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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Le sentiment de la nature au XVIIe siècle en France dans la


littérature et dans les arts
Antoine ADAM

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ADAM Antoine. Le sentiment de la nature au XVIIe siècle en France dans la littérature et dans les arts. In: Cahiers de
l'Association internationale des études francaises, 1954, n°6. pp. 1-15;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1954.2042

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1954_num_6_1_2042

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LE SENTIMENT DE LA NATURE
AU XVIIe SIÈCLE EN FRANCE

DANS LA LITTÉRATURE ET DANS LES ARTS

Communication de M. ANTOINE ADAM


au Ve congrès de l'Association, à Paris,
le 2 septembre 1953

Le sentiment de la nature est une notion qui n'apparaît qu'à


l'époque romantique. Il est entendu, à cette époque, qu'il existe
des âmes privilégiées et sensibles qui possèdent ce sentiment,
et d'autres, âmes de bourgeois et de philistins, qui ne l'ont pas.
Et il est entendu aussi qui le XVIIe siècle en fut privé. Sainte-
Beuve écrit : « C'est de Rousseau que date chez nous, au XVIIP
siècle, le sentiment de la nature ». Et Gustave Lanson a suivi.
De bonnes études, celle de -M. Mac Cann en 1926, un article de
M. Clément en 1929 (P.M.L. A .), une série d'articles de M.
Marcel Hervier dans la Revue Universitaire de 1937-1938, n'ont pas
eu de peine à démontrer l'erreur d'une vue aussi simple. Les
candidats au baccalauréat, quand ils ne sont pas trop indignes,
savent qu'il leur convient de citer La Fontaine et Mme de Sévigné
parce qu'ils aimaient le spectacle des lapins dans les prairies
et celui de la fenaison. La question, aujourd'hui encore, mérite
d'être étudiée.
XVIIe
Ce quisiècle
apparaît
n'estd'abord,
pas du c'est
tout que
enfermée
la civilisation
dans lesfrançaise
salons de
du
Paris. Elle trouve son expression la plus séduisante peut-être dans
ces nobles demeures de province, dressées au milieu de vastes
parcs, dans un cadre presque toujours admirablement choisi
d'eaux vives et de forêts. A un degré moins élevé de la
hiérarchie sociale, les écrivains habitent volontiers dans la banlieue
de Paris, parmi les jardins. Conrart aime son petit domaine
d'Athis et Benserade a parlé des beaux arbres et du ruisseau
de sa propriété de Gentilly. Les Perrault reçoivent leurs amis
dans l'agréable maison de Viry. Les Parisiens de toutes les
classes s'en vont volontiers en excursion à Saint-Cloud ou parmi
l LE SENTIMENT DE LA NATURE

les vignes de Suresnes. Les habitués de l'hôtel de Rambouillet


poussaient leurs promenades assez loin dans l'Ile de France. Ils
en revenaient au clair de lune, après avoir dîné sur des tables
dressées dans une clairière, à la lueur des flambeaux.
A visiter quelques-uns des beaux domaines qui nous restent de
cette époque, nous comprenons que la France du XVIIe siècle
possédait le sens le plus exquis de la beauté des paysages. Et
quelques textes nous permettent de connaître les goûts de ce
temps. Ne disons pas que les Français savaient seulement goûter
les charmes d'une allée sous bois, la fraîcheur d'une prairie où
traîne un ruisseau paresseux. Mlle de Scudéry par exemple aime
« la beauté des lointains ». Ce qu'elle goûte le mieux dans le parc
de Saint-Cloud, ce sont les lointains, la vue immense, des
villages, la Seine à travers les arbres. Elle décrit dans Mathilde un
pavillon où l'architecte a ménagé des vues sur les quatre côtés de
l'horizon. Mlle de Montpensier, dans ses Mémoires, décrit le
château qu'elle voudrait construire. Il aurait des vues vastes sur
des bois, des prairies, des ruisseaux. Charpentier, dans le Voyage
du Vallon tranquille, observe une « enfonçure » où la vue se
perd « dans un si agréable lointain que les plus savants
paysagistes n'ont jamais rien inventé de si diversifié et de si divertissant ».
On observera ces derniers mots. La première vertu d'un
paysage, c'est d'être varié ou, comme dit Charpentier, diversifié.
Mlle de Scudéry pense comme lui. Son pavillon, dans Mathilde,
a des vues différentes, un petit canal, des bois. Dans une lettre
du Recueil de Foret en 1627, un certain M. d'Auby note, au
sujet de Grenoble, que « la diversité des montagnes et des plaines
fait partout un aspect agréable ». Mme de Motteville, dans une
description des Pyrénées, regrette que les vallées trop encaissées
ne donnent pas de vues lointaines. Mais, dit-elle, « elles ont du
moins cet avantage que la vue en est bornée par mille objets
différents, qui sont agréables à voir ».
Les Français du XV1P siècle aimaient donc les larges
paysages de bois, de prairies et d'eaux vives. Ils aimaient aussi les
jardins. Depuis Claude et André Mollet jusqu'à Le Nôtre, on
observe un effort continu pour introduire dans les jardins plus de
variété et d'agrément. Autant qu'on peut se les représenter, les
jardins des débuts du siècle ressemblaient assez à cette partie du
jardin des Tuileries actuel qui se trouve le plus près du Louvre.
C'étaient des pelouses rectangulaires bordées de buis nain et où
l'art du jardinier consistait surtout à former, par des parterres de
fleurs, de véritables broderies multicolores. A ce fond ancien de
l'art des jardins, la Renaissance avait ajouté des ornements nou-
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veaux, statues, grottes, fontaines, de petits pavillons, des


