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Revue des sciences humaines

346 | 2022
La poésie en transit : France – Brésil

Mallarmé en transit ou les subdivisons


prismatiques de l’Idée
Inés Oseki-Depré

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/rsh/656
DOI : 10.4000/rsh.656
ISSN : 2540-3362

Éditeur
Presses universitaires du Septentrion

Édition imprimée
Date de publication : 30 mai 2022
Pagination : 105-134
ISSN : 0035-2195

Référence électronique
Inés Oseki-Depré, « Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée », Revue des sciences
humaines [En ligne], 346 | 2022, mis en ligne le 30 mai 2023, consulté le 30 mai 2023. URL : http://
journals.openedition.org/rsh/656 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsh.656

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- CC BY-NC-ND 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
Mallarmé en transit
ou les subdivisons prismatiques de l’Idée
Inês Oseki-Dépré

Préambule
Du Coup de dés de Stéphane Mallarmé, dernier poème du poète avant sa
mort, publié initialement dans le numéro 17 de la revue Cosmopolis en
1897 à Paris, les lectures sont très nombreuses1. Nous n’en proposons ici
qu’un bref découpage sui-generis. En fait, nous souhaitons, d’une façon
plutôt synchronique, présenter trois moments créatifs hypertextuels qui
ont suivi l’apparition du poème aux xxe et xxie siècles au Brésil en nous
posant la question d’un Mallarmé en fin de compte politique : un premier
moment s’initiant en 1965 ; un second, dans la fin du vingtième siècle et un
troisième, aujourd’hui.
Sa réception brésilienne, on le sait, se doit en premier lieu aux poètes
concrets, Décio Pignatari, Haroldo de Campos et Augusto de Campos,
auteurs, dès 1965, de l’ouvrage d’introduction du mouvement, Théorie de
la Poésie Concrète2, composé d’un recueil d’articles et de poèmes et dans
lequel il est beaucoup question du poète français. On leur doit également
le volume Mallarmé, de 19753, avec essais, traductions du poète français et
particulièrement du Coup de dés devenu Un Lance de Dados. Nous essaierons
de montrer à quel point la lecture de ce poème a pu engendrer une théori-
sation très productive concernant la poésie et les arts en général de la part

1.– Voir la riche bibliographie de la thèse de Doctorat de Thierry Roger (L’Archive du Coup
de dés, dir. Bertrand Marchal, Paris IV, 2008, 964 pages) citant une douzaine d’ouvrages
consacrés à Mallarmé, en plus d’une quarantaine d’articles sans compter des centaines
de références au poème.
2.– Augusto de Campos, Décio Pignatari, Haroldo de Campos, Teoria da Poesia Concreta
(textos críticos e manifestos – 1950-1960), São Paulo, Ed. Invenção, 1965.
3.– Augusto de Campos, Décio Pignatari, Haroldo de Campos, Mallarmé, São Paulo, Ed.
Universidade de São Paulo, 1975.

revue des sciences humaines – n°346 – avril-juin 2022


Inês Oseki-Dépré

des trois poètes mais aussi dans quelle mesure elle a marqué leur œuvre de
façon inéluctable4.
Nous présenterons ensuite les effets de cette répercussion sur l’œuvre
du poète graphiste et chanteur Arnaldo Antunes (né en 1960) dont nous
n’examinerons qu’une partie infime de l’œuvre très étendue. En effet,
la filiation de ce poète aux poètes concrets n’a jamais été dissimulée bien
qu’Arnaldo Antunes ne soit pas auteur d’essais ou de textes théoriques
ou métalinguistiques.
Nous évoquerons pour conclure un poète brésilien très contemporain
qui peu ou prou poursuit le même type de recherches formelles que le
poète français mais cette fois-ci dans une finalité opposée : il ne s’agit pas
d’un poète méta-critique mais d’un poète pourrait-on dire « politique »,
André Vallias.

Qu’est-ce que le Coup de dés ?


Auparavant, que l’on nous permette de dire quelques mots de ce poème
qui, à sa sortie, n’a suscité qu’étonnement ou ironie en France jusqu’aux
critiques d’Albert Thibaudet en 19125 et les divers propos de Paul Valéry
étalés sur plusieurs époques6. Il n’est pas question ici de donner une nouvelle
définition/explication de ce poème qui est apparu d’abord comme un objet
non identifié, lors de sa parution. D’autres critiques, éminents, s’y sont
attaqués par la suite avec bonheur et les explications du poème n’en sont
pas moins riches et nombreuses7. Toutefois, sa réception, on le sait, a été
initialement plutôt négative8, sinon nulle9 et il est instructif de citer l’une

4.– À notre avis plus que Pound, Joyce ou Cummings, comme ils le citent souvent.
5.– Albert Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé [1912], Gallimard, 1926.
6.– Paul Valéry, Œuvres (éd. Jean Hytier), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
t. I, 1957 ; Cahiers (éd. Judith Robinson-Valéry), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », t. II, 1974.
7.– Nous en avons déjà évoqué une partie dans notre travail « Mallarmé hoje : controvér-
sias ? contra o verso ? » [« Mallarmé, vers et controverses ? »], dans Bénédicte Gorrillot,
Marcelo Jacques de Moraes, Masé Lemos et Paula Glenadel (éd.), Poesia e Interfaces :
operações, composições, plasticidades, Rio de Janeiro, 7 Letras, 2017, p. 68-87.
8.– Voir à ce sujet le recueil poétique de Philippe Beck, Aux recensions, Paris, Flammarion,
2002, sur lequel nous nous sommes penchée dans l’article « Mallarmé hoje : contro-
vérsias ? contra o verso ? », Poesia e Interfaces, op. cit., p. 79. Philippe Beck tourne en
dérision les critiques mallarméennes souvent négatives.
9.– La « mauvaise » réception du poème est due à sa nouveauté formelle (avec les problèmes
d’exécution qu’ont rencontrés ses éditeurs en 1897) et au contexte général la première
guerre mondiale de 1914. Mais surtout à sa nouveauté tout court à laquelle ses contem-
porains n’étaient pas préparés.

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Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

des premières qui expriment l’incapacité ou l’impuissance de l’auteur pour


en parler autrement10.
Ainsi André Lichtenberger, le secrétaire de la revue Cosmopolis où le
poème a été publié pour la première fois, nous donne, en 1914, un aperçu des
réactions immédiates qu’il a connues, tout en rappelant quelques constantes
de l’art poétique mallarméen :
L’inspiration en était admirable. Mais un peu déconcertante en était la
réalisation. Sur une page blanche s’éparpillaient des phrases disjointes, en
lignes inégales, dissymétriques et composées de sept sortes de caractères.
L’effet sur notre public fut déplorable. On nous demanda, sans aménité, si
nous nous moquions de nos lecteurs. Comme le poète, candide, m’inter-
rogeait sur leurs impressions, je ne lui dissimulai pas complètement qu’ils
avaient été un peu surpris. Avec cette modestie délicieuse qui formait une
partie de son charme, il m’exprima son regret et me définit sa conception
de l’art. Le rôle du poète n’est-il pas, avant tout, – peut-être uniquement
– d’exciter, par les moyens les plus simples et les plus nobles, la sensibilité
de ses lecteurs, de provoquer dans leur âme les plus sublimes résonances ?
Provoquer avec un minimum d’artifices, par une phrase, par un mot choisi,
un maximum d’émotion esthétique, est sans doute le comble de l’art.
Le doigt posé sur une feuille vierge étalée devant lui, il conclut, rêveur :
« Peut-être qu’en définitive le plus beau poème est une page blanche11 ».

