour dépasser les contradictions et les antagonismes devine «l’obscur effort de synthèse
mondialiste que poursuit notre époque, inconsciemment ou consciemment, soucieuse de découvrir ou d’élaborer
son unité dans tous les domaines»(6). Pourtant, la guerre froide fait rage, le monde est divisé en blocs, la Chine
et les Etats-Unis s’affrontent en Corée… Mais lui regarde loin, plus loin que ces événements, plus loin que
l’horizon du XXe siècle. Une synthèse, c’est pour lui l’annulation des effets d’une thèse par ceux d’une
antithèse, contradiction qui va permettre de déboucher sur une intégration de l’une à l’autre, une mise en
commun de ce qu’il y a de meilleur chez les peuples, une élévation de part et d’autres à «une parole commune»,
selon l’expression coranique. C’est ainsi qu’il croit possible une synthèse entre le capitalisme et le
communisme, le premier en consacrant plus au social, le second en se démocratisant.( 7) Malheureusement, ce
qui peut être vrai en philosophie peut ne pas l’être en politique. Ni la première ni la deuxième de ces synthèses
ne se réaliseront. Les deux communautés vont bientôt s’affronter à mort en Algérie, tandis que le communisme
s’effondrera de lui-même trente-cinq ans plus tard. Dans La fin d’une psychose (8) il voit dans le projet d’une
nouvelle Constitution en Égypte un «apprêt des pays musulmans pour faire dignement leur entrée dans
l’évolution générale qui semble devoir prochainement aboutir à l’avènement de la famille humaine, unifiée,
pacifiée». Sur ce point aussi Bennabi s’est trompé : l’islam n’a pas fait son entrée dans «l’évolution générale»
menant à la famille humaine, il s’en éloigne et n’est intéressé que par la famille céleste. S’appuyant sur des
références morales aussi prestigieuses que Gandhi, Bertrand Russel, Toynbee, Emmanuel Mounier et Robert
Oppenheimer, il est convaincu que cette nouvelle situation, si elle ne conduira pas l’humanité à une nouvelle
guerre qui lui serait fatale, devra l’engager dans l’ère œcuménique : «L’unité de l’histoire humaine s’affirme au
XXe siècle de manière à ne plus laisser place à la conception classique des “unités historiques” indépendantes,
chacune intelligible par soi» (L’afro-asiatisme). Pour lui, c’est comme si «les» civilisations avaient rempli leur
mission en élevant les hommes à des degrés divers de culture et de progrès et qu’elles devaient désormais
enclencher chacune de leur côté un processus de rapprochement qui en ferait «la» Civilisation. Il écrit dans
Vocation de l’islam : «Il semble que notre époque, d’après ses grandes augures et ses grands témoins, soit celle
d’une grande mutation humaine. C’est, semble-t-il, l’époque où l’humanité, qui avait franchi avec le néolithique
le premier palier de son histoire en s’élevant au niveau des civilisations, doit franchir maintenant le second
palier qui l’élèvera au niveau de la civilisation de l’homme œcuménique. Bien entendu, en se plaçant dans cette
perspective, on ne voit pas le chemin à parcourir pour atteindre le but, ni toutes les difficultés du chemin. Ceux
qui auront à guider les peuples vers ces objectifs auront à résoudre pratiquement des problèmes difficiles
certainement. Mais l’histoire les aidera à les résoudre, tant que leur politique concordera avec la logique
historique.» Une telle annonce peut sembler naïve même aujourd’hui. Pourtant, il est conscient des réalités du
monde qui l’entourent : «Les conditions actuelles sont si contradictoires que les chances de l’humanité
semblent, à l’heure présente, à peu près également réparties entre l’un et l’autre terme de l’alternative. Si les
faits scientifiques et économiques ont mis le monde en état de préfédération, les idées, au contraire, y
maintiennent tous les ferments de discorde et de conflit. On retrouve ici, et dans son expression la plus violente,
le décalage qui a toujours existé entre la conscience retardataire et la science progressiste. Mais cette fois-ci, le
décalage devient incompatible avec l’existence même de l’espèce.» Dans L’afro-asiatisme Bennabi laisse le
croyant parler en lui : «L’humanité est entrée dans une période où, pour la première fois, l’histoire doit poser
son problème systématiquement en termes métaphysiques… Le problème fondamental en fonction duquel se
posent tous les autres, c’est le problème du salut de la race humaine... Dans la pensée du croyant pour qui
“l’homme est l’image de son Créateur”, il y a une synthèse de l’humain et du divin à une échelle donnée. La
vérité métaphysique, pour une telle pensée, transcende mais n’exclut pas la vérité temporelle… La solution
temporelle est dans la fatalité de l’histoire parce qu’il n’y a pas d’alternative sinon dans le néant.» Bennabi
vouait une véritable vénération à Gandhi en qui il voyait un inspiré, un sage qui appelait à la mise en place
d’une «fédération universelle» ; Bertrand Russel rêvait de la formation d’un «gouvernement du monde» ;
Toynbee proposait «un système coopératif de gouvernement mondial» ; Mounier parlait de «totalité de
l’histoire»… La convergence de ces grandes figures du XXe siècle conforte Bennabi dans ses certitudes : «La
raison humaine serait vaine si elle ne coïncidait pas avec le processus des faits qui impriment la volonté de Dieu
à l’histoire. Et elle serait sacrilège si elle voulait dévier le cours de l’histoire comme si elle voulait s’opposer
aux desseins de Dieu… Les savants ne veulent pas se compromettre à “orienter” l’histoire. Ils l’écrivent en
lisant son passé. Ils s’interdisent de la lire dans son avenir, de lui trouver un sens. Il n’est pas possible, bien sûr,
de faire cette lecture par anticipation. Elle est impossible à cause de l’écriture mystérieuse qui trace les desseins
de Dieu. Mais entre les lignes ésotériques, il y a parfois des lumières révélatrices d’un sens de l’histoire…»
(L’afroasiatisme). Le point de vue auquel il aime à se placer est un point de vue qui prend en compte le passé et
le présent pour en déduire l’avenir : «Il convient d’adopter le point de vue cosmique pour saisir le sens intégral
de l’histoire. L’homme est la condition fondamentale de toute civilisation et la civilisation fixe constamment la
condition humaine.
Saisis dans leur perspective humaine totale, les faits les plus ordinaires acquièrent une complexité
significative… Un même événement peut concerner des existences différentes et se rattacher à des ordres de
faits distincts… Cette remarque devient d’autant plus vraie que l’événement devient plus complexe qu’il
dépasse le plan individuel ou même celui de la cité ou de la nation. Certains évènements historiques débordent
le cadre de la simple interprétation rationnelle, fondée sur la donnée humaine immédiate, l’intérêt matériel,
moral ou politique. Ils semblent plutôt participer d’un ordre irrationnel, dont la raison cartésienne ne saisit pas
le contenu.» (Vocation de l’islam) Et de proposer à la méditation sous cet éclairage précis l’exemple de
l’épopée de Tamerlan (1336-1405) : «Faire “rationnellement” l’histoire de cette épopée, ce serait sans doute en
rassembler les éléments, les coordonnées, selon leurs rapports avec la figure centrale de son héros. Or, on
s’aperçoit que les éléments rationnels propres à l’homme et à ses données personnelles ne nous donnent pas une
explication satisfaisante de son œuvre. En effet, l’homme n’était pas un soudard, un simple porteur de sabre ; le
sens religieux et politique, le génie militaire et administratif faisaient de lui un personnage complexe, mais
parfaitement défini. Nous le voyons cependant abattre son sabre sur la Horde d’or qui était en passe de
conquérir l’Europe sous la direction énergique de Toghtamish. Nous voyons le glaive redoutable de Tamerlan
s’abattre également, non pas sur la Chine, legs de son aïeul Gengis Khan, ni sur l’Inde, future conquête de son
descendant Baber, mais sur l’Empire ottoman où Bajazet concentrait une armée de cinq cent mille hommes pour
conquérir Vienne. Pourquoi ce singulier comportement ?» (Vocation de l’islam) Bennabi commence par
examiner l’interprétation donnée par Toynbee aux mêmes événements et le jugement qu’il a porté sur Tamerlan,
qualifiant son geste d’«aveuglement »(9) : «L’auteur anglais ne semble pas avoir remarqué l’importance
capitale de cet “aveuglement” de l’empereur tatar pour le cours ultérieur de l’histoire générale. Car c’est bien
l’épée de Tamerlan qui a frayé le chemin à la civilisation occidentale naissante, parmi les périls du crépuscule
qui venait sur le monde musulman… Peut-on, dans ces conditions, parler d’un “aveuglement” ou, n’y faut-il pas
voir plutôt la manifestation d’une suprême lucidité, par-delà la simple intelligence de Tamerlan ?» Ce
démarquage fait par rapport à Toynbee, Bennabi reprend son raisonnement : «Pour donner aux évènements
l’interprétation intégrale compatible avec tout leur contenu, il faudrait les envisager non seulement sous le
rapport de la causalité, mais avec leur finalité dans l’histoire. Or, sous ce rapport il faudrait parfois renverser la
méthode historique ; voir les phénomènes en perspective au lieu de les voir en rétrospective, les considérer dans
leur aboutissement et non à leur point de départ. Pour comprendre l’épopée de Tamerlan il faudrait, par
exemple, se demander ce qui serait advenu de l’Europe si Toghtamish avait occupé Moscou, puis Varsovie, si
Bajazet avait planté son étendard sur les monuments de Vienne, puis sur ceux de Berlin. Dans ce cas, l’Europe
eût fatalement passé sous le sceptre triomphant de l’islam temporel. Mais ne voiton pas alors une tout autre
perspective surgir de l’histoire ? On voit la renaissance de l’Europe — alors en gestation — se fondre dans la
“renaissance timouride”. Mais ces deux renaissances étaient différentes. Bien qu’également brillantes, elles
n’avaient pas la même signification historique. L’une était l’aurore qui se levait sur les génies de Galilée et de
Descartes, l’autre n’était que le beau crépuscule qui enveloppait déjà la civilisation musulmane à son déclin.
L’une était le commencement d’un ordre nouveau, l’autre était la fin d’un ordre révolu. Rien alors n’aurait pu
éviter au monde entier la nuit qui venait doucement sur les pays musulmans. Si Tamerlan n’avait suivi que son
impulsion personnelle, rien n’eût pu arrêter la fin de la civilisation.» Bennabi achève le dernier chapitre de
Vocation de l’islam sur cette lecture métaphysique du rôle de Tamerlan dans les destinées humaines : «Pourquoi
Tamerlan a-t-il empêché Bajazet et Toghtamish d’implanter l’islam au cœur de l’Europe ? Pour que cette
Europe chrétienne poursuive l’effort civilisationnel dont le monde musulman, à bout de souffle depuis le XIVe
siècle, n’était désormais plus capable. L’épopée de l’empereur tatar éclaire une finalité de l’histoire puisqu’elle
a eu une conclusion conforme à la continuité de la civilisation, à sa pérennité, afin que ses cycles se succèdent et
que s’opère la perpétuelle relève des génies qui se relayent sur la voie du progrès. Un cycle naît dans certaines
conditions psycho-temporelles, s’y développe, et quand la civilisation les a dépassées, c’est un cycle qui
s’arrête. Un autre commence dans de nouvelles conditions qui seront à leur tour dépassées. C’est cette loi qui
trace à travers les millénaires de l’histoire ce “chemin montant en pente douce” que l’humanité gravit
lentement. La finalité de l’histoire se confond avec celle de l’homme.» On pourrait ajouter à l’exemple de
Tamerlan pris par Bennabi pour illustrer son idée deux autres, pris dans l’histoire mongole : celui de Hulagu
(1217-1265) qui, en 1262, a attaqué son cousin, Baraka Khan, souverain de la Horde d’or converti à l’islam, et
accordait par contre sa protection aux communautés chrétiennes, surtout les Nestoriens, et celui de l’échec des
Mongols à envahir le Japon : ceux-ci faisaient régner sur de larges portions de la planète la «pax mongolica» et
s’étaient installés en Chine où Kubilaï Khan (1214-1294), frère de Hulagu, fonde la dynastie Yuan ; après avoir
par deux fois sommé le Japon de se soumettre à son autorité, le grand Khan décide de l’envahir en 1273 et
réussit à s’emparer de quelques îles ; pour des raisons non élucidées à ce jour, les Mongols mettent brusquement
fin à leur invasion. Une seconde opération est engagée en 1281 avec une armée de 100 000 hommes à bord
d’une noria d’embarcations qui accostent en plusieurs endroits de l’archipel ; les combats durent deux mois
jusqu’à ce que, subitement, un gigantesque typhon déferle sur les lieux des combats et disperse les forces
mongoles, sauvant le Japon d’une dévastation certaine, voire d’une occupation. Les Japonais ont donné à cet
ouragan le nom de «kamikaze» (vent divin).(10) Récemment, dans une émission télévisée, j’ai suggéré
d’appliquer l’approche bennabienne à une autre énigme de l’histoire, le refus d’Hannibal à ce jour inexpliqué
par les historiens de détruire Rome aux portes de laquelle il s’est arrêté après la victoire de Cannes en 216 avant
J-C. La vieille Carthage, n’ayant plus rien à faire dans l’histoire, devait laisser la voie à l’ambitieuse Rome
porteuse d’un nouveau projet de civilisation. Qui dit plan divin dit logique de l’histoire et but préconçu vers
lequel s’orienterait inexorablement l’humanité selon un fil d’Ariane invisible. Fallait-il que chacun des peuples
du monde ait le parcours historique qu’il a eu et qui l’a placé dans la situation où il se trouve actuellement en
vertu d’un décret immanent, ou bien l’histoire des nations et des civilisations n’est-elle que le résultat des
déterminismes issus de leurs croyances, de leurs choix et de leurs politiques ? A-t-on voulu notre histoire ou l’a-
t-on subie ? Que pourrait être ce «but religieux» quand on se réfère au Coran dont un verset dit : «Si Dieu
l’avait voulu, Il aurait fait de tous les hommes une seule communauté. Mais Il a voulu vous éprouver par le don
qu’Il vous a fait. Cherchez à vous surpasser» (ach-Choura, v.8), et un autre : «Nous avons établi des rites pour
chaque communauté afin que les hommes invoquent le nom de Dieu… Votre Dieu est un Dieu unique» (al-Hajj,
v.34). N’y a-t-il pas une contradiction entre ces versets qui présentent le principe de la différence comme
découlant du vœu de Dieu et le «mondialisme » auquel croit Bennabi ? Nous sommes aussi en face d’un vieux
débat : l’unification du monde est-elle concevable ? Huntington est sceptique mais ne l’exclut pas : «L’idée de
communauté globale n’est plus qu’un rêve lointain… Le monde trouvera un ordre sur la base des civilisations,
ou bien il n’en trouvera pas.» Alain Touraine, après avoir posé il y a une vingtaine d’années la question
«Pourrons-nous vivre ensemble ? égaux et différents» dont il a fait le titre d’un livre, répond : «Le rêve de
soumettre tous les individus aux mêmes lois universelles de la raison, de la religion ou de l’histoire s’est
toujours transformé en cauchemar, en instrument de domination.» Mais le contraire n’est pas plus rassurant. Le
sociologue français poursuit : «Le renoncement à tout principe d’unité, l’acceptation de différences sans limites
conduit à la ségrégation ou à la guerre civile.»(11) Pour Fernand Braudel, les civilisations sont des
«personnages durables dans le jeu de l’histoire, et il est peu probable qu’“une” civilisation se substitue un jour à
“ces” civilisations», et poursuit : «Le triomphe de la civilisation au singulier, ce n’est pas le désastre des
pluriels. Pluriels et singulier dialoguent, s’ajoutent et aussi se distinguent… Le monde est violemment poussé
vers l’unité, en même temps, il reste fondamentalement divisé.»(12) Jacques Attali pense que le monde
s’oriente vers une sorte de «civilisation des civilisations qui ne serait pas un modèle uniforme, fusion de toutes
les civilisations autour du modèle occidental individuel et laïc, ni la crispation de chaque civilisation sur elle-
même, mais un gigantesque bric-à-brac où chacun pourra se choisir un système de valeurs en associant à sa
guise et à l’infini, parmi tous ceux qui seront disponibles, des éléments pris dans les philosophies, les
idéologies, les systèmes politiques, les cultures, les religions… ». (13) Les obstacles à la mondialisation sont
d’ordre culturel ; les vieilles peurs dominent toujours les esprits ; les peuples et les nations ayant été forgés par
les notions d’ethnie, de race, de religion, de frontières, de propriété, ils ne sauraient établir un ordre mondial
avec les notions de nationalité, de confession et de lignage ; ces notions supposent l’entretien de la différence et
l’existence d’un «ennemi». Jadis, les religions étaient protégées par des frontières géographiques, mentales,
politiques ; elles ont mis au point des modes de vie particuliers. Aujourd’hui l’espace s’est rétréci, les frontières
mentales ont été brisées, les frontières géographiques perméabilisées, des hommes de différentes cultures vivent
et travaillent ensemble. Comment rendre leur cohabitation pacifique sans que l’un veuille imposer à l’autre ses
valeurs et croyances ? Unifier les cultes ? Les occulter par une laïcité universelle ? Arc-boutés chacun sur ses
convictions, tous les peuples ont défendu bec et ongles leur notion des choses ou leurs intérêts. D’un autre côté,
l’intégration des économies nationales n’est plus un choix, elle est devenue une contrainte ; elle est le fait des
forces du marché et non une injonction des philosophes. La mondialisation ne saurait être empêchée ou
endiguée, il faut l’accompagner, faire son lit, adapter les idées et les cultures en vigueur dans le monde à une
finalité inévitable, l’unification du genre humain. L’intérêt commun des hommes commence à apparaître à tous
: pollution, réchauffement de la terre, non-renouvellement de certaines ressources… Il faudra encore beaucoup
de guerres, beaucoup de drames, beaucoup de victimes avant qu’on en vienne au mondialisme dessiné par
Bennabi comme ligne d’horizon, comme finalité de l’Histoire. Actuellement, la mondialisation est prêchée
comme jadis était prêché le capitalisme, c’est-à-dire dans un esprit de domination et d’élimination des plus
faibles par les plus forts. Le multilatéralisme (ONU, OMC, FMI, BIRD…) demeure l’otage de la volonté de
puissance (veto à l’ONU, subventions économiques contraires au libre-échange, ingérence dans les affaires
intérieures des Etats, interventions militaires…). Des formes de résistance individuelles, groupusculaires sont
apparues pour défier la logique de puissance et lui montrer que l’infiniment grand peut être neutralisé par
l’infiniment petit, comme un moustique peut rendre fou un éléphant. Là où Alexandre le Grand, les prophètes,
les grands rois n’ont pas réussi, des institutions multilatérales, des zones de libre-échange, des monnaies
communes sont en train de réussir. Vivre mieux, plus longtemps, gagner du temps, souffrir moins, avoir des
loisirs, etc, tels sont les buts de la science et de la technologie. Vivre libre, digne, dans la justice, voilà les buts
de la morale. Le progrès n’a pas changé l’homme, il lui a seulement donné plus de moyens pour faire le mal ou
le bien.

