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CONTES

DU

NIVERNAIS ET DU MORVAN
CONTES MERVEILLEUX DES PROVINCES DE FRANCE

Collection dirigée par PAUL DELARUE

DÉJA PARUS :
A. MILLIEN et P. DELARUE : Nivernais et Morvan.
Geneviève MASSIGNON : Brière, Vendée, Angoumois.

A L'IMPRESSION :

PERBOSC - CÉZERAC : Bas-Languedoc et Gascogne.


Gaston MAUGARD : Pyrénées.

EN PRÉPARATION :

Charles JOISTEN : Alpes (Dauphiné).


Ariane DE FÉLICE : Berry et Poitou.
François CADIC : Basse-Bretagne.
Victor SMITH : Haut-Languedoc et Lyonnais.
Ariane DE FÉLICE : Haute-Bretagne.

Sont envisagés des Recueils de Guyenne, de Franche-Comté et


Bourgogne, de Savoie, etc... et des pays de langue française :
Canada, Réunion, etc.
A. MILLIEN et P. DELARUE

C O N T E S
DU

NIVERNAIS ET DU MORVAN

COUVERTURE ET ILLUSTRATIONS

d'ARSÈNE LECOQ

ÉDITIONS ÉRASME - PARIS


Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
Copyright by ÉDITIONS ÉRASME, 1953.
CONTES MERVEILLEUX DES PROVINCES DE FRANCE

PRÉSENTATION DE LA COLLECTION

Gédéon Huet, qui fut l'un des derniers grands spécialistes français du Conte
populaire, estimait que « l'une des manifestations les plus remarquables de l'acti-
vité scientifique du siècle dernier a été l'investigation, entreprise dans les pays
les plus divers, des traditions populaires, particulièrement de la partie la plus
belle et la plus intéressante, les contes qui vivent dans la mémoire des
peuples » (1).
Les recherches se sont poursuivies dans le monde entier jusqu'à nos jours,
et l'inventaire des contes populaires est loin d'être achevé, même en Europe où
des collections importantes apportent chaque année de nouveaux documents qui
bouleversent les fragiles constructions de théoriciens trop pressés; même dans
les pays qui parlent notre langue, provinces de la métropole et vieilles colonies
d'outre-mer, où des enquêtes trop peu connues ne cessent d'enrichir notre con-
naissance du conte français.
En Bretagne et dans les provinces de l'Ouest, dans les Alpes, les Pyrénées
et çà et là dans toute la France; au-delà de l'Atlantique, au Canada, dans
les îlots français oufranco-canadiens des U.S. A., en Louisiane et dans les Antilles,
des prospecteurs qualifiés ont recueilli récemment et recueillent encore ce qui
subsiste de nos contes traditionnels, condamnés par notre civilisation mécanisée
à une proche et totale disparition ; et si, parmi les versions recueillies, beaucoup
sont altérées, il en est de très belles, qui n'ont pas subi l'influence de plus en plus
envahissante de l'imprimé, il en est qui sont de purs joyaux de cet inimitable style
oral particulier aux bons conteurs.
A plusieurs reprises, des enquêtes intéressantes, dont les résultats ne sont

(1) Revue de l'Histoire des religions (1916), pp. 1-50 : G. HUET. Authenticité
et valeur de la tradition populaire.
que très partiellement publiés, furent menées p a r des chercheurs avec le concours
de maîtres et d'élèves de l'enseignement primaire ou d'étudiants de facultés.
D'excellents folkloristes avaient déjà, dans le dernier tiers du siècle précédent,
rassemblé des documents d'une valeur capitale, que la maladie ou la mort ne
leur a pas permis de publier. Inaccessibles au spécialiste comme à l'ami de notre
littérature orale demeurent les contes colligés p a r Victor Smith en Velay, Vivarais
et Forez entre 1870 et 1876, p a r Achille Millien en Nivernais entre 1874 et 1895,
par Félix Arnaudin dans les Landes avant 1887, p a r Oscar Havard en Ille-et-
Vilaine avant 1900... (2).
Ainsi, à l'heure où, pour un recueil sincère, paraissent tant de compilations
et de démarquages qui ne donnent pas leurs sources, tant d'arrangements litté-
raires au travers desquels on ne reconnaît plus la voix populaire, tant de recueils
de contes de telle ou telle province où se mêlent le conte authentique, la légende,
l'anecdote, la chronique pseudo-historique et le récit fabriqué, une part impor-
tante de notre patrimoine traditionnel, relevée avec toutes les garanties souhai-
tables d'authenticité, reste ensevelie dans des archives de musée, des bibliothèques
privées, des collections particulières.
L'éditeur, qui eut l'idée de la collection « Contes merveilleux des Provinces
de France » (3) inaugurée par le présent ouvrage, et moi-même, chargé d'en
assumer la direction, avons voulu que les récits choisis pour composer nos
recueils fussent de préférence puisés à ces sources ignorées ou méconnues. Et la
rédaction des différents volumes a été confiée à des « collecteurs » qui, ayant fait
« sur le terrain » la quête des contes, seront appelés à présenter le meilleur de
leurs propres récoltes ou de celles de chercheurs disparus.
Pour répondre à des degrés de curiosité différents, chaque série provinciale
ou régionale se présentera en une double édition :
— Une édition courante qui, avec les textes des contes, donnera une
introduction précisant les circonstances de l'enquête, la région explorée, la nature
et la valeur des documents recueillis, la manière des conteurs qui les ont fournis,
et d'autres points qui varieront selon les zones prospectées ou les manuscrits
utilisés.
— Une édition annotée qui, à la reproduction intégrale de l'édition ordi-
naire, ajoutera un commentaire folklorique pour chacun des contes publiés;
ce commentaire résumera les autres versions recueillies par l'enquêteur, dira les

(2) Sur les grandes collections européennes récentes et les enquêtes et


manuscrits énumérés ci-dessus, voir, dans Arts et Traditions populaires, n° 2
(avril-juin 1953), pp. 97-103 : P. DELARUE. La collecte et l'inventaire des contes
populaires ; état des travaux en France.
(3) Le nom de la collection signifie que la première place sera donnée,
dans les recueils, aux contes merveilleux qui sont les joyaux du conte populaire ;
mais les autres genres seront aussi représentés : contes animaux, contes facétieux,
randonnées, contes d'attrape ou de menterie, etc., comme on pourra déjà s'en
rendre compte en parcourant la table du présent volume.
caractéristiques locales ou régionales du thème, sa zone de répartition dans le
monde, les rapprochements intéressants auxquels il se prête avec des œuvres
littéraires, donnera son numéro dans la classification internationale des Contes-
types (4), signalera très brièvement l'état de nos connaissances sur ce conte, et,
le cas échéant, les travaux publiés ou en cours.

