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Bulletin Hispanique

Les données de la poétique de Huidobro dans « Horizon carré »


C. Demarigny, J. León, P. Mosca Lepe

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Demarigny C., León J., Mosca Lepe P. Les données de la poétique de Huidobro dans « Horizon carré ». In: Bulletin
Hispanique, tome 73, n°3-4, 1971. pp. 319-340 ;

doi : https://doi.org/10.3406/hispa.1971.4050

https://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1971_num_73_3_4050

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LES

DONNÉES DE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO

DANS a HORIZON CARRÉ »*

Quelques mois après son arrivée à Paris en 1917, Huidobro


publia un recueil de trente-sept poèmes écrits en français, qu'il
intitula Horizon carré.
Le succès du livre fut, semble-t-il, assez grand auprès des
poètes les plus célèbres, puisqu'ils adoptèrent aussitôt Huidobro
comme l'un des leurs.
Quelques années plus tard, cependant, les milieux littéraires
de Madrid, après l'avoir accueilli et écouté, laDcèrent contre
Huidobro une campagne de calomnie, lui déniant tout talent
et faisant de lui le plagiaire de Reverdy1.
C'est en partie pour réhabiliter Huidobro dans toute son
originalité que nous nous sommes livrés à une étude minutieuse
de ce recueil de transition, capital pour la compréhension de

*Cet article constitue les conclusions d'un séminaire d'études sur Horizon carré
qui s'est tenu pendant toute l'année 1969 à l'Institut français de Santiago du
Chili.
Les participants à ce séminaire tiennent à faire connaître qu'ils n'ont pas abordé
l'œuvre hermétique de Huidobro sans craindre d'en trahir le sens si riche et si varié.
Ils n'ont voulu que tenter de la déchiffrer et de la comprendre grâce à un minutieux
travail d'analyse des textes.
Par rapprochements prudents et progressifs entre les motifs poétiques de sens
voisins, d'abord dans le recueil étudié, puis dans les recueils antérieurs plus
explicites pour le sens, ils se sont aventurés à interpréter la démarche poétique suivie par
Huidobro. Ils se sont peut-être trompés, mais ils tenaient à livrer à la réflexion de
chercheurs plus expérimentés un éclairage possible sur l'œuvre de Huidobro à un
moment-clé de son évolution. Ils espèrent que leur travail, résumé dans cette
synthèse peut-être aventureuse, donnera à d'autres le goût d'approfondir l'œuvre d'un
poète des plus exigeants envers la création poétique.
1. La polémica Reçerdy-Huidobro. Origen del Ultraísmo granjacobo Bajarlia, Buenos
Aires, Editorial Devenir, 1964.
320 BULLETIN HISPANIQUE

ce grand poète en fait trop méconnu en France et controversé


au Chili, où son influence est cependant vivace 2.
L'analyse des textes nous a conduits à définir dans les recueils
antérieurs publiés au Chili l'expérience poétique qui était celle
de Huidobro dans ses premiers écrits, afin de mieux mesurer ce
qu'a pu être l'impact du Paris de l'année 1917 sur la sensibilité
du jeune poète chilien..
En délimitant l'héritage poétique propre à Huidobro et ce
que lui a apporté Paris, nous serons amenés à définir, chemin
faisant, les données de la poétique de Huidobro.

* * *

L'héritage poétique.

Il convient d'abord de constater que, des treize poèmes qui


composent la première partie d'Horizon carré, sept d'entre eux
sont la traduction presque littérale de poèmes de El espejo de
agua (Le miroir d'eau), dernier recueil écrit en espagnol et publié
à Buenos Aires en 1916, soit un an avant Horizon carré. La
continuité ne saurait être plus complète d'un recueil à l'autre.
Or, El espejo de agua est, en quelque sorte, la quintessence de
la poésie antérieure de Huidobro. Nous pensons surtout à La
gruta del silencio (1913), dont Huidobro se disait « entièrement
satisfait » et, dans ce recueil, au deuxième livre, appelé « Livre
de méditation », où Huidobro semble avoir consigné en vers
les principaux motifs de son univers poétique.
Néanmoins, un autre recueil, Las pagodas ocultas, sorte de
carnets du poète ou de poèmes en prose, renferme plus
explicitement encore, et l'année même de la publication de El espejo
de agua, les réflexions, les intentions et les choix du poète. Si

2. En 1956, Cedomil Goic a publié dans les Anales de la Universidad de Chile


la première étude importante sur l'œuvre de Huidobro. L'œuvre complète de
Huidobro, rassemblée parles soins de Braulio Arenas, a été publiée en deux tomes par les
Éditions Zig Zag, à Santiago, en 1964. La revue chilienne de poésie Or/eo a consacré
ses numéros 13 et 14 à un hommage à V. Huidobro. En 1968, Mme Ana Pizarro,
auteur d'une thèse non encore publiée sur Huidobro, a fait paraître deux articles
intitulés : Creacionismo de V. Huidobro y sus orígenes (in Mapocho) et Práctica
huidobriana, una práctica ambivalente (in Atena, Universidad de Concepción,
tomo CLXVI, no 420, abril-junio 1968).
LES DONNÉES DE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO 321

