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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Le paysage dans la peinture française du xvne siècle : de l'imitation


de la nature à la rhétorique des "Belles idées"
Jacques THUILLIER

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THUILLIER Jacques. Le paysage dans la peinture française du xvne siècle : de l'imitation de la nature à la rhétorique des
"Belles idées". In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1977, n°29. pp. 45-64;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1977.1134

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1977_num_29_1_1134

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LE PAYSAGE
DANS LA PEINTURE FRANÇAISE
DU XVIIe SIÈCLE :

DE L'IMITATION DE LA NATURE
A LA RHÉTORIQUE DES « BELLES IDÉES »

Communication de M. Jacques THUILLIER

{Sorbonně)
au XXVIIIe Congrès de l'Association, le 26 juillet 1976.

Le paysage n'occupe pas, dans la littérature française


du xviie siècle, une place de premier plan. Certes, il est
facile de citer quantité de vers évocateurs, quantité de
descriptions sensibles de la Nature, depuis la Solitude de
Saint- Amant jusqu'à la lettre fameuse où Mme de Sévigné
s'émerveille de la couleur des bourgeons printaniers. On
rencontre, surtout dans la première moitié du siècle, mainte
page de roman où derrière les protagonistes un paysage
s'esquisse en quelques traits justes, maint poème où se
révèle un sentiment délicat des éléments et des saisons (1).
Comment refuser ce mérite, par exemple, au célèbre
Promenoir des deux Amants de Tristan l'Hermite :

Auprès de cette grotte sombre


Où l'on respire un air si doux
L'onde lutte avec les cailloux
Et la lumière avecque l'onde... ?

(1) Voir sur ce sujet la thèse de doctorat d'Université de G. L. Me.


Cann, Lesiècle,
XVIIe sentiment
Nemours,
de la 1926.
natureLes
en citations
France dans
que lacontient
premièrecette
moitié
brève
du
étude offrent une anthologie toujours utile.
46 JACQUES THUILLIER

C'est le temps où la poésie multiplie les « Solitudes », les


« Marines », les « Levers de soleil », les « Étés » et les
« Hivers ». Pourtant, au bout du compte, il faut bien
constater que le résultat reste mince. Le vocabulaire est pauvre,
et la description revient vite aux clichés proposés par la
rhétorique traditionnelle, notamment la poésie latine et
italienne. A peine le sentiment de la Nature s'est-il traduit
par quelques traits directs, qu'il se réfugie dans l'allégorie
mythologique, ou toute autre forme de personnification
commode. Nymphes, dieux fleuves et tritons accourent à
l'envi, l'effort de suggestion cède la place à un jeu théâtral
plus ou moins convenu (2) . Aussi bien ce sentiment reste-
t-il presque toujours subordonné aux grands thèmes
psychologiques ou moraux. Quand il ne sert pas à une
méditation sur la vanité du monde, il aboutit simplement au
madrigal. Témoin la suite célèbre des Belles Matineuses,
où l'éclat de la couleur, pour vif qu'il soit souvent, sert
essentiellement à rehausser le trait final.
Il en va tout autrement pour la peinture du même temps.
Le xvne siècle est une grande période pour le genre du
paysage. La Nature, représentée pour elle-même,
accapare une grande partie des recherches de l'artiste, et cela
dans toute l'Europe. En dépit de ce qu'on a pu écrire sur
la hiérarchie des genres, force est de reconnaître que les
plus grands maîtres ne croient aucunement déchoir en
dédiant au paysage leur temps et leurs efforts : que ce soient
les Carraches ou le Dominiquin en Italie, Rubens ou
Rembrandt dans le Nord, et parmi les Français La Hyre, Le
Nain, Champaigne, Bourdon ou Poussin lui-même.
Innombrables ceux qui par vocation y consacrent leur vie entière :
qu'il suffise de citer, à côté des Cuyp, des Van Goyen ou
des Ruysdaël en Hollande, Dughet ou Claude Lorrain à
Rome. Le public n'hésite pas à leur accorder la célébrité
et à payer des prix très élevés : les Claude se disputeront

(2) La Solitude de Théophile, comme celle de Saint- Amant, offriraient


des exemples remarquables pour illustrer ce passage incessant de la
notation directe à l'évocation mythologique. Le même procédé se
retrouverait dans la fameuse ode sur La Mer de Tristan, etc.
LE PAYSAGE DANS LA PEINTURE FRANÇAISE DU XVIIe SIÈCLE 47

à cent couronnes d'or et plus, sans que le peintre puisse


suffire à la demande (3). Aussi bien faudra-t-il attendre le
xixe siècle pour retrouver pareille floraison, et ces chefs-
d'œuvre se sont inscrits parmi les plus fameux de la
peinture occidentale. De nos jours même, les paysages de Ruys-
daël et de Claude sont au nombre des reproductions les
plus vendues au grand public — alors qu'il faut bien
l'avouer, à notre intérêt pour le paysage littéraire du
xvne siècle se mêle d'ordinaire un rien de délectation
érudite.
Il y a là un exemple frappant de ce phénomène de «
distorsion» entre les arts auquel on n'a pas accordé jusqu'ici
assez d'attention. Il mériterait d'être étudié pour lui-
même. D'une part, les diverses expressions artistiques
répondent, pour une époque donnée, à un certain état de
la civilisation, de la sensibilité, de la pensée, des conceptions
métaphysiques : de là des liens très forts, et des quêtes
parallèles. D'autre part, chaque langage a ses propres lois,
son évolution propre : et il est rare que deux d'entre eux
se situent au même degré de maturité. La peinture, quant
à elle, langage international par excellence, a des
possibilités différentes du langage littéraire, bien plus lié à l'idiome
national. Ajoutons qu'il suffit de l'imprévisible apparition
du génie pour ouvrir à tel ou tel art des domaines
longtemps interdits à tel autre. Les similitudes et les
dissemblances qui en naissant ne doivent pas être éludées : bien
au contraire, et le -paragone que les artistes de la
Renaissance avaient mis jadis au cœur de leur réflexion critique
mériterait d'être aujourd'hui repris dans cette perspec-