Stéphane Mallarmé, Un coup de dés (1897)12


10.– On peut dire que chaque époque a produit des critiques redevables de l’horizon d’at-
tente du moment (théories, sciences, relectures).
11.– André Lichtenberger, secrétaire de la revue Cosmopolis, « Réminiscence », La Guerre
Sociale, 2 octobre 1914, cité par Bertrand Marchal, dans Mallarmé, Œuvres Complètes
(Bertrand Marchal éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I,
1998, p. 131.
12.– Stéphane Mallarmé, op. cit. [1897], Œuvres complètes (éd. Henri Mondor et Jean Aubry)
[1945], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, p. 472-273. Les
références à venir renverront à cette présente édition.

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Inês Oseki-Dépré

La même année, cet aspect « déconcertant » du poème a été recon-


sidéré et on peut lire les commentaires de Paul Valéry, ami et contem-
porain de Mallarmé, repris par Thierry Roger, que nous citons ici : « Cette
construction extra-lucide a été méditée avec le souci d’une perfection absolue
inséparable de l’obtention de sa dimension visible13 ». Cette machine se
définit plus précisément comme une machine fondamentalement typogra-
phique centrée sur « l’unité visuelle » de la page, qui permet au poème de se
déployer dans la double direction du dessin et de la partition, pour reprendre
les deux mots-clés de la préface de l’édition Cosmopolis. Cette esthétique de
la page ajoute à la successivité de la lecture linéaire la simultanéité d’une
lecture tabulaire : le Coup de dés invente la surface créant une poésie du Plan.
Ainsi, selon Thierry Roger, le repère (abscisse et ordonnée) sensible de
la page est vu comme un programme de la lecture intelligible. Les mots,
positions, sont affectés de coordonnées. Et il conclut : « À suivre cette
lecture valéryenne, le poème de Cosmopolis, triplement réflexif, serait non
seulement méta-littéraire (dévoilement du “système de la littérature”) et
méta-linguistique (dévoilement des propriétés du langage), mais aussi et
surtout méta-mallarméen (dévoilement d’une poétique, ici véritablement
mise “à nu”)14 ».
Ces quelques considérations nous suffisent ici pour établir une filiation
entre Un coup de dés et les poètes brésiliens concrétistes qui en ont fait la clé
d’un paradigme. Nous porterons sur eux un regard centré particulièrement
sur leur rapport à Mallarmé, laissant de côté bon nombre de leurs produc-
tions poétiques et théoriques.

Théorie de la poésie concrète15


Dix ans avant la parution du volume Mallarmé (1975), le premier témoi-
gnage mettant en relation le fameux poème de Mallarmé et la poésie
concrète est formulé par le poète Augusto de Campos16. En évoquant cette
13.– « Puisque l’œuvre qu’il rêvait était une œuvre dont l’apparence visible était une partie
capitale » (Paul Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 781, cité par Thierry Roger, L’Archive du
coup de dés, op. cit., p. 269).
14.– Thierry Roger, L’Archive du coup de dés, op. cit., p. 269. Les citations présentées ici
proviennent de Paul Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 624-627 et p. 779-781.
15.– Nous nous fondons ici sur le volume d’Augusto de Campos, Décio Pignatari, Haroldo
de Campos, Teoria da Poesia Concreta [Théorie de la poésie concrète], op. cit. (désormais
abrégé TPC, précédé du nom de l’un des trois auteurs précisément cité).
16.– Augusto de Campos, né en 1931, à São Paulo, est poète, traducteur et essayiste. Avec
Décio Pignatari et Haroldo de Campos, il a publié Teoria da Poesia Concreta (1965).
Une sélection de ses textes incluant des animations digitales peut être vue sur l’URL :
http://www.augustodecampos.com.br/mem_desmem.htm (consulté le 23/05/2021).
En français, son œuvre poétique est publiée dans deux anthologies bilingues,

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Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

dernière, il rappelle : « Comme processus conscient, on peut dire que tout


a commencé avec la publication d’Un coup de dés (1897), le “poème plante”
de Mallarmé, l’organisation de la pensée en “subdivisions prismatiques de
l’Idée” et la spatialisation visuelle du poème sur la page17 ». Dans un article
publié par le Diário de São Paulo (20-3-55), et republié dans Mallarmé,
Campos ajoute, en mettant cette fois en rapport le fameux poème avec les
découvertes musicales contemporaines :
Mallarmé est l’inventeur d’un processus d’organisation poétique dont la
signification pour l’art du mot nous semble comparable, du point de vue
esthétique, à la valeur musicale de la « série », découverte par Schoenberg,
purifiée par Webern, et, à travers le filtrage de ce dernier, transmise aux
jeunes compositeurs électroniques, pour présider aux univers sonores
d’un Boulez ou d’un Stockhausen. Ce processus pourrait s’exprimer par
le mot structure18.
Ailleurs, le poète étend ce « nouveau champ de relations et de possibi-
lités de l’usage du langage » vers l’expérience de « la peinture et les moyens
modernes de communication, de la “mosaïque du journal”, le cinéma et
les techniques publicitaires19 ». Cette idée de structure a comme corol-
laire « l’exigence d’une typographie fonctionnelle, qui réellement reflète
les métamorphoses, les flux et reflux des images20 » et il rappelle les effets
souhaités par Mallarmé dans la préface du poème : caractères d’imprimerie
divers, position des lignes typographiques sur la page, présence de « blancs »,
usage particulier de la page constituée de deux feuilles dédoublées.
Campos procède ensuite à un découpage du poème selon ses thèmes
entendus comme des thèmes musicaux :
Motif prépondérant : UN COUP DE DÉS/JAMAIS/N’ABOLIRA/
LE HASARD.
Motif secondaire : Si / c’était / le nombre / ce serait – complétés par
comme si / comme si.
Motif secondaire : quand bien même lancé dans des circonstances
éternelles / du fond d’un naufrage / soit / le maître / existât-il / commençât-il

Poètemoins (2011) et Outro (Autre) dans le n° 3 de la revue Celebrity Café dédié au poète
(2019), toutes les deux organisées et traduites par Jacques Donguy, aux Presses du Réel
(Dijon).
17.– Augusto de Campos, TCP, p. 32 (Nous traduisons, ainsi que les autres citations à venir
de l’ouvrage).
18.– Augusto de Campos et al., Mallarmé, op. cit., p. 177 (Nous traduisons, ainsi que les
autres citations à venir de l’ouvrage).
19.– Ibid., p. 27.
20.– Ibid., p. 178.

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et cessât-il / se chiffrât-il / illuminât-il / rien / n’aura eu lieu / que le lieu /


excepté / peut-être une constellation.
Motifs adjacents : ceux qui s’expriment en caractères plus petits.
Il va de soi, affirme Augusto de Campos, que cette représentation schéma-
tique n’a comme autre but que d’illustrer le caractère structurel du poème.
Greer Cohn21, l’un des grands exégètes du poème, montre que « des phrases
en caractères plus petits sont groupées autour de la grande, formant des
branches, des rameaux, et [… ] sur son tronc, et toutes ces ramifications se
poursuivent parallèlement ou s’entrecroisent, donnant un équivalent litté-
raire du contrepoint musical22 » :

Stéphane Mallarmé, Brouillon du Coup de dés

Si la référence à Mallarmé, en particulier à Un coup de dés, est une


constante chez les poètes concrets, il est commun, par ailleurs, que le poète
français apparaisse aux côtés de Joyce (Finnegans wake), Pound (Cantos) ou
Cummings cités en tant que poètes idéogrammatiques. La devise concrétiste
sera : POÉSIE CONCRÈTE : TENSION DE MOTS-CHOSES DANS
L’ESPACE-TEMPS.