PENSÉE DE MALEK BENNABI (28) La civilisation

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Qu’est-ce qu’une civilisation ? Pour Toynbee, c’est un certain «niveau de réalisation sociale et morale».(1) Pour
Bennabi, «la civilisation est la possibilité de remplir une fonction. C’est l’ensemble des conditions morales et
matérielles qui permettent à une société d’accorder à chacun de ses membres l’assistance nécessaire : l’école,
l’atelier, l’hôpital, l’organisation vicinale, la sécurité sous toutes ses formes, le respect de sa personne…
L’individu se réalise grâce à un vouloir et à un pouvoir qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être les siens, mais
ceux de la société dont il fait partie… C’est une construction, une architecture, un ensemble harmonieux de
“choses” et de “notions” avec leurs liaisons, leurs utilités, leurs places déterminées. Un tel ensemble ne peut être
conçu comme un simple entassement, mais comme la réalisation d’une idée, d’un idéal» (Perspectives
algériennes, 1964). Comme pour la culture, Bennabi donne de la civilisation une définition fonctionnelle. Les
conditions morales s’incarnent dans un vouloir qui mobilise la société en vue de définir ses tâches sociales et de
les assumer. Les conditions matérielles, elles, s’objectivent sous la forme d’un pouvoir traduisant la capacité de
mettre à la disposition de la société les moyens nécessaires pour accomplir ses missions. C’est ce qu’il appelle
la fonction civilisationnelle. Il écrit dans Le musulman dans le monde de l’économie, 1972 : «La civilisation,
c’est cette volonté et cette possibilité.» La relation entre la volonté civilisationnelle et la possibilité
civilisationnelle est une relation de causalité, la volonté apparaissant comme la cause de la possibilité. C’est la
civilisation qui fait ses produits, ce ne sont pas ses produits qui la font «car pour faire une civilisation à partir de
ses produits, il faudrait qu’on puisse acheter tous ses produits, ce qui est du point de vue économique une pure
impossibilité ». L’économie n’est que la forme matérialisée de ce vouloir et de ce pouvoir. S’il n’y a pas
d’idées, il n’y a pas de culture ; s’il n’y a pas de culture, il n’y a pas de civilisation ; s’il n’y a pas de
civilisation, il n’y a pas d’histoire. A l’aube des temps, il n’y a que trois facteurs fondamentaux : l’homme, le
sol et le temps «plongés dans un mystère métaphysique» (Naissance d’une société, 1962). Ceux-ci peuvent
rester en l’état pendant des milliers d’années sans devenir des facteurs psycho-temporels générateurs de
civilisation : «Si une telle donnée avec ses trois éléments suffisait comme condition d’une civilisation, celle-ci
ne serait plus qu’un phénomène spontané et général par toute la terre. En particulier, le problème ne se poserait
plus pour le monde musulman qui est, hélas, loin de l’avoir résolu» (Les conditions de la renaissance, 1949).
Ces paramètres constituent des conditions nécessaires mais non suffisantes de l’essor d’une civilisation.
L’homme, le sol et le temps n’agissent pas «en vrac», mais dans une synthèse qui réalise en eux le vouloir et le
pouvoir d’une société. Ils doivent être coulés dans une synthèse bio-historique qui n’est pas automatique mais le
résultat d’une catalyse que provoque une idée-force d’origine sacrale ou politique : «Une civilisation date sa
naissance à partir de la synthèse des facteurs temporels, c’est-à-dire à partir du moment où l’idée religieuse a
transformé l’homme et suffisamment conditionné le milieu (Les conditions de la renaissance)… Le rôle social
de la religion n’est pas autre chose que celui d’un catalyseur favorisant la transformation de valeurs qui passent
de l’état naturel à un état psycho-temporel correspondant à un certain stade de civilisation. Cette transformation
fait de l’homme biologique une entité sociologique, du temps — simple durée chronologique évaluée en
“heures qui passent” — un temps sociologique évalué en heures-travail, et du sol — livrant unilatéralement et
inconditionnellement la nourriture de l’homme selon un simple processus de consommation — un terrain
techniquement équipé et conditionné pour pourvoir aux multiples besoins de la vie sociale selon les conditions
d’un processus de production» (Vocation de l’islam, 1954). La religion dont il s’agit dans l’esprit de Bennabi
est celle qui «traduit une pensée collective car à partir du moment où la foi devient centripète, c’est-à-dire
individualiste, sa mission historique est finie sur la terre où elle n’est plus apte à promouvoir une civilisation»
(Vocation de l’islam). Et la synthèse dont il est question ne se produit pas d’elle-même puisqu’il existe encore
de nos jours des groupements humains à l’état primitif ou, selon la terminologie de Bennabi, de pré-civilisation.
Il précise dans Naissance d’une société : «L’existence effective d’une société commence à la formation de son
réseau de liaisons… Le rôle que joue la religion à cette échelle est de provoquer une synthèse sociale sous
forme de valeurs morales concrétisées en conventions, en usages, en traditions, en règles administratives, en
principes législatifs…» Bennabi ne cherche pas à connaître le nombre de civilisations apparues sur la terre, ni
ne s’attarde sur leurs origines. Il n’est pas, comme Spengler, Braudel ou Djuvara, un historien qui veut établir
les lois internes qui les régissent ou les comparer entre elles. Son champ d’étude est moins ambitieux que celui
de Toynbee qui veut les embrasser toutes pour les soumettre à un modèle explicatif. Lui n’est ni un
anthropologue ni un historien, mais un psycho-sociologue qui s’intéresse en particulier à l’une d’entre elles, la
civilisation musulmane, sur laquelle il est penché comme un mécanicien sur une machine en panne. «Il est
difficile, écrit-il dans Vocation de l’islam à propos du phénomène civilisationnel, de connaître les origines de ce
mouvement dans l’espace et le temps, et il ne servirait à rien de se demander s’il a commencé en Égypte ou
ailleurs. On constate seulement sa CONTINUITE à travers les âges. Toutefois, lorsqu’on essaie de fixer ses
coordonnées “historiques”, on s’aperçoit qu’elles désignent une aire qui se déplace. Si bien que la continuité
que l’on constate dans la perspective générale de l’histoire peut se trouver masquée par une DISCONTINUITÉ
qui apparaît lorsque l’on considère la succession des aires de civilisation. En fait, nous avons là les deux aspects
essentiels : l’aspect métaphysique ou cosmique, celui d’un dessein général, d’une finalité, et l’aspect
proprement “historique”, sociologique, celui d’un enchaînement de causes… Sous ce dernier aspect, la
civilisation se présente comme une série numérique se poursuivant par termes semblables mais non identiques.
Ainsi apparaît une donnée essentielle de l’histoire : le cycle de civilisation. Chaque cycle est défini par des
conditions psycho-temporelles propres à un groupe social : c’est une “civilisation” dans ces conditions-là. Puis
la civilisation émigre, se déplace, transfère ses valeurs dans une autre aire. Elle se perpétue ainsi dans un exode
infini et à travers de successives métamorphoses, chaque métamorphose étant une synthèse particulière de
l’homme, du sol et du temps…» Bennabi prend ici le contre-pied de Spengler qui croit fermement à la «non-
continuité » de l’histoire. Mohand Tazerout, son traducteur et préfacier algérien, affirme que le postulat de la
«non-continuité» est «la seule hypothèse viable pour une connaissance scientifique des phénomènes de
l’histoire. Il n’y a rien qui rattache nécessairement l’homme occidental à l’homme antique, et celui-ci à
l’Égyptien, au Chinois, à l’Hindou ou à l’Arabe authentiques…»(2) Pour Bennabi, «la» civilisation n’est le fait
d’aucune race en particulier et d’aucune époque. Elle résulte des imbrications, des migrations et des différentes
contributions humaines au processus d’amélioration du sort de l’espèce. Ce qu’on appelle «les» civilisations ne
sont que des cycles, des moments éphémères du mouvement général de l’Histoire qui est, lui, continu : «La
civilisation humaine semble ainsi faite de cycles qui se succèdent, naissant avec une idée religieuse et
s’achevant quand l’irrésistible pesanteur de la terre triomphe finalement de l’âme et de la raison» (les «CR»). Il
signale qu’Ibn Khaldoun est le premier à avoir dégagé la notion de cycle dans sa théorie des «trois générations
». Celui-ci compare la vie d’une civilisation à celle d’une dynastie. Le processus qui conduit de l’état de
«badw» (primitif) à l’état de «hadara» (civilisation) est mis en branle par la «açabiya», sentiment de cohésion
sociale, de conscience collective qui joue le rôle d’un Ethos. Elle se transforme en «mulk» (pouvoir) qui créé
des villes, développe des activités économiques et installe des institutions… Pour Ibn Khaldoun, «ni la volonté
du bien ni la religion elle-même ne saurait suffire à qui n’est pas porteur d’une forte açabiya». C’est donc cette
dernière qui est le moteur de l’histoire en remplissant la fonction d’une idéologie qui soude les intérêts et porte
la communauté aux conquêtes. Ibn Khaldoun écrit : «Il n’est pas besoin de prophétisme pour qu’il existe une
vie humaine. Et un individu doué d’autorité peut très bien s’imposer aux autres de lui-même, ou en s’appuyant
sur la “açabiya”.» Ibn Khaldoun a été le premier à poser les règles de la dynamique sociale. L’idée religieuse est
elle-même au service de la açabiya qui, en donnant lieu à un Etat, consacre la religion. On retrouvera l’idée du
cycle chez Vico puis chez Montesquieu sous le nom de «théorie du cercle» : «Presque toutes les nations du
monde roulent dans un cercle ; d’abord, elles sont barbares ; elles conquièrent et elles deviennent des nations
policées ; cette police les agrandit et elles deviennent des nations polies ; la politique les affaiblit ; elles sont
conquises et redeviennent barbares ; témoins les Grecs et les Romains.»(3) Hegel formule la même idée quand
il écrit : «Le changement est un mouvement circulaire, une répétition du même. Tout est constitué par des
cycles, et c’est à l’intérieur de ces cycles, parmi les individus, que le changement a lieu… Il ne se produit du
nouveau que dans les changements qui ont lieu dans le domaine spirituel» (La raison dans l’histoire). Si, pour
Toynbee, l’explication du mouvement historique réside dans le «milieu physique», et que la pensée marxiste la
voit dans le jeu des facteurs économiques, Bennabi pense que le mécanisme du mouvement de l’histoire a son
origine dans un processus psychologique résultant d’une tension morale. C’est l’âme qui est le moteur essentiel
de l’histoire humaine. Un milieu humain est doué d’inertie comme un milieu de matière. Lorsqu’il se met en
mouvement «cela veut dire qu’une cause initiale a vaincu l’inertie originelle en transformant toutes les données
statiques du milieu en valeurs dynamiques» (Naissance d’une société). Pour lui «c’est toujours la révélation
sensationnelle d’un Dieu ou l’apparition d’un mythe qui marque le point de départ d’une civilisation. Il semble
que l’homme doive regarder ainsi par-delà son horizon terrestre pour découvrir en lui le génie de la terre en
même temps que le sens élevé des choses» (les «CR»). Dans la plupart des cas, en effet, les religions ont
précédé les grandes civilisations. Ces dernières sont apparues là où s’est formée une économie agricole assez
élaborée pour sédentariser et favoriser par quelque culte un regroupement important d’individus jusque-là
organisés en familles, clans ou tribus. Ce culte, ce mythe, cette idée, développent entre eux un sentiment
collectif et une conscience de l’intérêt commun. Des villages puis des villes surgissent, soumis à des règles et
des institutions fortement spiritualisées ; les arts apparaissent, le foyer s’étend peu à peu à d’autres contrées et la
civilisation en formation va englober de vastes territoires et de multiples ethnies que rassemblent de mêmes
croyances.
Ces domaines s’érigent en entités politiques, économiques, militaires, qui s’appelleront Sumer, l’Égypte
pharaonique, la Grèce, l’Inde ancienne, la Chine, les Maya, les Aztèques, les Incas, l’Islam, l’Occident… Ces
ensembles, ces sociétés, ces civilisations ne se sont pas formées «naturellement », quelque chose a brusquement
réveillé et motivé l’âme des hommes, les a dynamisés et poussés vers des buts déterminés. La cause initiale n’a
rien à voir avec la qualité des terres ou les moyens physiques. Pour Bennabi, le pouvoir créateur provient
nécessairement d’une source psychique, c’est un phénomène énergétique. Le premier acte historique d’une
société à sa naissance est l’établissement de son réseau de relations sociales. Bennabi donne comme exemple la
formation de la première société musulmane : «Le premier acte de la société musulmane fut le pacte qui avait
lié “Ansars” et “muhadjirine”. L’Hégire est la première date de l’histoire musulmane non seulement parce
qu’elle coïncide avec un acte personnel du Prophète, mais parce qu’elle coïncide avec le premier acte de la
société musulmane. C’est-à-dire avec la formation de son réseau de liaisons, avant même que ses trois
catégories sociales (monde des idées, monde des personnes, monde des choses) ne soient nettement formées…
Donc, l’origine du réseau de liaisons qui permet à une société d’accomplir son action concertée dans l’histoire
se trouve dans la genèse de sa synthèse bio-historique» («NS»). Pour lui «si en un lieu, en un moment donné, il
y a une action concertée des hommes, des idées et des choses, c’est la preuve qu’une civilisation a déjà
commencé, que sa synthèse s’est opérée déjà et tout d’abord dans le monde des personnes. Le premier acte de la
transformation sociale c’est l’acte qui transforme l’individu en personne en transformant les caractères grégaires
qui le lient à l’“espèce” en affinités sociales qui le lient à la “société”. Ce sont les liaisons propres au monde des
personnes qui fournissent les liens nécessaires entre les idées et les choses dans l’action concertée d’une société.
Les rapports entre personnes sont des rapports culturels, c’est-à-dire des rapports assujettis aux normes d’une
culture entendue comme on l’avait définie, à la fois comme ambiance et comme un ensemble de règles éthiques,
esthétiques, etc.» («NS»). Il faut retenir cette notion d’«action concertée de la société» qui est pour Bennabi
l’essence même de l’histoire : «Une société n’a pas pour unité l’individu, mais l’individu conditionné…
L’intégration de l’individu à un réseau social est à la fois une opération d’élimination et une opération de
sélection. Cette double opération a lieu dans les conditions ordinaires, c’est-à-dire quand la société s’est déjà
organisée par l’intermédiaire de l’école. C’est ce qu’on appelle l’éducation» («NS»). Bennabi a proclamé sa
différence par rapport à Toynbee dans la genèse de la civilisation et montré que le «défi-riposte» est insuffisant
à l’expliquer : «Les circonstances de son apparition sont interprétées par un historien comme Toynbee comme
celles où un groupe humain doit répondre à un défi par une action concertée. Cette interprétation ne donne pas
cependant l’explication de la formation des sociétés historiques actuelles dont le nombre ne dépasse pas le quart
d’une douzaine. On ne comprend pas pourquoi la société bouddhique n’a pas répondu au début de l’ère
chrétienne au “défi” de la renaissance de la pensée védique qui la condamnait cependant à l’exil en Chine. On
ne comprend pas davantage qu’elle ne réagisse pas plus au XXe siècle dans sa nouvelle patrie au défi de la
pensée marxiste importée par Mao Tsé-toung qui l’efface à jamais de la carte idéologique du monde» (Le
problème des ismes dans la société musulmane, 1970). Comme s’il répondait aux remarques de Bennabi,
Toynbee reconnaît qu’«au contraire de l’effet d’une cause, la réponse à un défi n’est pas invariable et, par
conséquent, n’est pas prévisible. Un défi identique peut susciter une réponse créatrice dans certains cas, mais
non dans d’autres». A propos de la Chine, il précise : «L’introduction d’une idéologie occidentale étrangère n’a
pas amené une rupture décisive dans l’histoire de la Chine, ni une transformation de sa configuration
politique… Il est vrai qu’une fois dans le passé une philosophie ou une religion non chinoise, sous la forme du
bouddhisme, s’est emparée de la Chine.»(4) Dans la transition de la condition statique à l’activité dynamique
(du yin au yang), Toynbee ne s’en tient pas exclusivement aux facteurs «milieu» ou «race» comme causes de la
genèse des civilisations et écrit : «La cause de la genèse des civilisations n’est pas simple mais multiple ; ce
n’est pas une entité mais une relation… Elle peut être recherchée dans un modèle d’interaction que nous avons
appelé défiriposte. » L’idée de «défi-riposte» a été inspirée à Toynbee, selon ce qu’il en dit lui-même, par le
Prologue dans le ciel de Goethe où on voit Dieu accepter le défi que lui pose Méphistophélès. Avant Toynbee,
les historiens expliquaient la genèse des civilisations par la «race» et le «milieu». Ce sont Jung et Goethe qui
ont mis Toynbee sur la voie. Jung disait : «Tous les phénomènes sont de nature énergétique. Or, sans un
contraste, il ne saurait y avoir d’énergie. Il faut toujours que préexiste la tension entre le haut et le bas, le chaud
et le froid, pour que prenne naissance et se déroule ce processus de compensation qui constitue précisément
l’énergie. Tout ce qui est vivant est énergie et, par conséquent, repose sur la tension des contraires.» Là où
Bennabi voit un élan spirituel propulser une civilisation (la phase de l’âme), Toynbee voit un «élan
prométhéen» animer la «phase de croissance». L’élan spirituel ou prométhéen agit sur les membres de la
communauté engagée dans un processus de civilisation, mais c’est une élite, la «minorité créatrice», qui porte
l’essentiel de la responsabilité du mouvement vers l’avant. Encore faut-il qu’elle reste en parfaite osmose avec
la communauté, faute de quoi elle n’est plus représentative et ne sera pas suivie. S’il arrive que l’élite ne crée
plus, ne produise plus de «ripostes» aux défis incessants que génèrent la vie, l’évolution et le milieu, c’est la fin
de la civilisation(5). Toynbee appelle la faculté de conduire l’histoire par une minorité la «faculté de la
mimesis» et écrit : «Pour que les personnalités créatrices puissent relever les nouveaux défis, il faut la
vigoureuse communion intellectuelle et le rapport personnel intime qui transmet le feu divin d’une âme à une
autre.»(6) Les «minorités créatrices» agissent à travers les institutions qu’elles créent : systèmes politiques,
organisation juridique, découvertes scientifiques, créations artistiques, valeurs culturelles… Lorsque tout le
monde est imprégné de ces valeurs, cela donne lieu à des réflexes sociaux, à un style général, un type
psychologique, une culture, une histoire… Le penseur anglais poursuit : «La meilleure sauvegarde contre le
risque de détraquement dans l’exercice de la faculté de la “mimesis” consiste dans une cristallisation sous la
forme d’habitudes et de coutumes… Je crois que l’avenir d’une civilisation se trouve aux mains d’une minorité
d’individus créateurs.» Les cycles de civilisation sont distincts des «cycles cosmiques» qu’enseigne la doctrine
hindoue pour qui un cycle humain (le Manvantara) se compose de quatre âges qui correspondent aux phases par
lesquelles passe la «spiritualité primordiale » avant de s’éteindre, et que l’Antiquité connaissait sous le nom
d’âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Le quatrième âge dans lequel nous serions aujourd’hui est le «kali-
yuga», l’«âge sombre», qui aurait commencé il y a six mille ans et dont la durée totale serait égale à la dixième
partie de celle du Manvantara. Un Manvantara comprend 14 kalpa dont chacun est formé d’un millier de
“mahayurga» de 12 000 ans chacun. Un cycle de civilisation dure, selon Ibn Khaldoun, trois générations et un
millénaire, selon Spengler. Mais il existe une correspondance entre les cycles de civilisation et les cycles
cosmiques dans la mesure où les deux conceptions postulent l’idée d’un mouvement de haut en bas, du
supérieur à l’inférieur, du sacré au profane, du meilleur au pire. René Guénon, qui a tenté d’acclimater dans
l’ère moderne la notion de «tradition primordiale», écrit : «Le développement de toute manifestation implique
nécessairement un éloignement de plus en plus grand du principe dont elle procède ; partant du point le plus
haut, elle tend forcément vers le bas et, comme les corps pesants, elle y tend avec une vitesse sans cesse
croissante, jusqu’à ce qu’elle rencontre enfin un point d’arrêt. Cette chute pourrait être caractérisée comme une
matérialisation progressive, car l’expression du principe est pure spiritualité.»(7) On retrouve dans les ouvrages
du métaphysicien français islamisé certaines formulations utilisées par Bennabi comme la tendance «centripète»
et la tendance «centrifuge », la première ascendante et la seconde descendante. Toynbee voit dans la civilisation
un voyage, non un port», tandis que Bennabi considère que le verset coranique («Tels sont les jours, nous les
donnons aux peuples tour à tour») contient une allusion directe à l’idée de «cycle». On peut s’interroger sur la
valeur de la théorie des cycles de civilisation aujourd’hui et par conséquent sur la possibilité d’une renaissance.
De nouveaux cycles sont-ils possibles dans le monde actuel ? Bennabi s’est posé la question dans une note du
12 juillet 1964 et y a admirablement répondu, même si sa réponse porte en elle-même les limites de sa théorie
de la civilisation. Cela démontre son extrême lucidité et la grande ouverture de son esprit puisqu’il n’est pas
resté enfermé dans son système, sourd à ce qui se déroule sur la scène de l’histoire. Il écrit dans cette note : «Le
développement de la civilisation occidentale à l’échelle mondiale pose plus d’un problème, notamment dans
l’ordre métaphysique. Son échelle transgresse d’abord la loi sur les cycles car la notion de cycle est
inconciliable avec un phénomène de civilisation qui recouvre toute la surface de la terre. Le cycle n’est
concevable que là où il reste un champ disponible pour une nouvelle expérience, une nouvelle renaissance,
c’est-à-dire pour une répétition de la naissance d’une civilisation. L’échelle mondiale de la civilisation actuelle
exclut ou restreint cette possibilité. Ce fait entraîne certaines conséquences d’ordre historique et sociologique.
Jadis, une société obscure comme la société arabe antéislamique pouvait attendre son tour de saisir le flambeau
de la civilisation. Ce n’est plus possible. De ce fait, l’humanité semble entrer dans une ère nouvelle, l’ère où le
temps historique semble figé, où les situations relatives des sociétés semblent désormais immuables…» Une
dizaine de jours plus tard, il reprend le fil de cette méditation qui indique que lui-même est en cours de
dépassement de sa pensée telle qu’il l’a exposée dans ses ouvrages jusque-là. En effet, dans une note du 23
juillet 1964, il poursuit : «Dans ma note du 12 courant sur la civilisation moderne, j’ai dit que celle-ci a pris une
forme gigantesque absorbant les dimensions de la planète et qu’elle a pris de ce fait un caractère apocalyptique.
C’est une civilisation qui ne peut plus compenser ses pertes, parce qu’elle ne peut plus récupérer ici ce qui lui
fait défaut ailleurs. Le monde est devenu isotherme et équipotentiel : les courants de civilisation ne peuvent plus
y prendre naissance…» On peut s’étonner que ces «arrière-pensées » n’aient pas été prises en compte dans les
écrits ultérieurs de Bennabi, comme le PISM ou les textes constituant Majalis Dimashq dont Le rôle et la
mission du musulman dans le dernier tiers du XXe siècle où il continue sur son ancienne lancée, ne laissant rien
transparaître de ces nouvelles et importantes cogitations pourtant fondamentales à la pérennité de sa pensée.
Dans ce dernier texte, Bennabi continue d’affirmer que les peuples du Sud reviendront à la civilisation et réitère
sa croyance en l’alternance des civilisations.
N. B.

1) Cf La civilisation à l’épreuve.
2) Cf. Préface au Déclin de l’Occident, T.1, 1931.
3) L’esprit des lois.
4) Fondé par Bouddha vers 525 av. J.-C. en Inde, le bouddhisme est venu réformer la religion védique qui lui
était antérieure de quelques siècles. Sa philosophie est athée. Il nie toute autorité et notamment la division de la
société en castes. Il est opposé à l’ascétisme et aux pratiques brahmanes. Il nie les Vedas, livres sacrés de l’Inde,
dénonce les castes et ne croit pas à l’existence de l’âme. L’esprit doit rechercher ce qui a une utilité pratique
pour la délivrance des souffrances que sont la vie et la mort. Il rejette le monde. Après la mort de son fondateur,
le bouddhisme se scinde en deux voies : le grand véhicule et le petit véhicule. Mais il n’arrive pas à éclipser le
brahmanisme et l’hindouisme qui, eux, croient en un principe créateur, Varuna, qui veille à l’ordre du monde.
L’hindouisme ne repose pas sur une révélation ou une foi mais sur la connaissance que l’on peut atteindre par
des intuitions et des visions. Dans le bouddhisme, la notion de dieux est présente, mais pas celle d’un Etre
suprême. Il disparaît de l’Inde entre le Ier et le IIIe siècles de l’ère chrétienne et émigre en Chine où il est
assimilé au taoïsme. Là non plus il ne fait pas racine. Le confucianisme renaissant le surclasse vers le Xe siècle.
Le développement du bouddhisme en Chine a été stoppé vers l’an 1000. Les mandarins confucéens le
persécutent. Au XIIe siècle, l’empereur Hui-Tsung le proscrit. Il trouve refuge au Japon, à Ceylan, en Birmanie
et en Thaïlande. Apparu à la même époque que le bouddhisme en Inde et le taoïsme en Chine, le confucianisme
ne comporte pas de métaphysique ou d’idée de Dieu. Il canonise les vertus, la droiture, le sens filial et social,
l’idée de Bien. La nature est régie par deux forces cosmiques, le yin et le yang. C’est le taoïsme qui constitue le
volet métaphysique et spirituel de la philosophie chinoise traditionnelle. Il est hostile à l’existence d’un
«souverain d’en haut» appelé «Tai yi».
5) Spengler écrit : «C’est une minorité de cerveaux supérieurs dont les noms ne sont peut-être plus connus qui
décide de tout, tandis que la grande masse des politiciens de deuxième zone, rhéteurs et tribuns, députés et
journalistes, élus des horizons provinciaux, maintiennent pour la foule l’illusion de la liberté de disposer de
soi», op.cité, T.1.
6) Prométhée, dans la mythologie grecque, est celui qui dérobe le feu et s’empare des pouvoirs de Dieu. Le
Prométhée auquel se réfère Toynbee est celui de Goethe, qui co-agit avec le Prophète de l’islam pour rétablir
l’Alliance entre Dieu et l’homme.
7) René Guénon : La crise du monde moderne.

Pensée de Malek Bennabi (29) Economie et civilisation


Par Nour-Eddine Boukrouh
noureddineboukrouh@yahoo.fr

Peut-on présenter les vues économiques exposées par Bennabi dans son œuvre comme étant constitutives d’une
théorie économique ? Bennabi n’était pas plus économiste qu’il n’était psychologue, historien, sociologue,
philosophe ou géopoliticien. Il était tout cela à la fois, comme sont obligés de l’être ceux à qui l’on reconnaît la
qualité de penseur. Nous sommes en présence d’une pensée globale : sociologique, psychologique, politique,
économique… La somme de tous ces segments donne la philosophie de l’histoire bennabienne. Il n’a pas pensé
l’économie comme science, mais l’économique comme facteur vital dans la promotion d’une civilisation. Ayant
eu à s’occuper de la vie des sociétés, il ne pouvait en occulter les aspects économiques qui y jouent un rôle
essentiel. Si une théorie peut être définie comme un modèle explicatif, on est alors fondé à parler chez lui d’une
doctrine du développement.
La pensée de Bennabi est indissociable de sa vie. La préoccupation économique s’est imposée à lui comme
condition essentielle dans un processus de renaissance. Très jeune, il s’intéresse au statut des terres dans le Sud-
Ouest algérien puisque c’est l’objet de la visite qu’il rend à Ben Badis en 1928. Quelques mois plus tard, il se
lance à Tébessa dans l’aventure entrepreneuriale que la crise de 1929 vient, hélas, stopper. Il se rend alors en
France pour des études supérieures. Celles-ci achevées, il rentre à Tébessa où il contribue aux activités sociales
et politiques de la ville. C’est ainsi qu’en 1937 il donne une conférence sur la désertification, phénomène qui
l’avait frappé alors qu’enfant il effectuait des va-et-vient entre Constantine et Tébessa.
Par cette conférence, il veut amener les agriculteurs de la région à adapter des cultures plus rentables que
l’emblavement et leur propose des alternatives comme la culture du «cactus-berberus» connu sous le nom
algérien de «hendi» : «Cette plante est, en effet, nourricière durant trois ou quatre mois de l’année. Et elle
nourrirait non seulement les gens, mais également les bêtes auxquelles elle fournirait un très bon tourteau.
Comme par ailleurs le cycle de la plante est rapide, on peut mettre au bout de quatre années d’efforts une
notable ressource alimentaire à la disposition d’une population constamment menacée par la famine.»
Il apprend à un auditoire éberlué que cette culture pouvait donner lieu à des exploitations industrielles en
distillant le «hendi» pour obtenir de l’alcool éthylique «qu’on pourrait soit exporter comme tel soit transformer
sur place en éther sulfurique». Il affirme devant ses auditeurs médusés que lui-même a tenté l’expérience. Il
suggère qu’on acclimate en même temps que cette culture vivrière et industrielle celle de la cochenille, un
insecte qui vit sur le «cactus berberus» : «La récolte de cet insecte est très rémunératrice, car elle fournit le
carmin, un colorant précieux qui vaut quelques dizaines de milliers de francs le kilogramme.»
Il propose encore une autre possibilité : l’aloès qui donnerait une précieuse matière, la filasse, «dont le
rendement à l’hectare serait certainement plus rentable que celui du blé». Mais, se rappellera-t-il plus tard, «je
n’avais que ma conviction pour convaincre mes auditeurs... On leur parlait de droits, je leur parlais de devoirs ;
on leur parlait d’élections, je leur parlais de travail». En 1938, il est à Marseille où il enseigne des ouvriers
algériens. Un journal local lance une campagne contre une hausse des prix des artichauts importés d’Algérie. Le
journal voulait convaincre les Français que cette hausse était due aux dockers algériens et à leur mauvais
rendement qui grevait les prix de revient. Bennabi rédige une mise au point qu’il envoie au journal, lequel, bien
sûr, ne la publie pas. Cette anecdote est rapportée dans un article de 1953 où il critique le monopole institué sur
le transport maritime par les colons d’Algérie : «On pouvait noter au cours de la même année (1938) un autre
indice du poids que le monopole du pavillon fait peser sur la vie algérienne d’une façon négative. La boucherie
chevaline avait commencé à l’époque à se ravitailler en Algérie. Il pouvait, il devait en résulter une stimulation
pour une production algérienne — l’élevage des équidés — au profit de nos éleveurs et, d’un autre côté, une
régulation des prix sur le marché métropolitain au profit du consommateur français. Or, ce double effet fut en
quelque sorte absorbé par le monopole du pavillon. Il y eut automatiquement un rajustement des tarifs de
transport qui absorba mathématiquement la marge entre les cours des deux côtés de la Méditerranée. Cette fois-
ci, on n’aurait pas osé accuser le docker algérien pour le cours du «beefsteak», parce que l’embarquement des
bêtes n’exige pour ainsi dire aucune manutention.»(1)
Lorsque paraît en 1949 Les conditions de la renaissance, il était prévisible qu’il consacrât à la question du sol
une large place : «Dans un pays, le sol est au niveau de l’habitant : quand celui-ci est décadent, celui-là l’est
aussi. Le sol algérien est décadent de notre décadence. Le désert monte, un linceul de sable s’étend maintenant
là où il y avait des terres fertiles et des troupeaux abondants.
Le sable était au-delà de Tébessa. Aujourd’hui il est bien en-deçà, d’une cinquantaine de kilomètres. Dans de
telles conditions, d’ici un siècle ou deux, Alger pourrait être une oasis entourée de quelques palmiers... Cela
tient essentiellement au déboisement massif qu’on a opéré durant les dernières décennies. La disparition de la
forêt en Afrique du Nord est une vieille histoire qui a commencé avec les Romains.
En particulier depuis la Kahina qui transforma tout le sud du pays en terre brûlée… Le problème est
météorologique. Il n’y a plus de pluie et la sécheresse calcine le sable. De ce double effet naît le désert dans
toute sa désolation. Evidemment, le problème n’a qu’une solution : l’arbre. Il aurait pu en avoir deux si les pays
civilisés n’utilisaient pas la science à semer des ruines mais à créer du bien-être ; en effet, il y aurait eu une
solution purement scientifique correspondant à la conquête de l’énergie intra-atomique. Il s’agirait d’utiliser les
24.103 milliards de calories que contient chaque gramme de matière, non pas à la volatilisation de villes
entières mais à l’évaporation artificielle de l’eau de mer. La technique actuelle pourrait résoudre ce problème,
comme celui d’amener et de condenser les nuages artificiels au point voulu en se servant de la force éolienne et
d’un procédé chimique. Mais nous n’en sommes pas là : on applique la désintégration de l’atome à l’art de la
mort et non à l’art de la vie. Il demeure donc un seul procédé, l’arbre. Mais là, il faut vaincre notre psychologie.
Peut-on concevoir en Algérie qu’il est nécessaire de planter des centaines de milliers d’arbres ?» La République
algérienne reprendra la substance de ce chapitre sous le titre «L’Algérie devant la menace du désert». (2)
Bennabi reviendra deux ans plus tard sur le sujet dans un article intitulé «Le problème du sol algérien» (3) où il
écrit : «Il faudrait une meilleure adaptation des cultures à la nature du sol… Toutes les générations de
cultivateurs ont semé jusqu’ici du blé et de l’orge. Mais ces cultures deviennent de moins en moins rentables ou,
plus exactement, de plus en plus ruineuses. Le sol et le climat dans tout le sud constantinois, en particulier à
Tébessa, ne peuvent plus, ne veulent plus produire du blé et de l’orge...» (4) Un an plus tard, il prend part à un
débat qui lui donne l’occasion de réitérer ses positions(5).
Il l’abordera une autre fois dans un article («Pour une véritable régénération du sol algérien»(6)) où il critique
l’inaction des services coloniaux. Il y reviendra après l’indépendance de l’Algérie en appelant à une coopération
entre les pays maghrébins en matière de reboisement et suggère de «faire communiquer certaines dépressions
du sud algérien avec la Méditerranée à travers les chotts d’El-Djerid», et donne en exemple le désert de Kara
Korum au sud de l’URSS, «transformé en jardin»(7). Dans son dernier livre, Le musulman dans le monde de
l’économie, il réitère le conseil qu’il avait donné dans L’afro-asiatisme de s’intéresser aux idées d’un agronome
russe, Terence Maltsev, sur l’exploitation des terres arides ou semi-arides, «caractère qui correspond à
d’importantes surfaces de l’aire musulmane et en tout cas à la nature du sol nord-africain». Les craintes et les
prédictions de Bennabi se sont largement confirmées. Aujourd’hui, la surface agricole utile en Algérie est de 8,5
millions d’hectares sur les 238 millions que totalise son territoire.
Si, en 1962, cette SAU était de 0,87 hectare par habitant, elle n’est plus que de 0,25 hectare en 2000, et sera de
0,15 en 2020 selon les prévisions des experts.
Quant au taux de boisement de l’Algérie, il n’est plus que de 1,5%. A titre de comparaison, la France dont le
territoire métropolitain (550 000 km2) est 4,5 fois plus petit que celui de notre pays (2, 3 millions de km2)
possède une SAU de 29 millions d’hectares, soit 54% de son territoire.
Bennabi s’est intéressé, après l’homme et le sol, au troisième terme de son triptyque civilisationnel, le Temps,
en quoi il voit une valeur civilisationnelle et sociale. Il écrit dans les «CR» : «Le temps est un vieux fleuve qui
traverse le monde. Il passe à travers les cités, alimentant leur labeur de son énergie éternelle ou berçant leur
sommeil de la complainte des heures qui passent inutiles.
Il baigne également l’aire de chaque peuple et de chaque être du flot ininterrompu de ses vingt-quatre heures
quotidiennes. Mais dans une aire il devient de la ‘‘monnaie’’, et dans une autre du ‘‘néant’’. Il passe et se jette
dans l’histoire avec la valeur que lui donne le labeur accompli… On a bien en Algérie le sens de quelque chose
qui s’appelle la durée qui se jette dans le néant. Mais on n’a pas encore la notion du temps qui se jette dans
l’histoire… C’est le sens du rendement et de l’efficacité, c’est-à-dire le sens de la vie actuelle, qui nous fait
terriblement défaut.»
Malgré la présence du colonialisme, il cherche le moyen d’amener les moyens économiques de la société
algérienne à une meilleure utilisation et pose le problème de l’orientation du capital : «La fortune, c’est l’avoir
de quelqu’un. Il lui manque les qualités dynamiques du capital… Le capital est un avoir essentiellement mobile,
expansif, en ce sens qu’il se développe hors du champ d’une personne et au-delà de la mesure de ses besoins…
Le problème qui se pose en Algérie n’est pas un problème de quantité d’argent, mais de mouvement d’argent…
Il ne s’agit pas de l’orientation des ‘‘grosses fortunes’’, mais de toutes les disponibilités de la population dont il
s’agit de transformer le caractère social par leur investissement dans des affaires susceptibles d’exciter le
mouvement de l’argent et de créer du travail. On peut d’ailleurs, riche de l’expérience européenne, éviter les
abus du capitalisme et ses funestes conséquences, en consacrant de prime abord le caractère démocratique de
l’avoir algérien…»
Pour Bennabi, les phénomènes de civilisation sont de nature énergétique et l’histoire n’est que la réalisation
d’états psychologiques. Il écrit dans «VI»: «Au stade de la vie végétative, l’homme s’adapte par un moindre
effort. Pour réagir contre le froid, il garde ses calories, en dépense le moins possible, fait par conséquent un
minimum de mouvement, se blottit et se recroqueville. Pour réagir contre la faim, il tend la main à ce que
produit spontanément la nature : il mange par exemple des racines. A ce stade de l’évolution, on s’adapte par
une sorte de sous-effort. Au stade de la vie active, par contre, l’homme s’adapte par un sur-effort. Il s’organise.
Contre le froid, il créé tout un système de chauffage, et quand il ne peut en disposer en certaines circonstances
de sa vie, il réagit d’une manière différente, en dépensant des calories, en exécutant des mouvements. Pour se
nourrir, il conditionne techniquement le sol auquel l’homme de la vie végétative demandait
inconditionnellement sa nourriture. Or, c’est le passage de la vie végétative à la vie active qui marque le début
d’une civilisation ou d’une renaissance.»
Il explique le sous-développement par l’énergétique : «En physique, une sous-tension ne peut produire
l’éclairage : parfois même, elle entraîne l’extinction de la lampe. Donc, un certain voltage doit être atteint pour
l’obtention de certains effets.»
Un fait social, pour agir sur l’individu, doit d’abord être transposé en fait psychique. Rejoignant en cela
Spengler pour qui «chaque vie économique est l’expression d’une vie psychique», il pense que l’économie est
d’abord une psychologie car à l’échelle d’une nation, les idées pèsent plus lourd sur l’économie que les facteurs
matériels ou financiers et note dans le «PISM» : «Ce sont des modifications d’ordre psychologique qui amènent
à la surface de la vie sociale des modifications économiques et politiques. Le psychologique précède et
conditionne le social.»
Elle est ensuite une politique conçue pour susciter une dynamique fondée sur la primauté de la production sur la
distribution et du devoir sur le droit : «Une politique qui ne parle pas à un peuple de ses devoirs, mais
uniquement de ses droits, n’est pas une politique mais une mythologie ou une sombre mystification.» Le
développement, autant que les grandes réalisations de l’histoire, ne sont accessibles qu’aux hommes qu’habite
une idée, une mission, une «chaleur» (au sens thermodynamique qui veut qu’il n’y a «travail» que s’il y a
«chaleur»). Ce sont ces facteurs qui sont à l’origine des miracles économiques et des réussites sociales. Il écrit
dans le «MME» : «L’économie n’est pas une affaire de création de banques ou de construction d’usines
uniquement. C’est avant tout la formation de l’homme et son attitude nouvelle face à tous les problèmes…
L’économie, nonobstant la conscience doctrinale dont elle découle, est la matérialisation de la civilisation.»
Bennabi était à la base un ingénieur en électricité. Il est devenu avec ses idées énergéticien : «La loi des
échanges qui commande la vie sociale ne se réduit pas en effet au simple schéma d’un équilibre entre
production et consommation : un tel équilibre serait mortel, puisqu’il ne rendrait possible qu’une utilisation des
produits sans aucun accroissement des forces productrices. Davantage, un tel équilibre n’est même pas
concevable, et c’est le sens du principe de Carnot en thermodynamique : pour qu’il y ait manifestation
d’énergie, il faut une potentialisation, c’est-à-dire une accumulation d’énergie, donnant lieu à une chute de
potentiel, comme la différence des températures dans une machine thermique, ou le voltage dans une machine
électrique. Ce que nous appelons le ‘‘besoin’’ doit être considéré comme une chute de potentiel sur le plan des
énergies sociales» («VI»).
Les facteurs fondamentaux sur lesquels repose une civilisation (l’homme, le sol et le temps) sont convertis en
facteurs de production. A ces facteurs «objectifs», s’ajoute un facteur «subjectif» de nature psychologique,
idéelle, qui va jouer le rôle de principe actif. Le catalyseur n’est pas K (le capital), mais I (l’idée). Ainsi,
l’économie est fondue dans une théorie de la civilisation : «Un système économique s’oriente par les forces
morales qui lui donnent une signification humaine, une finalité historique.» Dès lors, la définition que donne
Bennabi au sous-développement n’est plus économique, mais surtout psychologique et sociologique : «Le sous-
développement n’est qu’un aspect du problème de l’homme qui n’a pas appris ou qui a désappris l’usage de ses
moyens primaires — le sol et le temps — d’une façon efficace, en notant que c’est l’efficacité de l’homme qui
détermine celle des autres facteurs. Réduire l’inefficacité de l’individu, c’est donc réduire le sous-
développement de la société. Par conséquent, quand nous faisons un parallèle entre le développement et le sous-
développement au niveau du collectif, ou encore entre l’efficacité et l’inefficacité au niveau de l’individuel,
c’est une comparaison des niveaux culturels que nous faisons entre une culture d’une part et quelque chose
qu’on peut — pour demeurer dans l’esprit de notre systématisation — caractériser par ailleurs comme une
inculture» (Perspectives algériennes).
Quand il rédige en 1956 L’afro-asiatisme, il réserve un chapitre aux «principes d’efficacité d’une économie
afro-asiatique» où il interprète de la même manière la situation de sous-développement des peuples afro-
asiatiques : «L’économique n’a pas pris dans la conscience du monde afro-asiatique le développement qu’il a
pris en Occident dans la conscience et dans la vie de l’homme civilisé. Depuis des siècles déjà, l’économie était
en effet devenue en Occident une base fondamentale de la vie sociale, une norme essentielle de son
organisation. En Orient, elle demeurait par contre au stade d’économie naturelle, non organisée… La société
orientale n’était pas appelée par ses nécessités internes à fonder comme la société occidentale une doctrine
économique tels le capitalisme ou le communisme. Elle n’y était pas appelée en raison d’une psychologie
particulière nouée depuis des siècles sur un idéal de renoncement…»
La théorie économique classique a été construite sur l’idée de base d’un «homo oeconomicus» programmé par
la nature pour rechercher son bonheur en réalisant des profits. Cette idée dérive elle-même de la philosophie
humaniste mise en valeur par la Renaissance qui, renouant avec la pensée antique, place l’homme au centre des
préoccupations. Or, cette vision de l’univers qui a donné lieu aux courants matérialistes est spécifique à
l’Occident. Ni les civilisations du Moyen-Orient ni celles de l’Extrême-Orient ne connaîtront cette évolution et
cette tendance à tout ramener à la terre. Le cartésianisme voudra établir une harmonie entre la raison humaine et
le principe divin mais il sera dépassé par le matérialisme, le rationalisme, le positivisme et le marxisme.
Dans le premier paragraphe de l’introduction au «PC» Bennabi écrit : «Les multiples problèmes qu’on classe en
général sous le terme de sous-développement sont en fait les expressions différenciées d’un seul et unique
problème qui se pose dans tout pays sous-développé, celui d’une civilisation, à condition toutefois de prendre ce
mot dans une acception restrictive, je veux dire moins généralisée que celle qui lui donne d’habitude
l’anthropologie. Autrement dit, la civilisation n’est pas toute forme d’organisation de la vie humaine dans toute
société, mais une forme spécifique propre aux sociétés développées.» Comme pour le conforter dans ces
considérations, la presse du mois de juin 1958 publie un article sur la famine selon lequel dix-huit des trente-
quatre plus grandes famines recensées dans l’histoire humaine ont eu lieu en Inde dont la dernière en 1943 où,
rien qu’au Bengale, elle fit deux millions de victimes qui se sont laissées mourir sans toucher aux vaches. Il
note dans ses Carnets : «Ce détail montre combien est juste la thèse que le facteur économique n’explique pas
toute l’histoire puisque la faim elle-même résiste chez l’individu grâce à un mécanise psychologique qui n’obéit
à aucune loi économique.»
Après la Seconde Guerre mondiale, des théories «développementalistes» apparaissent, réduisant le phénomène
du «développement» à une question de facteurs de production. L’économie politique marxiste avait préparé le
terrain à cette approche, d’autant qu’elle semblait confirmer son «efficacité» en Union soviétique. On pensait
pouvoir se suffire de la compétence des experts. Ce n’est qu’après avoir constaté l’échec de cette approche
mécaniste que des intellectuels et des économistes s’avisent de s’intéresser au rôle de la culture et de la
psychologie dans la problématique du développement. Bennabi a été l’un des premiers à le faire. Dans la
reconstruction de l’Allemagne et du Japon après la Seconde Guerre mondiale en des délais extrêmement courts,
il n’a pas vu les effets du plan Marshall, mais surtout la vitalité des cultures allemande et japonaise. Pour
conforter son jugement, il se réfère souvent dans ses articles, ses conférences et ses livres à l’exemple du
docteur Schacht qui, après avoir été à l’origine de la relance économique de l’Allemagne entre les deux guerres,
n’a pu obtenir les mêmes résultats en Indonésie où il avait été appelé alors que ce pays était doté des meilleurs
atouts agricoles et miniers.
Parlant du redressement économique fulgurant de l’Allemagne, Bennabi écrit : «Plus que le nombre de
machines, la seule mesure valable du niveau de civilisation d’un pays et de son potentiel social est sa culture.
L’Allemagne en 1945 ne disposait plus de machines, ni de marks, ni de dollars, ni même de souveraineté
nationale. Elle ne disposait plus que d’un seul capital indestructible. Ni les bombes au phosphore ni les tanks ne
pouvaient en effet détruire sa culture. Je ne dis pas sa ‘‘science’’ ou sa ‘‘technique’’, autres ambiguïtés qui
compromettent la signification du concept ‘‘culture’’ en soumettant celle-ci au pouvoir de l’école ou de l’usine.
Car en fait, ce n’est ni le savant ni le technicien qui ont refait l’Allemagne après 1945. D’ailleurs, la plupart de
ces savants et de ces techniciens, comme Von Braun, avaient été raflés comme prises de guerre par les
Américains ou les Soviétiques. Ce qui a refait l’Allemagne, c’est l’esprit allemand : celui du berger, du
laboureur, du métallo, du docker, de l’employé, du pharmacien, du médecin, de l’artiste, du professeur. En un
mot, c’est la culture allemande qui a refait le pays de Goethe et de Bismarck. L’homme du ‘‘miracle allemand’’
après la guerre n’est pas Erhard… Avant la guerre et avant Erhard, il y a eu Schacht et un autre ‘‘miracle
allemand’’. Celui-ci se répétera tant qu’il y aura une culture allemande. Ajoutons d’ailleurs que les limites du
‘‘miracle’’ sont des limites culturelles en dehors desquelles il n’est plus possible. Nous l’avons bien vu avec le
Dr Schacht. Il n’a guère pu, dans certains pays d’Asie nouvellement indépendants qui l’avaient appelé, refaire le
‘‘miracle’’ produit et reproduit dans son pays. Il avait eu beau retrousser les manches et frapper de sa baguette
magique : rien n’est sorti de la boîte de ce prestidigitateur, sinon un peu de désillusion. Soit dit entre
parenthèses à ceux-là qui croient que le problème économique est une affaire de sabir ou de jargon, que ce n’est
même pas seulement une affaire de chiffres. Sans quoi, un prestidigitateur du chiffre comme Schacht n’aurait
pas échoué dans ses missions asiatiques.» (8) Bennabi veut attirer l’attention sur la nécessité de créer une
conscience économique avec ses implications dans les structures personnelles de l’individu, dans ses habitudes,
dans le rythme de ses activités, dans ses attitudes devant les problèmes d’ordre social : «Pour l’individu comme
pour la collectivité, il s’agit avec des moyens donnés de faire le maximum. Or, le contraire arrive souvent dans
les pays sous-développés où les moyens, tout en étant réduits en raison du degré de développement social, se
trouvent en outre comme dégradés dans leur utilisation par certaines lacunes psychologiques… Dans ces pays,
ce n’est pas seulement le moyen matériel qui manque, c’est aussi la disposition d’esprit.» Il conceptualise et
ramène à une expression l’équation personnelle, ces considérations extra-économiques qui ont pourtant tant à
voir avec l’efficacité d’une politique économique : «Un principe d’économie n’a son plein effet, sa pleine
efficacité, que dans les conditions que lui offre une expérience sociale donnée. Cette efficacité ne dépend pas de
conditions d’ordre strictement économique… Il y a une équation personnelle qui compte infiniment, quoique
implicitement, dans cette efficacité… Une technique sociale, un principe d’économie ne sont valables que dans
la mesure où ils n’entrent pas en conflit avec les données de l’équation personnelle qui prévaut dans le milieu
où on veut les appliquer… Il ne s’agit pas seulement de résoudre une équation économique, mais de l’adapter à
une certaine équation personnelle» (le «MME»). Si l’équation biologique de l’homme est partout pareille,
l’équation sociale, elle, «varie d’une société à une autre, et dans une même société, d’une époque à une autre,
suivant le degré de développement ou de sous-développement». Elle est conférée aux individus par leur société
comme un dénominateur commun marquant leur comportement et déterminant leur degré d’efficacité, et
devient un déterminisme sociologique : «Quand, dans un pays engagé dans un plan d’industrialisation on
constate qu’on peut importer l’équipement nécessaire à l’exécution de ce plan mais qu’il est impossible
d’importer aussi la psychologie qui va de pair, on pose en fait indirectement le problème de la culture» (le
«PC»). Après l’indépendance de l’Algérie, la plupart des articles de Bennabi ont pour sujets l’économie, le
développement, l’efficacité économique. A l’époque où il écrivait, le pétrole n’avait pas encore le poids qu’il
allait avoir dans les économies des pays producteurs et dans les relations internationales après la guerre
d’Octobre 1973, mois où il était mourant. Avec le quadruplement des prix en 1973, puis les «chocs» suivants,
l’Algérie allait disposer de ressources nouvelles et imprévues pour financer une politique économique qui allait
de plus en plus s’éloigner de ce qu’il souhaitait. Le développement du pays allait se placer dans une complète
dépendance de cette «rente» et du recours à l’endettement extérieur. En parallèle, l’agriculture était soumise à
une politique qui allait la déstructurer, la déstabiliser et réduire à néant son rendement. La vulnérabilité et
l’extraversion de l’économie algérienne atteignent un niveau absolu, fragilisant les équilibres intérieurs et
livrant aux incertitudes du marché pétrolier le budget de l’Etat. Le dirigisme déresponsabilise les agents
économiques autres qu’institutionnels ainsi que les citoyens, faisant peser toutes les responsabilités sur l’Etat.
C’est ce qui a conduit aux évènements d’octobre 1988, date à laquelle l’Algérie est entrée dans un cycle général
de crises de toutes natures (économique, financière, sociale, politique, idéologique) et une violence terroriste
sans précédent dans le monde.
N. B.