Nous souhaitons que nos recueils apparaissent, non comme des collections
de fleurs séchées, encloses dans un herbier où elles auraient perdu leurs couleurs,
mais, dans la mesure du possible, comme de simples bouquets qui auraient conservé
la fraîcheur des vivantes floraisons encore fixées au sol natal. « J ' a i m e à savoir
d'où viennent les jolies fleurs que l'on me donne à respirer » a écrit quelque p a r t
Emile Henriot, à propos d'un recueil de contes (5). Cette curiosité légitime est,
en effet, celle de maint lecteur et plus particulièrement de celui qui habite la
région dont on lui présente un florilège ; comme elle est celle du folkloriste qui
voit dans l'indication des sources une précision nécessaire, un gage de la sincérité
du collecteur et un moyen de contrôle. A la suite de chacune des versions publiées
sont indiquées le nom, l'âge et le pays du narrateur, la date de la notation, et
parfois d'autres indications sur la provenance du récit ; ces informations, com-
plétant celles qui sont données dans l'Introduction particulière à chaque volume,
permettront de replacer le conte dans le milieu physique et humain où il f u t
recueilli.
Les textes publiés reproduisent aussi fidèlement que possible la parole des
conteurs. Les retouches apportées parfois aux textes enregistrés ou sténographiés
ne portent que sur des traits accessoires, réduction, p a r exemple, du nombre
des « alors », des « qu'il dit », des « et puis » qui reviennent constamment dans
les récits de certains conteurs et qui, supportables à l'audition, eussent importuné
le lecteur. Dans le cas des contes notés en un parler local particulier, l'adaptation
française est calquée sur le texte relevé, et une version caractéristique est publiée
sous la forme originale, avec la traduction française en regard (6). Pour les
contes reproduits d'après les manuscrits de folkloristes disparus, l'introduction
signale la manière dont furent établis les textes. Dans ces manuscrits se trouvent
souvent des cahiers où les conteurs eux-mêmes ont consigné leur répertoire à la
demande de l'enquêteur. Mais, il f a u t bien le reconnaître, presque toujours,
embarrassés de leur plume, ils perdent leur naturel, abandonnent le style oral,

(4) S u r cette classification et sa nécessité p o u r les études s u r le conte, voir


l ' i n t r o d u c t i o n au C o m m e n t a i r e folklorique de l ' é d i t i o n annotée.
(5) Emile HENRIOT. Esquisses et notes de lecture, E d . de la N o u v e l l e R e v u e
critique, 1908, p. 16.
(6) Voir dans ce recueil la p r é s e n t a t i o n d u conte n° 7. (Version m o r v a n d e l l e
d u P e t i t Chaperon rouge.)
s'empêtrent d a n s le récit, éprouvent la gêne de l'inculte malhabile qui doit écrire
une lettre, ou de l'écolier à ses premières rédactions (7). Ces textes doivent presque
toujours être retouchés, avec tout le respect que méritent ces gauches et naïfs
témoignages. Enfin, dans les contes p e u nombreux qui sont reproduits d ' a p r è s
des versions entendues autrefois et reconstituées de mémoire, l a simplicité du
genre est observée, sans que l ' a u t e u r puisse se f l a t t e r de retrouver l'inimitable
manière d u conteur populaire. Si, p a r exception, un motif scatologique, un t r a i t
obscène qui d é p a r a i e n t une belle version ont été supprimés ou modifiés, si une
v a r i a n t e a été complétée p a r un e m p r u n t f a i t à une autre, le f a i t est signalé
d a n s le commentaire folklorique. D a n s tous les cas, les détenteurs des enregistre-
ments, des notations ou des manuscrits utilisés sont connus, et le chercheur qui
v o u d r a se reporter a u document original p o u r des fins scientifiques s a u r a où
le trouver ou à qui s'adresser p o u r l'obtenir.
L'équipe appelée à f o r m e r cette collection n ' a p a s voulu appliquer a u x
textes d u conteur p o p u l a i r e les procédés de la l i t t é r a t u r e écrite. Chaque col-
lecteur s'est i n t e r d i t de broder, de délayer, d'amplifier, de dire en une p a g e ce
que le n a r r a t e u r dit en deux mots, de s ' a t t a r d e r à f a i r e le p o r t r a i t physique ou
m o r a l d u héros, ou à décrire son costume, sa monture, ses armes, ou à énumérer
les f l e u r s qui bordent le chemin et les oiseaux qui gazouillent dans les arbres ;
il n ' a p a s voulu en renforcer l a couleur en t r u f f a n t le récit de mots patois, de
proverbes r u r a u x , de couplets de chansons populaires, d'allusions locales, de
détails folkloriques. T o u t cela est bien loin de l a manière du conteur, simple
d a n s s a syntaxe, simple d a n s son expression, directe d a n s le déroulement d u
récit, avec, ç à et là, quelques brèves explications p o u r l'auditoire, avec des détails
descriptifs qui se limitent à quelques épithètes, avec des procédés de construction,
de développement, de style qui sont traditionnels. L e conteur p o p u l a i r e suit plus
ou moins consciemment des « techniques » que personne n ' a j a m a i s codifiées à
son usage et qui sont celles d u c o n t e oral. L e transformer en production littéraire
serait donner une image faussée d u conte traditionnel qui doit d'ailleurs être
suivi comme d ' u n e signature d u nom de l'humble conteur s u r les lèvres duquel
on l ' a cueilli.

