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BREF HISTORIQUE DES GRANDS THÈMES DE LA KABBALE

DEPUIS SES ORIGINES JUSQUʼAU RAMHAL

Ie PARTIE de la thèse de Mordékhaï CHRIQUI (Ph.D)


LA KABBALE EN TANT QUE « MÉTAPHYSIQUE » DE LʼUNITÉ CHEZ RABBI
MOÏSE ḤAYYÎM LUZZATTO (RAMHAL)

Plan de lʼarticle :
1. Les origines de la kabbale : Le Récit de la Création
2. Moïse et les Prophètes : Le Récit du Char
3. Lʼépoque talmudique et midrashique : Les dix attributs
4. Lʼépoque du Moyen-Âge : Lʼessor de la kabbale
4.1. Les premiers kabbalistes
4.2. Le Sefer ha-Zohar - Le Livre de la Splendeur
5. Le renouveau de la kabbale à Safed au XVIe siècle
5.1. Rabbi Moïse Cordovéro
5.2. Rabbi Isaac Luria Ashkénazi
5.3. Les grandes nouveautés de Luria
6. Lʼinterprétation de la kabbale au XVIIe siècle en Italie
6.1. Rabbi Menahem ʻĂzaryȃh de Fano
6.2. Rabbi Abraham Cohen Herrera
6.3. Les kabbalistes italiens depuis Rabbi Moïse Zacuto

1. Les origines de la kabbale : Le récit de la Création

Pour les historiens de la kabbale, lʼorigine de lʼésotérisme juif remonte à la fin


de la période du second Temple de Jérusalem1, au moment des grandes discordes
entre les différents clans qui formaient le judaïsme de lʼépoque : les Pharisiens, les
Esséniens, etc. Ils se fondent sur quelques passages du Talmud de Babylone, du
Talmud de Jérusalem, ainsi que le livre dʼHénoch et la littérature des Hȇkhȃlȏt –

1
. Voir G. SCHOLEM, La kabbale, p. 43 ; voir aussi E. BENAMOZEGH, La kabbale et lʼorigine des
dogmes chrétiens, Paris : Éd. in Press, 2011, p. 41-47.

1
Palais, traitant du Char divin, pour situer au début de notre ère ce quʼon pourra
appeler la préhistoire de la kabbale. Selon eux, à cette époque, on ne peut parler que
de traces dʼune Sagesse ésotérique juive ; car cʼest seulement au XIIIe siècle que la
kabbale connaîtra son âge dʼor, en Provence et en Espagne, avec la parution de
centaines de traités et commentaires.
Dans les cercles de la recherche, on sʼest interrogé sur les sources de la
kabbale et sur les influences quʼelle aurait pu subir. Les chercheurs universitaires sont
divisés sur ce point : appliquant les méthodes mises au point par la « science du
judaïsme » créée au XIXe siècle par des juifs allemands, ils ont recours à
lʼinvestigation de textes anciens ; les uns ont souligné lʼinfluence grecque (Philon
dʼAlexandrie, judaïsme hellénistique, néoplatonisme), dʼautres, comme Franck2,
voient dans la Perse la source inspiratrice de cette doctrine juive, et en particulier dans
la religion du Zoroastre : cʼest là, pense-t-il, quʼil faut rechercher les matériaux
premiers de la kabbale juive. Bien que cette thèse de Franck ait été rejetée par les
experts de la « science du judaïsme3 », elle trouve encore un écho dans plusieurs
cercles ésotériques.
Au XXe siècle, le grand chercheur Gershom Scholem voit dans la « mystique
juive » une synthèse du gnosticisme ancien et du néoplatonisme médiéval. Moshé
Idel, lui, constate plutôt dans la kabbale une interaction de savoirs : « On peut décrire
lʼhistoire systémique de la kabbale, dit-il, comme lʼensemble des interactions entre les
formes dʼordre juives anciennes et les formes nouvelles, provenant au fond de sources
grecques et hellénistiques via des traductions et des écrits arabes4. »
À notre avis, les théories qui veulent voir des influences perse et grecque
pourraient occulter lʼessence et lʼorigine même de cette Science cachée au sein du
judaïsme prophétique et rabbinique. Du reste, les sages dʼIsraël étaient tout à fait
capables de fonder eux-mêmes leur propre « ésotérisme » à partir de leurs matériaux,
comme avaient procédé les Maîtres du Talmud et du Midraš5 avec la loi rabbinique.
Quʼil existe des rapports étroits dans les enseignements de la kabbale avec différentes

2
. Voir A. FRANCK, La kabbale, p. 284-286 ; SEROUYA, La Kabbale, p. 77-86.
3
. Voir VAJDA, « Henri Sérouya, La Kabbale […] », op. cit., p. 234.
4
. Texte cité plus haut, dans notre Introduction.
5
. Le Midraš est un genre littéraire des Rabbins du Talmud (IIIe-IVe siècle), désignant une méthode
dʼexégèse biblique herméneutique, comparative et homilétique. Une manière dʼinterpréter les récits
bibliques, ainsi que les lois, qui va au-delà de la déduction comparative. Cʼest de cette façon que les
Maîtres résolvent de nombreuses contradictions et complètent le récit biblique ou la juridiction
religieuse.

2
sagesses et philosophies, cʼest un fait6 quʼon ne peut nier, mais cela ne peut réduire
ces enseignements à une accumulation de discours mystiques venus dʼailleurs. De tels
enseignements existent en effet dans toutes les sagesses spirituelles de lʼAntiquité.
Pour mieux comprendre comment les kabbalistes eux-mêmes percevaient la
kabbale, nous allons nous orienter vers le « Saint Zohar7 » qui influença fortement
tous les kabbalistes médiévaux. Une lecture attentive et sans préjugés de cette Bible
de la Kabbale, nous permet de constater que, pour les auteurs8 de cet ouvrage
fondamental et qui fait référence, il existait déjà, avant la révélation de la Torah sur le
Sinaï, un enseignement ésotérique qui avait puisé au Livre dʼAdam. Ce livre, ainsi que
celui dʼHénoch (et dʼautres), montrent comment les kabbalistes percevaient lʼorigine
de cette tradition primordiale, que nous pouvons qualifier dʼadamique, pour reprendre
les termes de René Guénon. On retiendra deux textes du Zohar, qui constituent le
matériau principal de toutes les écoles ésotériques pour approcher leur connaissance
du divin.

Du Livre suprême, tout est sorti, ainsi que lʼécriture ! Le livre médian
englobe le Haut et le Bas, car il va dans tous les sens. Le troisième livre
]la Torah écrite[ est appelé : « Les engendrements de lʼhomme » [selon
Genèse 5,1 : Voici le livre des engendrements de lʼhomme, lorsque Dieu-
ʼĚlô-hîm créa Adam-lʼhomme à lʼimage de Dieu-ʼĚlôhîm], cʼest le livre
des justes parfaits […]. Lorsque Dieu-ʼĚlôhîm créa Adam à son image –
cʼest à ce moment que le Haut et le Bas se sont arrangés selon une même
forme […].
Rabbi ʼAbba dit : il est certain, le Livre [suprême] est descendu pour
Adam, le premier homme, à partir duquel il connaissait la Sagesse
suprême. Ensuite le Livre arriva aux enfants dʼĚlô-hîm – [les sages de la
génération]. Quiconque méritait de lʼétudier connaissait la Sagesse
suprême […] cʼest le Maître des secrets accompagné de trois anges qui
remit Le livre à Adam. Lorsqu’Adam quitta le jardin dʼÉden, le Livre
quʼil tenait fermement sʼenvola. Il pria et pleura devant le Maître ]du
monde[, cʼest alors quʼIl lui rendit Le livre afin que la Sagesse ne soit pas
oubliée par les hommes et quʼils puissent lʼétudier afin de connaître leur
Maître.
Nous avons appris ceci : Hénoch possédait un livre, ce livre procède de la
6
. Puisque cet enseignement se veut universel, les autres peuples ont aussi traité des questions
soulevées par la Création et par Dieu.
7
. À propos du dévoilement du Zohar au grand public à la fin du XIIIe siècle, voir infra I,4.2.
8
. Nous disons bien « auteurs », puisqu'il sʼagit vraisemblablement de plusieurs auteurs qui ont
composé le texte du Zohar ; voir RAMHAL, ʼAddîr bamȃrȏm, Jérusalem : Éd. Spiner, 1990, p. 13,
16, 22, 24 (cité plus ʼAddîr bamȃrȏm) ; voir aussi LIEBES, « Kêṣad nitḥabêr sefer ha-Zohar ? »,
Jerusalem Studies in Jewish Thought, VIII, 1989, p. 3, 10, 12.

3
filiation du Livre des engendrements dʼAdam, qui est en fait le secret de la
Sagesse. […] Tous les secrets dʼEn haut lui furent transmis, et lui, à son
tour, les transmit et les communiqua, accomplissant ainsi sa mission.
Mille clés lui furent signifiées, et il reçut ]le secret des[ cent bénédictions.
Il réalisa ainsi les unifications pour son Maître. Le Saint, béni soit-Il, le
prit pour son service. Ainsi quʼil est écrit : “ ]Hénoch se conduisait selon
Dieu, lorsqu'il disparut], car Dieu lʼayant retiré ” (Genèse 5,24). Cʼest là
lʼorigine du Livre appelé Livre dʼHénoch. Lorsque Hénoch sʼunit au
Saint, béni soit-Il, Il lui montra tous les secrets suprêmes, Il lui révéla
lʼArbre de la vie, avec ses feuilles et ses branches. Tout cela, nous lʼavons
vu dans son Livre. Heureux les hommes de grande piété, car la Sagesse
suprême leur est dévoilée9.

Un autre passage du Zohar (I, 55b) nous éclaire sur le contenu de ce Livre
dʼAdam, et du Livre dʼHénoch :

Lorsque Adam était dans le jardin dʼÉden, le Saint, béni soit-Il, lui fit
descendre un Livre par lʼentremise du saint ange Raziel, préposé aux
secrets suprêmes. Ici sont inscrits les signes supérieurs, la Sagesse sacrée,
les soixante-douze genres de sagesse se déploient en six cent soixante-dix
signes de secrets suprêmes. Au milieu de ce Livre, il y a un indice de la
Sagesse qui permet de connaître mille cinq cents clés qui ne sont même
pas connues des anges supérieurs ; tout cela était scellé dans le Livre.
Quand le Livre parvint à Adam, les anges supérieurs se rassemblèrent
autour de lui pour le connaître et le comprendre, et ils dirent : “ Élève-Toi
Seigneur au-dessus des cieux, que Ta gloire soit sur toute la terre ”
(Psaumes 57,6). À ce moment, lʼange saint Hâdârnîêl descendit et déclara
à lʼHomme : Adam, Adam, cache la gloire de Ton maître, car il nʼa été
donné la permission à aucun être supérieur de connaître la Gloire du
Maître à part toi. […] À partir de ce Livre, Adam connaissait les secrets
suprêmes inconnus même des anges supérieurs. […] Adam étudia en
profondeur le Livre, puis le transmit à Šêṭ son fils, et ainsi de suite à tous
ses descendants, jusquʼà Abraham, qui sut contempler la Gloire de Son
Maître. De même pour Hénoch, il reçut ce Livre par lequel il atteignit la
Gloire suprême.

Sans doute, ces textes énigmatiques émanant du Zohar nous laissent-ils dans
une certaine perplexité. Néanmoins, notre propos, présentement, est de montrer quʼil
existait au moins pour les kabbalistes post-zohariques une tradition secrète depuis
Adam et Hénoch, qui a été transmise ensuite au Patriarche Abraham. Si lʼauteur du

9
. Zohar I, 37b. Voir aussi la traduction de MOPSIK, Le Zohar, tome I, Lagrasse : Verdier, 1981, p.
206.

4
Zohar – et peu importe qui il fut10 – reconnaît dans la kabbale la « sagesse divine » et
une tradition adamique, nous nous devons de considérer cette donnée. En effet, elle
nous est indispensable dès lors que nous voulons saisir ce quʼil en demeure chez les
auteurs post-zohariques. Les rabbins qui ont publié la kabbale ou écrit des
commentaires, que ce soit en Espagne ou plus tard en Italie, y compris le jeune
Luzzatto à Padoue au début du XVIIIe siècle, ont perçu chez Adam, Hénoch ou le
Patriarche Abraham lʼorigine divine de cette sagesse révélée et transmise. Comme
nous le verrons en détail dans la biographie de notre auteur11, notre jeune kabbaliste,
à lʼâge de vingt ans, fut visité non seulement par les anges célestes mais aussi par les
âmes dʼAdam, dʼAbraham, du prophète Elie et dʼautres personnages prestigieux.
Leurs paroles et enseignements furent transcrits, par notre auteur, dans un ouvrage,
intitulé Šivʽîm Tiqqȗnîm12, qui souleva une grande polémique à son époque.
La personnalité du Patriarche Abraham est omniprésente : on la retrouve à de
nombreuses reprises dans plusieurs textes de la kabbale qui traitent de la cosmogonie.
Dans la littérature rabbinique, le Midraš rabbȃh13, le Patriarche, scrute le secret du
monde pour parvenir enfin au Dieu unique. Dans le Zohar également, nous retrouvons
[lʼâme dʼ]Abraham discutant avec des hommes saints au sujet des secrets profonds de
la Création. Toujours dans le Zohar (I, 78a), lʼauteur rappelle dʼune part la
cosmologie dʼAbraham, et dʼautre part la demande expresse de Dieu dʼabandonner «
la science des causes proches » pour rejoindre une autre sagesse, la cosmogonie, ou
plutôt la théogonie qui relie tout à la cause efficiente - lʼUnité absolue.

Que signifie (le verset, Genèse 12, 1) : “ Va-tʼen de ta terre, de ta patrie ”


? Voici le sens secret : Le Saint, béni soit-Il, donna à Abraham le souffle
de la Sagesse, Sagesse par laquelle il savait peser et scruter la nature des
habitants de la terre. Il évaluait les choses selon une balance qui lui
permettait de déceler les anges préposés aux habitants de telle ou telle
ville. Lorsqu'Il arriva au point central de la terre ]la terre sainte], il
commença à peser dans la balance ]les racines transcendantes de cette
terre], cependant il nʼy parvint pas. Alors il chercha à connaître les
puissances angéliques qui gouvernaient cette place, là aussi toute
considération échoua. Il recommença à peser de nombreuses fois, et il
sʼaperçut enfin que cʼest là le lieu où le monde tout entier sʼenracine. Il
scruta encore et pesa les choses, il constata alors que la suprême puissance

10
. Voir infra I, 4, à propos de lʼauteur du Zohar, la polémique qui fut publiée au XIIIe siècle,
11
. Voir infra II, 1.1.
12
. Voir la description de cet ouvrage plus loin, II, 1.2.2.
13
. Voir Genèse rabbȃh, New York 1960, chap. LXIV, 4 ; XCV, 3.

5
qui domine nʼavait pas de mesure perceptible, tant elle était profonde et
scellée, il nʼy avait rien dans le monde qui y ressemblât […]. Dans sa
route, Abraham scrutait avec succès toutes les habitations du monde.
Lorsqu'il parvint à ce lieu ]la terre sainte], il fut incapable dʼen saisir la
source à cause de sa puissante profondeur. Quand le Saint, béni soit-Il,
aperçut son élan et son désir, Il se dévoila à lui, et lui dit : « Va-tʼen du
lieu de ta naissance » cʼest-à-dire : abandonne cette science [c.à.d.
lʼhoroscope et lʼastrologie] avec laquelle tu mesures les prévisions selon
lʼheure et la seconde de la naissance, aussi selon [lʼinfluence de] lʼétoile et
le zodiaque […], laisse cette sagesse et cette perception […]. “ [Va vers
cette Terre que] Je te montrerai ”, ce que tu nʼaurais pu découvrir par toi-
même14.

