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UNIVERSITÉ PARIS IV-SORBONNE

ÉCOLE DOCTORALE III : « Littératures françaises et comparée »

……………………………………………….

THÈSE DE DOCTORAT

pour obtenir le grade de

DOCTEUR ÈS LETTRES
DISCIPLINE : Littérature française

soutenue publiquement le jeudi 25 septembre 2008


à 14 heures

par Thierry ROGER

L’archive du Coup de dés.


Étude critique de la réception de Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard
de Stéphane Mallarmé (1897-2007)

Directeur de recherche : M. Bertrand Marchal (Paris IV)

JURY

M. Jean-François Chevrier (Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris)


M. Laurent Jenny (Université de Genève)
M. Michel Murat (Paris IV)
M. Jacques Rancière (Professeur Émérite à Paris VIII)

VOLUME I

1
2
Remerciements

Je tiens à remercier tout particulièrement Bertrand Marchal pour le soutien et l’intérêt


constants qu’il a voulu témoigner à ce travail. Sa disponibilité comme son écoute m’ont
enrichi de nombreux conseils, qui n’ont pu que faciliter la poursuite d’une recherche
tâtonnante.
Mes remerciements s’adressent aussi à Jean-François Chevrier, ainsi qu’à Michel Murat,
Laurence Campa, Roman Doubrovkine, et Benoît Turquety. Les réponses qu’ils ont accepté
de donner à mes questions ont permis de préciser les intuitions de ce travail. Je salue
également pour son accueil chaleureux, et son aide très précieuse, l’équipe du Musée
Mallarmé de Valvins dirigée par Hervé Joubeaux, et en particulier Madame la Conservatrice
adjointe, Hélène Pillu, ainsi que son assistante, Péguy Génesti. Je remercie également
Madame Cécile Coutin, du Département des Arts du Spectacle de la Bibliothèque Nationale
de France de m’avoir guidé avec assurance dans l’exploration du fonds « Art et Action », sans
oublier Madame Paysant, pour ses indications concernant les « papiers Bonniot », ainsi que
Françoise Berreur-Avril pour le don généreux de sa « bibliothèque mallarméenne ».

3
4
…sans présumer de l’avenir qui sortira d’ici, rien ou presque un art…

..Mallarmé, « Observation » relative au Coup de dés, 1897.

Je vous ai fait observer le grand contraste qui nous paraît entre le


petit nom de Mallarmé vivant et la place et l’importance prises par
Mallarmé mort.

Valéry, « Stéphane Mallarmé », 1933.

Il en va pour Mallarmé comme pour Webern : on ne peut pas


refaire du Webern, il faut le briser.

Boulez, entretien, 2003.

…un ouvrage singulier qui fut et ne fut pas un livre…

Derrida, Papier Machine, 2001.

Un coup de dés clôt une période, celle de la poésie proprement


symboliste, et en ouvre une autre : celle de la poésie contemporaine.

Octavio Paz, L’arc et lyre, 1965.

…tout nous paraissait dériver de ce poème…

Augusto de Campos, entretien, 1992.

…cette magnifique impasse…

Cioran, Valéry devant ses idoles, 1970.

… chacun entend sa propre mélodie et harmonie selon le hasard du coup de vent.

August Strindberg, La Revue des revues, 1894.

5
6
INTRODUCTION

« Toute Pensée émet un Coup de Dés ». Cette formule mallarméenne mi-conclusive, mi-
inchoative, lancée, ou exprimée, dans une œuvre imprimée, ou retombée, en 1897, qui
regardait au-delà d’elle-même – « l’avenir qui sortira d’ici, rien ou presque un art1 » – nous
servira de point de départ. Il s’agira en effet ici de mesurer les différents effets produits par
cette émission, en parcourant l’histoire d’une réception qui, rédigée en 2007, parcourra cent
dix ans de discours et de pratiques, à savoir, pour nous, le passé qui est sorti de là. De fait,
étudier la réception du Coup de dés n’est pas étudier la réception de n’importe quelle œuvre,
puisque le poème semble thématiser sa propre réception, à travers l’idée directrice, héritée, et
redéployée, de la « bouteille à la mer ». Ainsi, ce travail, qui se voudra être au final une
lecture du Coup de dés, répondra à sa manière à la question décisive posée par l’irruption en
1897 de cet objet littéraire assez inédit : « qu’est-ce que le Coup de dés ?2 ». Le texte
mallarméen sera en effet envisagé ici comme une sédimentation discursive, comme la somme
des interprétations et des transpositions qu’il a engendrées. L’identité de l’œuvre se verra
rabattue dans ces pages sur sa fonctionnalité, son être sur son devenir historique, sans que
cette approche, privilégiant la relation au texte plutôt que la considération du texte en lui-
même, « l’œuvre de l’art » plutôt que l’œuvre d’art en elle-même, soit bien évidemment
exclusive d’autres manières de l’appréhender. Telle serait notre visée : une thèse
mallarméenne portant sur un objet mallarméen, puisque la lecture, pour l’auteur du Mystère
dans les Lettres, doit s’entendre comme une pratique, puisque l’esthétique de la réception
constitue l’un des aspects de l’esthétique de Mallarmé.

1
Mallarmé, « Observation relative au poème Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard », Œuvres complètes,
éd. B. Marchal, 1998, t. I, p. 392. Cette édition, complétée par un second volume paru en 2003, établie et annotée
à nouveau par B. Marchal, nous servira de référence ; elle sera désormais abrégée en OC, t. I, et OC, t. II. Pour
plus de commodité, cette « Observation » sera souvent désignée dans ce travail par l’expression « préface ».
C’est également à cette édition du Coup de dés que nous renverrons, dans la mesure où elle reste la plus
accessible, et que nous ne visons pas ici un nouvel essai d’exégèse du poème.
2
B. Marchal, « Mallarmé poète éditeur : le cas du Coup de dés », Travaux de littérature, XV, 2002, p. 357.

7
1. « Réception critique » : réception

La réception de l’œuvre de Mallarmé au XXe siècle, vaste entreprise, reste à écrire. Certes,
nous disposons depuis le centenaire de la mort du poète d’un volume3 réunissant des
jugements et des analyses contemporains de la production des textes mallarméens, qui mettent
en évidence toutes les résistances et les invectives que cette parole inédite a suscitées,
parallèlement à quelques tentatives de confrontation plus objective avec l’œuvre. Mais si la
question de cette réception différée de Mallarmé se pose de manière cruciale, c’est que le
corpus s’étire outre-tombe. Il existe une « œuvre » posthume qui n’a pas été sans renouveler
l’éclairage porté sur l’œuvre publiée du vivant de son auteur. C’est bien ce que souligne
Bertrand Marchal :
Outre le Coup de dés, et l’édition posthume des Poésies, le poète devait laisser à la postérité, c’est-
à-dire à notre siècle au seuil duquel il mourut, bien des œuvres inachevées ou simplement
ébauchées que son temps connut à peine, ou ne connut pas : les Vers de circonstances, Igitur, les
notes sur le langage, les notes pour un Tombeau d’Anatole, celles du « Livre », d’Epouser la
notion, et Les Noces d’Hérodiade. Mais cela est une autre histoire, et la matière d’un autre livre4.

Nous aimerions envisager ainsi cette thèse comme une contribution à cette « autre histoire »,
qui se limiterait ici au seul Coup de dés, saisi au moment de sa pré-publication en revue en
mai 1897, suivi pas à pas dans son odyssée posthume jusqu’à ses lectures et ses avatars les
plus récents. Il s’agirait pour nous d’établir quelque chose comme une petite encyclopédie
critique et raisonnée du Coup de dés, qui aurait pour ambition de présenter un relevé le plus
exhaustif possible des mentions du poème, de la simple référence du titre à la somme
monographique, ordonnées à la fois de manière historique et typologique.
Que dire de l’état présent des recherches en la matière ? La meilleure réponse à cette
question se trouverait sans doute dans le catalogue de l’Exposition marseillaise de 1993
intitulée « Poésure et peintrie ». L’avant-propos dû à Bernard Blistène donne le ton. Il écrit en
effet que la réunion des œuvres proposées au public va dessiner « la trame d’une histoire
oubliée5 ». Il ajoute que ce parcours poétique-plastique se déploiera à partir « du Coup de dés
de Mallarmé auquel fait écho, au bout de ce parcours, le Coup de dés que s’approprie et
relance Marcel Broodthaers6 ». Entre les deux moments (1897-1968), le spectateur découvrira

3
Stéphane Mallarmé, éd. B. Marchal, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la
critique », 1998.
4
B. Marchal, préface à Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 15.
5
B. Blistène, « Avant-propos », Poésure et peintrie, Musées de Marseille-RMN, 1993, p. 22.
6
Ibid., p. 18.

8
tout un éventail de recherches formelles qui vont du futurisme italien à la « poésie concrète »
des années 1950-1960. Nous sommes en présence d’une doxa que l’on pourrait résumer ainsi :
1. Le poème mallarméen constitue le terminus a quo d’une série d’œuvres qui ont exploré la
dimension spatiale ou plastique du langage poétique, en brouillant au final les repères entre le
plan et la page, le poème et le tableau. 2. Cette tradition, avant-gardiste, est restée assez
marginale, en résistant à la canonisation, comme à l’institutionnalisation, tout au moins
jusqu’à une période récente. Il s’agit d’une conception maximaliste de la réception du Coup
de dés, qui crédite le poème d’une descendance foisonnante, littéraire et extralittéraire,
française, et étrangère. Déjà en 1965, le poète mexicain Octavio Paz avait souligné combien
le texte fixait une ligne de partage des eaux : « Un coup de dés clôt une période, celle de la
poésie proprement symboliste, et en ouvre une autre : celle de la poésie contemporaine7 ».
Nous retrouvons cette version des faits dans les travaux documentaires du poète Jacques
Donguy, qui avait d’ailleurs participé au commissariat scientifique de l’exposition de
Marseille8. Ainsi, dans son texte introductif au catalogue de l’exposition de Sens, qui s’est
tenue lors des festivités du centenaire de la mort du poète, il interroge la « postérité du Coup
de dés9 ». Son article reprend la majeure partie des références de 1993, tout en prolongeant
cette filiation jusqu’au « vidéogramme », et l’écran d’ordinateur. Sans pouvoir toujours bien
faire la distinction entre l’héritage revendiqué par l’artiste et le rapprochement opéré par le
critique, nous trouvons les noms suivants : Marinetti, Tzara, Apollinaire, Picasso, Joyce, Max
Planck, Garnier, Gomringer, les frères Campos, Mac Luhan, Lacan, Cage, Boulez. Cette
lecture domine dans les histoires de la littérature récentes, dans certaines monographies
consacrées à Mallarmé, comme dans la majorité des ouvrages scolaires qui abordent ce sujet.
Nous reviendrons dans les pages qui vont suivre plus précisément sur cette doxa : un des
enjeux justement de notre travail consistera à en faire la généalogie.
Il existe cependant une contre-doxa, sans doute moins vulgarisée, plus minoritaire. On en
trouverait une première formulation partielle sous la plume de Cioran en 1970, qui n’est pas
sans prolonger l’idée, longtemps dominante chez certains commentateurs anciens du Coup de
dés, de l’échec du poème. L’auteur de « Valéry devant ses idoles » y voit en effet une
« magnifique impasse10 ». Dans un même ordre d’idées, en 1951, Robert Greer Cohn
écrivait : « la postérité littéraire ne s’est guère occupée de démontrer dans ses écrits la

7
O. Paz, L’arc et la lyre (1965), trad. de l’espagnol par R. Munier, Gallimard, 1993, p. 109.
8
J. Donguy, Une Génération. 1960-1985, Artefact, 1985 ; « Sans présumer de l’avenir », Les Echos de
Mallarmé. Du Coup de dés … à l’informatique. Mallarmé et la typographie, Musée de Sens, Sens, 1998, p. 5-18
; Poésies expérimentales. Zones numériques (1953-2007), Dijon, Les Presses du Réel / A. D. L. M., 2007.
9
J. Donguy, « Sans présumer de l’avenir », Les Echos de Mallarmé, op. cit., p. 8.
10
Cioran, « Valéry face à ses idoles » (1970), Exercices d’admiration, Gallimard, 1986, p. 80.

9
moindre connaissance du suprême effort de Mallarmé11 ». Paz lui-même, tout en marquant
l’événement-césure que constitue la parution du poème mallarméen, note que son héritage
réel reste limité : « bien que l’influence de Mallarmé ait été centrale dans l’histoire de la
poésie moderne, en France et hors de France, je ne pense pas qu’on ait entièrement exploré
toutes les voies que ce texte ouvre à la poésie12 ». Contre-doxa aussi mise en avant par Jean-
François Chevrier dans l’exposition qu’il a organisée au Musée d’Art Contemporain de
Barcelone en 2004 (« Art et Utopie »), puis, après avoir été quelque peu remaniée, au Musée
des Beaux-Arts de Nantes en 2005, sur les rapports entre la poésie, la poétique mallarméenne
d’un côté, et « l’art moderne » de l’autre (« L’action restreinte »). Comme le titre l’indique, ce
sont les Divagations, envisagées comme une contribution majeure à la « critique de la
culture13 », qui occupent le premier plan, dans la perspective d’une réflexion sur « la relation
entre pensée critique et pensée mystique14 », conçue comme constitutive de la modernité
artistique. Le commissaire a choisi de laisser de côté « tous les fils généalogiques de la poésie
concrète » déjà présentés à Marseille en 1993 ; il ajoute que sur ce terrain, « il n’y a pas
d’héritier légitime de Mallarmé, pas plus en France qu’au Brésil, en Allemagne ou aux Etats-
Unis15 ». Il a choisi plutôt de partir du sonnet Une dentelle s’abolit…, mis en relation avec le
tableau de Braque La Mandore, de façon à montrer en particulier, contre une lecture trop
mécanique et cloisonnée de l’histoire de l’art enchaînant les –ismes, « le fond symboliste des
mélanges entre cubisme et futurisme16 ». Visiblement, Jean-François Chevrier estime que
« l’exceptionnelle postérité17 » du Coup de dés, sujet trop attendu, trop connu, relève du
poncif : le catalogue ne reproduira pas le poème, et donnera deux des trois lithographies de
Redon18. La doxa s’est diluée ou figée en cliché. Deux gestes s’imposent alors après plus de
cent ans: écarter, ou rajeunir ; prendre le contrepied, ou faire le point.
Plus près de nous, Michel Murat, dans un tout autre contexte, et sans introduire aucune
négativité dans son propos à la différence de l’écrivain roumain, estime que Mallarmé a été
projeté « bien loin de la tradition qu’il avait illustrée, dans une position de surplomb
solitaire19 ». Il précise ainsi, de manière synthétique, la fortune du Coup de dés au XXe siècle :

11
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », Librairie les Lettres, 1951, p. 422.
12
O. Paz, L’arc et la lyre, op. cit., p. 108.
13
J. Fr. Chevrier, L’action restreinte. L’art moderne selon Mallarmé, Hazan / Musée des Beaux-Arts de Nantes,
2005, p. 41.
14
Ibid., p. 16.
15
Ibid., p. 42.
16
Ibid., p. 32.
17
Ibidem.
18
Ibid., p. 77.
19
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé. Un recommencement de la poésie, Belin, 2005, p. 5.

10
Par sa date, elle crée un court-circuit entre symbolisme et modernisme qui détermine la
réception du poème. Lorsque le Coup de dés devient perceptible à l’horizon littéraire, c’est en
tant que matrice d’une poésie visuelle, à côté des calligrammes d’Apollinaires, des mises en
page futuristes et des compositions en escalier de Reverdy. Mais son influence ne s’exerce
guère avant les années 1950, et ne rejoint qu’au moment du structuralisme le courant dominant
de la critique20.

Ces lignes dessinent un premier cadre, que notre enquête va essayer de préciser, en
développant les jalons ici posés. De fait, ce que nous avons appelé « la doxa » présente
l’immense inconvénient, en entrant dans le poème comme dans un moulin à papier, de rester
très intuitive, ou superficielle, en donnant peut-être le sentiment, ce que confirmerait le
jugement de Cohn, de Paz et de Murat, de majorer le rôle du Coup de dés.
Le temps du bilan semble venu, peu après les manifestations et contributions qui ont vu le
jour dans le cadre de la commémoration de 1998 : « Mallarmé et après ?21 ». Le Coup de dés
fait partie des œuvres du poète encore bien vivantes, comme le montre le choix des
organisateurs de l’exposition de Sens, ou la scénographie de l’exposition d’Orsay, qui avait
décidé d’inscrire le poème sur des murs blancs, tout en offrant pour la première fois aux
regards une double page du manuscrit. De fait, en dépit d’un regain d’intérêt indéniable pour
le poème mallarméen depuis quelques années tant au plan de l’exégèse que de l’édition,
comme nous allons le voir dans les pages à venir, qui s’explique peut-être, de manière large,
par les mutations médiologiques affectant le livre, et en particulier la dématérialisation
croissante des support écrits, l’histoire de cette réception reste à écrire. Nous disposons en
effet jusqu’à présent, pour l’essentiel, de remarques assez intuitives aboutissant à des
inventaires rapides, ou bien d’analyses plus fouillées à visée comparatiste, mais centrées sur
un segment de cette histoire. C’est le cas en particulier du livre de Laurent Jenny22, dont nous
aurons à reparler plus loin, qui étudie les glissements esthétiques entre symbolisme et
modernisme, dont l’un des pivots majeurs est le Coup de dés. C’est le cas aussi de l’article de
Muriel Détrie, qui étudie le dialogue posthume entre Mallarmé, Apollinaire, Claudel, Segalen,
et Pound23. Ajoutons que la monographie de Cohn donnait dans son préambule un certain
nombre de témoignages des disciples recueillis dans leurs souvenirs24. Enfin, la fameuse
« Lettre au Directeur des Marges » de 1920, citée ad nauseam confesseraient certains, n’a pas
peu contribué à figer cette réception en la sertissant dans l’écrin de grandes et brillantes

20
Ibid., p. 5-6.
21
Mallarmé et après ? Fortunes d'une œuvre. Actes du colloque de Tournon & Valence, 24-27 octobre 1998,
organisé par D. Bilous, avec la collaboration du CEDITEL et de "Formules", sous la direction de D. Bilous,
Noésis, 2006.
22
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, P.U.F., 2005.
23
M. Détrie, « Le Coup de dés a-t-il été imité ? », Littérature et Nation, n° 15, 1995, p. 13-34.
24
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 16-26.

11
formules, que l’on a pu juger définitives. Il convient sans doute de dissocier le Coup de dé de
la sublime parole valéryenne, pour voir d’autres aspects du poème. Notre travail entend
resituer le texte de Valéry, témoignage historique et célébration lyrique certes, mais aussi
prise de position argumentative et polémique, dans son contexte, quasiment ignoré de tous.

2. « Archive » : archè, archivistique, archéologie

Il ne s’agira pas ici de vouloir retrouver sous les strates du discours critique le vrai Coup
de dés. Ce n’est pas une hypothétique archè du poème que nous cherchons à exhumer,
puisque l’œuvre n’existe pas pour nous en dehors d’une relation, qu’elle soit esthétique ou
d’un autre ordre. Le mot « archive » tel que nous l’entendons aura, par syllepse, deux sens
complémentaires. Il nous permet de tenir ensemble les deux dimensions de cette recherche :
l’archivistique, ou apport documentaire d’un côté ; l’archéologie, ou interprétation des
interprétations de l’autre. Notre objet, pour l’essentiel, consistera donc ici dans « l’ensemble
des choses dites » à propos du Coup de dés.

a) L’archivistique
Notre travail a pour objectif principal de tenter de circonscrire avec plus de netteté
« l’effet du Coup de dés sur le XXe siècle». Il s’agira pour nous de commencer par relever les
occurrences de son nom ; ce n’est qu’une voie parmi d’autres, de nature factuelle, en un mot
positiviste. Mais cette voie nous semble la première à emprunter de manière à éliminer un
certain flou enveloppant l’idée, jusqu’ici assez intuitive, que l’on a pu se faire de la fortune du
Coup de dés. Le positivisme de cette étude ne doit pas s’entendre de manière trop étroite ;
nous ne cherchons pas un idéal de scientificité, fondé sur un déterminisme plus ou moins
mécanique et simplificateur, mais une réalité documentaire précise, rattachée à une histoire
littéraire. Un tel positivisme élargi entend assurer une base à partir de laquelle pourraient
s’échafauder des constructions théoriques ultérieures ; nous souhaitons commencer par
délimiter un sol, indépendamment des spéculations de haut vol qui pourraient s’y rattacher, ou
plutôt s’en détacher. Cependant, cette enquête se trouve d’emblée grevée d’un impossible : le
caractère quasi interminable de la tâche. Ce travail d’arpentage des documents ne livrera donc
ici que les « fragments d’un cadastre », qui se voudra le plus complet possible. En outre, nous
avons conscience de nous heurter aux apories habituelle de la recherche historique, confrontée
à l’arbitraire de l’archive. N’existe que ce qui laisse des traces ; le récit historique se
distingue mal d’une forme de reconstruction graphocentrique. Cette histoire de la réception
méritera, comme toute histoire, le nom de « roman vrai ».

12
Pour ce qui est du domaine arpenté, nous pouvons le circonscrire comme suit. Nous avons
privilégié le domaine français : la réception du Coup de dés étudiée sera surtout nationale,
avec toutes les difficultés que cette restriction de champ peut sans doute comporter de
paradoxal, et de fâcheux, dans le cas d’un tel texte, publié de manière prophétique dans une
revue nommée « Cosmopolis ». Pour des raisons de compétence linguistique, mais aussi
matérielles – ne pas alourdir davantage une enquête déjà large et foisonnante – nous avons dû
limiter notre recherche à un espace francophone, à quelques exceptions près. Nous avons tenté
de donner une esquisse25 de l’accueil du Coup de dés au sein des milieux futuristes italiens,
compte tenu des documents que nous avons pu consulter en France ; ignorer cet aspect, alors
que les liens avec la France sont nombreux – le culture de Marinetti, ou la position
d’Apollinaire en témoignent suffisamment – aurait été mal venu. En outre, quand les
documents le permettaient, il nous est arrivé de faire quelques allusions plus ou moins
développées à des auteurs étrangers : ce sera le cas en particulier des poètes concrets
brésiliens, dont certaines interventions ont pu être traduites, et qui ont tissé des liens avec la
France.
Cependant, nous avertissons dès le seuil notre lecteur de ce qu’il ne trouvera
malheureusement pas ici : la réception américaine, espagnole, portugaise, anglaise, ou russe
du Coup de dés, pour prendre quelques-unes des grandes nations littéraires occidentales26.
L’étude du rapport de l’avant-garde futuriste russe au Coup de dés reste à faire, du point de
vue des non-russophones, dans la mesure où les documents traduits sont rares. Notons que
c’est à la fin des années 1960 que l’on voit apparaître la première histoire du futurisme russe,
avec le livre de Vladimir Markov, rédigé en anglais27. Même s’il ne dit quasiment rien de la
réception de Mallarmé dans les milieux futuristes28 – la question du Coup de dés n’est pas
abordée – Markov conclut son étude par cette idée, découverte qui vient contredire à ses yeux
un certain nombre de préjugés : « Mallarmé et Rimbaud semblent clairement appartenir
davantage au futurisme russe qu’au symbolisme russe29 ». Quant aux travaux éditoriaux ou

25
Notre travail, limité aux documents traduits en français, comme aux revues italiennes disponibles à la B.N.F.,
demeure très lacunaire ; il appelle des prolongements et des compléments évidents.
26
Notre bibliographie donnera cependant un panorama, qui ne saurait être exhaustif, des traductions du poème,
en privilégiant les premières traductions, et les langues les plus communes.
27
V. Markov, Russian Futurism. A History, Berkeley / Los Angeles, University of California Press, 1968 ; rééd.
Macgibbon and Kee, London, 1969.
28
On apprend que Petnikov, membre du groupe « Centrifuge » a eu le projet de traduire la poésie de Mallarmé
(ibid., p. 253), et que Genrik Tasteven, organisateur de la tournée de Marinetti en Russie, évoque Mallarmé dans
son livre de 1914 intitulé Le Futurisme. Vers un nouveau symbolisme, en établissant une filiation entre
mallarmisme et futurisme (ibid., p. 160).
29
Ibid., p. 383. Nous traduisons.

13
critiques plus récents de Léon Robel30, Serge Fauchereau31, Jean-Claude Marcadé32 et Agnès
Sola33, ils restent complètement silencieux sur les rapports entre Mallarmé et l’avant-garde
russe, sans que l’on connaisse la cause de ce silence : est-il le fait de la documentation elle-
même34, ou de l’historien, qui n’a pas suivi cette piste ? C’est dans ce vide critique que vient
se loger l’ouvrage plus récent de Roman Doubrovkine, Stéphane Mallarmé et la Russie35,
rédigé en russe, et malheureusement non traduit en français à ce jour36.
Pour ce qui est de la délimitation chronologique de notre corpus, précisons d’emblée que
le cadre général couvre une très large période, allant de la parution du poème (1897) à notre
présent le plus contemporain (2007). Il nous faut justifier ce choix, qui peut de prime abord
sembler quelque peu titanesque et démesuré. Comme nous allons le préciser davantage plus
loin, notre travail vise principalement les métadiscours. Nous n’avons pas eu l’ambition de
parcourir cent dix ans de création littéraire et artistique. Notre objet se limite à ceci : le
discours positif tenu sur le Coup de dés d’une part ; les transpositions positives du poème hors
du champ littéraire d’autre part. C’est un positivisme de la trace qui permet ainsi de
compenser l’éventail temporel si ouvert. Par ailleurs, dans la mesure où nous privilégions
l’existence discursive du poème, il nous a semblé difficile de nous arrêter avant les travaux
critiques et les éditions qui ont renouvelé notre regard sur le texte : édition Ronat de 1980,
nouvelle mouture des Œuvres Complètes de Mallarmé parue entre 1998 et 2003, dans le
prolongement du ré-éclairage philologique donné par Bertrand Marchal ; discussion Deleuze-
Badiou au début des années 1990 ; monographies récentes consacrées au Coup de dés dues à
Nicolaj Lübecker (2003) et Michel Murat (2005) ; parution du fac-similé du manuscrit en
2007, qui nous permet de boucler symboliquement la boucle, grâce aux « circonstances
éternelles ». Par ailleurs, cette histoire passe par un montage de temporalités multiples. Nous
proposons deux découpages chronologiques en fonction du point de vue adopté. La série
temporelle 1897-2007, dominante, concerne le discours « critique » entendu au sens large ; la

30
L. Robel, Manifestes futuristes russes, Les Editeurs Français réunis, 1971.
31
L'Avant-garde russe : futuristes et acméistes : textes inédits / de Khlebnikov, Maiakovski, Gouro,
Kroutchenykh..., éd. S. Fauchereau ; traduits du russe par S. Fauchereau et N. Meneau, Belfond, 1979.
32
J. Cl. Marcadé, Le Futurisme russe, Dessein et Talba, 1989.
33
A. Sola, Le Futurisme russe, PUF, 1989.
34
Les manifestes proposés et traduits par L. Robel ne citent pas Mallarmé, mais le Rimbaud du sonnet des
voyelles ; par contre, certaines phrases, au vu des dates, ont des résonances mallarméennes. Ainsi, dans les
« Principes poétiques » des frères Bourliouk de 1914, on peut lire : « considérable aussi est l’importance de la
disposition de ce qui est écrit dans le champ du papier » (L. Robel, Manifestes futuristes russes, op. cit., p. 38) ou
bien : « le langage poétique est sensible » (ibid., p. 37). Ce travail de confrontation esthétique reste à faire.
35
R. Doubrovkine, Stéphane Mallarmé et la Russie, Berlin, Peter Lang, 1998.
36
Un échange épistolaire avec son auteur nous a appris que, selon lui, le Coup de dés était connu de la majorité
des poètes, sans toutefois faire l’objet de longs développements. Tout cela reste à préciser.

14
série 1897-1975 concerne la création poétique envisagée sous l’angle de la généricité, telle
que nous avons tenté de la formuler à l’extrême fin de ce travail.
Ajoutons que cette recherche ne se limitera pas à une approche seulement archivistique de
la réception du poème. Elle se réclame aussi d’une autre forme de « positivisme », celui de
Foucault.

b) L’archéologie selon Foucault


Rappelons ce que l’historien-philosophe entend par « archéologie »37. L’auteur des Mots
et les Choses envisage l’analyse archéologique comme une autre manière d’écrire l’histoire
des idées ainsi que l’histoire des sciences. Ce déplacement de l’épistémologie traditionnelle,
s’inscrivant dans le sillage de Bachelard et de Canguilhem, se fait à partir des concepts
d’énoncé et d’archive, qui deviennent les nouveaux objets d’investigation. Distinct du niveau
grammatical de la phrase, comme du niveau logique de la proposition ou du niveau
psychologique de la formulation, le niveau énonciatif dégagé par l’archéologie désigne, non
pas une unité, mais l’anonymat d’une fonction qui délimite un espace occupé par le sujet, et
rend possible la constitution d’un savoir. Il existe en effet pour Foucault des « régularités
discursives » situées en deçà des contenus, qui conditionnent le double émergence et de la
connaissance et du sujet connaissant. Ce que l’on nomme « savoir » n’est jamais que
discours, effet de discours et discours de discours. L’ensemble des choses dites se nomme
archive, et archéologie, par la vertu d’un calembour modifiant le sens courant du terme,
désignera ce travail de « description de l’archive38 ». Foucault envisage alors l’archive, ou le
discours, comme la « masse des choses dites dans une culture, valorisées, réutilisées, répétées,
transformées39 » ; c’est aussi une « pratique qui a ses règles ». Le travail archéologique vise
les « opérations qui donnent naissance40 » à l’archive ; il est effort d’exhumation des
soubassements invisibles de la science, ce qui fait de l’archéologie un processus de
dévoilement de « l’inconscient du savoir41 », inconscient discursif soumis à des règles.

37
Sur ce concept, son commentaire, sa discussion et sa postérité, nous renvoyons en particulier à M. de
Certeau, L’écriture de l’histoire (1975), Gallimard, coll. « folio essais », 2002 ; P. Veyne, « Foucault
révolutionne l’histoire », in Comment on écrit l’histoire (1978), Editions du Seuil, 1996, p. 383-429 ; J.
Habermas, Le Discours philosophique de la modernité (1985), tr. Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz,
Gallimard, 1988, p. 281-314 ; G. Deleuze, Foucault, Editions de Minuit, 1986, p. 11-29 et passim ; R. Debray,
Cours de médiologie générale (1991), Gallimard, coll. « folio essais », 2001, p. 65-69.
38
Voir par exemple M. Foucault, « La naissance d’un monde » (1969), Dits et écrits, I, op. cit., p. 814.
39
Ibidem.
40
Ibid., p. 815.
41
M. Foucault, « Foucault répond à Sartre » (1968), Dits et écrits, I, 1954-1975, Gallimard, coll. « Quarto »,
2001, p. 693.

15
Un domaine du savoir donné se caractérise en effet pour Foucault par une interaction
réglée entre des contenus qui ne sont ni des mots ni des choses, mais des effets de pratiques
discursives (les objets) ; des instances qui ne sont ni des sujets transcendantaux ni des sujets
empiriques, mais des positions de subjectivité dans un champ de régularité (les énonciations) ;
des abstractions qui ne sont ni des idéalités transcendantes ni des idées enracinées dans
l’expérience, mais des entités construites par un champ pré-conceptuel immanent au discours
(les concepts) ; et enfin des options théoriques qui ne sont ni des projets a priori ni des
opinions a posteriori, mais des modes d’articulation des objets, des énonciations et des
concepts (les stratégies)42.
L’ensemble des règles de formation et de transformation des objets, des concepts, des
énonciations et des stratégies sera nommé « formation discursive » ou « positivité ». En un
mot, l’archéologie, qui cherche à substituer le monument au document43, la trace muette qu’il
faut décrire au texte signifiant qu’il faut interpréter, vise, dans une démarche non pas
allégorique mais tautégorique, les conditions de possibilité du savoir, à travers la mise en
place d’une nouvelle pragmatique du discours, qui noue des actes à des effets, opposée à une
sémiotique, qui articule des mots à des choses, des consciences à des objets : le discours, dans
cette perspective, n’est pas ensemble de signes mais ensemble de pratiques44. Cependant, ces
conditions de possibilité ne sont pas anhistoriques ; Foucault, dépassant l’opposition entre
histoire et structure, élabore à ce propos le concept d’« a priori historique45 », qu’il faut
entendre simultanément comme l’a priori de ce qui est dans l’histoire (l’ensemble des choses
effectivement dites), et un a priori lui-même situé dans l’histoire (l’ensemble, variable, des
régularités discursives).
Cette analyse archéologique se déploie aussi à partir de la (re)valorisation du concept de
discontinuité, empruntée à l’épistémologie bachelardienne, qui s’affirme comme la grande
catégorie d’approche de l’historicité. L’archéologie, contre-poison de la téléologie, s’élève en
effet contre une certaine historiographie enfermée dans la quête de l’origine et la question de
l’horizon, la recherche d’une causalité linéaire pensée dans un temps continu. Plus largement,
on sait qu’il faut situer ce projet émergeant à la fin des années 1960 dans ce grand mouvement
spéculatif de critique du Sujet et de critique de la Raison, inséparable d’une critique de la
constellation conceptuelle qui accompagne ces notions : unité et origine, intériorité et
substance, conscience et transcendantal, humanisme et anthropologie, auteur et œuvre. On

42
M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 55-93.
43
M. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 15 et p. 182.
44
Ibid., p. 66-67.
45
Ibid., p. 166-173.

16
sait aussi que son auteur se place dans la lignée de la « généalogie » de Nietzsche, qu’il
transpose du champ de la morale vers celui du savoir. De même que le penseur de « la mort
de Dieu » voulait mettre en question la valeur des valeurs en éclairant la « connaissance des
conditions et des circonstances de leur naissance, de leur développement, de leur
modification46 », de même, le penseur de « la mort de l’homme » cherche à dégager « les
conditions d’existence » des objets, des concepts, des énonciations et des stratégies « dans une
répartition discursive donnée47 ».
Notons que Foucault, à la fin de son livre, dans un mouvement prospectif et
programmatique qui annonce ses travaux ultérieurs, envisageait la possibilité d’appliquer son
travail archéologique à d’autres objets, ne relevant pas de la science, mais restant dans le
domaine de ce qu’il nomme « savoir », à partir d’une distinction entre « domaine
scientifique » et « territoire archéologique »48. Foucault envisage ainsi la possibilité d’une
archéologie de la sexualité, du pouvoir, ou de la peinture49. Ce déplacement vers l’éthique, le
politique ou l’esthétique, fait de l’archéologie une recherche large portant sur le « savoir », et
non seulement sur la « science ». Notre travail, modestement, voudrait se situer dans une telle
perspective d’ouverture de l’archéologie au « savoir » littéraire.

c) La critique mallarméenne comme formation discursive


Notre objectif serait donc de tenter une transposition de l’archéologie dans le champ de la
critique mallarméenne. Par « critique mallarméenne », nous entendons tous les discours, qu’il
soient universitaires ou non, historiques ou théoriques, biographiques ou formalistes, qui
prennent l’œuvre de Mallarmé en général, et le Coup de dés en particulier, pour objet. Tous
ces discours, envisagés comme pratiques, forment l’archive du Coup de dés. Entreprendre une
archéologie de la critique reviendra donc moins à faire l’histoire des interprétations du poème,
que l’histoire des opérations qui conduisent à la formation, la conservation et la
transformation de ces interprétations. Il faudra inclure aussi dans ce travail les opérations de
canonisation et de sacralisation du texte. Il faudra enfin y ajouter toutes les opérations de
manipulations, d’adaptations, de transpositions, d’appropriations diverses. Celles-ci pourront
concerner des usages non discursifs du poème. Dans cette petite encyclopédie, Marinetti
côtoiera Valéry, Kristeva, Deleuze et Broodthaers.

46
Nietzsche, « Avant-propos », Généalogie de la morale, éd. G. Colli et M. Montinari, trad. I. Hildenbrand et J.
Gratien, Gallimard, 1971, rééd. coll. « Folio essais », 1985, p. 14.
47
M. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 53.
48
M. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 239.
49
Voir la partie « D’autres archéologies », ibid., p. 251-255.

17
Nous nous poserons alors constamment cette question : quelles sont les conditions de
possibilité du discours critique ? Il s’agirait alors pour nous d’étudier, à travers l’exemple du
Coup de dés, les règles de formation de quelques grands concepts critiques qui, forgés à partir
d’une certaine lecture de Mallarmé, quadrillent, une fois transposés et exportés en dehors de
l’œuvre mallarméenne, à la fois l’histoire littéraire et la théorie de la littérature depuis le
« moment Mallarmé ». Il s’agira aussi de mettre en évidence les différentes stratégies
d’appropriation ou d’exclusion du poème, à des fins poétiques mais aussi extérieures à la
poésie. Cette recherche aura encore pour objectif de montrer comment l’objet premier que
constitue l’œuvre précaire du Coup de dés, par sa date de publication, par sa forme comme
par son statut éditorial, détermine une certaine idée de ce grand et complexe objet second que
constitue le corpus mallarméen. Ainsi, le Coup de dés, conçu comme l’ensemble des
« énoncés » qu’il a fait naître, nous apparaîtra ici comme le socle d’une « formation
discursive » à part entière. Dès lors, ce travail cherchera moins à mettre en évidence des
influences, des intentions, des évolutions, qu’à « décrire des relations entre des énoncés50 ».
C’est la raison pour laquelle la présentation des discours les plus substantiels relatifs au Coup
de dés se verra toujours suivie de ce nous appellerons « critique archéologique ».
Mais précisons d’emblée que notre travail reste d’inspiration archéologique. Il ne retient
du programme de L’archéologie du savoir que certaines lignes fortes – les moins datées – qui
nous semblent pertinentes pour mener à bien ce travail d’inventaire et de classement des
différentes « archives » que le Coup de dés a pu laisser derrière lui. Même si critique du sujet
et critique de la continuité historique par exemple font système chez Foucault, il nous
appartiendra ici, compte tenu de notre objet d’étude, de privilégier l’idée de discontinuité et
de dispersion dans notre manière d’envisager l’historicité du Coup de dés, quitte à laisser un
peu de côté, parce que secondaire pour nous, le remplacement du concept de sujet par l’idée
de position occupée dans un espace discursif normé. C’est ainsi la contribution de
L’archéologie du savoir à la critique de la téléologie que nous mettrons à profit, de manière à
arracher le Coup de dés à son statut de texte « précurseur » ou « pré-moderniste », et à
nuancer la vision d’un poème « originaire » ou « fondateur ». L’analyse archéologique de la
réception aura justement pour effet de « dé-naturaliser » ce qui passe pour une évidence et une
seconde nature, en montrant ce qui a rendu possible un tel discours généalogique a posteriori.

50
M. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 44.

18
Ainsi, notre titre – « archive » – ne vise bien évidemment pas une critique génétique du
poème, mais une critique de la genèse des discours qu’il a fait germer. Si la postérité est
archive, c’est que l’archive concerne au premier chef ce qu’il y a après.

d) Archéologie de la « modernité »

Ce travail archéologique aurait aussi pour objectif de (re)poser le problème délicat des
usages de Mallarmé par le 20e siècle. Walzer écrivait en 1995 :
Mallarmé est, reste, pour beaucoup des modernes, de Valéry à Breton, de Claudel à Bonnefoy, de
Thibaudet à Blanchot, de Jakobson à Kristeva, de Sartre à Ricœur, celui à qui il importe de se
confronter pour assurer ses propres pas et mesurer à l’aune d’une tentative absolue la qualité de
ses propres actes51.

Cet étalonnage mallarméen ne va pas sans malentendus. Notre travail viendrait aussi
prolonger quelques remarques de Bertrand Marchal qui, dans son introduction à la nouvelle
édition des « Œuvres Complètes » pouvait noter à son tour en 1998 : « s’il est une singularité
de la réception mallarméenne, c’est bien que l’auteur d’Hérodiade est, du monde littéraire,
une des rares valeurs d’exportation52 ». L’œuvre de Mallarmé, qui a « connu toutes les
sollicitations des modernités successives53 », s’est vue dotée comme nulle autre d’une valeur
d’usage particulièrement variée :
A côté de la critique universitaire, à côté de celle des créateurs, de Valéry et Claudel à Yves
Bonnefoy, il n’est pas, en ce siècle, et bien au-delà du champ proprement littéraire à l’autonomie
duquel Mallarmé n’a pourtant pas peu contribué, de grandes figures de la pensée consacrée dans
tous les domaines des sciences humaines qui ne se soient confrontées, de près ou de loin, au cas de
ce poète hors les murs (…)54.

Le problème posé par cet usage multiple d’une œuvre-drapeau ou œuvre-emblème considérée
tantôt comme laboratoire de la modernité, tantôt comme caution ou instance de légitimation,
tantôt comme réservoir de catégories, tantôt comme miroir de concepts ou pierre de touche
pour la pensée spéculative, tient dans l’écrasement temporel entre Mallarmé et ses lecteurs
ultérieurs, et la projection plus ou moins sauvage, sur le texte mallarméen, de catégories dont
il serait l’inventeur. Dès lors, pour reprendre le mot de Daniel Oster, Mallarmé en arrive à
passer pour le « disciple de ses commentateurs55 ». La réception mallarméenne achoppe alors,

51
P. O. Walzer, Approches II, Mallarmé et Valéry, Champion, 1995, p. 19.
52
B. Marchal, « Introduction » à OC, t. I, p. X.
53
Ibid., p. XI.
54
Ibid., p. X-XI.
55
Formule de Daniel Oster (L’individu littéraire, P.U.F., 1997, p. 227) citée par B. Marchal, ibidem.

19
de manière particulièrement aiguë, sur un problème bien connu de l’historiographie, celui de
l’anachronisme. C’est ainsi qu’il peut exister un « illusion moderniste56 » qui tire Mallarmé
vers une prétendue contemporanéité évidente.
Face à cet écueil, il existe une première réaction, la philologie. C’est la voie choisie, pour
une large part, par l’auteur de La Religion de Mallarmé, qui peut écrire : « si moderne que
nous paraisse le poète du Coup de dés, sa lecture implique donc un effort minimal
d’accommodation historique57 ». Bertrand Marchal, dont l’approche philologique vise à
replacer cette œuvre au sein des grands mouvements de pensée qui ont affecté les sciences
humaines dans la seconde moitié du XIXe siècle, sans verser pour autant dans « l’illusion
historiciste », a contribué à contrebalancer l’approche interne ou formelle de Mallarmé qui a
dominé dans les années 1960-1970. La Religion de Mallarmé, comme le travail d’édition
critique des œuvres, ont ainsi participé à ce « retour à l’histoire » qui caractérise les études
littéraires depuis une quinzaine d’années. C’est aussi la démarche adoptée par Jacques
Rancière. L’auteur de La nuit des prolétaires a tenu a replacer le poète dans la Cité, et la
République, qui n’est pas seulement celle « des Lettres »58.
Cependant, une autre voie compensatrice existe aussi. Contre « l’illusion moderniste »
assimilable à une forme de téléologie inavouée, ou à une conception simplificatrice de
l’historicité, qui invoque le temps linéaire, la monocausalité, et l’histoire continue, nous
pouvons alléguer l’archéologie. Il s’agirait alors de relativiser voire d’infirmer cette vision qui
ferait de Mallarmé le producteur d’une certaine modernité, en tant qu’inventeur de catégories
qui vont quadriller notre vision de la littérature, une fois que l’on a isolé dans l’œuvre
quelques grandes formules jugées décisives (« double état » de la parole, « disparition
élocutoire » du poète, livre « impersonnifié », poésie qui « évite le récit », volonté de « céder
l’initiative aux mots », idée du « langage se réfléchissant », quête de « l’isolement de la
parole », négativité de « l’absente de tous bouquets » etc.). Le niveau de l’archéologie
permettrait en effet de montrer toute la dimension construite d’une telle lecture de l’histoire,
en soulignant tout ce qui fait à l’inverse de « Mallarmé » le produit d’une certaine modernité
théorique et philosophique (« autotélisme », « autoréférentialité », « réflexivité », « clôture du
texte », « mort de l’auteur », etc.).

56
B. Marchal, ibid., p. XII.
57
Ibidem.
58
J. Rancière, Mallarmé. La Politique de la sirène, Hachette, 1996.

20
Il s’agirait dès lors de nous situer dans la perspective ouverte en 1984 par un livre comme
Critique de la critique59, qui entend suivre le devenir et les avatars de « l’idéologie
romantique » dans la pensée critique du XXe siècle. Nous souhaiterions ici aussi chercher à
savoir « comment on a pensé60 » à Mallarmé, et au Coup de dés, entre 1897 et aujourd’hui ;
ici aussi, nous aimerions traquer « les grands courants idéologiques61 » qui ont servi de cadres
aux grandes lectures du poème. Nous souhaiterions aussi prolonger, tout aussi modestement,
les réflexions d’Antoine Compagnon proposées dans son livre Les Cinq paradoxes de la
modernité, qui entend proposer une « histoire paradoxale de la tradition moderne62 », dans
une perspective qui doit beaucoup à la pensée de la « déconstruction ». La visée affichée
consisterait ainsi à déconstruire une certaine rhétorique avant-gardiste et plus largement une
certaine idéologie du « progrès », qui a pour soubassement une conception téléologique de
l’histoire, et montrer le caractère construit d’une histoire véritablement orientée, que
Compagnon nomme « récit orthodoxe63 ».

3. Archéologie de l’archéologie

Tenter une lecture archéologique de la critique mallarméenne n’est pas neutre, dans la
mesure où, comme l’on sait, le Foucault des Mots et les choses fait de l’œuvre de Mallarmé
un moment capital dans l’histoire de la critique du Sujet. Il faut donc, pour aller au bout de ce
travail, inclure l’archéologie elle-même dans ce mouvement d’exhumation du soubassement
des pratiques discursives. La parole de Foucault elle-même, datée et située, soumise elle aussi
à « l’ordre du discours », se loge dans un espace et un temps singuliers. Toute histoire a sa
propre histoire. L’historien appartient à un présent auquel il ne saurait échapper. Ainsi, on
pourra reprocher à notre enquête de faire quelque concession à un concept – celui
d’« archéologie » – dont notre temps multiplie les emplois. Il en va de même pour la notion
d’« usage », fort en vogue chez les historiens actuels, sommés de réfléchir sur les conflits
intellectuels et idéologiques suscités en particulier par l’opposition entre mémoire et histoire.
Nous assumerons cette appartenance à une « communauté interprétative » donnée, héritière du
perspectivisme nietzschéen. Nous espérons avoir usé de ces outils sans abus ni conformisme,
dans l’intention d’en tirer un profit méthodologique et heuristique.

59
T. Todorov, Critique de la critique. Un roman d’apprentissage, Editions du Seuil, 1984.
60
Ibid., p. 7.
61
Ibidem.
62
A. Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Seuil, 1990, p. 11.
63
Voir en particulier : « La religion du futur : avant-gardes et récits orthodoxes », ibid., p. 47-78.

21
Par ailleurs, nous espérons ne pas donner l’impression, au cours de la lecture, d’occuper la
place d’un maître de vérité, qui jouirait, de manière irréfléchie, de l’immense et commode
privilège qui consiste à parler le dernier, sans pour autant proposer une interprétation globale
de l’objet étudié. Notre position « critique » se situera en sous-sol, plutôt qu’en surplomb, du
moins nous espérons que nous serons lus de la sorte. De même, nous avons gardé à l’esprit
l’historicité de l’établissement du corpus mallarméen, comme l’historicité des méthodes
exégétiques et des pratiques éditoriales, de manière à éviter d’intenter de faux procès à des
commentateurs qui ne disposeraient pas du matériel textuel et biographique actuel. Nous ne
pensons pas que la « Nouvelle Critique » constitue une année-zéro ouvrant un âge du
commentaire qui rendrait caduc tout ce qui précéderait cette refonte méthodologique. C’est la
raison pour laquelle nous redonnerons la parole à ces commentateurs mallarméens
aujourd’hui oubliés, dans la mesure où nous les considérons comme des passeurs, et les
maillons d’une longue chaîne.

4. « Réception critique » : critique

Comme nous l’avons dit, comme notre sous-titre l’indique, cette étude de réception aura
un versant critique. Dans la majorité des cas, et en particulier à propos des exégèses majeures,
notre travail procédera en deux temps : exposé se voulant descriptif et le plus « objectif »
possible d’une part, puis « critique archéologique » d’autre part. Cette démarche critique aura
essentiellement deux modes d’application. D’une part, au plan archéologique, il s’agira de
tenter de dégager un certain impensé, d’exhumer les catégories à l’œuvre, de rattacher le
discours visé à d’autres discours apparentés, diachroniquement ou synchroniquement. D’autre
part, au plan philologique, nous chercherons à montrer comment la lecture peut sur-valoriser,
ou sous-valoriser certains aspects de la lettre du texte, par le biais de la citation tronquée, ou
du déplacement des unités textuelles. Il nous arrivera en outre de faire référence à d’autres
passages de l’œuvre de Mallarmé qui nous semblent nuancer, voire invalider certaines
interprétations. Il semble difficile de cacher que ce travail implique inévitablement la présence
d’une certaine idée de Mallarmé, plus ou moins implicite, qui traverse ces pages, et dont il
faudrait aussi faire l’archéologie64. S’il s’avère impossible de l’évacuer complètement, nous
espérons avoir réussi à maintenir la distinction entre présentation des documents et des
positions d’un côté, exposition des présuppositions et distanciation perspectiviste de l’autre.

64
Cette introduction méthodologique donnera sans aucun doute des indications sur la « communauté
interprétative » à laquelle nous appartenons. Le développement précisera cela.

22
5. Questions posées à la postérité

Plusieurs interrogations vont dès lors guider et orienter ce travail. Notre plan va suivre les
lignes de ce questionnement.

a) Les chemins de « l’invention »


Le Coup de dés paraît en 1897 dans la quasi indifférence, si l’on en croit les documents
proposés par le volume « Mémoire de la critique » consacré à Mallarmé65. Qu’en est-il de
cette réception immédiate, plus précisément, une fois que l’on approfondit le dépouillement
des revues à cette période ? Comment les disciples du Maître ont-il réagi ? Quel a été le sort,
ultérieurement, du projet de l’édition Vollard ? Ensuite, par quels canaux, et quelles
médiations, le Coup de dés a-t-il été transmis jusqu’à nous ? Quels sont les maillons de cette
chaîne qui relie un texte illisible en mai 1897 à un texte plus lisible aujourd’hui ? A partir de
quelle date a-t-on commencé à considérer la lisibilité proprement grammaticale de l’obscur
poème ? Autant de questions auxquelles nous entendons apporter réponse dans notre première
partie, qui a pour objet ce processus d’institutionnalisation du Coup de dés, étape par étape.
Nous avons cru pouvoir discerner une rupture symbolique forte autour de 1945-1947, avec
l’intégration du texte au sein des Œuvres Complètes, qui vient à la fois consacrer une
véritable « invention » du poème antérieure, et relancer l’interprétation, à une époque – cet
« âge Mondor » de la critique – qui multiplie les publications de documents relatifs à la vie
comme à l’œuvre du poète. A cette date, l’auteur d’Hérodiade a acquis toute sa notoriété ; son
biographe note en 1947 : « le rayonnement de Mallarmé n’a jamais été aussi large66 », tandis
que Blanchot écrit en 1949 : « sa gloire est maintenant celle d’un auteur classique67 ». Henri
Thomas, dans un article de Combat que nous avons exhumé, fête les « cinquante ans » du
Coup de dés. Après cette première période, que nous avons nommé le temps de l’exhumation,
succède une seconde phase d’institutionnalisation, dominée cette fois par l’interprétation. Les
monographies se substituent aux articles comme aux chapitres des premiers « défricheurs »
héritiers de Thibaudet. Cette période se distingue de la précédente dans la mesure où l’intérêt
pour le poème déborde le champ proprement littéraire. C’est à partir des années 1950 que le

65
Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 447-450.
66
H. Mondor, L’Heureuse Rencontre de Valéry et de Mallarmé, La Guilde du Livre, Lausanne, 1947, p. 105.
67
Blanchot, « Le mythe de Mallarmé », La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 35.

23
philosophe commence en effet à s’intéresser à l’œuvre mallarméenne. Autre changement : le
discours des poètes se fait davantage entendre.
Quelques précisions d’ordre structurel s’imposent. Ce grand massif de notre travail,
construit principalement selon une ligne chronologique, puisque nous entendons raconter une
histoire, comportera cependant quelques déplacements justifiés par le sens que nous
entendons donner à cette collection de matériaux. Certaines lectures, quitte à bousculer
quelque peu une stricte chronologie, se verront groupées par famille intellectuelle,
énonciative, ou méthodologique. Nous serons toujours attentif au statut du locuteur, comme à
l’origine de sa parole. Il conviendra en particulier de distinguer le discours du critique du
discours du créateur, tout en sachant bien que la frontière semble parfois plus formelle que
réelle. Nous nous sommes heurté aux apories terribles du penser / classer.

b) L’héritage littéraire
D’autres questions se posent dès lors qu’on aborde la réception du Coup de dés. Un des
enjeux de ce travail concerne en particulier cette doxa présentée en ouverture, faisant du
poème de 1897 un « précurseur ». Notre propos consistera ici à interroger cette opinion
communément admise, en tentant d’en faire la généalogie. Une série d’interrogations
jaillissent alors. Les poètes, entre futurisme et surréalisme, revendiquent-ils explicitement
cette ascendance ? Ensuite, comment interpréter les silences ? Nous nous heurtons alors à l’un
des problèmes classiques de l’épistémologie de l’histoire : comment opérer ce travail de
remplissage des blancs, que Paul Veyne appelle « rétrodiction68 » ? A défaut de documents
patents, quelles hypothèses explicatives avancer ? En outre, comment ne pas tomber dans le
piège de la téléologie en nous demandant justement pourquoi tel poète ne parle pas du Coup
de dés ? N’est-ce pas en effet avoir à l’esprit une certaine idée de l’histoire littéraire que de se
poser une telle question ? N’est-ce pas marcher sur les pas d’un parcours historique déjà
donné et constitué, avant même le travail de son tracé ? La grande actualité du Coup de dés
dans les « années Tel Quel » ne fausse-t-elle pas notre regard en nous amenant à sur-valoriser
des textes des années 1910-1920, évoquant le poème spatial mallarméen sans avoir été pour
autant des textes révélateurs d’une réalité profonde quant à son influence véritable ?
Conscient de ces apories épistémologiques, nous pensons qu’il est nécessaire d’opérer
quelques distinctions.
Une fois que l’on a dit le lien éventuel entre Coup de dés et avant-gardes, comme l’ont fait
les auteurs cités plus haut, tout reste à dire. En effet, qu’en est-il, objectivement, de ce
68
Sur cette question voir P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, op. cit. , p. 194-234.

24
rapport ? En ce domaine règne une assez grande confusion, due à nos yeux à une carence
méthodologique et historiographique. Il nous semble important et opportun de distinguer trois
niveaux d’approche de cette question. On peut, dans un premier temps, tenter de répertorier et
de synthétiser le plus grand nombre possible de références positives au poème, apparaissant
sous la plume des protagonistes de ces différents mouvements. Il s’agit alors d’un travail
descriptif et factuel, ouvrant sur la présentation d’un corpus de citations datées. Mais cette
entreprise trouve vite ses limites dans la mesure où elle ne peut se fonder que sur des traces
écrites, où l’absence de témoignage imprimé et diffusé ne signifie bien évidemment pas
absence d’intérêt ou méconnaissance. En outre, ce niveau demande vite à être dépassé, au
risque de verser dans le catalogage érudit peu éclairant sur l’enjeu artistique des productions.
Une fois cette masse documentaire constituée, la recherche peut dès lors prendre une
orientation archéologique, qui consisterait à montrer la dimension pragmatique d’un discours
qui invente et construit, voire manipule et transforme. Il s’agirait alors ici de mettre à nu une
formation discursive, que l’on nommera, pour faire vite, les « avant-gardes », conçue comme
pratique découpant son objet, le Coup de dés, et se l’appropriant conformément à diverses
stratégies. Enfin, il resterait à évoquer le niveau proprement esthétique, qui chercherait à
confronter des œuvres sur le terrain des intentions, des moyens et des effets. En résumé, le
positivisme donne des énoncés (le fait), l’archéologie décrit ces énoncés (remonter du fait au
faire), l’esthétique produit de nouveaux énoncés, susceptibles à leur tour de faire l’objet d’une
archéologie. Une telle tripartition amène ainsi à envisager le Coup de dés, dans son rapport
aux avant-gardes, à la fois comme une référence ou un référent (niveau positif), une fonction
ou un instrument (le niveau archéologique), et une forme-sens (le niveau esthétique).
L’intérêt d’une telle stratification de l’approche nous permet d’échapper à un certain
nombre d’écueils que l’histoire littéraire n’a pas toujours su éviter. Il n’est pas rare en effet
que l’historien se contente de mimer le discours tenu par l’objet de son propre discours. Une
telle situation conduit à confondre le niveau positif et le niveau archéologique. On va ainsi
reproduire, sans grand recul, la généalogie littéraire fournie par l’auteur même que l’on
cherche justement à situer : nous verrons que le « cas Apollinaire » incarne cela de manière
paradigmatique. Ce travail voudrait rompre avec un tel mimétisme critique qui néglige la
dimension pragmatique de tout discours, que l’on trouve démultipliée dans un contexte avant-
gardiste. Il nous semble capital de commencer par dissocier la généalogie des formes énoncée
par l’avant-garde de la généalogie élaborée par la critique ou l’histoire, quitte ensuite à les ré-
associer, sur des bases similaires ou différentes. Le niveau esthétique de l’analyse pourra
intervenir à cet endroit. Au total, la généalogie des formes doit inclure une généalogie des

25
concepts et des valeurs qui les sous-tendent, et se prolonger par une typologie des formes,
nécessaire complément et nécessaire correctif apportés à la généalogie. Dans la partie qui
traite de la réception en discours, nous allons aborder les niveaux positif et archéologique.
Ensuite, à la fin de notre seconde partie, dans le chapitre intitulé « la création poétique : les
reprises formelles », nous tenterons d’esquisser une analyse plus typologique, partant plus
interne, et fondée sur des considérations esthétiques. Une autre question méritera d’être alors
posée : le Coup de dés est-il fondateur d’un genre ?

c) La « transcendance » du texte : le Coup de dés transposé


Notre domaine d’investigation se sera pas exclusivement littéraire. Nous souhaitons
mettre en avant la postérité polymorphe du Coup de dés, qui n’est pas seulement poétique,
mais aussi théorique, philosophique et artistique. C’est la raison pour laquelle nous allons
réserver une partie de ce travail aux « transpositions » explicites dont le poème a pu faire
l’objet. La plupart de ces manipulations créatives auront été situées auparavant dans leur
contexte au cours de notre première partie. Ce second massif visant cette fois non plus la
réception en discours, mais la réception en actes, abordera un faire69, décliné sur le mode de
la mise en image, de la mise en scène, de la mise en concept, et de la mise en page. Il s’agira
de considérer ici des opérations qui non seulement tirent le poème vers l’extra-poétique, mais
aussi, en retour, éclairent une dimension du texte laissée inaperçue. Le mot « transposition »
devra s’entendre d’abord dans son sens étroit de « transposition d’art », hérité de la pratique
de l’ecphrasis, et rattaché à la problématique de la « correspondance des arts », ou du
parergon. Nous laisserons de côté la question de la transtextualité, qui sera abordée quelque
peu dans notre chapitre concernant les « reprises formelles ». Nous verrons que l’acte de
« transposer le Coup de dés », œuvre née dans le contexte du grand projet wagnérien du
« Gesamtkunstwerk », ne va pas sans paradoxes.
Mais nous envisagerons aussi ces « transpositions » de manière plus large, en dehors du
système des arts proprement dits, pour analyser comment une œuvre littéraire peut être
exploitée par la pensée spéculative passant par le langage verbal. La question délicate des

69
Nous savons bien, depuis la théologie du Verbe incarné, puis la pragmatique des actes de langage, que dire,
c’est faire. Cette homologie, ou identité, restera pour nous présente ici en filigrane. En effet, dans la perspective
d’une « archéologie » inspirée de Foucault, la notion de « pratique discursive » nous permettra de garder à
l’esprit l’idée d’une parole agissante, coextensive à l’événement. Si nous devions être plus précis, nous dirions
que l’ensemble de notre thèse traite de la réception du Coup de dés à travers des « pratiques discursives », que
notre première partie insiste sur la dimension « discours », tandis que notre seconde privilégie la dimension
« pratique ».

26
rapports entre littérature et philosophie se pose alors pour nous avec toute son acuité. Il
convient de lui réserver une réflexion préliminaire spécifique.

d) « Littérature et philosophie mêlées »


La question des rapports, ou des non-rapports, entre philosophie et littérature se pose de
manière singulière dans le cas de l’œuvre de Mallarmé. On en voudra pour preuve, à titre
d’emblème, les orientations bibliographiques sur lesquelles s’achève l’ouvrage de synthèse
récent consacré à ce thème proposé par Philippe Sabot, Philosophie et littérature : sa
« sélection d’études », qui comporte treize titres, présente trois analyses portant sur la poésie
mallarméenne, dues à Pierre Campion, Jean Hyppolite, et André Stanguennec70. Il est acquis
en effet que la réception de Mallarmé au XXe siècle comporte tout un massif
« philosophique » ; si l’on se borne, dans une première approximation, à une définition
institutionnelle du terme, qui englobe les philosophes de formation ou de métier, nous
rencontrons, outre les noms cités, associés à des monographies (Campion et Stanguennec) ou
à des articles (Hyppolite), ceux de Sartre, Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Badiou,
Rancière, mais aussi Etienne Gilson71, Clément Rosset72, Jean-François Marquet73 ou Paul
Audi74.
Concernant le rapport de la philosophie à l’œuvre mallarméenne, le seul, à notre
connaissance, à avoir esquissé un bilan est André Stanguennec. En 1992, ce dernier propose
en effet une lecture philosophique de l’œuvre de Mallarmé délibérément située à l’encontre
des « lectures dominantes75 », ramenées à trois orientations majeures, qu’il présente à peu
près comme suit : la tradition existentialiste, imposée par Sartre, qui fait de Mallarmé un des
premiers penseurs de l’absurde ; celle, textualiste, placée sous le signe de Jacques Derrida, et
incarnée par les analyses de Peter Szondi, Philippe Sollers ou Vincent Descombes, qui saisit
le poème comme un jeu de langage auto-référentiel ; celle, freudo-marxiste, associée aux
travaux de Julia Kristeva, qui voit dans la pensée mallarméenne un « anarchisme prudent »
engagé dans une confrontation équivoque avec la Norme76.

70
Ph. Sabot, Philosophie et littérature. Approche et enjeux d’une question, PUF, 2002, p. 125-126.
71
E. Gilson, «Le coup de dés », Linguistique et philosophie, Vrin (1969), 1981, p. 181-190. Contrairement à ce
que laisse présager le titre, ce chapitre traite de la pensée linguistique de Mallarmé, et non du poème de 1897.
72
Cl. Rosset, L’anti-nature. Eléments pour une philosophie tragique, PUF (1973), rééd. Coll. « Quadrige »,
1995, p. 103-108.
73
J.-Fr. Marquet, « Mallarmé, la mise en scène de l’Idée », Miroirs de l’identité. La littérature hantée par la
philosophie, Hermann, 1996, p. 133-168.
74
P. Audi, La Tentative de Mallarmé, PUF, 1997.
75
A. Stanguennec, Mallarmé et l’éthique de la poésie, Vrin, 1992, p. 7.
76
Ibidem.

27
Les limites de ce panorama sont multiples. Comment justifier ou mesurer le caractère
« dominant » d’une lecture ? On peut noter ainsi l’absence de quelques noms marquants, qui,
et ce n’est pas un hasard ici, ne rentrent pas dans cette tripartition : Blanchot, Deleuze,
Foucault, Badiou. Comment laisser de côté la lecture blanchotienne, dont on sait toutes les
résonances philosophiques, et la sombre aura, même si l’on concédera avec raison que
Blanchot n’est pas à proprement parler un « philosophe » de métier ? Mais que dire alors de
Philippe Sollers ici convoqué ? Paradoxalement, les noms sélectionnés par Stanguennec ne
visent que deux philosophes institutionnalisés, Sartre et Derrida ; mais Sartre lui-même, en
complément de son statut de philosophe, peut être défini, comme l’a fait Todorov, comme un
« critique-écrivain77 », et Derrida, on le sait, a amené la philosophie à se « déconstruire » en
ressaisissant sa dimension d’« écriture ». Dès lors, comment définir la notion de « lecture
philosophique » ? Que dire de la critique littéraire qui ouvre des perspectives
philosophiques ? Que dire de la philosophie qui remet en question sa ligne de partage avec la
littérature ? Nous souhaiterions ici poser autrement le problème.

1. Essais de typologie
Une fois posé cet intérêt indéniable du philosophe pour le poète, il convient de
l’interroger. L’essai de Philippe Sabot, que nous allons résumer à grands traits, nous fournira
un premier cadre. Notons d’emblée que cette étude s’inspire beaucoup des travaux d’Alain
Badiou, philosophe, romancier, et dramaturge, qui n’a cessé de questionner ce couple78. Ainsi,
Philippe Sabot fournit une variante de la typologie dégagée par Badiou dans son Petit Manuel
d’inesthétique79. Ce dernier distinguait trois schèmes : le schème didactique représenté par
Platon, qui énonce que l’art n’est pas capable de vérité ; le schème classique, incarné par
Aristote, qui énonce que la problématique de l’art, centrée sur le dogme de la vraisemblance
et l’éthique ou la thérapeutique de la catharsis, est étrangère à la problématique de la vérité, et
ne menace en rien l’espace propre de la philosophie ; le schème romantique, représenté par le
groupe d’Iéna, qui énonce que seul l’art est capable de vérité. D’après Badiou, chacun de ces
trois schèmes s’est vu respectivement prolongé au XXe siècle par les trois événements de
pensée que furent le marxisme, la psychanalyse, et l’herméneutique allemande. Un quatrième
schème reste à créer, qui doit rendre compte d’une autre époque de la philosophie : ce sera le

77
T. Todorov, « Les critiques-écrivains », Critique de la critique, op. cit., p. 55-81.
78
Voir en particulier « Le recours philosophique au poème », Conditions, Editions du seuil, 1992, p. 93-107 ;
« Art et philosophie » et « Qu’est-ce qu’un poème, et qu’en pense la philosophie ? », Petit Manuel
d’inesthétique, p. 9-29, et p. 31-47.
79
A. Badiou, « Art et philosophie », Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 9-29.

28
travail de Badiou lui-même, qui consistera à tenir ensemble et l’exigence philosophique de la
vérité, et la prise en compte du mode d’existence de la vérité propre à l’art.
Philippe Sabot propose donc lui aussi une typologie triadique, mais distribuée autrement,
qui distingue trois « schèmes », c’est-à-dire trois manières de nouer les deux termes du
rapport, puisque le livre a pour enjeu – cela est dit en ouverture – d’« interroger la valeur du
« et »80 ». Mais il n’en questionne pas moins les termes de ce rapport, les mots « littérature »
et « philosophie ». La grande thèse du livre, frappée du sceau d’une certaine modernité post-
nietzschéenne, tient en cette formule : « il y a une littérature qui pense et une philosophie qui
s’écrit81 ». L’auteur rappelle le caractère institutionnel, historique et construit de ce que l’on
nomme « philosophie » et « littérature »82 ; il évoque aussi la filiation nietzschéenne passant
par Valéry et Derrida qui a consisté à pointer la dimension verbale de la pratique
philosophique, ou la dimension tropologique inconsciente du concept83. L’ouvrage aura donc
pour objectif premier d’insister sur le brouillage plutôt que sur le clivage, par delà les
distinctions habituelles visant à opposer littérature et philosophie sur la base d’une différence
entre la fin et les moyens de deux formes d’exercice de la pensée et du langage.
Venons-en à la typologie. Le schème didactique, maintenant la vieille séparation
platonicienne entre philosophie et littérature, à travers une relation asymétrique, consiste en
une « instrumentalisation philosophique du littéraire84 », qui est aussi une « mise sous
tutelle85 ». Selon cette logique, qui perpétue, pour le dire vite, l’opposition entre logos et
muthos, vérité et fiction, raison et imagination, concept et figure, la littérature est vouée à
illustrer une pensée qui lui est antérieure et extérieure ; le texte littéraire n’est pas étudié en
lui-même, pour lui-même, mais se voit contraint de « s’effacer derrière la grille de lecture
philosophique86 », qui impose sa « normativité transcendante87 ». Ainsi, cette dénivelée, ce
« déni du littéraire88 », amène à concevoir une littérature « sous condition de la
philosophie89 », formule que Sabot reprend à Badiou. Il verra dans le Proust et les signes de
Deleuze, ouvrage qui devrait avoir pour titre, finalement, selon lui, « Deleuze et les signes »,
le modèle de ce schème.

80
Ph. Sabot, Philosophie et littérature, op. cit., p. 5.
81
Ibid., p. 11.
82
Ibid., p. 8.
83
Ibid., p. 20-32.
84
Ibid., p. 35.
85
Ibid., p. 41.
86
Ibid., p. 44.
87
Ibid., p. 53.
88
Ibid., p. 51.
89
Ibid., p. 35.

29
Ensuite, il évoque le schème herméneutique qui, à première vue, semblerait rompre avec
cette logique en accordant à la littérature un pouvoir de vérité. Dans ce nouveau type de
rapport, on pose la présence d’une « philosophie implicite90 » enfouie dans les plis du texte
littéraire. La lecture philosophique, activité interprétative, consiste alors à dévoiler ce sens
latent : le philosophe a « pour charge d’expliciter ce présupposé, mettant ainsi à jour
l’impensé dont la littérature se trouve être – à son insu – le lieu privilégié91 ». Sabot renvoie
ici au dernier Heidegger, au travail de Ricœur sur le récit, comme au livre de Jean-François
Marquet, dont le sous-titre, « la littérature hantée par la philosophie », résume assez bien le
contenu de schème qui postule cette fois l’existence d’un « philosophique » immanent au
« littéraire ». Mais dans un second temps, Sabot renverse la perspective en voyant dans ce
schème une nouvelle forme d’assujettissement de la littérature à la philosophie, vouée à ne
pouvoir penser que « par défaut92 ». Si le philosophème est un impensé, si la philosophie
littéraire est inconsciente d’elle-même, c’est encore à la philosophie, de manière externe, qu’il
revient de désigner ce qui est proprement philosophique.
Après avoir renvoyé dos à dos schème didactique et schème herméneutique conçus de
manière symétrique et inverse – l’un dans la transcendance du concept, l’autre dans
l’immanence de la vérité enfouie – comme deux manières de nier la capacité de la littérature à
penser philosophiquement, Sabot met en place ce qu’il nomme le schème productif. Cette
fois, il s’agit d’imaginer « une intrication réciproque93 », « une implication mutuelle94 », et
non plus un clivage entre philosophie et littérature, séparation qui reposait selon lui, avec les
deux autres schèmes, sur une vision « essentialisée95 » des deux termes du rapport. Ce schème
est présenté comme le seul qui parvienne finalement à éviter la réduction philosophique du
texte littéraire. Dans cette configuration nouvelle, la frontière entre le philosophique et le
littéraire se brouille : la littérature produit littérairement une pensée, tandis qu’en retour, la
philosophie s’interroge elle-même sur sa propre pratique langagière. C’est désormais la
philosophie qui doit être dite « sous condition de la littérature96 », au moment même où l’on
postulera l’existence d’une expérience littéraire considérée comme une véritable « expérience
de pensée97 ». Ce schème se verra illustré par les travaux de Descombes sur Proust, de

90
Formule de J.- Fr. Marquet citée par Ph. Sabot, ibid., p. 62.
91
Ibid., p. 59.
92
Ibid., p. 79.
93
Ibid., p. 78.
94
Ibid., p. 81.
95
Ibid., p. 79.
96
Ibid., p. 97.
97
Ibid., p. 80.

30
Foucault sur Roussel et de Badiou sur Beckett. Cette approche suit de près le programme
philosophique de l’auteur de L’Etre et l’événement :
A Badiou refuse tout autant que V. Descombes de rapporter le texte littéraire à une philosophie qui
le transcenderait, ou même à un sens philosophique immanent qui le « hanterait » et à partir
duquel se donnerait sa vérité. La littérature n’est donc pas annexée par la philosophie au champ
d’une réflexion esthétique98.

Cette conception est celle qui apparaît derrière le vocable d’inesthétique promu par Badiou.
Tandis que l’esthétique fait de l’art, étranger à la vérité, un objet, l’inesthétique, qui postule
que « l’art est en lui-même producteur de vérités99 », en fait une condition. Nous reviendrons
plus en détails sur cet aspect à propos de la lecture de Mallarmé proposée par Badiou.
Dans cette partie du livre, Philippe Sabot rejoint aussi la thèse de Pierre Macherey qui,
dans A quoi pense la littérature ?, avait avancé l’idée d’une « philosophie littéraire100 »,
identifiée à une « philosophie sans philosophes101 » située non en arrière, en deçà ou en
dessous des textes, mais immergée « dans les formes littéraires102 » elles-mêmes. L’auteur de
Pour une théorie de la production littéraire, qui cherchait à montrer la « vocation spéculative
de la littérature103 », définit alors la pensée littéraire comme une « pensée sans concepts »,
étrangère aux « systèmes spéculatifs » comme à la « démarche démonstrative104 ».
Cependant, il est important, pour apprécier cette typologie, de rappeler combien Philippe
Sabot pense « sous la condition » de Badiou, philosophe engagé dans une longue discussion
avec Deleuze. Envisagé du point de vue des rapports de forces au sein du champ
philosophique, il n’est sans doute pas anodin de voir ce livre valoriser l’auteur du Petit
Manuel d’inesthétique contre celui de Proust et les signes105. Même si notre tâche ici n’est pas
d’approfondir cette question, on concédera sans peine que la méthode qui consiste à prendre
le même philosophe et comme référence théorique et comme exemple d’illustration pratique
du schème le plus apprécié à cause de sa capacité présumée de préserver le littéraire dans son
intrication avec le philosophique, n’est pas sans poser problème. Est-ce que les déclarations et

98
Ibid., p. 95-96.
99
A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 7.
100
P. Macherey, A quoi pense la littérature ? Exercices de philosophie littéraire, PUF, 1990. Pour l’exposé
théorique de la thèse, voir p. 193-203.
101
Ibid., p. 198.
102
Ibid., p. 197.
103
Ibid., p. 10.
104
Ibid., p. 198.
105
En outre, se plaçant dans le sillage théorique du Petit Manuel d’inesthétique, et donc par ricochet, dans ce
mouvement de retour à Platon qui caractérise cette philosophie de Badiou, comme nous le verrons plus loin,
Philippe Sabot associe majoritairement la philosophie à la question de la vérité. Or, cette identité, platonicienne,
entre philosophie et vérité, n’est qu’une voie possible parmi d’autres pour ce qui est de l’orientation de la
démarche philosophique. On sait que Deleuze, toujours lui, et F. Guattari, valoriseront par exemple une tout
autre voie, celle de la création du concept.

31
les intentions affichées d’un projet de lecture coïncident complètement avec leur réalisation
effective ? En d’autres termes, en quoi la lecture que Badiou propose de Becket est-elle moins
détachée de cette « appropriation philosophique » tant décriée chez Deleuze ? Ajoutons que le
« schème didactique » ne sera illustré dans le livre de Philippe Sabot que par un seul et unique
exemple, Proust et les signes. Quant au reproche qui consiste à dire que cet essai se contente
d’exposer une « soi-disant philosophie de Proust, qui est en réalité déjà la philosophie de
Deleuze106 », il repose sur l’idée implicite qu’il existerait des formes d’interprétation
purement objectives, détachées de tout système interprétatif.
En outre, toute interrogation sur les rapports entre ces deux termes doit passer par un
examen critique de l’idée de littérature et de l’idée de philosophie, entités historiques, qui
amènent donc à historiciser aussi leurs rapports. Philippe Sabot, en raison du caractère
synthétique et panoramique de son projet sans doute, évoque assez peu cet aspect, ce qui le
conduit, quoi qu’il dise, vers une approche assez essentialiste des problèmes. Il est indéniable
que les frères Schlegel parlent après Kant, et que Badiou médite après Heidegger. Il y a une
histoire des rapports entre philosophie et littérature qui est tributaire de l’histoire des
représentations de chacune de ces entités mouvantes.

2. Usages herméneutiques de la philosophie / usages philosophiques de la littérature

Une autre difficulté de cette typologie tient à ceci : selon quels critères peut-on
véritablement distinguer ces trois schèmes ? Dès lors qu’un philosophe s’empare d’un texte
littéraire en philosophe ne risque-t-il pas de basculer du côté du « schème didactique » ? De
plus, en quoi le fait de dire que la philosophie peut exister « sous condition » de la littérature
pourrait dispenser le philosophe de faire un commentaire projectif ? Ce que Badiou
s’empresse de souligner, après tant d’autres, à savoir que Platon ne manqua pas de créer des
mythes, et d’en user107, peut tout aussi bien être dit inversement de tout philosophe qui refuse
« le jugement d’ostracisme108 » platonicien, et qui dans sa pratique perpétue le déni du
littéraire. Il aurait donc fallu mieux distinguer à nos yeux les représentations philosophiques
de la « littérature » d’un côté, et les pratiques philosophiques du commentaire des textes dit
« littéraires » de l’autre. Cette distinction guidera notre travail dès lors qu’il s’intéressera au

106
Ph. Sabot, Philosophie et littérature, op. cit., p. 86.
107
A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, op. cit., p. 36.
108
Ibid., p. 9.

32
regard des philosophes de métier sur l’œuvre de Mallarmé : l’exposition de leur pratique
exégétique se verra toujours accompagnée, autant que faire se peut, de la représentation
philosophique du rapport entre « philosophie » et « littérature » que présuppose leur pensée.
Ainsi, par certains côtés, toutes les lectures philosophiques sont susceptibles de relever du
« schème didactique », ou bien, ce qui revient au même, ce schème n’existe pas : il faut alors
re-découper l’espace problématique autrement. C’est ce que nous allons tenter dans les lignes
qui vont suivre.
Un autre versant de la question doit être abordé : quel sort réserver aux exégèses des
littéraires qui usent de catégories ou de systèmes philosophiques ? La tradition critique,
mallarméenne ou non, en propose un très grand nombre. Il s’agit ici d’une autre forme du
rapport entre philosophie et littérature, laissée de côté par la typologie de Philippe Sabot, qui
intéresse cette fois uniquement la pratique du commentaire littéraire. Le problème peut
sembler a priori plus simple : l’exégèse littéraire fait de la philosophie un discours d’appui.
Mais les philosophes ne manqueront pas d’y voir la forme inversée du « schème didactique » :
instrumentalisation du philosophique par la critique littéraire, voire réduction ou
simplification de la philosophie. Cependant, ces usages exégétiques de la philosophie sont-ils
si différents des lectures philosophiques données par les philosophes de métier ? Gardner
Davies lisant Mallarmé à la lumière de Hegel doit-il figurer à côté de Lyotard expliquant le
Coup de dés à l’aune de son concept de « figural » ? Nous serions tenté, en première
approximation, de répondre que les deux pratiques se rejoignent pour ce qui est des moyens,
mais qu’elles divergent quant aux fins.
Tentons alors une typologie duelle. Nous pensons pouvoir isoler deux cas de figure en
apparence symétriques : les usages herméneutiques de la philosophie appliqués à la littérature
d’une part – ou interprétations, et les usages philosophiques de la littérature d’autre part – ou
transpositions. Les premiers, qui constituent un cas particulier des usages littéraires de la
philosophie, font de la philosophie le discours d’appui de l’exégèse littéraire ; les seconds font
du poème le discours d’appui de la philosophie. Dans le premier cas, le Coup de dés est un
objet interprété, qui se voit interrogé en tant qu’œuvre de littérature ; dans le second, il est un
concept interprétatif, la formulation littéraire d’un concept, ou l’appui qui permet la
fabrication de ce concept. Ces usages herméneutiques de la philosophie seront traités dans
notre sous-partie consacrée au parcours des « interprétations » du poème, à côté d’autres
formes d’interprétation, non-philosophiques. Nous distinguerons ainsi par exemple le
commentaire du Coup de dés esquissé par Deleuze dans un livre d’histoire de la philosophie,
Nietzsche et la philosophie – interprétation philosophique – de l’exploitation interne à la

33
philosophie deleuzienne du même poème dans des travaux comme Logiques du sens ou
Qu’est-ce que la philosophie ? – transposition philosophique.
Ainsi, les usages philosophiques de la littérature, que nous caractérisons comme mises en
concept du poème, comparables, à un autre niveau, à sa mise en image ou à sa mise en scène,
seront évoqués dans notre partie intitulée « Transpositions ». Notons que certains philosophes,
dont le travail consiste justement à remettre en question les partages essentialistes, se tiennent
à la lisière entre les deux pratiques, celle de l’interprétation et celle de la transposition : c’est
le cas en particulier de Derrida. Même s’il peut sembler parfois difficile de distinguer ces
deux orientations, nous nous efforcerons de maintenir cette dichotomie.
Par ailleurs, le cas d’auteurs comme Sartre ou Blanchot, dont les commentaires font se
croiser non seulement littérature et philosophie, mais aussi littérature et théorie de la
littérature, n’est pas sans poser problème. Même si leurs interventions sur l’œuvre de
Mallarmé peuvent user de catégories philosophiques, elles restent à nos yeux inscrites dans un
horizon proprement littéraire : l’artiste face à la société dans un cas, l’écrivain face à l’acte
d’écrire de l’autre, pour le formuler ici de manière trop schématique. Nous les envisagerons
donc comme des critiques-écrivains, plutôt que comme des philosophes. Cependant, la
singularité de l’œuvre de Blanchot nous amènera à scinder – de manière non blanchotienne
dira-t-on, mais toute démarche critique consiste à séparer – le Coup de dés saisi en lui-même,
du Coup de dés saisi pour la littérature.
La notion d’usage philosophique du poème rejoint alors en partie ce que Philippe Sabot
appelle « schème productif ». Elle permet selon nous de sauvegarder le point de vue de la
philosophie, sans verser dans l’accusation peut-être trop facile de réductionnisme, et sans non
plus placer le philosophe en position de surplomb : la transposition permet de dépasser
l’opposition entre explicitation d’une philosophie littéraire implicite d’une côté, et négation
du littéraire par le philosophique de l’autre. Ainsi, pour ce qui est de notre étude de réception
du Coup de dés, les lithographies de Redon nous semblent pouvoir coexister, dans une même
partie, avec les lectures de Lyotard, de Derrida ou de Badiou : dans les deux cas, il s’agira
d’une transformation du matériau poétique, en matière graphique ici, en concept
philosophique là. Cela permet alors de dégager deux traits spécifiques de cette réception : son
immense plasticité, et sa dimension dialectique. Sans faire de la philosophie, un poème
comme le Coup de dés a fait une philosophie. Il s’agit de décrire un passage : comment le
poème passe dans la philosophie, et la philosophie dans le poème.

3. Mallarmé, « poète-penseur » ?

34
Mais nous touchons ici à une difficulté inhérente au « cas Mallarmé ». Rares sont en
effet les discours critiques appliqués à son œuvre qui ne contiennent des allusions plus ou
moins précises et développées à des philosophes. La référence à Platon ou à l’idéalisme
allemand est une sorte de passage obligé pour de nombreux commentateurs littéraires. C’est
une longue tradition, amorcée du vivant de Mallarmé : Mauclair, Pica, Wyzewa ou Mockel,
férus de philosophie, ont d’emblée située cette poésie dans un dialogue étroit avec l’idéalisme.
Les années Tel Quel n’ont jamais fait que renouer, sur d’autres bases philosophiques, avec
cette tendance lourde de la réception mallarméenne. Une question se pose alors : dira-t-on que
cette approche de son œuvre n’a jamais été autre chose qu’une vaste entreprise de réduction
philosophique ? Ou bien, à l’inverse, Mallarmé appartient-il à la lignée des « poètes-
penseurs » ? Si l’on se réfère à ce moment de l’histoire de la pensée que Badiou appelle
« l’âge des poètes109 », marqué par un « culte philosophique des poètes110 » concernant cette
lignée qui commencerait à Hölderlin et s’achèverait à Celan, en passant par Mallarmé, on
serait tenté de répondre par l’affirmative.
Mais, dira-t-on encore, il ne faudrait pas confondre culte philosophique des poètes et
culture philosophique des poètes. On sait que Mallarmé, quand il évoquait la « philosophie »,
ne la voulait qu’« incluse et latente » ; et il semble assez difficile de savoir ce que le poète
mettait derrière ce terme de « philosophie ». Comme l’écrivait Pierre Macherey à propos de
Hugo, il serait a priori ridicule et absurde de postuler l’existence d’une véritable
« philosophie de Mallarmé »111. D’autre part, les plus récents commentateurs de Mallarmé qui
ont pris position sur ce terrain, Bertrand Marchal112, Pierre Campion113 ou Ludwig Lehnen114,
ont bien insisté, chacun à leur manière, sur la dimension proprement poétique, non
spéculative, de la crise de Tournon, minimisant en particulier le rôle de la pensée hégélienne,
souvent alléguée et convoquée depuis les premiers commentateurs du poète, imprégnés
109
A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, op. cit., p. 49-58.
110
Ibid., p. 47.
111
P. Macherey, A quoi pense la littérature ?, op. cit., p. 198.
112
Voir à ce propos B. Marchal, La Religion de Mallarmé, op. cit., p. 58-59. On insiste ici aussi sur le « génie
butineur » (ibid., p. 67) de Mallarmé, lecteur éclectique s’appropriant des pensées assez différentes, le plus
souvent par le biais de médiations – les amitiés avec Lefébure ou Villiers, plutôt que par une lecture suivie de
première main.
113
P. Campion, Mallarmé. Poésie et philosophie, op. cit., p. 18. L’auteur souligne ici la dimension éprouvée,
« pratique », esthésique autant qu’esthétique, de l’épreuve de la « mort de Dieu ».
114
L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George. Politiques de la poésie à l’époque du symbolisme, sous la dir. de R.
Colombat, Université de Paris IV, 2006. L’auteur de cette thèse comparatiste voit avant tout dans les nuits de
Tournon l’expérience vécue d’une crise qualifiée de « cosmique », éprouvée conjointement dans et par le corps,
dans et par le travail sur le vers, en vue de la fondation de cette nouvelle poétique, héritée de Poe, celle de
« l’effet » (ibid., p. 77-88). De fait, on peut lire ceci, à l’adresse des lectures jugées trop intellectualistes de cette
période décisive : « non seulement la crise s’exerce par l’intermédiaire de la sensibilité, ses conclusions sont,
elles aussi, malgré l’imprégnation du vocabulaire de l’idéalisme allemand, moins d’ordre philosophique que
d’ordre esthétique » (ibid., p. 85).

