SECRETES CHINOISES Entre paradigmeésotérique, politique et criminologie
r,I-a Chine est la terre des societéssecrètes; et le Jaune est
un conspirateur-né, qui ne saurait prendre une tasse de thé hors de chez lui, sans raser les murailles et sans échangerdes mots de passe.Il applique le systemede la societe secrèteà tous sesbesoinsethniques,politiques et sociaux,et mème à ses plaisirstu.
Matgioi, Guénon et la question des sociétés secrètes
en Chine.
Le premier livre de Jean-Pierre Laurant que i'ai lu, à sa
parution, avant de le rencontrer et de devenir son ami, est Matgioi, un az)enturiertaoi'ste,paru chez Dervy en 1982. Jean- Pierre Laurant n'en était pas à son premier livre, et la question du secret et des sociétessecrètesfaisait dejà panie de ses intérèts. Mais un ouvrage sur Albert de Pouvourville (1861-1939),connu dans le milieu esotériquesous le pseu- donyme de Matgioi (<,I'cil du jour r), ne pouvait que conduire notre auteur à se pencher sur le thème des societéssecrètes chinoises. Thème delicat, car Matgioi et les < ésotéristes'r s'étaientsur ce point, comme sur beaucoup d'autres, opposés
l. Albert or PouvouR\TLLE [Matgioi], oLa Révolution et les Sociétés
secrètes en Chine u, La Reaue de Paris, l" mars l9l2; cité dans I-nunnNr J.-P., 1982, p. 44. 304 poLITIcA HERivlETrcA " "
aux milieux académiques,et il y avait aussi conroverse sur
l'apport de Matgioi aux connaissancesque Rene Guenon (188ó-1951)avait de cerremariereet qu'ii exprime en parti- culier dans son dernier ouvrage, La Grande lriort, (Guenon R., 1940). comme Laurant le monrre dans Matgioi, en 1946 Guénon ne considéraitplus pouvourville ni comme un ami ni comme un auteur de référence.I.Jn ouvragecatho- lique pieux de I'ancien raoisre anticlérical, sainte ihérèse ct, Lisieux protectricedespeuples(pouvourville A., 1936), aurait ( provoque la rupture r)ret conduit Guenon à affirmer que <,si Albert de Pouvourvilleetait toujours vivant, Matgioi etait bien moft,r (Laurant J.-p., lgg}, p. g3). Guenon ne cite pas Matgioi dans La Grande Triade et préfère, en rnatière de societés secrètes,se fier à l'ouvrage du lieutenant-colonel B. Favre Les sociétéssetètes en chine. origine. Role historique. siruationactuelle(1933), à l'époque d'ailleursbien accueillipar les universitaires.Bien entendu, Guénon ne se souciaitp", a. I'opinion de I'université, où mème en 1946 son idee que les societes secrèteschinoises émanaient d'un cenrre (taoiste) unique n'était plus acceptée. Laurant rappelle toutefois I'influence que Matgioi avair eue sur Guénon en certe matiere bien avant La Grande Triade.En l9l0' trente-six ans avant la publication de cet ouvrage, le Guénon, signant en ranr que Tau palingenius, evequéde l::".: l_'Eglisegnostique,apperaitdansun article de la revueLa Gnosc Matgioi ( norre Maître )) en matière de taoîsme (voir LauneNr J.-P., lg'2' p. gg). Il est vrai que des guénoniens, aprèsla mort de Guenon, ont considerela iormule comme < dc pure courtoisieu méme en l9l0 (Laurant J.-p., lgg2,p. 95) En effet, à cette epoque déià, Nguyen van cang, re fils cadet de I'inidateur taoiste de Matgioì au Vietnam, Ie Maître Nguyen van Lu, devenu miliiaire frangais, était venu en France (Laurant J.