1) «Des ‘’ententes’’ aux conjurations», la République algérienne du 25 décembre 1953.


2) La RA du 11 mars 1949.
3) La RA du 1er juin 1951.
4) La RA du 1er Juin 1951.
5) «La réforme agraire en Egypte», la RA du 26 septembre 1952.
6) La RA du 30 avril 1954.
7) «Planification et micro-planification», Révolution africaine du 20 mars 1968.
8) «Le problème de la culture», Révaf du 10 avril 1968.

Pensée de Malek Bennabi (30) La théorie des idées

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Qu’est-ce qui incite les peuples à entreprendre, au-delà de leurs besoins ordinaires, de grandes choses ? Les
peuples réalisent sous l’impulsion de leurs rois, de leurs gouvernements ou de leurs élites, lorsqu’ils sont tendus
par un idéal ou la volonté de marquer leur passage sur la terre. Que ce soit pour se défendre (muraille de Chine),
perpétuer leur souvenir (mausolées) ou plaire à Dieu (mosquées, cathédrales, synagogues, temples…), ils
entreprennent des ouvrages magnifiques (merveilles du monde) ou créent des institutions géniales (république,
démocratie, assistance sociale…). Fresques du néolithique, totems et temples, arts des civilisations expriment
d’abord une foi, une éthique, une perception du beau ou du vrai. Ce sont souvent des croyances mythiques et
primitives que les hommes traduisent dans des réalisations grandioses (pyramides d’Egypte ou du Mexique).
Quand ces croyances se ramollissent ou disparaissent, ce genre d’entreprise cesse. Les réalisations
contemporaines sont «laïques», elles sont surtout utiles ; on ne leur attache ni sens religieux, ni symbole
cosmique, ni valeur autre qu’esthétique ou marchande.
Ce n’est pas le besoin d’ajouter une nouvelle théorie sur les idées qui a incité Bennabi à se pencher sur le
problème des idées dans la société musulmane, mais des considérations utilitaires, une nécessité pédagogique
destinée au réveil des musulmans. Psychothérapeute d’une civilisation en décadence, il cherche à rétablir le
contact entre le patient et sa psyché, entre son conscient et son inconscient. Connaître les idées et les croyances
d’une nation ou d’une civilisation, c’est avoir l’explication de son état et de ses œuvres.
Voulant démontrer l’importance vitale des idées dans la vie des sociétés, il écrit à l’intention du monde
musulman : «Nos activités ne sont pas conçues, organisées, planifiées, orientées, selon un système guidé — une
doctrine, une philosophie, une théorie — qui leur sert en même temps de moyen de contrôle de leurs résultats
positifs, d’après des standards et des normes d’efficacité reconnus. Nous croyons pouvoir agir sans devoir
penser nécessairement notre action. Nous croyons pouvoir ainsi mener une politique, sans qu’il y ait à sa base
une philosophie, faire une révolution sans qu’elle ait pour fondement une doctrine. Mieux encore ou, si l’on
veut, pire, nous croyons nous suffire de techniques importées, sociales ou scientifiques, économiques ou
industrielles, sans penser que l’application même de ces techniques donne un résultat différent selon l’âge
psychologique de la société où on les applique…» (Le problème des idées dans la société musulmane, version
1960). Bennabi voit dans les idées les déterminants psychologiques des comportements individuels, les «drives»
spirituels sans lesquels aucune action n’est possible. S’il n’a pas employé le terme anglais, la signification qu’il
leur donne est la même que celle que recouvre ce mot (pulsions, motivations). Les culturalistes modernes ont
reconnu la nécessité d’une dimension spirituelle dans les motivations qui animent les hommes et déterminent
leurs actions. Dans son célèbre ouvrage, La personnalité de base, Mikel Dufrenne, qui a proposé le
remplacement de l’«anthropologie culturelle» par la «sociologie psychologique», affirme qu’«une classification
des ‘’drives’’ doit non seulement reconnaître le caractère spirituel des drives organiques en l’homme, mais
encore faire une place à des drives spirituels… Nous inscririons volontiers parmi les drives humains un désir
d’absolu ; peut-être est-il l’âme de tous les drive»(1) .
En même temps qu’elle est une «force psychique», l’idée est, selon Bennabi, une réponse au vide cosmique.
C’est la première explication tenue par l’homme des temps primordiaux de sa présence dans l’univers immense
et angoissant. L’être inquiet et étonné se met ainsi en possession d’un sens à sa vie autour duquel son existence
va s’ordonner et qu’il voudra répandre autour de lui. Avec cette activité philosophique inaugurale, le
phénomène social apparaît : mû par l’idée qui donne une tension à ses actes et une direction à ses pensées,
l’homo natura devient l’homo sapiens, puis l’homme d’une cité, puis le promoteur d’une civilisation. Le vide
cosmique dont parle Bennabi est l’équivalent de «la peur cosmique» de Spengler pour qui elle est «le plus
créateur de tous les sentiments primordiaux : l’homme lui doit les formes et les figures les plus mûres et les plus
profondes non seulement de sa vie consciente, mais aussi des reflets de cette vie à travers les œuvres
innombrables de culture»(2).
Le sentiment de vide cosmique n’a pas hanté que les hommes primitifs. On le rencontre aujourd’hui sous le
nom d’angoisse, de peur du néant et autre stress par lesquels les hommes modernes manifestent
occasionnellement leurs malaises et que Mircea Eliade désigne par l’«obsession ontologique»(3). Ce sentiment
surgit avec plus d’intensité lors de grandes catastrophes. Les mythes ont été dans toutes les cultures les
premières formes de réponse au vide cosmique. Leur fonction a été d’apporter les premières solutions à
l’énigme de l’univers et de la vie. Ils ont façonné l’imaginaire des hommes et leur ont donné leur premier
sentiment d’identité. Au fil de l’évolution ils ont été remplacés par les religions, les idéologies et les théories
scientifiques. Selon Mircea Eliade, «la fonction maîtresse du mythe est de révéler les modèles exemplaires…
En vivant les mythes, on sort du temps profane, chronologique, et on débouche sur un temps qualitativement
différent, un temps sacré à la fois primordial et indéfiniment récupérable…»(4). Il ajoute, ailleurs : «Toute
religion, même la plus élémentaire, est une ontologie : elle révèle l’être des choses sacrées et des figures
divines… Elle fonde un monde qui n’est plus évanescent et incompréhensible… En imitant les actes
exemplaires d’un dieu ou d’un héros mythique, ou simplement en racontant leurs aventures, l’homme des
sociétés archaïques se détache du temps profane et rejoint magiquement le Grand Temps, le temps sacré… Le
mythe est un élément de civilisation.»(5)
Les idées motivent les groupes sociaux, donnent une signification à leur existence et inspirent leurs actes. Hegel
compare leur action sur l’homme à celle de la «passion» et écrit : «Le but de la passion est le même que celui de
l’Idée… Pour que l’homme produise quelque chose de valable, il lui faut la passion… C’est ce que cherchent à
donner les idéologies, les discours patriotiques, la morale, la religion… L’Idée, semblable à Mercure, le
conducteur des âmes, est en vérité ce qui mène les peuples et le monde… L’Idée est le vrai, l’éternel, la
puissance absolue. Elle se manifeste dans le monde et rien ne s’y manifeste qui ne soit elle, sa majesté et sa
magnificence.»(6)
Le psychisme des individus ne se forme pas à partir d’une table rase. En naissant, ils apportent avec eux des
«images primordiales» gravées dans leur inconscient. Celles-ci s’illustrent dans les mythes puis, au fur et à
mesure de l’affinement de l’intelligence, dans des conceptions de l’univers plus élaborées. Pour figurer ce que
représentent les idées dans le psychisme de l’individu et l’inconscient collectif des sociétés, Bennabi emprunte
au langage de la musique : «L’univers-idées est un disque que l’individu porte en lui en naissant… Le disque de
chaque société est imprimé différemment et les individus ou les générations y ajoutent leurs notes propres,
comme les harmoniques des notes fondamentales. L’univers-idées est un disque qui a aussi ses notes
fondamentales, ses archétypes : ce sont les idées imprimées...» (le «PISM»).
Les idées imprimées de Bennabi sont l’équivalent des «images primordiales» de Jacob Burckhardt et des «
archétypes» de Jung. Si ce dernier les a appliqués à l’explication des névroses et des maladies psychiques,
Bennabi les a appliqués à la compréhension des maladies sociales. Le premier avait pour centre d’intérêt les
individus, le second les sociétés ; le premier était un psychothérapeute, le second se voulait un «médecin de la
civilisation» ; l’un se penchait sur un divan où reposait un individu, l’autre sur un patient qui a les immenses
proportions d’une société. Mais chez les deux penseurs la guérison de la névrose ou de la décadence n’est
possible que par le «rétablissement de l’attitude naturelle» en l’un et l’autre.
Bennabi montre le lien entre les idées imprimées et les idées exprimées(7) : «Quand les archétypes sont effacés,
on n’entend plus l’accent de l’âme dans le concert. Les idées exprimées se taisent à leur tour : elles n’ont plus
rien à exprimer ; elles ne peuvent plus rien exprimer. La société qui en est à ce point s’atomise faute de
motivations communes… C’est le moment des idées mortes.» Et rabat aussitôt ces considérations sur la société
musulmane, objet de ses analyses : «Après avoir vécu le moment exaltant à la naissance de sa civilisation, le
moment d’Archimède de ses idées imprimées à l’époque mohammadienne et califale, et de ses idées exprimées
aux brillantes périodes de Damas et de Bagdad, la société musulmane vit en ce moment la période silencieuse
des idées mortes» (le «PISM»). Dans la version de 1960, il notait : «La société musulmane a des idées intégrées
qui ne répondent pas à ses archétypes traditionnels, et elle emprunte des idées européennes qui ne sont pas
fidèles aux archétypes de l’Europe. Il s’ensuit une dévalorisation des idées héritées et des idées acquises qui
porte le plus grave préjudice au développement moral et matériel du monde musulman. »
Dans une note de bas de page, il a ajouté : «S’il était nécessaire de faire un choix, je préfère pour ma part une
déficience sociale, un manque d’efficacité, à une déficience morale.» C’est de la théorie des «Eidola» de Platon
que Jung s’est inspiré pour définir la nature et la fonction des archétypes. Platon a identifié dans sa philosophie
deux mondes : celui des Idées et celui des Sens, le monde des choses temporelles et le monde éternel des idées.
Les choses tirent leur être des idées, elles sont animées par elles. Platon les désigne par des termes immatériels :
le Beau, le Bien, l’Au-delà, la Puissance créatrice... C’est le monde des essences éternelles, des modèles de
toutes choses. Ce sont des principes et non des entités.
Le royaume des Idées est au-dessus de toute genèse, c’est la justice en soi, la beauté en soi, la vérité en soi... Il
n’est pas créé, il ne devient pas, il ne périt pas, il n’est pas perceptible par les sens, il ne peut être saisi que par
l’intellect.
Avant Platon, la doctrine hindoue distinguait deux principes universels : Purusha (Essence) et Prakriti
(Substance). Jung a vu dans les Idées de Platon les «images primitives» qui servent de canevas au
comportement humain. Il s’est écarté de Freud qui voyait dans les pulsions psychologiques des manifestations
de la «libido»(8), et d’Alfred Adler pour qui elles étaient des manifestations du «besoin de puissance».
De son côté, Bennabi a à cœur d’opérer une distinction entre l’idée pure, l’archétype au sens platonicien, et
l’idée intégrée, c’est-à-dire transformée en canevas mental de notre conduite sur laquelle il veut appeler
l’attention et nous donne un exemple : «L’islam est à l’origine une certaine idée contenue et révélée par le
Coran à l’état pur ou, si l’on veut, à l’état d’archétype. Dans cet état, il été incarné par le Prophète et ses
compagnons. Mais qui ne voit la différence entre l’islam d’un Omar et celui d’un de nos contemporains ? Sans
doute l’islam, dans son essence, c’est-à-dire en tant qu’archétype, est-il demeuré le même. Mais son intégration
à un système social soumis aux circonstances de l’histoire et aux facteurs d’évolution l’a transformé peu à peu
et d’une génération à l’autre. L’idée intégrée diffère donc de son archétype, c’est-à-dire de l’idée pure. Cela
veut dire qu’un archétype garde sa valeur en tant qu’idée pure, mais il engendre des idées intégrées qui
subissent les transformations de l’histoire. Ces transformations sont en fait des transformations de notre attitude
à l’égard de l’archétype, de notre manière de comprendre et d’interpréter une certaine idée… Le canevas de
toute activité sociale c’est l’idée, non pas à l’état pur, mais à l’état intégré, c’est-à-dire telle que nous la
comprenons, l’interprétons et l’assimilons à notre comportement»(9) (le «PISM»-1960).
La vision platonicienne a été reformulée en langage moderne par le prix Nobel américain Jonas Salk qui
distingue dans l’individu un dualisme qu’il appelle l’«être» et l’«ego», le premier exprimant ce que l’homme
porte à la naissance, et le second les influences et les expériences qu’il subit. L’Etre correspond à l’essence dans
le sens entendu par Platon. Salk écrit : «L’essence contient les modèles virtuels de comportement… Elle a une
réalité même si on ne peut pas définir sa structure et sa composition chimique… Si l’essence est analogue au
code génétique, l’égo est analogue au système somatique dans ses relations avec le système génétique. On
perçoit donc la relation entre l’essence et l’ego comme similaire à celle qui existe entre les systèmes génétique
et somatique… Puisque le système génétique (génotype) contient le programme des possibilités de l’organisme
et le système somatique (phénotype) les structures et mécanismes nécessaires à son expression, on peut dire que
l’essence contient et évoque son programme et que l’égo offre les moyens nécessaires à son expression. Donc,
le système somatique dépend du système génétique et réciproquement.»(10)
Pour comprendre la psychologie des individus, Jung recourt à l’histoire car les comportements humains ne sont
pas justiciables du seul psychisme individuel, mais procèdent pour une large part de phénomènes supra-
personnels. Chrétien convaincu, fils de pasteur, sa psychologie est une étude de l’homme à travers deux prismes
superposés : la psychiatrie et l’histoire. C’est par cette voie, c’est-à-dire en cherchant à établir l’interaction de la
morphologie de l’histoire et des attitudes qui dominent la psychologie humaine face aux évènements que Jung
est parvenu à la découverte de l’«inconscient collectif» qui confère aux communautés leur cohésion et leurs
traits communs et que les individus héritent et transmettent à leur tour. L’idée qui a fourni une réponse à la
quête philosophique est intériorisée au fil du temps par les hommes. Elle devient un archétype qui va assurer la
fonction de serveur de motivations à l’action. Pour Bennabi, toute activité humaine est soumise à deux
conditions : un comment et un pourquoi : «On n’agit pas n’importe comment, sous peine de rendre une
tâche impossible. On n’agit pas sans raison, sous peine d’entreprendre une tâche absurde. L’action ne
peut donc se déterminer en dehors d’un schéma qui implique, en même temps que ses termes visibles
(l’homme et son outil), un élément idéel représentant ses motivations et ses modalités opératoires»
(Perspectives algériennes, 1964).
C’est le postulat de base dont il déduit une première conséquence : les facteurs d’action appartiennent à trois
catégories : celle des choses, celle des personnes et celle des idées. Ces trois facteurs forment en eux-mêmes
trois univers qu’on retrouve aussi bien dans le développement de la vie humaine que dans l’évolution des
sociétés. C’est ce qu’il appelle les trois âges d’un enfant ou d’une société : l’âge où l’on accède au monde des
choses, l’âge où l’on accède au monde des personnes et l’âge où l’on accède au monde des idées. Il écrit :
«Dans son processus d’insertion sociale, l’enfant passe effectivement par trois phases : le monde des choses
qu’il rencontre à sa naissance (le biberon, la sucette, les objets qu’il porte instinctivement à sa bouche), le
monde des personnes qu’il découvre sous la forme du visage de sa mère, de son père, de ses frères et sœurs,
puis le monde des idées auquel il accède avec l’école et la rue.»
Ce processus est à la fois biologique et psychologique, explique Bennabi, la découverte des choses se fait par
leur possession, la liaison est nutritive ; la découverte du monde des personnes se fait à mesure que l’enfant
noue avec lui des relations affectives puis sociales ; à l’âge de sept-huit ans, il s’engage enfin dans le monde des
idées et s’intègre progressivement à l’univers culturel auquel il appartient. Tant que l’enfant ou la société n’a
pas atteint le troisième stade, il est difficile à l’un comme à l’autre de former ses jugements de façon autonome,
en les déduisant directement d’une situation donnée.
Des similitudes existent, pense-t-il, entre le développement mental de l’individu et le développement
psychosociologique de la société qui passe elle aussi par trois phases. Pour illustrer cette similitude, il prend
l’exemple de la société arabe avant l’islam : à l’origine, c’était une petite communauté vivant dans un univers
culturel où les croyances étaient centrées sur des choses inanimées, les idoles de la «djahiliya». C’est une
société à l’âge de la chose. Dans cette communauté, le monde des personnes se réduit à la tribu ; l’univers-idées
est quant à lui limité aux Mo’allaqat(11), ces poèmes épiques qui formaient le patrimoine culturel des Arabes
d’alors. Cette image figée dure des siècles quand, soudain, une idée surgit dans une grotte, Ghar Hira, où un
homme, Mohammad, a pris l’habitude de se retirer à certaines périodes de l’année (au mois de Ramadhan) pour
méditer. C’est la révélation du premier verset coranique («Lis au nom de Dieu…») adressé à un illettré
bouleversé à qui il va bientôt être ordonné de porter la révélation à son peuple.
Une société nouvelle va en quelques années se constituer autour de ce message et une nouvelle étape de
l’histoire commencer. La société primitive arabe sort de ses limites tribales et structure peu à peu son monde
des personnes autour de l’idée islamique. Une civilisation naît. Trente ans après, elle prenait pied sur les
trois continents connus de l’époque.
L’histoire humaine n’est que le produit de l’action concertée du monde des personnes, du monde des idées et du
monde des choses auxquels il faut ajouter un quatrième facteur auquel Bennabi a consacré un livre entier
Naissance d’une société : le réseau des relations sociales où il écrit : «L’unité de cette action est nécessaire ainsi
que son harmonie avec une certaine finalité qui se concrétise sous forme de civilisation. Et cette condition
impose, comme conséquence logique, l’existence d’une quatrième catégorie constituée par un réseau de liaisons
sociales nécessaires… Une société n’est pas une simple quantité d’individus, mais leur association dans un
certain dessein en vue d’assumer une certaine fonction par rapport à une certaine finalité. Son action n’est pas
une simple coïncidence des personnes, des idées et des choses qui la constituent, mais une certaine composition
de ces trois catégories sociales de manière que leur composante représente, en direction et en intensité, la
transformation ou, comme on dit, l’évolution de cette société.»
Bennabi s’est manifestement inspiré de Toynbee pour qui «une société est le produit des relations entre
individus. Celles-ci proviennent de la coïncidence de leurs champs d’action individuels. Cette coïncidence
permet la jonction de tous ces champs particuliers en un terrain commun que nous appelons «société»… La
société est le réseau complet des relations entre les êtres humains. Les composantes de la société ne sont pas par
conséquent les êtres humains, mais les relations qui existent entre eux.»(12)
C’est dans Le problème de la culture que Bennabi a mis pour la première fois en valeur les trois catégories dont
il a subordonné l’opérationnalité à la liaison personnelle que les hommes peuvent établir avec elles. Il donne un
exemple : «La pomme de Newton ne s’est pas transformée inconditionnellement en théorie de la gravitation
universelle et les ‘‘jeux d’eau de la villa d’Este’’ n’auraient pas inspiré une des plus belles compositions
musicales de l’époque romantique... Pour faire une synthèse des éléments culturels, il faut établir la liaison
nécessaire entre l’individu et les quatre univers qu’on vient d’énumérer.» Cette liaison se réalise grâce à
l’éthique.
Dans le même livre, il confirme que «la valeur culturelle des idées et des choses dépend de la nature de leur
liaison avec l’individu. Au lieu de manger la pomme, Newton l’a interrogée parce qu’il avait avec le monde des
choses une liaison toute différente de celle qu’avait son ancêtre du XIe siècle».
Dans le même ordre d’idées, il note dans Naissance d’une société : «Une société n’est pas riche par la
quantité de ‘‘choses’’ qu’elle possède mais par la somme de ses ‘‘idées’’.» C’est ce qu’il appelle la richesse
sociale. Mais celle-ci est insuffisante à elle seule : «L’efficacité des idées est sous la dépendance du réseau
des liaisons sociales. L’action concertée des personnes, des idées et des choses n’est concevable qu’avec les
liaisons nécessaires. Et elle est d’autant plus efficace que le réseau de ces liaisons est plus serré.»
Ainsi, la relation des idées avec l’action est de trois ordres : d’ordre éthique par rapport au monde des
personnes, d’ordre logique par rapport à l’univers-idées et d’ordre technique par rapport au monde des choses.
Elles exercent leur influence sur les hommes en fonction de leur degré de motivation. Plus une idée tend vers le
sacré, plus elle stimule l’homme : «Le pouvoir des idées, en degré de transformation et en durée, dépend de
l’origine sacrale ou temporelle de l’univers culturel qui a pris naissance dans la nouvelle société. En fait, un
univers purement temporel n’existe pas à l’origine parce qu’il ne peut pas fournir de motivations assez
puissantes pour soutenir les premiers pas d’une société naissante… Un ordre naissant cherchera toujours appui
sur des valeurs sacrées…» (le «PISM»).