(3) Selon Sandrart, ...seine Landschaften (wurden) von denen Liebha-


bern allenthalben gesucht, fleissig erkaufft und an unterschiedliche Ort
hinversandt (...) (und sind)fiir hundertja mehr Goldcronen verkauftworden,
so das s er derselben, unangesehen er stets fleissig gearbeitet, nicht genug
machen kônnen. Et il indique un peu plus loin à propos d'un Lever de
Soleil : Nicht ohne Ur šach der Herr Adrian Pau zu Amsterdam bey meiner
A breiss mir 500 Guider fur diese drey Spannen labge Landschaft bezahlt
hat. Neben diesem hat er viele andere dergleichen kôstliche Stuck verfár-
tiget und ist dadurch ein sehr reicher Mann worden (Academie des Bau-
Bild- und Mahlerey- Kunste, 1675 ; cf. éd. Peltzer, Munich, 1925, p. 209-
210).
48 JACQUES THUILLIER

tive nouvelle. En essayant de dégager ici les grands traits


du paysage dans la peinture française du xvne siècle, et
la double direction de ses recherches, nous voudrions
indiquer ces rapports à la fois évidents et trop méconnus (4).
##*

Le paysage est par excellence représentation de la


Nature, du spectacle qu'elle offre à nos yeux. De prime
abord, ce genre semble donc s'accorder entièrement à la
conception d'une peinture qui serait simple reproduction
du visible, imitatio naturae. Le peintre de paysage n'a
d'autre ambition que de fixer sur la toile ce qu'il aperçoit ;
le critique, en jugeant d'une vue de campagne ou d'une
marine, utilise spontanément les critères de vrai, de vivant,
de parfaite exactitude dans le rendu. Mais on sait qu'à cette
esthétique de la mimesis s'est alliée ou opposée au cours
des temps une autre esthétique, pour laquelle l'art est
d'abord l'incarnation de Vidée, au sens platonicien du
terme. Dans cette conception, les formes naturelles ne
sont qu'un langage ; ce qui compte, c'est l'imagination
du peintre, c'est l'inspiration, le beau feu, comme on dit
au xviie siècle, qui lui permettent de représenter les « choses
incorporelles » : Ut ftoesis pictura... (5). De là, bien souvent,
chez les peintres ou les penseurs, une attitude peu
favorable à l'égard du paysage, qu'on juge trop limité dans
ses possibilités, et plus lié au savoir-faire qu'à la véritable
création.
Le débat était apparu très clairement dès le xvie siècle.
Certains artistes de la Renaissance n'accordent qu'une
faible estime au paysage. Il suffit de se souvenir des propos

(4) Ce sujet semble n'avoir guère retenu l'attention. D'où


l'importance de l'article, riche et sensible, de Bernard Dorival, « Expression
littéraire et expression picturale du sentiment de la Nature au xvne siècle
français », La revue des Arts, 1953, n. 1, p. 45-53. G.L. Mac Cann
(op. cit.) n'avait consacré aux arts plastiques qu'un développement assez
sommaire (p. 153-184) et conventionnel, qu'elle avouait elle-même fondé
sur une simple compilation. Toutefois elle avait senti — sans
l'exploiter assez — l'incomparable richesse des renseignements fournis par
l'estampe, bien conservée, alors que nous ne connaissons plus qu'une
infime partie des tableaux français de ce temps.
(5) Nous ne pouvons nous étendre longuement ici sur ce double aspect
de la pensée artistique du xvne siècle, que nous schématisons trop
fortement. Nous espérons apporter plus de précisions et de nuances dans
notre Littérature d'art en France au XVIIe siècle (2 vol., en préparation).
Illustration non autorisée à la diffusion

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Bibliothèque
de La
Nationale, Cabinet
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Illustration non autorisée à la diffusion


Illustration non autorisée à la diffusion

Sentiment de(commencé
la Sature vers
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1627mythologique
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Nicolas
Detroit
Poussin,
Institute
DianeofetArts.
Endymion

Illustration non autorisée à la diffusion

Le paysage « héroïque » : Nicolas Poussin, Paysage avec Pyrame et Thisbé,


1651, Francfort, Staedelsches Kunstinstitut.
LE PAYSAGE DANS LA PEINTURE FRANÇAISE DU XVIIe SIÈCLE 49

prêtés à Michel- Ange par Francisco de Hollanda dans ses


fameux Dialogues sur la Peinture. A la marquise Vittoria
Colonna qui lui demande son avis sur les peintres flamands,
Michel-Ange répond en critiquant cette tradition qui
affectionne les sujets dévots et les paysages. Cette peinture n'est
que chiffons, masures, verdures de champs, ombres d'arbres,
et fonts, et rivières, qu'ils nomment paysages, et mainte
figure фаг ci, et mainte figure par là... Pourquoi ce dédain ?
Parce que les Flamands ne cherchent que l'imitation. On
peint en Flandres, à vrai dire, pour tromper la vue
extérieure... Au contraire la peinture italienne, c'est-à-dire la
bonne peinture, n'est autre chose qu'une copie des
perfections de Dieu et une réminiscence de sa propre peinture ;
une musique et une mélodie, en un mot, que seule
l'intelligence peut percevoir, non sans grande difficulté (6). Et
copier un paysage n'a évidemment rien de commun
avec cette science divine. Que ce texte reflète ou exploite
sa pensée, il est certain que Michel-Ange s'intéressa peu
au paysage : guère davantage la plupart de ses
admirateurs et héritiers.
Il faut concevoir ces débats pour sentir l'originalité du
xviie siècle. Lassé des excès maniéristes, marqué par la
réaction naturaliste du Caravage, le xvne siècle est ramené
sur ce point à une grande prudence. Il se refusera toujours
à rejeter l'adage : pictura, imitatio naturae. Au contraire,
celui-ci va se retrouver à tous les moments et sous toutes
les plumes : à commencer par celle de Poussin (7). Le pay-

