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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

La technique de la peinture dans le poème en prose


Renée Riese Hubert

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Riese Hubert Renée. La technique de la peinture dans le poème en prose. In: Cahiers de l'Association internationale des
études francaises, 1966, n°18. pp. 169-178;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1966.2315

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1966_num_18_1_2315

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LA TECHNIQUE DE LA PEINTURE
DANS LE POÈME EN PROSE

Communication de Mm® Renée Riese HUBERT


(Los Angeles)

au XVIIe Congrès de ГAssociation, le 30 juillet 1965.

Le poème en prose proprement dit, nous le devons, comme


chacun sait, à Aloysius Bertrand. Baudelaire donna à ce
nouveau genre littéraire toute la variété, toute la souplesse et
toute la subtilité de la grande poésie lyrique. Et il ne resta
plus à Rimbaud qu'à apporter au poème en prose l'intensité
expressive qui lui faisait défaut.
Le problème fondamental du poème en prose a toujours
été de trouver un substitut pour les qualités musicales qui
se dégagent normalement de la versification traditionnelle.
Or, on remarque dès Gaspard de la Nuit que les éléments
visuels prédominent. En outre, les auteurs qui ont pratiqué
le poème en prose possédaient le plus souvent une
connaissance des arts plastiques et se préoccupaient de questions
d'esthétique. Et, à partir de l'époque romantique, période
libératrice où s'est abolie mainte barrière, poésie et peinture
se sont rapprochées. Peintres et poètes ont abouti à une
nouvelle vision en intériorisant systématiquement le monde qui
les entourait.
A en juger d'après le sous-titre Fantaisies à la manière de
Rembrandt et de Callot, Bertrand se serait surtout inspiré de
gravures. Voulant recréer par les mots des scènes ou des per-
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sonnages, il composa des variations poétiques sur des


fantaisies picturales. Mais Jean Palou situe également Bertrand
par rapport à la peinture, et il remarque « ce portrait de Clouet,
revu par Rembrandt, corrigé par Goya, qui nous montre la
reine (qui) se pâmait de rire à une fenêtre, dans sa haute
guimpe de Malines aussi raide et plissée qu'un éventail »
(Messire Jean), ou ce tableau à la Delacroix, ce coup de
pinceau blanc et rouge sur un « pourpoint de velours broché d'un
cor de chasse d'argent sur les manches. Il était troué et
sanglant » (Les Grandes Compagnies) (i). Le poète cite les noms
de peintres flamands surtout dans le premier livre portant
le titre significatif : École flamande. Le poème « Harlem »
abonde en souvenirs de tableaux flamands et hollandais.
Objets, personnages, maisons émerveillent le poète qui évoque
à tour de rôle ces éléments empruntés à des tableaux sans
tracer de lignes continues, de cadre nettement délimité,
surtout sans leur accorder un nouveau lien pictural. Bertrand
ne s'efforce point d'imiter servilement l'art flamand. Il
suscite sans doute un Harlem d'après des toiles où la ville ne
figure même pas. Le poète se saisit de détails que sa mémoire
et son imagination plutôt que l'observation ou le contact
immédiat avec des œuvres d'art ont rendu saillants. A tous
ces détails, il donne la même valeur, la même intensité, la
même durée, il se contente de les énumérer sans vraiment
chercher à les retenir.
Dans des poèmes comme « La Citadelle de Wolgast » et
« La Nuit d'après une bataille », où les rapports avec des
œuvres d'art sont moins explicites, un sens spatial émane
d'avance par l'évocation même de la bataille ou plutôt par
la juxtaposition sous forme de confrontation de deux armées
ennemies. Et, dans « Le Cheval mort », la description du
paysage : gazon, ciel, animaux, sépulture, ne manque pas
tout à fait de précision. Se proposant d'animer une scène
médiévale, Bertrand cherche à rivaliser avec les ballades et les
gravures romantiques. Il en reconstitue l'esprit à la fois lu-