-p-, rggz, p. 40-41) et colíaborait méme à des revues du milieu ésoterique. Guenon aurait donc pu recevoirdes informations (et une initiation) directement de ce personnage,sanspasserpar Matgioi. c'est ce que suggèrepaul Chacornac(1958, p. 43), comme le rappelleLa,rrant (1 gg2, p. 94) : a Nous pouvons dire aussi- et sanspouvoir précisei davantage* que Guénon, méme du cóte taoiste,regut plus que n'avait regu Albert de pouvourville. )) Sans insister ici sur le processuspar lequel <,I,influence de Matgioi [sur Guénon] fut minimiséel p., ..rt"ins guenoniens, alorsqu'elle etait <impossibleà eliminer,r(I-auranr J.-p., rggz,, MASSIMO INTROVIGNE 305 p. 95), il importe de signaler un aspecr sur lequel l'officier colonial Pouvourville était plus proche de la rechercheuniversi- taire contemporaineque l'ésotéristeMatgioi. En effet, les esote- ristes ne s'intéressaientque très peu au còte politique, voire criminel, des societéssecrèteschinoises; pour eux, ce còté n'avait pas d'importance, ou alors il relevait de déviations conúe-initiatiques. Mais Matgioi, ou plutòt pouvourville, en tant qu'officier colonial, avait publie des analysesuès perri- nentesde la situation politique en chine; il est probable qu,il s'étaitméme adonneà l'espionnage.II était donc en mesurede faire la liaison enffe les sociétéssecretes,la criminalité orga- niséeet le nationalismerepublicain en chine, et de reconnaître I'importance à leur creation du sentiment xenophobe et anti- Manchou des < Chinois de souche,r (l,aurant J._p., lggî,, p. 44). Mais Pouvourville était aussi Matgioi, et il se rendait donc compre que politique et criminalite n'excluaient pas, mème au debut du xx" siècle, Ia presence d'éléments ésóté- riques dans les mèmes societes. Et c,était justement cette coexisrencede politique, ésoterisme et criminalite qui etait I'aspect plus surprenanr de ra situation dont Matgioi iut ,rr. connaissancedirecte dans son expériencecoloniale. Dans ce sens' Matgioi pose un probleme qui est revenu justement au cenfte des préoccupations universitaires dans la littérature academiqueplus récentesur les societéssecrèteschinoises, eu€ nous allons maintenant examiner. En effet, si à l'époque de Matgioi et de Guénon il y avait peu de spécialistesde sciencesreligieusesou d'historiers ptrr. s'intéresserà ce theme considérécomme relevantplutòt àe la sciencepolitique ou de la criminologie, en 1993 déià, David ownby affirmait que la bibriographiesur les societéssecrères chinoises etait tellement importante qu'elle etait devenue oppressizte (ownby D., lgg3, p. 3). Depuis rgg3, plusieurs ouvragesimportants y ont été rajoutes. Historiens et socio- logues, pourtant, n'ont pas trouvé un accord sur l,interpre- tation de ce phénomene.Nous commenceronsici par resumer les points historiqueset sociologiquessur lesquelsun certain accord semble se manifester, pour examiner dans une deuxiemepartie les interprétationsles plus importantes et les controverses afférentes, avant de proposer des éléments pour une nouvelle interprétation possible. Nos sources comprennent ici la litterature publiee aux xIX. et xx" sieclesen anglaiset en frangais; des documentsde iustice et de police, y compris des arrétsrécentsde tribunaux italiens desinterviews ; 306 ( POLITICAHERMETICA'
avec des fonctionnaires de police dans plusieurs pays, ]'
compris les États-tlnis, la chine, singapo,ri.t l'Italie. Mème si des dizainesde societéssecretesont vu le jour en chine à paftir du xvIIt'siècle, nous nous limirons ici à la plus connue, la Tiandihui ou societe du ciel er de la Terre, elle-mème d'ailleurs divisée en plusieurs branches plus ou moins independantes.
Tiandihui et société : quelques éléments historiques.