Augusto de Campos (né en 1931)


Il est intéressant de suivre l’évolution de la poétique d’Augusto de Campos, le
plus exclusivement visuel des trois concrétistes. En effet, si au départ, comme
le prétend Marjorie Perloff23, le poète est à la fois très attentif à la logopoeia

21.– Robert Greer Cohn, Mallarmé’s Un Coup de Dés, Yale French Studies, Yale University,
New-Haven, 1949.
22.– Augusto de Campos, TPC, p. 180.
23.– Voir Marjorie Perloff, « Da vanguarda ao digital » [« De l’avant-garde au digital »],
tr. br. Adriano Scandolara, O Gênio não original, Belo Horizonte, Ed. UFMG, 2013,

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Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

poundienne (« la danse de l’intellect parmi les mots24 »), c’est la melopoeia


qui domine ses productions. Ainsi dans le poème « Lygia finge », on note
une série de transformations lexicales en plusieurs langues et des connexions
entre les différents vocables (lygia-finge-digital-illa // gryphe-lynx // lynx-
figlia) ainsi que l’écho entre so lange so et sorella et so only lonely. D’après
la critique américaine, « Lygia […] émerge comme un poème troubadou-
resque renouvelé : le contexte temporel de l’aubade ou planh donne lieu à la
construction de ce Klangfarbenmelodie amoureux25 » :

Augusto de Campos, « Lygia finge », Poetamenos (1953)

Or, si ce poème met l’accent sur les tonalités et les mélodies, mais aussi sur
la dispersion des mots sur la page – à l’instar du Coup de dés mais en moindre
échelle –, certains des poèmes concrets du poète sont quasi-iconiques, la
forme renvoyant à la signification, presque cratyliens ou isomorphes selon la
définition de la poésie concrète26.
Pour le prouver, Perloff cite le poème de Gertrude Stein, « a rose is a
rose », en couverture de l’œuvre Porta-retratos (1989) qui est construite en
cercle et qui renvoie à la forme de la rose, sans que cela rapproche, selon
nous, ce poème des calligrammes d’Apollinaire :

p. 121-129 (nous traduisons ainsi que les autres citations de cet article).
24.– Ibid., p. 122.
25.– Ibid., p. 121.
26.– « À un stade plus avancé d’évolution formelle, à un stade plus rationnel de créa-
tion, l’isomorphisme tend à se résoudre en un pur mouvement structural », Décio
Pignatari, TPC, p. 87.

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Gertrud Stein, Porta-Retratos, tr. br. Augusto de Campos (1989)

Pour en revenir à « Lygia finge », le poème appartient au recueil


Poètemoins (Poetamenos) (1953)27 qui présente des poèmes en couleurs,
instruments musicaux différenciés. On trouve des poèmes bicolores (jaune/
prune), quadrichromes (bleu, rouge, vert, jaune), et parfois présentant cinq
couleurs (rouge, vert, prune, jaune, bleu nuit) comme dans le poème cité,
soit un poème orchestral – « symphoni[que]28 » selon Mallarmé. L’allusion
à la femme aimée, Lygia, sera présente dans un autre poème où elle apparaît
comme « filhazeredo29 » (« Lygia Azeredo »). Le même poème ne repré-
sente pas, mais présente.
Le troisième poème que nous avons choisi de montrer est « intraduction
readymallarmade : des contemporains », datant de 2009 et constitue le
retour affiché à Mallarmé :

27.– Ce titre a été étendu à l’anthologie organisée par Jacques Donguy aux Presses du Réel,
2011.
28.– Stéphane Mallarmé, « Préface », Un coup de dés, Œuvres complètes, op. cit., p. 456.
29.– Augusto de Campos, Anthologie, op. cit., p. 28.

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Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

Augusto de Campos,
« intraduction readymallarmade : des contemporains » (2009)

Ce triangle, ou pyramide avec la pointe tournée vers le bas sur onze


« lignes » dont les caractères graphiques décroissent au fur et à mesure de
la lecture, fait référence à la phrase de Mallarmé dans « Le Mystère dans les
Lettres » : « Je préfère, devant l’agression, rétorquer que des contemporains
ne savent pas lire30 ». Mallarmé répond aux accusations d’obscurité de son
écriture. Augusto de Campos en joue ironiquement pour tester la capacité
de lecture des lecteurs de son poème : malgré le mot-valise convoquant
Mallarmé dans mallarm-ade et contaminant le ready-made d’un Duchamp,
qui aura précisément identifié la citation du « Mystère dans les Lettres » ?
Sauf un érudit, peu de monde, et la preuve de l’énoncé sera réalisée perfor-
mativement que le lecteur contemporain ne sait pas lire ! À remarquer d’ail-
leurs : la première syllabe des « con-temporains » qui apparaît isolée et qui
est très éloquente.

Décio Pignatari (1927-2012)


Dans l’ouvrage collectif de 1965, Teoria da Poesia Concreta, les apparitions de
Décio Pignatari31 sont très fréquentes. Mettant l’accent sur un paradigme de
30.– Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les Lettres » [1896], Variations sur un sujet,
Œuvres complètes, op. cit., p. 386.
31.– Décio Pignatari est né en 1927 à Jundiaï (S.P.), est mort en 2012 à São Paulo. En 1952, il a
fondé le Groupe Noigandres (« la fleur qui éloigne l’ennui ») avec Augusto de Campos
et Haroldo de Campos, à l’origine de cinq anthologies poétiques. Entre 1956 et 1957, il
a participé au lancement officiel de la Poésie Concrète (1re exposition nationale d’Art

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Inês Oseki-Dépré

poètes étrangers et brésiliens (Dante, Mallarmé, Joyce, Pound, Cummings,


Apollinaire, Augusto de Campos, Haroldo de Campos, Oswald de Andrade,
João Cabral de Melo Neto, Carlos Drummond de Andrade…) et des plasti-
ciens (Volpi, Max Bill, Calder…), il convoque Mallarmé et la « Crise de
vers ». Comme ses deux compagnons, il lui rend hommage en affirmant :
Quant aux réalisations spatiales, que l’on cite, avant tout autre, la dernière
et impressionnante œuvre de Mallarmé, Un coup de dés, 1897, est la première
œuvre poétique consciemment et structurellement organisée selon la
spatio-temporalité. Les problèmes posés par sa théorie des « subdivisions
prismatiques de l’Idée » – dont la réalisation a nécessité le blanc de la
page comme élément de structure, des mots en différentes tailles et polices
et indications de lecture, qui font du poème une véritable partition verbi-
vocovisuelle – recouvrent aujourd’hui la plupart du champ de préoccupa-
tions de la poésie concrète32.
Le Coup de dés inaugure, pour Pignatari, l’interface poétique avec d’autres
moyens d’expression, caractéristique d’une grande partie de sa production
artistique : cinéma, musique, théâtre qui sont la base de ce qu’il appelle le
poème-code et sémiotique.
C’est un autre aspect de la poésie concrète brésilienne que, dans un
essai qui lui est consacré, Perloff met en avant, en se focalisant cette fois
sur Pignatari. La critique américaine rappelle l’étonnement du poète
Kenneth Goldsmith, lors d’une table ronde en 2001, devant les propos du
poète brésilien :
J’ai été ébloui. Tout ce que Pignatari disait semblait prévoir le fonction-
nement de l’Internet, […] l’émission, le contenu, l’interface, la distri-
bution, les caractéristiques multimédia, rien que pour en citer quelques
éléments. Tout à coup, cela fait sens : comme dans la fameuse déclaration
de Kooning : « L’histoire ne m’influence pas. C’est moi qui influence
l’histoire », il a fallu la venue du Web pour que nous voyions combien la
poétique concrétiste a été prémonitoire en prévoyant sa propre réception
chaleureuse un demi-siècle après. D’emblée j’ai compris que ce qui
manquait à la poésie concrète c’était un contexte approprié où elle puisse
s’épanouir. Pendant plusieurs années, la poésie concrète est restée dans
les limbes : un genre déplacé à la recherche d’un nouveau médium. Et
maintenant, elle l’a trouvé33.
Concret, au MAML/SP et dans le salon du MEC.RJ). En 1958, avec ses deux parte-
naires, il a publié le Plan-Pilote pour la Poésie Concrète, dans la revue Noigandres, n° 4.
En 1962, il a été l’un des créateurs de la revue Invenção, organe de la Poésie Concrète.
Contrairement aux frères Campos, il a aussi été un auteur de fiction.
32.– Décio Pignatari, TPC, p. 61.
33.– « I was stunned. Everything that Pignatari was saying seemed to predict the mechanics of
the internet… delivery, content, interface, distribution, multi-media, just to name a few.