promenoirs couverts.
A mesure d'ailleurs que le siècle s'avançait, on s'intéressait
moins à ces grandes surfaces géométriques et sans ombre, et l'on
préférait des lignes plus souples et des ombrages plus riches. M.
Mornet a fait justement observer que le poème des Jardins du
P. Rapin, si important dans la seconde partie du siècle, demande
que soit respecté l'ordre de la nature. Plus nettement Daniel
Huet critiquait les jardins à la mode, opposait les jardins français
aux beautés naturelles et déclarait qu'il préférait la moindre
source vive à l'eau puante et bourbeuse tirée à grands frais de
quelque grenouillère.
Cet amour des beaux et vastes paysages était grand. Aussi
grand, soyons-en sûrs, et aussi authentique au moins que le
sentiment de la nature au XIXe siècle. Mais nous ne serons pas
étonnés de voir que les hommes de cette époque n'aimaient pas
exactement les mêmes objets que leurs descendants romantiques.
iMHe de Scudéry était bien de son temps lorsqu'elle préférait de
beaux jardins à des landes stériles. Mme de Motteville n'aimait
guère, dans les Pyrénées, que les vallées, qu'elle trouvait
d'ailleurs très belles. Tout le monde sait qu'alors les Alpes semblaient
généralement horribles, encore que Godeau ait décrit longuement
la Grande Chartreuse dans ses Eglogues spirituelles et que Le
Pays ait publié en 1669 un livre intitulé Bizarre peinture de
quelques montagnes de Saûoie.
Il ne semble pas non plus que les Français du XVIIe siècle
aient été très sensibles à la beauté changeante de la mer. Flé-
chier, lorsqu'il en parle, se borne à dire qu'il n'y a point de
solitude où l'on soit plus seul et plus recueilli qu'en celle-là. Une
exception pourtant, cette étonnante et très belle ode de la Mer
dans les Vers héroïques de Tristan. Et n'oublions pas non plus
l'ode de la Tempête de Théophile et plus d'une strophe dans les
œuvres de ce grand navigateur que fut Saint-Amant. Les
paysages pierreux et gris semblaient alors sans beauté. On a reproché
à Racine de parler très peu du pays d'Uzès. Sans doute ne le
trouvait-il pas assez vert. Mademoiselle, se promenant en
Provence, notait l'abondance des oliviers, « qui est un très vilain
arbre )), disait-elle. Elle avait espéré d'y trouver les grands
chemins tout plantés d'orangers et de grenadiers.
Deux questions se posent maintenant à nous. D'abord quelle
était exactement, dans le sujet qui nous occupe, la sensibilité des
hommes du XVIIe siècle ? Jusqu'à quel point avaient-ils le sens
des harmonies de lignes et de couleurs ? Et d'autre part la Nature
offrait-elle pour eux autre chose qu'un ensemble de formes ? Se
sentaient-ils en communion avec elle ? Voyaient-ils en elle déjà,
4 LE SENTIMENT DE LA NATURE

comme feront les romantiques, le reflet de leurs joies et de leurs


mélancolies ?
Que les hommes du XVIIe siècle aient été sensibles à la pure
beauté des choses, qu'ils aient goûté une joie proprement
sensuelle à observer la richesse de couleurs d'un coucher de soleil
ou les harmonies de lignes d'un paysage, bien des textes suffisent
à le prouver. Le plus connu de tous est celui de Théophile de
Viau : « J'aime un beau jour, des fontaines claires, l'aspect des
montagnes, l'étendue d'une grande plaine, de belles forêts...
J'aime encore tout ce qui touche particulièrement les sens: la
musique, les fleurs ». Vous me direz que Théophile est un peu
en marge de son temps et que Malherbe n'aurait pas écrit cette
phrase. Je n'en doute pas. Mais il faut dire aussi qu'elle eut, à
travers le siècle, un étrange retentissement. On en retrouve un
écho direct chez un homme d'apparences aussi sèches que Méré.
On en découvre un autre chez Verderonne, en 1659. Et l'on
devine que La Fontaine s'en souvenait quand il écrivait :
J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique.
La ville et la campagne...
Théophile était moins isolé qu'on ne pense. M. Marcel Hervier
a cité des pages bien intéressantes de Balzac. Le solitaire de
Charente décrit la vapeur qui monte de la rivière et enveloppe
sa maison comme dans un rets. Il observe ce brouillard qui traîne
sur les prairies et ne laisse émerger que les parties hautes du
paysage. Ailleurs il célèbre la beauté des soirs dans sa solitude.
« Je ne manquais jamais, dit-il, de me trouver au milieu de la
prairie afin de considérer à mon aise cette riche effusion de
couleurs que le soleil verse en se retirant ». Les mots qu'il emploie
prouvent qu'il était profondément touché de cette beauté. « 11 n'y
avait point moyen, écrit-il, de me ramener au logis que la nuit ne
fût venue et n'eût mis fin à la magnificence du spectacle qui me
retenait dehors ».
Lorsqu'on a lu ces pages de Balzac, on s'étonne moins de lire,
sous la plume du chevalier de Méré, des notations du même ordre :
« Si nous regardons les ouvrages de la nature, le coucher du
soleil, une nuit tranquille, et ces astres qui roulent si
majestueusement sur nos têtes... » ou ces mots que le maréchal de Cléram-
bault lui adresse : « Vous aimez assez à regarder ces différentes
couleurs qui se forment dans le Ciel quand le Soleil se couche et
vous avez bien du plaisir à respirer la fraîcheur du soir ».
On a dit que les hommes du XVIIe siècle ne disposaient pas
d'une gamme de couleurs aussi variée que ceux du XIXe. Nous
admettrons en effet sans peine que les grands coloristes de
l'époque romantique ont enrichi notre sensibilité. Mais il est bien
certain aussi que les Français de l'époque classique étaient moins
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dépourvus qu'on ne croit. Tout le monde connaît la phrase de