D a n s l a série de nos volumes, comme c'est le cas dans toutes les collections
semblables, il a r r i v e r a que le même conte se retrouve plusieurs fois sous des vêtures

(7) Voir aussi dans l'Introduction aux Contes du Haut-Languedoc et Lyonnais


les différences observées par Victor Smith dans le récit du conteur, selon qu'il
le dit lentement pour permettre à l'enquêteur de le transcrire ou le dit avec son
débit naturel.
différentes. C'est que le propre de toute œuvre folklorique, chanson, conte ou
légende, est de se présenter sous des formes diverses, parfois en d'innombrables
versions, chaque province, chaque pays, chaque conteur mettant sur le canevas
commun leur marque propre, et des broderies particulières qui peuvent varier
à l'infini. Que l'on songe que certains contes ont chez nous de cent à cent cin-
quante versions, tels, parmi les contes merveilleux, Jean de l'Ours, la Bête à
sept têtes, Poucet avalé par la vache, la Moitié de Coq ; tel, parmi les contes
facétieux, le Riche et le pauvre paysan, le plus populaire et le plus multiforme
des contes français, et peut-être des contes européens, dont le héros, appelé Unibos
dans un poème latin du X I siècle, porte maintenant chez nous, selon les lieux,
les noms de Cornencu, Jean-des-Pois-Verts, Richedeau, Poil-fin, Bufalo,
la Janaie, Fénicounicu, Turlentu, et bien d'autres encore, parfois malsonnants.
Et parmi les versions de tous ces contes, il n'en est pas deux qui soient les mêmes,
on pourrait même dire qu'il n'est pas deux épisodes qui soient absolument iden-
tiques. On connaît mal les infinies ressources de l'imagination populaire. Mais
si l'on examinait les formes que peut prendre dans le monde un seul motif, on
serait surpris de leur extrême diversité. Si par exemple, on dressait la liste des
robes que, selon les lieux et les conteurs, Peau d'Ane demande à son père, on
composerait le plus étrange, le plus absurde, le plus merveilleux, et en même
temps le plus varié des catalogues de modes, comme il n'en peut exister
qu'au pays de féerie. Et l'on conçoit comment, grâce à cette plasticité de la
« matière populaire », chaque terroir a pu donner aux thèmes universels sa patine
particulière.

Certains lecteurs s'étonneront peut-être de trouver dans notre collection


des versions très différentes de celles qu'a immortalisées le célèbre recueil de
Perrault. C'est que l'écrivain n'a donné pour chacun de ses contes qu'une des
innombrables versions qui circulaient en France à son époque; beaucoup ont
survécu, nous conservant des motifs plus anciens et plus universels : les trois
robes de Cendrillon ou de Peau d'Ane renfermées dans une noisette, une noix et
une amande ; les noms fantaisistes indiqués par Peau d'Ane au prince qui s'en-
quiert de son pays lors de leurs trois rencontres successives, à la messe ou au bal;
l'animal messager que délègue à ses frères l'épouse de Barbe-Bleue; l'ogre qui
poursuit les enfants, non pas avec des bottes de sept lieues, mais à cheval sur
une truie dont il rythme la course d'un couplet; le chat (botté ou non ) ou le renard
qui fait brûler dans une meule de paille le possesseur du château où son maître
reçoit le roi et sa fille... La liste pourrait être longue. Perrault nous a donné
aussi quelques versions qui ont été contaminées par d'autres contes, celle du
Petit Poucet qui doit son nom au héros d'une autre histoire dans laquelle le
minuscule personnage est avalé par la vache (8), celle du Chat botté dont la
fin est un emprunt fait à un autre thème (9).
Ce n'est pas diminuer le mérite de Perrault de montrer que, tout comme
les collecteurs modernes et tout comme les auteurs d'anciens recueils, Straparola
et Basile avant lui, Grimm après lui, il a connu des versions populaires qui
avaient été soumises aux influences, aux fluctuations et aux altérations qu'ont
subies les contes dans tous les temps et dans tous les pays. Mais il est des modi-
fications qui lui sont personnelles. Les versions qui lui venaient de la tradition
orale (10), il les a parfois policées, adoucies, dépouillées des détails qu'il a jugés
puérils, inconvenants ou par trop primitifs, pour les habiller selon le goût de
« l'honnête homme » de son temps. Et nos recueils publieront des versions du
Petit Chaperon rouge, de Barbe-bleue et de Peau d'Ane qui seront plus com-
plètes que celles qu'il a données dans ses Histoires et Contes du temps passé
et dans ses Contes en vers.

Les commentaires des éditions annotées contrediront certaines affirmations


et certaines conjectures qui, émises un jour par des chercheurs de bonne foi, conti-
nuent à cheminer longtemps après que de nouveaux documents ou des études
comparatives devenues plus faciles en ont montré le caractère précaire ou inexact.
Voici, sur quelques contes, une petite liste des « idées reçues » et plus ou moins
tenaces qui ne me paraissent plus conciliables avec une meilleure connaissance
du conte populaire, comme je tenterai de le montrer en commentant certaines
de nos versions :