35
d’idéalisme allemand. On peut sans doute souscrire ici au jugement de Kurt Wais, qui estimait
que Fichte, Hegel et Schelling étaient « lus par les poètes français un peu comme des livres de
magie dont on attendait la révélation115 ». Il s’agit ici d’une coloration bien plus que d’une
connaissance directe et approfondie, de toute façon rendue assez difficile par le caractère
partiel et partial des traductions disponibles à cette époque.
Cependant, avec le Coup de dés justement, cette question se complique quelque peu. Avec
ce poème, et cela n’a peut-être pas encore été assez souligné, Mallarmé envisageait une œuvre
d’un genre nouveau, comme l’indiquait la préface de Cosmopolis, qui aurait pour finalité de
traiter « tels sujets d’imagination pure et complexe ou intellect ». Mais il s’empressait
d’ajouter, en poète qu’il est et demeure : « que ne reste aucune raison d’exclure de la Poésie –
unique source116 ». Rappelons ici, après Davies et Cohn, le témoignage de René Ghil qui avait
entendu Mallarmé parler d’un projet visant l’élaboration d’un cycle de poèmes fondés sur le
développement d’une « proposition génératrice » du type « moi n’étant pas, rien ne serait », le
tout débouchant sur une « philosophie du monde117 ». Certes, Ghil parlait alors du rêve du
grand « Opus », qu’il distinguait du Coup de dés. Cependant cette idée d’une « proposition
génératrice » constituant le soubassement de l’œuvre convient à merveille pour décrire la
composition du texte de 1897. Autrement dit, tout porte à croire que Mallarmé, avec le Coup
de dés, et les poèmes qui devaient suivre, visait explicitement et sans doute pour la première
fois, l’exploitation poétique de matériaux à coloration philosophique. Cela n’a pas échappé,
comme nous le verrons plus loin, au jeune Camille Mauclair, qui voyait dans le Coup de dés
moins un poème proprement dit que « l’armature d’un poème », qui faisait triompher une
« évidence axiomatique118 ». Tout se passait alors comme si Mallarmé, rompant avec cette
exigence d’une « philosophie latente », rendait désormais celle-ci, à travers ce genre du
poème de « l’intellect », davantage patente.
Dès lors, cette question de l’exploitation herméneutique de la philosophie croise celle des
usages littéraires du matériau philosophique. Il faudrait aussi avoir à l’esprit la question,
historique, de la culture philosophique des écrivains, qui ne se confond pas absolument avec
le problème, plus théorique, d’une littérature « hantée par la philosophie ». Ainsi, on pourra
distinguer les lectures qui privilégient les références philosophiques justifiés par un contexte

115
Cité par L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George, op. cit., p. 87.
116
OC, t. I, p. 392.
117
R. Ghil, Les Dates et les Œuvres, op. cit., p. 234.
118
C. Mauclair, lettre à Mallarmé du 7 octobre 1897, cité dans Mallarmé, Correspondance, éd. H. Mondor, L. J.
Austin, Gallimard, 1983, t. IX, p. 287. La correspondance de Mallarmé se verra désormais abrégée en « Corr. »,
suivi de la mention du tome.

36
historico-biographique, à celles qui font dialoguer la poésie de Mallarmé avec des pensées
philosophiques ultérieures. Il s’agira de prendre en compte la spécificité des commentateurs
mallarméens qui ont échafaudé une œuvre philosophique reconnue comme telle.
L’hégélianisme diffus qui oriente la lecture d’un Gardner Davies ne saurait figurer sur le
même plan que l’appareil conceptuel de L’Etre et l’événement convoqué par Badiou pour
dégager l’enjeu philosophique du Coup de dés.

Tels nous semblent être les principaux points de méthode qu’il nous a fallu éclaicir. Au
final, notre travail pourra être situé au croisement de plusieurs approches : étude de réception,
histoire des formes, théorie des formes, étude de genre, mais aussi histoire des idées, histoire
de l’idéologie littéraire, histoire de la critique mallarméenne.

37
38
Première partie

Histoire archéologique : la réception en discours

39
I. Première institutionnalisation : l’exhumation (1897-1945)

A) La réception immédiate (1897) : chronique d’un relatif silence

1) Cosmopolis
Le Coup de dés paraît en 1897, dans le numéro de mai de Cosmopolis. Cette revue
mensuelle, dirigée par Ortmans, publiée de janvier 1896 à novembre 1898, a cette
particularité, inscrite dans son titre, d’être diffusée dans les grandes capitales lettrées
(Londres, Paris, Berlin, Amsterdam, Vienne, Saint-Pétersbourg et New-York) et d’offrir à ces
lecteurs des contributions rédigées dans trois langues (le français, l’anglais et l’allemand).
Voici comment le premier numéro, édité pour la France par Armand Colin, présentait sa ligne
éditoriale, généraliste, polyglotte et cosmopolite :
Cosmopolis s’adresse d’une manière spéciale à deux sortes de lecteur : d’une part à ceux qui
lisent les langues étrangères ; d’autre part, à tous ceux qui s’intéressent au mouvement littéraire,
politique, artistique et scientifique des pays voisins. (…)
Cosmopolis publiera tous les mois des nouvelles et des contes inédits signés des écrivains les
plus illustres des trois pays.
Cosmopolis publiera également des correspondances, des mémoires119.

La critique littéraire était aux mains des deux grands universitaires français du moment, Emile
Faguet et Jules Lemaitre. Les choix éditoriaux de la revue étaient assez variés – le lecteur
découvre des pages de Stevenson et de Bourget, des lettres inédites de George Sand et de
Nietzsche –, tout en privilégiant, du côté de la critique littéraire française, les tendances les
plus conservatrices. Comme le laissait déjà entendre le programme du premier numéro, la
première année de la revue négligea la création poétique120.
C’est donc avec le Coup de dés que la poésie fera son entrée à Cosmopolis. André
Lichtenberger121, représentant parisien de la revue et ami du directeur Ortmans, sollicita
Mallarmé, et cela pour plusieurs raisons. Cette collaboration nous est un peu mieux connue
grâce à deux articles publiés par Lichtenberger que notre recherche nous a permis d’exhumer.
D’une part, il fallait répondre à ces reproches d’une occultation de la poésie française

119
Cosmopolis, n° 1, janvier 1896.
120
Un seul article (Cosmopolis, n° 9, septembre 1896), signé Emile Faguet, esquisse un court bilan de la poésie
française depuis la mort de Verlaine. Le nom de Mallarmé n’apparaît bien évidemment pas dans ce panorama.
121
Il ne s’agit donc pas du germaniste Henri Lichtenberger, traducteur de Nietzsche, comme le pensait encore L.
J. Austin en 1983, Mallarmé, Corr., t. IX, p. 194.

40
contemporaine122. D’autre part, si l’on en croit le secrétaire de la revue, qui réveilla ses
souvenirs trente ans plus tard dans un article répertorié123 mais à ce jour encore inconnu de la
critique mallarméenne124, il s’agissait aussi de mieux saisir le « cas Mallarmé » :
Secrétaire, en 1897, d’une grande revue littéraire internationale, et trouvant curieux le cas
Mallarmé, j’allai prier le poète de nous donner un spécimen inédit de sa manière. Très touché
de cette requête (sa parfaite modestie ne l’empêchait pas d’être un peu attristé de se voir tenu
pour un excentrique), il eut à cœur de me fournir un morceau de choix : Un coup de dé (sic)
fut le résidu d’un labeur acharné et scrupuleux de plusieurs mois125.

Lichtenberger se présente alors comme « l’instigateur et le témoin, quotidien et respectueux


autant qu’ahuri126 » du Coup de dés, qui prend ainsi le statut, à l’instar de nombreux textes
mallarméens, de poème de circonstance, né d’une sollicitation extérieure. Ajoutons pour
préciser les liens entre Mallarmé et Cosmopolis, que le critique Edmund Gosse, ami du poète,
en était un collaborateur régulier. C’est ainsi que le numéro de février 1897 pouvait annoncer
« des poésies de Stéphane Mallarmé127 ».
En choisissant de publier un texte de Mallarmé, Cosmopolis fit un pas en direction d’une
certaine modernité, au risque de heurter son lectorat, constitué, aux dires de Lichtenberger,
d’une « élite intellectuelle très éclectique128 ». C’est la raison pour laquelle la revue dut se
justifier en ces termes, à travers une « Note de la rédaction » accompagnant le poème :
Désireuse d’être aussi éclectique en littérature qu’en politique et de se justifier contre le reproche
qu’on lui fait de méconnaître la nouvelle école poétique française, la rédaction de Cosmopolis
offre à ses lecteurs un poème inédit de Stéphane Mallarmé, le maître incontesté de la poésie
symboliste en France129.

La revue, avec le Coup de dés, offrait de la sorte un échantillon du symbolisme français, de


façon à introduire dans ses pages une matière et une manière qui faisaient défaut, soit tout à la
fois, la poésie, la modernité, et Mallarmé. Comme le notait encore le secrétaire de la revue en
1914, Mallarmé, « très touché de paraître dans une « grande » revue », offrait en témoignage

122
Voir Ch. G. Millan, Mallarmé. A Throw of the Dice. The Life of Stéphane Mallarmé, Londres, Secker &
Warburg, 1994, qui renvoie à une lettre de Lichtenberger à Mallarmé du 21 octobre 1896 (coll. privée), p. 308.
Cette idée se retrouvera dans la « Note de la rédaction » accompagnant le poème en mai 1897.
123
Il est mentionné par H. Talvart et J. Place dans leur Bibliographie des auteurs modernes de langue française
(1801-1956), Edition de la Chronique des lettres françaises, 1956, t. 13.
124
L’article de Lichtenberger (« L’Effort vers le néant », Victoire, 5 juin 1928) réagit à la conférence de Valéry
donnée à l’Université des Annales le 18 novembre 1927, et publiée dans Conferencia le 20 mars 1928. Voir
Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 774-784 et p. 1789. L’ancien secrétaire de Cosmopolis commence par ironiser
sur celui qui, « lorsqu’il daigne ne point s’exprimer en acrostiches, est un esprit délié et charmant », avant de
livrer ses propres souvenirs relatifs au Coup de dés, comme s’il fallait contre-balancer l’autorité de Valéry en la
matière…
125
A. Lichtenberger, « L’Effort vers le néant », art. cit.
126
Ibid.
127
Cosmopolis, n° 14, février 1897.
128
A. Lichtenberger, « Réminiscence », La Guerre Sociale, 12 octobre 1914.
129
Mallarmé, Œuvres Complètes, éd. B. Marchal, Gallimard, 1998, t. I, p. 392. Cette édition, qui nous servira de
référence, sera désormais abrégée en OC. Le tome II, édité par B. Marchal, est paru en 2003.

41
de sa « reconnaissance », « la primeur d’un poème d’un genre nouveau130 ». Mais du point de
vue de la renommée de la poésie mallarméenne, la sollicitation de Cosmopolis, revue dotée
d’une audience internationale, pouvait aussi s’interpréter comme une forme de
démocratisation. Il est alors possible que le poète de « l’action restreinte » ait voulu trouver un
compromis entre médiatisation et confidentialité, recentrement grâce à une « grande revue
littéraire internationale » et « excentricité » réaffirmée par delà la « tristesse », en livrant à une
large diffusion un texte d’une extrême et radicale nouveauté. Telle sera l’analyse de Gide :
Au point où il en était de sa vie, possédant un métier admirable, et favorisé par l’estime de
quelques importants amis, il eût été facile à Mallarmé de connaître le succès si seulement ses
convictions avaient été moins profondes. C’est au contraire le jour où il fut invité à s’adresser au
plus nombreux public que Mallarmé composa son œuvre la plus mystérieuse, la plus obscure. Je
songe à cet ultime poème que publia la revue Cosmopolis131.

Quoi qu’il en soit, l’audience internationale de la revue ne put que servir la diffusion du
poème à l’étranger. C’est ainsi par exemple que le jeune Ezra Pound eut connaissance du
poème dans sa version de 1897, lorsqu’il se trouvait à Londres : « Il y avait un exemplaire du
premier tirage de Cosmopolis dans l’appartement de ma belle-maman132 ». Il faut d’emblée
souligner l’importance de cette donnée initiale pour saisir la constitution, sur le long terme,
d’une célébrité internationale du texte. Dès 1897, le Coup de dés, graine poétique disséminée
dans l’espace mondial, existe virtuellement à Londres, à Amsterdam, à New-York, à Saint-
Pétersbourg, à Vienne et à Berlin, ainsi qu’en Australie, pour d’autres raisons, comme nous
allons le voir plus bas.
La genèse du projet, telle qu’elle apparaît à travers la correspondance incomplète entre
Mallarmé et Lichtenberger133, montre qu’il fallut faire des concessions de part et d’autre. Le
29 avril, le secrétaire de Cosmopolis demanda un avant-dire didactique :
On exige de Londres une petite note de la rédaction qui empêche nos lecteurs les plus
« conservateurs » de se rebiffer de l’étrangeté typographique de votre poème. Je n’en vois pas
l’opportunité. Il me faut pourtant m’incliner. Voici en style administratif le brouillon de la note
demandée. Je tiens qu’elle vous passe sous les yeux afin que je puisse effacer tel mot qui vous
déplairait134.

130
A. Lichtenberger, « Réminiscence », art. cit.
131
Gide « Verlaine et Mallarmé », Essais critiques, op. cit., p. 504.
132
E. Pound, lettre à Augusto de Campos du 7 avril 1955, citée dans A. de Campos, « Pound made (new) in
Brazil », Ezra Pound, Les Cahiers de l’Herne, 1965, t. I, p. 278.
133
Comme le signale B. Marchal (OC, t. I, p. 1318), les lettres de Mallarmé à Lichtenberger sont perdues, à
l’exception d’une lettre de mars 1897 (voir Ch. G. Millan, Mallarmé, op. cit., p. 311). La gestation du projet ne
peut donc se déduire que des lettres du secrétaire parisien de Cosmopolis, inédites, et appartenant aujourd’hui à
un collectionneur privé. B. Marchal, qui a pu avoir accès à ces lettres pour la première fois, en cite quelques
extraits dans son appareil critique.
134
Cité par B. Marchal, ibidem.

42
Mallarmé dut ainsi multiplier les seuils à l’intention des lecteurs de la revue, en guise de
captatio benevolentiae : une « observation » de la main du poète, doublée d’une « note de la
135
rédaction » , visiblement un peu inspirée par Ortmans, mais rédigée par Mallarmé lui-
même, comme le précise Bertrand Marchal136. Dès lors, on comprend pourquoi le poète put
écrire à Gide : « Cosmopolis a été crâne et délicieux ; mais je n’ai pu lui présenter la chose
qu’à moitié, déjà c’était pour lui tant risquer137 ». Le poème parut paradoxalement dans une
revue assez peu disposée à l’accueillir a priori138, même si tous les efforts furent faits a
posteriori pour le publier malgré tout. Lichtenberger écrivait le 29 avril : « on maintiendra
votre texte sans aucun changement139 ».
On peut se douter de la teneur de l’accueil qui fut fait à un tel poème. Lichtenberger, en
1914, nous donne un aperçu des réactions immédiates, tout en rappelant quelques constantes
de l’art poétique mallarméen :
L’inspiration en était admirable. Mais un peu déconcertante en était la réalisation. Sur une page
blanche s’éparpillaient des phrases disjointes, en lignes inégales, dissymétriques et composées de
sept sortes de caractères. L’effet sur notre public fut déplorable. On nous demanda, sans aménité,
si nous nous moquions de nos lecteurs. Comme le poète, candide, m’interrogeait sur leurs
impressions, je ne lui dissimulai pas complètement qu’ils avaient été un peu surpris. Avec cette
modestie délicieuse qui formait une partie de son charme, il m’exprima son regret et me définit sa
conception de l’art. Le rôle du poète n’est-il pas, avant tout, – peut-être uniquement – d’exciter,
par les moyens les plus simples et les plus nobles, la sensibilité de ses lecteurs, de provoquer dans
leur âme les plus sublimes résonances ? Provoquer avec un minimum d’artifices, par une phrase,
par un mot choisi, un maximum d’émotion esthétique, est sans doute le comble de l’art. Le doigt
posé sur une feuille vierge étalée devant lui, il conclut, rêveur : « Peut-être qu’en définitive le plus
beau poème est une page blanche »140.

On voit que l’auteur de ces lignes garde une image assez précise de la forme du poème, qu’il
venait peut-être d’ailleurs de revoir, grâce à la toute récente édition proposée par la NRF.
Evoquant à nouveau en 1928 cette aventure du Coup de dés à Cosmopolis, le secrétaire donna
une version similaire des faits, tout au moins dans l’esprit :
Et pas plus que je n’ai oublié l’avalanche d’injures, de semonces et de protestations que me
valut sa publication dans Cosmopolis (« ah ! ça, monsieur, vous vous f… de nous ? »), je
n’oublierai l’adorable aveu de l’illuminé me remettant – après combien de remaniements ! –
son suprême bon à tirer : « J’ai fait de mon mieux. Mais, évidemment, c’est moins beau
qu’une feuille de papier blanc »141.

135
OC, t. I, p. 391-392.
136
Ibid., p. 1327.
137
Mallarmé, lettre à Gide du 14 mai 1897, ibid., p. 816.
138
Lisons le portrait mordant qu’en donne D. Mus : « la revue est résolument bon ton, détendue, bien dans sa
peau, d’une tenue prosaïque impeccable, sage et courtoise, toilettée comme un caniche », Le Sonneur de cloche,
Seyssel, Champ Vallon, 1991, p. 293.
139
Cité par B. Marchal, OC, t. I, p. 1318.
140
A. Lichtenberger, « Réminiscence », art. cit.
141
A. Lichtenberger, « L’Effort vers le néant », art. cit.

43
Ces deux témoignages enrichissent ainsi la liste des phrases apocryphes du Maître, qui ont
toute l’apparence de la vraisemblance, malgré les années qui séparent la rédaction de ces
textes du moment qu’ils évoquent. Mallarmé se retranchait derrière son habituelle ironie, qui
fait ici du blanc sur blanc la limite idéale de tout poème. C’est aussi comme le rappellera Paul
Fort dans ses Mémoires, « l’hésitation, l’angoisse presque maladive du poète devant la feuille
blanche qu’il craint, comme tant d’écrivains, de trouver moins belle quand il l’aura
noircie142 ».
Ce témoignage d’un esclandre à la rédaction de la revue fait directement écho au cri de
stupéfaction mêlée d’indignation qui retentit peu après dans la Maison Didot, aux dires
d’Ambroise Vollard, lors de la fabrication de l’édition définitive du poème : « c’est un fou
qui a écrit ça143 ». Indubitablement, les lecteurs du numéro de mai 1897, pour la plupart,
durent réagir de la sorte. Tels ont été ainsi les premiers sentiments devant ce texte para-doxal
grevé d’une illisibilité foncière : on y vit sans doute, sinon une œuvre folle, pathologique,
morbide, du moins une fumisterie mystificatrice. Cette monstration typographique était un
monstre d’encre et de papier, échappant aux catégories de la raison critique. Mallarmé lui-
même, si l’on en croit le témoignage célèbre de Valéry, présenta son poème, le sourire aux
lèvres, comme un « acte de démence144 ». Cette phrase confirmera Fretet dans son diagnostic.
Le Coup de dés, enfanté par un cerveau schizoïde, ne pouvait relever que d’un cas typique
d’aliénation poétique145. Nous verrons plus loin que Thibaudet ouvrira en 1912 son
commentaire du poème par des considérations sur l’état de santé mentale du poète. Le Coup
de dés, à l’aube de sa réception, fait partie de ces textes classés dans la rubrique « folie
littéraire ». Qu’en est-il maintenant des réactions publiées dans la république des lettres ?

2) L’accueil de 1897
Dans l’état actuel des recherches, on peut affirmer que l’édition pré-originale du Coup de
dés ne rencontra qu’un écho très limité dans le monde où l’on imprime, tant en France qu’à
l’étranger, tant de la part des revues littéraires, que des quotidiens. Mais au vu de notre
dépouillement, la teneur de cet accueil, telle qu’elle apparaît à travers la documentation
fournie par le volume de la « Mémoire de la critique » paru en 1998, doit être quelque peu
réévaluée, et précisée. Bertrand Marchal, qui s’inspirait pour une large part de la

142
P. Fort, Mes Mémoires (1872-1943), Flammarion, 1944, p. 61-62.
143
Voir A. Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Albin Michel, 1937, p. 287.
144
Valéry, « Le Coup de dés. Lettre au Directeur des Marges » (1920), Œuvres, éd. J. Hytier, Gallimard, 1957,
t. I, p. 625.
145
J. Fretet associe « la facilité des bouts-rimés avec la stérile recherche de l’explication orphique du monde et la
typographie du Coup de dés », L’Aliénation poétique, Janin, 1946, p. 76.

44
Correspondance édité par Lloyd James Austin, ainsi que de la thèse de John Foulkes
(Mallarmé judged by his Contemporaries, Cambridge, 1978146), signalait en effet les deux
entrefilets suivants :
Aussi indépendante en littérature qu’en politique, Cosmopolis, entre le dernier chef-d’œuvre
d’Anatole France et les lettres de Tourgueneff à Zola, publie un poème de Stéphane Mallarmé
qui est l’essai d’un genre nouveau : une musique faite avec des mots où les caractères
typographiques et la position des blancs suppléent aux notes et aux intervalles musicaux147.

Cosmopolis de mai est admirable de variété en littérature comme en politique. On y trouvera


un curieux portrait de Bonaparte revenant d’Egypte, par Anatole France ; un poème de
Stéphane Mallarmé, d’un genre entièrement nouveau ; une intéressante étude de M. E. Müntz
sur l’anarchisme dans l’art à l’heure actuelle (…)148.

L’ouvrage faisait part également, après Austin149, de l’annonce de la parution du poème dans
Le Figaro du 2 avril, signée de la plume du journaliste Emile Berr :
Dans Cosmopolis, une bien extraordinaire expérience due à l’initiative de M. Stéphane
Mallarmé. En 10 pages, « le maître incontesté de la poésie symboliste en France – nous dit la
Note de la Rédaction – s’est efforcé de faire de la musique avec des mots. Une espèce de
leitmotiv général qui se déroule constitue l’unité du poème : des motifs accessoires viennent se
grouper autour de lui. La nature des caractères employés et la position des blancs suppléent
aux notes et aux intervalles musicaux ». La note ajoute : « cet essai peut trouver des
contradicteurs ». Je ne crois pas150.

Très lapidaire, cette présentation du Coup de dés se borne à citer la majeure partie de la
« Note de la rédaction », qui venait compléter la « préface » proprement dite, assortissant
ainsi le Coup de dés, comme on l’a vu, d’un double seuil explicatif. Mais il faut souligner que
cet entrefilet, le seul parmi ceux recueillis ici, semble convaincu de l’intérêt artistique d’une
telle « expérience », jugée « extraordinaire », l’adjectif devant s’entendre d’abord, et peut-être
uniquement certes, dans son sens littéral. Emile Berr, cependant – mais le croit-il
sérieusement ? – écarte les craintes d’un rejet du poème151 : il sera le seul critique français à
esquisser un accueil plutôt favorable du poème, sans pour autant verser dans l’éloge. Cela ne
surprendra guère quand on sait que Mallarmé, depuis le début des années 1890, avait fait
l’objet de plusieurs articles plutôt favorables dans Le Figaro, quotidien accueillant
chaleureusement à cette date les innovations de la jeune littérature152.

146
Voir Mallarmé, op. cit., p. 16.
147
« Echos de Paris », Le Gaulois, 4 mai 1897, cité in Mallarmé, op. cit., p. 449.
148
Pontaillac (alias Alexandre Hepp), « Nos échos », Le Journal, 4 mai 1897, cité in Mallarmé, op. cit., p. 450.
149
L. J. Austin, in Mallarmé, Correspondance, Gallimard, 1983, t. IX, p. 16.
150
E. Berr, « Petite chronique des lettres », Le Figaro, 27 avril 1897, cité in Mallarmé, op. cit., p. 437.
151
Le ton de ces lignes, et ce que l’on sait des relations entre le poète et la revue, nous semblent interdire de voir
dans la dernière phrase un jugement ironique.
152
Voir Mallarmé, op. cit.

45
Le volume consacré à Mallarmé de la collection « Mémoire de la critique » proposait en
outre un article, dû à Henry Lapauze, qui est un éreintement en règles, traversé d’ironie
mordante :
(…) cette revue publie aujourd’hui dix pages de M. Mallarmé. Elles sont d’ailleurs
parfaitement incompréhensibles, et c’est par là qu’elle sont tout à fait importantes. Cela
s’appelle : Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard. M. Mallarmé a lui-même senti le
besoin de nous expliquer son poème : par malheur, le commentaire est d’une obscurité telle
que nous devons renoncer à en saisir toutes les beautés mystérieuses153.

Plus loin, le rédacteur du Gaulois fait l’effort de reproduire « une page154 prise au hasard en
conservant la forme typographique même que lui a donnée l’auteur ». Soulignons que
Lapauze perçoit toute l’importance ici d’une citation de ce texte hors-norme. Il faudra voir
pour juger. Enfin, il termine en rappelant l’opinion de Tolstoï155, qu’il partage désormais sans
hésitation aucune : « il nous disait l’an passé ne pas entendre un traître mot de la poésie
symbolique et instrumentale de M. Mallarmé156 ». Ainsi, le lecteur de cette recension ne saura
rien du contenu du texte. La porte du poème, à peine entrouverte sur le seuil de la préface
jugée illisible, s’est refermée immédiatement… Il aura seulement entrevu quelques membra
disjecta épars sur le blanc de la dernière page du texte, ce qui est déjà quelque chose.
Nos recherches nous permettent d’ajouter ici d’autres références, qui modifient
sensiblement ce panorama. Comme nous allons le préciser, le Coup de dés suscita quelques
articles supplémentaires, et d’autres entrefilets, en France comme à l’étranger.
Nous allons commencer par les mentions les plus ténues. Signalons tout d’abord que
l’entrefilet du Figaro fut également publié, sans changement, dans deux quotidiens bruxellois,
Le Soir157 et Le Patriote158. Le quotidien Le Temps se fit aussi l’écho discret, dans sa rubrique
« Librairie », non signée, de la nouvelle livraison de Cosmopolis. Mais il évoqua le texte en
des termes qui rappellent ceux du Journal et du Gaulois du 4 mai, sans originalité, si bien que
ce ne sera pas ce troisième entrefilet qui modifiera la teneur de l’accueil journalistique, qui
demeure fort limité :

153
H. Lapauze, « Un poème de M. Stéphane Mallarmé (Cosmopolis) », Le Gaulois, 1er mai 1897, cité dans
Mallarmé, op. cit., p. 447.
154
Il s’agit de la dernière page du poème, celle de la constellation, donnée dans son intégralité, dans une leçon
entièrement fidèle à l’original publié.
155
Lapauze avait fait un voyage en Russie au cours duquel il avait rendu visite à Tolstoï. Paru dans le Gaulois
(12 juin 1896), le contenu de son entretien avec l’écrivain révélait toute son hostilité à la poésie
incompréhensible de l’auteur de « M’introduire dans ton histoire ».
156
Ibid., p. 448.
157
Le Soir, Bruxelles, 29 avril 1897.
158
Le Patriote, Bruxelles, 20 juin 1897.

46
Signalons dans Cosmopolis une exquise nouvelle d’Anatole France : elle décrit les pensées de
Bonaparte revenant d’Egypte et méditant le 18 Brumaire. Un poème musical d’une forme
inconnue de Stéphane Mallarmé. La fin des lettres de Tourguéniev à Zola (…)159.

On peut ajouter à cela un autre entrefilet tiré du quotidien Le Matin, qui signale la parution du
nouveau numéro de Cosmopolis, contenant « de Stéphane Mallarmé, Un Coup de dés jamais
n’abolira le hasard160 ». Enfin, Le National annonça lui aussi la parution du poème, fin avril,
dans un entrefilet un peu plus long que les autres, sur un ton railleur :
Dans Cosmopolis, une curieuse tentative de Mallarmé : un air de musique avec des mots ;un
leitmotiv sur lequel se brodent des variations verbales, des blancs, et des pleins, ainsi que des
caractères d’imprimerie différents pour aider encore à l’illusion. Cela est fort bien. A quand un
poème didactique en croches et doubles-croches161 ?

Il est intéressant de préciser que ces lignes moqueuses furent publiées également, sans
changement aucun, dans Le Jour162, ainsi que dans Le Messager de Toulouse163. Notons ici
que seulement un des six entrefilets recueillis mentionne le titre du poème. Quant à la
qualification du texte, quand celle-ci existe, elle s’inspire directement de la « note de la
rédaction » de la préface du Coup de dés, qu’elle ne fait que démarquer. On pouvait lire en
effet dans Cosmopolis de mai 1897, en complément de la préface, ces lignes étrangement
limpides, rédigées par Mallarmé lui-même comme on l’a rappelé plus haut :
Dans cette œuvre d’un caractère entièrement nouveau, le poète s’est efforcé de faire de la
musique avec des mots. Une espèce de leitmotiv général qui se déroule constitue l’unité du
poème : des motifs accessoires viennent se grouper autour de lui. La nature des caractères
employés et la position des blancs suppléent aux notes et aux intervalles musicaux164.

Pour compléter ce parcours de la réception immédiate, il reste à évoquer les articles. Nous
en avons trouvé un second paru dans la presse quotidienne française de l’époque, moins
nettement défavorable que celui de Lapauze. Il s’agit d’un texte signé « le Sphinx »165,
responsable masqué de la rubrique les « Echos » à L’Evénement. Voici ce qu’il écrivit le 15
mai 1897 :
La dernière trouvaille de M. Stéphane Mallarmé.
C’est de la littérature typographique grâce à laquelle l’auteur peut remplacer par une
disposition purement matérielle de mise en page la grammaire, la syntaxe, la prosodie ; je ne parle
pas de la pensée dont cet infatigable innovateur nous a depuis longtemps montré l’inutilité.
L’originalité de cette composition consiste dans l’importance donnée aux « blancs »
typographiques aux dépens du texte lui-même et dans la variété des caractères employés, lesquels
seront désormais appropriés aux mots qu’ils représentent. Tel vocable s’écrira en lettres d’affiches,

159
« Librairie », Le Temps, 4 mai 1897.
160
Le Matin, mai 1897.
161
G. J., « Le mouvement intellectuel », Le National, 30 avril 1897.
162
Le Jour, 30 avril 1897.
163
Le Messager de Toulouse, mai 1897.
164
OC, t. I, p. 392.
165
Nous n’avons pas réussi à soulever le masque.

47
tel autre en rondes, celui-ci en italique ou en capitales maigres ou en égyptiennes ou en
normandes, etc etc, le tout sans ponctuation.
Voici un échantillon de l’exemple que M. Mallarmé joint au précepte dans le dernier numéro
de Cosmopolis. – Il va sans dire que nous ne pouvons rendre que le morceau littéraire lui-même
obligés que nous sommes, à notre grand regret, de négliger la disposition typographique, trop
compliquée :
Un coup de dé (sic) jamais quand bien même lancé dans des circonstances éternelles du fond
d’un naufrage soit que l’abîme blanchi étale furieux sous une inclinaison plane désespérément
d’aile la sienne par avance retombe (sic) d’un mal à dresser le vol et couvrant les jaillissements
coupant au ras les bonds très à l’intérieur résume l’ombre enfoncée (sic) dans la transparence par
cette voie (sic) alternative…
Cela suffit pour vous donner envie d’essayer, n’est-ce pas ?166

A la différence du Journal, L’Evénement, qui s’en excuse, ne fit pas l’effort de retranscrire la
spatialisation du texte, qu’il cite avec des erreurs. Mais cet article eut cependant l’originalité
de prendre cet essai littéraire au sérieux, en identifiant toute la nouveauté formelle du
dispositif spatial. De nouveau, il faut préciser que ces lignes furent reproduites, telles quelles,
en province, dans Le journal rouennais, le 18 mai.
Fait intéressant à souligner, deux articles au moins ont paru en Belgique. Dans La
Chronique, on pouvait lire le texte suivant, intitulé « Littérature à musique », qui semble
annoncer par homophonie approximative littérature amusante :
Nous avions déjà la musique chiffrée ; voici maintenant la musique littéraire. L’inventeur est
Monsieur Stéphane Mallarmé. [citation de la « Note de la Rédaction »]. Sacrebleu, mes enfants,
que c’est donc beau la science !167

C’est le même ton ironique, couplé à la même attitude de rejet immédiat et catégorique, que
l’on retrouve dans l’article beaucoup plus long, très véhément, de L’Indépendance belge ; le
texte, daté du 11 mai, a été visiblement rédigé par le correspondant français du journal :
(…) Ce grand héritier du propre sceptre d’Hugo vient de le brandir sur nos têtes. Il a publié dans
Cosmopolis, la si intéressante revue en trois langues où l’on a coutume de chercher un plaisir tout
autre, une superlificoquentieuse charentonnade sur ce sujet prudhommesque : Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard. On savait cela, depuis plusieurs siècles, et même davantage,
Hipparque ayant, en prédécesseur de Pythagore, estimé qu’il y a dans la science mathématique un
coin assez fréquentable pour les chercheurs, le calcul des probabilités (Mais M. Mallarmé a-t-il
entendu parler d’Hipparque, à force d’ouïr ses propres louanges ?) – le mérite de la composition
que cet illustre soumet à nos suffrages, c’est qu’il l’intitule poème, et qu’il nous avertit décemment
que son « état » (il l’appelle ainsi le chef-d’œuvre) ne rompt pas en tous points la tradition. Or, la
sublimité de cette innovation prestigieuse, la voici : les « blancs » (terme d’imprimerie)
deviennent plus importants dans la page que le texte lui-même. C’est donc par une disposition
matérielle de mise en page que M. Mallarmé remplace la grammaire, la syntaxe et la prosodie.
Non seulement une mise en page, mais un choix de caractères variés : un mot, par exemple, se
détachera en majuscules grasses d’affiche, un autre en belle ronde immense, un troisième en
italique, ceux-ci en petites capitales maigres, et le gros public des lignes ira clopin-clopant à la
diable, sans ponctuation.
166
Le Sphinx, « Echos. Arts et lettres », L’Evénement, 15 mai 1897.
167
« La littérature à musique », La Chronique, Bruxelles, 9 mai 1897.

48
Pour faire apprécier la majesté de ces combinaisons destinées à rénover l’art et la langue, et à
atteindre jusqu’en l’absolu « la Poésie, unique source », il faudrait simplement vous adresser un
fac-similé. A son défaut, telles sont les premières lignes du texte, en dehors de la diversité
extraordinaire de la typographie : [citation des pages 419 et 420 de Cosmopolis] et ainsi de suite,
sans autre notation que d’exhilarantes blancheurs, des lignes bossues, tortues, crochetées, l’aspect
d’une « grille » d’ancien grimoire.
Sérieusement, jeunes gens, pouvez-vous faire semblant de croire au maître mystificateur qui se
joue ainsi de vos intelligences ? Sérieusement, messieurs de Cosmopolis, jusqu’ici grands et
soucieux de l’honneur de vos lecteurs, pouvez-vous offrir au public studieux de tous les pays, si
curieux de l’esprit français, de tels rébus comme exemples de notre littérature ? De pareilles
gageures d’un homme qui fut un lettré, capable d’écrire en vers solides, soulèveraient le mépris si
on ne redoutait d’avoir à regretter un mouvement d’humeur contre un monomane168.

L’héritage hugolien est bafoué ; l’ironie bat son plein ; l’indignation est à son comble : nous
avons là un bel échantillon de ce qui fut sans doute la réaction la plus typique devant « le
poème ». On remarquera justement que l’auteur de ces lignes note ici une certaine
discordance entre titre et genre. Les premières considérations sur le Coup de dés, au vu de la
phrase-titre, seraient d’ordre philosophico-mathématique, et non pas poétique. Mallarmé ne
déroute pas seulement ici ses premiers lecteurs par la forme de son texte ; la désorientation,
qui fait crier une nouvelle fois au cryptogramme insondable, à la mystification, ou à la folie,
vient aussi d’une apparente transgression des frontières entre les genres discursifs. Le Coup
de dés ne se laisse pas identifier au plan générique. Cet article montre aussi combien la revue
Cosmopolis prenait des risques en acceptant une telle œuvre, particulièrement décalée par
rapport à l’horizon d’attente de son lectorat habituel. Cependant, sans écarter cette forme
complètement, on fait l’effort de la décrire assez minutieusement : il faut que le lecteur puisse
se représenter cet irreprésentable.
Il faut également souligner l’existence d’un texte que la critique mallarméenne n’a pas
encore exploité. La revue La Plume offrit en effet dans son numéro du 15 août 1897 une
« Idylle diabolique » signée Adolphe Retté, qui prenait pour cible le tout nouveau poème de
Mallarmé169. Nous donnons ici un extrait de ce dialogue parodique où intervient le Coup de
dés, morceau brandi par Norbert de Gloussat, à savoir Robert de Souza le glossateur, pour
tenter d’initier son interlocuteur incrédule aux « sacro-saints mystères de l’art
contemporain » :
NORBERT DE GLOUSSAT

J’ai là le plus récent poème de notre éponyme : le prodigieux grand prêtre Alfane Malbardé…
(sévère). Ce nom ne vous rappelle rien ?

168
« Courrier de l’étranger », L’Indépendance belge, Bruxelles, 12 mai 1897. (Article non signé).
169
Nous devons cette référence à une note de M. Décaudin qui signale cette « glose ridicule » du Coup de dés,
La Crise des valeurs symbolistes, Vingt ans de poésie française.1895-1914 (1960), Slatkine, Genève-Paris, 1981,
p. 70.

49
MAÎTRE PHANTASM, haussant les épaules.

Attendez… Ah ! si : cela me rappelle un tortionnaire qui fit subir d’horribles tourments au


génie de la langue. (…) Allons : lisez votre papier.

NORBERT DE GLOUSSAT, mystérieux.


Un préambule est nécessaire. – En effet, il ne s’agit pas, dans ce poème, d’une suite d’idées
pareilles à celles que de fâcheuses habitudes d’esprit nous obligèrent d’admirer chez les grands
écrivains de notre race. Ici, la littérature s’assimile à la musique. Suivant l’expression du
génial auteur que je vous impose en ce moment, « les blancs assument l’importance ». Ce sont
les blancs, c’est-à-dire l’intervalle entre chaque mot et chaque membre de phrase, qui
déterminent le sens. Dès lors toute ponctuation devient superflue ; la phrase principale pose le
thème et pour cette raison, elle est écrite en très gros caractères ; les propositions incidentes
viennent s’y rattacher et, bien entendu elles sont écrites en caractères plus petits d’après leur
valeur. Je vais tâcher de vous faire saisir la chose par la déclamation.

MAÎTRE PHANTASM
Marchez !

NORBERT DE GLOUSSAT, ouvrant une bouche


énorme et hurlant.

UN COUP DE DES JAMAIS ! …


GRYMALKIN

Ne criez pas si fort, vous allez casser les vitres.

NORBERT DE GLOUSSAT, impérieux.

Je pose le thème.

MAÎTRE PHANTASM, résigné.

Posez !
NORBERT DE GLOUSSAT
UN COUP DE DÉS JAMAIS (il baisse un peu la voix) QUAND BIEN MÊME
LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES (un silence) DU FOND D’UN
NAUFRAGE SOIT (il baisse encore la voix) que l’abîme blanchi étale furieux sous une
inclinaison plane désespérément d’aile la sienne par avance retombée d’un mal à dresser le vol
et couvrant les jaillissements coupant au ras les bonds très à l’intérieur résume l’ombre
enfouie dans la transparence par cette voile alternative jusqu’adapter à l’envergure sa béante
profondeur en tant que la coque d’un bâtiment penché de l’un à l’autre bord LE MAÎTRE hors
d’anciens calculs où la manœuvre avec l’âge oubliée surgi inférant jadis il empoignait la barre
de cette conflagration à ses pieds de l’horizon unanime que se prépare s’agite et mêle au poing
qui l’étreindrait comme on menace un destin et les vents le nombre unique qui ne peut pas en
être un autre esprit pour le lancer dans la tempête en reployer l’âpre division et passer fier
hésite tout chenu cadavre par le bras écarté du secret qu’il détient plutôt que de jouer en
maniaque [une note de la rédaction indique que le texte est tiré du numéro de mai de
Cosmopolis]…

MAÎTRE PHANTASM, abasourdi.

50
Assez ! Assez ! Quarante roues de moulin me tournent dans la tête (…) 170.

La scène se poursuit par un lazzi de « l’abeille », animal qui se venge de ne pas être connu du
grand Norbert de Gloussat ; ce dernier, piqué, finit par quitter les lieux. Les deux hérétiques se
réjouissent alors d’avoir pu s’amuser avec « un spécimen du grand Art de l’époque », présenté
par « un citoyen de Cosmopolis », cette cité qui ressemble à la « tour de Babel171 ».
A l’origine de cette charge satirique, il y a deux faits d’inégale importance : une
polémique autour d’un vers de Robert de Souza (« Tes petites mains d’abeille travailleuse »),
ridiculisé par la Plume et défendu par son auteur dans une lettre que la revue publia, pour s’en
moquer, dans son numéro du 1er août172, et… la parution du Coup de dés, dont il ne sera pas
fait d’autre mention.
Avec ce titre, « idylle diabolique », Retté s’inscrit ironiquement dans la tradition
parodique de l’époque des Déliquescences, qui contenait en effet une réécriture de la fin de
Prose pour des Esseintes, intitulée « idylle symbolique173 ». Ainsi, son dialogue bouffon
renoue avec les procédés du duo Vicaire-Beauclair : Etienne Arsenal devient ici Alfane
Malbardé. La Plume retrouve le ton de Lutèce pour épingler un texte qui incarne à nouveau le
comble de l’hermétisme. L’incongruité du poème de Cosmopolis appelle irrésistiblement le
rire du travestissement burlesque qui retourne la Cité Cosmique en Cité babélique, livrée au
chaos linguistique de l’incommunicabilité, comme si le Coup de dés, à lui seul, dans un grand
concert cacophonique, parlait toutes les langues de cette revue internationale et polyglotte.
Ainsi, après avoir été un symptôme à la rédaction de Cosmopolis, ou dans les ateliers de
Didot, le poème mallarméen, tout à la fois monstrum horrendum et locus horribilis, devint
avec Retté un grotesque, un nunc est ridendum, une curiosité ridicule, victime volontaire
offerte à la charge caricaturale.
Malgré tout, il faut souligner que le jeu parodique et polémique se double d’une mise en
avant des potentialités nouvelles du texte. Comme toujours, le bon pasticheur se révèle
excellent lecteur, et excellent critique. Retté met en œuvre les indications de la préface qui
légitiment éventuellement, « pour qui veut lire à haute voix174 », une oralisation expressive du
poème. La bouffonnerie de la scène ne fait alors que révéler la dimension musicale et

170
A. Retté, « Idylle diabolique », La Plume, 15 août 1897, p. 539-540.
171
Ibid., p. 541.
172
R. de Souza écrivait en effet : « Depuis quand, en poésie, le sens strictement analytique cesserait-il d’être
donné pour sens psychologique ? », « Tribune libre », La Plume, 1er août 1897, p. 535. Cette distinction
cérébrale, jointe au motif de l’abeille, alimenta « l’idylle diabolique » du numéro suivant.
173
Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette, avec sa vie par Marius Tapora (1885), éd. N.
Richard, Nizet, 1984, p. 59-60.
174
OC, t. I, p. 391.

51
théâtrale du poème, dont la variation typographique peut fonctionner à la manière d’une
« partition », comme le précise Mallarmé, voire d’une suite de didascalies implicites. Avec
cette « déclamation » se trouvait ainsi posée involontairement, pour la première fois, la
question délicate de la transposition scénique du Coup de dés.
Ainsi, on peut constater que le poème de 1897 a trouvé une petite place dans les revues
littéraires. Or, la Plume, autour de 1895, constitue un organe des plus actifs du monde des
lettres parisiennes. Comme le précise André Maurel en 1896, elle est « la plus vivante et la
plus intéressante des revues de jeunes175 ». Quel rôle ce texte de Retté joua-t-il dans la
publicité du Coup de dés ? Visiblement, son influence fut très limitée. En effet, le Mercure de
France, en la personne de Robert de Bury, dans sa recension des revues de septembre 1897176,
revint brièvement sur cette « Idylle diabolique » mettant en scène le double parodique de
Robert de Souza ; mais il ne commenta pas le sort réservé au Coup de dés, se limitant à citer
un calembour dirigé contre les attardés du Parnasse177. Ajoutons que la Revue naturiste ne dit
rien du Coup de dés alors qu’elle avait consacré un long article à la parution de
Divagations178. Cependant, comme le Mercure de France, elle ne manqua pas de relever la
piquante « Idylle diabolique » de l’ami Retté. Mais de nouveau, cet écho des revues ne fut pas
rédigé dans l’intention d’évoquer le poème de Cosmopolis ; on se borna à noter qu’un
confrère « met en scène et raille impitoyablement un de nos meilleurs grotesques, Norbert de
Gloussat, l’homme des abeilles aux pattes en forme de cuiller179 ». Il ressort donc de ces
lignes que l’attention fut curieusement centrée sur la personne de Robert de Souza, principale
cible vivante de la satire, tandis que le tout récent poème mallarméen, texte inédit à tous les
sens du terme, pourtant glosé et cité, n’éveilla visiblement pas la curiosité.
Ainsi, tout cela montre bien qu’il n’y eut pas, c’est le moins qu’on puisse dire, de
« bataille du Coup de dés ». La parodie de Retté aurait pu déclencher une réaction en chaîne
faite de protestations, qui aurait de la sorte mis au devant de la scène cet étrange poème. Or,
comme à son habitude, Mallarmé ne répondit pas aux attaques, et son Coup de dés
s’enveloppa de silence, loin de toute polémique.

3) Les raisons d’un silence

175
« M. Stéphane Mallarmé Prince des Poètes », Le Figaro, 10 février 1896, cité dans Mallarmé, op. cit., p. 357.
176
R. de Bury, « Journaux et revues », Mercure de France, septembre 1897, p. 553.
177
Il choisit de citer le passage suivant, réplique sur le mot due à « Maître Phantasm » : « Lard pour lard, dites-
vous ? S’agit-il d’un commerce de porcs ? Arrivez-vous de Chicago dans l’intention de réformer la poésie
française ? », A. Retté, « Idylle diabolique », La Plume, 15 août 1897, p. 538.
178
M. Le Blond, « Les Divagations de M. Stéphane Mallarmé », La Revue naturiste, mars 1897.
179
J. Tissier, « Bulletin des revues », Revue Naturiste, septembre 1897, p. 19.

52
Cette indifférence, relative pour ce qui est des quotidiens, quasi complète quand on
parcourt les pages des revues littéraires, a de quoi troubler, de prime abord, quiconque connaît
la gloire paradoxale et contrastée dont bénéficiait Mallarmé dans le Paris fin-de-siècle.
Ecoutons par exemple, entre mille, le témoignage de Léo d’Orfer : « lorsque je le connus en
1883, il avait déjà parmi l’élite cette célébrité qui est plus précieuse que la plus bruyante des
popularités180 ». En outre, pour ajouter à la perplexité, comme le rappelle Bertrand Marchal,
l’année 1897 est celle de la parution très commentée des « poèmes critiques » de
Divagations : « On peut s’étonner, trois mois à peine après la presse abondante qu’avait
suscitée Divagations, de la discrétion des échos qui suivirent la publication d’un poème aussi
nouveau que le Coup de dés181 ». Les raisons de la discrétion de l’accueil nous semblent
d’ordre circonstanciel, matériel et esthétique. Cependant, ces trois niveaux ne sont pas
évaluables de la même manière. Le plan esthétique, dont nous parlerons plus loin, relève de
l’état de la poésie en 1897, comme de la perception de l’œuvre et du parcours de Mallarmé à
cette date ; seul un travail de reconstruction historique, cherchant à dégager un horizon
d’attente, permet d’en donner une idée. En revanche, les deux premiers niveaux, lestés d’une
positivité plus grande, se trouvent plus directement accessibles et perceptibles dans la mesure
où ils résident dans l’évidence de quelques témoignages ou documents. Commençons par là.
Tout d’abord, la conjoncture événementielle n’est pas du tout favorable à l’accueil d’un
poème, fût-il signé de la main du Socrate de la rue de Rome, fût-il inouï. Le Coup de dés joua
de malchance. L’actualité française retentissait d’un « grand fait divers » dont se saisit toute la
presse, qui fit peut-être diversion. C’est bien ce que souligne Bertrand Marchal :
(…) le poème eut en effet le malheur de paraître la veille du fait divers le plus tragique de la
dernière décennie du siècle, l’incendie du Bazar de la Charité, qui, pendant plusieurs semaines
accapara dans les journaux l’essentiel de la place. Et lorsque l’émotion fut un peu retombée,
l’infortuné Coup de dés qui n’avait pu abolir le hasard de l’actualité était déjà retourné
s’ensevelir dans un oubli dont il ne ressortirait que bien longtemps après la mort de
Mallarmé182.

Ainsi, feu contre feu, l’incendie tristement célèbre du Bazar de la Charité aurait éclipsé la
pyrotechnie symbolique du Coup de dés. On savait que l’événement de la rue Goujon avait
ensanglanté les débuts de l’histoire du cinématographe ; on peut ajouter qu’il ne fut peut-être
pas sans ombrage sur l’histoire littéraire, celle de la réception de cette autre machine optique
que constitue à sa manière le poème typographique de Mallarmé. En outre, une certaine
presse se fit aussi l’écho de la mort du duc d’Aumale à Palerme le 7 mai, autre événement à

180
L. d’Orfer, « Stéphane Mallarmé. Souvenirs », Dernières nouvelles de Strasbourg, 14 octobre 1923.
181
B. Marchal, préface à Mallarmé, op. cit., p. 15.
182
Ibidem.

53
sensations, contemporain de la parution du Coup de dés, qui accapara une grande partie de
l’attention. Les journaux, en ce printemps 1897, donnaient plus dans le nécrologique que dans
le poétique.
Mais l’actualité en question n’explique ici que le silence de la presse d’information, et
encore, puisque Le Gaulois et L’Evénement ont pu faire cohabiter des pages consacrées à la
catastrophe de la rue Goujon, et des lignes dévolues au Coup de dés. Il ne faudrait donc pas
majorer l’importance du fait divers puisque les rubriques « lettres » ou « littérature » ont leur
spécificité d’une part, et que les colonnes des revues littéraires d’autre part, par définition,
étaient en mesure d’accueillir des propos relatifs à la parution d’un poème inédit.
Or, mis à part La Plume, aucune d’entre elles n’en fit mention. La Revue blanche, grande
tribune de la poésie mallarméenne, qui avait publié en 1895-1896 la série des « Variations sur
un Sujet », qui non seulement accueillit des textes de Mallarmé jusqu’en février 1897 (« Sur
l’influence des lettres scandinaves »), célébra Divagations avec Thadée Natanson, mais
encore reçut le sonnet A la nue accablante tu en février 1898, resta muette sur le compte du
Coup de dés. Fait remarquable, le numéro du 15 mai 1897 contient un article d’Alfred Atys
consacré au poème en prose ; son auteur évoque la pratique mallarméenne du genre en des
termes qui pourraient faire penser au travail mis en œuvre dans le Coup de dés. Mallarmé est
présenté comme « un géomètre expert qui aurait longuement analysé cet autre espace,
l’écriture183 » ; mais rien ne sera dit du tout récent poème publié par Cosmopolis… De même,
dans sa recension du 15 novembre 1897, Gustave Kahn prend le soin d’éreinter la Doublure
(« au temps où l’on cherche à écrire le vers synthétique et autant que possible serré et de
poésie pure, M. Raymond Roussel s’attache à le rendre prosaïque et plat, et c’est à cela seul
qu’il a réussi184 ») ; mais le Coup de dés justement n’approchait-il pas de cet idéal de
synthèse ? En outre, le Mercure de France qui, dans son numéro de mai 1897, se fait pourtant
le défenseur de Mallarmé face aux attaques des Retté et des Saint-Jacques, en la personne de
Robert de Souza, passe complètement sous silence la tentative de Cosmopolis. Il en sera de
même dans l’article de Vielé-Griffin, « Le rôle de Stéphane Mallarmé », paru dans
L’Ermitage en mars 1898.
Aux raisons circonstancielles vues précédemment s’ajoutent alors des raisons matérielles
liées à la disponibilité même de la revue Cosmopolis. Cette idée semble ressortir du
témoignage de Camille Mauclair : « cette hypothèse de transformation typographique, (…)
Mallarmé ne l’essaya, ou du moins ne nous en fit part, que dans le poème dont j’ai parlé

183
A. Athys, « Sur le poème en prose », La Revue blanche, 15 mai 1897, p. 592.
184
G. Kahn, La Revue blanche, 15 février 1897, p. 299.

54
précédemment, et dont la critique n’a pas reçu d’exemplaires. C’est peut-être son dernier
travail terminé185 ». Un autre témoignage, celui de Félix Fénéon, semble aller dans le même
sens. Il sollicite le poète, au nom de La Revue Blanche, le 6 mai 1897 : « Serait-il possible que
nous ayons un exemplaire de votre Cosmopolis ? Cette revue ne veut pas faire
d’échanges186 ». Mallarmé a-t-il répondu à cette demande ? On voit ainsi que la revue des
Natanson s’intéressa au Coup de dés, mais que, pour des raisons qui restent mystérieuses, au
final, elle n’en souffla mot. Certaines revues avaient donc autant de raisons de ne pas pouvoir
rendre compte d’un poème difficile d’accès, que de ne pas vouloir recenser un texte
excessivement novateur. La troisième voie, celle empruntée par La Plume, revue pourtant
plutôt favorable au poète – le « toast » de Salut prononcé en 1893 en témoigne – fut la
parodie.
Ajoutons, fait important à souligner, que ce poème d’un « genre nouveau » n’a pas été
dévoilé dans une revue parisienne. Doit-on voir aussi dans ce silence décidément très loquace,
la volonté de ne pas faire de publicité pour une revue rivale ? On peut ajouter à cela que le
statut quelque peu hybride du texte mallarméen, situé entre le poème et le livre, ne facilitait
pas la recension littéraire ou journalistique accoutumée à classer par rubriques bien définies,
dans la mesure où les sections des revues intitulées « les poèmes » ou « poésie » n’évoquent
que des livres.
Pour compléter la réflexion sur la teneur de cet accueil, il faudrait aussi évoquer des
raisons d’ordre esthétique, ce qui nous amène à dresser un bref panorama de l’état de la poésie
française en 1897, auquel il convient d’ajouter quelques remarques sur la position de
Mallarmé dans le champ littéraire du moment.

4) Le symbolisme entre reflux et renouveau


Le Coup de dés, publié en mai 1897, apparaît dans un champ littéraire alors en complète
recomposition, marqué par ce que Michel Décaudin a appelé « l’élan naturiste187 », qui
caractérise cette période de l’histoire littéraire située entre 1895 et 1898. Mais plus largement,
il doit aussi s’envisager comme un texte surgissant au moment où s’approfondit cette « crise
des valeurs » qui affecte, et pour longtemps, le symbolisme conquérant des années 1880188.

185
C. Mauclair, « L’Esthétique de Mallarmé », La Grande Revue, novembre 1898, p. 210. Cette phrase reprend
une idée déjà formulée plus haut dans l’article, Mauclair écrivant à propos du poème, que c’est une œuvre « dont
je ne pense pas que la critique ait eu communication », ibid., p. 194.
186
Lettre de F. Fénéon à Mallarmé, 6 mai 1897, cité dans Corr. IX, p. 157.
187
M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 25-97.
188
Sur cette question, voir le livre pionnier de Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme (1933), éd.
augmentée, Corti, 1952 (« Romanisme et Naturisme », p. 58-62), ainsi que l’étude de référence monumentale

55
Par ailleurs, le regard porté sur l’œuvre de Mallarmé, depuis la parution de Divagations en
janvier 1897, se modifie aussi.
Les tendances à la dissidence amorcées depuis 1891 avec l’évolution d’un Moréas et d’un
Ghil s’accentuent à partir de 1895. Ainsi s’affirme une nouvelle sensibilité poétique,
perceptible dans le silence des œuvres individuelles – Régnier avec Aréthuse, puis les Jeux
rustiques et divins, Gide avec Paludes puis les Nourritures terrestres, Paul Fort avec ses
Ballades, Jammes avec son Angélus puis sa Naissance du Poète – ou dans le tintamarre des
écrits théoriques des Naturistes, et l’éclat soufré des brûlots multipliés d’un Retté et d’un
Saint-Jacques dans les colonnes de la Plume, ou d’un Le Blond dans la Revue naturiste. On le
sait, cette réaction anti-symboliste opère un renversement des valeurs, qui tend désormais à
faire primer le Dehors sur le Dedans, le Réel sur le Rêve, la Nature sur l’Artifice, la Vue sur
la Vision, la Communauté sur l’Individualité, la Clarté sur le Mystère, la poésie lyrique sur la
poésie critique. Ce reflux de la vague symboliste s’accompagne de la consécration nouvelle
de la notion de Vie, mot-drapeau désormais substitué à la notion de Symbole. C’est dans ce
climat que surgit le poème de Cosmopolis.
L’année 1897 avait débuté par la publication dans les colonnes du Figaro du « Manifeste
naturiste » rédigé par Bouhélier ; une querelle surgit, qui accapara une partie des revues
littéraires jusqu’à l’été189. Le Coup de dés parut donc, il faut le souligner, en pleine polémique
naturiste. Tandis que la préface de Cosmopolis s’achevait sur un credo poétique éminemment
réflexif (« la Poésie – unique source190 »), et que le poème s’achevait sur la question de la
Pensée (« Toute Pensée émet un Coup de dés »), la sensibilité naturiste, au même moment,
cherchait à retremper le poème dans le grand bain sensoriel de la Vie. Ecoutons Saint-
Georges de Bouhélier : « la littérature, qui s’était détournée de la vie et de la nature devait s’y
retremper sous peine de dessèchement191 ». Tandis que le narrateur des Nourritures enseignait
à jeter le livre, Mallarmé jetait les dés dans une œuvre que l’on aura tôt fait d’assimiler à un
fragment du fameux Livre. Tandis que Mallarmé déployait le double « abîme » du naufrage
noir et de la page blanche, Gide, dans une lettre à Ruyters de septembre 1896, appelait de ses
vœux l’ouverture d’un « abîme de sensualisme192 ».

due à Michel Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit. Nous renvoyons également, pour des aperçus
synthétiques plus récents, à B. Marchal, Lire le Symbolisme, Dunod, 1993, p. 60-63, et à J.-N. Illouz, Le
Symbolisme, Le Livre de Poche, 2004, p. 69-82.
189
Voir M. Décaudin, « L’affaire du manifeste », La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 66-70.
190
OC, t. I, p. 392.
191
Saint-Georges de Bouhélier, Le Printemps d’une génération, Nagel, 1946, p. 298.
192
Lettre citée par Y. Davet, Autour des Nourritures terrestres. Histoire d’un livre, Gallimard, 1948, p. 22.

56
Ainsi, il n’est pas insignifiant ici de voir la Revue blanche, en la personne de Léon Blum,
recenser, en juillet 1897, à défaut de l’introuvable Coup de dés, les Nourritures terrestres.
Contrairement à ce que Gide déclara dans sa préface de l’édition de 1927, son « manuel
d’évasion » ne rencontra pas « l’insuccès total »193. La phrase « aucun critique n’en parla »
pourrait très bien s’appliquer en fait au Coup de dés… Il serait alors fort suggestif d’esquisser
une étude de réception comparée de ces deux textes exactement contemporains, et novateurs
chacun dans leur genre. On verrait que les réactions suscitées par le texte gidien ont été
beaucoup plus nombreuses que celles provoquées par le poème mallarméen. Une revue
provinciale comme L’Œuvre salua les Nourritures terrestres comme un livre figurant « parmi
les plus admirables de l’année194 ».
Il est alors instructif de considérer un instant la production poétique française de 1897.
Comme le signale Michel Décaudin195, le symbolisme connaît un tournant, dans la mesure où
ses représentants tout à la fois rassemblent des poèmes anciens certes – Kahn publie ses
Premiers Poèmes196, Quillard réunit des poèmes des années 1880 dans sa Lyre héroïque et
dolente197, Merril fait le bilan de dix années de poésie marquées par l’imagerie et la sensibilité
symbolistes198, Moréas réédite ses Cantilènes199, Raynaud son Signe200 – mais proposent aussi
des textes neufs traversés par un nouveau souffle lyrique empreint de simplicité et de lumière,
marqué par un grand mouvement d’adhésion à ce qui est. Ainsi, on perçoit une nouvelle
orientation en direction d’un vitalisme lumineux dans la Clarté de vie201 de Vielé-Griffin ;
Merril quant à lui, dès la fin de 1897, commence à publier dans le Mercure de France ses
poèmes des Quatre Saisons. Régnier encore, avec ses Jeux rustiques et divins202, atteste du
pouvoir de renouvellement et de synthèse d’une sensibilité symboliste perméable aux
sollicitations du monde visible.
De même, la position de Mallarmé dans la république des lettres demeure ambivalente.
D’un coté, son audience n’a jamais été aussi large. Ainsi, Edmond Lepelletier, en janvier
1897, célèbre l’auteur de Divagations « dont le renom comme poète est considérable, et

193
Sur cette question de la réception des Nourritures terrestres, voir Y. Davet, op. cit.
194
Fr. Cattard, « Chronique des livres », L’Œuvre, juillet 1897, p. 14.
195
« Si l’esprit naturiste semble ainsi s’épanouir hors de l’école, le symbolisme, dont on ne cessait depuis deux
ans de proclamer la mort, affirme sa vivante continuité, à la fois par un retour sur le passé et par un élargissement
de l’inspiration, au moins chez quelques uns des poètes symbolistes. », La Crise des valeurs symbolistes, op. cit.,
p. 75.
196
Mercure de France, 1897.
197
Mercure de France, 1897.
198
Poèmes (1887-1897), Mercure de France, 1897.
199
Bibliothèque artistique et littéraire, 1897.
200
Bibliothèque artistique et littéraire, 1897.
201
Mercure de France, 1897.
202
Mercure de France, 1897.

57
grande l’importance dans le monde des lettres (il est président du comité pour le monument de
Verlaine)203 ». Rappelons qu’il a succédé à Verlaine comme « Prince des Poètes » en janvier
1896. Paul Fort notera à ce sujet que Mallarmé, suite à cette élection, fait nouveau, suscitait
un « écho jusque dans le grand public204 ». Notons ainsi qu’une revue à large audience comme
La Revue illustrée fit entrer Mallarmé dans ses pages à travers un dialogue mi-satirique mi-
humoristique pointant l’obscurité de poèmes divisant les « initiés » entre eux, et engendrant
de multiples et infinis conflits d’interprétation. On pouvait lire en ouverture les lignes
suivantes, mêlant vérité objective et parfum de légende :
M. Stéphane Mallarmé n’a publié jusqu’ici qu’un volume, luxueusement imprimé, et dont les rares
exemplaires sont entre les mains d’amis fidèles. Mais son nom est connu de tout l’univers.
Lorsque Verlaine mourut, M. Stéphane Mallarmé le remplaça dans la confiance des rédacteurs du
Mercure, qui représentent comme on sait l’élite de l’esprit humain. Il fut élu « Prince de la
jeunesse » par cent cinquante suffrages. M. Sully-Prudhomme n’en obtint que douze, et son
prestige fut gravement diminué par cet échec. Celui de Mallarmé rayonna d’un éclat prodigieux.
Les grammairiens d’Europe et d’Amérique étudièrent ses vers, la loupe en main (…)205.

L’auteur d’Hérodiade, traducteur de Poe, grand prêtre des Mardis où se croisent Wilde et
Whistler, lié aux milieux impressionnistes et nabis, ami des animateurs de la Revue blanche,
bénéficie, on le sait, d’une aura à la fois parisienne et internationale, dans les milieux
littéraires et artistiques acquis au symbolisme. En outre, à la fin de ces années 1890, la
réputation internationale du poète révélé par Huysmans et Verlaine à partir de 1883 se
consolide. Mauclair pouvait écrire fin 1897 :
Chez Mallarmé venaient de tous les pays d’Europe et d’Amérique des artistes de renom, attirés par
sa personnalité. (…) M. Stuart Merrill traduisait M. Mallarmé en anglais, M. Pica l’étudiait en
Italie, M. Enley lui ouvrait à Londres le National Observer, le Chap Book de Chicago sollicitait
ses collaborations206.

Comme le dira Gide en 1913 dans sa conférence donnée au théâtre du Vieux-Colombier,


Mallarmé était alors « favorisé par l’estime de quelques importants amis207 ». C’est dans ce
contexte qu’il se voit sollicité par Cosmopolis en 1896. La revue, en effet, dès son premier
numéro, s’était engagée à faire connaître « les écrivains les plus éminents208 ». Dès lors, le
quasi silence qui accompagna la publication d’un poème inédit du « Maître de la génération
symboliste » nous plonge dans un abîme de perplexité…

203
« Chronique des livres », L’Echo de Paris, 26 janvier 1897, cité dans Mallarmé, op. cit., p. 410.
204
P. Fort, Mes Mémoires, op. cit., p. 66.
205
A. Brisson, « Sur un sonnet de Stéphane Mallarmé », La Revue illustrée, 15 février 1897, cité dans Mallarmé,
op. cit., p. 423.
206
C. Mauclair, « Souvenirs sur le mouvement symboliste en France », La Nouvelle Revue, 1er novembre 1897,
p. 92.
207
Gide, « Verlaine et Mallarmé », Essais critiques, éd. P. Masson, Gallimard, 1999, p. 504.
208
Cosmopolis, n° 1, janvier 1896.

58
Mais d’un autre côté, on sait aussi que la notoriété de Mallarmé, à cette date, est loin de
faire l’unanimité. Pour la majorité des lecteurs, il est assez difficile de considérer Mallarmé
comme un écrivain éminent alors que son œuvre suscite scandale et rejet ; on y perçoit
volontiers le symptôme de la dégénérescence, le rire de la mystification ou la corruscation
tortueuse du byzantinisme209. En outre, depuis 1894, il fait l’objet d’attaques répétées dans les
colonnes de la Plume210, tandis que Maurice Le Blond livre en janvier 1896 un portrait au
vitriol de celui qui n’est à ses yeux « qu’une curiosité esthétique211 », et qui verra dans
Divagations un « cataclysme tombé sur le sol national », écrit par un « dilettante de
l’impuissance », dont les réflexions sur l’acte d’écrire ne sont que « fantaisies
insignifiantes212 ». L’anti-symbolisme prenait aussi à cette date la forme d’un anti-
mallarmisme, qui pourrait en être son mode paroxystique. L’auteur de la Prose pour des
Esseintes devenait l’incarnation d’un Parnasse agonisant, enfermé dans le culte stérile de
l’artifice. Retté, qui avait brûlé ce qu’il avait adoré depuis un séjour bucolique à Guermantes
en 1894, rédigeait la légende noire du grand Prêtre de la rue de Rome.
D’autre part, du côté des fidèles, il est possible de percevoir une réorientation de la
réception mallarméenne. Mallarmé théoricien aurait pris le pas sur Mallarmé poète, comme le
remarque Bertrand Marchal, qui explique ainsi en partie le silence autour du Coup de dés :
« cela prouve sans doute, pour une part, que la question mallarméenne s’était depuis
longtemps déjà insensiblement décentrée, de la poésie à une forme d’esthétique générale213 ».
Une telle saisie de la trajectoire mallarméenne apparaît clairement dans le portrait que
Mauclair offre de son Maître, en novembre 1897 ; Mallarmé devient à ses yeux :
(…) la figure la plus significative de l’hégélianisme appliqué à l’art. Cette conception est ce que
l’homme devrait pouvoir faire, mais ce qu’il ne pourra jamais faire. M. Mallarmé, allant jusqu’au
bout de sa logique d’un esprit intuitif a pour ainsi dire renoncé à produire dans ces conditions, et
s’est présenté beaucoup plutôt (sic) comme un esthéticien que comme un créateur214.

Toujours est-il que les deux articles qu’il consacre aux acquis du symbolisme dans la
Nouvelle Revue215, pourtant riches de longues allusions à l’œuvre de Mallarmé, ignorent
complètement le Coup de dés. Il est significatif de voir Mauclair insister sur la fidélité
mallarméenne au vers régulier (« la contestation, souvent amicale, de poètes fidèles aux

209
Sur cette question voir Mallarmé, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique »,
1998.
210
Voir à ce propos les articles reproduits dans Mallarmé, op. cit.
211
M. Le Blond, « Stéphane Mallarmé », La Revue naturiste, janvier 1896, p. 70.
212
M. Le Blond, « Les Divagations de M. Stéphane Mallarmé », art cit., p. 22-25.
213
B. Marchal, préface à Mallarmé, op. cit., p. 15.
214
C. Mauclair, « Souvenirs sur le mouvement symboliste en France », La Nouvelle Revue, 1er novembre 1897,
p. 81-82.
215
L’autre texte, premier volet de ce diptyque, avait paru dans le numéro du 15 octobre.

59
traditions, comme M. de Hérédia, M. Sully-Prudhomme, et j’y insiste, M. Mallarmé216 »), en
omettant le cas singulier du Coup de dés, qui ne semble pas compter à ses yeux. Nous
retrouvons sans doute ici les réticences qu’il avait émises dans sa lettre à Mallarmé du
printemps 1897, que nous allons aborder plus loin. Notons aussi qu’il n’évoque pas, dans le
passage cité plus haut, pour étayer l’idée du rayonnement mallarméen à l’étranger, la
sollicitation de Cosmopolis. Chercha-t-il, délibérément, à occulter l’existence de ce poème
encombrant, voire compromettant ?

5) Dans les plis de la correspondance : pastiche, réticences et sidération


Si le poème de Cosmopolis ne suscite pas beaucoup d’échos dans la presse, il trouve ses
premiers commentaires dans l’entourage immédiat du poète, ainsi que l’attestent les
correspondances de l’époque. On sait grâce aux lettres de Mallarmé que des jeux d’épreuve de
l’édition Vollard en préparation furent promis à Valéry, Mauclair, Kahn, Gravollet, et sans
doute à d’autres, comme Dujardin, qui pu servir d’intermédiaire à un moment entre la maison
Didot et Mallarmé217.
La première trace écrite d’un commentaire relatif au Coup de dés se trouve sous la plume
de Gide. Voici ce qu’il écrivit au Maître, dès la parution du texte qu’il découvrit pour la
première fois, semble-t-il, dans Cosmopolis :
(…) Je ne peux m’empêcher de vous écrire (comme on applaudit irrésistiblement) en lisant
longuement – à présent à Florence – dans Cosmopolis – qui vient d’arriver – votre poème très
attendu.
C’est d’une audace littéraire si admirablement et simplement prise ; - il semble arriver là
comme un promontoire avancé étrangement, très élevé, après lequel il n’y a plus que la nuit – ou
la mer et le ciel plein d’aube.
La dernière page m’a glacé d’une émotion très semblable à celle que donne telle symphonie de
Beethoven (certes je ne vous apprend rien). Mais après ces cris
Excepté peut-être une constellation.
le dégringolement de tout l’orchestre en la série des participes
Veillant, doutant, roulant, brillant, et méditant…
Et la grandeur pacifiée de la dernière phrase, comme l’accord parfait final. Cela est
admirable218.

En qualifiant le poème de « très attendu », Gide nous apprend que Mallarmé a dû l’évoquer à
maintes reprises lors de sa gestation, dans différents contextes. Qui donc attendait ce poème ?
Cette formule accroît notre perplexité quand on confronte l’attente fiévreuse au silence de
l’accueil, et qu’on souligne, comme le fait Bertrand Marchal, que le poème semble avoir été

216
C. Mauclair, « Souvenirs sur le mouvement symboliste en France », La Nouvelle Revue, 1er novembre 1897,
p. 83.
217
Voir L. J. Austin, Mallarmé, Correspondance, t. IX, op. cit., p. 16.
218
Gide, lettre à Mallarmé du 9 mai 1897, cité par H. Mondor, La Vie de Mallarmé, Gallimard, 1941, p. 770.

60
conçu « dans le plus grand secret219 ». La correspondance, si l’on excepte bien évidemment
les lettres à Lichtenberger, d’ailleurs perdues comme on l’a dit plus haut, reste en effet peu
prolixe sur le sujet ; Mallarmé n’évoque son poème, et cela très allusivement, qu’une fois
détenteur d’épreuves, et ne le commente véritablement à ses correspondants qu’une fois
publié dans Cosmopolis. Cependant, il existe un témoignage tardif du neveu de Vuillard, qui
explicite le propos de Gide ; Mallarmé aurait fait au moins une lecture du Coup de dés, un
mardi, rue de Rome :
Nous placerons ici la rencontre de Vuillard et de Mallarmé. Amené un soir chez le poète il assista,
dans une atmosphère recueillie, à la première lecture d’Un Coup de dés.
Cette soirée le laissa interdit et le côté « chapelle » de la salle à manger de la rue de Rome le
réfrigéra tout de suite. Il se contentait de sourire quand nous lui demandions l’impression que lui
avait laissée la lecture du célèbre poème220.

Ainsi, le poème nouveau aurait bénéficié d’une forme de « célébrité ésotérique », dont on
trouvera un écho plus loin avec le témoignage de Ghil.
Par ailleurs, Gide constate ici la radicale nouveauté d’un texte qui vient déplacer l’horizon
d’attente du moment. A travers la métaphore du promontoire – idée que l’on retrouvera sous
sa plume en 1913 lors de la conférence sur « Verlaine et Mallarmé » qu’il donnera au Théâtre
du Vieux-Colombier – il fait du Coup de dés une œuvre-limite qui s’avance en direction d’un
espace littéraire encore inexploré. L’alternative nuit / aube montre son hésitation devant une
expérience radicale qui tient tout à la fois du terme et du germe, de l’extrême-occident et de
l’orient. Avec ce poème, Mallarmé aurait élaboré une sorte de finis terrae littéraire, qui
confronte la Poésie à son Dehors. Il y a, semble-t-il, dans cette page fervente, toute bruissante
d’admiration devant la réussite formelle d’un poème symphonique d’un nouveau genre, à côté
de ce ralliement sans réticences, la mise en évidence d’une création au bord du gouffre, et le
sentiment d’une fin de la Poésie. Mallarmé montrera cette lettre à Valéry lorsque ce dernier
viendra lui rendre visite à Valvins le dimanche 23 mai 1897 : cette visite s’achèvera, sur le
chemin de la gare, par cette fameuse nuit du coup de dés qu’il retracera plus tard en la situant
par erreur au mois de juillet.
Puis Valéry lui-même, gratifié d’un jeu d’épreuves de l’édition Cosmopolis commente à
son tour le poème pour André Fontainas :
Je possède depuis mardi les épreuves du poème de Stéphane. Extraordinaire. Pas bon. Mais cet
homme a un courage de lion. Vous n’avez pas idée de la disposition de ça. J’approuve et je me
délecte – il continue à rendre plus hardi son expérience vitale.

219
Mallarmé, op. cit., p. 15.
220
J. Salomon, Vuillard, Albin Michel, 1945, p. 33-34. Nous devons cette référence, de manière indirecte, à J.
M . Nectoux (Mallarmé. Un clair regard dans les ténèbres. Peinture, musique, poésie, Adam Biro, 1998, p.
128), citant lui-même G. Cogeval (Vuillard. Le temps détourné, Gallimard / RMN, 1993, p. 63).

61
– Il me dit en me le donnant : « Ne croyez-vous pas que je suis fou ? C’est un coup de
démence ».
J’ai répondu comme il faut je crois.
Si j’avais à le défendre comme l’orage nécessaire qui va rouler, je sortirais des abîmes le
spectre de Faraday. 221

Comme Gide, Valéry ne peut que souligner le radicalisme de la tentative, qui se voit
corroboré par les mots de Mallarmé lui-même, si l’on en juge par sa lettre à Valéry du 29
mars 1897: « Je vous enverrai, quand j’en aurai de bonnes, les épreuves d’un poème, bizarre,
pour votre avis222 ». Valéry rappellera cette phrase-aveu (« c’est un coup de démence »)
devenue ensuite fameuse, comme on le verra plus loin, bien plus tard, avec une légère
variante (« coup de démence » deviendra « acte de démence »), au moment de la controverse
des Marges en 1919-1920. La métaphore de l’orage succède à celle du promontoire, pour
décrire un même phénomène extrême, accident géologique ou cosmique.
Malgré tout, ce « pas bon » ne manque pas d’étonner, puisqu’il est suivi d’un
« j’approuve ». L’alternative gidienne nuit / aube trouve-t-elle ici son correspondant dans
l’antithèse première d’un avis juxtaposant l’éloge et le blâme (extraordinaire / pas bon) ?
Faut-il mettre cela au compte de la stupéfaction, vertige qui affole la boussole du jugement,
mimé ici par un tourniquet des axiologies ? Nous sommes donc loin ici de l’éloge sans faille
du poème, rédigé en 1920 au moment de la controverse des Marges.
Un autre type de réaction immédiate a pu exister, si l’on en croit cette lettre de Mallarmé à
Gide qui se fait l’écho d’un propos de Valéry : « Valéry que j’eus dimanche et vous pensez si
votre nom revint, m’apprend qu’on voit, surtout, en enviant ce truc, dans l’espacement du
texte, un moyen de majorer le prix coûtant du Poème223 ». Qui se cache derrière ce « on » ? A
défaut de noms précis, il s’agit d’esprits jaloux et malveillants qui, aux yeux de Mallarmé,
réduisent des recherches esthétiques à des préoccupations mercantiles. Cette boutade
anonyme a le mérite de rappeler qu’il existe aussi, à côté d’une poétique, une économie du
blanc.
Nous disposons en outre d’un autre commentaire du poème proposé par un proche de
Mallarmé, glissé dans une lettre réagissant à l’envoi, cette fois, d’un jeu d’épreuves de
l’édition Vollard-Didot. Ainsi, Camille Mauclair a pu lui aussi livrer un avis sur le texte. Nous
donnons ici la quasi intégralité de sa réponse, très rarement citée :
Je crois, mis à part la valeur elle-même du poème, qu’il est impossible d’aller plus absolument
au bout d’une théorie, et de l’expliquer plus « enfantinement » à ceux qui ne veulent même pas

221
Valéry, lettre à Fontainas du 4 avril 1897, Paul Valéry-André Fontainas, Correspondance (1893-1945), éd. A.
Lo Giudice, Le Félin, 2002, p. 109.
222
Mallarmé, lettre à Valéry du 29 mars 1897, Corr., IX, p. 119-120.
223
Mallarmé, lettre à Gide du 27 mai 1897, ibid., p. 209.

62
réfléchir et qui ont besoin de précisions d’enfant pour comprendre. L’évidence typographique des
divers ordres de la phrase, ici, suffit à tout. J’imagine pourtant que personne ne pense jamais,
d’abord, à ce qui est évident. Au fond, vous n’avez jamais cessé une minute d’être logique jusqu’à
l’évidence axiomatique dans vos écrits, et de vous comme de votre poème, on peut dire « qu’il n’y
a qu’à voir ». (…)
J’ai une si singulière façon de comprendre les vers libres que je ne puis vraiment vous donner
ma pensée nette sur le mécanisme des vôtres. Je crois que c’est à peu près ce que je recherche,
quant à la musicalité intérieure, et je me sers des muettes et des assonances comme vous des
blancs, des tirets et des caractères différents. (…) Mais je crains qu’on ne voit dans votre œuvre
non un poème mais l’exposé de l’armature d’un poème.
Claudel aussi, n’est-ce pas ? dans Tête d’Or, avait été très-voisin de cette déclamation. Mais il la
fondait sur la respiration autant que sur le sens et sur le mouvement du discours. Moi, c’est sur le
battement du cœur, si je puis dire, et sur le pur instinct, encore que je n’applique cela qu’à des
lieds brefs. (…) Me trompé-je en disant que vous vous fondez sur l’expression syntaxique avant
tout, et après sur le mouvement du discours ? Je crois aussi que les diverses grosseurs des lettres
ne sont pour vous que des « exemples », et qu’il est souhaitable que tout soit écrit de même, et que
la place et le sens du mot suffisent à en décréter l’importance, à « le faire voir plus gros » au
public. Ceci viendra évidemment, quand la lanterne n’aura plus besoin d’être éclairée.
Je serais vraiment curieux de savoir l’avis de nos amis sur votre tentative, tant elle prend la
question à un point de vue dissemblable du leur 224!

On l’aura compris, nous sommes assez loin, ici, de l’admiration de Gide. Mauclair, même
s’il en comprend la nécessité – la Foule éclairée fait défaut en ces temps d’interrègne –
semble regretter malgré tout, par delà le constat, le caractère trop explicite d’un poème qui
prend le lecteur par la main. Certes, la visibilité se mue ici en évidence cartésienne, celle de la
démonstration et des idées simples, qui n’est pas sans évoquer le « c’est clair comme le
jour225 » des notes du « Livre ». Mais si l’on associe ce constat d’évidence aux dernières
remarques de cette lettre, il apparaît que Mauclair se montre plutôt réticent devant ces usages
nouveaux de la typographie. Il ne voit dans cette mise en scène et en espace de la phrase
qu’un procédé didactique et illustratif. Mallarmé livrerait un texte qui s’apparenterait au
poème à thèse, programmatique et démonstratif, logique et théorique. Cette « armature
intellectuelle » que le poète souhaitait « dissimulée226 » se trouverait ici exhibée de manière
patente, sans que Mauclair perçoive pour autant une rupture dans l’esthétique mallarméenne.
La poétique primerait sur le poétique. Cette lecture, majorant la dimension argumentative du
texte aux dépens de la « fiction », en insistant sur la clarté intellectuelle, prend cependant le
contre-pied de ce qui deviendra un lieu commun critique attendu, à savoir l’obscurité
insondable du Coup de dés. Quant au mode de composition du poème, Mauclair pointe
l’importance de la syntaxe, qui l’emporte selon lui sur ce qu’il nomme, de manière un peu

224
C. Mauclair, lettre à Mallarmé du 7 octobre 1897, cité dans Mallarmé, Corr., t. IX, p. 287-288.
225
OC, t. I, p. 608.
226
Mallarmé, lettre à Ch. Morice à propos de son enquête « sur la philosophie dans la poésie » (1892), OC, t. II,
p. 659.

63
confuse, le « mouvement du discours » : le Coup de dés s’affirme comme un poème plus
grammatical que rhétorique.
Voyant dans ce poème des vers libres, il note également l’élaboration d’une prosodie
autre, fondée sur le noir typographique et le blanc paginal. Mais ce principe nouveau de
variation typographique se voit contesté dans ses fondements : Mauclair préfère une
valorisation du Mot réalisée par l’intermédiaire du style. Enfin, soulignons l’idée selon
laquelle le Coup de dés viendrait rompre avec l’esthétique dominant dans l’entourage du
Maître. Mallarmé se singularise avec ce « point de vue dissemblable ». Il apparaît clairement
ici que les vers libres du poème de Cosmopolis ne sont pas des vers libres comme les autres…
Si l’on connaît très mal cette lettre de Mauclair, on sait mieux en revanche comment
Mallarmé répondra à l’analyse de son jeune admirateur, qu’il qualifiera certes poliment de
« coup d’œil si avant », mais qu’il invalidera, en donnant à sa recherche d’expressivité
typographique un sens que son destinataire n’a pas pu saisir :
Au fond, des estampes : je crois que toute phrase ou pensée, si elle a un rythme, doit le modeler
sur l’objet qu’elle vise et reproduire, jetée à nu, immédiatement, comme jaillie en l’esprit, un peu
de l’attitude de cet objet quant à tout. La littérature fait ainsi sa preuve : pas d’autre raison d’écrire
sur du papier.