La Fontaine : « Je vous prie de considérer ce gris de lin, ce couleur
d'aurore, cet orangé et surtout ce pourpre qui environnent le roi des
astres ». Mais ce qu'on sait moins et qui mérite d'être dit, c'est
que La Fontaine ne fait ici que reprendre deux vers de Théophile
dans YEtrenne au Roi:
Pour vous sa fantaisie, en nos vergers errante
Forme le gris de lin, l'orange, l'amarante.
' Tristan, l'une des plus riches sensibilités d'artistes qu'ait eues
cette époque, savait goûter les effets de la lumière dans le
feuillage timide du tremble, dans celui du saule pâlissant ou du
sycomore noir. On trouvera dans YAstrée des notations curieuses sur
les jeux du jour et de la nuit et sur les formes fantastiques des
nuages.
Cette nature, dont nos ancêtres savaient observer les beautés, ils
y trouvaient, plus que nous ne serions tentés de croire, un aliment
pour leurs rêves et leurs méditations. Mlle de Scudéry, dans sa
Promenade de Versailles (1669), parle de certaines parties du
parc propres « à la solitude et à la rêverie d'un amant
mélancolique ». Elle décrit dans Mathilde un bois épais, qui porte à la
rêverie, une eau qui paraît sombre comme la mélancolie qu'elle
inspire. Nous lisons dans La Calprenède : « Elle trouva toutefois
quelque plaisir à visiter un lieu si solitaire et si conforme à
l'humeur sombre dans laquelle elle estoit depuis longtemps ». Ou
encore : « Une rêverie le retint plus d'une heure sur le bord du
fleuve où il était assis. . . il en chercha les endroits les plus sombres
et les plus cachés, il leur communiqua ses nouveaux sujets de joie
et ses nouveaux sujets de douleur ».
On observera à ce propos l'usage que le XVIIe siècle fait du
mot affreux. Un désert affreux, un bois affreux ne signifient pas
que ce désert, que ce bois soient laids, mais qu'ils invitent à la
rêverie. C'est ainsi que Fénelon écrit dans Léger et Ebroïn, qui est
un des Dialogues des morts : « La nature a ici je ne sais quoi de
brut et d'affreux qui plaît et qui fait rêver agréablement ». Ce sens
du mot affreux, même s'il n'est pas le seul possible, est important
à connaître pour interpréter correctement certains textes de l'époque.
Ce sens exquis des couleurs et des formes, cette sensibilité
rêveuse qui se plaît dans les promenades solitaires, ont trouvé leur
expression la plus séduisante chez Mme de Sévigné. Faut-il citer
des textes si connus ? Elle note la féerie de couleur des petits
boutons prêts à partir, qui font un vrai rouge et un mélange trop joli
de vert et de rouge. Elle parle des teintes de l'automne à Livry, de
ces feuilles qui sont aurore et de tant de sortes d'aurore que cela
compose un brocart d'or riche et magnifique que nous voulons
trouver plus beau que le vert. Et elle a en même temps des mots éton-
6 LE SENTIMENT DE LA NATURE