1) Cf. La personnalité de base : un concept sociologique, Ed. PUF, Paris 1972.


2) O. Spengler, Le déclin de l’Occident T.1, traduit de l’allemand par Mohand Tazerout.
3) Cf. Le sacré et le profane, Ed. Gallimard, Paris 1965.
4) Aspects du mythe.
5) Cf. Mythes, rêves et mystères, Ed. Gallimard, Paris 1972.
6) Cf. La raison dans l’histoire.
7) Bennabi utilise pour la première fois cette notion dans Le phénomène coranique (1947).
8) Il n’est pas inutile de savoir que Freud descendait d’une famille appartenant à une branche initiatique du
judaïsme, le hassidisme, mouvement mystique apparu au XVIIIe siècle à l’instigation de Sabbataï Zevi. Celui-ci
était regardé comme un messie venu restaurer les doctrines kabbalistiques. Finalement, il s’est converti à
l’islam. Son héritier spirituel, Jacob Franck, porte l’attention sur les problèmes sexuels et professe que c’est de
l’excès du péché que proviendra le salut. «Je suis venu débarrasser le monde de toutes les lois et règlements en
vigueur jusqu’à présent», disait-il. D’un autre côté, un proche de Freud, Gaza Back de Surany, témoigne que
«Freud se disait toujours athée, mais il m’a parlé à plusieurs reprises d’un ‘‘super-conscient’’ par lequel
l’homme communique avec le principe éternel. Il n’en a jamais parlé dans ses œuvres» (cité in Connaître Freud
de Mariane Kohler, Ed. Walaffe, Paris 1968).
9) Bennabi a renoncé à reprendre dans la mouture finale du «PISM» la notion d’idée intégrée qu’il a
remplacée par la notion d’idée exprimée, symétrique de l’idée imprimée qui a pris la place de l’«archétype».
10) Cf. Qui survivra ?, Ed. Fayard, Paris 1978.
11) Il s’agit d’une dizaine de poèmes transcrits en lettres d’or sur des étoffes précieuses et accrochés dans la
Kaâba pour les immortaliser. Les tribus arabes qui se faisaient perpétuellement la guerre observaient de temps
à autre des trêves aux cours desquelles elles se rendaient à Okaz pour s’affronter à coups de poèmes comme en
des Jeux olympiques. Le poème reconnu comme étant le meilleur était accroché à la Kaâba.
12) Cf. L’Histoire : essai d’interprétation, Ed. Gallimard, Paris 1951.

Pensée de Malek Bennabi (31) Idées authentiques et idées efficaces


Par Nour-Eddine Boukrouh
noureddineboukrouh@yahoo.fr

Les motivations de Bennabi recoupent les «purposes» (fonctions) repérées par Jonas Salk, l’inventeur du vaccin
contre la polio, dans la vie des espèces : «Un purpose dans le langage du biologiste c’est une tentative de la part
d’une structure vivante de passer à un autre état, de se projeter dans l’avenir, ou simplement de se reconnaître
une fonction… Dans l’univers biologique, chaque chose qui existe, existe pour faire quelque chose… Quand il
y a une structure qui n’a pas de fonction, de «propos», elle se détruit car elle n’a plus de «projet»… Quand je
dis qu’il y a un ordre dans le domaine de l’univers, comme il y a un ordre dans le domaine de l’humain,
j’implique ce que les autres impliquent par le mot Dieu… Les idées sont en elles-mêmes des entités autonomes
dotées du pouvoir d’influencer et même de modifier le cours de la vie humaine. Elles ne sont pas différentes de
la nourriture, des vitamines ou des vaccins… Les idées possèdent une caractéristique très semblable à celle des
substances matérielles qui est de pouvoir avoir des effets tout aussi tangibles sur l’homme et sur sa vie… Les
idées, les émotions, les innovations agissent sur nous comme des substances chimiques… L’environnement
culturel a un effet sur le cerveau et donc sur l’esprit, qui est au départ plastique, malléable.» (1)
Les propos de Jonas Salk sur les effets physico-chimiques des idées, tenus après la mort de Bennabi, auraient
enchanté ce dernier car on y retrouve son approche et sa terminologie lui qui, notant les effets
psychosomatiques des idées, écrivait dans La lutte idéologique qu’elles étaient des «entités biologiques qui
accomplissent leur rôle dans des conditions organiques déterminées», et plus tard dans le «PISM» : «Les idées
ont un effet plastique qui différencie déjà à leur aspect un illettré d’un individu qui a utilisé les lettres pour lire
une pensée ou pour transmettre sa pensée… Même en tenue de campagne, l’homme de la ville se reconnaît
facilement : c’est un faux paysan. Même en habit du dimanche, le paysan est un faux citadin. Deux frères issus
du même stock génétique et du même milieu rural se distinguent aussi – si l’un a été scolarisé et l’autre ne l’a
pas été — par des signes aussi évidents.»
Pour agir à une large échelle, selon Bennabi, l’idée doit posséder trois propriétés : un pouvoir de tension,
un pouvoir d’intégration et un pouvoir d’orientation. Ce sont ces facultés qui lui permettent de jouer le
rôle de liant entre les individus et, partant, de faire d’eux une société, une collectivité homogène, une
civilisation. Le pouvoir de tension d’une idée est fonction de la possession par celle-ci d’une promesse mineure
(ici-bas) et d’une promesse majeure (au-delà)(2).
La première, prouvant quotidiennement que cette idée est efficace, et la seconde, attestant de sa véracité, se
combinent pour donner à l’idée, qu’elle soit religieuse, sociale ou politique, adhérence et permanence dans la
psychologie humaine.
La promesse majeure, c’est ce que les musulmans appellent le paradis, les chrétiens le royaume céleste, les
bouddhistes le nirvana, les communistes la société sans classes, etc. Elle renvoie à l’idée de crainte de Dieu ou
de l’Etat démiurge, de récompense et de châtiment. Ses équivalents laïcs sont la justice sociale, le patriotisme,
le sens de l’honneur, l’esprit chevaleresque, la force de la loi… La promesse mineure, elle, renvoie à l’idée de
bien-être, de buts à réaliser, d’objectifs économiques à atteindre, de profits à tirer d’une conquête ou d’une
découverte. C’est l’intérêt, la rémunération ici-bas… Pour illustrer son raisonnement, Bennabi se réfère au
deuxième «Serment d’Akaba» fait, selon Tabari, en 621 au Prophète par 70 Médinois à qui il venait d’annoncer
sa décision de passer à la prédication armée. C’était un an avant l’Hégire.
Leur ayant demandé s’ils étaient disposés à le suivre, ceux-ci acceptent et lui prêtent serment de mourir pour la
nouvelle foi. Le Prophète s’engage envers eux à son tour, leur disant : «Désormais, je vivrai et je mourrai parmi
vous. Ma vie est votre vie, votre sang est mon sang, votre ruine sera la mienne et ma victoire sera la vôtre.»
L’un d’entre eux interroge le Prophète : «Mais si nous sommes tués pour toi, quelle sera notre récompense ?»
Ce dernier répond : «Le paradis !» C’est à cet épisode que Bennabi se réfère quand il parle dans Vocation de
l’islam d’acte de fraternisation. Les 70 s’étaient en effet constitués en «ikhwan» (frères), dénomination que
s’appliquera plus tard l’Association créée par Hassan al-Banna (1906-1949) sous le nom de «Frères
musulmans».
Les idées qui ne comportent qu’une promesse mineure (exemple d’une lutte de libération) cessent d’agir sur les
hommes dès que l’objectif est atteint. Elles cessent également de motiver les membres d’une collectivité quand
ceux-ci s’aperçoivent qu’elles ne débouchent sur rien (exemple du communisme). Les idées qui ne comportent
qu’une promesse majeure, sans viser de buts pratiques, n’intéressent en général que peu de monde : les saints,
les mystiques, les anachorètes. On s’en détourne à la première occasion, ou on ne leur accorde qu’un respect
feint. C’est le cas de toutes les philosophies du retrait de la vie. L’histoire fourmille d’exemples de cette nature :
millénarisme, vie monastique, sectes suicidaires… Bennabi transpose ces données à la vie politique des peuples
et écrit : «L’idéologie qui n’enferme d’autres idées-forces que des intérêts immédiats, même strictement
respectables, n’ouvre la voie qu’à une politique limitée à la portée immédiate de ses slogans… L’idéologie doit
renfermer donc un autre ferment pour conserver à l’action de l’Etat et à celle de l’individu l’union nécessaire à
l’accomplissement des tâches les plus lointaines et les plus héroïques. C’est à proprement parler ce ferment
idéologique qui constitue, selon sa qualité, la richesse idéologique ou la pauvreté d’une politique devant le
jugement de l’histoire. Or, cette qualité est essentiellement d’essence éthique ou métaphysique, c’est-à-dire
d’ordre psychologique. L’idée-force d’une politique susceptible d’affronter l’épreuve de l’histoire doit être de
cette qualité car l’effort soutenu par l’intérêt immédiat peut fléchir, non seulement quand il est déçu et que la
déception engendre le repli, mais même quand il est satisfait, quand la société atteint ce degré de satiété qui
engendre la tiédeur, l’indifférence. Dans les deux cas on retombe dans l’individualisme, dans l’atomisation de la
société. Seul l’effort soutenu par une conviction peut traverser victorieusement les épreuves du temps.
L’histoire, des Catacombes à Badr, jusqu’à Stalingrad, n’est qu’une illustration de ce fait»(3). Hegel notait pour
sa part que «le vrai sert aussi à d’autres fins. On peut dire que Dieu est utile, mais c’est là une expression
profane, inappropriée.»(4)
Dans sa sociologie, Ibn Khaldoun postule que les hommes ont absolument besoin d’une autorité pour vivre en
société, d’un pouvoir (wâzi’) pour modérer leurs tendances au conflit. Celui-ci peut émaner d’une loi religieuse,
et le peuple le respecte parce qu’il croit qu’il sera récompensé ou puni dans l’au-delà, ou d’une politique
«laïque» (siyassa aqliyya), et dans ce cas il sera obéi dans l’espoir d’être récompensé ici-bas. Ibn Khaldoun
conclut : «Le premier système est bon pour ce monde et pour l’autre puisque le Législateur connaît les fins
dernières de son peuple et s’occupe du salut éternel de l’homme. Le second système n’est bon que pour ce
monde.»(5) Ibn Khaldoun pense que les musulmans appartiennent à la «vocation sémitique» qui privilégie la
promesse majeure et cite le hadith qui dit : «Nous appartenons à une maison (bayt) pour laquelle Dieu a choisi
l’autre monde plutôt que celui-ci…»
Même Nietzsche le sceptique reconnaît l’importance de la promesse majeure lorsqu’il affirme que «la
métaphysique de la récompense et de la punition est indispensable». Contrairement à l’image qu’on a voulu
donner de lui, il n’était pas opposé au principe religieux en soi et admettait au contraire sa nécessité : «Combien
la vérité importe aux hommes ! C’est la vie la plus haute et la plus pure possible que d’avoir la vérité dans la
croyance. La croyance en la vérité est nécessaire à l’homme.»(6)
Il s’est pourtant trouvé des penseurs religieux qui ont rejeté la nécessité de la promesse majeure. Ainsi de
Maître Eckhart (1260-1328) pour qui le vrai croyant est celui qui croit sans espérer une rémunération. Le père
de la mystique allemande qui a nié toute distinction en Dieu et qui a proclamé lors de son procès à Avignon
«Dieu est un !» avait eu l’audace de proclamer la non-utilité de la «métaphysique de la récompense» au grand
scandale de l’Eglise : «Ceux qui ne recherchent rien, ni les honneurs, ni l’utilité, ni le don intérieur de soi, ni la
sainteté, ni la récompense, ni le royaume des cieux, mais qui ont renoncé à toutes ces choses, même à ce qui
leur est propre, c’est en ces hommes que Dieu est honoré… Pour ceux qui savent, c’est affaire de savoir ; pour
ceux qui ont l’esprit fruste, c’est affaire de foi.»(7)
Jonas Salk semble reprendre à son compte mais avec d’autres mots cette idée : «Des systèmes éthiques ou
moraux, basés sur des promesses dont on ne peut établir ni la preuve ni la récompense éventuelle permettent
d’exploiter la crédulité publique, au point que l’homme devient inefficace, oppressé dans l’expression et le
développement de son être.»(8)
Pour devenir une force sociale, un moteur de l’histoire, une idée doit être, selon Bennabi, authentique et efficace
à la fois. Elle peut néanmoins être authentique et perdre son efficacité, c’est-à-dire ne plus produire d’effets
positifs sur la vie des gens, comme elle peut ne pas être authentique et mener à de grandes réalisations
historiques.
Le rendement social et culturel d’une idée est lié à des conditions en dehors desquelles elle perd son efficacité.
Il écrit : «Une idée authentique n’est pas toujours efficace. Une idée efficace n’est pas toujours vraie… L’idée
vient au monde vraie ou fausse. Quand elle est vraie, elle gardera son authenticité jusqu’à la fin des temps. Par
contre, elle peut perdre son efficacité au cours de sa carrière même si elle est vraie. L’efficacité d’une idée a son
histoire qui commence avec son moment d’Archimède, quand sa poussée originelle bouleverse le monde, ou
que l’on croit trouver en elle le point d’appui nécessaire pour soulever le monde… Une idée est vraie ou fausse
sur le plan théologique, logique, scientifique, social. Mais son histoire ne dépendra pas de son caractère
intrinsèque, elle dépendra de son dynamisme, de son pouvoir au sein d’un univers culturel et enfin de la
conjoncture» (le «PISM»).
Et Bennabi de donner quelques exemples : l’idée de la circulation du sang a été mise au point par un médecin
arabe du XIIe siècle (Ibn En-Nafis) mais n’a connu sa fortune qu’avec le médecin anglais Harvey(9) («En
somme, pendant quatre siècles, elle fut vraie sans être efficace») ; la théorie de l’expansion de l’univers, initiée
par Lemaître, n’a été prise en considération qu’après Einstein ; les observations de Mendel sur la génétique
n’ont intéressé la communauté scientifique que dans les années quarante… Par contre, poursuit Bennabi :
«L’histoire pullule d’idées nées fausses, inauthentiques, qui eurent cependant leur terrible efficacité dans les
domaines les plus divers. D’ailleurs, souvent ces idées sont voilées, obligées de porter un masque d’authenticité
pour entrer dans l’histoire comme un cambrioleur entre dans une maison avec une fausse clé…
Parfois, c’est parce qu’elle est efficace dans une certaine conjoncture qu’une idée peut prendre un caractère
sacré au regard d’une époque.» Dans Le problème de la culture il note que «l’efficacité de l’idée est
subordonnée à des conditions psychologiques et sociales qui varient dans le temps et dans l’espace. Et, d’une
manière générale, quand on suit l’histoire d’une société, on s’aperçoit que de même qu’elle a un cimetière pour
enterrer ses morts, elle a des cimetières pour enterrer ses idées mortes : les idées qui n’ont plus un rôle social».
Le XXe siècle a été celui des idéologies : fascisme, national-socialisme, communisme, baâthisme, islamisme…
Le monde musulman subit de plein front les impacts de ces idéologies, et l’islam est présenté par les
«progressistes» et la lutte idéologique comme étant à l’origine du retard des musulmans. Bennabi est lui-même
un acteur dans cette bataille et multiplie les écrits sur le sujet.
Il veut contrer cette désinformation, apporter des clarifications, et écrit dans le «PISM» : «Au siècle de la
productivité, il ne suffit pas de dire vrai pour avoir raison. C’est mal porté aujourd’hui de dire deux et deux font
quatre et de mourir de faim à côté de quelqu’un qui dit ‘’ça ne fait que trois’’ et assure quand même son
morceau de pain. L’esprit souffleur du siècle donnera assurément tort au premier et raison au second.
Aujourd’hui, les preuves par neuf des idées ne sont pas d’ordre philosophique ou moral, mais d’ordre pratique :
elles sont justes si elles assurent leur succès.» Pour lui, l’islam doit prendre en compte ce pragmatisme des
temps modernes : «Il ne suffit pas de proclamer les valeurs sacrées de l’islam, mais de leur donner de quoi faire
face à l’esprit du temps… Pour établir aux yeux du monde la preuve par neuf que ses idées sont justes, la
société musulmane doit montrer qu’elle peut assurer à chacun le pain quotidien… Il ne s’agit pas de défendre
l’authenticité de l’islam, mais de lui rendre simplement son efficacité en remettant en mouvement ses forces
productrices.»
Les causes d’inefficacité d’une société quelconque, selon Bennabi, doivent être localisées dans son monde des
idées, non pas de ses idées à l’état pur, mais de ses idées intégrées, c’est-à-dire devenues des canevas de son
activité sociale. Il écrit dans le «PISM» (version 1960) : «Lorsque nous jugeons l’inefficacité de la société
musulmane contemporaine, nous ne jugeons pas l’islam — en tant qu’archétype qui a fait ses preuves à
l’époque d’une brillante civilisation —, mais la façon dont les musulmans contemporains le comprennent et
l’interprètent, c’est-à-dire en tant qu’idée intégrée. Mais nous savons en même temps que cette idée intégrée —
elle-même si dévalorisée aujourd’hui par rapport à son archétype — peut être régénérée comme le fut l’idée
républicaine par la civilisation européenne qui l’a revalorisée, rajeunie, revivifiée et ressuscitée en quelque sorte
du tombeau où l’avaient ensevelie la décadence d’Athènes et la décadence de Rome. De même que nous savons
que d’autres idées ne peuvent plus être ressuscitées une fois mortes parce qu’elles n’émanent pas d’un archétype
ou, si l’on veut, parce que leur archétype lui-même est mort comme cela est arrivé à l’idée d’esclavage.»
Bennabi s’est penché dans le «PISM» (version 1960) sur les circonstances dans lesquelles une institution
comme la «république romaine» peut mourir.
Il commence par passer en revue les trois façons possibles d’interpréter cet évènement : cette institution est
morte parce qu’elle est caduque ; elle est morte parce qu’il s’est trouvé un Jules César qui voulait prendre le
pouvoir ; elle est morte parce que le peuple romain était devenu impropre à un régime républicain. Puis il
motive son choix : «La première interprétation est inadmissible puisqu’au XXe siècle l’institution républicaine
est plus vivante, plus jeune que jamais, et semble même vouée à fournir la base d’un gouvernement universel
qui semble lui-même le terme inéluctable de l’évolution du monde actuel. Il y a certes des institutions qui
vieillissent et meurent ; l’esclavage en est une. Si les hommes du XIXe siècle ne l’avaient pas aboli, les
machines du XXe siècle l’auraient quand même supprimé. Mais il est des institutions comme la république ou
comme le mariage qui sont des acquisitions définitives. Si le mariage était supprimé dans une société
quelconque, on ne dira pas que l’institution a vieilli, mais que la société souffre d’un certain mal.
La seconde interprétation n’est pas valable non plus car admettre qu’un homme, en l’occurrence Jules César,
fait l’histoire à sa guise, c’est faire abstraction de tous les facteurs réels dont la loi ne peut être prescrite par
aucune volonté individuelle. La seule interprétation qui demeure possible, c’est que le peuple romain était
devenu impropre au régime républicain.» En creusant le sujet, de troublantes similitudes me sont apparues dans
les processus historiques de la civilisation musulmane et la civilisation romaine. En effet, l’esprit romain a
connu sa première cassure avec Tarquin qui fut le premier roi à ne pas être élu. Par son indignité, et davantage
encore par celle de son fils, Sextus, la fonction royale devient abhorrée des Romains. Tarquin était le sixième
roi, comme Moawiya était le sixième «calife» (après Hassan) ; tous deux n’ont pas été élus ; tous deux ont
rendu le pouvoir héréditaire ; les deux civilisations connaîtront leur chute finale quelque sept siècles après la
«déviation». Ainsi que Tabari l’a fait pour le monde musulman, Cicéron a rendu compte de «ce cycle de
révolutions dont je veux que vous appreniez à connaître depuis son origine le mouvement naturel et les
phases»(10). Le règne des Omeyyades et des Abbassides rappelle celui des Césars. Tacite, qui a vécu un
contexte comparable à celui d’Ibn Khaldoun, écrit : «J’entreprends une œuvre féconde en catastrophes, pleine
de batailles affreuses, de discordes et de séditions, où la paix même a ses horreurs.»(11)
Bennabi ne s’est par contre pas posé le problème de l’institution califale vidée de son essence par Moawiya.
Dans ce cas précis, c’est la deuxième interprétation qu’il a privilégiée, faisant porter toute la responsabilité des
évènements de Siffin à cet homme. A-t-il reculé devant les deux autres interprétations parce que le divin et
l’humain étaient emmêlés à un point tel qu’il ne pouvait ni envisager que l’institution califale soit devenue
«caduque», si peu de temps après sa création, ni, comme le fera Ali Abderraziq, soutenir qu’elle n’était pas
conforme au Coran et à la Sira du Prophète pas plus qu’elle n’était nécessaire, ni accuser la communauté
musulmane d’être devenue indifférente à cette institution quelques décennies après son apparition ? Burhan
Ghalioun, lui, semble se rapprocher de la troisième interprétation quand il dit de Siffin : «C’est le moment où
l’Etat séculier a triomphé du califat inspiré parce que la prophétie dont celui-ci était le prolongement était un
état exceptionnel, un moment privilégié, une irruption du surnaturel qui, par définition, n’est pas destiné à
durer… L’Etat musulman, au départ sous-produit du religieux, parvient très rapidement à l’instrumentaliser et à
le plier à sa propre logique de pouvoir. Au lieu d’en dépendre, la religion sera dépendante de lui…»(12)
Bennabi regardait les idées mortes et les idées fausses comme les médecins regardent les microbes. Pour lui,
tous les pays musulmans partagent la communauté des idées pathogènes de la société post-almohadienne. Cette
pathologie apparaît à travers leur manière de penser et d’agir et les distingue des peuples civilisés ou en cours
de recyclage historique. Cette pathologie, il la diagnostique sous plusieurs formes : atomisme, colonisabilité,
attachement à des traditions périmées… Ce sont ces tares culturelles, intellectuelles, psychologiques qui
expliquent la nature émotionnelle et affective des politiques suivies en général dans les pays musulmans.
La distinction que Bennabi établit entre une idée authentique et une idée efficace a été relevée par d’autres
auteurs pour qui une idée ne vaut pas tant par son contenu métaphysique que par les conséquences sociales et
économiques qu’elle engendre. Ibn Khaldoun notait de son temps déjà : «Pour prouver la justesse d’une
idée, on doit s’efforcer de la confronter avec le monde extérieur.» Spinoza écrit dans sa Théodicée (Ethique-
II) : «Par idée adéquate, j’entends une idée qui, en tant que telle, est considérée en soi, sans relation à un objet, a
toutes les propriétés ou présente tous les signes intrinsèques d’une idée vraie.» Leibniz fait dire à Philalèthe :
«Les idées par rapport aux choses sont réelles ou chimériques, complètes ou incomplètes, vraies ou fausses. Par
idées réelles, j’entends celles qui ont du fondement dans la nature et qui sont conformes à un être réel, à
l’existence des choses ou aux archétypes ; autrement, elles sont fantastiques ou chimériques… Les idées
possibles sont vraies et les idées impossibles sont fausses.»(13)
Montesquieu écrit dans L’Esprit des lois : «On peut chercher entre les religions fausses celles qui sont les plus
conformes au bien de la société ; celles qui, quoiqu’elles n’aient pas l’effet de mener les hommes aux félicités
de l’autre vie, peuvent le plus contribuer à leur bonheur dans celle-ci.
Je n’examinerai donc les diverses religions du monde que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil ;
soit que je parle de celle qui a sa racine dans le ciel, ou bien de celles qui ont la leur sur la terre.» Stuart Mill
distingue «croyances vives» et «croyances mortes». Marx écrit dans L’idéologie allemande : «C’est dans la
pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité.»
Ortega y Gasset parle de «foi vive» et de «foi inerte». Gustave Le Bon pense que «la puissance d’une idée ne
prouve pas sa valeur rationnelle. Bien que très erronées, beaucoup de croyances religieuses et politiques ont
soulevé le monde… Les idées fausses sont les grandes dévastatrices de l’histoire. Ce n’est pas avec des armes
matérielles qu’on les combat. Le canon n’est qu’un serviteur de la pensée»(14) ; Ernst Jünger relève pour sa
part : «Ce n’est pas l’idéologie la plus intelligente qui est la meilleure, mais bien celle qui suit le plus facilement
le courant terrestre et s’humanise avec lui.»(15) William James considère que les idées n’ont de valeur que si
elles prouvent leur justesse dans l’action ; tout ce qui n’est pas applicable, tout ce qui n’engendre pas des
réalités effectives n’est pour lui que vaine spéculation… Mais aucun de ces auteurs n’a été aussi loin que
Bennabi dans l’étude de ces «micro-organismes».
Si les idées viennent du ciel ou des livres et transitent par le psychisme humain, leurs résultats se reflètent dans
la vie, dans la rue… Les deux idées fausses qui ont dominé le XXe siècle, le communisme et le nazisme sont
sorties de l’esprit de Marx et d’Hitler, mais ce sont les peuples qui en ont fait les frais puisque le nombre des
victimes de la Seconde Guerre mondiale, ajouté aux crimes commis par le communisme en Union soviétique,
en Chine, au Cambodge et ailleurs, dépasse cent millions.
Vraies ou fausses, bonnes ou mauvaises, les idées ne se réalisent que si elles sont portées par la fécondité
intellectuelle, la créativité et l’inventivité des savants, la puissance économique, l’opinion publique, la force
armée. A leur tour, ces moyens génèrent des idées nouvelles, et ainsi s’alimente la dynamique du progrès.
Une idée fausse est abandonnée lorsqu’elle n’aboutit à rien de bon. Une idée vraie aussi, si elle n’est pas
efficace. Elles se valent donc par rapport à ce critère. Comme l’idée vraie, une idée fausse commence par
séduire, gagner des adhésions, puis coïncide avec les intérêts psychologiques, sociaux et politiques de ceux qui
la prônent ou l’imposent et se termine enfin par une catastrophe. On l’a vu avec le communisme, le nazisme et
le baathisme et le voyons aujourd’hui avec l’islamisme. Portant des convictions dépourvues des moyens de les
imposer, les partisans de ce dernier nourrissent un immense ressentiment qui fait d’eux des personnes amères,
haineuses et violentes
N. B.

1) Cf : - Métamorphoses biologiques, Ed. Calman-Lévy, Paris 1975.


