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Nerval apprenti imprimeur ?

La formuJadon interrogative du titre de cct exposé indique


suffisamment qu'on rrouveta ci-apr~s des hypoth~ses suscit~es par une
recherche et non des ccrritudes issues de Mcouvcrres indi.scucables . ..

On sai t l'intt!ret pont! par Nerval au livre et~ l'imprimcric : dès 1827.
on le voit rédiger Je fragmem de son Faust l dans lequel le héros est
présenté avant tout comme l'inventeur de l'imprimerie; bien des années
plus rard, en 1851, le dramaturge reviendra au sujet pour un • dcame-
légende ~ grand spectade •, consacré certe fois à un autre des inventeurs
présumés de l'imprimerie, Laurcnt Costcr, ce sera L 1magi~r tk Harkm 2_
A ce m~me Laurent Coster, Nerval dédic un sonnet dont sculle premier
vets nous est connu, vers cité en 1850 dans L~s Faux Saulnim, anti-roman
dom le fil conducteur n'est autre que le livre dans tous ses états ; on y
rencomre J par exemple une controverse avec un correcteur de
I'Imprime.rie nationale au sujet des origines de l'imprimerie auxquelles
Nerval a consacré quelques lignes dans un artide peu auparavant. Certe
meme année 1850, il écrit pour la Rtvu~ tks D~ux Montks • Les
Confìdences de Nicolas •, ouvrage relaram la vie d'un écrivain qui le
làscine en particulier parce qu'il imprime lui-mcme ses ceuvres, Restif de

l. Gc!rard de Nerval, (Euvr~s comp~tes, sous la direction de Jean Guillaurne et


Oaude Pichois, Paris, Gallirnard (• Biblioth~ue de la Pl€tade ~). 3 vol., 1989.
1984, 1993, come l, p. 248-262 (Fragrncnt du Faust) ci-après abr~c!c: Nerval,
oc. r. 248-262.
2. En collaboration avec Joseph Méry, éd. J. Bony, Flarnmuion, • GF • , 1996, p. 271·
422.
3. Ncrval, OC. Il, 47-50.
la Bretone •. Cene singularité de l' écrivain-imprimeur est eneore présente,
toujours en 1850. dans un anide Squi célèbre • deux hommes de génie qui
étaiem en méme temps deux imprimeurs, Faust et Balzac •. U faut
évidemment faire la part des choses : le débat sur Ics origines de
l'imprimerie est d'acrualité en 1850-1851 et suscire plusiews publications;
en ourre, Nerval n'est pas le seui écrivain de son temps à s'iméresser de près
à l'imprimerie, les écrivains-imprimeurs cornprent dans lews rangs, ouue
Restif et Balzac, Béranger et Michelet, Hégésippe Moreau er Proudhon,
sans oublier Pierre Leroux que nous allons reuouver.
Aussi pourrait-on n'accorder aucune confìance à Gérard lorsqu'il déclare,
pour asseoir sa cornpétence face au correcteur de I'Irnprirnerie nationale,
avoir été lui-rnèrne • quelque ternps appremi cornpositeur • 6 ; l'on sait en
effer combien sa rnémoire est sujette à caution lorsqu'il s'agit de souvenirs
d'enfance et de jeunesse 7. On est cependam temé de le croire ici si l'on se
souviem qu'il dépose en 1844 un brevet pour une machine à composer
nornmée sréréographe 8 ; sam doute la machine ne parair-elle avoir jarnais
suscité l'imérèt d'un constructeur, ni d'ailleurs représenté un perfeccion-
nemem décisif quant à la rapidiré de la composition ; sa création rnontre du
moins que Gérard possède une connaissance suffisante du travail du
t:ypographe pour réfléchir, cornme beaucoup d'autres, sw la possibilité de
l'arnéliorer er pour imaginer une machine décrite dans le détail
Cela dit, nous ne disposions jusqu'ici d' aucun indice pow siruer dans
le temps un évenruel séjour dans un atelier comrne apprenri, ni pour le
rapporterà un imprimeur quelconque. Nous n'avons pu enrreprendre la
recherche dont il est question ici que grace à Jacques Seebacher à qui nous
exprimons toute notre gratitude. Lors du colloque d'agrégation organisé
par l'U niversité de Paris IV le 15 novembre 1997, nous avions consacré
une communicacion 9 à deux expressions espagnoles ucilisées par Nerval,