nants sur la joie mélancolique qu'elle trouve à rester jusque très


tard, le soir, seule, dans les grandes allées de son domaine, à rêver.
On comprend que Proust ait écrit, dans A X'ombre des jeunes filles
en fleurs: « Mme de Sévigné est une grande artiste ».
A ce sentiment que les Français du XVIIe siècle avaient des
beautés de la nature, il leur restait à donner une expression
artistique. Il serait bon d'éti'dier ce qu'ont fait en ce sens les peintres
de l'époque. On ne parlera ici d'autre chose que de l'œuvre des
écrivains. Avant d'aborder cette deuxième partie de notre sujet,
arrêtons-nous à quelques considérations d'ordre général. Lorsqu'on
parle du sentiment de la nature, il semble admis qu'il existe dans
l'homme comme un don inné, et que sa seule présence suffit à
conférer à ceux qui le possèdent les qualités de poète et d'artiste.
C'est là sans doute une erreur qui nous vient des conceptions
esthétiques du XVIIIe siècle. Depuis Wilde et Proust, nous n'avons
plus le droit de voir les choses de la sorte. Nous savons que c'est
l'artiste qui nous apprend à voir la nature, que, pour reprendre
l'exemple de Wilde, c'est Corot qui a appris à tout le XIXe siècle
à voir un paysage. Et Proust avait composé en 1896 un essai sur
Chardin où il montrait « comment les grands peintres nous initient
à la connaissance et à l'amour du monde extérieur, comment ils sont
ceux par qui nos yeux sont déclos et ouverts en effet sur le monde ».
Si l'on admet ces vues, il en faut conclure qu'une étude s'ir le
sentiment de la nature au XVIIe siècle ne peut pas se borner à
relever des textes où apparaît un sens plus ou moins sincère, vif,
délicat, des paysages, des arbres, des fleurs, et qu'elle doit de toute
nécessité aboutir à ce qui est, en réalité, son véritable objet : quelle
vision les poètes de ce siècle ont-ils eu de la nature, quelle image
en ont-ils donnée à leurs contemporains ?
Voilà qui nous oblige à passer rapidement sur tout un ensemble
d'oeuvres où le poète s'attache surtout à célébrer les avantages
moraux de la vie à la campagne. Il existait sur ce point une
tradition très forte. Nicolas Rap in avait écrit Les Plaisirs du
gentilhomme champestre, Pibrac Les Plaisirs de la vie rustique, Claude
Binet Les Plaisirs de la oie rustique et solitaire. Ces trois œuvres
avaient été réunies en volume en 1583, et ce recueil continuait
d'avoir, en plein XVIIe siècle, de nombreuses rééditions. Les
Stances sur la retraite de Racan, justement célèbres, se placent
dans la ligne de cette tradition. On la retrouve encore dans la Vie
champêtre de Des Marests et dans les Eglogues spirituelles de
Godeau .
Mais le fait important, c'est l'apparition d'une poésie descriptive
dans les premières années du siècle et son développement jusqu'aux
environs de 1655. Malherbe et Mainard, Théophile et Saint-
Amant, Scudéry et Malleville ont décrit dans des strophes ou dans
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des odes entières des aurores et des couchers de soleil, les


spectacles variés des saisons, les campagnes couvertes de moissons, des
forêts, des paysages de rochers et de landes. Les différences entre
tous ces poètes sont à coup sûr sensibles. Malherbe décrit rarement
et brièvement, et Mainard fait à peu près comme lui. Le goût de
la description devient plus fort après 1625, et des hommes comme
Tristan et Saint-Amant sont véritablement des poètes descriptifs.
Mais ces différences ne touchent pas à l'essentiel, qui est une
commune manière d'interpréter la nature, un ensemble de procédés
communs pour l'exprimer.
Il semble évident que toute cette poésie se relie directement à la
poésie baroque italienne et plus spécialement à Marino. J'ai
proposé, dans ma thèse sur Théophile de Viau et dans un article sur
Marino et Scudéry, des rapprochements textuels entre Marino
d'une part, Théophile, Tristan, Malleville et Scudéry d'autre
part. Il ne doit pas être impossible de montrer que les strophes
descriptives de Malherbe sont apparentées à des pièces
descriptives des recueils italiens de l'époque.
Mais ce n'est là qu'une piste qu'il faudrait suivre. II y en aurait
d'autres. Il faudrait étudier l'influence persistante des poètes de
la Pléiade. Saint- Amant lui-même nous en avertit puisqu'il
rappelle l'hymne de Ronsard A l'hioer. Il faudrait chercher dans
l'antiquité. Qu'on 4ise par exemple, dans les Silûes de Stace.
la pièce sur l'arbre d'Atedius Melior. La ressemblance avec les
poésies descriptives de la première moitié du XVIIe siècle est
frappante. Il y aurait sans doute beaucoup à trouver dans cette voie.
Il y faudrait des analyses minutieuses de ce que l'on pourrait
appeler la rhétorique de la description, où l'on suivrait, depuis les
Anciens jusqu'au XVIIe siècle, la continuité et le
développement des métaphores ou des images. Lorsque Théophile écrit :

La nuit a retiré ses voiles,

il reprend une métaphore qui était déjà dans Rinieri :

E la notte sen va già squarciando il velo.

et que les poètes de la Pléiade avaient avant lui exploitée.