- Interview au magazine Le Point du 21 avril 1975.
2) Bennabi évoque pour la première fois la notion de «promesse» dans Le phénomène coranique et y voit la
«base de la morale rémunératrice des religions révélées». En un autre endroit du livre, il relève que «pour le
groupe, la rémunération est immédiate : elle intéresse son histoire ici-bas». On pourrait en déduire que la
promesse majeure s’adresse à l’individu et la promesse mineure à la collectivité.
3) «Politique et idéologie» in Révolution africaine du 09 octobre 1965.
4) Cf. La raison dans l’histoire.
5) Al-Muqaddima.
6) Cf. Le livre du philosophe, Ed. Flammarion, Paris 1969.
7) J.A. Hustache : Maître Eckhart et la mystique rhénane, Ed. Le Seuil, Paris 1956.
8) Cf. «Qui survivra ?»
9) Encore que celui-ci a connu de grands ennuis du fait de cette théorie : il fut démis de ses fonctions de
médecin du roi Charles d’Angleterre, on lui retira son titre de docteur, et il finit ses jours dans la misère. Avant
lui, l’Espagnol Michel Servet fut brûlé vif à Genève en 1553 à la demande de Calvin pour avoir fait la
distinction entre le cœur droit et le cœur gauche.
10) Cicéron : De la république, Ed. Flammarion, Paris 1965.
11) Tacite : Histoires, Ed. LGF, Paris 1963.
12) Burhan Ghalioun : Islam et politique : la modernité trahie, Ed. Casbah, Alger 1997.
13) Cf. Nouveaux essais sur l’entendement humain, Ed. GF, Paris 1966.
14) Cf. Premières conséquences de la guerre : transformation mentale des peuples, Ed. Flammarion, Paris
1920.
15) Cf. Le mur du temps , Ed. Gallimard, Paris 1963.
Pensée de Malek Bennabi(32) Idées mortes et idées mortelles

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Les idées n’errent pas toutes seules dans l’histoire, elles ont besoin d’un milieu ; elles n’existent et n’agissent
que dans et sur le cerveau de l’homme. Une idée peut germer dans le cerveau d’un seul homme et se propager
ensuite à toute la communauté. C’est le cas des prophètes, des leaders politiques (Alexandre le Grand, Marx,
Hitler, Mao...) et des génies scientifiques. Il s’ensuit des guerres, des découvertes, des philosophies utopiques
ou de grandes avancées sociales. C’est là que Malek Bennabi veut en venir précisément, lui qui ne cherche pas à
théoriser mais à trouver des solutions à des problèmes concrets.
Il distingue dans la sphère d’une idée, l’islam par exemple, un certain nombre d’idées mortes (qui ne sont plus
opérationnelles, qui ne peuvent plus représenter un progrès, qui bloquent le processus d’évolution, qui ne
produisent plus que des situations de décadence) et, tout à côté, un ensemble d’idées mortelles (qui sont
importées d’un autre univers culturel, qui ne s’intègrent pas dans l’environnement auquel elles sont proposées
ou imposées, qui nuisent aux équilibres en place). Les idées mortes sont celles issues de l’hérédité
sociologique et les idées mortelles celles qui sont empruntées, sans décantation, d’autres cultures : «Mais
s’il fallait de toute façon faire une discrimination, les idées mortes que nous a léguées la société post-
almohadienne nous paraîtraient certainement plus mortelles… Celles-ci sont nées aux pieds des minarets de
Karawiyine, de la Zitouna et d’El-Azhar durant les siècles post-almohadiens. Elles constituent, tant qu’elles
n’auront pas été liquidées par un effort systématique, les virus héréditaires qui minent l’organisme musulman du
dedans... C’est l’idée morte qui appelle, qui attire l’idée mortelle dans la société musulmane… C’est l’esprit
post-almohadien qui, secrétant des idées mortes d’un côté, aspire des idées mortelles de l’autre. Ce double
phénomène de capillarité pose par son second aspect un problème qu’il faut se garder de poser à l’envers. Il ne
s’agit pas en effet de se demander pourquoi il y a des éléments mortels dans la culture occidentale, mais
pourquoi l’élite musulmane va précisément chercher ces éléments-là. L’élément mortel qu’on rencontre dans ce
contexte culturel n’est qu’une sorte de déchet, la partie morte de cette civilisation. Si la conscience post-
almohadienne va précisément recueillir dans les capitales de l’Occident ces déchets, il ne faut incriminer
qu’elle» (le «PISM»).
Traduits en langage biologique, ces propos trouvent leur équivalent dans la vie des cellules. Le prix Nobel Salk
note dans ses Métaphores biologiques(1) : «Outre les systèmes régulateurs de la cellule elle-même et de
l’organisme dont le rôle est de maintenir l’ordre et la continuité de l’environnement interne, il existe des
systèmes complets de cellules essentiellement chargées des problèmes de l’adaptation à l’environnement
externe. Certaines influences externes sont nuisibles ; elles doivent être reconnues comme telles et traitées en
conséquence. Les cellules chargées de ce type de relation avec le milieu extérieur sont les cellules du système
nerveux et celles du système immunologique… Ce dernier protège l’organisme contre les envahisseurs
étrangers et contre les corps exogènes de toutes sortes. Il veille à l’intégrité de l’organisme. Il réagit
instinctivement à des influences qui se sont révélées nocives au cours du passé de l’évolution, mais il n’est pas
infaillible dans ses jugements et peut se retourner contre des tissus appartenant à l’organisme dont il fait partie.»
Les musulmans, en ne comprenant pas ces considérations, se sont retrouvés dans une situation où ils ne sont ni
authentiques ni efficaces, car ni ils sont restés fidèles à leurs archétypes originels ni ils ont repris à leur compte
les idées des autres. Bennabi écrit : «La société musulmane subit la Némésis des archétypes de son propre
univers culturel, et la vengeance terrible des idées qu’elle emprunte à l’Europe, sans observer à leur égard les
conditions qui préservent leur valeur sociale. Il s’ensuit une dévitalisation des idées héritées et des idées
acquises qui porte le plus grave préjudice au développement moral et matériel du monde musulman.
Ce sont les conséquences sociales de cette dévalorisation que nous constatons quotidiennement sous forme
d’inefficacité, de déficiences diverses dans nos activités sociales. D’une part, les idées qui ont montré leur
efficacité dans l’édification de la civilisation musulmane il y a mille ans s’avèrent aujourd’hui inefficaces
comme si elles n’avaient plus leur adhérence à la réalité. D’autre part, les idées de l’Europe qui ont édifié
l’ordre que nous nommons civilisation européenne perdent à leur tour leur efficacité dans le monde musulman
actuel. Notre comportement actuel est entaché d’une double infidélité. Les musulmans ont perdu le contact avec
les archétypes de leur univers culturel originel. Et ils n’ont pas encore établi, comme le Japon l’a fait, de
véritable contact avec l’univers culturel de l’Europe… La société musulmane paye actuellement son tribut à la
trahison des archétypes… C’est le moment douloureux où le musulman déchiré se partage en deux : le
musulman pratiquant qui fait sa prière à la mosquée et sort de là pour devenir le musulman pratique plongé dans
un autre univers» (le «PISM»).
Une société ne change pas facilement d’idées. Si on lui impose une transformation radicale qui viole ses credo
et ses croyances, elle fait semblant de s’adapter, mais en fait elle se referme sur elle-même et attend le moment
de rejeter les greffes et les prothèses imposées. C’est ce qu’on a vu en Turquie avec Mustapha Kemal, en Iran
avec le shah et en Afghanistan avec le régime communiste, c’est-à-dire là où se sont écroulées des constructions
idéologiques imposées de l’extérieur et ne recoupant pas les archétypes et les idées imprimées dans
l’inconscient collectif musulman.
Un observateur écrivait à l’époque où Atatürk engageait ses réformes de désislamisation de la Turquie : «Au
point de vue psychologique, les Turcs resteront musulmans, même s’ils perdent toute leur foi : c’est que l’Islam
les a formés. C’est justement pour cela que je crois fermement à une nouvelle unité islamique édifiée sur la
ressemblance psychologique et l’uniformité des traditions et non pas sur la foi religieuse.»(2) Soixante-ans plus
tard, la vie politique turque démontra la justesse de cette affirmation. C’est pour les mêmes raisons que les
idéologies laïcisantes (socialisme, baâthisme et marxisme) ont été balayées par le discours islamiste dans les
pays musulmans qui ont procédé à une certaine ouverture de leur champ politique au cours des dernières
décennies. Les pays musulmans ont vécu la laïcité, le socialisme marxiste et le baâthisme comme des violences.
Leurs populations ont rejeté ces idéologies qui non seulement ne leur semblaient pas authentiques, mais se sont
avérées inefficaces sur le plan économique.
Bennabi appelle ces échecs la Némésis des idées trahies et écrit dans le «PISM» : «Une idée morte est une idée
dont on a trahi les origines, qui a dévié par rapport à son archétype et n’a plus de ce fait de racines dans son
plasma culturel originel. Une idée mortelle est une idée qui a perdu son identité et sa valeur culturelle après
avoir perdu ses racines demeurées sur place dans son univers culturel d’origine.
De part et d’autre, il s’agit d’une trahison des idées qui les rend passives ou mauvaises… Les idées tuées et les
idées trahies se vengent. Il est hasardeux a priori de prendre une solution américaine ou une solution marxiste
pour l’appliquer à un problème posé dans le monde arabe et musulman parce qu’il s’agit de sociétés qui sont ou
bien d’âges différents, ou bien allant dans des directions différentes.»
De telles situations se sont présentées ailleurs : l’URSS, une fois l’idée communiste invalidée, n’avait plus de
raison d’être ; la Yougoslavie, non plus. Toutes deux se sont effondrées comme des châteaux de cartes. La
partie communiste de l’Allemagne (RDA) réintégra le bercail allemand, comme les deux Corées se réunifieront
un jour.
Ortega y Gasset parle de «camouflage historique» à propos des idées qui n’ont pas d’ancrage dans le «moi»
profond des peuples à qui elles sont imposées et écrit dans La révolte des masses : «Dans tout fait de
camouflage historique il y a deux réalités qui se superposent : l’une profonde, effective et substantielle, l’autre
apparente, accidentelle et superficielle… Les peuples nouveaux n’ont pas d’idées. Quand ils grandissent dans
une ambiance où existe, ou vient de mourir, une vieille culture, ils s’abritent derrière l’idée que celle-ci leur
offre.» C’est ainsi qu’il juge que la Russie est un «peuple en cours de formation» et l’Amérique «un peuple
primitif, camouflé par les dernières inventions».
Gustave Le Bon est du même avis : «Le rôle des idées directrices fut toujours si prépondérant que jamais les
peuples ne purent en changer sans changer aussi le cours de leur histoire…» Il avait noté quelques décennies
plus tôt dans Psychologie des foules : «Les grands bouleversements qui précèdent les changements de
civilisation semblent au premier abord déterminés par des transformations politiques considérables : invasions
de peuples ou inversement de dynasties. Mais une étude attentive de ces évènements découvre le plus souvent
comme cause réelle derrière leurs causes apparentes une modification profonde dans les idées des peuples…
Les seuls changements importants, ceux d’où le renouvellement des civilisations découle, s’opèrent dans les
opinions, les conceptions et les croyances»(3). Médecin, anthropologue, sociologue, fondateur de la
psychologie des groupes, Gustave Le bon (1841-1931) était souvent cité par Freud. Après lui, José Ortega y
Gasset écrira : «Les changements les plus décisifs de l’humanité sont des changements de croyances.»(4) Mais
bien avant eux, Montesquieu avertissait «combien il faut être attentif à ne point changer l’esprit général d’une
nation».(5)
Quand elles ne trouvent pas là où elles sont apparues le cadre adéquat pour se réaliser, les idées, vraies ou
fausses, cherchent ailleurs les conditions favorables à leur épanouissement. Elles cherchent un asile sûr qu’elles
trouveront en Chine pour le bouddhisme, en Europe pour le christianisme, en Russie pour le communisme, etc.
Le bouddhisme, né en Inde, a dû émigrer en Chine faute de pouvoir concurrencer l’hindouisme. Le
christianisme n’a pas pu s’imposer à Jérusalem aux Juifs. Il a dû émigrer en Europe à la recherche d’âmes
vierges.
Il n’a pas pris racine en Orient (Egypte, Turquie, Maghreb) même avant l’apparition de l’islam. C’est dans ces
pays d’ailleurs que se sont déclarés les schismes les plus graves : donatisme en Afrique du Nord, arianisme en
Egypte au IV siècle, nestorianisme un demi-siècle après, monophysisme qui a conduit à la rupture entre l’Eglise
byzantine et Rome… Né en Allemagne avec Marx et Engels, le communisme a trouvé un terrain favorable en
Russie et en Chine et non dans le pays où le capitalisme existait réellement.
Les Etats et les mouvements politiques ont consacré au cours du XXe siècle la notion d’idéologie. Bennabi lui
donne sa propre définition : «C’est une flèche vers un but, l’indication d’une direction, même si le but est une
destruction, et si la direction indiquée est celle du suicide d’une nation. L’idéologie hitlérienne a tendu le peuple
allemand au-delà des forces humaines. Mais on sait dans quel abîme elle l’a précipité finalement. Sans parler de
ses conséquences morales dans le monde si elle avait triomphé.» Il introduit ainsi un autre paramètre de
l’efficacité d’une idée : aller dans le sens de l’histoire : «Il faudrait que le but soit adéquat à l’évolution normale
de la nation, qu’il soit adéquat aux destinées du monde, car si une politique coupée de l’âme universelle n’a
aucune chance d’efficacité, elle ne peut plus être qu’un danger de plus dans le monde.» (6)
Au moment où ces lignes sont publiées dans le «PISM» (1971), l’URSS est au sommet de sa puissance. Mais
Bennabi a décelé depuis longtemps les signes de l’effondrement qui allait intervenir une vingtaine d’années plus
tard : «La société soviétique ne retrouve plus en elle certaines notes imprimées qui avaient inspiré les grands
moments de son édification à l’époque de Lénine et de Staline, et cet élan mystique qui l’avait dressée à
Stalingrad. En franchissant le cap du demi-siècle, elle s’est engagée dans la deuxième phase d’une civilisation,
sur ce palier où les notes fondamentales commencent à devenir illisibles sur le disque de son univers culturel
originel.»
Dans Le musulman dans le monde de l’économie (1972), il est encore plus net : «Il faut s’attendre au déclin de
la société communiste moderne. Elle connaîtra le même sort que les sociétés communistes ont subi dans le
passé à l’image des ‘‘Qarmates’’ dont le système a volé en éclats en un court laps de temps après avoir menacé
l’Etat abbasside, pourtant à l’apogée de sa grandeur, ou encore la société persane avant l’avènement de l’islam.»
Ses prémonitions remontent en fait aux années cinquante, après le congrès de la déstalinisation.
Il voit la rupture idéologique — l’heure de Siffin — toucher le monde communiste déjà polarisé en trois :
l’URSS, la Chine et la Yougoslavie.
La société soviétique passe de la phase de l’âme à la phase de la raison. Khrouchtchev est celui qui a osé
reconnaître publiquement que le facteur moral ne suffit pas pour stimuler le travail et que l’URSS a beaucoup à
apprendre du monde capitaliste dans la production agricole. Pour le marxisme, abolir le «profit» c’était comme
pour le christianisme effacer le «péché originel» par le célibat des moines. Bennabi n’applaudit certes pas à ce
passage de l’«idée» à la «chose», et préfère les positions de Pékin.
En mai 1973, il donne à Batna ce qui est peut-être sa dernière série de conférences publiques. Au siège d’une
école militaire, il présente les idées comme «des armes invisibles, encore plus invisibles que les rayons
invisibles. En manipulant d’une certaine manière un certain nombre d’idées, on peut réaliser des buts que la
force physique ne peut réaliser» et ajoute : «Le colonialisme ne peut maintenir dans nos pays la situation sous-
développée qu’en nous maintenant nous-mêmes dans un univers privé d’idées ; et, au contraire, nous ne
pouvons nous débarrasser de notre sous-développement qu’en nous débarrassant des sous-idées qui constituent
l’univers idéologique que nous avons hérité des siècles de décadence.» Comme s’il annonçait vingt ans à
l’avance la crise de société qui allait s’emparer de l’Algérie à la fin des années 80 et la cliver en deux idéologies
et deux sociétés, Bennabi a brossé d’elle ce tableau : «Depuis l’indépendance, ce sont deux sociétés superposées
qui constituent la réalité algérienne… On a d’un côté les idées d’une société de type post-almohadien, c’est-à-
dire une société dont les idées imprimées sont à l’état confus, comme sur un film ou un disque effacé sur lequel
ne se retrouvent pas les motivations existentielles. De l’autre, les idées exprimées qui n’expriment rien, comme
un disque qui n’aurait gardé trace que des harmoniques séparées des idées fondamentales qui seraient restées
sur le disque d’un autre univers culturel. De ce côté-ci, les idées exprimées représentent une matière
intellectuelle plus confuse encore, incapable de fournir des modalités opératoires efficaces…
D’un côté, c’est la forme subjective et littéraire, de l’autre c’est la forme pseudo-objective et pseudo-
scientifique. D’un côté, c’est la société ankylosée qui impose ses coutumes, ses préjugés, ses superstitions
comme des traditions authentiques, de l’autre c’est la société qui se veut révolutionnaire qui se révolte en fait
non contre les fausses valeurs, mais les valeurs les plus authentiques. D’un côté, c’est l’idée qui a perdu son
rayonnement social, de l’autre c’est l’idée qui a un rayonnement mortel. D’un côté, c’est l’inertie, la statique, de
l’autre c’est la pseudo-dynamique, l’anarchie hurlante… Le pays ne comptait pas seulement deux «élites», mais
deux «sociétés» superposées. L’une représentait le pays traditionnel et historique, et l’autre voulait faire son
histoire à partir de zéro. Les idées imprimées de l’un et les idées exprimées de l’autre ne pouvaient pas
cohabiter dans un même univers culturel. Les deux sociétés parlaient deux langages différents. Ce qui se disait à
la radio, dans la presse, même dans certains livres scolaires, s’il pouvait signifier les idées exprimées de l’une,
n’avait aucun sens par rapport aux idées imprimées de l’autre…» (le «PISM»). Il s’ensuivra une déflagration
qui coûtera à l’Algérie quelque deux cent mille morts et des traumatismes durables. Après qu’il eut achevé la
rédaction de Vocation de l’islam, Bennabi prend connaissance du livre de l’orientaliste britannique Gibb où ce
dernier explique l’inadaptation de l’esprit musulman par sa nature «atomistique». Cet «atomisme» se
manifesterait sous la forme d’une propension à «envisager les événements séparément», à «résister aux
constructions synthétiques» et surtout à avoir «horreur du rationalisme», ajoutant qu’«au lieu de consacrer leur
raison à mettre au point l’interprétation musulmane de l’univers en l’exprimant en langage moderne, les
musulmans la mettent au service de la réaction émotive suscitée en eux par le défi lancé à l’esprit musulman»
(7).
Bennabi relativise ce jugement en expliquant que ce trait n’est pas une propriété de l’esprit musulman, mais un
effet de la décadence. La mise au point qu’il lui adresse dans l’avant-propos de «VI» est ainsi libellée : «Je ne
crois pas que l’atomisme — ce pli de l’esprit incapable de généralisation —soit le pli spécifique de l’esprit
arabe comme l’affirme l’honorable orientaliste anglais. Il s’agirait plutôt d’une modalité de l’esprit humain en
général, lorsque celui-ci n’a pas encore atteint un certain degré de développement et de maturité intellectuelle
— ou lorsqu’il l’a dépassé… Plus précisément, l’esprit discursif s’inscrit dans l’évolution historique entre deux
stades d’atomisme. C’est ainsi que la pensée est forcément «atomistique» dans ses premières démarches,
comme ce fut le cas en Europe à l’époque pré-cartésienne, et qu’elle le redevient lorsqu’elle cesse tout effort
intellectuel, comme à l’époque post-almohadienne dans le monde musulman. Mais l’important héritage culturel
que la civilisation musulmane a légué à la civilisation moderne demeure le témoignage d’une tout autre tournure
de l’esprit musulman aux époques de son épanouissement. Son labeur fut en effet marqué dans tous les
domaines par le sens de la «loi», qui suppose l’aptitude à synthétiser. Les doctrines juridiques ont été élaborées
en fonction de thèmes directeurs, les «Ouçouls». Le droit musulman offre pour la première fois dans l’histoire
de la législation l’aspect d’un système philosophique développé à partir de principes fondamentaux, alors que le
droit romain n’était qu’une compilation empirique de «recettes» légales. On pourrait aussi bien signaler en
astronomie la découverte par Abul Wafa de la «variation», ou deuxième inégalité du mouvement de la lune, ou
rappeler que c’est à Ibn Khaldoun que revient l’honneur d’avoir, le premier, dégagé les lois de l’histoire et leurs
relations avec les activités des sociétés… L’on doit à cette civilisation la découverte du système décimal,
l’application de la méthode expérimentale, notamment en médecine, et l’introduction de la notion mathématique
du temps (les Arabes furent les premiers à utiliser les «heures légales») qui sont les premiers jalons de la pensée
technique. On trouvera peut-être même un jour que la «pomme de Newton» n’est pas sans quelque rapport avec
les travaux des frères Ibn Moussa (dont l’aîné, mort en 873, a écrit un Traité sur la puissance de l’attraction).
Ici, comme en d’autres parties de son œuvre, Bennabi répond à Gibb comme s’il était à l’origine de la thèse de
«l’atomisme», alors que bien avant lui d’autres orientalistes avaient attribué à l’esprit musulman ce défaut.
Louis Massignon parlait déjà en 1929 de la «conception atomistique et discontinue de l’histoire» chez les
musulmans ; en 1943, il évoque dans un texte «l’atomisme occasionaliste de la pensée arabe» ; en 1945, il
revient avec plus de vigueur sur la question : «On connaît assez la tendance occasionnaliste et atomistique de la
théologie musulmane primitive, tendance conforme à la méthode de présentation discontinue, sous forme de
hadiths isolés de la doctrine prophétique» ; en 1952, il martèle encore ce jugement, écrivant : «Pour le
théologien musulman, le temps n’est pas une durée continue, mais une constellation, une voie lactée
d’instants.»(9)
La paternité de cette thèse reviendrait à l’américain Duncan Black Macdonald qui l’a esquissée en 1906 dans
une conférence donnée à Chicago sous le titre «The religious attitude and life in Islam». On peut, enfin, pour
rendre justice à Gibb, noter ce passage de son livre qui démontre que, somme toute, il n’était pas éloigné des
propres conclusions de Bennabi : «L’Islam est une religion vivante et vitale… Ce n’est pas l’Islam qui est
pétrifié, mais ses formulations orthodoxes, sa théologie systématique, son apologétique sociale». Bennabi a dû
se fier au traducteur et préfacier de Gibb, B. Vernier, qui écrit dans sa présentation de l’ouvrage : «Gibb met en
lumière un trait commun aux penseurs musulmans qu’il attribue à l’imprégnation du Coran… C’est ce qu’il
appelle l’atomisme.»

1) Op.cité.
2) Hermann de Keyserling : Analyse spectrale de l’Europe, Ed. Stock, Paris 1930.
3) Ed. Rets, Paris 1975.
4) Cf Idées et croyances, op.cité.
5) De l’esprit des lois.
6) Politique et culture, op.cité.
7) H.A.R.Gibb : Les tendances modernes de l’islam, Ed. G.P Maisonneuve, Paris 1949.
8) «Comment ramener à une base commune l’étude textuelle de deux cultures, l’arabe et la gréco-latine»
9) Cf. Louis Massignon Opéra Minora, T.II.