l'on compare ces deux recueils en vers et en prose à ce qu'il en


reste dans El espejo de agua et dans les sept poèmes 6l 'Horizon
carré, on percevra tout le chemin parcouru par le poète pour
s'arracher à sa réalité et pour la transcender en symboles. De
même l'étude du premier manifeste de 1914 (Non serviam)
montrerait au nom de quelles idées Huidobro a cherché à fuir
la nature pour arriver à l'abstraction formelle.
Pour être bref, nous ne confronterons que deux de ces sept
poèmes avec les données des recueils antérieurs, pour en saisir
à la fois la continuité et le travail de décantation poétique.
Nous retiendrons donc « El hombre triste » et « El hombre alegre »
du recueil El espejo de agua («L'homme triste » et «L'homme gai »
^Horizon carré), poèmes qui se trouvent juxtaposés, non sans
raison, dans les deux recueils. Si l'on veut bien nous suivre sur
cette voie, la tristesse de l'homme sera d'abord une sorte de
claustrophobie ressentie par le poète dans l'univers clos de- la
chambre. Ici, des références à la vie de famille, dans la grande
propriété de campagne des Garcia Huidobro au Chili, et au
contact d'une mère trop sensible, ne seraient sans doute pas
superflues. Elles débordent cependant le but de cette étude qui
ne voudrait chercher ses justifications que dans les textes.
Toujours est-il qu'il a pu y avoir chez l'enfant ou chez
l'adolescent un traumatisme qui aurait aiguisé sa sensibilité.
Il n'a que vingt ans en 1913 lorsqu'il écrit :

Mi tristeza de ensueño enorme y dolorosa


Registra por el alma en busca de algo
Va como una princesa loca
Que recorre el palacio con los ojos clavados.
(La gruta del silencio, « Poema para mi Hija », p. 133.) 8

Ce monde clos qui l'oppresse pousse tout naturellement


l'adolescent vers une vie intérieure plus féconde :

Hagamos una vida más rica de interior


Con mucho más ensueño, con mucho más dolor.
(La gruta del silencio, « Un viejo triste », p. 131.)

3. Toutes nos citations de l'œuvre de Huidobro sont extraites de l'édition Obras


completas, Editorial Zig Zag, 1964.
322 BULLETIN HISPANIQUE

L'âme est ainsi mieux préparée à saisir tous les signes


mystérieux des « chambres » :

La al cota se ha dormido en el espejo


Todas las cosas tienen aire meditativo,
(La gruta del silencio, « La alcoba ».)

C'est dans ce poème, capital pour son sens, que Huidobro


nous révèle tout ce que la chambre signifie pour lui. Et la
chambre, pour lui, ce sont les miroirs, les yeux, les portraits, les
fenêtres :
Yo tengo la obsesión de las ventanas
Tengo la obsesión de los ojos clavados
La de los espejos que tienen alma
Y la de los retratos.
(La gruta del silencio, t La alcoba », p. 143.)

Le miroir, « âme sœur de la chambre », selon le « doux » Ro-


denbach, apparaît comme un « estanque dormido », déjà «
miroir d'eau ». Il a la double propriété de reproduire les choses
(« vieux plagiaire audacieux ») et d'emmagasiner les expériences
humaines.
Les portraits, qui fouillent tous les recoins, nous racontent
le passé et nous observent vivre. Tantôt attendris, tantôt fâchés,
ils gardent en tout cas le souvenir de nos humeurs.
Quant aux fenêtres, elles n'aiment pas les chambres :

Ellas aman la luz, el aire, el campo

tienen una embriaguez de horizontes lejanos

en la tarde que baja dolorosa


las ventanas se mueren de amor...

Les motifs, que le poète nous a présentés comme de véritables


obsessions, réapparaissent tout naturellement dans « L'homme
triste » :

LES CHOSES S'ENNUIENT


Dans la chambre
Derrière la fenêtre où le jardin se meurt
les feuilles pleurent
21

EL ESPEJO DE AGUA

;
POEMAS
1S1S-191S

VICENTE HUIDOBRO

VICENTE HUtDOBRO

BUCNOS AIRES. 1916

Luearne Ovale

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s MOUD LES INSTANTS COMME UNB HOULOGE

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PAYSAGE

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MONTAGNE ^E
ETAIT ¿I LARGE FLEUVE
- QU'ELLE DEPARAIT QUI
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IÍS
POISSONS

ATTENTION A N£ PAÍ
JOUER JUR. L^HERBE
FRAICHEMENT PEINTE

ÜN& CHANJON CONDUIT LE/ BREBIJ* VERJ C ETABLG

Vincent HUIDOBRO,
Paris 1917.
LES DONNÉES DE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO 323

Et dans le foyer
tout s'écrase
Tout est noir
Rien ne vit
que dans les yeux du chat
(Horizon carré, « L'homme triste ».)

Dans ces derniers vers, la sensibilité est devenue plus


aiguë. L'obscurité s'empare de la chambre, mais un dernier
reflet de vie s'accroche aux fenêtres et aux yeux du chat. Cette
alternance de l'ombre et de la lumière, de la mort et de la vie,
montre bien que Huidobro n'est pas un désespéré pur. Sa
sensibilité le porte à saisir ce qui reste de lumière, même dans ce
poème qui se veut celui de la tristesse de l'homme. Nous y
reviendrons un peu plus loin.
En attendant, dans cette chambre où l'ombre gagne, la mort
va se glisser subrepticement. Cette mort qui rôde dans l'ombre
est encore un thème dominant des premiers recueils. On la trouve
avec tout son cortège de signes macabres, d'une
inspiration assez facile, même si l'impression a été intensément
ressentie.