On trouve chez Rinieri encore l'image des sombres chevaux de
la nuit. Par contre quatre vers dans un chœur d'Hercule furieux
de Sénèque sont, comme Га démontré M. Pierre Reboul, l'origine
des descriptions de l'aurore où la Nuit vaincue rassemble l'armée
des étoiles vagabondes et rallie ses troupes en retraite.
Ce n'est pas un hasard si le nom. de Théophile revient ici plus
souvent qu'aucun autre. Il a été le premier à composer des pièces
8 LE SENTIMENT DE LA NATURE

qui fussent principalement descriptives. C'était en effet une


nouveauté. Chez Mainard, chez Racan même, la nature n'est jamais
décrite pour elle-même. Le poète ne parle d'elle que pour arriver
ensuite au sujet qui l'occupe vraiment et qui est presque toujours
l'amour. Prenons dans Racan l'ode A des fontaines. Au bout de
quelques vers nous nous apercevons que le poète veut en réalité
nous parler d'une absence de la femme aimée. Ou bien, du même
Racan, l'ode Au fleuve de Loir débordé. Elle développe cette
idée que le Loir empêche le poète de rejoindre sa maîtresse. Il
est d'ailleurs arrivé à Théophile de faire comme Racan. Dans son
ode Conte l'hiver il décrit cette triste saison, mais c'est pour la
maudire d'avoir donné un catarrhe à sa Cloris.
Mais dans certaines de ses poésies Théophile fait apparaître un
sentiment plus désintéressé de la vie de la nature. Tout le monde
connaît son ode Au matin et sa Solitude. Mais il est permis de
leur préférer deux pièces bien moins connues, sa Plainte à un sien
ату et sa Lettre à son frère. 11 y décrit son petit domaine des
bords de la Garonne. Des prés coupés par des rangées de saules,
des troupeaux, le travail des paysans. Dans une ode écrite vers
la même date, il a reconnu qu'il goûtait moins les attraits dont
Amour parait sa Cloris

Que l'objet d'un beau jour, d'un pré, dune fontaine,


De voir comme Garonne en l'Océan se traîne,
De prendre dans son île, en ses longs promenoirs.
La paisible fraîcheur de ses ombrages noirs.

Sa Plainte à Tircis évoque les vallons obscurs où paissent


quelques troupeaux, le terrain maigre et coupé de roches qui donne de
si bon vin. La Garonne est au premier plan avec ses îles herbues
où dorment des troupeaux de bœufs, avec ses graviers qui se
plaignent sous les pas, ses vergers qui portent la brignon muscat au
teint pourpre, la pavie au rouge éclat, les fraises à couleur de
flammes, le jasmin qui ombrage et parfume une allée de son
domaine.
On ne trouverait guère de tels accents que chez Tristan. Ils se
trouvent dispersés dans bien des pièces où l'on ne les attendrait
pas toujours. C'est dans une ode Plainte à la belle banquière que
Tristan a dit peut-être avec le plus d'ingénuité combien il était
sensible aux fleurs, à la beauté d'une cascade. Le concert des
oiseaux, dit-il, le mouvant cristal des eaux, un bois, des prés
agréables
Sont des matières capables
De m'arrester tout un jour.
A. ADAM 9

Mais il faut le reconnaître, ces pièces de Théophile et de


Tristan forment, à l'époque où elles furent écrites, une exception,
et l'on peut dire que la description baroque domine toute la
première partie du siècle. Théophile lui-même en a donné des
exemples, et avec lui Malherbe et Mainard, Tristan et Saint-
Amant, Malleville et Scudéry.
La critique littéraire, jusque dans ces derniers temps, a jugé
intolérables ces descriptions baroques. Du point de vue qui nous
occupe, qui est le sentiment de la nature, elles semblent
étrangement artificielles, dépourvues de toute spontanéité et de toute
fraîcheur. Mais peut-être une connaissance plus intime de la
civilisation baroque nous amènera-t-elle à les apprécier de façon plus
équitable. Certaines études nous ouvrent des perspectives dans ce
sens, celle par exemple du professeur Elwert, de Munich, sur le
lyrisme baroque italien, dans le Romanistisches Jahrbuch de
1950, et celle de M. Mazzeo dans Romanic Review de décembre
1951 sur la poésie métaphysique.
La nature, telle que la voit le poète baroque, est peuplée de
forces vivantes et sensibles, et l'homme se sent entouré d'êtres
animés, qui vivent comme lui et obéissent comme lui à une volonté
intelligente. Ecoutez par exemple cette strophe dans une Ode du
jenne Gomberville au Printemps:

La lune, attentive à te voir,


N'achèvera jamais sa course.
Les eaux sortiront de leur source
Pour ne manquer à leur devoir.
Les bois forceront la Nature
Pour venir voir nostre advanture
Et ces chênes qui sont si vieux
Sentans l'amour dans leur poitrine
S'arracheront à leurs racines
Pour brusler auprès de tes yeux.

Voilà qui explique, s'il ne les justifie pas, les extraordinaires


anthropomorphismes qui nous choquent dans cette poésie. Voilà
pourquoi Théophile reproche à l'hiver d'avoir donné un catarrhe
à Cloris et pourquoi Malherbe compare le Soleil à un galant en
bonne fortune :
On dirait à lui voir sur la tête
Ses rayons comme un chapeau de fête
Qu'il s'en va suivre en si bonne journée
Encor un coup la fille de Pénée.