(i) Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, La Colombe, Paris, 1962,


p. 12.
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gubre, humoristique et fantaisiste : la lune rend le ciel blême,


elle cligne aussi de l'œil, le gibet donne l'illusion de demander
encore l'aumône, la carcasse transporte la sorcière. Sans
fournir de points de repère, le poète s'inspire une fois de plus de
souvenirs d'œuvres d'art que son imagination transforme et
anime. Comme Bertrand donne plus de contours au décor,
plus de suite aux gestes et mouvements, plus de mystère à
l'atmosphère, « Le Cheval mort » évoque l'art pictural plus
que « Harlem ». Malgré un côté factice et le manque de toute
perspective d'ensemble, les poèmes en prose de Bertrand
possèdent indéniablement des qualités visuelles.
Or, ces mêmes qualités joueront un rôle subordonné dans
Les Petits Poèmes en Prose de Baudelaire. Dans le sonnet «
Correspondance », qu'on a souvent tendance à prendre pour un
art poétique, il apparaît que le poète cherche à explorer
l'inconnu moins à travers les sens qu'à travers les affinités intimes
qui les relient. Dans le passage suivant du Salon de 1859, il
suggère que la peinture ne se limite pas à une imitation de ce
qui est vu. Un paysan allemand demande à un peintre de
faire son portrait : « Pendant que je contemple ce spectacle,
n'oubliez pas, je vous prie, les bouffées de ma pipe qui sont
nuancées par le soleil couchant. Je veux qu'on entende les
sons de l'Angélus qui sonne au clocher voisin. C'est là que
nous nous sommes tous mariés, les pères et les fils. Il est
important que vous peigniez Y air de satisfaction dont je jouis
à cet instant de la journée, en contemplant à la fois ma famille
et ma richesse augmentée du labeur ďune journée » (2). Au lieu
d'une simple ressemblance physique, le paysan demande la
représentation de toute une vie, d'un passé, renfermant
l'éphémère (les bouffées de la pipe au coucher du soleil) autant
que le durable. Il ne suffira pas au peintre de copier. Dans une
interprétation spirituelle de la vie du paysan, il inclura
jusqu'aux sons de l'angélus. La peinture ainsi conçue ne
s'appuie pas seulement sur des traits physiques ou sur des
couleurs, des lumières et des contours. Né d'une compréhension

(г) Baudelaire, Œuvres, éd. de la Pléiade, vol. 2, p. 219.


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intime, le tableau s'animera grâce à la rencontre de deux


âmes, celle du paysan et celle de l'artiste.
Dans son excellente édition des Petits Poèmes en Prose,
Lemaître révèle des analogies entre certains textes et des
tableaux (3). Un passage des « Veuves », esquissant une foule
oisive, crée une atmosphère semblable à celle de « La
Musique aux Tuileries » de Manet, tableau qui date de la même
époque. La modernité des personnages du « Vieux
Saltimbanque » et ď « Une Mort héroïque » se conçoit si on les
compare à ceux de Toulouse-Lautrec et de Rouault. « A Chacun
sa Chimère » fait songer à Callot, à Goya et à Breughel. Sous
la pluie, sous les nuages, le ciel oublié par les astres pèse aussi
lourd chez le poète français que chez le peintre flamand. Les
êtres difformes, appesantis et emprisonnés par des courbes
s'apparentent à la fois aux estropiés de Breughel, aux mendiants
et aux nains de Callot. Dans sa continuité, le défilé dégage
cette frayeur grotesque et monstrueuse qui se rencontre chez
Goya, où régnent la disproportion et le sentiment
d'impuissance. « A Chacun sa Chimère », dont la peinture constitue
sans doute une des sources d'inspiration, ne peut se réduire,
comme les poèmes de Bertrand, à l'alignement de souvenirs
de tableaux et de gravures. L'unité picturale du poème bau-
delairien, créée par l'harmonie des couleurs et des contours,
est frappante. Rien ne ressort de cette gamme de gris s'ap-
prochant autant que possible de l'absence de couleurs. Sous le
ciel, alcôve basse, s'inscrit le défilé d'hommes, dont chacun
porte un sac, courbe plus vaste que le corps sur lequel elle
pèse. Tout semble se propager : la couleur grise, la répétition
des courbes, le mouvement et même le sentiment de
pesanteur que celles-ci provoquent. Le poète ne fait pas seulement
entrevoir un spectacle où s'impose un ordre pictural basé sur
la fonction des couleurs, des formes et des mouvements. Il
entraîne le lecteur dans cet univers de nivellement jusqu'à
ce qu'il participe au spleen. Cet état d'âme qui nous rend
incapable de concevoir une façon d'en sortir ne se dégage
pas des tableaux de Goya, de Breughel ou des gravures de

(3) Baudelaire, Petits Poèmes en Prose, Classiques Gamier, Paris, 1958.