Par ailleurs, pour compléter ce panorama, notons qu’il existe un échange de lettres, éditées
depuis peu, très révélateur, entre Valéry et Fontainas, durant le printemps 1897, qui atteste du
pouvoir de fascination que le Coup de dés a pu receler dès son dévoilement. Le texte, si
novateur, fait événement ; pendant quelques jours, il va occuper les esprits et servir de
comparant ou de référent privilégié. Tout à la fois jeu de société et machine à écrire, il stimule
le travestissement ludique :
(…) ce mot même qu’est le vers
une conversation variable et longue,
ce hasard fut par nul coup de dés,
- c’est la loi encore,
aboli -
Bailly sorcier, selon toujours, melliflu et jeteur de sort (…)227

De même, on file la métaphore de l’alea - celle de la loterie génétique viendra plus tard -
pour dire les surprises de la Vie :
Je vous félicite de votre Gabriel (et surtout la maman). Vous dissimulez en vain une émotion
sous divers coup de dés. Eh ben ! un enfant ! ça n’est-il pas un fameux Coup de dés ? Le
principal sans doute, et dirait un idéaliste – l’Unique (car enfin…)228.

227
Valéry, lettre à Fontainas du 16 juin 1897, ibid., p. 112-113.
228
Valéry, lettre à Fontainas du 18 juin 1897, ibid., p. 114.

64
Il est en outre intéressant de noter que le poète australien Christopher Brennan229,
admirateur de Mallarmé, avec qui il échangea quelques lettres à partir de 1893, passeur de
littérature qui fit connaître le symbolisme dans son pays – ses conférences furent à l’origine
d’une lignée de mallarmistes australiens (Chisholm ami de Brennan, Davies, élève du
Professeur Chisholm) – composa deux pastiches du Coup de dés en langue anglaise, plus
élaborés que les jeux épistolaires rencontrés sous la plume de Fontainas et de Valéry.
Travaillant à l’époque à la bibliothèque publique de Nouvelles-Galles du Sud, il fut peut-être
par ce biais en contact avec Cosmopolis, ainsi que le suggère Austin230.
Aigri par l’accueil très réservé qui accompagna la parution de son recueil Towards the
Source (1897), Brennan, peu après la parution du Coup de dés dans Cosmopolis, utilisa la
forme contrapuntique du texte de Mallarmé pour déverser son ironie sur l’incommunicabilité
entre le poète moderne et le public de son temps. Il présentait son œuvre à un ami comme
étant « an exposition in English of the new Mallarmean poetic-musical form231 ». Ces textes,
intitulés « Prose-Verse-Poster-Algebraic-Symbolico-Riddle-Musicopoematographoscope », et
« Pocket Musicopoematographoscope », ne furent publiés, sous la forme de fac-similé, qu’en
1981 aux Presses Universitaires de Melbourne par le biographe de Brennan, Axel Clark232.
Enfin, à titre de curiosité peut-être, et dans le souci de la plus grande exhaustivité,
signalons l’existence d’un article paru en septembre 1898 dans L’Abeille de Fontainebleau,
feuille locale publiée non loin de Valvins, imprimée par Maurice Bourges… On sera sans
doute étonné – sans l’être tout à fait, puisque Mallarmé était proche de la famille Bourges – à
une époque où Paris boude le Coup de dés, d’en trouver un extrait ! Cet article reprend sans
changement la réponse de l’auteur de Divagations à l’enquête du Figaro sur « l’idéal à vingt
ans233 », mais y ajoute ces lignes :
Donnons un spécimen des vers de Mallarmé en leur conservant leur saveur et la forme
typographique indiquée et adoptée par l’auteur de « l’Après-midi du Faune (sic) » lui-même :
[citation de la dernière page de Cosmopolis]. Cette page a pour titre : « Un Coup de Dés jamais
n’abolira le Hasard »234.

Il faudra noter la précision typographique, longtemps inégalée, avec laquelle est présenté le
titre du poème, titre que la presse quotidienne a d’ailleurs omis dans sa majorité. L’auteur de
229
Sur Ch. Brennan, voir le numéro de la revue australienne Quadrant consacré au poète (novembre 1977) ; A.
Clark, Christopher Brennan. A Critical Biography, Melbourne University Press, 1980 ; S. Kadi, Christopher
Brennan, L’Harmattan, 2005.
230
L. J. Austin, « The Unknown Brennan », Quadrant, avril 1982, p. 52.
231
Ch. Brennan, lettre à O’Reilly, n. d. (septembre 1897 ?), cité par A. Clark, Christopher Brennan, op. cit.,
p. 109-110.
232
Pour une recension de l’édition de ce texte difficile à trouver, voir L. J. Austin, « The Unknown Brennan »,
art. cit., p. 51-53.
233
Voir OC, t. II, p. 672-673.
234
« L’idéal à vingt ans », L’Abeille de Fontainebleau, Fontainebleau, 2 septembre 1897 (Article non signé).

65
ces lignes parle aussi de « vers », alors que la postérité y verra surtout de la prose. Mallarmé
serait-il caché derrière ce texte ? On peut légitimement le soupçonner…

6) Conclusion : un silence équivoqué


Que conclure de ces remarques ? Le Coup de dés est annoncé, puis repéré en tant que
poème d’un genre nouveau, dans une quinzaine de quotidiens, à Paris, mais aussi en province
(Rouen et Toulouse), ou hors de France (Belgique, grande patrie du symbolisme comme l’on
sait, et Pays-Bas). Il fait l’objet de mentions peu développées, presque exclusivement
défavorables, souvent sur le mode de la dérision et de l’ironie. Dans la totalité des cas, à deux
exceptions près (Le Gaulois et L’Indépendance belge), le titre du poème n’est même pas
mentionné. L’incompréhension dont il fait l’objet s’explique assez aisément ; il n’est sans
doute pas vraiment nécessaire de s’y attarder, sinon pour souligner qu’elle a deux sources
principales : l’innovation formelle radicale certes, mais aussi le flottement générique. Le
Coup de dés, illisible, inintelligible, constitue une singularité pure, un objet sans horizon, une
entité privée de catégorèmes, un individu sans espèce ni genre.
Quant au silence proprement dit, il vient des revues littéraires. Sur le plan esthétique, le
changement d’horizon d’attente lié à la crise du symbolisme a pu jouer un certain rôle, privant
le poème d’une visibilité qu’il aurait pu avoir cinq ans plus tôt. Mais peut-on dire pour autant
que le poème aurait été mieux compris cinq ou dix ans plus tôt ? En outre, au regard des
réactions de l’entourage du Maître, il apparaît que le texte a pu engendrer l’extrême
perplexité, et le désir éventuel de rester en retrait d’une pareille tentative qui faisait vaciller
toutes les certitudes, en particulier la position de l’auteur de Crise de vers vis-à-vis de la
pratique du vers libre. C’est ainsi que Ghil pourra écrire, revenant en 1908 sur « ce poème qui
parut à la Revue Cosmopolis, quasi introuvable » : « Tout le monde a omis cela, et pour la
raison qu’on ne comprit pas. A cette époque, cela me fut aussi presque fermé235 ». Mais nous
sommes en 1908, à quelques mois de la publication du manifeste de Marinetti. Il faut ainsi
noter qu’au sein même du groupe littéraire de Mallarmé, on perçut un écart par rapport à la
norme poétique établie, un effet de dé-familiarisation qui ne pourra que s’amplifier chez des
lecteurs hostiles aux expérimentations nées dans les parages du symbolisme et des recherches
vers-libristes. Le dispositif formel inédit fondé sur la variation typographique, l’unité nouvelle
de la double page, la majoration de l’espace entre les mots, la disposition en escalier des
unités, incompris chez un expérimentateur comme Ghil, ou un proche de Mallarmé comme

235
Ghil, lettre à V. Brussov du 2 juin 1908, René Ghil-Valère Brussov, Correspondance (1904-1915), éd. R.
Doubrovkine, Academic Project, Saint-Péterbourg, 2005, p. 269.

66
Mauclair, voire refoulé et dénié, provoque ces critiques et ces réticences que l’on retrouvera,
comme on va le voir infra, sous la plume d’autres fidèles des Mardis. Fait capital sur lequel il
faudra revenir, le Coup de dés contredit l’horizon d’attente de « l’avant-garde » poétique elle-
même : il se présente comme une rupture dans la rupture, un écart second par rapport à un
écart premier. Au vu des réactions immédiates équivoques d’un Gide, d’un Valéry, d’un
Mauclair, il n’est peut-être pas absurde de penser que Mallarmé était allé trop loin dans
l’innovation formelle pour être suivi par les siens. Et le grand disciple allemand de Mallarmé,
Stefan George, ne dira jamais rien du Coup de dés. On hésita peut-être à manifester un soutien
explicite et visible, écrit noir sur blanc dans les pages des revues, à une époque où les fusées
anti-mallarméennes n’avaient pas attendu l’hapax générique du Coup de dés pour partir.
Personne ne répondra aux railleries publiées dans la presse quotidienne, ou dans La Plume.
Par ailleurs, les aléas du projet du Coup de dés, marqué par le passage d’une version
destinée à un périodique à une version prenant place au sein d’une édition de luxe
accompagné de lithographies de Redon, et conforme surtout aux intentions véritables de
Mallarmé, peuvent aussi expliquer la discrétion de l’accueil. Comme le soulignait
« l’Observation » de Cosmopolis, il ne s’agissait que d’un « état236 » du texte, échantillon
indicatif proposé dans l’attente d’une réalisation pleine et entière. Dès lors, ce relatif silence
devient beaucoup moins énigmatique. Le groupe littéraire de Mallarmé savait peut-être que le
Maître travaillait à une édition définitive du poème, qui était imminente. Les commentaires
durent se tenir en réserve. Dans cette perspective, pour ce qui est des revues littéraires, on
peut alors penser qu’il n’y eut pas indifférence, mais latence ou attente. C’est ce qui semble
ressortir de ces lignes écrites par Thadée Natanson à la mort de Mallarmé :
L’œuvre où durera son génie poétique peut attendre, sûre de mêler aux feux des lettres
françaises le sien, qui leur manquait. Non plus seulement un vers, un poème, neuf, dont il allait
les doter, nous verrons bien si des feuillets qu’il laisse, il se précise mieux qu’entre les lignes des
Divagations, ou dans un essai récent : si, par fortune, comment l’espérer ? un est prêt237.

Cet essai récent mentionné ici doit faire allusion au Coup de dés, inconnu de la plupart des
lecteurs du moment, non nommé, considéré comme un chantier, comme l’esquisse de quelque
chose qui aurait dû aboutir par la suite, mais que la mort a interrompu. Un autre témoignage,
postérieur, celui d’Ambroise Vollard, en 1900, va un peu dans le même sens : « Mallarmé
m’avait demandé instamment que personne ne vît la composition de ce poème avant son état

236
OC, t. I, p. 392.
237
T. Natanson, « Stéphane Mallarmé. Médaillon selon sa manière », La Revue blanche, octobre 1898, p. 195.

67
définitif238 ». La réalisation définitive du Coup de dés se fit donc dans le plus grand secret,
même si le poète envoya à quelques proches des épreuves de l’édition Didot.
Pour conclure sur cette question, il faudrait souligner que, contrairement à l’idée
communément admise, le Coup de dés ne parut pas dans l’indifférence la plus complète. S’il
n’y eut ni « affaire », ni « bataille », le texte suscita malgré tout une série de réactions au
statut divers, rares mais polémiques, pour ce qui est des textes publiés, vives et fortes dans le
cercle étroit des jeunes disciples du poète. On peut seulement dire que l’accueil fut
anormalement discret, compte tenu de la position de Mallarmé dans le champ littéraire en
1897. Il faut alors émettre des hypothèses. Un tel silence dans les milieux littéraires trouverait
son explication dans un faisceau de causes, tant esthétiques (le changement d’horizon lié à
l’élan naturiste et la radicale nouveauté d’un texte véritablement anomal), qu’empiriques (le
fait divers sanglant, la faible diffusion de Cosmopolis, et le caractère expérimental d’un texte
perçu comme un essai, en attente de sa réalisation définitive). Cet accueil confidentiel, germe
d’une tradition éventuelle, par sa seule existence, rendit possible la survie du texte, qui
bénéficia ainsi de quelques passeurs (Gide et Valéry surtout). Ajoutons que le poète avait
diffusé un certain nombre de jeux d’épreuve dans son entourage. En 1897, le Coup de dés
existait, mais souterrainement. Le poème, à défaut de faire événement, était lancé dans
l’aventure.
Comme nous allons le préciser, entre 1898 et les années 1910, le texte se trouve mis en
sommeil : à l’exception de quelques rares mentions sur lesquelles nous allons revenir plus
loin, il n’a pas de véritable existence. Compte tenu du silence relatif qui accompagna sa
parution, son devenir ne sera pas celui d’un texte oublié, mais celui d’un texte inconnu. Il
faudra dès lors non pas le réhabiliter, le redécouvrir ou le relire, mais l’inventer de toutes
pièces. Le Coup de dés, « sylphe du froid plafond » de la vie littéraire, créature virtuelle tout
droit sortie de l’univers imaginaire mallarméen, aussitôt apparu, va disparaître, et cela pendant
environ quinze ans.
Dès 1912, Albert Thibaudet établira un rapprochement entre le Coup de dés et la Bouteille
à la mer de Vigny239. La préface de 1897, évoquant « l’avenir qui sortira d’ici, rien ou
presqu’un art », posait explicitement la question de la réception, indissociable de celle de
l’inscription générique (« le genre, que c’en devienne un comme la symphonie240 »). Sans se

238
A. Vollard, lettre à Valéry du 18 juillet 1900, B.N. F., Département des manuscrits, NAF 19198. Cette lettre a
été reproduite pour la première fois par J. P. Morel, « Mallarmé-Vollard. A qui la faute ? (Le Coup de dés, une
affaire pas éteinte), Poésie 92, 42, avril 1992, p. 47.
239
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé (1912), Gallimard, rééd. 1926, p. 423.
240
OC, t. I, p. 392.

68
laisser réduire à cela, la typographie libre de ce poème de l’alea inscrivait l’idée même de
réception dans son contenu comme dans sa forme, en méditant sur la précarité et les
incertitudes de l’acte créateur comme de l’acte de lecture. En 1897, le Coup de dés fit
mauvaise fortune : rien n’en sortit. Mais puisque l’œuvre contenait en elle son possible
désœuvrement contingent, cette réception quasi nulle restait un fait programmé par le texte
lui-même, moment prémédité, propre au « Jeu suprême » de la Poésie, nécessaire. Le rien,
comme toujours chez Mallarmé, se renversait en quelque chose. Ironie dernière, le silence
flottant autour de l’œuvre appartenait encore à cette œuvre dont « les blancs assument
l’importance ».

B) La disparition (1898-1910)

1) Les hommages de 1898


Au lendemain de la mort de Mallarmé, si l’on excepte quelques amis proches qui ont
connu les tourments du Maître et les épreuves du Poème – Mauclair, Gide, Valéry, Kahn et
quelques autres fidèles de la rue de Rome – ainsi que les lecteurs de Cosmopolis, personne ne
semble savoir que le Coup de dés existe. C’est bien ce qui ressort du seul article nécrologique
donnant un semblant de réalité au poème : « L’Esthétique de Mallarmé », donné à La Grande
Revue par Mauclair en novembre 1898241, dont nous avons parlé précédemment. Il est en effet
significatif que l’auteur du Soleil des morts lui-même, pourtant étroitement lié au projet
comme on l’a vu, n’évoque qu’allusivement le texte, sans en mentionner le titre, à l’instar de
Thadée Natanson. A cette date, le Coup de dés n’appartient pas vraiment à l’œuvre du Maître.
Le disciple, qui se livre dans ces pages à un parcours des textes publiés, en vue de faire le
bilan post mortem d’une vie de poésie, des vers du Parnasse contemporain à Divagations, ne
peut inclure le poème de 1897, d’autant plus facilement que la critique, selon lui, n’a pu en
connaître l’existence. Il en sera de même dans le second article d’hommage qu’il rédige pour
la Nouvelle Revue à la même époque242.
Cette attitude, nullement singulière à cette date, ne fait que reproduire une tendance
générale présente dans toutes les célébrations parues au lendemain de la mort du poète. Les
tombeaux de Mallarmé, qu’ils soient signés Jean Moréas (« Stéphane Mallarmé », La Plume,
15 octobre 1898) ou Charles Maurras (« Stéphane Mallarmé », Le Soleil, 15 septembre 1898

241
Cet article sera publié une première fois en volume en 1901 (L’Art en silence, Ollendorf) et sera repris en
1931 avec le titre « Recherches de Mallarmé » dans Les Princes de l’Esprit, toujours chez Ollendorf.
242
C. Mauclair, « Stéphane Mallarmé », La Nouvelle Revue, novembre 1898.

69
et « La Poésie de Stéphane Mallarmé », Revue Encyclopédique, 5 novembre 1898), Charles-
Louis Philippe (« Stéphane Mallarmé », L’Enclos, 15 octobre 1898) ou Emmanuel Signoret
(« Mort de Stéphane Mallarmé », Le Saint-Graal, septembre-octobre 1898), Paul Adam
(« Les héros et les saints », Le Journal, 19 septembre 1898), Jean de Mitty ou Léon Parsons
(« Stéphane Mallarmé », La Presse, 11 septembre 1898), Georges Bec (« Stéphane
Mallarmé », Echo de Paris, 11 septembre 1898), Charles Vellay (« Stéphane Mallarmé »,
L’Œuvre, n° 13, décembre 1898) ou Paul et Victor Margueritte (« Stéphane Mallarmé », Echo
de Paris, 17 septembre 1898), André Gide (« In memoriam », L’Ermitage, 15 octobre 1898)
ou Henri de Régnier (« Stéphane Mallarmé », Mercure de France, octobre 1898, et
« Stéphane Mallarmé », Revue de Paris, 1er octobre 1898), célèbrent tous l’auteur
d’Hérodiade et du Faune, non celui du Dés.
De même, à l’étranger, malgré la diffusion internationale de Cosmopolis, on ne mentionne
pas plus le poème. Arthur Symons, qui célèbre la mémoire de son Maître pour The
Fortnightly Review, dresse un bref inventaire des œuvres, qui occulte le Coup de dés : « he
has left enough poems to make a simple small volume (less certainly than a hundred poems in
all), a simple volume of prose, a few pamphlets, and a prose translation of the poems of
Poe243 ». Aux Etats-Unis, The Bookman consacre à la mort du traducteur de Poe un entrefilet
accompagné du portrait-charge de Luque, représentant Mallarmé en faune, ainsi qu’un article,
mais sans mentionner non plus le Coup de dés244. De même en Italie, le Corriere della sera
salue seulement « le chef de l’école décadente245 ». En Allemagne, dans le cercle constitué
autour du très charismatique Stefan George, on rencontrera le même silence sur un texte jugé
sans doute trop novateur.

2) Le mutisme de l’institution littéraire


Il est significatif de souligner l’absence de référence au poème de Cosmopolis dans des
travaux signés par des auteurs intéressés par le « cas Mallarmé », qui avaient publié des
études sur sa poésie de son vivant. En outre, les premiers bilans du symbolisme, les histoires
de la littérature, les anthologies poétiques comme les outils bibliographiques, dans leur
majorité, entre 1900 et 1910, laissent de côté le Coup de dés.

243
A. Symons, « Stéphane Mallarmé », The Fortnightly Review, edited by W. L. Courtney, London, november
1898, p. 678.
244
Voir dans The Bookman, november 1898, vol. VIII, « Chronicle and Comment » (non signé, p. 205), et
« Stéphane Mallarmé », par H. T. Peck, p. 227-229. Notons que dans sa livraison de mai 1897, The Bookman se
faisait l’écho du numéro d’avril de Cosmopolis (p. 237), qui présentait des extraits de la Véritable Histoire de
Elle et Lui. Mais, un mois plus tard, rien ne sera dit du numéro de mai 1897…
245
« Il poeta Stefano Mallarmé », Corriere della sera, 10-11 septembre 1898. Nous traduisons.

70
En Angleterre, peu après la mort de Mallarmé, Arthur Symons publie une étude consacrée
au symbolisme246 ; le Coup de dés n’y figure absolument pas. De même, le critique d’art
italien Vittorio Pica, hôte des Mardis, fin connaisseur de la littérature française de la fin du
XIXe siècle, qui avait consacré de longues pages très suggestives à Mallarmé en 1886247,
reprend à nouveau ce texte pour l’intégrer dans sa Letterature d’eccezione de 1899248.
Quelques ajouts concernent la bibliographie ; au détour d’une note, Pica mentionne la
parution de Divagations. Mais rien n’est dit concernant la publication du Coup de dés, qui
reste absent de cette monographie. Cette lacune ne sera pas relevée par Remy de Gourmont
qui loue les qualités de l’ouvrage dans les pages du Mercure de France, en insistant, entre
autres choses, sur l’exhaustivité de cette étude : « Dans les deux cents pages qui traitent de
Verlaine, puis de Mallarmé, rien n’est oublié, dates, citations, références249 ».
En Allemagne, on peut ainsi noter l’absence de toute référence au poème dans le second
texte que l’auteur de Dégénérescence (1894) consacra à Mallarmé. Max Nordau revient en
1903250 sur le cas pathologique du poète aux oreilles de faune. Il ne manque pas une nouvelle
fois d’injurier celui qu’il appelle le « lamentable eunuque251 », mais le Coup de dés, qui aurait
fait une excellente cible pour ses attaques, ne semble pas connu de lui.
Nous citerons encore un article révélateur, signé Remy de Gourmont. En 1904, il cherche
à savoir, à l’heure où surgissent les premiers livres de souvenirs concernant le symbolisme
(Mauclair, Régnier, Retté, Kahn), « ce qui reste de Mallarmé ». Voici la liste contenant tout
l’héritage :
1° Des poèmes en prose aussi beaux que ceux d’Aloysius Bertrand et parfois que ceux de
Baudelaire ;
2° Des vers presque égaux aux plus divins de Baudelaire, et nouveaux, d’une originalité
évidente, des vers mallarméens ;
3° Des traductions telles que seules peut-être, entre toutes les traductions, le Milton de
Chateaubriand excepté, elles donnent la sensation nette de l’original ;
4° Des critiques sagaces, pleines d’idées ténues, mais très personnelles ;
5° Une influence d’art et de pensée sur nombre de bons esprits qui apprirent de lui à cultiver
leur personnalité propre ;
6° L’exemple d’une vie digne, d’une âme dédaigneuse des biens mal acquis, d’un esprit
dédaigneux des approbations médiocres252.

246
The Symbolist Movment in Literature, London, Heinemann, 1899.
247
L’article, d’abord paru en italien dans La Gazetta letteraria en novembre et décembre 1886, fut traduit et
publié en février et mars 1891 dans la Revue indépendante sous le titre « Les modernes byzantins » ; pour la
reproduction de cet article important, voir Mallarmé, op. cit., p. 185-329.
248
V. Pica, « Stéphane Mallarmé », Letterature d’eccezione, Milan, Baldini, 1899, p. 95-207.
249
R. de Gourmont, « Notices bibliographiques », Mercure de France, janvier 1899, p. 197.
250
M. Nordau, « Stéphane Mallarmé », Vus de dehors. Essai de critique scientifique et philosophique sur
quelques auteurs français contemporains, traduction de A. Dietrich, Alcan, 1903, p. 98-106.
251
Ibid., p. 104.
252
R. de Gourmont, « Ce qui reste de Mallarmé », Mercure de France, janvier 1904, p. 183.

71
A de rares exceptions près que nous présenterons infra, les mémorialistes du mouvement
symboliste ne font pas mention du Coup de dés. Nous avons déjà signalé l’occultation du
poème opérée par Mauclair dans les deux articles consacrés au symbolisme donnés à la
Nouvelle Revue253 ; signalons aussi son absence dans les souvenirs évoqués à cette époque par
Stuart Merrill dans les pages de la Plume254. Il en sera de même dans le volume de Retté255,
qui livre par ailleurs d’abondants commentaires acides concernant l’atmosphère jugée glaciale
des Mardis, comme dans les pages nuancées d’Henry Roujon qui, cependant, ne manque pas
d’évoquer le rêve mallarméen de la « Bible dernière256 ». Le Coup de dés ne figurera pas non
plus dans la liste des œuvres du poète présentée par un Moréas257 ou un Tailhade258.
En France, à côté de ces premiers livres de souvenirs, les travaux pionniers consacrés au
symbolisme ignorent l’existence du Coup de dés. Prenons quelques exemples emblématiques.
Tancrède de Visan, en 1904, dans son Essai sur le symbolisme259, ne consacre qu’une dizaine
de lignes à Mallarmé, qu’il présente comme un poète de la condensation, dans le sillage de
Huysmans. De même, Etienne Bellot, qui ne manque pas de souligner, dans ses Notes sur le
symbolisme de 1908, l’importance du cénacle mallarméen, ne mentionne pas le Coup de dés.
L’hôte des Mardis reste l’auteur d’Hérodiade et du Faune, l’auteur de « beaux poèmes en
prose », et de « conférences » ; il ajoute : « Mallarmé, le chef de ces chefs d’Ecoles, n’a pas
donné même les prémices d’une œuvre, qu’il promit longtemps260 ». Dans une même
perspective, en 1909, dans le cadre de trois conférences réunies sous le titre « la Poésie
symboliste », Roinard salue en Mallarmé « le Maître, vraiment le Maître261 », pour ensuite
citer L’Eventail de Mademoiselle Mallarmé ainsi que Hérodiade. Si la première thèse
française consacrée au symbolisme, publiée en 1912, due à André Barre262, ne manque pas
d’accorder une place à Mallarmé, à côté de Verlaine et de Moréas, considérés comme les trois
grands « Maîtres du symbolisme », il ne sera pas question du poème de Cosmopolis. Son
auteur, comme le signala Thibaudet qui fit la recension de cette publication pour la NRF263,

253
« Souvenirs sur le mouvement symboliste en France » (15 octobre et 1er novembre 1897).
254
« Souvenirs sur le symbolisme », La Plume, 15 décembre 1903, 1er janvier 1904, 1er février 1904.
255
Le Symbolisme. Anecdotes et souvenirs, Messein, 1903.
256
H. Roujon, La Galerie des bustes, Rueff, 1908, p. 50.
257
J. Moréas, Esquisses et caractères, Société du Mercure de France, 1908.
258
Quelques fantômes de jadis, L’Edition française illustrée, 1919.
259
T. Visan, Paysages introspectifs. Avec un essai sur le symbolisme, Jouve, 1904.
260
E. Bellot, Notes sur le symbolisme, Linard, 1908, p. 24.
261
P. N. Roinard, « Nos maîtres et nos morts », in La Poésie symboliste. Trois entretiens sur les temps
héroïques, L’Edition, 1909, p. 74.
262
A. Barre, Le Symbolisme. Essai sur le mouvement poétique en France de 1885 à 1900, Jouve et Compagnie,
1912 (réimpr. Slatkine Reprints, Genève, 1970).
263
« (…) Un coup de Dés, son dernier ouvrage, dont M. Barre ne dit d’ailleurs rien », La NRF, 1er mars 1912,
p. 446.

72
non seulement ignore le Coup de dés dans ses commentaires, - cela peut se comprendre dans
un ouvrage de synthèse qui n’est pas une monographie centrée sur Mallarmé - mais encore ne
le mentionne même pas dans sa bibliographie des « œuvres originales264 » du poète, qui
s’arrête avec Divagations.
De même, les études plus largement consacrées à la littérature du XIXe siècle, quand elles
accordent une place à Mallarmé, laissent dans l’ombre le poème de Cosmopolis. Poursuivant
cette tradition du silence, Mendès, en 1902, dans le Dictionnaire bibliographique qui suit son
fameux Rapport sur le mouvement poétique français, à la rubrique « Œuvres265 », après avoir
mentionné le Faune, la Petite Philologie, les Dieux antiques, Yatuk (sic), les Poésies de 1887,
les Poèmes d’Edgar Poe, Vers et Prose, termine par Divagations. Nous rencontrons une
situation identique avec les livres de Georges Meunier266, Georges Le Cardonnel267, René
Canat268, Georges Casella et Ernest Gaubert269, Léo Claretie270, Joseph Retinger271, Fortunat
Strowski272. La plupart des anthologies poétiques, offrant souvent une bibliographie des
auteurs cités, font silence sur le Coup de dés : il en est ainsi de l’anthologie publiée sous la
direction de Gauthier-Ferrières273, comme de l’ouvrage édité par La Poétique274. Soulignons
aussi l’absence du Coup de dés dans certains outils bibliographiques de l’époque, celui de
Robert Federn275 par exemple.

3) Un néo-symbolisme sans Coup de dés (1905-1910)


On sait que l’essoufflement des réactions anti-symbolistes laisse place, à partir de 1904, à
un retour en force des valeurs littéraires défendues vingt ans plus tôt276. C’est l’époque des

264
Voir A. Barre, Le Symbolisme, op. cit., t. II, p. 119.
265
C. Mendès, Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle,
« Mallarmé », p. 181-183, in Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900, Imprimerie
Nationale, 1902.
266
Le Bilan littéraire du XIXe siècle, Fasquelle, 1898. Mallarmé a droit à deux lignes assassines.
267
La Littérature contemporaine, Société du Mercure de France, 1905.
268
La littérature française par les textes, Delaplane, 1906.
269
La Nouvelle Littérature (1895-1905), Sansot, 1906.
270
Histoire de la littérature française, t. IV, « le XIXe siècle », Ollendorf, 1909.
271
Histoire de la littérature française du romantisme à nos jours, Grasset, 1911.
272
Tableau de la littérature française au XIXe siècle, Delaplane, 1912.
273
Anthologie des écrivains français. Poésie (1850-1900), t. II, Larousse, 1909. Mallarmé, rapidement traité –
une page contre cinq consacrées à Heredia - reste l’auteur du Faune et de Divagations (p. 137).
274
Anthologie critique des poètes, La Poétique, 1911.
275
Répertoire bibliographique de la littérature française des origines juqu’à nos jours, Robert Federn, 1913.
276
Sur ce point d’histoire littéraire, voir en particulier M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p.
177-198 (« Apparition du néo-symbolisme ») et p. 291-308 (« Néo-symbolisme et nouveaux symbolistes »).

73
mardis de la Closerie des Lilas, de la Chanson d’Eve de Van Lerberghe, des « mises au
point » de Robert de Souza et des articles théoriques de Tancrède de Visan inspirés par la
philosophie de Bergson. Ce renouveau sera principalement le fait de nouveaux venus qui
réhabilitent le symbolisme en tentant d’en montrer toute l’actualité séminale. Il trouvera son
expression, principalement, dans les colonnes de deux revues, Vers et Prose, animée par Paul
Fort et André Salmon, ainsi que la Phalange, dirigée par Jean Royère. A cette époque,
Mallarmé en vint à occuper à nouveau la scène littéraire. Comme l’écrit Alfred Poizat en
1919, « après dix ans d’oubli, depuis quelques années, Mallarmé a reparu dans les
préoccupations des cercles littéraires277 ». Le flambeau mallarméen a été repris par quelques
jeunes fervents admirateurs du Maître. Ce dernier servit alors de référence constante pour
toute une génération qui tenta de faire perdurer la tradition symboliste, par delà les réactions.
Comme l’indique Michel Décaudin, le poète, vers 1907, redevint un enjeu esthétique majeur :
Ce nouveau mallarmisme est d’autant plus remarquable que l’auteur est à nouveau discuté. Les
passions s’étaient calmées depuis l’époque où l’on se battait autour de son nom, aux beaux temps
du naturisme. (…) La querelle se réveilla en 1907, à la suite de l’article de Jean-Marc Bernard sur
Stéphane Mallarmé et l’idée d’impuissance dans L’Occident de mai. (…) Désormais, et pour
quelques années, on s’opposera sur cette question278.

Arrêtons-nous quelque peu sur cette querelle. Bernard entend juger objectivement l’œuvre de
Mallarmé (« l’heure est peut-être enfin venue de prononcer sur Mallarmé des paroles
sincères279 ») en évitant tout à la fois le « mépris railleur » d’un Retté et les « hyperboliques
louanges280 » d’un Gourmont. Pour ce faire, il s’appuie sur quelques vers tirés des poèmes de
l’époque du Parnasse contemporain, et aboutit à l’idée que Mallarmé représente « l’exacte
personnification de la stérilité consciente281 ». Notons que cette charge relative282 contre celui
qui fut « un esprit trop logique283 », comme celle de Nordau, ne mentionne pas le Coup de
dés, qui aurait évidemment pu faire une cible des plus faciles284. Bernard proposera à nouveau
un article rédigé dans le même esprit quelques mois plus tard, sans référence au poème de
1897, alors qu’il condamne cette « préciosité » liée à la « façon typographique dont il voulait

277
A. Poizat, Le Symbolisme, op. cit., p. 70.
278
Ibid., p. 196.
279
J. M. Bernard, « Stéphane Mallarmé et l’idée d’impuissance », L’Occident, mai 1907, p. 242.
280
Ibidem.
281
Ibid., p. 243.
282
Relative parce que Bernard fait de Mallarmé un martyr de l’Impuissance, un héros du Négatif, un saint de la
stérilité : « chanter le néant qu’il devinait en lui » fut à la fois sa « gloire » et son « erreur », ibid., p. 244. Il
termine son article avec le mot de Mockel : un héros.
283
Ibid., p. 245.
284
Bernard cite pourtant le livre de Mockel (Stéphane Mallarmé, un héros, Mercure de France, 1899) qui fut,
comme on le verra plus loin, le premier à réévoquer le Coup de dés depuis sa parution en mai 1897.

74
faire imprimer les livres285 ». Qu’en est-il alors des deux grandes revues du moment acquises
à la tradition mallarméenne ?

a) Le groupe de Vers et Prose


Rappelons pour commencer toute l’admiration fervente que le jeune fondateur du Théâtre
d’Art voua à Mallarmé, telle qu’elle peut transparaître dans plusieurs chapitres de ses
Mémoires286. Avec son titre, « même titre que le grand ouvrage de Stéphane Mallarmé287 », la
revue se plaçait d’emblée sous le signe de l’auteur d’Hérodiade que Fort appelle volontiers
« le grand Enchanteur288 ».
Vers et Prose, fondée en 1905, désirait renouer avec le lyrisme de manière à « prolonger
le glorieux mouvement qui prend ses origines aux premiers jours du Symbolisme289 ». Elle
accueillit des contributions de Gide, Régnier, Moréas, Herold, Mauclair, Rebell, Verhaeren,
Montesquiou, mais aussi d’Apollinaire ou de Guy Lavaud. Dès le premier numéro, on trouve
un article de Robert de Souza consacré au symbolisme290, qu’il cherche à dégager des
préjugés dans lequel il a été tenu depuis quelques années. Une esquisse de typologisation est
entreprise : Mallarmé, figure de « l’idéalisme constructif », se voit opposé à Verlaine, modèle
d’un « réalisme sentimental ». Mais rien ne sera dit du Coup de dés. Quant aux textes de
Tancrède de Visan consacrés au symbolisme, ils restent tout aussi muets sur le compte du
poème de Cosmopolis. Son étude du travail critique de Mockel l’amène à revenir assez
longuement sur Mallarmé, « ce héros très pur291 », mais sans pour autant mentionner le poème
de 1897. En outre, sa fameuse lecture bergsonnienne du symbolisme292, saisissant a posteriori
le lyrisme de la fin du XIXe siècle comme partie intégrante d’un grand mouvement de critique
de l’intellectualisme, ne prendra pas ses exemples poétiques, d’ailleurs fort peu nombreux,
dans l’auteur de Crise de vers.
Au moment où elle contribue à faire naître un « sursaut de la conscience symboliste293 »,
la revue de Paul Fort réunit des matériaux qui vont permettre l’élaboration d’une véritable

285
J. M. Bernard, « Stéphane Mallarmé et l’idée d’impuissance », La Société Nouvelle, juillet-septembre 1908, p.
192.
286
« L’art pur et Stéphane Mallarmé », p. 55-66, et « Gloire et mort d’un héros », p. 67-76.
287
Ibid., p. 73.
288
Ibid., p. 72.
289
Vers et Prose, mars-avril-mai 1905, p. 1.
290
R. de Souza, « Où nous en sommes », Vers et Prose, mars-avril-mai 1905, p. 65-91. Pour un commentaire de
cet article, voir M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 183-185.
291
T. de Visan, « Sur l’œuvre d’Albert Mockel », Vers et Prose, avril-mai-juin 1909, p. 85.
292
Voir entre autres, « La philosophie de Bergson et le lyrisme contemporain », Vers et Prose, avril-mai-juin
1910, p. 125-140.
293
M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 185.

75
mémoire du mouvement, tout en érigeant progressivement la statue des grands ascendants.
Cette tribune, avec à sa tête un ancien fidèle des Mardis de la rue de Rome qui avait un temps
caressé le projet de monter L’Après-Midi d’un faune au Théâtre d’Art, n’hésita donc pas à
rendre hommage au Maître, et cela dès 1907. Vers et Prose republia alors des textes de
Mallarmé, articles294 et poèmes295, offrit des lettres296, se fit régulièrement l’écho des revues,
en particulier La Phalange, qui évoquaient l’auteur de Divagations. Il est intéressant de
relever ces lignes, relatives à la question du vers libre, qui nourrit alors les réflexions du
groupe, écrites lors de la republication de « Vers et Musique en France » :
Nous demeurons convaincus que les lecteurs de « Vers et Prose » qui, comme nous-même,
défendent le pur lyrisme, se réjouiront de connaître, avec quelle particulière bienveillance
Stéphane Mallarmé considérait les partisans du vers libre, dont il fut alors le seul illustre
protecteur. Son appréciation semblera d’autant plus généreuse qu’il n’avait point, en ce cas, de
cause personnelle à soutenir297.

On appréciera ici de quelle manière l’histoire peut être écrite. Mallarmé était-il si étranger à
ce débat ? Le Coup de dés, par sa seule existence, montre bien que Mallarmé intervint dans
cette affaire, non plus en spectateur mais en praticien, avec un poème qui peut se lire comme
une proposition sur le statut du vers libre. Mais à cette date, il est vrai, le texte de 1897 ne
semble pas connu. Le rapport complexe de l’auteur de Crise de vers au vers libre reste donc
encore à découvrir.
Vers et Prose publia également des textes d’hommage298, ainsi qu’un numéro
spécialement dédié à Mallarmé au moment de la pose d’une plaque commémorative rue de
Rome299. Il est significatif de noter qu’à cette date, le bouquet de discours reproduit dans les
pages de la revue laisse complètement dans l’ombre le Coup de dés. Mockel célèbre
« l’admirable poète d’Hérodiade et du Faune », Régnier évoque « L’Après-Midi d’un Faune,
Hérodiade, les fulgurants sonnets », tandis qu’Alexandre Mercereau loue le « profond poète
des Fenêtres ». Il en sera de même dans la revue jumelle, La Phalange, jusqu’à ce que
Thibaudet tire progressivement le poème de l’ombre, à partir de 1910, comme nous allons le
voir infra.

294
Mallarmé, « Vers et musique en France », Vers et Prose, mars-avril-mai 1907, p. 68-74.
295
La revue redonne le sonnet du « Cygne », illustré de gravures de P. E. Vibert, Vers et Prose, mars-avril-mai
1908, p. 34-35. Le numéro d’octobre-novembre-décembre 1912 présente quelques « Types de la rue », p. 34-37.
En octobre-novembre-décembre 1913, la revue propose des « Vers oubliés de Stéphane Mallarmé », retrouvés
par G. Picard dans la Revue Indépendante d’avril 1888, p. 71-72.
296
Mallarmé, « Lettre adressée à Ch. Guérin à la parution de Le Sang du crépuscule », Vers et Prose, décembre
1907-janvier-février 1908, p. 82.
297
Vers et Prose, mars-avril-mai 1907, p. 68. (texte non signé).
298
A. Saint-Paul, « Le tombeau de Stéphane Mallarmé », Vers et Prose, janvier-février-mars 1910, p. 129-131.
299
Vers et Prose, avril-mai-juin 1912.

76
b) Le groupe de La Phalange
La revue mensuelle La Phalange, fondée en 1906, animée par Jean Royère300, fut l’un des
centres les plus actifs de ce rayonnement posthume de Mallarmé. La revue, à l’image de Vers
et Prose, publie des textes représentatifs de l’ancienne comme de la nouvelle génération
(Kahn, Verhaeren, Tailhade, Jammes, Romains, Apollinaire, Lavaud…). Mais si Vers et
Prose se voulut plutôt néo-symboliste, précisons alors que La Phalange fut explicitement néo-
mallarmiste. Ecoutons Thibaudet, revenant en 1926 sur la genèse de son étude, célébrant « la
vaillante et vivante revue que dirigeait Jean Royère, et où le culte de Mallarmé était entretenu
avec ferveur301 ».
En effet, il sera régulièrement question du poète de Divagations dans les pages de la revue
entre 1907 et 1913. On publie des textes302, des études et des hommages enthousiastes303.
Face aux attaques d’un Bernard, le groupe a choisi son camp : « notre classique à nous, c’est
Mallarmé304 ». Mais le Mallarmé dont il est question demeure l’hôte des Mardis, dispensateur
d’une éthique de la poésie, la désormais fameuse « discipline mallarméenne » évoquée par
Vielé-Griffin, ou bien, encore et toujours, l’auteur d’Hérodiade et du Faune. Maurice de
Noisay pourra écrire en 1907 : « lisez les Sonnets, Hérodiade, les Poèmes en prose, les
Divagations305 ». Comme dans les pages de Vers et Prose, il n’est pas fait de rapprochement
entre Coup de dés et vers libre. On pouvait lire en effet en 1907 : « le vers libre est sans doute
la plus haute expression de la poésie, mais il ne doit pas détruire ce qu’il remplace. Mallarmé,
par nature et par éducation, y répugnait306 ».
Notons également que les portraits de Mallarmé de cette époque, signés Augustin
Cabat307, Paul Escoube308 ou même Georges Casella309 ignorent le poème de 1897. Le Coup

300
Voir M. Décaudin, « Jean Royère, animateur et poète », La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 191-197.
301
A. Thibaudet, « En-tête de l’édition nouvelle », La Poésie de Stéphane Mallarmé (1926), rééd., Gallimard,
2006, p. 7.
302
Mallarmé, « Poèmes et vers inédits », La Phalange, 15 janvier 1908 ; « Une lettre inédite de Stéphane
Mallarmé à Berrichon », 15 février 1908.
303
Nous trouvons, en dehors des pages de Thibaudet, les notes ou articles suivants : Fr. Vielé-Griffin « La
discipline mallarméenne », 15 mai 1907 ; M. de Noisay, « Protestation pour Mallarmé », 15 juillet 1907 ; A.
Fontainas, « Stéphane Mallarmé professeur d’anglais », 15 mars 1908 ; « Stéphane Mallarmé », 20 janvier 1911 ;
« En l’honneur de Stéphane Mallarmé », 20 mai 1912 ; « Commémoration Mallarmé », 20 juin 1912.
304
J. Royère, « Au banquet de La Phalange », La Phalange, 15 février 1908, p. 677.
305
M. de Noisay, art. cit., p. 17.
306
J. Royère, « Un manifeste symboliste », La Phalange, 15 janvier, 1907, p. 574.
307
Les Porteurs de flambeau, Perrin, 1911, p. 214-216.
308
Préférences, Mercure de France, 1913, p. 149-174.

77
de dés existe malgré tout durant cette période, très timidement, toujours de manière assez
souterraine, dans le cercle étroit des Mardistes.

4) Le fil ténu de la tradition : l’exception des Mardistes


C’est dans l’entourage immédiat de Mallarmé que l’on va rencontrer quelques allusions au
Coup de dés, qui fait malgré tout quelques apparitions ponctuelles dans le paysage littéraire
français avant 1910. Ainsi, il n’est pas tout à fait exact, comme on le pense souvent un peu
hâtivement, de soutenir qu’Albert Thibaudet fut le premier critique à évoquer à nouveau le
Coup de dés en 1912. Il existe une tradition qui va justement lui permettre d’en reparler, avec
un écho, certes, qui sera d’un autre ordre, à l’heure de cette forte effervescence avant-gardiste
qui précède la Grande Guerre.

a) A. Mockel : une « dissertation lyrique » (1899)

Figure centrale du symbolisme belge, fondateur de la revue La Wallonie, Mockel fait


partie de ceux qui, comme Charles Morice, tentèrent d’élaborer une théorie assez substantielle
et rigoureuse du symbolisme. Avec Propos de littérature (1894)310, centré sur l’étude
comparée des œuvres de Viélé-Griffin et de Régnier, il propose en particulier une
conceptualisation fine de la notion de symbole, inspirée tout à la fois de la tradition
spéculative allemande, et des prises de position de Mallarmé. En outre, il propose en 1899 une
synthèse sur l’esthétique mallarméenne, coiffée d’un titre qui dit haut toute l’admiration qu’il
voua au poète : Stéphane Mallarmé, un héros. Il fait de l’auteur d’Hérodiade le parfait
représentant d’un classicisme post-baudelairien, ayant fondé son esthétique sur la logique311,
dans une perspective qui sera celle, mutatis mutandis, d’un Valéry. Il est, à notre
connaissance, le premier à évoquer dans un livre de critique le Coup de dés, qui fait ainsi sa
réapparition dans le monde littéraire français, après deux années de silence. Examinons dans
quel contexte il mentionne le poème de Cosmopolis.

309
Pèlerinages, Payot, 1918, p. 11-24.
310
Ce texte a été reproduit dans A. Mockel, Esthétique du symbolisme, éd. M. Otten, Bruxelles, Palais des
Académies, 1962.
311
« L’art de Stéphane Mallarmé est avant toutes choses une logique », A. Mockel, Stéphane Mallarmé, un héros
(Mercure de France, 1899), rééd. A. Mockel, Esthétique du symbolisme, op. cit., p. 182.

78
Mockel propose une lecture intéressante de la poétique mallarméenne de la suggestion,
fondée sur des catégories musicales. Poète de la « complexité312 » écrivant à une époque qui
rêve de synthèse, Mallarmé trouve dans la symphonie le modèle de sa poésie. Ce que l’on
nomme à tort obscurité n’est que musique, entrelacement dense de motifs, recherche de
rapports obliques et simultanés :
Stéphane Mallarmé jugea que le poète doit se placer au centre des idées et des images qu’il a
groupé par la réflexion : non point les élucider les unes après les autres, mais les unes par les
autres, en les resserrant étroitement ; ainsi le sens jaillit de leur contact, ou de leur
interpénétration313.

Ainsi, l’esthétique des sonnets proposera une construction musicale duelle, associant idée
fondamentale (appelée aussi idée essentielle ou son générateur) et idées harmoniques
(appelées aussi idées connexes ou idées incidentes)314. Mais aux yeux de Mockel, avec le
Coup de dés, Mallarmé renie ce mode de composition :
J’excepte le long poème un Coup de dés ; les idées harmoniques s’y développent avec un luxe
anormal mais il n’est pas l’interprétation d’une image de la nature et il me paraît être non pas
un symbole mais une dissertation lyrique315.

Le symbole, né, selon lui, de la confrontation de l’Âme d’un sujet et d’un objet de la Nature,
n’a plus sa place dans l’esthétique du Coup de dés qui, en outre, se donne comme un poème à
thèse, trop rhétorique, trop discursif. On retrouve ici l’accusation d’intellectualisme déjà
formulée par Mauclair en 1897 dans sa lettre à Mallarmé (« dissertation lyrique » fait écho à
« armature d’un poème » et « déclamation »).
Mockel rencontre à nouveau le Coup de dés lors d’un développement consacré à
l’idéalisme mallarméen. Nous donnons l’intégralité du passage :
(…) l’univers apparaît plutôt tel que l’immobile et circulaire miroir du songeur, qui s’y
répercute en images illusoires mais significatives. – Illusoires, car rien n’existe hors la pensée ;
mais significatives, si le monde extérieur, forme objective du moi, suscite des concordances
secrètes, où il se mesure comme par son ombre parmi la légende de la vie. Entre toutes les
choses, des rapports mystérieux tissent une trame infinie ; mais il ne sont que le reflet d’une
trame pareille dont les fils s’entrecroisent dans l’âme du contemplateur. / Ainsi s’explique la
conception du symbole chez Stéphane Mallarmé (…). / La parole harmonieuse apporte à celui
qui la profère une preuve de vie [note : renvoi à la Conférence sur Villiers]. Elle figure le signe
de l’être, le signe de l’absolu dont elle rassemble en l’univers les emblèmes dispersés. « Tout,
au monde, existe pour aboutir à un livre ». [note : renvoi à Divagations, avec les mots qui
suivent : « ainsi formulée, cette proposition paraît contenir à la fois l’idée de l’objectivité du
monde extérieur, et celle de son évolution. On ne peut exiger du poète la solution rigoureuse et
invariable des problèmes de la métaphysique. (…)]. Pourtant, cet absolu lui-même est
subjectif. Il naît en l’esprit qui conçoit un Dieu dans la nature. Celle-ci ne paraît pas vivante
comme l’entendait Schelling, et l’on n’y perçoit point l’indice d’une finalité, – à moins que

312
« Stéphane Mallarmé est frappé surtout par la complexité des phénomènes », ibid., p. 196.
313
Ibid., p. 200.
314
Ibid., p. 201-203. Mockel illustre cette théorisation en l’appliquant au « sonnet du cygne ».
315
Ibid., p. 186.

79
nous ne donnions ce sens à l’idée d’un chaos incohérent, image de notre désordre, amas de
matériaux informes en l’attente infinie de l’ouvrier qui les ordonnera. Hors nous-même,
l’univers est le domaine sans borne du Hasard. Toute action humaine certifie le hasard qu’elle
voudrait nier ; par le seul fait qu’elle se réalise, elle emprunte au hasard ses moyens. Mais le
hasard en peut faire jaillir un monde. [Note] Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard,
publié par la revue Cosmopolis316.

Il propose, comme de nombreux contemporains, une définition subjectiviste du symbole, senti


comme manifestation de l’esprit ou de l’âme dans son travail d’élaboration des rapports entre
les objets de la nature. Le primat de la pensée sur l’être, qui se trouve au fondement de tout
idéalisme, se voit réaffirmé à propos de Mallarmé (« rien n’existe hors la pensée ») ; mais
cette précellence du spirituel sur le matériel fait aussi de la pensée une illusion et du monde
extérieur une pure et simple représentation. Le monde sans l’homme est pur chaos, néant,
hasard ; la pensée humaine est elle-même hasard. Ainsi, alors même que le texte d’Igitur n’est
pas connu, Mockel – se fait-il l’écho de propos tenus lors des Mardis ? – formule déjà cette loi
de la Contingence humaine que l’on pourra lire dans le conte inachevé : « Bref dans un acte
où le hazard est en jeu, c’est toujours le hazard qui accomplit sa propre Idée en s’affirmant ou
se niant317 ». Cependant, un tel idéalisme subjectif n’en demeure pas moins porteur de sens ; il
renverse la négativité (le monde comme simulacre) en positivité (le monde comme création
signifiante). Mockel glose donc ici parfaitement à sa manière la structure duelle du Coup de
dés (la Loi et son exception) : I. « un coup de dés jamais n’abolira le hasard » ou « rien n’aura
eu lieu que le lieu » / II. « excepté peut-être une constellation » (le « monde » jailli de
Mockel).
L’absolu mallarméen est ainsi défini comme un absolu subjectif, que l’on pourrait
nommer aussi absolu relatif. Pour Mockel, comme pour Wyzewa, Pica ou Dujardin, qui lisent
Mallarmé dans un contexte philosophique précis – Mockel évoque ici un idéalisme pensé sur
le mode allemand, et non platonicien318 – le monde extérieur mallarméen, comme l’absolu, est
une fiction de l’âme, ou une fiction de la pensée. La tradition critique post-structuraliste en
fera une fiction du langage, ce qui n’est pas la même chose…
On rencontre une dernière allusion au Coup de dés à la fin de l’étude. Le moment du bilan
d’une vie de poésie amène invariablement à s’interroger sur la réalisation du Livre :
L’hermétique et fascinant poème imprimé dans Cosmopolis : Un coup de dés jamais n’abolira
le Hasard, ne suffit pas à nous avertir sur le plan du livre projeté. Il n’en est pas l’indice
certain, car il faut y voir surtout l’essai surprenant d’une méthode dont le poète n’avait pu
pénétrer encore toutes les ressources, ni tous les inconvénients. Conception qui tient de la

316
Ibid., p. 198.
317
OC, t. I, p. 476.
318
Mockel note en effet un peu plus loin : « le poète s’est inspiré d’un Philosophie idéaliste qui oscille de Fichte
à Schelling, et pourrait même rappeler Berkeley », A. Mockel, Stéphane Mallarmé, un héros, op. cit., p. 199.

80
musique, plus peut-être que de la littérature, c’est le déchaînement prodigieux d’un orchestre
où des pensées et des images se mêlent comme des thèmes et s’entre-heurtent comme le cri
des instruments. Les idées harmoniques s’y développent jusqu’au vertige sur la basse profonde
d’une idée principale qu’elles environnent d’un tumulte de vagues. J’avoue que ce poème m’a
longtemps arrêté. Jamais Stéphane Mallarmé ne fut aussi largement lyrique, et jamais il ne fut
plus déconcertant319.

A l’inverse de nombreux commentateurs ultérieurs, le critique belge ne voit pas de lien


évident entre le Coup de dés et le rêve de l’Œuvre. Ce poème, atypique au sein même de la
production mallarméenne, relève plutôt d’une entreprise purement exploratoire et
expérimentale.
Cette première esquisse d’exégèse livrée par Mockel fera date. Comme nous allons le voir
plus loin, on en trouvera trace dès 1900 dans l’anthologie des « Poète d’aujourd’hui » éditée
par le Mercure de France. Visiblement, ces lignes de Stéphane Mallarmé, un héros constituent
donc à cette époque la seule référence critique publiée concernant le Coup de dés.

b) P. Léautaud : l’apparition bibliographique du Coup de dés (1900)


Dès 1900, Van Bever et Léautaud proposent une anthologie fameuse dédiée aux « poètes
d’aujourd’hui ». La notice consacrée à Mallarmé est signée « P. L. ». Léautaud a laissé dans
son Journal des lignes émouvantes au moment de la mort de Mallarmé, « vraiment le seul
poète320 » : « Mallarmé est mort. Il a enfoncé le cristal par le monstre insulté. Le cygne
magnifique est enfin délivré ». Son goût pour la poésie de celui qui amena le vers « à sa plus
forte expression et perfection », pour créer une « merveille inépuisable de rêve et de
transparence », le rapprocha de Valéry (« c’est Mallarmé, je crois bien, qui décida de mes
relations avec Valéry »). Mais Mallarmé fut aussi celui qui le « découragea de la poésie321 ».
Lié à Valéry, fervent admirateur du Maître à cette époque – son regard sur le poète se modifia
complètement ensuite –, Léautaud, très bien informé, fut donc de ceux qui connaissaient le
poème de Cosmopolis bien avant l’exégèse de Thibaudet.
Avec cette anthologie, pour la première fois, une bibliographie mentionne l’existence du
Coup de dés. La présentation du texte reprend, sans faire de référence explicite à Mockel, une
partie de sa phrase citée plus haut ; Léautaud ajoute l’idée d’une inscription
générique précise : « Il avait aussi donné à la revue Cosmopolis (n° de mai 1897)

319
Ibid., p. 204.
320
P. Léautaud, 10 septembre 1898, Journal littéraire, t. I (1893-1906), Mercure de France, 1954, p. 21.
321
Ibid.

81
« l’hermétique et fascinant » poème en prose : Un Coup de dés jamais n’abolira le
hasard322 ».
Cette publication bénéficia d’une large audience, en particulier auprès de la jeune
génération. Laissons André Salmon évoquer ses émois à son contact :
Van Bever et Léautaud ! L’ anthologie de Van Bever et Léautaud !
Ceux de maintenant ne peuvent mesurer ce que fut ce bouquin radieux et irradiant pour les
apprentis des premiers jours du siècle323.

Elle permit de donner au poème de Cosmopolis une existence minimale ; il put ainsi perdurer
et se transmettre. Cette anthologie, officialisant pour la première fois le Coup de dés en tant
qu’œuvre de Mallarmé, dut jouer un rôle capital dans la constitution plus ou moins souterraine
d’une tradition. Ce n’est sans doute pas un hasard si la seule référence au Coup de dés que
nous avons trouvée en dehors du cercle plus ou moins étroit des Mardistes, publiée avant
l’étude de Thibaudet, se trouve dans une anthologie tirant ses informations de celle de Van
Bever et Léautaud. Georges Walch, en 1906, lorsqu’il dresse la liste des œuvres de Mallarmé,
signale le poème : « Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard », poème en prose
(Cosmopolis, n° de mai, 1897, Paris)324 ». Un peu plus loin, donnant des indications
bibliographiques destinées à ceux qui souhaitent approfondir leur connaissance du poète, il
mentionne, à côté des études de Mendès, Wyzewa et Lazare, celle de Mockel (Stéphane
Mallarmé. Un Héros), ainsi que l’anthologie des « Poètes d’aujourd’hui ».

c) Le reprise du projet Vollard (1900)


Comme le signale Bertrand Marchal325, il fut à nouveau question de l’édition du Coup de
dés autour de 1900. Un échange de lettres entre Vollard et Valéry témoigne de la volonté de
réaliser enfin le tirage de l’édition définitive. Voici ce qu’écrivait au poète le marchand de
tableau, le 18 juillet 1900 :
(…) C’est au sujet de la communication que je voudrais avoir des épreuves que Mallarmé vous a
données d’« Un coup de dés ». Comme Mallarmé m’avait demandé instamment que personne ne
vît la composition de ce poème avant son état définitif, je lui ai fait adresser directement de
l’imprimerie Didot toutes les épreuves qui étaient en double exemplaire, dont l’un donné à Redon
pour les illustrations a été égaré, et dont l’autre se trouve en votre possession – Madame Redon
m’a témoigné la crainte extrême que vous auriez qu’il n’arrivât un accident quelconque à ces
épreuves, si elles sortaient de chez vous, ce qui vous empêcherait m’a-t-elle dit de vous en
dessaisir, elle m’a dit que vous aimeriez même en donner une photographie – tant vous auriez peur
du désordre de la maison Didot – on pourrait d’ailleurs charger de ce travail la maison Lahure qui

322
A. Van Bever et P. Léautaud, Poètes d’aujourd’hui (1880-1900). Morceaux choisis, Société du Mercure de
France, 1900, p. 162.
323
A. Salmon, Souvenirs sans fin (1903-1940), éd. P. Combescot, Gallimard, 2004, p. 34.
324
G. Walch, « Stéphane Mallarmé », Anthologie des poètes français contemporains (1866-1906), Delagrave,
t. II, 1906, p. 1.
325
OC, t. I, p. 1320.

82
possède les mêmes caractères que la maison Didot, et qui présente toutes les garanties possibles du
soin à apporter à un texte qu’on lui confie. D’une façon ou d’une autre, ce que je désirerais, c’est
de pouvoir, après tous les frais que j’ai eus, tant du côté de Mallarmé que du côté de Redon,
pouvoir faire tirer cet ouvrage326.

A cette requête Valéry fit la réponse suivante, présente dans le Valeryanum de la Bibliothèque
Doucet. Nous citons l’intégralité de cette lettre, très peu connue327, importante à plusieurs
titres :
Paris, mercredi
Monsieur,

En réponse à votre lettre du 18 juillet courant, j’ai l’honneur de vous faire connaître mon
sentiment au sujet de la publication du « Coup de dés ».
L’essentiel de ce poème est la disposition du texte sur la page. Il consiste surtout dans
l’expérience profonde et singulière de rendre inséparable l’écrit et les blancs qui le pénètrent,
l’entourent, suivant une proportion ou arrière pensée disparue.
Toute reproduction ou publication qui ne comporterait pas l’aspect physique voulu par
l’auteur, serait donc nulle et nuisible.
Or, que nous reste-t-il pour mener à bien une reproduction intégrale ?
Peut-être, la forme composée par la maison Didot. Si elle existe (et je le suppose parce que le
caractère choisi par Mallarmé est de très rare emploi), si elle existe, il n’y a aucune difficulté : il faut
tirer avec cette forme même.
Si elle est détruite, - j’estime que personne de littérairement honnête ne saura se charger du
soin d’une nouvelle composition de l’œuvre, car personne ne sera sûr d’aboutir à la reproduction
parfaite de l’aspect…
Dans ces deux hypothèses l’épreuve que je possède ne servirait à rien, ou presque ; et ces deux
hypothèses sont les seules que mon attachement à la mémoire de Mallarmé puissent me permettre.
Toutefois, le même sentiment m’a conduit il y a assez de temps déjà, à chercher le moyen de
tout préserver.
Voyant que l’édition du « Coup de dés » ne paraissait pas, j’ai songé à faire photograver mon
exemplaire – et c’est l’idée que j’ai exprimée dans mon entretien récent avec M. et Mme Redon.
Je crois que si la forme de Didot est, par malheur, détruite, c’est le seul moyen admissible de
publier le poème.
Cette solution adoptée, je me prêterais très volontiers à laisser reproduire mon exemplaire,
sous réserve qu’il ne sortirait pas de mes mains et que les opérations photographiques nécessaires se
feront sous mes yeux – restriction qui n’a d’autre motif que le prix attaché par moi à la conservation de
feuilles étonnantes par la rareté, la hardiesse, ou le désir.
J’ajoute ici, qu’il y aura peut-être lieu de consulter sur la présente question, Mme et Mlle
Mallarmé328.

Ce texte n’est pas seulement précieux en raison de son caractère informatif ; il montre
surtout, comme l’a souligné Bertrand Marchal329, la nature infiniment complexe du statut
éditorial du Coup de dés. Derrière le fétichisme de l’original, derrière l’apparent dogmatisme

326
A. Vollard, lettre à Valéry du 18 juillet 1900, B.N. F., Département des manuscrits, NAF 19198, reproduite
dans J. P. Morel, « Mallarmé-Vollard. A qui la faute ? (Le Coup de dés, une affaire pas éteinte) », art. cit., p. 47.
327
Elle est longtemps restée inédite, avant que J. P. Morel la publie en 1992, dans son article « Mallarmé-
Vollard. A qui la faute ? (Le Coup de dés, une affaire pas éteinte) », art. cit., p. 48-49.
328
Valéry, lettre à A. Vollard, s. d., Bibliothèque J. Doucet, Ms. 44. 541.ά
329
B. Marchal, « Mallarmé poète éditeur : le cas du Coup de dés », Travaux de littérature, XV, 2002,
p. 351-359.

83
et les précautions byzantines du puriste, derrière la pieuse fidélité au souvenir du Père
symbolique, derrière des scrupules en apparence plus bibliophiliques qu’esthétiques,
transparaît quelque chose comme le débordement du littéraire par l’artistique : « la logique de
l’œuvre littéraire, indéfiniment reproductible, le cède à la logique de l’œuvre d’art330 ».
Bertrand Marchal, qui use du couple réalité matérielle / réalité idéale, exploite ici
implicitement les catégories héritées des travaux de Goodman et de Genette sur le statut
ontologique de l’œuvre d’art (œuvres autographiques / œuvres allographiques)331. Il précise
les choses en associant le Coup de dés, fondé sur la typographie, et donc la reproductibilité,
non pas au tableau, mais à la lithographie, qui a la particularité de présenter une matrice,
unique, et des tirages, multiples : « la forme typographique serait ainsi au Coup de dés ce que
la pierre est à la lithographie332 ». A suivre le raisonnement de Valéry, si la forme choisie par
le poète-typographe a disparu, le poème tout entier disparaît du même coup. On peut penser
qu’il en fut ainsi puisque Vollard ne mit pas à exécution son projet d’édition. Dans ces
conditions, valéryennes, pour ne pas dire drastiques, le Coup de dés, put apparaître, en 1900,
mais aussi pour l’éternité, comme « une œuvre définitivement perdue333 ». Cette lettre met
ainsi en avant le problème de la nature ontologique d’un texte qui viserait à établir une
identité parfaite entre la réalité matérielle et idéale de l’œuvre, jouant à la fois avec et contre
la reproductibilité. Rappelons que dans la préface de l’édition Cosmopolis, Mallarmé se
percevait, avec son poème, comme le fondateur éventuel de « presqu’un art ». Il faudra donc
revenir plus amplement sur cette question fondamentale : « qu’est-ce que le Coup de
dés ?334 ».

d) G. Kahn : la conversion au vers libre (1901-1902)

Bien avant l’étude de Thibaudet encore, on trouve quelques allusions au poème chez
Gustave Kahn. Dans la Revue Blanche, dès 1901, il propose une série d’articles335 visant à
proposer un premier bilan du symbolisme, qui formeront le noyau de son livre Symbolistes et
décadents, publié en 1902. Notons que la revue qui était resté curieusement silencieuse en
1897 sur la parution du poème mallarméen, incidemment ici à travers deux articles lui accorde
une petite place.

330
Ibid., p. 357.
331
Voir en particulier G. Genette, L’Œuvre de l’art, t. I (Immanence et transcendance), Seuil, 1994.
332
B. Marchal, « Mallarmé poète éditeur : le cas du Coup de dés », art. cit., p. 357.
333
Ibidem.
334
Ibidem.
335
G. Kahn, « Les Parnassiens et l’esthétique parnassienne », La Revue blanche, septembre, 1901 ; « Les
origines du symbolisme », La Revue blanche, novembre 1901.

84
L’auteur des Palais nomades évoque sa première rencontre avec Mallarmé. Ce dernier
l’invita vivement à lire les poèmes en prose de Bertrand et de Villiers, qu’il n’avait pas alors
la chance de connaître :
Mallarmé avait goûté ce qu’il appelait une façon nouvelle et si musicale de traiter la prose ;
quand nous causâmes vers, ce fut autre chose ; je lui parlais de la nécessité de desserrer
l’instrument ; il me dit qu’il fallait, à son sens, resserrer l’instrument jusqu’à ses dernières
possibilités. Ce ne fut que bien plus tard, deux ans avant sa mort, que Mallarmé, reprenant la
conversation, et me rappelant le moment, me parla du poème Un Coup de dés jamais n’abolira
le hasard, que devaient suivre neuf autres poèmes ; il voulut bien me dire avec une amicale
condescendance qu’il se ralliait à moi, politesse exquise et rendue à moi qui lui devais tant de
m’avoir été un tel exemple de hauteur, d’art, et d’indifférence au groupement des gâcheurs
d’encre336.

Ce témoignage, loin d’être neutre dès lors qu’il s’agit de la polémique sur la paternité et la
légitimité du vers libre, tranche sans hésitation la question de la forme du poème. Ce qui
ressemble à un cri de victoire saluant le ralliement d’un catéchumène, retentit plus loin dans le
volume :
Stéphane Mallarmé rêva la courbe d’art qui le mena, d’une volonté de faire aboutir logiquement
l’idéal du vers selon Gautier et Baudelaire, au vers libre. [suit une note de bas de page]Malgré
que de très jeunes critiques l’ignorent, la dernière publication poétique de Stéphane Mallarmé
est en vers libres. C’est Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, poème paru dans
Cosmopolis, et qui devait être le premier d’une série de dix poèmes en vers libres337.

Kahn, très affirmatif, semble ici régler quelques comptes littéraires, et idéologiques. L’homme
qui évoque ses premières soirées rue de Rome en des termes assez distanciés (« Mallarmé me
mit au courant ; le vers on n’y touchait point, sauf Verlaine en quelques fantaisies qui allaient
paraître dans Jadis et Naguère338 »), donne le sentiment de trouver une vive satisfaction
personnelle dans ce qui visiblement apparaît à ses yeux comme un ultime revirement
mallarméen. L’idée même de série ou de cycle semble confirmer la conversion en lui donnant
une allure définitive339. Kahn oublie, ignore, ou feint d’ignorer que le dernier poème publié
est un sonnet (« Au seul souci de voyager » publié le 20 avril 1898), et que Mallarmé
retravaillait à Hérodiade au moment de sa mort. Ainsi, le poète vers-libriste construit de
toutes pièces un schéma évolutif qui postule l’existence d’un couronnement logique et
nécessaire sous la forme d’un passage au vers libre.

e) R. Ghil : « je vais le revoir » (1908)

336
G. Kahn, Symbolistes et décadents (Vanier, 1902), réimp. Slatkine, Genève, 1977, p. 24.
337
Ibid., p. 353.
338
Ibid., p. 31.
339
On retrouve malgré tout cette idée d’un cycle poétique lié au Coup de dés dans le témoignage de Ghil : cf
supra.

85
Depuis 1907, Ghil prépare une étude sur Mallarmé destinée à paraître dans la revue russe
La Balance, dont il tient la rubrique des lettres françaises. Voici ce qu’il écrit alors à son
correspondant, le poète Valère Brussov, directeur de cette tribune :
J’écrirai, je crois, une troisième partie sur l’œuvre de Mallarmé, plus courte, pour le No. 7. (…)
car je voudrais étudier un peu, ce qui n’a pas été fait, les choses dernières de Mallarmé, très
obscures, et surtout le fameux Jeu du Dé et du Hasard, ce poème qui parut à la Revue Cosmopolis,
quasi introuvable. Tout le monde a omis cela, et pour la raison qu’on ne comprit pas. A cette
époque, cela me fut aussi presque fermé. Je vais le revoir, l’étudier, m’efforcer vers un sens. Et je
crois qu’il faut cet effort, pour être complet340.

Ces lignes, citées plus haut en partie déjà, montrent un changement d’attitude vis-à-vis du
poème. Ghil, d’abord sceptique, comme le fut vraisemblablement la majorité des premiers
lecteurs, fussent-ils proches de Mallarmé, semble vouloir revoir son jugement : près de dix
ans ont passé ; le manifeste du futurisme italien explosera un an plus tard…
Quant à la caractérisation « fameux » qui accompagne le texte, paradoxalement mal cité,
elle ne laisse pas de surprendre. De quelle célébrité s’agit-il ? Il faudrait peut-être y voir un
écho aux propos de Gide évoqués supra, qui présentaient le Coup de dés comme un poème
« très attendu » dans le groupe de Mallarmé, ce qui a été confirmé par le témoignage tardif de
Jacques Salomon, à propos de cette lecture rue de Rome à laquelle aurait assisté le très
sceptique Vuillard.
Au total, entre 1905 et 1910, la vie littéraire redécouvre l’auteur d’Hérodiade, qui fait
l’objet d’un regain d’intérêt. Mais les deux grandes tribunes du néo-symbolisme, comme les
travaux d’histoire littéraire, ignorent le Coup de dés, qui survit toujours sur le mode de la
discrétion confidentielle, dans la mouvance mallarméenne. C’est dans ce climat néo-
mallarmiste que l’effet conjoint d’une exégèse et d’une volonté de corriger les aléas
biographiques, va permettre la réapparition du poème de 1897.

C) L’invention (1910-1945)

1) Le premier groupe de la Nouvelle Revue Française (1912-1914)

a) Mallarmé à la NRF

340
Ghil, lettre à V. Brussov du 2 juin 1908, René Ghil-Valère Brussov, Correspondance (1904-1915), op. cit.,
p. 269.

86
Les premiers animateurs de la Nouvelle Revue Française ont joué un rôle capital dans la
diffusion posthume de l’œuvre de Mallarmé, qui demeura une référence constante, malgré les
distances avec le symbolisme et le déplacement des débats littéraires de la poésie vers le
roman et le théâtre. Ainsi s’approfondit le travail de panthéonisation amorcé par les groupes
de Vers et Prose et de la Phalange, qui vient oblitérer les risées, les cris et les haros du temps
de la « mêlée symboliste ». Comme l’écrit Auguste Anglès, il s’agit de « faire connaître et
reconnaître les maîtres que la jeunesse a vénérés341 », alors même que la poésie a pris de
nouvelles directions, et que l’on a pu rompre avec une fascination juvénile. Le nom de
Mallarmé est redevenu un enjeu esthétique mais aussi stratégique : il aimante certaines
discussions, et cautionne certains choix éditoriaux. C’est aussi l’époque des hommages et des
plaques commémoratives : Valvins, en 1910, la rue de Rome en 1912. Rappelons quelques
faits.
Le nom de Mallarmé est directement à l’origine d’une polémique qui a ajourné le
véritable lancement de la revue, ce « faux départ342 » dont parle Auguste Anglès. « L’affaire
Bernard », qui occupa La Phalange en 1907, secoue peu après la jeune Nouvelle Revue
Française. En effet, un nouvel article de Jean-Marc Bernard toujours consacré à « l’idée
d’impuissance chez Mallarmé », publié dans La Société Nouvelle en 1908, trouve un écho
favorable dans le « premier » numéro de la NRF de novembre 1908, sous la plume de Léon
Bocquet qui renchérit en convertissant le texte plutôt descriptif de Bernard en un virulent
« Contre Mallarmé343 ». Ce texte rencontre l’hostilité de Gide qui défend Mallarmé comme au
temps des attaques d’Adolphe Retté, et rompt avec le groupe d’Eugène Montfort, alors
directeur des Marges, auquel Bocquet était lié. Mais le regain d’actualité de l’auteur de
Divagations peut prendre des tours moins polémiques.
L’œuvre de Mallarmé se trouve en effet associée à l’entrée d’Albert Thibaudet dans le
premier groupe de la Nouvelle Revue Française. Ce dernier a fait ses premières armes dans La
Phalange. Si l’on en croit Guy Lavaud, c’est par l’intermédiaire de Royère que Thibaudet
aurait développé son goût pour la poésie de Mallarmé, ou, tout au moins, eut l’envie d’écrire
sur l’auteur d’Hérodiade : « à entendre Royère discourir nuit et jour sur Mallarmé, l’attention

341
A. Anglès, André Gide et le premier groupe de la Nouvelle Revue Française. L’âge critique (1911-1912),
Gallimard, 1986, p. 368.
342
Sur cet épisode, voir M. Décaudin, op. cit., p. 336, et A. Anglès, André Gide et le premier groupe de la
Nouvelle Revue Française. La formation du groupe et les années d’apprentissage (1890-1910), Gallimard, 1978,
p. 120-121.
343
L. Bocquet, « Contre Mallarmé », NRF, novembre 1908, p. 77-81.

87
de Thibaudet avait été éveillée344 ». Royère lut et corrigea le manuscrit que lui remit le jeune
critique.
La Phalange accueillit donc à partir de 1910 des extraits du livre en préparation consacré
à Mallarmé. La revue annonçait sa parution en ces termes :
Ce livre, venu après nombre de travaux distingués, mais fragmentaires, est la première étude
d’ensemble sur Mallarmé, son temps, et son influence. Il intéressera passionnément tous les
fervents du poète qu’il situe dans notre histoire littéraire avec exactitude et en servant de très près
la pensée et l’art mallarméens345.

Dans ce même numéro, elle propose des extraits de deux chapitres du livre (« la vie idéaliste »
et les puissances de la suggestion »)346 ; c’est ici qu’apparaît la première mention, très brève,
du Coup de dés, dans un passage relatif à la « valeur allusive » du langage mallarméen :
Ce n’est là d’aillleurs qu’un pas de plus logique vers une limite idéale que ni Mallarmé, ni aucun
langage ne peuvent atteindre, mais que sa rêverie se plut à imaginer : la phrase supprimée, le
minimum grammatical aboli, un rosaire égrené sur la page blanche (Un coup de Dés jamais
n’abolira le Hasard) – et plus loin encore la page blanche toute nue, suggestion et réceptivité
infinies – il était, disent les critiques grincheux, facile de commencer par là et de s’y tenir347.

Il est intéressant de noter que Thibaudet, par ce rapide jugement, prépare la réception
moderniste du poème, qui en fera une expérience pionnière en matière de destruction de
l’ordre syntaxique du discours. Le Coup de dés se présente à ses yeux comme une œuvre-
limite, point d’aboutissement d’une esthétique de la suggestion qui raréfie le langage jusqu’à
le nier, dernière étape avant la simple exposition de la page monochrome, saturée de blancs.
La mention des « critiques grincheux » atteste les réticences durables qui entourèrent le
poème, comme nous allons le voir au cours de ce travail de réception.
Ces articles consacrés à Mallarmé publiés par La Phalange ont été très remarqués par
Gide, tout comme le compte rendu que Thibaudet fit de La Porte étroite. Ces études lui
ouvrirent les portes du groupe, et son livre La Poésie de Stéphane Mallarmé fut publié par la
NRF en 1912, l’année où il commença à prendre en charge la chronique littéraire de la revue,
qu’il tiendra jusqu’à sa mort en 1936. C’est l’époque, comme on l’a dit supra, où il rend
compte de manière très précise de la première thèse universitaire consacrée au mouvement
symboliste, soutenue à la Sorbonne par André Barre348.

b) L’exégèse fondatrice de Thibaudet (1912) : l’échec de la quête de l’Absolu

344
G. Lavaud, « Souvenirs sur Albert Thibaudet », Iggdrasill, 25 juin 1936.
345
La Phalange, 20 décembre 1910.
346
La Phalange poursuivra en 1911 cette présentation du livre de Thibaudet : « le vers » (20 janvier) ; « le
théâtre » (20 novembre).
347
A. Thibaudet, « La poésie de Stéphane Mallarmé », La Phalange, 20 décembre 1910, p. 504.
348
Sur cette analyse de la thèse d’André Barre, voir A. Anglès, André Gide et le premier groupe de la Nouvelle
Revue Française. L’âge critique (1911-1912), op. cit., p. 488-491.

88
C’est donc Albert Thibaudet qui offre en 1912 la première en date des études développées
consacrées au Coup de dés. Le critique, très bien documenté, a pu en connaître l’existence par
Mockel, Kahn ou l’anthologie Bever-Léautaud, qui se trouvent tous trois cités dans l’ouvrage.
Par ailleurs, nous savons grâce à une lettre inédite conservée à la Bibliothèque Nationale349
qu’il entra en contact avec Valéry pour la première fois par courrier en février 1911 pour lui
faire part de son projet d’une « étude critique » de l’œuvre de Mallarmé. S’adressant à celui
qu’il présente comme la personne « qui connaît le mieux Mallarmé », il en profite pour lui
poser quatre séries de questions350 ; l’une d’elle porte sur le Coup de dés :
Est-il exact que Mallarmé avait, comme le dit Kahn dans son livre Symboliste et Décadents (sic),
l’intention de compléter Un Coup de Dés (sic) par quelques poésies analogues ? Si oui, percevez-
vous quelques lueurs sur l’architecture de ce cycle ? Quant à Un Coup de Dés (sic) lui-même le
sujet ni le détail ne m’en paraissent énigmatiques ! Le thème en rappelle, musicalement plutôt que
poétiquement, le Bouteille à la mer (sic) de Vigny, avec des trouées admirables dans la notion de
hasard. Mais les raisons de chaque disposition typographique en particulier ne m’apparaissent pas
toujours clairement351.

Comme nous le verrons plus loin lors de notre présentation du contenu de cette exégèse, le
livre publié va intégrer une partie des réponses de Valéry à ces questions. Notons seulement
ici que Thibaudet voit dans l’intertexte de Vigny une clé interprétative suffisante, et qu’il
prend non sans malice le contre-pied de ceux qui furent offusqués par les épaisses ténèbres du
poème. Par contre, il confesse que le dispositif spatial le laisse songeur, ce que confirmera son
analyse. Il en sera en effet très peu question, et la seconde mouture de son livre, publiée en
1926, ne tiendra nullement compte de l’édition de 1914, dont l’existence aurait pu donner lieu
à un enrichissement du commentaire, du point de vue de la forme du texte justement. Dans
une seconde lettre à Valéry352, Thibaudet, après l’avoir remercié de sa « longue et précieuse
lettre », lui demande l’autorisation de citer quelques passages de sa réponse « à titre de
preuve ». Au final, dans le livre publié, le nom de Valéry n’apparaîtra pas toujours
directement, mais sa présence irradiera en quelques endroits de manière diffuse… Thibaudet,
dans cet ouvrage, aura donc parfois parlé sous le contrôle du « disciple préféré » du Maître.

c) L’importance décisive du livre de Thibaudet


Il faut souligner le rôle capital joué par la monographie de Thibaudet dans la perspective
de notre étude de la réception du Coup de dés. Ce travail d’exégèse systématique, accueilli

349
Lettre de Thibaudet à Valéry, 1er février [1911], Ms NAF 19197, f. 240.
350
Il demande à Valéry des renseignements sur la version scénique du Faune, le statut du Cantique de saint
Jean, la « suite d’Hérodiade », et l’exégèse de Prose.
351
Lettre de Thibaudet à Valéry, 1er février [1911], Ms NAF 19197, f. 240.
352
Lettre de Thibaudet à Valéry, 29 février [1911], Ms NAF 19197, f. 241.

89
très favorablement, vite salué comme une étude de référence quasi définitive, eut une large
audience dans la vie littéraire du moment. Comme le notait René Lalou en 1922, « toute
réflexion sur Mallarmé doit aujourd’hui débuter par un hommage à La Poésie de Stéphane
Mallarmé, étude littéraire d’Albert Thibaudet353 ». Ce livre trouva en effet de nombreux
échos, tant en France qu’à l’étranger ; précisons qu’il fit l’objet d’un second tirage en 1913,
puis d’une réédition en 1926. En France, par exemple, Georges Duhamel salue « la plus belle
et la plus intelligente étude qu’on ait menée à bien sur ce difficile sujet » ; il note la présence
d’« aperçus et de développements définitifs354 ». En Italie, la principale tribune du futurisme,
la revue Lacerba, salue en juin 1913 « l’excellent livre écrit par Albert Thibaudet », ajoutant,
en français dans le texte : « la France reconnaît les siens355 ». Autre conséquence importante
de ce livre, pour la première fois, on mettait sur le même plan, à égalité d’importance, le
Faune, Hérodiade, Prose, et ce nouveau venu que constitue le poème oublié de 1897, qui a
droit à son chapitre. Enfin, fait capital, Thibaudet cite et montre une page du Coup de dés, à
une époque où le poème n’est pas matériellement accessible, sinon dans le vieux numéro de
Cosmopolis de mai 1897. Fin 1912, début 1913, dans un contexte littéraire et artistique riche
en expériences novatrices, cette exégèse très remarquée donne ainsi une visibilité inédite au
Coup de dés.
Cependant, cette réapparition du poème n’est que partiellement reconnue. Signalons ainsi
le cas de Royère qui se fit l’écho de cette étude, mais ne dit rien du chapitre novateur consacré
au Coup de dés ; il se contenta de mentionner le poème, en donnant, comme d’autres le feront
par la suite, un titre fautif – ce qui n’échappera pas à Valéry lors de la controverse de 1919 –
dans une énumération rendant compte du plan de l’ouvrage. Royère note seulement que
Thibaudet dégage les « quatre types de la poésie mallarméenne : Hérodiade, L’Après-midi
d’un faune, Prose et Un Coup de dé (sic)356 ». De même, Lanson qui se fait l’écho de
« l’exégèse diligente et sympathique d’Albert Thibaudet357 » ne dit rien du chapitre consacré
au poème de 1897. Dans un esprit quelque peu différent, Henri Ghéon, qui salue dans les
pages de la Nouvelle Revue Française l’arrivée de cette étude qui se présente à ses yeux
comme une « grammaire et une glose » de l’œuvre difficile, note que la fin de l’ouvrage
« dissèque vers après vers Hérodiade, L’Après-Midi d’un faune, la Prose (pour des Esseintes)

353
R. Lalou, Histoire de la littérature française contemporaine, Crès, 1922, p. 213.
354
G. Duhamel, Les Poètes et la poésie (1912-13), Mercure de France, 1914, p. 147.
355
« Il Corriere e Mallarmé », Lacerba, 15 juin 1913, p. 131.
356
J. Royère, « La Poésie de Stéphane Mallarmé », La Phalange, 20 février 1913, p. 117.
357
G. Lanson, « Ouvrages divers », Le Matin, 5 mars 1913.