Yo he sentido a la muerte que ha entrado a mi cuarto


Han crujido las tablas al pasar por encima
Ha pasado como humo blanco
Y ha ido a acurrucarse a un rincón a una esquina
Donde pinta la sombra largos andrajos.
(La gruta del silencio.)

Il ne reste plus rien de cette inspiration romanesque dans


El espejo de agua et Horizon carré. Ce n'est plus la mort qui
entre, mais la vie qui se retire, là-bas,, très loin, de l'autre côté
des cloisons. Mais c'est ce long et insidieux travail de
vieillissement qui est suggéré, ainsi que l'abandon progressif des êtres
à leur mort, dans leur solitude et avec leurs secrets.
On ne sait même plus qui sont ces êtres en train de mourir,
ni dans quelle chambre ils agonisent. Les voix n'arrivent même
plus à se faire entendre, elles n'émettent plus que de faibles
toussotements. La voix, symbole de conscience, d'acte créateur
de l'homme lucide, est signe de mort lorsqu'elle ne parvient plus
324 BULLETIN HISPANIQUE

à s'exprimer. D'où cette paraphrase des vers célèbres de


Verlaine :
Sur mon cœur
il y a des voix qui pleurent.

D'où, aussi, l'importance de cette progressive dégénérescence


de la voix dans la description de cette mort à laquelle nous
faisions allusion.
La mère
est morte sans rien dire
Et dans ma gorge un souvenir
TA FIGURE
au feu s'illumine
Quelque chose voudrait sortir
Quelqu'un tousse
dans l'autre chambre
UNE VIEILLE VOIX
Comme c'est loin
Un peu de mort tremble dans tous les coins

D'un exemple à l'autre, on voit combien la poésie de Huidobro


s'est faite suggestive et plus mystérieuse, mais aussi plus riche
et plus sentie.
Enfin, ce même poème de la tristesse de l'homme nous invite
déjà à échapper à cette tristesse et à « sauter » dans l'univers
de l'homme gai. L'échappatoire à ce monde clos où « tremble »
la mort, ce sont les fenêtres qui n'aiment pas la chambre, ce
sont aussi les portes :

No más pensar en nada. Ne plus penser à rien


Despierta el recuerdo y el dolor, Les souvenirs et la douleur
Tened cuidado con las puertas [se dressent
[mal cerradas. Prends garde aux portes mal
[fermées.
(El espejo de agua.) (Horizon carré.)

Cette invitation au voyage n'est ni baudelairienne ni gidienne.


Huidobro s'en était expliqué dans Les pagodes occultes :
« El misterio siempre tuvo para mí la cariñosa invitación de
las puertas abiertas que parecen decirnos : pase usted primero.
Por eso no podéis entenderme. »
LES DONNÉES DE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO 325

Ces portes qui ouvrent donc sur le mystère sont de ce fait


ouvertes à ceux-là seuls qui sont désireux de le pénétrer : « Ya
no hay puertas cerradas para mi espíritu porque ya poseo la
suave tristeza llena de bondad de los profundos. »
Cette explication, qui date de 1916, montre bien que Huid obro,
à l'âge de vingt-trois ans, prétendait avoir vécu son expérience
intérieure et en avoir tiré les conclusions. Cette expérience
intérieure se trouve romantiquement contée dans le « Livre de
méditation » de La grotte du silence et sert de toile de fond à la
poésie libératrice qui suivra :
Yo vivo sumido en mis ensueños dolorosos
Y mi espíritu es superior al de los demás
Porque ha sufrido más.
{La gruta del silencio.)

Ainsi le chemin sur lequel débouchent les portes mal fermées


est réservé aux esprits supérieurs, soucieux et capables
d'explorer le mystère. C'est la porte ouverte sur la grande aventure
cérébrale que sera Altazor, le grand poème huidobrien.
En attendant, une simple indication du poème de « L'homme
triste », nous permet déjà d'entrevoir cet univers de la
libération, alors que l'obscurité envahit les objets et avant même que
la mort fasse son insidieux travail :

SUR LA ROUTE
UN HOMME S'EN VA
L'horizon parle
Et derrière on s'efface
(detrás todo agonizaba)

Cet homme qui échappe à l'univers clos et marche vers un


horizon qui lui parle tandis que « tout agonisait », ou s'effaçait
derrière lui, cet homme-là, c'est celui qui a su comprendre le
message des portes mal fermées, du mystère.
L'homme gai, c'est tout de suite, l'homme qui d'un geste
efface la tristesse du monde et « saute dans le soleil ». On
ne saurait reproduire une image aussi impressionnante sans
s'interroger sur ce qu'est l'homme et ce qu'est le soleil pour
Huidobro, afin de tenter de percer le mystère de la démarche
326 BULLETIN HISPANIQUE

poétique qui l'a conduit à cette version prométhéenne. C'est


dans son poème Adam 1914 que l'on trouvera les prémisses de
cette poésie cosmique.
Dans sa préface à ce poème dédié à Emerson, Huidobro nous
dit que son Adam n'est pas l'Adam biblique, mais l'Adam
scientifique, le premier des êtres qui comprend la nature, le premier
en qui s'éveille l'intelligence et fleurit l'admiration : « ... Mon
Adam est donc ce personnage extraordinaire que le grand
Mecïinikov a appelé le fils génial d'un couple d'anthropoïdes ».
Huidobro souligne ainsi ce que l'homme a d'accidentel et
d'exceptionnel dans la nature. De là à penser que Huidobro fût
convaincu que tout homme digne de ce nom avait pour mission
d'être exceptionnel parmi les hommes, il n'y a qu'un pas. Tout
le monde sait qu'il n'a pas hésité à le franchir. Que le créatio-
nisme, qui est la recréation du monde selon l'esprit, en soit
preuve 1 A la tristesse ou la misère de l'homme s'oppose ainsi
la joie et la gloire d'être homme. C'est à ce niveau que se situe la
comparaison entre les deux poèmes.
Quant au soleil, c'est par un hymne qui lui est destiné que
commence le poème d'Adam. Il est la grande source d'énergie
et de vie dans un « chaos d'astres morts » :

voy solo, sublime soledad,


Soledad de grandeza, soledad de ser sol.