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Callot. Baudelaire ne recrée pas, comme Bertrand dans « Le


Cheval mort », l'atmosphère d'une œuvre d'art qui l'aurait
enthousiasmé. L'ennui, sans doute profondément ancré dans
l'âme du poète, se matérialise dans le poème : à l'analogie
secrète entre l'homme et l'univers, rien ne mettra fin.
« Le Port » est accompagné dans l'édition Lemaître d'une
gravure de Manet. Il est douteux que cette gravure ait
inspiré ce poème, dont la valeur plastique et même pittoresque
est indéniable, et provient d'un ordre caché, d'une
composition secrètement calculée, bref de tous ces raisonnements
qui rendent l'art supérieur à la nature. Le port se compose
d'éléments typiques : ciel, navire, nuages et mer, dont aucun
n'est décrit, dont aucun ne peut s'isoler. Dans ce paysage,
lumières et formes fusionnent, les vagues communiquent
aux objets les plus stables leur oscillation et les feux tournants
des phares finissent par déterminer la couleur de la mer.
C'est de cette manière que s'inscrivent, à l'intérieur même
de la coupole du ciel, rythme et scintillements. Le paysage,
vibrant à jamais comme le feront plus tard les toiles
impressionnistes, par son harmonie ainsi acquise, par sa beauté,
possède une vie intérieure, et celle-ci correspond au désir intime
du poète.
« A Chacun sa Chimère » et « Le Port » s'apparentent à des
toiles pour autant qu'ils renferment les éléments que
Baudelaire considère comme essentiels à la peinture. Plus
nombreux sont les poèmes tels que « Le Fou et la Vénus » et « Le
Gâteau », où l'analogie avec la peinture, assez prononcée au
départ, ne subsiste pas à travers tout le texte, qui évolue vers
le récit ou l'anecdote. Le paysage, le décor rappelant tel
tableau de Boudin, de Palmer ou de Rousseau, forme un cadre
à l'intérieur duquel se passera une action, se déroulera une
scène. Le monde, dans « Le Fou et la Vénus », est doté d'une
luminosité à laquelle tout se soumet, au point de faire régner
un silence absolu. Tout devient visible et s'impose par sa
force étincelante. Les objets, munis d'une nouvelle vigueur,
déclenchent un mouvement vertical, en enrichissant même les
parfums de qualités visuelles. Dans ce paysage, que Lemaître
appelle « surnaturaliste », le fou affrontera Vénus, c'est-à-
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dire l'implacable lumière qui raidit les contours, qui supprime


le détail et l'intimité, témoignant du drame où un être affligé,
rabougri, n'établit nul lien avec une statue colossale
regardant au loin. Le paysage, qui certes n'est point démuni de
traits picturaux, créé un climat psychologique. Il ne trace pas,
comme dans « A chacun sa Chimère », les contours des êtres,
de leur existence, de leur mythe.
Des qualités plastiques se manifestent donc dans toute
une série de poèmes en prose de Baudelaire qui parfois
s'inspirent de tableaux connus. Ces qualités, se subordonnant
moins à la source d'inspiration qu'à la nature du poème, nous
aident à pénétrer le texte. De prime abord, on croit retrouver
la même démarche poétique dans « L'Invitation au Voyage »,
poème d'amour qui aboutit à une fusion mystérieuse entre la
femme et le pays évoqué. Pourtant, la peinture y joue un rôle
bien différent. Le lecteur n'a pas besoin de se donner la peine
de rechercher des affinités cachées avec tel ou tel artiste, car
Baudelaire l'a fait pour lui en intégrant dans son poème le
monde de l'art sous forme de tableaux. Le poète contemple
avec la bien-aimée des pays imaginaires où il voudrait
l'entraîner. Ces pays constituent un idéal lointain et rêvé, mais
qui, pourtant, est à sa portée : c'est celui des tableaux
hollandais du xviie siècle, que le poète a sans doute sous les
yeux. Baudelaire s'inspire-t-il vraiment de l'art pour
incarner son idéal de beauté et d'amour ? Il paraît emprunter à la
peinture hollandaise, surtout à Pieter de Hooch, le jeu subtil
d'une lumière dont la source est presque toujours absente,
par lequel se manifeste le côté mystérieux, presque rituel, de
ce monde harmonieux et durable. Pays aux vaisseaux
richement chargés, aux chambres meublées avec luxe et goût,
pays souriant et fleuri qui incarne le bonheur tout
simplement parce qu'il ressemble à la bien-aimée. Certes, les
tableaux hollandais ne suggèrent point cet amour à la fois
spirituel et voluptueux qui remplit l'âme du poète. En invitant
la femme au voyage, en lui faisant entrevoir ce paradis qui
n'est que son reflet, le poète retient de toutes ces toiles les
seuls éléments qui s'apparentent au charme féminin : reflets,
miroitements, parfums. Les souvenirs de la peinture restent
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plus sensibles, plus visuels dans « L'Invitation au Voyage »