ks historiens de la chine s'accordent aujourd'hui pour
reconnaître que les < societessecrètesr, et la Tiandihui en particulier, appartiennent à - ou bien, représententl'évolution de - un type de <,sociétefraternelle,rbien présent en chine à panir au moins du vlr" siecle.ces sociétés,sous les noms àai et she,ont une grande importance dans les villages,et y sonr reconnuescomme partie tout à fait legitime de I'organisation sociale. Si, au Moyen Ag., I'on trouve souvent des sociétes religieuses,à partir du xvr. siècle les societésvillageoisesles plus importanres s'occupent de funérailles.comme celles-ci coùtent assezcher, les membres des < societésde funérailles, (que nous trouvons d'ailleurs déjà au vn. siècle)versent une cotisation à une caissecommune qui permet ensuitede payer les frais pour les funérailles de chaque membre à sa morr. Moins largement diffusees,les societésde mariagesonr une fonction similaire. L'élément commun, qu'il s'agissede fune- railles ou de mariages, est ici la constitution d'une caisse commune, ce qui permet la constitution desyinqian yaohui ou sociétes de credit mutuel, très importantes d.ans la paysan- nerie chinoise à panir du xvur. siecle.Toutes ces sociétésont presque toujours aussiune fonction rituelle et religieuse,dans une culture où séparerreligion et sociétén'est d'ailleursiamais facile. Mais tout cela reste à I'intérieur de l,organisationvilla- geoisetraditionnelle : méme si I'autorite imperiale s,inquiète parfois des depensesexcessives des paysanspour cessocietes, ellesdemeurentau seinde la structuresocialedu villageet n'en meftent pas en question les autorités. Les r.sociétes secrètesu du xv[I. siècle, en revanche, sont considereespresqueimmédiatementcomme quelque chosede dangereux et qui entraîne un risque de contestation de I'ordre social villageois. on leur attribue, à tort ou (souvent) à raison, la pratique du ( serment du sangr (ou <initiation du sangr), MASSIMO IÌ.ITROVIGNE 307 c'est-à-dire un serrnent consacrépar le sacrifice d,un animal dont le sang est ensuite bu : une pratique qui n'était pas inconnue en chine, mais qui etait plus souvent associeeà des mouvements politiques insurrectionnels ou à des bandes de criminelsou de pirates,plutot qu'à de paisiblesassociationsde paysans. Qu'était-il arrive ? D'après plusieurs historiens, au xvnl'siecle se produit en chine une situation similaire à celle du xlx" siècleaméricain.De nouvellesformes d,économieet la colonisationde terresnouvellesdansle Sud-Est de la Chine, et encore plus à Taíwan, produisent une <,culture de la fron- tiere 'r et méme une < culture de celibatairesu, dans ce sensque c'étaient sufiout des jeunes màles qui se langaient dans I'aventure souvent dangereusede l'émigration, suivis par très peu de femmes. Les aurorités avaient beaucoup de mal à faire respecterla loi dans cette <frontière D,surtout à Taîwan, et les révoltes étaient mes fréquentes. C,est à I'occasion d'une de celles-ci,la révolte de Lin shuangrven (l7g7-lzgg), que les autorités impériales Qing <découvrenr Dla Tiandihui c-omme problème maieur. L'enquète sur la revolte monffe en effet que un shuangu/en etait un membre de ceffe société,qui avait ète imponée à Ta'r'wanpar un corporteur de tissus provenant de la région du Fujian appelé yan yan. A Taiwan, la Tiandihui, présentéepar Yan Yan comme societéqui s'occupaitde fune- railles et mariages,mais ausside protection des membres dans un milieu dangereux, sans négliger des activites de petite criminalité, avait trouvé un terrain fertile chez des gens delà engagésdans des vendeftas enrre familles et entre immigrés provenant de régions diverses. Une branche de la sociéte s'était,semble-t-il,implantéeen 17g6sousle nom de < societe pour l'avancementdesfrèrescadetsu (egalementTiandihui en chinois) à partir d'une question locale sur les droits des freres cadetsniés par les aînés. L'enquéte, d'ailleurs très sévère,des autorites eing monúe que la Tiandihui n'était pas née à I'occasionde la révolte de Lin shuangwen. Les inculpés leur révelent des histoires assez bizarressur une sociétéqui seraitnée en 176l à Gaoxi (Fuiian) avec un groupe d'anciens émigrés fujianais au Sichuan qui etaient revenus dans leur pays d'origine, dirigés par un moine appelewan Tixi. s'il se ffouve des historienspour penserque ce wan Tixi étair un personnagehistorique, on ignore si les dirigeants d'aurres révoltes anti-imperiales du xv[r" siècle,tels Lu Mao et Li Amin, faisaient aussi partie des premiers 308 ,,POLITICA HERMETICA "