Yo haré alegres las aguas


Y haré qiie los árboles se estiren
Para sorber mi leche transparente y clara...
Yo envolveré en salud todo lo triste.
(t Adam 1914 ».)

Voilà pourquoi, de « L'homme triste » à « L'homme gai », la


transition est faite par ces vers d'une subtilité verlainienne :

II ne pleuvra plus
Mais quelques larmes encore
Brillent dans ta chevelure.
(c L'homme gai ».)

Et, lorsque la lumière pénétrera, le miracle aura lieu


LES DONNÉES DE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO 327,
Le jour se casse contre les vitres
Et les angoisses
se sont évanouies
Le monde est plus clair
que mon miroir

Ainsi, si le soleil est le grand dispensateur de vie et de joie,


l'homme qui saute dans le soleil fait un saut qualitatif du
désespoir dans la foi en la vie. Il a lui aussi trouvé sa route solitaire,
mais grandiose.
Il convient alors de s'arrêter sur l'énigmatique description
que Huidobro donne de cet homme :

Ses yeux sont pleins de la poussière


de tous les chemins
Et sa chanson ne pousse pas sur ses lèvres

II s'agit là d'une image-force dont Huidóbro semble avoir eu


l'intuition pour la première fois dans El espejo de agua, mais
qui constituera l'originalité fondamentale d'Horizon carré. En
fait, il y a deux images-force dans ces vers :
Io L'homme libéré qui- a parcouru tous les chemins devient
aveugle, mais visionnaire (comme on le verra plus loin).
2° Ce même homme chante une chanson inaudible et
inarticulée qui est à la chanson des hommes ce que la vision est à la
vue.
Au fond, il s'agit d'une espèce d'état de grâce non divin, mais
humain, où l'homme, ébloui et ébahi, atteint à une telle
perception qu'il entrevoit des rapports nouveaux entre les choses et
découvre un langage nouveau pour exprimer ces rapports. C'est
donc le fondement même du créationisme.
Mais revenons sur ces affirmations qui peuvent paraître un
peu rapides pour comprendre l'innovation qu'est Horizon carré
par rapport à El espejo de agua.
D'un recueil à l'autre, le titre change. Ce n'est plus Le miroir
d'eau, lié comme on l'a vu à l'inspiration de l'univers clos, c'est
V Horizon qui sert de titre au recueil. Nous dirons plus loin
pourquoi il est carré.
Mais il y a plus. El espejo de agua renfermait comme premier
Bulletin hispanique. 22
328 BULLETIN HISPANIQUE

poème un art poétique où les critiques se complaisent à citer


la formule magique du créationisme :

Por qué cantáis la rosa, ¡oh, Poetas I


Hacedla florecer en el poema ;

El Poeta es un pequeño» Dios.

S'il est vrai que le mot créationisme est né à cette époque et


à propos de ces vers, cependant on en saisit mieux toute la
portée dans l'application que Huidobro en fait dans Horizon
carré. Tel a dû être aussi son avis.
En effet, des sept poèmes de El espejo de agua qu'il a conservés
dans Horizon carré, il n'a justement pas retenu son art poétique.
Lui paraissait-il trop plat et trop dogmatique pour se présenter
à l'avant-garde poétique parisienne de 1917?
Toujours est-il qu'il l'a remplacé par une épigraphe en prose
qui en rend l'essentiel (« Faire un poème comme la nature fait
un arbre ») et par un poème (« Nouvelle chanson»); qui, par sa
similitude de sens avec la chanson de «L'homme gai», nous semble
mettre à la place d'honneur (en tête du recueil) et à la place de
l'art poétique le thème de cette chanson unique,
incompréhensible et nouvelle. Un simple parallélisme entre les images de
« L'homme triste » et de « L'homme gai » et celles de la « Nouvelle
chanson » suffirait à montrer qu'il s'agit bien d'un chant que
le vulgaire est incapable de produire et, par vulgaire, il faut
entendre tous les poètes qui, avant le créationisme, n'ont fait que
« copier la nature », selon l'expression de Huidobro.