4. Netv2.1, OC, Il, 946-1074.


5. /biti., 1183-1186.
6. /biti., 48.
7. Voir la Biographit de Claude Pichois er Miche! Brix, Fayud, 1995, en paniculier
p. 13-14.
8. ~produc.rion dans l'Album Neroal, • Bibl. de la Pl~iade •, 1993, p.J84-185.
9. • Du OmrrabatUiistA au DestlirhatiQ : Hugo, Ncrval cr Manuel Garcia •, Arw,
Presscs de l'Universi!~ Paris·Sorbonnc, 111 · 116.
l'une dans Uo Burckart, • Yo que soy concrabandista •, l'autre comme
titre de son plus ctlèbre sonnet, El Dtsdichado ; nous sugg~rions que
l' une et l'aucre provenaient du Bug-jargal de Victor Hugo, publié au
début de 1826 to : de ce fair, on peut supposer que G~rard ne commer
pas le conuescns dcs uaducreurs de Walrer Scotr, dénoncé par Paul
Bénichou Il. stu tksdichado rraduic par dishlritl, mais qu' illui donne,
comme Hugo, son sens de mathturtux- qui semble d'aiUeurs mieux
convenir au locuteur du fameux sonner.
C'est ~ la suice de cetre communicarion que Jacques Seebacher a
bien voulu nous indiquer que le manuscric de Bug-}argal conservé ~ la
Bibliorhèque narionale pr~enraic des parricularités iméressantes ; il
s'agir en cffet du manuscrir urilisé par l'imprimeur cn 1826, manuscrir
en marge duqueJ onr signé les composireurs responsables des différcnts
passages du roman. Or, parmi ces signatures, on trouve douze fois la
signaru rc Gtrard... Le manuscrit conserv~ sous la cote N .a.fr. 13375 se
compose dc 100 fcuillers écrits pour la plupart recco-verso. Hugo a
urilisé le rexte manuscrit de sa premihe version du roman, publiéc:
dans u Constrvattur littlrairt c n 1820 - version qui ne conricnr pas la
romancc du Dtsdichado - cn lui apportane de nombreuses
modifìcations (nom du narrareur, Ddmar, devenant d'Auvcrney, par
exemple) et en étoffant considérablemenc son r~cir. L'ouvrage est
imprimé par Lachevardière fìls, auquel nous nous intéresserons plus
lo in, et le manuscrit porre en marge les signatures des typographes qui
om compost le texte, ouvriers ou apprentis : on sait que les
imprimeries employaient alors beaucoup d'apprentis, ce qui suscitair
souvent des protestations sur la qualité du travail fourni ; l'o n sai t aussi
que nombre de ces appreotis devenaient eux-mèmes ultérieurement
imprimeurs ou éditeurs 12.
En marge du manuscrit de Bug-}argal sont ponées 44 signarures ainsi
que des indications du prote décomptant le travail de chacun. La signarure
Gbard apparait douze fois (la signature couverte par un pare du f" 66v" est

