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CHAPITRE 3

Dès que Florus est entré dans la classe, j'ai su que nous deviendrions amis. C'est un petit blond
discret à l’œil vif, dont le visage rieur est piqueté de tâches de rousseur. Ce qui lui donne un air
rigolo qui n'a pas plu à Fulgur, mais alors pas du tout ! D'emblée, on comprit qu'il ne serait jamais le
premier de la classe. D'ailleurs, dès sa première matinée, il a écopé de sa première punition. De quoi
nous le rendre évidemment sympathique...
Quand mon pigeon s'est posé sur mon bras, à la sortie de l'école, il est venu vers moi.
– Tu aimes les oiseaux, Aemilius ?
Dans ma tête je lui ai donné un bon point. Il avait déjà retenu mon nom. Je lui ai répondu par
l'alternative et le deuxième bon point n'a pas tardé :
– Tu sais, moi aussi j'adore les oiseaux. J'ai un perroquet que mon père m'a rapporté des Indes.
Viens le voir si tu veux.
Son perroquet est un véritable phénomène. Jusque-là, en matière d'oiseaux parleurs,je n'avais vu que
des pies, des étourneaux et des geais. Rien à vois avec son perroquet. De petite taille, il a un beau
plumage vert avec un collier rouge vif et une longue queue. Il sait dire « bonjour », salue les
empereurs, notamment Claude et Caligula, et prononce de gros mots. Un vrai bonheur !
– Et si tu l'entendais quand il a bu du vin, il parle encore mieux, ajoute Florus qui n'est pas peu
fier de son petit compagnon.
Spontanément, Florus a rejoint notre petite bande et nous l'avons conduit sur le chantier, à
la carrière et sur tous les lieux de nos exploits. Aujourd'hui, nous nous amusons dans une vieille
grotte abandonnée où nos parents nous interdisent de pénétrer. Mais c'est si bon de braver les
interdits ! Il fait sombre à l'intérieur et nous aimons y jouer à cache-cache. À chaque partie, frisson
assuré. Cette fois, c'est mon tour de « clouer ». Je finis tout bas de compter : « Dix-huit... Dix-neuf...
vingt ! » Je suis sur le point de partir à la recherche de mes copains lorsque j'entends distinctement
une voix d'homme :
– Puisque je te dis que tu dois aller les rejoindre maintenant. Tu n'as une minute à perdre.
Tiens, prends ça pour retrouver ton chemin.
Bizarre ! L'homme n'est qu'à quelques pas de moi, mais il ne m'a pas repéré. Vite, j'entre
dans la grotte, appelle discrètement mes amis et leur raconte ce qui vient de se passer.
– Et si nous le suivions, suggère Flavia qui adore l'aventure.
Nous n'hésitons pas et, dissimulés derrière les buissons, nous commençons notre filature.
L'homme marche pendant une bonne demi-heure. À plusieurs reprises, il s'arrête, déplie quelque
chose comme s'il consultait un plan, puis change de direction.
– Il a rendez-vous avec quelqu'un, murmure Paulina qui tremble comme une feuille.
– Peut-être ses complices, rétorque Florus a voix basse.
Nous pénétrons dans un bois touffu. L'homme s'arrête, tend l'oreille et siffle plusieurs fois.
Immobiles chacun derrière un arbre, nous voyons alors surgir deux autres individus à l'allure
inquiétante. Leur conversation est brève et nous n'en saisissons que quelques bribes. Puis ils se
séparent avec des mines de conspirateurs. Inutile d'essayer de les suivre. Cela nous obligerait à nous
séparer et ils pourraient nous repérer.
– J'ai cru entendre « cette nuit à la septième heure », lance timidement Flavia qui se trouvait la
plus proche du trio.
Nous sommes tous les cinq d'accord sur ces mots, mais que signifient-ils ? En dépit de leur attitude
étrange, rien ne permet d'affirmer que les trois hommes soient impliqués dans le sabotage du
chantier. Rien non plus ne nous autorise à affirmer qu'ils ont rendez-vous au Pont du Gard et qu'ils