Pensée de Malek Bennabi (33) Bennabi, Al-Kawakibi et Abderrazik

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Quand Bennabi parle de «spirituel», il ne faut pas en déduire forcément «religieux». Il emploie le terme au sens
psychique, psychologique, énergétique. Il conçoit qu’une civilisation puisse se faire et se maintenir sur la base
d’une idée non religieuse et d’un ensemble d’idées multiples plutôt que d’une idée unique. Il privilégie le
spirituel sur le temporel, l’esprit sur la lettre, mais en donnant à ces termes un sens hautement humaniste : «Une
société où les rapports ne sont pas formulés, une société sans loi peut se convenir. Tandis qu’une société sans
amour, c’est une société où les rapports sont annulés, une société impossible. Le monde est aujourd’hui écrasé,
étouffé par ses lois. Ce qui prime, c’est ce qui affirme le rapport de l’homme avec son prochain dans la réalité,
et non ce qui le confirme dans l’ordre théorique. Ce qui prime, c’est l’esprit et non la lettre, le cœur qui crée, qui
donne, et non la raison qui calcule, qui soupèse. L’amour, l’esprit, le cœur, le regard intérieur de l’homme, son
effort au-dessus de son humanité charnelle, c’est l’ordre spirituel. La loi, la lettre, la raison, le regard extérieur
qui juge le prochain, c’est le monde temporel.» (1)
On sait qu’il ne comptait pas sur les religions pour édifier l’ensemble afro-asiatique ou le mondialisme. Au
moment où il envisageait une civilisation afro-asiatique, il excluait tout critère religieux à sa base. Il parle alors
de facteur moral qui doit catalyser la synthèse bio-historique, là où il parlait d’idée religieuse comme catalyseur
dans Les conditions de la renaissance (1949). L’Ethos est ici exprimé de façon plus «laïque». Ce qu’il voyait de
commun aux peuples afro-asiatiques, c’était un principe idéologique résidant dans leur anticolonialisme. Mais,
écrit-il dans L’afro-asiatisme (1956) : «L’afro-asiatisme doit fonder son éthique sur un principe positif qui ne
saurait être d’essence religieuse. Il ne saurait s’agir d’une tentative de syncrétisme, mais d’un pacte moral entre
l’islam et l’hindouisme pour assumer une même vocation terrestre.»
Il prend l’exemple de l’Occident : «A son point de départ, la civilisation occidentale s’était édifiée sur un
système éthique chrétien qui lui avait assuré la cohésion et l’élan nécessaire à son essor. Mais son évolution
avait, peu à peu, transformé ce fondement idéologique en un système mixte où figurent d’une façon
parfaitement cohérente la pensée catholique et la pensée protestante, la libre pensée et la pensée juive. Par
conséquent, il n’y a pas lieu de rechercher la cohésion et la cohérence ni dans un principe unique ni dans un
syncrétisme religieux.»
Bennabi a soutenu le combat des Oulamas algériens pour la séparation du culte et de l’Etat, mais il ne se faisait
pas une haute idée des «faqihs» et des dirigeants religieux comme l’imam Yahia du Yémen ou l’ayatollah
Kachani qui avait trahi Mossadegh et au sujet duquel il a écrit : «Kachani a été une idée morte, le virus interne
qui a détruit l’expérience qui s’était levée un moment à l’horizon du peuple iranien. Il est significatif que
Mossadegh n’a pas été finalement vaincu par le colonialisme tel qu’on le désigne habituellement par ce mot —
incarné par le plus puissant trust du pétrole — mais par la colonisabilité gesticulant en la personne de Kachani
au nom de Dieu» (Le problème des idées, 1971).
Il signale la confusion du spirituel et du social dans la personne des «hommes de religion» (c’est le «âlem» qui
est l’image de la «vérité islamique») et écrit : «On sent ce qu’il y a de dangereux et d’arbitraire dans cette
personnalisation du spirituel qui le dégrade infiniment à mesure que le «âlem» s’éloigne lui-même de l’idéal ou
de la perfection que la société musulmane veut voir en lui. Combien il y a eu de désillusions tragiques qui ont
abouti parfois à de bouleversantes prises de position anti-islamiques parce que l’«idéal» s’était écroulé au fond
d’une conscience avec la valeur que celle-ci accordait à tel «âlem» subitement déchu à ses yeux. C’est un aspect
épouvantable du drame de la conscience musulmane : celui de la personnalisation» («L’AA»). Si le
christianisme a été corrompu par les artifices des prêtres, l'islam a été dévoyé par des fouqaha dévoués au
pouvoir, et plus tard par l'exégèse opérée dans la rue et les mosquées par des imams improvisés, des «émirs»
surgis du néant et des charlatans vociférateurs. L'islam a été et reste une très belle réalité. L'islamisme en a fait
une triste et dangereuse utopie.
Nous avons déjà établi un parallèle entre les idées d’al-Kawakibi et celles de Bennabi. Elles ne se recoupent pas
toujours. Al-Kawakibi peut être considéré comme le premier réformateur musulman à dénoncer la confusion
du religieux et du politique au service du despotisme. C’est certainement ce qui lui a valu d’être occulté par
l’historiographie arabe.
Mort assassiné à l’instigation du sultan ottoman et du khédive égyptien, il a eu le courage de poser ce problème
précocement. Il faut dire que Bennabi ne s’est pas intéressé à Al-Kawakibi, comme il s’est intéressé à Mohamed
Abdou par exemple. Il le cite dans ses Mémoires en l’évoquant parmi ses lectures de jeunesse ; il parle de lui
dans Perspectives algériennes en se référant à l’«œuvre d’un auteur, assez peu connu, Al-Kawakibi, dont le
livre, Oum El Koura, circula sous le manteau en Algérie vers 1920. Mais ce n’était qu’une œuvre
d’imagination, montée comme le scénario d’une sorte de concile fictif tenu à la Mecque par des savants de tous
les pays de l’islam. Mais encore là, le sujet n’est abordé que sous l’angle de la défense de ces pays, sans aucun
souci de planification ou de préparation à la planification».
Jugement insuffisamment documenté, car un demi-siècle avant Bennabi, Abderrahman Al-Kawakibi semble
bien avoir été l’esprit positif qui s’est préoccupé des conditions intellectuelles et politiques à réunir en vue
d’une renaissance. Conscient de la responsabilité des oulamas et de la culture traditionnelle dans l’enfermement
des esprits, il les avait désignés comme une des principales causes du retard des musulmans et prôné
l’émancipation de leur autorité. Faisant intervenir un de ses personnages dans Oum al-Qora, il lui fait dire : «La
religion impose au musulman de se conformer sur chaque question à Dieu et non à l’imam, et d’exercer lui-
même, le cas échéant, l’effort d’interprétation sans se fier à l’interprétation d’autrui, même s’il est plus
compétent que lui.»
Al-Kawakibi voyait dans les «religieux» un clergé officiel cautionnant le pouvoir et préconisant l’obéissance
totale au despote en échange d’un pouvoir moral inquisitorial sur la société. Bien avant Ali Abderrazik, il a
préconisé la séparation du religieux et du politique, soulevant l’ire de son ami Rachid Ridha.
Il était pour l’égalité des sujets de l’empire ottoman indépendamment de leur confession, pour un égal accès aux
fonctions publiques, pour l’égalité devant l’impôt des ressortissants musulmans et non musulmans, pour
l’instruction des filles, la séparation des pouvoirs, et n’hésitait pas à se référer aux auteurs occidentaux dans ses
ouvrages. Nasser le considérera plus tard comme le précurseur du nationalisme arabe et de l’union arabe.(2)
N’ignorant pas la diversité des écoles juridiques (madhahib) et le clivage entre le sunnisme et le chiisme, Al-
Kawakibi a appellé à leur dépassement par le recours au procédé du «talfiq» qui consiste à puiser dans d’autres
«madhahib» que celui auquel on se conforme pour élaborer la solution à un problème religieux ou juridique.
Pour réduire la dépendance à l’égard de l’autorité des fouqaha et des oulamas, il a proposé la confection de
corpus spécifiques à l’usage des masses où seraient recensés les obligations religieuses (wadjib), les pratiques
surérogatoires (nafal), les interdictions (haram), et les actes blamâbles (makruh). Il a recommandé également la
rédaction de codes pour chaque école juridique dans lesquels seraient établis les pratiques rituelles obligatoires
(ibadât), les prescriptions tirées de la Sunna, les traditions surérogatoires, les fautes d’impiété et les péchés
capitaux, les péchés véniels et les actes répréhensibles. Pour élever le niveau de compétence des oulamas, il a
proposé d’«amener les gouverneurs à traiter les catégories de oulamas de la même manière que les médecins,
c’est-à-dire l’impossibilité d’exercer officiellement pour tous ceux qui doivent enseigner, donner des
consultations juridiques, prononcer des sermons, et assurer la direction spirituelle des croyants, tant qu’ils ne
seront pas passés devant une commission officielle d’examen siégeant dans les grandes villes».
Les vingt-trois délégués au Congrès d’«Oum El-Qora» ayant convenu que les causes de la décadence résidaient
dans l’ignorance, l’insouciance, la division doctrinale et l’absence de régimes démocratiques fondés sur la
«choura» et la distinction entre les actes purement religieux et les questions sociales et politiques, Al-Kawakibi,
à travers l’intervention d’un délégué, pose le problème des libertés en ces termes : «Le mal provient de notre
manque de liberté… On reconnaît celle-ci au fait que l’homme parle et agit comme il l’entend ; elle comprend
aussi la liberté de l’enseignement, la liberté de faire des conférences, d’imprimer, de se livrer à des recherches
scientifiques ; elle engendre une justice totale à tel point que l’homme ne craint ni tyran ni oppresseur ; elle
apporte aussi la sécurité dans la pratique de la religion et dans les âmes, protège la dignité et l’honneur,
sauvegarde la science et ses bienfaits… Elle est le bien le plus cher à l’homme après la vie.»
Puis il décrit en détail le type de gouvernement que les musulmans doivent se donner s’ils veulent échapper au
despotisme et au cadre désuet du califat incarné par le pouvoir ottoman : «Ce gouvernement doit refléter la
représentation politique de la nation et non le règne d’un homme et de ses complices ; il ne doit pas disposer à
sa guise des droits matériels et moraux de la communauté ; il ne doit pas avoir la mainmise sur les actes et les
pensées des citoyens ; ses tâches doivent être fixées par une constitution ; l’autorité n’appartient pas au
gouvernement mais dépend de la nation ; celle-ci ne doit pas une obéissance absolue au gouvernement ; c’est à
la nation d’établir les dépenses nécessaires et de fixer les impôts et les ressources ; la nation a le droit de
contrôler le gouvernement ; la justice doit être conforme à ce que pensent les juges et non le gouvernement ; le
gouvernement ne doit pas se mêler de la religion tant que l’on ne porte pas atteinte à son respect ; des textes
clairs doivent fixer les pouvoirs des fonctionnaires ; la rédaction des lois doit être l’œuvre d’une assemblée élue
par la nation…»
Le réformateur syrien n’incite pas au renversement de l’Empire ottoman par la force, mais pose trois préalables
: premièrement, «la nation qui ne ressent pas unanimement ou dans sa majorité les souffrances du despotisme ne
mérite pas la liberté» ; deuxièmement, «le despotisme ne doit pas être combattu avec violence, mais seulement
avec clairvoyance et progressivement ; il faut faire avancer la nation dans le domaine de la compréhension et de
l’intelligence, ce qui ne peut s’obtenir que par l’instruction» ; troisièmement, «avant de combattre le
despotisme, il convient de préparer le régime qui doit le remplacer».
Le sultan Abdulmadjid, dit le «Rouge», avait prévu la peine de mort pour quiconque aura concouru à distribuer
les livres d’Al-Kawakibi. Il est vrai que ce dernier, outre ses idées révolutionnaires, estimait que le califat devait
être arabe, donc non ottoman. Il n’avait pas hésité non plus à réprouver le massacre des Arméniens. Le
problème du cadre institutionnel était secondaire chez Bennabi. Dans Idée d’un Commonwealth islamique, il
pose la question de «la forme institutionnelle de la volonté collective du monde musulman» mais ne s’engage
pas dans une réponse : «Le problème du khalifat serait à considérer à la lumière des données actuelles du monde
musulman. Et peut-être les docteurs de la loi pourraient-ils donner à l’imamat une nouvelle définition tenant
compte de la dispersion politique, géographique et ethnique de la Oumma.» Ecrivant ces lignes en 1958 au
Caire, tout près d’Al-Azhar dont il était un consultant, il ne pouvait que faire cette concession au rôle des
oulamas alors que toute sa philosophie jure contre une telle concession. En tout cas, Bennabi est resté silencieux
sur la question du califat en la renvoyant à un congrès islamique du type de celui imaginé par Al-Kawakibi. A la
différence de Malek Bennabi qui a vécu, pensé et écrit dans un pays colonisé, Al-Kawakibi a évolué dans un
cadre moral, institutionnel et politique musulman, celui de l’Empire ottoman. Ses écrits s’adressaient aux élites
arabo-musulmanes de son époque déjà sensibilisées par le mouvement de la Nahda, et disposant d’une liberté
d’expression réelle. Lui-même avait eu le loisir de diffuser ses idées dans la presse syrienne et égyptienne dont
le fameux Al-Manar de Rachid Ridha. L’objet de ses écrits, comme Bennabi, c’est, selon le titre d’un article
qu’il a publié dans la revue Al Moayid en mars 1899, «Les maladies des musulmans et leurs remèdes».
C’est contre le despotisme, érigé en philosophie politique et en organisation sociale dans les pays musulmans
depuis Siffin, que s’est élevé Al-Kawakibi : «Le despotisme occidental, s’il vient à disparaître, sera remplacé
par un gouvernement qui établira les institutions que les circonstances permettront, tandis que le despotisme
oriental, venant à disparaître, sera suivi d’un despotisme encore plus rigide. Il en est ainsi, car les Orientaux
n’ont nullement l’habitude de se préoccuper du proche avenir, leur plus grand souci étant axé sur ce qui se
passera après la mort.»
Le despotisme n’est donc pas seulement un régime politique, mais quelque chose qui allait se muer en
psychologie générale, en état d’esprit, en disposition mentale, et ce, par la faute des fouqaha et oulamas qui
s’employaient à le légitimer et à le justifier dans leurs livres, leurs prêches et leurs «fetwas». Comparant le
système de gouvernement en vigueur dans les Etats islamiques à celui que se sont donné les Occidentaux, Al-
Kawakibi écrit : «Ce que le progrès humain a réalisé de plus utile, ce sont les statuts qui composent les
constitutions des Etats organisés ; ils considèrent qu’il n’y a aucune force au-dessus de la loi ; ils attribuent le
pouvoir législatif à la nation, celle-ci ne pouvant réaliser son unanimité sur une erreur ; ils autorisent les
tribunaux à juger le roi et le pauvre sur un pied d’égalité ; ils placent les responsables du gouvernement, appelés
à gérer les affaires de la nation, dans une position telle qu’ils ne puissent outrepasser les droits attachés à leurs
fonctions ; enfin, ils donnent à la nation la possibilité de surveiller et de contrôler la gestion de son
gouvernement...»
Bennabi a observé qu’al-Afghani avait une conception sentimentale du panislamisme et lui reprochait de ne pas
avoir planifié sa réalisation. Al-Kawakibi, lui, a été le premier à envisager avec précision ce que devait être une
union des Etats musulmans, c’est-à-dire une fédération à base d’Etats indépendants et souverains où serait
imparti à chaque pays ou groupe de pays un rôle particulier. Il écrit dans Oum al-Qora : «Le Congrès, après une
recherche minutieuse et un examen approfondi de la situation et du tempérament de tous les peuples et des
circonstances qui les entourent, enfin de leurs aptitudes, a estimé que la péninsule Arabique et ses habitants
doivent s’occuper de la politique religieuse… Le soin à apporter à la vie politique et particulièrement aux
affaires étrangères doit incomber aux Turcs ; la surveillance vigilante de la vie civile et son organisation, il est
bon de les confier aux Egyptiens ; la gestion des affaires militaires doit être placée sous la responsabilité des
Afghans, Turkestanais, Kazaniens, Caucasiens à l’est, et des Marocains ainsi que des habitants des principautés
d’Ifriqiya à l’ouest ; enfin, la direction de la vie scientifique et économique sera assurée au mieux par les
Iraniens, les habitants de l’Asie centrale, les Indiens et les peuples voisins.» (4)
Ali Abderrazik, qui a repris certaines idées d’Al-Kawakibi dans son célèbre livre L’islam et les fondements du
pouvoir (5), a été condamné d’un trait de plume par Bennabi qui l’accuse péremptoirement de «remettre en
question les valeurs et les idées fondamentales de l’islam en contestant la notion de califat». Dans le «PISM» où
est mentionnée cette critique, Bennabi renvoie le lecteur au livre de Anouar Abdelmalek (6), ce qui implique
qu’il n’a vraisemblablement pas lu Ali Abderrazik dans le texte, mais qu’il s’est fondé sur ce qui a été rapporté
sur lui.
Ali Abderrazik est né en 1888. Son père était proche de Abdou. Il fréquente l’université du Caire, récemment
créée, et est diplômé d’al-Azhar. Il passe deux ans en Angleterre. A partir de 1915, il est juge des tribunaux
islamiques. En 1923, l’Egypte devient une monarchie constitutionnelle après un protectorat anglais qui a duré
près d’un demi-siècle. En 1924, le califat est aboli en Turquie. Ali Abderrazik approuve la mesure contre l’avis
de Rachid Ridha. A partir d’un texte d’Ibn Khaldoun(7), il se lance dans une recherche au terme de laquelle il
parvient à la conclusion qu’«aucun des théologiens qui ont prétendu que la proclamation de l’imam (calife) est
une obligation religieuse, n’a pu citer un verset du Coran à l’appui de sa thèse. En vérité, s’il se trouvait dans le
Livre sacré un seul passage qui puisse faire preuve dans ce sens, les théologiens n’auraient pas hésité à le mettre
en relief et à s’étendre en développements à son sujet…» Pour lui, le califat n’est pas une obligation
institutionnelle. Ni le Coran ni la Sunna ne l’ont prévu : «Le califat a été de tout temps et est encore une
calamité pour l’islam et les musulmans, une source constante de mal et de corruption.»
Abderrazik passe en revue les différents aspects de la mission du Prophète et pose une question : était-il un roi ?
Il répond : «Le Prophète était uniquement un messager de Dieu, chargé de transmettre un appel purement
religieux qui ne perturbait aucune aspiration au pouvoir, un appel en aucun cas assimilable à une campagne
visant à constituer un royaume dans le sens attribué généralement à ce terme… Il ne fut ni roi, ni fondateur
d’empire, ni encore un prédicateur attelé à l’édification d’un royaume.» Ni Moïse, ni Joseph, ni Jésus ne
l’étaient non plus, ajoute-t-il. Comme Mohammed, ils étaient des messagers de Dieu : «Comment alors, si la
constitution d’un Etat faisait partie de sa mission, aurait-il pu laisser une telle question dans pareille confusion,
au point que les musulmans, se retrouvant dans une totale obscurité, en vinssent rapidement à s’entretuer ?
Comment aurait-il pu ne pas évoquer le problème de sa succession à la tête de l’Etat, alors que les détenteurs du
pouvoir en tous temps et tous lieux se font un devoir de régler cette question en priorité ? Comment n’aurait-il
pas fourni aux musulmans de quoi s’orienter dans pareille situation ? Comment aurait-il pu les abandonner à
cette confusion si totale qui s’est emparée d’eux et qui a failli les jeter immédiatement dans le conflit le plus
brutal, avant même qu’ils aient pu assurer la levée de son corps ?»
Pour lui, la seule caractéristique qui distinguait Mohammed des autres était sa qualité de Prophète. Or, par
définition, cette qualité est intransmissible, ne s’hérite pas et n’a pas besoin de successeur (sens du mot
«califat»). Il poursuit : «S’il était nécessaire d’instituer une autorité parmi les partisans du Prophète après sa
mort, ce devait être une autorité d’un type nouveau, sans rapport avec celle qu’avait le Prophète. Qu’il n’y ait
plus de direction religieuse après le Prophète est chose normale et raisonnable à l’évidence ; il est tout aussi
concevable qu’une autorité d’un genre nouveau, n’ayant aucun rapport avec la transmission du message divin et
aucun pouvoir sur la religion, apparaisse par la suite : un pouvoir laïque. Etant laïque, la nouvelle autorité ne
serait ni plus ni moins qu’une autorité temporelle ou ‘‘politique’’, une autorité du type de celle des
gouvernements et des pouvoirs temporels, non une autorité religieuse.
En fait, c’est bien ce qui se produisit à l’époque. C’est donc bien un nouvel Etat que les Arabes avaient créé, un
Etat arabe et un pouvoir arabe, alors que l’islam est une religion qui s’adresse à l’humanité entière, une religion
qui n’est ni arabe ni non arabe…
Un Etat arabe, qui a soutenu le pouvoir des Arabes, a servi leurs intérêts et leur a permis de soumettre les
contrées de la terre qu’ils ont colonisées et exploitées dans le plein sens de ces termes, tout comme font les
peuples puissants qui parviennent au stade de la conquête et de la colonisation.» Ali Abderrazik expose dans
son livre une thèse absolument inédite, mais scientifiquement et courageusement conduite. Selon lui, le
Prophète n’a pas établi un système de gouvernement : «L’islam est un message de Dieu et non un système de
gouvernement, une religion et non un Etat… On chercherait en vain une indication du Coran, implicite ou
explicite, qui réconforterait les partisans du caractère politique de la religion islamique. On chercherait tout
aussi vainement parmi les hadiths…» Cette thèse coupe l’herbe sous le pied de ceux qui se sont longtemps
réfugiés dans la prétention ou l’illusion que le «retour à l’Etat islamique initial» serait la «solution».
Il n’y a aucun modèle ! Abderrazik nie que Médine ait été un Etat politique, ce n’était qu’une communauté
religieuse : «L’islam est un appel que Dieu a fait parvenir aux hommes pour le bien du monde entier : Orient et
Occident, Arabes et non-Arabes, hommes et femmes, riches et pauvres, lettrés et illettrés. Dieu a voulu établir
au moyen de cette religion une unité spirituelle qui embrasse l’humanité entière et rassemble toutes les contrées
de la terre. L’islam n’a jamais été un appel pour la cause des Arabes ; il n’a jamais été une entité arabe ni une
religion arabe… Cette unité arabe qui s’est faite du temps du Prophète n’était pas une unité politique, quel que
soit le point de vue d’où on la regarde. Elle ne présentait aucun des aspects caractéristiques des Etats et des
gouvernements. Elle ne fut rien d’autre qu’une communauté religieuse purifiée et débarrassée des marques du
politique. Une unité dans la foi et la doctrine religieuse, et non une unité étatique réalisée suivant les
représentations d’un pouvoir temporel.»
L’intelligence et l’audace d’Ali Abderrazik dans le traitement de la question du califat et de l’Etat islamique
sont sans précédent et expliquent la répression et le bannissement dont il fut l’objet aussi bien de la part de la
monarchie égyptienne que de la hiérarchie religieuse. Le cheikh a démystifié et désacralisé un concept imposé à
la pensée et à la culture musulmanes par Moawiya et ses successeurs omeyyades, abbassides, ottomans, etc.
Il écrit : «On voit donc que ce titre de calife ainsi que les circonstances qui ont accompagné son usage ont été
parmi les causes de l’erreur qui s’est propagée dans la masse des musulmans, les conduisant à prendre le califat
pour une fonction religieuse et à accorder à celui qui prend le pouvoir le rang occupé par le Prophète lui-
même… Il était de l’intérêt des rois de diffuser pareille illusion dans le peuple en vue d’utiliser la religion
comme moyen de défense de leurs trônes et de répression de leurs opposants. Ils ont œuvré sans répit dans ce
sens par de multiples voies jusqu’à inculquer la croyance que l’obéissance aux dirigeants équivaut à
l’obéissance à Dieu, et la révolte contre eux est la révolte contre Dieu… Ils ne se sont pas contentés de ce
résultat… Ils ont fait du roi le représentant de Dieu sur terre et son ombre auprès de Ses créatures… Le système
du califat a été par la suite annexé aux études religieuses, placé ainsi au même rang que les articles de la foi,
étudié par les musulmans en même temps que les attributs de Dieu, puis enseigné de la même façon que la
profession de foi islamique. Tel est le crime des rois et le résultat de leur domination despotique : au nom de la
religion, ils ont égaré les musulmans, dissimulé à leurs yeux les voies de la vérité, fait obstacle à la lumière de la
connaissance. Au nom de la religion également, ils se sont approprié les musulmans, les ont avilis et leur ont
interdit de réfléchir sur les questions relevant de la politique. Au nom de la religion, ils les ont bernés et ont créé
toutes sortes d’obstacles devant l’activité intellectuelle, au point de les empêcher d’avoir quelque système de
référence que ce soit, en dehors de la religion, même dans les matières strictement administratives… Tout cela a
tué les forces vives de la recherche et de l’activité intellectuelle parmi les musulmans. Ceux-ci ont été atteints
de paralysie en matière de réflexion politique et de recherche sur le système du califat et les califes… En vérité,
cette institution que les musulmans ont convenu d’appeler califat est entièrement étrangère à leur religion, tout
comme les honneurs, la puissance, les attraits et l’intimidation dont elle a été entourée.»
Longtemps avant que ne sonne l’heure des réformes dans le monde arabe, Ali Abderrazik a eu la lucidité et le
courage de désigner les véritables causes du sous-développement des Arabes. Lui-même «âlem », théologien,
juge dans un tribunal islamique, il a, on ne sait par quelles voies, réussi à se soustraire au diktat de la culture
islamique et à élever son esprit au niveau des solutions qu’aujourd’hui encore les Arabes ne se résolvent pas à
envisager.
Courageux au-delà de l’imaginable, il conclut son livre sur cette exhortation : «Aucun principe religieux
n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien
ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les
empêche d’édifier leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison
humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés
comme étant parmi les meilleurs.» Ali Abderrazik n’a pas prôné la laïcité comme le pense Bennabi, mais a
voulu démontrer que la séparation du religieux et du politique était inscrite dans les finalités du Coran.

1)Mohammed le saint, op.cité.


2) Cf. Jean Daya : Façl eddin ani-eddawla, Ed. Sourakia House, London 1988, et Saäd Zaghloul Al-Kawakibi :
Abderrahman Al-Kawakibi : as-sira dhatiya, Ed. Bissan, Beyrouth 1998.
3) Cf. N.Tapiero, op.cité.
4) Cf. Norbert Tapiero.
5) Op.cité
6) Cf. Anthologie de la littérature arabe contemporaine, Ed. du Seuil, Paris 1965.
7) «Le pouvoir s’est transformé en royauté, tout en gardant les finalités de l’institution califale en ce qui
concerne l’observance de la religion et de ses doctrines et l’action selon la vérité. Le changement avait atteint
seulement les motivations qui, de religieuses, sont devenues esprit de corps et contrainte. Il en a été ainsi sous
les règnes de Moawiya, Marwan et son fils Abdelmalik, parmi les Omeyyades, puis durant la première phase du
règne des Abbassides, jusqu’à Haroun Al-Rachid… Par la suite, les finalités de l’institution califale ont été
perdues de vue et il n’en est resté que le nom. Le pouvoir est devenu une royauté pure ; libre cours a été laissé
à l’usage de la contrainte et à la recherche de plaisirs…» (Al-Muqaddima).
Pensée de Malek Bennabi (34) Bennabi et C.G. Jung

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Bennabi a étudié avec beaucoup d’intérêt l’œuvre de Jung(1). Il se réfère à sa théorie de l’inconscient collectif
et à ses notions de «persona» et d’«anima», et reprend parfois à son compte sa terminologie. C’est ainsi qu’il
écrit dans Le problème des idées dans la société musulmane (1971) : «Le degré de sociabilité varie, selon la
psychologie de Jung, par rapport à ses deux types : l’extraverti découvre le monde des personnes plus
rapidement que le type introverti… En gros, l’Europe fera dans sa culture la synthèse des choses et des formes,
de la technique et de l’esthétique, tandis que l’Orient musulman fera la synthèse des idées du vrai et du bien. Ce
schéma ne correspond pas à une certaine phase de l’histoire, mais à toute l’histoire dont le pendule marque de
ses deux battements les diastoles et les systoles de la civilisation universelle. Tantôt c’est l’apogée d’une culture
et le périgée de l’autre, et tantôt c’est l’inverse… C’est tantôt l’apogée de la civilisation où les choses sont
centrées autour de l’idée, et tantôt l’apogée de la civilisation où les idées sont centrées sur la chose.»
Jung (1873-1961) a mis en scène dans son œuvre deux personnages empruntés à un poète tragique allemand,
Carl Spitteler : Prométhée le solitaire, qui rappelle Zarathoustra, et son frère Epiméthée. Ce dernier vend son
âme en échange d’une royauté. Contrairement au Faust de Goethe, il ne la vend pas à Lucifer (Méphistophélès)
mais à un ange du Bien. C’est à partir de la symbolique de ces personnages mythiques que Jung a forgé ses
concepts de «persona» (l’être extérieur) et d’«anima» (l’être intérieur), l’extraverti se retrouvant dans la
persona, et l’introverti dans l’anima. Bennabi n’a pas seulement repris et adapté à ses vues les types
psychologiques de l’introverti et de l’extraverti mis en valeur par Jung, mais également le principe de
l’alternance des cultures. Selon Jung, c’est tantôt l’équivalent chez Bennabi de la culture de civilisation qui
prévaut, caractérisée par la grande dépense d’efforts consentie en faveur des valeurs morales et intellectuelles,
et tantôt l’équivalent de la culture d’empire, soucieuse de dominer la nature, les techniques et le monde.
Cette alternance des cultures se retrouve chez les Hindous sous le nom de «vita contemplativa» et de «vita
activa», dans la mythologie grecque sous le nom d’Apollon et de Dionysos, dans la philosophie chinoise sous
les aspects du taoïsme et du confucianisme. La Grèce a privilégié l’Idée, la Raison, au détriment de l’usage et de
la pratique ; elle a découvert les principes scientifiques fondamentaux mais n’en a pas fait des applications ; elle
a développé une conception esthétique de l’univers alors que la civilisation qui lui succédera, Rome, aura peu
d’esprit, peu de génie, mais brillera dans les conquêtes, les institutions et l’organisation. C’est cette idée que
Spengler exprime quand il écrit : «Le Romain est le successeur de l’Hellène… Sans âme, sans philosophie, sans
art, raciste jusqu’à la brutalité, attaché sans vergogne au succès pratique, il se dresse comme une barrière entre
la culture hellénique et le néant… Ame grecque et intelligence romaine… Telle est aussi la différence entre
culture et civilisation… Et cela n’est pas vrai que pour l’Antiquité. Le type de l’esprit fort, entièrement a-
métaphysique, surgit sans cesse… Il a exercé l’impérialisme babylonien, égyptien, indou, chinois…»(2)
Ironie du sort, le mot «culture» est d’origine romaine. En effet, Cicéron est le premier à l’employer dans le sens
figuré, c’est-à-dire pour désigner les choses de l’esprit. Etymologiquement, «colere» dont dérive culture signifie
entretenir, préserver, prendre soin. D’un autre côté, ce sont les Italiens qui sont à l’origine de la Renaissance qui
a ouvert la voie de la modernité à l’Occident, alors que les Grecs ne joueront aucun autre rôle que celui qu’ils
ont joué dans l’Antiquité. Galilée, Giotto, Léonard de Vinci, Michel Ange, Botticelli, etc., incarnent l’esprit
triomphant de l’Occident et portent ses aspirations nouvelles. Le sophisme, le cynisme, l’épicurisme avaient eu
raison de l’âme et de la raison grecques qui, dès lors, ont été définitivement évincées de l’histoire.
Parlant des Grecs qui ont inventé l’esprit scientifique mais répugné à en tirer des techniques, Plutarque prend
l’exemple d’Archimède «dont les découvertes furent si nombreuses (et qui) avait néanmoins une telle élévation
de pensée et de caractère qu’il entendit ne laisser aucun écrit sur ces arts qui lui avaient acquis la gloire d’être
considéré comme un esprit surhumain et divin. Il estimait que la mécanique appliquée était vile… Il
n’ambitionnait rien d’autre que les sciences dont la qualité et la beauté possèdent une valeur en soi, en dehors de
toute utilité»(3). S’agissant des réalisations techniques de son époque, Sénèque écrit : «Ce ne sont là
qu’inventions d’hommes inférieurs… La sagesse trône sur les hautes âmes, elle n’enseigne pas la dextérité
manuelle, elle est l’institutrice de l’esprit.»(4)
Dans l’ordre historique, l’islam succède à Rome. Il cultivera les vertus et les idéaux les plus élevés, mais ne sera
ni technicien ni industriel. L’Occident, qui viendra après lui, le sera jusqu’à l’excès : il sera matérialiste et
impérialiste. L’Occident a été dès les débuts de la Renaissance attiré par les horizons que lui offrait la science.
Au XIIIe siècle, Roger Bacon (1214-1294) écrivait ces lignes extraordinaires : «On arrivera à construire des
vaisseaux qui, sans rameurs et conduits par un seul homme, vogueront comme les plus grands bateaux et même
plus vite que s’ils étaient pleins de rameurs ; des voitures qu’aucun animal ne tirera et qui, telles le char lunaire
des Anciens, évolueront avec une incroyable puissance ; des machines volantes avec lesquelles un homme placé
au milieu d’un dispositif ingénieux, parcourra le ciel comme un oiseau ; des instruments qui, bien que de petite
dimension, suffiront à soulever ou à baisser les plus grands fardeaux ; des dispositifs avec lesquels on pourra
sans danger marcher sur l’eau ou plonger sous l’eau.»(5)
Un grand sinologue, l’Anglais Joseph Needham, auteur d’une œuvre en vingt volumes sur la science de la
civilisation en Chine, répond à la question «pourquoi la science moderne n’est-elle pas née en Chine ?» en ces
termes : «La loi de la nature dérive de la loi divine. Or, il est certain que les Chinois n’ont jamais eu la notion
d’un dieu créateur. Si vous appartenez à la tradition d’Israël, du christianisme ou de l’islam, vous avez une
conception du monde monothéiste. Les Chinois n’ont jamais eu une telle conception, ils ont pu s’en passer. Ni
le taoïsme, ni le bouddhisme, ni le confucianisme ne s’interrogent sur la création du monde… Il n’y a pas d’idée
de création dans ces philosophies ou ces religions. Il y a d’autres concepts. Le Tao imagine un dieu immanent
au monde qui agite toutes les choses de façon intérieure, mais ce n’est pas exactement un panthéisme. Le
taoïsme ne s’intéresse d’ailleurs pas plus à la destruction du monde qu’à sa création. Cela ne vaut pas la peine
d’y réfléchir. Il y a d’autres facteurs intellectuels qui expliquent que la science moderne n’est pas née en Chine.
Il y a, par exemple, le concept du temps… Les Chinois ont une conception du temps cyclique comme les Grecs
et certaines philosophies indiennes… C’est là une différence fondamentale par rapport aux civilisations du
Livre où le temps est conçu comme linéaire.»(6)
C’est dans la pensée de Maître Eckhart et dans les idées de la Renaissance et de la Réforme que se trouvent les
germes qui porteront l’Occidental à se tourner vers l’action. C’est à cette époque qu’est apparu «l’homme
faustien». Spengler écrit : «La culture faustienne est une culture de la volonté… L’éthique faustienne tout
entière est une ascension : perfectionnement du moi, action morale sur le moi, justification du moi par la foi et
les œuvres.»(7) L’éthique calviniste et le cartésianisme travailleront à l’unisson pour façonner le monde
moderne et orienter les hommes vers la production du bien économique et du bien moral. Le sens de la
technique procède d’une volonté de contribuer à l’œuvre de Dieu sur la terre.
L’Allemand Paracelse (1494-1541), dont s’est peut-être inspiré Spengler, est l’auteur d’un texte célèbre où on
peut lire : «La nature est si subtile dans ses œuvres qu’elle se refuse à nous servir si nous n’y mettons pas un
grand art. Car elle ne nous décèle rien qui soit parfait et que l’homme ne doive parachever… Dieu ne veut pas
que nous laissions son œuvre en l’état, mais que nous sondions et recherchions dans quel but elle est devant
nous. Dieu a créé le fer, et non ce qu’il faut en faire. Tous les arts sont dans l’homme. Dieu en a ainsi disposé
car dans la création il n’est allé nulle part jusqu’au bout. Dieu nous a donné le pain, mais non tel que le
boulanger le produit ; il y faut trois vulcains : le paysan, le meunier, le boulanger…»(8)
Dans ce texte, la réussite ici-bas, le travail bien fait, le gain légitime sont vus comme «le signe extérieur d’un
état de grâce intérieur». C’est l’accomplissement des «œuvres utiles» (çalihate) dont il est question des
centaines de fois dans le Coran pour définir la foi, mais que les musulmans ont comptées comme étant des actes
de charité facultatifs. La morale pratique diffusée par le calvinisme, le piétisme luthérien et plus tard le
puritanisme vont produire le monde moderne, la révolution industrielle, le progrès incessant. L’esprit technique
occidental, on ne le sait pas toujours, est né dans les monastères : fusion du verre, fonte des cloches, travail des
métaux, fabrication des orgues… ; la règle des moines est «Ora et Labora» (prière et atelier) ; les ordres
monastiques des Franciscains, des Bénédictins et des Cisterciens deviendront célèbres pour leurs réalisations et
la qualité de leurs produits (installations hydrauliques, métallurgie, tissage, tannerie, brasserie, minerais,
construction d’églises…).