que dans d'autres poèmes en prose, tout en se confondant
dans un nouveau royaume où le rêve, l'amour, la musique,
l'art et la poésie, devenus inséparables, s'expriment à travers
les mêmes mots.
Dans « Le Désir de Peindre », Baudelaire, déchiré par le
regret d'une femme disparue, la recrée dans une peinture
toute verbale. Le portrait pourrait se définir comme idéal,
noir ou nocturne. Tout en évoquant ses yeux, sa bouche et
son front, le poète ne munit point l'être évoqué de traits recon-
naissables. Celui-ci prend ainsi une allure dangereuse et
irrésistible. En rivalisant ainsi avec la peinture, Baudelaire montre
plus qu'ailleurs l'impossibilité de donner à un élément
déterminé la même valeur dans un poème que dans l'art pictural.
Bertrand ne semblait point considérer un tel effort comme
impossible. Refusant dans le poème en prose tout lyrisme
évident, Baudelaire y a transposé l'éclat du mystère, les contours
clairs en paysage ambigu.
« Illuminations », qui, selon certains critiques, a le même
sens que le mot éclairs, signifierait, selon d'autres,
enluminures. Le sous-titre, Painted Plates, permet pour le moins
un rapprochement avec l'art des images. Toutes ces
définitions font pressentir l'importance que Rimbaud accorde au
visuel dans le poème en prose. Painted Plates attire plutôt
l'attention sur un ensemble coloré, mais stable, alors qu'«
illuminations » fait songer à un éclairage momentané et
variable. Le poème « Fleurs », par exemple, aboutit à une vision
stable où toutes les couleurs s'affirment. Par contre, le
spectacle suscité dans « Ponts » s'abolit c}ans un coup de lumière.
De plus, le vocabulaire rimbaldien, où abondent des termes
tels que tableau, image, peinture, regarder, voir, étonnant, ainsi
que de nombreuses invocations à des objets, engage le lecteur
à devenir lui-même voyant. Quand Rimbaud dit dans «
Métropolitain» : «Lève la tête », il ne cherche point, comme
Baudelaire dans « L'Invitation au Voyage », à accorder un état
d'âme avec un paysage. Rimbaud fait entrevoir un ordre
dont on ne connaît pas d'antécédent. Le poète se propose de
réaliser une vision idéale, parfois sans trop se soucier de son
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effet proprement pittoresque. L'effort créateur lui importe


donc plus que la création.
Dans « Fleurs », Rimbaud trace un tableau décoratif
constitué avant tout de couleurs : or, gris, vert, bronze, blanc,
rouge. Les teintes sont tantôt évoquées par des adjectifs,
tantôt par des pierres précieuses, tantôt par des substances comme
l'acajou. Partant du pâle violet de la digitale, la mosaïque
s'élargit pour englober finalement le ciel et la mer. Dans
« Ornières », Rimbaud arrache des taches bariolées à l'obscur
et à l'invisible, taches précaires que la vision funèbre finit
par abolir. Mais, comme l'indique le titre, le poème est
d'inspiration surtout linéaire. L'effort créateur se déploie sur un
plan horizontal où avancent des cortèges, qui se sont mis en
mouvement à l'aube et qui finiront par s'enfoncer dans la
nuit.
C'est un jeu de lignes droites et courbes, d'angles et
d'entrecroisements qui constitue le tableau dans « Ponts », poème
qui commence par le pluriel « ciels », terme de peinture par
excellence. Bâtiments, ponts et masures, reconnaissables,
mais privés de poids, s'amoindrissent alors que les lignes,
fidèles aux lois mystérieuses de la création, se multiplient
avant de disparaître. Le titre « Marine » permet aussi un
rapprochement avec la peinture. La ligne et la couleur y
comptent moins que le mouvement qui, partant de l'horizontale, se
dirige vers la circulaire, puis s'élève afin de se transformer
en spirale. C'est alors que la ligne mobile heurte des parcelles
lumineuses, rencontre dynamique qui crée la fusion du
paysage marin et terrestre. Dans « Mystique », des mouvements
de directions différentes rencontrent des couleurs violentes,
telles que les flammes bondissantes ou les herbages d'éme-
raude. Il en surgit une spirale fleurie et étoilée, contenant
ciel et mer, unissant l'avenir et le passé : le bruit de batailles
anciennes et des conques enfouies dans la mer. La spirale se
forme mystérieusement, grâce à l'effort créateur de tous ces
êtres, de tous ces objets, de tous ces éléments de paysage.
Leur puissance créatrice vient d'une animation universelle
et non pas de l'établissement de jalons entre des fragments
immobiles.
LA TECHNIQUE DE LA PEINTURE DANS LE POÉME EN PROSE l?]