L'homme triste (= a)
Nouvelle chanson L'homme gai (= b)
En dedans de l'Horizon SUR LA ROUTE
QUELQU'UN CHANTAIT UN HOMME S'EN VA
Sa voix L'horizon parle (a)
N'est pas connue Et sa chanson ne pousse pas sur
[ses lèvres (b)
D'OU VIENT-IL Ses yeux sont pleins de la poussière
Parmi les branches [de tous les chemins (b)
On ne voit personne

Mais, pour arriver à cette interprétation, nous avons égale-


LES DONNÉES DE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO 329

ment observé à travers tous les poèmes d'Horizon carré toutes


les circonstances dans lesquelles se produit ou ne se produit
pas la voix et le chant. Sans entrer dans le détail, il y a un
cheminement du silence, aux voix étouffées, au cri, à la parole et à
la chanson qui va dans le sens d'une conquête toujours accrue
de la lucidité.
Pour nous résumer, citons ces vers de l'aveugle qui, perché
sur le Sacré-Cœur, domine et ignore, dans sa solitude
éblouissante, la foule qui ne le comprend pas :

SUR LE SOMMET
UN AVEUGLE
Les paupières pleines de musique
Lève les mains
au milieu du vide

II est tout seul


Et avec sa gorge coupée
II chante une mélodie
que personne
n'a comprise

Ce poème très parisien où se fondent les images étudiées


est-il l'image méprisante du pape du créationisme incompris à
Paris ?
Nous retiendrons de ce lent cheminement à travers ces deux
recueils que deux grandes tendances se dégagent de
l'inspiration de Vicente Huidobro, l'une intimiste, prédominante dans
le néo-romantisme des premiers vers, l'autre prométhéenne qui
apparaît comme une violente réaction pour se libérer de la
première. Mais, tandis que l'intimisme domine encore dans El
espejo de agua, où le créationisme semble encore théorique et
hasardeux, ce dernier se fait force vive, raison d'être et de vivre,
dans Horizon carré. Ce changement, qui était prévisible dans le
rapprochement de « El hombre triste » et « El hombre alegre »,
dans El espejo de agua, devient évident avec le remplacement
de 1' « Art poétique » par la « Nouvelle chanson » qui confirme la
prépondérance du thème prométhéen amorcé par « L'homme gai ».
Bien d'autres poèmes confirmeraient l'affirmation de cette
tendance. Nous n'avons cité qu' «Aveugle » par souci de concision.
330 BULLETIN HISPANIQUE

Néanmoins, jusque-là, Huidobro n'a fait qu'aller jusqu'au


bout de lui-même : cette évolution était dans la logique de sa
démarche et dans le conditionnement de sa sensibilité. Il
apparaît cependant que c'est dans le peu de temps qui sépare son
passage à Buenos Aires et son arrivée à Paris (ou pendant les
premiers mois de son séjour à Paris) qu'il a réussi à faire la
synthèse de ses tendances et à trouver en lui les raisons de ce
destin solitaire dans la poésie. Son arrivée à Paris est en quelque
sorte son « saut dans le soleil ».

L'apport de Paris.

Huidobro a certainement mis toutes les chances de son côté


pour se faire admettre de l'avant-garde parisienne. Sans parler
de sa fortune familiale, disons seulement qu'il avait bien poli
le personnage littéraire qu'il entendait être. A vingt-trois ans,
c'est en chef d'école qu'il tient à se présenter. Il se plaît à faire
remonter à 1912 son invention du créationisme avant la lettre
et tient à prouver qu'il ne doit rien à Paris et que sa personnalité
poétique était définie bien avant. C'est en tout cas en 1916, à
l'Athénée de Buenos Aires, que le mot est prononcé. Huidobro
s'en pare pour s'introduire dans les milieux parisiens.
Ce qui est certain, c'est qu'il est aussitôt admis. On l'invite
à écrire dans Sic et dans Nord-Sud] Reverdy lui dédicace un
exemplaire de La lucarne ovale en ces termes : « A mon cher ami,
au poète Vincent Huidobro, bien cordialement. » Apollinaire
lui dédicace L'hérésiarque, « en cordial souvenir ». Max Jacob
va plus loin en lui dédicaçant Le cornet à dés : <c Au poète Vincent
Huidobro qui a inventé le poème moderne sans connaître l'effort
européen et dont la place était marquée d'avance parmi nous. »
Picasso, Juan Gris font son portrait. Radiguet, toujours
moqueur, évoque ainsi Huidobro dans le Montparnasse de 1917 :
« Toute une semaine on chuchotait qu'un Tel avait inventé une
nouvelle façon de faire des arbres. » Philippe Soupault, dans
Profils perdus, raconte les rapports de Reverdy et de Huidobro :
a Pendant cette période de sa vie [de Reverdy] qui fut si féconde
et qui domine toute son œuvre, il ne se plaisait vraiment, natu-
LES DONNÉES DE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO 331

Tellement, que lorsqu'il pouvait parler d'homme à homme {sic)


avec un poète chilien qui écrivait en espagnol et en français,
Vincent Huidobro ; qui fut en effet un authentique poète, le
plus fidèle disciple de Reverdy. » II y a donc tout lieu de penser
que l'accueil fut immédiat et chaleureux, et qu'en publiant
Horizon carré, Huidobro a bien pris garde de ne pas décevoir des
amis qui le plaçaient si haut. Il a donc, comme nous l'avons dit,
poussé consciemment ses tendances à l'extrême, mais il a aussi
incorporé à son univers les éléments à la mode qui pouvaient
s'inscrire.
Le titre même du recueil, Horizon carré, se voulait une bombe.
La nouveauté devait surprendre un Paris blasé, mais en même
temps le rapprochement des termes était censé « englober toute
l'esthétique » du poète. C'était un « fait nouveau inventé par
moi, créé par moi, qui ne pourrait pas exister sans moi »
(manifeste El creacionismo). Huidobro explique ainsi l'essence de
ses principes condensés dans ce titre :