(8) Voir le commentaire du conte n° 16 dans l'édition annotée du présent


recueil.
(9) On trouvera des versions ne présentant pas cette contamination dans
nos recueils du Bas-Languedoc et Gascogne, et de Haute-Bretagne.
(10) Rappelons que parmi les contes merveilleux de Perrault, seul Riquet
à la houppe n est pas traditionnel. Tout lecteur un peu familiarisé avec notre
littérature orale reconnaît vite que ce conte allégorique et précieux est une
œuvre de lettré ; déjà Grimm le tenait pour une pure invention de Perrault et
Gaston Paris estimait que, seul, le titre pouvait être folklorique. C'est à
M Jeanne Roche-Mazon que revient le mérite d'avoir montré que Perrault
avait repris et arrangé un conte littéraire introduit par M Bernard dans son
roman d'Inès de Cordoue, publié en 1696 (Revue des Deux Mondes, 1928, IV,
pp. 404-436, De qui est Riquet à la Houppe ?) Le conte de M Bernard, modifié
dans sa forme seulement, a été repris encore et présenté, sous le titre de Kadour,
comme un conte oriental, dans un recueil anonyme : Nouveaux contes de fées,
paru en 1718, attribué parfois à Préschac ; il est reproduit dans le Cabinet des
fées (T. XXXI, 1786, pp. 314-333). L'histoire se passe en Cachemire, l'héroïne
s'appelle Kadour, et le roi des gnomes Paratinparatos.
— la pantoufle de vair de Cendrillon qu'ont tardivement imaginée de bons
lexicographes, et qu'ils ont voulu substituer, au nom de leur logique de lettrés,
à la pantoufle de verre fidèlement notée p a r Perrault, attestée dans des contes
de pays étrangers où il n'est pas d'homonymie qui permette la confusion, et même
dans d'autres contes français où la logique interne du récit n'autorise pas
cette interprétation (i 1) ;
— Barbe-Bleue assimilé à Gilles de Rais, bien que les aventures du per-
sonnage historique, qui se fit tueur d'enfants pour réaliser des expériences de
magie, ne ressemblent en rien à celles du monstre tueur de femmes, héros d'un
conte international dont les motifs nous reportent à une mythologie bien anté-
rieure au maréchal (12) ;
— l'origine espagnole attribuée au thème populaire du M o r t invité, si
répandu au moyen âge, porté sur la scène p a r des étudiants d'Ingolstadt en 1615
et un peu plus tard p a r Tirso de Molina, qui l'associa au thème de don Juan
le séducteur impie (13) ; — et la Belle au Bois dormant symbolisant le sommeil
hivernal de la nature, et le Petit Chaperon rouge assimilé à l'aurore ou à la
reine de Mai, et Cendrillon à la reine des Cendres (la Cendrillon de
Perrault, car il est de nombreux Cendrillons masculins)...

Ainsi, grâce à la présentation de chaque recueil en une double édition, la


collection « Contes merveilleux des Provinces de France » pourra, comme
nous l'avons déjà dit, répondre à des curiosités diverses, l'édition courante s'a-
dressant aux gens de tout âge et de toute culture qui aiment pour leur charme
poétique les vieux thèmes qui restent toujours jeunes, l'édition annotée s'adressant
à tous ceux qu'intéressent les éléments d'information qu'apporte en maint domaine
la connaissance de la littérature orale.
L'édition courante convient particulièrement aux enfants de tout âge.
On croit communément que les contes populaires sont des histoires de nourrices
ou de vieilles femmes réservées aux tout petits. Cette opinion n'est vraie que
pour bien peu d'entre eux : Moitié de Coq, Le Loup, la Chèvre et les Che-

(11) Voir avec leurs commentaires les versions de Cendrillon très différentes
les unes des autres publiées dans nos recueils du Nivernais et Morvan, n° 5,
la Cendrillon ; de l'Ouest, La Pouillouse; des Pyrénées, la Pitcendras Charassas.
(12) Voir avec leurs commentaires les versions de Barbe-Bleue publiées
dans les recueils de l'Ouest, le Père Jacques; des Pyrénées, La pigeonnette blanche;
de Berry et Poitou, Barbe-bleue.
(13) Voir texte et commentaire d'une version dans les Compléments donnés
à la fin de l'édition annotée des C. des Alpes, le caractère macabre du récit n'ayant
pas permis de l'inclure dans l'édition courante, qui doit pouvoir être lue par
les enfants.
vreaux, Ricochon, Le Petit Chaperon rouge, et quelques autres. La plupart
ont été des histoires que contaient des adultes à d'autres adultes, pour agré-
menter les longues veillées d'hiver, accompagner certains travaux sédentaires,
charmer les instants de repos des travailleurs ou les heures d'oisiveté des soldats,
des marins et des pêcheurs (14), et satisfaire chez tous le besoin d'évasion, de
poésie et de rêve. Et cependant, comme certaines œuvres de lettrés composées
pour les seules grandes personnes, Gulliver, Robinson Crusoé, don Quichotte
p a r exemple, mais pour des raisons plus nombreuses et plus complexes, ils sont
merveilleusement adaptés à la mentalité enfantine. La simplicité de leur forme,
le caractère primitif de leur poésie, la psychologie élémentaire qui les régit et
surtout leur inégalable fantaisie font que l'enfant pénètre d'emblée dans ce monde
enchanté qui f u t celui de la première humanité, et il s'y meut avec ravissement,
sans être choqué qu'un carrosse soit f a i t d'une citrouille, qu'un chat y porte des
bottes et la filleule d'une fée des pantoufles de verre. Ce serait une faute d'en
bouleverser la forme et d'adopter à son intention le style puéril et bêtifiant de
certaine littérature pour enfants, ou d'en transformer le contenu avec des arrière-
pensées pédagogiques ou moralisatrices.
Aux folkloristes, l'édition annotée fournira une nouvelle et abondante
documentation sur toutes les questions qui peuvent les intéresser : étude compa-
rative des thèmes, stylistique, systématique; part de l'apport individuel, de
l'apport collectif, et parfois de l'apport livresque p a r l'intermédiaire de la litté-
rature de colportage, etc... De certains rapprochements pourront jaillir des
aperçus nouveaux. Et c'est ici le lieu de signaler combien diffèrent les matériaux
rassemblés dans nos divers recueils sous leur présentation extérieure identique.
Celui du Nivernais et du Morvan contient des contes plus développés et, à part
quelques-uns, rédigés avec un souci d'exactitude qui s'applique davantage au
contenu qu'à la forme, comme faisaient les contemporains d'Achille Millien,
Luzel, Cosquin et Sébillot ; celui de l'Ouest (G. Massignon) nous restitue fidèle-
ment le langage enregistré des conteurs; celui des Alpes (Joisten) est composé
avec les plus caractéristiques des six cents versions sténographiées, dont l'ensemble
fournit, pour une région assez réduite, un inventaire quasi exhaustif d'une tra-
dition qui est en train de se décomposer et de mourir ; celui de Bas-Languedoc
et Gascogne (Perbosc-Cézerac) nous donne les formes les plus typiques du
pays occitan, alors que les versions originales du recueil des Pyrénées audoises
(Maugard) nous font pressentir la littérature orale de la proche Catalogne ;
celui de la Haute-Bretagne (A. de Félice) présente le répertoire de conteurs
qui sont porteurs d'une tradition encore vivante dans un milieu de vanniers;
celui du Haut-Languedoc et Lyonnais ( V. Smith) nous fait connaître quelques-
unes des versions les plus anciennes des contes de Perrault qui aient été recueillies
(14) Sur le rôle que jouent encore les conteurs pour accompagner le travail
des adultes ou agrémenter leurs instants de repos, voir les Introductions aux
C. de Haute-Bretagne et aux C. du Canada.
au cours de la grande enquête entreprise au siècle dernier ; et les recueils du
Canada français où se perpétue, élaborée, adaptée au milieu physique et humain
et parfois pénétrée d'influence irlandaise, la tradition orale de nos provinces de
l' Ouest, nous apporteront de grands contes enregistrés dont certains sont de
véritables chefs-d'œuvre de style parlé, dûs à des conteurs particulièrement
doués.