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Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

S’il est vrai que le propos du poète américain se justifie par le fait que la
poésie concrète n’a jamais connu de vrai succès aux USA, il n’est pas moins
vrai que les moyens annoncés par Décio Pignatari ont surtout été employés
par Augusto de Campos qui a construit tout un pan de son travail sur le web.
Curieusement, malgré sa lecture de Mallarmé dans Teoria da Poesia
Concreta, qu’il considère comme le précurseur d’une conception du poème à
multiples facettes, ce n’est pas dans le volume dédié à Mallarmé que Pignatari
a réalisé ses poèmes graphiques ou visuels. Nous trouvons ses hypertextes
verbivocovisuels les plus éloquents du Coup de dés dans son anthologie Poesia
Pois é Poesia (1977) qui regroupe des textes allant de 1950 à 1975. Il s’agit
notamment de « Stèle pour vivre n° 4 – Mallarmé vietcong34 », un poème
de quatorze pages sur pages doubles. Les sept pages doubles (reproduites
ci-après) présentent le texte à gauche et une image à droite :

Suddenly it made sense: like de Kooning’s famous statement: “History doesn’t influence
me. I influence it”. it’s taken the web to make us see just how prescient concrete poetics was
predicting its own lively reception half a century later. I immediately understood that what
had been missing from concrete poetry has been in limbo: it’s been a displaced genre in
search of a new medium. And now it’s found one » (Marjorie Perloff, Unoriginal Genius:
Poetry by other Means in the new Century, Chicago Press, 2010, p. 50).
34.– Décio Pignatari, « Stèle pour vivre », Vértebra [Vertèbre] [1950-1955], Poesia Pois é
Poesia, São Paulo, Livraria Duas Cidades, 1977, p. 174-189.

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« Stèle pour vivre », « Vértebra » (1950-1955), ibid., p. 175 et sq.

Si les textes renvoient aux poèmes de Mallarmé, par allusion, les images
sont plutôt satyriques voire irrévérencieuses. Ainsi pour « le vierge indice »,
en première page, on nous montre une main avec l’index pointé à droite ; en
deuxième page, « ancestralement à n’ouvrir pas », dans une construction
syntaxique toute mallarméenne, fait face à une clé plate pointée à droite, dans
la même direction que l’index précédent. La troisième page est carrément
humoristique montrant à gauche le vers « sa petite raison virile » et à droite
ce qui ressemblerait à un canon pointé à droite, voire à un sexe masculin
dressé sur ses deux boules – cette possible référence sexuelle, absente du
très sérieux original mallarméen, en avouant le détournement ludique. La
quatrième image est précédée de « penché de l’un ou l’autre bord », avec
un sens énigmatique et est suivie de ce qui pourrait être une pipe avec son
culot vers le bas, et le manche toujours dressé à droite, ou de ce qui pourrait
ressembler encore à un bonnet de nuit. La cinquième page double montre à
gauche « l’effleure une toque de minuit », « illustrée » par un bonnet de
nuit avec sa pointe finissant sur un pompon toujours vers la droite, ce qui
clarifie la reprise humoristique de l’hypotexte mallarméen (Pignatari surim-
posant l’image biographique « pépère » de l’auteur à l’extrême nouveauté
de sa création) ; la page suivante « en foudre » fait écho au canon-sexe
précédent. Enfin, la septième page présente différemment deux vers en
italiques en haut de la page de gauche : « le vieillard vers cette conjonction
suprême » et « le vieil art vers sept, conjonction suprême » dont le sept entre
en résonnance avec le septuor du sonnet en « x »35 ou, plus bas en majuscules

35.– « Elle, défunte nue en le miroir, encor / Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe /
De scintillations sitôt le septuor » (Stéphane Mallarmé, « Plusieurs sonnets », Œuvres

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Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

italiques, avec Un coup de dés : « SI C’ÉTAIT LE NOMBRE / CE SERAIT


LE HASARD » ET « SI SEPT EST LE NOMBRE / CESSERAIT LE
HASARD ». La page de droite sur fond noir présente sept cercles blancs dans
lesquels sont inscrits « MAL », « ALL », « ALLARM », « LARME »,
« ARME », « MER » et un dé, clarifiant ainsi à qui n’aurait pas compris
l’allusion hypertextuelle.
Ce poème verbivocovisuel de Pignatari fait donc appel à plusieurs sens et
interprétations (imposant l’équivocité humoristique), même si la dimension
cybernétique (d’entropie, rétroaction) est moindre. Si l’iconicité du poème
ne fait aucun doute, on peut toutefois observer un procédé qui est commun
avec le modèle français : la répétition d’images de formes analogues et
de la même taille crée une scansion, un rythme – celle du vers tant prôné
par Mallarmé. Les mots-clés du Coup de dés, en avant dernière page, font
à leur tour signe vers Mallarmé. Et, si cela n’était pas suffisant, la dernière
page viendrait confirmer le côté hypertextuel du poème, un hommage
à Mallarmé, vers qui l’écriture revient pour tout, pour « all », comme le
suggérerait l’une des décompositions lettristes du nom propre dans l’un des
cercles et si « all » correspond au signifié anglophone. Par ailleurs, l’image
du dé renvoie directement au poème mallarméen.
Peut-être faut-il comprendre que c’est à ce poème explicitement
écrit avec Mallarmé que renvoie plus tard Décio Pignatari, dans son essai
« Hasard, arbitraire, coups de feu » paru dans le collectif Teoria da Poesia
Concreta. Sans y nommer Mallarmé, Décio Pignatari définit la notion de
hasard : « Rigoureusement parlant, un art conditionné par (des nouveaux)
principes ouvre (des nouvelles) possibilités et probabilités, qui configurent
le champ du Hasard, où a lieu et temps la création moyennant une permu-
tation rationnelle entre le rationnel et l’intuitif36 ».

Haroldo de Campos (1929-2003)


Haroldo de Campos37 est sans conteste l’essayiste le plus productif du
groupe et sur les questions littéraires en général et sur Un coup de dés de
Stéphane Mallarmé.

complètes, op. cit., p. 69).