Aussi la tradition voit-elle dans le Patriarche Abraham lʼauteur ou lʼinitiateur


du Sefer Yeṣîrȃh – le Livre de la Création. Bien que cet ouvrage magistral nʼait été
publié que tardivement, vers le VIIIe siècle15, il a joué un rôle majeur dans
lʼémergence de la kabbale16. Cʼest là en effet quʼapparaissent pour la première fois
deux concepts radicalement nouveaux : les dix sefîrôt (attributs ou émanations
divines) et les vingt-deux lettres de lʼalphabet hébreu. Ensemble, ils constituent « les
trente-deux voies merveilleuses de la Sagesse avec lesquelles le monde a été tracé
]créé[ par le Seigneur des armées, […]. Il créa son monde selon trois directives : le
livre (lʼécrit), le nombre et le récit (le verbe)17 ». Nous verrons plus loin (I, 4.1.) quʼà
partir de lʼépoque des Gěônîm (VIIe – XIe siècle) cet ouvrage fut amplement
commenté. Cʼest de lui quʼémane en effet la théorie qui stipule que les lettres de
lʼalphabet hébraïque et les sefîrôt représentent les causes premières de la Création.
Précisons que la participation des lettres, en tant quʼinstruments de la Création, existe
aussi dans la littérature rabbinique (IIe -Xe siècle) du Talmud et du Midraš18, ce qui
signifie pour nous que, depuis les temps antiques, il existe bien, dans lʼésotérisme juif,
une unité de pensée dans la façon de percevoir lʼorigine de la Création19.
Abraham, une fois sorti dʼUr, ville de la Chaldée, fit découvrir à lʼhumanité le
Dieu de la Création, le Dieu universel. Un des thèmes fondamentaux de la kabbale
14
. Zohar I, 78a.
15
. Le Sefer yeṣîrȃh a probablement été rédigé entre le Ie et le 5e siècle, voir FENTON, « Georges
Vajda et lʼétude du Sefer yeṣîrȃh », in : La consolation de lʼexpatrié spirituel, p. 9.
16
. Voir G. SCHOLEM , La kabbale, p. 72-73.
17
. Sefer yeṣîrȃh I, § 1.
18
. Voir ʼÔṣȃr Midrašîm, (chap. les Dix paroles), New York : Éd. Eisenstein, 1915, t. II, p. 450-452 ;
Midraš ôtîyôt šêl rabbi Aqiva, Jérusalem 1914, p. 2-4.
19
. Voir MOPSIK, « Création et procréation : franchir les limites du corps, de la Bible hébraïque à la
mystique juive » in : Le sexe des âmes, Paris : Éd. de lʼéclat, 2003, p. 107-148.

6
décrit justement le Maʻăsȇh bĕrĕšît ou lʼœuvre divine de la Genèse. À partir de la
contemplation de la nature et de ses dérivés, le Patriarche Abraham ramena les
hommes à la connaissance de lʼUn Créateur. Sa voie était « du Bas vers le Haut », et
consistait à déduire, à partir des degrés inférieurs, le Principe suprême20.
En quittant la voie du paganisme des peuples antiques, Abraham reçut la
révélation divine de ʼÊl Šadday. Ce Nom de Dieu correspond, selon la tradition, à la
puissance et à la protection21. Selon le Zohar, ʼÊl Šadday désigne le Dieu de la
Création, et cʼest seulement conformément à cette modalité ou configuration divine
que lʼÉternel se révéla aux premiers hommes jusquʼà Moïse lors la sortie dʼEgypte.
Avec la traversée de la mer Rouge et la révélation au Sinaï, lʼÉternel se montra aux
hommes sous un autre visage, ainsi quʼil est écrit: « Dieu adressa la parole à Moïse,
en disant: « Je suis lʼÉternel. Je suis apparu à Abraham, à Isaac, et à Jacob, selon ʼÊl
Šadday ; mais en tant que YHVH (le Tétragramme) – Je ne me suis pas manifesté à
eux. » (Exode 6,4) Selon le Talmud Ḥăgîgâh (12a) : Šadday – signifierait : Ça suffit,
et renverrait, par cette expression, aux limites que Dieu impose à la Création. Alors
quʼavec la traversée de la mer, Dieu se révéla dans Sa Toute-Puissance, commandant
toute la nature et la transformant selon Son bon vouloir.
Si le Patriarche Abraham sʼidentifie au Récit de la Création et à ses secrets,
sʼinscrivant ainsi dans les limites de ʼÊl Šadday, Moïse, en revanche, avec la
révélation sinaïtique, sʼidentifie au Récit du Char - Maʻăsȇh merkȃvȃh. Cʼest là le
secret du Nom Tétragramme YHVH.
Il faut néanmoins préciser que cʼest dans le Talmud22 que le Maʻăsȇh bĕrĕšît
et le Maʻăsȇh merkȃvȃh ont été mentionnés pour la première fois, ainsi que nous le
verrons plus amplement dans notre chapitre 3.

20
. Voir Zohar I, 83b-85b, 86b, 102b, 117b ;
21
. Voir Moïse ZACUTO, Šŏrăšȇy ha-šěmôt, 2 tomes, Jérusalem, 1999, tome I, p. 23, 509, 513, 524.
22
. T.B Ḥăgîgâh, 13a.

7
2. Moïse et les Prophètes : Le Récit du Char

Pour notre auteur, Rabbi Moïse Ḥayyîm Luzzatto, la kabbale, telle quʼelle
sʼest constituée et consolidée dans la tradition kabbalistique – cʼest-à-dire comprenant
lʼenseignement du Zohar et les écrits lurianiques - trouve ses origines lointaines dans
la révélation sinaïtique, il y a plus de trois mille ans. Elle se prolonge dans le cadre de
la révélation de Dieu dans lʼhistoire à travers les Prophètes. Voici ce quʼil écrit dans
lʼintroduction à son Wîkûǎḥ 23 :

Quand le Saint béni soit-Il voulut rapprocher de Lui Sa nation très chère
[lors du Don de la Torah au Sinaï], Il déchira les cieux et leur dévoila Ses
mystères. Ainsi, tous surent clairement que lʼensemble de la Direction
divine des êtres inférieurs, dans tous ses détails imaginables, dépendait
uniquement de la Présence divine. Aussi, nʼexiste-t-il pas une chose au
monde, si petite soit-elle, qui ne soit soumise à des racines transcendantes
et très élevées. Ils surent alors, et comprirent le secret de la Création dans
sa totalité, le but de la Création du monde, sur quoi il repose, la manière
dont il est dirigé et la fin ultime de toutes ces choses […]. Ainsi Dieu leur
fit découvrir toutes ces choses à leurs yeux […], ils en saisirent la raison
ainsi que la profondeur de la Pensée suprême qui fait tournoyer
lʼensemble avec une immense sagesse jusquʼà la fin de tout […] et cʼest à
ce propos que Moïse notre maître leur dit : “ À toi, fut montré ]toute cette
vision prophétique[ que YHVH – lʼÉternel seul est Dieu, aussi bien dans
le ciel en haut, que sur la terre en bas, quʼil nʼen est point dʼautre. ”
(Deutéronome 4, 35,39) En effet, le Saint béni soit-Il leur montra toute la
réalité et sur quoi elle reposait. Ils surent clairement quʼIl est le seul
Maître souverain, et quʼil nʼexiste nulle autre direction au monde,
naturelle (selon les lois de la nature), circonstancielle, ou autre ; il nʼexiste
en fait quʼune seule Direction que Dieu exerce selon la Pensée profonde
quʼIl leur révéla sur le mont Sinaï […]. Aussi le peuple dʼIsraël eut-il le
mérite de faire surgir parmi eux des prophètes pour renouveler
constamment cette connaissance. Et durant toute la période des prophètes,
cette connaissance fut répandue en Israël […] ainsi quʼil est écrit dans le
Zohar : “ quelle est la différence entre les premières générations ]à
lʼépoque des prophètes[ et les dernières ? Les premières connaissaient et
scrutaient la sagesse supérieure […] elle était connue de tous ” (Zohar,
Lévitique, début).

23
. Voir Ma’ǎmȃr ha-Wîkûǎḥ, p. 29-30. Voir aussi la traduction de cet ouvrage par J. HANSEL, Le
Philosophe et le Cabaliste, op. cit., p. 64-65. Notre traduction diffère peu de celle de HANSEL,
quelques changements seulement furent nécessaires.

8
Comme nous le verrons plus en détail24, la Direction divine du monde, selon le
Ramhal, sʼidentifie au Récit du Char. Le Char ou la Merkȃvȃh, dans son
interprétation allégorique, évoque le transport et le déplacement des créatures dans le
temps et dans lʼhistoire.
Les premiers Maîtres du Talmud, les Pharisiens, ainsi que les Esséniens, au
début de notre ère, développèrent une importante littérature sur la Merkȃvȃh,
décrivant ainsi leur expérience dʼascension et leur description prophétique25 du divin.
Cependant, les historiens de la kabbale classèrent ces écrits, de tendance
apocalyptique, voire magique et angélologique, dans la catégorie des mystiques qui
nourrissent une représentation anthropomorphique de Dieu26.
Les académiciens, mus par le devoir de la comparaison, perçurent dans cette
littérature ésotérique de la Merkȃvȃh une gnose juive. Si la gnose ancienne est une
voie pour atteindre le royaume céleste à travers une quête spirituelle, il nʼen est rien
de lʼésotérisme juif. Car, en aucun cas, le kabbaliste ne recherche « une
compréhension de la nature de Dieu27 », il désire plutôt lʼexpérience ou la
connaissance prophétique qui, selon le Ramhal, correspond à la hanhȃgȃh, la
Direction divine du monde28. La Merkȃvȃh sʼidentifie donc à une vision prophétique
et non pas à une description du divin (ʼělôhût). En somme, il sʼagit, dans lʼexpérience
extatique ou la vision prophétique, dʼune connaissance supra-sensorielle qui
sʼexprime sous forme dʼimages. Le prophète, selon le Ramhal29, perçoit lʼimage, et
simultanément il comprend quʼelle est créée et quʼelle ne représente nullement
lʼessence simple de Dieu. « Il est clair chez le prophète que cʼest la Gloire divine – la
Šĕkhînȃh - qui se révèle à lui et engendre dans sa faculté imaginative une image
prophétique, à travers laquelle lʼintellect saisit la connaissance du message divin,
comme lʼatteste le verset : “ Par lʼintermédiaire des prophètes, Je ferai connaître des
visions ” (Osée 12, 11) ». La vision prophétique est relative à celui qui la voit et nʼest
en aucun cas attribuée au divin. Le maître de la Sagesse cachée, comme le prophète,
ne sont pas là pour introduire lʼanthropomorphisme dans le divin, mais pour saisir et

24
. Voir infra II, § 3 sqq.
25
. Voir SCHOLEM, Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism, and Talmudic Tradition, New York
1960, p. 67 sqq.
26
. Voir G. SCHOLEM, La kabbale, p. 54, 57.
27
. Ibid, p. 56.
28
. Voir infra II, 3.
29
. Voir infra II, 3.3.2. ; Daʻat Tĕvȗnȏt, Les Voies de la Direction divine, trad. Par M. Chriqui et D.
Cohen, Jérusalem : Éd. Ramhal, 2002, § 184, p. 423 sqq. (Cité plus loin : Les Voies de la Direction
divine) ; Qalaḥ § 7 ; voir infra II, 3.3.2.

9
expliquer le sens caché du message symbolique ou, pour utiliser une formule biblique,
« percevoir la voix à travers lʼimage30. »
Nous verrons par la suite que, selon notre auteur, les kabbalistes devinrent les
héritiers des prophètes. Ces maîtres prolongèrent dans leurs écrits la tradition de la
prophétie, seules la dialectique et la rhétorique avaient changé. Moïse, puis les
prophètes, ensuite quelques docteurs (tannâʼîm) du Talmud, ainsi que les premiers
auteurs de la kabbale, abordèrent le développement du récit du Char, ou de la
Direction divine de lʼhistoire. Dʼailleurs, la première injonction du Décalogue : « Je
suis lʼÉternel , ton Dieu, qui tʼai fait sortir du pays dʼÉgypte » (Exode, 20, 2), renvoie
à la souveraineté de Dieu dans lʼhistoire.
Les prophètes dʼIsraël utilisèrent le vocabulaire anthropomorphique dans un
sens allégorique : il sʼagissait pour eux, dʼune part, de transmettre au peuple un
enseignement moral, et, dʼautre part, de dissimuler le sens caché, qui, lui, était réservé
aux élites. À lʼintention des perplexes, Maïmonide souligne dʼailleurs que le discours
de la Torah, comportait lui aussi deux facettes, cʼest-à-dire deux sens, lʼun extérieur et
lʼautre intérieur. La lecture se fait donc à un double niveau de signification, le premier
littéral et extérieur, qui sʼadresse à lʼignorant ou au débutant, et le deuxième, destiné
au sage qui est, lui, capable dʼaccéder à la vérité métaphysique31.
Lʼanthropomorphisme utilisé par les prophètes ou les kabbalistes nʼa pas pour
rôle de faire saisir lʼessence de Dieu à lʼhomme : les images décrites par les prophètes
expriment lʼaction divine en relation avec lʼhomme. La multitude des attributs ou des
Visages32 de Dieu ou les membres de Dieu désignent, pour les kabbalistes, les
modalités de relation quʼentretient lʼÉternel avec les hommes. En effet, selon lʼun des
grands principes du Zohar I, 19b-20a, « chaque monde est formé selon ce principe,
tant le monde dʼEn haut que celui dʼEn bas. Depuis le mystère du point suprême
jusqu'aux derniers degrés. Ce sont comme des enveloppes les unes par rapport aux
autres, cerveau à lʼintérieur dʼun cerveau, souffle à lʼintérieur dʼun autre souffle, ainsi
de suite jusquʼà lʼécorce […]. Le déploiement du point primordial devient un palais
qui enveloppe cette lumière dʼune immense pureté […]. Ce palais qui est comme un
vêtement pour le point scellé est aussi une lumière [...]. Ce palais déploie un
rayonnement de lumière et cet épanchement devient à son tour un vêtement au palais

30
. Selon le verset : « […] et tout le peuple percevait les voix » (Exode 20,14), voir Qalaḥ, § 8.
31
. Voir Maïmonide, Le Guide, p. 74-76 ; E. LEVINAS, LʼAu delà du verset, Paris : Les Éd. de minuit,
1982, p. 107-109
32
. Voir infra II, 3.3.6.

10
[…] et ainsi de suite, lʼun est cerveau, lʼautre est écorce […] Tout est construit selon
ce principe33 ».
En somme, depuis sa genèse, lʼun des grands fondements de la kabbale
stipule que tout est lié, que tout est entrelacé : du plus haut degré de la divinité
jusquʼaux confins des choses. Nécessairement, toute forme matérielle, non seulement
a son origine dans les premières émanations divines, mais correspond à un niveau
spécifique dans ces émanations divines, que sont les premiers principes, cʼest-à-dire
les sefîrôt. Lʼutilisation de lʼanthropomorphisme nʼest donc pas fortuite. Cependant,
une analogie trop précipitée et parfois superficielle serait, à notre avis, dangereuse, car
elle risquerait de nous conduire à une conclusion erronée sur lʼorigine énigmatique de
la kabbale.

33
. Zohar I, 19b-20a.