Lettrés, poètes et artistes ont aussi un profit à tirer, pensons-nous, d'une


meilleure connaissance des contes traditionnels.
Les lettrés trouveront dans les Commentaires de l'édition annotée des rap-
prochements qui éclairent certains points de l'histoire littéraire, l'indication
de thèmes populaires qu'utilisèrent des écrivains et qui, parfois, sont retournés
au peuple sous une forme qui f u t le point de départ d'une nouvelle folklorisation ;
ils discerneront dans de nombreux textes des traits qui furent ceux de la poésie
primitive : le goût de l'allitération, de la réduplication des syllabes ou des mots,
le retour périodique de certains éléments verbaux, les clichés consacrés, la sim-
plicité des épithètes descriptives et des images, la faculté de créer des noms propres
avec un trait saillant (La Belle aux Cheveux d'or, L'Oiseau de Vérité, La
Montagne des Sept-Clartés, Le Bœuf aux cornes d'or) ; les triples répétitions
sous une forme identique, l'opposition symétrique ou la structure en chaîne ;
et surtout ces formulettes qui associent le rythme, l'assonance ou la rime et parfois
la musique, et, régulières comme un refrain ou insistantes comme un leitmotiv,
confèrent un si grand charme à certains contes.
Un jour qu'un poète de mes amis montrait à Eluard les formulettes d'un
conte de ce recueil (du numéro 16, Finon-Finette), il répéta plusieurs fois celle-ci
qu'on retrouve avec des variantes de détail dans la plupart des versions du centre
de la France :
V'avez pas vu Finon-Finette,
M a charrette,
M o n ch'val rouge et m o n ch'val blanc
T o u t chargés d'or et d'argent ?

Et il déclara non sans une certaine mélancolie :


— Dire que pendant plusieurs années, nous nous sommes vainement efforcés,
Breton et moi, d'atteindre cette simple beauté de la poésie populaire !
J e ne suis pas de ceux qui pensent que les contes traditionnels doivent être
la propriété exclusive ou jalousement gardée des seuls folkloristes. Maintenant,
comme en tous temps, ils peuvent être repris p a r l'écrivain ou le poète, non pour
qu'il nous les présente comme d'authentiques contes populaires après qu'il les a
remaniés selon des recettes consacrées, mais pour que, usant du droit qu'a tout
auteur de reprendre les thèmes, de les embellir, de les adapter ou d'en enrichir
la signification, il en tire une nouvelle œuvre d'art, récit littéraire, poème, pièce
de théâtre, scénario de ballet ou féérie musicale.
Comme le dit Alexandre Arnoux qui a si joliment parlé de la littérature
populaire et lui a pris quelques thèmes, « le seul crime en ces matières est de ne
pas réussir » (15). Et il est d'indéniables réussites. Sans vouloir citer d'auteurs
vivants, rappelons que le récit le plus attachant et le plus amusant des Mémoires
de Mistral, l'histoire de l'enfant dans le tonneau entraîné p a r un loup, qu'il
nous conte comme une aventure personnelle, est un conte populaire répandu dans
toute l'Europe, mainte fois passé dans la littérature et adapté jadis p a r Le Sage
pour les tréteaux de la foire Saint-Germain; on en trouvera une version dans
ce volume (16) ; rappelons que l'une des lettres les plus spirituelles de Paul-Louis
Courrier (celle où il narre à sa cousine, M Pigalle, la plaisante histoire qui
lui serait arrivée en Calabre dans une maison paisible qu'il aurait prise pour
un repaire de brigands), est en réalité l'adaptation littéraire d'un conte dont
Paul-Louis a dû entendre une version italienne, conte que l'on trouve déjà dans
l'Heptameron de Marguerite d'Angoulême, reine de Navarre, et dans l'Elite
des Contes du Sieur d'Ouville (17). Rappelons que, La Chèvre de Mon-
sieur Seguin d'Alphonse Daudet, Le Chien de Brisquet de Charles Nodier,
ces petits chefs-d'œuvre, sont de menus contes proverbiaux qui, sans l'art des
deux écrivains, fussent tombés dans l'oubli, de même que sans l'art de Perrault,
le conte du Petit Chaperon rouge ne serait guère connu maintenant que
des seuls folkloristes, au lieu de continuer à émouvoir tous les enfants du monde.
Ajoutons que pour bon nombre des chefs-d'œuvre de la littérature écrite,
de l'Odyssée et des tragédies antiques au Gargantua de Rabelais, à la Tempête,
au Roi Lear et au Cymbeline de Shakespeare, aux don Juan et aux Faust
tant de fois pris et repris p a r les dramaturges modernes, c'est le conte et sa sœur
la légende qui ont fourni les thèmes de départ auxquels les écrivains et les poètes
ont donné des sens nouveaux...
Mais il n'est pas que les œuvres littéraires, et p a r leur intermédiaire, les
arts plastiques et la musique, qui soient susceptibles de s'alimenter de la matière
première du conte. Les derniers venus des arts de la représentation, le cinéma
et la radio, les plus capables de s'affranchir des contingences imposées p a r l'espace

(15) Alexandre ARNOUX. Les enchantements de Grenade, préface.