36.– Décio Pignatari, TPC, p. 147.
37.– Haroldo de Campos (1929, São Paulo - 2003, São Paulo) est à l’origine du mouve-
ment concrétiste brésilien, dans les années 52, avec son frère Augusto de Campos et
le poète Décio Pignatari, représenté par le groupe Noigandres. Haroldo de Campos
est l’auteur protéiforme de plus d’une quinzaine de recueils et anthologies poétiques,
d’une vingtaine d’ouvrages de traduction (Dante, Homère, Pound, Zeami, La Bible,
Octavio Paz, Maiakovski, Les troubadours, Joyce, Mallarmé…) et d’autant d’ouvrages
d’essais critiques. Son œuvre majeure, Les Galaxies, a été publiée en français en 1989

117
Inês Oseki-Dépré

Dans l’article « A Obra de arte aberta » (« L’œuvre d’art ouvert »)


de 1955, inclus dans Teoria da Poesia Concreta, Haroldo de Campos dit
du poème :
La conception de structure pluri-divisée ou capillarisée qui caractérise
le poème-constellation mallarméen, mettant à bas la notion de dévelop-
pement linéaire découpé en début-milieu-fin au profit d’une organi-
sation circulaire de la matière poétique rend caduque toute l’horlogerie
rythmique qui se fonde sur le « rule of thumb » de l’habitude métrifiante.
De cette véritable rosace verbale qu’est Un Coup de Dés émerge, comme
élément primordial d’organisation rythmique, le silence38.
Plus loin, il affirme : « Mallarmé pratique la réduction phénoménolo-
gique de l’objet poétique. L’eidos – “Un Coup de Dés jamais n’abolira le
hasard” – est atteint à travers l’ellipse des thèmes périphériques à la “chose
en soi” du poème39 ».
Dans le chapitre « Évolution de formes : poésie concrète », il ajoute que
« Mallarmé propose l’organisation de l’espace graphique comme champ de
force naturelle du poème40 » et considère le poème Un coup de dés comme
la matrice de la poésie concrète41. Il confirme l’apport de la cybernétique à
la poésie concrète, comme le préconise Décio Pignatari, et procède à une
analyse du poème « Terra » de ce dernier, montrant comment celui-ci a
activé le processus de « rétro-alimentation » (« feed-back ») de la cyberné-
tique comme recours structurel du poème :
ra terra ter
rat erra ter
rate rra ter
rater ra ter
raterra terr
araterra ter
raraterra te

(Éditions La Main courante, Prix Roger Caillois de la meilleure œuvre poétique de


l’année, tr. fr. Inês Oseki-Dépré, nouvelle édition révisée aux Éd. Nous, 2019). On peut
citer les incontournables : A arte no horizonte do provável (1969) ; A Operação do texto
(Ed. Perspectiva, 1976) ; Teoria da Poesia Concreta (avec Augusto de Campos e Décio
Pignatari, Invenção 1964-1982) ; O seqüestro do barroco na formação da literatura brasi-
leira (Salvador, Fundação Casa de Jorge Amado, 1989) ; Metalinguagem e outras metas
(Ed. Perspectiva, 1992) ; O Arco-íris do branco (Imago, 1997). Les éditions Nous ont
publié, en 2018, un recueil de ses articles les plus essentiels : De la raison anthropophage
(tr. fr. Inês Oseki-Dépré).
38.– Haroldo de Campos, TPC, p. 28-29.
39.– Ibid., p. 29.
40.– Ibid., p. 49.
41.– Ibid., p. 51.

118
Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

rraraterra t
erraraterra
terraraterra42
Ainsi le mot « terra » (terre) qui était répété plusieurs fois, tout en
s’articulant et en se désarticulant, rencontre, à la septième ligne, un élément
nouveau « ara » qui isolément signifie « laboure » en portugais. Cet
élément nouveau, qui est une sorte « d’erreur » par rapport à l’attente du
lecteur, va constituer un nouvel élément et déclencher l’apparition d’un
autre élément, proche, « rara » (rare) pour atteindre le climax, « terrara-
terra », « terra à terra » (terre à terre, avec isolement du mot « erra », erre,
se trompe). En quelque sorte le poème s’auto-déchiffre.
Cette vocation à l’analyse fait partie d’un des versants de l’activité de
ce poète, traducteur et excellent critique et va se déployer dans le volume
Mallarmé, écrit dix ans plus tard avec Pignatari et Augusto de Campos. Dans
cet ouvrage, il s’agit surtout de la traduction de poèmes de Mallarmé qui
incluent Un coup de dés43. Haroldo de Campos fait précéder sa traduction
d’un appareil critique de plusieurs pages (des gloses) contenant des éclaircis-
sements sur la signification des termes mais aussi de nombreuses remarques
en provenance d’éminents lecteurs, qui justifient telle ou telle option
traductive44. Il s’agit en quelque sorte à la fois d’une traduction poétique (au
sens plein du terme, compte tenu de l’aspect phono-prosodique) et d’une
traduction érudite.
L’auteur consacre un dernier chapitre sur le poème, « Lance de olhos sur
Um Lance de Dados » (« Coup d’œil sur Un coup de dés »)45, dans lequel
il affirme son intention d’inciter à des lectures et à des retraductions de ce
texte, qu’il considère, après Paul Valéry dans Variété II, comme le « spectacle
idéographique d’une crise ou aventure intellectuelle46 » et dont il fait une
brève lecture herméneutique mettant en relation le poème avec d’autres
thèmes ou auteurs.
Plus tard, en 1997, Haroldo de Campos publie un recueil d’essais, Um
arco iris do branco47 (Un arc-en-ciel du blanc), dans lequel il rend un long
hommage à Mallarmé. Dans l’un d’eux, « Poésie et modernité : de la mort

42.– Décio Pignatari, « Terra », Poesia Pois é Poesia, op. cit., p. 126.
43.– Haroldo de Campos, Mallarmé, op. cit., p. 119-177.
44.– Les critiques cités sont Maurice Blanchot, Jean Hyppolite, Julia Kristeva, Octavio Paz,
Jacques Derrida mais surtout Robert Greer Cohn et Davies Gardner : voir Haroldo de
Campos, Mallarmé, op. cit., p. 144-146.
45.– Haroldo de Campos, « Lance de olhos sobre Um Lance de Dados », ibid., p. 187.
46.– Ibid., p. 186.
47.– Haroldo de Campos, Um arco iris do branco, Rio de Janeiro, Imago, 1997.

119
Inês Oseki-Dépré

de l’art à la constellation. Le poème post-utopique »48, l’auteur, suivant le


cheminement de Hans Robert Jauss, examine le terme de Modernité. En
s’appuyant sur la lecture d’Octavio Paz, mais en s’en éloignant aussi, Haroldo
de Campos aboutit à la conclusion que le « poème […] dans lequel cette
poétique (qui met en rapport la réflexion critique et la pratique du poème)
trouve son point d’actualisation le plus lumineux, nous le connaissons tous :
Un coup de dés, de Mallarmé, publié en 1897 dans la revue Cosmopolis49 ». Se
référant à un article antérieur (« La communication dans la poésie d’avant-
garde », publié en 1968), il affirme :
[L]e Coup de dés de Mallarmé, qui est à la civilisation industrielle ce que
la Comédie de Dante est au Moyen-Âge, est composé seulement de onze
pages doubles, dans lesquelles le poète médite, dans un langage extrê-
mement dépouillé, sur la possibilité de la création, dans un poème qui,
tel une fugace et brève constellation, surgit de la lutte contre le hasard, le
désordre, le chaos, l’entropie des processus physiques50.
Haroldo de Campos s’arrête ainsi sur une définition du Coup de dés
en tant que poème « moderne », celui dans lequel coexistent la fonction
critique (métalinguistique) et la fonction poétique dans un « oxymore
poétologique : poème critique » dont le plus grand exemple est ce poème
constellaire ; poème qui annonce un moment décisif : un point culminant
de l’évolution et de la transformation de la poésie.
Il rappelle ensuite les principaux thèmes de la crise de la poésie, associée à
la crise du langage et de l’art, à l’apparition de la presse dans laquelle Mallarmé
voyait « le moderne poème populaire », dans une société en transformation
marquée par la simultanéité et par l’interpénétration des moyens de commu-
nication. La conséquence la plus marquante en serait le poème métalinguis-
tique qui prend la poésie comme objet, mais aussi le langage de la poésie qui
devient de plus en plus spécifique et s’émancipe du langage référentiel. Le
Coup de dés, inspiré par les techniques de spatialisation visuelle de la presse
quotidienne, incarne, pour lui, le poème qui médite sur la possibilité même
de sa création.
Selon Haroldo de Campos, enfin, dans la mesure où le poème de Mallarmé
représente le « condensé œcuménique poétique, visualisé et iconicisé »,
dans la mesure où il représente en soi « le document d’une crise portée au
zénith », ou le point archimédien de l’équilibre, il incarne le « projet d’une

48.– Cet article fait partie, avec d’autres, de la récente publication de Haroldo de Campos,
De la Raison anthropophage, tr. fr. Inês Oseki-Dépré, Caen, Éditions Nous, 2018, p. 95
et sq.
49.– Haroldo de Campos, Um arco iris do branco, op. cit., p. 108.
50.– Ibid., p. 111.