11
3. Lʼépoque talmudique et midrashique : Les dix attributs

Avant même la destruction du second Temple de Jérusalem, plusieurs groupes -


on pourrait même parler de sectes - se formèrent au sein du peuple juif. C’était une
époque de profonds bouleversements sociaux, et aussi dʼéveil religieux ; les
Pharisiens entreprirent alors de réunir par écrit lʼenseignement oral et fragmenté des
sages, donnant ainsi naissance à la tradition du judaïsme rabbinique. Les autres sectes,
les Saducéens et les Esséniens, qui avaient disparu avec la ruine de la Judée, avaient
laissé cependant des vestiges de grande sagesse et de grande piété dans les manuscrits
de la Mer morte. Grâce à Flavius Josèphe, nous savons que les Esséniens disposaient
dʼune littérature mystique et ésotérique ; ils possédaient dʼailleurs lʼoriginal du livre
dʼHénoch34.
En revanche, dans le judaïsme rabbinique, la doctrine de lʼésotérisme allait être
occultée et parfois clairement prohibée. Le seul traité talmudique qui relate dʼune
manière claire35, ne serait-ce que sporadiquement, cet enseignement fondamental, est
le traité Ḥăgîgâh :

Rav ʼAḥa ben Jacob dit : il y a un autre ciel, qui est au-dessus des Ḥâyyôt
– Bêtes sacrées (anges), car il est dit : “ Au-dessus des têtes des Ḥâyyôt, il
y avait comme un ciel de cristal resplendissant. ” (Ezéchiel 1,22) Tu es
autorisé à aller jusque-là dans tes spéculations, mais pas plus loin. Cʼest ce
qui est écrit dans le livre de Ben Sîra : “ N'essaie pas de pénétrer ce qui
tʼest incompréhensible, ni de rechercher ce qui tʼest scellé. Porte ton
attention uniquement sur ce quʼil tʼest permis dʼexaminer : tu nʼas pas à
tʼoccuper de secrets36. ”

Les maîtres du Talmud nʼétaient pas disposés à révéler les secrets de lʼunivers ;
ils songèrent même, un temps, à renoncer au livre dʼÉzéchiel37. Selon le Ramhal, à
lʼexception du grand tanna (érudit), Rabbi Simon bar Yôḥay, qui vivait au IIe siècle,
34
. Voir G. SCHOLEM, La kabbale, p. 55.
35
. Voir Rashi sur T.B. Sanhédrin 65b : « Grâce au Sefer yeṣîrȃh les maîtres pouvaient créer des
créatures » ; voir aussi T.B. Qidûšîn 71a : « Rabba bar Ḥana a dit au nom de R. Yoḥanan : “ Les
Sages doivent parler du Tétragramme à leurs élèves une fois tous les sept ans […] ”. Rava eut
lʼintention de faire un commentaire sur ce thème, mais un vieillard lui fit remarquer quʼil était écrit
: pour cacher le secret. […]. Rabbi Judah enseigna au nom de Rav : Le Saint Nom de quarante-
deux lettres nʼest confié quʼà un homme pieux et humble, au milieu de son âge. […]. Qui connaît ce
Nom et veille consciencieusement sur lui dans la pureté est aimé du Ciel et estimé sur la terre. Les
gens le craignent ; il hérite à la fois de ce monde-ci et du monde à venir ».
36
. TB Ḥăgîgâh 13a ; Voir Aggadoth du Talmud de Babylone, traduit par Arlette Elkaïm-Sartre,
Lagrasse : Verdier, 1982, p. 581-582. Notre traduction diffère peu de celle dʼElkaïm-Sartre. Son
ouvrage sera cité plus loin : Aggadoth du Talmud de Babylone.
37
. Le livre dʼÉzéchiel rapporte, entre autres, le récit du Char, voir T.B. Šabbât, 13b.

12
personne nʼétait plus capable alors de dispenser lʼenseignement ésotérique dʼune
manière ordonnée38. Tout sʼétait réduit pratiquement à la loi, la science du caché
sʼétait de fait évaporée. Seuls, quelques rares érudits du Talmud maîtrisaient encore
les mystères du Char :

On ne doit pas interpréter le récit du Char céleste même devant une seule
personne, mais on peut lui faire part des têtes de chapitre ]cʼest-à-dire de
la teneur du discours – sans interprétation[, enseignait Rabbi Ḥîyyah. Mais
Rabbi Zeyra disait : On ne doit indiquer les têtes de chapitres quʼà un
président de tribunal ou à une personne dont le cœur est anxieux ]cʼest-à-
dire un homme vertueux[ […] Rabbi Yoḥanan avait dit à Rabbi Eléazar :
Viens, je vais tʼenseigner le récit du Char céleste ; je ne suis pas assez
vieux, avait répondu Rabbi Eléazar […]. Rabbi Joseph était très savant sur
le récit du Char céleste, tandis que les sages de Poumbeditha connaissaient
bien le récit de la Création […]. Rabbi Yěhûdâh a dit au nom de Rav : il
est cependant un homme […] Ḥananyah ben Ézéchias, sans lui, le livre
dʼÉzéchiel aurait été écarté du canon ]biblique[, parce quʼil ]semblait[
contredire la Torah […]. Il sʼenferma dans une chambre haute […] et y
demeura jusquʼà ce quʼil eût résolu toutes les contradictions39.

Les deux Récits de la Genèse et du Char apparaissent dans le Talmud. Malgré


leur prudence, les talmudistes vont révéler le concept des dix principes du monde qui
constituent le dénominateur commun des deux Récits40 :

Rav Zûtrâ bar Tûvîyâh a dit au nom de Rav que le monde fut créé par dix
děvarîm, choses [paroles ou qualités] : la Sagesse, lʼIntelligence, la
Connaissance, la Force, le tremblement, la rigueur, lʼéquité et la justice, la
bonté et la miséricorde41.

Ces dix choses (děvârîm) correspondent à dix qualités42, dix attributs divins,
au moyen desquels lʼÉternel crée le monde. Alors même que le terme sefîrôt nʼest pas

38
. Voir RAMHAL, ʼAddîr bamȃrȏm, op. cit. p. 24.
39
. T.B Ḥăgîgâh, 13b-14a.
40
. Pour le kabbalistes, les sefîrôt correspondent à la première structure, aussi bien, du Maʻăsȇh bĕrĕšît
que du Maʻăsȇh merkȃvȃh, voir Qalaḥ, § 7
41
. T.B Ḥăgîgâh, 13b.
42
. Voir aussi T.B Běrâkhôt 7a : « R. Yoḥanan a dit au nom de R. Yossi ben Zîmra : comment savons-
nous que le Saint béni soit-Il, prie ? Parce quʼil est dit Je les amènerai sur ma montagne saint et je
les réjouirai dans ma maison de prière (Isaïe 56, 7). Dans ma maison de prière est-il dit, et « dans
leur maison de prière » : donc le Saint béni soit-Il prie. Quelle est sa prière ? […] : Puisse ma
volonté être que ma miséricorde lʼemporte sur ma colère, quʼelle se manifeste au-delà de mes
attributs (middôtây). Puissé-je traiter mes enfants selon mes attributs de bonté et demeurer en leur
faveur en deçà de la ligne de stricte justice ». Voir aussi Aggadoth du Talmud de Babylone, op. cit.,
p. 56.

13
utilisé explicitement dans le texte talmudique, le terme děvârîm englobe bien les
notions dʼentités, de forces, de modalités et même de qualités. Le Talmud ne nous
renseigne pas sur lʼorigine de ces choses, mais il nʼest pas douteux, dʼaprès les versets
qui seront rapportés par les maîtres pour confirmer et appuyer les dires de Rav Zûtrâ,
quʼil sʼagit de Qualités, ou Attributs divins43. Dans le Zohar aussi, les dix sefîrôt
signifient dʼabord les attributs divins, ensuite les forces créatrices.
Si les maîtres du Midraš et du Talmud nʼavaient pas lʼautorisation dʼexpliciter
les secrets du monde oralement et encore moins par écrit, comment ceux qui savaient
les avaient-ils appris ? Seul le Bahir44 et surtout le Zohar pouvaient alors sʼexprimer
librement à propos des discours divins45. Mais, selon lʼopinion traditionnelle46, le
Zohar, la Bible des kabbalistes, resta caché et circonscrit à des cénacles fermés, et
ceci jusquʼau jour de son dévoilement en Espagne, à la fin du XIIIe siècle.

43
. Voir Ḥăgîgâh, 13b : « Par la connaissance – en effet : « cʼest par Sa Connaissance que les abîmes
sont ouverts, etc. ».
44
. Sefer ha-Bahir (Le livre de la Clarté). Cet ouvrage est attribué à lʼenseignement de Rabbi
Neḥûniyâh ben ha-Qanah (IIe siècle). Il est apparu vers la fin du XIIe siècle, dans le sud de la
France. À lʼinstar dʼun midrash, chaque paragraphe traite dʼune interprétation homilétique dʼun
verset de la Bible, mais décrypté à travers une grille de correspondance qui établit les rapports entre
chaque énoncé et une composante du monde divin. L’importance du Bahir réside dans le fait que le
livre est, certainement, la plus ancienne source exposant les dix sefîrôt de la kabbale (sʼinspirant
peut-être du Sefer yeṣîrȃh) ainsi que le Nom de quarante-deux lettres. Voir SCHOLEM, La
kabbale, p. 473-480. Une édition critique a été publiée par Daniel ABRAMS, The Book Bahir : An
Edition Based on the Earliest Manuscripts, with an introduction by Moshe Idel, Los Angeles :
Cherub Press, 1994
45
. Voir Tiqqȗnȇy Zohar, Introd., 1b : « Lève-toi Rabbi Simon, et que les paroles se renouvellent grâce
à toi […] à toi est donnée la permission de révéler ».
46
. Voir la thèse du Rabbin M. KASHER, « ha-Zohar », Sinaï, Sefer ha-Yovel, Jérusalem : Mossad
harav Kook, 1958, p. 40-57 ; voir ici notre prochain chapitre. Voir aussi LIEBES, « Kêṣad nitḥabêr
sefer ha-Zohar ? », op. cit. p. 1-8.

14
4. Lʼépoque du Moyen-Âge : Lʼessor de la kabbale

4.1. Les premiers kabbalistes


Après lʼépoque talmudique commença une nouvelle étape au sein du
judaïsme, lʼépoque des Gěônîm (VIIe au XIe siècle). Les Gěônîm étaient avant tout les
directeurs dʼacadémies talmudiques qui avaient pris le relais des talmudistes en
diaspora. Parallèlement à une production dʼordre halakhique (prescriptions de la loi
juive), nous nous trouvons devant une littérature abondante dans le domaine de la
Merkȃvȃh, avec une prééminence de lʼangéologie et des Noms sacrés. Les Noms
étaient utilisés lors des méditations. Nous retrouvons ici les propos de Haï Gaon (m.
1038) dans son responsum au sujet des Noms sacrés, tels que le Nom de quarante-
deux lettres et le Nom de soixante-douze lettres. Toutefois, lʼœuvre la plus importante
écrite durant cette période fut celle de Rabbi Saadia Gaon (Xe siècle) qui rédigea le
premier commentaire du Sefer yeṣîrȃh – le livre de la Création. Ce commentaire, ainsi
que celui de son contemporain R. Dûnaš ben Tâmîm de Kairouan47, revêt surtout une
dimension philosophique. Il fallut attendre le grand kabbaliste médiéval du
Languedoc, Rabbi Isaac lʼAveugle (1160-1235), pour que nous ayons affaire à une
œuvre vraiment kabbalistique. Son commentaire sur le Sefer yeṣîrȃh va plus loin que
le discours sur la Création, et évoque même lʼenseignement du Zohar, lequel, à
lʼépoque, nʼétait pas connu dans cette région du sud de la France. Dans cette œuvre,
en effet, apparaissent les concepts de la ʼĂṣîlȗt, lʼÉmanation48, le Ein-sof – lʼInfini, les
sefîrôt : il sʼagit bien là des thèmes principaux de la kabbale, qui sʼétait diffusée
depuis lʼEspagne.
Rabbi Isaac lʼAveugle était le fils du grand kabbaliste Rabbi Abraham ben
David, surnommé Rabad (1120-1198), lequel osa, le premier, sʼopposer avec une très
grande fermeté à Maïmonide. Chaque fois que lʼAigle de la Synagogue écrivait, dans
son magnum opus, Yad ha-ḥazâqâh, une idée qui sʼaccompagnait dʼune connotation
aristotélicienne non conforme à la kabbale, le Rabad sʼacharnait à en démontrer les
déviations. Les disciples de R. Isaac furent R. ʽEzrâ et R. ʽAzriêl de Gérone, qui
devinrent à leur tour les maîtres de Nahmanide (1194-1270) ; celui-ci écrivit un

47
. Voir VAJDA, Le Commentaire sur Le Livre de la Création de Dûnaš ben Tâmîm de Kairouan,
Nouvelle édition revue et augmentée par Paul B. Fenton, Collection de la Revue des Études Juives,
Louvain : Peeters, 2002.
48
. Le monde de la ʼĂṣîlȗt, ou lʼÉmanation, est le monde qui est au dessus du monde de la création,
voir infra II, 3.3.6.

15
commentaire sur la Torah qui sʼinspirait de la Sagesse de la vérité49. Un autre grand
kabbaliste de Provence, Rabbi Asher ben David, petit-fils de Rabad et neveu de R.
Isaac lʼAveugle, rédigea plusieurs ouvrages de kabbale dont le fameux opuscule Sefer
ha-yîḥȗd – Le livre de lʼUnité50, où lʼauteur rapportait les grands thèmes du Zohar et
où il exposait en particulier le mystère des treize principes de la clémence51.
À Gérone, dès le début du XIIIe siècle, un grand centre dʼétudes de la kabbale
sʼétablit, ajoutant une lumière particulière à un judaïsme espagnol florissant. Parmi les
noms illustres qui contribuèrent à lʼhistoire du développement de la kabbale, nous
pouvons rapporter ceux des rabbins ʽEzrâ et ʽAzriêl de Gérone, Judah ben Yâqâr,
Juge Rabbinique de Barcelone, lʼun des maîtres de Nahmanide, R. Jacob ben Šêšêt –
auteur du Šaʽar ha-Šâmayîm, La porte du Ciel.
Un autre groupe de kabbalistes, très actif, prospérait en Catalogne, le Ḥûg ha-
ʽIyûn ou Le Cercle de la contemplation. Ces kabbalistes vécurent des expériences
prophétiques, reçurent des révélations dʼâmes saintes et écrivirent des ouvrages
directement sous leur inspiration. Pour ne retenir que deux livres parmi une trentaine,
nous citerons : Maʽyân ḥȏkhmȃh – La source de la sagesse (remis, selon la tradition, à
Moïse par un ange) et le Midraš de Rabbi Simon le Juste.
Cette vive effervescence de la kabbale à Gérone et en Catalogne se retrouvera
dans ce milieu du XIIIe siècle avec une aussi grande ardeur à Castille, et cʼest dʼelle
que fleurira la plus haute œuvre de la kabbale médiévale, avec deux maîtres qui
marquèrent particulièrement leur temps : Rabbi Joseph Gikatila (1248–1305) et Rabbi
Moïse de Léon (1240–1305).
Le premier, Rabbi Joseph Gikatila, écrit son premier ouvrage Gînnât ʼEgôz -
Le jardin des Noyers, un manuel de cosmologie métaphysique, dans lequel il a
recours à la gîmatrîyȃh52. Dans son second ouvrage : Šaʻărêy ʼôrâh – Les Portes de la
Lumière, il expose en détail et de façon explicite les désignations bibliques
correspondant aux sefîrôt, ainsi que les détails du monde divin, tels que les sefîrôt, les
Noms, et dʼautres encore. Son maître, Rabbi Abraham Abulafia (1240 – v.1291) né à

49
. Voir son commentaire sur la Torah : Ramban ʽal ha-Tȏrȃh, Jérusalem : Makhon Yerushalayim,
2006.
50
. Les œuvres complètes de Rabbi Asher ben David ont été rééditées en 1996, par Daniel ABRAMS,
R. Asher ben David, His complete Works and studies in his Kabbalistic Thought, Culver City,
Californie : Cherub Press, 1996.
51
. Voir infra II, 3.3.6.4 : sur le visage de ʼĂrîkh, le Longanime.
52
. La gîmatrîyȃh (guématria) est une forme dʼinterprétation qui consiste à additionner la valeur
numérique des lettres hébraïques afin de les interpréter.