(16) Voir dans le présent recueil le conte n° 21. ; d'autres versions se trou-
veront dans les recueils de Bas-Languedoc et Gascogne, de Haut-Languedoc
et Lyonnais. J'ai étudié les rapports de ce conte avec les œuvres littéraires dans
Arts et traditions populaires, n° 1 (janvier-mars 1953), pp. 33-58, Le conte de
l'enfant à la queue du Loup : D'un récit de Mistral à un conte de l'Inde ancienne.
(17) Voir l'article mentionné note 16, pp. 44-46.
et le temps et de tout ce qui, dans la représentation scénique, gêne le rêve et heurte
notre esprit critique, trouvent dans le conte merveilleux un domaine incompa-
rable et illimité. Le cinéma lui doit quelques-unes de ses plus belles réussites ;
la radio n'en a pas encore tiré tout le parti qu'on pouvait espérer ; mais ses
scénaristes, comme d'ailleurs ceux de l'écran, du ballet, des marionnettes et de
la féérie musicale, ignorent encore les ressources infinies de la littérature popu-
laire ; ils s'en tiennent prudemment aux chefs-d'œuvre consacrés de Perrault
et de Grimm, ou déjà exploités p a r Gozzi, sans oser, comme ce dernier, utiliser
des thèmes qui ne l'aient pas été avant eux...

En adoptant pour cette collection, d'accord avec l'équipe de jeunes folklo-


ristes appelés à y collaborer, une présentation des contes qui me semble nouvelle
et veut concilier les exigences de la science et le souci d'éducation, je n'ignore
pas que je m'attirerai des critiques, déjà lues à propos d'autres publications
confiées à des spécialistes au lieu de l'être à des vulgarisateurs. Reprenant la
phrase connue de Rivarol sur les commentateurs, on m'assimilera « aux douaniers
qui attachent des cachets de plomb aux gazes d'Italie » et, bien que les notes
soient rejetées à la fin d'une édition spéciale, on opposera les « pesants commen-
taires » à ces choses ailées que sont les contes.
A propos des faits apportés pour contredire certaines idées admises, convic-
tions plutôt qu'informations, on prononcera le motde pédant, et aux tâtonnemments
du chercheur esclave de l'expérience on opposera la clairvoyance du poète ; on
refusera au conte populaire simplement conté ou fidèlement rapporté la qualité
d'œuvre d'art pour ne l'accorder qu'au conte sophistiqué. Mais mes collaborateurs
et moi avons déjà reçu, à l'occasion de plusieurs de nos contes commentés, com-
muniqués à des lecteurs et à des auditoires divers, les récompenses qui nous sont
les plus chères : des rires et des émerveillements d'enfants, l'approbation d'écri-
vains et d'artistes aimés, le goût de la recherche éveillé chez des jeunes gens.
Nous souhaitons pas d'autres.
PAUL DELARUE.

Nota : Cette Présentation de la Collection des « Contes merveilleux des


Provinces de France » prenant la place de l'Introduction particulière aux
Contes du Nivernais et du Morvan, celle-ci est reportée à l'édition annotée
où elle précédera le Commentaire folklorique.
CONTES MERVEILLEUX