C’est pourquoi beaucoup d’hommes d’Eglise ont été des savants et des initiateurs d’importantes découvertes
dans tous les domaines des sciences exactes. Dans l’aire islamique par contre, les oulamas ont fermé les portes
de l’ijtihad à partir de Ghazali (mort en 1111).
Les savants religieux et scientifiques qu’étaient Ibn Sina, Ibn Rochd, Ibn Tofaïl, Ibn Nafis et tous les grands
personnages qui ont fait avancer la science au temps de l’islam vont bientôt laisser la place à des théologiens et
des mystiques tournés vers le savoir religieux ou le salut individuel, loin de toute préoccupation sociale,
économique, technique ou scientifique.
Le déclin du monde musulman était dès lors fatal. Finalement, c’est le chrétien pour qui le «Royaume n’est pas
de ce monde» qui s’est emparé du monde, alors que le musulman, dont le royaume devait être notamment de ce
monde, l’a délaissé.
Jung affirme que c’est au «principe de la systole et de la diastole» qu’il doit la découverte des types
psychologiques fondamentaux de l’«extraverti» et de l’«introverti», le premier traduisant le mouvement du sujet
vers l’objet, le second le mouvement de l’objet vers le sujet et écrit : «Tout être humain possède les deux
mécanismes, celui de l’extraversion aussi bien que celui de l’introversion ; seule la prédominance relative de
l’un ou de l’autre détermine le type… Lorsque nous examinons le cours d’une vie humaine, nous remarquons
que la destinée de l’un est déterminée plutôt vers les objets de son intérêt, tandis que celle de l’autre l’est
davantage par son être intérieur, par son propre sujet… Ces attitudes contraires ne sont d’abord que des
mécanismes opposés : sortie diastolique vers l’objet qu’on accapare, concentration systolique où l’énergie se
détache des objets saisis.»(9)
Mais Jung ne nous éclaire pas sur l’origine des différences entre le premier et le second. Est-elle biologique ?
Psychologique ? Innée ? Acquise ? Spengler note que «l’homme cultivé a son énergie dirigée en dedans, le
civilisé en dehors… Impérialisme est civilisation pure. Le destin de l’Occident est dans ce phénomène
irrévocable… La tendance expansive est une fatalité, quelque chose de démoniaque et de fantastique»(10).
Goethe cherchait à définir les moyens par lesquels l’homme pourrait équilibrer les forces qui l’agitent et le
tiraillent entre le bien et le mal. Jung les trouve en action dans l’inconscient, composé d’une partie personnelle
et d’une autre collective. Il rétablit le lien entre l’inconscient et la spiritualité. Jung a reconnu l’influence sur sa
pensée du livre sur le psychisme écrit par C. G. Carus (1789-1869), un ami de Goethe. C’est de lui qu’il a pris
l’idée de l’inconscient(11). Avant Goethe, l’image inspirée par le mouvement de diastole-systole avait été
utilisée dans la philosophie grecque.
Toynbee cite Empédocle pour qui les changements visibles à la surface de la terre sont dus au flux et au reflux
alternés de deux forces complémentaires et contradictoires : la force d’«intégration» que le philosophe grec
appelle «Amitié», et la force de «désintégration» qu’il appelle «Discorde». Ces forces sont désignées dans la
philosophie chinoise par les principes du «yin» (sombres nuages) et du «yang» (soleil). On la retrouve chez
Montesquieu ainsi formulée : «Il en est comme du système de l’univers où il y a une force qui éloigne sans
cesse du centre tous les corps, et une force de pesanteur qui les y ramène.»(12)
Pour illustrer son idée de la dichotomie des cultures, Bennabi prend l’exemple de deux romans célèbres, Hayy
Ibn Yaqdhan, écrit au XIIe siècle par Ibn Tofaïl, et Robinson Crusoë, écrit six siècles plus tard par Daniel
Defoe(13).
A ses yeux, ces deux personnages représentent de manière parfaite les réponses au vide cosmique apportées par
l’Orient et l’Occident. Ibn Tofaïl, esprit éclairé de l’époque almohade, a écrit son livre en 1169 pour réfuter la
thèse selon laquelle la raison humaine est inapte à la vérité par ses propres moyens, et que seules la Révélation
et la foi permettent d’arriver à l’idée de Dieu. Il l’avait écrit en réponse à une lettre qui lui demandait son
éclairage sur «les secrets de la philosophie illuminative».
Il apparaît très proche des thèses «môtazilites» pour qui la raison peut, par ses seuls ressorts et sans révélation,
accéder à la vérité, à savoir que l’existence de l’univers suppose un être transcendant. Il évoque une sagesse
ésotérique puisant ses sources dans la «tradition primordiale». Ibn Tofaïl critique Ghazali et soutient Ibn
Rochd.
L’histoire de «Hayy» est celle d’un homme qui, abandonné à sa naissance sur les eaux (comme Moïse), aborde
en une île déserte où il est recueilli par une gazelle.
A partir des diverses circonstances qui entourent sa croissance, il construit progressivement son entendement
jusqu’à parvenir vers l’âge de cinquante ans à l’idée de Dieu qu’il découvre dans l’intelligence et l’ordre de
l’univers.
A quelque distance de là, sur une île gouvernée par un roi juste, Salâmân, un sage est lassé de vivre dans une
société indifférente aux principes philosophiques.
C’est Açal. Il décide de s’exiler pour adorer Dieu dans la solitude et se rend sur l’île de Hayy. Après quelques
péripéties, les deux hommes finissent par se rencontrer. Açal apprend à Hayy le langage et, petit à petit, se rend
compte que ce «sauvage» en sait plus que lui sur le principe divin.
Au contact de Hayy, Açal comprend que ce qu’il sait de la religion peut être saisi de manière plus pure et sans
l’appui du «îlm», et qu’on peut croire sans être motivé par la récompense. Il s’incline devant la clairvoyance de
Hayy puis, d’un commun accord, les deux hommes décident d’aller sur l’île de Salâman pour enseigner aux
habitants de la cité-Etat la sagesse à laquelle ils sont parvenus. Hayy et Açal pensent que les hommes ne
pouvaient que mal vivre dans l’ignorance de la vérité et qu’une fois gagnés à celle-ci, ils rallieraient leur
philosophie. Mais ils sont vite déçus et s’en retournent sur l’île déserte. Hayy est révulsé par l’usage fait de
l’islam dans la vie courante. Avant de quitter la cité-Etat, il a quand même soin de recommander à Salâman de
maintenir les gens dans l’état de croyance où ils sont, car la foule ne peut, ni n’aspire, à connaître les fins
dernières ou à vivre selon un niveau d’éveil élevé.
A la différence du Zarathoustra de Nietzsche, Hayy ne veut rien changer à l’état de la masse qui a besoin, pour
croire, de guides et de stimulants.
L’islam social ne lui apprend rien, au contraire il le désappointe. Dans le roman, Salâman incarne le type
pratique et social de l’islam, et Açal la nature contemplative et mystique. Mais on dirait qu’Ibn Tofaïl a voulu
ajouter à ces deux types psychologiques un profil inspiré du personnage d’Ibrahim Al-Khalil qui incarne une
catégorie que le Coran désigne par la notion de «hanif».
L’opposition faite dans le livre d’Ibn Tofaïl n’est pas entre Açal et Salâman (qui est d’ailleurs à peine évoqué
dans le roman) mais entre Açal et Hayy, le premier incarnant le mystique et le second le métaphysicien. Notons
que Henry Corbin rend la notion d’archétype par le mot «açl»(14). Ce ne sont pas ces aspects de l’histoire qui
ont retenu l’attention de Bennabi. Lui a surtout vu dans Hayy la maîtrise de l’angoisse de la solitude par la
méditation, et dans Robinson Crusoë sa maîtrise par le travail. Signalons enfin que l’histoire de Hayy se situe
sur une île de l’océan près de l’Inde où serait née la légende. Rudyard Kipling situera lui aussi l’histoire de
Mowgli, l’enfant de la jungle non loin de là. Ibn Tofaïl s’est inspiré lui-même d’un ouvrage d’Ibn Sina, lequel
se serait inspiré d’un livre connu dans l’Inde ancienne.
Le roman philosophique d’Ibn Tofaïl a connu un succès immense en Europe. Il a été traduit en hébreu au XIVe
siècle, en latin en 1671, en anglais en 1674, et en allemand en 1726. Leibniz l’a lu et aimé. Goethe l’a
certainement lu. En tout cas, il a lu dans son enfance une adaptation du roman. On sait qu’il connaissait les
livres de M. Oelsner, un des premiers islamisants occidentaux, auteur de Des effets de la religion de Mahomet
paru en français en 1810. Or, celui-ci avait fait l’éloge de Hayy Ibn Yaqdhan.
On a donné Goethe pour panthéiste, néo-platonicien, agnostique, voire païen, pour éviter de reconnaître la
profonde influence exercée sur lui par l’islam, pour ne pas dire qu’il était devenu philosophiquement musulman
ainsi qu’il le revendique lui-même.
C’est comme si on ne voulait pas concéder que le chef de file de la pensée allemande, l’esprit autour duquel
s’est établi le consensus le plus large et vers lequel converge le respect le plus déférant (y compris de la part de
l’homme tout puissant qu’était Napoléon quand il le rencontra à Erfurt en 1808(15)), avait accordé son suffrage
et son plébiscite à la pensée islamique authentique, naturelle, originelle, celle dont il a tiré une métaphysique qui
répondait à sa propre quête spirituelle(16).

1) On trouve encore dans ses Carnets en date du 13 août 1969 une note où il dit : «Je lis depuis une semaine
Types psychologiques qui fait surgir de l’inconscient l’idée de Dieu. Les exemples cités comme maître Eckhart
prouvent que c’est la nature même de l’Européen qui exclut cette idée. Il eut été souhaitable que Jung analyse
ce fait historique, pour le moins curieux, que l’Europe n’a été le berceau d’aucune grande religion.»
2) Le déclin de l’Occident, traduit de l’allemand par Mohand Tazerout, T.1.
3)Cité in : F. Klemm : Histoire des techniques, Ed. Payot, Paris 1966.
4) Histoire des techniques
5)Ibid.
6)Cf. «Les grilles du temps», le Monde du 6 juin 1978.
7) Spengler emploie plusieurs expressions pour rendre cette idée : «âme faustienne», «esprit faustien»,
«souffrance faustienne», «culture faustienne»… Pour bien faire apparaître ce qu’il entend par cette expression,
il ajoute : «L’histoire d’Europe occidentale est un destin voulu, celle de l’Inde un destin fortuit.» Il voulait ainsi
illustrer la différence entre le «destin» et le «hasard». De la même manière, il oppose le « sentiment magique
de l’univers arabe» au «sentiment cosmique faustien».
8) F. Klemm, Op.cité.
9)C.G.Jung : Types psychologiques.
10) Op.cité, introduction.
11) Cf. K.Noschis : C.G. Jung : vie et psychologie, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes,
Lausanne 2004.
12) Montesquieu De l’esprit des lois.
13) Daniel Defoe se serait inspiré d’Ibn Tofaïl. Mais selon d’autres sources, il aurait adapté l’histoire réelle
d’un maître d’équipage, Alexandre Selkirk, débarqué de force par son capitaine de bord sur une île déserte, à
600 km des côtes chiliennes, où il vivra quatre ans et quatre mois avant d’être recueilli par un navire. Bennabi
fait allusion à cette autre version.
14) Cf Histoire de la philosophie islamique, Ed. Gallimard, Paris 1962.
15) Dans Entretiens avec Napoléon (Ed. Belfond, Paris 1969), Léon Pautré rapporte cet entretien entre les
deux hommes :
-Napoléon : Monsieur Goethe, je suis charmé de vous voir. Vous êtes un homme.
-Goethe : Sire, je vois que quand Votre Majesté voyage, elle ne néglige pas de porter ses regards sur les plus
petites choses.
-Napoléon : Je sais que vous êtes le premier poète tragique de l’Allemagne.
-Goethe : Sire, vous faites injure à notre pays ; nous croyons avoir nos grands hommes : Schiller, Lessing et
Wieland doivent être connus de Votre Majesté.
Puis, Napoléon évoque sa visite à Erfurt qui coïncide avec celle du tzar Alexandre, et demande à Goethe
d’écrire quelque chose sur ce concours de circonstances qui a réuni dans la même ville les deux empereurs et
de le dédicacer à Alexandre. Goethe lui répond :
- Sire, ce n’est pas mon usage ; lorsque j’ai commencé à écrire je me suis fait un principe de ne point faire de
dédicace afin de n’avoir jamais à m’en repentir.
-Napoléon : les grands écrivains du siècle de Louis XIV n’étaient pas comme cela.
-Goethe : C’est vrai, Sire, mais Votre Majesté n’assurerait pas qu’ils ne s’en sont jamais repentis.
16)Spengler écrit : «La place de Goethe dans la métaphysique occidentale n’a nullement été comprise. On ne le
nomme même pas quand on parle de philosophie. Hélas, il n’a pas cristallisé sa doctrine dans un système.» (Le
déclin de l’Occident).

Pensée de Malek Bennabi (35) Bennabi et la pensée allemande

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr

Il n’est pas sans intérêt de noter que Bennabi a cité le nom de Goethe dans le premier article qu’il a rédigé en
1936 (1) en réponse au fameux texte de Ferhat Abbas sur l’inexistence de la nation algérienne paru en février
1936 sous le titre de «La France, c’est moi !» dans le journal L’Entente de la Fédération des élus, puis, le
lendemain, dans La défense, journal francophone de l’Association des oulamas algériens. Il y compare
abusivement Ferhat Abbas au personnage de Faust. Le sous-titre donné à cet article est une reprise du titre d’un
ouvrage de Nietzsche, Le crépuscule des idoles. Bennabi mentionnera de nouveau le nom de Goethe dans
L’afro-asiatisme (1956) où il prend en exemple le personnage de Faust («Les peuples afro-asiatiques ne doivent
pas oublier qu’il y a des choix tragiques : comme le vieux Faust qui avait voulu troquer son âme pour une
nouvelle jeunesse, on peut perdre finalement sur deux tableaux à la fois»). Il l’évoquera aussi dans Ben Badis le
mystique (2) et enfin dans La leçon d’un crime (3).
Est-ce directement de Goethe que Bennabi tient les influences de la pensée allemande, qu’on ne peut ne pas
relever dans son œuvre, ou de Nietzsche ? Peu importe, dès lors que Goethe a trouvé les réponses
fondamentales à sa quête philosophique dans l’islam, et que Nietzsche s’est avoué un grand admirateur de
Goethe. Un spécialiste de Nietzsche écrit dans la présentation de Ainsi parlait Zarathoustra qu’il «n’est pas un
livre de Nietzsche où il ne revienne à Goethe. Il est peu d’esprits dont il soit aussi proche. Tout ce qu’il écrit est
dans une certaine mesure comme un regard goethéen. Ce qui sous-tend la pensée de Nietzsche est aussi ce qui
sous-tend celle de Goethe. On a jusqu’ici assez peu senti, assez peu remarqué la fondamentale intimité de ces
deux esprits…»
Nietzsche a réadapté Maître Eckhart et continué les idées de Goethe. Selon lui, l’homme a besoin d’une foi,
mais qui soit au service de la promotion de l’homme. Les hommes de son époque lui paraissent en deçà de ce
niveau de conscience ; aussi doivent-ils être régénérés et leurs valeurs «transvaluées». Dans l’introduction à
l’édition de 1922 du Déclin de l’Occident, Oswald Spengler écrit de son côté : «Je me dois de nommer deux
noms auxquels tout ce livre est redevable : Goethe et Nietzsche. De Goethe, j’emprunte la méthode, de
Nietzsche la position des problèmes ; et s’il faut réduire en formule ma position par rapport à Nietzsche, je dirai
que j’ai changé ses échappées en aperçus.»(4) Spengler a mis à l’entrée de son ouvrage cette strophe de Goethe
dont il dit qu’elle résume la philosophie de son ouvrage : «Lorsque dans l’Infini la même impulsion, Réitère
sans cesse une éternelle course ; Lorsque le firmament dans sa contraction, Tend ses mille froncis, resserre sa
Grande Ourse ; Un torrent d’allégresse, en sourdant des objets, De l’astre le plus proche à l’étoile lointaine,
Noie nos passions, éteint nos préjugés, Dans le calme éternel du Seigneur qui nous mène.» (5) Toynbee s’est
revendiqué lui aussi de l’influence de Goethe dont il a pris ce couplet de Faust qui résume selon son propre aveu
la philosophie qui anime sa colossale «Histoire» : «Celui-là seul mérite la liberté et la vie, Qui doit chaque jour
la conquérir.»
Bennabi avait tort d’affirmer dans Le problème des idées (1971) que «la pensée occidentale ignore la loi des
deux battements, systole-diastole, de l’histoire». La loi qui régit le rythme cardiaque (contraction du cœur et des
artères – systole — et dilatation et décontraction – diastole —) a été transposée dans le domaine de l’histoire
d’abord par Goethe, ensuite par Jung(6). Pour Goethe, la création participe de la divinité. Elle en a émané et
s’en est détachée en vertu de la loi de l’expansion (diastole), après quoi elle devra retourner à Dieu dans un
mouvement de contraction (systole). Cette idée coïncide parfaitement avec la signification profonde du verset
qui dit : «Nous sommes à Dieu et à lui nous retournons» dans lequel les musulmans n’ont vu qu’une formule
convenant aux oraisons funèbres.
Le Prologue dans le ciel sur lequel s’ouvre Faust est une application imagée de cette loi au domaine de
l’histoire. Pour le composer, le philosophe allemand s’est, selon toute vraisemblance, inspiré du Coran. Voici
des extraits de ce prologue (7) : (Le Seigneur à Méphistophélès) : «Ecarte cet esprit de sa source première, Mais
si tu perds, tu devras bien rougir, En voyant qu’un mortel, parmi la foule obscure, Peut discerner le droit
chemin. Va, mon fils, remplis ta tâche, C’est, de tous les démons, toi que je hais le moins, L’activité de
l’homme est sujette au relâche, Et pour l’aiguillonner, j’ai besoin de tes soins.»
Voici maintenant les versets coraniques dont nous pensons que Goethe s’est inspiré pour écrire son Prologue.
On les trouve en plusieurs endroits du Coran, mais nous avons choisi ceux des sourates «Sad» et «al-Aâraf» :
«Lorsque ton Seigneur dit aux Anges : «Je vais créer d’argile un être humain ; quand Je l’aurai bien formé et lui
aurai insufflé de Mon esprit, jetez-vous devant lui, prosternés.» Tous les Anges se prosternèrent, sauf Iblis qui
se montra hautain et fut ainsi du nombre des infidèles. Dieu dit alors : «O Iblis ! Qu’est-ce qui t’empêche de te
prosterner devant ce que J’ai créé de Mes mains ? T’estimes-tu plus grand ou de rang plus élevé ?» - «Je suis,
répondit Iblis, meilleur que lui. Tu m’as créé de feu et Tu l’as créé d’argile.» - «Hors d’ici ! ordonna Dieu, tu es
maudit ! Ma malédiction te poursuivra jusqu’au jour de la rétribution.» - «Seigneur, dit Satan, laisse-moi en vie
jusqu’au jour où ils seront ressuscités.» Dieu dit : «Tu seras du nombre de ceux à qui il sera permis d’attendre
jusqu’au jour de l’instant connu de Nous.» - «J’en jure par Ta puissance, dit Satan, je les séduirai tous, à
l’exception de Tes serviteurs sincères !» - Dieu dit : «Je suis la vérité et proclame la vérité ! J’emplirai la
Géhenne de toi et de tous ceux qui parmi les hommes t’auront suivi.» (38, 71-85). «… Puisque Tu m’as voué à
l’erreur, je les guetterai le long de ta voie droite, répondit Satan, je les assaillirai par-devant et par-derrière, sur
leur droite et sur leur gauche, et Tu trouveras la plupart d’entre eux ingrats envers Toi.» Dieu dit : «Hors d’ici,
couvert d’opprobre et banni ! De ceux qui parmi eux t’auront suivi, et de toi, de vous tous, J’emplirai la
Géhenne.» Puis Dieu dit : «O Adam ! habite avec ton épouse le Paradis. Mangez de ses fruits partout où vous
voudrez, mais n’approchez pas de cet arbre-ci ! Vous seriez alors du nombre des injustes.» Satan, pour leur
montrer leur nudité soustraite jusqu’alors à leurs regards, leur suggéra ceci : «Votre Seigneur ne vous a interdit
cet arbre que pour que vous ne soyez ni anges ni immortels. Je suis, leur jura-t-il, un bon conseiller pour vous.»
Perfidement, il les séduisit. Lorsqu’ils eurent goûté à l’arbre, leur nudité leur apparut et ils se mirent à la couvrir
avec des feuilles du Paradis. Leur Seigneur les ayant appelés leur dit : «Ne vous avais-Je pas interdit cet arbre et
ne Vous avais-Je pas dit que Satan était pour vous un ennemi déclaré?..» - « Seigneur, dirent-ils, nous avons agi
injustement envers nous-mêmes. Nous sommes perdus si Tu ne nous pardonnes pas et ne nous prends pas en
pitié.» - «Descendez (du paradis), ordonna Dieu ! Vous serez ennemis les uns des autres. Vous aurez un asile
sur terre et y jouirez un temps. Vous vivrez, vous y mourrez et vous en serez expulsés.» (7, 16-27) (8).
C’est en lisant le Coran que Goethe a eu l’idée de Faust dont il a achevé la première version en 1775 mais dont
le texte définitif n’a été établi qu’en 1831, une année avant sa mort. L’esprit faustien n’est donc pas étranger à
l’esprit coranique. Le récit biblique du «péché originel» et de l’expulsion d’Eve et d’Adam du Paradis diffère de
celui du Coran.
Le serpent maléfique est la cause de la première rupture de l’Alliance entre Dieu et l’Homme. La Genèse
rapporte que «Le Seigneur Dieu dit au serpent : Parce que tu as fait cela, tu seras maudit entre tous les bestiaux
et toutes les bêtes des champs ; tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la pourriture tous les jours de ta
vie. Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance. Celle-ci te meurtrira à la
tête et toi, tu la meurtriras au talon. Il dit à la femme : ‘’Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances
; c’est péniblement que tu enfanteras tes fils…’’ Il dit à Adam : ‘’Parce que tu as écouté la voix de ta femme et
que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de
toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et le chardon
et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au
sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras’’.»(9)
Adam et Eve sont donc chassés du Paradis et avec eux l’homme entame sa carrière sur la terre. Dans la religion
chrétienne, cet homme est un pécheur et doit à ce titre gagner sa rédemption, mais il ne le peut que par la Grâce.
C’est un Algérien, Saint Augustin (354-430), qui est l’origine de ce qui deviendra après le Concile de Trente au
XVIe siècle le dogme du «péché originel». Dans l’ouvrage consacré à cette théorie, Saint Augustin écrit : «La
procréation est infectée par le poison du désir charnel… Par cette loi, le péché originel d’Adam s’est transmis à
tous ses enfants. Conçu dans le péché, l’homme est un pécheur. La suite des générations est imprégnée du péché
et est anti-divine.» Dans l’islam, il n’y a pas trace du péché originel. L’homme a certes failli, mais Dieu a
accepté de lui donner une seconde chance en envoyant périodiquement à sa descendance des prophètes pour lui
indiquer le droit chemin. Dans Les conditions de la renaissance (1949) Bennabi a mis un Apologue où il donne
une sorte de suite au dialogue entre le Seigneur et Satan. Il en émane une vision hautement optimiste (10) :
«Quand Adam, coupable, descendit sur terre, il n’apportait que la feuille de vigne qui couvrait sa nudité et le
remords qui rongeait son âme. Quand les bêtes et les éléments le virent ainsi apparaître, il ricanèrent de son
dénuement.
Adam ressentit le froid, la faim, la peur. Il alla se réfugier dans une caverne obscure pour méditer sur sa
pauvreté et son isolement dans une nature hostile qu’il connaissait à peine.
Il envia le sort de l’oiseau dans le ciel et celui du poisson dans l’eau. Le remords mordit plus fort son âme
attendrie sur son pauvre sort. Il pria humblement et implora le ciel. Et le ciel lui répondit : ‘’Je t’ai donné ton
génie et ta main, je t’ai donné le sol et le temps. Va… tu dompteras l’espace comme l’oiseau qui vole et tu
vaincras le flot comme le poisson qui nage.’’ Adam sourit… Et l’Astre idéal éclaira son obscure caverne et son
brillant destin.»
Juriste, savant, poète, philosophe, Goethe est un carrefour de la pensée allemande. Comme Bennabi, il a grandi
dans une ambiance religieuse. Comme lui, sa mère l’a nourri de récits et de contes qui exaltent son imagination.
Enfant, il lit un roman (Insel Felsenburg) inspiré de l’histoire de Robinson Crusoë. Comme Bennabi aussi, il
aime les sciences et est préoccupé par la recherche du sens de l’univers et de la création.
Elevé dans un milieu protestant marqué par les idées de Luther et des mystiques germains, il médite sur le
mystère du salut, sur la nature de la relation entre Dieu et l’individu. Il veut trouver la loi universelle qui régit le
monde. Il ne croit pas au péché originel et à la condamnation de l’homme : l’homme est capable par son
raisonnement d’assurer son salut ici-bas ; Dieu est bon, il n’est pas responsable des actes de l’homme ; Satan
joue un rôle fécond dans la création ; il incarne la probabilité du mal, mais l’homme est libre et capable de
tracer sa voie vers le bien.
Goethe rejette l’attitude de l’homme attendant de Dieu des faveurs ; il craint que le sentiment religieux ne soit la
négation des facultés créatrices de l’homme.
A l’instar de Maître Eckhart, il ne croit pas à «la métaphysique de la récompense». Il lui suffit de savoir que
l’immanence de Dieu est dans les forces vitales ; il croit en l’élévation de l’homme, non pas pour se détacher du
monde, mais pour être un vecteur du bien dans la société.
La civilisation est une synthèse de la nature et de la culture issue des œuvres de l’homme. Le Prophète de
l’islam et Prométhée lui semblent répondre à cette vocation et c’est pourquoi il les a réunis dans son art
dramatique.
Goethe n’a pas fait métier d’orientalisme : il n’a pas étudié l’islam pour le faire connaître, mais pour ses besoins
philosophiques. Il y a trouvé une inspiration qui l’a aidé à forger sa propre philosophie, y voyant un
prolongement à l’œuvre réformatrice de Luther. Il y a trouvé la religion naturelle (eddin al-hanif) par
excellence. Il croit en l’unicité de Dieu et en Mohammad comme Prophète. C’est le contenu même de la
«chahada» qui est tout ce qu’exige le Coran d’un homme pour entrer en islam. Le reste est secondaire. Goethe a
été préparé à son contact avec l’islam par ses lectures des œuvres de Lessing et de Leibniz, lesquels avaient un
grand respect de l’islam. Le protestantisme, fait allemand, n’a pas suffi à Goethe qui pensait avec Voltaire que
«ni Luther ni Calvin ne vaut la semelle de Mahomet».
Jeune, il se lie à Herder qui lui révèle la grande influence de la civilisation musulmane sur le monde et lui
communique la curiosité de l’Orient. Tous deux refusent de voir dans la Bible une révélation surnaturelle. Il lit
les traductions du Coran réalisées en latin par Maracci en 1698 et en allemand par Megerlin en 1772.
En 1773, il lit celle de Boysen, les deux volumes de L’histoire de la vie de Mohamed, législateur de l’Arabie de
Turpin, et publie un Chant en l’honneur de Mahomet et de Prométhée. Il lit également La vie de Mahomet de
l’islamisant français Oelsner, la Chrestomatie arabe de Sylvestre de Sacy et La Bibliothèque orientale de
Herbelot.
Entre 1773 et 1775, Goethe compose la première version de Faust ; en 1787 il visite la Sicile dont sa capitale
Palerme, anciens sièges de la civilisation musulmane ; en 1791, il découvre les poètes persans Hafiz et Saâdi ;
en 1798 il rédige le Prologue dans le ciel ; en 1799, il adapte Mahomet de Voltaire en s’inspirant de la sourate
90-75 du Coran ; en 1806, il termine la seconde version de Faust.
Il dira : «J’avais lu et relu avec beaucoup d’intérêt la vie du prophète oriental que je n’avais jamais pu
considérer comme un imposteur.» A Meyer, il dit dans une lettre de 1816 : «Il nous faut persister en islam» ; à
Willemer, il confie dans une correspondance de 1817 : «Tôt ou tard nous devons professer un islam
raisonnable» ; dans une lettre à Zelter de 1820, il écrit : «C’est dans l’islam que je trouve le mieux exprimées
mes propres idées» ; en 1819 il publie Divan occidental-oriental (11) où on peut lire ces strophes : «Vous donc,
ô connaisseurs de la loi, Hommes sages et pieux et de haut savoir, Enseignez le devoir strict des fidèles
musulmans. C’est folie que chacun pour son cas, Fasse valoir son opinion personnelle ! Si Islam veut dire :
soumis à Dieu, Nous vivons et nous mourrons tous en islam. Ainsi faut-il tenir pour vérité, ce qui a réussi à
Mahomet ; C’est seulement par l’idée du Dieu Unique, Qu’il a soumis le monde. Le Coran fut-il de toute
éternité ? Je ne m’en informe pas. Le Coran fut-il créé ? Je ne le sais pas. Qu’il est le livre des livres, Je le crois
comme le doit un musulman.»
Satan joue un rôle dans la notion de «défi-riposte» de Toynbee : «L’intervention du démon a accompli la
transition de yin à yang», écrit-il. La conception traditionnelle de la religion met l’accent sur les aspects
mystiques et irrationnels. Goethe(12), Nietzsche, Spengler, Toynbee et Bennabi le mettent sur les aspects
intellectuels, psychologiques, moraux et sociaux. Dans Humain, trop humain, Nietzsche écrit : «Si l’humanité
ne doit pas marcher vers sa perte, il faut d’abord que soit trouvée une connaissance des conditions de la
civilisation supérieure à tous les degrés atteints jusqu’ici. En cela réside l’immense devoir des grands esprits du
prochain siècle.»(13)
Parmi ces «grands esprits du prochain siècle», on peut assurément compter sur l’axe musulman Bennabi qui a
essayé de transposer dans la pensée islamique ces idées fraîches et ces visions créatrices. Nietzsche avait bien
raison de dire que «l’histoire universelle est des plus courtes quand on la mesure d’après les connaissances
philosophiques importantes».(14)
Nous ne savons pas si Lévi-Strauss connaissait ces similitudes et ces affinités, mais il n’a pas tort de relever
dans Tristes tropiques les ressemblances «entre ces deux types sociologiquement si remarquables, le musulman
germanophile et l’Allemand islamisé» (15).
Nous en avons peut-être une explication dans le livre de l’Allemande Sigrid Hunke où elle écrit : «C’est dans la
Sicile des Normands et de Frédéric qu’est né l’Occident moderne dont l’esprit arabe fut l’accoucheur. Dans ce
royaume situé entre deux univers, le génie germanique et le génie arabe se rencontrèrent en la personne de
Frédéric II…
Il réconcilia l’Orient et l’Occident pour peu de temps sur le plan politique, mais pour des siècles en revanche
dans le domaine culturel…» (16) Il y a lieu de noter que le mathématicien européen qui a fait rentrer les
chiffres arabes en Occident, Léonard de Pise, ami de l’empereur, avait fait ses études à Béjaïa au XIIIe siècle.
C’est aussi le sentiment de Benoist-Méchin qui était à la fois germanophile et islamophile et qui a consacré un
livre à l’empereur allemand où on peut relever ces informations sur l’éducation qu’il reçut des maîtres
musulmans à Palerme : «Ils lui apprirent l’arabe ; ils lui inculquèrent des rudiments de logique, de calcul et
d’algèbre… Ils l’initièrent aux écrits de Ptolémée, d’Averroès, le célèbre géographe qui avait construit pour
Roger II (arrière-grand-père de Frédéric) une énorme sphère terrestre et un ouvrage de botanique…»(17)
Le Concile de Lyon I (1245) excommunie et dépose Frédéric II. Celui de Vienne (1312) interdit la création de
chaires de langue arabe en terre chrétienne.
Jacques Benoist-Méchin, on s’en souvient, a écrit en 1960 une lettre à Bennabi lui disant : «Je ne puis vous dire
combien je trouve votre ouvrage (Vocation de l’islam) remarquable et combien il a élargi ma connaissance du
monde islamique. Je l’ai trouvé à la fois clair, émouvant et convaincant. Il m’a donné une très grande envie de
lire vos autres ouvrages, notamment Le phénomène coranique et Les conditions de la renaissance… Je vous
serais très obligé de me dire si on peut encore se procurer ces ouvrages et, dans ce cas, où il faut s’adresser…»
Une dizaine d’années plus tard, Benoist-Méchin, qui aura entre-temps connu Bennabi, lui écrira en date du 28
août 1969 pour lui avouer «le plaisir et l’enrichissement que (j’ai) tirés de (vos) ouvrages et de nos entretiens. Je
considère votre œuvre comme une étape de tout premier ordre dans la rénovation de la pensée islamique…
Il m’arrive souvent de relire et de consulter vos livres ; j’y trouve chaque fois des profondeurs et des résonances
insoupçonnées. C’est pour moi un honneur de pouvoir compter sur l’estime d’un esprit comme le vôtre.»