16
Saragosse, qui fut le fondateur de la kabbale extatique à partir des Noms divins,
écrivait à son propos : « Il a réussi brillamment à partir de ce quʼil a étudié avec moi,
mais surtout à partir de ce quʼil a atteint par ses propres moyens53. » Son livre, Les
Portes de la Lumière, est considéré, parmi tous les ouvrages kabbalistiques, comme le
livre de base pour tout enseignement de la kabbale.

4.2. Le Sefer ha-Zohar - Le Livre de la Splendeur


Mais cʼest le second de ces deux auteurs, Rabbi Moïse de Léon (1240-1305),
qui surpassa en talent et en puissance tous les maîtres de son époque : il alla, dans la
compréhension et lʼanalyse, bien plus loin que tous les enseignements qui lʼavaient
précédé, et sʼaffirma comme le plus novateur parmi ceux de sa génération,
principalement en raison de sa relation avec le Livre du Zohar quʼil révéla et diffusa.
Hormis son apport sur le plus grand livre de la kabbale, cet auteur prolifique rédigea
plus dʼune dizaine dʼouvrages, dont les principaux traitent des dix sefîrôt (Šeqel ha-
qôdeš54), du Char dʼÉzéchiel (Pêrûš ha- merkȃvȃh), ainsi que de lʼâme humaine et de
sa destinée (Sefer ha-mišqâl). Son œuvre ne fut publiée que partiellement, une partie
de ses écrits étant encore sous forme manuscrite. Le nom de Rabbi Moïse de Léon
occupe une place importante dans lʼhistoire de la kabbale, en raison des efforts
considérables quʼil a déployés pour faire connaître le Sefer ha-Zohar - Le livre de la
Splendeur, qui comporte environ deux mille pages.
Lʼorigine et lʼauthenticité du Zohar ont fait lʼobjet de grandes controverses
depuis des centaines dʼannées, aussi bien de la part de certains rabbins que des
chercheurs universitaires55.
Dans la mesure où le Zohar est, depuis le XIVe siècle, devenu le livre de
référence en matière dʼésotérisme juif, il est nécessaire que nous nous attardions sur la
place et lʼimportance que les premiers kabbalistes lui ont accordées.

53
. Voir son récit autobiographique in : ABULAFIA, ʼÔṣȃr ʽêdên ha-gânûz (lʼEden caché), Tel-Aviv :
Éd. Gross, 2000, p. 369. À propos de cet auteur, qui fait figure à part, voir IDEL, L'expérience
mystique dʼAbraham Abulafia, op. cit.
54
. Šêqêl ha- qȏdeš, « Le sicle du sanctuaire » (1292). Cet ouvrage a été édité par A. W. GREENUP,
Londres, 1911, sous le titre : The Shekel Ha-Kodesh of Moses de Leon, edited for the first time, with
marginal references. Une édition critique annotée de cet ouvrage a été publiée par Charles
MOPSIK, sous le titre : R. Moses de Leon, Sefer Sheqel ha-Qodesh, Los Angeles : Cherub Press,
1996. Une traduction française a été publiée par le même aux éditions Verdier, Collection Les Dix
Paroles, Lagrasse, 1996.
55
. À propos de la critique sur lʼauteur, ainsi que sur la publication du Zohar, voir G. SCHOLEM,
Major Trends in Jewish Misticism, New-York : Schocken, 1961, p. 156-243 ; TISHBY, Mišnat ha-
Zohar, tome I, Jérusalem : Mossad Bialik, 1979, p. 44-47. Voir aussi LIEBES, « Kêṣad nitḥabêr
sefer ha-Zohar ? », Jerusalem Studies in Jewish Thought VIII, 1989, p. 1-72.

17
Depuis sa parution (manuscrite) en public à la fin du XIIIe siècle, les rumeurs
de la découverte dʼun vieux manuscrit en araméen de Jérusalem amenèrent un
contemporain de Moïse de Léon, Rabbi Isaac dʼAcco (1250-1340) à se déplacer
depuis la terre sainte afin de constater la véracité des propos et de voir, de ses yeux,
ces écrits si extraordinairement retrouvés. Dʼaprès les dires de Rabbi Isaac, il existait
deux témoignages de haut niveau qui furent transcrits par deux auteurs jugés
impartiaux.
Le premier, Abraham ben Samuel Zakût (Zacuto) (1452-1515), était un rabbin
à la fois astronome, mathématicien et historien, fort célèbre à son époque ; il écrit
dans son Livre de généalogies :

Le Zohar dont la clarté éclaire le monde, est appelé Midraš Yěhî ʼÔr, il
renferme les grands secrets de la Torah et de la kabbale, il est attribué à
Rabbi Simon bar Yôḥay (fin du 1er siècle). Cependant ce ne fut pas lui qui
lʼécrivit en vérité, ce furent ses disciples et son fils qui rédigèrent
lʼenseignement reçu et confièrent eux-mêmes à dʼautres disciples le soin
de continuer leur tâche56.

Le second, Rabbi Gědalyâh ben Yossef ben-Yěḥyâ (1515-1587), était lʼauteur


de la célèbre chronique Šalšelet ha-Qabbâlâh – La chaîne de la tradition, dans
laquelle il fait référence aussi au Livre des généalogies, dans sa première version,
plus complète :

Il faut savoir que Rabbi Simon bar Yôḥay et son fils nʼécrivirent pas tout
le Zohar, tel quʼil se présente à nous aujourd'hui. Après la disparition du
Maître, ses disciples et leurs disciples rédigèrent ce livre […]. Vers lʼan
cinq mille cinquante (1290), il se trouva ]trois[ groupes de personnes :
lʼun prétendait que toutes les parties du Zohar écrites en araméen de
Jérusalem étaient des propos de R. Simon, mais que tout ce qui était en
hébreu nʼétait pas de lui. Dʼautres disaient que Nahmanide avait trouvé le
manuscrit en Israël, lʼavait envoyé en Catalogne, dʼoù il était passé en
Aragon et était tombé entre les mains de Rabbi Moïse de Léon. Enfin,
pour le ]troisième[ groupe, R. Moïse était un érudit, qui avait écrit lui-
même ces enseignements, de son propre cru, et qui, afin de tirer un grand
profit de la part des maîtres, avait attribué les manuscrits à R. Simon bar
Yȏḥay […]. Pour moi, je pense que toutes ces opinions sont vaines et que
R. Simon et sa sainte assemblée ont dit ces choses, et encore beaucoup
plus. Seulement, il est possible quʼelles nʼaient pas été, dans leur

56
. Voir Sefer ha-yôḥasîn, Jérusalem, 1973, p. 95-96.

18
génération, convenablement ordonnées ; quʼaprès avoir été disséminées
longtemps, dans plusieurs cahiers, elles aient enfin été recueillies et
arrangées correctement. Il ne faut sʼétonner de cela, car cʼest ainsi que la
Mishnah a été rédigée par Rabbi Yěhûdâh le Saint qui a réuni les cahiers
]des enseignements[ dispersés aux quatre extrémités de la terre ; cʼest
ainsi que Rav ʼAšî a fait pour composer le Talmud57.

À la lecture de ces témoignages, et en y ajoutant la critique moderne selon les


nouvelles méthodes utilisées (analyse historique et littéraire comparée, style, etc.),
lʼorigine du Zohar reste très ambiguë, faute, avant le XIIIe siècle, de manuscrits ou
dʼauteurs qui auraient pu mentionner le titre58 de cet ouvrage fondamental. Sans entrer
dans la polémique concernant lʼorigine et lʼauthenticité du Zohar, rappelons tout de
même que tous les kabbalistes post-zohariques, y compris notre auteur, Rabbi Moïse
Ḥayyîm Luzzatto, ont considéré que le corpus principal du Zohar appartient à lʼécole
de Rabbi Simon bar Yôḥay et de ses disciples. Le corpus du Zohar se subdivise en six
grandes parties59 dont la majorité révèle de grandes nouveautés ésotériques et
inédites60. Cependant les kabbalistes post-lurianiques ont surtout retenu
lʼenseignement fondamental des ʼÎdrȏt et de la Sifrȃ di-ṣnĕʻȗtȃ. Dʼailleurs, la doctrine

57
. Šalšelet ha-Qabbâlâh, Venise, 1587, p. 70-71.
58
. Si le titre « Zohar » nʼest pas mentionné, des fragments ainsi que des concepts et des idées clés du
Zohar sont mentionnés chez plusieurs auteurs avant sa publication par Moïse de Léon ; voir
LIEBES, « ha-Zohar šêl Šâlôm » in : Ṭôfes ha-Zohar ha-pěratîy šêl G. Šâlôm, Jérusalem : Magnes,
1992, p. 5-10.
59
. À lʼintérieur du corpus du Zohar, nous pouvons retenir six ouvrages principaux et autonomes qui
émanent de la même philosophie ésotérique - bien que ces textes se différencient lʼun de lʼautre par
leur genre et leur style - il sʼagit de :
1) Les deux ʼÎdrȏt (ʼÎdrȃ Rabbȃ et ʼÎdrȃ Zȗṭȃ) – sur le monde Divin de lʼÉmanation, ainsi que sur
les manifestations de Dieu lors de la Création. Enseignement le plus profond et le plus systématique
du Zohar, sur les Visages de Dieu ainsi que sur Son immanence.
2) Sifrȃ di-ṣnĕʻȗtȃ – Le livre ]du secret[ caché, écrit sous la forme de la Mishna systématique, cinq
chapitres sur les secrets de la Création, la Direction divine, et la réparation du monde.
3) Les Hȇkhȃlȏt sont deux exposés sur les Palais, lʼun - sur les Palais de du monde de lʼÉmanation
(Zohar Béreshit I, 38a-48b) et lʼautre (Section Pěqûdêy) – sur les sept Palais du monde de la
Création à propos des méditations dans la prière.
4) Saba dě-Mišpâtîm, Exposé dʼune doctrine sur la transmigration des âmes, fondée sur les lois
concernant lʼesclavage de la section Mišpâtîm (Zohar II, 94b-114a).
5) Raʽăyâ Měhêmnâ – Le berger fidèle, il sʼagit de lʼâme de Moïse se révélant à lʼécole de Rabbi
Simon pour léguer la signification kabbalistique des commandements et des lois de la Torah. On
retrouve les textes du Raʽăyâ Měhêmnâ éparpillés dans tout le Zohar.
6) Tiqqȗnȇy Zohar – Les 70 Arrangements (Réparations) du Zohar, il sʼagit dʼun texte indépendant,
qui fonde les soixante-dix réparations du monde et de lʼhistoire à partir dʼun commentaire
exceptionnel sur le premier mot de la Torah : Bĕrĕšît - Au commencement.
Voir la liste très détaillée des différents textes du Zohar, SCHOLEM, La kabbale, p. 335-341.
60
. Telles que : Les Visages (ou : configurations) de Dieu ; lʼHomme primordial (ʼÂdâm qadmȏn), les
détails de la Šĕkhînȃh (Présence divine), le Règne des rois primordiaux, etc. Voir infra II, § 3. Tous
ces thèmes ne sont pratiquement pas mentionnés par les auteurs kabbalistes du XIIe ou XIIIe siècle -
avant la publication du Zohar.

19
de rabbi Isaac Luria, qui a fixé lʼhistoire de la kabbale après le XVIe siècle, est fondée
sur les ʼÎdrȏt - les parties centrales du Zohar – qui constituent une immense œuvre
métaphysique très condensée. Ramhal perçut aussi dans la ʼÎdrȃ Rabbȃ la
quintessence même de la kabbale61. À lʼinstar de plusieurs kabbalistes, il sʼattarda sur
cet ouvrage et rédigea un commentaire magistral, ʼAddîr bamȃrȏm, dans lequel il
donne à découvrir de nouvelles données62 qui nʼavaient pas été précisées par les
disciples de Luria.
Dès sa diffusion, à la fin du XIIIe siècle, le Zohar sʼimposa très vite comme
lʼœuvre fondamentale, voire matricielle, de toute la kabbale. Si, depuis lʼépoque des
Gěonim (VIIe- XIe siècle), la connaissance ésotérique se limitait à quelques ouvrages
ésotériques qui nʼémanaient pas nécessairement dʼun enseignement systématique et
cohérent, à présent, grâce au grand compilateur que fut R. Moïse de Léon, la somme
de la kabbale se retrouva définitivement déposée dans le Zohar. Étant donné que plus
de vingt mille fois le Zohar cite les versets de la Bible63 pour les commenter, on ne
peut pas ne pas voir également dans cet ouvrage64 comme un commentaire exégétique
sur la Torah. Dʼailleurs il est connu aussi sous le titre de Midraš Yěhî ʼÔr65, ou
Midraš Rašbî, par tous les kabbalistes espagnols.
Parallèlement à cette publication, très inspirée, qui changea profondément
lʼhistoire du judaïsme, et cela même au niveau de la hălâkhâh66, nous trouvons,
pendant plus dʼun siècle, des kabbalistes prolifiques qui suivront dʼautres voies,
développant des idées originales que lʼon retrouve également dans le Zohar mais
dʼune manière tout à fait sommaire. Lʼexemple de la Kabbale extatique est à cet égard
très révélateur. Le premier maître qui développa cette kabbale à partir de la
permutation des Noms divins fut Rabbi Abraham Abulafia (1240-v.1291). Né à

61
Voir infra II, 1.2.2.
62
. Ibid.
63
. Voir « Concordance du Zohar » (en hébreu) in Sefer ha-Zohar ha-šâlêm, éd. prévue 2016, par Éd.
Asher Barel et Yedioth, Tel-Aviv.
64
. Bien que pour beaucoup de maîtres du judaïsme, le Zohar est dʼabord un commentaire
herméneutique de la Torah, puisquʼil est structuré selon les sections hebdomadaires du Pentateuque,
cependant depuis la kabbale de Safed - avec le Cordovéro et le Ari : le Pardȇs Rimmȏnîm et le ʻȆṣ
Ḥayyîm - le Zohar est considéré comme la quintessence dʼun système ésotérique très complexe.
65
. Voir Sefer ha-yôḥasîn, op. cit., p. 95-96.
66
. Hălâkhâh signifie le code de la loi rabbinique ; voir lʼinfluence du Zohar sur le Hălâkhâh (Šûlḥan
ʽArûkh), Y. TA-SHMAʽ, Ha-niglêh šêba-nistâr, le-hêqêr ha-hălâkhâh bě-sefer ha-Zohar, Tel-Aviv
: Éd. ha-Kibbutz ha-meuchad, 1995 ; voir aussi J. DARMON, « La loi du secret. La kabbale comme
source de halakha chez r. Joseph Caro et les décisionnaires ultérieurs », Thèse de doctorat sous la
direction de Charles Mopsik soutenue à lʼEHESS le 30 mai 2007 ; publié sur le web :
http://www.lesitedesetudesjuives.fr/medias/files/la-loi-du-secret-301108.pdf