IO. Rapproche=m déji ~t, en ce qui concerne El DmJkhaM, por Jacques S<d>acher
dans son &lirion de Bug-]argal pour la colleaion des CEul!ffl trJmplnn de Vicror
HUJO. Roben Lalfont (• Bouquins •), Roman, l, 1985.
Il. L '&ok J11 Jltmthanrnntnt, Gallimard (• Bibl. des ld~es •), 1992, p. 399.
12. Voir Nicole Felby, &lrAt et wiJitturs, Promodis, 1987.
claircmcnt lisible sur l'origina!, et l'on pcuc supposer que la double
signacu re du r 57r• est due à une intervention du prote). L4 signaturc?
c'est ks signatures qu'il aurair fallu dire: il n'y en a quasimcm pas deux
identiques, et il faut bi e n avouer qu' eli es ne correspondent guère à
ceUes que nous connaissons par ailleurs che:z: Nerval, mais cdles-ci so ne
pour la plupart très postérieures aux années 1820. U faur insister ici rur
le caractère hypochétique de ce qui va sujvre ; seule une analyse
graphologique appuyée sur les recueils manuscrits des années 1824-
1826 pourrait apporcer une amorce de certitude 13. On ne pcut manquer
toutcfois d'ctrc frappé par la profusion ornementale qw cacactérise ces
dilférentes signatures, sorte de jeu qui s'apparente aux fanraisics
graphiques des recueils manuscrics dont nous connaissons des
reproductions publiées : ainsi Ics pages de ti tre reproduites pages 7 et 9 du
Catalogue par Éric Buffetaud de l'exposirion organisée à la
Bibliothèque historique de la Ville de Paris en 1996. Le jeune Gérard
semble avoir éré friand de ces jeux d'écriture : e n 1829, le manuscrit de
Han d'/siantk, mélodrame adapré d'un roman de Hugo (encore !), est
calligraphié avec dilférenrs rypes d'écriture, selon qu'il s'agir du
dialogue, des chansons, des noms dcs personnages ou des indkarions
scéniques. Nous nous rencontrons ici avec le remarquable artide de
nocre ami Lieven D'hulsr 14, artide qui devrait servir de base à une
recherchc approfondie sur les graphies nervaliennes : L. D'hulsc note
que les plaqueues manuscrites antérieures à 1826 • rémoignem d'un
atrachement à une présenration calligraphiée de poèmes, enrichie de
lenrines et de culs-de-lampe, créant ainsi une zone commune enrre
langage et image. Cene z,one investi t sunout Ics ritres, qui en reçoivenr
avanc rouc une fonction ornememale •, et, plus loin, remarque que
Nerval fancasme • à loisir sur le nom propre. Bien des lemes modulem
à loisir la signature de ce dernier dessinée ou accompagnée d\m
dessin • 15. L'ornememacion presque délirante de la signacure dépasse

13. Voir l~ f•e-similt hors-rexre. ~ric BufTeraud, grand connaweur des manu.scrits
nervalieru, qui a bien voulu ~xaminer avec nous ~s signarures, condur à un~
arrriburion quasi eeruine.
14. • Des ~~ enrre l'c!crirur~ et la poésie chcz Nerval •, dans Estudi.os m""'''" tklprofoDr
}IlM IN K«lt, Leuvcn Universiry Press. 1998, p. 835-843.
15. /bill, p. 837-838 et 840.
de loin ce que font d'aurres r:ypographes sur le mème manuscrit 16 et
peut erre imerprétéc comme l'amorcc de cc que fera Nerval ultérieuremenr.
Comme le remarque Yv~ Bonnefoy, la divcrsité d~ signatu.te$ peut roe
regardéc comme expérimenralc, à l'image d'un jeunc hornme qui checche
50n identité d'adulte.
Les passages composés par « Gérard • se siruent dans l.a seconde
moitié du roman ; Ics chapitres XXVIJJ à LI, où il inrervient, 60nt ceux
où le narrareur est prisonnier et où paraissent le rerour de ceux qu' o n
croyait mons, la vengeance et le trépas du roi déuòné, ainsi que l~
romances du Contrabandista et du Dtsdichado. • Gérard • a également
composé la préfacc (signarure sue le r 3r•), mais Hugo précise qu'elle a
été écrite en janvier 1826, soit à la fin de l'impression ; la conuibution
de • Gérard • à la composirion se situerait donc en janvier 1826. On peut
relever quelques colncidences : Bug-]argal parait chez Urbain Cane! à la
fin de janvier (Bib/iographit dt la Franet du l« février) ; c'est à ce m eme
Urbain Cane! que Balz.ac s'est associé en avril 1825 pour publier une
édition d~ classiques français. Bicn que cette édition ne 60Ìt pas
imprimée par Lachcvardière, Nerval a-r-il eu l'occasion de renconrrer
Balzac alors ? Un Balzac qui va justement acquérir, qudques mois plus
tard, un fonds d' imprimerie et s'installer rue Vìsconti, non loin de
l'imprimerie Lachevardière, située ruc du Colombier. Auue co'incidence,
autre quescion : en marge du manuscri r de Bug-]argal, la signarure
Gautitr apparait six fois. Gérard aurair-il enrrainé Il l'imprimerie son
jeune camarade de coUège, ou inversement ? Théophile a 14 ans en
1825, c'est l'age des apprenris; la signature Gautitr se renconrre dans la
prcmière moicié du texre : Ics deux jeunes gens auraient-ils inauguré une
collaboration par alternance qu 'ils reprendroot plus card pour Ics
feuilletons de La Pmst ? Questions sans réponse : oo ne sait pas grand-
chose de ce que fait Nerval durant l'hiver 1825-1826; théoriquemem, il
est en rhétorique au collège Charlemagne, assidu ? on peut en douter, il
quitte officiellemem le collège le l er avril 1826 ... serait-cc: à la suite
d'absences répétées dues à la fréquentation de l'imprimerie ? Une chosc