(6) Nous citons d'après la traduction de Leo Rouanet, Quatre dialogues


sur la peinture de Francisco de Hollanda, portugais..., Paris, 191 1. Le
parallèle entre peinture flamande et peinture italienne se trouve dans le
premier Dialogue (cf. éd. cit., p. 28-30). Il va de soi que nous ne
présentons paš ces phrases comme des opinions de Michel-Ange
scrupuleusement recueillies et reproduites par son admirateur. Les Dialogues suivent
les lois littéraires de l'époque, et surtout leur lecture attentive montre
chez Francisco un souci d'apologétique personnelle qui commande tout
son discours. Mais il suffit déjà, pour notre propos, que ces phrases
représentent au moins l'opinion de l'auteur...
(7) Cf. la lettre de Poussin à M. de Chambray en date du Ier mai 1665 :
Définition {de la Peinture). C'est une imitation faicte avec lignes et couleurs
en quelque superficie de tout ce qui se voit dessoubs le Soleil
(Correspondance de Poussin, éd. Ch. Jouanny, Paris, 191 1, p. 462). En fait, à partir
de cette définition qui est celle même de la mimesis, Poussin rejoint très
vite, dans cette même lettre, l'esthétique des belles idées ; cf. tnfra.
5O JACQUES THUILLIER

sage, qui n'avait jamais perdu de sa faveur, au moins


dans le Nord, se retrouve plus florissant que jamais au
début du siècle, et plus soucieux de vérité (8). Et le public
le goûte pour cette vérité. C'est le critère de l'illusion
parfaite que l'on rencontre un peu partout. Il n'est pour s'en
convaincre que d'ouvrir les pages où le Père Binet veut
montrer à l'homme de goût la manière élégante de parler
de la « platte peinture » :
Voyez comme ces fontaines sourdent des croupes de ces
montagnes, comme la main du Peintre mène ces ruisseaux
aussi bien que sçauroit faire la nature, ils poussent hors par
endroits tout plein de petits sourgeons boiiillonnans,
commodes à ces petits follastres de poissons qui nagent entre
flot et flot ; voyez comme ces canards se coulent parmy ces
herbes, et connillent, voyez-là comme ils se plongent bour-
souf flans contremont de petits brins, et filets d'eau, retirez-
vous un peu à l'escart de peur qu'ils ne vous aspergent, en
frétillant ainsi des pattes et battant l'eau... (9).

On ne saurait séparer l'audience théorique de cette


esthétique et les conséquences directes qu'elle implique
pour les recherches du peintre. De cette notion d'imitâtio
le paysage du xvne siècle tire son renouveau. Disons
plutôt — car ici la théorie reflète la recherche du peintre
plus qu'elle ne la provoque — que si le xvne siècle ressent

(8) Rappelons seulement le rôle international d'un Paul Bril, ou


l'immense production d'estampes de paysage dont le Nord, et
particulièrement les officines d'Anvers, inondent l'Europe. — Pour la France,
on n'a guère étudié ce qui fut, dès la fin du xvie siècle, un immense
engouement pour le paysage. Les inventaires après décès montrent dars
les intérieurs bourgeois de petits tableaux de paysage de plus en plus
nombreux. On a trop parlé de l'importation flamande : elle existe, et la
foire de Saint-Germain-des-Prés, par exemple, voit affluer chaque année
peintres et marchands des Flandres qui apportent par chariots les petits
cuivres « bien fins et polis » représentant des sujets de piété ou de
paysages, et souvent les deux combinés. Mais ils n'en ont aucunement
l'exclusivité. Nombreux sont les peintres installés à Paris qui cultivent la même
veine, et ce prétendu « goût flamand » semble tout autant un « goût
parisien ». Un° peinture de paysage s'est développée en France à partir des
exemples de Fontainebleau, des contacts italiens (et notamment
vénitiens) en même temps que des traditions nordiques. Malheureusement
cette production, presque toujours anonyme, et souvent du second ou
troisième rang, prête mal à l'étude.
(9) Essay des merveilles de Nature... par René François, Prédicateur
du Roy. Rouen, 162 1 ; cf. ch. XXXIX, La platte peinture. La façon de
parler des beaux Tableaux. Nous citons d'après l'édition revue et corrigée
de 1624 (p. 323).
LE PAYSAGE DANS LA PEINTURE FRANÇAISE DU XVIIe SIÈCLE 51

toujours cette théorie de la mimesis comme actuelle, c'est


que la conquête des apparences n'a pas encore perdu pour
lui tout intérêt, qu'il y découvre toujours les motifs d'une
recherche passionnée. Certes, le paysage a déjà une longue
histoire, depuis le temps où des peintres comme le Maître
de Boucicaut ou les frères de Limbourg, à la Cour de Berry,
entre 1410 et 1415, avaient soudain entrevu ses
possibilités (10). Dès le XVe siècle, en France même, on voit un
Fouquet se complaire à rendre les nuances subtiles des
horizons tourangeaux, et le Maître du Roi René à montrer
le lever du soleil sur l'herbe humide de rosée, le soir qui
tombe à l'orée d'un bois, ou la nuit étoilée sur la mer (11).
Mais les recherches propres au Maniérisme avaient fait
un peu oublier cet aspect du paysage. Le xvne siècle va le
reprendre avec une nouvelle ferveur. Il va mettre l'accent,
de façon délibérée, sur la perspective aérienne.
Ce souci d'étudier la diminution des couleurs et des
valeurs en raison de la distance, ou, pour le dire autrement,
de rendre l'atmosphère présente et sensible à l'intérieur du
tableau, devient la quête passionnée du paysagiste. Ce
n'est pas le lieu d'en marquer les liens avec les
spéculations scientifiques du temps, ni d'en suivre l'expression
théorique dans les écrits d'un Bosse ou d'un Félibien. Mais
il faut constater qu'il s'agit là d'une de ces recherches qui
soudain captivent l'attention des créateurs — tel, vers
1860-1875, l'effort pour traduire l'alliance de la lumière
et de l'instant chez les Impressionnistes. Elle anime tous