20
Saragosse, il voyagea en Italie et en Grèce, et rédigea une quinzaine dʼouvrages sur
les sefîrôt, sur lʼâme humaine, et la méditation. Ses élèves, R. Moïse de Bourgos et R.
Joseph Gikatila, tous deux de Castille, développèrent des enseignements parallèles.
Cependant, quelques années après la découverte du Zohar, la majorité des œuvres
kabbalistiques qui virent le jour furent influencées directement par cette œuvre
magistrale. Dʼautres auteurs essayèrent de se distinguer du Sefer ha-Zohar, mais sans
grand succès. Cette époque fut également marquée par la multiplication de traités
courts sur les dix sefîrôt et destinés aux néophytes. Au XIVe siècle, la kabbale connut
un grand essor intellectuel dans toute lʼEspagne et dans quelques communautés
dʼItalie, mais, au milieu du XVe siècle, le nombre de ces travaux diminua
considérablement, sans doute à cause du début des persécutions qui précédèrent
lʼexpulsion des juifs dʼEspagne en 1492. La dispersion massive des juifs porta un
coup dʼarrêt définitif aux centres dʼétudes kabbalistiques en Espagne ; nous les
retrouverons en Italie et au Maroc, bien quʼavec une moindre envergure, mais
toujours animés dʼun grand enthousiasme pour le Zohar.
La communauté juive dʼItalie accueillit un éminent kabbaliste du nom de
Rabbi Judah Ḥayyât qui, après de longs périples, sʼinstalla enfin à Mantoue (1495) ;
cʼest là quʼil mit au point le Minḥat Yěhûdâh – lʼoffrande de Judah, commentaire sur
Maʽǎrekhet ha-ʼĚlôhût67 – La structure de la Divinité, avec les anciens kabbalistes
(tel que le Gikatila et lʼauteur anonyme de Maʽǎrekhet ha-ʼĚlôhût) en réadaptant la
pensée kabbalistique selon lʼaxe du Zohar. Dans cette Italie des IXe–XVe siècles, les
deux grands maîtres influents de la kabbale avant lʼarrivée de R. Ḥayyât étaient R.
Měnaḥêm Recanati68 (1250-1310) et lʼauteur anonyme de la Maʽǎrekhet. Le Recanati
se fit le porte-parole de la kabbale espagnole et surtout de celle du Zohar quʼil
transcrira sous forme de passages complets dans son commentaire sur la Torah69.
Mopsik portera dʼailleurs ce jugement sur son œuvre : « On doit à Recanati une
discussion très importante concernant la nature précise des sefîrôt. Pour lui, celles-ci
ne constituent pas lʼessence déployée de la divinité mais les instruments de son action

67
. Maʽǎrekhet ha-ʼĚlôhût, La structure de la Divinité, un traité très systématique de lʼancienne
Kabbale, dʼun auteur anonyme. Rabbi Moïse Cordovéro lʼa attribué à R. Todros Aboulafia (134-
1298). Dans la première édition, publiée à Ferrare en 1557, le livre est attribué à Rabbénou Perez le
tossaphiste. En fait cet ouvrage ne peut être attribué à aucun de ces auteurs. Il a été rédigé vers la fin
du XIIIe siècle selon plusieurs textes anciens avec une vision différente de celle du Zohar. Voir
Mikhal ORON, « ha-ʼîm ḥibêr R. Tordos Abulafia êt sefer Maʽǎrekhet ha-ʼĚlôhût ? », Kiryat Sefer,
v. LI, 1976, p. 697-704.
68
. Voir M. IDEL, Rabbi Menahem Recanati, Le kabbaliste (en hébreu), Jérusalem : Shoqen, 1998.
69
. RECANATI al ha-Tȏrȃh, Tel-Aviv 2003.

21
au moyen desquels elle conduit lʼunivers70. » Plusieurs kabbalistes, dont le Ramhal,
reprirent à leur compte cette dimension des sefîrôt en tant quʼinstruments de lʼEin-sof
pour la conduite du monde.
Ce fut surtout à partir de lʼexpulsion des Juifs dʼEspagne (1492) que la
kabbale italienne trouva un nouvel essor, justement avec Rabbi Juda Ḥayyât, dont le
commentaire offrait une première orientation de la kabbale inspirée et fondée sur le
Zohar. Les idées du Zohar se propagèrent également grâce au Rabbin Elie Měnaḥêm
Ḥalfan (vers 1500) à Venise, et à Rabbi Běrakhîêl ben Mêšûllâm Qalman à Mantoue
avec son ouvrage Lêv ʼÂdâm (Le cœur de lʼhomme) (1538).
Cʼest en Italie, au milieu du XVIe siècle, que le Zohar fut imprimé pour la
première fois dans les villes de Mantoue et de Crémone, en 1558 et 1559. Il ne fait
aucun doute que cette édition du Zohar constitua un grand bouleversement dans la
manière dʼaborder lʼenseignement de la Torah. Lʼapproche au judaïsme a changé.
Lʼimpact du Zohar fut si fort que partout, en Allemagne, en Pologne, à Prague, mais
surtout au Maghreb et au Moyen-Orient, de nombreux auteurs entreprirent de le
commenter. Une figure remarquable, le grand savant Rabbi Méïr Ibn Gabbay (1480-
1543) de Turquie, qui sʼopposait à la pensée philosophique grecque, marqua un
nouveau tournant dans lʼhistoire de la kabbale. En effet, cet auteur en présenta une
synthèse magistrale, lʼexpliquant dʼune manière rationnelle, selon la voie théologique,
et résumant ainsi les grands principes de la foi71. Son livre ʻĂvôdat ha-qȏdeš – Le
service du Saint, fit date dans la synthèse des grands thèmes de la kabbale à partir du
Zohar.
Mais ce fut en Palestine, à Safed, au XVIe siècle, que la kabbale fut
structurée et mise en ordre par de grands esprits novateurs qui allaient, de ce fait,
bouleverser le judaïsme dans son ensemble.

70
. MOPSIK, Cabale et Cabalistes, p. 70.
71
. Voir GOETSCHEL, Méïr Ibn Gabbay, Le Discours de la Kabbale espagnole, Louvain : Peeters,
1981.

22
5. Le renouveau de la kabbale à Safed au XVIe siècle
5.1. Rabbi Moïse Cordovéro
À Safed, en Haute Galilée, le judaïsme trouva un nouvel essor : cʼest sous
lʼautorité du grand décisionnaire Rabbi Jacob Berab que son disciple Rabbi Joseph
Qarô (1488-1575) rédigea le Šûlḥan ʽArûkh, le code complet des lois pratiques
religieuses. Cet auteur, qui bénéficiait de lʼapprobation des plus hautes autorités
rabbiniques, était en outre animé dʼun grand élan mystique. En effet, ce rabbin,
dʼesprit tout à fait rationnel et didactique, avait le privilège de recevoir la visite très
particulière dʼun Maggîd72 : cʼest ce mentor céleste qui lui indiqua une voie ascétique
pour atteindre la perfection, aussi bien dans son savoir que dans son comportement.
Dans cette même ville, un grand kabbaliste, Rabbi Salomon Alqabets (1505 - vers
1584), se fit connaître dans toutes les communautés de la diaspora par son poème
liturgique à consonance mystique : Lěkhah dôdîy.
Son beau-frère, qui deviendra son maître, Rabbi Moïse Cordovéro (1522-
1570), fonda une académie de lʼétude de la kabbale. Grand kabbaliste, dʼune rare
érudition, il élabora à vingt-sept ans la plus haute compilation de la kabbale. Il publia
un ouvrage impressionnant, Pardês Rimmȏnîm, le Verger des Grenadiers (1548) qui
devint très vite le livre kabbalistique de référence. Lʼauteur y abordait une multitude
de sujets existentiels et métaphysiques, procédant à une étude comparée des
différentes opinions des kabbalistes espagnols sur le Zohar. Il ne se bornait pas à
exposer les différentes idées en présence, il tranchait, après analyse approfondie, en
exprimant ses décisions en quelques formules très concises. Il sʼappuyait sur une
solide formation talmudique et philosophique, grâce à sa connaissance du Guide de
Maïmonide ; son ouvrage, présenté sous une forme très attrayante, ne sʼéloigne jamais
dʼune voie rationnelle et systématique. Fin connaisseur de nombreux manuscrits
kabbalistes, il composa, avec une grande facilité dʼécriture, le plus grand commentaire
du Zohar jamais paru : il sʼagit de Ôr Yâqâr ou La lumière précieuse, un ouvrage de
trente-deux gros volumes73, soit environ 12000 pages, riches dʼexplications et
dʼanalyses herméneutiques.
Conscient de lʼampleur de ses écrits, Rabbi M. Cordovéro rédigea en 1567
(dix-neuf ans après son Pardês Rimmȏnîm) un traité très condensé, ʼȆlîmâh Rabbâtî,
dans lequel il reprit en un système cohérent toutes les grandes idées quʼil avait
72
. À propos du Maggîd, voir notre développement à ce sujet, dans infra II, 1.1. et 1.2.2.
73
. Jusqu'à jour (2014) une vingtaine de volumes ont été imprimés à Jérusalem.

23
développées dans lʼensemble de son œuvre. Sa théorie sur les sefîrôt était originale,
car elle réalisait une synthèse des différentes opinions de ses prédécesseurs ; pour lui,
les sefîrôt ont deux dimensions : lʼune transcendante et lʼautre immanente. Les sefîrôt
reflètent la manifestation du Ein-sof (lʼInfini) à travers lʼémanation74. Son souci
théologique de lʼUnité de Dieu le conduisit à considérer le Ein-sof, lʼInfini, comme
lʼInsaisissable75 à partir duquel émanent les sefîrôt divines. Telles sefîrôt sont à la fois
ôr - lumière, substance - et kelîm -instruments, vases. Ce qui signifie que si les sefîrôt
sont des entités émanées de Dieu, Sa substance leur est inhérente, à lʼinstar de « lʼâme
habitant le corps et lui donnant vie ». Lʼauteur du Pardês précisait néanmoins que
Dieu transcendant (Ein-sof) nʼest pas affecté par lʼémanation, et quʼil y a donc lieu de
Le distinguer de la Lumière émanée de Lui qui intègre les sefîrôt76.
Lʼinfluence de Maïmonide se manifeste largement dans toute lʼœuvre
cordovérienne, surtout lorsquʼil sʼagit de lʼUnité de Dieu. Mais il reconnaît quelques
lacunes dans la philosophie du Guide, en raison précisément de sa méconnaissance
des principes kabbalistiques.
Lʼœuvre de Cordovéro est immense. Son système, qui se veut un système de
pensée kabbalistique et éthique77, nʼa cependant pas résolu le problème théologique
de lʼémanation à partir du Ein-sof, lʼInfini. Pour lui, le Ein-sof est la Cause des causes,
le Principe des principes, et de Lui ont émané directement les sefîrôt par lesquelles Il
agit. Un autre problème non résolu est celui du mal ontologique ; à quel moment le
mal a-t-il émergé ? Ces questions et dʼautres furent résolues (partiellement) par le
jeune Rabbi Isaac Luria, un homme saint, qui avait, dans les dernières années de
Cordovéro, suivi son enseignement. Lʼorientation théologique et éthique du
Cordovéro dans lʼocéan kabbaliste laisse à penser que le sage de Safed, après avoir
systématisé et codifié la kabbale, voulait atteindre un système théologique inspiré par
elle et capable dʼexpliquer, par cette voie, les principes de la foi juive. De cette
manière, il aurait réparé la théologie juive maïmonidienne influencée par la
philosophie dʼAristote. La doctrine de Cordovéro, ainsi que son œuvre, en général,
joua un très grand rôle non seulement dans le développement de lʼéthique juive (Rĕšît

74
. Voir les travaux de S. A. HORODEZKY, Tôrat ha-Qabbâlâh šel Rabbi Môšêh Cordovéro,
Jérusalem, 1951.
75
. Voir à ce sujet la polémique de Mopsik sur les déclarations de Scholem quant à la définition du Ein-
sof, MOPSIK, « Observations […] », op., cit. p. 21.
76
. Voir G. SCHOLEM, La kabbale, p. 604.
77
. Un disciple du Cordovéro a rédigé une œuvre dʼéthique basée sur le Zohar et lʼenseignement de son
maître : Rabbi Elie de Vidas ; il a intitulé : Rĕšît ḥȏkhmȃh, voir notre prochaine note.

24
ḥȏkhmȃh78, Sefer ḥǎrêdîm79) et du hassidisme en Pologne, mais aussi des écrits
lurianiques.
Les travaux de Berakha Zack80 allaient renouveler lʼapproche des écrits du
Cordovéro, en démontrant, entre autres, combien Luria avait été influencé par la
doctrine de son maître. Zack sʼinsurgea contre Scholem, Tishby, Ben Shlomo qui,
dans leurs recherches et commentaires, sʼétaient efforcés de montrer que la kabbale de
Luria81 était fort éloignée de celle de Cordovéro. Zack prouva que les sources de la
doctrine du ṣîmṣȗm82, (le retrait de lʼInfini), doctrine que jusqu’alors on attribuait
exclusivement à Luria, se trouvaient déjà dans les écrits du Cordovéro83.

5.2. Rabbi Isaac Luria Ashkénazi


Rabbi Isaac Luria Ashkénazi, surnommé le Arizal, ou le Ari (1534-1572), le
saint lion, lʼhomme de Dieu, était une personnalité hautement charismatique ; il quitta
Le Caire et arriva à Safed, où, les deux dernières années de sa vie, il entreprit de
transmettre la quintessence de la kabbale du Zohar. Son ascétisme, sa pureté, sa
connaissance de la kabbale en général et de la transmigration des âmes en particulier
attirèrent de nombreux disciples. Parmi eux, seul Rabbi Ḥayyîm Vital de Calabrèse
(1542-1620) fut désigné par le Ari pour rassembler par écrit ses enseignements,
essentiellement oraux. Car Luria nʼécrivit quʼun seul ouvrage, à la fin de sa vie, un
commentaire sur Sîfra di-ṣnĕʻȗtȃ (section du Zohar), publié dans Šaʻar Ma’ǎmȃrêy
Rašb"y84. Ḥayyîm Vital rapporta en détail la doctrine de son jeune maître dans un
grand traité, ʻȆṣ Ḥayyîm, Lʼarbre de vie. La structure originale du ʻȆṣ Ḥayyîm
comportait huit parties (nommées « Portes ») transcrivant très fidèlement les
enseignements de Luria, souvent en plusieurs versions (parfois contradictoires). Les
autres disciples, pour ne citer que les plus influents dans la kabbale post-lurianique :
Rabbi Joseph Ibn Tebbûl85 (m. 1616), et Rabbi Israël Sarûg86, firent connaître, eux

78
. Rěšît ḥȏkhmȃh, est un ouvrage écrit par le rabbin Elie de Vidas au XVIe siècle. Il est étudié dans un
grand nombre de yěšîvôt, et fait partie du programme de la Morale juive.
79
. Sefer ḥǎrêdîm, est un livre de morale religieuse écrit par le disciple de Luria, le kabbaliste et poète,
Rabbi Elʽazar Azikri (1533 - 1600).
80
. Voir son ouvrage principal, B. ZACK, Bě-Šaʻărêy ha-Qabbâlâh šêl R. Môšêh Cordovéro, Beer-
Shevaʼ : Éd. Université ben Gurion, 1995, 386 p ; cité plus loin : Bě-Šaʻărêy.
81
. Voir LIEBES, « ʽAl ha-Sefer šêl B. Zack Bě-Šaʻărêy ha-Qabbâlâh šel R. Môšêh Cordovéro,
Mussaf HAARETZ, Erev Rosh hashana (Septembre) 1997, p.5.
82
. Nous développerons plus loin ce concept fondamental du ṣîmṣȗm, infra II, 3.3.3.
83
. B. ZACK, « Rabbi Moshe Cordovero's Doctrine of Tzimtzum » (en Hébreu), Tarbiz 58, 1989, p.
207-237.
84
. Šaʻar Ma’ǎmȃrêy Rašb"y, Jérusalem 1988.
85
. Voir IDEL, « Jewish Mysticism Among the Jews of Arab/Moslem Lands », The Journal for the

25
aussi, les enseignements de leur maître. Le premier transcrivit la doctrine de Luria
dans un ouvrage intitulé Děrûšêh ḥefṣî-bâh. Quant à Sarûg, il diffusa intensivement la
kabbale lurianique en Italie, son ouvrage principal fut le Lîmûdêy ʼĂṣîlȗt. Comme
nous le verrons plus loin, sa conception du ṣîmṣȗm se révéla complètement différente
de celle de Vital.
Contrairement à Cordovéro, Luria considérait le Zohar comme le texte
principal et fondateur de toute la kabbale, dʼoù le peu de cas quʼil fit des
enseignements de ses prédécesseurs ou des autres doctrines de lʼancienne kabbale
espagnole. Selon Vital, les ouvrages sur lesquels sʼappuyait le jeune maître étaient
très peu nombreux87. Car Luria avait une approche de la kabbale très indépendante ; la
tradition dit dʼailleurs que son véritable maître était le prophète Élie. Lui-même
affirmait quʼil avait reçu des révélations qui lʼavaient éclairé sur les énigmes du
Zohar.
Ce sont les deux ʼÎdrȏt ainsi que Sifrȃ di-ṣnĕʻȗtȃ, textes principaux du Zohar,
qui firent naître chez le jeune kabbaliste, qui habitait encore Le Caire, lʼenvie
dʼentreprendre les recherches qui allaient orienter toute sa vie. Il disait souvent à son
disciple quʼil lui fallait parfois des semaines de concentration pour analyser un seul
texte du Zohar ; il reconnaissait aussi quʼil avait le plus grand mal à formuler par écrit
sa doctrine. Mais il lui fallut quitter lʼEgypte, ainsi que la prospérité matérielle, quʼil
devait à son oncle, pour se rendre à Safed, en Palestine, dans la ville austère des
kabbalistes. Ce fut dans cette ville quʼil rencontra son maître Rabbi Moïse Cordovéro
et ses nouveaux disciples. La période durant laquelle il exerça à Safed fut très brève
(deux années seulement), mais très féconde, car cʼest là quʼil rencontra Rabbi Ḥayyîm
Vital, grand kabbaliste et disciple de Cordovéro, qui devint, comme nous lʼavons vu
plus haut, son principal élève et copiste. Au début de leur travail en commun, les
discours se succédaient par inspiration ; cʼétait au disciple dʼorganiser et de structurer
la pensée si riche et si subtile pensée du jeune maître. Mais il fallut attendre quelques
années après la mort du Ari pour que Vital entreprit de présenter par écrit les
enseignements de son maître en les développant selon sa propre analyse. Vital, qui
était fort modeste et dʼune grande probité intellectuelle, précisait souvent : « Ceci je

study of Sephardic and Mizrahi Jewry, vol. I, Florida, February 2007, p. 29. Voir Moshe
HALLAMISH, The Kabbalah in Northern Africa : A Historical and Cultural Survey, (en hébreu),
Tel-Aviv, 2001.
86
. Sur cet auteur, voir R. MEROZ, « R. I. Sarûg, talmîd ha-Ari : ʽîyûn měḥûdaš ba-sûgîyâh (disciple
de Luria : un nouvel examen du problème) », Daʻat 28, 1992, p. 41-53.
87
. Voir VITAL, Šîvḥêy ha-Ari, Jérusalem 2006.