16. Il f2u1 remarqucr au p:wage que rous les rypographes signem de leur parronyme ;
si • Guud • esr le futur NeiV2!, il utilise, ici comme ailleurs. son pn!nom comme
pseudonyme ainsi qu'il le fera encore fort longtemps. Ajoutons à ce sujer que
Ro~u esrle plus souvent pour lui Jean·Jacques et Rt:stif, Nicolas.
est cenai ne : avam cer hiver 1825·1826, il rassemble des poèmes manus·
crits ; apr~s. illes fair imprimer.
Cc:s qudques remarques incireraicnt à authcntifìer Ics signatures du
manuscrit de Bug-}argal, mais l'on rcncontre encore une objection
notable : on ne trouve a priori aucun rapport entre Nerval et l'imprimeur
L.achevardière et l'o n ne voi t pas bien comment ils ont pu entrer en
contact. Alexandre Lachevardière est un imprimeur peu connu ; tout au
plus peut-on trouver son nom mentionn~ une fois dans 11/urions pn-duer.
Nous n'avons pu d~uvrir aucune ~rude, pas le moindre artide sue cc
personnage, alors qu'il a fair preuve d'un grand esprit d 'entreprise en
s'associanr au lanccment de deux périodiques qui, chacun dans leur
domaine sont parmi Ics plus importants du demi-siède, uGlob~ en 1824,
le Magasin pittomqut en 1833. La raison en est peut-erre la brièveté de sa
carrière. Son père, Auguste Lachevardière ( 1770-1828) est mieux connu
que lui : jacobin, il F.ùr carrière sous le Directoire, le Consulat et l'Empire ;
secrétaire général du Ministère de la Policc, consul à Palerme, puis à
Hambourg où il est accus~ de malversations. On le retrouve en France,
enrichi, parmi Ics amis dc Saint-Simon cn 1820 ; cn 1823, il caurionnc
l'achar par so n fìls de l'imprimerie Cellot pour 400 000 F (Baluc avait
acquis la sicnnc pour 60000 F). Le Dictionnair~ biographiq~ du mo1111t·
ment ouvrin-français conserve la trace d'un autre Lachevardière, Anastase,
poursuivi en 1830 pour panicipation aux manifestations d'opposi cio n aux
presses rnécaniques, puis arret~ en 1842 comme organisateur de grève; on
oe sait si c'est un parem de notre imprirneur.
Alexandre Lachevardi~rc est peur-~tre né en 1795, il meurt,
cornme Nerval, en 1855 ; le journal des Dlbats annonce sa mort le
6 mai et lui consacre une brève notice nécrologique le 14, précisant
que, ourre u Globe et le Magasin pittoresq~. Alexandre Lachevardière
avair publié le Trlsor dt: numismatique et de g/yptique et panicipc! à la
création de l'Encyclopldit pittoresque, deveoue ultc!rieurement
l' Encycloptdit nouveUe. Les Archi ves nationales cooservenr sur lui un
peci t dossier : son brevet à'imprimeur de décembre 1823, et quelques
rappons de police ; voici un extrait, assez savoureux de l' un d'enne
eu x, da t~ du l c• décembre 1823 :