(10) Rappelons seulement l'importance que Miliard Meiss a accordée


à des pages comme le Saint Michel (avec une vue du Mont Saint-Michel)
ou la Fuite en Egypte (avec un grand paysage au soleil levant) qui
appartiennent aux Heures au Maréchal de Boucicaut (ca. 1405- 1408 ; Paris,
Musée Jacquemart-André), ou comme le Saint Nicolas (avec une
tempête qui s'éloigne sur la mer) dans les Belles Heures des Limbourg (ca.
1405-1408 ; New York, Cloisters Museum) ; Cf. Miliard Meiss, French
Painting at the Time of Jean de Berry, Phaidon Press, I. The Bcucicaut
Master, 1968, et II. The Limbourg and their Contemporaries, 1974.
(11) Nous faisons allusion ici, pour Fouquet, aux Heures ď Etienne
Chevalier (Chantilh, Musée Conde ; etc.) et aux Antiquités Judaïques
(Parib, Bibl. Nat. Ms. Fr. 247) ; pour le Maître du Roi René, aux célèbres
pages du Livre du Cœur d'amour épris de la Bibliothèque Nationale de
Vienne : La Fontaine de Fortune, Largesse et Vif Désir arrivant à l'Erm^
tage, L'Ile de Compagnie et Amitié. >>V

i-l
X: ^
52 JACQUES THUILLIER

les foyers principaux. Il suffira d'évoquer l'admirable


développement du paysage dans les Pays-Bas, la
transparence humide des ciels de Ruysdaël, le miroitement de la
lumière sur les nuages et la mer chez Cuyp et Van Goyen.
Paris est un centre non moins actif : et l'on n'a pas encore
rendu justice au paysage français de cette époque. Un Fou-
quières, qui tint une si giande place, et dont les rares
œuvres subsistantes montrent les recherches pittoresques
et subtiles, La Hyre, Patel, Mauperché, qui savent
conduire une atmosphère cristalline jusqu'à d'impalpables
lointains, les frères Le Nain eux-mêmes, qui nous ont
laissé deux ou trois paysages surprenants de simplicité
dans leur lumière calme et grise, ces noms connus devraient
s'accompagner de vingt autres (12). Et comment oublier
les trois Pérelle, qui, avec les seules ressources du noir
et du blanc, font vibrer une lumière légère sur de lointains
horizons, et qui ont offert au paysage un répertoire de
formes inépuisable, destiné à être exploité sans fin dans
tous les pays (13) ? Quant à Rome, il suffit de citer parmi
toute une pléiade de maîtres deux noms qui nous touchent
particulièrement, car ils appartiennent au milieu français,
et leurs œuvres sont très vite diffusées en France : Poussin
et Claude. (Il) diminuait) les choses les plus éloignées avec
une entente merveilleuse, déclare Félibien de Poussin ; et
(...) il faisoit naistre des accidens de jours et d'ombres par
des rencontres de nuages et par des vapeurs ou des exhalaisons

(12) Personne n'a jusqu'ici consacré au paysage français du xviie siècle


un ouvrage aussi complet que celui qu'a dédié à la nature morte
Michel Faré. Nous avons après d'autres essayé de donner quelques
indications sommaires dans A. Châtelet et J. Thuillier, La peinture française,
t. II, De Le Nain à Fragonard, éd. Skira, 1964, p. 45-59. — Signalons
ici les recherches en cours de M. Barielle sur Mauperché, l'un des
principaux maîtres du temps.
(13) Leur œuvre immense, surtout celle d'Adam, le plus doué, résume
presque tous les aspects principaux du paysage français du xvne siècle.
Il fut recherché des artistes et copié jusqu'au xixe siècle. Les cuivres
furent tirés jusqu'à usure complète, et les estampes, répandues dans
l'Europe entière, servirent aussi bien de modèles aux faïenciers, aux
brodeurs, aux damasquineurs même, qu'aux décorateurs et aux peintres.
Mue Noëlle Avel a essayé de jeter un peu de lumière sur ces artistes, qui
attendent toujours une monographie et le catalogue de leur œuvre (« Les
Pérelle, graveurs de paysages au xvne siècle », Bulletin de la Société de
l'Histoire de l'art français, année 1972 (1973), p. 145-153.)
LE PAYSAGE DANS LA PEINTURE FRANÇAISE DU XVIIe SIÈCLE 53

élevées en l'air, dont il sçavoit parfaitement faire les


différences de celles du matin et de celles du soir (14). Pour Claude,
il n'est guère besoin de rappeler l'atmosphère si subtile
de ses compositions, cette lumière, tantôt argentée,
tantôt dorée, qui vit dans la toile, cette gradation des valeurs
si habile qu'elle lui permet de peindre de face le soleil.
Il y avait là une étape fondamentale dans cette conquête
des apparences que deux siècles plus tard les
Impressionnistes allaient parachever et les Nabis détruire. Rien de
tel, évidemment, dans la littérature. Et pourtant il importe
de souligner qu'on y rencontre la trace d'une sensibilité
toute voisine. Dans la première moitié du siècle, par
exemple, le souci d'étudier ces effets de l'atmosphère
conduit les peintres à varier les aspects de la Nature : or
la même tendance se découvrirait facilement chez les poètes
et les prosateurs. La préférence va toujours aux belles
campagnes ouvertes sur des lointains vallonnés, qui étaient
celles de YAstrée. Mais quand La Hyre se plaît aux
clairières marécageuses hérissées de joncs (15), ne songe-t-on
pas à Saint-Amant :

Que j'aime ce marrets paisible !


Il est tout bordé d'aliziers,
D'aunes, de saules et d'oziers
A qui le fer n'est point nuisible... (16)

Les marines comptent parmi les plus belles réussites


des peintres et des poètes. Il faut bien avouer qu'un peu
de la lumière du Lorrain se retrouve chez Saint-Amant
célébrant la mer :
Tantost la plus claire du monde
Elle semble un miroir flottant,
Et nous représente à l'instant
Encore d'autre cieux sous l'onde... (17)

(14) André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus
excellent peintres... Entretien VIII (1685) ; cf. éd. Paris, 1690, t. II, p. 440.
(15) Voir par exemple sa petite suite de paysages gravés à l'eau-forte
en 1640.
(16) Saint-Amant, La Solitude, vers 1618-1620.
(17) Saint-Amant, ibidem.
54 JACQUES THUILLIER

II n'est pas jusqu'aux paysages de pierre, avec leurs


colonnes en ruines ou leurs fastueux palais, qui n'attirent
et les uns et les autres... (18).
Ce même intérêt pour les valeurs atmosphériques conduit
les peintres à exprimer les divers moments de l'année et
du jour, pour donner à chacun sa lumière propre. Ici encore,
il faut souligner l'union des sensibilités. Les automnes de
La Hyre, les hivers de Patel ou des Pérelle ont leur
équivalent littéraire chez Desmarets :

Je ne voy qu'à regret ces codeurs différentes


Dont l'automne sans art peint les feuilles mourantes,
Leur beau vert si riant tout à coup s'est changé
En jaune, en amarante, en rouge, en orangé.
Desjà de leurs rameaux la plupart descendues
Souffrent un triste sort sur la terre estenduës... (19)