26
ne lʼai pas entendu de la bouche de mon maître », ou encore : « Je pense avoir
entendu aussi […] », et parfois : « Moi, Ḥayyîm, je dis […] ».

5.3. Les grandes nouveautés de la pensée de Luria


Revenons à la doctrine de Luria. En parcourant le magnum opus de R. H.
Vital, le ʻȆṣ Ḥayyîm, nous constatons que Luria propose une nouvelle présentation de
la cosmogonie du Zohar, et que celle-ci inclut de nouveaux grands secrets de la
Création88. Dès le premier chapitre, cʼest du récit de la Création (Maʻăsȇh bĕrĕšît)
quʼil est question : « Sache quʼavant que ne fussent émanés les émanés et que les
créatures ne fussent créées, une lumière supérieure simple emplissait toute la réalité. Il
nʼy avait aucune place libre, sous lʼaspect dʼun air vide et dʼun creux, mais tout était
plein de cette lumière infinie simple […]89. » Comme nous lʼavons déjà mentionné, il
semble que lʼenseignement principal de Luria soit fondé sur la ʼÎdrȃ Rabbȃ et Zȗṭȃ,
qui exposent le thème de la Création en prémisses. Cependant, les premières pages du
Zohar Bereshit inaugurent, elles aussi, le mystère du « vide primordial » et de la «
première Volonté90 ». Lorsque lʼon compare les premiers textes des ʼÎdrȏt avec
lʼenseignement lurianique, on se rend compte à quel point le Ari a développé le
programme original de la Création en ajoutant de nouvelles étapes à la hištalšĕlȗt91,
lʼenchaînement des mondes divins. Prenons lʼexemple de la première leçon de la ʼÎdrȃ
Rabbȃ. Ce texte est inauguré par le commentaire du verset : « Et voici les rois qui
régnèrent dans le pays dʼÉdom, avant quʼun roi régnât sur les enfants dʼIsraël. » (Gen.
36, 31) La signification de la métaphore des Rois dʼÉdom avait fut une grande énigme
chez tous les kabbalistes qui avaient précédé le Ari. À partir dʼune lecture objective
du Zohar, il est impossible au lecteur le plus averti de comprendre de quoi il sʼagit.

Avant que lʼAncien des Anciens, Celui qui est le plus caché parmi les
plus cachés, eût préparé les formes [du roi] et les premiers diadèmes, il
nʼy avait ni début ni fin. Il se mit donc à sculpter et à évaluer [lit.
mesurer]. Il étendit devant lui-même un voile, et cʼest dans ce voile quʼIl

88
. Plus loin nous développerons la doctrine lurianique, voir infra II, 4-6.
89
. Voir ʻȆṣ Ḥayyîm, I, 2.
90
. Voir Zohar I, 1a : (trad. par Mopsik, Lagrasse : Verdier, tome 1, 1981, p. 30) : « Au
commencement, R. Siméon ouvrit le texte suivant : « Les bourgeons apparaissent sur la terre […] ».
Les bourgeons - cʼest lʼœuvre du Commencement […] ». Et à la page 1b (Mopsik, p. 31) : « Au
commencement, R. Eléazar expliqua : « Levez les yeux vers les hauteurs et voyez Qui a créé Cela »
(Isaïe 40, 26). Dans quelle direction faut-il lever les yeux ? Vers le lieu auquel tous les yeux sont
suspendus […] ».
91
. Voir infra analyse sur la hištalšĕlȗt, II, 6.

27
sculpta et évalua ces rois ; mais ils ne purent subsister. Ainsi quʼil est
écrit : « Et voici les rois qui régnèrent dans le pays dʼÉdom, avant quʼun
roi régnât sur les enfants dʼIsraël. » Il sʼagit des Rois primordiaux et
dʼIsraël ancien92.

Les commentateurs pré-lurianiques de ce passage fondamental de la ʼÎdrȃ


(Zohar), ne virent dans ces Rois primordiaux qui sont morts (selon Gen. 36, 32),
seulement les mondes qui ont précédé la Création et qui nʼont pu subsister93. Pour
Luria, il sʼagit de beaucoup plus : en effet, en une centaine de pages94 écrites sous la
dictée de son maître, Vital donne, de cette (apparente) « catastrophe cosmique », une
présentation fort différente de tout ce qui avait été écrit jusque-là par ses
prédécesseurs : dans un long développement fort détaillé, il accorde toute sa place à la
complexité du sujet. Selon Luria, en effet, les Rois primordiaux représentent le
Monde des nĕqȗdîm, cʼest-à-dire des points95, étape ultime avant le Monde de
lʼÉmanation. Les premières sefîrôt, issues de ce Monde des points, qui auraient dû
jouer le rôle principal des vases de la Création, nʼétaient pas capables de recevoir les
lumières et tombèrent dans le Chaos. Cʼest la brisure des vases. Plusieurs chapitres
du ʻȆṣ Ḥayyîm et des Huit Portiques sont consacrés à ce sujet : lʼauteur présente les
raisons pour lesquelles ces vases ont été brisés et quelles en furent les conséquences
dans la Création et lʼhistoire des hommes. Ainsi, dans sa réflexion, le saint kabbaliste
de Safed va beaucoup plus loin que ses prédécesseurs : il désigne même les lieux
précis dans les mondes inférieurs où les vases brisés tombèrent. Nous ne pouvons
quʼêtre confondu par la multitude des détails quʼil donne ; Luria va jusquʼà élaborer
un système complet pour expliquer lʼémergence du mal et son expansion96 dans le
monde. Signalons à ce sujet que Tishby, de lʼuniversité de Jérusalem, a publié une
thèse consacrée à lʼexplication de lʼorigine du mal selon Luria97.
La richesse de la pensée de Luria se révèle dans un grand nombre de thèmes
qui soit étaient restés flous, soit nʼétaient quʼeffleurés, chez les prédécesseurs du Ari.
Citons seulement quelques-uns des thèmes essentiels, tout à fait originaux, qui

92
. Zohar III, 148a.
93
. Voir CORDOVERO, Pardȇs Rimmȏnîm, Portique 5, chap. 4. Pour Cordovéro, ce sont les forces de
la rigueur qui nʼont pu permettre la réalisation des mondes.
94
. Voir ʻȆṣ Ḥayyîm, V, 1 ; V, 5 ; VI, 1 ; VI, 3 ; VI, 1 ; VII, 1 ; IIX, 1-6 ; IX, 6-7 ; X, 4 ; XI, 1 ; XI, 3 ;
XI, 8 ; XIV, 9 ; IIXX, 2 ; XXIII, 5 ; XLII, 1 ; XLIV, 7.
95
. Voir infra II, chap. 3.3.5.
96
. Voir aussi SCHOLEM, La kabbale, p. 229-235.
97
. Voir TISHBY, The doctrine of evil in lurianic Kabbalah, (tr. de lʼhébreu), London : Éd. Paul
Kegan, 2002 ; titre original : Tôrat ha-raʽ vě-ha-qělîppâh bě-qabbâlat ha-Ari, Jérusalem : Magnes,
1992. Plus loin cité : Tôrat ha-raʽ.

28
apparaissent dans la kabbale lurianique : le ṣîmṣȗm, retrait de lʼInfini ; ʼÂdâm
qadmȏn, lʼHomme primordial ; la matqȃlȃ, la balance ou lʼharmonie du tiqqȗn ; les
Visages (ou : configurations) de Dieu et leurs interactions ; enfin le monde du tiqqȗn
ou le monde de la réparation. Nous traiterons toutes ces notions, dans notre seconde
partie, en analysant les écrits lurianiques et leur interprétation par Le Ramhal.
Le thème du ṣîmṣȗm, qui, au demeurant, est une notion énigmatique, à peine
mentionnée sous forme allusive dans le Zohar98, ou juste évoquée par le Cordovéro99,
revêt une importance capitale chez Vital. Entre le Ein-sof (lʼInfini) et la première
émanation-sefira, il se produisit un ṣîmṣȗm. Le premier acte de lʼÉmanateur nʼest pas
une révélation ni une émanation, mais au contraire un acte de dissimulation et dʼauto-
rétraction. Ce concept du « retrait de Dieu » protège lʼEssence de Dieu et
interdit toute spéculation philosophique autour de lʼémanation première. Le processus
de lʼapparition des sefîrôt, en effet, commence à partir du retrait, donc à partir dʼun
espace primordial qui est vacant au sein de lʼInfini. Le ṣîmṣȗm engendre donc un vide
dans le domaine de lʼInfini pour laisser une place à lʼexistence des créatures.
Lʼespace duquel Il se retire nʼest certes quʼun « point » relativement à son Infinité,
mais il englobe tous les degrés de lʼexistence tant spirituelle que corporelle. Nous
avons là lʼinterprétation lurianique dʼun concept très mystérieux du Zohar (I, 15a)
nommé ṭěhîrû. Aucun kabbaliste avant le Ari nʼavait réussi à pénétrer ni à développer
aussi subtilement les grands secrets du Zohar.
Le thème de ʼÂdâm qadmȏn, « lʼHomme primordial » qui exprime lʼétape
avant le Monde de lʼʼĂṣîlȗt ou de lʼÉmanation, constitue un exemple de la richesse de
la pensée littéraire de Luria transmise par Vital. ʼÂdâm qadmȏn100 est à peine
mentionné dans le Zohar101, et le Cordovéro ne lui réserva quʼune seule phrase dans
son Pardȇs : « Il est appelé ʼÂdâm qadmȏn, parce quʼIl est ancien, précédant le
monde de la ʼĂṣîlȗt ; appelé ainsi, cela indique lʼétat où Il est extrêmement caché à
lʼinstar de la Lumière primordiale102 ». Tout au long de son œuvre, le Cordovéro

98
. Voir Zohar Bereshit (I, 15a), à propos de bûṣînâ dě-qardînûtâ : « Au commencement de la Pensée
du Roi, il grava une trace dans le ṭěhîrû, la transparence suprême, une flamme obscure (lit. bûṣînâ
dě-qardînûtâ, flamme rigide) jaillit du frémissement de lʼInfini » ; Voir aussi Mopsik, op.cit. Zohar
I, p. 92
99
. Voir B. ZACK, Bě-Šaʻărêy, op.cit., p. 58-70.
100
. Nous traiterons plus loin ce thème de ʼÂdâm qadmȏn, voir infra II, 3.3.4.
101
. On retrouve ce concept dans Tiqqȗnȇy Zohar, 42a ; 120a : « Couronne suprême, cachée des
cachées, cause des causes, primordial des primordiaux, c'est à propos de cet ʼÂdâm qadmȏn quʼil
est écrit : “ Alors j'étais à ses côtés, habile ouvrière ” (Proverbes 8, 30) […] ».
102
. Pardȇs Rimmȏnîm, XXIII, 1.

29
considère que le premier monde divin (juste après le Ein-sof, lʼInfini) constitue la
ʼĂṣîlȗt ou le Monde de lʼÉmanation qui contient les sefîrôt.
Or, dans les écrits lurianiques, alors que Vital lui-même considérait ce sujet
essentiel comme hermétique - il dit même : « dépassant lʼentendement humain » -, ce
thème de ʼÂdâm qadmȏn donna lieu à de larges commentaires103. Vital précise même,
en une multitude de détails, les flux qui procèdent du Visage de cette première
configuration divine : tels flux, par exemple, qui sortent des cheveux, des oreilles, du
nez, de la bouche et enfin des yeux, représentent les mondes divins où se prépare
graduellement le Monde de lʼÉmanation avec ses ramifications. Ces flux, qui
contiennent le Tétragramme YHVH dans toutes ses formes, sʼorganisent de façon à
constituer les nouveaux Mondes divins.
Un autre thème aussi important que les précédents est celui des parṣȗfîm, les
Visages ou les configurations divines du Monde de lʼÉmanation. Si le concept lui-
même fut rapporté par les ʼÎdrȏt (Zohar), le Cordovéro ne retint que lʼidée dʼune
image représentative de la sefira, car, pour lui, la kabbale sʼexplique essentiellement
par les sefîrôt. Luria, lui, fondait tout le Monde du tiqqȗn (venant après la brisure des
vases) sur la manifestation des parṣȗfîm, qui remplaçaient définitivement les sefîrôt
classiques, celles que nous connaissons depuis la propagation de la kabbale au
Moyen-Âge. La sefira keter (couronne) est alors reconstruite en tant que parṣȗf
ʼĂrîkh ʼĂnpîn (lit. Long visage), le Longanime ; les sefîrôt ḥȏkhmȃh et bînȃh sont
reformées en tant que Visages de ʼĂbȃ et ʼÎmȃ (Père et Mère). De lʼunion de ʼĂbȃ et
ʼÎmȃ sera conçu un nouveau parṣȗf, Zĕʻîr Ănpîn, le Petit visage, qui comporte les six
sefîrôt de la ʼĂṣîlȗt. La dernière sefira malkhȗt est également reconstruite en tant que
Nȗqvȃʼ, la Femelle ou le Féminin du Petit visage, représentant lʼaspect Féminin de
Dieu, la Šĕkhînȃh. Désormais, tout au long des écrits lurianiques, on voit se forger, à
travers des centaines de pages, un système très complexe des Visages ou des
manifestations de Dieu. Les interactions ainsi que lʼenchaînement des Visages les uns
après les autres, les uns dépendants des autres, rendirent ce système très dynamique.
Un tel système nʼhésitait pas à utiliser les métaphores de lʼaccouplement, la gestation,
lʼenfance ou la maturité des Visages divins. Bien que ces aspects se situassent dans un
univers métaphysique divin, Vital sut décrire les Visages avec force détails et leur
donna beaucoup de réalisme en les peuplant de toutes ces figures célèbres de la Bible

103
. Pour nʼen citer que lʼessentiel, voir Šaʻar ha-haqddâmôt, §1, p. 5a-38b ; ʻȆṣ Ḥayyîm, Portique I,
4 ; Portique IIX, § 2 ; ʼÔṣrȏt Ḥayyîm, § Šaʻar ʼÂdâm qadmȏn, Jérusalem, 2004, p. 2-8.