Couleurs, lignes et mouvements engendrent forcément la


notion d'espace, même chez un poète qui, à notre
connaissance, ne s'est jamais directement inspiré de tableaux de
maîtres. Disons que la création de Bertrand et celle de
Baudelaire semblent dépasser et peut-être escamoter l'espace en
tant que présence extérieure. Par contre, on pourrait
envisager « Scène » comme un refus, de la part de Rimbaud, de
laisser l'espace entourer son tableau, afin de faire de
l'univers entier un théâtre. Dans « Fleurs », comme l'a montré
Mme Bernard dans son édition critique des Illuminations (i),
on peut constater une organisation presque architecturale de
l'espace. L'horizontale s'établit au premier paragraphe : la
digitale s'ouvre, le spectacle s'étale sur un tapis fait de
cheveux. La verticale l'emporte au deuxième paragraphe. Des
piliers d'acajou et des dômes d'émeraudes se dressent. Le
massif floral prend du relief. Puis, au troisième paragraphe,
tout l'espace participe à cette mosaïque, l'effort créateur
s'affirme avec netteté, à tel point qu'une foule de roses remplace
la fleur unique. Dans ce poème comme dans d'autres, malgré
les apparences de division, affichées au début, tout tend vers
une unité, une totalité qui s'affirme parfois par un
renversement final. Les roses dans « Fleurs », au lieu de prendre leur
vigueur du sol, semblent éclore grâce à une force mystérieuse
venant du ciel et de la mer, qui témoigne une fois de plus
de cet élan vers l'abolition des barrières séparatrices. Dans
« Mystique », la douceur fleurie des étoiles et du ciel descend
en face du talus, alors qu'auparavant les mouvements
émanaient d'en bas.
Ainsi, le poète crée des lois convenables à son univers sans
se conformer à un réel quelconque. On pourrait soutenir que
non seulement le rêve, mais aussi les illusions créées par les
arts autorisent de telles libertés. Rappelons une phrase
d'« Après le Déluge » : « la mer étagée là-haut comme sur les
gravures », et une autre de « Mystique » : « Et tandis que la
bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante
et bondissante des conques des mers et des nuits humaines » :

(4) Rimbaud, Œuvres, Classiques Garnier, Paris, i960.


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dans les deux cas, le souvenir d'une œuvre d'art permet de


ne pas se conformer à l'ordre habituel, à l'ordre que la nature
semble imposer. Rimbaud effectue des rapprochements en
supprimant pour ainsi dire la distance. Certes, il ne plaque
point, comme Bertrand, ses scènes sur une espèce d'écran
que rien ne sépare du spectateur. Il englobe le proche et le
lointain, qu'il unit par des mouvements de lignes et surtout
par la fusion des éléments. Dans « Villes », le poète entasse
des allusions à des pays éloignés, à des métropoles présentes,
à des mythologies anciennes, sans les asseoir sur un terrain
solide. Tous ces éléments donnent l'illusion du mouvement :
les maisons tendent vers les hauteurs ; les cratères révèlent
des profondeurs ; des avalanches, des écroulements témoignent
d'une force à la fois créatrice et destructrice. La naissance
éternelle de Vénus suggère moins la suppression du temps
qu'une permanence de l'art, lequel proclame sa présence à
l'intérieur du poème où l'on sent l'effort créateur triompher
des obstacles et du chaos qu'on n'a pas voulu éliminer
d'avance. Le poète atteint ainsi cette région suprême qui, en
dehors de la vision picturale et poétique, n'a pas de raison
d'être.
Alors que Bertrand se laisse dominer par les éléments
picturaux et que Baudelaire les maîtrise, Rimbaud transcende
toutes les contingences plastiques.

R. Hubert.

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