Quand Théophile évoque l'aube :

La lune fuit devant nos yeux,


La nuit a retiré ses voiles,
Peu à peu le front des estoiles
S'unit à la couleur des Cieux... (20)

(18) On trouverait, par exemple, dans les Promenades de Richelieu


de Desmarets de Saint-Sorlin des descriptions qui évoquent les
architectures de Claude ou Le Maire. Dans YAlaric de Scudéry se rencontre
un véritable souci de développer le « paysage » architectural pour lui-
même ; ainsi de cette peinture d'un château barbare :
Là se vit un palais d'éternelle structure (...)
Des masses de rochers en colonnes changées,
Au front du bastiment superbement rangées,
Sur leurs gros chapiteaux d'esclatante splendeur
Soustenoient la corniche énorme en sa grandeur (...)
Il portoit dans le ciel des tours ambitieuses,
Des escaliers voûtés, des salles spacieuses,
Et des lambris dorés à grands compartimens
Où des festons de fleurs pendoient comme ornemens,
Mais de telle grosseur qu'on ne pou voit comprendre
Veu leur nombre et leur poids, qui les pou voit suspendre...
(livre Ier, p. 6)
(19) Desmarets de Saint-Sorlin, Promenades de Richelieu, VIIIe et
dernière promenade.
(20) Théophile, Le Matin.
LE PAYSAGE DANS LA PEINTURE FRANÇAISE DU XVIIe SIÈCLE 55

et quand Mlle de Scudéry lui donne la réplique en écrivant :

... Comme la fin de la nuit approcha, l'obscurité redoubla


suivant la coutume..., jusques a ce que les nuées,
commençant à blanchir du costé de l'Orient, donnèrent à toute la
campagne cette agréable lumière qui, en dissipant
imperceptiblement les Ténèbres, semble redonner vie à toutes
les beautez de la nature... (21).

ne semblent-ils pas commenter un tableau de Claude (22),


ou de Plattemontagne ?

Il reste que, sila sensibilité est la même, elle ne se traduit


dans la littérature que par de brefs morceaux ; il faut
couper et tailler pour citer, et l'on revient nécessairement aux
mêmes auteurs, aux mêmes strophes. Rien de comparable
à l'immense et admirable production des peintres. Rien
surtout qui évoque l'insistance et la perfection de leurs
recherches. Quelques délicates réussites ne peuvent faire
oublier que le XVIIe siècle littéraire ne s'est pas attaché à
ce difficile travail sur le vocabulaire, à cet enrichissement
et à cet assouplissement de la langue qui seuls auraient
permis à l'écrivain de pratiquer l'art du paysage. Alors
que le peintre, au contraire, s'est doté du langage le plus
nuancé, et n'a cessé d'en multiplier les ressources. Des
affinités étroites dans la manière de sentir, voire des
influences [rappelons qu'un Saint-Amant, un Desmarets,
une Mlle de Scudéry furent justement très liés au milieu

(21) Madeleine de Scudéry, Clêlie, t. II, 1, 2, p. 815.


(22) Voir sur ce point, et sur la préférence de Claude pour les heures du
soir ou du matin, les remarques de Marcel Rothlisberger dans son Claude
Lorrain, The Paintings, 2 vol., New Haven, Yale University Press, 1961,
t. I, p.
xvie siècle
29-31.
(LaLes
journée
indications
et ses moments
si précieuses
dans d'Yvonne
la poésie française
Bellenger
dupour
XVIele
siècle, thèse de doctorat d'État, Paris-Lille, 1975) mériteraient d'être
appliquées au xvne siècle pictural.
56 JACQUES THUILLIER

des peintres (23)] n'ont pu l'emporter sur un


développement différent des moyens d'expression et sur les ambitions
différentes de chaque art.
# #

Ce paysage sensible n'a pas de lois ni de modèles. Il


s'anime ou non de petits personnages : le plus souvent pris
aussi jsur le vif, bergers, bûcherons ou chasseurs. Il va de
la pochade brossée devant le motif [peu ont passé les
siècles : et pourtant il nous en reste d'un singulier
modernisme (24)] au tableau plus composé, mis en page selon

(23) Ce problème des relations entre les poètes et le milieu des peintres,
au xviie siècle, n'a jamais fait l'objet que de remarques sommaires. Il
méritera d'être repris attentivement. Les rapports personnels sont
relativement rares. Poètes et écrivains fréquentent volontiers la société
mondaine, ou lui appartiennent de naissance ; les peintres, plus ou moins
liés encore au milieu artisanal, en restent d'ordinaire écartes, même
lorsqu'ils deviennent riches et fameux. Un Tallemant Des Réaux, par exemple,
ne nous a laissé quasi aucune indication sur les artistes de son temps, qui
pourtant auraient pu lui fournir matière à mainte Historiette. Et
cependant des liens s'esquissent parfois. Vers les années trente, des peintres
apparaissent dans les « académies » parisiennes ; les portraits, et surtout
l'illustration des ouvrages (les frontispices deviennent de plus en plus
indispensables), sont fréquemment l'occasion de contacts qui nouent des
relations durables. Un Scudéry s'intéresse vivement à la peinture, et son
Cabinet, pour imaginaire qu'il soit, montre des connaissances qui
dénoncent des fréquentations et des amitiés (par ex. avec Faudran, etc.).
Tristan est lié avec Sébastien Bourdon, à qui se trouve dédiée une des
pièces de ses Vers Héroïques (1648), à Jacques Stella qui illustre ses Offices
de la Vierge, et certainement aussi a Picart, à Champaigne, à Nocret,
dont il loue hautement les ouvrages. Le Moïse sauvé de Saint- Amant
contient un éloge de Poussin qui semble bien dicté par des liens avec le
peintre. Rappelons aussi que Berthod, dans sa Ville de Paris en vers
burlesques, donne de la boutique de Guérineau, le célèbre marchand de
dessins et gravures, une description trop complète et précise pour ne pas
refléter une fréquentation personnelle.
(24) Les dessins sont naturellement bien plus nombreux. Mais nous
savons que Claude, Poussin et Sandrart allaient peindre sur le motif,
au moins vers 1630, et il n'y a aucune raison pour imaginer que la
tradition se soit interrompue jusqu'à Desportes (1661-1743), dont son fils
nous raconte qu'il « portoit aux champs ses pinceaux et sa palette toute
chargée, dans des boîtes de fer-blanc (et qu') il avoit une canne avec un
bout d'acier long et pointu, pour la tenir ferme dans le terrain, et dans
la pomme d'acier qui s'ouvroit s'emboitoit à vis un petit chassis du même
métal... » Pour ce dernier, un sort heureux nous a conservé non moins
de 637 études de paysages, de plantes et d'animaux. L'atelier de tous les
autres peintres français du xvne siècle a au contraire disparu. Seuls
quelques très rares morceaux, comme le surprenant Paysage au troupeau
de moutons de Claude conservé à la Galerie de l'Académie de Vienne,
peuvent nous donner idée de ces tableaux peints directement devant le
motif.
LE PAYSAGE DANS LA PEINTURE FRANÇAISE DU XVIIe SIÈCLE 57