Les huir 2{\CniS charg~s


de recueillir dcs rcnseignemcms sur la
conduire morale er Ics opinions poliriques du jcune La.cheva.rdi~re fìls
(Aiexandrc) qui demande un brever d'imprimeur (... ) onr recueìlli les
rémoìgnages lcs plus favorables [... ) Alcxand.re Lacheva.rdl~re a ~rudi~ le
l'associt du S' Ccllot. lui-m~me qui dirige l'udicr : on le dit siv~rc
avec les ouvriers non seulemelll pour ce qui concerne lcurs travaux, nuis
au.ssi sur leurs mamrs. Il paralt que les parcnts du jeune lachcvardièrc
po~em une fortune considtrable dans le dtpanemenr dc Scino-n -Oise.
Sa S<rUr a tpoust M. dc I'Espinassc, colond du 57< dc lignc. Le pttition-
nairc olTre à l'autorité toutes les garanries qu'dlc peut détirer.

On voit que la fortune du père avait fait disparairre son passé


polirique... Parrni Ics témoins qui garantissent les bonncs vie er mceurs
du jeune Lachevardière, on trouve, ouue un notaire, le libraire-édireur
Gosselin ; pour leur part, les Didot et Lenormant attcstenr Ics capacités
professionnellcs du postulanr. Quant à Alexandre lui-meme, il ne craint
pas d'en rajouter sur ses opinions politiques dans sa letrre de
candidature ;

[...) brevet qu'il ctoit mériter par son dbouemcnt à la famille dcs
Bourbons et au gouvernemem. la mauon à la t!te dc laqudlc il dairc se
piacer est connue pour n'avoir jamais imprimé d'éttit qui ait été en
opposirion avec les principcs du gouvernement et le pttitionnairc suivu
la route qui lui a étt rracte par M. Cellot.

La police de Louis XVIII est-elle bien faite ~ on peut en douter :


Lachevardière ne sera pas long à dévoiler ses véritables opinions ; ncuf
mois plus tard, il est bailleur de fonds et l'un des fondateurs du GkJbe
avec Dubois et le prore de son imprimerie qui n'est autre que Pierre
I.Lroux. En 1825, il imprime l'organe officiel dcs sainr-simoniens, Lt
Producteur ; en 1833, il s'associe à un sainc-simonien encore, tdouard
Chanon, membre de la rédaction du GkJbe, pour fondu le MagMin
pittDrmpu, revue d'éducation populaire.
En aout 1834, Lachevardière cède son imprimerie à un cenain
Maninet, « se réservanr une presse mécanique descinée à l'impression du
Magasin pittoresque donr il csr actionnaire géranr et à la publicarion
duqud il semble vouloir se consacrer rour entier •. On n'entend plus
parler de lui ensuire ; il est remarquable que Ics historiens du GkJbe
comme ceux du Magasin pittqresque ne mentionnent pas son nom alors
qu'il a pris une pan notable, et pas seulement sur le pian fìn;ancier, dans
ces revues. Espérons qu'une étude lui sera consacrée quelque jour, étude
qui recenserait par exemple les ouvrages qu' il a imprimés : Ics archivcs de
la Bibliothèque nat.ionale ne conservant pas de regime du dépòtlégal avec
un dassement par imprimeur, on cn est réduit au dépouillement de la
Bibliographit dt la Franct qui s'avère fort long. Un rapide sondage dans
les années 1825·1826 ne révèlc qu'une publication suscepciblc de nous
intéresser ici : Lachevardière imprime les Anntlits dt la médteint
physiowgiqut publiées de 1822 à 1834 pas Broussais.
Serait·ce • Gérasd • qui a composé ce texte de Guérin de Mamers 17,
pubué dans une livraison de 1825 et relatant des essais de traitement des
irritacions nerveuses, dont celui-ci, parla musique, que le pacient cappone
en ces termes :