90
et mot à mot Le Coup de Dés358 ». Cette formulation accorde un statut spécifique au poème de
1897, sans toutefois particulièrement souligner la radicale nouveauté d’un tel travail, appliqué
à un poème jusque-là quasiment inconnu. A l’opposé, il y a Remy de Gourmont, qui semble
avoir véritablement découvert le poème de 1897 à la lecture de La Poésie de Stéphane
Mallarmé. Présentons les grandes lignes de sa lecture.

d) R. de Gourmont : la « manie typographique » (1913)


L’auteur de Sixtine et du Latin mystique, qui avait glissé un portrait de Mallarmé dans
son Livre des masques de 1896359, revient sur l’œuvre du poète dans ses Promenades
littéraires de 1913. La parution du livre de Thibaudet, « l’étude que nous attendions360 »,
l’amène à réfléchir sur la légitimité d’une « exégèse de Mallarmé361 », titre d’un article
d’abord paru dans le quotidien Le Temps du 9 mars. Mais elle lui donne aussi l’occasion de
commenter le Coup de dés, ce qui semble confirmer l’idée que le travail du critique a
constitué un moment majeur dans l’émergence de la visibilité du poème. Gourmont cherche à
expliquer l’obscurité de Mallarmé en la rattachant à deux grandes tendances. Tout d’abord,
poète devenu véritable « philologue pratique », développant une conscience aiguë des
« mécanismes de la langue », Mallarmé a été conduit à briser l’ordre du discours en valorisant
la « valeur esthétique absolue362 » des mots aux dépens de leur valeur relative. Cette
conscience linguistique se double d’un « sentiment typographique » très fort, que Gourmont
appelle aussi « manie typographique363 », qui constitue à ses yeux une « maladie de l’esprit ».
Il peut alors écrire :
La page imprimée prend à la fois une valeur de tableau pictural et de table de valeurs. Les
mots vivent, les lettres, jusqu’aux blancs et aux alinéas. Tout dans la page prend une
importance de forme, de position, d’intervalle, de grandeur comparée. Villiers soulignait
beaucoup, il multipliait les petites capitales et les initiales. Mallarmé s’attache à interpréter les
espaces et la valeur des caractères. Les imprimeurs comprendront mieux que les autres
lecteurs ; c’est un peu technique, mais très curieux. Rapidement, le caractère réservé à chaque
mot ou à chaque membre de phrase est imprimé d’autant plus gros qu’il a, dans l’esprit de
l’auteur, plus de valeur. Un mot particulièrement important peut tenir toute une ligne et
s’allonger selon toute une page. En voici un exemple copié en miniature sur le dernier poème
imprimé par Mallarmé : [il cite la page 1 de l’édition Cosmopolis] . Je le répète, c’est toute une
page, telle qu’elle parut dans une revue éditée par la maison Colin, Cosmopolis (tome VI,
n°17)364.

358
H. Ghéon, « La Poésie de Stéphane Mallarmé, par Albert Thibaudet », NRF, 1er février 1913, p. 294.
359
Il est reproduit dans Mallarmé, op. cit., p. 385-387.
360
R. de Gourmont, « L’exégèse de Mallarmé », Promenades littéraires, 5e série, Mercure de France, 1913, p.
248.
361
C’est le titre de son chapitre, ibid., p. 248-257.
362
Ibid., p. 252.
363
Ibidem.
364
Ibid., p. 253-254.

91
Cette analyse, abstraction faite de ce jugement plutôt défavorable formulé avec des
métaphores pathologiques, anticipe assez sur les commentaires que Claudel donnera du
poème dans sa « Philosophie du livre ». Pour la première fois depuis l’article de L’Evénement
de mai 1897, on propose une esquisse de description du dispositif typographique, pris au
sérieux, et bien perçu comme étant l’innovation majeure du texte. Thibaudet lui-même,
comme on l’a vu, n’avait pas vraiment exploré cet aspect du poème, se limitant à pointer un
jeu iconique hérité de Rabelais. Quoi qu’il en soit, Gourmont reste très perplexe devant cette
œuvre aux allures de monstre, qui relève davantage du cabinet de curiosités que de la
bibliothèque de l’esthète. Ces innovations formelles restent illisibles, marginales et déviantes,
esthétiquement peu compréhensibles.

e) Gide et la conférence du Vieux-Colombier : poème-tableau, poème-symphonie (1913)


Henri Ghéon, admirateur de Mallarmé, ami de Gide et collaborateur de la NRF, organise à
partir de novembre 1913 des « Matinées poétiques » au Théâtre du Vieux-Colombier, dont la
deuxième série s’intitule « De Mallarmé et Verlaine aux productions les plus récentes de la
poésie contemporaine ». La conférence donnée par Gide au Vieux-Colombier le 22 novembre
1913, intitulée « Verlaine et Mallarmé », accordait une large place au poème de Cosmopolis.
Pour la première fois dans une étude critique consacrée au poète, Mallarmé devenait
véritablement l’auteur du Coup de dés, puisque le poème occupait le centre du volet
mallarméen de la conférence. Gide, dans le sillage de Thibaudet, exhumait véritablement le
texte, qui en arrivait ainsi à occulter les autres productions. Cette conférence, initiation à un
texte inconnu, eut sans doute l’effet d’une découverte marquante. Signalons que cette
manifestation eut un franc succès365 et que le texte de cette conférence fut reproduit dans la
Vie des Lettres, en avril 1914.
Précisons en outre, pour être le plus complet possible, que la conférence de Gide tranchait
sur les choix esthétiques opérés par un Edouard Dujardin qui, en septembre 1913366, voulut, le
temps de trois semaines, ressusciter les Mardis mallarméens367. L’œuvre qu’il choisit de faire
réciter au Théâtre Antoine, accompagnée d’extraits de L’Echange et d’Antonia, d’un
mimodrame inspiré du Cœur révélateur de Poe, de la Brebis égarée de Francis Jammes et

365
Comme le signale Pierre Masson dans son appareil critique, « cette conférence attira beaucoup de monde, on
dut refuser cent personnes », Gide, Essais critiques, op. cit., p. 1133.
366
Sur cet événement, dont nous avons pris connaissance par le fonds Rondel de la BN, nous renvoyons au
recueil factice sur les Mardis de Mallarmé en 1913 (BNF, Département « Arts du Spectacle », côte 8-RT-4220).
367
Il s’agit de matinées de poésie, de musique et de danse, données les 11, 18 et 25 septembre 1913. La première
de ces matinées fut précédée d’une « causerie » de Dujardin.

92
d’un ballet tiré des Chansons du rivage (poème de Dujardin lui-même), fut Hérodiade.
Lorsque Georges Casella rendit compte de cet événement littéraire pour les lecteurs de son
quotidien, il résuma la vie et l’œuvre de Mallarmé, sans rien dire du Coup de dés : « deux
volumes nous restent368 » précisa-t-il, visant Poésies et Divagations.
Revenons à Gide. Non content de présenter et de commenter le Coup de dés, l’auteur du
Voyage d’Urien proposait le passage d’une lettre capitale que Mallarmé lui avait envoyée
pour le remercier de sa lecture des épreuves de l’édition Cosmopolis, dans laquelle il
explicitait quelque peu son projet iconique369. Cet extrait n’échappa guère à Valéry, qui
l’évoquera à son tour en 1920 dans sa fameuse « Lettre au Directeur des Marges »370. On
pouvait en particulier entendre cette formule décisive : « le rythme d’une phrase au sujet d’un
acte, ou même d’un objet, n’a de sens que s’il les imite, et figuré sur le papier, repris par la
lettre (sic)371 à l’estampe originelle, n’en sait (sic)372 rendre, malgré tout quelque chose373 ».
Cette lettre a ainsi le mérite de compléter les indications fournies par la préface de
Cosmopolis. Le projet mallarméen se précise ; cependant, en dépit de la révélation de ce texte,
cet aspect sera peu exploité par la critique.
Résumons à grands traits le contenu de cette conférence. Le poème se voit d’abord situé
dans l’histoire de la gloire mallarméenne, et cela de manière paradoxale :
Au point où il en était de sa vie, possédant un métier admirable, et favorisé par l’estime de
quelques importants amis, il eût été facile à Mallarmé de connaître le succès si seulement ces
convictions avaient été moins profondes. C’est au contraire le jour où il fut invité à s’adresser
au plus nombreux public que Mallarmé composa son œuvre la plus mystérieuse, la plus
obscure. Je songe à cet ultime poème que publia la revue Cosmopolis374.

Cette obscurité intrinsèque se double d’un obscurité plus circonstantielle, liée aux conditions
même de la parution du poème ; Mallarmé a emporté la clé de son œuvre ultime dans sa
tombe. Le Coup de dés se trouve amputé à jamais des éléments qui auraient pu en éclairer le
sens :
Ce que ce poème, dans l’esprit du maître, devait être, nous sommes réduits aujourd’hui, pour
le savoir, aux souvenirs personnels de ceux qui l’entouraient le plus étroitement alors – Paul
Valéry surtout – et aussi à quelques billets, - comme celui que Mallarmé m’écrivit peu de

368
G. Casella, « le poète Edouard Dujardin va reconstituer les "Mardis de Mallarmé " », 11 septembre 1913,
Fonds Rondel, BNF.
369
Lettre à Gide du 14 mai 1897, OC, t. I, p. 816.
370
Voir Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 627.
371
Les éditeurs actuels donnent : « par les Lettres ». Valéry transformera encore le texte en écrivant « par la
lecture »…
372
Les éditeurs actuels lisent plutôt « en doit rendre ».
373
Gide, « Verlaine et Mallarmé » (1913), Essais critiques, op. cit., p. 507.
374
Ibid., p. 504.

93
jours après la publication de Cosmopolis. [il cite alors les passages les plus significatifs de la
lettre de Mallarmé du 14 mai 1897375]

Gide semble oublier l’« Observation » de Cosmopolis, qui livre un cadre de lecture non
négligeable.
Il présente en outre l’originalité du Coup de dés en matière de composition et d’effet
produit. Il retrouve alors le double comparant donné par Mallarmé dans sa préface, le dessin
et la partition, ce qui oriente ces recherches vers la double polarité du graphique et du
musical, du simultané et du successif, du tabulaire et du linéaire (la surface et le visible, d’un
côté ; la durée et le lisible de l’autre) :
Vers la fin de sa vie, Mallarmé prétendit pousser plus loin encore et, considérant les éléments
matériels du livre à la manière tout à la fois dont un peintre considère une toile blanche devant
lui – comme une surface à remplir – et dont le musicien considère la virtuelle symphonie qu’il
se propose d’écrire – comme l’animation d’une durée – Mallarmé rêva d’un livre qu’il
composerait tout entier à la manière à la fois d’un tableau et d’une symphonie. Et mieux que
de le rêver seulement, il le fit. Ce défi singulier à la routine, - et beaucoup diront : au bon sens
– parut dans le numéro de mai 1897 de la revue Cosmopolis. Je déplore de n’avoir pas ce
numéro. Je l’aurais apporté, et l’ouvrant à la première page du poème, j’aurais mieux fait que
de le lire, je vous l’aurais montré – car il n’est pas tant lisible que visible –et les caractères en
sont si majestueux que, du fond de la salle, un myope encore eût pu les lire. « Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard » 376.

Il continue en filant la métaphore du promontoire qui était déjà venue sous sa plume dans sa
réponse à Mallarmé en mai 1897 :
Ici vraiment, comme un aigle s’élance en plein ciel, Mallarmé, quittant le dernier rocher du
Parnasse, perd toute attache avec son ombre. Lui-même, je le sais, s’inquiétait de ce qui,
certains jours, non point de lucidité moins grande certes, car il ne fut jamais plus lucide pour
lui-même que lorsqu’il paraissait aux autres plus obscur – mais je dirai plutôt : certains jours
de fatigue et de découragement comme en connurent tous les grands solitaires – il put se
demander si le vol surhumain qu’il tentait n’était pas, au sens propre du mot, une
extravagance. Mais ce qui le conduisait à ceci ce n’était pas une fantaisie maladive, ou le
besoin d’exprimer je ne sais quoi d’inexprimable – non, au contraire, c’était tout purement : la
logique. Mallarmé ne voulait plus de compromis377.

On se souvient que Mallarmé remerciait Gide de n’être pas « choqué » par sa « tentative, une
première, ce tâtonnement378 ». Le Coup de dés se donne comme une folie littéraire assumée,
fondée sur une logique implacable, la logique de l’Œuvre.
Gide termine son commentaire du poème en insistant à nouveau sur la dimension
radicalement audacieuse et transgressive du texte :
Peut-être ce deuil subit, venant sitôt après l’apparition d’« Un coup de dés », m’aide-t-elle à
croire, un peu de mysticisme aidant, que ce dernier poème est vraiment un des points extrêmes
où se soit aventuré l’esprit humain379.

375
OC, t. I, p. 816.
376
Gide, « Verlaine et Mallarmé », op. cit., p. 506.
377
Ibidem.
378
Mallarmé, lettre à Gide du 14 mai 1897, OC, t. I, p. 816.

94
Il existe ainsi une conjonction suprême entre ce poème singulier et son surgissement singulier,
inséparable de la mort du poète, idée déjà rencontrée chez Thibaudet, et que l’on retrouvera
chez de nombreux commentateurs. L’apparition du Coup de dés se tient dans l’ombre projetée
par la disparition du Maître, autorisant ainsi toutes les interprétations finalistes, extrémistes,
voire catastrophistes.
Notons que Gide évoquera à nouveau brièvement le Coup de dés en 1921, dans son
« Billet à Angèle » consacré à Proust :
Vous m’avez dit que souvent la longueur des phrases de Proust vous exténue. Mais attendez
seulement mon retour et je vous lis ces interminables phrases à haute voix : comme aussitôt tout
s’organise ! comme les plans s’étagent ! comme s’approfondit le passage de la pensée !…
J’imagine une page de Guermantes imprimée à la manière du Coup de dés de Mallarmé ; ma
voix donne aux mots-soutiens leur relief ; j’orchestre à ma façon les incidentes, je les nuance,
tempérant ou précipitant mon débit (…)380.

On retrouve ici comme un décalque des mots de Mallarmé décrivant son dispositif
typographique dans « l’Observation » de 1897 : « l’avantage , si j’ai le droit à dire, littéraire,
de cette distance copiée qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots entre eux,
semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement, le scandant, l’intimant même selon une
vision simultanée de la Page381 ». Gide met ainsi en évidence la dimension analytique de la
spatialisation de la phrase, qui livre au regard les différents niveaux syntaxiques, facilitant la
lecture. Le Coup de dés se comprend de fait comme un véritable théâtre de la phrase. Cette
idée, déjà rencontrée, mutatis mutandis, chez Mauclair en 1897 (« il n’y a qu’à voir »), se
retrouvera chez Camille Soula en 1931.

f) L’édition du Coup de dés de 1914


Le complément obligé de l’exégèse de Thibaudet sera l’édition des Poésies proposée par
la même NRF en janvier 1913. L’œuvre de Mallarmé, comme l’écrit Auguste Anglès, est « en
passe de franchir les cercles de l’ésotérisme pour être divulguée aux gentils382 », ce que
confirme cette phrase de Jacques Rivière : « on sent que le Mallarmé va très bien se
vendre383 ».
C’est dans ce contexte que va naître le projet d’une édition du Coup de dés. Le maillon de
cette chaîne qui va de la Phalange à la NRF se nomme Albert Thibaudet, comme on l’a vu

379
Gide, « Verlaine et Mallarmé », op. cit., p. 507.
380
Gide, « Billet à Angèle », La NRF, mai 1921, repris dans Essais critiques, op. cit., p. 291.
381
OC, t. I, p. 391.
382
A. Anglès, André Gide et le premier groupe de la Nouvelle Revue Française. L’âge critique (1911-1912), op.
cit., p. 368.
383
J. Rivière, lettre à Gide du 15 janvier 1913, Andre Gide, Jacques Rivière. Correspondance (1909-1925), éd.
P. de Gaulmyn, Gallimard, 1998, p. 355.

95
supra, qui déclenche tout à la fois un mouvement éditorial et un travail de relecture. Le
chapitre de La Poésie de Stéphane Mallarmé consacré au Coup de dés débutait en 1912 par
des considérations relatives à l’existence matérielle du poème, qui ont logiquement disparu de
la version de 1926 : « traiter de cette œuvre de Mallarmé, la dernière, est délicat. Elle n’existe
pas en librairie : on ne la trouve que dans un ancien numéro d’une revue disparue [note :
Cosmopolis, mai 1897]384 ». Cette remarque ne fut pas sans conséquence. C’est en effet après
avoir lu ce Mallarmé que Claudel émit le souhait d’une publication du poème de Cosmopolis,
comme en témoigne cette lettre à Gide du 27 janvier 1913 :
Son livre m’explique ce mot que Mallarmé a dit à l’un de nous : « Je suis un désespéré ». Car au
fond Mallarmé était un mystique, il est resté prisonnier de cette vitre froide et nue qu’il n’a
jamais pu rompre. – Pourquoi la NRF n’imprimerait-elle pas Un Coup de dés jamais n’abolira le
Hasard ? Vous savez que j’en possède une épreuve (que j’ai donnée à Berthelot, avec la lettre
d’envoi, pour éviter tout risque qu’elle s’égare)385.

De même, l’idée qu’une édition du Coup de dés s’imposait plus que jamais fut aussi formulée
par Gide dans sa conférence du Vieux-Colombier, quelques mois plus tard, en novembre
1913. Il terminait sa présentation du poème en ces termes :
D’après les épreuves laissées par Mallarmé et d’après ses intentions précises, la NRF espère
pouvoir bientôt permettre au public de connaître Un Coup de dés autrement que par ouï-dire
ou que par l’interprétation réduite et un peu contrefaite de Cosmopolis386.

Le poème, nouvellement interprété, paraîtra effectivement en juillet 1914387. Nous avons


trouvé deux annonces de sa parution en août, l’une dans le Mercure de France388, l’autre,
prévisible, dans la NRF389.
Mais les « intentions précises » ne seront pas complètement respectées malgré tout.
Comme le souligne Bertrand Marchal, le texte verra le jour « sans les illustrations de Redon,
et dans un caractère tout différent du Didot originel, ajoutant en outre une couverture et la
préface de Cosmopolis390 ». Ajoutons que le gendre de Mallarmé rédigea aussi un court texte
explicatif391, spécifiant qu’une partie de cette préface se justifiait par la parution du poème
dans un périodique, mais qu’elle lui avait paru malgré tout « d’un intérêt assez général, et
assez significative de la pensée de l’auteur pour être reproduite ici, en tête de l’édition

384
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, NRF, 1912, p. 338.
385
Claudel, lettre à Gide du 27 janvier 1913, Paul Claudel et André Gide. Correspondance (1899-1926), préface
et notes par R. Malet, Gallimard, 1949, p. 209.
386
Gide, « Verlaine et Mallarmé », Essais critiques, op. cit., p. 507.
387
Pour être tout à fait précis, la Bibliographie de la France recense sa parution le 21 juillet (Bibliographie de la
France. Journal général de l’imprimerie et de la librairie, n° 38, 18 septembre 1914, p. 596).
388
« Publications récentes », Mercure de France, 1er août 1914, p. 648.
389
« Dernières publications », NRF, 1er août 1914, [n. p.]
390
B. Marchal, OC, t. I, p. 1320.
391
B. Marchal, dans son édition critique du poème, s’en tient au Coup de dés strictement mallarméen, et ne
donne donc pas ce texte.

96
définitive ». Le docteur Bonniot soulignait en outre la principale différence qui à ses yeux
existait entre la version de 1897 et celle qui aurait dû voir le jour en volume :
L’innovation principale établie par lui dans ce dernier « état » de son œuvre, pour reprendre le
terme dont il se servit, nous semble consister en ceci qu’il n’existe pas de page recto ou verso,
mais que la lecture se fait sur les deux pages à la fois, en tenant compte simplement de la descente
ordinaire des lignes392.

L’éditeur précise ainsi le sens de la lecture, détail qui a son importance dans le cas d’une
œuvre aussi déconcertante que le Coup de dés. Cette « note » clarificatrice sert de
propédeutique à l’entrée dans ce nouvel espace poétique, ce qui, en 1914, était loin d’être
superflu. Soulignons que Bonniot, à la différence d’un Valéry en 1900, qui jugeait l’œuvre
définitivement perdue sans le recours à la forme typographique originelle, estime que cette
leçon vaut comme édition « définitive », alors que la fidélité au projet Mallarmé-Didot-
Vollard n’est que partielle.
Quoi qu’il en soit, cette édition, si elle ne satisfait qu’imparfaitement les volontés initiales,
répond bien aux volontés de Gide et de la NRF, qui sont à la fois d’ordre philologique et
pratique : corriger la version très imparfaite de 1897, et rendre accessible un texte devenu
introuvable.

g) La réception de 1914
Ce fut à nouveau un quasi silence qui entoura la réapparition du Coup de dés. Inutile de
préciser que la date de juillet 1914, dans un contexte de mobilisation générale, fut peu propice
à l’accueil d’un poème. Les circonstances, éternelles, comme en 1897, jouèrent contre le
Coup de dés… Il existe malgré tout à cette date quelques tribunes se faisant l’écho de la vie
littéraire. Mais si l’on parle d’innovation en matière de poésie française, c’est vers
Apollinaire, le poète vivant, que l’on se tourne. Toute l’encre disponible en cet été 1914 sera
destinée aux « idéogrammes lyriques », comme nous allons le montrer plus bas. Pour ce qui
est de l’étranger, il faut noter que l’Italie littéraire, marquée par le futurisme triomphant, fait
une place, petite mais très significative, à la parution du poème.
Malgré tout, nos recherches nous ont permis de découvrir trois recensions de cette
publication, deux françaises, une italienne. La première, assez intéressante, est due à André
Billy, qui signait alors ses pages du pseudonyme de « Jean de l’Escritoire ». Voici ce qu’il
écrivait dans la rubrique « La Gazette des Lettres » de Paris-Midi ; nous reproduisons ici
l’intégralité de son article :

392
« Note de l’éditeur », in Mallarmé, Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, NRF, 1914, n. p.

97
La matinée d’hier a été marquée par deux faits également singuliers : à dix heures le ciel est
devenu noir, une brume épaisse s’est étendue sur Paris, et j’ai dû, comme tout le monde, faire de la
lumière pour y voir. Au plus fort de ce phénomène météorologique s’est produit l’autre
événement : j’ai reçu le poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, que vient
de publier en volume la Nouvelle Revue Française. Quoique je me défendisse là contre, un rapport
s’établit dans mon esprit entre l’obscurcissement de la voûte céleste et l’œuvre sublime, absurde,
infiniment respectable et désolante de Mallarmé. Je m’étendis sur mon divan, approchai la lampe
et ouvris la majestueuse plaquette. La pluie tombait avec assurance, et comme par l’effet d’une
vieille habitude. C’était, eût-on dit, la fin du monde.
Je lus : [il cite le début de la préface de l’édition Cosmopolis, jusqu’à « disperse »]
Je relus deux ou trois fois, puis finis par comprendre, et poursuivant ma lecture, j’en arrivai à
ces mots : [il cite la fin de la préface, de « aujourd’hui » jusqu’à « poème en prose »]
« Rien ou presque un art… » Quel art, précisément sinon celui de faire servir la typographie,
de l’asservir aux intentions les plus secrètes du verbe, de l’affranchir, elle aussi, après la prosodie,
pour la mieux plier à des exigences nouvelles ? Quel art sinon de créer, pour la poésie, des
conventions typographiques particulières, où le « blanc » interviendrait comme un élément de
première importance, avec toute la liberté de s’étaler en hauteur, en largeur, de s’introduire entre
les mots d’une même phrase pour signifier, pour suggérer des silences, des repos, des extases ?
Les recherches de Mallarmé devaient le conduire à cet aboutissement : créer un « art », la mort
l’en empêcha.
D’un coup brusque, elle arrêta cet esprit qui s’égarait.
L’édition de Un coup de dés… provoquera sans doute de l’admiration dans le clan des petits
constructeurs de mécaniques littéraires. Tous, pris d’émulation, vont tenter un suprême effort, pour
faire marcher leurs appareils. Préparons-nous à saluer quelques culbutes393.

Comme en 1897 avec l’article de Lapauze, l’ironie domine, même si Billy concède à ce
poème une dimension sublime, quoique le sublime en question soit celui qui accompagne les
désastres grandioses. L’œuvre qui déconcerte suscite alors des qualificatifs contradictoires,
affole la boussole du jugement. On retrouve ainsi certaines constantes du discours défavorable
tenu sur le poème par quelques Mardistes : téléologie qui amène à saisir le texte à partir de la
mort de son auteur ; œuvre-symptôme qui signe la dégénérescence sénile d’un poète tombé
dans une impasse formaliste ; virtuosité futile qui prend ici les accents de l’acrobatie propre
aux premiers essais de l’histoire de l’aéroplane. Mais la mauvaise foi culmine quand on
découvre que l’article soi-disant relatif au Coup de dés ne parle pas du Coup de dés. Billy ne
semble pas en effet avoir daigné lire au-delà de la préface, qui accapare seule toute son
attention, et semble ici se confondre avec le poème tout entier… Le texte se voit réduit à son
paratexte. L’œuvre, de nouveau, ne saurait être lue : elle est une visibilité opaque et confuse -
du noir et du blanc dispersés sur la page - qui reste en deçà de toute lisibilité, et ce malgré le
premier effort d’exégèse proposé par Thibaudet. Pouvait-il en être autrement à cette date ?
Cependant, comme nous le verrons plus loin394, il n’est pas exclu que Billy ait
stratégiquement ridiculisé cette tentative, pour ne pas faire ombrage aux premiers
calligrammes de son ami.
393
J. de l’Escritoire, « Un Coup de dés… », Paris-Midi, 23 juillet 1914.
394
Voir plus loin « Apollinaire devant le Coup de dés ».

98
Il faudrait en outre souligner l’intérêt d’un jugement qui relève à juste titre l’expression
« presqu’un art », même si cet essai avorté relève au yeux du critique d’une recherche vaine et
gratuite. Billy a bien vu que cette œuvre expérimentale débordait le seul cadre de la littérature
en renouvelant le statut de la typographie. Celle-ci quittait son simple rôle d’instrument ou de
support impersonnel et inexpressif pour exister pleinement en tant que matériau signifiant. A
côté du vers libre, Mallarmé aurait été sur le point de donner le jour à un art nouveau, quelque
chose comme une typographie libre : le futurisme n’est pas loin…
Par ailleurs, nous avons exhumé une seconde recension, tout aussi hostile. La rubrique
« Les lettres » du Gil Blas datée du 27 juillet offre un bref commentaire de cette nouvelle
version du poème de 1897. Voici le passage le plus significatif de ce texte, non signé :
Trop de voiles
Sous un format hyperbolique, des zélateurs de Stéphane Mallarmé éditent aujourd’hui un très
court poème de cet Homère occulte. Le titre, par contre, manque de brièveté. Le voici dans sa
disposition typographique :

Un coup de dés
Jamais n’abolira
Le Hasard

A en juger par la seule majesté de l’in-quarto maxima et par la disposition sibylline des vers
déchiquetés et des mots suspendus, quatre à la page, comme des trophées, il est évident qu’il
s’agit d’un culte. Ce n’est pas un livre, mais un missel. C’est même le seul point sur lequel on
puisse s’entendre (…)395.

Suivait un morceau rhétorique pourfendant l’hermétisme poétique, vantant le génie français


de la clarté (« ce qui n’est pas clair n’est pas français »), rappelant l’impérieuse nécessité de
l’intelligibilité en art (« aimer, c’est comprendre »), et s’autorisant de celui qui avait déjà
attaqué Mallarmé de son vivant (« mon maître Anatole France »). Nous retrouvons donc ici la
ligne conservatrice qui caractérisait tout un pan de la réception des poèmes mallarméens aux
grandes heures de la « mêlée symboliste ». L’horizon d’attente de cette critique ne perçoit pas
un vers spatialisé, lisible à partir des expériences toutes récentes des futuristes ou d’un
Apollinaire – il est bien trop tôt pour faire une telle lecture – mais un vers détruit ; quant à la
volonté d’éditer un tel texte dans un tel format, celle-ci relève d’un pur et simple fétichisme
suranné : le chroniqueur du Gil Blas rabat le Coup de dés sur un mallarmisme attardé,
concession faite à la mémoire d’un Maître disparu. Un tel poème appartient décidément au
seul (stupide) XIXe siècle…
Concernant l’identité de l’auteur de cet éreintement, nous pouvons émettre l’hypothèse
qu’il s’agisse d’André Salmon. En effet, cette rubrique littéraire, les jours précédents,

395
« Les Lettres », Gil Blas, 27 juillet 1914.

99
comporte les signature suivantes : « J.J.B. » et / ou « Les Uns ». Or, nous savons par Léon
Somville que ce dernier masque cache André Salmon, ami d’Apollinaire396. De plus, dans ces
Souvenirs sans fin publiés entre 1955 et 1961, Salmon, qui évoque occasionnellement celui
qu’il nomme « le Cygne de la rue de Rome397 », mentionne en une phrase allusive le Coup de
dés. Il s’agit d’un passage dans lequel il transcrit une vision de cauchemar associée à
l’impuissance artistique de son ami André Favouy, traversée par le spectre burlesque du
dernier Mallarmé, devenu apprenti sorcier et poète sénile :
(…) un Hugo ne parvenant même plus à nombrer sur ses doigts les syllabes de la Fin de Satan. Un
Mallarmé possédé, à 4 pattes sur le tapis usé par les semelles des familiers du mardi et courant
après des ombres de dés perdus en tendant une apparence de cornet ainsi qu’une éprouvette398.

On retrouve ici quelque chose du jugement négatif du Gil Blas ; le poème fétichisé prend
alors l’allure d’une expérimentation chimérique, folle et absurde. Dans les deux cas, le Coup
de dés a quelque chose de suranné : Mallarmé, aliéné, n’était plus lui-même.
Enfin, la revue florentine La Voce, admiratrice fervente de Mallarmé, tribune gagnée aux
idées futuristes comme nous le verrons plus bas, ne manque pas de mentionner la publication
du Coup de dés, à travers ce court texte, non signé :
Stéphane Mallarmé, Un Coup de Dés jamais n’abolira le hasard
[Edition en grand in folio. Reproduction du dernier et fameux poème de Mallarmé dans lequel
apparaît la première tentative de cette révolution typographique voulue par le futurisme. L’idée
poétique, loin de se contenter des mots et leur disposition rythmique, exige une accentuation
typographique particulière .] 399

Notons que la revue parle du caractère « fameux » du poème, ce qui semble assez
extraordinaire compte tenu de la date. Sur quelles bases se fonde-t-elle pour avancer cela ?
Par ailleurs, un rapprochement généalogique est opéré avec les mots en liberté futuristes, ce
qui ne va pas de soi à l’époque, comme nous allons le voir plus loin.
Au regard de ces trois appréciations, il est frappant de constater que le seul écho favorable
de cette parution vienne de l’Italie futuriste. En 1914, deux ans après l’invention
marinettienne du concept de « mots en liberté », le seul cadre d’intelligibilité vient de
l’horizon moderniste. Mais curieusement, ce cadre qui existe en France à partir des recherches
de l’unanimisme, du dramatisme et du cubisme en particulier, lorsque commence à souffler

396
Voir L. Somville, Les Devanciers du surréalisme. Les groupes d’avant-garde et le mouvement poétique
(1912-1925), Genève, Droz, 1971, p. 133.
397
A. Salmon, Souvenirs sans fin, op. cit., p. 985.
398
Ibid., p. 1024.
399
« Conseils de lecture », La Voce, 28 août 1914, p. 28. Nous traduisons. Nous devons cette référence,
mentionnée mais non citée, à P. Bergman, « Modernolatria » et « simultanéità ». Recherches sur deux tendances
de l’avant-garde littéraire en Italie et en France à la veille de la Première Guerre mondiale, Uppsala,
Appelbergs Boktryckeri, 1962, p. 237.

100
« l’esprit nouveau », ne suffit pas à donner au Coup de dés une existence pleine et entière,
exposée au grand jour. Nous verrons que c’est dans la structuration du champ littéraire lui-
même qu’il faudra chercher les causes de ce qui doit être identifié comme une véritable
entreprise d’occultation.
Cette nouvelle discrétion française dans l’accueil du texte fut soulignée par Edmond
Bonniot dans une lettre inédite à Valéry de mai 1915 :
Comme vous parlez bien cher ami, avec justesse et à propos du Coup de dés (sic). Figurez-vous
qu’il nous vient ici de temps à autre un argus : car je m’étais abonné quelque part comme le 29
juillet ! Pour entendre ce qui se disait du Coup de dés et voici que le cher nom nous vient ici
parfois prononcé… en Italie … à Bucharest (sic) etc… Sans allusion spéciale du reste à cet
ouvrage. Cela prend une ampleur assez ironique. Mais entre autre il nous en vint un paru dans la
Guerre sociale (sic) du 12 octobre 1914 intitulé « Réminiscence » et signé A. L. ; d’après la teneur
cela doit être un M. Lichtenberger qui fut secrétaire de Cosmopolis (sic) et à qui les fantaisies de
la censure ont fait penser comme vous aux blancs du Poème400.

C’est l’étranger qui s’intéresse davantage au Coup de dés, selon une tendance qui se
poursuivra encore longtemps après 1914. Notons que ce témoignage atteste le regain d’intérêt
de Valéry pour le poème à cette date, bien avant son intervention de 1920, lors de la
polémique des Marges. Mais de quelle « parole » s’agit-il ici ? Bonniot fait-il allusion à une
conversation commune, ou bien à une lettre ?
L’article de Lichtenberger a déjà été évoqué plus haut, à propos de la réception immédiate
du printemps 1897, à l’époque de l’entrée de Mallarmé à Cosmopolis. Publié dans le
quotidien La Guerre Sociale, cet article-témoignage compense, en France, la froideur du
nouvel accueil fait au Coup de dés. Ecrit sur le mode du souvenir mi-attendri, mi-amusé (le
« précieux artiste », le « doux poète », « candide »), son mérite consiste en particulier à
informer brièvement les lecteurs de 1914 de l’étrangeté formelle du poème, sans que
Lichtenberger fasse pour autant un rapprochement avec la poésie contemporaine :
« L’inspiration en était admirable. Mais un peu déconcertante en était la réalisation. Sur une
page blanche s’éparpillaient des phrases disjointes, en lignes inégales, dissymétriques et
composées de sept sortes de caractères401 ». Notons que Lichtenberger, qui se donne la peine
de le décrire ainsi, doit le considérer comme largement méconnu, voire inconnu, du public. En
revanche, ironie de l’histoire, c’est la Grande Guerre qui lui arrache en quelque sorte ces
souvenirs de 1897, à cause de la censure, comme le signale Bonniot : « chaque fois
qu’ouvrant la Guerre Sociale ou quelque autre feuille (car le traitement ne lui est pas
particulier) je lui trouve l’aspect un peu déconcertant du poème de Mallarmé402 ». Ainsi, le

400
Ed. Bonniot, lettre à Valéry du 13 mai 1915, B.N. F., Département des Manuscrits, NAF 19166.
401
A. Lichtenberger, « Réminiscence », art. cit.
402
Ibidem.

101
contexte si particulier de l’été 1914 n’a pas forcément joué contre le poème et sa diffusion. Il
est possible de revenir à ce poème spatialisé, troué de blancs, par des chemins de traverse
assez imprévisibles.
Pour compléter ce panorama, il faudrait ajouter un passage d’une lettre de Valéry à
Fontainas de 1915 justement, qui semble attester que l’édition de la NRF avait bel et bien
donné au poème, pour certains lecteurs, une nouvelle forme d’actualité. Comme au printemps
1897, le Coup de dés, mêlé à des souvenirs hérodiadéens, stimule le pastiche privé :
Revenons à nos lacunes.
Oui. Tout le monde s’y mire plus ou moins
dans cet argenté miroir et s’y voit nu ;
seuls les fabricants de
galettes beaucoup
n’abolira
la dèche403.

Ce retour de Valéry au Coup de dés transparaît aussi dans une lettre envoyée par Bonniot à
cette époque : « comme vous parlez, cher ami, avec justesse et à propos du Coup de dés404 ».
Cette parole ne semble pas avoir laissé d’autres traces. Il doit s’agir ici de conversations.
Notons cependant que Valéry commente le poème bien avant sa célèbre lettre au Directeur
des Marges, arrachée en 1920.
Quoi qu’il en soit, comme en 1897, cette réapparition du Coup de dés ne fit pas grand bruit.
Le musicologue Adolphe Boschot la présentera en 1923 comme une « édition peu
connue405 ».

2) Le Coup de dés et les avant-gardes historiques (1912-1931)

L’histoire littéraire véhicule une doxa, celle d’une filiation entre le Coup de dés et les
recherches formelles des premières avant-gardes. Nous souhaitons préciser ici cette doxa à
partir d’une exploration documentaire se voulant la plus systématique possible, ce qui n’a pas
vraiment été fait jusqu’à présent. Nous entendons alors fournir un relevé archéologique des
références positives au Coup de dés entre futurisme et surréalisme. Puis, dans un second
temps, nous tenterons de préciser cette filiation en la considérant cette fois sous l’angle d’une

403
Valéry, lettre à Fontainas du 19 juin 1915, Paul Valéry-André Fontainas, Correspondance (1893-1945),
op. cit., p. 205.
404
Ed. Bonniot, lettre à Valéry du 13 mai 1915, B.N.F., Département des Manuscrits, NAF 19166.
405
A. Boschot, « Le wagnérisme de Stéphane Mallarmé », L’Echo de Paris, 4 octobre 1923, p. 4.

102
modélisation typologique des formes, objet de notre deuxième partie406, mais aussi point-
limite de cette étude de réception.
Comme nous l’avons vu précédemment, le Coup de dés réapparaît dans le monde littéraire
et artistique à partir de l’année 1912. C’est la raison pour laquelle ce parcours des avant-
gardes historiques commencera par le futurisme, qui connaît son apogée à cette date.

a) Futurisme italien

Comme tous ceux de sa génération, Marinetti se pose en s’opposant au symbolisme. Le


futurisme, on ne l’a sans doute pas assez affirmé, appartient aussi à ce mouvement de
contestation de la sensibilité littéraire dominante autour de 1880-1890. Si elle se définit en un
mot comme une anti-tradition absolue, cette avant-garde portée par une logique du contre
bien connue (anti-passéisme, anti-académisme, anti-pessimisme, anti-féminisme, anti-
pacifisme…), se présente, au plan littéraire, comme un anti-symbolisme, doublé d’ailleurs
d’un anti-romantisme qui fait finalement du XIXe siècle dans son ensemble un vaste
repoussoir. Mais ce refus des valeurs symbolistes a été précédé par une imprégnation de ces
mêmes valeurs. Marinetti ne fit que brûler ce qu’il avait adoré ; le biblioclaste natif
d’Alexandrie incendia des livres qu’il avait lus avec passion.
En effet, comme le rappelle Giovanni Lista dans sa biographie, Marinetti, bilingue, élevé
dans l’amour de la culture française par une mère qui lui lit Baudelaire en français, achevant
son baccalauréat à Paris en 1894 par un séjour de plusieurs mois dans la capitale, doit toute sa
formation littéraire au symbolisme comme à l’esprit décadent, dont on trouve des traces très
nettes dans ses premières œuvres, La Conquêtes des étoiles (1902), Destruction (1904), et La
Ville charnelle (1905)407. Notons que Marinetti fait ses premières armes dans l’Anthologie-
Revue, tribune milanaise marquée par le dernier symbolisme français qu’elle introduit en
Italie, dans le sillage des études de Pica. C’est grâce à cette revue qu’il entre en contact avec
Gustave Kahn, qui l’introduit dans les cénacles parisiens. Dès lors, autour de 1900, Marinetti
collabore aux grandes revues parisiennes qui ont marqué l’âge d’or du symbolisme, La Plume,
La Revue Blanche, L’Ermitage, La Vogue ; il entretient des « rapports suivis408 » avec Kahn,
Jarry, Fort, comme avec Mendès et la mécène Ernesta Stern ; il est correspondant du Gil Blas
pour sa rubrique théâtrale italienne. D’autre part, on sait aussi qu’il a animé des conférences

406
Voir « La création littéraire : les reprises formelles ».
407
Voir G. Lista, « Le poète symboliste », Marinetti. L’anarchiste du futurisme, Séguier, 1995, p. 23-39.
408
G. Lista, in Marinetti, Manifestes du futurisme, Séguier, 1996, p. 9.

103
de « Poésie française contemporaine » à Milan et à Rome en 1902, qui l’ont conduit à
présenter cette modernité littéraire à ses compatriotes. Enfin, Poesia créée en 1905, revue de
création et non de critique, véritable laboratoire du futurisme409, chercha à promouvoir la
modernité symboliste, en valorisant en particulier la forme du vers libre. Parmi les
collaborateurs de Poesia figurent des adeptes du groupe de Mallarmé, et d’anciens
représentants du symbolisme : Mauclair, Kahn, Mockel, Fort, Verhaeren, Vielé-Griffin.
Marinetti sera fier de publier un billet de Claudel le saluant comme « l’égal de nos meilleurs
poètes contemporains410 ». Mais la revue, que nous avons dépouillée, à la différence de La
Phalange ou de Vers et Prose à la même époque, ne donne pas du tout dans le mallarmisme.
Il ne sera fait aucune mention du Coup de dés.
C’est donc dans cette filiation originaire avec le symbolisme français qu’il faut aborder la
question du lien entre futurisme et Coup de dés. Comme l’écrit Giovanni Lista, Marinetti, qui
a 33 ans lorsqu’il lance son manifeste au visage des lecteurs du Figaro, présente une œuvre au
final « installée entre deux cultures411 », qui s’enracine pour partie dans la culture fin-de-
siècle marquée, entre autres choses, par le verslibrisme, l’anarchisme, l’esprit fumiste, autant
de ferments décisifs pour l’émergence de l’esthétique futuriste, et qui, pour partie, jette les
bases de cette culture avant-gardiste frappée du sceau de la tabula rasa et de l’innovation
provocante, ouvrant ainsi la voie au dadaïsme et au surréalisme.
Cependant, une fois rappelé ce lien historique très fort avec le symbolisme, l’équivoque
demeure, ce que révèle en particulier le dialogue avec l’œuvre de Mallarmé. En outre, la
figure voyante du chef du mouvement ne doit pas fausser le regard sur un groupe plus ou
moins homogène, fait de tensions et de divergences. Nous allons voir qu’il faudra alors bien
distinguer, comme le font certains historiens du mouvement, après les futuristes eux-mêmes à
partir de 1915, le futurisme du marinettisme.

1. Marinetti lecteur de Mallarmé : du modèle au repoussoir


La rapport de Marinetti à l’œuvre de Mallarmé, marqué au coin de l’anti-tradition, peut
sembler très simple, si l’on s’en tient à sa déclaration de 1911 concernant l’héritage symbolo-
décadent, désormais caduque :

409
Voir G. Lista, « la revue Poesia », Marinetti. L’anarchiste du futurisme, op. cit., p. 53-60. Marinetti y publie
en effet des textes comme « A l’automobile » (août 1905), ou « Eloge de la dynamite » (1906).
410
Poesia, 9, octobre 1905.
411
Ibid., p. 10.

104
Nous haïssons aujourd’hui, après les avoir immensément aimés, nos glorieux pères
intellectuels : les grands génies symbolistes E. Poe, Baudelaire, Mallarmé et Verlaine. Nous
leur en voulons aujourd’hui d’avoir nagé dans le fleuve du temps en tenant continuellement la
tête tournée en arrière vers la lointaine source bleue du Passé, vers le ciel antérieur où fleurit
la Beauté412.

Au vu de cette citation extraite du poème Les Fenêtres, c’est Mallarmé qui concentre tout ce
qui doit faire l’objet de la table rase413. Mais il n’en fut pas toujours ainsi. Il existe en effet un
témoignage de cet amour immense qui allait tout particulièrement, en 1902, vers l’auteur des
Poésies et de Divagations ; à cette date en effet, la revue L’Ermitage organisa une enquête qui
posait à deux cents écrivains cette question : « quel est votre poète ? », en sachant que la
réponse ne devait pas convoquer des auteurs vivants. Voici ce que répondit Marinetti :
J’aime entre tous le poète
STEPHANE MALLARME
parce que méprisant tout ce qu’il se prouva facile (sic) en des poèmes tels que « Les fenêtres »
et « Apparition », il rêva de créer une symphonie poétique aussi définitive et magique que
celle exécutée par Richard Wagner, en musique414.

Alors que la majorité des réponses donne les noms de Hugo ou de Baudelaire, Marinetti
évoque Mallarmé, et fait assez rare, le dernier Mallarmé, non pas l’auteur des poèmes parus
dans le Parnasse contemporain, le plus souvent retenus et cités, mais celui qui tenta de
« reprendre à la musique son bien ». Un tel choix peut déjà expliquer le reniement ultérieur
d’un certain Mallarmé, celui justement de l’époque des Fenêtres. Autre fait remarquable,
Marinetti revendique cet héritage à une époque de réaction anti-symboliste, marquée par un
recul de l’aura mallarméenne. Enfin, la mention de ce rêve symphonique n’est pas sans
évoquer implicitement la « préface » du Coup de dés : Marinetti a-t-il cette œuvre à l’esprit à
cette date ? S’il semble peu probable qu’il ait connu le texte à sa parution – il se trouvait alors
à Gênes à la Faculté de Droit – il n’est pas exclu que ses rapports suivis avec Kahn, qui fut
pour Marinetti, selon le mot de Giovanni Lista, « le véritable maître à penser lors de ses
années symbolistes415 », l’aient informé de l’existence de ce poème, qui sera évoqué à deux
reprises, comme on l’a vu416, par l’auteur des Palais nomades, dès 1901, dans La Revue
Blanche. Mais cette éventuelle connaissance du texte dès les années 1900 restera de toute
façon en réserve jusqu’à l’invention du concept de « mots en liberté » en 1912. C’est donc ce

412
Marinetti, Le Futurisme, Sansot, 1911, p. 82-83.
413
Précisons que le rejet de cette poésie n’est pas partagé par tous les futuristes ; ainsi Corra salue « la fameuse
et merveilleuse poésie de Stéphane Mallarmé intitulée Les Fleurs », in « Cinéma abstrait – Musique
chromatique » (1912), cité dans G. Lista, Futurisme, Manifestes, documents, proclamations, L’Age d’Homme,
1973, p. 296.
414
Marinetti, réponse à l’enquête « Quel est votre poète ? », L’Ermitage, 1er semestre 1902, p.121. Nous devons
cette référence à G. Lista, Marinetti. L’anarchiste du futurisme, op. cit., p. 25.
415
G. Lista, Le Livre futuriste. De la libération du mot au poème tactile, Editions Panini, 1984, p. 7.
416
Voir notre partie « La disparition ».

105
goût très prononcé pour l’œuvre de Mallarmé qui conduira Marinetti en 1916, par delà les
proclamations stratégiques et polémiques, à proposer une traduction du poète français417. Mais
il ne s’agira pas de traduire le Coup de dés, un autre poète italien s’en chargera…
Marinetti, coupant court avec le symbolisme, retient malgré tout en 1911 quelques noms,
qui constituent un petit groupe de devanciers ou de précurseurs (Kahn, Verhaeren, Zola,
Whitman, Rosny aîné, Paul Adam), ayant anticipé sur l’esprit futuriste par leur dévotion au
vers libre, ou leur culte de la machine418. La question du vers libre nous conduit tout droit au
Coup de dés.

2. La place du Coup de dés dans la « révolution typographique » futuriste


Le premier futurisme, entre 1909 et 1912, s’empare du vers libre, qui constitue à ses yeux
la forme poétique la plus adaptée à l’expression de la vie moderne. Marinetti choisit le vers
libre dès 1898, avec les Vieux marins, sous l’influence de Kahn et de ses Premiers Poèmes
(1897), si l’on en croit Giovanni Lista419. En 1905, la revue Poesia effectua sa fameuse
« Enquête internationale sur le vers libre420 », qui cherchait à introduire cette forme en Italie,
tout en dégageant les leçons de cette profonde mutation. Les réponses à cette enquête421, qui
remplirent plusieurs numéros, ne firent pas cas du Coup de dés. On note cependant cette
formule de Jules Bois, qui vise peut-être le Coup de dés, mais que certaines phrases de Crise
de vers peuvent très bien expliquer aussi : « M. Robert de Souza qui pour le défendre dépense
aujourd’hui encore son zèle, sa science et son talent, me paraît dupe, comme Stéphane
Mallarmé, et à certains moments Verlaine, d’une regrettable confusion entre les arts422 ».
En 1910 encore, dans le « Manifeste des auteurs dramatiques futuristes », texte appelant à
une révolution profonde de la scène, Marinetti écrit que « l’écrivain futuriste se servira du
vers libre423 ». Au nom de la recherche de « l’ivresse » et de la « synthèse », brisant la
régularité prosodique, l’auteur moderne emploiera cette « mouvante orchestration d’image et
de sons ». De même, en 1911, on retrouve la célébration de cette forme perçue comme
dynamique par excellence, mise au service de cette nouvelle esthétique de la vitesse prônée
par le manifeste de 1909 : Marinetti fait l’éloge du vers libre « mobile et changeant424 »,

417
Mallarmé, Versi et Prose, Instituto Editoriale Italiano, Milan, 1916, trad. Marinetti.
418
Voir Marinetti, Le Futurisme, op. cit., p. 89.
419
G. Lista, Marinetti. L’anarchiste du futurisme, op. cit., p. 128.
420
Poesia, 9, octobre 1905.
421
L’enquête fit peu après l’objet d’une édition en volume : Enquête internationale sur le vers libre et Manifeste
du futurisme, Editions de « Poesia », Milan, 1909.
422
Enquête internationale sur le vers libre et Manifeste du futurisme, op. cit., p. 47.
423
Marinetti, « Manifeste des auteurs dramatiques futuristes » (1910), cité dans G. Lista, Futurisme, op. cit.,
p. 248.
424
Marinetti, Le Futurisme, op. cit., p. 89.

106
inventé par Kahn, glorieux précurseur. Mais d’un poète l’autre, c’est toute l’idéologie du vers
libre qui change. Le discours marinettien sur cette forme, imprégné en particulier d’un
bergsonisme diffus, trait d’époque nouveau, substitue une conception cinétique à une
conception musicale. Cette recherche d’éléments formels dynamiques, poussée à son terme,
finit par remettre en cause le vers-librisme lui-même.
En effet, cette défense et illustration du vers libre cesse tout net en 1912, avec la
publication du Manifeste technique de la littérature futuriste, qui propose pour la première
fois le concept de « mots en liberté » (parole in libertà). A cette date, le futurisme complète
son programme idéologique et esthétique par des positions pleinement littéraires. Marinetti
écrit alors, après avoir appelé à « cracher chaque jour sur l’Autel de l’Art » : « nous entrons
dans les domaines illimités de la libre intuition. Après le vers libre, voici enfin les mots en
liberté425 ». Dans ce texte, Marinetti n’en dit pas plus sur cette forme nouvelle, qui semble ici
naître par dérivation lexicale, à partir de l’idée de « libre intuition ». C’est l’année suivante,
avec « Imagination sans fil et mots en liberté », que le versant théorique se précise. Publié en
juin dans Lacerba dans sa version italienne, ce manifeste ne fait aucune allusion à Mallarmé.
Cependant, en novembre de cette même année 1913426, Lacerba publie un autre manifeste,
rédigé en italien, et non publié en France, déclarant la « mort du vers libre », se présentant
comme un prolongement des deux manifestes littéraires précédents. Il est à regretter que
Giovanni Lista ne mentionne pas ce texte dans son anthologie de 1973, alors qu’il le juge lui-
même « important427 » ; cette omission occulte ce qui nous semble être la seule référence
explicite au Coup de dés sous la plume de Marinetti, qui éclaire le rapport entre ces deux
expériences poético-typographiques428. Ici en effet, il semblerait qu’on puisse trouver une
allusion capitale au poème de 1897 dans la section du texte intitulée « révolution
typographique », réécrite à partir de la version de juin. Marinetti fait de Mallarmé un
repoussoir, sur le plan de la « révolution typographique », ce qui n’était pas le cas dans le
version française du premier état du texte :
Je combats l’esthétique décorative et précieuse de Mallarmé, comme sa recherche du mot rare,
de l’adjectif unique, définitif, élégant, suggestif, exquis. Je ne veux pas suggérer une idée ou une
sensation avec ces délicatesses et ces afféteries passéistes : je veux au contraire les saisir
brutalement et les jeter à la face du lecteur.

425
Marinetti, « Manifeste technique de la littérature futuriste » (1912), cité dans G. Lista, Futurisme, op. cit.,
p. 137.
426
G. Lista donne par erreur à ce texte, mentionné mais non cité, la date de novembre 1915, ibid., p. 147.
427
Ibidem.
428
L’historien du futurisme évoque en revanche plus précisément cet article en 1995 dans son Marinetti, op. cit.,
p. 149. Il cite et traduit le passage relatif à Mallarmé, mais seulement en partie, à partir de « je combats aussi
l’idéal statique… ».

107
Je combats aussi l’idéal statique de Mallarmé, avec cette révolution typographique qui me
permet d’imprimer aux mots (déjà libres, dynamiques et percutants) toutes les vitesses, celles
des astres, des nuages, des aéroplanes, des trains, des vagues, des explosifs, des globules, de
l’écume marine, des molécules et des atomes429.

L’esthétique mallarméenne se voit contestée selon une logique d’inversion des valeurs : la
nomination directe succède à la suggestion, le dynamisme prend le pas sur une œuvre jugée
statique. La rupture est consommée avec un poète qui appartient à une autre époque : le
machinisme opère une sortie en dehors de ce qui est perçu comme de l’esthétisme. C’est donc
au nom de cette poétique de la Force et du Mouvement que l’auteur de Zang repousse le Coup
de dés. La révolution typographique marinettienne, rattachée à l’expression de la vitesse,
qu’elle soit naturelle ou technicienne, se veut d’ordre cinétique. Nous reviendrons sur cet
aspect dans notre deuxième partie.
Marinetti inscrit ainsi le poème mallarméen dans une généalogie négative ou contre-
généalogie, qui place la libération du mot sur le plan de la rupture, et non de la continuité
avec le Coup de dés. Certes, il s’agit de marquer la différence entre deux esthétiques que tout
semble opposer. Mais un tel discours, qui n’est pas sans mauvaise foi, silencieux sur le texte
précisément visé, non nommé et sans doute innommable, accuse le contraste avec
l’expérience mallarméenne, de façon à préserver la dimension « révolutionnaire » d’une
pratique poétique qui se veut la première à user d’encres de couleurs différentes, et de « 20
caractères typographiques distincts430 » sur une même page. Or, ce principe de la variation
typographique, en littérature, vient tout droit du Coup de dés. Situé à une époque de
surenchère avant-gardiste où le parricide symbolique est pratique courante, ce manifeste
masque mal ce qu’il est : un déni d’influence. A partir du moment où le chef de file du
futurisme pose le motlibrisme en s’opposant au Coup de dés, il ne fait que confirmer le rôle
décisif du texte antérieur. D’autre part, l’usage du couple catégoriel statique / dynamique
permet de situer de manière antagoniste les deux expériences, en les réduisant à un
schématisme binaire simple, alors même que la préface de Cosmopolis mettait en avant l’idée
de « mobilité de l’écrit431 ». La traduction du mouvement n’était pas si étrangère à Mallarmé,
mais elle se posait en d’autres termes, et n’avait bien évidemment rien à voir avec la
modernité technique. Enfin, une telle lecture ne fait que projeter une question – l’expression
de la vitesse en littérature – qui ne se posait pas pour Mallarmé ; en important ces catégories

429
Marinetti, « Après le vers libre les mots en liberté », Lacerba, 15 novembre 1913, p. 253. Nous traduisons.
430
Ibid. Nous traduisons
431
OC, t. I, p. 391.

108
modernistes dans un lieu poétique qui leur est étranger, Marinetti invente le Coup de dés dont
il a besoin. Il finit par reprocher au poème de 1897 de ne pas être un objet futuriste.
Dans cette même logique de « l’antitradition », Marinetti convoquera à nouveau en avril
1914 dans Lacerba la phrase-repoussoir extraite des Fenêtres, déjà citée en 1911, pour
continuer à bâtir cette poétique de la machine fondée sur la forme motlibriste : « Ainsi par les
mots en liberté nous substituons au ciel antérieur où fleurit la beauté de Mallarmé la
Splendeur géométrique et mécanique et la Sensibilité numérique432 ». Mais il n’est pas
question ici du Coup de dés.
Au total, s’il est difficile de savoir quand et par quel canal Marinetti a découvert le poème
typographique mallarméen – échanges avec Kahn autour de 1901 ou lecture de Thibaudet en
1912 – il est indéniable que le poème de 1897 servit de contre-pied formel, et cela dès 1913,
soit un an avant sa publication en volume par les soins de la NRF. En revanche, si l’on se
réfère à d’autres futuristes que le seul Marinetti, il est intéressant de noter que la généalogie
des mots en liberté prend une tournure quelque peu différente.

3) L’autre futurisme
Ainsi, en 1914, dans un article donné au Mercure de France qui vise à mieux faire
connaître le futurisme dans le monde des lettres françaises en insistant, par delà polémique et
scandale, sur le caractère constructif du mouvement, Giovanni Papini en vient à évoquer la
création marinettienne :
(…) les mots en liberté sont destinés à prendre la place de toutes les anciennes manières
d’écrire et de versifier. Dans la poésie française nous avons la plus prochaine préparation des
mots en liberté : il me suffit de rappeler les Illuminations de Rimbaud et certaines pages de
Mallarmé. Mais, dans le mot en liberté des futuristes, on a poussé bien plus avant la libération
et la recherche d’effets nouveaux. Cette révolution, devenue consciente, s’est élargie et
consolidée433.

Visé sans être nommé de nouveau, le Coup de dés passe ici pour un texte anticipant sur les
recherches contemporaines. Ainsi, à l’opposé d’un Marinetti qui en faisait un contre-modèle
trois mois plus tôt, l’auteur du Crépuscule des philosophes, collaborateur régulier de La Voce
comme de Lacerba, l’inscrit dans cette ligne novatrice qui mène au mots en liberté, tout en
soulignant les différences entre les recherches. Dans un numéro de Lacerba de septembre
1914, le même Papini rappellera tout ce que le futurisme doit au symbolisme, en citant les
noms de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé et Laforgue434. Ajoutons que cette même

432
Marinetti, « La splendeur géométrique et mécanique et la sensibilité numérique » (mars 1914), cité dans G.
Lista, Futurisme. Manifestes, documents, proclamations, op. cit., p. 152.
433
G. Papini, « Lettres italiennes », Le Mercure de France, 1er février 1914, p. 648.
434
G. Papini, « Ce que nous devons à la France », Lacerba, 1er septembre 1914, p. 250-251.

109
revue propose des traductions des proses de Mallarmé ; Soffici traduit le Démon de
l’analogie435, puis Conflit436. De telles initiatives nuancent considérablement
l’antitraditionnalisme radical prôné sans hésitation aucune par Marinetti en 1911.
En outre, fait décisif pour ce qui nous occupe, la revue La Voce se fait l’écho en août 1914
de la réédition du Coup de dés, comme nous l’avons vu précédemment. Notons que cette
revue, dirigée par Prezzolini, publiant des textes de Gide et de Claudel, compte parmi ses
collaborateurs réguliers Papini et Soffici, liés aussi à Lacerba. La revue salue donc « la
première tentative de cette révolution typographique voulue par le futurisme » ; on lit ensuite :
« l’idée poétique, loin de se contenter des mots et leur disposition rythmique, exige une
accentuation typographique particulière437 ». Empruntée à Marinetti, la formule « révolution
typographique» prend ici un autre visage puisqu’elle se voit associée à un modèle, et non à un
repoussoir. De plus, à la différence de Papini, la rédaction de La Voce choisit de revendiquer
pleinement et explicitement l’héritage du poème mallarméen, qu’on accepte de nommer, en
faisant de l’auteur du Coup de dés une véritable figure d’autorité. La revue florentine souligne
ici la dimension anticipatrice du poème, qui se voit directement rattaché aux recherches
futuristes : on inverse le signe du rapport généalogique qui relie le poème mallarméen aux
mots en liberté. Enfin, on introduit, suivant en cela Marinetti, la notion de poésie
typographique : Mallarmé esthétise la typographie, qui vient ainsi ajouter une nouvelle
dimension au poème, en complément du niveau sémantico-syntaxique, et du niveau
rythmique.
Ce rapport très différent à l’œuvre du Maître de la génération symboliste peut s’expliquer
en partie à cause des dissensions internes au mouvement. Le groupe de Lacerba s’éloigne de
Marinetti. C’est autour de cette année 1914 que se consomme en effet la rupture avec le
« futurisme officiel » marinettien, qui conduit à la distinction opérée par Papini, Soffici et
Palazzeschi entre futurisme et marinettisme. Dans leur article de 1915, ces derniers établissent
des tableaux comparatifs entre les deux tendances ; parmi les « précurseurs » du futurisme,
nous trouvons le nom de Mallarmé affronté à celui de Verhaeren, pris, lui, comme figure
annonciatrice du marinettisme438. A cette date, ceux qui se réclament du futurisme
revendiquent par exemple un « mépris pour le culte du passé », et reprochent au marinettisme
de s’enfermer dans un réducteur « mépris du passé439 ». C’est dans cet espace différentiel que

435
Mallarmé, « Il Demone dell’analogia », trad. Soffici, Lacerba, 1er août 1914.
436
Mallarmé, « Conflitto », trad. Soffici, Lacerba, 20 mars 1915.
437
La Voce, 28 août 1914.
438
Palazzeschi, Papini, Soffici, « Futurisme et marinettisme », Lacerba, 14 février 1915, p. 50.
439
Ibidem.

110
vient se loger selon nous la reconnaissance du Coup de dés perceptible du côté du groupe de
La Voce, qui convoquait le nom de Mallarmé à propos du cubisme dès 1911 comme on va le
voir plus loin, et du côté de Lacerba, qui réintroduit dans ses colonnes de manière patente
l’auteur de Divagations à partir de l’été 1914.
Enfin, c’est dans ce contexte de polémique interne qu’il faut peut-être situer l’apparition
de la première traduction italienne du Coup de dés, publiée en 1920, après l’époque héroïque
du futurisme, certes. Mais on la doit à Enrico Cardile440, poète qui figura un moment du côté
des futuristes, auteur d’un texte polémique dirigé contre Marinetti (Determinazioni, 1914) qui
a servi de matrice théorique à ce mouvement de scission441. Comme le signale Giovanni
Lista442, Cardile après avoir adhéré au futurisme en 1910, refusa en effet par la suite les
innovations motlibristes, en restant fidèle au verslibrisme, dans la tradition de Lucini. Il se
sépara ainsi très vite de Marinetti, qui de son côté avait traduit des poèmes en vers réguliers,
et des poèmes en prose de Mallarmé en 1916, comme on l’a rappelé plus haut. Le choix des
textes traduits n’est pas neutre. D’une certaine manière, le déni d’influence continue par cette
voie. Encore une fois, l’attention explicite portée au poème mallarméen vint de la dissidence
anti-marinettienne. Notons pour conclure cette partie historico-documentaire que si l’on en
croit Carlo Martini443, Marinetti aurait été hostile aux efforts de Bonniot et de la NRF pour
publier le Coup de dés en volume ; cette réimpression, visiblement, avait de quoi gêner le
chantre de l’anti-tradition. Ainsi, on ne saurait se contenter de dire, comme le fait Giovanni
Lista, que le futurisme invente le poème de 1897 ; il tend aussi à l’occulter, pour des raisons
stratégiques évidentes.

b) Entre cubisme et futurisme : le Coup de dés des peintres

Signalons d’emblée que nous sommes particulièrement redevable pour cette partie de
notre travail au catalogue de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Nantes de 2005, fort
bien documenté, que l’on doit à Jean-François Chevrier, assisté d’Elia Pijollet444. Nous
n’ajouterons ici que peu de références supplémentaires ; notre différence se marquera dans la

440
E. Cardile, Il Poema di Stefano Mallarmé, Trinchera, Naples, 1920. Nous devons cette information à O.
Ragusa, Mallarmé in Italy, Vanni, New-York, 1957, p. 205.
441
Voir sur ce point G. Lista, Futurisme. Manifestes, documents, proclamations, op. cit., p. 403.
442
Voir la courte notice biographique qu’il consacre à Cardile dans Le Livre futuriste. De la libération du mot au
poème tactile, Editions Panini, 1984, p. 146.
443
C. Martini, « Marinetti, Mallarmé, Gide e il Futurismo », Idea, Rome, 17 mai 1953, cité dans O. Ragusa,
Mallarmé in Italy, op. cit., p. 118.
444
Voir en particulier la partie intitulée « Mallarmé et le cubisme », L’action restreinte. L’art moderne selon
Mallarmé, op. cit., p. 109-180.

111
manière de les articuler, et de les commenter. Quoi qu’il en soit, notre perspective sera
beaucoup plus limitée, dans la mesure où notre recherche ne vise que le Coup de dés. Mais le
cadre général que dessine le corpus proposé par le catalogue nous reste très précieux.
Notons ici que le Coup de dés, poème spatialisé et multi-plan, contrairement à ce que l’on
pourrait penser a priori, ne fut pratiquement pas convoqué par les premiers commentateurs du
cubisme, alors même qu’ils pouvaient brandir le nom de Mallarmé comme caution esthétique.
Tentons à nouveau de dessiner les contours de cet autre silence, que notre temps invente peut-
être de toutes pièces.

1. Les origines mallarméennes du cubisme

a) La thèse de Kahnweiler (1946-48)


On sait que le nom de Mallarmé a pu être cité parmi les sources littéraires du cubisme. Le
premier a avoir affirmé très nettement cette thèse en la développant quelque peu est le
marchand et critique d’art Daniel-Henri Kahnweiler, dans deux textes de 1946445 et 1948446.
Mais le Coup de dés ne figure pas parmi les œuvres citées à l’appui de cette lecture.
Présentons malgré tout ici les arguments mis en avant, qui ont le mérite de montrer comment
on a pu lire Mallarmé dans une perspective bien marquée.
Le travail théorique de Kahnweiler sur le cubisme surgit à deux moments bien différents,
séparés de trente ans. Dans un court texte rédigé en 1914-1915 mais publié en allemand à
Munich en 1920, « la montée du cubisme »447, Kahnweiler présente ce courant pictural à
travers l’usage de catégories kantiennes, sans recours aucun à la poétique mallarméenne. Or,
lorsqu’il fait paraître son Juan Gris en 1946, puis son article dans la revue Les Lettres en
1948, il introduit une nouvelle référence, celle de Mallarmé, qui devient le grand ascendant du
cubisme, aux côtés de Cézanne. La préface des Confessions esthétiques présente le texte de
1914-1915 comme un « document d’époque448 », ce qui prouve que l’auteur a pris quelque
distance avec son premier texte. Il est intéressant de constater toutefois que la thèse, d’une
époque à l’autre, reste la même : le cubisme consacre le passage d’une esthétique de la
représentation, « imitation illusionniste », à une esthétique de la présentation (le mot est de

445
D. H. Kahnweiler, Juan Gris. Sa vie, son œuvre, ses écrits, Gallimard, 1946.
446
D.H. Kahnweiler, « Mallarmé et la peinture » (Les Lettres, 1948), repris dans Confessions esthétiques,
Gallimard, 1963, p. 214-221.
447
D.H. Kahnweiler, Der Weg zum Kubismus, Munich, Delphin-Verlag, 1920.
448
D.H. Kahnweiler, préface aux Confessions esthétiques (1958), op. cit., p. 9.

112
Kahnweiler), fondée sur la « description » des formes et la « construction » par le biais des
moyens propres de la peinture449 ; il écrit en effet : « l’art plastique n’est qu’une écriture, dont
le spectateur lit les signes, et non un reflet de la nature450 ». Cette esthétique de la présentation
se double d’une esthétique de la réception dans la mesure où « seul l’esprit du spectateur
assimile le produit achevé451 ». Le cubisme, art non mimétique comme la poésie lyrique selon
Aristote, est un « lyrisme formel452 » ; la peinture, coupée de l’adage horacien et classique de
l’ut pictura poesis, cesse d’être confrontée à la poésie épique comme à la poésie dramatique.
A côté du lyrisme de l’âme, littéraire, il existe désormais un lyrisme de la forme, pictural453.
Cependant, d’une époque à l’autre, la référence mallarméenne va permettre d’étayer et de
préciser la thèse. L’assimilation métaphorique de la peinture cubiste à une « écriture » sera
reprise telle quelle, couplée cette fois à la poétique poïetique de l’auteur de Crise de vers. La
poésie mallarméenne comme la peinture cubiste sont des esthétiques de la création, opposées
à la tradition de la mimesis ; l’une comme l’autre consacrent l’autonomie des signes
artistiques, créateurs d’une réalité qui ne leur pré-existe pas : « La foi en le pouvoir
incantatoire des mots, la certitude que l’artiste est créateur, qui animaient Mallarmé, ont
donné aux cubistes le courage d’inventer, à leur tour, des signes créateurs de réalité454 » ; ou
encore : « Ils se rendaient compte de la fonction de « signe » de ces formes qui ne devenaient
objet que pour le « lecteur » de cette écriture. La peinture est une écriture, n’a jamais été autre
chose, mais elle ne s’en est pas toujours souvenue, elle a souvent « voilé son origine »455 ».
Kahnweiler, par le biais du Mallarmé de Magie (« tentative proche de créer456 »), voit dans le
cubisme une opération de sémiotisation de la peinture, qui induit un travail herméneutique de
la part du lecteur : le tableau cesse de viser le monde dans une transparence référentielle pour
se présenter d’abord comme opacité à déchiffrer.
Le « marchand philosophe457 » reformulera encore cette thèse en 1961 lors d’un entretien
avec Crémieux ; il soulignera ce qui pour lui est « primordial » dans l’art moderne, à savoir
que la « peinture est une écriture458 », principal apport du cubisme. Il complète : « une femme
sur une toile n’est pas une femme ; ce sont des signes, c’est un ensemble de signes que je lis

449
D.H. Kahnweiler, « La montée du cubisme », op. cit., p. 13.
450
Ibid., p. 10.
451
Ibid., p. 32.
452
Ibid., p. 13.
453
Ibidem.
454
« Mallarmé et la peinture », p. 219.
455
Ibidem.
456
« Magie », OC, t. II, p. 251.
457
A. Fermigier, préface à D. H. Kahnweiler et Fr. Crémieux, Mes Galeries et mes peintres (1961 et 1971),
Gallimard, rééd. coll. « L’Imaginaire », 1998, p. 19.
458
Ibid., p. 78.

113
comme « femme »459 ». Une telle phrase, qui n’est pas sans rappeler la définition
mallarméenne de la danseuse, fait ainsi du cubisme un art qui remplace l’illusion référentielle
(le tableau comme miroir ou fenêtre) par la réalité sémiotique (le tableau comme surface
couverte de pigments signifiants). La peinture, dotée avec le cubisme d’une conscience
médiologique, se trouve ainsi dé-naturalisée, ressaisie en tant que « première coutume »,
convention, norme et code, alphabet et grammaire ; le visible de l’œil est rabattu sur le lisible
de l’esprit. Mais dire « la peinture est une écriture » ne revient pas à dire « la peinture n’est
que peinture ». Le cubisme, selon lui, n’est pas la réification du tableau mais sa re-
sémiotisation : il n’est pas devenir-chose mais devenir-signe. Kahnweiler reste attaché à ce
que l’on nommerait aujourd’hui la « transitivité » ; le cubisme, inventeur de signes nouveaux,
n’abandonne par la signification (« un ensemble de signes que je lis comme " femme" »);
celle-ci, au lieu d’être donnée, est désormais à construire, dans et par l’esprit du spectateur.
C’est la raison pour laquelle il se montrera particulièrement hostile à l’abstraction picturale
comme au « tachisme », qui ne relèvent à ses yeux que de la simple « décoration »
formaliste460.
Précisons cependant qu’en 1961 nulle référence ne sera faite cette fois au travail poétique
de Mallarmé. Par contre, à la fin des années 1940, très affirmatif, le critique et marchand
d’art, comme on vient de le rappeler, voit dans la poétique mallarméenne la condition de
possibilité du cubisme, dans la mesure où les deux expériences relèvent d’une même mise en
évidence des matériaux constitutifs de chaque art :
C’est la lecture de Mallarmé qui donna aux peintres cubistes l’audace d’inventer librement des
signes, avec la conviction que ces signes seraient tôt ou tard les objets signifiés pour les
spectateurs. Fidèles à l’enseignement de Manet et de Mallarmé, les peintres cubistes faisaient de la
peinture « avec des onguents et des couleurs »461.

Kahnweiler convoque quelques phrases tirées de Crise de vers et de Magie, représentatives à


ses yeux de cette esthétique de la création née de l’instauration d’un nouveau type de rapports
entres les signes verbaux. Le Mallarmé de « l’absente de tous bouquets » découvre la « vertu
incantatoire » du langage, qui lui permet de « faire acte de créateur total462 ». Son geste
poétique, à l’instar de la « peinture conceptuelle » de Picasso, de Braque ou de Gris, vient
rompre avec l’illusionnisme. Si cette poésie peut servir de soubassement théorique au
cubisme, c’est qu’elle passe par « un choc de signes vocaux qu’on n’avait pas associés

459
Ibidem.
460
Ibid., p. 201.
461
« Mallarmé et la peinture », op. cit., p. 219.
462
D. H. Kahnweiler, Juan Gris, op. cit., p. 180.

114
auparavant463 ». Le poème mallarméen « altère le sens du signe464 » comme le tableau cubiste
altère le système perspectif classique. Dès lors Kahnweiler peut écrire que les peintres
symbolistes ont manqué Mallarmé : « la vraie signification de « l’incantation » mallarméenne
leur échappait. En fait, Mallarmé n’a été compris, comme Cézanne, qu’après 1900465 ».
L’impressionnisme reste à ses yeux une peinture mimétique, qui ne met pas à nu les
conditions matérielles de la peinture ; ces peintres, qui « voilent l’origine » de leur art –
Kahnweiler reprend paradoxalement la formule mallarméenne appliquée à l’impressionnisme
– cherchent d’abord à rendre un « vrai paysage », et non une « surface colorée »466. Mallarmé,
par sa poétique du signe créateur, se trouve donc dégagé du modèle impressionniste : « Je ne
pense pas que Mallarmé ait agi sur les peintres impressionnistes ni qu’eux l’aient influencé.
Par contre, l’exemple de Manet lui avait prouvé que l’on sauvegardait la pureté d’un art en
prenant conscience des moyens de cet art467 ».
Ainsi donc, Kahnweiler estime que l’apport mallarméen majeur est d’ordre réflexif.
Mallarmé, qui avait « réfléchi sur la nature de la peinture comme sur celle de la poésie468 »,
est tout à la fois celui qui rappelle à Degas que la poésie se fait avec des mots et non avec des
idées, et celui qui rappelle aux visiteurs du Salon que la peinture est un art fait d’onguents et
de couleurs. Mallarmé a compris le rôle joué par Manet dans ce mouvement de « libération de
la peinture469 », qui a permis aux peintres de « dégager le caractère propre de leur art ». A
partir de là, Kahnweiler peut opérer le déplacement qui fait de Mallarmé le contemporain du
cubisme, qui accomplit en peinture cette autonomisation des signes que l’auteur de Magie
aurait réalisée dans sa poésie.
Si nous nous sommes en apparence un peu éloigné du Coup de dés en nous attardant sur
des considérations qui laissent ce poème de côté, c’est à cause du cadre conceptuel proposé
par Kahnweiler. En effet, nous sommes ici, dans ce dialogue posthume entre mallarmisme et
cubisme, à la source d’une des lectures modernistes du poète. Or, comme on le verra plus
loin, le Coup de dés a pu être par la suite considéré comme le poème par excellence de
« l’autonomie des signes », formule qui peut renvoyer justement à la « révolution cubiste ».
Le critique et marchand d’art présente la particularité de lire explicitement Mallarmé à la
fin des années 1940 à travers des catégories qui se sont affirmées dans les années héroïques

463
Ibid., p. 263.
464
Ibidem.
465
Ibid., p. 181.
466
D. H. Kahnweiler, « Mallarmé et la peinture », op. cit., p. 218.
467
Ibid., p. 218.
468
Ibid., p. 214.
469
Ibid., p. 216.

115
du cubisme, en particulier chez Apollinaire et Reverdy470. On sait que l’auteur des Peintres
cubistes opposait en 1913 « art d’imitation » et « art de conception »471, sans référence à
Mallarmé ; on sait aussi que le directeur de Nord-Sud établissait en 1917 une dichotomie entre
« art de création » et « art d’imitation »472, sans référence à Mallarmé non plus. Au même
moment, Nord-Sud publie des aphorismes de Braque, et en particulier ceux-là : « Il ne faut
pas imiter ce qu’on veut créer » ; « Le peintre ne tâche pas de reconstituer une anecdote, mais
de constituer un fait pictural473 ». Frédéric Lefèvre, dans le chapitre intitulé « cubisme
littéraire » de sa Jeune poésie française publié en 1917, réunit cubisme et poésie moderne sur
la base d’une même « conception d’art » : le « grand principe moderne » sur lequel repose
désormais toute œuvre tient dans l’idée de « création », opposée à l’idée d’ « imitation474 ». Et
en 1918, Reverdy, faisant sans doute écho aux propos du peintre de l’Estaque qu’il ne fait que
reformuler en jouant aussi sur la chute du préfixe re-, distinguera art de la « représentation »
et art de la « présentation »475. Le marchand d’art Léonce Rosenberg encore verra en 1919 le
cubisme non comme la tentative de « reconstituer un aspect de la nature », mais comme
l’effort pour « construire les équivalents plastiques des objets476 ». Mais toutes ces
distinctions se font sans recours explicite au poète du « double état de la parole ».
Quant à l’usage de l’opposition entre représentation et présentation, on peut l’envisager,
en élargissant le point de vue, comme une rémanence de « l’idéologie romantique » décrite
par Todorov dans Théorie du symbole, et traquée dans Critique de la critique, ou comme une
nouvelle affirmation de cette « esthétique pure » que déconstruit Bourdieu dans les Règles de
l’art477. C’est à l’époque cubiste, dans un contexte de néo-mallarmisme, qu’elle retrouve en
France une nouvelle version, dans le prolongement de la « crise de la représentation » ouverte
par le symbolisme. C’est en effet en pleine agitation cubiste que Thibaudet écrit dans son
Mallarmé de 1912 que le poète du Faune assigne à la poésie, « au lieu du rôle descriptif, un
rôle, par l’allusion et la suggestion, créateur478 ». Un Apollinaire ou un Reverdy useront des

470
Sur cette question voir en particulier L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 104-108.
471
Apollinaire, Les Peintres cubistes, op. cit., p. 67.
472
Reverdy, « Sur le cubisme », Nord-Sud, n°1, 15 mars 1917, cité dans Nord-Sud. Self Defense et autres écrits
sur l’art et la poésie, Flammarion, 1975, p. 17.
473
Braque, Nord-Sud, décembre 1917, cité dans E. Fry, Le Cubisme, op. cit., p. 146.
474
Fr. Lefèvre, La Jeune poésie française, Hommes et Tendances, 1917, p. 204-205. Il réunit sous l’étiquette
« cubisme littéraire » les noms d’Apollinaire, Cendrars, Reverdy, Jacob, Albert-Birot, Dermée, Cocteau, ainsi
que les revues Nord-Sud, Sic et L’Elan. Rien ne sera dit du Coup de dés.
475
Reverdy, « Certains avantages d’être seul », SIC, octobre 1918, cité dans Nord-Sud. Self Defense et autres
écrits sur l’art et la poésie, op. cit., p. 134.
476
L. Rosenberg, « Tradition et cubisme », Valori plastici, Rome, février-mars 1919, cité dans E. Fry, Le
Cubisme, op. cit., p. 149.
477
P. Bourdieu, « Genèse historique de l’esthétique pure », Les Règles de l’art, op. cit., p. 465-509.
478
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 342.

116
mêmes catégories à propos de la nouvelle peinture. Le cubisme, si l’on suit cette thèse, aurait
ainsi conduit à une rationalisation explicite d’une théorie de l’art restée moins conceptuelle,
moins développée et moins catégorique dans les « poèmes critiques » mallarméens. Par
certains côtés, tel qu’il est théorisé à partir des années 1910, le cubisme proposerait alors une
forme d’hyperbolisation du symbolisme réflexif ; il serait son objectivation manifeste, sa
systématisation, son accès à la conscience.
Au moins une question se pose malgré tout ici : comment interpréter l’absence de
référence à Mallarmé chez Kahnweiler dans son texte rédigé en 1914-1915, alors même qu’il
donne autant de poids à cette filiation trente ans plus tard ? Aux yeux de Jean-François
Chevrier, il souhaitait dans son premier texte « dégager le cubisme de la littérature, c’est-à-
dire essentiellement du symbolisme et de la médiation d’Apollinaire, en le recentrant sur
l’œuvre de ses deux inventeurs, Picasso et Braque479 ». Il est vrai que l’époque donne dans
l’anti-symbolisme et que les avant-gardes se construisent sur cet antagonisme. On peut ajouter
à cela que l’arrivée de Mallarmé sous la plume de Kahnweiler en 1946 peut s’expliquer aussi
par l’actualité éditoriale et commémorative qui redonna au poète une grande visibilité entre
1942, date des festivités liées au centenaire de sa naissance, et 1945, date de la parution des
œuvres complètes chez Gallimard. Au même moment, Henri Mondor publiait des travaux
documentaires importants480. Mais il semble malgré tout difficile de considérer cette thèse
d’un lien étroit entre le cubisme et la poétique mallarméenne comme une simple illusion
rétrospective, ou une pure construction a posteriori. Elle n’est pas isolée. Comme on va le
préciser plus loin, des acteurs du mouvement comme Soffici, Reverdy, Severini, mutatis
mutandis, vont eux aussi dans ce sens, et cela dès les années 1910.
Cette idée d’une ascendance mallarméenne du cubisme défendue haut et fort par
Kahnweiler aura quelques échos par la suite. En 1950, ce fut au tour de Maurice Raynal en
effet, l’un des tout premiers défenseurs du mouvement aux côtés de Roger Allard,
d’Apollinaire et d’André Salmon, de noter : « Tous les cubistes ont lu, aimé et illustré les
poètes sinon les romanciers, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé surtout qui anticipera leur vision
et qui conseillera d’« évoquer dans une ombre exprès l’objet tu par des mots allusifs jamais
directs »481 ». Raynal, avec cette citation tirée de Magie qui se trouvait déjà chez Kahnweiler,
perpétue cette tradition critique, au mot près. En 1966, José Pierre pouvait écrire à propos de
l’auteur de la Prose pour des Esseintes : « il n’est pas exclu que l’extrême intellectualité de sa

479
J.-Fr. Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 116.
480
Citons : L’Amitié de Verlaine et Mallarmé en 1940, Vie de Mallarmé en 1941, Mallarmé plus intime en 1944.
481
M. Raynal, Histoire de la peinture moderne (III. « De Picasso au surréalisme »), Skira, 1950, p. 56.

117
poésie ait encouragé les cubistes à s’affranchir de la figuration traditionnelle482 ». Ici, ce n’est
pas la suggestion mais le caractère cérébral d’une poésie faite pour l’esprit que l’on choisit de
privilégier pour associer un poète constructeur à des peintres géomètres, qui invitent le
spectateur à faire le tableau mentalement. A l’instar de Kahnweiler, mais sans donner la
moindre preuve, José Pierre estime ainsi que « l’influence de la poésie sur la peinture cubiste
apparaît comme une certitude483 ». Cependant, aucun rapprochement n’est fait avec le Coup
de dés. Les choses changent avec l’historien des avant-gardes Serge Fauchereau ; mais le
contexte énonciatif n’est plus le même.

b) La thèse de S. Fauchereau (1982)


Plus près de nous en effet, Serge Fauchereau, dans son livre de 1982, range Mallarmé
parmi les « précurseurs du cubisme484 », mais non sans nuancer les vues de l’auteur de Juan
Gris. La nouveauté principale de sa prise de position, par rapport à un Kahnweiler, réside
cependant dans l’importance accordée au Coup de dés. Il évoque en ces termes le dialogue
entre les arts à l’époque du « Bateau-Lavoir » :
De quels écrivains et de quels procédés s’agit-il ? De Mallarmé essentiellement et de son Coup de
dés en particulier. Depuis sa publication en 1897, Un coup de dés était souvent discuté dans les
milieux littéraires, d’autant plus que certains des plus jeunes amis de Mallarmé (Valéry, Gide,
Fargue) en cultivaient le souvenir ; mais je ne suis pas certain qu’il ait été aussi ouvertement
discuté par les peintres. D.H. Kahnweiler a voulu nous convaincre que ces derniers connaissaient
aussi bien son œuvre que celui de Cézanne (…). Je rappellerai alors qu’Ambroise Vollard, premier
marchand parisien de Picasso dès 1901, avait projeté en 1898 une édition de luxe du Coup de dés
que la mort du poète n’avait pas permis de mener à bien.(…)Le témoignage de quelques peintres
confirme leur intérêt pour Mallarmé.

On voit ici que le lien entre Coup de dés et cubisme se fonde sur des arguments de type
esthétiques, historiques et biographiques : il y a des techniques communes (les « procédés ») ;
il y a des passeurs entre les deux rives du temps (les « disciples » et l’éditeur-marchand d’art).
Or, cette présentation n’est pas sans inexactitude : Valéry ne commente le Coup de dés qu’en
1920, et Thibaudet est le grand absent de cette liste. Quant aux textes de Fargue relatifs à
Mallarmé que nous avons consultés (Refuges, publié en 1942, La Lanterne Magique en 1944),
ils ne disent rien du Coup de dés. Le rôle de Gide, comme on l’a vu, a sans doute été en effet
déterminant. Un peu plus loin, l’historien des avant-gardes ajoute un argument formel, qu’il
ne développe malheureusement pas : « Sans oublier que le cubisme, d’après la définition de
Juan Gris, n’est pas affaire de technique mais d’état d’esprit, admettons donc la présence de

482
J. Pierre, Le Cubisme, Editions Rencontre, Lausanne, 1966, p. 181.
483
Ibidem.
484
S. Fauchereau, La Révolution cubiste, Denoël, 1982, p. 35.