des traditions d'atelier et des recettes très diverses. Mais


le but est toujours de rendre la Nature présente dans sa
richesse, sa poésie et sa diversité. Or il suffit de considérer
des toiles du Carrache ou du Dominiquin en Italie, du
Poussin ou de Bourdon en France, pour s'apercevoir
que là ne se borne pas toujours l'ambition du paysagiste,
que parfois apparaissent une autre conception du genre
et un sentiment différent de la Nature.
Roger de Piles, esprit clair qui affectionnait les
catégories et les classements, le dira de façon un peu tranchée
dans son Cours de Peinture par principes (25) :
Parmi tant de styles différens que les Païsagistes ont
pratiqués dans l'exécution de leurs Tableaux, j'en distinguerai
seulement deux, dont les autres ne sont qu'un mélange,
le style Héroïque et le style Pastoral ou Champêtre.

Et de préciser :
Le style Champêtre est une représentation des Païs qui
paroissent bien moins cultivés qu'abandonnés à la
bizarrerie de la seule Nature. Elle s'y fait voir toute simple, sans
fard, et sans artifice ; mais avec tous les ornemens dont elle
sait bien mieux se parer, lorsqu'on la laisse dans sa liberté,
que quand l'Art lui fait violence. Dans ce style les sites
souffrent toutes sortes de variétés : ils y sont quelquefois
assez étendus pour y attirer les troupeaux des Bergers, et
quelquefois assez sauvages pour servir de retraite aux
Solitaires, et de sûreté aux animaux sauvages.

Pour le « style Héroïque », c'est


une composition d'objets qui dans leur genre tirent de l'Art
et de la Nature tout ce que l'un et l'autre peuvent produire
de grand et d'extraordinaire. Les sites en sont tout agréables,
et tout surprenans : les fabriques n'y sont que temples, que
pyramides, que sépultures antiques, qu'autels consacrés aux
divinités, que maisons de plaisance d'une régulière
architecture ; et si la Nature n'y est pas exprimée comme le
hazard nous la fait voir tous les jours, elle y est du moins
représentée comme on s'imagine qu'elle devroit être. Ce style
est une agréable illusion, et une espèce d'enchantement
quand il part d'un beau génie et d'un bon esprit, comme
étoit celui du Poussin : lui qui s'y est si bien exprimé. Mais
ceux qui voudront suivre ce genre de peinture, et qui
n'auront pas le talent de soutenir le sublime qu'il demande,
courent souvent le risque de tomber dans le puéril.

(25) Cours de peinture par principes, composé par Mr Roger de Piles,


Paris, 1708, p. 201-204.
58 JACQUES THUILLIER

Ne nous hâtons pas de voir dans ce « style héroïque »


la simple déformation du paysage par le goût noble, la
haine du réalisme et le passage de la vérité à l'enflure.
Ce serait seulement répéter les arguments par lesquels
la réaction du Naturalisme, au xixe siècle, tenta de le
combattre : Naturalisme aujourd'hui bien dépassé lui-
même, et à son tour repoussé hors de la vie de la
peinture (26). Il s'agit en effet de tout autre chose. Ce n'est
pas sans raison que Roger de Piles oppose à la
représentation du « style Champêtre » la composition du « style
Héroïque » : nous retrouvons ici l'opposition fondamentale
entre une peinture qui est imitatio naturae, et celle qui se
veut au contraire expression des belles idées du peintre.
Le nom de Poussin, que de Piles cite en exemple, peut nous
éclairer sur ce point.
Poussin semble s'être toujours intéressé au paysage (27).
Quand vers 1622 il habite au Collège de Laon, c'est un
paysage que lui offre son ami Philippe de Champaigne,
qui y réside aussi. Autant que nous puissions en juger par
les dessins Massimi, seuls témoignages sûrs de son art
avant le départ pour Rome, il aime dès ce temps placer
l'action de ses personnages dans un paysage : mais celui-ci
demeure, semble-t-il, simple décor (28). Le parti ne dut
guère changer dans les premières années italiennes : nous
trouvons alors un emploi du paysage fort proche des
habitudes littéraires, ce qui ne peut surprendre de l'ami duCava-

(26) La lutte du paysage « naturaliste » contre le paysage « héroïque »


ou « idéal », au xixe siècle, et son triomphe final, ont profondément
marqué la critique, obsédée jusqu'à nos jours par des critères qui remontent
aux théories de Courbet, voire de Cabat. Il est curieux de voir, par
exemple, un Weisbach, dans son intelligente Franzôsische Malerei des
XVIÎ. Jahrhunderts (Berlin, 1932), rester lui-même prisonnier de ce point
de vue.
(27) Nous ne pouvons développer longuement ici le problème du
paysage chez Poussin. Nous nous permettons de renvoyer au chapitre de
Sir Anthony Blunt, Nicolas Poussin, New York, 1967, ch. IX, «
Landscape ».
(28) Les dessins du recueil Massimi (vers 1622-23) sont conservés à
Windsor Castle ; on les trouvera reproduits dans Anthony Blunt, The
French Drawings in the Collection of His Majesty the King at Windsor
Castle, Oxford-London, 1945, n08 154-168.
LE PAYSAGE DANS LA PEINTURE FRANÇAISE DU XVIIe SIÈCLE 59

lier Marin. Un tableau comme le Diane et Endymion du


Musée de Detroit caractérise parfaitement cette manière.
L'instant que suppose l'action est l'aurore, le moment où
Diane, déesse de la nuit, peut enfin quitter le ciel où son
frère Apollon tiendra sa place, et revenir à ses secrètes
amours. Il est évoqué par un merveilleux effet de lumière,
où les premiers rayons embrasent une campagne encore
endormie. Mais comme dans les poèmes de Théophile et
de Saint-Amant, les allégories viennent renforcer
l'impression sensible : Apollon sur son char prend le relais,
l'Aurore répand ses fleurs, la Nuit oppose aux rayons
naissants une draperie sombre qui protégera la retraite des
deux amants. Poussin ne perdra jamais cette habitude, qui
ne manquera pas d'irriter la génération suivante (29).