membres de la Tiandihui. Bien que la révolte de Lin
Shuangwenne soit pas que politique (le souhait d'une crimi- nalite locale de ne pas ètre trop inquietee par les autorités ,v jouant égalemenr un ròle important), les autorités eing lancent une répressionmassiveet féroce, eui en effet favorise la diffusion de la Tiandihui (dont les membres prennenr le nom Hong, <rroug€ )),nom de famille commun et reféré à une couleur sacree)à I'exterieurdu Sud-Est et de Taiwan, dans la chine entière er dans les colonies chinoises de I'Asie du sud-Est, ou beaucoup de membres persécutés cherchent refuge. Peu à peu, les aurorités imperiales eing découwenr une histoire des originesde la Tiandihui qui finit de les persuader qu'il s'agitbien d'un complot politique.cette histoireremonte à la fìn de la dynastie<,chinoisede souche,rMing (1644) er à son remplacement par la dynastie < etrangerer (Manchou) Qing- une concubine impériale appelee Li (<pèche,r, fruit sacrédans plusieurstraditions chinoises)aurair eu un fils dans le temple de Gaoxi, Xiao Zhu (le < jeune seigneunr,mais Zhu est aussi le nom de famille des empereurs Ming). Les cinq fondateurs de la Tiandihui auraient ete en mémi temps des moines en fuite du monastèrede Shaolin aprèsla < trahison,) de ce monastèrepar les eing (que les moines de shaolin, expertsen afts martiaux, auraienttout d'abord aidésà resister a une invasion etrangere)et les fils du <jeune seigneur> zhu. Au debur du xrx'siècle, la police impérialedécouvredesrituels ou des symbolesMing font souvenr leur apparition, avec la devise .fan Qing .fu Ming (<renverser les eing, restaurer les Ming 'i), et le mot de passemuli doushizhi tianxia, quipeut érre interpreté de faqonsdiversesmais qui peut bien signifier <rles Zhus [c'est-à-direles Ming] regnerontsur tout ce qui est sous le ciel ', (rer Haar 8.J., 2000). Les autoritéscherchentalors à identifier des lieux précis er des personnes physiques confirmanr cette histoire subversive,sans s'apercevoir qrr., dans le mythe d'origine de la Tiandihui, ces réferencessont avant rout symboliques. Le rituel de la Tiandihui ne sera connu qu,au xrx. siècle, surtout gràceà despoliciersanglaiset néerlandaisà singapour et en Indonesie,mais il est sansdoute d'origine plus ancienne. ses elemenrsessentielssont le rappel du mythl d'origine, le serment du sang, I'initiation avec communication de mots et signesde passe,le rappel des peinesqui attendent les traîtres et des référencesà un <,abri r, la < Cite des Saulesu, dont on MASSI.NTOINTROVIGNE 309 montre un plan à I'initie. Dans plusieursversionsde la cere_ monie, on lui donne aussiun u certificat ,rqui a en mème temps un róle quasiment magique de protection de I'initié. ce cerii- ficat a son importance, car il se refère à deux élements qui joueront un róle de prus en plus important dans ra societe: la protection (Yan Yan dejà aurait promis aux premiers membres taîwanaisqu'il sufiirait de montrer le certificat aux bandits si répandusà Ta'r'wanpour leur echapper)et des activitesécono- miques douteuses(la Tiandihui serabientòt accusee de vendre des certificats pour des chiffres exorbitants à des paysans plutót simples). De là à des activites criminelles, il n,y qu,un a pas. Bien entendu, un processusclassiqued'arnplifitation de la déviance explique en partie ces developpements.D'un cóté, c,estparce que I'autorité impériale sevit méme conrre des branchesde la Tiandihui plus ou moins inoffensivesqu'elres renrrent dans la clandestinite et s'adonnent de prus en ptus a des activites criminelles. A singapour, res autorités anglaises gouvernenr longuement la communaute chinoise par societes secrètes interposees.ce n'-estque quand eiles tio,ru.rrt reur pouvoir desormais excessif (<un empire à l'interieur de |Empire r) qu'elles interdisent