1 — Harmoniser les choses — Ici quelque chose de vaste et énorme,


comme l'horizon, s'humanise, devient intime, filial grâce à l'adjectif
carré. L'infini se niche dans notre cœur.
2 — L'indécis se précise — En fermant les fenêtres de notre âme,
ce qui pouvait échapper et se gazéifier, s'effilocher, demeure enfermé
et se solidifie.
3 — L'abstrait devient concret et le concret abstrait — C'est-à-
dire l'équilibre parfait, car si l'abstrait tendait plus vers l'abstrait,
il se désagrégerait entre vos mains ou vous filerait entre les doigts.
Et si vous concrétisez encore plus le concret, cela vous servira h, boire
du vin ou à meubler votre maison, mais jamais o meubler votre
âme.
4 — Ce qui est trop poétique pour être créé se transforme en
quelque chose de créé en changeant sa valeur usuelle, car si l'horizon
était poétique en soi, si l'horizon était poésie selon la vie, en le
qualifiant de carré, il devient poésie selon l'art. De poésie morte, il devient
poésie vivante.

Huidobro a donné mille définitions du créationisme qui


reviennent toujours au même principe : ne pas imiter la nature
dans ses extériorisations (art imitatif), mais dans son pouvoir
d'extériorisation (art créatif) : « Le poète doit dire des choses qui
332 BULLETIN HISPANIQUE

n'existeraient pas sans lui. » Huidobro est allé jusqu'à dessiner


et commenter le schéma de l'acte créationiste :

Monde objectif Retour au


qui offre à Monde monde objectif
système technique
l'artiste les subjectif sous la forme
divers éléments d'un fait nouveau
créé par l'artiste

11 importe de remarquer que ce schéma exclut tout


rapprochement avec la démarche surréaliste que Huidobro « n'a jamais
admise ». Il n'y a pas d'associations inconscientes d'images
diverses, mais créations voulues d'images, d'objets ou de concepts
nouveaux, grâce à des rapprochements inattendus de réalités
séparées dans le monde objectif.
Il serait vain de commenter trop longuement ces manifestes
où Huidobro a dénigré tous les mouvements pour imposer le
sien comme recette unique (Manifeste des manifestes). Disons que
le créationisme lui a réussi et que son œuvre n'a fait que
s'affirmer. Mais ses proclamations l'ont perdu. Ce qui explique sans
doute l'oubli dans lequel il est injustement tombé. L'Espagne, à
laquelle il a apporté, après guerre, un souffle nouveau,
s'empressera, à l'exception de Gerardo Diego, de le désavouer et de
rebaptiser «ultraisme » ce qui, à son origine, était «créationisme ».
Elle ira plus loin en déchaînant contre lui une campagne de
calomnie qui devint vite « La légende noire » de Huidobro.
Pour en revenir aux textes, voyons comment Huidobro a
incorporé à sa poésie les modes de son temps. Tout d'abord les
poèmes rédigés à Paris font apparaître une nette cassure du style.
Huidobro relâche le style noble pour adopter délibérément le
ton familier, quotidien, voire humoristique à la manière de Max
Jacob, non sans y conserver la note insolite qui lui est propre :

Dans le désert de l'Afrique


Les girafes veulent avaler la lune
II ne faut pas regarder
derrière les murs
La curiosité allonge les cous
(« Orage ».)
LES DONNÉES DE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO 333

C'est ainsi que le monde moderne avec toutes ses inventions


techniques fait aussi son entrée dans la poésie de Huidobro.
On trouve des poèmes portant pour titre : « Téléphone », « Arc
voltaïque », « Cow-boy », « Aéroplane »,• qui sont autant
d'apparentes concessions au mouvement futuriste auquel Huidobro
ne s'est en fait jamais rallié, même pas dans ses poèmes. On verra,
en effet, comment Huidobro n'a chaque fois abordé le réel le
plus matériel que pour s'en échapper d'une pirouette ingénieuse :

« Cow-Boy »
New York
à quelques kilomètres
Dans les gratte-ciels
Les ascenseuis montent comme des thermomètres

Cette heureuse trouvaille traduit habilement la fièvre urbaine


de la grande métropole américaine.
En fait, la liberté bouffonne de Max Jacob séduisait beaucoup
plus Huidobro. Écoutons-le parler de son cow-boy :

Et près du Niagara
qui a éteint ma pipe
Je regarde les étoiles éclaboussées
Le cow-boy
sur une corde à violon
Traverse l'Ohio

Ce ne sont pas là que jeux littéraires. Il s'agit ici. d'opposer


à la fièvre des villes la grande liberté de la vie primitive et
insouciante.
Huidobro a également fait siennes les recherches de la poésie
cubiste. Son poème intitulé « Guitare » n'est pas n'importe quel
tableau cubiste sur le thème de la guitare : il en est la
transposition poétique, c'est-à-dire par des moyens propres à la poésie
que ne saurait employer la peinture :

Sur ses genoux


Iï y avait quelques notes
Une femme petite dormait
Et six cordes chantent
dans son ventre
Le vent
334 BULLETIN HISPANIQUE

a effacé les contours


Et un oiseau
becqueté les cordes

II est évident que Huidobro a cherché dans ce poème à donner


une vie autonome à chaque élément : les notes — la guitare
faite femme, aux hanches creusées par le vent — l'oiseau des
mains qui becqueté les cordes. Tout cela montre bien comment
Huidobro, s'appropriant des modes, leur apporte d'instinct
toute l'originalité de son génie créateur.
De son côté, le surréalisme avant la lettre point déjà chez
Huidobro, comme il ne manquait pas de poindre chez les poètes
français de 1917.