118
techniques cubistes dans la poésie de Mallarmé485 ». Quant au « témoignage » des peintres, il
demeure très peu substantiel, mais il existe effectivement : tentons maintenant d’en fournir la
preuve, et d’en mesurer la portée, en particulier grâce aux recherches de Jean-François
Chevrier.
Il existe une brève allusion à Mallarmé chez Braque, mais celle-ci n’est livrée que très
tardivement, dans un entretien de 1964, et elle ne concerne pas le Coup de dés : « le point de
départ est le néant, une harmonie où les paroles vont plus loin, ont un sens. Quand on arrive
dans ce néant intellectuel, ce « Creux Néant Musicien » comme l’écrivait Mallarmé, alors on
est dans la peinture486 ». Jean-François Chevrier, suivant en cela les vues de Sophie
Bowness487, établit un lien entre le tableau de la Tate Gallery de 1909-1910, La Mandore, et
le sonnet mallarméen « Une dentelle s’abolit ».
L’historien de l’art signale aussi une autre allusion chez Delaunay en 1924, dans une lettre
au peintre américain Samuel Halpert, amateur comme lui de Mallarmé488, avec, coïncidence
troublante, la même référence au sonnet de la mandore :
On dissèque les objets, c’est l’état transitoire entre l’impressionnisme et l’art abstrait.
Avec l’analyse on ne construit pas. C’est l’époque cahotique (sic), dramatique du cubisme. La
poésie n’en n’est pas abstraite. Il y a des rapports entre cette époque picturale et la Poésie de
Mallarmé (Tristement dort une mandore au creux néant musicien)489.

Mallarmé se trouve donc associé ici à la période dite « analytique » du cubisme, que
l’évolution personnelle du peintre des Fenêtres va tenter d’orienter dans une autre voie,
comme l’on sait, avec la méthode du contraste simultané des couleurs, qu’il nomme
simultanisme, et qu’Apollinaire a immortalisé dans les Peintres cubistes sous le vocable
littéraire d’orphisme.
Après Braque et Delaunay, il resterait à évoquer Severini et Ozenfant, qui vont nous
occuper plus loin. Ce sont visiblement les seules traces d’un lien revendiqué par écrit avec
Mallarmé chez les peintres. Sur quels textes Serge Fauchereau se fonde-t-il pour survaloriser
ainsi le Coup de dés ? Au vu de nos recherches en effet, l’archive de cette époque ne livre pas
beaucoup, c’est le moins qu’on puisse dire, de considérations sur le poème typographique
mallarméen. Certes, on peut noter une certaine actualité du poème de 1897 entre 1912 et

485
Ibid., p. 36.
486
Braque, in Ces peintres vous parlent, enquête de L. Goldaine et P. Aster, Les Editions du temps, 1964, p. 18.
487
S. Bowness, « Braque and music », in Braque Still Life and Interiors, Liverpool, Walker Art Gallery, 1990,
p. 57-65.
488
Une lettre de Halpert à Delaunay de 1911 citée par Pascal Rousseau atteste que le peintre des Fenêtres était
lecteur des Poésies ; voir Robert Delaunay. 1906-1914, de l’impressionnisme à l’abstraction, Centre Georges
Pompidou, 1999, p. 166.
489
Delaunay, Du cubisme à l’art abstrait. Documents inédits publiés par P. Francastel, S.E.V.P.E.N., 1957,
p. 96.

119
1914, que notre dépouillement a confirmée, sans toutefois nous amener à dégager une masse
énorme de références positives. Dans les groupes d’avant-garde, le Coup de dés, s’il se trouve
doté d’une existence séminale, existe sans doute beaucoup plus par la voie de la
« discussion », comme le précise intuitivement ici Serge Fauchereau, que par celle de la
généalogie revendiquée haut et fort, inscrite sur le papier. Le corpus documentaire que nous
présentons ici reste en effet fort limité, et cela de manière contre-intuitive. Il n’est cependant
pas exclu que notre connaissance actuelle du Coup de dés projette rétrospectivement cette
actualité sur les années 1910-1920, en vertu de pseudo-ressemblances entre des tentatives qui
s’avéreraient au final assez éloignées les unes des autres. Il n’est pas impossible que Serge
Fauchereau soit quelque peu victime de cette illusion rétrospective qui transfère l’actualité
théorique et critique assez continue dont bénéficia le Coup de dés à partir des années 1960 sur
la période cubiste. Notons en outre que son livre paraît au moment de la polémique suscitée
par l’édition-exégèse du poème établie par Mitsou Ronat (1980), qui donna lieu à plusieurs
échanges dans la revue Critique, entre 1980 et 1982.
Fauchereau, comme Kahnweiler d’ailleurs, reste malgré tout assez isolé par rapport à
l’ensemble des ouvrages critiques consacrés au cubisme. Le nom de Mallarmé ne figure pas
dans les deux ouvrages théoriques de référence parus lors des grandes heures du cubisme : ni
Gleizes et Metzinger (Du Cubisme, 1912), ni Apollinaire (Les Peintres cubistes, 1913)
n’enregistrent cette filiation. Cependant, nous pensons entrevoir la présence diffuse de
Mallarmé dans le texte célèbre d’Apollinaire qui, en complément de sa connaissance de
l’œuvre du poète, a pu lire l’ouvrage de Thibaudet paru quelques mois auparavant. Des
phrases comme « le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité », ou
bien « c’est de la peinture pure », ou encore « c’est elle qui doue de plasticité les objets » (à
propos de la quatrième dimension), semblent des échos de certaines formulations du Maître
de la génération symboliste. Mais cette imprégnation mallarméenne si avérée soit-elle, ne
consiste pas pour autant dans l’établissement implicite d’une filiation entre mallarmisme et
cubisme ; Mallarmé féconde seulement le discours d’Apollinaire sur l’art, et non la pratique
des artistes commentés, ce qui est très différent.
Quant aux articles de presse du moment, ils restent silencieux sur le nom de Mallarmé.
Les documents relatifs à la réception critique du cubisme entre 1908 et 1912 que donnent
Breunig et Chevalier490 ne présentent aucune allusion au rôle de Mallarmé, et encore moins au
Coup de dés. Lorsqu’on évoque, pour reprendre une formule de Gustave Kahn, « l’anneau de

490
« Le cubisme et la critique », in Apollinaire, Les Peintres cubistes, éd. L. C. Breunig et J.-Cl. Chevalier,
Hermann, 1980, p.175-231.

120
la chaîne traditionnelle491 », c’est bien Cézanne qui revient sans cesse. De même, le corpus
documentaire fourni par l’ouvrage très précieux d’Edward Fry492, qui couvre la période allant
de 1905 à 1944, ne présente aucune allusion à Mallarmé.
On sait aussi que d’autres historiens du cubisme ont tendance à minimiser le rôle de la
littérature, pour insister sur la dimension proprement picturale et empirique de sa genèse.
Ainsi, Guy Habasque évoque cette « expérimentation quotidienne vécue pinceaux en
main493 ». De même, Jean Laude, relativisant les rapprochements d’un Severini ou d’un
Cassou, écrit : « en fait, il ne s’agit pas d’une influence directe de Mallarmé mais d’un
parallélisme. Les sources du cubisme ne sont pas littéraires mais plastiques494 ». Ainsi,
nombreux sont les textes consacrés au cubisme qui ignorent, négligent ou refusent cette
médiation mallarméenne495.
L’association entre la poésie de Mallarmé et la peinture cubiste ne date pas pour autant
des années 1940. Cette thèse, qui trouve effectivement sa formulation la plus péremptoire
chez Kahnweiler comme on l’a vu, se met en place au sein du futurisme italien, et cela,
soulignons-le, avant la parution du livre de Thibaudet. Mais cette filiation mallarméenne,
lorsqu’elle est établie, reste le plus souvent vague, et sans référence à des œuvres précises, à
l’inverse de ce que formule Serge Fauchereau à propos du Coup de dés. Au vu de nos
recherches, seul Gino Severini évoque allusivement le poème en le rattachant au cubisme,
dans un article de 1916. Mais l’arbitraire de l’archive écrite n’invalide bien sûr pas l’existence
de discussions nourries autour du poème. Notons seulement ici que la naissance du cubisme
se fait dans un contexte néo-mallarmiste, comme le remarquait déjà Albert Gleizes dans un
texte de 1928-1929 : « la peinture appelle la littérature, le cubisme éveille le souvenir de
Mallarmé, et les poètes symbolistes sont à l’ordre du jour496 ». Cette rencontre entre la
redécouverte de l’auteur de Divagations et l’invention cubiste coïncide en outre avec la
découverte véritable de l’œuvre de Cézanne : cette conjonction mérite d’être soulignée. Le
concept de « pureté » esthétique en particulier, dont on connaît la fortune à la fois pré- et post-

491
G. Kahn, réponse à l’enquête d’Olivier-Hourcade, L’action, février-mars 1912, cité dans Apollinaire, Les
Peintres cubistes, op. cit., p. 212.
492
E. Fry, Le Cubisme, trad. E. Bille-le-Mot, Connaissances, Bruxelles, 1966.
493
G. Habasque, Le Cubisme. Etude biographique et critique, Skira, 1959, p. 49.
494
J. Laude, La Peinture française (1905-1914) et « l’Art nègre », Klincksieck, 1968, p. 351.
495
C’est le cas des autres contributions de Gleizes (La Mission créatrice de l’homme dans le domaine plastique,
1922 ; La Peinture et ses lois. Ce qui devait sortir du cubisme, 1924) et de Severini (Du cubisme au classicisme,
1921), ou des ouvrages de Gustave Coquiot (Cubistes, futuristes et passéistes, 1914), d’Amédée Ozenfant et
Charles-Edouard Jeanneret (Après le cubisme, 1918), Vincenc Kramař (Le Cubisme, 1921), Alfred Barr (Cubism
and Abstract Art, 1936), John Golding (Le Cubisme, 1962) ou Pierre Cabanne (L’Epopée du cubisme, 1963 et Le
Cubisme, 1982).
496
A. Gleizes, « Epopée. De la forme immobile à la forme mobile » (1928-1929), Puissances du cubisme,
Editions Présence, 1969, p. 116.

121
symboliste, prend corps à une époque où l’on cite volontiers Kant, il est vrai497, mais aussi où
l’on reparle du poète de la « notion pure », et de ce Coup de dés qui se voulait poème de
« l’imagination pure ». Ce lien avec le cubisme passe d’abord par le dialogue post mortem de
Mallarmé avec Cézanne.

c) Mallarmé : « le Cézanne de la poésie »


L’histoire traditionnelle retient l’amitié puis la rupture entre l’auteur des Baigneuses et
celui de L’Œuvre. De la même manière, l’auteur de L’Après-midi d’un faune, ami de Manet et
de Berthe Morisot, est traditionnellement perçu comme un contemporain des
Impressionnistes, qu’il a défendus dans des articles et exposés dans son salon. Or, après 1900,
certains commentateurs de l’évolution de la peinture vont modifier quelque peu cette vision.
Ainsi, dès 1906, Jean Royère écrit : « la peinture de Paul Cézanne, comme la poésie de
Mallarmé, est, en un sens, métaphysique498 ». Ensuite, en 1907, Maurice Denis est sans doute
un des premiers à opérer un rapprochement net entre ces deux grandes figures de la modernité
que sont Cézanne et Mallarmé. Rappelons que le peintre a été un familier des Mardis, dont il
parle en ces termes : « Je revois l’intérieur serein et le geste quasi liturgique de Stéphane
Mallarmé, adossé à la cheminée… « Messieurs, Whistler est dans nos murs »… pour dire…
que Whistler venait d’arriver à Paris499 ». Maurice Denis écrit alors au moment de la mort du
Maître d’Aix, à propos de son « classicisme » :
Si j’osais une comparaison avec un autre art, je dirais que je trouve de Cézanne à Véronèse le
même rapport que du Mallarmé d’Hérodiade au Racine de Bérénice. Avec des éléments nouveaux
ou du moins renouvelés, rajeunis, sans aucun emprunt au passé que les formes nécessaires (ici le
moule de l’alexandrin et la tragédie, là la conception traditionnelle du tableau composé) ils
retrouvent, le poète et le peintre, le langage des Maîtres.
L’un et l’autre ont le scrupule de se conformer aux nécessités de leur art et de n’en pas
dépasser les limites. Comme l’écrivain a voulu devoir toute l’expression de son poème à ce qui
est, en dehors des idées et du sujet, le pur domaine de la littérature : sonorité des mots, rythme des
phrases, mobilité de la syntaxe, - le peintre a été peintre avant tout. (…) La peinture de Cézanne
est à la lettre cet art essentiel dont la définition est laborieuse au critique, dont la réalisation semble
impossible500.

On voit que Denis associe les deux créateurs dans un même mouvement d’autonomisation de
l’art, véritable purisme esthétique dont on connaît toute la fortune à l’époque cubiste. Mais il
ne faudrait sans doute pas pour autant amalgamer les discours dans la mesure où Denis part

497
Voir par exemple Kahnweiler dans son texte rédigé en 1914, « La Montée du cubisme », Confessions
esthétiques, op. cit., p. 34.
498
J. Royère, « Sur Paul Cézanne », La Phalange, n°5, 15 novembre 1906, p. 380.
499
M. Denis, « Le symbolisme et l’art religieux moderne » (1918), cité dans M. Denis, Le Ciel et l’Arcadie.
Ecrits sur l’art, Hermann, éd. J.P., Bouillon, 1993, p. 184.
500
M. Denis, « Cézanne », L’Occident, septembre 1907, cité dans Conversations avec Cézanne, éd. P. M. Doran,
Macula, 1978, p. 172.

122
d’une réflexion sur le classicisme formel. D’un paragraphe à l’autre, le discours oscille en
effet de l’idéologie classique à cette « idéologie romantique » traquée par Todorov dans
Critique de la critique. D’autre part, une telle idée d’une « peinture pure » associée à Cézanne
a déjà été formulée par Emile Bernard dans son article de 1904 donné à L’Occident ;
commentant le geste cézannien qui consiste à passer de l’étude du Musée à l’étude de la
Nature, qu’il soumet à un travail d’analyse rigoureux, le visiteur d’Aix écrivait en effet :
« plus l’artiste travaille, plus il s’éloigne de l’objectif (…), plus il entre dans la peinture nue,
sans autre but qu’elle même501 ». Plus loin, il note que l’œuvre, au cours de son
approfondissement analytique, est « parvenue au résultat d’une conception pure502 ». On voit
que cette rhétorique de la pureté, héritée du symbolisme – mais dont il faudrait faire la
généalogie de manière plus systématique et plus précise que nous ne le faisons ici – perdure,
s’applique à la peinture de Cézanne, avant d’être brandie par le cubisme théorique des années
1910. Avec sa définition fameuse du tableau comme « surface plane recouverte de couleurs en
un certain ordre assemblées », Denis donne un cadre conceptuel à cette esthétique pure de
l’époque cubiste.
Cet article important de Maurice Denis a dû alors servir de mythe critique fondateur,
alimentant souvent par la suite les chapitres relatifs aux origines littéraires du cubisme. Ainsi,
Guillaume Janneau note, en 1929 :
Cézanne s’est fait une technique analogue à celle de Mallarmé qui procédait par l’éviction de tout
développement accessoire, lequel énerve, lui semblait-il, l’expression de l’idée. Les notations par
plans du « motif », que pratique Cézanne, constituent pareillement des ellipses qui supposent, sans
les énoncer, des formes intermédiaires503.

Dans un même ordre d’idées, Kahnweiler, dans sa monographie consacrée à Juan Gris de
1946, précise la double ascendance du mouvement pictural, cézannienne par la technique,
mallarméenne par la pensée :
L’art qui devait naître ainsi avait trouvé son fondement technique premier dans l’œuvre de
Cézanne qui avait enseigné à Gris la notion du tableau organisme constitué. Son fondement
spirituel, il faut le proclamer hautement, était constitué par la poésie de Mallarmé504.

Comme le note Jean-François Chevrier, la poétique mallarméenne apparaît ici comme « le


complément de la méthode cézannienne505 ». En 1948, le premier marchand de Picasso et
Braque reprendra cette idée :

501
E. Bernard, « Paul Cézanne », L’Occident, juillet 1904, cité dans Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 34.
502
Ibidem.
503
G. Janneau, L’Art cubiste. Théories et réalisation, Editions d’art Ch. Moreau, 1929, p. 10.
504
D. H. Kahnweiler, Juan Gris, op. cit., p. 180.
505
J.-Fr. Chevrier, L’action restreinte, op. cit., p. 116.

123
Ce n’est qu’après 1907 que la poésie de Stéphane Mallarmé a exercé, selon moi, une action
profonde sur l’art plastique, action qui se conjugue avec celle de Paul Cézanne. L’art de notre
temps doit beaucoup à ces deux hommes qui ne se connurent guère, n’eurent sans doute jamais
l’occasion d’échanger leurs idées506.

d) Les discours contemporains du cubisme


Venons-en maintenant à cette idée émergeant autour de 1910 d’une ascendance
mallarméenne du cubisme. De fait, la thèse de Kahnweiler ne fait que prolonger et amplifier
une série de prises de positions qui ont très tôt associé poésie mallarméenne et cubisme.
Essayons d’établir une typologie de ces discours, en dégageant les ressorts d’une telle lecture
cubiste de la poésie mallarméenne.
Certains notent simplement l’influence de Mallarmé, sans la préciser par des arguments
d’ordre esthétique. Ainsi, en 1919, le poète de La Lucarne ovale évoque, discrètement mais
fermement, l’apport mallarméen couplé au legs rimbaldien :
Des peintres passent – on trouve qu’ils ressemblent à certains poètes. On oublie cependant à quelle
heure Rimbaud et Mallarmé bouleversèrent l’esthétique littéraire. Ce n’est pourtant pas remonter
très loin en arrière, et au moment où Picasso montra ses premières audaces, leurs œuvres, leur
esprit, étaient la préoccupation de tous. On commençait à en sentir toute l’importance profonde.
C’est le moment où on tire parti sans imiter507.

Autrement dit, s’il y a un lien à faire entre cubisme et poésie, c’est en rattachant le travail des
peintres au travail antérieur des poètes de l’âge symboliste. Ainsi, le « cubisme », avant d’être
un fait pictural, fut un fait poétique ; c’est la poésie qui détermine la peinture et non l’inverse.
On comprend alors le titre de cet article fameux : « le cubisme, poésie plastique ». Un peu
plus tard, Albert Gleizes notera aussi : « la peinture appelle la littérature, le cubisme éveille le
souvenir de Mallarmé, et les poètes symbolistes sont à l’ordre du jour508 ».
On rencontre ensuite des analyses qui se placent sur le terrain de la poétique. Bien avant la
parution du livre de Thibaudet qui redonna à Mallarmé une visibilité nouvelle, on trouve dans
les colonnes de la revue La Voce un des tout premiers rapprochements entre la poésie de
Mallarmé et le travail analytique de Picasso. Voici ce que notait en effet Ardengo Soffici en
août 1911 :
Muni de cet instrument malléable, capable de mille nuances, des sous-entendus les plus subtils et
les plus fugaces (semblable en ceci, d’une certaine manière, à la syntaxe elliptique et à la
transposition grammaticale de Stéphane Mallarmé), Picasso ne bouleverse pas l’apparence des
choses figurées dans le seul but d’en donner une description intégrale, il fait le tour des choses
elles-mêmes, les considère poétiquement sous tous les angles, il en subit et en traduit les

506
D. H. Kahnweiler, Confessions esthétiques, op. cit., p. 219.
507
Reverdy, « Le cubisme, poésie plastique », L’Art, février 1919, cité dans Nord-Sud. Self Defense et autres
écrits sur l’art et la poésie, op. cit., p. 143.
508
A. Gleizes, « Epopée. De la forme immobile à la forme mobile » (1928-1929), Puissances du cubisme,
Editions Présence, 1969, p. 116.

124
impressions successives, il les montre en somme dans leur totalité et leur permanence émotive,
avec une intensité et une liberté égales à celles que l’impressionnisme avait mises à n’en rendre
qu’une face et un moment particulier509.

Comme nous l’avons signalé plus haut, la rupture avec Mallarmé érigée en geste fondateur et
principe actif du futurisme militant d’un Marinetti n’est pas consommée avec certains
membres du groupe. La Voce continue à faire du maître de la génération symboliste une
référence, comme en témoignent ces lignes. La définition du tableau cubiste comme
présentation simultanée d’un parcours circulaire successif, qui revient à faire « le tour des
choses elles-mêmes », se retrouvera chez Kahnweiler en 1914 ; il explique ainsi le cubisme
par la substitution de la vue « de plusieurs côtés510 » à la traditionnelle perspective
monocentrée couplée à la technique du clair-obscur et du modelé. On rencontrera encore cette
thèse chez Severini par exemple, qui oppose le futurisme au cubisme sur la base d’un rapport
complémentaire à l’objet ; l’un cherche à « rentrer dedans », l’autre à « tourner autour511 ». De
même, Braque rappellera dans un entretien de 1961 que le travail des peintres cubistes visait à
« peindre les diverses faces des choses512 ». Ce lieu commun critique se voit donc ici associé à
la syntaxe suggestive de Mallarmé. Le dépouillement stylistique, verbal avec le poète, pictural
avec le peintre, rend possible cette saisie du « totum simul » de l’objet par un regard
périscopique. Il existe ainsi aux yeux de Soffici un lien nécessaire entre l’ascèse formelle et la
recherche d’une totalité.
Le lien avec le cubisme peut se voir formulé autrement. Les milieux futuristes ont
tendance à voir très tôt dans la peinture cubiste la version plastique d’une poésie entièrement
rabattue sur ces conditions de possibilité linguistiques. Toujours en 1911, toujours dans les
colonnes de La Voce, Henri des Pruraux reprend ainsi la question du purisme esthétique
héritée du symbolisme, en en montrant les limites :
De la peinture pure. Peut-on faire de la peinture pure ? Mallarmé a tenté de faire de la poésie pure
en renonçant à toute expression directe de l’idée et du sentiment ; mais il n’a pas pu imaginer
l’expression directe des images. Par conséquent, compte-tenu de cette restriction, sa tentative a
échoué. Les vers magnifiques des fragments d’Hérodiade se rattachent à la tradition. Cette
tentative sera-t-elle poursuivie ? Est-ce qu’un art verbal de pure suggestion est possible ?513.

509
A. Soffici, « Picasso et Braque », La Voce, 24 août 1911, p. 637. Nous suivons la traduction de Jean-François
Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 155.
510
Kahnweiler, « La montée du cubisme » (1920), in Confessions esthétiques, op. cit., p. 31.
511
G. Severini, « Futurisme. Cubisme », préface aux Œuvres futuristes et cubistes, Berggruen et Cie, 1956, n. p.
512
Braque, entretien inédit de 1961 avec J. Lassaigne, in Les Cubistes, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux,
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1973, p. XVII.
513
H. des Pruraux, « Intorno al cubismo » (« Autour du cubisme »), La Voce, 7 décembre 1911. Nous traduisons.

125
De même, en 1913, Prezzolini peut écrire dans La Voce, après avoir placé en épigraphe de son
article un long passage du Mystère dans les Lettres relatif au « signifiant fermé et caché514 » :
« La tentative cubiste d’une peinture sans sujet correspond parfaitement à la tentative de
Mallarmé d’une littérature purement littéraire et verbale515 ». Ce nouvel art pictural se
caractérise alors par une « passion de la peinture en soi516 ». On retrouve ici un thème déjà
présent dans la critique d’art qui commenta le travail de Cézanne autour de 1905.
On rencontre aussi cette filiation mallarméenne du cubisme fondée sur l’idée d’un art pur
dans l’avant-garde française. Ainsi, en 1916, c’est au tour du peintre Amédée Ozenfant517,
dont nous allons reparler, dans la revue L’Elan, de noter : « le Cubisme a réalisé déjà en partie
son dessein puriste de nettoyer la langue plastique des termes parasites, comme Mallarmé
l’essaya pour la langue verbale. Le Cubisme est un mouvement de purisme518 ». L’idée ne
sera pas davantage explicitée. L’important ici consiste dans la reprise et la poursuite d’une
rhétorique de la pureté, qui tout à la fois continue et renouvelle le discours de l’époque
symboliste.
L’actualité de la poésie mallarméenne ne se contente pas de déborder le cadre proprement
français en direction de l’Italie futuriste. La Russie s’intéresse également au cubisme ; on
évoque alors Mallarmé, dont la renommée s’est aussi établie dans les milieux cultivés
francophiles519. Cette fois, le dialogue esthétique entre poésie et peinture ne va pas se faire sur
le terrain du purisme esthétique. Mais il ne sera pas non plus question de la médiation du
Coup de dés.
Le critique d’art de la revue Apollon Jakov Tugendhold (1872-1928), qui fut, comme Ghil
ou Mercereau un passeur de culture, introduisant l’art russe en France et l’art français en
Russie, contribua à faire connaître l’œuvre de Picasso dans son pays. C’est à l’occasion d’un
article de 1914 consacré à la « collection française de S.I. Ščukin » qu’il fait dialoguer le
peintre des Demoiselles d’Avignon et le poète d’Hérodiade. Sa connaissance du poète français
l’amène à faire cette distinction : « la Guitare ne lui inspire aucune analogie sentimentale ou

514
OC, t. II, p. 230.
515
G. Prezzolini, « Il cubismo », La Voce, 23 janvier 1913. Nous traduisons.
516
Ibidem.
517
Sur ce peintre, théoricien du « purisme », associé à la revue L’Elan puis, surtout, à la revue L’Esprit Nouveau
qui accueillit les premiers textes signés « Le Corbusier », voir Fr. Ducros, « Ozenfant et le souci de la peinture »,
in Amédée Ozenfant, Musée Antoine Lécuyer de Saint-Quentin, Musée des Beaux-Arts de Besançon, Musée des
Beaux-Arts de Mulhouse, Musée des Ursulines de Mâcon, 1985 ; Fr. Ducros, Ozenfant, Editions du Cercle
d’Art, 2002 ; L’Esprit nouveau. Le purisme à Paris (1918-1925), Musée de Grenoble et R.M.N., 2001.
518
A. Ozenfant, « Sur le cubisme », L’Elan, n°10, décembre 1916, cité dans J. Fr. Chevrier, L’Action restreinte,
op. cit., p. 123.
519
Sur cette question voir R. Doubrovkine, Stéphane Mallarmé et la Russie, Berlin, Peter Lang, 1998. Cet
ouvrage, non traduit, est rédigé en russe.

126
humaine, comme elle inspirait Mallarmé (« Une dentelle s’abolit » [en français dans le texte])
et il en montre tous les éléments dans un chaos centrifuge520 ». A l’inverse de Soffici, le
critique, qui valorise la période bleue du peintre au détriment des recherches héritées des
Demoiselles d’Avignon, commence par séparer les deux entreprises artistiques. Le cubisme
analytique, privé de lyrisme, déshumanise le réel : le peintre, à la différence du poète, saisit
l’instrument de musique dans son objectivité formelle. Fait intéressant, comme chez Braque
ou chez Delaunay, on retrouve ici une allusion au sonnet de la mandore, qui a visiblement
marqué les esprits de cette époque. Mais contrairement à ce que soutient Jean-François
Chevrier521, cette référence au poème mallarméen nous semble venir du critique et non du
peintre, dont il cite juste avant une phrase entendue lors de la visite de son atelier, sans rapport
avec le sonnet (« une bouteille sur une table est aussi importante qu’un tableau religieux522 »).
Il s’agit pour lui d’opposer deux techniques à partir d’un motif commun, l’instrument de
musique, dont l’actualité cubiste lui rappelle la poésie de Mallarmé.
Plus loin, il rapproche la technique cubiste du collage d’une formule mallarméenne qu’il
détourne de son sens : « C’est ainsi que Mallarmé a parfois utilisé « des mots courants, de
ceux que les bons bourgeois rencontrent dans leur Petit Journal » (en français dans le texte)
mais les utilise de façon à ce qu’ils ressemblent à des charades523 ». La phrase de Mallarmé
concernait le problème de la lisibilité de sa poésie, dépendante d’une syntaxe et non d’un
lexique ; rapprochée du collage, elle en arrive ici à fonder une esthétique de l’hétérogène et du
contraste. Enfin, cet article établit un troisième rapprochement entre le poète et le peintre, tous
deux condamnés pour le radicalisme de leur tentative essentialiste :
Je n’ai pas évoqué en vain le nom de Mallarmé : il y a quelque analogie entre le drame
créateur de ce symboliste « rêvant de ramener le monde entier en un seul livre magnifique »,
mais s’égarant dans le labyrinthe de l’analogie subjective étroite d’une part, et, d’autre part,
l’œuvre de l’Espagnol Picasso qui aspire à réduire le monde à un monolithe, mais qui a perdu
tout sentiment d’unité à cause de ce fétichisme de la pluralité quantitative524.

Comme son compatriote le philosophe Berdjaev, qui n’appréciait guère le travail de


dissolution accompli par le cubisme analytique, Tugendhold reproche à Picasso un manque
d’« intuition organique », l’absence de « principe organisateur525 ». Cette voie picturale
analytique (ce qu’il nomme « fétichisme de la pluralité quantitative ») conduit à une

520
J. Tugendhold, « La collection française de S.I. Ščukin », Apollon, n°1, Pétersbourg, 1914, reproduit et traduit
dans « Picasso et la Russie », Cahiers du M.N.A.M., n°4, avril-juin 1980, p. 317. Nous devons cette référence à J.
F. Chevrier, L’action restreinte, op. cit., p. 113.
521
Ibid., p. 113.
522
J. Tugendhold, art. cit., p. 317.
523
Ibidem.
524
Ibid., p. 317-318.
525
Ibid., p. 317.

127
déshumanisation des formes : la géométrisation est perçue comme pétrification (le
« monolithe »). La peinture perd ce « ciment intérieur526 » qui doit la faire échapper au
formalisme. Cette quête des archétypes qui anime ces deux artistes épris d’un idéal
totalisateur – Picasso est dépeint comme un « cavalier de l’absolu527 » – conduit à l’échec. Le
rêve de l’Unité essentielle se renverse en chute dans la Multiplicité. Ce qui se donne pour une
synthèse haute (le Livre ou la Forme) n’est jamais que pauvre analyse (le vertige analogique
ou le pluriel des plans).
Mais c’est avec le peintre italien installé à Paris Gino Severini que le lien entre Mallarmé
et le cubisme se voit le plus nettement affirmé, dans un article de 1916, qui va nous occuper
plus loin dans la mesure où il fait intervenir le Coup de dés. Notons que cette généalogie
mallarméenne du cubisme prend consistance dans les années 1920. Ainsi, Henry Bidou
s’intéresse à la continuité qui relie le symbolisme au cubisme. Celle-ci passe par l’auteur des
Poésies : « Mallarmé qui est le plus grand et peut-être le seul poète symboliste, remplace
d’une façon continue le mot propre par l’équivalent et crée un système de métaphores qui
entrent peu à peu dans le langage commun528 ». Le symbolisme, incarné par Mallarmé, a
substitué « l’allusion » à « l’imitation trait pour trait », ouvrant la voie, sur le terrain littéraire,
à la révolution cubiste, qui n’est plus « peinture servile » mais « allusion aux choses529 ».
Nous retrouvons ici, la référence mallarméenne en plus, le cadre conceptuel des années 1910,
opposant création à imitation, présentation à représentation, représentation indirecte à
représentation directe.
Toujours en 1920, Jean Cassou, qui a lu l’article de Severini, poursuit cette tradition
critique :
M. Gino Severini, dans un article du Mercure de France du 1er février 1916, a montré que le
cubisme était d’origine littéraire. La poésie avait devancé la peinture.
Pour M. Severini, le cubisme sort de Mallarmé. (…) Il suffit de relire les derniers Sonnets pour
s’apercevoir combien cette remarque est fine et juste. Un cubiste aurait une grande joie à
traduire picturalement ce quatrain :
Quelle soie aux baumes des temps
Où la chimère s’exténue
Vaut la torse et native nue
Que hors de ton miroir tu tends ?
Le plan de la chevelure (auquel Mallarmé substitue une nue, métaphore que M. Severini lui-
même imite par sa peinture idéographique) et le plan du miroir se compénétrent. Et l’esprit

526
Ibid., p. 316.
527
Ibid., p. 313.
528
H. Bidou, « La généalogie de la peinture », Revue Critique des Idées et des Livres, n°160, 10 mars 1920,
p. 527.
529
Ibidem.

128
d’abstraction et de symbole opère la division du mot chimère en ses deux significations
plastiques et métaphysiques530.

Substituant aux catégories rhétoriques traditionnelles (ici métaphore d’une part et syllepse
d’autre part) les catégories futuristes utilisées par Severini, Cassou formule cette poétique de
la métamorphose, de la réversibilité du comparant et du comparé en terme de compénétration,
comme l’art de l’équivoque, de l’entre-deux, du suspens sémantique en termes de
divisionnisme. Il n’est plus question de thème mais de plan ; le poème vu comme un tableau.
Le cubo-futurisme, mettant à mal les codes de la représentation classique, aide ainsi à
comprendre le régime sémantique si particulier du poème mallarméen, fait d’occultation et de
monstration, de dynamisme vibratoire, de surimpression. Cassou émettra cependant quelques
réserves, soulignant la différence fondamentale qui sépare malgré tout ces deux esthétiques :
« Les cubistes, s’il est vrai selon M. Severini qu’ils ont puisé à Mallarmé, ne lui ont pris que
sa méthode, dans ce qu’elle a d’intellectualiste, d’analytique. Mais le trésor musical reste et
attend531 ».
Il est un autre témoignage du lien entre poésie mallarméenne et cubisme. En 1924 encore,
on l’a vu, Delaunay pourra écrire, sans préciser outre mesure ces rapports : « Il y a des
rapports entre cette époque picturale et la Poésie de Mallarmé (Tristement dort une mandore
au creux néant musicien)532 ». Envisageons maintenant le rôle qu’a pu jouer le Coup de dés
dans ce dialogue entre poétique mallarméenne et pratique picturale.

2. Les peintres devant le Coup de dés : création et théorisation

a) L’appropriation cubo-futuriste du Coup de dés : G. Severini (1916)


Dans un article important de 1916, « très remarqué à l’époque533 » souligne Jean-François
Chevrier, le peintre futuriste Gino Severini s’empare de l’œuvre de Mallarmé et du Coup de
dés en particulier, pour décrire l’évolution de la peinture depuis l’impressionnisme. Rappelons
que Severini, principal théoricien du futurisme pictural avec Boccioni, vint s’installer à Paris
en 1906 ; qu’il servit de relais permanent entre Paris et Milan ou Florence ; qu’il fréquenta les
artistes de Montmartre puis du groupe de la Closerie des Lilas ; qu’il épousa la fille de Paul
Fort en 1913 ; qu’il fut très lié avec Apollinaire534 : autant de raisons de connaître l’œuvre de

530
J. Cassou, « Cubisme et poésie », La Vie des Lettres, octobre 1920, p. 184.
531
Ibidem.
532
Delaunay, Du cubisme à l’art abstrait. Documents inédits publiés par P. Francastel, S.E.V.P.E.N., 1957,
p. 96.
533
J.- Fr. Chevrier, L’action restreinte. L’art moderne selon Mallarmé, op. cit., p. 117.
534
Pour une plus ample présentation de la vie et de l’œuvre de Gino Severini, voir en particulier la préface de S.
Fauchereau à G. Severini, Ecrits sur l’art, Diagonales, 1987, p. 7-27.

129
Mallarmé, s’il ne la connaissait pas déjà par les travaux de Pica. Cette fréquentation des
milieux d’avant-garde parisiens explique en partie sa trajectoire personnelle au sein du
mouvement futuriste. Severini se rapproche en effet du cubisme, à l’époque justement où il
publie l’article qui va nous intéresser ici.
Dans ce texte théorique donné au Mercure de France, le Coup de dés ne sera pas nommé
directement, mais convoqué allusivement à travers la formule de la préface de l’édition de
Cosmopolis (« subdivisions prismatiques de l’Idée »), reprise deux fois, sans guillemets. La
première occurrence concerne le tout début de l’article. Severini commence par souligner que
l’évolution conjointe de la technique et de la psychologie place l’homme moderne dans un
monde marqué par la complexité, le maillage et l’enchevêtrement, l’interpénétration et le
télescopage, en bref, d’un mot éminemment futuriste, et moderniste, la synthèse : « nos yeux
ne sont plus capables de s’arrêter sur un objet isolé535 ». On retrouve le motif marinettien de
l’homme multiplié, exposé en 1913 dans « Imagination sans fil et mots en liberté ». Severini
poursuit en effet en ces termes :
L’idée que l’objet fait jaillir dans notre pensée, intensifiée simultanément par le souvenir et
l’imagination, tend par ses subdivisions prismatiques vers l’infini et se multiplie.
La sensation s’identifie dans l’idée, car à la vue d’un objet ou au toucher d’un objet
correspond simultanément une idée-image de cet objet.
Par conséquent nous ne donnons pas l’objet, mais l’idée-sensation-image que l’objet provoque
en nous ; nous ne donnons pas la cause mais l’effet, la finalité, et nous rattachons cette finalité à la
vie universelle536.

On voit qu’il n’est nullement question encore du poème de 1897 ; la formule mallarméenne de
la « préface » de Cosmopolis permet seulement ici au théoricien de nommer un mécanisme
esthésique, marqué par une forme de diffraction perceptive qui fait éclater l’unité de l’objet,
dans une synthèse de la prospection et de la rétrospection. Détournée de son sens premier, à
savoir la désignation d’une nouvelle configuration de l’idée poétique sur la page, qui n’est
plus celle de la métrique traditionnelle – Mallarmé oppose « subdivisions prismatiques de
l’Idée » à « traits sonores réguliers ou Vers537 » – la formule, représentative chez l’auteur du
Coup de dés d’une nouvelle poétique de l’espace littéraire, se trouve rattachée, chez le
théoricien de l’art, à une philosophie de la perception.
Severini rejoint en effet l’idéalisme subjectif qui marqua l’époque symboliste, dont il se
veut l’héritier. Mais cet héritage puise aussi dans un fonds vitaliste, que la vogue du

535
G. Severini, « Symbolisme plastique et symbolisme littéraire », Mercure de France, 1er février 1916, p. 467.
Ce texte sera repris dans G. Severini, Ecrits sur l’art, op. cit., p. 61-70. Il n’est donné que partiellement, amputé
en particulier du début, et donc de la première allusion au Coup de dés, par G. Lista, Futurisme, op. cit., p. 210-
215.
536
Ibidem.
537
Mallarmé, OC, t. I, p. 391.

130
bergsonisme a réactualisé ; on pense alors le symbolisme autant à travers le concept de Vie
qu’à travers celui d’Idée538 :
L’expression de cette esthétique, en accord avec cet idéalisme qui a ses racines profondes dans
la vie de la matière, nous la trouvons, à son commencement, dans Mallarmé et dans les poètes
symbolistes. C’est pourquoi nous avons trouvé chez les poètes modernes de la sympathie, de
la compréhension, et la meilleure critique539.

En 1916, Severini, qui depuis la polémique du marinettisme a choisi le camp des futuristes de
Lacerba540, revendique cet héritage symboliste que Marinetti avait inclus en 1911 dans son
programme de tabula rasa. Comme Papini ou Cardile, il fait partie de ces dissidents qui
assument haut et fort le legs mallarméen, en grande partie concentré dans le Coup de dés.
Puis le peintre soutient que les commentateurs du symbolisme, et en particulier Gourmont,
se sont mépris en associant hâtivement Mallarmé à l’impressionnisme. La technique
mallarméenne, singulière et isolée en son temps, ne trouve son véritable équivalent pictural
qu’avec le modernisme : « l’œuvre plastique correspondante à l’œuvre poétique de Mallarmé,
nous l’avons seulement aujourd’hui541 ». On voit que Kahnweiler ne fera que reprendre cette
idée à Severini. Ce dernier en vient alors à opposer terme à terme l’art du poète du Coup de
dés et l’art du peintre d’Impression soleil levant :
Mallarmé voyait et pensait ; Monet voyait seulement ; Mallarmé tendait vers la création ;
Monet restait dans les limites d’un art morphologique.
Les mots choisis par Mallarmé selon leur qualité complémentaire, et employés par groupes ou
séparés, constituent une technique pour exprimer une subdivision prismatique de l’Idée, une
compénétration simultanée d’images.
Il y a là toute une esthétique qui n’est pas seulement, comme dit Remy de Gourmont, le
résultat d’un excès de délicatesse, d’un excès d’art, mais qui est plus véritablement relative à une
sensibilité, à une psychologie tout à fait nouvelles, quoique pas entièrement affirmées.
Les impressionnistes balbutiaient à peine un langage nouveau dont Mallarmé seul commençait
à voir l’architecture.
Au divisionnisme des images de Mallarmé, exprimé techniquement par le divisionnisme des
mots, ne correspond chez les peintres impressionnistes que le divisionnisme instinctif des
couleurs542.

Sans avoir besoin de remonter au mot de Vinci qui voyait dans la peinture une « cosa
mentale » – cette définition va d’ailleurs connaître un regain d’actualité sous la plume des
commentateurs du cubisme – il est facile de rattacher le premier paragraphe de cet extrait aux
systèmes d’opposition de l’époque, affirmés en particulier à partir de la discussion de l’œuvre
de Cézanne, envisagée, d’après les paroles du peintre lui-même, comme une dialectique de

538
Sur cette question, voir en particulier L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 15-33.
539
G. Severini, art. cit., p. 467.
540
Son nom figure dans la colonne des adhérents du « Futurisme » dans l’article polémique dû au trio
Palazzeschi, Papini, Soffici, « Futurisme et marinettisme », art. cit. , p. 50.
541
G. Severini, art. cit., p. 467.
542
Ibid., p. 468.

131
l’œil et du cerveau, la célèbre « logique des sensations organisées ». C’est ainsi que le Maître
d’Aix pouvait confier à l’archéologue Jules Borely : « Monet s’en tient à une seule vision des
choses543 ». Dans un même ordre d’idée, Emile Bernard transmet ces mots de Cézanne :
Dans le peintre il y a deux choses : l’œil et le cerveau ; tous deux doivent s’entre-aider : il faut
travailler à leur développement mutuel ; à l’œil par la vision sur nature, au cerveau par la
logique des sensations organisées, qui donne les moyens d’expression544.

En 1912, dans leur livre Du Cubisme, Gleizes et Metzinger condamnaient l’impressionnisme


en cela que « la rétine prédomine sur le cerveau545 », opposant le réalisme « superficiel » de
Monet au réalisme « profond » de Cézanne. Inutile de revenir sur le couple art d’imitation /
art de conception, érigé en doxa par le discours critique des années 1910. Ainsi, Severini
pense la poésie de Mallarmé avec les catégories et l’axiologie cézanniennes. Le poète, à ses
yeux, représente quelque chose comme le Cézanne de la poésie. Mais cette analyse ne se
limite pas à ce seul cadre conceptuel. L’héritage du futurisme s’allie au discours de type
cézannien, pour aboutir à un syncrétisme théorique assez remarquable.
De fait, le peintre-théoricien, pour décrire l’art mallarméen du discontinu, use de trois
concepts majeurs de la théorisation futuriste des arts plastiques : complémentarisme,
compénétration et simultanéité. Dès 1910 en effet, le Manifeste des peintres futuristes, qui
avait Severini comme signataire, mettait l’accent sur la nécessité de faire un usage
complémentariste de la couleur, dans le sillage de Seurat et Signac : « le Divisionnisme, pour
le peintre moderne, doit être un complémentarisme inné546 », ou encore, dans une phrase
associant, comme dans l’article de 1916, formes littéraires et formes plastiques : « le
complémentarisme inné est une nécessité absolue en peinture comme le vers libre en poésie et
la polyphonie en musique547 ». Ainsi, avec le Coup de dés, ou bien avec toute sa poésie placée
sous le signe de la « subdivision prismatique », Mallarmé ferait un usage complémentariste du
mot : qu’est-ce à dire ? Severini n’en dit pas plus… On peut songer à quelques déclarations de
Crise de vers, qui envisagent le poème comme le lieu des « reflets réciproques548 » entre les
mots.
Quant au concept de simultanéité, sur lequel nous reviendrons plus bas, il fait son
apparition en mai 1911 lors de la conférence donnée à Rome par Boccioni sur « La peinture

543
J. Borély, « Cézanne à Aix », Vers et Prose, t. XXVII, 1911, cité dans Conversations avec Cézanne, op. cit.,
p. 20.
544
E. Bernard, « Paul Cézanne », L’Occident, juillet 1904, cité dans Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 36.
545
A. Gleizes, J. Metzinger, Du Cubisme (1912), Présence, 1980, p. 40.
546
Boccioni, Carra, Russolo, Balla, Severini, Manifeste des peintres futuristes (1910), cité dans G. Lista,
Futurisme. Manifestes, documents, proclamations, op. cit., p. 165.
547
Ibidem.
548
Mallarmé, OC, t. II, p. 211.

132
futuriste » ; ce texte sera reproduit dans le Catalogue de l’exposition « Les peintres futuristes
italiens » organisée par Félix Fénéon, ami de Severini, à la galerie Bernheim-Jeune en février
1912549. On y rencontre cette phrase : « la simultanéité des états d’âme dans l’œuvre d’art :
voilà le but enivrant de notre art ». « Simultanéité », ce mot-bannière du modernisme
artistique était lancé.
Enfin, le concept de compénétration, sans cesse réaffirmé par Boccioni à partir de 1912 («
nous avons enrichi la peinture de notre compénétration des plans550 »), rend compte du
devenir pictural de l’objet peint à l’âge de la Vitesse. Ce concept, inséparable de celui de
simultanéité, permet aux futuristes de nommer le dynamisme fondamental de leur art qui
enregistre tout à la fois l’éclatement de l’unité de l’espace-temps et la continuité synthétique
qui relie des objets distants.
En outre, précisons que Severini conteste ici le propos de Gourmont énoncé en 1913 lors
de son commentaire de l’exégèse de Thibaudet. L’axiologie du Coup de dés s’inverse.
Comme nous l’avons déjà signalé, c’est en dehors des milieux symbolistes, en dehors du
groupe formé par les anciens disciples de Mallarmé que nous trouverons les commentaires les
plus enthousiastes du poème de 1897. Ainsi, le peintre futuriste ne saurait voir dans le Coup
de dés un maniérisme d’esthète tombé dans « la manie typographique ». Devancier et pionnier
d’une esthétique nouvelle, Mallarmé au contraire est perçu ici comme le premier explorateur
d’un continent vierge, le divisionnisme de la forme, ignoré de l’art impressionniste, et qui n’a
fait son apparition en peinture qu’avec le cubisme, puis le futurisme. Cette idée, la référence à
Mallarmé en moins, devenue lieu commun, se retrouvera, par exemple, dans le livre
d’Ozenfant et Jeanneret de 1918 ; ces derniers présenteront en effet les cubistes comme des
« impressionnistes de la forme551 ».
L’important ici nous semble moins une validation de cette lecture par la pratique de la
poésie ou bien le recours à l’intention du poète manifeste à travers son discours critique, que
d’exhumer un « outillage mental » qui dessine un cadre d’intelligibilité. Ainsi, avec cette
petite histoire de la modernité picturale, la poésie mallarméenne est saisie à travers des
concepts post-impressionniste et futuriste. Cette glose de 1916 en arrive à filer la métaphore
optique et chromatique du prisme, posée par la préface de 1897, et s’empare d’une formule
(« subdivisions prismatiques de l’Idée ») qui trouve de nombreux échos à une époque où la
peinture s’engage dans une dialectique de l’analyse et de la synthèse. D’un côté la voie

549
Voir G. Lista, Futurisme. Manifestes, documents, proclamations, op. cit., p. 172.
550
Boccioni, Manifeste technique de la sculpture futuriste (1912), cité dans G. Lista, Futurisme. Manifestes,
documents, proclamations, op. cit., p. 173.
551
A. Ozenfant et Ch. E. Jeanneret, Après le cubisme, Edition des Commentaires, 1918, p. 41.

133
analytique : décomposition de l’Objet avec le cubisme, décomposition du Mouvement avec le
futurisme ; de l’autre, la voie synthétique : simultanéité des points de vue dans le cubisme,
simultanéité des sensations dans le futurisme. Or, fait intéressant à souligner ici, dès 1897,
Mallarmé avait précisé que son Coup de dés réorganisait le matériau poétique de façon à
présenter non plus une succession de vers, mais une « vision simultanée de la Page », dans ce
même texte contenant l’expression « subdivisions prismatiques », qui n’a pas échappé à
Severini. Une telle formule (« vision simultanée de la Page »), si elle n’est pas citée, ni par les
cubistes, ni par les futuristes, ni par les poètes de « l’Esprit nouveau », n’a pas pu ne pas
marquer les protagonistes de cette effervescence avant-gardiste. Mais dans quelle mesure
cette simultanéité mallarméenne a-t-elle quelque chose de commun avec son usage
moderniste ? Nous reprendrons cette question dans notre deuxième partie.

b) Démontage, dessin, lecture cubiste : Duchamp (1915-1918)


Marcel Duchamp a affirmé à plusieurs reprises son intérêt pour la poésie de Mallarmé, qui
incarne à ses yeux le repoussoir littéraire par excellence de ce qu’il abhorre, à savoir le
rétinien, qu’il nomme aussi l’animal. En 1942, lors d’une conversation avec James Sweeney,
il note qu’autour de 1911, il délaisse Rimbaud et Lautréamont, jugés « trop vieux », pour
Laforgue et Mallarmé, « plus près de [son] goût552 ». Dans son désir de passer d’une physique
de la peinture à une métaphysique, qui serait aussi une pataphysique, il rencontre le travail de
Mallarmé ; Duchamp, qui cherche à retrouver la dimension littéraire et intellectualiste de la
peinture (« Je voulais m’éloigner de l’acte physique de la peinture. Pour moi le titre était très
important553 »), privilégie l’influence des écrivains sur celle des peintres ; c’est le lisible et le
linguistique qui va jouer le rôle de stimulant créatif. Son « œuvre » s’adossera non pas à un
« musée imaginaire », mais à une « bibliothèque idéale » :
Ma bibliothèque idéale aurait contenu tous les écrits de Roussel – Brisset, peut-être Lautréamont
et Mallarmé. Mallarmé était un grand personnage. Voilà la direction que doit prendre l’art :
l’expression intellectuelle, plutôt que l’expression animale. J’en ai assez de l’expression « bête
comme un peintre »554.

Ce rapprochement avec la littérature sera d’autant plus facile qu’il s’opère depuis la peinture,
comme le note Jean-François Chevrier : « à la différence de Marinetti (ou de Breton),
Duchamp, n’étant pas poète, n’a pas à se démarquer de Mallarmé555 ». Dans un entretien avec

552
M. Duchamp, « Propos », in Duchamp du signe. Ecrits, éd. M. Sanouillet, Flammarion, coll. « Champs »,
1994, p. 170.
553
Ibid., p. 171.
554
Ibid., p. 174.
555
J. -Fr. Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 188.

134
Pierre Cabanne de 1967, l’explorateur du Grand Verre revient sur ses lectures à l’époque du
Jeune homme triste dans un train (1911) : « Je n’étais pas très, très littéraire à ce moment-là.
Je lisais un peu, surtout Mallarmé. Laforgue m’a beaucoup plu et me plaît encore beaucoup,
quoiqu’il ait été très décrié556 ». Mais qu’en est-il de son rapport au Coup de dés ?
On sait depuis 1990, date à laquelle eut lieu une réorganisation des archives Arensberg de
la Bibliothèque Francis Bacon de Claremont en Californie, que Duchamp s’intéressa au
poème mallarméen en 1915557. Un dossier contient en effet la « réécriture du poème de
Stéphane Mallarmé Un Coup de dés, copié de la main de Marcel Duchamp558 ». Si l’on en
croit Molly Nesbit et Naomi Sawelson-Gorse, le peintre a dû travailler sur un exemplaire de
l’édition de 1914 qui circulait dans les milieux artistiques new-yorkais : « Marcel ne semble
pas en avoir possédé ; mais il était proche des libraires et des gens qui en détenaient559 ». Au
contact de Walter Arensberg, Duchamp fréquente des poètes, et en particulier Alfred
Kreymborg, qui dispose d’un exemplaire du Coup de dés560.
Tout porte à croire que le texte mallarméen occupa alors les esprits, en stimulant la
création comme la théorisation. C’est d’abord Walter Arensberg qui esquisse un art poétique
en partie inspiré du poème :
Essayer d’obtenir quelque chose comme le mystère (pas le symbolisme)
de Un Coup de dés
Réalisme du mystère (de l’indéfinissable).
Préciser l’indéfinissable (le vague qui n’est pas atmosphère)
complication non musicale de thèmes fondamentaux
auxquels est donnée une expression unique
qui doit être précise et sans symbolisme. Une précision qui saisit et exprime les termes communs
de thèmes s’opposant.
Dislocation de la pensée.
Déformations561.

En dépit de l’hermétisme de ces notes fragmentaires, de leur équivoque (le mot


« symbolisme » désigne-t-il ici le fait de symboliser ou bien le mouvement historique ?), il
apparaît que le poète de 1915 cherche un renouvellement des formes fondé sur une esthétique
du discontinu et de l’éclatement, ainsi que sur une alliance paradoxale entre l’indéfini et le
précis. Le mystère, désormais étranger au symbole, déplacé du champ spiritualiste pour

556
M. Duchamp, Ingénieur à temps perdu. Entretiens avec P. Cabanne, Belfond (1967), 1977, p. 49, cité par J.-
Fr. Chevrier in L’Action restreinte, op. cit., p. 175.
557
Voir M. Nesbit et N. Sawelson-Gorse, « Concept de rien : nouvelles notes de Marcel Duchamp et Walter
Conrad Arensberg », Etant donné Marcel Duchamp, n°1, 1er semestre 1999, p. 49-86. Nous avons pris
connaissance de ce travail de Duchamp grâce à J. Fr. Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 188.
558
Ibid., p. 51.
559
Ibidem.
560
Ibid., p. 52.
561
Ibid., p. 59.

135
trouver place dans un autre espace, pour se confondre peut-être avec le mystère de l’espace
lui-même dans son rapport à la pensée, doit résulter d’une brisure formelle : le cubisme règne.
Puis c’est au tour de Duchamp de recopier une partie du Coup de dés en sélectionnant des
fragments du texte, disposés sur une page agrémentée de dessins562. Ce feuillet porte la
mention « 2 » ; précisons que le premier feuillet qu’il devait compléter a été perdu. Dans cette
partie de notre travail, nous nous bornons à signaler ici l’intérêt manifeste de Duchamp pour
le Coup de dés en 1915, dans le contexte de l’avant-garde new-yorkaise ; pour une analyse de
cette transposition du poème, nous renvoyons à notre deuxième partie. Notons seulement ici
que Duchamp regarde le texte d’assez près, avec rigueur, en identifiant avant tout un dispositif
typographique, conformément à son goût avéré pour les structures et les savantes
constructions. Il propose en effet quelque chose comme une réduction structurelle du poème,
à partir de l’identification d’une série typographique. Duchamp peintre se montre sensible à la
dimension tabulaire du poème, inséparable de sa mise en espace. Ce type d’approche nous
paraît assez rare à l’époque, alors que la plupart des considérations sur le Coup de dés se
bornent le plus souvent à reprendre les données de la « préface » de 1897, ou à disserter sur
« l’échec » de Mallarmé. On peut enfin souligner que ce travail coïncide avec l’ouverture du
chantier de la Mariée, ce qui peut ouvrir quelques pistes de recherche, comme nous le verrons
plus loin avec les analyses d’Octavio Paz.
Trois ans plus tard, l’ingénieur du Grand Verre s’intéresse à nouveau au poème
mallarméen. Une des traces les plus anciennes d’un rapprochement explicite fait entre
cubisme et Coup de dés se trouve en effet sous sa plume dans une lettre de 1918. Alors exilé à
Buenos Aires, le peintre français cherche à introduire le cubisme dans la capitale argentine.
Son biographe Calvin Tomkins nous apprend qu’il met alors à contribution ses amis parisiens
pour qu’ils lui envoient des documents relatifs au mouvement. Dans une lettre à Jean Crotti, il
déclare avoir besoin des Peintres cubistes d’Apollinaire, du livre de Gleizes et Meitzinger Du
Cubisme, de quelques numéros des Soirées de Paris, ainsi que de « 4 à 5 exemplaires du
poème de Mallarmé Un Coup de dés563 ». Nous n’avons malheureusement pas d’autres
informations quant à la manière selon laquelle l’auteur du Nu descendant un escalier aurait lu
le poème sous un angle cubiste.
On peut voir peut-être dans cette association un écho des notes de Walter Arensberg de
1915 citées plus haut, qui entendait poursuivre sur la voie de la « dislocation » initiée par le
Coup de dés. Duchamp semble en tout cas rejoindre un Severini, qui s’efforçait lui aussi au

562
Voir annexe 4.
563
C. Tomkins, Duchamp. A biography, Henry Holt, New-York, 1996, p. 209.

136
même moment de situer le poème spatial mallarméen sur le terrain des recherches cubistes.
On peut imaginer que ces deux témoignages illustrent une certaine tendance de la réception
du Coup de dés dans les années 1910, dans un contexte marqué par la concomitance entre la
réapparition du poème et le développement du cubisme. La peinture livre alors des catégories
et des formes aidant à cerner quelque chose du texte de 1897, tandis que ce dernier, par son
existence même, peut alimenter en retour l’investigation des peintres. La difficulté réside dans
l’appréciation de cette interaction, dans le passage toujours hasardeux de la concomitance à la
causalité. On parlera par facilité du jeu des « influences réciproques », ou du Zeitgeist.

c) « Psychotypie » et « Psychométrique » : A. Ozenfant (1916)


Le peintre Amédée Ozenfant fonde en 1915 une revue d’avant-garde, L’Elan564, proche
par ses orientations esthétiques de Nord-Sud et de SIC. Parmi ses collaborateurs nous
trouvons Paul Fort, Apollinaire, Voirol, Barzun, Mercereau, Polti, Lhote, Severini, Derain,
Picasso, Gleizes ou Metzinger. C’est dans cette revue qu’Ozenfant livre son premier texte
théorique (« Notes sur le cubisme », décembre 1916), où il est question du « purisme »
linguistique mallarméen comme on l’a vu plus haut, ainsi que des essais de typographie
expressive, qu’il nomme « psychotypie » et « psychométrique » (janvier et février 1916).
Voici comment il présente son travail artistique, en citant d’abord un commentaire d’André
Billy paru, dit-il, dans Le Siècle565 :
« Déjà la typographie nouvelle a un nom : la psychotypie, art qui consiste à faire participer les
caractères typographiques à l’expression de la pensée et à la peinture des états d’âme : non
plus à titre de signes conventionnels, mais comme signes ayant une signification en soi ».
Comment mieux dire ? Complétons seulement par un mot d’E. Dupuis, qui précise mes
intentions de plasticien : « Symphonie typographique ». Et disons que psychotypie et
psychométrique (celle-ci ponctuation précise et plastique) s’ajoutent aux recherches de Restif
de la Bretonne, Mallarmé, Apollinaire (idéogrammes)566.

Le concept de « psychométrique » désigne un mode nouveau de ponctuation du texte


poétique, qui passe, non plus par des blancs comme chez Mallarmé, mais par des traits noirs
horizontaux, de longueur inégale567 ; quant au concept de « psychotypie », il renvoie à un
autre mode de signification, tenté par la figuration iconique, et en cela proche du calligramme.
La postérité n’a pas retenu ces deux catégories – Ozenfant n’a pas poursuivi ces essais de
1916 – qui confirment seulement par leur existence que toute l’avant-garde de l’époque vise
un renouvellement formel.

564
Pour une présentation de cette revue voir en particulier K. E. Silver, Vers le retour à l’ordre. L’avant-garde
parisienne et la première guerre mondiale (1914-1925), Flammarion, 1991, p. 43-48.
565
Nous n’avons pu retrouver cet article.
566
A. Ozenfant, L’Elan, février 1916.
567
Pour un aperçu de ces recherches, voir « annexe 2 ».

137
Ozenfant, comme on le voit, se place explicitement dans une « tradition », littéraire,
ancienne et moderne, qui laisse par contre de côté le futurisme italien. La mention de
l’exemple de Restif de la Bretonne, peut s’expliquer, sinon par une connaissance directe, du
moins par la médiation des Illuminés de Nerval, qui offre ce passage, connu aussi
d’Apollinaire, et qui put faire rêver les poètes en quête d’un renouvellement formel :
Il avait pour système d’employer dans le même volume des caractères de diverses grosseurs, qu’il
variait selon l’importance présumée de telle ou telle période. Le cicéro était pour la passion, pour
les endroits à grand effet, la gaillarde pour le simple récit ou les observations morales, le petit
romain concentrait en peu d’espace mille détails fastidieux, mais nécessaires568.

Cette généalogie des formes, comme sous la plume d’Apollinaire dans les Soirées de Paris,
évoque Mallarmé, sans mentionner le nom du Coup de dés, indéniablement visé ici. Mais la
particularité des recherches d’Ozenfant tient au fait qu’elles se situent du côté des arts
plastiques. C’est en « plasticien » qu’il se réapproprie le legs mallarméen. Ainsi la revue
publie deux textes, écrits par un poète (Voirol), et mis en page par un peintre-plasticien-
typographe : Ozenfant. Cet exemple montre clairement comment une œuvre comme le Coup
de dés, présentée en 1897 comme « poème », va pouvoir être par la suite scindée en
deux massifs : le versant typographique et visible, susceptible d’intéresser le peintre, le
graphiste ou le typographe ; le versant lisible et littéraire, susceptible de faire méditer le poète,
le théoricien de la littérature ou le philosophe. Nous sommes ici au moment où peut s’opérer
une dissociation de la forme-sens mallarméenne ; la réception du Coup de dés peut alors
s’envisager comme une série double : réception d’une forme et réception d’un contenu.

c) Les poètes de « l’Esprit Nouveau »

1. Apollinaire devant le Coup de dés


Nous voudrions ici faire le point sur une question d’histoire littéraire attendue : dans
quelle mesure Apollinaire connaissait-il le Coup de dés au moment où il fit paraître sa Lettre-
Océan, premier « idéogramme lyrique » publié le 15 juin 1914 dans les Soirées de Paris ?
Notons pour commencer que le nom du Coup de dés n’apparaît jamais dans ses écrits
critiques publiés. A notre connaissance, il n’existe qu’une seule et unique référence explicite
au poème mallarméen, figurant dans une lettre de juillet 1914, connue assez tardivement. Il
existe par ailleurs deux allusions implicites à l’œuvre mallarméenne sous sa plume, présentes
dans des textes antérieurs à l’édition donnée par la NRF en juillet 1914. D’autre part,

568
Nerval, Les Illuminés, Œuvres Complètes, éd. sous la dir. de J. Guillaume et Cl. Pichois, Gallimard, 1984,
t. II, p. 954.

138
l’inventaire de la bibliothèque d’Apollinaire montre qu’il ne possédait que les Poésies, éditées
par la NRF en 1913569. Commençons par un parcours des textes de l’auteur de Calligrammes,
avant d’évoquer le discours critique, contemporain, et postérieur.

a) Le discours d’Apollinaire
En février 1914, Apollinaire, dans son article « Nos amis les futuristes », déjà mentionné
plus haut, construit une généalogie esthétique et technologique de l’avant-garde italienne,
dans un contexte de polémique avec Barzun, qui ne doit pas apparaître comme un pionnier :
« la nouvelle technique des mots en liberté sortie de Rimbaud, de Mallarmé, des symbolistes
en général et du style télégraphique en particulier, a, grâce à Marinetti, une grande vogue en
Italie570 ». Dans le numéro du 15 juin des Soirées de Paris, celui-là même qui contient la
Lettre-Océan, se trouve un article polémique d’Apollinaire dirigé contre le dogmatisme et
l’opportunisme de Barzun. Cette querelle concernant le « simultanisme » l’amène à relativiser
les prétentions de celui qui a la « manie d’avoir tout inventé571 ». Apollinaire esquisse à
nouveau une filiation, sans nommer directement le Coup de dés, visiblement concerné ici :
Libre à lui de faire des poèmes peints, de s’essayer désormais non plus dans le simultanisme
dramatique, mais dans le simultanisme impressif, toutefois qu’il ne dise pas ensuite qu’il l’a
inventé, car il a été précédé là dedans par les nouveautés typographiques de Marinetti et des
futuristes qui même sans couleurs firent ainsi faire un pas à la couleur et inaugurèrent la
simultanéité typographique entrevue par Villiers, par Mallarmé, et non entièrement encore
explorée (…)572.

Ce sont les deux seules allusions marquantes publiées. Remarquons qu’elles concernent
l’œuvre d’un autre, qui est un rival, en l’occurrence Barzun. Sous la plume d’Apollinaire, le
Coup de dés existe comme précédent venant nuancer le caractère novateur d’une
expérimentation concurrente. Si le poème mallarméen entre dans une généalogie, celle-ci
demeure une contre-généalogie, filiation pertinente pour les Autres, simultanéistes ou
futuristes.
Venons-en à l’unique référence explicite. Elle prend place dans le contexte de la
polémique suscitée par la parution des premiers calligrammes, que nous allons présenter plus
loin ; le poète Fagus a reproché à Apollinaire de reprendre un vieux procédé. L’auteur de La
Lettre-Océan lui adresse cette lettre entre le 25 et le 30 juillet 1914 :

569
Catalogue de la bibliothèque de Guillaume Apollinaire, éd. G. Boudar et M. Décaudin, Edition du CNRS,
1983, p. 103.
570
Apollinaire, « Nos amis les futuristes », Les Soirées de Paris, 15 février 1914, in Les Soirées de Paris (1912-
1914), Slatkine Reprints, Genève, 1971, t. II, p. 78.
571
Apollinaire, « Simultanisme-librettisme », Les Soirées de Paris, 15 juin 1914, in Les Soirées de Paris (1912-
1914), op. cit., t. II, p. 322.
572
Apollinaire, art. cit., ibid., p. 325.

139
Je ne suis nullement futuriste. J’ai cherché avec mes idéogrammes à retrouver une forme, qui
sans être le vers libre, ne retombait pas dans le vers dit classique. Mes images ont la valeur d’un
vers. Ils ont une forme typographique ou lapidaire déterminée (ainsi que non seulement le vers,
mais encore la strophe, le sonnet, le rondeau, etc…), ce ne sont donc plus des vers libres et ce ne
sont point les vers réguliers dont pour ma part je suis las. Remarquez que je ne me force point à
m’en priver et ils peuvent fort bien entrer avec la rime dans mes figurines.
Je crois la tentative originale, en dépit de Rabelais, de Panard, de Mallarmé. Je n’ai vu qu’il y
a 2 jours « le coup de dés », ces recherches typographiques sont d’un autre ordre que les miennes
et cependant avec celles que vous avez citées, elles justifient ma tentative et lui confèrent des
lettres de noblesse573.

Ainsi, ce n’est qu’à partir du 25 juillet qu’Apollinaire, pour la première fois et sans doute
dernière fois, dans un texte à usage privé, mentionne le Coup de dés en le nommant. On sait
que le poème est sorti des presses le 21 juillet, ce qui semble cohérent avec les dires de
l’inventeur des « idéogrammes lyriques ».
En 1916, Apollinaire, répondant au jeune André Breton qui cherchait à savoir comment
s’était formé son goût littéraire, exposera son rapport à la poésie de Mallarmé en ces termes :
Je vous avouerai donc, mon cher Monsieur, que si Mallarmé a toujours été dans l’air autour de
moi je n’ai jamais beaucoup médité sur son compte. J’ai dû le lire entièrement (mais non sa prose)
à bâtons rompus aux hasards des trouvailles. En réalité, je n’ai lu avec soin que des livres spéciaux
sur tous les sujets (…).
Pour ce qui est de Mallarmé, c’est Hérodiade qui d’abord me frappa dans ce que j’en lus.
Néanmoins, il est hors de doute que Mallarmé a dû agir sur moi quoiqu’avant tout je l’ai trouvé
parnassien, pro parnassien. Plus tard, je ne sais comment un jour, j’ai découvert qu’il continuait
Racine, mais c’est ma raison qui découvrait et je ne l’ai pas aimé plus qu’auparavant bien que
Racine ait été avec La Fontaine mon poète préféré durant toute mon enfance. (…)
Pour en venir à mes pièces qui vont des Fenêtres à mes poèmes actuels en passant par Lundi
Rue Christine et les poèmes idéographiques, j’y trouve pour ma part (mais je suis orfèvre) la suite
naturelle de mes premiers vers ou du moins de ceux qui sont dans Alcools. La forme rompue des
poèmes dont vous parlez rend à mon sens ce que je puis rendre de la vie infiniment variée. Je la
sens ainsi574.

A nouveau, alors qu’il avoue avoir lu « entièrement » la poésie de Mallarmé, il ne mentionne


pas le poème dont les innovations formelles, se rapprochent le plus, à première vue, des
siennes. Mais les « hasards des trouvailles » ne lui ont peut-être pas mis entre les mains la
revue Cosmopolis.
En 1918, une lettre souvent citée, destinée à André Billy, évoque l’esprit de ses recherches
typographiques, en les rattachant au mouvement symboliste, sans évoquer directement et
précisément Mallarmé : « quant aux Calligrammes, ils sont une idéalisation de la poésie vers-
libriste et une précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa
carrière, à l’aurore de moyens nouveaux de reproduction que sont le cinéma et le

573
Apollinaire, lettre à Fagus, s. d., (25-30 juillet 1914), citée dans « Hommage à Fagus », Points et
contrepoints, n° 105, décembre 1972, p. 3-4.
574
Apollinaire, lettre à Breton du 14 février 1916, in Guillaume Apollinaire, 3e série, « Lettres d’Apollinaire à
André Breton », éd. M. Décaudin, La Revue des Lettres Modernes, n° 104-107, 1964, p. 22-23.

140
phonographe575 ». Le « calligramme » est donc ici une réponse littéraire à une question
d’ordre médiologique. Nous verrons plus loin que c’est dans un même esprit, mutatis
mutandis, que Walter Benjamin situera l’expérience typographique du Coup de dés.
On sait en outre qu’Apollinaire évoque à plusieurs reprises son esthétique, lors de sa
conversation épistolaire avec sa « marraine » de guerre. Lorsqu’il lui présente ses recherches
idéogrammatiques, il n’est jamais question du Coup de dés. Ainsi, par exemple, dans cette
lettre du 18 octobre 1915 :
Pour ce qui est de mes idéogrammes, ils ne ressortissent à aucune formule, mais répondent à
d’importantes nécessités poétiques, que vous ne comprenez pas encore. La meilleure façon
d’être classique et pondéré est d’être de son temps, en ne sacrifiant rien de ce que les Anciens
ont pu nous apprendre576.

Peu après, il écrit, en insistant cette fois non sur le classicisme du procédé, mais sur sa
modernité :
Mes idéogrammes sont assez clairs et après tout n’ont aucun besoin de commentaires. C’est la
partie la plus neuve de mon œuvre d’avant-guerre, si neuve que depuis la guerre on
idéogrammatise la topographie et les communiqués vous apportent constamment le nom
d’ouvrages ennemis ou nôtres baptisés d’après leur forme : le trapèze, le trident, le poignard,
etc, et j’aime cette nouveauté de mon esprit577.

b) La première réception critique des « calligrammes » (juin 1914-1918)


La réception critique des premiers « calligrammes »578, contemporaine de la parution du
Coup de dés en volume, constitue un moment singulier de l’histoire littéraire. Il s’agit d’une
conjonction, presque jour pour jour, entre la redécouverte d’une œuvre née à l’époque
symboliste et l’invention d’une forme poétique renouvelant l’expression du lyrisme de la vie
moderne. On sait qu’une certaine postérité critique a pu rapprocher ces deux expérimentations
formelles ; une sorte de doxa s’est établie, qui veut voir entre les deux œuvres un rapport de
filiation plus ou moins directe. Celle-ci existe très tôt. En voici quelques exemples
significatifs. Si l’on quitte le domaine de la critique apollinarienne, il faut attendre 1923, au
vu de nos recherches, pour qu’un lien soit établi entre les deux expériences poétiques. C’est
en effet sous la plume de Maxime Revon579 que nous lisons ceci :

575
Apollinaire, lettre à A. Billy du 29 juillet 1918, cité dans A. Billy, Apollinaire vivant, La Sirène, 1923, p.
103-104.
576
Apollinaire, lettre du 18 octobre 1915, in Lettres à sa marraine (1915-1918), éd. M. Adéma, Gallimard, 1979,
p. 35.
577
Apollinaire, lettre du 30 octobre 1915, ibid., p. 38-39.
578
Sur cette question nous renvoyons à Cl. Debon, Guillaume Apollinaire après Alcools. I. Calligrammes, le
poète et la guerre, Lettres Modernes, Minard, 1981, p. 62-63 ; Cl. Debon, « Dialogue avec Fagus au sujet des
calligrammes », Calligrammes, Gallimard, coll. Pochothèque, 2004, p. 185-186.
579
Maxime Revon, critique et historien de la littérature de l’entre-deux-guerres, a consacré la majorité de ses
travaux au XIXe siècle, en offrant des études et des éditions critiques consacrées à Vigny, Mérimée, Fromentin,
Bourges, Mirbeau, Louÿs ou Colette.

141
C’est ainsi que peu d’années avant la guerre, on exhuma du recueil de Cosmopolis une curiosité
graphique due à Mallarmé : Un coup de dés jamais n’abolira le hazard (sic), que l’on édita
séparément. (…) C’est juste après cette édition que les Soirées de Paris publièrent certains
« idéogrammes », comme l’on a dit, de Guillaume Apollinaire qui avait eu une autre originalité
précédemment580…

Laissons de côté les légères inexactitudes dans la chronologie ; pour la première fois, une
corrélation est faite entre les deux textes, fait absent de tous les premiers travaux consacrés au
poète de « l’Esprit nouveau »… Puis ce sera au tour de Thibaudet d’associer les deux
expériences, d’abord en 1926 dans son Mallarmé, comme nous l’avons déjà souligné (« le
procédé a été sérieusement exploité depuis par Apollinaire et l’école de l’Elan581 »), puis en
1936, en soulignant que la tradition des carmina figurata, et l’exemple rabelaisien,
n’expliquent pas tout : « il y a de la Bouteille, mais aussi du Coup de dés582 ». Nous avons vu
en outre que le directeur de L’Elan justement, n’avait pas manqué en 1928 de situer le travail
d’Apollinaire dans la lignée de Mallarmé :
Ainsi je rappelle qu’Apollinaire donna aux dispositions typographiques une curieuse
importance, Mallarmé dans « Un coup de Dé (sic) » et les futuristes italiens du mouvement de
la revue Lacerba en usèrent précédemment, et pendant un temps, presque tous les poètes
dessinèrent des « Idéogrammes »583.

On pourrait sans aucun doute trouver d’autres rapprochements de ce type. Or, au regard de
ce qui transparaît de la chronique de l’été 1914, il en fut tout autrement. En effet, à cette date,
le poème-calligramme éclipse véritablement le poème-estampe. Dressons un rapide état de
cette réception, très nourrie, marquée par une polémique et une campagne de promotion, tout
ce qui manqua au Coup de dés. Mais il restera à déterminer si cette disjonction observée en
1914 entre les deux œuvres relève du fait objectif conscient (malgré la connaissance que l’on
peut avoir du Coup de dés, on ne voit aucun rapport entre deux tentatives jugées étrangères
l’une à l’autre), du fait objectif inconscient (aucune parenté n’est établie entre les deux
expériences poétiques parce que le Coup de dés reste méconnu), ou bien encore de ce que
Fernand Divoire appelle stratégie littéraire (on occulte délibérément le Coup de dés, en vue
de majorer la dimension novatrice des calligrammes apollinariens).
Les Soirées de Paris, qui publient la Lettre-Océan, en proposent aussi un commentaire.
Gabriel Arbouin, dans un texte souvent cité « écrit en juin » et publié dans le numéro de
juillet-août, propose l’analyse la plus substantielle de la trouvaille d’Apollinaire ; mais cette
lecture ignore, ou semble ignorer, l’existence du Coup de dés. Les précédents évoqués

580
M. Revon, « Note sur Mallarmé et l’état actuel de la poésie », La Muse Française, 10 octobre 1923.
581
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 391.
582
A. Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, op. cit., p. 551.
583
A. Ozenfant, Art, Jean Budy, 1928, p. 26.

142
concernent les poèmes proposés par la revue Lacerba : « déjà dans Lacerba, on avait pu voir
des tentatives de ce genre par Soffici, Marinetti, Cangiullo, Iannelli, et aussi par Carrà,
Boccioni, Bètuda, Binazzi, ces dernières moins définitives584 ».
Le 22 juin, André Warnod, pour Comoedia, recensait la parution de la Lettre-Océan,
présentée comme un « poème qui semble être une application exacte du cubisme à la
littérature ». Après avoir signalé que le texte, sorte de « rebus », mime la forme d’un triangle
ou d’une étoile, il écrit : ce poème ( ?) est sans doute une manière d’évocation du téléphone et
de la télégraphie sans fil. Mais on regrette de le voir signé par un poète au talent si grand585 ».
Le 30 juillet, le même Warnod revient sur ces « idéogrammes lyriques » : « Guillaume
Apollinaire a perfectionné sa manière et ses poèmes affectent maintenant la forme de ce qu’ils
veulent évoquer (…). Ouvrez votre Rabelais (…) il n’y a rien de nouveau sous le soleil, plutôt
il y a des génies assez complets pour prévoir tout ce qui arrivera après eux586 ». Rien ne sera
dit du Coup de dés dans ce journal qui paraîtra jusqu’en août.
De même, Paris-Journal, dont Apollinaire est un collaborateur régulier, évoque alors, à
trois reprises, les premiers essais d’idéographie lyrique, sans mentionner, à aucun moment, le
Coup de dés. Le 22 juin, « Tous et Uns » saluent « l’original poème qu’il faut lire ou plutôt
contempler sur deux pages dans le dernier numéro des Soirées de Paris587 ». Le 25 juillet, le
quotidien annonce que « le public connaîtra bientôt la poésie idéographique de Guillaume
Apollinaire588 », et informe d’une vente par souscription d’un album tiré à 200 exemplaires.
Le 31 juillet, Armand Didier cite le commentaire de Gabriel Arbouin, en minimisant la portée
de ces fantaisies typographiques : « je ne crois pas que celui-ci se fasse beaucoup d’illusions
sur l’avenir de sa trouvaille589 ». Il ne sera pas question dans ces colonnes du Coup de dés. Le
quotidien L’Intransigeant encore annonce dans sa rubrique « La Boîte aux lettres », tenue par
les « Treize590 », la parution imminente d’un recueil d’Apollinaire, qu’il présente avec
précisions, sans aucune mention du Coup de dés fraîchement paru :
Monsieur Guillaume Apollinaire prépare un nouveau livre qui sera intitulé Et moi aussi je suis
peintre !
Explication : ce sera un album d’idéogrammes lyriques, c’est-à-dire que les mots et les lettres,
au lieu de s’aligner à la queue leu-leu, tout bêtement, dessineront sur la page blanche des maisons,

584
G. Arbouin, « Devant l’idéogramme d’Apollinaire », Les Soirées de Paris, juillet-aôut 1914, op. cit., t. II, p.
383.
585
A. Warnod, « Petites nouvelles des lettres et des arts », « Lettre-Océan », Comoedia, 22 juin 1914.
586
A. Warnod, « Petites nouvelles des lettres et des arts », « Idéogrammes lyriques », Comoedia, 30 juillet 1914.
587
Tous et Un, « Une Lettre-Océan », Paris-Journal, 22 juin 1914.
588
« Et moi aussi je suis peintre », Paris-Journal, 25 juillet 1914 (non signé).
589
A. Didier, « Aux Soirées de Paris », Paris-Journal, 31 juillet 1914.
590
Il s’agit d’un masque collectif qui regroupe les noms de Divoire, Apollinaire, Salmon, Max Jacob, Billy,
Cendrars et Alain-Fournier.

143
des cravates, des trains, des cœurs, des arbres, des cigares, etc… Et ces dessins ne sont point
cubistes, mais au contraire fort simples, d’une simplicité enfantine591.

Puis l’auteur masqué de ces lignes poursuivait en renvoyant au « nouveau numéro des Soirées
de Paris », dont il avait extrait quelques mots du poème « Voyage », qu’il commentait ainsi :
« le C, dans cette nuit, a la forme du croissant de lune et les lettres sont à l’entour selon des
dessins de constellations ».
Venons-en à la polémique qui accompagna la publication des premiers calligrammes. Le
17 juillet 1914, « Jean de l’Escritoire », alias André Billy, évoque la Lettre-Océan en
rapportant ces mots d’Apollinaire : « Après cela, dit-il, je ferai autre chose. Que voulez-vous ?
Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé sont morts. Nous ne pouvons les recommencer
éternellement592 ». Le 20 juillet, les colonnes du même quotidien reçoivent une lettre du poète
Fagus, qui, comme le fera André Warnod, rabat la tentative d’Apollinaire sur la vieille
tradition des carmina figurata : « c’est vieux comme le monde593 ». Deux jours après,
Apollinaire répond à Fagus :
M. Fagus a raison : dans ma poésie, je suis simplement revenu aux principes puisque
l’idéogramme est le principe même de l’écriture. Cependant, entre ma poésie et les exemples cités,
il y a juste la même différence qu’entre une belle voiture automobile du XVIe siècle, mue par un
mouvement d’horlogerie, et une auto de course contemporaine.
Les figures uniques de Rabelais et de Panard sont inexpressives comme les autres dessins
typographiques, tandis que les rapports qu’il y a entre les figures juxtaposées d’un de mes poèmes
sont autant expressifs de lyrisme que les mots qui les composent. Et là, au moins, il y a, je crois,
une nouveauté594.

Le lendemain, comme on l’a vu, le même « Jean de l’Escritoire », défenseur d’Apollinaire, se


fera l’écho acerbe de la parution du Coup de dés dans le journal qui a accueilli cette nouvelle
petite querelle des Anciens et des Modernes portant sur l’idéogramme littéraire. Ainsi, à cette
date, que ce soit de la part d’un Fagus, d’un Warnod, d’un Billy, d’un Arbouin, ou
d’Apollinaire lui-même, il ne sera pas fait de rapprochement entre les tentatives mallarméenne
et apollinarienne, pourtant rendues concomitantes par les circonstances.
Notons enfin pour terminer ce panorama documentaire qu’André Billy, qui évoquera à
plusieurs reprises la naissance des calligrammes595 de son ami, ne mentionnera jamais le Coup
de dés, qu’il a pourtant commenté en juillet 1914 dans un journal acquis à l’idéographie
apollinarienne. Ainsi, lorsqu’il rappelle la tradition du poème figuré dans la préface qu’il
donne pour l’édition de 1959 des œuvres poétiques d’Apollinaire, il nomme Théocrite, Panard

591
Les Treize, « La Boîte aux lettres : dernières nouveautés », L’Intransigeant, 29 juillet 1914.
592
J. de l’Escritoire, « Gazette des lettres », Paris-Midi, 17 juillet 1914.
593
J. de l’Escritoire, « Fagus nous écrit : " la poésie figurative " », Paris-Midi, 20 juillet 1914.
594
Apollinaire, Paris-Midi, 22 juillet 1914.
595
Voir A. Billy, Apollinaire vivant, op. cit. ; Guillaume Apollinaire, Seghers, 1947 ; Avec Apollinaire.
Souvenirs inédits, La Palatine, Genève, 1966.