30
: Jacob, Israël, Rachel et Léah, qui devinrent alors les expressions du divin qui
interviennent dans la Création et dans lʼhistoire.
Tous ces thèmes fondamentaux : ṣîmṣȗm, ʼÂdâm qadmȏn, la brisure des
vases, les parṣȗfîm (qui seront analysés dans la seconde partie de notre thèse),
caractérisent la kabbale du Ari : ils offrent un point de vue original qui autorise à
parler, effectivement, de « la kabbale lurianique ». Cependant, il sʼagit dʼun système
qui, quoique beaucoup plus riche et fécond que celui de Cordovéro, reste ambigu et
hermétique. Si très peu de chercheurs osèrent se lancer dans lʼocéan de la pensée
lurianique, la grande majorité des kabbalistes post-lurianiques devaient bientôt puiser
en elle pour construire de nouveaux systèmes104 en ajoutant évidemment leurs propres
interprétations. Quant à lʼœuvre de Cordovéro, elle ne servirait plus que de référence
pour les définitions concises et éclairantes des thèmes classiques.
Au sujet de Luria, certains chercheurs105 parlent dʼune « nouvelle » kabbale et
dʼune « nouvelle » cosmogonie. Joseph Avivi106 nuance cette position : il se livra à
une analyse très subtile de toute lʼœuvre lurianique, et constata que les grandes lignes
de lʼÉmanation107 étaient déduites directement de la ʼÎdrȃ Rabbȃ et de la ʼÎdrȃ Zȗṭȃ,
ainsi que de certaines réflexions qui apparaissaient déjà chez le Cordovéro. À notre
avis ce ne sont que des détails, mais il ne fait aucun doute que les écrits lurianiques
reflètent une interprétation originale de la kabbale, dont les prémisses trouvent leurs
racines dans le Zohar. Ce fut bien Luria qui développa tous ces concepts essentiels
qui établirent la superstructure de lʼÉmanation et de lʼenchaînement (hištalšĕlȗt) des
mondes jusquʼau monde matériel. Mais ce qui en fit la popularité du Ari, ce fut moins
sa doctrine de lʼÉmanation -au demeurant très élaborée et fort complexe, ou les
nouveautés ésotériques inconnues de ses prédécesseurs - que sa connaissance des
gilgûlîm, les réincarnations des âmes et leur tiqqȗn dans ce monde.
Ce nʼest quʼaprès la mort prématurée de Luria, à lʼâge de trente-huit ans, que son
œuvre prit son essor : non seulement son enseignement se dévoila dans toute son
originalité et sa complexité, mais il se répandit largement dans le monde
méditerranéen. Cʼest en effet grâce aux gûrêy ha-Ari, cʼest-à-dire les lionceaux, les

104
. Tel est le cas pour Rabbi Šâlôm Šarʽabî, surnommé Raša"š avec son système des kawwȃnȏt (les
intentions et méditations des prières) ; en revanche pour le Ramhal ainsi que pour Rabbi ʼElîyâhû
de Vilna (Ha-graʼ) et ses disciples cʼest le système de la Hanhȃgȃh, la Direction divine du monde
qui primera.
105
. Voir G. SCHOLEM, La kabbale, p. 231-240.
106
. Voir J. AVIVI, Qabbalat ha-Ari, III Volumes, Jérusalem : Ben Zvi Institute, 2008.
107
. Selon lui, il y aurait deux doctrines de lʼÉmanation ; voir AVIVI, ibid, vol. III, p. 1426-1444.

31
autres disciples du Ari, Rabbi Joseph ibn Tebbûl et Rabbi Israël Sarûg, que la kabbale
lurianique connut une diffusion exceptionnelle en Italie et dans les pays dʼAfrique du
Nord.
Bien entendu, en ce qui concerne lʼœuvre du Maître, le travail accompli par
Rabbi Ḥayyîm Vital reste essentiel : cʼest lui qui détermina, pour toutes les
générations à venir, les orientations de la kabbale et définit la tradition authentique.
Désormais, lʼenseignement lurianique pénétra tous les domaines de la vie juive : la
prière liturgique, les lois religieuses, les coutumes, les méditations, les tiqqȗnîm
(réparations) ; on peut presque dire que lʼinfluence du Arizal avait réussi à
spiritualiser lʼensemble du judaïsme ; cette influence se fit sentir jusque dans la
pratique quotidienne : citons seulement quelques exemples de coutumes lurianiques,
telles que la réception du shabbat dans la campagne à lʼinstar dʼune fiancée ; ou
encore la mise de deux paires de těfilîn (phylactères) lors de la prière ; la disposition
spéciale des mets de la Pâque (Pesaḥ) sur le plateau ; le port de la barbe complète et
des pêyôt (papillotes), ainsi que des dizaines dʼautres rapportées par ses disciples dans
lʼouvrage Pětôrâʼ dé-ʼĂbȃ 108.
Cependant, lʼenseignement purement ésotérique du saint kabbaliste de Safed
ne fut pas partagé par tous. Quelques années après sa disparition, lʼopinion des
kabbalistes se divisa : quelle signification donner à cette doctrine ? Devait-on la
comprendre selon son sens littéral ou son sens métaphorique109 ? En dʼautres termes,
le saint Ari avait-il expliqué et interprété la tradition zoharique ou avait-il plutôt
complété les maillons manquants du ʼÎlȃn (lit. lʼArbre) sur le plan de lʼenchaînement
de la manifestation divine établi par ses prédécesseurs ?
Dʼaprès le Ramhal, lʼœuvre de Rabbi Isaac Luria marquerait lʼapogée de cette
école qui avait commencé avec la publication du Zohar110, mettant ainsi un terme à la
transmission de la doctrine cosmogonique dans sa forme symbolique.
Dans les milieux kabbalistes, Luria occulta quasiment tous ses prédécesseurs,
les maîtres dʼEspagne, dʼItalie et même de la Terre sainte. Il était désormais reconnu
comme le détenteur de la véritable tradition, la plus complète ; aucun kabbaliste, par
la suite, ne put sʼen détourner ou lʼignorer. Cependant, lʼenseignement lurianique

108
. Voir Pětôrâʼ dé-ʼĂbȃ, Minhâgêy ha-Ari, Jérusalem, 1975 ; voir aussi MAGNEZI, Bên hălâkhâh lé-
Qabȃlȃh, Kiryat-gat, 2013.
109
. Nous verrons dans le prochain chapitre la polémique des deux écoles post-lurianiques : les tenants
du sens littéral et leurs adversaires qui optent pour lʼinterprétation allégorique.
110
. Voir ʼÎggĕrȏt, § 15, p. 49-50.

32
reste scellé ; il demeure une science cachée, et présente nombre dʼapparentes
contradictions. Cʼest ainsi que Luzzatto écrit dans lʼintroduction de son ouvrage
Wîkûǎḥ Ḥȏqêr ȗ-mĕqȗbal :
Et ce qui accroît la difficulté, cʼest le fait que la signification des choses
dans leur ensemble est très voilée et scellée. Car il ]le Ari[ a grandement
dissimulé ses paroles. […] Par conséquent, ceux qui les ont lues les ont
prises littéralement et superficiellement, ce qui nʼest en rien une
compréhension. Car on dira que nous détenons ]de cette sagesse[
uniquement des noms de concepts dont il faut se souvenir. Lorsque nous
savons quʼil existe tant de sefîrôt, de Visages divins et de mondes qui
sʼhabillent les uns dans les autres, tant de montées et descentes, sans en
connaître la signification, cela nʼest pas digne dʼêtre appelé une
connaissance, mais plutôt la trace dʼun enseignement dépourvu de sens111.

Telle est donc la situation de la kabbale en ce début du XVIIe siècle : une


doctrine exceptionnelle du tiqqȗn du monde ainsi que de la rédemption, comprise,
pour une grande partie, de façon trop littérale, laissant ainsi une science bientôt en
proie à lʼhérésie sabatéénne112 : une kabbale dépouillée113 de tout son sens originel.
Ce sont, pour Luzzatto, les conséquences dʼune interprétation de la symbolique
kabbaliste114 à la lettre frisant le superficiel et le puéril, qui ont conduit à cette
rédemption avortée du faux messie. Mais peut-on vraiment étudier la kabbale et son
sens sans les clés de lʼinterprétation du symbole ?

111
. Ma’ǎmȃr ha-Wîkûǎḥ, op., cit., p. 36-37 ; je me suis aussi servi de la traduction de Joëlle Hansel, Le
Philosophe et le Cabaliste, p. 76-77.
112
. Il sʼagit de Sabbataï Tsevi (1626-1576), le messie hérétique de Smyrne qui a créé un mouvement
messianique, voir SCHOLEM, La kabbale, p. 377-435 ; voir aussi la fin de notre prochain chapitre.
113
. Nous faisons allusion à lʼouvrage de Knorr von Rosenroth, Kabbala Denudata, Sulzbach, 1677-
1684. Ce livre se veut être une anthologie de la kabbale traduite en latin.
114
. Voir Qin’at Hašȇm Ṣĕvȃȏt, in : Ginzȇy Ramhal, Bné-braq : Éd. Freidlander, 1984, p. 259-263, plus
loin cité : Ginzȇy Ramhal

33
6. Lʼinterprétation de la kabbale au XVIIe siècle en Italie
6.1. Rabbi Měnaḥêm ʻĂzaryȃh de Fano
Après la mort de Rabbi Isaac Luria (1572), lʼétude de la kabbale privilégia la
dimension religieuse pratique au détriment de la connaissance du divin ; à lʼexception
de quelques rares maîtres qui sʼattardaient sur lʼaspect spéculatif, voire philosophique,
de cette doctrine. À Jérusalem, un centre dʼétudes kabbalistiques vit le jour au début
du XVIIe siècle autour de Rabbi Isaac Gâôn, Rabbi Jacob Ṣemaḥ (auteur et
compilateur du Qiṣȗr ha- kawwȃnȏt selon le Ari115), et ensuite son disciple Rabbi
Méïr Poppers (1624-1662), qui classa et organisa les chapitres du ʻȆṣ Ḥayyîm de R.
Ḥayyîm Vital. À la même époque, on assiste en Italie au développement fructueux
dʼun centre intellectuel de recherches sur la kabbale. Si, en Terre sainte, la
préoccupation des kabbalistes était dʼabord mettre de lʼordre dans lʼœuvre lurianique,
puis dʼen déduire les kawwȃnȏt (lit. intentions, méditations) pour se concentrer
exclusivement sur la mystique de la prière ; en Italie, le souci était dʼétablir une
synthèse de la kabbale et dʼamorcer ainsi une interprétation plutôt philosophique à la
lumière des découvertes lurianiques.
Rabbi Měnaḥêm ʻĂzaryȃh de Fano (1548-1620), grand kabbaliste116 et
disciple fervent de Israël Sarûg, puisa aussi bien dans lʼenseignement de son maître le
Cordovéro que dans celui de Luria117. Il commenta la kabbale de Safed : grâce à lui,
de nombreux manuscrits des ouvrages du Cordovéro circulaient en Italie118. Il écrivit
dans la préface de son Pêlaḥ ha-rimmȏn - un commentaire sur le Pardês Rimmȏnîm -
une apologie où il mit lʼaccent sur lʼimportance de lʼenseignement cordovérien, tout
en signalant lʼimportance des révélations de Luria. Son grand principe, quʼil fonde
dʼailleurs sur le ṣîmṣȗm, était le šaʽǎšûʽa du Ein-sof, ou la délectation de lʼInfini119.
Les explications philosophiques quʼil donne éclairèrent les notions complexes et
énigmatiques issues de lʼécole lurianique. Ses disciples, Rabbi Aharon Bêrakhîyah de
Modène - lʼauteur de lʼouvrage fort répandu pour les malades Maʽǎvar Yabbôq (la

115
. Lʼouvrage Qiṣȗr ha- kawwȃnȏt selon le Ari, est un traité synthétique sur les méditations lors de la
prière quotidienne, qui se fonde sur les écrits lurianiques.
116
. Sur cet auteur, voir R. BONFIL, « New informations on the life of Menahem Azarya de Fano and
his time period » (en hébreu) , in Pěrâqîm bě-tôldôt ha-hevrâh ha-yěhûdît bîmêy ha-bênayîm û-ba-
ʽêt ha-hădâšâh, mûqdašîm lě-Pr Yaʽăcôv Katz, Jérusalem : Éd. Magnes, 1980, p. 98-135.
117
. Voir Qôl ha-nĕvȗȃh, op. cit., p. 259.
118
. voir TISHBY, Ḥîqrêy Qabbâlâh û-šlôhôtêhăh, vol. II, Jérusalem : Éd. Magnes, 1982, p. 143, p.
153-154.
119
. Voir ʽA"b Yědîʽôt, Introduction, p. 7-17, cité par Qôl ha-nĕvȗȃh, p. 260.

34
Traversée du Jaboq) - et Rabbi Samuel Portaléone, firent de lʼItalie le centre le plus
important de la kabbale. Un autre kabbaliste de grande renommée, Rabbi Joseph
Salomon Delmedigo, connu également sous le patronyme de Yašar de Candia, ou, en
italien, Jacopo de Candia (1591-1655), était rabbin, philosophe, médecin,
mathématicien et théoricien de la musique. Il publia entre 1629-1631 à Bâle
Taʽǎlûmôt ḥȏkhmȃh – Les mystères de la Sagesse et Nôvêlôt ḥȏkhmȃh, dans lequel il
traite des sciences (lʼoptique, lʼastronomie, et la métaphysique) à la lumière de la
kabbale120. Il sʼinstalla très tôt à Padoue, où il fit ses études de médecine et prit des
cours dʼastronomie avec Galilée. Après avoir obtenu son diplôme en 1613, il sʼinstalla
à Venise et retourna ensuite à Candia. Ses œuvres traitaient aussi bien des
mathématiques, de lʼastronomie, des sciences naturelles que de la métaphysique, mais
son orientation restait la kabbale lurianique. Il rejetait la philosophie aristotélicienne,
et montrait quʼil ne fallait sʼinspirer que du néoplatonisme, dont les opinions étaient
en conformité avec les kabbalistes121. Dans lʼœuvre de Delmedigo, nous trouvons le
principe du Bienfait que Dieu désire octroyer à ses créatures, en tant que fondement
de toute la Création122. Le Ramhal utilisa aussi ce principe du Bienfait divin, en
préambule à son œuvre maîtresse123.

6.2. Rabbi Abraham Cohen Herrera


Parmi les grands kabbalistes italiens post-lurianiques, nous trouvons le
philosophe Rabbi Abraham Cohen Herrera (1562-1635), venu dʼItalie à Amsterdam
pour étudier chez Rabbi Israël Sarûg. Il rédigea en espagnol entre 1620 et 1635 un
grand traité de kabbale : Puerta del cielo (La porte du ciel124). Cette œuvre, qui
influença plus dʼun maître, juif et non juif125, traite en même temps de la kabbale
lurianique et de celle de Cordovéro dans une dialectique philosophique, et se situe au
carrefour de plusieurs influences ; elle puise à de multiples sources. En effet, Herrera
empruntait autant aux auteurs de lʼAntiquité quʼaux héritiers du néoplatonisme de la

120
. Encyclopaedia Judaica, Jérusalem, 1972, Vol. 5, 1477-8.
121
. Voir Nôvêlôt ḥȏkhmȃh, Basilia, 1631, (réimpression N.Y, 1993), p. 54.
122
. Voir Šever Yossêf, cité par Qôl ha-nĕvȗȃh, p. 265.
123
. Voir infra II, 3.3.1.
124
. Traduit en français par Michel ATTALI sous le nom Le Portail des cieux, Paris : Éd. de lʼÉclat,
2010.
125
. L’influence quʼexercera Le Portail des cieux est presque aussi éclectique que le sont ses sources
puisqu’elle se repère aussi bien dans les milieux juifs que dans les milieux chrétiens, dans les
cercles kabbalistiques comme dans les cercles philosophiques (Leibniz, Henry More, DʼAlembert,
Hegel), notamment grâce à sa traduction latine partielle du théologien allemand Knorr von
Rosenroth en 1678 dans son anthologie Kabbala denudata, op. cit.