les socieiéssecrètes, en théorie en l g69 avec la Dangerous societiessuppressio, ordinance (roi sur la suppressiondes sociétés dangereuses),qui reste largement sans application, et en pratique à pariir a. f SqO.Mais il est aussivrai que, avecla Tiandihui, les Anglais avaienttolere une activité de gestion privee de la prostiiution et des jeux de hasard, et méme des activitesde racket, que, et bien avant la répressionQing, la societé s'adonnait à des activites crimi_ nel,lesà Tai'wan et ailleurs. A partir de la fin du xrx" siècre,l,activite de la Tiandihui est illegalepresquepartout dansle monde. Elle n,en esrpasmoins répandueparrour ou il y a une emigration chinoise(qui en plus vient souvenren majorite de ra chine du Sud-Esr), y compris aux Etats-unis. La Tiandihui (plus connue comme <,Ies triadesD, nom dont |origine est controversée mais qui fait probablement avant tout référence à l,union de Ia Terre, du Ciel et de I'homme) et d'auúes < societés secrètes,r chinoises s'occupent surtout de prostitution, racket, jeux de hasard, drogues.Mais le rituel demeureimportanr, ,,raort en Asie du Sud-Est, au moins jusqu'en r 950, et l,on en ffouve des traces aujourd'hui méme, alors que les societéssecrètes apparaissent comme un probleme criminel dans les nouvellei regions 310 . POLITICA HER]VIETICA,
d'immigration chinoise,y compris I'Italie (ou lestribunaux ont
applique aux ( triades,rdes lois conguescontre la Mafia). un problème demeure. Pourquoi plusieurs milliers de chinois ont-ils risque la répressionferoce des autorités impe- riales pour se faire initier à la Tiandihui, alors que, somme toute, ils auraient pu devenir membres d'autres sociétésfrater- nelles (et mème criminelles) qui, à premiere vue, garantissaient des avantagessimilaires, sans s'exposerautomatiquement à la peine capitale résenréeaux membres des <sociétéssecrèteso considéreescomme anti-eing ? Et est-ce que cefte question peut expliquer commenr er pourquoi la Tiandihui est passée, de ce qu'elle était à l'origine, à une grande societe criminelle internationale? Mais, < à I'origine,r, la Tiandihui, c,était quoi, au iuste ?
Cinq interprétations.
La police Qing n'a pas vraimenr cherche à <interpréter u la
Tiandihui, et les gendarmesimperiaux ne s'intéresiaientpas beaucoup à des questions d'origine et de rituel. Il en ,0" tàrr, autremenr pour les fonctionnaires anglais, frangais (dont Favre B., 1933, que nous avons signalé comme source de Guenon) et néerlandaisqui ont rencontre les sociétéssecrètes partout où ils exergaientleur pouvoir colonial sur des commu- nautés chinoises en Asie du Sud-Est (presque rous leurs ouvragessont réunis dans les six volumes diriges par Bolton et Hutton, 2000). c'est à eux que nous devons le recueil et la publication des rituels, avec un intérèt qui n'était pas que policier, et qui explique aussiles grandescollections privées de drapeaux, bannières, certificats et autres omements des <logesr de la Tiandihui, que l'onr peur voir aujourd'hui dans des musées' surrout à Singapour (Lim T., rggg et 2a02). En effet, plusieurs de ces fonctionnaires sont francs-magons, et tous connaissent bien la franc-magonnerie européenne. Parfois, ils ont méme une certaine sympathie pour la Tian- dihui, qu'ils interpretent d'après un paradigme de la <,societé secrèteu élabore à partir de la franc-magonnerie. ces auteurs pensent que la franc-maqonnerie er la Tiandihui (qu'ils appellent parfois ( magonnerie chinoise ,r)ne sonr que les d..r* branches d'une proto-societé secrète originaire, proba- blement egyptienne, et que leurs différencess'expliq.t.trt avec le transfert de cette méme tradition respectivementvers I'ouesr MASSIMO INTROVIGNE 3ll
et vers I'est. En effet, cette litterature parvient à retrouver des