Nous comprenons bien que ce texte — qui nous semble


aujourd'hui détestable — n'est que l'application mécanique d'une doc-
10 LE SENTIMENT DE LA NATURE

trine belle et légitime. Il est arrivé plus d'une fois à Théophile


de tirer de cette même conception de la nature vivante des effets
singulièrement heureux. Celle-ci, par exemple, dans Pyrame et
Thisbé. Pyrame attend Thisbé dans une prairie, et il invite les
fleurs à se réjouir avec lui :

О (leurs ! si vos esprits jamais se transformans


Despouillèrent les corps des malheureux amans
S'il en est parmi vous qui se souvienne encore
D'avoir souffert ailleurs qu'en l'empire de Flore,
Doux objets de pitié, ne soyez pas jaloux
Si la faveur d'Amour m'a traicté mieux que vous.

Cette idée que la Nature est tout entière animée et sensible,


essentielle dans la poésie baroque, se relie à cette autre, que M.
Mazzeo a mise en lumière, que l'Univers apparaît aux poètes
baroques comme un vaste système de correspondances et qu'il
appartient au génie poétique de faire jaillir ces correspondances
en métaphores imprévues. C'est dans les théoriciens baroques
d'Espagne et d'Italie que M. Mazzeo a trouvé cette doctrine des
correspondances et de la métaphore. Elle jette une lumière tout
à fait neuve sur la poésie descriptive de Théophile, de Tristan,
de Scudéry. La métaphore baroque, qui nous choque tant, se
justifie si elle dégage des rapports inconnus du vulgaire et que
Vingegno, cette faculté poétique par excellence, permet seul de
découvrir. Lorsque Marino appelle une femme en deuil questa
animata notte, lorsque Cyrano appelle les oiseaux de petites voix
emplumées, ils pratiquent une rhétorique descriptive qui n'est
nullement ridicule et qui est par certains aspects singulièrement
moderne.
Cette école descriptive de 1620-1650 est moderne encore par
un autre de ses aspects. Dans l'univers des formes, le poète
baroque est sensible surtout à leur chatoîment, à l'illusion des reflets,
à leurs jeux variés et trompeurs. En cela il devance l'esthétique
impressionniste. Il est vraiment curieux de rapprocher, dans
l'étude de M. Elwert, les textes qu'il cite sur la metafora di decet-
tione comme disaient les théoriciens baroques, et certaines pages
de Proust sur l'impressionisme d'Elstir. Proust prononce, en pen-
eant sans aucun doute à Claude Monet, le mot d'équicoque.
Claude Monet et Elstir peignent des surfaces d'eau qui ne sont
plus de l'eau mais des reflets du ciel. Ou bien encore ces peintres
nous découvrent, par une prise de vues inattendue, des aspects
qui nous trompent et nous font prendre un objet pour un autre.
Plus tard, comme l'a montré M. Chernowitz dans son livre sur
Proust and Painting, Proust a appelé ces illusions des métaphores.
C'est le mot même des théoriciens baroques, c'est le mot qui
A. ADAM I 1

éclaiie le mieux les pratiques de l'école descriptive dont nous


sommes en train de parler.
Les poètes descriptifs baroques ne songeaient certainement pas
à donner une impression de sincérité et de spontanéité. Ce qu'ils
voulaient, c'était faire éclater leur ingéniosité. Toute cette poésie
est extrêmement volontaire et artificielle, et с est pour cette raison
qu'elle nous laisse aujourd'hui indifférents ou ennuyés. Mais
lorsqu'elle avoue son dessein, lorsqu'elle ne dissimule pas une
certaine ironie, et lorsqu'on devine en même temps derrière ses
jeux une véritable sensibilité, elle est capable de trouver des
accents dignes d'intérêt. C'est pour cette raison que l'on se
risquerait à dire que les meilleures pièces de cette école, ce sont les
Lettres diverses que Cyrano publia en 1654. Lisons par exemple
la lettre Sur l'ombre des arbres dans Veau: « Mais que dirai-je
de ce miroir fluide, de ce petit monde renversé ? » et ce trait sur
l'image du rossignol qui se reflète dans l'eau : « C'est un rien
visible, un caméléon spirituel, une nuit que la nuit fait mourir ».
En vrai baroque, ce qui retient l'attention de Cyrano, ce sont
les aspects changeants, les reflets fugitifs, les effets d'équivoque
et d'illusion. Il observe une prairie qui lui semble d'abord une
mer fort calme. Mais voilà que le vent se lève, et ce n'est plus
dès lors « qu'un superbe océan coupé de vagues et de flots ».
Il arrive que Cyrano s'abandonne aux jeux les plus extravagants
de la fantaisie baroque. Il écrit par exemple : « l'Hiver sucre
l'Univers comme une tarte pour l'avaler ». Ne commettons pas le
contresens de prendre une telle métaphore au sérieux, et
comprenons bien que Cyrano plaisante. Mais à d'autres moments, ses
métaphores ont une vraie valeur poétique : « Vous diriez, écrit-il,
que le front orgueilleux des chênes plie comme par force sous la
pesanteur des globes célestes dont ils ne soutiennent la charge
qu'en gémissant ». Ou bien il laisse apparaître un sens vrai de la
beauté des choses; la simplicité d'une rose sur l'églantier, l'azur
éclatant d'une violette sous des ronces, une fontaine rustique qui
voit les bords de son lit émaillés de jasmins, d'orangers et de
myrtes.
Lorsque Cyrano écrivait ces Lettres diverses, l'école descriptive
était toute proche de sa fin. Sans doute le P. Lemoyne, Scudéry,
Desmarests de Saint-Sorlin continuaient-ils la tradition. Le P.
Lemoyne a écrit le Lever de Soleil au château de Plaisance et
une Description de Passy. Scudéry multipliait les descriptions
dans son poème épique d'Alaric: il décrivait le printemps, une
forêt, un lieu champêtre, le matin et la nuit. Chez le P. Lemoyne,
bien des notations intéressantes révélaient une sensibilité
authentique. Mais les baroquismes ne manquaient pas. M. Mornet a cité
ces quatre vers curieux : quand les sarcelles s'enfoncent dans l'étang
12 LE SENTIMENT DE LA NATURE