« Rue »
Dans la rue
qui finit sur le vide
Seule ma pipe
chauffe mes mains
Et ma tête s'éloigne de mon corps
LA FEMME AUX SEINS MÛRS
Était dans le cercle lumineux
Cherchant ses yeux

On est déjà dans un tableau de Magritte aux contours trop


réels, mais avec, au centre, un motif qui bouleverse les données
réconfortantes de la réalité.
Enfin Huidobro s'approprie également les innovations
typographiques de l'époque. Les vers réguliers de El espejo de agua
éclatent en vers libres où les notions importantes se détachent
en majuscules. Quant aux calligrammes qu'il avait déjà employés
dans ses « Japonerias » (deuxième partie du recueil Canciones
en la noche, 1913), il les réemploie une fois dans Horizon carré
pour dédier un paysage poétique à Picasso (voir ci-contre).
Plus que calligrammes, « Paysage » est un « poème peint »,
comme Huidobro en montrera plus tard dans une exposition
qu'il fera au Théâtre Edouard VII et où se trouvait exposé le
célèbre Moulin. Maurice Raynal, en préfaçant le catalogue de
cette exposition, a justement écrit : « Les images ne développent
pas l'histoire que conte l'anecdote ; elles sont le fond sur lequel
n'est tracée que l'histoire sensible d'une émotion poétique. »
LES DONNÉES DE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO 335

C'est à ce prix que deux arts aussi différents que la poésie et la


peinture pouvaient se rencontrer et c'est pourquoi Maurice
Raynal invitait le public à considérer ces poèmes peints « comme
de simples objets d'art qui répondent à la plus fine inspiration
d'une imagination artistique féconde en inventions précieuses ».
Ces quelques exemples nous ont permis d'entrevoir combien
l'imagination créatrice de Huidobro a su tirer profit des
expériences poétiques enrichissantes auxquelles elle s'est trouvée
confrontée, mais a su aussi ouvrir des chemins nouveaux qui lui
étaient propres.
Il resterait à se demander si ces innovations ont modifié le
contenu sensible de l'univers poétique de Huidobro. Or, l'étude
des poèmes d' Horizon carré écrits à Paris fait apparaître, par
delà la recherche formelle, une telle permanence des thèmes
entrevus dans El espejo de agua que ceux-ci constituent l'essentiel
de ce qu'il est convenu d'appeler le message poétique.
On retrouve d'abord le thème même de la glace {El espejo de
agua), qui donne lieu à un beau bouquet de formules heureuses :

Le chemin de la glace
est long à parcourir
(t Chemin ».)
LA GLACE
s'ennuie d'attendre
(« Vide ».)
C'était l'hiver
dans un coin du miroir
(f II neige >.)
Le miroir
dédoublait la vcix
(* Chanson ».)

On retrouve aussi le clair-obscur de l'ombre et de la lumière


propre aux premiers poèmes intimistes, avec une valeur
dramatique nouvelle :
En dehors du cercle blanc
II se passe des drames lamentables
JE NE VOIS PAS
336 BULLETIN HISPANIQUE

LA VILLE
OU
SOMMES
NOUS?
Des cris se noient
dans la mer épaisse
(« Arc voltaïque ».)

Le rapport de l'ombre et du drame réapparaît, évidemment,


dans le poème intitulé « Drame » (opposé à « Tragédie » dans le
sens où Anouilh en parle dans son prologue à Antigone) :

La nuit
est descendue
plus bas que d'habitude
L'ombre des chiens
Faisait craquer le sable
(« Drame ».)

C'est l'ombre écrasante, inhabituelle, qui engendre la peur,


l'accident, le drame grotesque.
La tragédie au contraire se moque de l'ombre et des
personnages de drame :

Sur le pont
qui ne rejoint pas l'autre rive
Des gens
habillés de noir
cherchent avec des lanternes
(« Tragédie ».)

Ces gens comme tout le monde qui n'y voient goutte ne


peuvent pas voir celui qui « se cache sous l'eau ». Mais avec la
lumière du matin on retrouvera la plus poétique et tragique
victime :

Le lendemain
à la surface du fleuve
On trouva un cercueil d'enfant
En ouvrant sa boîte à violon
s'envola
sa dernière chanson
(« Tragédie ».)
LES DONNÉES DE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO 337

Dans ces deux poèmes, on retrouve donc les oppositions chères


à Huidobro : d'une part la série ombre — drame — peur — cris
— bruits sourds, et d'autre part lumière — poésie (ou tragédie) —
mystère — chanson. Tout se passe comme si quelque lumière
supérieure délivrait de l'ombre et du drame sordide pour ouvrir
les voies du mystère qui se fait chanson, nouvelle chanson,
jamais émise par une bouche.
On pourrait suivre également l'itinéraire qui conduit chez
Huidobro du silence à la chanson, des sons étouffés aux sons
articulés, harmonieux et mélodiques. La difficulté de dire, qui
est liée à la « difficulté d'être », fait écho dans les poèmes
parisiens à « L'homme triste » de El espejo de agua :

a Hiver » : Je ne pourrai plus chanter


On m'a volé mes chansons
Dans ma gorge
reste un goût de mélodie
« Romance » : L'oiseau
qui s'est noyé dans tes larmes
Chante encore
Et toi
qui n'as jamais parlé
Toi
qui n'as pas de voix
« Voix » : CELUI QUI POURRAIT
CHANTER
n'a pas de gosier
Son cri d'angoisse
Noyé dans le bois feutré