Commenr peindre, commenr exprimer ce qui ~ p:wa alors en moi,


er l'étrange bouleversemenr qui se fìr dans rour mon érrc ! Mes ~ns
abarrus, mes faculrés anéanties se réveillaienr par degrés à us <endres
accords [ ... ) Il me semblait que ma poirrine rendair des sons aussi
harmonieux que ceux de l'insrrumem lui-m~me, er que, par rous !es
pores, je recevais, j'aspirais ces sons bienfaisanrs (...] j'écourais. encore
accalM sous une grande opprusion, quand rour à coup, une voi.x
charmanre se faisanr enrendre, roures mes ~morions redoublèrenr, roures
mes f.aculrés semblèrem se soulever [... ] je versai d'abondames larmes.
Que ce momenr fuc d~licieux pour moi, er combien ces larmes me
soulagùent ! elles me rendirenr le senrimenr de l'exisrence et je repris peu
à peu l'usage de la parole(, .. ] Les occenrs qui me soulag~rcnr sonr encore
présents à ma m~moire, je dirai mieux à mes sens: roujoucs j'entendsl'air
qui lìr couler mes larmes. 18

Le narrateur d'Aurtlill chamam à l'autiste Sarucnin de vieiUes


chansons se souvient·il de cene cure musicale ?
Le prore et correcteur de l'imprimerie Lachevasdière est mieux connu
que son pauon. Nous n'insisterons pas sur la cacrière du penseuc
poucique, mais sur un aspect moins étudié de la carrière de Pie.rre Leroux.
On sait que Leroux, né en 1797, est devenu de bonne heure - par
nécessité, mais sans doure aussi par convicrion - ouvrier typographe,

17. T ome 7, 1825, p. 322-384. Gu~rìn de Mamers. en bon physiologiste, considère


la manù (ce sera le diagnosric porc~ sur Nerval) comme • une irrimion
enc:c!phalique parenchymareuse • qu'il distingue de la d~mence ; il s'orpose
~lumenc à cous les crairemenrs • barbares • alors en vigueur.
18. lbùl , p. 336-3.37.
d 'abord cha Herhan, l'un des créareurs du sréréotype, pu is chez Didor,
enfìn chez Cellor où il est prore quand lachevardière, dont il écait l'ami
d 'enfance ou d 'appremissage, on ne le sait, s'associe à CeUot, puis lui
achète son imprimerie. Durant mure certe période, Pierre Leroux reve de
révolulionner la typographie par une machine à composer dont il est
l'invenreui, le pianotype ; il y travaille de bonne heure, propose son
invenrion à Didor, mais refuse de prendre un brevet, rédige une brochure
sui son pianotype en 1822 pour fini r par faire consrruire sa machine en
1843, avec le soutien de George Sand, et de s'établir, pour l'exploiter,
irnprimcur à Boussac, dans la Crcuse. Leroux semble avoir été parragé
durant ces vingt années entre le désir de moderniser l'imprimerie
considérée comme làcteur dc civilisation (il avait vainemcnt proposé son
invcntion à La Fayene... ), et le refus d'correr dans le système capitaliste
en r6ervant les profirs à la classe possédanre, associé à la crainte
d 'indisposcr Ics typographes en supprimant des cmplois : on sait quc
n ombre d 'émcutes éclacèrent à couces les phases de mécanisacion du
travail typographique. C'est l'année suivantc, 1844, quc Ncrval déposc
so n brevet de stéréographe, colncidencc ? Il n 'y a certes aucun rappon
cechniquc apparent corre les deux machines, mais ne peur-il se faire que
Gérard aie emendu parler de l'invenrion dc Leroux par George Sand ?
A- c-il rcncontré à nouveau Leroux cheoz la romancière? Avaienr-ils discuté
dans l'atelier de Lachevardière des perfectionncmenrs possibles de
l'imprimerie ? la co'incidence méritaic au moins d'er.r e signalée.
Au derneurant, Ics scncimems de Nerval envers Leroux sont au moins
réticents : Gérard ne coUabore n i à la Revut encyclopldique, n i à la Rwue
indipendantt, ni à la Revue sociale, alors qu'il donne Le Tempk d1sis à
LA Phakngt en 1845. E n mai 1844, il menrionne très brièvernent Pierre
l.eroux à propos d'un sujet qui lui tient pounant à cceur, le ressouvenir
des exisrences amérieures 19 ; en 1849, dans u Diabk rouge w, il lui
consacre une norice indifféreme alors que celle qu'il rédige sui
Proudhon est pleine de sympathie ; une allusion encore, un peu
iron ique, dans la dédicace des Filles du Ftu en 1854, sur la
rransmigrarion des ames ; et c'est tout. Antiparhie personnelle