1) Cf : «Intellectuels et intellectomanes : le crépuscule des idoles», publié en novembre 1991 dans une
traduction arabe par une revue batnéenne, El-Raouassi, qui doit l’avoir obtenu de Hamouda Ben Sai qui vivait
à Batna.
2) Révaf. du 30 avril 1967.
3) Révaf. du 2 mai 1968.
4) Op.cité
5) Trad. Mohand Tazerout : in Le déclin de l’Occident, op.cité.
6) Jung et Bennabi ont un autre point commun : ils ont tous les deux écrit sur le phénomène des “soucoupes
volantes”. Le premier, Bennabi, a rédigé sur la question un article intitulé «Les soucoupes volantes» (la
République algérienne du 25 mai 1950) où il montre une impressionnante connaissance de l’aéronautique et où
il nie, démonstration à l’appui, la possibilité technique de l’existence des soucoupes volantes. Mais il pense que
la forme sphérique d’un objet volant équipé d’un système à réaction présente théoriquement de grands
avantages qu’il décrit : l’appareil peut se poser sans avoir besoin de piste d’atterrissage, comme il peut se
poser en mer «comme un hélicoptère insubmersible» ; il peut se tenir immobile en l’air «grâce à la réaction
verticale» ; il assure le maximum de sécurité à ses passagers… Quant à Jung, c’est un livre qu’il a consacré au
sujet (Un mythe moderne, Ed. Gallimard, 1961) sous l’aspect d’une approche psychologique. Sans s’arrêter sur
la probabilité de l’existence matérielle des OVNI, il voit dans ces visions collectives un phénomène
psychologique traduisant une expression moderne de ce que Bennabi

Comment j’ai connu Malek Bennabi


Par Nour-Eddine Boukrouh
noureddineboukrouh@yahoo.fr

J’ai vu et entendu Malek Bennabi pour la première fois en décembre 1968 dans la modeste salle de réunion du
lycée Amara-Rachid où venaient de s’ouvrir, dans un parfait anonymat, les assises du premier «Séminaire
d’initiation à la pensée islamique». Nul ne pouvait alors imaginer le succès qu’allait connaître cette humble
manifestation qui allait perdurer pendant un quart de siècle, comme j’étais loin de me douter que ce jour était
celui du scellement de mon destin. Informé de la tenue de ce séminaire par un communiqué paru dans la presse,
mon père avait insisté pour que ma sœur et moi allions y écouter les conférences annoncées. En ce temps-là,
l’idéologie ambiante et dominante en Algérie était le «progressisme», c’est-à-dire le marxisme. Avec les
victoires atomiques et spatiales de l’URSS et de la Chine, le communisme était au sommet de la gloire. Des
pays comme l’Algérie vivaient ces exploits comme les leurs en propre et pensaient ingénument que bientôt ils
les rééditeraient chez eux puisqu’ils avaient adopté le même système. En ce qui me concerne, je ne m’étais
jamais senti à l’aise au contact de cette idéologie. En dépit des multiples occasions de me laisser endoctriner qui
s’étaient offertes à moi, je ne l’acceptais pas. Ma répulsion, quasi instinctive, provenait de ce que je percevais
nettement qu’elle posait inconditionnellement le postulat de l’effacement des fondements de la personnalité
algérienne. Mais quoi lui opposer ? L’islam n’avait alors ni les faveurs des foules ni celles des élites, et j’étais
dans la totale incapacité de pouvoir discerner par moi-même entre les aspects positifs de l’islam, et ceux,
négatifs, des musulmans.
Ce qui allait de plus en plus devenir en moi une véritable allergie au marxisme n’avait évidemment aucune
justification économique. J’étais trop jeune pour posséder des «intérêts» ou une «conscience de classe». Pour
moi, devenir marxiste n’était pas évoluer, mais trahir : trahir son passé, sa culture, ses valeurs morales et
sociales. D’un autre côté, je pressentais que cette philosophie qui heurtait de front le fonds mental algérien ne
pouvait pas motiver le pays profond. Ce n’est donc pas par hasard que le premier article de presse que j’ai
publié avait pour titre «Islam et progressisme»(1), ou qu’en guise de mise en garde contre un nouveau livre que
Rodinson préparait, je publierai une critique sévère de cet orientaliste marxisant(2).
Mon professeur de philosophie s’échinait deux ans plus tôt à nous le présenter en classe comme la «meilleure»
source de référence pour l’étude de l’islam. Maxime Rodinson, qui accusa le coup, me répondit par des insultes
dans le premier paragraphe de son gros livre qui parut quelques mois après (3). Un jour, néanmoins, le
philosophe marocain, Mohamed Aziz Lahbabi, qui enseignait à l’Université d’Alger et que j’aidais à corriger
les épreuves de son roman, Espoir vagabond(4), m’informa que l’orientaliste français souhaitait me connaître et
qu’il m’invitait à me rendre, à ses frais, à Paris, ce que je déclinai. Au lycée, mes professeurs de philosophie —
successivement Daniel Boukman à Boufarik et Maurice-Tarik Maschino à l’Emir-Abdelkader — étaient
d’ardents et célèbres écrivains progressistes. Tous deux ont épousé la cause de la Révolution algérienne, surtout
M.T. Maschino qui, jeune enseignant proche de Jean-Paul Sartre, refusa de s’enrôler sous le drapeau français et
rejoignit le FLN au Maroc, puis en Tunisie. A l’indépendance, il devint naturellement algérien, épousa la grande
écrivaine Fadéla Mrabet, et tous les deux se dévouèrent au service de l’Algérie dans l’enseignement, la culture
et les lettres, combat qu’ils poursuivent à ce jour, puisque le premier anime une chronique hebdomadaire dans le
journal el Watan et que la seconde publie presque chaque année un nouveau livre. Si mes rapports avec le
premier devaient rester jusqu’au bout ceux de tout élève envers son professeur, ils allaient être exécrables avec
le second, en raison de ce qui m’apparaissait comme de perpétuelles attaques de sa part contre les valeurs
culturelles algériennes. Trente-quatre ans plus tard, en octobre 2003, le destin devait nous réunir et nous jeter
dans les bras l’un de l’autre.
Quelques mois après, il publiera en France un livre où il évoque avec émotion nos anciennes empoignades,
écrivant : «D’un fondamentalisme qu’aucun argument n’entamait, il s’obstinait, en guise de dissertation, à
rédiger des proclamations de foi. Il parsemait les dix ou quinze pages qu’il me remettait, très bien écrites
d’ailleurs, de versets du Coran et de hadiths. Par provocation, car il savait fort bien qu’à un moment ou à un
autre de la polémique, je perdrais patience et lui répétais, pour la centième fois, qu’une classe de philo n’est pas
une mosquée. ‘‘Vous n’êtes qu’un païen’’, concluait-il dans l’hilarité générale, haussait les épaules et se murait
dans un silence qui m’horripilait. Mais s’il m’agaçait, je l’aimais bien.»
Et mon ancien professeur de conclure ce témoignage sur ces réflexions : «Tous deux, comme sur un ring, nous
avons échangé beaucoup de coups : son militantisme religieux m’était insupportable, comme lui était
insupportable mon militantisme marxiste. Il me citait le Coran, je le renvoyais au Capital ; il m’objectait que
j’avais des œillères et ne comprenais rien à la religion, je lui répliquais ‘‘opium du peuple’’ ou lui suggérais de
lire Malaise dans la civilisation. Idéologiquement, tout nous opposait, mais il est probable que cette opposition
tissait entre nous, à notre insu, des liens auxquels nous tenions, ou qui nous tenaient. Ferme, mais toujours
courtois, Noureddine était intelligent, cultivé, il parlait avec aisance, écrivait avec brio, et si sa résistance
m’agaçait, la polémique en elle-même me ravissait. J’imagine qu’il l’appréciait lui aussi. Lorsqu’il était absent,
il me manquait, et lorsqu’il arrivait que, grippé, je ne vienne pas, il devenait amorphe, me disaient ses copains,
et passait les heures de cours à se morfondre. Avions-nous besoin de nos joutes pour nous sentir exister ?
Chacun de nous était-il reconnaissant à l’autre de lui donner ce plaisir ? Est-ce cela, finalement, qui nous a liés ?
Ou quelque chose de plus profond, cette sorte d’intransigeance intellectuelle, ce refus du compromis qui nous a
conduits, l’un et l’autre, à prendre des risques et à payer le prix fort pour défendre nos valeurs ?... N’est-ce pas
cette volonté de ne rien céder de ce qui nous paraît essentiel qui nous a autrefois opposés et en même temps
rapprochés ? Chacun, d’une certaine façon, ne s’est-il pas reconnu dans l’autre ? Je ne sais.»(5)
Je suis d’avis que c’est bien de cela qu’il s’agit, cher professeur, sauf que ni à l’époque ni jamais je n’ai été un
«fondamentaliste» mais tout simplement un musulman qui, grâce à Bennabi, avait compris que l’islam pouvait
donner autre chose que ce qu’on appelle aujourd’hui péjorativement l’«islamisme». Depuis, nous nous
sommes souvent revus en France et en Algérie, lui, Fadéla et moi, pour constater qu’au bout du compte chacun
avait fait les pas qu’il fallait vers l’autre, les épreuves par lesquelles l’Algérie est passée y ayant beaucoup aidé.
Qu’ils trouvent ici l’expression de ma grande affection.
Arrivé donc par un matin pluvieux sur les lieux où se déroulait le premier «Séminaire sur la pensée islamique»,
je fus, sitôt dans la salle, frappé par l’allure des silhouettes entassées dans la salle froide et exiguë. Elles
m’apparurent tels des «tolbas» (enseignants coraniques) échappés de quelque zaouïa qui aurait survécu aux
bouleversements de l’époque. Ce n’était en fait que les humbles représentants du corps constitué le plus en
déshérence dans la république progressiste : les imams de mosquée. Leur heure de gloire viendra un jour en
Algérie. Ce sera avec la montée de l’islamisme à la fin des années quatre-vingt.
Prudemment, je m’étais carré dans un siège au fond de la salle et, de là, considérais l’estrade d’où provenait la
voix perçante de je ne me rappelle plus quel cheikh oriental, lançant à la volée des sentences mille et une fois
répétées avant lui dans moult pays musulmans depuis l’an mil. Par moment, s’élevaient de différents endroits de
la salle de vaillants «Allahou akbar !» échappés de gorges étreintes par la foi. J’en étais à guetter le moment
propice au repli discret lorsque l’animateur annonça le conférencier suivant ; apparut alors sur la scène un
homme aux cheveux blancs, haut de stature, élégant. Je le pris pour un Européen.
Quelques minutes après, j’étais vissé à mon siège que je n’aurai quitté pour rien au monde. Je venais de
découvrir Malek Bennabi. A ses seuls aspects extérieurs, l’homme m’était apparu majestueux, imposant,
convaincant. Au fur et à mesure qu’il parlait, les malaises et les préventions qui s’étaient inconsciemment
accumulés en moi pendant des années contre ce qui émanait du fait islamique tombaient, cédant la place à une
pressante envie de comprendre, de connaître, de savoir, de rattraper. Je me rappelle, entre toutes, de cette phrase
qu’il prononça à un moment : «Dieu est obscur à force de clarté.» Je prenais hâtivement des notes. Mais je
compris bientôt que l’essentiel en ces instants n’était pas ce que je pouvais retenir de ce que disait l’orateur —
je comprenais d’ailleurs fort peu de choses —, mais de savourer la fierté qui m’avait enveloppé dès le moment
où j’ai su que cet homme était un Algérien.
Mes préjugés fondaient l’un après l’autre au soleil réchauffant et purificateur de cette autre forme de sentiment
nationaliste. Ma vie venait de basculer. Désormais, elle avait une orientation, un sens et même de très solides
arguments. Avec Bennabi, je venais d’avoir la révélation que l’on pouvait être musulman et autre chose qu’un
être archaïque, émotionnel, irrationnel… Physiquement déjà, il me changeait de l’image d’Epinal que j’avais du
«âlem» impotent et du «civilisé» vide de toute âme. Bennabi était grave, vrai, beau ; il incarnait par tout son
être ce dont il parlait, c’est-à-dire le musulman authentique et efficace. Il était l’exemple à suivre, l’idéal
à atteindre.
Mais, en même temps que cette euphorie s’installait en moi, une énigme naissait : comment se fait-il qu’un
homme de cette envergure soit totalement inconnu dans son pays ? Mon entendement ne me fournissait pas de
réponse, et je ne connaissais personne à qui poser la question dans ce milieu «islamiste» où je m’étais
fortuitement retrouvé. Je connaissais à peu près tous les auteurs algériens et en aimais quelques-uns, mais
j’ignorais jusqu’au nom de celui-là.
Si les premiers appartenaient à une tradition littéraire qui remontait au début du siècle et dont les principales
figures avaient acquis l’immortalité en narrant leurs états d’âme inspirés par des scènes vivantes ou des natures
mortes, Bennabi, lui, inaugurait quelque chose de nouveau, appartenait à un autre registre, relevait d’une
catégorie inconnue dans l’histoire des lettres et des idées de mon pays depuis Ibn Khaldoun : le penseur, le
visionnaire, celui qui n’est ni un romancier, ni un sociologue, ni un philosophe, ni un historien, mais tout
cela à la fois ; un homme qui soit à lui seul le condensé intellectuel de tout ce que l’esprit humain a élaboré de
positif de Sumer à nos jours, par-dessus les frontières des nations et des civilisations, et au-delà de l’horizon
borné de chacune d’elles.
Le lendemain, je me rendais à la Bibliothèque nationale à la recherche de ses ouvrages. Il n’y avait en tout et
pour tout que deux ou trois titres. Je m’engageai dans la lecture de ce que j’avais trouvé avec la détermination
d’un spéléologue qui découvre un labyrinthe jusque-là inconnu. A partir de la collection archivée du journal La
République algérienne, je devais recopier à la main les articles qu’il y avait publiés dans les années quarante et
cinquante. Plus tard, je poursuivrai ce travail à Versailles où se trouvait l’annexe de la bibliothèque nationale de
Paris et où étaient tenues les collections de la presse algérienne de l’époque.
La deuxième fois que je vis Malek Bennabi, ce fût le 23 janvier 1970 à la salle des Actes (Alger-Centre) où il
devait donner une conférence sur «Le sens de l’étape». C’est là par contre que j’allais apercevoir pour la
première fois le fameux Dr Abdelaziz Khaldi que je connaissais de nom par les savoureux billets qu’il publiait
de temps à autre dans El-Moudjahid ou Révolution africaine. Khaldi était aux côtés de Bennabi sur la tribune
pour présenter au public son ami de toujours. A l’époque, Bennabi animait dans son domicile un «cercle
d’orientation culturelle» où il recevait alternativement les étudiants francophones et arabophones.
Je ne le savais pas encore et ne le saurai en fait que lorsqu’un élève d’une autre classe de terminale vint un jour
m’aborder dans la cour du lycée où mes démêlés avec M. Maschino avaient fait quelque bruit. Je n’avais aucun
contact avec quiconque et, bien que j’eus pris part aux travaux du troisième séminaire qui avait eu lieu en
décembre 1969 à l’Ecole normale de Bouzaréah, je ne connaissais toujours personne. La vérité est que seul
Bennabi m’intéressait, étant loin de ressentir de grandes affinités avec les gens que j’observais autour de lui
car mon problème à moi n’était pas spirituel mais intellectuel. C’est là que, pendant quatre prodigieuses
années, j’allais vivre à l’ombre de Malek Bennabi les instants les plus exaltants intellectuellement de ma
vie.
Nous étions environ une trentaine d’étudiants à venir plus ou moins régulièrement à ses causeries du
samedi de 16h à 19h. Son séminaire était ouvert au premier venu. Il ne demandait rien à personne, ni l’identité
ni la raison de sa présence. Peu importait à ses yeux le nombre des présents qui ne pouvait être supérieur au
chiffre indiqué en raison des capacités d’accueil de l’espace réservé au séminaire (à peu près vingt mètres
carrés). Il donnait ses cours en s’aidant d’un tableau d’école. De temps à autre, il posait une ou deux questions à
l’assemblée comme pour s’assurer qu’on le suivait, mais il ne tardait pas à se rendre compte qu’il était la plupart
du temps le seul à comprendre le sujet exposé.
Il poursuivait cependant sa causerie, il continuait d’avancer, il sacrifiait à sa mission, indifférent à la
composition de son auditoire, où seule une dizaine de visages lui étaient familiers. Sa voix était haute, forte,
parfois emphatique. De haute stature, il s’habillait chez lui tantôt d’un pyjama sur lequel il portait une robe de
chambre, tantôt d’un qamis immaculé sous un burnous de la même couleur.
Il était le plus souvent d’humeur gaie et avait le rire facile, rejetant la tête en arrière quand il voulait se laisser
aller à un plaisir de rire évident… Mais dès qu’il se reprenait, ses yeux devenaient flamboyants et ses traits, fins
et bien dessinés, se refermaient brusquement, restaurant le sérieux absolu sur son visage.
C’était un homme profondément humain. Il tenait du sage et de l’enfant tant il paraissait candide. Sa maison
était dépourvue de mobilier, les chaises sur lesquelles on s’asseyait étaient dépareillées, son bureau personnel se
composait d’une armoire de dimension moyenne et d’un bureau derrière lequel il s’asseyait pour travailler ou
recevoir les visiteurs. Il se dégageait de lui une mansuétude, une bonté, une droiture qui vous gagnaient dès
l’abord. Il ne s’emportait que lorsqu’on déformait un raisonnement ou exprimait mal une idée, choses qu’il
vivait comme une atteinte au Vrai et au Bien. Mais ce n’était que pour quelques minutes.
Je me souviens qu’un soir de Ramadhan, étant passé avec un camarade le prendre de chez lui pour l’emmener
sur les lieux d’une conférence qu’il devait donner, il vint à l’idée de mon compagnon qui avait pris place à ses
côtés sur la banquette arrière de lui faire la conversation, mais il engagea mal le sujet.
Bennabi explosa à notre immense surprise comme si l’impudent lui avait gravement manqué de respect. Quant à
moi, jamais je ne m’étais aventuré à lui poser de questions, écrasé que je me sentais devant l’autorité qui
émanait de lui. Au demeurant, je n’avais pas de questions, je me contentais de le savoir vivant, parmi nous, en
Algérie, en ces instants. Alger connaissait en ce temps-là une véritable vie culturelle : conférences publiques,
rencontres poétiques, théâtre, centres culturels étrangers... Je ne ratais rien. D’un autre côté, je m’étais mis à
écrire régulièrement dans la rubrique culturelle d’El-Moudjahid où je tenais une chronique. C’est ainsi que le Dr
Khaldi d’abord puis Bennabi me remarquèrent et que je passais depuis le plus clair de mon temps avec le
premier dans son cabinet médical ou à son domicile, car il avait entrepris — je le comprendrai plus tard — de
me «former».
A ma grande stupéfaction, la mort le surprit le 26 mars 1972 à l’âge de 57 ans. C’était un dimanche, le premier
depuis que je le fréquentais où je m’étais absenté du «salon» qu’il tenait chez lui chaque semaine. Il m’échut
l’honneur de rédiger l’article qui devait lui rendre hommage.
Ce que je fis et confiai au quotidien El-Moudjahid. Etant passé à l’imprimerie vers 22h pour corriger mon texte,
j’emportai avec moi — je ne sais pourquoi, car je ne l’avais jamais fait auparavant — une épreuve de la page
huit où devait sortir ledit article ainsi qu’un poème de Momo (Himoud Brahimi) (6) intitulé «A la mémoire de
Khaldi» composé la veille. En achetant le journal le lendemain, j’eus la désagréable surprise de ne trouver ni
mon oraison ni le poème de Momo. Je garde à ce jour cette preuve encore vivante de la censure que faisait
exercer M. Ahmed Taleb El-Ibrahimi que Khaldi avait pourtant aidé à parvenir au poste où il était arrivé.
En plus de l’article-hommage, j’avais confié au journal une brève intitulée «Les obsèques du Dr Khaldi» qui,
elle, fut publiée car elle mentionnait les noms des personnalités officielles venues à l’enterrement. L’hommage
à Khaldi sera publié en mai 1972 dans un magazine paraissant à Paris, L’Algérien en Europe, dirigé par
Abdelkrim Gherieb. Les deux seuls articles consacrés au décès de Khaldi furent celui du correspondant du
Monde à Alger qui a présenté Khaldi comme «l’éminence grise du pouvoir algérien», et celui d’un intellectuel
algérien, Hachemi Larabi, dans Algérie-Actualité du 2 avril 1972, sous le titre de «A. Khaldi, une page
d’histoire qui s’éteint». Quand je me rappelle cet épisode et que je retire de mes archives cette page censurée, ce
n’est pas mon article que je relis, mais toujours et avec une inaltérable émotion le poème de Momo, un
personnage haut en couleur dont la Casbah et les cinéphiles algériens garderont longtemps le souvenir.
Voici dans son intégralité ce poème : «Pour devenir éternel, il faut passer par la porte de la mort, la mort est
aussi précieuse que le nom que t’ont donné tes parents, ya Abdelaziz. Si la mort n’était qu’un au revoir, mon
ami heureux reviendrait nous surprendre, la bonne parole à la bouche. Si la mort n’était qu’un sommeil normal,
je serais ravi d’assister à son réveil après qu’il ait bien dormi. Si la mort n’était qu’une légère absence, je
l’attendrais sans hâte au lieu de notre habituel rendez-vous. Si la mort était une mine d’or, je sais que mon ami
l’aurait contournée pour aller mourir ailleurs. Si la mort est bien la mort, parce qu’elle est faite pour faire
mourir, c’est que la mort tient à sa vie pour ne pas elle-même mourir. Mais la mort est tout cela, et même bien
plus que cela. Elle est le réservoir de l’Amitié qui renforce ses liens par-delà le temps et l’Histoire, elle est aussi
le sacrement de l’homme qui finira par voir ce qu’avec son cœur il doit voir.»
Parfois, et je les tiens pour les plus grands honneurs de ma vie, j’eus le privilège d’accompagner Bennabi et de
le présenter au public comme ce fut le cas une fois à l’Ecole des cadets de Koléa et une autre fois au cercle
des officiers de l’Amirauté. Il m’est arrivé aussi, avec un condisciple, de passer la nuit chez lui pour le
sécuriser dans les périodes difficiles. Et quand il venait, avant l’extinction des feux, s’assurer que nous ne
manquions de rien, nous aimions le retenir sous un prétexte ou un autre dans l’espoir de l’amener à parler
de lui. Mais il répugnait à le faire. Le plus grand honneur qu’il me fit fut cependant celui de m’offrir,
quelques mois avant sa mort, de rédiger la préface du Problème de la culture.
Outre les articles que je publiais dans El-Moudjahid, je dirigeais entre 1972 et 1973 la rédaction d’une revue,
Alger-Réalités, où je faisais paraître de temps à autre des extraits de ses livres. C’était aussi pour moi une façon
de l’aider financièrement. C’est en lisant ces numéros que Allan Christelow, alors enseignant à Annaba au titre
de la coopération américaine, découvrit Malek Bennabi.
Nous ferons connaissance lui et moi trente ans plus tard. Lorsque j’ai accédé à la masse de documents demeurés
intacts depuis sa mort, quelle ne fut ma surprise de trouver le texte d’un de mes articles publiés dans El-
Moudjahid du 27 octobre 1972 intitulé : «L’islam : matérialiste ou idéaliste ?» Plus d’une fois, lors de ses
séminaires, Bennabi a laissé tomber d’un air énigmatique : «Je reviendrai dans trente ans.» Trois ans après sa
mort, l’Algérie entreprend de se donner un cadre institutionnel fondé sur le parti unique. Depuis le renversement
de Ben Bella en 1965, le pays a été gouverné sans Constitution et sans représentation parlementaire. Le pouvoir
autorise pour quelques semaines un débat national pour discuter du nouveau cadre légal fait d’un projet de
«charte nationale», d’un projet de Constitution et d’une élection présidentielle. Profitant de cette brève
liberté d’expression, je regroupe et publie avec deux condisciples sous le titre «Les grands thèmes» cinq textes
de Bennabi accompagnés d’une préface et d’un appareil d’annotations pour en faciliter la lecture(7). Le choix
était en rapport avec les questions soulevées par le débat national. C’est en achetant ce livre dans une librairie
d’Alger qu’un autre Américain alors en poste à Alger, David Johnston, découvre Bennabi. Je ferai sa
connaissance en 2003 et le mettrai en relation avec son compatriote Allan Christelow. Omar Kamel Meskawi,
que je ne connaissais alors que de nom, édita, après l’avoir traduit en arabe, ce livre à Damas quelque temps
après…
La série en trente-six épisodes consacrée à la pensée de Malek Bennabi est maintenant terminée. La
prémonition de Bennabi s’est réalisée : il est revenu, ses idées intéressent aujourd’hui plus que de son vivant en
Algérie et à travers le monde, et c’est en réponse à ce regain d’intérêt que j’ai proposé au journal Le Soir
d’Algérie cette série publiée sur quatre mois d’affilée entre le 25 octobre 2015 et le 25 février 2016 chaque
dimanche et chaque jeudi, deux pages pleines étant consacrées à chaque épisode (à signaler une seule parution
un lundi, celle du 28 décembre 2015, au lieu de dimanche 27, de l’épisode intitulé «Les inédits»).
L’effort pour le journal était immense et je veux lui exprimer ma gratitude d’avoir porté aussi longtemps
cette charge afin que chercheurs, islamologues, orientalistes, philosophes, auteurs en tous genres,
enseignants, universités, administrations en charge de l’enseignement, étudiants, médias, dans notre pays et
au-delà, tirent profit de ce travail et y trouvent des clés leur ouvrant davantage la pensée de Malek Bennabi
ainsi que des éléments d’information détenus exclusivement par l’auteur.
Depuis janvier dernier, le site français Oumma.com a repris à son compte la publication de la série en français à
l’intention du public francophone et, depuis le 1er février, le site algérien «aljazairalyoum» a commencé à la
publier en langue arabe (chaque lundi) grâce à la traduction compétente et dévouée du professeur Abdelhamid
Benhacen. L’ensemble de ces textes en arabe et en français est et sera disponible sur ma page Facebook ainsi
que sur de nombreux sites et pages sur le Net. Il reste à les traduire en tamazight, anglais, espagnol, italien,
chinois, russe, portugais, ourdou, etc., et j’espère que des volontaires algériens ou autres se proposeront un jour
à cette tâche. Sans oublier une possible transcription en braille.
Ce travail, je l’ai réalisé un peu pour Bennabi, beaucoup pour les nouvelles générations dans notre pays et
ailleurs, avec l’espoir que la découverte de la pensée de cet homme stimulera des vocations et engendrera
d’autres esprits universels pour marquer la présence de la sensibilité islamique dans les débats mondiaux.
N. B.

1) El-Moudjahid du 26 novembre 1970.


2) «Un livre… à ne pas lire ?», El-Moudjahid du 1er décembre 1971.
3) Marxisme et monde musulman, Ed. du Seuil, Paris 1972.
4) Ed. L’Amitié par le livre, Rennes, 1972.
5) Maurice T. Maschino : L’Algérie retrouvée, Ed. Fayard, Paris 2004.
6) Himoud Brahimi (1918-1997), dit «Momo», est un personnage atypique de La Casbah d’Alger qui a été
rendu célèbre par ses exploits sportifs internationaux dans les années quarante avant d’être connu dans le
monde du théâtre puis du cinéma et enfin de la poésie et de la métaphysique. Il est l’auteur de L’identité
suprême (Ed. Baconnier, Alger 1958), de Casbah lumière (Ed. Losfeld, 1993) et d’une œuvre restée inédite. Il
connut Albert Camus et Michel Valsan (guénonien devenu «Mustapha Abdelaziz»).
7) Il s’agit des textes constituant Perspectives algériennes, Islam et démocratie et L’œuvre des orientalistes et
son influence sur la pensée musulmane moderne.

_______________________________________________________________________________________

Vous aimerez peut-être aussi