Peignit-il aussi des paysages purs ? Nous n'en


connaissons qu'un tout petit nombre, et relativement tardifs.
C'est assez toutefois pour le sentir attentif aux détails de
la nature et au problème de la perspective
atmosphérique, qui le passionne lui aussi (30). La seule
conversation entre Poussin et le jeune Le Brun qui nous soit
rapportée concerne précisément cette dernière question ;
elle remonte à 1643-1645 (31). Vers ce moment de sa
carrière, Poussin semble accorder au paysage un intérêt
renouvelé. Il va peindre soudain tout un ensemble de toiles, en
partie pour des amateurs romains, en partie pour ses
admirateurs français. Les principales arrivent à Paris en 1648.
Leur retentissement est immédiat. Dans un livre dont

(29) Ainsi Loménie de Brienne dans ses Discours... (ms. Paris, Bibl.
Nat., Ane. Saint-Germain 16986, vers 1693-1695), critique les dieux
fleuves multipliés par Poussin dans ses paysages : « Je n'aime pas les
figures de fleuves dans les Tableaux, c'est un ecriteau que le peintre y

un fleuve de mes yeux et on me dit c'est un fleuve. A quoy bon cela ? »


(30) Les deux paysages de la collection Leon, actuellement exposés
ea prêt à la National Gallery de Londres, et qu'il faut sans doute dater
de 1643-1644, en seraient d'excellents exemples.
(31) Cf. Nivelon, Vie de Charles Le Brun, ms. inédit, Paris, Bibl. Nat.,
fol. 22 v°-23.
ÔO JACQUES THUILLIER

l'achevé d'imprimer est de mai 1649, le graveur Bosse


écrit ces lignes enthousiastes : « J'ay veu (...) des Paï-
sages qu'il a faits par divertissement, qui doivent tenir
le premier rang en ce genre d'Ouvrage » (32).

Par quel aspect ses tableaux avaient-ils frappé les


contemporains ? Il se trouve que nous pouvons l'imaginer
par un passage où Poussin lui-même nous a suggéré ses
intentions. Qu'il prétendît ou non peindre ces paysages
par « divertissement », il y attachait certainement un grand
prix. Nous savons que vers 165 1 il envoya à son ami Poin-
tel un Orage et un Temps calme : et dans le même temps,
ayant peint un autre « orage » pour le Cavalier Dal Pozzo,
le Paysage avec Pyrame et Thisbé qui se trouve aujourd'hui
au musée de Francfort, il prit grand soin d'en adresser à
son correspondant parisien, le peintre Jacques Stella, une
description qui visiblement était destinée à courir les cercles
de « curieux » et à leur faire connaître le chef-d'œuvre
demeuré à Rome. J'ay essayé, dit-il,

de représenter une tempeste sur terre, imitant le mieux que


j'ay pu l'effet d'un vent impétueux, d'un air rempli
d'obscurité, de pluye, d'éclairs et de foudres qui tombent en
plusieurs endroits, non sans y faire du désordre. Toutes les
figures qu'on y voit jouent leur personnage selon le temps
qu'il fait : les unes fuyent au travers de la poussière, et
suivent le vent qui les emporte ; d'autres au contraire vont
contre le vent, et marchent avec peine, mettant leurs mains
devant leurs yeux. D'un costé un Berger court, et
abandonne son troupeau, voyant un lion qui, après avoir mis
par terre certains Bouviers, en attaque d'autres, dont les
uns se défendent, et les autres piquent leurs bœufs, et
taschent de se sauver. Dans ce désordre la poussière s'élève
par gros tourbillons. Un chien assez éloigné aboyé, et se
hérisse le poil, sans oser approcher. Sur le devant du Tableau
l'on voit Pyrame mort et étendu par terre, et auprès de luy
Tysbé qui s'abandonne à la douleur (33).

(32) Abraham Bosse, Sentimens sur la distinction des diverses manières


de Peinture..., Paris, 1649, p. 51-52.
(33) Le texte de cette lettre (toute la correspondance de Poussin avec
son ami le peintre Jacques Stella est perdue) nous a par chance été
conservé grâce à Félibien, qui le cite dans ses Entretiens (Entretien VIII,
1685 ; cf. éd. coll. 1690, p. 440-441).
LE PAYSAGE DANS LA PEINTURE FRANÇAISE DU XVIIe SIÈCLE 6l

En fait la représentation de la tempête n'était pas


nouvelle dans la peinture (34), et, comme l'a montré Jan Bia-
lostocki, Poussin ne faisait que reprendre à son compte
une idée de Léonard de Vinci (35). Par elle-même, cette
étude des effets atmosphériques s'apparentait étroitement
aux recherches des contemporains : elle était seulement
conduite de façon plus systématique, et avec une science
accomplie des valeurs. En ce sens, il y avait toujours imi-
tatio naturae. Mais à lire attentivement le texte — et à
examiner le tableau — on constate que Poussin, loin de se
proposer simplement de « représenter une tempeste »,
offre, selon le terme de Roger de Piles, une composition
complexe à partir de ce thème.
Toute une série de motifs, choisis en fonction de l'idée
maîtresse, viennent s'ordonner autour d'elle : attaque d'un
lion, chien qui hurle, fuite des voyageurs, etc. L'épisode
du premier plan, la mort de Pyrame et de Thisbé, n'est
pas le sujet du tableau, et Poussin n'en parle qu'en
dernier : il explique seulement cette idée maîtresse, en faisant
correspondre à l'absurde déchaînement des forces de la
nature l'absurde et sanglante méprise des humains. L'effort
du peintre ne va pas à décrire simplement un épisode
atmosphérique : mais à réunir les éléments d'un poème.
Le spectacle de la nature n'est pas reproduit : il est analysé
comme le transport d'un héros tragique. Aussi bien, par
cet enchaînement d'épisodes que le peintre ne saurait
prétendre saisis sur le vif, le paysage atteint à ce niveau
d'abstraction — à peine modéré par la règle de la
vraisemblance — que pour l'analyse du cœur humain le poète