120
Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

aventure en devenir », ce qu’il appelle « poème post-moderne51 » : « […] le


Coup de dés est déjà postmoderne : sa révolution n’est pas seulement lexicale
et sémantique, mais aussi syntaxique et épistémologique. Mallarmé est un
syntaxier. Le poème constellaire, dans la dissémination de la forme, rompt
la clôture de la structure fixe et strophique, disperse la mesure traditionnelle
du vers ».
C’est ce que confirme Walter Benjamin, pour qui la tentative de Mallarmé
doit sa pérennité « à l’essence même de son style ». Selon le philosophe :
« [C]ela permet de reconnaître l’actualité de ce que, comme une monade,
dans sa chambre close, Mallarmé découvrit, en harmonie préétablie avec
tous les événements décisifs de notre époque, dans l’économie, la technique,
la vie publique52 ».
Finalement, en imaginant « une sorte de livre-spectacle, qui partici-
perait du théâtre, de l’office liturgique et du concert, livre d’emblée “réservé”,
mais à longue échéance pensé aussi comme une fête communautaire,
puisque ce multilivre devrait être “modernisé”, c’est-à-dire, mis à la portée
de tous », relevant en somme, de « la poésie universelle progressive »,
Mallarmé converge vers le « principe espérance53 », ce qui fait d’Un coup
de dés un poème post-utopique, celui qui aboutit à « la pluralisation des
poétiques possibles54 ».
Quelques poèmes d’Haroldo de Campos répondent de façon immédiate
au Coup de dés, parmi lesquels « O âmago do ômega », en caractères blancs
sur fond noir, le ciel la nuit (?55) dont nous offrons au lecteur la première
page. Il s’agit d’un poème long où les majuscules qui le traversent forment
une phrase : SI LEN CE ENTRE RIXE : ROSE CARDE.

51.– Haroldo de Campos, De la raison anthropophage, op. cit., p. 116.


52.– Ibid., p. 115.
53.– Ibid., p. 123.
54.– Ibid., p. 127. Voir aussi à ce propos l’essai de Marcos Siscar, Haroldo de Campos,
edUERJ, 2014.
55.– Haroldo de Campos, Une anthologie, tr. fr. Inês Oseki-Dépré, Paris, Ed. Al Dante, 2005
(1re éd. 1955).

121
Inês Oseki-Dépré

Haroldo de Campos, « O âmago do ômega » (1955)

D’autres textes, comme « nascemorre56 », suggéré par les remarques


de Hans Arp sur la poétique de Kandinsky (« konkrete Dichtung »),
fonctionnent comme le poème « Terre » de Décio Pignatari : une première
proposition et l’introduction d’un élément entropique vont servir de clé pour
une deuxième proposition. Le parallèle avec le poème mallarméen consiste
en la disposition sur la page, la circularité du poème, l’auto déchiffrement :
se
nasce
morre nasce
morre nasce morre
renasce remorre renasce
remorre renasce
remorre

re
re
desnasce
desmorre desnasce
desmorre desnasce desmorre
nascemorrenasce
morrenasce
morre
se57

56.– Haroldo de Campos, TPC, p. 54.


57.– Haroldo de Campos, « Nascemorre », TPC, p. 55.

122
Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

Un troisième exemple est le poème « L’ange gauche de l’histoire »


(1998), que nous proposons pour son caractère plutôt politique : la question
des « Sans Terre58 » :
L’ANGE GAUCHE DE L’HISTOIRE

les sans-terre à la fin


sont assis sur la
plénipossession de la terre :
les sans-terre sont devenus
les avec-terre : les voici
enterrés
déterrés de leur souffle
de vie
atterrés
terrifiés
terre qu’à la terre
retourne plénipossesseurs terre-
lieutenants d’une
fosse (crosse) commune
par l’envers à la fin
enracinés dans le
large ventre du
latifundium
que d’im-
productif s’est ré-
vélé ainsi gor-
geant : générant une
messe grasse de
sang vermeilleux
laboureurs sans
labour les
voici : à la fin con-
vertis en larves
en mort-
fondues dépouilles :
cercueils œuvrés
dans le bois creux
bière (matière)
d’eux-mêmes : la balle assassine
58.– Allusion aux paysans qui, en attendant la réforme agraire, occupent et labourent des
terres dont ils ne sont pas propriétaires. Ils constituent le MST (Mouvement Sans
Terre).

123
Inês Oseki-Dépré

les a guettés
moribondassis
sitibonds
décubite- abattus prédestinataires d’une
aigre (maigre)
re (dif )(forme) forme
-—faim -— a-
graire : les voici
grégaire
communauté de métayers
du néant :

hont-
euse a-
(gonie) sante
vexée
-—corodhontée de
intime-abrasif-re-
mords-—
la patrie
(comment être fier de ?)
apatride
plaint ses dé-
possédés parias -—
patrie parricide :
que peut-être à la fin la
seule épée flamboyante
de l’ange torse de l’his-
toire em-
brasant à contrevent et
rougeoyant les
agrossiciares agrégés de cette
funèbre congrégation où la
mort-maréchale commande une
trouble milice de janissaires-ja-
gunços :
seulement l’ange gauche
de l’histoire brossée à
contrepoil avec sa
multitournante épée pour-
ra (ainsi soit-il) un jour
convoquer de la foule nébuleuse des jours à

124
Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

venir le jour
à la fin survenant du
juste
règlement de
comptes59.
Poème post-utopique, s’il en faut, riche en paronomases, mots-valise,
allitérations, sur un problème social brésilien très grave, empruntant à la fois
des procédés mallarméens et les jeux sur les mots et les sonorités d’un Joyce,
idéogrammatique comme Cummings, son intérêt réside aussi dans l’enga-
gement politique de l’auteur sans que cela affecte sa fonction poétique. Peu
importe, dans sa ferveur pour Un coup de dés, qu’Haroldo de Campos en ait
eu une perception contestée par certains critiques du poème ; l’essentiel est
la façon dont il a pu servir de matrice pour une poétique à venir.