Les joncs et les roseaux semblent pour les défendre,


Comme un corps de piquiers, le bois haut, les attendre,
Et l'eau qui semble aller s'en informer au bord
Revient à menus plis en faire son rapport.

Remarquons les deux procédés que nous trouvions tantôt dans


la description baroque : les correspondances ingénieuses et les
intentions conscientes que le poète attribue aux objets inanimés.
La persistance, aux environs de 1655, de la poésie descriptive
baroque explique que le jeune Racine, dans sa Promenade de
Port-Royal, ait eu recours aux artifices de l'école. Il est même
possible de préciser davantage et de penser que, selon les plus
grandes probabilités, il s'est inspiré de la Métamorphose des yeux
de Philis en Astres de Philippe Habert. Il décrit en effet, avec
les mêmes tours et les mêmes mots que Philippe Habert, la
confusion des images du ciel et de celles des eaux. Philippe Habert
avait dit :
C'est là, par un chaos agréable et nouveau.
Que la terre et le ciel se rencontrent dans l'eau.
C'est là que l'œil souffrant de douces impostures
Confond tous les objets avecque leurs figures.
C'est là que sur un arbre il croit voir les poissons, etc..

Et Racine :
Déjà je vois sous ce rivage
La terre jointe avec les cieux
Faire un chaos délicieux
Et de l'onde et de leur image.

II voit les poissons s'assembler :

Là je les vois (Dieu! quels attraits!)


Se promenant dans l'onde
Se promener dans les forêts.

Sainte-Beuve admirait dans ces odes la fraîcheur et la sincérité


du sentiment. Hélas ! Racine était tout simplement l'imitateur de
Philippe Habert. Ce n'est pas la seule fois que la critique
historique joue de ces mauvais tours à la critique esthétique (I).
Mais à l'heure où Cyrano écrivait ses Lettres diverses et où
Racine composait sa Promenade de Port-Royal, notre littérature
se détournait de la poésie descriptive. La réaction fut rapide et
radicale. Tristan fut oublié et Saint-Amant devint le type du

(1) A la suite dd cette communication, M. Jean Pommier m'a fait observer


que ce rapprochement avait été déjà fait par M. Daniel Mornet dans son
Itacine.
A. ADAM 13

poète ridicule. Vers 1672 le chevalier de Méré notait dans ses


carnets ces mots que l'on s'excuse de citer, car ils sont
énergiques: « Les descriptions sont des torcheculs. Tristan, Saint-
Amant, non autre cbose ».
Si les écrivains français, après 1660, ne songent plus à composer
des poèmes descriptifs, c'est peut-être que l'attention se portait
alors vers les problèmes de la vie morale. On imaginerait mal
que La Rochefoucauld eût été très sensible aux beautés de la
nature, et Saint-Evremond était trop occupé à étudier les mœurs
des différentes nations pour trouver plaisir à lire la description des
choses inanimées. Il écrivait alors sa phrase fameuse : « Un
discours où l'on ne parle que de bois, de rivières, de prés, de
campagnes, de jardins, fait sur nous une impression bien languissante ».
Si les esprits se tournaient alors vers l'étude du cœur humain, ils
s'attachaient aussi à la découverte des lois de la nature. Une
image nouvelle se dessinait alors de l'univers, qui bouleversait
toutes les traditions, celles de la poésie aussi bien que les autres.
C'est encore Saint-Evremond qui nous fournira sur ce point un
texte remarquable. Le Génie de notre siècle, écrit-il, ne tolère
plus les illusions de la fantaisie, et il ajoute : « Nous envisageons
la Nature autrement que les Anciens ne l'ont regardée. Les Cieux,
cette demeure éternelle de tant de divinités, ne sont plus qu'un
espace immense et fluide. Le même Soleil nous luit encore, mais
nous lui donnons un autre cours; au lieu de s'aller coucher dans
la mer, il va éclairer un autre monde... Tout est changé ». Saint
Evremond avait compris que la poésie de la nature était liée à
une conception générale de l'Univers, et que des conceptions
physiques nouvelles devaient nécessairement renouveler la poésie
même. Ne disons pas que le cartésianisme est responsable de cette
évolution, car la formule serait trop précise. Disons que les
progrès des sciences de la nature ont rendu impossibles certaines
formes traditionnelles du sentiment de la nature et de la poésie
descriptive.
Mais si les poètes cessent après 1660 de composer des pièces
où ils décrivent les saisons, ou l'aurore, ou les couchers de soleil,
ce serait sans doute une erreur de croire que le sentiment de la
nature disparaît. La vérité, c'est que son expression se transforme.
Il veut se manifester désormais d'une façon plus spontanée, plus
directe, moins chargée d'artifices.
En cela les romanciers avaient devancé les poètes. Honoré
d'Urfé avait joué un rôle de précurseur. A côté de quelques
textes peu nombreux où se retrouvait l'esthétique baroque, on en lisait
d'autres, chez lui, où ses personnages s'exaltaient dans la solitude
des forêts ou devant un paysage de montagne. Son exemple avait
été suivi. On ne citera qu'un seul exemple, tiré du Cassandre de
14 LE SENTIMENT DE LA NATURE