(34) Rappelons que Rubens avait sur ce point précédé Poussin ; mais
ses grands paysages semblent avoir été médiocrement connus à Paris
et à Rome avant la seconde moitié du siècle. Rappelons aussi que le
beau-frère de Poussin, Gaspard Dughet, aimait à peindre des tempêtes,
qui étaient fort recherchées : et cela, bien avant 1650. L'étude récente de
Mue Nicolas Boisclair (« Gaspard Dughet, une chronologie révisée », Revue
de l'Art, n. 34, p. 29-56) vient de montrer qu'ils remontaient peut-être
jusqu'à 1635.
(35) Jan Bialostocki, « Une idée de Léonard réalisée par Poussin »,
La Revue des Arts, 1954, n. IV, p. 131-136. On notera toutefois que cette
même idée s'offrait déjà dans les « tempêtes » de ses prédécesseurs, et
notamment celles de son beau -frère, réalisée de façon très voisine.
02 JACQUES THUILLIER

tragique exige du discours, et le peintre d'histoire de la


mise en scène. Il réclame chez le spectateur, non pas la
simple admiration devant le « vrai », le « bien rendu »,
la justesse de Г « effet », mais une méditation qui est de
l'ordre de l'esprit.
Ce n'est pas le lieu de marquer comment la suite des
grands paysages « héroïques » va précisément conduire
Poussin à un approfondissement spirituel, où la réflexion
sur la destinée de l'homme s'élargit jusqu'à la
compréhension de l'universel, où la tension stoïcienne des années
quarante fait place à l'apaisement des dernières toiles (36).
Ce n'est pas non plus le lieu de suivre le développement
de cette conception du paysage dont Poussin avait montré
toutes les ressources, et qu'il avait dotée d'un si haut
prestige. Toute une tradition s'en trouve profondément
marquée : celle qui, en Italie, va de Van Bloemen à Marco
Ricci, celle qui, en France, se poursuit de Francisque Millet
à Joseph Vernet et à Valenciennes. Il faudra les réactions
successives du xixe siècle, de Corot et Constable à Cabat,
Théodore Rousseau, Courbet, Monet, pour que la vision
directe de la Nature, longtemps renvoyée à l'esquisse,
soit derechef proclamée la fin dernière du genre. Encore
n'est-ce pas sans regrets ni retours : Corot, Aligny ou Cabat
reviendront assez vite à la grande tradition poussinesque,
que maintiendront avec éclat Flandrin, Desgoffe et Puvis
de Chavannes.
On ne saurait trouver dans la littérature française du
xvne siècle rien de comparable à cette haute tradition.
Dans les chefs-d'œuvre « classiques » de Racine, de Molière,
de Bossuet, de Mme de La Fayette, de La Fontaine lui-
même, le paysage n'a qu'un rôle infime, ou très secondaire.
Il peut fournir un cadre, ou même, à l'occasion (songeons
à YÉpître à Lamoignon de Boileau), prêter à un joli
morceau de bravoure : il n'est pas le lieu de la méditation, ni

(36) Nous avons plusieurs fois souligné cet approfondissement de la


pensée de Poussin : notamment dans Nicolas Poussin, Novara, 1969,
p. 29 sqq. et Tout l'œuvre peint de Poussin, Milan-Paris, 1974, p. 8 sqq.
LE PAYSAGE DANS LA PEINTURE FRANÇAISE DU XVIIe SIÈCLE 63

même de l'analyse. Sa place va même diminuant à mesure


que le siècle avance. Pourquoi ce singulier retrait ? Il y
avait eu dans la littérature, au temps même de Poussin,
un effort assez semblable au sien. Les Promenades de
Richelieu de Desmarets suffiraient à en témoigner, et il faudra
quelque jour reprendre dans cette perspective l'étude des
grands poèmes épiques du milieu du siècle. Mais les
tentatives tournent court. La description ne quitte guère le
niveau du procédé rhétorique. Elle effleure parfois les
sources vives de la poésie : mais sans que jaillisse jamais
l'inspiration, sans que le vocabulaire ou le sentiment
renouvelés révèlent soudain les ressources d'une veine
inexploitée. Il faudra bien des années encore avant que diminue
sur ce point, entre les deux expressions artistiques, cette
surprenante distance.
Comment ce même public du xvne siècle, qui prenait
tant de plaisir aux paysages peints, n'a-t-il pas exigé leur
équivalent de la littérature ? Comment une époque qui
a trouvé dans le spectacle de la Nature des ressources
infinies pour le pinceau, et l'inspiration de tant de chefs-
d'œuvre, n'a-t-elle pas réussi à forger une expression
littéraire équivalente ? Ce point, répétons-le, vaut d'être médité.
Sans entrer plus avant dans une analyse qui ne saurait
être que fort longue et fort complexe, n'en tirons ici que
deux conséquences. L'une est toute pratique, et
d'évidence : c'est qu'il faut se garder d'étendre à toute une
époque les conclusions offertes par l'étude d'un seul art,
comme on le fait si souvent, et avec des inconvénients
si graves pour l'analyse conceptuelle des grands courants
de la pensée. La seconde touche à la méthode et met en
cause la possibilité même d'une analyse scientiste de
l'évolution des arts, cette ambition du siècle passé qui, pour
démodée qu'elle soit, commande encore, ouvertement ou
inconsciemment, la démarche de bien des historiens. La
distance des langages exclut d'y voir, à moins de
dialectiques par trop subtiles, la nécessaire résultante d'une
situation sociale, économique et politique. Il faut bien
admettre que la vie des formes, avec ce qu'elle implique
64 JACQUES THUILLIER

d'autonome et d'imprévisible, complique


inextricablement le problème. Et que la révélation apportée par le
génie, au terme d'une aventure personnelle et toute
hasardeuse, pèse autant et davantage que toutes les
déterminations historiques.

Jacques Thuillier.

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