similaritésremarquablesenúe les ceremoniesd,initiation de la Tiandihui et certaines cérémonies magonniques. Bien entendu, on peur se demander si ces similarités sont bien réelles ou si elles ne derivent pas plutót de la mentalite d'auteurs qui regardent la Tiandihui- à travers des lunettes magonniques. Il n'en reste pas moins que cefte < écoler a preservédes documents capitaux, er que sa reconstitution des cérémoniesest géneralementconsidéréecomme assezfidele. Ce qui est perimé ici est I'idée d'une ( proto_maqonneriel égyptienne,que l'écore<,authentique,rd'éiudes magonniques a rejetéeau xx'siècle. Avec la mythologie des origin., *"iorr- niques, tombe aussil'idée d'une originÀcommune de la franc- maQonnerieet de la Tiandihui. D'ailleurs, ces spéculations n'interessentplus les francs-magonscoloniaux à panir de la fin du xlx'siècle, alors que les societessecrèteschinoises sont de plus en plus associées à la criminalite. . Dans les premières décennies du xx. siècle, une deuxieme interprétation de la Tiandihui émerge dans le cercle de Sun Yat-Sen (1806-1925). D'aprèr .. pere du nationalisme chinois moderne, les societessecr.t., ,orrt un proto-nationa- lisme qui s'éleve conrre re pouvoir < étrange' d., eing au nom de la nationalité chinoise.comm. ,ro,r, I'avons rr,r,I'.., l'analyse du mouvement nationaliste de sun yat-sen (qu,il compare, à I'occasion,à la Révolution frangaise)qri conduit Matgioi à épouser cefte hypothese (Laurant J._p., lgg2, p. 44). En plus, pour le républicain Sun yar-sen, l'importani dans la devise de la Tiandihui est I'idée de <,renverser les Qing ,r,qu'il interprete comme une aspiration au renversement d'un pouvoir impériar antinational eì coffompu. < Restaurer les Ming Dne serait qu'utopique si l'on devait re prendre à la lettre, et doit donc ètre interprété de faqon symbolique comme ( restaurer un pouvoir chinois authentiquement national ,r. Plusieursauteurs ont essayéde donn.. .rrr. base académique à ces < intuitions,>de sun yat-Sen, et l,on en ffouve encore à Tai'wan. Si I'alliance de sun yat-Sen et de certains dirigeants de la Tiandihui en chine et dans l'émigration n,est..rr-., p", sans intérèt historique, I'interprétation ( proro-nationaliste u de la Tiandihui est quelque peu anachroniqueet ideologlgue, et a eté aujourd'hui largementabandonnée. si Sun Yat-sen a lu les <.. sociétéssecrètesDavecdes lunettes nationalisres,Mao Zedong (1g93-l 976) a été un momenr tente par une lecture au moins de certainessociétéscomme 3L2 . pot-rrrcAHERrvtETrcA,
manifestation, certes primitive, d'un < esprit révolutionnaire ,,
chinois. L'expression< esprit révolutionnaire,) se trouve dans I'appelque Mao adresse,en juillet 1936 (ChesneauxJ., 1965. p.262)' au nom du comité central du Parti communiste, à la Gelahui (Societedes Aînés er des Anciens), 9u€ la littérature précedente avait consideréesoit comme une branche, soir comme une ( societe secrète') concurrente de la Tiandihui (voir Jacobsonc. w., tgg3), en lui demandant de sourenirsa lutte. En effet, les < sociétéssecrètes> auront les positions les plus diversesvis-à-vis du regime communiste qui, quant à lui. s'efforcerade les supprimer apressavictoire (avecdesrésultats d'ailleurs assez douteux, méme si la version officielle esr aujourd'hui en chine que les r triades,r n'ont survécu qu,a Hong Kong et à Ta'rwan(à partir desquelselleschercheraient maintenant à s'infiltrer à nouveau dans le territoire chinois). une interpretation des membres des < sociétés secrètes,, comme <,révolutionnaires primitifs 'r (dans le sens d'Eric Hobsbawm [l g5g]) a éte elaboreeen occidenr parJean ches- neaux (1965; 1970) et ses éleves.Dans une perspective proche du marxisme, soit les <societessecrètes,r comme la Tiandihui, soit des mouvements religieux messianiques comme le Lotus Blanc font partie d'une antisocieté qui s'oppose à I'oppression et à I'exploitation des puyr".rr. <,Renverserles Qing ) pour Sun yat-Sen signifie renvèrserles étrangers au nom du nationarisme; porri cette école, cera signifieplutót renverserI'oppressionsocialeau nom de l,ideal hobsbawmiend'une < révolution primitive u qui s,ignore.Bien entendu, cette lecture comme la precedente risque l'anachronisme,car elle lit desphenomenesdu xvIII" siècleà la lumiere des grandesrévolutionschinoisesdu xx". La littérarure académiquedes années 19g0 et 1990 a éte dominee par l'<,écoledes archives,r,qui fait suite à des conditions politiques favorables qui onr permis l'étude soigneusedesarchivessoit en chine soit à Ta'rwan.cette école - liee aux noms