mijotent forcément un mauvais coup... Après tout, rien n'interdit de se retrouver dans un bois et d'y
tenir une conversation. D'ailleurs, n''est-ce pas ce que nous sommes en train de faire en ce moment ?
– En tout cas, tranche Florus, mon père me rira au nez si je lui raconte cette histoire. Je le
connais, il ne me prendra pas au sérieux et jamais il ne déclenchera une action de choc à partir
d'indices aussi maigres.
– Pourtant, moi je vous dis qu'ils ont tous les trois de têtes de malfaiteurs, insiste Paulina la
peureuse.
Les deux points de vue sont recevables, je propose qu'une partie de la bande soit présente
cette nuit sur le chantier à la septième heure pour voir s'il se passe quelque chose.
– Moi, j'ai trop peur des fantômes pour sortir la nuit, prévient Paulina.
– Mon père a le sommeil très léger, je n'aurais aucune chance de m'échapper, avertit Florus.
– Mes parents ne me pardonneraient jamais une telle escapade nocturne, renchérit Lucius.
– Et bien soit ! Nous serons deux. Tu es partante Flavia ?
Elle me gratifie de son plus beau sourire. Je peux compter sur elle. Personnellement, je n'éprouverai
aucune difficulté : le dîner expédié, mon père s'affale sur son lit et s'endort comme une masse !
Le clair de lune jette une douce lueur sur la vallée du Gardon et sur le pont en construction
hérissé d'échafaudages et d'appareils de levage. Pas un bruit. Tout paraît irréel.
J'avance en silence, suivi comme mon ombre par Flavia. Nous nous glissons entre les blocs de pierre
posés sur le sol. Un ronflement régulier attire notre attention. Ce sont les légionnaires de la patrouille
de nuit qui se sont endormis. Bravo l'armée romaine ! Au moins, nous voilà tranquilles de ce côté-là.
Ils ne risquent pas de nous surprendre et de nous interpeller.
– Si on montait sur ce tas de pierres qui est dans l'ombre, me glisse Flavia.
Excellente initiative. Nous verrons sans être vus. L'air est frais et nous nous serrons l'un
contre l'autre . La septième heure doit être maintenant largement dépassée et je commence à croire
que nous allons rentrer bredouilles. Tout à coup, Flavia serre mon bras et se redresse légèrement.
Elle me désigne quelque chose de son index.
– Regarde là-haut, trois hommes viennent d'arriver.
J'écarquille les yeux et j'aperçois enfin trois silhouettes. Elles progressent lentement sur le pont et se
dirigent vers les voûtes en construction au dernier niveau. Je retiens mon souffle. Les hommes sont
loin de nous, mais mon cœur cogne si fort dans ma poitrine que je suis persuadé qu'ils vont
l'entendre.
La lune, un temps cachée par un nuage, redevient visible et éclaire distinctement l'endroit où
ils viennent de s'arrêter. Ils portent de longs sacs sur le dos et en sortent des instruments dont le lame
brille, frappée par un rayon de lune. Ce sont des scies...Les silhouettes s'attaquent aux cintres mis en
place la veille et sur lesquels les maçons ont commencé à poser les pierres des voûtes. Si nous ne
percevons pas le bruit des lames qui scient les pièces de bois, nous voyons nettement le lent
mouvement de va-et-vient des bras de ces misérables crapules. Je ne le jurerais pas, mais je crois
bien reconnaître l'homme que nous avons suivi de la grotte jusqu'aux bois.

Que faire ? Les légionnaires sont loin de nous. Si nous les alertons, nous risquons d'attirer
l'attention du trio qui aura largement le temps de s'enfuir. Nous restons figés sur place, tétanisés par
la peur. Une bonne demi-heure s'écoule. Enfin, leur sinistre besogne accomplie, les trois silhouettes
s'évanouissent dans la nuit.

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