Arnaldo Antunes (né en 1960)


Contrairement à ce que nous avons pu dire précédemment, Arnaldo
Antunes60 a bien écrit quelques essais critiques à sa façon, en particulier sur
Augusto de Campos. Au sujet de la couverture de l’ouvrage A margem da
margem de ce dernier, il commente : « Augusto de Campos dit de plus en
plus avec de moins en moins61 ». Il analyse ensuite ce poème-couverture
constitué de trois énoncés, « não me vendo / não se venda / não se vende »
(« je ne me vends pas, ne te vends pas / ne te cache pas les yeux, on ne
vend pas ») en insistant sur l’immense économie du poème, constitué de dix
lettres où la polysémie du verbe (« vender/vendar » : vendre ou se couvrir
les yeux) entraîne plusieurs options de lecture. À propos de l’aspect métalin-
guistique du poème, il note
la cohérence de ses collocations en relation à la posture critique qu’Au-
gusto et la poésie concrète assument depuis longtemps : le refus de la
poésie confessionnelle par l’affirmation de la poésie en tant qu’expression
du langage (« ne pas se voir ») : le « voir avec des yeux libres » d’Oswald

59.– Haroldo de Campos, « L’ange gauche de l’histoire », Crisantempo, São Paulo, Ed.
Perspectiva, 1998 ; en français dans Une Anthologie, op. cit., p. 201-204.
60.– Arnaldo Antunes est né le 2 septembre 1960, à São Paulo. Poète, chanteur, graphiste,
producteur et auteur compositeur, on peut l’identifier, par certains côtés, comme
très proche du mouvement concrétiste, pour la concision et pour l’importance de la
matérialité du texte, voire du graphisme de ses poèmes. Parallèlement il appartient
d’abord à un groupe de rock, « Les Titans », dont les spectacles s’apparentent souvent
à des performances et où les chansons sont des poèmes de l’auteur mis en musique.
61.– Arnaldo Antunes, 40 Escritos (éd. João Bandeira), São Paulo, Ed. Iluminuras, 2014,
p. 46.

125
Inês Oseki-Dépré

de Andrade ; la défense de la poésie difficile, de la tradition de radicalité,


contre le consumérisme (« ne pas se vendre »)62.

Arnaldo Antunes, Folha de São Paulo, 19/03/1994.

Ailleurs, dans ce même volume, un article de presse63 vient expliciter


certains aspects de la poésie concrète mal compris par des critiques malveil-
lants qui tentent de dénigrer « les frères Campos ». Contre la prétendue
« stérilité du concrétisme », il argumente en posant la question :
Comment justifier, dans ce cas, la poursuite des expériences individuelles
d’Augusto, Haroldo et Décio sur plusieurs domaines (de la traduction à la
prose, de la poésie visuelle à la vidéo, du CD aux présentations « on live »,
de l’holographie à la computation graphique) ? Et comment justifier le
travail de plusieurs générations de poètes qui travaillent de façon indépen-
dante sur le plan esthétique devant une tradition qui inclut la contri-
bution précieuse de la poésie concrète dans son répertoire de références
et de procédés, permettant le développement à la fertilité du champ
ouvert, non seulement dans la poésie visuelle comme dans son contact
avec d’autres media ; non seulement dans l’art du vers (maintenant un
peu plus au-dessus du sol, comme dans la parabole de Cage) comme dans
la prose poétique ; non seulement dans la poésie comme dans la musique
populaire64 ?
Il pointe ici du doigt un aspect intéressant de l’apport de la poésie concrète
à la poésie brésilienne qui a suivi : la multiplication et la diversification des
62.– Ibid., p. 48.
63.– Arnaldo Antunes, « Poesia concreta », article paru dans la Folha de São Paulo du
03/10/94 : voir 40 Escritos, op. cit., p. 88.
64.– Ibid., p. 90-91.

126
Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

formes que le mouvement a permis de faire exister. Lui-même fait partie


de ces artistes aux multiples facettes, pratiquant le graphisme, la poésie, la
chanson, la photographie, les performances, la vidéo, les spectacles… Bien
qu’il soit très connu et très populaire comme chanteur pop, ayant déjà vendu
jusqu’en 2009 des centaines de millions de CD du titre Les Tribalistes (nom
de son groupe), il a reçu le Prix littéraire Jabouti (la plus grande récompense
brésilienne en Littérature) en 2015 pour son anthologie de poèmes Agora
aqui ninguém mais precisa de si (Maintenant ici personne n’a besoin de toi/soi)
qui regroupe des poèmes qui jouent sur le langage et en particulier avec une
forme d’antanaclase, figure de prédilection de Mallarmé :
a água
da água
não se se
para

não se se
gura
a água

a água
só se

ca65
Dans ce poème apparemment très simple et bref, le poète travaille sur la
disposition des mots pour construire d’abord la séquence : l’eau de l’eau ne
se sé-pare pas tout en jouant sur la séparation du verbe en deux parties dont
l’homophonie (se=se, pronom indéfini ou pronom réflexif de la troisième
personne) créant un effet de surprise mimétique (se séparer). La « strophe »
suivante reprend les deux pronoms (se et se) avec un changement séman-
tique : le sujet de la strophe précédente était « l’eau », ici postposé, suivant
un verbe transitif direct (on n’attrape pas l’eau, elle ne s’attrape pas, l’eau)
avec paronomase entre « -gura » (du verbe « segurar ») et « água ». La
troisième « strophe », là où on s’attend à un parallélisme, une nouvelle
surprise attend le lecteur : l’eau seulement sè-che, intransitif, alors qu’on
pourrait penser à un autre verbe transitif, réflexif.

65.– « L’eau de l’eau ne se sépare pas / ne se retient pas l’eau / l’eau ne peut que sécher »
(Arnaldo Antunes, « A Água », dans Agora aqui ninguém precisa de si, São Paulo,
Companhia das Letras, p. 11) (Nous traduisons).

127
Inês Oseki-Dépré

Ailleurs Arnaldo Antunes joue aussi sur la disposition graphique


des mots sur la page, du contraste entre les lettres blanches sur fond noir
comme ici sur des lignes courbes convergeant de gauche à droite : « atome
divisible / montagne mobile / certitude volubile / monde délébile / acier
inoxydable66 ». Tous les noms ont un attribut grammaticalement semblable
mais ils suivent une progression. Tout est périssable sauf l’acier, seul
objet industriel :

« Atomo Divisivel », Dois ou mais corpos no mesmo espaço,


São Paulo, Ed. Perspectiva, p. 24-25.

Un autre exemple, en couleurs, rappelle une affiche publicitaire criarde


avec la répétition de la même phrase en plusieurs langues pour présenter une
affirmation d’évidence :

« Normal », Palavra em desordem, São Paulo, Ed. Iluminuras, 2002.

En fait, Arnaldo Antunes peut tantôt construire des poèmes en vers


tantôt en prose, jouant constamment sur les sonorités et la signification qui
se prêtent souvent à sourire, en quoi il est plus proche de Décio Pignatari.
Il n’est pas rare que l’on trouve des dessins d’enfants sur la page de gauche
des textes en prose qui jouent sur la répétition de phrases apparemment
très simples jusqu’à la phrase entropique qui favorise le changement de

66.– Arnaldo Antunes, « Atomo Divisivel », Dois ou mais corpos no mesmo espaço, São
Paulo, Ed. Perspectiva, p. 24-25 (Nous traduisons).

128
Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

signification. L’ouvrage Palavra em movimento67 (Le Mot en mouvement),


contient des graffitis, des photos, des montages, des collages, des instal-
lations qui correspondent d’une certaine manière à sa trajectoire sur
plusieurs supports (paroles de chanson, plaques de rue, objets, morceaux
de papier, dessins, calligraphies, vidéos, voire des installations). On y
trouve des monotypes et des polytypes fabriqués à l’aide de pigments sur
papier. Les collages présentent des multiples couches de papier superposées,
certains anciens, d’autres écrits. Les ready-made sont d’autres de ses formes
d’expression (avec adhésifs, banners, surtitrages) et la sculpture n’en est
pas absente.
D’une façon générale, on peut considérer l’activité d’Antunes comme
esthétiquement et politiquement subversive (subversion d’objets, de textes,
de certitudes) y compris dans sa façon très applaudie de chanter la pop-music
(avec une très belle voix). Ses paroles ainsi que ses œuvres paraissent en
général accessibles, le quotidien faisant partie de ses ressources. L’usage de
la polyglossie et des photos de voyage sont transformés en poèmes (instan-
tanés) sonores et ou visuels.
On pourrait dire à son sujet ce que Walter Benjamin68 avait déjà prédit
sur « l’écriture, qui s’avance toujours plus profondément dans le domaine
graphique que représente sa nouvelle et excentrique nature figurative,
s’emparera d’un seul coup du contenu qui lui est adéquat. Des poètes qui
seront alors, comme aux premiers temps, d’abord et avant tout des calli-
graphes69 ». Plus loin le philosophe ajoute : « Grâce à l’invention d’une
écriture convertible internationale ils renouvelleront leur autorité dans
la vie des peuples et trouveront un rôle en comparaison duquel toutes les
aspirations à un renouvellement de la rhétorique se révéleront n’être que des
rêveries de vieux Burgraves70 ».