des historiens cai Shaoqing et ein Baoqi en chine, et Zhuang Jifa à Taiwan - nie la piimaute de l'élément dynastiqueet politique national (<renverserles eing, restaurer les Ming u) dans I'origine et le developpemenrde la Tian- dihui. En la replaqantdans le conrextede la chine du Sud-Est et de Ta'r'wan,ces auteurs parviennent à voir dans la Tiandihui une sociétéd'entraide et une évolution des sociétésfraternelies villageoises.si les historienschinois demeurent des marxistes et expliquent les < sociétéssecrètesu par le contexte social (ce MASSIMO INTROVIGNE 3r3 que fait aussi,dansune perspectivedifférente,ZhuangJifa),ils mettent en avant la solidarite et la protection mutuelle plutòt que la revolution, er c'est ici leur différence avec un Sun Yat-Sen ou un chesneaux. L'un des plus importants inter- prètes occidentaux,David ownby, bàtit son interpretation à partir de I'r,écoledes archives)),en lisant la Tiandihui dans le contexteet l'évolution de cessociétéset associationschinoises qui se constituent chez les paysanssansla direction, er parfois sans l'autorisation, des elites traditionnelles (ownby D., 1996). Méme I'ouvrage, capiral, de Dian H. Murray sur les origines de la Tiandihui, tout en tenanr compre de certaines suggestionsde chesneaux, est largement fondé sur l'< ecole des archives) et a été d'ailleurs écrit en collaborationavecein Baoqi (Murray et Qin Baoqi, l9g4). L'o École des archives,r ne s'interessepas beaucoup à des elementsreligieux ou ésoteriques,soit à cause de I'adhesion des auteurs à une sociologiequi considèrela religion comme un produit secondairedes tensionssociales,soit parce qu'elle demeure liée à un schéma traditionnel de I'historiographie chinoise,qui voit la dissidencecomme religieuseau Nord (les mouvementsmessianiques,dont le Lotus Blanc) et culturelle ou fraternelle au Sud (les <,sociétéssecrètes>, dont la Tian- dihui). Au mieux, on concédera que la Tiandihui, ou la religion n'aurait pas eu à I'origine beaucoup d'importance, a pris un ton apocalyptique et religieux au xx" siècle dans certainesregionsou elle a absorbedes elementsmessianiques bouddhistesou taoistespréexistants. c'est ce qui a éte mis en doute par une cinquième interpré- tation, proposée notammenr par Barend J. ter Haar (Lgg3, 2000). D'apres ter Haar, auteur d'un ouvragemonumental sur le rituei de la Tiandihui, la ritualité a une très grande impor- tance dans cerresocietéet révèlequ'il s'agit bien d'une forme de messianisme,qui a certessesparticularités,mais qui remet en cause la distinction classique entre un Nord < messia- nique ') et un Sud < fraternel u dans la typologie des asso- ciations chinoises qui s'opposenrau pouvoir impérial eing. L'idee de <,restaurerles Ming,r, loin d,étre secondaire,est révelee pour ter Haar par le rituel dans toure sa centralité. Pourtant, il ne s'agit pas vraiment d'un legitimismeMing. En effet, I'etude comparéedes messianismeschinois montre qu'il est presque coutumier, pour les fondateurs de nouveaux mouvementsreligieux et ésoteriques,de se présentercomme descendants( secretsu d'empereurs, donc à l'époque eing 3t4 ( POLITICA HERMETICA u
comme descendanrsdes Ming. En plus, la fusion du boudd-
hisme et de la religiosite populaire chinoise préconisait I'arrivee pour sauver I'humanité de désastresapocalyptiques du Bouddha Maitreya assistéd'un Jeune prince clair de Lune et d'un < Roi de Lumière,r. cette tradition est antérieure ancienne aux Ming, mais a éte reprise par eux. En effet, -moine le fondateur des Ming, I'ancien zfui yuanzhang (1328-1398), avait suivi le mouvemenr messianique de Han Lin'er (mort en 1366), le uJeuneRoi de Lumiere,r auquel il était touiours resté loyal. Apres la mort de Han, Zhu et res Ming avaient revendique pour eux-mèmesson heritage et son charisme messianique.ks référencesà un <Roi de Lumière u et à des fondateurs fils de r,Zhu u dans le rituel de la Tian_ dihui auraientdonc une rerationnon pas nécessairement à une restauration des Ming, mais à l'avènement d,un messie <, Roi de Lumière ,>,donc à une tradition messianiquequi, en méme temps' utilisait le symbolisme impérial dÀs Ming er etait utiliseepar lui.