35
Renaissance. Cet ouvrage, La Porte du Ciel, marqua un tournant dans la kabbale
lurianique. À notre avis, Herrera nʼinterprétait pas, à proprement parler, la symbolique
de la doctrine lurianique, il se bornait à confronter et à comparer les concepts
kabbalistiques et philosophiques. Puerta del cielo, écrit Michel Attali, « est sans doute
lʼentreprise la plus monumentale et la plus systématique de contact entre
philosophie (néo-platonicienne) et cabale juive, laquelle se verra bâillonnée par le
tournant rationaliste de la pensée européenne126 ». La Porte du Ciel, ouvrage rédigé
dʼabord en espagnol, puis traduit en hébreu et en latin, influença plusieurs kabbalistes
mais surtout des penseurs chrétiens. Comme Attali le précise, Herrera est cité par
Hegel dans son ouvrage Leçons sur lʼHistoire de la Philosophie127, et par dʼAlembert
dans son article « Cabale » pour lʼEncyclopédie. On accusa le philosophe-kabbaliste
dʼavoir inspiré les idées panthéistes de son contemporain Spinoza128, qui habitait la
même ville.
Lʼœuvre exceptionnelle de Herrera peut être considérée comme une
reformulation philosophique de la kabbale lurianique129.

6.3. Les kabbalistes italiens depuis Rabbi Moïse Zacuto


Dans ce XVIIe siècle, lʼItalie ne cesse de nous étonner par le nombre et
lʼimportance de ses grands maîtres et commentateurs de la kabbale. Lʼun dʼeux, Rabbi
Moïse Zacuto (1620-1697), dʼorigine portugaise, poète et auteur prolifique, sʼimposa
très vite comme la sommité kabbalistique de son époque. Il aborda tous les sujets de
la kabbale. Les ouvrages de Zacuto faisaient référence dans tous les centres dʼétudes,
aussi bien en Italie quʼau-delà des frontières de la péninsule. Outre des ouvrages
exotériques, et des œuvres poétiques à thème kabbalistique, il rédigea de nombreux
commentaires sur la kabbale, dont Šibôlet šel leqeṭ, Remez ha-rômez, ʽȆrkhêy ha-

126
, Voir ATTALI, Le Portail des cieux, op. cit., quatrième de couverture de son ouvrage.
127
. Voir G.A MAGEE, Hegel and the Hermetic Tradition, N.Y : Cornell University Press, 2008, p. 8,
43, 65.
128
. Voir F. MANZINI, « Le retour de la kabbale », La vie des idées, 13 Mai 2010, sur le web :
http://www.laviedesidees.fr/Le-retour-de-la-kabbale.html
Cet auteur cite deux articles : lʼun de Giuseppa Saccaro DEL BUFFA : « Abraham Cohen Herrera
et le jeune Spinoza – entre kabbale et scolastique : à propos de la Création “ex nihilo” », Archives
de Philosophie, 51, 1988, p. 55-74, et lʼautre de « Herrera, Spinoza e la dialettica umanistica », in :
Daniela Bostrenghi et Cristina Santinelli (dir.), Spinoza : ricerche e prospettive per una storia dello
spinozismo in Italia. Atti delle giornate di studio in ricordo di Emilia Giancotti, Urbino, 2-4 ottobre
2002, Napoli, Bibliopolis, 2007, p. 273-297.
129
. Voir les travaux de N. YOSHA, Mîtôs û-mêtâfôrâh : ha-paršânût ha-fîlôsôfît šêl R. Abraham
Kohen Hererah le-qabbâlat ha-Arî, Jérusalem : Éd. Magnes, 1994. Cité plus loin : Mythe et
Métaphore.

36
kînûyîm, anthologie de la kabbale lurianique classée par ordre alphabétique, et aussi
Šoršêy ha-šêmôt130, recueil de la kabbale pratique selon lʼutilisation des Noms
sacrés ». Il forma de nombreux disciples – citons Rabbi Benjamin ha-Cohen Vitale et
Rabbi Abraham Rovigo – qui comptèrent parmi les maîtres italiens de la kabbale
post-lurianique.
Parmi ces grands kabbalistes disciples de Zacuto, il faut distinguer le principal
dʼentre eux, rabbi Benjamin ha-Cohen (1651-1730) qui forma lui-même plusieurs
kabbalistes et publia une dizaine dʼouvrages131. Il exerçait les fonctions de Rabbin
dans la ville de Reggio. Son gendre et disciple, Rabbi Isaïe Bassan132, fut le Maître de
la yěšîvâh (lʼécole talmudique) de Padoue : cʼest dans cette ville quʼil rencontra son
disciple Moïse Ḥayyîm Luzzatto. On trouve, consignée dans les ʼIggĕrȏt133, une
longue correspondance entre Benjamin ha-Cohen et le Ramhal sur les méditations
lurianiques de la prière ainsi que sur plusieurs thèmes de la kabbale.
Cʼest à cette époque (1664-1666), alors que le Rabbin Zacuto analysait et
commentait134 le corpus complet des textes du Zohar et de Luria (Vital), que le bruit
se répandit faisant état de certaines révélations du faux messie de Smyrne, Sabbataï
Tsevi135 (1626-1676) et des interprétations messianiques du tiqqȗn (réparation) des
qĕlîpȏt (écorces) par son pseudo-prophète Nathan de Gaza (1643-1680). Nous ne
pouvons traiter ici, ni du mouvement sabbataïste, ni de la pensée messianique de
Sabbataï Tsevi. Nous nous contenterons dʼévoquer brièvement son lʼinfluence sur
lʼévolution de la kabbale en Italie : les nouvelles idées - sur le ṣîmṣȗm, le tiqqȗn, et la
fonction exceptionnelle du messie dans la réparation du monde - suscitèrent dʼabord
une grande admiration chez quelques kabbalistes136, suivie bientôt de nombreuses
réactions et de graves divergences touchant le contenu de lʼenseignement de Nathan.
Bien quʼil y eût des doutes quant à sa relation ambiguë avec le mouvement
sabbataïste, Zacuto, après lʼapostasie de Sabbataï Tsevi, sʼopposa au mouvement et se

130
. M. ZACUTO, Šoršêy ha-šêmôt, op. cit.
131
. Entre autres : ʼAllôn bâkhût, ʽÊt ha-zâmîr, Gěvûl Benyâmîn, etc. La majeure partie de son œuvre
est restée sous forme manuscrite.
132
. Nous reparlerons du Rabbin Bassan qui a influencé Luzzatto, dans notre IIe partie, chap. 1.
133
. Voir ʼIggĕrȏt Ramhal ʼû-běnêy dôrô, Correspondances de Ramhal, en hébreu. Nous utiliserons
notre édition ʼIggĕrȏt Ramhal, Jérusalem : Institut Ramhal, 2001, (cité plus loin : ʼIggĕrȏt). Voir
aussi des passages de cette correspondance, supra, II, 1.1.
134
. Voir M. ZACUTO, Qôl ha-Remez, in Měqôm bînȃh, Salonique, 1812.
135
. Nous nous référons aux travaux de SCHOLEM, Le Messianisme juif, Paris : Calmann-Lévy, 1974 ;
Ibid., Sabbataï Tsevi : Le Messie mystique, Lagrasse : Verdier, 1983. Voir aussi Y. LIEBES, « Le
messianisme sabbataïste » (en hébreu), Peʽamim 40, Jérusalem, 1990, p. 4-20.
136
. Voir G. SCHOLEM, La kabbale, p. 419.

37
rangea aux côtés des rabbins vénitiens, contre Nathan de Gaza137.
Un peu plus tard, les communautés orthodoxes de la diaspora furent troublées par
les nouvelles thèses qui se répandaient (les « actions étranges », les transgressions du
Messie, le « serpent saint » qui soumet les serpents de lʼabîme) ainsi que par les
opinions contradictoires qui concernaient lʼétude et le mode de transmission de la
kabbale. Le courant conservateur de la kabbale professait quʼil fallait sʼen tenir
uniquement à la littéralité de la kabbale de Luria et se conformer strictement aux
textes fondateurs, en ajoutant tout au plus les aspects de la kawwȃnȃh, la méditation et
les intentions profondes de la prière. Lʼauteur du Mišnat ḥâsîdîm, Rabbi Emmanuel
Hay Ricchi (1688-1743), de Ferrare, faisait partie de ceux qui incarnaient la piété et la
position littéraliste138. Dans cet ouvrage qui résume la kabbale lurianique, il aborde
aussi la méditation sur la prière quotidienne et les fêtes juives.
Certes, le thème de la rédemption constitue lʼexpression même du tiqqȗn, but
ultime de lʼenseignement zoharique développé par Luria ; cependant, le mouvement
sabbataïste, en prenant trop à la lettre certains passages du Zohar qui font allusion à la
descente du messie dans les écorces du mal139, aboutit bientôt à une vulgarisation
dangereuse de la kabbale. Cette descente du Messie, qui sʼexprime par la
transgression de certains commandements de la Torah, devait permettre, aux yeux des
sabbataïstes, la délivrance du monde.
Après la défaite du faux messie, les rabbins de toute la diaspora, et dʼItalie en
particulier, qui étaient responsables de lʼhéritage authentique du judaïsme, exhortèrent
toutes les communautés à bannir les partisans du sabbataïsme, et à sʼéloigner de tout
ce qui était apparu comme ésotérisme ou mysticisme pour ne sʼattacher quʼà la loi
pure.
Rabbi Joseph Ergas (1685-1730), issu de lʼécole de Zacuto, et contemporain
de Luzzatto, qui sʼétait opposé farouchement à ce mouvement, reprit lʼinterprétation
spéculative et philosophique de la kabbale. Il rédigea un texte dʼune grande clarté,
Šômêr ʼěmûnîm, qui eut un grand succès à lʼépoque140 : il présentait et interprétait la

137
. Ibid., p. 669-671.
138
. Voir G. SCHOLEM, La kabbale, p. 228. Voir R. GOETSHEL, « L'interprétation du Tsimtsoum
dans le Yosher Lebab dʼEmmanuel Hay Ricchi », in Dutch Jewry History, Jérusalem : Éd. J.
Michman et T. Levie, 1984, p. 87-110.
139
. Voir RAMHAL, Qin’at Hašȇm Ṣĕvȃȏt, p. 129.
140
. ERGAS, Šômêr ʼěmûnîm, Jérusalem, 2010. Voir aussi GOETSCHEL, « La notion de Tsimtsoum
dans le Somer Emunim de Joseph Ergaz », Hommage à Georges Vajda, Etudes dʼhistoire et de
pensée juive, éd. par Gérard Nahon et Charles Touati, Louvain : Peeters, , 1980, p. 385-396.

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kabbale lurianique sous forme de dialogue en dégageant de leur littéralité les grands
concepts de la kabbale de Safed. Dans une lettre à son ami le Rav Bassan (le maître
du Ramhal), il exprime son opinion sur un ouvrage de Luzzatto, Kĕlȃlîm : il avoue
quʼil nʼy trouve rien dʼoriginal, mieux encore, que la majorité des explications que
donne le jeune kabbaliste se trouvent déjà dans le sien propre141.
On peut donc dire que les kabbalistes italiens du XVIIe siècle constituèrent,
par leur réflexion et leurs travaux, le nouveau vecteur de lʼinterprétation de la kabbale
lurianique. Celle-ci avait connu son essor et sa diffusion à travers les maîtres venus de
la terre sainte, comme les rabbins Sarûg, Benjamin ha-Lévi142 et Nathan Shapira143
qui sʼétaient installés en Italie pour promulguer lʼenseignement de Safed. Ces
kabbalistes trouvèrent bientôt dans cette contrée un climat intellectuel fertile, qui leur
permit non seulement dʼapprofondir leurs recherches, mais aussi, grâce à lʼouverture
des étudiants aux matières profanes, de sʼouvrir à un renouveau de lʼinterprétation des
textes et de leur présentation.
Si lʼItalie, comme nous lʼavons vu, devint très vite le centre intellectuel de la
kabbale de Safed et le lieu privilégié de sa diffusion dans toute la diaspora, la relation
ambiguë que certains kabbalistes entretinrent avec le sabbataïsme - comme le rabbin
Moïse Zacuto, ou son disciple Rabbi Benjamin ha-Cohen144 - laissa des traces
néfastes qui nuisirent à la renommée des kabbalistes145, y compris le Ramhal.
En conclusion, la kabbale lurianique en Italie, au cours du XVIIe siècle, après
avoir connu un vif essor, sʼétait plutôt orientée vers une interprétation philosophique.
Měnaḥêm ʻĂzaryȃh de Fano, Delmedigo146 (Nôvêlôt ḥȏkhmȃh), Herrera (Šaʻar ha-
šȃmayîm), Zacuto, Ergas (Šômêr ʼěmûnîm), comptent parmi les auteurs les plus

141
. Voir ʼIggĕrȏt, p. 139. Nous y reviendrons sur ce sujet plus loin.
142
. Le Rabbin Benjamin ha-Levi, émissaire de lʼécole de Safed, avait été envoyé en Italie dans les
années 1658-1659.
143
. Le Rabbin Nathan Shapira fut un émissaire de Jérusalem ; il était chargé de faire connaître les
orientations et les textes « authentiques » de la kabbale lurianique en Italie où il séjournera jusquʼà
sa mort, à Reggio, en 1664. Voir lʼIntroduction de son ouvrage Tûv hâ-ʼârêṣ, Jérusalem, 1981.
144
. Voir lʼarticle de G. SCHOLEM dans Encyclopædia judaica, t. IV, p. 531. Voir aussi E.
CARLEBACH, The poursuit of heresy ; Rabbi Moses Hagiz and the sabbatian controversies, New
York : Columbia UP, 1990, p. 220. Le Rabbin Moïse Ḥagîz qui fut un chasseur de sabbataïstes
reconnaissait néanmoins en la personne de Benjamin ha-Cohen « un véritable homme pieux », voir
ʼIggĕrȏt, p. 23, 36,
145
. Voir SCHOLEM, Sabbataï Tsevi, p. 746-748 ; voir les articles de SCHOLEM sur le sabbataïsme,
rassemblés et commentés par LIEBES, in : Mêḥqârêy šabětâût, Tel-Aviv : Éd. Am Oved, 1991.
Voir aussi SCHOLEM, « Sur la question des liens entre les rabbins et le sabbataïsme » (en hébreu),
Sion 13, 1948, p. 47-62.
146
. Voir les travaux de Isaac BARZILAY, Yoseph Shlomoh Delmedigo, Yashar of Candia : His Life,
Work and Times, Leiden, 1974.

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importants de cette époque. Le point commun à tous ces kabbalistes italiens fut le
souci de systématisation de lʼenseignement de la kabbale, ainsi que celui de
lʼinterprétation philosophique de lʼenseignement lurianique.
Lʼavènement du sabbataïsme va ralentir cette riche activité intellectuelle et fut
en même temps fort préjudiciable à la kabbale. En effet, les maîtres de la kabbale
étaient obligés dʼenseigner les secrets dans des cénacles fermés tout en essayant de ne
pas soulever de doutes quant à leur orthodoxie religieuse
Dans cet état de bouleversement messianique, et tandis que se développait une
rationalisation de la mystique, naquit un des plus grands savants du judaïsme, connu
dʼabord en Italie : Rabbi Moïse Ḥayyîm Luzzatto (1707 - 1746), appelé le Ramhal.

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