144
et Rabelais uniquement596. Déjà, en 1923, alors qu’il évoquait, dans le cadre d’une
conférence, l’histoire du symbolisme, il laissait dans l’ombre le poème de Cosmopolis597.
En outre, la réception de Calligrammes en 1918, si l’on s’en tient au panorama donné par
Claude Debon, qui cite des textes signés Breton, Aragon, Rouveyre, Jorba ou Masson598, ne
mentionne jamais le précédent de Mallarmé.

c) Le discours de la critique apollinarienne


Aucun des ouvrages critiques relatifs à la vie et à l’œuvre d’Apollinaire que nous avons pu
consulter, publiés entre 1918 et 1952, n’évoque le Coup de dés à propos de la généalogie des
« idéogrammes lyriques »599. Il est vrai que les calligrammes, souvent perçus comme de
simples fantaisies ludiques de peu d’envergure, n’ont pas beaucoup intéressé la critique : les
commentaires de ces textes demeurent brefs et évasifs. Il faut attendre en effet 1952 pour
qu’un commentateur de l’œuvre d’Apollinaire mentionne le maillon mallarméen, sans que le
Coup de dés soit pour autant nommé explicitement : curieux cas de mimétisme entre le
critique et le poète… Marcel Adéma, qui ne fait en effet que reprendre la généalogie
d’Apollinaire proposée dans les Soirées de Paris, écrit, à propos des calligrammes : « son
premier essai dans le genre s’inspire de ces tentatives diverses600 », soit celles de Simias, de
Villiers, de Mallarmé et de Marinetti.
Par la suite, la critique apollinairienne, plus récente, qui a travaillé sur cette question
balance entre deux attitudes. Abordant le problème de la généalogie des calligrammes en
historien des formes, Michel Décaudin complète et enrichit de son érudition la filiation déjà
établie en 1914 par Fagus601. Il note que l’exégèse de Thibaudet de 1912, ainsi que la
conférence de Gide au Vieux-Colombier de 1913, a pu jouer un certain rôle ; l’historien,
prudent, ne parle pas pour autant d’influence directe. Michel Décaudin pouvait ainsi écrire en
1960 :
Or de diverses parts, en 1912-1913, l’attention est attirée sur le problème de la disposition du
poème sur la page. Thibaudet insiste dans son Mallarmé sur le caractère visuel d’Un coup de

596
A. Billy, préface à Apollinaire, Œuvres poétiques, éd. M. Adéma et M. Décaudin, Gallimard, 1959, p. XLI.
597
A. Billy, Le Mouvement littéraire contemporain, Conférence du Cercle de la Librairie, Causeries françaises,
1923.
598
Voir Cl. Debon, Calligrammes, Gallimard, coll. Pochothèque, 2004, p. 195-211.
599
Citons par ordre chronologique : H. Fabureau, Guillaume Apollinaire, Editions de la Nouvelle Critique,
1932 ; R. Taupin et L. Zukofsky, Le Style Apollinaire, Les Presses Modernes, 1934 ; E. Aegerter, Guillaume
Apollinaire et les Destins de la Poésie, Haloua, 1937 ; J. Moulin, Manuel poétique d’Apollinaire, Les Cahiers du
Journal des Poètes, 1939 ; E. Aegerter, P. Labracherie, Au Temps de Guillaume Apollinaire, Julliard, 1945.
600
M. Adéma, Guillaume Apollinaire le mal aimé, Plon, 1952, p. 180.
601
Voir en particulier, M. Décaudin, « A propos de Calligrammes », in Apollinaire, Calligrammes, éd. M.
Décaudin, Le Club du Meilleur Livre, 1955, p. 179-187 ; La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 488-489 ;
Apollinaire, Œuvres poétiques, éd. M. Adéma et M. Décaudin, Gallimard, 1956, p. 1074.

145
dés…et, d’une façon générale, du vers libre. Gide cite dans une conférence faite en 1913 au
Vieux-Colombier un passage d’une lettre où Mallarmé aborde cette question (…). Apollinaire lui-
même rappelle l’exemple de Mallarmé à propos de ses calligrammes qu’il définit comme une
« idéalisation de la poésie vers-libriste »602.

Cependant, plus récemment, les travaux critiques de Claude Debon, publiés entre 1981 et les
années 2000, tendent à minimiser l’importance du Coup de dés dans la genèse des
calligrammes. Se basant sur la lettre à Fagus du 25-30 juillet, inconnue de Michel Décaudin à
l’époque de l’écriture de ses textes critiques consacrés aux calligrammes – elle fut révélée en
1972 – Claude Debon tente d’affiner l’analyse en refusant de confondre convergence et
influence :
Le nom de Mallarmé revient souvent dans ces recherches. Il s’agit bien de distinguer, dans ce
problème d’histoire littéraire, la convergence des expériences, et les influences éventuelles
subies par Apollinaire. Il ne faut parler que de convergence, et encore au sens le plus large du
terme, en ce qui concerne ces « cautions » citées par M. Décaudin, et plus précisément
Mallarmé603.

Elle note quelques points de convergence (polyphonie, dimension idéogrammatique), puis


enchaîne ainsi : « mais s’il est vraisemblable qu’Apollinaire avait entendu parler de ce poème
– Thibaudet venait de consacrer, en 1912, une étude à La Poésie de Stéphane Mallarmé, dans
laquelle il en était question – il est non moins assuré qu’il ne l’avait jamais vu avant 1914604 ».
Ce qu’elle nomme « l’ignorance d’Apollinaire » se trouve confirmée à ses yeux lorsque
l’auteur de Calligrammes écrit que Mallarmé, mort, ne peut être recommencé ; elle estime que
« Mallarmé n’était donc pas, à ce moment, considéré par Apollinaire comme un
précurseur605 ». Elle conclut sur ce point de manière catégorique : « il ne saurait être question
d’influence ». Dix ans plus tard, elle persiste et signe : « quant au Coup de dés de Mallarmé, il
est presque certain qu’Apollinaire ne l’a vu qu’en 1914 et qu’il n’a pas été influencé par
lui606 ». En 2004, elle radicalise davantage son propos, évoquant « le fameux Coup de dés de
Mallarmé qu’Apollinaire ne connaissait probablement pas607 ».
Un troisième point de vue ressort implicitement des travaux récents d’Anna Boschetti608 et
de Laurence Campa609, qui reviennent sur la filiation Mallarmé-Apollinaire, mais qui dénient
toute influence directe du poème mallarméen sur l’invention des calligrammes, en s’inscrivant

602
M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 488-489.
603
Cl. Debon, Calligrammes, op. cit., p.62.
604
Ibidem.
605
Cl. Debon, Guillaume Apollinaire après Alcools. I. Calligrammes, op. cit., p. 63.
606
Cl. Debon, in Guillaume Apollinaire, Alcool et Calligrammes, éd. Cl. Debon, Imprimerie Nationale, 1991,
p. 20.
607
Cl. Debon, Calligrammes, op. cit., p. 25.
608
A. Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire homme époque (1898-1918), Seuil, 2001.
609
L. Campa, Apollinaire critique littéraire, Champion, 2002.

146
ainsi dans le sillage de Claude Debon. Nous retiendrons cependant et finalement de ces deux
livres, pour la question qui nous occupe, l’insistance sur l’idée de stratégie littéraire. Anna
Boschetti souligne le « prestige du modèle mallarméen (dont il est plus proche qu’il n’y paraît
à première vue », et rappelle que le groupe de La Phalange l’a « incité à méditer sur
Mallarmé610 ». De même, Laurence Campa estime qu’Apollinaire a feint de minimiser
l’importance du legs mallarméen, à une heure où il n’était plus bon d’évoquer les gloires
passées du symbolisme : « Apollinaire a lu Mallarmé et s’y est plus intéressé qu’il ne veut
l’avouer – on le taxerait une fois encore de symbolisme – ou se l’avouer611 ». Elle rappelle
qu’il a laissé un cahier datant de 1899 où il a recopié Renouveau, A la nue…, ainsi que des
extraits d’Hérodiade et du Faune. Certes, comme nombre de jeunes poète de sa génération, il
commence par subir l’influence de Mallarmé : le début du XXe siècle poétique, comme on l’a
rappelé, donne dans le mallarmisme ; Apollinaire, comme Marinetti, comme Breton, comme
Tzara, ont eu leur période symboliste. L’existence de ce cahier de jeunesse n’autorise bien
évidemment pas à prouver l’existence d’un double langage chez Apollinaire. Son silence peut
ainsi se comprendre, si on le rattache à un conflit entre générations poétiques. Mallarmé, fût-il
l’auteur du Coup de dés, appartient à une époque révolue de la création poétique, comme
Apollinaire l’écrit lui-même à cette date : il est un auteur mort associé à un mouvement
littéraire qui a fait son temps.

d) Une volonté d’occultation ?


Pour compléter ce panorama documentaire, il convient d’ajouter deux pièces au dossier.
Nous avons retrouvé un témoignage tardif du poète Nicolas Beauduin, à notre connaissance
jamais cité à comparaître dans cette affaire, qui confirme, ce dont personne ne peut douter,
que le Coup de dés faisait bien partie des références d’Apollinaire ; l’ancien théoricien du
« paroxysme », évoquait en 1954 lors d’un entretien avec Michel Décaudin la question du
« destin de la poésie » ; il rappelle alors ce que lui disait Apollinaire à ce sujet, dans une
conversation certes non datée : « L’art n’est-il pas une suite de risques ? Et la vie d’un poète,
d’un poète surtout, doit être une succession d’aventures, de "casse-cou", de "coup de
dés"612 ». Le poème de Mallarmé, loin d’être marginal, a dû marquer l’esprit d’Apollinaire au
point de faire naître en lui une métaphore privilégiée de la précarité de la création. Mais rien
ne permet ici de dater cette discussion.

610
A. Boschetti, La Poésie partout, op. cit., p. 80.
611
L. Campa, Apollinaire critique littéraire, op. cit., p. 120.
612
M. Décaudin, « Entretien avec N. Beauduin », Le Flâneur des deux rives, n°1, 1954, p. 16.

147
Il existe cependant un autre témoignage, lui aussi tardif, mais beaucoup plus décisif, qui
atteste l’existence de discussions autour du Coup de dés, bien avant juillet 1914. Lors d’un
entretien de 1959 avec Maurice Saillet, Reverdy revient sur un débat qu’il eut avec
Apollinaire vers novembre 1913 – « Apollinaire montre à Pierre Reverdy les premières
bonnes feuilles d’Alcools613 » – à propos de la disposition des vers sur la page, et souligne
l’inconvénient de l’allure en « dents de scie » des vers libres classiques :
Lors de leur conversation sur le Pont-Neuf, Apollinaire et Pierre Reverdy évoquent
l’inconvénient de ce procédé : la moitié droite de la page est presque vide. Comment équilibrer les
blancs ? Faut-il centrer chaque vers au milieu de la page (La Fontaine, les librettistes, Apollinaire
lui-même), ou aligner alternativement sur la droite et sur la gauche – ou bien…le Coup de dés ?
Apollinaire fait cette objection inouïe : le Coup de dés n’est pas des plus agréables à voir, et ce
que Mallarmé voulait faire n’apparaît pas, il manque une explication614.

Un tel témoignage, si l’on fait confiance à la mémoire de Reverdy, invalide donc l’opinion
selon laquelle Apollinaire ignorait l’existence du Coup de dés avant l’été 1914. Ce texte,
visiblement inconnu de Claude Debon, n’est jamais cité dans ses études sur le poète de
« l’Esprit nouveau ».
Il ne serait sans doute pas vain de poursuivre cette hypothèse d’une volonté stratégique
mise en place par le chantre de l’Esprit nouveau qui, à une époque de surenchère avant-
gardiste, doit préserver le caractère novateur de ses « calligrammes ». On a rappelé en effet
qu’Apollinaire soulignait avec fierté la nouveauté de ses recherches auprès de
sa « marraine » ; André Billy écrira de même à propos de son invention : « il y tenait
beaucoup, il la défendait avec toute la subtilité qu’il savait déployer en pareil cas615 ». Cette
subtilité œuvre à nos yeux dans la lettre à Fagus de l’été 1914. On a vu aussi que l’enjeu de la
discussion entre le poète belge et Apollinaire portait essentiellement sur la question de
l’innovation formelle. De plus, il n’est pas anodin de voir deux proches d’Apollinaire, cachés
derrière un pseudonyme, simultanément, à quelques jours d’intervalle, louer la Lettre-Océan
et blâmer le Coup de dés : Billy dans Paris-Midi, et Salmon dans Le Gil-Blas et
L’Intransigeant. Il n’est pas anodin non plus de voir un texte signé par un pseudonyme (« Les
Treize ») relater à plusieurs reprises la seule parution des « idéogrammes lyriques », tant ceux
des Soirées de Paris que ceux à venir, devant figurer dans le livre Et Moi aussi je suis
peintre ! L’identité masquée jointe à la sollicitation de la phalange des amis a tout l’air ici de

613
M. Saillet, « Chronique du Voleur de talan », appendice à Reverdy, Le Voleur de talan, Flammarion, 1967,
p. 166. Nous devons cette référence à E. A. Hubert, « Devenir de l’œuvre : Mallarmé lu par Apollinaire,
Reverdy, Breton », Mallarmé. Colloque de la Sorbonne, éd. A. Guyaux, Presses Universitaires de Paris-
Sorbonne, 1998, p. 206.
614
M. Saillet, « Chronique du Voleur de talan », op. cit., p. 167.
615
A. Billy, Guillaume Apollinaire, op. cit., p. 27.

148
servir de biais pour pratiquer l’auto-promotion détournée de sa propre production, aux dépens
des œuvres concurrentes, refoulées.
Par ailleurs, le silence du groupe d’Apollinaire sur le compte du Coup de dés tient sans
doute aussi de « l’effet de champ ». La publication en volume par la NRF du poème de 1897
peut s’interpréter comme une prise de position mallarméenne posthume au sein d’un champ
littéraire marqué par des rapports de domination symbolique particulièrement forts à une
époque de surenchère avant-gardiste. L’éreintement, publié dans une revue favorable aux
calligrammes, avait sans doute des motivations stratégiques. Anna Boschetti, qui applique les
catégories héritées de la sociologie de Bourdieu à l’analyse de la structuration du champ
littéraire français entre la mort de Mallarmé et celle d’Apollinaire, souligne en effet toute la
nouveauté apportée par l’existence de la NRF : « la littérature « pure » fonctionne désormais
comme un espace à deux pôles616 ». Au groupe de Gide, qui valorise le roman et instaure un
« classicisme moderne » destiné à la bourgeoisie cultivée, s’oppose le groupe d’Apollinaire,
incarnant la bohème artistique et les recherches transgressives situées du côté de la poésie617.
L’auteur de L’enchanteur pourrissant, qui stigmatise la « tiédeur raffinée618 » d’un Copeau et
réaffirme « le courage d’avoir parfois du mauvais goût », publiera Alcools et Calligrammes au
Mercure de France, et n’écrira pas une ligne sur le Coup de dés de la NRF619. Ou bien, pour
le dire autrement, avec les « idéogrammes lyriques », c’est un peu comme si l’autre camp se
dotait de son Coup de dés620. Cependant, concernant le problème de l’influence éventuelle du
poème mallarméen sur Apollinaire, Anna Boschetti se range du côté de Claude Debon :
« Apollinaire n’a sans doute pris connaissance du Coup de dés qu’en juillet 1914, dans
l’édition de la NRF621 ». Nous pensons au contraire, au vu de notre parcours de la réception
des deux formes durant l’été 1914, que la bipolarisation du champ soulignée justement par
Anna Boschetti peut nous amener à confirmer l’hypothèse selon laquelle le silence apparent
ne serait qu’un silence feint, soumis à cette « loi du champ » décrite dans La Poésie partout.
Par ailleurs, l’alliance de la modernité et de la tradition, qui caractérise la position
d’Apollinaire, peut s’accompagner d’un certain usage de cette tradition. Reconnaître622 en

616
A. Boschetti, La Poésie partout, op. cit., p. 309.
617
A ce propos, voir en particulier A. Boschetti, ibid., p. 129-131.
618
Apollinaire, Les Soirées de Paris, 15 novembre 1913, cité par A. Boschetti, ibid., p. 130.
619
De même, les recherches typographiques d’un Cendrars ou du Cocteau du Cap seront éditées par La Sirène.
620
Cet angle d’approche, bien évidemment, n’épuise en rien la question de la genèse des « idéogrammes
lyriques », qui doit s’envisager aussi dans une perspective proprement esthétique.
621
Ibid., p. 97.
622
Apollinaire écrit en effet : « votre billet à Paris-Midi, m’a fourni l’occasion de préciser quelques points de la
question des idéogrammes et a donné un sens pour ainsi dire traditionnel à mes recherches », lettre à Fagus du
25-30 juillet 1914, cité dans « Hommage à Fagus », art. cit., p. 4.

149
partie la filiation classique (de l’Antiquité à Panard), proposée par Fagus, permet aussi de
passer sous silence des ancêtres plus récents, et d’autant plus dangereux qu’ils font retour au
moment même où l’on expose sa trouvaille. Soulignons encore que la mention explicite du
Coup de dés sous la plume d’Apollinaire n’apparaît qu’une seule et unique fois, dans un texte
confidentiel, à une époque où le poème mallarméen n’a rien d’un texte « fameux » : il semble
donc difficile d’envisager ce silence comme une allusion implicite, rendue possible par une
culture littéraire partagée, à une œuvre dont la renommée serait acquise.

e) Bilan : un mentir vrai ?


Pour conclure sur cette question délicate, notons qu’il semble impossible, comme l’écrit
Claude Debon, d’envisager une ignorance complète du Coup de dés de la part d’Apollinaire
autour de 1913. Lycéen de 17 ans résidant à Nice lors de la parution de poème dans
Cosmopolis, il paraît certes difficile que l’auteur de Calligrammes ait connu le texte à cette
date. Mais rappelons qu’il fut un temps lié au groupe de la Phalange – il fit le portrait de son
directeur – et que les futuristes avec qui il était en contact, comme nous l’avons vu,
connaissaient le Coup de dés au moins depuis novembre 1913. Quant à ses déclarations
publiées dans les Soirées de Paris, elles attestent sa connaissance bien réelle du poème
mallarméen, avant sa réapparition en juillet 1914. Rappelons ici un argument de poids :
Thibaudet reproduit dans son exégèse une page du poème, ce que fera à son tour Gourmont
dans sa recension de 1913, publiée deux fois, d’abord en revue (Le Temps), puis en volume
(Promenades littéraires). Notons que ce même Gourmont, comme on l’a vu, associait les
recherches typographiques mallarméennes à celle de Villiers, ce que fera aussi Apollinaire
dans son article des Soirées de Paris. Il était donc possible d’avoir vu quelque chose du Coup
de dés avant juillet 1914… Il ne semble donc pas tout à fait illégitime de discerner une dose
de mauvaise foi dans la lettre à Fagus que Claude Debon lit à nos yeux de manière trop
littérale et univoque ; au regard des articles d’Apollinaire mentionnant le nom de Mallarmé
dans la constitution d’une tradition du poème typographique, il y a comme un mentir vrai
dans cette phrase « je n’ai vu qu’il y a 2 jours le "Coup de dés" », tout à la fois vraie et fausse
selon le sens donné au mot vu. Dans son contexte, spontanément et de manière courante, elle
semble vouloir dire que le poème n’était pas connu auparavant. Seul un lecteur très bien
informé des enjeux littéraires et stratégiques de cette formule, comme de la réalité effective de
la réception du Coup de dés, peut interpréter la phrase autrement : « je le connaissais avant
mais je ne l’ai eu en mains propres qu’il y a 2 jours ».

150
Même si l’on écarte l’idée d’une stratégie d’occultation, même si l’on accorde quelque
crédit à l’affirmation équivoque selon laquelle Apollinaire n’aurait « vu » le poème que fin
juillet 1914, il n’en demeure pas moins qu’il le connaissait avant cette date « par ouï-dire »,
pour reprendre la formule de Gide, ce qui est déjà quelque chose. La connaissance
simplement idéelle ou conceptuelle d’un objet n’est pas moins stimulante pour la création que
sa connaissance sensible et matérielle. Quant à la question de « l’influence », on sait qu’elle
ne saurait être envisagée de manière purement linéaire ; mais nous pensons fermement, en
complétant le point de vue de Michel Décaudin, que le Coup de dés peut faire partie de ces
rameaux qui composent le modèle buissonnant, pour employer une formule chère aux paléo-
anthropologues, qui mène aux calligrammes. Mais cette relation généalogique doit
impérativement être distinguée d’une relation d’identité typologique et, plus largement,
esthétique, à tel point qu’il nous semblera légitime d’inverser la proposition de Claude
Debon : nous parlerions volontiers d’une influence diffuse, et qui plus est, éventuellement,
d’un déni d’influence – le Coup de dés jouant le rôle de ferment ou de stimulant intellectuel,
de catalyseur, surtout à partir de 1912, comme de poème-rival – qui a fait naître, à une époque
qui n’est plus celle du symbolisme, une expérience poétique autre, radicalement divergente,
parce que dissociée de l’épistémè d’origine propre au poème-souche. Cette assertion, pour
éviter de passer pour une pétition de principe pure et simple, devra être argumentée : ce sera
l’objet de notre partie typologique.
Ou bien enfin, laissant de côté cette notion d’« influence », malaisée à manier, nous
pouvons imaginer aussi qu’Apollinaire, ne devant effectivement rien au Coup de dés, tout en
le connaissant avant 1914, ce qui est indéniable, ne chercha pas à évoquer ou à faire évoquer
ce texte, de peur qu’on en fasse un devancier de ses propres innovations. Ce scénario
explicatif conduit alors non pas au déni d’influence, mais au déni d’existence. Il s’agit
d’occulter non pas un ancêtre, mais un rival.
Au final, deux certitudes demeurent : Apollinaire « connaissait » le Coup de dés au moins
depuis février ou juin 1914 ; Apollinaire ne situa jamais publiquement ses propres recherches
idéogrammatiques dans la filiation du Coup de dés. Tel est, en toute rigueur, nous semble-t-il,
le seul espace assertif possible. La parole passe ensuite au théoricien des formes.

2. Coup de dés et « poésie cubiste »

La notion problématique de « cubisme littéraire », posée de manière explicite par Frédéric


Lefèvre en 1917 dans son livre La Jeune poésie française a suscité des réactions, la plus

151
célèbre venant de Reverdy. C’est dans ce contexte polémique où la littérature revendique son
autonomie, comme la peinture le fait de son côté en renonçant à l’historia héritée de la
Renaissance – « il y avait trop de littérature dans la peinture623 » écrivent Ozenfant et
Jeanneret en 1918 – que le directeur de Nord-Sud cherche à inverser les jeux d’influence :
Des peintres passent – on trouve qu’ils ressemblent à certains poètes. On oublie cependant à quelle
heure Rimbaud ou Mallarmé bouleversèrent l’esthétique littéraire. Ce n’est pourtant pas remonter
bien loin en arrière, et au moment où Picasso montra ses première audaces, leurs œuvres, leur
esprit étaient la préoccupation de tous. On commençait à en sentir toute l’importance profonde.
C’est le moment où l’on tire parti sans imiter624.

En dépit de cette volonté propre à Reverdy de nier l’existence de cette étiquette qui place le
poétique dans la dépendance du pictural, il existe une tradition critique qui, sans doute par
commodité et facilité dirions-nous a posteriori, englobant sous un même qualificatif des
productions contemporaines hétérogènes, associe finalement poésie spatialisée et cubisme.
Jean Cassou dans son article de 1920 déjà cité, qui prolongeait la thèse de Severini, soutient
que la peinture cubiste a fait naître une poésie cubiste, à la fois en continuité et en rupture
avec Mallarmé :
Le cubisme pictural a donc fait naître un cubisme littéraire, une poésie sur deux plans, faite
d’éléments disjoints, tous de même valeur, sans le trompe-l’œil de la perspective par
conséquent. Mais ce cubisme littéraire va plus loin.
D’abord, les mots sont encore tout vibrants du magique coup d’archet de Mallarmé. Et puis,
cette dissociation du sens des mots a poussé les poètes vers les recherches des « mots en
liberté ». La lalopathie dadaïste serait même un résultat excessif de ces recherches625.

On retrouve l’idée de discontinuité, complétée ici par celle d’une stratification ou d’une
décomposition en plans. Le poème « cubiste » est un objet feuilleté, facetté, démultiplié ; le
concept de simultanéité des points de vue n’est pas loin. Cependant, pour Cassou le
modernisme radicalise le proto-cubisme mallarméen en perdant de vue la signification. Mais
il ne sera pas question dans ce texte du poème typographique mallarméen.
La thèse d’une « poésie cubiste » héritière du Coup de dés est sans doute formulée pour la
première fois par Pierre de Massot626 en 1922. L’ami des peintres décrit cette nouvelle
« poésie cubiste » en ces termes :
Une poésie toute interne, pleine de sensations, de sentiments, exprimés sans lien aucun, par le seul
assemblage des vocables eux-mêmes (…) présentée surtout avec un arrangement typographique
qui peut s’apparenter aux dessins des peintres. Cette disposition, qu’on doit à Mallarmé, qui le
premier, l’essaya dans Un Coup de dés, devait apporter un regain d’originalité. On en a
623
A. Ozenfant et Ch. E. Jeanneret, Après le cubisme, Edition des Commentaires, 1918, p. 18.
624
Reverdy, « Le cubisme, poésie plastique » (L’Art, février 1919), cité dans Nord-Sud, Self defence et autres
écrits sur l’art et la poésie, Flammarion, 1975, p. 143.
625
Ibidem.
626
Poète, journaliste, essayiste, Pierre de Massot fut très proche des milieux de l’avant-garde. Voir le dossier
« Pierre de Massot » dans Etant donné. Marcel Duchamp, n° 2, 1999, p. 52-176, ainsi que la thèse de Gérard
Pfister, Etude sur Pierre de Massot, thèse soutenue à la Sorbonne, 1975.

152
malheureusement abusé. Il n’est pas une invention que les singes ne déforment. L’œil devait jouir
comme l’esprit. C’était, outre l’émotion que procure le poème en soi, la recherche du dessin, la
valeur d’un caractère plus ou moins gras, le choix d’une ligne pour un vers, le mystère des
blancs627.

Le « cubisme littéraire » se définit donc essentiellement par deux caractéristiques : la


discontinuité syntaxique et l’iconicité typographique ; il est l’héritier du Coup de dés.
L’innovation qui consiste à ajouter une dimension sensible au contenu intelligible du poème,
reconnue comme telle, est aussi condamnée dans ses formes systématiques, à une époque où
elle n’est plus qu’un procédé ou une recette formelle. Dès le début des années 1920, cette
technique est désormais perçue comme un conformisme esthétique, idée que l’on rencontrera
souvent par la suite.
La thèse de l’existence d’une « poésie cubiste » affiliée au Coup de dés se trouve aussi
chez Ozenfant, dans sa grande synthèse historico-théorique, Art, publiée en 1928, et qui se
veut le panorama d’un état de la culture, abordée sous toutes ses formes. Dans son chapitre
consacré aux « arts du langage », il cherche à décrire l’évolution du lyrisme. Il s’arrête sur
deux novateurs, Rimbaud et Mallarmé :
Rimbaud fut l’un des premiers révolutionnaires extrémistes. Il contribua à soustraire la poésie
à l’empire des codes prosodiques. Mallarmé n’hésita pas à aller beaucoup plus loin ; il se
forma une technique toute nouvelle, rompant absolument avec les usages de la syntaxe, de la
grammaire, de la langue, en vue de favoriser l’exaltation lyrique628.

La rupture avec la mimesis classique touche conjointement poésie et arts plastiques : « le


travail des poètes est parallèle à celui de Rodin, de Cézanne, de Matisse, libérant la peinture
de l’aspect naturel629 » ; l’auteur du sonnet « Une dentelle s’abolit… » est placé dans la
position d’un Braque ou d’un Picasso : « Si Rimbaud est une façon de Cézanne, Mallarmé fut
le cubiste de cette révolution, il en poussa l’idée à l’extrême630 ». Cette poésie nouvelle, qu’il
nomme « hyperpoésie631 », est décrite avec des catégories empruntées à la thermo-dynamique
et à la mécanique : « Cézanne, Rimbaud, Mallarmé, Poincaré, Debussy, inventèrent le poème
dense », placé sous le signe du « rendement », de « l’intensité », du « mouvement », ou de
« l’énergétique ». Le caractère autonome, anti-représentatif du poème mallarméen en fait un
équivalent littéraire du tableau cubiste : « Le plus cubiste des poètes est sans doute Mallarmé,
car la vertu essentielle de ce mouvement est d’avoir voulu qu’une extrême distance séparât
l’œuvre et la réalité directe632 ». C’est dans ce contexte d’un rapprochement entre les arts qui

627
P. de Massot, op. cit. , p. 21-22.
628
A. Ozenfant, Art, Jean Budy, 1928, p. 16
629
Ibidem.
630
Ibid., p. 24.
631
Ibid., p. 18.
632
Ibid., p. 26.

153
connaissent une évolution similaire, à quelques années d’écart, qu’Ozenfant pointe l’influence
de la peinture moderne sur la poésie moderne :
Ainsi je rappelle qu’Apollinaire donna aux dispositions typographiques une curieuse
importance, Mallarmé dans « Un coup de Dé (sic) » et les futuristes italiens du mouvement de
la revue Lacerba en usèrent précédemment, et pendant un temps, presque tous les poètes
dessinèrent des « Idéogrammes »633.

Le Coup de dés, dont le titre continue à être malmené, se voit associé aux recherches avant-
gardistes des années 1912-1914. On se rappelle qu’Ozenfant avait situé ses propres essais de
typographie expressive de 1916 dans cette mouvance ; ici, il remplace Restif par le futurisme.
Fait intéressant, il complète ce panorama de la poésie moderne par une reproduction d’un
passage du Coup de dés cité, soulignons-le, dans sa version de 1914 (il s’agit de la double
page où apparaît le syntagme « LE HASARD»), et accompagné de la légende suivante :
« Une page de un coup dé (sic), de Mallarmé634 ». Cette page du Coup de dés se voit
confrontée au calligramme « Voyage », cité lui aussi dessous, sur la même page. Ces deux
échantillons prouvent par l’exemple le lien entre ces deux tentatives apparentées par le
discours critique qui leur fait face. Notons que le Mallarmé construit ici par Ozenfant est bien
l’auteur du Coup de dés, seule œuvre du poète citée à l’appui de la démonstration.

3. Le silence théorique des poètes


Au vu de notre recherche documentaire, tout laisse à penser que le Coup de dés, entre
l’exégèse de Thibaudet (1912) et la mort d’Apollinaire (1918), connut, au sein des milieux
avant-gardistes, une existence souterraine et confidentielle, que nous sommes amené à
interpréter de trois manières. Ou bien le texte fit l’objet de discussions seules ; dans ces
conditions, cette connaissance put donner lieu à de multiples reprises formelles, sans pour
autant que celle-ci se voient accompagnées de gloses ; ou bien il y eut peut-être stratégie
d’occultation. Comme Apollinaire, ni Reverdy, ni Cocteau, ni Cendrars, ni Max Jacob, ni
Albert-Birot, ni Barzun, ni Beauduin, ni Voirol, pour prendre quelques représentants notoires
de cette période d’invention formelle, ne commentent ni ne convoquent par écrit le Coup de
dés. C’est le projet de représentation scénique proposé par le groupe de théâtre expérimental
« Art et Action » (1919-1920), nous allons le voir, qui va donner la parole aux poètes, et
ouvrir une autre période de la réception du Coup de dés.
Qu’il fit vraisemblablement l’objet de vives discussions entre poètes, le témoignage de
Reverdy, déjà mentionné, semble l’attester. Nous en donnons ici l’intégralité :

633
Ibidem.
634
Ibid., p. 27.

154
Lors de leur conversation sur le Pont-Neuf, Apollinaire et Pierre Reverdy évoquent
l’inconvénient de ce procédé : la moitié droite de la page est presque vide. Comment équilibrer les
blancs ? Faut-il centrer chaque vers au milieu de la page (La Fontaine, les librettistes, Apollinaire
lui-même), ou aligner alternativement sur la droite et sur la gauche – ou bien…le Coup de dés ?
Apollinaire fait cette objection inouïe : le Coup de dés n’est pas des plus agréables à voir, et ce
que Mallarmé voulait faire n’apparaît pas, il manque une explication. Pour Pierre Reverdy la
situation est nette : Apollinaire retient ce qui plaît à l’œil, alors que le Coup de dés s’adresse à
l’esprit : sa disposition typographique est une syntaxe, sans comparaison plus intéressante que
celle des Divagations. – Avoir une syntaxe à lui, tel est l’objectif de Pierre Reverdy. En attendant,
il continue d’aligner ses vers sur la gauche et d’écrire, comme tout le monde, en paragraphes plus
ou moins compactes.
Mallarmé a-t-il dit quelque part ce qu’il voulait faire dans le Coup de dés ? Pierre Reverdy
n’en sait rien et ne s’en soucie pas. Le poète, si ça l’amuse, peut expliquer ce qu’on voit, – sa
technique – mais il n’a pas à expliquer, il ne peut pas expliquer ce qui nous touche dans son
œuvre. Le poète meurt, l’émotion demeure635.

Le poème de Mallarmé propose une réponse à cette question de l’occupation de la page


blanche, posée autrement depuis l’invention du vers libre. Comme nous l’avons déjà signalé à
propos du travail d’Ozenfant, la forme du Coup de dés prime sur le contenu. C’est en tant que
dispositif spatial distribuant autrement le blanc typographique, exploitant les ressources de la
typographie, qu’il intéresse les poètes de cette génération. C’est aussi la question du rapport
entre vers et phrase qui se voit renouvelée par Mallarmé ; aux yeux de Reverdy, l’enjeu du
dispositif spatial du Coup de dés n’est pas d’ordre visuel ni iconique (le poème pour l’œil),
mais d’ordre verbal et syntaxique (le poème pour l’esprit). Ce que le poème typographique
recompose, c’est en premier lieu non pas le rapport des mots aux choses, mais le rapport des
mots aux mots.
Pour ce qui est de notre hypothèse d’une stratégie d’occultation, ou du moins d’une
certaine réticence à faire état de l’existence du Coup de dés, nous pouvons avancer ici
quelques arguments probants, qui vont compléter ce que nous avons dit d’Apollinaire. Certes,
on peut nous rétorquer qu’absence de théorie ne veut pas dire volonté d’occultation, et que la
focalisation de notre travail sur le seul Coup de dés peut nous faire basculer vers une forme de
fétichisme critique conduisant tout droit au délire paranoïaque, comme à la trop facile théorie
du complot… En outre, nous dira-t-on, le poème étant connu et discuté dans les milieux
avant-gardistes, il peut sembler logique et naturel de ne pas le voir évoqué à nouveau par
écrit. Cependant, l’analyse de quelques cas nous amène malgré tout à maintenir cette
hypothèse, en lui gardant son statut d’hypothèse, avec un souci de prudence historique.
La critique présente et passée associe volontiers les recherches formelles de Cocteau dans
le Cap de Bonne-Espérance, publié au début de l’année 1919, au Coup de dés. On sait que le
texte a fait l’objet de lectures publiques dès l’été 1917 dans les cercles littéraires parisiens, en

635
M. Saillet, « Chronique du Voleur de talan », op. cit., p. 166-167.

155
particulier dans la librairie d’Adrienne Monnier636, et Cocteau dans sa préface dit l’avoir
commencé en 1915. Le texte a donc été composé à l’époque où l’auteur du Potomak va
rejoindre le groupe d’Apollinaire et travailler à Parade. Mais Cocteau ne s’inscrit pas
explicitement dans la filiation du poème que la NRF vient tout juste d’exhumer en 1914. Un
projet de préface daté de 1922 pour une réédition du Cap de Bonne-Espérance montre qu’il
connaissait le poème mallarméen, et entendait se situer par rapport à lui. Il écrivait en effet :
Pourquoi aurais-je des scrupules et des superstitions ? Voici le Cap de Bonne-Espérance définitif
sous une nouvelle forme typographique.
Le Cap (sic) est cousu avec du câble. Sa grosse aile n’a rien à voir avec l’éventail mallarméen.
Donc avancée des recherches du Coup de dés (sic). Pourquoi tendrais-je une perche superficielle ?
Un équilibre de page utile au poète pour écrire son poème risque d’être pris pour des artifices
précieux. J’y renonce dans la mesure du possible. Je vais tâcher de faire du Cap ce qu’il doit être :
un bloc. Si j’avais du courage, je le fondrais et le coulerais en alexandrins637.

Mais il s’agit d’un texte des plus équivoques : Cocteau semble avoir des difficultés à assumer
la forme dans laquelle il livre son long poème. Le Cap, dissocié de « l’éventail » mais
réassocié au « coup de dés », est mallarméen sans l’être, tout comme le choix du vers
spatialisé n’est pas si capital puisque le poème aurait tout aussi bien pu être écrit en vers
réguliers… L’accueil du Cap obligera Cocteau, comme Marinetti, à insister sur la rupture par
rapport à l’antécédent mallarméen. Lorsque l’un de ses correspondants salue « ce nouveau et
très conscient « Coup de dés »638 », dans une lettre de 1919, « Cocteau récusera ces influences
et réaffirmera haut et fort l’originalité de son projet639 ». Comme Marinetti encore, il souligne
tout l’écart qui sépare une esthétique de la légèreté d’une esthétique de la pesanteur : le
monde de la Technique remplace l’aile de papier par l’aile d’acier ; l’aéronautique se
substitue à la dernière mode. En outre, l’unique préface publiée, celle de 1919, reste
silencieuse sur le compte du Coup de dés, alors même qu’elle semble par endroit mimer
certaines formules de la préface de Cosmopolis. Cocteau écrit en effet :
J’ai employé pour le CAP une ligne sèche qui se brise, s’emboîte, ondule par petites masses,
empêche le regard distrait de glisser trop mollement, l’invite à ponctuer seul.
La marge n’encadre pas le texte. Elle se trouve à l’intérieur, distribuée parmi640.

C’est plutôt du côté de l’accueil critique, comme on vient de le dire, que le lien avec
Mallarmé sera fait. Ainsi, Paul Souday écrivait en avril 1919 :
Comme Marinetti, il aime l’actualité, la vie moderne, les machines et les inventions scientifiques.
Les symbolistes étaient plutôt ruskiniens. Mais c’est au symbolisme que semble se rattacher
636
Voir P. Caizergues, « Notice du Cap de Bonne-Espérance », Œuvres poétiques complètes, éd. M. Bourdin, P.
Caizergues, D. Gullentops, L. Somville, M. Vanbelleputte, sous la dir. de M. Décaudin, Gallimard, 1999, p.
1556-1557 ; Claude Arnaud, Jean Cocteau, Gallimard, 2003, p. 187-192.
637
Cocteau, « Avant-Propos » (1922), cité dans Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 1571.
638
Cité par P. Caizergues, « Notice du Cap de Bonne-Espérance », ibidem.
639
P. Caizergues, « Notice du Cap de Bonne-Espérance », ibid., p. 1561.
640
Cocteau, préface du Cap de Bonne-Espérance, ibid., p. 6.

156
surtout la nouvelle manière de M. Jean Cocteau. Mallarmé avait déjà supprimé la ponctuation,
entrevu des mises en pages étranges, violemment exclu le cliché. M. Jean Cocteau va jusqu’à
éliminer la syntaxe, à procéder par suite de mots sans lien logique (ce qui est proprement du petit
nègre), et à tomber dans la suite de syllabes sans signification précise (c’est-à-dire l’onomatopée
ou le langage des animaux)641.

Souday dissocie forme et contenu : symbolisme de la mise en page d’un côté, modernisme des
thèmes de l’autre. Au final, le travail d’apparentement des œuvres de l’avant-garde se fait en
dehors de l’avant-garde elle-même, dont la rhétorique de la rupture distribue les silences et les
blancs, non pas seulement dans ses œuvres, mais aussi dans ses manifestes et ses préfaces.
Dans une même logique, La Prose du Transsibérien (1913) a pu être présenté d’une
manière assez peu objective. Sonia Delaunay écrira en effet :
Je lui proposais de créer un livre haut de deux mètres une fois déplié. Je m’inspirai du texte par
une harmonie de couleurs qui se déroulait parallèlement au poème. Les lettres d’impression furent
choisies par nous, de différents types et grandeurs, choses qui étaient révolutionnaires pour
l’époque642.

Or, il est difficile de nier que la « révolution » en question, comme le soulignera Jacques
Damase, vint de Mallarmé, qui fit entrer la variation typographique en poésie bien avant le
duo Delaunay-Cendrars. Mais le discours avant-gardiste construit la réalité autrement.
Même silence théorique chez les poètes que Léon Somville, après Michel Décaudin, a
tenté de tirer de l’oubli, et qu’il a appelés, non sans fâcheuse téléologie, les « devanciers du
surréalisme643 ». Nicolas Beauduin644, chantre du « paroxysme », grand vitalisme poétique
célébrant la vie universelle comme la vie moderne, adepte du vers régulier comme du vers
libre, dirigea la revue Les Rubriques Nouvelles de 1909 à 1913, puis La Vie des Lettres de
1913 à 1914. Fait intéressant pour nous ici, il forgea à partir de 1914 le concept de
« synoptisme polyplan », qui trouva son accomplissement dans les années 1920, en particulier
avec Signes doubles, « poème sur trois plans645 ». Cette nouvelle mise en espace du poème,
que Somville décrit comme une « réforme surtout technique de la mise en page du poème
selon les procédés du cubisme646 », consiste à associer une forme typographique à un plan647.
Beauduin utilise l’italique, la minuscule romaine et la capitale romaine, avec l’introduction

641
P. Souday, « Les livres », Le Temps, 17 avril 1919. Nous devons cette référence à la notice de P. Caizergues.
642
S. Delaunay (avec la collaboration de J. Damase et P. Raynaud), Nous irons jusqu’au soleil, Robert Laffont,
1978, p. 54.
643
L. Somville, Les Devanciers du surréalisme, op. cit. Il s’agit de Lacuzon, Gossez, Barzun, Marcello-Fabri,
Beauduin et Florian-Parmentier.
644
Sur N. Beauduin, voir M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 366-369, et p. 464-466 ; L.
Somville, Les Devanciers du surréalisme, op. cit., p. 92-113 ; A. Camus, Nicolas Beauduin ou les
métamorphoses d’un poète, Annales du Centre Régional de Documentation Pédagogique d’Amiens, 1979.
645
N. Beauduin, Signes doubles. Poème sur trois plans, Povolozki, 1921.
646
L. Somville, Les Devanciers du surréalisme, op. cit., p. 113.
647
Pour un aperçu de cette technique, voir « annexe 2 ».

157
d’accolades et de parenthèses qui semblent avoir parfois une fonction didascalique. Les vers
restent alignés, tantôt à gauche, tantôt au centre. Un contemporain décrit ainsi cette forme :
Une page de L’Homme cosmogonique ou des Signes doubles apparaît d’abord comme bariolée de
caractères divers où le romain et l’italique, l’égyptienne, en bas de casse, petites et grandes
capitales, voisinent sans grâce. Technique neuve, à peine âgée de deux ou trois ans, et dont les
origines seraient difficiles à dévoiler, car il n’y a pas de poète, de Mallarmé à Rostand, à qui l’on
ne puisse attribuer la donnée première de l’invention (…). Voilà la trouvaille, réaliser
poétiquement – et matériellement – les sensations ou les pensées simultanées648.

Il n’est pas arbitraire de rapprocher cette tentative de celle de Mallarmé, surtout quand on sait
que Beauduin accueillit dans les pages de sa revue en 1914 le texte de la conférence de Gide
faite au Vieux-Colombier en 1913, où il fut largement question, comme l’on sait, de la forme
du Coup de dés. L’auteur de L’Homme cosmogonique, dans un entretien de 1955, revient sur
cette époque : « d’André Gide j’avais déjà publié un Charles-Louis Philippe, ainsi qu’un
Verlaine et Mallarmé649 » ; « je le voyais fréquemment », poursuit-il. Beauduin se souvient,
près de quarante ans après, d’avoir fait publier cette conférence de Gide, qui mettait pour la
première fois le Coup de dés au centre de l’œuvre de Mallarmé. Cependant, aucun des textes
critiques qu’il publie dans La Vie des Lettres ne fera allusion au poème typographique
mallarméen.
Quant au poème L’Homme cosmogonique, qui lui valut une certaine célébrité, il parut
d’abord dans La Vie des Lettres en 1913, rédigé alors en vers libres alignés à gauche,
conformément à la tradition du poème-colonne ; puis Beauduin le remania considérablement
en 1922, pour une publication en volume, adoptant alors une forme éclatée, jouant sur la
variation typographique et les blancs, proche de celle du Coup de dés. Nous en donnons un
aperçu en annexes650.
Henri-Martin Barzun651, ancien du groupe de l’Abbaye, théoricien du « dramatisme » et
du « simultanisme », qui entra en polémique avec Apollinaire et Delaunay sur la question de
l’invention de la simultanéité, fut aussi lié, comme on va le voir plus loin, au groupe d’« Art
et Action ». Grand activiste, théoricien infatigable, il publia un volume collectif, L’Ere du
drame (1912), puis un périodique, Poème et Drame (1912-1914), dans lequel il réunit
manifestes, poèmes et revues de presse. Son esthétique moderniste cherche à chanter la
civilisation de la machine et des villes tentaculaires comme l’harmonie des voix de la nature

648
H. Petiot, « Nicolas Beauduin et la Synopse poétique », Le Thyrse, 1er janvier 1924, p. 8.
649
N. Beauduin, « Apollinaire et La Vie des Lettres », Le Flâneur des deux rives, n°7-8, septembre-décembre
1955, p. 10.
650
Voir « annexe 2 ».
651
Sur H. M. Barzun, voir M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 477-480 ; L. Somville, Les
Devanciers du surréalisme, op. cit., p. 114-146.

158
(« la beauté des foules, des fluides et des forces652 »), en substituant un lyrisme de la Synthèse,
englobant le plan individuel, collectif et universel, à un lyrisme de l’Analyse qu’il juge trop
englué dans l’individualisme symboliste. Cet idéal synthétique passe par des recherches
formelles centrées sur le concept de polyphonie. Il s’agit « d’exprimer par la polyphonie des
voix le drame universel se renouvelant sur la science du monde653 ». La vie moderne,
technique et urbaine, est placée sous le signe du Drame (dramatisme), c’est-à-dire de la
confrontation des grandes voix de la terre, et non plus du Symbole, limité, pour l’auteur de la
Terrestre Tragédie (1907), au seul lyrisme personnel (symbolisme). Comme Marinetti, Barzun
pose toute son esthétique en s’opposant à la génération poétique précédente, même s’il
revendique une filiation avec certains maîtres, en particulier Verhaeren ou le Claudel des
Odes. Il dénonce le « péril du néo-symbolisme654 », et Mallarmé ne sera jamais convoqué
dans ces textes des années 1912-1914. Ces recherches autour de la simultanéité et de
l’expression polyphonique, qui entendent rompre avec « l’impuissance du lyrisme
successif655 », auraient pu s’autoriser de l’exemple du Coup de dés, à cette grande différence
près que Barzun valorise une « conception vocale656 » de la poésie contre une conception
écrite, visant à remplacer le texte poétique par le disque poétique657, mais il n’en fut rien.
Même si l’on voit assez bien tout ce qui oppose les deux esthétiques – le paradigme de
l’affiche et de l’imprimé contre celui du chœur et du phonographe658 – le rapprochement entre
le « chant dramatique simultané » et la « partition » du Coup de dés n’est pas qu’une simple
chimère. Comme on va le voir plus loin, ce sont des gens de théâtre et non des poètes, les
Autant-Lara qui, au sein de leur laboratoire expérimental, vont proposer une mise en scène
polyphonique du poème mallarméen, en 1919, quelques années après la querelle sur le
simultanéisme. Mais notons que Barzun était un membre actif de ce groupe théâtral, qui
monta une partie de ses œuvres dramatistes. Soulignons aussi qu’il mentionna le Coup de dés,
dans son anthologie L’Art orphique, qui reviendra en 1930 sur le répertoire d’« Art et
Action » pour les années 1919-1929, ce qui prouve qu’il connaissait le poème mallarméen :

652
H. M. Barzun, « La génération des temps dramatiques et la " beauté nouvelle" », Poème et Drame, Anthologie
Artistique et Critique Moderne, vol. II, janvier 1913, p. 34.
653
Ibid., p. 37.
654
H. M. Barzun, « Après le symbolisme », Poème et Drame, Anthologie Artistique et Critique Moderne, vol.
IV, mai 1913, p. 6.
655
H. M. Barzun, « L’art poétique d’un idéal nouveau », ibid., p. 14.
656
Ibid., p. 21.
657
Voir M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 478.
658
H. M. Barzun écrit en particulier, comme s’il visait ici implicitement l’auteur du Coup de dés, que le chant
jusqu’alors, a été « submergé par l’encre, étouffé par le papier, enterré par le livre », « Initiation à l’esthétique
simultanée », Poème et Drame, vol. IV, mai 1913, p. 29.

159
Une soixantaine d’œuvres dramatiques d’importance et de mérite divers ont été adaptées ou
montées pour la première fois par « ART ET ACTION ». En voici les principales :

I.Œuvres des maîtres du symbolisme et de la période contemporaine

Paul Claudel : Tête d’or. – Partage de Midi Jules Laforgue : Hamlet.


Dostoïewski : Les Nuits blanches. Stéphane Mallarmé : Un Coup de dé (sic).
René Ghil : Pantoun des pantouns. Charles Péguy : Jeanne d’Arc.
Remy de Gourmont : Une Nuit au Luxembourg. Arthur Rimbaud : Le Bateau ivre
Romain Rolland : Liluli.
W. -B. Yeats : Pays que le cœur désire659.

Mais le théoricien du dramatisme, « si jaloux de sa gloire660 », ne situa jamais son travail dans
le sillage du Coup de dés, alors même que le poème-partition mallarméen fut perçu comme
texte « dramatique » comportant une dimension polyphonique latente, que le laboratoire de
théâtre chercha à réaliser scéniquement :
Ce dramatisme polyphonique, usant tantôt de l’unisson des voix humaines du chœur traditionnel,
tantôt de la simultanéité des voix concertantes, a été employé en combinaisons variées, avec
succès, pour les ouvrages de : Apollinaire, Canudo, Claudel, Chomette, Ghil, Laforgue, Larronde,
Mallarmé, Péguy, Polti, Rimbaud, Rolland661.

La même réticence à situer le simultanéisme dans le prolongement des recherches du maître


du symbolisme se rencontre dans une conférence prononcée par Fernand Divoire en 1923
devant le public du laboratoire de théâtre « Art et Action ». Cet ami de Barzun, auteur de
poèmes polyphoniques, membre d’ « Art et Action », accompagne le travail de théorisation du
père du dramatisme. Son texte, intitulé « Le simultané EST », se trouve présenté de la sorte
par Barzun : « Nos lecteurs trouveront ci-dessous la lucide exposition du principe de la
simultanéité des voix. (…) Ce texte a été maintes fois reproduit ou cité depuis, dans les
programmes du théâtre, pour y présenter ou commenter les œuvres construites selon
l’esthétique nouvelle662 ». Divoire, en bon disciple et bon missionnaire du dramatisme, établit
ici la vérité officielle du mouvement, en balayant d’un revers de main tout souvenir des
polémiques qui eurent lieu dix ans plus tôt : « la découverte du simultané : inventeur : Barzun.
Et nul autre663 ». Tout L’Art orphique n’est en réalité qu’un grand monument hagiographique
(« admirable vie littéraire de Barzun664 »), ainsi qu’une vaste entreprise de propagande
esthétique qui place toutes les recherches avant-gardistes sous la bannière du dramatisme.

659
H. M. Barzun, « Art et Action », L’Art orphique, Morancé, s. d. [1930], p. I.
660
L. Somville, Les Devanciers du surréalisme, op. cit., p. 127.
661
H. M. Barzun, « Le drame polyphonique à Art et Action », L’Art orphique, op. cit., p. 73.
662
H. M. Barzun, « L’art poétique orchestral », ibid., p. 14.
663
F. Divoire, « Le Simultané EST », cité dans L’Art orphique, ibidem.
664
F. Divoire, ibidem.

160
Apollinaire lui-même, avec ses Calligrammes, n’est qu’un disciple de Barzun665. Dans ces
conditions le Coup de dés ne sera qu’une œuvre dramatique, rentrée au répertoire d’un groupe
qui l’intègre, sans nuance ni résidu, au sein d’une esthétique « polyphonique » créée ex nihilo,
sans antécédents ni précédents.
Ainsi, avec Barzun et Divoire, le rapport de l’avant-garde poétique au Coup de dés se
complique. Si Barzun resta toujours silencieux, c’est dans le contexte d’une controverse -
l’interprétation scénique du poème de 1919, sur laquelle nous allons revenir plus loin - que
Divoire prend sa plume pour affirmer le lien entre le Coup de dés et les recherches les plus
récentes. Il est à notre connaissance un des premiers, si l’on excepte l’entrefilet de La Voce de
1914, à avoir revendiqué publiquement, haut et fort cet héritage en tant que poète. Divoire
s’autorise ainsi de l’actualité du poème pour justifier cette tentative
d’orchestration polyphonique :
La jeune association, voulant porter Mallarmé jusqu’à notre temps, où les conséquences des
pressentiments du poète se sont développées et réalisées, a conçu l’interprétation d’un Coup de Dé
(sic) par plusieurs voix.666

Peu après, dans la revue d’Ozenfant et Jeanneret, il pourra écrire :


Ce qui caractérise le groupe de poètes dont nous parlions tout à l’heure, c’est à la fois une
esthétique et une typographie. La typographie applique l’idée de Mallarmé sur l’emploi des
blancs. Mallarmé, dans Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, représentait par des blancs
les silences. Mais ici le blanc a gagné667.

Il complète : « Les revues qui ont le plus cette esthétique furent SIC et Nord-Sud ». A suivre
Divoire, le legs du Coup de dés concerne donc autant les poètes du « blanc » et du « silence »,
que les poètes des « voix simultanées ».
Quant au poète Marcello-Fabri668, autre théoricien et animateur de revue, il fait un peu
exception, dans la mesure où il ne s’agit pas pour lui d’une réticence à parler d’un poème
concurrent, mais plutôt d’une condamnation des dérives qu’il a d’une certaine manière
engendrées. Il existe en effet dans ces écrits théoriques une allusion implicite au poème
mallarméen, assez intéressante pour être mentionnée ici.
Marcello-Fabri tenta de fonder une poétique de « l’inconscient »669 et du « mystère »
associée à un rêve d’unité architecturale et organique, qu’il nomme synchronisme, le tout
composant un ensemble idéologique assez éclectique, faisant du synchronisme un
syncrétisme. Il crée en 1919 la Revue de l’Epoque, qui lui servira de tribune jusqu’en 1923. Il

665
A. Brown, « Orchestral poetry », ibid., p. 13.
666
F. Divoire « L’art de décourager l’art », Comoedia, 7 décembre 1919.
667
F. Divoire, « Dans les revues », L’Esprit Nouveau, 15 décembre 1920, p. 355.
668
Sur Marcello-Fabri, voir L. Somville, Les Devanciers du surréalisme, op. cit., p. 147-167.
669
La Revue de l’Epoque propose des extrais des premières traductions françaises de Freud (février 1920).

161
développe alors une poétique de l’Unité, qui n’est pas sans liens avec l’occultisme, part en
guerre contre les abus de l’intellectualité en art, tout en appelant de ses vœux l’avènement
d’un nouvel âge architectural. Il se rapproche de Beauduin, et de sa théorie du poème sur
plusieurs plans. Ainsi, la revue salue la parution d’Ennoïa, dans laquelle on voit, à travers
cette « judicieuse révolution typographique », une « réalisation de la poésie synchroniste670 ».
Mais Marcello-Fabri, malgré un certain anti-rationalisme, restera particulièrement hostile à la
mouvance dadaïste, qu’il juge trop outrancière, trop ordurière. Il tonne contre le groupe de la
revue 391 (« c’est nul et c’est sale »), et dénigre « le petit Pierre de Massot671 ». On ne
s’étonnera pas alors de le voir condamner les recherches formelles contemporaines, qu’il situe
dans le prolongement du Coup de dés mallarméen :
L’intellectualité – toute l’intellectualité – peut exceller à ce jeu de l’esprit que constitue la
poésie-de-trouvaille. Et l’intelligence lorsqu’elle existe parallèlement à l’intellectualité – ce
qui est fréquent – sait montrer la trouvaille, même issue du hasard, car il est des rencontres de
mots, d’idéicules, de concetti, et de menues notations qui, à elles seules, suffisent à composer
ce que, sans ironie, l’on a baptisé le poème-coup-de-dés. Comment les littéraires peuvent-ils
s’y complaire672 ?

Le poète « synchroniste » oppose la « poésie-de-conception », valorisée au nom de l’ordre


architectural (le « concept constructif673 »), à la « poésie-de-trouvaille », faite de « sauts-de-
puce », d’« enregistrements kaléidoscopiques » et d’« arabesques syncopées674 ». Dans ces
fantaisies ludiques et gratuites, celui qui estime que « le sculpteur et le peintre attendent leur
architecte675 » perçoit le travail d’une intelligence qui s’est fourvoyée. Il ajoute, de manière
définitive, « la syntaxe a disparu676 », et de manière métaphorique, « une orchidée ne saurait
remplacer un chêne ». Marcello-Fabri, qui aspire à une synthèse de la raison ordonnatrice et
de l’inconscient libérateur, ne trouve dans cette « poésie-coup-de-dés » que la parodie de cette
synthèse (« intellectualité » et « rencontres » fortuites de mots, aboutissant à de simples « jeux
de l’esprit »). Un autre membre du groupe peut écrire au même moment : « il n’y a pas besoin
d’artifices typographiques pour faire le poète677 ». Les années 1920 entérinent une certaine
lassitude vis-à-vis des recherches typographiques, comme nous l’avons déjà noté avec Pierre
de Massot, ou avec Cocteau, qui envisage en 1922 une refonte de son Cap, dans le sens du
poème-bloc.

670
« Les échos en marge », La Revue de l’Epoque, mai 1921, p. 1014.
671
Marcello-Fabri, correspondance inédite, cité par L. Somville, Les Devanciers du surréalisme, op. cit., p. 148.
672
Marcello-Fabri, « Bilan poétique », La Revue de l’Epoque, juin 1922, p. 1029. Ce texte sera repris dans 1925
et notre art. Essai de mise en ordre théorique et critique, Edition de l’Epoque, [1925], p. 29.
673
Marcello-Fabri, 1925 et notre art, op. cit., p. 35.
674
Ibid., p. 30.
675
Ibid., p. 39.
676
Ibid., p. 33.
677
J. Duvaldizier, « Les tendances nouvelles de la poésie moderne », La Revue de l’Epoque, mars 1921, p. 667.

162
Il est en outre particulièrement intéressant de constater ici que l’auteur des Poèmes
synchroniques enregistre l’émergence d’un genre ou d’une forme poétique autonome et
homogène, le « poème-coup-de-dés », ce qui suffit à prouver le rôle fondateur du poème
typographique mallarméen à cette époque. Visiblement, cette appellation générique nouvelle
semble circuler dans les milieux poétiques du temps ; c’est pourtant la seule occurrence de
cette formule que nous avons trouvée. Mais cela ne va pas sans équivoque : le poème-coup-
de-dés, ce n’est pas qu’une forme, c’est aussi un mode de composition soumis à l’aléatoire, ce
que Marcello-Fabri ne saurait cautionner. Nous sommes là en face d’un retournement
complet, très caractéristique du moment avant-gardiste et en particulier post-dadaïste, qui
consiste à nouer Coup de dés mallarméen et esthétique du hasard créateur. Nous y reviendrons
dans notre troisième partie.
Ainsi, comme de nombreux critiques, comme de nombreux disciples de l’auteur
d’Hérodiade, Marcello-Fabri dissocie le Mallarmé du Coup de dés du Mallarmé des Poésies.
Celui qu’il voit comme une « arête de glace », incarne « l’impuissance consciente murée en
perfection678 » ; la Revue de l’Epoque recense la réédition des Princes de l’Esprit de
Mauclair, en notant que le livre donne des « renseignements précieux » sur la technique du
poète, et que finalement « certains novateurs innovent vraiment peu679 ». Avec son Coup de
dés, Mallarmé, que Marcello-Fabri associait avec Rimbaud à « la route infinie », a rendu
possible « l’impasse680 » dans laquelle se trouve un pan entier de la production contemporaine
assujettie à cet impératif catégorique de la « trouvaille ».
Mais c’est à l’étranger encore, comme en 1914 avec l’Italie futuriste, que le Coup de dés
va se trouver explicitement doté du statut de grand ascendant : « Dada à Zurich » va s’en
charger.

d) De la « réforme typographique » mallarméenne au « poème simultan » (1916) :

Dans un numéro de mai 1916 du Cabaret Voltaire681, revue éphémère dirigée par Hugo
Ball, l’Allemand Huelsenbeck, les Roumains Janko et Tzara proposent un « poème simultan »
assorti d’un texte théorique (dé)coiffé, conformément à l’esprit dadaïste, d’un titre des plus
respectueux, « Note pour les bourgeois ». En voici l’intégrale teneur :

678
Marcello-Fabri, 1925 et notre art, op. cit., p. 86.
679
« Les lettres et les arts en France », La Revue de l’Epoque, mars 1921, p. 733.
680
Marcello-Fabri, 1925 et notre art, op. cit., p. 25.
681
Sur les débuts zurichois de Dada, voir en particulier M. Sanouillet, Dada à Paris, op. cit., p. 6-13.

163
Les essays (sic) sur la transmutation des objets et des couleurs des premiers peintres cubistes
(1907) Picasso, Braque, Picabia, Duchamp-Villon, Delaunay, suscitaient l’envie d’appliquer en poésie
les mêmes principes simultans.
Villiers de l’Isle Adam eût (sic) des intentions pareilles dans le théâtre, où l’on remarque les
tendances vers un simultanéisme schématique ; Mallarmé essaya une réforme typographique dans son
poème : Un coup de dés n’abolira jamais le hasard (sic) ; Marinetti qui popularisa cette subordination
par ses « Paroles en liberté » ; les intentions de Blaise Cendrars et de Jules Romains, dernièrement
ammenèrent (sic) Mr Apollinaire aux idées qu’il développe en 1912 au « Sturm » dans une conférence.
Mais l’idée première, en son essence, fut extériorisée par Mr H. Barzun dans un livre théoretique
(sic) « Voix, Rythmes et Chants simultanés » où il cherchait une relation plus étroite entre la
symphonie polyrythmique et le poème. Il opposait aux principes successifs de la poésie lyrique une
idée vaste et parallèle. Mais les intentions de compliquer en profondeur cette technique (avec le Drame
Universel) en exagérant sa valeur au point de lui donner une idéologie nouvelle et de la cloîtrer dans
l’exclusivisme d’une école, - échouèrent.
En même temps Mr Apollinaire essayait un nouveau genre de poème visuel, qui est plus
intéressant encore par son manque de système et par sa fantaisie tourmentée. Il accentue les images
centrales, typographiquement, et donne la possibilité de lire un poème de tous les côtés à la fois. Les
poèmes de Mrs Barzun et Divoire sont purement formels. Ils cherchent un effort musical, qu’on peut
imaginer en faisant les mêmes abstractions que sur une partiture (sic) d’orchestre.

***

Je voulais réaliser un poème basé sur d’autres principes qui consistent dans la possibilité que je
donne à chaque écoutant de lier les associations convenables. Il retient les éléments caractéristiques
pour sa personnalité, les entremêle, les fragmente, etc., restant tout-de-même dans la direction que
l’auteur a canalisé (sic).
Le poème que j’ai arrangé (avec Huelsenbeck et Janko) ne donne pas une description musicale,
mais tente à individualiser (sic) l’impression du poème simultan auquel nous donnons là une nouvelle
portée.
La lecture parallèle que nous avons fait (sic) le 31 mars 1916, Huelsenbeck, Janko et moi, était la
première réalisation scénique de cette esthétique moderne682.

Ce texte accompagne l’une des 14 pièces répertoriées à ce jour, composées entre 1916 et
1917, par Tzara, en collaboration avec Arp, Serner, Janco et Huelsenbeck683. Ces poèmes
simultanéistes, ainsi que l’écrit Henri Béhar, se présentent comme des productions à
« caractère international et multilingue, à des fins novatrices et spectaculaires684 ». Ils ne
donneront pas lieu par la suite à d’autres essais du même genre. Certains furent écrits en vue
d’un spectacle, d’autres firent seulement l’objet d’une publication écrite. Indépendamment de
leur enjeu formel, ils représentent, par leur « bilinguisme confraternel », le « symbole
incontestable du refus du conflit mondial685 » : aux tirs simultanés de Verdun et du Chemin
des Dames doivent répondre les cris simultanés des langues réconciliées.

682
Tzara, « Note pour les bourgeois », « L’Amiral cherche une maison à louer », Cabaret Voltaire, 15 mai 1916,
p 6-7. Ce poème est reproduit dans Tzara, Œuvres complètes, éd. H. Béhar, Flammarion, 1975, t. I, p. 492-493,
ainsi que dans Dada et tatou. Tout est dada, GF-Flammarion, éd. Henri Béhar, 1996, p. 320-321.
683
Ils sont reproduits dans Tzara, Œuvres complètes, éd. H. Béhar, Flammarion, 1975, t. I.
684
H. Béhar, Tristan Tzara, Oxus, 2005, p. 63.
685
Ibid., p. 66.

164
Très informé des recherches poétiques diverses enclenchées depuis le futurisme, à une
époque pourtant où la presse circule mal, Tzara propose ici une généalogie et un bilan du
simultanéisme artistique et littéraire, question centrale pour toute cette époque, comme on l’a
rappelé plus haut. Ce parcours généalogique rejoint en grande partie celui d’Apollinaire donné
en 1914 dans Les Soirées de Paris : l’impulsion cubiste amène à reprendre certaines
expériences symbolistes (Villiers, Mallarmé), qui se poursuivent à travers l’unanimisme, le
futurisme puis le simultanéisme du duo Delaunay / Cendrars, ou du groupe de Barzun, et
l’idéogramme lyrique d’Apollinaire enfin. Mais cette généalogie est aussi différentielle et
contrastive, selon la rhétorique avant-gardiste habituelle, fondée sur le « mythe de la rupture »
; il s’agit de se poser en s’opposant, de manière à particulariser ses propres expérimentations,
en les distinguant tant d’un modèle pictural (Apollinaire) que d’un modèle musical (Barzun).
Tzara note aussi les insuffisances et les faiblesses du programme lancé par l’auteur de Poème
et Drame, jugé finalement trop systématique, trop idéologique, et trop dogmatique, à l’inverse
de la trouvaille apollinarienne, plus souple et plus ouverte. Notons en outre que dans un
numéro de la revue Dada de juillet 1917686, Tzara entendra répondre à un article français
présentant la déclamation publique du Sacre du printemps de Voirol donnée par le groupe
« Art et Liberté » en mars 1917 - le futur « Art et Action » du couple Autant-Lara - comme
une première du genre. Il rappellera en effet que Zurich avait pu découvrir ce type de poèmes
dès 1916.
D’après cette « Note pour les bourgeois », avec le « poème simultan » le poète roumain
entend de son côté mettre en place une esthétique participative, donnant à l’auditeur la
possibilité d’appliquer le principe de l’association libre, dans les limites d’un espace voulu et
circonscrit par l’auteur. Cette collaboration active du récepteur dans la constitution de l’œuvre
rejoint alors la vision cubiste du tableau qui se fait depuis et dans l’œil du spectateur. La
simultanéité polyphonique élabore ici un tissu sonore complexe, dans lequel la sensibilité de
l’auditeur pourra prélever des motifs. Tzara tourne donc le dos à l’horizon communautaire et
collectif qui orientait encore les vues d’un Romains ou d’un Barzun ; cette esthétique,
délibérément anti-harmonique, anti-symphonique, se veut pleinement individualiste
(«individualiser l’impression »). Un tel poème donne ainsi un aperçu de ce que le Manifeste
Dada 1918 nommera « trajectoire d’une parole jetée comme un disque sonore cri687 ».
Hugo Ball donna un bref commentaire de ce type d’expérimentation verbale dans son
Journal à la date du 30 mars 1916 : le poème simultan doit être perçu comme un « récitatif en

686
Ce texte est cité par H. Béhar dans Tzara, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 724.
687
Tzara, « Manifeste Dada 1918 », Dada et tatou. Tout est dada, op. cit., p. 212-213.

165
contrepoint » qui « s’interroge sur la valeur de la voix » ; il est écrit « selon le modèle de
Henri Barzun et de Fernand Divoire688 ». Nulle mention chez lui des autres précédents, en
particulier du Coup de dés. Malgré tout, cette mise en évidence de la dimension
contrapuntique de ces poèmes peut faire directement écho à la « préface » de Cosmopolis qui
évoquait le « contre-point de cette prosodie » fourni par la disposition stratifiée du Coup de
dés, cette « réforme typographique » évoquée justement par Tzara dans sa « Note » de 1916.
Comme Mallarmé, et certains poètes de « l’Esprit nouveau », les premiers dadaïstes essaient
donc eux aussi d’élaborer un poème-partition. Mais, comme l’indique Huelsenbeck, c’est la
voix qui se situe au centre de ce dispositif : le « poème simultan » est conçu en vue d’une
déclamation scénique qui doit être une performance vocale forte689.
Cette recherche d’équivalents verbaux du cubisme pictural se trouve à nouveau affirmée
dans un autre texte théorique de la même époque. En juillet 1916, Tzara prononce en effet une
conférence à Zurich intitulée le « Poème bruitiste », dans laquelle il déclare « introduire le
bruit réel pour renforcer et accentuer le poème ». L’introduction de matériaux réels dans la
peinture trouve donc ici son prolongement direct, dans le domaine sonore, qui s’enrichit de ce
que l’on pourrait nommer un cubisme acoustique. Dans cette voie, Dada ne fait que
poursuivre, sans l’avouer, les expérimentations du futurisme italien, enclenchées dès le
Manifeste sur l’art des bruits de Russolo en 1913. Le peintre, dans sa lettre à Pratella, écrivait
en effet : « aujourd’hui, l’art musical recherche les amalgames des sons les plus dissonants,
les plus étranges et les plus stridents. Nous nous approchons ainsi du son-bruit690 ». De fait,
par fidélité à la vie moderne centrée sur la Machine, le futurisme entend substituer le son-
bruit au son pur, par la multiplication des accords dissonants. Cette esthétique de l’hétérogène
ressurgit alors au moment de l’éclosion de la sensibilité dadaïste, sur des bases différentes.
Pour en finir sur le cadre conceptuel de ces recherches, il faut considérer en outre le
témoignage de Huelsenbeck, qui pouvait écrire dans un manifeste de 1918, publié à Berlin en
1920, à propos du « poème simultanéiste » : il présente « le sens de l’entrecroisement de
toutes choses, tandis que M. Schulze lit, le train des Balkans traverse le pont de Nish, un
cochon gémit dans la cave du boucher Nutke691 ». Il poursuit : « la vie apparaît dans un pêle-

688
H. Ball, La Fuite hors du temps. Journal (1913-1921), (1946), Editions du Rocher, trad. S. Wolf, 1993,
p. 122.
689
Pour une analyse comparée du Coup de dés et du « poème simultan », voir notre seconde partie.
690
Russolo, L’Art des bruits (1913), cité dans G. Lista, Futurisme. Manifestes, documents, proclamations, op.
cit., p. 312.
691
Huelsenbeck, « Manifeste dadaïste » (1918), Dada Almanach, Berlin, 1920, cité dans Tzara, Œuvres
complètes, op. cit., t. I, p. 725.

166
mêle simultané de bruits, de couleurs, et de rythmes spirituels692 ». Là aussi, nous retrouvons
un grand trait d’époque, la référence à cet avatar du « totum simul » scolastique que la
modernité technique rend possible, et que les futuristes italiens ont conceptualisé avec l’idée
de compénétration. Ces recherches zurichoises de 1916, on le voit, restent encore très proches
de l’idéologie de « l’Esprit nouveau », dont elles reprennent, pour une large part, les
catégories modernistes. Malgré tout, la voix proprement dadaïste se fait aussi entendre dans ce
manifeste de Huelsenbeck : « pour la première fois le dadaïsme ne se pose plus de manière
esthétique devant la vie » ; désormais, on « lacère les grands mots : éthique, culture,
« intériorisation693 ». Les futuristes, on le sait, asseyaient encore la Beauté, celle de la Vitesse,
sur leurs genoux.
On voit donc que le Coup de dés a pu être mentionné comme un texte « précurseur » dans
le cadre des débuts du mouvement Dada, à une époque marquée par l’ascendant spirituel de
Ball d’une part, fortement influencé par l’expressionnisme allemand, et par le cubisme d’autre
part. Ainsi, il apparaît que Tzara et ses amis répondirent avec des moyens qui leur sont
propres, de manière différée, à la querelle française du simultanéisme des années 1913-1914.
Cette courte période du « Cabaret Voltaire » déploya une forme d’« hystérie savamment
cultivée694 », qui répondit aux cris de la Guerre par le Cri de l’anti-Art. Dans la lignée des
soirées futuristes, ces soirées Dada exploitèrent la matérialité sonore du langage.
Tzara reviendra beaucoup plus tard sur le cas du Coup de dés, bien après la rupture avec le
surréalisme. Il pourra écrire alors, notant la dimension séminale du poème :
La poésie-activité de l’esprit désagrège le dur ciment d’une forteresse qui passait pour
inattaquable : la syntaxe. Mallarmé, en tirant des conclusions légitimes, arrive en certains cas à
supprimer la ponctuation, et dans Un Coup de dés, à disposer typographiquement les blancs et les
caractères différents selon un mode nouveau, riche de significations et de germes à retardement695.

A une époque où le poème mallarméen est de plus en plus présenté comme un texte
« fameux », en voie d’institutionnalisation, Tzara pointe, après d’autres, l’idée qu’il aurait
joué un rôle de catalyseur dans le cadre d’une réception véritable qui n’aura été que différée.
Notons qu’il est ici convoqué dans un contexte où l’on valorise une anti-syntaxe, alors que
d’autres lectures du poème insisteront à l’inverse sur sa dimension archi-syntaxique.
L’idée d’une déclamation polyphonique inspirée en partie du Coup de dés va aboutir, sans
qu’il y ait forcément un lien de cause à effet entre les deux expériences, à celle d’une mise en

692
Ibidem.
693
Ibidem.
694
M. Sanouillet, Dada à Paris, op. cit., p. 7.
695
Tzara, « Essai sur la situation de la poésie », Le Surréalisme au service de la Révolution, n°4, décembre 1931,
rééd. Jean-Michel Place, 1976, p. 17.

167
voix du poème mallarméen lui-même : c’est à Paris, dans les milieux acquis à « l’Esprit
nouveau » comme au futurisme italien, que cela va se produire.

e) « Art et Action » (1919-1920)

Si le silence théorique concernant le Coup de dés va être plus massivement rompu en


France à partir de 1919, ce n’est pas d’abord à cause d’un effort de théorisation, mais à cause
d’une volonté artistique nouvelle, qui possède certes ses propres racines idéologiques, comme
nous le verrons plus loin : donner un équivalent sonore du Coup de dés sur la scène, à l’instar
de ce qu’ont essayé de faire les dadaïstes du Cabaret Voltaire696. Il y eut en effet, entre l’hiver
1919 et le printemps 1920, une véritable « affaire du Coup de dés », connue essentiellement
par la célèbre lettre de Valéry au directeur des Marges. Fait beaucoup moins connu, cet
événement littéraire constitua aussi une page de l’histoire du théâtre expérimental de l’entre-
deux guerres, représenté en l’occurrence par le groupe « Art et Action ». Cet épisode constitue
sans aucun doute une étape décisive de cette histoire de la redécouverte du Coup de dés, et
pose aussi la question de l’usage du poème par les avant-gardes. Il convient donc de rendre à
cette interprétation du Coup de dés toute son importance historique, par-delà les polémiques
stériles de l’époque certes, mais sans se contenter, comme le faisait Jean Hytier en 1957, de
renvoyer cet événement aux oubliettes de « l’actualité éphémère697 ». Il s’agira enfin de
préciser un projet que les commentateurs modernes, tributaires des seules notes données par
l’éditeur des Œuvres complètes de Valéry, ne connaissent pratiquement pas.

1. Le laboratoire « Art et Action »

696
Si, comme on l’a vu, Tzara connaissait « Art et liberté », en revanche, à notre connaissance, la réciproque
n’est pas vraie ; le groupe parisien avait noué des liens avec le futurisme, non avec le dadaïsme.
697
J. Hytier, in Valéry, Œuvres, op. cit., t., I, p. 1750.

168
Le laboratoire de théâtre « Art et Action »698 fut fondé en 1912 par Louise Lara, ex-
sociétaire de la Comédie-Française, et Edouard Autant, architecte de formation. Le couple
Autant-Lara ouvrit rue Lepic un espace dédié à la scène, le « grenier jaune699 », et ouvert à
toutes les formes d’expérimentation. Les membres du comité de fondation d’« Art et Action »
furent, outre les époux Autant-Lara : Akakia-Viala, Barzun, Divoire, Gazanion, Honegger,
Larronde, Mercereau-Proche, Polti, Valensio et Ygouw. Le groupe, d’abord nommé « Art et
Liberté », fut rebaptisé « Art et Action » en 1919. Ce nom qui sonne comme un écho à
l’activisme militant de la geste futuriste, résume assez bien les orientations esthétiques d’un
groupe tourné vers l’avant-garde. Comme l’écrit Michel Corvin, le groupe travaillera « dans
un esprit d’invention, de recherches incessantes et de total désintéressement700 ». Les
spectacles, toujours gratuits, réalisés par des amateurs, s’adressaient à un public de fidèles et
d’amis désireux de connaître les tendances les plus neuves de la littérature, dans la lignée du
Théâtre Libre ou du Théâtre de l’Œuvre. « Art et Action » travailla en totale indépendance,
sur la base d’un mécénat privé, n’invitant pas les critiques, et prenant quelques libertés avec
les textes, qui sont considérés avant tout comme des matériaux scéniques. Les Autant-Lara
travaillèrent dans deux grandes directions : ils mirent en scène des œuvres dramatiques
modernes (Marinetti, Apollinaire, Divoire, Barzun, etc.), mais cherchèrent aussi à révéler la
dimension scénique de textes anciens originellement étrangers au théâtre (Gargantua,
Candide, etc.). Avant de s’emparer du Coup de dés, il faut souligner que le laboratoire théâtral
« Art et Action » s’intéressa aux innovations poétiques des avant-gardes : en dehors du
futurisme, le groupe fait connaître les expérimentations simultanéistes et polyphoniques d’un

698
Sur le rôle séminal joué par « Art et Action » dans l’histoire du théâtre de la première moitié du XXe siècle,
voir M. Corvin, Le Théâtre de recherche entre les deux guerres. Le laboratoire Art et Action, L’Age d’homme /
la Cité, Lausanne, 1976 ; H. Béhar, Littérupture, L’Age d’Homme, Lausanne, 1988, p. 32-38 ; M. Corvin, « Art
et Action », Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, t. I, 1995, p. 68. Signalons en outre l’existence
d’un important fonds « Art et Action » légué par le couple Autant-Lara ainsi que par Akakia-Viala (alias Marie-
Antoinette Allévy) à la Bibliothèque de l’Arsenal en 1952, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Nationale. Il
existe un inventaire de ce fonds composé, rédigé et classé par les donateurs : Art et Action. Laboratoire de
théâtre. Catalogue (1912-1952), Réunion des bibliothèques nationales / Bibliothèque de l’Arsenal, 1952. Ce
catalogue propose une série de références relatives au spectacle du Coup de dés créé en 1919. Le fonds contient :
l’exemplaire de l’édition du Coup de dés de 1914 avec sa préface dont quelques mots ont été souligné au crayon
par Edouard Autant ; une affiche polychrome ; des programmes du spectacle ; des photographies des décors et de
la réalisation du spectacle en 1942 ; une brève revue de presse concernant la représentation interdite en 1919 ; un
texte théorique exposant le projet, rédigé par Edouard Autant ; une copie de l’arrêt du Tribunal Civil de la Seine ;
une lettre de l’avocat de Louise Lara ; deux versions du texte du Coup de dés reproduit en fonction de la
répartition des voix ; les livrets de travail des acteurs ; les dates des différentes représentations du spectacle entre
1919 et 1942. Nous reproduisons en annexes quelques documents : voir « annexe 3 ».
699
Cette salle, pouvant accueillir jusqu’à 200 spectateurs, offrait une scène réduite de 6 m sur 4 m.
700
M. Corvin, « Art et Action », Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit, p. 68.

169
Barzun ou d’un Divoire701, ainsi que les recherches modernistes opérées autour des revues
SIC et Nord-Sud702.
A partir des années 1930, après un voyage en Union Soviétique, les Autant mettront sur
pied un projet théâtral global703, fortement théorisé, porteur d’une dimension esthétique mais
aussi didactique et sociale. Ajoutons, pour ce qui nous concerne, que les époux furent
durablement liés à Dujardin. Comme nous le verrons plus loin, ce dernier, alors président de
l’Académie Mallarmé, accueillit le Laboratoire de théâtre à la Société des Gens de Lettres en
1942, pour une nouvelle orchestration du Coup de dés.

2. Un « chef-d’œuvre disputé704 » : la polémique (1919-1920)


« Art et Action » devait présenter le 14 novembre 1919, au Théâtre de la Renaissance à
Paris, une interprétation scénique du Coup de dés, conçu comme « poème polyphonique705 ».
Ce spectacle nous est connu par différentes sources : le fonds déposé à la Bibliothèque de
l’Arsenal, étudié par Michel Corvin, ainsi que les articles de presse relatifs à la polémique
qu’il a fait naître, ces deux sources se recoupant en partie puisque les Autant avaient recueilli
quelques articles relatifs à leur projet de spectacle.
Le Coup de dés d’ « Art et Action » n’a pas eu lieu. Le spectacle fut interdit par voie
d’huissier conformément aux volontés du docteur Bonniot706, qui voyait dans cette mise sur la
scène du poème une trahison de l’esprit dans lequel il avait été conçu. Attaqué aussitôt par la
presse, il fut soutenu par Valéry, qui écrivit à Gide en janvier 1920 : « (…) je suis obligé
d’écrire un assommant machin sur le Coup de dés. J’avais juré de ne rien dire mais B. est
tellement affecté par ce qu’on a imprimé de lui que j’ai pris ma plume et que j’en enrage
(…)707 ».
Laissons Fernand Divoire retracer ce projet, qu’il a ardemment défendu :
« Art et Action » se propose de consacrer, le 14 novembre, une matinée à Mallarmé. Est-ce par
esprit de lucre ? Non (…) l’association n’a qu’un but, rendre – à ses frais – un hommage à
Mallarmé. Elle sait que Mallarmé a un héritier ; c’est un gendre, le docteur Bonniot, et elle a invité
ce médecin, avec un ami fidèle de Mallarmé, Paul Valéry, à assister à une répétition. Le docteur ne
vient pas. Mais la veille de la représentation, il envoie un huissier porteur de papier timbré. Il
interdit l’audition du poème : Un Coup de dé (sic) jamais n’abolira le Hasard. Et le jour de la
701
La Montagne de Barzun et l’Exhortation à la victoire de Divoire sont donnés à la Comédie des Champs-
Elysées en juin 1917. Naissance du poème de Divoire sera interprété en novembre 1918 et février 1919.
702
Le 2 mars 1919, les époux Autant-Lara font dans leur Atelier de la rue Lepic une lecture de poèmes
d’Aragon, Cocteau, Max Jacob, Albert-Birot, Reverdy et Soupault.
703
En 1934, « Art et Action » proposera une « quintologie » comprenant un Théâtre du Livre, un Théâtre de
Chambre, un Théâtre universitaire, un Théâtre Choréique, ainsi qu’une Comédie spontanée moderne.
704
« Une lettre de Paul Valéry à propos du Coup de dés de Mallarmé », NRF, 1er mars 1920.
705
C’est le qualificatif générique choisi par « Art et Action ».
706
Voir en annexes l’extrait du jugement du Tribunal civil de la Seine (« annexe 3 »).
707
Valéry, lettre à Gide de janvier 1920, cité dans Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 1750.

170
représentation, les acteurs, qui se sont dévoués à la mise au point du poème (de Max à leur tête),
trouvent un commissaire de police, des agents, un huissier muni d’un jugement de référé, le tout
pour empêcher le Coup de Dé (sic).
Le docteur a-t-il des raisons ? Oui, certes. Il craint de ne pas être d’accord avec « Art et
Action » sur l’interprétation du Coup de Dé (sic) (Il n’en sait rien puisqu’il n’a pas voulu
entendre). Il s’appuie sur une tradition mallarméenne, comme le pape sur un dogme du Ie siècle.
« Art et Action » de son côté s’appuie sur la préface de Mallarmé, où ce libre artiste prévoit les
« novations actuelles », et emploie les mots musique, symphonie, etc… La jeune association,
voulant porter Mallarmé jusqu’à notre temps, où les conséquences des pressentiments du poète se
sont développées et réalisées, a conçu l’interprétation d’un Coup de Dé (sic) par plusieurs voix. Ce
n’est nullement du « simultanisme », mais si l’on veut de la polyphonie, soigneusement réglée.
« Art et Action » avait-il tort ou raison ? Je n’en sais rien. Peut-être tort, c’est bien possible ;
peut-être raison, certains « mallarméens » l’affirment. Mais là n’est pas la question. Et il n’y avait
qu’à nous laisser entendre pour que nous puissions juger708.