Conclusion.
chaque interpretation apporte des eléments
utiles pour répondre aux quesdons sur le róle et l'évolution de la Tian- dihui et des <sociétéssecrètesr en chine. si certains éléments sont lies à des conrexresideologiques ou politiques disparus, il faut donc considerer les interprétations comme parfois complementaires plutót que touiours et necessairemenr exclusivesles unes et les autres. La societe fratemelle, la confrerie religieuse,le mouvement de contesration politique sont tous des antécédents de la < société secrèter chinoise du xvrlr" siecle. Elle présente toutefois des eléments de nouveauté réers, qui àériu.nt largement du contexte social particulier de certaines macro- regionschinoisesde l'époq.r.. b"rr* ce sens,si I'on peut parler de <rsosieté secrète,r,c,est avant tout dans le sens de òeorg Simmel (1858-19rs) (Simmel, 1996): la société secrète comme épiphenomène de la sociéte (et qui a du succès, nonobstant les oppositions er les persecutiòns, en tanr que réponseà des problèmeser des exigincesréelsde cette méme sociéte).Mais, comme le souligne Jean-pierreLaurant (199r, p. 67)' dans la societé secrèteil y a plus que ga. En méme temps qu'il assure le <fonctionnement intelrecruelr d'une MASSIMO INTROVIGNE 315
société,le secretesotériquepeut avoir <,la fonction essentielle
d'y faire entrer, d'autre part, une tradition qui la dépasser. La Tiandihui des originesest une sociétésecrète< simmélienne,r en tant que strictement liee à un contexte social que l'< école des archives))a elucide dans sesdétails. Mais en mème temps le secretésoteriqueque ter Haar retrouve dans son rituel insere la Tiandihui dans <,quelque chose u qui depassesa fonction strictement sociale et qui fait partie en méme temps de la tradition des nouveaux mouvements religieux messianiques chinois et d'un <paradigmeesotériquer (Zoccatelli p., 2000). c'est un point que Matgioi avait deiànote, sansavoir nécessai- rement tort, comme le monffe Laurant (lggZrp. a2_ae. Resteà voir comment une societesecrète(au senssimmélien du terme) perd beaucoup de sa ritualité dans un processusqui dure près de deux siècles,et se réduit finalement à une asso- ciation de malfaiteurs avec des eléments rituels qui ne sont parfois plus compris par ces membres mèmes qui continuent à en conserverquelque chose.Nous avonsdéià mentionne les théories de I'amplification de la deviance : la Tiandihui a eté o criminalisée ))par les autorites méme dans des contextes ou elle n'était peut-èrrepas criminelle. Mais I'application de ces théories à notre cas rencontre) on l'a vu, une limite evidente dans les cas ou la Tiandihui s'adonnait à des activités crimi- nelles mème avant que les autorités eing ne découvrent son existenceet son nom. Cette criminalite < originaire,r dementit aussiles théoriespolitiques d'après lesquellesla Tiandihui se serait < criminalisee )) une fois sa fonction proto-politique terminée,avecle succèsdesrévolutionschinoisesdu XX.siecle. Le probleme demeure ouveft. chesneaux (1965, p. 52) pense que - une fois les fonctions politiques de la Tiandihui assuméespar d'autres acteurssociaux (les partis politiques) - il ne lui restait que ses activites criminelles, qui coexistaient avec les autres à I'origine. chesneaux, ici, voit les panis comme concurrentsde la Tiandihui. Mais il ne s'intéressequ'à la concurrence politique, et il néglige le contexte religieuxet ésotérique. Il faudrait donc aborder le problème de la derive criminelle de la Tiandihui à la lumiere de celle que Rodney Stark (2003, p. 4) appelle une ( sociologie des dieux,r. Les échangesavec les dieux dans un contexte comme celui de la Tiandihui sont paniculiers plutòt que généraux : les dieux garantissentcertains avantagesen échangede certains rituels, mais n'oftent pas un projet general de salut. on connaît I'aversiondes < sociétéssecrètes( pour le christianisme.Mais il 316 POI.ITICA HERVTETICA "
serait intéressant de se demander si Ia concurrence ,le
plusieurs systèmesglobaux de salut - le chrisdanisme, lc communisme,mais aussiplusieursformes nouvellesde propt-,- sition de la religiositechinoise- n,aurait pas progressi,r.-*nr affaibli la capacite du rituel Tiandihui de-fonctionner co*rrc. rituel religieux et esotérique et de transmetffe un ( secrer dans le sens evoque par Laurant, en ne laissantsubsisterque I'elément criminel, d'ailleursprésentdes l'origine.
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