Dire, et à plus forte raison chanter, apparaissent aussi le


privilège de quelques-uns et en premier lieu d'Apollinaire,
chantre parfait, dont Huidobro fait aussi le portrait :

Mais toi
poète
Tu as une étoile mûre
Entre tes mains
Et tes lèvres
Sont encore humides
De ses fils de miel
Une chanson
Electrise les eaux
(« Vates ».)
338 BULLETIN HISPANIQUE

Le suc des étoiles qui semble favoriser le chant d'Apollinaire


établit de nouveau le rapport suprême qui existe pour Huidobro
entre la lumière et la chanson. A ce niveau, l'eau, miroir en elle-
même, est porteuse du mystère de la vie intérieure. Dans «
Tragédie », la petite boîte à violon était cachée sous l'eau et
réapparaît à la surface quand s'envolera la dernière chanson. Ici
une chanson électrise les eaux. Dans l'admirable poème dédié à
Cocteau l'image revient encore :

Le Fleuve où le vent
traîne des chansons
VIEILLE VOIX MARINIERE
(« Fleuve ».)

Mais ici la sensibilité du poète lui a fait exprimer les jeux


d'ombres et de lumière avec une délicatesse inégalée dans ce
recueil :

Le soleil en trouant les branches


Passe de l'autre côté
sans arracher les feuilles
II y a des dentelles sur l'eau
Mais L'OMBRE EST DOUCE à supporter
(t Fleuve ».)

C'est donc dans cette harmonie de la lumière, de l'eau et du


chant que se situe l'état de grâce de la poésie de Huidobro.
Enfin, pour faire éclater les limites du monde de l'ombre et
découvrir celui de la lumière, Huidobro se prévaut des moyens
les plus inattendus qui renouvellent le « saut dans le soleil ».
L'avertissement de El espejo de agua, « attention aux portes mal
fermées », ouvre de nouveaux abîmes dans les poèmes parisiens
à' Horizon carré : La rue débouche sur le vide, le chemin saute
dans l'horizon, ou encore :

Le bras d'eau cherche l'horizon


au fond du paysage.
(« Fleuve ».)

L'abîme est toujours à deux pas, à un instant de conscience,


à un éclair de lucidité.
Chez Huidobro, les chemins, les fleuves, les miroirs mêmes,
LES DONNÉES EE LA POÉTIQUE DE HUIDOBRO 339

débouchent tout de suite dans l'absolu, de l'autre côté de cet


horizon qui est immédiatement cosmos et infini :

Derrière sa tête
le bord du monde
en levant le pied
il tomberait dans le vide.
(« '•)

D'autres procédés rendent sensible cette impression


d'imminence de l'absolu. Nous ne retiendrons que l'emploi fréquent de
l'adjectif dernier, toujours avec un sens définitif et
apocalyptique :
Un oiseau de neige
s'apprend è, chanter
sur le dernier mât
(c Oiseau t.)

En définitive, la poésie de Huidobro s'ouvre déjà vers les


grands espaces cosmiques où retentira le vol iïAUazor.

Horizon carré nous apparaît comme le livre dans lequel


Huidobro a tenté de mener à bien l'accomplissement de sa
démarche poétique. Il y était pressé par le souci de se présenter
à Paris en poète accompli, original et apportant lui aussi son
message. Mais il y était surtout poussé par une exigence
intérieure qui l'obligeait à surmonter en lui les faiblesses d'une
excessive sensibilité et à lui opposer cette passion de l'esprit
qui se veut plus forte que son malheur. Recréer le monde, dérober
à la nature ses lois profondes pour recréer le monde selon
l'esprit, c'était là un acte divin ou diabolique qui ne pouvait
réserver à son auteur qu'une grandiose aventure cérébrale,
puissante et solitaire.
Paris a sans doute été le catalyseur qui a permis
l'accomplissement de cette synthèse des tendances intimistes et promé-
théennes qui étaient dans la logique de l'inspiration de Huidobro.
Celui-ci a trouvé à Paris de vrais poètes inspirés comme Apolli-
340 BULLETIN HISPANIQUE

naire, d'ingénieux versificateurs pleins d'esprit, beaucoup de


candidats à l'originalité soucieux d'inventer des systèmes et de
renouveler les formules poétiques. Il n'a pas dédaigné ces
expériences, mais il a été convaincu d'avoir découvert à lui seul la
formule magique de la poésie supérieure, la poésie selon l'art et
non selon la vie, la poésie de recréation et non « d'imitation ou
d'adaptation au milieu ».
Que sa poétique soit demeurée sans adepte n'empêche pas
que son œuvre est d'une originalité indiscutable. Cette étude ne
visait à démontrer rien d'autre. Huidobro a pu s'amuser à
jongler à Paris avec les éléments formels qui ont modifié le ton
de son chant, il n'en reste pas moins que ses procédés de
création lui sont propres et que sa démarche poétique, entendue
comme une exigence interne et vitale, lui est tout à fait originale.
Sa poésie est certes hermétique et hautaine. Elle se refuse tous
les chemins battus, tous les tours usés. Elle se veut neuve,
unique, messianique dans chacun de ses mots. C'est une poésie
solitaire et aristocratique de l'esprit à l'image de son auteur,
qui ne recherchait pas les applaudissements de la foule, mais
l'admiration béate des élus.

Claude DEMARIGNY
JlMENA LEÓN
Peregrino MOSCA LEPE.

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