La Calprenède. La nuit était claire et belle. La lune imprimait


sa belle figure sur les ondes de l'Euphrate. Le jeune Démétrius
attacha ses yeux tantôt sur ce bel astre, tantôt sur les calmes ondes
du fleuve, tantôt sur un bois dont l'obscurité ne pouvait alors se
présenter à lui sans quelque horreur. Il s'écria : « Tous les
animaux goûtent à cette heure un paisible repos tandis que je veille
seul avec les astres. Mes yeux ouverts, semblables à des sources
de larmes, ne se ferment point... ». Il y a dans cette page quelque
chose de neuf et de décisif. Le sentiment de la nature se dégage
des traditions de la poésie descriptive. Par un déplacement des
préoccupations, ce ne sont plus les formes de la nature sensible
qui retiennent l'attention de l'écrivain. Ce qu'il veut représenter,
ce sont les moments lyriques où une âme sensible et violemment
émue en appelle à la nature entière pour participer à ses joies et
à ses tristesses. Dès lors ce n'est plus le détail qui importe, ni
l'observation ingénieuse. L'écrivain évoque, à larges traits, les
masses, l'atmosphère générale, par où la Nature se met à l'unisson
de ces états lyriques.
Nous pouvons tirer de cette observation une conclusion
importante. Le sentiment de la nature, au sens que Sainte-Beuve et
tout le XIXe siècle donnent à ce mot, ce n'est pas chez les poètes
qu'il le faut chercher. Car l'école descriptive ne le concevait pas
du tout comme on devait le faire plus tard, à l'époque romantique.
Ou pour parler plus exactement, on ne songeait pas à exprimer un
sentiment, mais à évoquer des formes et à en exprimer la vie.
C'est ce qui explique d'ailleurs que le XIXe siècle ait cherché
et n'ait pas trouvé le sentiment de la nature dans les poètes qu'il
connaissait. Ce sont les romanciers du XVI Г siècle qui ont donné
au sentiment de la nature sa première expression et il est probable
que ce sont eux qui l'ont cultivé et développé dans la sensibilité
de leurs lecteurs.
II est un nom qu'il est inévitable de prononcer ici, celui de La
Fontaine. On voit bien ce qu'il y aurait à en dire. La Fontaine
goûte à la fois, comme Mme de Sévigné, la beauté des formes
et les ouvertures que la nature donne à la méditation et au rêve.
On devine quelles traditions se réunissent en lui: Théophile et
Tristan, la littérature romanesque, mais aussi la poésie virgilienne.
Ce qu'il a en propre, ce sentiment tendre de la vie, qui le fait
s'émouvoir pour des animaux blessés, pour un arbre abattu par
l'orage, c'est probablement dans Virgile qu'il en a trouvé
l'expression admirable. M. Wadsworth, dans son livre récent sur la
jeunesse de La Fontaine, a bien développé cette idée et insisté
plus spécialement sur la Jeçon des Géorgiques.
Resterait à savoir dans quelle mesure les vingt dernières années
du siècle gardèrent ce goût des choses de la campagne, cette sen-
A. ADAM 15

sibilité à la beauté des paysages, ces habitudes de rêverie parmi


les bois. De façon curieuse, ceux qui ont étudié le problème qui
nous occupe n'apportent guère de textes postérieurs à 1 680. Faut-il
croire que les Français étaient tous devenus géomètres ? Croyons
plutôt que l'enquête n'a pas été menée jusqu'au bout, et que l'on
trouverait bien des indications dans des œuvres mineures de cette
fin de siècle. Il serait paradoxal qu'au moment où apparaît l'homme
sensible, où, comme l'a si bien analysé Gustave Lanson, la
sensibilité commence à être cultivée pour l'amour d'elle-même, il
serait paradoxal qu'à ce moment précisément les Français aient
cessé de chercher dans la nature un aliment à leurs rêveries.
Il reste en vérité beaucoup à faire pour une connaissance exacte
de notre sujet. Il faut souhaiter qu'il se trouve des chercheurs pour
étudier comme ils le méritent nos poètes descriptifs baroques de
ía première moitié du siècle, et l'apparition et le développement
d'un sentiment lyrique de la nature dans sa seconde moitié.

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