19. L 'Artiste, Nerval, OC, l, 804.


20. lbid., 1273.
remonunc à l'atelier ? gene devant une religion nouvelle prechée par
Leroux, docrrinc à pcu pr~s vidée de tour surnaturel ? On ne pcut donc
se fonder sur le rapport des deux hommes pour ce qui nous occupc. Pas
davanuge sur le recours de Gérard ~ Lachcvardi~re pour l'édition de ses
a:uvres : aucun tcxte de Nerval ne son de scs prcsscs.
On ne pcut guère envisager comme poinc de départ de relations
enuc Gérard et Lachevardière que Ics options politiques : ceUes du
jeune homme sonc en rappoct avec le milieu dans lequel évolue
l'imprimeur. En 1845, Nerval saluera encore rérrospectivement « ù
G/ob~. organe de la jeunesse et du progrès d' alors • 21. Il est lui-mcme
en 1825 libéral, voire bonapartiste, anriclérical, poète; u
Glob~.libéral,
est tolérant envcrs toutes Ics religions, consacre beaucoup de piace à la
discussion des idées sur la poésie et prend une pan majeure à la
réconciliation du Romantisme et du libéralisme en 1825-1826
justement; c'est le chemin suivi par le jeune poète enue 1825 - I'Épirre
à Duponchtl est violcmmenr antiromantiquc- et 1827 où !es Eligùs
national~s et la rraduction de Faust dénotent un esprit nouvcau. Quant
aux sainr-simoniens, nombreux dans l'entourage de Lachevardièrc, lcur
cnscigncmcnt avait de quoi séduirc Gérard qui restera marqué par
plusieurs poinrs dc lcur doctrine 22. Cc faisccau dc co'incidcnccs ne
permet certes pas de conduce à coup sùr à l'identité dc notre Gérard et
dc l'apprc:nri de Lachcvardière, mais !es prc!somptions sonr suffisam-
mcnt forres pour que l'on puisse rechercher Ics conséquc:nces de l'assi-
milation quc: nous avons tenu!e.
Tout d'abord, si Gérard Labrunic a bic:n été apprenri r:ypographe en
1825-1826, cct épisode marque, de toute évidence, l'un des points
culminanrs de la crise qui l'oppose à so n père : que Gé.rard, destiné à la
médecine, néglige les études pour écrire dcs poèmes pourrait pcut-cue
passer, mais qu'il se fasse ouvrier... on devi ne la réaction. O n pcut
cepcndant irnaginer que la réaction a pu avoir un c6té positif et que le
or Labrunie, partisan du moindre mal, a négocié l' abandon d'une
carrièrc pcu glorieuse conue l'autorisation dc se livrcr à l'acrivité
poétique, et pcur-étre subvenrionné à cer effet la publication des
premières plaquenes qui paraitront à partir d'avril 1826 ; Gérard

21./bid., 944.
22. Voir à ce sujet norre Estbltiqur tk Ntrval, Sedes. 1997, p. 40-49.
retournera d' aiUeurs au coll~ge à la rentrée pour so n année de philosophie.
La vérifìcation de notre hypothèse pourrait conduire aussi à modifier
notre point de vue sur la rencontre Nervai-Hugo que l'on piace
d'ordinaire apr~ la traduction de Faust, voire en 182923 pour l'adaprarion
de Han d1slantk tentée par le jeune et déjà célèbre traducteur. rl ne serait
pas impossible que Gérard ait rencontré le chef dc file des jeunes
Romanciques à propos d es épreuves de Bug-fargaL, c'est à dire trois ans
plus tòt ; pas impossible non plus que cette expérience de rypographe ai t
eu une influence dédsive sur la curiosité du jeune homme envets le Faust
er déclenché son désir de le traduire.
II semble difficile d'aUer plus loin dans l'immédiat er il reste à
souhaiter que d' autres chercheurs découvrent de nouvcaux éléments qui
rransformeraienr norre hypothèse en cerritude.

Jacques BONY

23. Ulric Guninguer renconuc G~rard chez Hugo le 27 juin 1829, mais son t~moign"&e
n'indique en rien depuù quand le jew1e hornme fr~uenctit le Cénadc.

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