Suivaient quelques lignes mettant en balance les torts des uns (fétichisation d’un Mort par des
« sacristains assermentés ») et les raisons des autres (pérennisation d’un Vivant par des
« artistes indépendants »).
En outre, il faut savoir que Jean Royère, qui fut un de ces « mallarméens » favorables au
projet, proposa une conférence intitulée « La poésie de Mallarmé709 », qui eut bien lieu, à
défaut du spectacle. Nous savons d’ailleurs, grâce à une lettre inédite adressée à Valéry en
octobre 1919, que Royère dut travailler sur le Coup de dés à cette date, sans doute en relation
avec le projet d’« Art et Action ». Il écrivait en effet, dans la perspective d’une rencontre à
venir : « Voulez-vous avoir la bonté d’emporter « le Coup de dés » ? – J’ai dû prêter le mien.
Vous le remporterez, bien entendu, le soir-même710 ». Ces lignes, tout en nous renseignant sur
la difficulté qu’il y avait à l’époque à se procurer la précieuse édition de 1914, montrent que
Valéry fut associé au projet dans sa genèse, comme il le dira lui-même dans sa « Lettre au
Directeur des Marges » de 1920711. Mais les deux amis ne choisirent pas le même camp…
Royère prit donc la défense du projet. Le texte de sa conférence nous apprend que l’on fit
ce jour-là des lectures de Renouveau, de Brise marine, de Las de l’amer repos, ainsi que
d’Hérodiade. L’ancien animateur de La Phalange présenta en quelques mots le Coup de dés,
qui devait clore cette présentation du parcours esthétique mallarméen. C’est en effet une
œuvre « utile au faîte de cette courbe, comme un poème de musique pure712 ». Il précisait le
projet de Mallarmé en ces termes : « mais sa tentative la plus hardie, c’est, à coup sûr, d’avoir

708
F. Divoire « L’art de décourager l’art », Comoedia, 7 décembre 1919.
709
J. Royère, La Poésie de Mallarmé, Conférence du 14 novembre 1919 au Théâtre de la Renaissance, Emile-
Paul Frères, 1919.
710
Lettre de J. Royère à Valéry, 22 octobre 1919, B.N.F., Département des manuscrits.
711
« Lorsque j’appris de Jean Royère, comme il m’entretenait de sa conférence, que le projet naissait et se
fortifiait d’interpréter le Coup de dés à grand orchestre, je demeurai stupéfait », Œuvres, op. cit., t. I, p. 628.
712
J. Royère, La Poésie de Mallarmé, op. cit., p. 20.

171
voulu porter au théâtre le poème fameux intitulé « Un Coup de Dés »713 ». Il s’autorisait alors,
comme Divoire et Autant, de la préface de Cosmopolis, lue de manière littérale, pour voir
dans le texte de 1897 un poème symphonique, une partition, une recherche de musique pure,
brisant les « lois discursives714 ». Quant à la forme, elle « tient peut-être du vers libre et du
poème en prose… plutôt [elle] est absolument original[e]715 ». Il concluait en affirmant que le
poète du Coup de dés faisait « autorité sur les manifestations les plus audacieuses de l’heure
présente », et précisait que « si Mallarmé est un classique, il fut celui des audaces
modernes716 ». Cette affaire touchera aussi la province ; un journal de Rouen s’en prendra aux
censeurs :
L’héritier de Stéphane Mallarmé a interdit la représentation d’une pièce du grand et rare poète ; la
municipalité de Charleville ne veut pas reconstruire le monument d’Arthur Rimbaud, « l’enfant
génial ». Il est attristant de constater comment la France honore les plus haut artistes717.

Mais le projet d’« Art et Action » rencontra aussi l’hostilité. Il trouva un adversaire en la
personne d’Edmond Jaloux, qui se fit l’écho de l’affaire en prenant le parti de Bonniot. Il
commençait son article par une présentation didactique du Coup de dés, adressée à des
lecteurs ignorant l’existence de ce texte, une des plus développées depuis le commentaire de
Thibaudet paru, rappelons-le, en 1912 :
Vers la fin de sa vie Stéphane Mallarmé écrivit un poème d’une forme étrange et nouvelle et
qui était, peut-être dans sa pensée, une première esquisse de l’œuvre à laquelle il a tant travaillé et
qu’il n’a jamais achevée. Elle se compose de plusieurs phrases en formes de thèmes, de
typographies différentes, et dont chacune éveille un groupe d’idées adjacentes. Ce poème Un coup
de dés jamais n’abolit (sic) le hasard, est une tentative hardie pour donner à la poésie quelques
unes des prérogatives de l’écriture orchestrale. Mais il est aussi une méditation philosophique sur
des hypothèses d’ordre mathématique, établie par une série mystérieuse d’analogies et d’images,
où revient souvent d’idée d’une naufrage et la figure d’Hamlet, l’une et l’autre soulignées par ce
blanc éclair, qui est pour l’une une écume, pour l’autre un plumet718.

Ensuite, il expose en deux mots la teneur du spectacle, envisagé comme une récitation du
poème à la manière « d’une cantate à plusieurs voix, à la façon de certains chœurs, aux
distributions de prix ». Il se fait ensuite l’avocat de Bonniot, fidèle selon lui aux exigences
mallarméennes les plus pures : « cet homme qui a eu, à un tel degré l’amour du silence et de
la réserve n’aurait pas accepté qu’un poème philosophique qui demande pour être aimé de
lentes lectures et une véritable méditation, devînt le prétexte d’une tapageuse démonstration
d’un art nouveau ». Il ajoute, en complément d’orthodoxie : « faire réciter, même

713
Ibid., p. 22.
714
Ibidem.
715
Ibid., p. 23.
716
Ibid., p. 24.
717
« Art », Les Amitiés spirituelles, Rouen, 25 février 1920.
718
Ed. Jaloux, « Il s’agit d’un poète », 13 décembre 1919 (Fonds « Art et Action », revue de presse). Le nom du
journal n’apparaît pas sur la coupure de presse ; nous n’avons pu en retrouver la trace.

172
« polyphoniquement », par quelques acteurs qui n’y comprennent, je pense, pas grand’chose
des phrases faites pour être patiemment étudiées et aimées, cela n’a aucun rapport avec l’art ».
Ainsi, « Art et Action » ne faisait que livrer à la publicité de la scène une œuvre destinée au
silence contemplatif et respectueux propre au sanctuaire de la Page ; le spectacle projeté
n’était qu’une des ces « aventures bruyantes » qui trahissent la mémoire des auteurs. Valéry
adoptera une position identique.
La querelle se poursuivit dans la revue Les Marges. L’interdiction du spectacle suscita une
autre réaction indignée, celle du poète Guy Lavaud, admirateur de Mallarmé, ancien
collaborateur de La Phalange, qui prolongea l’argumentation de Divoire. Il prit sa plume
polémique, et attaqua les censeurs en ces termes :
Quant à Mallarmé, ayant choisi pour son exécuteur testamentaire un artiste éprouvé, il a vu, si
les morts voient encore, ce poète renouveler les exploits de Jean-Baptiste Rousseau et son
propre gendre, Monsieur le docteur Bonniot, interdire le 14 novembre dernier la représentation
de : Un coup de dés jamais… Car, c’est à cela qu’aboutissent en l’an de grâce 1919, les efforts
répétés d’une pléiade d’artistes. Vingt ans de lutte ont fini par imposer que Stéphane Mallarmé
fut un des plus grands poètes français. Et quand l’heure sonne enfin d’appeler le public à mieux
connaître l’œuvre du maître de Valvins, Monsieur le docteur Bonniot, sortant de sa clinique, se
souvient qu’il fut le gendre de Mallarmé et par voie d’huissier et suivi des recors (sic) ose
défendre aux artistes qui soutiennent la gloire du poète de représenter son œuvre. Ce serait
odieux si ce n’était ridicule. Monsieur Jean Royère qui fut l’infatigable propagateur de l’œuvre
mallarméenne, Madame Lara et Monsieur Fernand Divoire qui organisèrent à leurs frais cette
représentation, ne méritaient pas de rencontrer à la porte de la Renaissance tout cet attirail de
justice. Monsieur le docteur Bonniot a mal servi la gloire qu’il avait la charge de défendre.
Passons719.

Trois mois plus tard, la revue offre à Valéry la possibilité de répondre aux attaques de Guy
Lavaud, et publie sous le titre « Controverse sur un poème de Mallarmé720 », la fameuse
« Lettre au Directeur des Marges », qui n’est autre qu’Eugène Montfort721, l’homme du « faux
départ » de la NRF. Valéry répondra, comme l’on sait, en rectifiant toutes les inexactitudes de
cet article ; il proposera en outre une défense et illustration du caractère visuel et livresque du
Coup de dés, incompatible à ses yeux avec toute tentative d’orchestration scénique et
polyphonique. Notons ici d’emblée que cette analyse fameuse du poème doit donc être située
dans ce contexte très précis, fort peu connu, en dehors de quelques spécialistes de l’histoire du
théâtre de cette période.
« Art et Action » proposait une oralisation qui était aussi une théâtralisation d’un texte que
Valéry fit en sorte d’inscrire scrupuleusement dans le seul espace de la Page, de la Vision et
de la Lecture silencieuse. C’est ainsi qu’il put insister sur la lecture blanche que Mallarmé lui

719
G. Lavaud, « La grande misère de la poésie française », Les Marges, 15 décembre 1919, p. 310. L’article était
signé G.L.
720
Les Marges, 15 février 1920. Nous citons le texte reproduit dans Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 622-630.
721
Et non Guy Lavaud, comme l’écrit M. Murat (Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 109).

173
fit de son texte : « il se mit à lire d’une voix basse, égale, sans le moindre « effet », presque à
soi-même722 ». C’est ainsi qu’il put souligner sa préférence pour « l’absence d’artifices723 », la
simplicité nue de « la voix humaine », et son dégoût profond pour les outrances de la
déclamation oratoire. C’est ainsi que ces pages véhémentes, tant au moment du récit de la
découverte du texte auprès de Mallarmé, que lors de l’analyse proprement dite, multipliaient
les mots appartenant au domaine de la vision, faisant de la dimension oculaire du Coup de dés
un véritable impératif catégorique : « voir la figure d’une pensée » ; « choses visibles » ; « ma
vue » ; « je contemplais » ; « spectacle idéal724 » ; « système verbal et visuel725 », etc. C’est
ainsi qu’il pouvait accuser le contraste entre la création volontariste et exigeante, par le Poète,
d’un ordre frappé du sceau de la nécessité, et la représentation libre, par l’Acteur, d’une
œuvre livrée aux caprices de la contingence : « Art et Action », en replaçant le poème-
machine dans l’espace du chaos scénique, ne faisait rien moins que proposer un anti-Coup de
dés. Cette création théâtrale était destruction, sabotage, défiguration, parfait contresens :
« abolir, au moyen d’interprètes, tout ce profond calcul par le hasard726 » comme l’écrivait
Valéry qui chargeait sa fusée d’ironie, en pastichant à des fins polémiques la phrase
mallarméenne. C’est ainsi encore que son article pouvait rappeler que cette poésie exigeante,
étrangère à la « gloire statistique727 », n’était pas faite pour tous, et qu’elle ne gagnait rien à se
voir associée au public et à la publicité. C’est ainsi enfin que son réquisitoire contre « Art et
Action », – groupe jamais nommé comme tel, il faut le souligner, mais évoqué seulement par
le biais de périphrases ironiques (« les nouveaux défenseurs de Mallarmé728 » ; « les
personnes qui veulent mettre le Coup de dés sur le théâtre » ; « treize exécuteurs
véritablement non testamentaires729 ») – devait s’achever sur une méditation acerbe
concernant le phénomène de l’adaptation théâtrale, musicale ou cinématographique des textes
littéraires. L’époque, constate Valéry, multiplie les « avatars730 » des œuvres, constamment
réincarnées sous des formes hétérodoxes, de sorte qu’elles voient ainsi leur « pensée
initiale731 » terriblement travestie. S’il y avait un texte mallarméen destiné à la scène,
poursuit-il, c’était le Faune et non le Coup de Dés.

722
Les Marges, 15 février 1920. Nous citons le texte reproduit dans Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 623.
723
Ibidem.
724
Ibid., p. 624.
725
Ibid., p. 625.
726
Ibidem.
727
Ibid., p. 628.
728
Ibid., p. 623.
729
Ibid., p. 625.
730
Ibid., p. 630.
731
Ibidem.

174
L’affaire ne s’acheva pas encore ici puisque que ce même « Directeur des Marges » reçut
une autre lettre, publiée dans le même numéro à la suite de celle de Valéry, et signée cette fois
« Guy Lavaud », qui usait à son tour de son droit de réponse. Nous proposons l’intégralité de
ce texte fort peu connu :
Mon cher Montfort,

Il se trouve qu’en portant sur M. Valéry, poète, un jugement peut-être excessif, je lui ai
arraché à son grand désespoir une belle page sur Mallarmé. Je me félicite de mes torts puisque
ces torts nous valent des souvenirs très précieux et jusqu’ici trop jalousement gardés.
M. Valéry inscrit un admirable poème en prose entre les lignes du Coup de dés, prouvant une
fois de plus la fécondité de la poésie mallarméenne, que Jean Royère – qui n’est certes pas un
nouveau défenseur du maître de Valvins – sut illustrer dans sa conférence.
Mais pour les besoins de sa thèse, le poète de la Jeune Parque n’insiste-t-il pas à l’excès sur
l’importance visuelle du poème et ne l’atteint-il pas, lui aussi, dans son « essence » en en
dissimulant, brillamment, l’existence musicale ? Jean Royère, au cours de sa conférence, dont il
a été vraiment trop peu parlé, nous fit voir dans le Coup de dés à la fois le terme et
l’aboutissement vers la musique essentielle qui fut la vocation de Mallarmé. Royère avait si peu
méconnu, d’ailleurs, la disposition typographique du poème qu’il avait suggéré une
cinématographie du texte pour accompagner l’oraison phonique. L’unité du poème consiste
justement dans l’entière, dans l’absolue correspondance de son aspect pictural et de son être
musical. Mallarmé le dit nettement dans sa préface : « de cet emploi nu (sic) de la pensée avec
retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même résulte pour qui veut lire à haute voix une
partition » (c’est moi qui souligne). Puis il précise : « la différence des caractères d’imprimerie
entre le motif prépondérant, un secondaire, et d’adjacents, dicte son importance à l’émission
orale et la portée, moyenne en haut, en bas de page, notera que monte ou descend l’intonation ».
Par ce texte incontestable Mallarmé justifie, semble-t-il, une tentative comme celle qui fut
interdite. Concédons qu’elle est d’une difficulté extrême. Elle n’est pas impossible.
Plus loin, dans cette préface dont Paul Valéry fait bon marché, il déclare qu’un système verbal
comme celui du Coup de dés est au vers, à peu près ce qu’est la symphonie au chant personnel et
il confesse que sa découverte s’est accomplie « sous l’influence de la musique entendue au
concert ».
M. Paul Valéry exagère donc, sans conteste, lorsqu’il voit dans la disposition typographique
du Coup de dés l’essentiel de la tentative de Mallarmé et comme une sorte de fin en soi. C’est à
la musique, harmonie essentielle des idées, que tend la poésie mallarméenne et c’est cette
musique suprême qu’elle s’efforce de retrouver. Le sentiment de M. Paul Valéry diffère-t-il sur
ce point du sentiment de M. Jean Royère ? J’en serais surpris, mais malgré toute l’admiration
que j’ai pour M. Paul Valéry, c’est à l’opinion de Royère que je me range, si toutefois j’en suis
digne, moi « nouveau Mallarméen » de parler de l’objet du culte.
Quant au grief que me fait M. Paul Valéry de ne l’avoir pas nommé, j’avoue qu’en ne le
désignant pas plus clairement j’avais voulu laisser à cet artiste que j’aime le choix de répondre
ou d’ignorer – que les attributs reprochés lui conviennent au non. M. Paul Valéry s’est reconnu.
Pour qu’il me reconnaisse aussi je signe, mon cher Montfort, ces quelques lignes d’un nom que
M. Paul Valéry n’ignore point.
Bien à vous.
Guy Lavaud732
Comme le remarque Guy Lavaud, il aura donc fallu cette polémique, felix culpa, pour que
Valéry livre à la fois souvenirs et commentaire.

732
G. Lavaud, « Controverse sur un poème de Mallarmé », Les Marges, 15 février 1920, p. 76-77.

175
Nous avons trouvé un texte de Valéry consécutif à cet article, qui complète sa lecture du
poème. Il existe en effet dans le Valeryanum de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet une
lettre de l’auteur de la Jeune Parque, sans lieu ni date, non signée, sans destinataire
identifié733, qui touche à cette controverse. L’auteur de la « lettre au Directeur des Marges »,
se promenant sur le boulevard, a aperçu le numéro de la revue, que l’on n’a pas daigné lui
faire parvenir :
J’ai donc lu par l’entrebâillement des pages, la réponse de Lavaud à ma réponse et je l’ai trouvée
parfaite. (…) Notez que le « fond » de la question est d’une simplicité enfantine. Un collégien
verrait que le Coup de dés (sic) n’est pas un ouvrage ordinaire, que la figure est insolite, que cette
étrangeté est préméditée, et que l’oreille ne perçoit pas les figures de ce domaine. L’auteur d’autre
part nous déclare que « tout l’effet est dans la pagination ». L’indissolubilité de la partie visuelle
d’avec la partie sonore en résulte sans retour734.

Cette « Lettre au Directeur des Marges » sera vite jugée décisive pour la compréhension
du Coup de dés, puisque la NRF et Les Nouvelles littéraires en publieront de larges extraits en
mars 1920. La Nouvelle Revue Française présenta ainsi les passages qu’elle offrit à ses
fidèles :
A propos de l’interdiction, signifiée par le docteur Bonniot, de porter à la scène le Coup de dés de
Mallarmé, Paul Valéry écrit au directeur des Marges une lettre dans laquelle il définit en termes
admirables le caractère profond du chef-d’œuvre disputé. Nous tenons à mettre les plus
essentielles de ses remarques sous les yeux de nos lecteurs735.

La revue, sans surprise, a pris le parti de la « tradition mallarméenne ». Pour la première fois,
le Coup de dés accède au rang de « chef-d’œuvre » littéraire. Notons par ailleurs que Valéry
reprendra ce texte en volume, expurgé des allusions circonstancielles, dans Fragments sur
Mallarmé (1924), Poësie (1928) et Variétés II (1929). Si l’on rappelle que l’auteur de la Jeune
Parque fut élu à l’Académie française en 1925, on reconnaîtra l’importance de ces rééditions
pour la constitution d’une véritable mythologie du Coup de dés. Ajoutons que la polémique fit
encore parler d’elle. La vision du poème défendue par Royère trouva ainsi encore des
défenseurs dans la revue Aux écoutes, qui rendit compte de sa conférence en août 1920, en des
termes d’une naïveté sans doute très feinte, et non sans désinvolture :
En ce qui concerne un Coup de dés, Monsieur Royère n’est pas d’accord avec Monsieur Valéry.
Monsieur Valéry veut qu’on se contente de regarder ces poèmes, Monsieur Royère veut que ce
soit presque une œuvre de musique pure. C’est Monsieur Royère qui a raison736.

733
La lettre commence par « Mon cher ami ». S’agit-il du docteur Bonniot, de Royère ? On sait par la « Lettre au
Directeur des Marges » que Royère évoqua avec Valéry le contenu de sa conférence, et qu’il le tint informé de
l’avancement du projet d’ « Art et Action » ; voir Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 628.
734
Bibliothèque J. Doucet, Ms 44542.
735
« Une lettre de Paul Valéry à propos du Coup de dés de Mallarmé », NRF, 1er mars 1920, p. 474.
736
Aristide, « La Poésie de Mallarmé par J. Royère », « La critique d’Aristide », Aux Ecoutes, 8 août 1920.

176
Par ailleurs, nous savons par le fonds « Art et Action » que le spectacle put quand même
être donné en mai 1920 de manière plus confidentielle, dans l’atelier de Jeanne Ronsay. C’est
sans doute ce qui explique la parution de l’article des Feuilles libres de janvier 1921, signé
Paul Leclecq, que nous avons exhumé737. Cette parution surgissant dans une revue importante
a pu jouer un rôle non négligeable dans l’approfondissement de la connaissance du Coup de
dés. Son auteur, qui fut lié aux milieux symbolistes, et en particulier au groupe de La Revue
blanche, dont il accompagna la fondation, se présente comme quelqu’un qui a eu « l’occasion
de voir souvent Mallarmé738 », tant rue de Rome qu’à Valvins739. Cette connaissance
proclamée du Maître va l’autoriser à prendre position, de manière assez affirmative et osée : il
fallait avoir « entendu ce causeur prodigieux pour comprendre que la tentative de Mme Lara
n’aurait déplu ni à sa fantaisie ni à sa curiosité740 ». Leclercq va défendre le projet de mise en
scène du poème, dans le sillage d’un Lavaud, d’un Divoire ou d’un Royère, en brandissant à
peu près le même argumentaire, comme nous allons le voir.
Malgré tout, l’intérêt de ce long article de quatre pages tient en partie dans sa dimension
informative et descriptive, en dépit de ce qui semble être un lapsus calami concernant la date
de l’édition en volume ; Leclecq revient sur l’histoire du texte, fort peu connue à cette date
pour ceux qui n’ont pas à l’esprit l’étude de Thibaudet, ou qui n’ont pas lu le texte récent de
Valéry :
C’est en 1897 que parut, pour la première fois, Un Coup de dés, dans la revue Cosmopolis. Le
poème fut imprimé, sur les indications de Mallarmé, selon une disposition typographique toute
particulière que compléta encore, avant sa mort (sic) la Nouvelle Revue Française, dans l’édition
définitive741.

Il décrit ensuite le dispositif formel inédit, tel que le fournit l’édition de 1914, à partir des
indications précieuses de la « préface » de 1897 :
Les mots d’une même phrase s’étalent largement, librement, sur les deux pages du recueil
ouvert, et cela non à la suite les uns des autres et séparés entre eux par d’uniformes blancs, mais
étagés, égrenés, sans ponctuation, les espace plus ou moins grands ménageant seuls, les poses
(sic).
En supprimant les signes conventionnels que sont les points, les virgules, Mallarmé entendait
régler, avec plus de précision et de souplesse, le jeu multiple et varié des silences.
Dans ces phrases ainsi jetées sur la double page, la grosseur, la différence, la disposition même
des caractères d’imprimerie indiquait l’importance du mot, l’intonation, « de cet emploi à nu de la
pensée avec retraits, prolongement, fuites, ou son dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute
voix, une partition ».

737
Cet article, curieusement absent de la revue de presse établie par les Autant, leur aurait-il échappé ?
738
P. Leclercq, « Les Mots et la Musique. A propos d’Un Coup de Dés de Stéphane Mallarmé », Les Feuilles
libres, 3e année, n° 1, janvier 1921, p. 39.
739
Sur P. Leclerc, voir en particulier G. Bernier, La Revue blanche. Ses amis, ses artistes, Hazan, 1991, p. 10-15.
Nous remercions B. Marchal de nous avoir renseigné sur ce point.
740
P. Leclercq, « Les Mots et la Musique. A propos d’Un Coup de Dés de Stéphane Mallarmé », art. cit., p. 39.
741
Ibidem.

177
- Et c’est bien en effet, d’une partition verbale qu’il s’agit742.

Puis il en arrive aux faits liés à l’interdiction, mitigeant son avis dans un premier temps :
Partant de ce principe, Art et Action voulut faire représenter le Coup de dés sur la scène de la
Renaissance. Un héritier fit interdire cette représentation. Et l’on peut approuver à la fois et le
geste du beau-fils de Stéphane Mallarmé et la tentative d’Art et Action743.

Il signale alors qu’une représentation put avoir lieu, « pour quelques initiés seulement »,
précédée d’une « causerie » cette fois due à Fernand Divoire, qui défendit le projet au nom de
« l’Art ». Il concluait, rangé aux côtés d’« Art et Action », en reprenant l’argument de tous,
celui du mot « partition » : « Mallarmé ne fut pas trahi. Madame Lara dirigea intelligemment
une dizaine d’interprètes disposés devant elle à la façon d’un orchestre. L’essai fut des plus
intéressants744 ». Puis suivait un long morceau rhétorique louant les pouvoirs d’évocation de
la voix humaine, conçue comme un véritable instrument de musique. L’article s’achevait
ainsi :
Mallarmé a donc simplement voulu, dans Un Coup de Dés, élargir, développer, le rôle de la
musique verbale afin que le poème apparaisse, « pour qui veut lire à haute voix », telle une
partition et qu’il se dégage, à sa lecture, comme une symphonie « à côté du chant personnel ».
Peut-être de cet essai, par lequel Mallarmé (toujours fidèle au culte de l’antique vers) tentait,
simplement, d’ouvrir les yeux, se dégagera-t-il un jour, « presqu’un art », dont l’idée est
désormais en marche745.

Ces dernières lignes, qui miment toujours la « préface » de Cosmopolis, veulent prendre acte
du caractère acquis d’une certaine réception du Coup de dés. L’idée du poème-partition, aux
yeux de Paul Leclercq, va maintenant faire florès. La fin de l’article semble ainsi entériner
quelque chose comme l’élaboration d’un genre. Fait intéressant ici, il est possible que ce
« désormais » fasse allusion aux expériences des avant-gardes, et en particulier à celles qui
ont tenté d’exploiter la simultanéité polyphonique, connues du groupe des Feuilles libres.
Notons en effet que la revue de Marcel Raval, certes plutôt hostile dans un premier temps au
premier dadaïsme comme la majorité des contemporains746, proche en 1918-1919 des idées
d’un Frédéric Lefèvre, voyait cependant d’un bon œil les essais de Divoire ; le
« simultanéisme » lui apparaît comme une « tentative heureuse, attachante même747 ». La

742
Ibid., p. 39-40.
743
Ibid., p. 40.
744
Ibid., p. 40-41.
745
Ibid., p. 42.
746
On note avec ironie qu’on n’a pas pu chroniquer Dada, « revue cubiste », parce qu’un « petit garçon de cinq
ans » à la rédaction s’est emparé de ces jeux, et qu’il ne veut plus les rendre, Les Feuilles libres, 15 avril 1919,
p. 163.
747
« Pro domo » (non signé), Les Feuilles libres, 15 avril 1919, p. 136.

178
rédaction avouait admirer, pour faire taire les reproches de « réactionnarisme », des poètes
comme « Guillaume Apollinaire, Paul Claudel, Fernand Divoire748 ».
Au total, on voit donc, pour ce qui nous occupe ici, que ce projet d’interprétation
scénique, à l’initiative d’« Art et Action », contribua sans aucun doute au rayonnement de ce
Coup de dés méconnu qu’un Divoire ou un Jaloux avaient peine à nommer correctement en
1919. Effervescence théâtrale au sein des milieux d’avant-garde, mêlée juridique avec procès,
débats sur la propriété littéraire et réflexions esthétiques dans la presse et les revues, cette
« affaire du Coup de dés » constitue sans doute l’un des maillons les plus importants de cette
« chaîne de réceptions » dont parle Jauss. Il n’est pas douteux de voir dans cette polémique
une des sources les plus vives de cet élargissement progressif de la célébrité du Coup de dés.
Pour preuve, nous avons le témoignage de Reverdy par exemple, qui a suivi cette affaire :
Pierre Reverdy a lu ce qu’a écrit Valéry au moment où des gens de théâtre voulaient jouer le Coup
de dés. Pierre Reverdy est d’accord avec lui sur le principe : interdiction de représenter le Coup de
dés. Mais alors, pourquoi Valéry parle-t-il du ciel étoilé. Cela aussi, c’est de la représentation.
Sans avoir pour ce texte un culte excessif – il aime mieux les poésies – Pierre Reverdy n’a pas
besoin de se le représenter. Son émotion lui suffit. Transposer en spectacle de la nature une
création artistique, lui trouver des équivalents dans la réalité, ce n’est pas faire de la critique,
encore moins de la poésie749.

Par ailleurs, en anticipant un peu sur les conclusions que nous tirerons de l’histoire de ces
réceptions successives, il apparaît nettement que cet événement littéraire et artistique joue, a
posteriori, le rôle d’un véritable révélateur. Le choix d’une oralisation polyphonique du Coup
de dés, en déclenchant un débat sur l’extériorisation du poème, stimule l’activité
herméneutique, et met à jour quelques nœuds critiques majeurs. Les grandes dialectiques sont
posées : lisible / visible (Valéry) ; visuel / musical (Divoire et Lavaud) ; musical / conceptuel
(Jaloux). D’autre part, la polémique avive, à travers le problème de l’adaptation, la question
délicate de l’intention de l’auteur, et la tension entre lecture et usage d’une œuvre. Que dire
en effet de cette pensée initiale brandie par Valéry comme argument d’autorité, quand on sait
par ailleurs, ironie de l’histoire littéraire, qu’il fut l’un des artisans majeurs de cette fameuse et
interminable mort de l’auteur, comme l’apôtre du vouloir faire substitué au vouloir dire ?

3. La matrice théorique du spectacle : « fusion des arts », « simultanéisme », et « polyphonie »

Nous souhaitons rendre compte ici des conditions de possibilité esthétiques d’un tel projet
scénique. Les Autant-Lara lisent le Coup de dés à l’aune de la grande catégorie moderniste
qui triomphe depuis le début des années 1910 : la simultanéité, qui se décline sous différentes

748
Ibidem.
749
M. Saillet, « Chronique du Voleur de talan », op. cit., p. 167-168.

179
formes en fonction de l’-isme considéré750. Pour simplifier à l’extrême, disons que certains
cherchent du côté de la simultanéité visuelle (simultanéité des couleurs, simultanéité des
points de vue, simultanéité des objets perçus), tandis que certains explorent la direction de la
simultanéité sonore (simultanéité des voix, simultanéité des bruits, simultanéité des sons
musicaux), et que d’autres enfin, héritiers du symbolisme et du Gesamtkunstwerk wagnérien,
ambitionnent de réaliser une nouvelle synthèse des arts (simultanéité des moyens esthétiques
et des effets esthésiques) : de l’unanimisme au cubisme en passant par le futurisme,
l’orphisme, le dramatisme, la métachorie, l’aladinisme, le synchronisme ou la synopse
poétique – la liste n’est pas exhaustive –, il n’est pas un mouvement avant-gardiste qui ne
fasse de la « simultanéité » un principe esthétique majeur. Laissons la parole à Fernand
Divoire, justement : « âge du simultané parce que l’expression linéaire ne nous suffit
plus751 ».
Dans le cas précis du groupe « Art et Action », ce sont les liens très fort avec le futurisme
d’une part, avec le groupe de la revue Montjoie ! d’autre part, et avec le dramatisme enfin qui
conduisent à l’idée d’une orchestration polyphonique du Coup de dés. Les animateurs du
laboratoire « Art et Action » font partie en effet des rares artistes et intellectuels français qui
ont accordé du crédit au futurisme, à l’instar du peintre Delmarle, de Valentine de Saint-Point
et de la revue Montjoie ! C’est Fernand Divoire qui permit la rencontre entre Marinetti et
Edouard Autant. Il y eut une « soirée futuriste » organisée par « Art et Action » le 17 février
1917 à la salle de l’O.S.T. Le 23 juin 1917, Claude Larronde, membre du groupe, proposait à
la Maison de Balzac une causerie intitulée « Les Futuristes et la synthèse dramatique ». Enfin,
« Art et Action » proposa en 1918 un spectacle complet composé de cinq « synthèses
futuristes ». Le futurisme, qui trouve une place sur la scène parisienne grâce à ce groupe de
théâtre expérimental, alimente en retour la réflexion théorique d’Edouard Autant.
Marinetti, dans son Manifeste technique de la littérature futuriste de 1912, fait l’éloge des
vastes réseaux d’analogies qui permettent de créer ce « style orchestral, à la fois polychrome,
polyphonique et polymorphe », capable « d’embrasser la vie de la matière752 ». A peu près au
même moment, c’est au tour de Barzun de s’emparer de cette conception simultanéiste et
polyphonique du poème, qui marque selon lui le passage de l’ère du « lyrisme successif » à
celle du « lyrisme multiple », propre aux âges dramatiques caractérisés par l’entrée des Foules

750
Sur cette question voir en particulier P. Bergman, « Modernolatria » et « simultanéità ». Recherches sur deux
tendances de l’avant-garde littéraire en Italie et en France à la veille de la Première Guerre mondiale, op. cit.
751
F. Divoire, « Le Simultané EST », cité dans L’Art orphique, op. cit., p. 14.
752
Marinetti, « Manifeste technique de la littérature futuriste » (1912), cité dans G. Lista, Futurisme, Manifestes,
documents, proclamations, op. cit., p. 134.

180
dans l’Histoire. Lecteur de Le Bon, de Tarde et de Durkheim, il rêve de donner à ces théories
sociologiques leur pendant esthétique. Dans cet âge qui doit consacrer le dépassement graduel
et hiérarchisé de l’individuel par le collectif, du collectif par l’humain, et de l’humain par
l’universel, le chant, « accru en intensité, perd son caractère monodique unilatéral et atteint à
l’ampleur polyphonique753 ». De même, Divoire peut noter : « les âges modernes ont tendance
à la symphonie, à la polyrythmie754 ». Dans ce creuset théorique de la polyphonie poétique
vont naître des œuvres synthétiques ou hybrides, qui relèvent à la fois du livret d’opéra – leurs
détracteurs en font de simples librettistes, membres de « l’école de Scribe » qui, par
conséquent, n’inventent rien –, de la tragédie avec chœurs, de la partition musicale. Comme le
souligne Michel Décaudin, « pour réaliser ces vue ambitieuses, Barzun et ses amis Sébastien
Voirol et Fernand Divoire adoptent dans leurs poèmes une disposition typographique
comparable à celle d’une partition d’orchestre755 ». Le poème ainsi conçu exige la scène,
l’exécution collective devant une collectivité réunie pour l’occasion. C’est justement « Art et
Liberté » devenu ensuite « Art et Action » qui se chargera d’orchestrer ces textes à dire et à
chanter. Edouard Autant, lors de son activité théorique des années 1930, replacera l’idée d’un
« théâtre choréique », ou « théâtre dramatique musical », dans la mouvance des recherches
dramatistes :
Art et Action ne demeurait pas stationnaire, selon sa devise, et réalisait dans sa Conception du
Théâtre Choréique le Simultanéisme dont BARZUN avait été le théoricien, ainsi que ses émules,
Fernand DIVOIRE et Sébastien VOIROL756.

Rappelons en outre à ce propos, comme le fit Apollinaire lors de la polémique avec Barzun,
que Jules Romains, dès 1908, avait envisagé une présentation publique de son poème
L’Eglise, texte à quatre voix entremêlées. Les dramatistes, comme « Art et Action »,
poursuivront cette voie esquissée au sein de l’unanimisme.
Par ailleurs, nous avons exhumé dans la revue mensuelle La Caravane de Paul Charrier, à
laquelle collabore Fernand Divoire, soulignons-le, un article qui envisage pour la première
fois, en 1918, la possibilité d’une représentation du Coup de dés. Il s’agit d’un texte
programmatique mi-sérieux mi-amusé, qui propose un nouvel -isme, « l’aladinisme »,
spectacle optico-musical, art nouveau inscrit dans le sillage symbolique de la lanterne
d’Aladin, et l’héritage bien réel de la lanterne magique du Jésuite Athanase Kircher. Georges-
Armand Masson757, déçu par le cinématographe, qu’il juge englué dans les « grosses

753
H. M. Barzun, L’Ere du Drame. Essai de Synthèse Poétique Moderne, Figuière, 1912, p. 35.
754
F. Divoire, « Les poètes et le rythme simultané », Poème et Drame, vol. V, juillet 1913, p. 58.
755
M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 478.
756
Art et Action, Le Théâtre universitaire, Corti, 1934, p. 20.
757
Poète, peintre et journaliste, Masson collabora à La Caravane, puis au Canard enchaîné.

181
machines » et la « grande réclame », n’offrant que de « niaises couleurs de cartes
postales758 », sacrifiant la magie sur l’autel de la machine, s’inspire de manière avouée de la
« Métachorie » de Valentine de Saint-Point759, dont l’effort de synthèse des arts est loué. Mais
il désire réaliser ce rêve de fusion non à partir de la danse autonomisée et intellectualisée
comme le souhaite l’auteur du Manifeste de la luxure, mais à partir des noces de la projection
lumineuse et de l’instrumentation musicale. Il s’agit de poursuivre cette tentative moderniste
d’introduction de la durée dans la peinture héritée de l’impressionnisme, du futurisme et du
cubisme, en réalisant cette « chimère au double visage » : « mobilisation de la couleur et
fusion des arts760 ». Cette animation de la couleur devra se fondre avec la musique, dans la
tradition, non nommée dans l’article, du clavecin oculaire du père Chastel, de l’audition
colorée rimbaldienne et de l’instrumentation verbale de René Ghil. Masson vise en effet la
constitution d’un « solfège visuel », donnant naissance à une « musique colorée », qui
permettrait de rompre avec la « succession de clichés photographiques, même en couleur »,
pour créer « une succession mesurée de clichés peints », qu’il nomme aussi « peinture
cadencée761 ». Notons aussi et surtout ici l’antécédent futuriste du « drame chromatique » ou
« symphonie chromatique » des frères Ginna et Corra, fondé sur une transposition dans la
couleur des procédés musicaux, à partir de lampes colorées (1910), puis de la « ciné-
peinture » ou « musique chromatique », inventée par les mêmes artistes, technique mise au
point vers 1911, et qui consistait à réaliser des courts métrages abstraits en peignant à même
la pellicule762. Plus largement, Masson inscrit son programme dans un vaste courant de
recherches héritées du symbolisme et du wagnérisme, qui trouvent une réalisation
paradigmatique dans la danse de la Loïe Füller, saluée par Ginna et Corra comme
« l’annonciatrice d’un art nouveau763 ».
Il imagine alors trois applications possibles de ce nouvel art optico-musical : accompagner
d’une projection colorée et rythmée l’interprétation d’un morceau musical (« Jeux d’eau » de
Ravel) ; projeter, sans musique ni récitation, une série d’images colorées selon un rythme

758
G. A. Masson, « Aladinisme. Indications sur un art nouveau », La Caravane, août-septembre-octobre 1918,
p. 10.
759
Sur la « Métachorie » voir G. Lista, Futurisme, op. cit., p. 56-57 et p. 255-256 ; G. Lista, La Scène futuriste,
Editions du C.N.R.S., 1989, p. 92-96. L’historien du futurisme ne cite pas cet article de Masson.
760
G. A. Masson, art. cit., p. 10.
761
Ibid., p. 12.
762
Voir G. Lista, Futurisme, op. cit., p. 289-301, et La Scène futuriste, op. cit., p. 88-92. On peut d’ailleurs se
demander si l’article de Masson, au ton enjoué et bouffon, n’est pas une parodie des textes théoriques futuristes
des frères Corra et Ginna, dont il reprend l’essentiel du programme, en le rattachant finalement à la lampe
d’Aladin…Ajoutons qu’un des quatre films réalisés – il sont tous aujourd’hui perdus – était « une traduction en
couleurs de la fameuse et merveilleuse poésie de Stéphane Mallarmé intitulée Les Fleurs », A. Ginna et B.
Corra, L’Art de l’avenir (Ravenne, 1910), cité dans G. Lista, Futurisme, op. cit., p. 296.
763
Ibid., p. 292.

182
inspiré d’un livret, ce qu’il nomme le « pur poème aladinien764 » ; et enfin, accompagnement
visuel d’un texte poétique (« Mystique » de Rimbaud, à cause des liens avec l’enluminure et
l’imagerie inspirée des plaques destinées aux lanternes magiques). C’est alors qu’il en vient à
évoquer le Coup de dés, à titre de modèle :
Il y aura plusieurs moyens d’obtenir la simultanéité des deux éclairs, poétique et aladinien. On
peut en effet ou bien réciter à haute voix le poème, ou bien le faire apparaître en projection
statique, en marge de l’écran, - ou encore l’inscrire vers par vers en même temps que son
enluminure, le réciter aladiniennement. On pourra s’inspirer à cet effet de l’essai de déclamation
typographique réalisé par Stéphane Mallarmé dans l’édition de « Un coup de dés jamais n’abolira
le hasard »765.

Il est très suggestif de noter ici de quelle manière Masson caractérise le poème mallarméen :
de manière catégorique, il s’agit d’une « déclamation typographique ». Il fait une lecture
sélective de la préface de Cosmopolis, comme le fera après lui Edouard Autant, qui retient
l’idée de texte-partition. Le Coup de dés, à une époque où la poésie, depuis les fameuses
« soirées futuristes », perpétuées par les « soirées dadaïstes », se déclame et s’affiche, est
perçu d’abord comme à une œuvre à dire et à voir. C’est ici moins l’ère des foules que celle
du phonographe et du cinématographe qui conduit à envisager de la sorte le poème de 1897.
On voit bien à travers cet exemple quels étaient les désirs de l’époque : trouver un moyen
pour animer le texte. Le paradigme de l’impression fait place à celui de la projection. Depuis
l’invention des frères Lumières, il semblerait que l’écrit imprimé, désormais voué à être
projeté, doive baigner dans un espace pluridimensionnel, lumineux, sonore, et circuler sur un
support dynamique. Le Coup de dés, modulé typographiquement, déployé dans l’espace large
de la double page, offrant un texte majoritairement orienté selon une ligne oblique qui suggère
la chute, pouvait alors servir de modèle projectif : Masson a l’air de l’entendre ainsi. Dès lors,
il n’est pas impossible que ces lignes aient inspiré les membres d’ « Art et Action », qui
souhaitaient aussi, si l’on en croit le témoignage de Guy Lavaud, avoir recours à la projection
cinématographique, en contrepoint de la déclamation polyphonique, d’après une idée
suggérée par Royère. Mais l’association de la déclamation du texte poétique et de la
projection lumineuse était chose assez courante à l’époque. Un exemple fameux, qui fit du
bruit et déclencha une avalanche de commentaires souvent ironiques dans la presse, est celui
de la soirée du 20 décembre 1913 à la Comédie des Champs-Elysées, visiblement connu de
Masson. Il s’agit de la création de la « Métachorie », spectacle qui se voulait total, associant
poésie, danse, projections colorées, émissions de parfums766. Ce fut l’acteur de Max qui se

764
G. A. Masson, art. cit., p. 11.
765
Ibidem.
766
Pour une description plus détaillée de cette soirée futuriste, voir G. Lista, Futurisme, op. cit., p. 56-57.

183
chargea de la déclamation, collaborateur d’« Art et Action » qui devait justement dire le Coup
de dés en 1919 au Théâtre de la Renaissance. Il y a en effet de nombreux liens entre le groupe
de Montjoie !, centré sur le couple Canudo / Valentine de Saint-Point, et le groupe de théâtre
expérimental centré sur le couple Edouard Autant / Louise Lara. Notons que Mallarmé est une
référence constante pour la revue Montjoie !767, et que la conception « cérébriste » de cette
chorégraphie nouvelle, conçue comme « danse d’idées », faisant de la danseuse une « figure
géométrique qui signifie quelque chose768 », n’est pas sans évoquer l’auteur de Crayonné au
théâtre.
« Métachorie » de 1913-1914, « poésie simultanée » des soirées dada de Zurich en 1916,
interprétation de trois poèmes polyphoniques à la Comédie des Champs-Elysées encore en
1917 (La Montagne de Barzun, Exhortation à la Victoire de Divoire et Le Sacre du printemps
transposé par Voirol), rêve de « partition aladinienne769 » chez Masson en 1918 : la rencontre
peut s’opérer avec un poème comme le Coup de dés que l’on s’empresse de lire comme une
partition, en s’autorisant de Mallarmé lui-même. Nous ne nous poserons pas la question de
savoir dans quel sens fonctionne le jeu d’influence, puisque ce serait tomber dans une histoire
téléologique, et non archéologique. Disons simplement que la pratique discursive de ce
versant des avant-gardes objective le Coup de dés comme un poème-partition à réciter de
manière polyphonique. Valéry, dont l’outillage mental diffère, objectivera par sa pratique un
autre Coup de dés. Quand le groupe d’« Art et Action » s’empare du texte, il projette donc sur
le poème de 1897 des catégories esthétiques modernistes, élaborées dans le creuset des avant-
gardes, au carrefour entre unanimisme, futurisme et dramatisme. Loin d’être une banale mise
en scène effectuée par des gens de théâtre anonymes comme l’entend jusqu’ici une certaine
vulgate ignorant tout du projet, l’essai d’ « Art et Action » nous renseigne sur les différents
modes d’appropriation d’un texte expérimental de 1897, à partir duquel l’expérimentation
continue.

f) Le groupe de la revue L’Esprit Nouveau (1920-1921)

1. Le Coup de dés à L’Esprit Nouveau


Autour de Paul Dermée, de Fernand Divoire, d’Amédée Ozenfant et de Charles-Edouard
Jeanneret – celui qui signera bientôt ses article du pseudonyme de « Le Corbusier » – va se

767
La revue, que nous avons dépouillée, ne mentionne pas le Coup de dés.
768
V. de Saint-Point, « La Métachorie » (1914), cité dans G. Lista, Futurisme, op. cit., p. 255-256.
769
G. A. Masson, art. cit., p. 12.

184
constituer la revue L’Esprit Nouveau, publiée de 1920 à 1925, et sous-titrée « revue
internationale d’esthétique »770. Le titre, qui renvoie à la fameuse conférence d’Apollinaire de
1917, fait aussi écho à la maison d’édition de Dermée, portant aussi ce nom. Mais notons
immédiatement que ce dernier fut vite écarté, à cause de ses sympathies dadaïstes. A partir de
décembre 1920, soit trois mois après le lancement du premier numéro, seuls Ozenfant et
Jeanneret assurent la direction de la revue, qui entend faire souffler un esprit constructeur et
constructif sur la création artistique, en réaction contre toutes les tentations nihilistes, nous
allons y revenir. Parmi les autres collaborateurs de la revue nous trouvons, entre autres,
Aragon, Cocteau, Christian, Salmon, la poétesse Céline Arnauld. Même si, comme le note
Michel Sanouillet, « tous les dadaïstes français ont collaboré à L’Esprit Nouveau, à une ou
deux exceptions près771 », il n’en demeure pas moins que la revue prit une orientation assez
différente, en s’éloignant rapidement de l’esprit dada.
Dès le premier numéro, le nom de Mallarmé, joint à d’autres, sert de référence et de
caution, quand il s’agit de circonscrire le « domaine de l’esprit nouveau » : « pour la peinture,
nous nous occuperons surtout de ce qui s’est créé depuis Cézanne, en littérature depuis
Mallarmé et Rimbaud, en musique depuis Wagner772 ». Plusieurs articles feront référence à
l’auteur des Divagations : Zdislas Milner, à la suite de Thibaudet, le rapproche de
Gongora773 ; Cécile Arnaud, quant à elle, chronique la parution des Vers de circonstances774 ;
Christian en 1921, comme nous allons le préciser plus loin, médite sur la typographie à partir
de son exemple.
Le Coup de dés est un texte connu du groupe. Ozenfant, on l’a vu plus haut, le mentionne
en 1916 dans L’Elan à propos de ses essais de typographie expressive. C’est dans L’Esprit
Nouveau, en 1920, que Divoire associe, au moment de la controverse suscitée par le projet
d’« Art et Action », les recherches de Mallarmé à l’esthétique des revues avant-gardistes nées
pendant la guerre, SIC et Nord-Sud :
Ce qui caractérise le groupe de poètes dont nous parlions tout à l’heure, c’est à la fois une
esthétique et une typographie. La typographie applique l’idée de Mallarmé sur l’emploi des
blancs. Mallarmé, dans Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, représentait par des blancs
les silences. Mais ici le blanc a gagné775.

770
Pour davantage d’informations sur cette revue, voir en particulier Fr. Ducros, Ozenfant, op. cit., p. 61-71 et K.
Silver, Vers le retour à l’ordre. L’avant-garde et la Première Guerre mondiale (1914-1925), Flammarion, 1991,
p. 320-336.
771
M. Sanouillet, Dada à Paris, op. cit., p. 606.
772
« Domaine de l’Esprit Nouveau », L’Esprit Nouveau, n° 1, 15 octobre 1920, n. p.
773
L’Esprit Nouveau, n° 3, 15 décembre 1920.
774
L’Esprit Nouveau, n° 4, 15 janvier 1921.
775
F. Divoire, « Dans les revues », L’Esprit Nouveau, 15 décembre 1920, p. 355.

185
Quant à Dermée, il passe pour un bon connaisseur de la poésie mallarméenne. Comme le
notait Louis de Gonzague-Frick en 1917, l’auteur de Spirales « a beaucoup étudié le
métaphysicien mondonoviste d’Eureka et le suprême Stéphane Mallarmé776 ». En outre, une
lettre à Tzara de 1918 atteste que Dermée connaissait l’existence du poème mallarméen
puisqu’il a pu lui aussi l’associer aux recherches formelles des poètes nouveaux, mais cela
dans un contexte très particulier :
Vous m’avez envoyé votre livre de poèmes…il y a quelques semaines. Or je ne l’ai pas reçu
mais l’ai aperçu quelques minutes entre les mains d’un fonctionnaire de la police venu
enquêter auprès de moi sur la signification et la portée de cette disposition typographique
étonnante pour qui n’est pas familier de la littérature nouvelle.
Au contrôle postal de Bellegarde, je crois, on avait arrêté votre œuvre et prescrit une enquête.
N’était-ce pas là un langage secret servant à on ne sait quels messages ? Les fonctionnaires ont
fait strictement leur devoir car nous sommes en guerre.
Je vous ai défendu en montrant les œuvres de Mallarmé, Birot, Apollinaire, et vos poèmes
publiés précédemment dans les revues françaises : SIC et Nord-Sud…777

Il est ici intéressant de constater que les services de la censure font la chasse aux poèmes hors-
norme du moment, qui peuvent ne pas être perçus comme poèmes. Les recherches spatiales
contemporaines de la Grande Guerre sont si déroutantes qu’elles passent pour des
cryptogrammes et autres textes chiffrés écrits dans un langage codé. Le Coup de dés sert alors
de caution, aux côtés de productions plus récentes.
Venons-en maintenant à l’article le plus substantiel compte tenu du sujet qui nous occupe.
Il s’agit d’un texte de Christian, alias Georges Herbiet778, peintre et écrivain, mais aussi
éditeur-libraire du dadaïsme installé à Saint-Raphaël, ami de Picabia et préfacier du livre de
Massot De Mallarmé à 391, qu’il a permis de financer. Dans cet article de 1921 consacré à la
typographie, Christian esquisse une rapide histoire de l’écrit imprimé, qui selon lui va dans le
sens d’une simplification croissante. Il constate la « lente ascension de l’écriture vers la
limpidité779 », et en vient alors à évoquer le rôle décisif de Mallarmé, sans hésiter à renverser
les clichés :
Mallarmé a certainement fait plus que des poèmes sibyllins, il a simplifié quelques lois du
langage écrit qui établissent une norme nouvelle dans l’art de livre (sic). A tout point de vue
son œuvre fut un effort vers la limpidité.
Il aimait la lumière, il connaissait la puissance lumineuse de l’ellipse dans les formes du
langage. Il n’a fait que préconiser la vertu évocatoire qui nous rapproche de la magie
hiératique des mandarins. Ses poèmes écrits sont des dessins formels qui peuvent donner une
direction tout à fait inattendue à notre littérature occidentale, parce qu’ils ont ouvert un monde
776
L. de Gonzague-Frick, SIC, n°24, décembre 1917.
777
Lettre de P. Dermée à Tzara, 9 octobre 1918, cité dans M. Sanouillet, Dada à Paris, édition nouvelle, revue,
remaniée et augmentée par A. Sanouillet, préface de M. Humbert, CNRS Editions, 2005, p. 535.
778
Il n’existe pas à notre connaissance de livre consacré à cette figure oubliée du dadaïsme parisien ; quelques
informations sur son compte se trouvent dans M. Sanouillet, Dada à Paris, op. cit., p. 287, et passim. Notons
aussi que son nom figure dans les Cantos de Pound.
779
Christian, « La typographie », L’Esprit nouveau, 11-12, août-septembre 1921, p. 1252.

186
de la réalité abstraite où jusqu’ici se complaisait la vieille sapience des érudits de la Chine, de
l’Inde et de l’Arabie. Mallarmé n’est pas considérable par son œuvre : il l’est par la qualité de
son œuvre et par son influence. Ce fut un galet lancé sur l’eau, qui eut un retentissement
lointain.

Christian, sans nommer le Coup de dés, qu’il semble avoir à l’esprit quand il pointe cette
tendance nouvelle à l’idéogramme, souligne la densité synthétique d’une poésie qui remet en
cause la linéarité successive et analytique propre à la civilisation de l’alphabet. Un peu plus
loin dans l’article, le poème spatial mallarméen se voit convoqué de manière plus explicite à
propos de l’avenir de l’écrit :
A mon avis, une réelle innovation d’avenir consisterait à réduire la quantité des signes de notre
système d’écriture, qui par leur hiérarchie et le verbe des « éminences » permettraient les
combinaisons infinies. Je me borne à signaler que cette méthode encore embryonnaire,
commence à prévaloir depuis que Mallarmé nous en fit pressentir le principe.[note : Un coup
de dés… ]780.

Cette page alimente en fait une réflexion amorcée plus haut dans l’article et stimulée par une
question de Renée Dunan : « pourquoi un fondeur aidé d’un linguiste et d’un musicien ne
crée-t-il pas un alphabet complet ?781 ». Celle-ci rêvait en effet d’enrichir les 24 signes de
« toute la gamme des lettres intermédiaires » ; la poésie en sortirait grandie, enrichie avec
« d’immenses ressources tant verbales qu’idéographiques et sonores782 », et de citer les
recherches de Pierre Albert-Birot ; Christian, lui, rappelle que le Coup de dés œuvrait déjà
dans une tout autre direction, la seule digne d’intérêt à ses yeux, visant non pas
l’augmentation des signes, mais leur « raréfaction783 », pour reprendre le mot de Mallarmé
qu’on ne saurait ne pas évoquer ici. Pour l’ancien dadaïste, le poète qui cherchait à « imiter le
Chinois au cœur limpide et fin » incarne la voie d’un renouvellement de l’écrit, et pas
seulement celle d’un renouveau des formes poétiques : le Coup de dés pose ici le problème de
l’avenir du système alphabétique. C’est la raison pour laquelle Christian en arrive ensuite à
souligner l’efficacité pratique du « code télégraphique784 », qui s’impose désormais à cause du
gain de temps qu’il octroie. La vitesse de transmission du message favorise le nouveau
médium : « la loi du moindre effort axe toujours les règles de l’écriture785 ». Il ajoute, parlant
du télégraphe, comme s’il tirait les leçons de la Lettre-Océan, ou des recherches mots-

780
Ibid., p. 1254.
781
Ibid., p. 1253.
782
Ibid., p. 1254.
783
Mallarmé écrivait en effet au philosophe russe Eugène de Roberty, dans une lettre de 1893 : « tout mon rêve !
une raréfaction des images en quelques signes comptés, un peu comme (vous allez sourire) l’esquissa le
divinatoire dessin japonais », OC, t. I, p. 809-810.
784
Christian, « La typographie », art. cit., p. 1254.
785
Ibidem.

187
libristes : « c’est un essai considérable de simplification qui me semble avoir les plus grandes
raisons d’empiéter sur le terrain littéraire786 ».
Cet article fort peu connu a ainsi le mérite de montrer que l’enjeu du poème, dès le début
des années 1920, déborde le champ proprement littéraire pour stimuler des réflexions autour
du livre, de l’écriture et de la typographie, écho d’ailleurs des propres réflexions de Mallarmé
en ces domaines. Christian, avant Walter Benjamin, inscrit donc le Coup de dés dans une
réflexion large, d’ordre médiologique, qui a le mérite de situer les recherches formelles des
poètes par rapport à l’évolution des grands supports mécaniques de la communication, entre
typographie et télégraphie, entre Gutenberg et Marconi ; une telle perspective aura quelques
prolongements par la suite, comme nous le verrons plus loin. En outre, indirectement, il nous
donne une formule qui définit assez bien, et joliment, le poète du Coup de dés : « un fondeur
aidé d’un linguiste et d’un musicien ».

2. Les équivoques du « purisme » : entre avant-gardisme et « retour à l’ordre »

Les orientations esthétiques de la revue d’Ozenfant et Jeanneret sont traditionnellement


situées plutôt du côté de la « réaction787 », même si l’on pointe la dimension quelque peu
éclectique des contributions. Les auteurs d’Après le cubisme (1918) et de La Peinture
moderne (1925), instigateurs du « purisme », attendent de l’après-guerre un « retour à
l’ordre », tant socio-politique qu’esthétique. L’effort de guerre, valorisé en tant que possibilité
de modernisation de la société, est vu comme mode de purification des formes sociales
comme des formes artistiques : la victoire militaire a sanctionné la supériorité de la clarté et
de la raison, qui doit permettre, du côté de la peinture, une refonte du cubisme sur des bases
strictement rationnelles et mathématiques. A la division analytique de l’avant 1914 doit
succéder l’unité synthétique héritière de « l’Union sacrée ». Cette esthétique vise
l’universalisme des archétypes et des substances, dans un contexte néo-platonisant (partir de
l’objet pour en « extraire les formes spécifiques788 » ; dégager la « loi structurale des
choses789 ») et néo-classicissant (l’Antiquité gréco-romaine sert de référence constante ; le
groupe s’intéresse autant à Poussin qu’à Seurat). Le tableau, objet cartésien clair et distinct
qui doit tendre « vers le cristal790 », associe géométrisation et lisibilité : « l’ordre crée des

786
Ibidem.
787
K. Silver, Vers le retour à l’ordre, op. cit., p. 320.
788
A. Ozenfant, Ch. E. Jeanneret, La Peinture moderne, Crès, 1925, p. 167.
789
Ibid., p. 156.
790
Ibid., p. 133.

188
signes intelligibles791 ». Le peintre et l’architecte vont alors promouvoir une conception
mécanique et constructive de l’œuvre, qui n’est pas sans rappeler le Valéry de « la machine à
lire » : il s’agit de « créer le tableau comme une machine », puisque « le tableau est un
dispositif destiné à nous émouvoir792 ». Dès lors, corollaire inévitable, on valorise une
conception volontariste de la création, qui doit exclure, ou réduire, la part de l’aléatoire et de
l’instinct. Ozenfant et Jeanneret multiplient les formules qui mettent en avant l’exigence de
contrôle et de maîtrise. En 1918, on note en effet : « le hasard est le réprouvé de l’art ; il est le
contraire de l’art793 » ; « une œuvre vraiment puriste doit vaincre la hasard794 ». En 1925
encore, cela est confirmé : « le but de l’art est de nous donner des spectacles émouvants dont
le hasard est exclu795 ». Ainsi, le groupe de L’Esprit Nouveau met en place ce que Kenneth
Silver appelle une « esthétique de la reconstruction796 » née de l’Armistice, fondée sur les
valeurs d’ordre et de clarté, de stabilité et de lisibilité, de conscience et de volonté. Le purisme
consacre le primat de la rationalité géométrique : « l’homme est un animal géométrique animé
d’un esprit géométrique797 ». Par certains côtés, il semble participer de ces attaques contre
« l’esprit moderne », qui vont justifier en 1922, aux yeux de Breton et de ses amis, la tenue
d’un « Congrès »… Le purisme rejoindrait ainsi certains choix idéologiques de groupe de la
NRF, le discours esthétique d’un André Lhote, les vues d’un Valéry concernant la « crise de
l’esprit », certains « Billets à Angèle » de Gide.
Ainsi, au vu de ce programme esthétique volontariste, il n’est pas anodin de voir ce
groupe s’intéresser au poète du Coup de dés. Si Ozenfant connaît le poème au moins dès
1916, et s’y intéresse semble-t-il surtout pour sa forme certes, il serait tentant aussi d’imaginer
que cette tendance constructiviste propre au purisme ait trouvé un stimulant dans la poétique
nécessaire de celui qui chercha à vaincre le hasard mot à mot. Mais en fait, tout ce que nous
trouvons sous la plume d’Ozenfant relatif au Coup de dés qui pourrait aller dans ce sens se
réduit au qualificatif de « cubiste », comme nous l’avons vu plus haut, sans véritable
développement ni argumentation.
Dès lors, si l’on s’en tient à ce panorama, on voit clairement que la position idéologique
de ce groupe dans le champ littéraire et artistique se situe à l’exact opposé de celle occupée
par la nébuleuse dadaïste. L’Esprit Nouveau s’apprête à disparaître quand paraît La

791
Ibid., p. 152.
792
Ibid., p. 167.
793
A. Ozenfant, Ch. E. Jeanneret, Après le cubisme, op. cit., p. 56.
794
Ibid., p. 57.
795
A. Ozenfant, Ch. E. Jeanneret, La Peinture moderne, op. cit., p. II.
796
K. Silver, Vers le retour à l’ordre, op. cit., p. 336.
797
A. Ozenfant, Ch. E. Jeanneret, La Peinture moderne, op. cit., p. II.

189
Révolution surréaliste. Cet esprit de reconstruction semble avoir fait son temps ; l’époque de
la vigilance rationnelle et de la conscience en éveil cède la place à l’époque des sommeils.
Comme l’écrit Kenneth Silver, le purisme se donne comme une « théorie délibérément anti-
révolutionnaire798 », qui valorise la permanence tant dans l’ordre social que dans l’ordre
esthétique, qui sont justement des mondes ordonnés : à la stabilité des classes correspond la
fixité des formes essentielles. En 1928, dans la préface de son livre Art, Ozenfant, qui a certes
pour objectif de faire un état des innovations héritées de l’avant-garde, termine cependant son
exposition par un appel à l’ordre, qui sonne aussi comme un rappel : « l’abus de la liberté ne
peut rien donner en art : l’art est structure et toute construction a ses lois799 ». De même, les
auteurs de La Peinture moderne dénoncent les recherches futuristes (« néant du
mouvement800 » ), qui ont sacrifié l’orthogonalité fondatrice de la peinture, en valorisant
l’oblique et les dynamiques giratoires ou centripètes. A beaucoup d’égards, le purisme,
mouvement post-cubiste, semble se donner aussi comme une alternative au dadaïsme, jugé
trop nihiliste par un groupe plutôt animé d’un certain optimisme reconstructeur. Notons que
Dermée, homme de tous les compromis, voire de toutes les compromissions – on a pu lui
reprocher un certain opportunisme – se présente volontiers comme un « dada-cartésien »801 ;
quant à Ozenfant, après avoir été un des sept signataires du premier appel de janvier 1922
concernant le fameux projet avorté du « Congrès de Paris » aux côtés de Breton, on sait qu’il
se retira du comité, comme la NRF, au printemps802.
Dans cette perspective, la parution des Vers de circonstance de Mallarmé en 1920
constitue un événement révélateur. D’un côté, il y a Céline Arnauld saluant un livre qui
montre un autre versant de la création poétique mallarméenne : le « Mallarmé constructeur »
s’enrichit du « Mallarmé spontané803 ». De l’autre il y a Tzara qui renie ce qu’il a adoré, sans
compromis ni concessions :
Mallarmé est devenu une fausse gloire depuis que le zèle commercial de la N.R.F. nous fait
connaître ces malheureux Vers de circonstance, qui n’ouvrent les yeux que sur la platitude et
l’esprit borné de leur auteur. Je me considère volé par Mallarmé, car en relisant ses vers que j’ai
aimé autrefois, je ne puis y voir qu’un procédé mécanique de syntaxe purement extérieur et dont la
relative beauté réside dans le travail. C’est pour cela que la sympathie que certains cubistes
« constructeurs » ont pour lui ne m’étonne pas804.

798
K. Silver, Vers le retour à l’ordre, op. cit., p. 334.
799
A. Ozenfant, Art, op. cit., p. 20.
800
A. Ozenfant, Ch. E. Jeanneret, La Peinture moderne, op. cit., p. 138.
801
Cité dans Fr. Ducros, Ozenfant, op. cit., p. 64.
802
Sur cette querelle de personnes et de préséances, voir M. Sanouillet, Dada à Paris, op. cit., p. 280-304 , et M.
Bonnet, in Breton, Œuvres, t. II, p. 1279-1286.
803
C. Arnauld, « Les livres », L’Esprit Nouveau, n°4, 15 janvier 1921, p. 471-472.
804
Tzara, « Réponse à une enquête » (1921), texte sans doute non publié, cité dans Dada et tatou. Tout est dada,
op. cit., p. 266.

190
Il est très probable que le créateur de Monsieur Antipyrine vise ici justement le groupe de
L’Esprit nouveau, qui vient d’accueillir favorablement ce recueil mallarméen, et qui fait du
poète une valeur réelle. C’est donc cette vision des rapports de force que privilégie en
particulier le livre de Kenneth Silver.
Mais les clivages sont en réalité beaucoup plus complexes, et par certains côtés absents.
Ozenfant, avec Art, propose un panorama rapide de la poésie lyrique moderne qui retient tous
les noms de l’avant-garde (Apollinaire, Reverdy, Albert-Birot, Max Jacob, Salmon, Cocteau),
sans condamner en rien le dadaïsme ni le surréalisme, au contraire. Ainsi, il écrit que les
« recherches des dadaïstes sur le langage ne sont pas sans intérêt », et que « les jeunes
énergies » véhiculées par les Duchamp, Picabia, Tzara, Breton et Aragon viennent à point
nommé dans cet « époque d’affadissement » figée dans « le maniérisme, le convenu et le
néo805 ». Ozenfant adopte une position souple vis-à-vis de l’avant-garde, refusant non pas la
rupture ni la modernité – il vient du cubisme – mais le conformisme de l’anti-conformisme, la
tradition de la rupture, ce qu’il nomme « l’attitude poncive de la révolution en art806 ». En
outre, s’il a quitté le comité organisateur du « Congrès de Paris », c’est visiblement pour des
raisons moins esthétiques et idéologiques que circonstancielles : le projet tournait court, et le
Breton de « Lâchez tout » s’en désintéressait, les yeux tournés vers l’aventure poétique807.
Ozenfant reste attaché à la « défense de l’esprit moderne », comme en témoigne encore Art en
1928. Ainsi, l’ancien directeur de L’Elan reconduisait avec sa revue le programme esquissé
par Apollinaire dans sa fameuse conférence de 1917 « L’esprit nouveau et les poètes », qui
fournit à la revue de 1920 un titre et une ligne éditoriale. Comme Apollinaire, Ozenfant
condamnera les recherches futuristes, « filles excessives de l’esprit nouveau808 » ; comme
Apollinaire, il estime que « la France répugne au désordre809 » ; mais comme Apollinaire
encore il s’émerveille devant cette époque qui ne cesse de « machiner le monde de la façon la
plus incroyable810 », et qui fait de la machine le paradigme de l’art moderne ; dès lors un seul
mot d’ordre : « machiner la poésie comme on a machiné le monde811 ».
De plus, toujours dans ce texte de 1928, le peintre puriste met en avant le dernier
Mallarmé, celui du Coup de dés, seul texte cité soulignons-le dans les lignes qu’il consacre au
poète, rejoignant de ce fait les choix d’un Tzara ou d’un Breton, qui dissocient radicalement le

805
A. Ozenfant, Art, op. cit., p. 30.
806
Ibid., p. 20.
807
Voir M. Bonnet, in Breton, Œuvres, t. II, p. 1281.
808
Apollinaire, Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 945.
809
Ibidem.
810
Ibid., p. 954.
811
Ibidem.

191
Mallarmé des Poésies et des Vers de circonstance, du Mallarmé du Coup de dés. Véritable
manifeste moderniste en un certain sens, Art isole le poème spatial du reste de la production
du poète, pour le rattacher au domaine de la « poésie cubiste » comme on l’a vu plus haut.
Une page du texte, dans sa version de 1914, sera reproduite, à titre d’échantillon exemplaire,
autour d’un calligramme d’Apollinaire.
Au final, il convient de nuancer la présentation binaire de Kenneth Silver812, qui ne rend
pas assez compte de l’ouverture d’esprit d’un Ozenfant, ni de la complexité des positions, en
fonction des œuvres considérées. Il y a en l’occurrence ici plusieurs Mallarmé bien distincts,
ce que va parfaitement confirmer le rapport de Breton au poète.

g) L’autre « esprit nouveau » : le groupe de Littérature (1922-1923)

1. Breton : le Mallarmé du Coup de dés « reste à découvrir » (1923)

Nous ne reviendrons pas ici sur la période mallarméenne de l’auteur de Mont de piété813.
Notons seulement, pour ce qui nous occupe, que l’on sait par une lettre à Théodore Fraenkel
du 30 août 1914814 que le jeune André Breton dut acquérir le Coup de dés en septembre,
quelques semaines après sa publication par la NRF. La poème reparaît donc à une époque où
pour Breton « Mallarmé règne815 », si bien qu’il ne lui a pas échappé. Nous en trouvons une
trace dans un article consacré à Marie Laurencin paru fin 1917 :
L’œuvre de Marie Laurencin nous garde encore les séductions de sa poésie (tangos, cinéma, bords
de Marne, chansons à 2 sous), qu’on sache ou non de quoi celle-ci procède, en consacre-t-elle
moins à ce vœu de Mallarmé « une stature mignonne, ténébreuse, debout, en sa torsion de sirène »
aux environs de la place Blanche816 ?

On voit par ces lignes que le Coup de dés, re-ponctué, peuple l’imaginaire du poète en figures
féminines fabuleuses. Mais l’important ici est que Breton va par la suite isoler le Coup de dés
du reste de la production mallarméenne, et faire du texte une référence pour la nouvelle
génération. Comme l’écrit Marguerite Bonnet, « lorsque, sous l’effet du choc provoqué par la
rencontre de Rimbaud, puis de Lautréamont, il s’éloigne définitivement de la poétique

812
Il est vrai que son étude s’arrête en 1925, et ne put inclure le livre Art, datant de 1928. Mais Ozenfant, à deux-
trois ans d’intervalle, est-il vraiment un autre homme ? L’opposition Esprit Nouveau / Révolution surréaliste,
fondée sur la chronologie, nous semble trop frontale.
813
Sur cette question voir M. Bonnet, André Breton. Naissance de l’aventure surréaliste, Corti, 1975, p. 31-40.
814
Voir M. Bonnet, André Breton, op. cit., p. 23. Breton sollicite son ami pour qu’il lui achète le poème, qui
venait de paraître en juillet.
815
Breton, lettre à T. Fraenkel du 28 juin 1914, cité dans M. Bonnet, André Breton, op. cit., p. 32.
816
Breton, « Madame Marie Laurencin » (Le Cornet critique, n°2-3, 15 décembre 1917-15 janvier 1918), t. III,
p. 23.

192
mallarméenne, choisissant la dérive et misant sur le hasard, il n’en continue pas moins à
honorer le poète du Coup de dés et de La Pénultième817 ». Ainsi, Breton fait partie de ceux
qui, comme Massot ou Divoire à la même époque, contribuent à situer l’essai mallarméen
dans une généalogie poétique. En 1922, il écrit en effet :
La poésie d’aujourd’hui offre à cet égard un champ d’observation unique. Les noms de
Paulhan, d’Eluard, de Picabia restent attachés à des recherches dont participèrent aussi l’œuvre
de Ducasse, Un Coup de dés de Mallarmé, la Victoire et certains calligrammes d’Apollinaire.
Toutefois on n’était pas certain que les mots vécussent déjà de leur vie propre, on n’osait pas
trop voir en eux des créateurs d’énergie818.

Notons que Breton fait ici entrer dans la constellation du Coup de dés des auteurs qu’il n’est
pas habituel de trouver convoqués : Paulhan, Eluard et Picabia, mais aussi Lautréamont. Ce
« champ d’observation » dont il est question présente la particularité de proposer un nouveau
rapport au langage, fondé sur un assouplissement, voire une destruction des contraintes liées à
un emploi purement instrumental et utilitaire des mots, en cela particulièrement ridés. C’est
donc une certain autonomie du langage – une « vie propre » – que vise ici l’auteur des
Champs magnétiques, rencontrant des préoccupations d’époque, héritées du « double état de
la parole » mallarméen tel qu’il a pu être prolongé et transformé par le futurisme, qu’il soit
italien ou russe, et par le dadaïsme ensuite. Le Coup de dés se voit donc associé, de manière
large et éclectique, à une série de tentatives qui, aux yeux de Breton, participent toutes de
cette même volonté de rajeunissement verbal, tournée contre l’usure inhérente à l’usage. Mais
le geste décisif, pour Breton, comme l’on sait, revient à Rimbaud, qui le premier décida de
jouer le poème contre le signe, le poétique contre le linguistique, en mettant en crise, par son
« alchimie du verbe », le régime usuel de la signification. Dans cet article fameux, repris en
1924 dans Les Pas perdus, Breton ne fait pas du Coup de dés un texte véritablement et
fondamentalement fondateur : il ne fait que le placer dans une série, à côté d’autres
expériences qui ont révélé, doublant le sens, « l’allure des mots ». Le pouvoir de rupture
appartient avant tout à l’œuvre rimbaldienne.
A la même date, lorsqu’il s’agit de conseiller Jacques Doucet pour la constitution de sa
bibliothèque, il évoque l’importance de la philosophie hégélienne, justifiée en particulier à
cause de ses prolongements littéraires : « Nous serions tentés de donner ici un abrégé de cette
doctrine qui nous est si familière et dans laquelle se trouvent en germe le Coup de dés, l’Eve
future, les Spéculations, la vie de Jacques Vaché819 ». Hegel est décisif parce qu’il permet de
comprendre, entre autres, le Coup de dés. Quelques mois plus tard, dans une autre lettre au

817
M. Bonnet, André Breton, op. cit., p. 39.
818
Breton, « Les Mots sans rides » (Littérature, 1er décembre 1922), Œuvres , op. cit., t. III, p. 285.
819
Breton, « Projet pour une bibliothèque Jacques Doucet » (lettre à J. Doucet de février 1922), ibid., p. 636.

193
couturier-mécène, Breton recommandera l’achat du poème, qu’il fait figurer dans une liste
d’œuvres représentatives du « point de vue poétique actuel, qui équivaut bien, après tout, à un
critérium de valeur820 ». Mais le témoignage le plus fort de l’attachement de l’auteur des
« Mots sans rides » au Coup de dés se trouve dans une lettre à Dujardin de 1923, publiée dans
Les Cahier idéalistes en 1924 :
La « mort » de Mallarmé réduite à sa juste proportion d’accident, permettez-moi de m’abstenir
aussi parce que le poète qui nous occupe a cessé momentanément de passionner de son
exemple le débat poético-philosophique auquel il m’est donné de prendre part. Que je le
veuille ou non, mes yeux restent tournés vers Lautréamont. Dans quelque temps seulement on
découvrira Mallarmé, l’œuvre de Mallarmé que la personne de Mallarmé nous dérobe encore,
et ce sera essentiellement du Coup de dés qu’il s’agira821.

Ce texte, rédigé dans le contexte des festivités liées aux vingt-cinq ans de la mort du poète,
montre que le Coup de dés, loin d’avoir conquis le public cultivé à cette date, reste méconnu
des disciples eux-mêmes822. Choisir le Mallarmé du Coup de dés, c’est fêter l’autre Mallarmé,
celui que la mémoire officielle refuse de fêter. Il ne s’agit pas seulement comme le souligne
Marguerite Bonnet de « sauver la moralité823 » du poète, de rappeler l’exigence de l’œuvre
contre les superfluités de l’anecdote biographique, l’absolu d’une création contre la
contingence d’une vie. En privilégiant stratégiquement ce texte en grande partie refoulé par
les héritiers du Maître de Valvins, Breton se positionne dans le champ littéraire, face au
mouvement d’institutionnalisation de l’œuvre mallarméenne. Ce geste est à rapprocher de
celui qui consiste à promouvoir Aloysius Bertrand et Alphonse Rabbe contre Hugo et
Lamartine, les « petits romantiques » maudits contre les grands auteurs panthéonisés. Comme
l’écrit Henri Meschonnic, « les surréalistes ne rompent pas avec le passé. Ils se choisissent
leur passé824 ». Le surréalisme voit avant tout dans le Coup de dés une œuvre transgressive et
marginale, qui incarne la révolution contre la tradition. Vingt ans plus tard, Breton ne dira pas
autre chose :
La qualité de l’expression lyrique n’a bénéficié de rien tant que de la volonté
d’affranchissement des règles caduques : Rimbaud, Lautréamont, le Mallarmé du Coup de dés,
les plus importants symbolistes (Maeterlinck, Saint-Pol Roux), l’Apollinaire des « poèmes-
conversations »825.

L’enjeu du discours de Breton relatif au Coup de dés est donc principalement d’ordre
idéologique. Il s’agit, face au Mallarmé officiel et académique qui est en train de se
820
Breton lettre à J. Doucet du 16 octobre 1922, cité dans Fr. Chapon, Jacques Doucet ou l’art du mécénat
(1853-1929), Perrin, 1996, p. 273.
821
Breton, lettre à Dujardin du 8 décembre 1923, Œuvres, op. cit., t. III, p. 454.
822
Nous revenons sur cette question dans notre chapitre intitulé « L’institutionnalisation restreinte ».
823
M. Bonnet, Œuvres , op. cit., t. III, p. 1431.
824
H. Meschonnic, Modernité Modernité, op. cit., p. 74.
825
Breton, « Situation du surréalisme entre les deux guerres » (1942), Œuvres complètes, éd. M. Bonnet,
Gallimard, t. III, p. 719-720.

194
constituer, de s’approprier cette « part maudite » de l’œuvre du poète que le Coup de dés
représente à merveille.

2. Convergences esthétiques ?
Les considérations esthétiques ne sont bien évidemment pas absentes. On décèle dans le
poème mallarméen l’esquisse d’une poétique du mot autonomisé, entouré de blanc, et donc
situé au centre d’un « champ magnétique ». C’est ainsi qu’à la même époque, un Michel
Leiris peut évoquer le Coup de dés dans son Journal avec un réseau métaphorique nouveau,
étranger à la rhétorique symboliste : « Un Coup de dés… de Mallarmé : les mots, comme les
étoiles, sont les points d’intersection de lignes de force. Découvrir les mots-antennes, les
juxtaposer de façon à produire de nouveaux courants826 ». La spatialisation du poème est
perçue ici comme moyen d’enrichissement des possibles sémantiques : court-circuit du sens,
redistribution des énergies. L’imagerie électrique du Manifeste de 1924 règne ici.
Sans anticiper sur notre seconde partie, il y aurait aussi, par delà les références positives
au poème mallarméen, matière à confronter le Coup de dés à la pratique du poème-collage
inaugurée par Breton en 1919 avec « Le Corset Mystère », dans la continuité des recherches
dadaïstes, poursuivie dans le Manifeste de 1924, et dans Poisson soluble. Comme le Coup de
dés, le poème de Breton joue sur la variation des formes typographiques. Pour celui qui
ignorerait tout des conditions de la genèse d’un tel poème, des ressemblances formelles
s’imposeraient : discontinuité, hétérogénéité, refus du poème-colonne aligné à gauche,
importance des blancs. Suffit-il de convoquer contexte et paratexte, pour opposer
frontalement deux esthétiques, l’une qui tente de nier le hasard par la Structure, l’autre qui
mise sur le hasard créateur pour nier la tradition lyrique du Moi sentant et parlant, contre tout
parti pris esthétique ? Par certains côtés, « Le Corset Mystère » appartient au même socle que
le Coup de dés, dont il est sans doute aussi proche formellement qu’il peut l’être d’un poème-
conversation apollinarien ; il en est peut-être le négatif.
Ainsi, le surréalisme reprend la question du hasard, que la réapparition du Coup de dés
entre 1912 (exégèse de Thibaudet) et 1914 (édition de la NRF) avait à nouveau posée sur des
bases spécifiques. Une piste de recherche peut s’ouvrir : quel rôle le Coup de dés a-t-il joué
dans l’émergence de cette poétique du hasard créateur qui occupe l’art à partir du dadaïsme ?
Faut-il se contenter d’opposer le hasard mallarméen au hasard des avant-gardes ? Ne peut-on
pas imaginer une continuité retorse entre les deux recherches, faite de retournement
dialectique, de malentendus féconds, de confusion entre les intentions et les effets ? Il s’agit

826
Leiris, Journal (1922-1989), éd. J. Janin, Gallimard, 1992, p. 41.

195
en fait ici de bien distinguer le niveau archéologique (ce que disent et font les poètes avant-
gardistes), du niveau esthétique (ce que dit et fait l’historien ou le théoricien, qui cherche à
situer, isoler, classer, différencier). Marguerite Bonnet oppose très nettement le hasard du
Coup de dés au hasard surréaliste, à juste titre sans aucun doute ; mais il faut se garder de voir
dans cette opposition quelque chose d’absolu, de « donné » ou de « naturel » : les choses
étaient loin d’être aussi claires dans la pratique avant-gardiste, comme en témoigne l’usage du
Coup de dés par Man Ray ou Pierre Chenal. Autrement dit, cette opposition, si opposition il y
a, doit être réintroduite dans l’historicité et le « construit ».

h) Cinéma surréaliste : les productions du vicomte de Noailles (1929)

Il existe deux courts-métrages contemporains partiellement redevables au Coup de dés.


Ces films feront l’objet d’une analyse dans la seconde partie de ce travail, en tant
qu’exemples de transpositions du poème mallarméen827. Dans l’immédiat, nous les
envisageons en tant que moments de cette « histoire archéologique » de la réception du Coup
de dés.

1. Man Ray, Les Mystères du château du dé828


Avant de produire L’Age d’or et Le Sang d’un poète, Charles de Noailles a inauguré son
dialogue avec le cinéma par l’intermédiaire de Man Ray. Le vicomte commanda en effet un
film au photographe dans l’intention de mettre en valeur sa villa construite par Mallet-
Stevens. La carte blanche donnée au cinéaste lui laissa une assez grande marge de manœuvre.
Voici comme l’idée directrice du film germa dans son esprit : on lui remit des photographies
de la demeure, montrant en particulier une « agglomération de cubes de ciment gris », puis
l’automatisme psychique fit le reste :
Mon esprit se mit à travailler malgré moi. J’imaginais différentes façons d’aborder le sujet. Après
tout, il valait mieux faire une sorte de plan, ne serait-ce que pour ne pas gaspiller nos efforts. Les
formes cubiques du château me firent penser au titre d’un poème de Mallarmé : Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard. Ce serait le thème du film, et son titre aussi : Le (sic) Mystère du
château du dé829.

827
Voir « Les transpositions ».
828
Pour la fiche technique du film et la transcription des cartons, voir annexe 5.
829
Man Ray, Mon Autoportrait (Self Portrait, 1963), Robert Laffont, 1964, trad. de l’américain par A. Guérin,
p. 248.

196
On a émis l’hypothèse que Man Ray aurait découvert le Coup de dés par l’intermédiaire de sa
compagne la poétesse belge Adon Lacroix, alors qu’il se trouvait à Ridgfield, dans le New
Jersey. C’est ce qu’affirme, sans donner de preuve documentée, Neil Baldwin :
Ecrit en 1897, le poème est l’un des premiers qu’il a lus à Ridgfield, parmi ceux qu’Adon Lacroix
apportait dans ses bagages. Mallarmé était fort apprécié à cette époque des surréalistes. Ce poème
calligrammatique annonçait les Calligrammes d’Apollinaire, qui avaient inspiré à Man Ray ses
premiers essais de poésie concrète830.

Or, d’après les indications fournies par Man Ray dans ses Mémoires, cette installation a lieu
en 1913, dans un contexte qui n’a rien de « surréaliste » ; il note la lecture de poètes français,
qu’on lui traduit « mot par mot » : Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, et Mallarmé831 certes,
mais sans mentionner de titre d’œuvre. En revanche, il semble plus probable que le
photographe ait eu connaissance du poème mallarméen dans un contexte plus dadaïste que
surréaliste d’ailleurs, ou bien aux Etats-Unis au contact du groupe de la « Galerie 291 »
d’Alfred Stieglitz, et en particulier de Duchamp, ou bien peu après son arrivée à Paris, en
1921. On a vu ainsi en quelle estime un homme comme Breton a pu tenir le Coup de dés,
publiquement par écrit, autour de 1922-1924. La genèse du film, en outre, prend place peu
après la révélation du conte Igitur, qui a lieu en 1925. Ce texte, qui redonna une actualité au
poème spatial, livre d’ailleurs de manière plus explicite que le Coup de dés le motif du
château et de l’atmosphère quelque peu gothique et mystérieuse, même si ce motif peut bien
évidemment avoir d’autres origines.
Fait très révélateur ici, la réception du film en 1929, au vu des quelques articles que nous
avons consultés832, n’associe jamais le court-métrage au poème de Mallarmé. Jean Prévost,
qui rend compte de l’œuvre dans la NRF, remarque la présence d’un « sujet fort simple »,
constitué d’un « château de style cubiste moderne » ; l’ensemble donne une impression qui
rappelle « certains courts poèmes de Valéry ». Il s’insurge aussi contre les sous-titres, jugés
« vraiment inutiles833 ». Même silence sur le Coup de dés dans L’Ami du Peuple834, dans
L’Humanité835, comme dans Pour vous, qui note par contre les « nombreux et très littéraires
sous-titres836 ». Comme l’écrivait Breton à Dujardin en 1923, le Coup de dés « reste à

830
N. Baldwin, Man Ray, trad. E. Ochs, Plon 1998, p. 148.
831
Man Ray, Mon Autoportrait, op. cit., p. 49.
832
Nous reprenons la bibliographie donnée par J.- M. Bouhous, Man Ray directeur du mauvais movies, sous la
dir. de J. M. Bouhous et de P. de Haas, Edition du Centre G. Pompidou, 1997, p. 123.
833
J. Prévost, « Cinéma », NRF, 1er juillet 1929, p. 140-141.
834
J. C. Auriol, « Une visite à Man Ray », L’Ami du Peuple, n° 401, 7 juin 1929.
835
L. Moussinac, « Sur trois films dits "d’avant-garde" », L’Humanité, 6 octobre 1929.
836
J. Lenarrer, « Deux nouveaux films : " Le Mystère (sic) du château du dé " et " Un chien andalou " », Pour
vous, n° 30, 13 juin 1929, p. 4.