André Vallias (né en 1963)


Dans le cadre de notre réflexion, et pour conclure, un autre poète brésilien
mérite qu’on s’y intéresse, même si aucune référence au Coup de dés n’est
manifeste dans ses travaux. Il n’en demeure pas moins qu’à les regarder,
on peut les considérer comme d’autres « subdivisions prismatiques » de
l’Idée mallarméenne.

67.– Arnaldo Antunes, Palavras em movimento, São Paulo, Centro Cultural Correios, 2015.
68.– Voir Haroldo de Campos, De la raison anthropophage, op. cit., p. 115 et 116.
69.– Walter Benjamin, « Expert-comptable assermenté », Sens unique, tr. fr. Jean Lacoste,
Paris, Les Lettres Nouvelles, 1978, p. 176-177.
70.– Walter Benjamin, « Inspecteur général du livre assermenté », dans Sens unique, Paris,
Payot & Rivages, 2013, p. 93.

129
Inês Oseki-Dépré

D’André Vallias71, initié à la poésie visuelle par Augusto de Campos, on


peut lire la définition du poème comme diagramme ouvert72 :
O conceito de poema como diagrama aberto, ao incorporar as noções
de pluralidade, interrelação e reciprocidade de códigos, não só garante
a viabilidade da poesia numa sociedade sujeita a constantes revoluções
tecnológicas, como lhe confere uma posição privilegiada -> a de uma
poesia universal progressiva (como antevia Schlegel) ou simplesmente :
poiesis (do grego = criação, feitura)…
[…]
André Vallias

[Traduction] : Le concept de poème comme diagramme ouvert, en incor-


porant les notions de pluralité, interrelation et réciprocité de codes non
seulement garantit la viabilité de la poésie dans une société sujette à des
constantes révolutions technologiques, comme lui confère une position
privilégiée -> celle d’une poésie universelle progressive (comme le
pressentait Schlegel) ou tout simplement : poiesis.
Vallias étant un partisan de la libre circulation, ses poèmes peuvent être
lus, vus et entendus sur son site ou encore sur les réseaux sociaux. Son dernier
ouvrage, verbibocovisuel, est entièrement disponible dans le site http://
www.andrevallias.com/oratorio (Prix Bourse-encouragement, Prix culturel
Sergio Motta 2015).

71.– André Vallias, né en 1963, est poète, designer, graphiste et producteur dans les
médias interactifs. Il a été le curateur d’importantes expositions de poésie digitale,
parmi lesquelles poesie – digitale Dichtkunst (Annaberg-Buchholz, 1992) et POIESIS
– <poema> entre pixel e programa</> (Rio de Janeiro, 2007). Il a publié Heine, hein?
– poeta dos contrários (Perspectiva, 2011), Totem (Cultura e Barbárie, 2014) et Oratório
(Azougue, 2015). Il est éditeur de la revue online Erratica, voir URL : www.erratica.
com.br (consulté le 24/05/2021).
72.– Voir URL : www.andrevallias.com (consulté le 24/05/2021) (Nous traduisons).

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Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

D’après lui, c’est l’affirmation de Pignatari, « les poètes sont les designers
du langage73 » qui l’a amené à s’intéresser à la poésie et à vouloir combiner
la multitude d’éléments qui constituent le langage. Pendant son séjour en
Allemagne, il est entré en contact avec Willem Flusser et, loin de sa biblio-
thèque, il s’est intéressé à d’autres formes d’expression poétique (vidéo,
CD roms) et cette technologie l’a aidé à étendre le domaine de la poésie,
à dépasser l’écrit et la sérigraphie, suivant de ce fait l’exemple des poètes
concrets. Sur la situation brésilienne actuelle, il nous a fourni deux poèmes
« graphiques » de la même veine politique que Pignatari – « Brésil pays du
futur » et « Les institutions fonctionnent bien » – pour la revue Attaques,
en 201974.
Le premier est composé de plusieurs inscriptions ayant « BRÉSIL »
comme thème du slogan répété plusieurs fois dans les couleurs du drapeau
brésilien (vert/jaune), avec la prédication qui suit et qui rime (-ure). Dans
notre traduction française, nous avons essayé de garder et la rime et la signi-
fication des prédicats, avec un « joke » appuyé sur l’avant-dernière ligne. La
prédication apparaît en blanc (couleur des étoiles du drapeau brésilien). Le
fond est bleu comme dans le drapeau, indexant le firmament :

André Vallias, « Brésil pays du futur »,


tr. fr. I. Oseki-Dépré, Attaques, n° 2, mai 2019, p. 66.

73.– Décio Pignatari et Luis Ângelo Pinto, « Nova linguagem, nova poesia », TPC, p. 160.
Voir aussi « Teoria da Guerrilha Artística », CONTRACOMUNICACÃO, S.P., Ed.
Perspectiva, p. 165.
74.– André Vallias, dans « II. Brésil : Nous sommes la terre » (Inês Oseki-Dépré éd.),
Attaques, n° 2, mai 2019, p. 66.

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Inês Oseki-Dépré

Le deuxième « poème » graphique est une allusion aux discours


politiques (français ? brésilien ?) sur des caractères qui « miment » en
quelque sorte ceux des anciennes machines à écrire. Au fur et à mesure que
le texte avance, il est raturé comme il était coutume de le faire avant l’appa-
rition du correcteur, lorsqu’on mettait des « x » sur les lettres fautives. Le
texte fait sourire parce qu’il a une apparence démodée et parce qu’il dément
ce qu’il voulait dire au départ :

André Vallias, « Les institutions fonctionnent bien »,


tr. fr. I. Oseki-Dépré, Attaques, n° 2, mai 2019, p. 66.

André Vallias se considère comme un poète hors de l’écrit, collaborant


aussi à la « poésie universelle progressive » dont parle Scherer à propos
de Mallarmé.

Haroldo de Campos a eu sans doute raison de considérer le poème de
Mallarmé comme « post-utopique » : « [U]n rêve dans lequel “l’économie
restreinte” du livre s’articule avec l’histoire et l’économie politique75 ». Il

75.– Haroldo de Campos, Um Arco-iris do branco, op. cit., p. 265 (Nous traduisons).

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Mallarmé en transit ou les subdivisons prismatiques de l’Idée

poursuit : « C’est cette-espérance programmatique qui permet d’entrevoir


dans le futur la réalisation ajournée du présent, qui anime la supposition
selon laquelle, à la limite, la “poésie universelle progressive”, puisse occuper
la place socialisée du journal, cette féérie populaire, comme un poème
encyclopédique de masse, “indispensable comme le pain ou le sel”76 ». Et
il conclut : la poésie d’aujourd’hui (mue par le principe-réalité) est ancrée
sur le présent, « ne connaît que des synthèses provisoires et le seul résidu
utopique qui peut et doit y demeurer est la dimension critique et dialogique
inhérente à l’utopie77 ». Cette poésie ne doit pas aspirer à « une poétique de
l’abdication ». Elle ne doit pas non plus céder à la facilité.
Telle est la leçon d’Un coup de dés.
Aix-en-Provence, mai 2019.

76.– Ibid.
77.– Ibid., p. 269.

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