LES PRINCESSES DANSANTES

DE LA NUIT

L y avait une fois un roi qui avait une fille


jolie, gracieuse et douce. Mais ce qu'elle
faisait la nuit était plein de mystère.
I Chaque jour, le cordonnier de la cour
lui apportait douze paires de souliers de sa-
tin. Le soir venu, son père la conduisait à sa
chambre, fermait lui-même la porte à double
tour et mettait la clef dans sa poche, pous-
sait lui-même sept verrous de sûreté, installait lui-même
devant la porte une sentinelle qui devait veiller toute la nuit ;
et toute la nuit des soldats montaient la garde autour du
château. Et chaque matin, quand le roi venait éveiller la
princesse, il la trouvait brisée de fatigue, les douze paires
de chaussures gisaient en désordre dans un coin de la cham-
bre, et toutes avaient les semelles complètement usées par
la danse. La sentinelle n'avait rien vu, rien entendu ; les
soldats du guet n'avaient vu personne entrer ni sortir et
la princesse ne voulait rien dire. Le roi était consterné.
Il consulta ses astrologues qui interrogèrent longuement
le ciel, les étoiles qui voient tout sur la terre et la lune qui
pénètre partout. Et les astrologues répondirent :
— Ce que fait votre fille n'est pas vu des astres de la
nuit.
Il consulta ses mages qui examinèrent minutieusement
les souliers usés par la danse, puis interrogèrent les choses
de la terre. Et les mages dirent au roi :
— Ce que fait votre fille durant la nuit n'est pas vu
des choses de la terre.
Il consulta son médecin qui était un grand savant,
habile à pénétrer les secrets du corps, de l'esprit et du cœur.
Le médecin interrogea, examina, ausculta la princesse et
déclara au roi :
— Votre fille a un secret qui nous échappe. Seul un
jeune homme courageux qui la surveillerait avec adresse
saurait le découvrir et il gagnerait en même temps le cœur
de la princesse.
Alors le roi fit annoncer dans son royaume et dans
tous les États voisins que celui qui découvrirait le secret
de sa fille la recevrait en mariage et aurait en dot la moitié
du royaume, en attendant d'être roi à son tour. Mais celui
qui, ayant essayé, n'aurait pas réussi, serait mis à cheval sur
un âne, la tête tournée vers la queue qu'il tiendrait des deux
mains, et devrait se retirer honteusement sous les huées de
la population.
Comme la beauté, la douceur et la grâce de la princesse
étaient connues partout, les fils des rois voisins et quelques
grands seigneurs du royaume se présentèrent tour à tour.
Mais à tous arrivait la même chose. On recevait le
prétendant avec beaucoup d'honneurs : un carrosse l'allait
prendre aux portes de la ville, les troupes faisaient la haie sur
son passage, les cloches sonnaient, le canon tonnait, les sal-
ves crépitaient, le peuple applaudissait. Le roi le recevait
à la porte du palais, l'invitait à sa table, le faisait manger à
sa droite. La nuit venue, la princesse se retirait dans sa cham-
bre ; alors on installait le prétendant dans une chambre
voisine d'où, par la porte entr'ouverte, il pouvait, s'il le
voulait, se rendre compte de tout ce que ferait la princesse
si elle tentait de s'éloigner.
Mais, invariablement, dès qu'il était au lit, le jeune
homme sentait ses yeux se fermer malgré tous ses efforts
et il tombait dans un sommeil de plomb. Au jour, c'était le
roi qui l'éveillait en venant voir sa fille ; le malheureux pré-
tendant, ne sachant rien, devait repartir honteusement, à
cheval sur un âne dont il tenait la queue à deux mains, sous
les huées de la population.
Déjà, onze princes ou grands seigneurs s'étaient pré-
sentés sans succès et le roi n'avait plus guère d'espoir.
C'est alors que le soldat La Ramée quitta son régiment.
Il avait servi quatorze ans dans les armées du roi, aux fron-
tières du pays, et, malgré ses bons services, malgré sa bra-
voure dans les combats, il n'avait pu obtenir ni galon, ni
récompense. Alors il déclara ouvertement qu'il en avait
assez de l'armée, des officiers et du roi, et il demanda son
congé. On le laissa partir avec son uniforme, douze liards
dans sa poche et un pain de munition dans son sac. Et il
se mit en route pour son pays, chantant gaillardement.
Au bout d'une lieue il rencontra une vieille femme qui
lui demanda l'aumône. Tirant sa bourse, il lui dit :
— Tiens, bonne vieille, voici la moitié de ma fortune.
Il lui donna six liards et il reprit sa route et ses chansons.
Une lieue plus loin il rencontra une autre vieille, plus
âgée que la première qui, elle aussi, lui demanda l'aumône.
— Tiens, bonne vieille, voici tout l'argent qui me
reste.
Il lui vida sa bourse dans la main et repartit, toujours
chantant.
Une lieue plus loin il rencontra une troisième men-
diante, bien plus vieille encore que les deux autres, toute
ratatinée et toute courbée, et elle lui demanda aussi l'aumône.
— Décidément, dit La Ramée, notre roi laisse mourir
de faim les vieilles gens. Tiens, bonne vieille, prends la
moitié de mon pain.
Et il partagea avec elle son pain de munition.
Alors la vieille se redressa, laissa tomber ses oripeaux,
et La Ramée s'aperçut que c'était une fée. Il n'en fut pas
étonné, car en ce temps-là les soldats savaient qu'il exis-
tait des fées dont ils se contaient les histoires autour des
feux de camp lorsqu'ils étaient en campagne, ou dans la
chambrée en hiver, quand, la chandelle éteinte, il était trop
tôt pour dormir.
— La Ramée, c'est moi que tu as déjà rencontrée deux
fois, déguisée en mendiante. J'ai voulu éprouver ton bon
cœur. Où vas-tu si joyeux?
— J'ai servi quatorze ans de mon mieux dans les armées
du roi sans recevoir le moindre encouragement. Alors, j'ai
pris mon congé et je rentre chez moi. Et je suis bien con-
tent, car j'en avais assez de l'armée, des officiers et du roi.
— Tu parles bien mal de ton roi. Ecoute, tu m'as mon-
tré ton bon cœur, je vais te récompenser. Veux-tu devenir
l'ami du roi et épouser sa fille ?
— Je me moque bien du roi... mais sa fille m'intéresse.
La Ramée avait entendu les soldats parler des nuits
mystérieuses de la princesse, de la garde montée à sa porte
et autour du château. Comme il était resté jeune avec un
cœur tout neuf, les charmes de la fille du roi ne laissaient
pas son cœur indifférent; et il avait le goût des aventures.
— Suis mes conseils, dit la fée, et tu auras la princesse.
Va au palais du roi pour y tenter ta chance. Mais le soir,
dans la chambre où on te conduira, garde-toi bien de boire le
vin qu'on t'offrira et fais semblant de dormir. Voici une
cape d'invisibilité, tu n'auras qu'à la poser sur toi lorsque
tu voudras échapper à la vue. Tu es débrouillard, tu en sais
assez maintenant pour mener à bien ton affaire.
Et reprenant son aspect de vieille femme :
— Je vais annoncer ta venue. Adieu, La Ramée, et
bonne chance.
— Adieu, madame la Fée, et merci.
Mais la fée était déjà loin.
La Ramée plia la cape d'invisibilité, la mit dans son sac
et reprit sa route en chantant. Bientôt, il arriva aux portes de
la capitale.
Aussitôt, les cloches se mirent à sonner, les canons à
tonner, les salves à crépiter.
— Tiens, se dit La Ramée, j'arrive en pleine fête.
Un carrosse était à l'entrée de la ville, escorté de cavaliers;
deux personnages invitèrent La Ramée à y monter.
— Voudrait-on me mener en prison pour avoir mal
parlé du roi ? se dit-il en résistant un peu.
Mais il lui fallut céder, et le carrosse se mit en route.
Des deux côtés de la rue, des soldats faisaient la haie et pré-
sentaient les armes, les officiers saluaient du sabre ; le peu-
ple applaudissait.
— Mais, se disait La Ramée en regardant de tous
côtés, quel est donc le grand personnage à qui on rend ces
honneurs ?
Les cris de « Vive La Ramée ! » retentissaient de toutes
parts et il se rendit compte que c'était lui qu'on fêtait de la
sorte. Alors, tantôt à une portière et tantôt à une autre, il
se mit à faire des saluts militaires.
Le roi l'accueillit à la porte du palais et le fit monter
dans une salle où l'attendait un grand festin. On voulait
lui faire prendre un bel habit de cour, mais La Ramée tint
à garder sa tenue de soldat et son sac, car il ne voulait pas
se séparer de sa cape magique.
Le repas terminé, la princesse se retira dans sa cham-
bre. Puis le roi conduisit La Ramée dans la chambre voisine
et s'assura que la porte de communication était ouverte.
Le soldat avait à peine défait son sac que la princesse appa-
rut, un verre plein à la main et un sourire aux lèvres.
— C'est la coutume au palais qu'un prétendant boive
à ma santé avant d'aller au lit. Buvez un verre de vin, La
Ramée.
— C'est la coutume pour un soldat de ne pas boire
devant une demoiselle. Retirez-vous un instant et je boirai.
La Ramée versa le vin dans sa gourde, et quand la prin-
cesse revint prendre le verre, il s'essuyait les moustaches
avec un air satisfait et bâillait comme s'il eût eu som-
meil.
Il se coucha tout habillé, et bientôt la princesse l'enten-
dit qui ronflait bruyamment. Alors elle soupira :
— Mon pauvre La Ramée, tu auras le sort des autres.
Elle tira de son armoire un voile bleu couleur de clair
de lune dont elle s'enveloppa, et une étoile d'or qu'elle fixa
dans ses cheveux.
Puis elle frappa doucement trois coups sur le plancher,
une trappe se leva, et les onze princesses dansantes de la
nuit apparurent à la file, portant comme elle étoile d'or et
voile bleu couleur de clair de lune.
La fille du roi, du doigt, leur montra le verre vide et
La Ramée. Alors, elles entourèrent le lit du soldat en chan-
tant :
— Mon pauvre La Ramée, tu chevaucheras l'âne. Tu
chevaucheras l'âne, mon pauvre La Ramée.
Mais la fille du roi, restée à l'écart, leur dit :
— Vous chantez. Mais moi, je me sens l'âme troublée.
— Tu es toujours inquiète, dit l'aînée des princesses.
Tu as donc oublié combien de fils de roi en vain nous sur-
veillèrent? Craindrais-tu ce soldat? Le vin qui fait dormir,
pour lui, était même surperflu. Voyez toutes comme il dort.
Et la princesse aînée, puis toutes les autres, lui tirèrent
le nez, les oreilles, les cheveux, les moustaches sans qu'il
bougeât.
— Et maintenant, préparons-nous.
Elles chaussèrent les douze paires de souliers, se mirè-
rent tour à tour devant la glace en esquissant un pas de
danse ; l'aînée, repassant par la trappe, entraîna toute la
file dans un escalier qui s'enfonçait dans le sol, la fille du
roi la dernière.
Alors, le soldat, qui avait
tout observé entre ses pau-
pières demi-closes, sauta du
lit, mit sa cape d'invisibilité
et s'engagea à leur suite en
courant, et entraîné par son
élan, il marcha sur le voile de
la fille du roi qui eut peur et
cria :
— Oh ! derrière moi,
quelqu'un retient mon voile !
— Ne sois donc pas si
sotte !... dit la première, un
clou l'a accroché.
Elles descendirent, des-
cendirent, descendirent, arri-
vèrent enfin à une galerie
que fermait une porte de
bronze.
La première princesse
frappa trois fois du doigt la
porte qui s'ouvrit à deux battants
et toute la file s'engagea dans la forêt magique.
Elles traversèrent un bois dont les arbres avaient des
feuilles de cuivre. La Ramée ceuillit une feuille et l'arbre
frémit tout entier.
La fille du roi tressaillit :
— J'ai entendu quelqu'un dans un arbre, dit-elle.
— C'est le saut d'un moineau sur une branche, dit la
première princesse.
Elles traversèrent ensuite un bois dont les feuilles étaient
d'argent. La Ramée cueillit une feuille et cette fois le bruis-
sement gagna les arbres voisins.
La fille du roi poussa un cri :
— C'est le passage d'un lièvre entre les arbres, dit
la première princesse.
Elles traversèrent un bois dont les arbres avaient des
feuilles d'or et La Ramée en détacha une feuille ; cette fois,
tout le bois s'agita longuement.
La fille du roi sursauta et
comprima son cœur des deux
mains.
— Un être de la terre
nous suit, j'en suis certaine.
— Un cerf a bondi et
s'enfonce dans le bois, dit la
première princesse.
Enfin, elles arrivèrent à
une grande pièce d'eau ; au
bord les attendaient douze
nacelles pavoisées et fleuries
avec douze princes en costume
de bal.
Chaque princesse monta
dans une nacelle et La Ramée
se glissa dans la dernière
avec la fille du roi. Les
batelets partirent, mais
celui qui portait La Ramée
avait peine à suivre les autres.
— Je ne sais ce qu'a mon bateau
ce soir, dit le prince qui conduisait, il enfonce dans l'eau
bien plus que de coutume et il me faut ramer de toutes mes
forces pour le faire avancer.
— C'est que le temps est lourd, dit la princesse ; moi-
même, je me sens tout oppressée.
Ils se dirigèrent vers une île où l'on voyait un magni-
fique château plein de lumières ; une musique merveilleuse
s'en échappait, qui donnait une irrésistible envie de danser.
Dès que les nacelles touchèrent le bord, les princes sautèrent
sur la rive et entraînèrent les princesses vers la salle où déjà
d'innombrables couples dansaient. La Ramée, toujours invi-
sible, fut lui-même entraîné par la musique et il dut entrer
dans le tourbillon, glissant entre les couples en tournoyant
sans jamais les heurter.
De temps en temps, on apportait aux princesses alté-
rées une coupe de boisson fraîche, et La Ramée prélevait
chaque fois une gorgée sans que personne s'en aperçût.
On dansa jusqu'à trois heures du matin, mais alors, les sou-
liers des danseuses étaient usés et percés, et il fallut s'arrê-
ter. Une collation fut servie et les couples se mirent à table.
La vaisselle était d'argent, les couverts d'or et les coupes de
diamant. La Ramée préleva un morceau dans chaque assiette
et but encore dans chaque coupe,

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