197
découvrir837 ». Le poème, non identifié comme tel malgré les deux citations de la phrase-titre,
alors qu’il constitue une des clés d’interprétation du film, ne fait donc pas partie à cette date
du capital culturel de ces commentateurs. Il demeure une référence marginale, limitée au
monde avant-gardiste.
Il faut attendre les années 1960 pour que la critique cinématographique commente la
référence à Mallarmé, à une époque justement où le poème connaît un regain d’intérêt
croissant. Ainsi Ado Kyrou peut écrire que le film propose « un scénario-canevas basé sur une
interprétation de la phrase de Mallarmé « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », par
Marcel Duchamp » ; il complète : « le jeu de dés fut le leitmotiv de ce film pratiquement
improvisé838 ». Malheureusement, cette mention de Duchamp n’est étayée par aucun
document, et l’étude comparée des deux œuvres n’ira pas plus loin. De même, plus
récemment, Jean-Marc Bouhous note que le « principal emprunt à Mallarmé » se trouve être
« la prégnance du hasard et du lancer du dé dans le déroulement du film839 ». A l’inverse, K.
Wayne, qui ne dit strictement rien de la médiation mallarméenne – par ignorance ou en toute
connaissance de cause ? –, estime que le film repose sur un « calembour, créé à partir du
cubisme de la villa Noailles », ainsi que sur « la vénération dada du hasard840 ».

2. P. Chenal, Un Coup de dés…


Le cinéaste Pierre Chenal841, assez oublié aujourd’hui, est l’auteur d’un court métrage
produit par les Noailles, et projeté en 1929 au Studio des Ursulines, intitulé « Un Coup de
dés… ». Au vu de la documentation que nous avons consultée, très maigre sur ce réalisateur,
puisque réduite à notre connaissance à un livre, rien ne prouve que Chenal a le poème de
Mallarmé à l’esprit lorsqu’il imagine le scénario de son film. Il est vrai que le poète ne détient
pas le monopole exclusif de la formule « coup de dés ». La lecture du synopsis842 ne livre
aucun indice permettant de faire un lien direct avec le texte mallarméen ; et s’il fallait
convoquer une référence littéraire, c’est plutôt vers Max Jacob que nous nous tournerions plus
volontiers. Le motif du hasard créateur, hérité du dadaïsme, peut très bien se comprendre ici
sans détour aucun par l’auteur du Coup de dés.

837
Breton, lettre à Dujardin du 8 décembre 1923, Œuvres, op. cit., t. III, p. 454.
838
A. Kyrou, Le Surréalisme au cinéma, Le Terrain Vague, 1963, p. 176.
839
J. M. Bouhous, « Les Mystères du château du dé », Man Ray Directeur du mauvais movies, sous la dir. de J.
M. Bouhous et P. de Haas, Editions du Centre G. Pompidou, 1997, p. 92.
840
K. W ayne, «Man Ray et le cinéma », Man Ray cinéma. Exposition et projections de films de Man Ray (2-4
septembre 1993), Festival de Deauville / Casino de Deauville, 1993, p. 22.
841
Sur ce réalisateur voir en particulier P. Chenal, Souvenirs du cinéaste. Filmographie. Témoignage.
Documents, éd. P. Matalon, Cl. Guiguet, J. Pinturault, Editions Dujarric, 1987.
842
Voir annexe 5.

198
Malgré tout, quelques faits peuvent nous autoriser à penser que le poème a éventuellement
joué un certain rôle dans la genèse de ce film. Le nom de Mallarmé apparaît sous la plume du
cinéaste, dans un texte où il conteste la thèse célèbre de Léon Daudet sur le « stupide XIXe
siècle » : « Stupide un siècle qui a vu naître un Rimbaud, un Baudelaire, un Mallarmé ?843 ».
L’auteur d’Hérodiade fait donc partie de son horizon intellectuel, comme beaucoup d’autres
avec lui dira-t-on certes. Mais, fait plus décisif ici, son film est produit par ceux qui ont rendu
possible Les Mystère du château du dés d’une part, et cela exactement au même moment
d’autre part : les deux courts-métrages seront ainsi diffusés à Paris au même endroit – le
Studio des Ursulines – la même année. Ajoutons que la médiation de Cocteau fut nécessaire
pour que les Noailles donnent leur accord844. Il faudrait enfin souligner que le titre comporte
des points de suspension, ce que révèle la liste des œuvres de Pierre Chenal donnée en
ouverture de son livre de 1929, Drames sur celluloïd845. Ce détail important pour nous ici a
malheureusement disparu de la notice du livre de 1987 édité par Matalon, Guiguet, Pinturault
et Dujarric. Ce titre tronqué ne peut selon nous que faire allusion à cette phrase mallarméenne
désormais fameuse dans les milieux d’avant-garde, et citée à la même époque par un confrère
lié aux Noailles, Man Ray…
Même si ces deux films ne présentent qu’un rapport lointain avec le poème de Mallarmé,
ils nous intéressent ici comme signe de cette postérité polymorphe d’une œuvre véritablement
plastique, remodelée en fonctions de contextes et de visées très variées. Cet usage
cinématographique du Coup de dés prouve l’intérêt des milieux surréalistes pour une œuvre
au magnétisme indéniable, tout en montrant la dimension extra-littéraire de son rayonnement.

i) Bilan : un poème post-moderniste


Au vu de ce parcours, nous pouvons dresser un certain nombre de constats, plus ou moins
attendus, mais confirmés en tout cas par la documentation proposée ici.
Il existe une relation de concomitance entre la réapparition du Coup de dés sur la scène
littéraire entre 1912 et 1914, et l’inventions de formules poétiques nouvelles fondées sur la
spatialisation et la variation typographique. Voilà pour les faits. Toute la difficulté consiste
alors à penser le lien entre ces deux événements. On pourrait dans un premier temps imaginer
l’absence de rapport entre deux faits concomitants, mais appartenant à des séries causales
indépendantes : l’un serait le résultat de l’activité du groupe de la NRF, l’autre se
développerait dans l’espace marginal de l’expérimentation poétique née, pour le dire vite,

843
P. Chenal, Souvenirs du cinéaste, op. cit., p. 23.
844
Ibid., p. 31.
845
P. Chenal, Drames sur celluloïd, Les Perspectives, 1929.

199
contre le symbolisme et l’idéalisme qui le sous-tend, dans l’écoute ou l’accueil de la
modernité technique. Mais cette voie n’a guère été suivie par la tradition critique ; et surtout,
la documentation que nous avons mise au jour l’invalide. Reste donc à préciser la nature de ce
rapport, sans pour autant majorer l’importance du Coup de dés, dont le rôle doit sans doute
être inclus dans un faisceau d’autres facteurs. Si le poème de Mallarmé a joué un certain rôle
déclencheur, ce rôle doit être situé au sein d’un modèle explicatif buissonnant : l’explication
mono-causale n’est pas une explication, mais une simplification grossière.
Une des voies les plus fréquemment suivies à consisté en effet à faire du Coup de dés un
poème « précurseur » : c’est la voie de la filiation ou de la généalogie, fondée sur une lecture
a posteriori de l’histoire, qui postule une relation de ressemblance entre deux types d’œuvres
historiquement éloignées. Les apories de cette voie sont connues : sur quelles bases établir ces
ressemblances ? dans quelle mesure ces ressemblances sont-elles réelles et profondes ?
comment ne pas échapper à une lecture téléologique de l’histoire ? Ensuite, il y aurait la voie
de « l’influence », qui expliquerait le lien de ressemblance par la causalité, selon l’adage
scolastique du post hoc ergo propter hoc. Ce type de mise en relation des deux événements
ajoute un degré de précision capital, dans l’intention de fournir un modèle non plus seulement
descriptif, mais explicatif. Cette voie peut sembler a priori féconde ici en raison justement de
la concomitance, qui pourrait avoir comme effet premier de rendre le Coup de dés
contemporain des avant-gardes, en le coupant de son ancrage historique para-symboliste.
Mais les difficultés de maniement de cette catégorie de l’« influence », d’obédience
positiviste, sont elles aussi bien connues. Nous ne nous engagerons pas pour autant du côté de
la troisième voie, celle, héritée du structuralisme et des analyses internes du fait littéraire, de
l’intertextualité. La raison en est fort simple : nous restons malgré tout ici dans une logique
externe, en rapport avec l’histoire. Les deux premières voies évoquées ici constituent ce que
nous nommons « doxa » ou, pour reprendre la formule d’Antoine Compagnon, « récit
orthodoxe846 ». C’est justement cette doxa, dont nous avons essayé de retracer la genèse, que
nous voulons relativiser maintenant, dans ce moment récapitulatif. Une quatrième voie
existe alors : envisager ces événements comme des faits de discours, selon une perspective
archéologique. Il s’agit alors de déplacer notre regard des « œuvres » aux effets des
« pratiques discursives », de manière à mettre en évidence des usages avant-gardistes du Coup
de dés. C’est l’orientation que nous souhaitons privilégier ici dans un premier temps, avant de

846
A. Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, op. cit., passim.

200
confronter les pratiques poétiques elle-mêmes, dans une autre partie de ce travail. Précisons
maintenant les données du problème, tout en poursuivant cette série de conclusions partielles.
Il existe très peu de traces écrites relatives au Coup de dés chez les poètes, en France,
entre 1912 et 1930. En effet, la masse documentaire reste plutôt contre-intuitive, si l’on se
réfère au « récit orthodoxe » largement accrédité aujourd’hui, dans la mesure où cette masse
ne livre que quelques références, toujours données sur le mode de l’allusion847. Elle se réduit
finalement à ceci, au vu de nos recherches, qui n’ont certes pas la prétention à l’exhaustivité :
deux allusions implicites dans Les Soirées de Paris d’Apollinaire (février et juin 1914), une
dans la revue L’Elan d’Ozenfant (1915), une dans La Revue de l’époque de Marcello-Fabri
(1922) ; quelques rapprochements explicites : la notice de Tzara dans Cabaret-Voltaire
(1916) ; l’article de Littérature de Breton « Les mots sans rides » (1922), ainsi que sa lettre à
Dujardin publiée en 1924 dans Les Cahiers idéalistes. Il est ainsi significatif de noter qu’il
n’existe aucune mention du Coup de dés ni dans Poème et Drame de Barzun (1912-1914), ni
dans SIC d’Albert-Birot (1916-1919), ni dans Nord-Sud de Reverdy (1917-1919), ni dans les
revues dadaïstes ou apparentées (Dada, Proverbe, 291, 391, Aventure, Interventions,
Surréalisme, Le Coq, Projecteur, Z, Résurrection, Le Philaou-Thibaou), ni dans la première
série de Littérature (1919-1921). Ceci s’explique en grande partie sans doute parce que
nombre de ces revues sont surtout des lieux de création, et non de critique, ainsi que des
tribunes polémiques et provocatrices, dans le cas de la mouvance dadaïste, d’où l’on tire des
fusées. La position d’un Pierre Albert-Birot, qui déclarait en 1917 « de plus en plus préférer
les œuvres aux discours848 », qui estimait en 1924 qu’il y avait « plus de joie à faire qu’à
dire849 » lors de la querelle du « surréalisme », a pu être assez répandue, avant que ne se
déploie la grande activité méta-discursive de Breton et de ses amis. Ce primat du faire sur le
dire permet peut-être de comprendre un aspect de ce « silence théorique ». A cela s’ajoute un
deuxième facteur d’importance : le conflit entre les générations poétiques. Le Coup de dés
reste un texte écrit par un certain Stéphane Mallarmé.
Dès lors, faut-il pour autant relativiser le rôle fondateur que le poème de 1897 aurait joué
pour les avant-gardes d’après cette doxa qui a commencé à se constituer malgré tout
ponctuellement dans les années 1920, pour connaître par la suite, et cela jusqu’à nous, une
plus large amplification ? Oui, dira-t-on, si l’on considère uniquement ces traces écrites, de
sorte que le diagnostic irait dans le sens d’une absence de rapport direct et immédiat entre

847
Pour une présentation plus synoptique, voir annexe 1.
848
P. Albert-Birot, « ETC », SIC, n° 18, juin 1917.
849
P. Albert-Birot, « Mon bouquet au surréalisme », Surréalisme, octobre 1924.

201
Coup de dés et avant-gardes historiques. On aboutirait alors à l’idée que l’on a construit a
posteriori l’idée d’un « Coup de dés précurseur ». Il est vrai en effet qu’il faut absolument
distinguer cette époque de la réception du poème des autres, plus récentes, marquées par une
inflation croissante, voire exponentielle, des mentions. La phrase de Breton de 1923
résumerait alors assez bien la situation : le Coup de dés, à cette date, contrairement à une
certaine attente, la nôtre, pour nous héritiers du Mallarmé des années 1960-1970, « reste à
découvrir ». Cette formule peut ainsi s’entendre de manière absolue : le processus
d’« invention » du poème mallarméen ne fait que commencer, et ce malgré les avant-gardes.
Mais cette vision des faits ne peut être pleinement satisfaisante dans la mesure où
certaines prises de positions qui établissent une généalogie formelle ouverte par le Coup de
dés existent dès 1913-1914 dans les milieux futuristes italiens, ou chez Apollinaire. Par
ailleurs, comme on l’a déjà signalé, l’absence de trace écrite ne veut pas dire absence
d’intérêt : soutenir l’inverse reviendrait à tomber dans le piège de l’illusion graphocentriste ;
l’archive, toujours lacunaire, n’épuise en rien le contenu du réel.
En revanche, si la thèse du « Coup de dés précurseur » n’est pas une construction a
posteriori, elle n’en demeure pas moins une construction, soit un fait de discours ancré dans
une époque. Le Coup de dés n’est précurseur que parce qu’il est dit précurseur par des auteurs
et des artistes situés. Ce statut n’est pas de l’ordre de l’essence, ou de la substance, mais de la
fonction, tout à la fois rôle, place, position et usage, utilité, instrument. « Précurseur », c’est la
place que le Coup de dés est amené à occuper à partir des années 1910, du point de vue de
certains poètes, comme du point de vue de certains critiques, à partir des années 1920. Il va de
soi que cette approche du poème – une « anticipation » des mots en liberté ou des
calligrammes – n’épuise pas la totalité de ce qu’il représente. Cela signifie qu’il faut bien faire
le départ entre une certaine réalité objective du poème et ce qu’en disent certains lecteurs des
années 1910-1920, c’est-à-dire ce qu’ils en font. Il y a doxa justement parce qu’une grande
partie de l’histoire littéraire a eu tendance à reprendre ce discours avant-gardiste, comme si
l’historien était futuriste ou cubiste. Ainsi, cette thèse, en un certain sens, relève de la fiction
nominaliste. Dans cette perspective, il faudrait peut-être renverser l’ordre de la doxa, en
précisant qu’il s’agit en réalité de l’invention d’un Coup de dés par les avant-gardes, plutôt
que du processus inverse. Le « récit orthodoxe », téléologique, aurait inversé les rapports de
causalité. Dans la perspective archéologique qui est la nôtre, le poème de 1897-1914 devient
un texte proprement post-moderniste.

202
Mais, si ce sont les avant-gardes qui rendent « lisible »850 un certain Coup de dés, cela se
produit moins par le discours théorique, peu abondant, que par la pratique poétique, qui va en
retour attirer l’œil des historiens de la littérature sur le poème mallarméen. Dès lors, la phrase
de Breton citée plus haut acquiert un autre sens – relatif, et non plus absolu – le plus
important, celui que lui donne sa situation d’énonciation, à savoir une lettre à Dujardin
exprimant le refus d’un Mallarmé devenu académique : « découvert » par l’avant-garde, il
« reste à découvrir » pour les tenants d’une autre littérature. L’avant-garde dote en effet le
Coup de dés d’un véritable horizon d’attente, le premier d’une longue série. Il faudrait alors
bien souligner la dimension dialectique de « l’invention » qui noue Coup de dés et avant-
gardes historiques : on ne peut en aucun cas se borner à faire du poème mallarméen un texte
« précurseur », puisque le Coup de dés a commencé a exister positivement, selon une tout
autre axiologie, grâce à sa relation, constituante, aux avant-gardes. Plutôt que de chercher à
préciser une éventuelle relation de cause à effets entre le poème mallarméen et la modernité
des années 1910-1920, particulièrement difficile à apprécier, il nous semble plus pertinent de
pointer l’existence de « pratiques discursives » qui délimitent un objet nouveau, à savoir ce
poème intitulé Un Coup de Dés, vu sous un certain angle : illisible en 1897, lisible certes en
1912 pour un Thibaudet, mais à travers le constat d’un échec, lisible à la même époque pour
un Tzara ou pour un Duchamp, mais à travers le constat d’un renouvellement fécond des
formes littéraires.
Le Coup de dés a peut-être fait l’objet d’une stratégie d’occultation dans certains milieux
avant-gardistes. A côté de la question de « l’influence », trop souvent et trop vite abordée,
nous préférons poser celle, plus décisive peut-être, du déni d’influence. Nous faisons cette
hypothèse de manière à apporter une explication, parmi d’autres avancées ici, à cette faible
représentativité écrite, archivée, du poème entre 1912 et 1923 surtout, de l’invention des
« mots en liberté » à l’enterrement de Dada. On peut alors envisager deux raisons distinctes à
cette occultation. D’une part, le Coup de dés est sans doute difficile à convoquer en raison de
son ancrage symboliste. Il s’agit d’un conflit de générations, bien connu, qui fait de l’histoire
un enchaînement d’actions et de réactions. La génération des fils doit s’affranchir de celle des
pères, comme le note à cette époque un Reverdy : « en art, le premier soin d’un fils est de
renier son père851 ». Plus généralement, c’est toute la logique de l’anti-tradition moderniste
qui peut expliquer cette réticence à évoquer un poème écrit par un Maître symboliste, à une

850
Il ne s’agit pas forcément ici d’une lisibilité proprement syntaxique, qui pose une autre question importante :
quand a-t-on véritablement commencé à « déchiffrer » grammaticalement le poème ? Sans doute pas avant
Davies, soit à partir des années 1950. Nous reviendrons plus loin sur ce point.
851
Phrase de 1919 citée par G. Lista, Futurisme, op. cit., p. 15.

203
époque, en outre, où un certain néo-symbolisme s’affirme, à travers des revues comme La
Phalange ou Vers et Prose, en rappelant haut et fort le legs mallarméen. Le nom même de
« Mallarmé », pour certains poètes d’avant-gardes, devient proprement et simplement
innommable.
D’autre part, des poètes comme Marinetti, Barzun ou Apollinaire, grands polémistes,
créateurs particulièrement soucieux de faire événement par leurs « trouvailles » formelles,
fervents adeptes du culte moderniste du Nouveau, comme nous l’avons rappelé, ont pu être
amenés à laisser volontairement dans l’ombre un poème dont le retour sur la scène littéraire
en 1912-1914 avait de quoi gêner. C’est une autre manière de nuancer la doxa, non pas en
pointant un non-rapport, ou un rapport construit, entre Coup de dés et avant-garde comme
précédemment, mais en introduisant la possibilité d’un rapport de proximité tel qu’il ne peut
être que dénié. Il ne s’agit donc plus ici d’expliquer le silence théorique par une réaction anti-
symboliste, mais par une volonté stratégique d’écarter un texte concurrent : ce n’est plus alors
une question d’histoire et de génération, mais d’espace et de champ. Le Coup de dés, cette
fois, n’est plus un poème écrit en 1897 par un auteur symboliste d’un autre âge, qu’il faut
dépasser, mais une œuvre « moderniste » contemporaine, exhumée en 1913-1914.
Le Coup de dés est mieux reçu à l’étranger qu’en France. C’est l’Italie futuriste et La
Voce qui recensent de manière plutôt élogieuse la nouvelle édition du texte en 1914, comme
le notait non sans amertume Edmond Bonniot dans une lettre à Valéry inédite : « voici que le
cher nom nous vient ici parfois prononcé… en Italie … à Bucharest (sic) etc… Sans allusion
spéciale du reste à cet ouvrage. Cela prend une ampleur assez ironique852 ». C’est encore dans
le cadre de l’activité zurichoise du Cabaret Voltaire que le trio énergumène Janko-
Huelsenbeck-Tzara inscrit ses recherches dans la lignée de Mallarmé.
Entre 1912 et 1930, les références explicites au Coup de dés viennent davantage des
artistes et des critiques que des poètes. Des critiques comme Thibaudet, Gourmont, Billy,
Georges-Amand Masson, Maxime Revon, Anne Osmont, René Lalou, Adolphe Boschot, ou
Henri Clouard, les peintres Severini, Duchamp, Ozenfant et Christian, le photographe-
cinéaste Man Ray sont au nombre de ceux qui parlent volontiers du Coup de dés853. Nous
retrouvons peut-être à ce niveau la question de la rivalité au sein du champ littéraire, et
l’éventualité d’un silence stratégique.

852
Ed. Bonniot, lettre à Valéry du 13 mai 1915, B.N. F., Département des Manuscrits, NAF 19166.
853
Nous plaçons à part les poètes et anciens disciples de Mallarmé, appartenant à une autre génération, et
autrement positionnés dans le champ littéraire, comme Régnier, Ghil ou Claudel.

204
L’avant-garde a tendance à ne retenir que la forme du Coup de dés. La pratique poétique
semble en effet aboutir à une dissociation de la forme-sens propre au poème de 1897 : on peut
alors coupler cette réduction formaliste par la pratique au silence théorique, qui trouve ici une
autre explication, non stratégique. L’avant-garde ne dit rien du Coup de dés, parce que, si l’on
admet qu’elle connaît le poème, elle ne fait que reprendre sa forme, la soumettre à la reprise,
tout en la mêlant à d’autres matériaux et à d’autres influences. Cette forme devient alors
matrice à graphisme, machine à écrire et table à dessiner, et non machine à conceptualiser,
comme cela sera le cas plus tard, à partir des années 1960.
La « controverse du Coup de dés », suscitée par le projet avant-gardiste du groupe « Art
et Action », a indéniablement joué un rôle décisif dans le mouvement de reconnaissance du
poème. D’une part, cette affaire engendre en effet, pour la première fois, plusieurs articles
relatifs au Coup de dés, concentrés dans un temps très court. Par ailleurs, cette polémique fait
intervenir Valéry, qui prend la parole dans un texte brillant qui tient tout à la fois du
témoignage, de l’exégèse minimale, et du poème, promis à de nombreuses réimpressions entre
1920 et 1930. Le poème-constellation ne va pas manquer de bénéficier de l’aura intellectuelle
de l’Académicien, futur professeur au Collège de France. La « Lettre au directeur des
Marges », très vite fameuse, jettera les bases d’une véritable mythologie du Coup de dés, dont
l’astre rayonne encore aujourd’hui. On voit ainsi comment, paradoxalement, une
expérimentation née dans le contexte de l’avant-garde a pu conduire à accélérer le processus
d’institutionnalisation du poème.
Il n’est pas exclu que le Coup de dés ait joué un certain rôle, difficile à définir, dans la
genèse de l’esthétique du hasard créateur. Les milieux dadaïstes et surréalistes, qui ont fait de
l’alea un principe esthétique majeur, connaissent l’existence de ce poème, qui réapparaît en
1912-1914, et se trouve davantage commenté dans les années 1920. La concordance des dates
et des faits est trop troublante pour ne pas être soulignée. Tzara, Duchamp, Breton ou Man
Ray se présentent comme des artistes qui simultanément valorisent le Coup de dés d’une
manière ou d’une autre, et célèbrent les puissances créatrices du hasard. Rappelons,
symboliquement, ou symptomatiquement, que la revue Dés dirigée par Marcel Arland paraît
en 1922, avec pour mot d’ordre : « les dés sont les maîtres de l’aventure854 ». Malgré tout,
cette conjonction hasardeuse entre hasard mallarméen et hasard avant-gardiste ne se rencontre
ni sous la plume de l’avant-garde – à l’exception de Man Ray – ni dans les commentaires
critiques de l’époque. Même si cette rencontre historique repose visiblement sur un grand

854
P. –M. Orlan, « Dés », Dés, n°1 (non paginé). Il se sera pas fait mention ici du Dés mallarméen.

205
contresens, sans doute productif, mais qui tend finalement à placer l’auteur du Coup de dés
sur le terrain de la destruction de la tradition occidentale du Logos, comme de la ruine de la
tradition cartésienne du sujet volontaire et conscient de lui-même, elle n’en fait pas moins
partie de cette réception polymorphe du poème. Cette question a le mérite aussi de souligner
cette équivoque qui traverse une grande part de la fortune critique posthume de Mallarmé,
tendue entre l’image d’un poète constructeur, et celle d’un poète destructeur.
Le Coup de dés représente la part moderniste de l’héritage mallarméen, inséparable
d’une bipolarisation du champ littéraire. Le jeune Jean Cassou, qui fait ses débuts dans les
revues littéraires avant de tenir la rubrique des « Lettres espagnoles » au Mercure de France,
évoque brièvement le Coup de dés en 1921 dans un hors-série de la revue Action. Il s’agit
d’un court article faisant l’éloge de l’obscurité en poésie ; Cassou propose un bref « essai
d’illustration de la beauté obscure855 », et cite une série de textes appréciés pour leur part
d’énigme : « les plus hauts poèmes de la langue française : la dernière page des
Contemplations, les Chimères, le Coup de dés, le Bateau ivre, le Cimetière marin sont pleins
d’obscurité856 ». Il est intéressant de rencontrer un tel jugement à cette époque, dans une revue
liée aux avant-gardes, mais distincte du dadaïsme. Mais s’il est un témoignage marquant
d’une certaine percée du poème spatial dans le monde des premières avant-gardes, c’est bien
celui de Pierre de Massot, exposé en 1922. Financé par Picabia et Christian, ce livre est
considéré comme « le premier ouvrage critique sur le dadaïsme parisien857 ». Même si cette
courte plaquette souvent dithyrambique et fâcheusement orientée présente un certain nombre
de défauts réels – « naïve et gauche858 » écrit Michel Sanouillet, « assez faible859 » renchérit
Marguerite Bonnet – il n’en demeure pas moins que du point de vue archéologique qui est le
nôtre ici, et indépendamment de tout jugement de valeur, cette étude marque un moment
important de la réception et des usages théoriques du Coup de dés.
D’emblée, dès le titre (« De Mallarmé à 391 »), l’œuvre mallarméenne sert de source aux
tendances les plus neuves de la poésie et de l’art contemporains. Dès les premières pages,
l’influence durable du maître de la génération symboliste sur la génération post-symboliste est
rappelée avec force : « il n’est peut-être pas encore d’écrivain qui ne subisse au moins à ses
débuts l’influence de Stéphane Mallarmé860 » ; ou encore : « le poète d’Hérodiade est toujours

855
J. Cassou, « De l’obscurité », Action, hors-série, 1921, réimpr. J. M. Place, 1999, p. 56.
856
Ibid., p. 55.
857
M. Sanouillet, Dada à Paris, op. cit., p. 320.
858
Ibidem.
859
Breton, Œuvres, op. cit., t. II , p. 1288.
860
P. de Massot, De Mallarmé à 391, op. cit., p. 7.

206
à la base du mouvement contemporain861 ». Pour ce qui est du legs mallarméen, la
comparaison avec le bilan proposé par Gourmont en 1904862 est riche d’enseignement : le
Coup de dés passe désormais au premier plan. L’ami de Picabia et Duchamp écrit en effet :
Mallarmé a développé la recherche du rythme frère de la pensée, de la mélodie savante et des
harmonies secrètes ; il a élargi, en poésie, le domaine du subconscient jusqu’aux limites les plus
absconses de la métaphysique. Il a le premier essayé, dans « Un coup de dés jamais n’abolira le
hasard », ces recherches typographiques qui sont un des traits caractéristiques de la poésie
contemporaine863.

Dans un tout autre esprit, René Ghil, hostile aux innovations futuristes et dadaïstes, visées
sans être nommées, comme au Coup de dés, qu’il juge dépourvu de toute poésie, s’amuse en
1923 à pointer le rapprochement entre ces deux impasses :
(…) le Mallarmé qu’ils ont élu est celui qui écrivit ce dernier poème, est-ce prose, est-ce vers libre ? le
« Coup de dé » (sic), - dont on doute si on l’a compris, tant est pauvre le thème parmi l’entrelacs du
dessin. Figuration comme imitative, à l’aide d’alinéas et de caractères de corps divers864.

L’effet produit par cet éclatement apparent du texte conduit à une méprise : « Par là
évidemment, malgré qu’en Mallarmé tout soit voulu et prémédité longuement, nos poètes ne
regardant que le résultat ont donc voulu voir en sa dernière manière l’initiation à leur art du
Subconscient865 ». Ainsi, Ghil dénoue ce lien, établi hâtivement selon lui, que Massot venait
de nouer un an plus tôt. Il faut alors souligner qu’au moment même où certains construisent
l’image d’un Coup de dés « initiateur » du modernisme, d’autres cherchent aussi à le rattacher
à son contexte d’origine, en soulignant l’écart entre les intentions. Cette tension entre
continuité et rupture, que l’on retrouvera dans toutes les tentatives de situation du poème
mallarméen dans une histoire des formes, est posée dès cette époque.
On voit ainsi que l’œuvre de Mallarmé se trouve alors autour de 1920 écartelée, partagée
entre modernistes et traditionalistes, même si cette bipartition peut paraître un peu
schématique – le cas de Valéry ou d’Ozenfant en témoigne. Le Coup de dés, saisi par la
Modernité d’« Art et Action », doit être réintégré dans la Tradition de la NRF. Si Mallarmé
reste fréquentable pour nombre de poètes liés de près ou de loin à « l’Esprit nouveau » comme
à ses avatars postérieurs, c’est qu’il fut l’auteur, non pas des Poésies, mais du Coup de dés.
Son œuvre se trouve alors, dans ce moment très particulier de sa réception posthume, scindée
en deux ensembles : les Poésies, Divagations et les Vers de circonstance (publication de
1920) d’un côté, le Coup de dés et Igitur (publication de 1925) de l’autre. Le poème de 1897,

861
Ibid., p. 14.
862
Voir notre partie « La disparition ».
863
P. de Massot, De Mallarmé à 391, op. cit., p. 12.
864
R. Ghil, Les Dates et les Œuvres, Crès, 1923, p. 319.
865
Ibid., p. 320.

207
certes republié par la NRF en 1914, représente malgré tout le Mallarmé de l’autre bord, le
Mallarmé hétérodoxe. Ce passage d’une lettre inédite de Royère à Valéry, datant de 1925,
illustre à merveille cet état de fait :
Il me reste à écrire la conclusion et peut-être un chapitre sur Un Coup de dés et Igitur dont la
nécessité ne m’apparaît pas encore. Mon livre en trois chapitres forme tel quel un ensemble et je le
vois complet. Or votre déclaration liminaire si elle s’accorde à mes dires nous ferait créer une
orthodoxie mallarméenne incontestablement très utile en ce moment866.

A l’heure où il parachève son Mallarmé, où les Tzara, les Massot, les Breton et les Christian
viennent de revendiquer l’héritage du poème spatial, le directeur de La Phalange non
seulement hésite à inclure une analyse de ces deux textes867 – on sait qu’il a pourtant porté le
projet d’« Art et Action » en 1919-1920 – mais encore perçoit le besoin urgent de tirer
Mallarmé des mains d’héritiers non légitimes. Il donne ici l’impression de laisser le Coup de
dés aux avant-gardes, comme s’il s’agissait d’une œuvre apocryphe, d’attribution douteuse.
Le constat est à peu près similaire sous la plume de Thibaudet dans son article « Mallarmé
et Rimbaud » de 1922, déjà cité plus haut, qui ne voyait dans les productions des avant-gardes
inspirées du Coup de dés que des « curiosités de bibliothèque, qui font passer quelques quarts
d’heure agréables, mais dont aucune ne rappelle évidemment en quoi que ce soit le caractère
presque tragique de cet admirable poème868 ». Pour la NRF, finalement, le grandiose Coup de
dés mallarméen ne saurait avoir de descendance littéraire.

3) La mémoire des Mardistes : du témoignage au commentaire (1913-1936)

Parallèlement à la première véritable étude développée du poème, qui relance l’exégèse


mallarméenne esquissée à l’époque symboliste de manière à fonder véritablement et
durablement une tradition critique, conjointement au travail des avant-gardes, surgissent les
écrits des disciples du Socrate de la rue de Rome. Ces derniers recueillent et remanient des
articles publiés du vivant du poète, ou bien recomposent leurs souvenirs pour l’occasion, afin
de témoigner d’une œuvre que la NRF fait revivre, même si figurent ici des textes publiés
quelque temps avant le travail d’exhumation entrepris autour de Gide et de Thibaudet. On
verra que le Coup de dés fait l’objet, le plus souvent, d’allusions évasives et de jugements peu
développés. Cette présence ponctuelle, rare, erratique, apporte néanmoins de précieux
renseignements sur le regard porté par des hommes de lettres qui furent des contemporains du

866
J. Royère, lettre à Valéry du 12 octobre 1925, B.N.F., Département des Manuscrits, NAF 19195.
867
La version publiée du livre comprendra finalement un commentaire des deux textes…
868
A. Thibaudet, « Mallarmé et Rimbaud », art. cit., p. 632.

208
poète. On pourra mesurer aussi la distance prise par des admirateurs d’hier devenus parfois
plus réticents. Notons que tous ces textes voient le jour après le livre marquant de Thibaudet.

a) H. de Régnier : la « suprême tentative » (1913)


Régnier évoque de manière très allusive le Coup de dés, à deux reprises, dans ses
souvenirs relatifs au temps du symbolisme. En 1913, dans Portraits et souvenirs, il mesure le
chemin parcouru par le poète, d’une esthétique l’autre :
Entre les premières pièces publiées par le Parnasse Contemporain et le mystérieux morceau
intitulé le Coup de dés, qui fut, je crois, la suprême tentative du poète, celle où le mena le plus
loin son génie de l’ellipse, il y a un écart considérable869.

Pour le Régnier de 1913, le Coup de dés fait bien partie de la bibliographie de Mallarmé ;
mais il demeure un mystère de concentration. En 1923, il évoquera à nouveau brièvement le
texte dans des termes assez similaires, à propos d’une anecdote courtoise et bucolique. Au
retour d’une promenade en compagnie de Mallarmé et de Méry Laurent, les deux poètes font
envoler des pigeons donnés par la Dame :
Nous libérâmes nos prisonniers comme une offrande ailée au beau ciel nocturne où les étoiles
étalaient déjà ce « coup de dés » que Mallarmé devait célébrer en un mystérieux poème, sorte
d’indication elliptique et suprême de l’œuvre irréalisable qu’il rêvait870.

Comme chez Valéry, le Coup de dés marque à jamais de son empreinte la vue du ciel étoilé,
qui enfante par analogie la convocation du poème. En outre, Régnier, qui s’éloigne sur ce
point du jugement de Mockel, situe le Coup de dés dans la proximité du Livre, dont il serait
un aperçu asymptotique, esquissé en creux.

b) R. Ghil : l’impasse du formalisme (1923)


Le théoricien de l’instrumentation verbale, après avoir gratifié Mallarmé de tous les
éloges dans son Traité du Verbe de 1886, est conduit à nuancer considérablement son propos
au terme d’un parcours personnel qui l’amène à promouvoir une « poésie scientifique »
appuyée sur une conception matérialiste et évolutionniste de l’existence. Le portrait qu’il fait
de son ancien Maître dans les Dates et les Œuvres de 1923 s’avère en effet des plus
contrastés. Il reproche au Mallarmé des dernières œuvres de s’être enfermé dans une
recherche purement grammairienne, sacrifiant les idées, devenues à ses yeux « simples,
simplistes même, quasi inexistantes en certain cas », au « vertige du Verbe », ce qui fait de ses

869
H. de Régnier, Portraits et souvenirs, Mercure de France, 1913, p. 86.
870
H. de Régnier, « Sur Mallarmé » (1923), Proses datées, Mercure de France, 1925, p. 30.

209
poèmes des « jeux, hélas ! ressuscitant l’art des Rhétoriqueurs871 ». Prolongeant cette critique
d’une poésie excessivement formelle, il aborde le Coup de dés, après avoir cité les remarques
de Mauclair tirées de L’Art en silence, en ironisant sur ces scrupules typographiques qu’il ne
peut admettre : « Voilà donc la suprême préoccupation !872 ». Ghil, contrairement à Mockel
qui parlait de « dissertation lyrique », rejoint ici les réserves d’un Remy de Gourmont à
l’endroit de l’utilisation des ressources de la typographie, dérisoire jeu formel. Il note en
effet : « (…) Mallarmé en arrivait alors à n’avoir en vue que des recherches de Forme – qui,
examinées, semblent nier la valeur en elle-même et du verbe et de la pensée. (…) Mallarmé a
succombé, halluciné de la seule Forme873 ». Plus loin, il revient à la charge en pointant les
contradictions qu’il discerne dans le projet mallarméen :
(…) « la disproportion » qui existe entre ce vaste plan d’une œuvre voulue complexement
philosophique, et la manière d’art stérilisée à ne plus contenir presque d’idée, où l’idée n’est
plus que prétexte à recherche d’expression verbale, pour le Verbe, exaspéré à se contenter en
soi-même (…) où, suprême contradiction, il niera même toutes valeurs non seulement de
l’Idée mais du Verbe en soi, quand, dans le « Coup de dé » (sic), il s’ingéniera pour les
distinguer à des arrangements qui nécessitent de puiser en toutes les casses de l’imprimeur874.

On retrouve sous sa plume un peu plus loin, tel un refrain, le même constat d’échec et de
dérive formaliste, suant le ressentiment, et non sans confusion dans la formulation :
Le poème du « Coup de dé » (sic), dernière et illusoire recherche de Mallarmé dans l’absolu
de la Forme qui, ici, prime toute idée, dénonce pour moi, précisément, cette disproportion
pénible entre son grand rêve et sa technique poétique propre surtout à du détail de l’inspiration
égotiste et hasardeuse dont il n’est pas sorti875.

Dans ces conditions, il faut le souligner, Ghil ne saurait voir dans le Coup de dés une ébauche
ou un fragment de l’Œuvre rêvé, qui resta pour lui une pure chimère, quoiqu’il donne, on le
sait, quelques précisions à son sujet876 : « il est évident que pas une page parmi sa publication
poétique n’a trait à cette Œuvre elle-même877 ». A l’inverse de certains Mardistes comme
Régnier, Dujardin ou Mauclair, Ghil, qui véhicule l’image d’un disciple bien informé,
estimant avoir eu le privilège de tenir de Mallarmé davantage de révélations que les autres
visiteurs de la rue de Rome sur son projet de l’Œuvre878, dissocie radicalement les deux

871
R. Ghil, Les Dates et les Œuvres, Crès, 1923, p. 228-229.
872
Ibid., p. 230.
873
Ibid. p. 231.
874
Ibid., p. 237.
875
Ibid., p. 243.
876
L’Opus aurait comporté vingt volumes hiérarchisés : quatre « livres-thème » contenant des « propositions
génératrices » auraient chacun engendé quatre livres dérivés ; un des livres-thème aurait eu pour motif « moi
n’étant pas, rien ne serait »,et le « tout créerait une philosophie du monde », ibid., p. 234.
877
Ibidem.
878
« Nous devons donc en parler en recueillant le peu qu’il en a dit à moi-même, et à quelques uns en ses soirées
du Mardi. Je rapporterai quelques indications par moi retenues et qui n’ont pas été sues ou rappelées par
d’autres », ibidem. Notons en passant ce « à moi-même » placé en tête…

210
recherches. Le Coup de dés, rebut du dernier Mallarmé, n’avait pas sa place dans
l’architecture du Livre avec lequel, en tant que forme vide, il n’entretenait d’ailleurs pas le
moindre rapport. Précisons d’ailleurs que dès 1912, dans un article publié dans la Vie, à
l’heure de la pose de la plaque commémorative rue de Rome, il avait donné quelques
souvenirs du Maître, qui l’avaient amené à parler du projet de l’Œuvre, dont les « parties
s’harmonisaient dans son esprit lentement », sans faire la moindre allusion au Coup de dés :
« Il en préparait cependant à tout heure, des matériaux, qui consistaient en la mise en notes,
sur de petits carrés de papier dont il avait provision sur soi, de toutes les pensées surgissant
valables et propres à prendre place en quelque endroit de cette œuvre à venir879 ».
Quant à la forme poétique adoptée par le texte, le jugement n’est pas établi avec fermeté.
Ghil relève les divergences de vue en la matière :
Pour Mauclair, c’est un compromis entre le vers et la prose ; or, Gustave Kahn prétend, de son
côté, que ce sont des « vers libres », et que sa persuasion n’est pas étrangère à cette conversion
tardive de Mallarmé dont toute l’œuvre est de facture classique880.

Mais sa propre position reste flottante. Il estime d’un côté que le Coup de dès relève du poème
en prose, sans aucune justification, dans un autre passage de son étude, alors qu’il énumère
les publications mallarméennes : « cet étrange poème en prose du « Coup de dé » (sic) qui a
été sa dernière page881 ». Mais, plus loin, évoquant le poème dans un autre contexte, il sera
beaucoup moins affirmatif : « est-ce prose, est-ce vers libre ?882 ». Les incertitudes demeurent.
On trouve deux autres allusions très significatives au poème dans un autre texte recueilli
dans les Dates et les Œuvres, écrit en 1922, intitulé « Devant le présent ». Il s’agit pour Ghil
de prendre position face à certaines recherches modernistes, stimulées par la « théorie du
Subconscient », que son rationalisme ne peut que réfuter. Il est fort probable qu’il ait alors à
l’esprit le texte de Pierre de Massot cité supra, publié en 1922, qui rappelons-le, louait
Mallarmé d’avoir « élargi, en poésie, le domaine du subconscient ». Ghil évoque alors la
question des « Précurseurs » de cette nouvelle génération poétique :
Mais Mallarmé ? Quel Mallarmé est par eux revendiqué ? Non, ce n’est point le maître du
Symbole, ce n’est davantage le poète de l’incomparable verbe mélodique de l’Après-midi d’un
faune et d’Hérodiade, et de sonnets où s’exalte plus encore d’être astreinte à une suprême
pureté, une occulte beauté. Non : le Mallarmé qu’ils ont élu est celui qui écrivit ce dernier
poème, est-ce prose, est-ce vers libre ? le « Coup de dé » (sic), - dont on doute si on l’a
compris, tant est pauvre le thème parmi l’entrelacs du dessin. Figuration comme imitative, à
l’aide d’alinéas et de caractères de corps divers883.

879
R. Ghil, « Stéphane Mallarmé », La Vie, 8 juin 1912, p. 485.
880
Ibid., p. 230.
881
Ibid., p. 221.
882
Ibid., p. 319.
883
Ibid., p. 319.

211
On retrouve la condamnation du poème fondée sur le postulat que la poésie doit transmettre
des idées. Un telle conception intellectualiste ne peut que rejeter un texte qui, en apparence, se
borne à dérouler une simple tautologie d’une part, et qui, d’autre part, semble rechercher des
effets d’iconicité aux dépens de la richesse de la pensée. Puis il énonce les raisons de cette
élection nouvelle du poème :
Mallarmé procédant par ellipses, de plus en plus supprimant transitions et relations dans le
poème du « Coup de dé » (sic) arrive à l’extrême, à l’impossible du procédé. Le lien logique,
s’il existe, n’apparaît plus. Juxtaposés, comme à distance dans le vide, les alinéas, les phrases
ont l’ai de surgir indépendamment… Par là évidemment, malgré qu’en Mallarmé tout soit
voulu et prémédité longuement, nos poètes ne regardant que le résultat ont donc voulu voir en
sa dernière manière l’initiation à leur art du Subconscient884.

Ce jugement illustre parfaitement les contradictions de la réception du Coup de dés, à une


époque où s’affirme une nouvelle sensibilité poétique. Cette admiration contemporaine repose
à ses yeux sur un grand malentendu : victime des apparences, l’avant-garde convertit une
poétique de la conscience en poétique de l’inconscient. Mais en dernier ressort, l’analyse de
Ghil reste très cohérente, et rencontre finalement celle de ses adversaires : ce poème si peu
logique, privilégiant les ressorts analogiques, visuels et formels, sur le contenu intellectuel,
échec du point de vue rationaliste, devient une réussite inaugurale du point de vue moderniste.
Ghil, fort de ses présupposés intellectualistes, entérine l’idée que le Coup de dés sort
finalement du cadre symboliste, et retrouve, par un autre chemin, la critique d’un Albert
Mockel. Ghil d’un côté et la mouvance surréaliste de l’autre dégagent du Coup de dés des
caractéristiques identiques, que chacun va affecter de signes opposés, en fonction d’une table
des valeurs elle-même opposée : d’une axiologie l’autre.

c) Claudel : poème de la Page, poème de « l’abdication » (1925-1926)


Deux textes fameux de 1925 évoquent très rapidement le Coup de dés, Réflexions et
propositions sur le vers français, ainsi que La Philosophie du livre. Puis « La Catastrophe
d’Igitur », publiée pour la première fois dans l’hommage de la NRF de novembre 1926, fera
également allusion au poème mallarméen.
Evoquant le devenir du vers à l’époque romantique, Claudel constate que le distique a fait
place à la phrase et au motif, qu’il définit comme « patron dynamique » ou « centrale qui
impose sa forme et son impulsion à tout poème ». Après avoir cité quelques exemples de ce
mode de structuration à la fois syntaxique et rhétorique empruntés à la poésie romantique, il
écrit :

884
Ibid., p. 320.

212
Et cela me fait souvenir que dans une de mes dernières conversations avec Stéphane
Mallarmé, il m’expliquait qu’il voulait prendre pour point de départ de chacune des parties de
son grand poème typographique et cosmogonique une invitation grammaticale encore plus
simple, par exemple ces mots : Si tu, « pareils à deux doigts qui simulent en pinçant la robe de
gaze une impatience de plumes vers l’idée »885.

Ce témoignage, quoique précieux, concorde avec ce que l’on sait par ailleurs de la poétique
mallarméenne, fondée, depuis la crise d’Hérodiade, sur la volonté de céder l’initiative aux
mots. Mais, plus précisément, ces lignes rappellent l’importance, aux yeux du poète syntaxier,
du fait grammatical, à côté du fait lexical, dans la composition du texte. Une lecture rapide du
Coup de dés atteste ces dires. On peut en effet voir dans certaines ouvertures de double page
(« soit que », « ancestralement à », « comme si », « c’était », ou « excepté à ») des matrices
proprement grammaticales, qui établissent des rapports. Il faudra préciser cette question.
Dans la conférence florentine pourtant intitulée « Philosophie du livre », Claudel, on le
sait, médite sur les rapports entre la pensée et ses conditions matérielles d’apparition, ce qu’il
nomme « physiologie du livre », ce que des contemporains ont rebaptisé « médiologie ». Il
aborde successivement trois unités, le mot, la page et le livre. Alors qu’il évoque la page,
Claudel inscrit le Coup de dés dans un cadre large, celui de l’histoire de l’écrit occidental,
manuscrit et imprimé. Le poème-titre mallarméen renouvelle les formes du scripturaire, après
l’enluminure carolingienne et le folio italien :
Aujourd’hui même du fait de la presse et de la publicité, cet art du titre, de ce qu’on pourrait
appeler le tableau typographique, montre une espèce de renaissance. Stéphane Mallarmé
admirait beaucoup la disposition de certaines affiches, de la première page des journaux, avant
que les images photographiques ne soient venues la gâter. Il y a puisé l’idée d’un de ses plus
curieux poèmes dont je vous parlerai tout à l’heure : Un coup de dés jamais n’abolira le
hasard886.

On retrouve ici un écho de la « note » d’une autre conférence, mallarméenne cette fois : La
Musique et les Lettres, qui célébrait l’affiche, initiatrice d’un « parler nouveau887 ». Comme
Valéry, comme Thibaudet, Claudel, reprenant aussi, sans doute, des propos énoncés rue de
Rome, situe le projet mallarméen dans la culture visuelle d’une époque. Les premiers
commentateurs du texte soulignent ainsi le rôle stimulant, pour ce qui est de la genèse du
poème, de l’usage journalistique et publicitaire de la typographie. Le Coup de dés s’affirme
comme un objet littéraire qui a sa place dans une histoire de l’imprimé.

885
Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », Œuvres en prose, éd. J. Petit et Ch. Galpérine,
Gallimard, 1965, p. 15.
886
Ibid., p. 76.
887
OC, t. I, p. 75.

213
Puis vient une méditation sur le blanc typographique, non pas contrainte, mais condition
de la poésie : la page, conçue comme « plateau888 », non seulement porte et encadre la pensée,
établit un certain rapport entre le texte et ses marges, mais surtout libère un espace de
résonance, un domaine de suggestion que le poète nomme « champ magnétique889 ». Claudel
fait de la page le lieu même de la poésie, tandis que la prose opère son déroulement dans la
temporalité et la linéarité du livre. En tant que forme-sens, surface matérielle intrinsèquement
liée aux signes tracés, la Page s’offre comme l’espace de la nécessité. Loin d’être indifférent,
neutre, ou arbitraire, le support de la pensée poétique participe de la pensée poétique, la
confirme comme pensée poétique. Telle est finalement la leçon mallarméenne, la justification
du Poème par la Page, de la Page par le Poème :
C’est cette importance de la page, c’est cette idée du rapport nécessaire entre le contenu
poétique et son contenant matériel, entre ce plein et ce vide, qui avait inspiré à Stéphane
Mallarmé l’idée de sa dernière œuvre, de ce grand poème typographique (…)890.

Puis il continue en ces termes :


Mallarmé avait eu l’idée que dans un poème toutes les parties n’ont pas la même importance,
ne sont pas proférées avec la même intensité. Il y a des affirmations qui doivent être en
quelque sorte vociférées, qui sont faites pour se carrer sur le papier en lettres énormes, qu’elles
tolèrent ou non au-dessous d’elles en lignes plus ou moins nettes ou disjointes, modestes ou
hardies, la présence d’une glose. Il y a au contraire des mots secrets et tout petits, des parties
naturellement occultes qui se cachent parmi les feuillets qu’il faut écarter avec la main ou
même au plus épais de ce portefeuille que le couteau seul saura ouvrir au jour. Et je me
souviens, tout au haut d’une grande page blanche, de ce seul mot plume en caractères italiques,
comme un flocon de neige ou comme l’unique duvet qui reste d’une colombe disparue891.

Claudel reprend ici les indications de la préface de l’édition Cosmopolis, qui associait à la
variation typographique la variation du volume sonore de la voix lisante, ainsi que la variation
de l’intonation892.
Il termine en donnant ce qui aurait été l’intention de cette œuvre :
Dans l’esprit de Mallarmé ce travail n’était que le premier essai d’un grand poème, où, à la
manière des anciens philosophes de la Grèce, il aurait voulu renfermer l’explication du monde,
et dont la page qu’on tourne aurait été non seulement le récipient inerte, mais l’instrument lui-
même comme le violon l’est de la musique893.

Le poème de 1897 serait l’esquisse de ce poème total et totalisant, rapproché des œuvres
présocratiques, qui aurait eu la double caractéristique d’être agencé comme une mise en page

888
Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », op. cit., p. 77.
889
Ibid., p. 76.
890
Ibid., p. 77-78.
891
Ibid., p. 78.
892
« La différence des caractère d’imprimerie entre le motif prépondérant, un secondaire, et d’adjacents, dicte
son importance à l’émission orale, et la portée, moyenne, en haut, en bas de page, notera que monte ou descend
l’intonation. », OC, t. I, p. 392.
893
Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », op. cit., p. 78.

214
et une mise en musique du monde. Comme Régnier, Claudel fait du Coup de dés un coup
d’essai, privé d’autonomie propre, un hors-d’œuvre qui annonce l’œuvre-somme à venir. Il
n’est pas question ici de cycle, comme chez Kahn, Ghil ou Valéry.
Mais il est intéressant de noter que dans ce texte de 1925, le Coup de dés, tout en étant
rapproché du grand projet mallarméen du Livre, et de l’idée mallarméenne du livre comme
« instrument spirituel », relève avant tout, si l’on suit la tripartition claudélienne, de
l’ensemble Page, et non de l’ensemble Livre, puisque l’opposition page / livre recoupe, on l’a
vu, la dichotomie poésie / prose. Un peu plus loin, méditant sur le livre conçu comme
« instrument de connaissance894 », il écrit : « l’histoire, la science, la morale, la fiction, voilà
le domaine de la prose. Voilà le contenu à quoi ne suffit plus la capacité d’une simple page. Il
faut le livre entier, le recueil, et non plus une simple feuille comme un estampage (…)895 ». Il
faut ici rappeler que Mallarmé, dans sa lettre à Camille Mauclair du 8 octobre 1897,
comparait justement les pages du Coup de dés à des estampes896. Dans cette perspective
claudélienne, le poème typographique s’avère étranger à l’idée de livre : il est page, suite et
battement de pages, « album d’imagerie abstraite » peut-être, comme l’écrivait Valéry à la
même époque.
Un an plus tard, il revient sur le Coup de dés, lors de son commentaire d’Igitur :
Mallarmé a toujours tenu que « l’explication » du monde, soit par le Vers, soit, autant que j’ai
pu le comprendre au cours de nos rares conversations, par une sorte d’énonciation scénique ou
de programme auquel la musique et la danse auraient servi de commentaire, soit par le livre et
cette espèce d’équation typographique qu’il a réalisée dans le Coup de dés, était une chose
possible897.

Le Coup de dés appartient donc à l’une des trois voies de l’œuvre : ni Vers, ni Théâtre, il
relève du Livre. Poème du Nombre, il se voit caractérisé par une métaphore mathématique,
que l’on aurait souhaité voir davantage développée…
On connaît la suite : le projet mallarméen de l’explication du monde par le Livre, parce
que fondé sur les bases matérialistes énoncées dans Igitur, se condamne à n’être qu’un
« double vain898 ». Il va de soi que, pour le chrétien, le Livre n’a pas à être écrit ; il existe
déjà, sous la forme double du texte biblique et du texte cosmique, conformément à la vieille
conception analogique de la Création : le poète, allié désormais au philosophe et au

894
Ibid., p. 78.
895
Ibid., p. 79.
896
« Au fond, des estampes », OC, t. I, p. 818.
897
Claudel, « La catastrophe d’Igitur », op. cit., p. 511.
898
« (…) si ce monde autour de nous tel quel est la seule réalité, si l’explication que nous pouvons en trouver
n’est qu’une mimique et non pas une clef, à quoi bon se fatiguer à sortir de nos ressources poétiques un double
vain ? », ibid., p. 512.

215
scientifique, avance en déchiffreur des hiéroglyphes divins, « une main sur le Livre des Livres
et l’autre sur l’Univers899 ». On comprend maintenant pourquoi Claudel dissocie la Page du
Coup de dés du Livre tel qu’il le conçoit. Dans cette « philosophie du livre », il n’y a pas de
place pour une poésie du livre ; le Coup de dés, quoique rattaché au rêve du Livre par fidélité
aux propos du Maître, n’est pas évoqué comme le prototype d’un livre neuf, impossible à
penser : il demeure solidaire et emblématique d’une poésie de la page.
Notons pour terminer que Claudel situa aussi le poème dans le parcours intellectuel de
Mallarmé, qu’il ne manqua pas de rapprocher d’Igitur fraîchement révélé :
Et il est remarquable que la carrière de ce prince de la moderne Elseneur ne se soit achevée que
quand il eut repris et développé le geste suprême d’Igitur, ce coup de dés jeté [note : Un coup de
dés jamais n’abolira le hasard, poème] dans la nuit, et en somme un peu pareil au pari de Pascal,
cette magnificence de grand seigneur qui jette sa bourse, cette abdication du mage qui n’attend
plus rien de la science et de l’art (en un mot du chiffre), cette connaissance que le contingent
n’arrivera jamais à faire de l’absolu et à réaliser autre chose qu’une combinaison précaire et dès
lors frivole900.

Le lancer mallarméen de 1897, au seuil de la mort, est donc perçu à la fois comme un geste
chevaleresque et magnanime, et comme un acte de renoncement total. Fidèle en partie à la
lecture inaugurale de Thibaudet, Claudel retrouve le parallèle avec Pascal, et entérine l’idée
d’un échec humain. Mais à la différence du critique de la NRF, il accentue ce motif du
désastre final, dans la mesure où la constellation, image de « l’œuvre absolue » inaccessible
chez Thibaudet, devient ici une figure désespérément contingente (« combinaison précaire et
dès lors frivole »). Claudel, qui livre sans doute ici une des lectures les plus profondément
pessimistes du Coup de dés, butte devant ce qu’il perçoit comme l’expression d’un
matérialisme effrayant. On ne s’étonnera donc pas qu’il fasse du Faune « l’œuvre
essentielle901 » de Mallarmé. Ce Coup de dés à l’inverse semble alors le parfait représentant
du grand « drame du XIXe siècle », vécue par cette génération « séparée de Dieu », confrontée
à « l’absence réelle », et qui « n’a plus rien à dire902 ».
Mais en dépit de ces divergences radicales, il y aurait lieu aussi d’étudier plus avant
l’influence profonde de l’auteur du Coup de dés sur celui qui insistait en ouverture de ses
« Réflexions et propositions sur le vers français » sur le discontinu dans la pensée, et le blanc
dans le poème. Tout en réhabilitant l’inspiration contre le travail, glorifié par Valéry, Claudel,
au milieu des années 1920, part en guerre contre les tenants du « hasard créateur903 », qui

899
Ibid., p. 513.
900
Ibid., p. 510.
901
Claudel, lettre à H. Mondor de 1949, op. cit., p. 1457.
902
Claudel, « Notes sur Mallarmé » (1913), op. cit., p. 514.
903
Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », op. cit., p. 3.

216
oublient que la « raison » et le « goût » doivent conduire l’acte poétique vers un « but ». Dans
la perspective d’un tel finalisme créateur aux accents mallarméens, « c’est l’Iliade qui crée les
mots904 », et non l’inverse.

d) A. Fontainas : un « fragment » du Livre (1930)


On se souvient qu’André Fontainas avait été initié au Coup de dés par Valéry au
printemps 1897. Nous ne rencontrons cependant aucune allusion au poème ni dans ses notes
contemporaines de la parution du texte donné à Cosmopolis905, ni dans ses écrits relatifs au
mouvement symboliste906. La quarantaine de pages consacrées à l’œuvre de Mallarmé, très
pauvres, largement tributaires d’un Thibaudet ou d’un Valéry, se limite à un montage de
citations. Le traitement réservé au Coup de dés n’échappe pas à ce dépeçage qui n’apporte
strictement rien à la tradition critique, si l’on excepte cette hyperbole, qui vaut d’être citée :
« Igitur renferme la conception initiale de ce poème, unique dans la littérature des âges et des
peuples907 ». Malgré tout, il convient d’en extraire une phrase, en raison de la réaction qu’elle
suscita chez Valéry. Fontainas, à la suite de quelques Mardistes comme Régnier ou Claudel,
voit un lien entre le poème et le Livre :
Le livre existe, auquel il avait voué les forces de son inspiration et de sa méditation. Il en a
exécuté le fragment qui scintille assez glorieusement pour que le surplus s’en trouve indiqué.
(…) Il a connu ce qu’il n’a pu accomplir, et c’est le Coup de dés … ! Mais qui faudrait-il
qu’on fût pour oser entreprendre de le compléter 908?

Cette assertion sera aussitôt contestée par Valéry :


Très bon le Mallarmé, étonnamment complet dans vos 40 pages. Je ne sais si votre proposition
(que le Coup de dés est un fragment du Livre) est profondément exacte. C’est possible – ce
serait un essai à écrire…Elle ne l’est pas historiquement puisque Stéphane Mallarmé nous a dit
(au moins deux fois) que ce genre, par lui créé, de poème – il y voyait un moyen d’expression
pour des sujets d’ordre intellectuel – et qu’il comptait faire chaque année une œuvre de ce type
particulier.
Mais nous ne savons pas le fond du fond909.

Valéry, faisant appel à sa mémoire, apporte ici un témoignage précieux, qui, tout en reprenant
certes l’intention énoncée dans la préface de Cosmopolis (le poème de l’intellect), donne un
poids supplémentaire à l’idée, déjà formulée par Kahn, implicite chez Ghil, reprise par

904
Ibidem.
905
A la date du 3 mai 1897, Fontainas retrace un voyage en Picardie aux côté de Valéry (De Stéphane Mallarmé
à Paul Valéry. Notes d’un témoin, Edmond Bernard, 1928 [n. p.] ).
906
Rien n’est dit du Coup de dés ni dans Mes Souvenirs du symbolisme (La Nouvelle Revue Critique, 1928), ni
dans son article « Origine et explication du symbolisme » (La Muse française, 15 juin 1936), ni dans son
Tableau de la poésie française d’aujourd’hui (La Nouvelle Critique, 1931).
907
A. Fontainas, Dans la lignée de Baudelaire, La Nouvelle Revue Critique, 1930, p. 73.
908
Ibid., p. 84.
909
Valéry, lettre à Fontainas du 26 mai 1930, Valéry-Fontainas, Correspondance, op. cit. , p. 238.

217
Thibaudet à partir justement de son échange de lettres avec l’auteur de Monsieur Teste, d’un
cycle de poèmes composés à l’image de celui de 1897. Ainsi se trouve formulée au grand jour
cette indication que Valéry avait dû donner dès 1911 dans sa lettre de réponse au critique de la
NRF.

e) A. Poizat : un poème « écrit pour Valéry » (1930)

Ancien Mardiste, Alfred Poizat publia assez tôt un texte sur le symbolisme910 dans lequel
il plaça une longue étude documentée sur Mallarmé, accordant une large place à la pensée
difficile de Divagations, fait extrêment rare à cette date911. Mais à aucun moment il ne sera
question du Coup de dés dans cet ouvrage pourtant publié après le livre de Thibaudet et
l’édition de 1914. Sur la question du vers libre en particulier, il écrivait : « ni Verlaine ni
Mallarmé surtout ne l’avaient réellement pratiqué912 ».
Il revient sur l’hôte des Mardis assez longuement dans un texte de 1930 qui évoque le
symbolisme à travers trois figures majeures : Verlaine, Mallarmé et Valéry913. Le propos
oscille entre hagiographie (« l’homme au châle, le grand, le beau, le mystérieux Mallarmé »),
témoignage, et analyse. C’est ainsi qu’il présente un Mallarmé ne cessant « depuis plus de
vingt ans de méditer sur le sens que comportait à ses yeux la poésie en tant qu’interprétation
du surnaturel inclus en la destinée humaine » ; il poursuivait : « c’est à quelques unes de ces
incursions à travers notre mystère que sa conversation nous incitait914 ». C’était là résumer
l’essentiel du projet des Divagations, que Poizat commente dans la lignée de Royère, bâtissant
ainsi l’image d’une esthétique mallarméenne assez éloignée de celle construite par l’auteur de
Monsieur Teste. Poizat rappelle un fait à ses yeux insuffisamment souligné jusqu’ici, à savoir
l’influence déterminante sur tout le symbolisme du « mouvement des sciences
psychologiques », qui fit du Moi un « vaste champ de phénomènes915 ». L’âme symboliste
n’est pas individuelle mais collective ; elle est « une partie de l’âme universelle humaine ».
Poizat, l’un des premiers, inscrit la démarche mallarméenne dans ce grand mouvement,
aujourd’hui largement connu, de la psychologie des profondeurs vue sous l’angle de
l’Universel : « ce qu’il étudiait en lui-même, ce n’était pas Mallarmé, c’était l’homme

910
Le Symbolisme. De Baudelaire à Claudel, La Renaissance du Livre, 1919.
911
Il écrit en particulier que Mallarmé fit de la poésie « l’acte religieux par excellence », et que « l’homme doit
accomplir, en créant, sa fonction de dieu », Le Symbolisme, op. cit., p. 100.
912
Ibid., p. 154.
913
A. Poizat, « Du symbolisme », Du Classicisme au symbolisme, s. d. [1930], La Nouvelle Revue Critique, p.
175-216.
914
Ibid., p. 183.
915
Ibid., p. 184.

218
assistant par la poésie à la représentation symbolique de son propre drame916 ». Le poème,
loin d’être autotélique comme le voudra une certaine vulgate critique héritière du formalisme,
ne vise ainsi rien d’autre que le Soi ou le Type. Il nous semblait important, au cours de ce
travail de réception critique, d’insister aussi, quitte à déborder un peu le cadre fixé par cette
recherche de type monographique, sur une dimension de l’œuvre en grande partie refoulée par
la critique post-structuraliste.
Poizat se trouve amené à évoquer le Coup de dés lorqu’il traite de la filiation Mallarmé-
Valéry. Il commente alors cet art de l’ellipse savamment manié par l’auteur du Mystère dans
les Lettres. Le texte de 1897, comme chez Régnier, marque un point culminant :
Mallarmé alla plus loin. Il poussa la tentative jusqu’à essayer de transporter en littérature l’une des
opérations les plus subtiles de la musique moderne et qui consistait à insérer une phrase motif dans
une composition d’orchestre. C’est le morceau fameux : « Un coup de dé (sic) jamais n’abolira le
hasard ». (…) La tentative de Mallarmé nous parut à la plupart ahurissante. Et pourtant elle
répondait à une des préoccupations initiales du symbolisme. Nous ne parlions que d’orchestration
du poème. (…) De cette orchestration Mallarmé nous donnait un exemple positif, mais cet
exemple ne fut pour nous que ce qu’il était en réalité : de l’algèbre ! un tracé des conditions à
remplir pour réaliser le transfert en littérature de la technique musicale917.

Poizat, rejoignant certes un Boschot ou un Valéry, a le mérite ici de situer le Coup de dés dans
un contexte esthétique large, nuançant ainsi son pouvoir de rupture. Mais son témoignage
confirme cependant, en 1930, le sentiment de sidération qui saisit en 1897 l’entourage du
Maître, comme nous l’avons vu dans notre partie consacrée à la « réception immédiate ».
Malgré l’horizon d’attente dessiné par le wagnérisme et les recherches symbolistes menées en
direction de la musicalisation de la poésie, le Coup de dés venait trouer le tissu des
représentations du moment. Notons aussi que Poizat, qui semble se faire l’écho d’un avis
partagé, considère le texte (« un tracé ») comme un coup d’essai, un programme, une œuvre
en attente d’œuvre, un poème de l’acheminement vers le poème. On a vu que c’était le
sentiment de Mauclair dès 1897, qui considérait le Coup de dés comme « l’exposé de
l’armature d’un poème ».
Poizat complète cet aperçu en faisant de ce texte opaque et chiffré, œuvre algébrique,
comparée à un « outil de science918 », une sorte de poème sur mesure, destiné à un lecteur
unique, choisi, élu, à savoir Paul Valéry. Il écrit en effet : « Je ne suis pas éloigné de croire
que le fameux « Coup de dé (sic) » fut écrit pour celui-ci919 ». Enfin, le poème donné à
Cosmopolis semble venir incarner concrètement le programme esquissé lors des soirées des

916
Ibidem.
917
Ibid., p. 199-200.
918
Ibid. p. 204.
919
Ibid., p. 201.

219
Mardis, et inscrit dans quelques pages de Divagations. Comme l’écrivait Gide à Mallarmé en
mai 1897, le Coup de dés, si l’on en croit aussi Poizat, avait quelque chose d’un poème
attendu :
Mais Mallarmé était bien obligé de répondre sur ce point à l’immense attente qu’il avait
provoquée. C’est pourquoi il se décida à écrire son « Coup de dé (sic) ». Si ce singulier poème
fournit une proie à la curiosité et à la pénétration étonnantes de Valéry, il ne lui simplifia pas le
problème au contraire920.

Poème attendu troublant tous les horizons d’attente, telle est la paradoxale existence de ce
texte anomal.

f) C. Mauclair : « un aveu désespéré » (1935)

L’auteur du Soleil des morts, comme on l’a rappelé plus haut, fut l’un de ces
interlocuteurs privilégiés qui accompagnèrent l’élaboration du Coup de dés. Mallarmé lui
envoya durant l’été 1897 des épreuves imprimées par Didot921. Dans Princes de l’Esprit,
recueil d’articles, le disciple rattache l’œuvre à des recherches visant l’élaboration d’une
nouvelle forme de vers libre, rejoignant ainsi le jugement de Gustave Kahn : « Dans les
derniers temps de sa vie, Mallarmé s’était rangé à une conception spéciale du vers libre, après
avoir longtemps hésité. Il avait dirigé ses recherches sur ce point, et en avait publié un
exemple typique, dont je ne pense pas que la critique ait eu communication922 ». En 1935,
dans Mallarmé chez lui, le disciple revient rapidement sur cette œuvre. Il évoque à nouveau
l’interlocuteur qu’il fut du poète engagé dans un travail d’expérimentation. Le poème se voit
situé par rapport au projet du Livre ; il semble en constituer l’esquisse ou le prototype :
Il ne cesse de parler du Livre, mais il ne le tente pas. Il prononce ce mot de Livre avec une
solennité mêlée de crainte, un accent qui me faisait rougir des premiers bouquins que j’osais
publier de vingt-deux à vingt-six ans, et que j’osais lui soumettre. Il fait de ce Livre, Terre
Promise, où il n’entrera point, une description mystique, et il veut en accentuer le caractère
exceptionnel et sacré en en modifiant l’aspect extérieur et la typographie. Désespérant de saisir
l’Idée, il raffine sur la forme du coffret où elle devra être enclose. Cela le conduit à la dernière
tentative : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard »923.

On retrouve ici, certes moins appuyées, les critiques de Gourmont et de Ghil ; celles-ci
transparaissaient déjà en 1897 dans la lettre que le disciple adressa au Maître, comme nous
l’avons vu plus haut. Mauclair laisse entendre que le Coup de dés n’est à ses yeux qu’un
exercice de style qui tient de la virtuosité artisanale et de la préciosité décorative. Le dernier

920
Ibid., p. 205.
921
Voir la lettre de Mallarmé à Mauclair du 8 octobre 1897, OC, t. I, p. 818. Le poète remercie son destinataire
pour son « coup d’œil si avant ».
922
C. Mauclair, Princes de l’Esprit, op. cit., p. 108.
923
C. Mauclair, Mallarmé chez lui, Grasset, 1935, p. 175-176.

220
Mallarmé, de nouveau impuissant, verse dans l’esthétisme et le formalisme. C’est aussi tout à
la fois un complément et un renouvellement d’Igitur :
Il a attendu un quart de siècle pour donner à Igitur sa contre-partie en écrivant le Coup de dés,
et pour ajouter à l’obscurité d’une métaphysique pessimiste un dispositif typographique propre
à effarer les imprimeurs et à exaspérer les critiques et les lecteurs. Quand, de Valvins,
Mallarmé m’envoya ces épreuves, je restai confondu924.

Ainsi se poursuit la légende noire du Coup de dés, poème du négatif et du désastre, naufrage
d’une pensée incapable de dépasser ses propres insuffisances. C’est finalement une œuvre-
testament que Mallarmé aurait lancée depuis les cimes du désespoir. Animée du dernier
souffle du grand Martyr des Lettres françaises, elle proclamerait, dans un râle stérile, l’échec
de la recherche de l’Absolu :
Et je devinais confusément que, dans sa calme retraite, il jouait sa suprême partie spirituelle,
tentait son dernier effort de Balthasar Claës des lettres. Aujourd’hui encore, je sais quels sens
d’ingénieux scoliastes ont donné à Igitur et au Coup de dés, comme à la Prose pour Des
Esseintes, et j’hésite, et cette aridité m’est irrespirable. Mais comment pouvais-je, en 1897, me
douter que mon maître à l’accueil si doux et si serein rédigeait là son testament et souffrait
l’agonie de son impuissance consciente ? Car le Coup de dés est un aveu désespéré925.

Il n’est pas anodin de retrouver dans ce jugement un écho de formules antérieures :


« testament sibyllin » selon Thibaudet qui avait déjà évoqué le roman de Balzac, « suprême
tentative » selon Régnier. Ainsi, en 1935, soit plus de vingt ans après le livre fondateur du
critique de la NRF, le discours relatif au Coup de dés commence à se solidifier en doxa.
Les notes de Valvins étaient les ébauches d’essais et de poèmes, et notamment pour le fameux
Coup de dés dont le maître me parla souvent comme d’une tentative qui, me disait-il, « ne me
donnerait certes pas plus de vertige qu’à lui-même »926.

g) E. Dujardin : « la confrontation de l’homme avec l’univers » (1936)

Le fondateur de la Revue wagnérienne a laissé un livre de souvenirs, qui est aussi un


exposé méthodique de la doctrine mallarméenne en trois points : l’idéalisme, la musique,
l’impressionnisme. C’est aussi une approche de ce qu’il nomme « l’œuvre rêvée » du poète,
perçue comme une « tentative désespérée », dont il fait la généalogie, à partir d’Hérodiade et
d’Igitur, « la clef qui ouvre son œuvre927 ». Ce grand vulgarisateur de la pensée wagnérienne,
qui se flatte d’avoir mené Mallarmé aux concerts Lamoureux, insiste sur la césure que marque
à ses yeux la découverte en 1885 du wagnérisme dans le parcours intellectuel du poète rêvant
à des fêtes futures. C’est en réfléchissant sur ce projet du Grand Œuvre, précisé à partir de la

924
Ibidem.
925
Ibid., p. 176-177.
926
Ibid., p. 97.
927
E. Dujardin, Mallarmé par un des siens, Messein, 1936, p. 70.

221
stimulation du Maître de Bayreuth, que Dujardin commente très brièvement le Coup de dés :
« C’est cette confrontation de l’homme avec l’univers qui est en germe dans Igitur et dont le
Coup de dés est la fulgurante synthèse928 ». Ce poème doit être situé selon lui face au grand
projet du Livre :
Or, ce livre, il en existe, dirai-je un chapitre ? dirai-je un abrégé ? dirai-je une ébauche ? C’est
le Coup de dés, qui donne tout au moins un aperçu de ce qu’aurait été l’œuvre projetée par
Mallarmé, et qui en fut peut-être le premier essai929.

Enfin, Dujardin pose la question de la place du poème dans un itinéraire poétique interrompu
par la mort : « le Coup de dés était-il une conclusion ? Etait-il un commencement ?930 ». Ce
souci de périodisation se rencontrera à nouveau du côté de la critique universitaire, comme
nous le verrons plus loin. La question est ici posée pour la première fois, sans être tranchée.

4) L’institutionnalisation progressive (1917-1947)

Le livre de Thibaudet, la conférence de Gide, puis la controverse engendrée par le projet


d’ « Art et Action », assortie d’un texte décisif de Valéry plusieurs fois publié, contribuèrent à
donner au Coup de dés une visibilité inédite. Très tôt, dès 1917, on en perçoit les effets
directs : le poème commence à entrer dans les histoires de la littérature, et finit par prendre
place dans les Œuvres complètes que donne Gallimard en 1945, dans une version certes peu
fidèle au projet-Vollard. D’autre part, il a pu être évoqué dans la presse au cours des différents
événements accompagnant la postérité de l’œuvre de Mallarmé : hommages commémoratifs,
numéros spéciaux de revues, parution d’inédits, souvenirs de témoins, autant de mentions qui
attestent les progrès de sa diffusion. Commençons par là.

a) La vie littéraire : commémorations, études et documents

1. Le 25e anniversaire de la mort de Mallarmé (1923)


L’année 1923, nouvel annus mirabilis de la réception du poète, voit paraître une floraison
importante d’articles divers relatifs à la vie et à l’œuvre du Maître de la rue de Rome : on en
compte une trentaine. A la différence de ce qui s’était passé en 1898, cette célébration fait
davantage de place au Coup de dés, doté désormais d’une existence. Mais le poème, s’il est

928
Ibid., p. 83-84.
929
Ibid., p. 84.
930
Ibid., p. 85.

222
nommé de temps à autre, reste le plus souvent effleuré. Comme on peut s’en douter, ces
articles d’hommage, à deux exceptions près – les lignes de Valéry données au Gaulois, et
l’analyse originale d’Adolphe Boschot parue dans L’écho de Paris – demeurent attachés à la
personne du poète, qui bien souvent éclipse l’œuvre ainsi que les questions d’esthétique. Que
retenir de ce nouveau corpus documentaire ?
Premier constat : le Coup de dés fait bien partie des œuvres du poète. Maurice Landeau,
dans le numéro spécialement consacré à Mallarmé de la revue Belles Lettres, esquisse une
bibliographie ; il note, après avoir mentionné les Divagations de 1897 : « depuis, parurent Un
Coup de dés jamais n’abolira le hasard et, il y a deux ans, Vers de circonstances931 ». On
remarquera cependant que l’édition de Cosmopolis disparaît ici. En revanche, un article non
signé du quotidien L’éclair rappelle qu’au moment de sa mort, « Mallarmé venait de donner à
la revue Cosmopolis l’hermétique œuvre en prose, Un coup de dés jamais n’abolira le
hasard932 », sans préciser l’existence de la version en volume établie par la NRF. On retrouve
de nouveau, un peu travestie, la formule de Mockel (« hermétique et fascinant poème »)
qu’avait transmise la notice de Léautaud pour l’anthologie des « Poètes d’aujourd’hui ».
Deuxième constat : on éclaire davantage la genèse du Coup de dés, dont l’histoire, plus ou
moins mythifiée, commence à se constituer. C’est l’époque où George Moore livre quelques
souvenirs importants relatifs au projets littéraires mallarméens centrés sur la figure
d’Hamlet933 ; mais il ne fera pas de rapprochements avec le Coup de dés. C’est aussi et surtout
la date à laquelle Valéry raconte sa « dernière visite à Mallarmé934 ». On sait que ce récit, qui
fait écho au texte livré en 1920 au moment de la polémique avec « Art et Action », associe par
nécessité le dernier Mallarmé au Coup de dés, qui occupe dans ce texte une place centrale.
Valéry fait entrer son lecteur dans l’atelier du poète-typographe, qui est aussi ici poète-
ingénieur : « Mallarmé s’inquiétait des suprêmes détails de la fabrication du Coup de dés.
L’inventeur considérait et retouchait au crayon cette machine toute nouvelle que l’imprimerie
Lahure avait accepté de construire935 ». Mais il faut ici corriger une inexactitude. Valéry refait
ici l’erreur qu’il avait déjà faite en 1920936 : il ne s’agit pas de l’édition Lahure mais de
l’édition Vollard-Didot. Il poursuit en donnant une courte interprétation du poème centrée sur
l’idée d’un dispositif permettant de prendre conscience de l’acte même de lire :
931
M. Landeau, « Stéphane Mallarmé », Belles Lettres, 1er septembre 1923, p. 247.
932
« Le vingt-cinquième anniversaire de la mort de Mallarmé », L’Eclair, 7 août 1923. [non signé]
933
G. Moore, « Mes souvenirs sur Mallarmé », Le Figaro, 13 octobre 1923.
934
Valéry, « Dernière visite à Mallarmé », Le Gaulois, 17 octobre 1923. Nous citons le texte reproduit dans les
Œuvres, op. cit., t. I, p. 630-633.
935
Ibid., p. 632.
936
Il revoyait Mallarmé « étalant les magnifiques feuilles d’épreuves de la grande édition composée chez Lahure
(elle ne vint jamais à paraître) », ibid., p. 625.

223
Nul encore n’avait entrepris, ni rêvé d’entreprendre, de donner à la figure d’un texte une
signification et une action comparables à celles du texte même. Comme l’usage ordinaire de nos
membres nous fait presque oublier leur existence et négliger la variété de leurs ressources, et
comme il arrive qu’un artiste du corps humain nous en fasse voir toutes les souplesses, au prix de
sa vie qu’il consume en exercices et qu’il expose aux dangers de son désir, ainsi l’usage habituel
de la parole, la pratique de la lecture cursive et celle de l’expression immédiate affaiblissent la
conscience de ces actes trop familiers et abolissent jusqu’à l’idée de leurs puissances et de leurs
perfections possibles (…)937.

Avec ce poème spatialisé, la forme elle-même se voit dotée d’un contenu. Nous trouvons dans
ces lignes une des idées centrales de la conception valéryenne de la poésie de Mallarmé : une
réflexion du langage qui permet au médium, là annulé dans l’échange linguistique quotidien,
ici restauré poétiquement, à même l’encre et le papier, de ressaisir toutes ses potentialités
créatrices. Le Coup de dés, poème médiat engendrant une lecture récursive, en rendant visible
la parole, en déployant l’acte d’écrire dans toute sa matérialité, dévoile un impensé, exhume
une archè, à savoir le langage. Comme l’on sait, cette interprétation du poème, et plus
généralement de l’esthétique mallarméenne, trouvera un écho amplifié à partir du tournant
linguistique des années structuralistes. Nous y reviendrons.
Cette année 1923 apporte d’autres précisions sur le poème de Cosmopolis. Ainsi, après
Valéry, c’est au tour d’André Fontainas d’éclairer le projet du Coup de dés en le rapprochant
à nouveau, comme cela avait été fait par plusieurs Mardistes, du rêve du Livre :
Nous ne possédons qu’un vestige de ce que sa hardiesse intellectuelle s’apprêtait à nous offrir. Le
Coup de Dés, ce vertigineux chef-d’œuvre, si mal accueilli, ou avec plus de stupeur que de vertu
compréhensive si mal élucidé encore, tant il provient d’un domaine irrévélé et qui surprend,
n’avait été publié que dans les pages d’une revue, et non dans l’exacte et totale disposition à
laquelle le Maître attachait une juste importance938.

Fontainas rappelle que l’édition de Cosmopolis n’était qu’approchante, comme l’avait déjà
fait Valéry en 1920939. Il précise que la réception du Coup de dés a été marquée par le
dénigrement, ou la sidération, ce que nos recherches ont effectivement confirmé. Ainsi, il est
intéressant de noter qu’en 1923, on souligne les lacunes en matière d’interprétation. C’est une
idée que nous retrouverons formulée par Adolphe Boschot en 1925, comme nous allons le
voir plus bas. A cette date en effet, seul un Thibaudet a tenté de se confronter au texte ; il
faudra attendre 1931, et Camille Soula, pour rencontrer une nouvelle tentative d’exégèse
véritable. C’est d’ailleurs ce que note Paul Souday, en insistant sur la gageure que cela
représente : « M. Albert Thibaudet, qui a écrit sur Mallarmé un gros volume extrêmement

937
Ibid., p. 632.
938
A. Fontainas, « Un portrait et une appréciation », Belles Lettres, 1er septembre 1923, p. 270.
939
« l’édition très imparfaite de Cosmopolis », Œuvre, op. cit, t. I, p. 627.

224
substantiel et ingénieux, explique même la Prose pour des Esseintes et Un coup de dés jamais
n’abolira le hasard940 ». Le Coup de dés, reste, et pour longtemps, un modèle d’hermétisme.
Troisième constat : 25 ans après la mort du poète, alors que l’on médite sur la nature du
legs mallarméen, très rares sont ceux qui établissent des liens entre le Coup de dés et les
recherches typographiques futuristes et post-futuristes. Il existe quelques articles qui tentent
de mesurer les contours de l’aura mallarméenne. Jean Royère941, après avoir vu dans
Mallarmé une « poésie rare et actuelle », fait de l’auteur de Crise de vers « le véritable
inspirateur du vers libre » ; il poursuit en soulignant son rôle séminal auprès d’un Debussy ou
d’un Apollinaire : mais rien ne sera dit du Coup de dés. De même, André Thérive942, qui
discerne un tournant majeur dans la poésie depuis Mallarmé peut écrire : « le propre de la
poésie moderne qui, avouons-le, date désormais de Mallarmé, c’est de supprimer le
discours ». Tout en évoquant le « culte « dada » de la page blanche », il ne mentionne pas le
Coup de dés explicitement. Edmond Jaloux943 encore, qui souligne que « le souvenir de cet
homme prodigieux ne s’éteindra pas », rappelle que sa « sa renommée est universelle ». Celui
qu’il nomme « le Plotin du lyrisme » n’a pas cessé de stimuler la création poétique,
génération après génération : « à la veille de la guerre, c’était à son tour la génération de
Guillaume Apollinaire, de Salmon, de Max Jacob qui revendiquait l’influence de Mallarmé.
Aujourd’hui ce sont les plus jeunes poètes, un Cocteau, un Soupault, un Radiguet, un
Breton ». Mais le Coup de dés ne figure pas sous sa plume explicitement parmi les textes
fondateurs du poète célébré, alors qu’il avait pris position, comme on l’a signalé plus haut,
dans la controverse de 1919-1920.
Seul Maxime Revon associe le Coup de dés aux recherches poétiques modernes, dans un
article déjà mentionné plus haut à propos d’Apollinaire, visant à confronter l’œuvre de
Mallarmé à « l’état actuel de la poésie » :
C’est ainsi que peu d’années avant la guerre, on exhuma du recueil de Cosmopolis une curiosité
graphique due à Mallarmé : Un coup de dés jamais n’abolira le hazard (sic), que l’on édita
séparément. Le poète quintessenciait là les équations de sa pensée et il mettait sur le papier des
lignes composées de mots en caractères divers qui circulaient sur la feuille comme des traits en
directions variées, avec d’immenses blancs qui les séparaient et les reliaient. L’effort de synthèse
était évident à cause que Mallarmé eût voulu que l’on parvint à lire son poème non pas
cursivement selon l’habitude, mais du coup d’œil d’ensemble qui saisit un tableau synoptique.
C’est juste après cette édition que les Soirées de Paris publièrent certains « idéogrammes »,
comme l’on a dit, de Guillaume Apollinaire qui avait eu une autre originalité précédemment…Puis
vinrent le « simultanéisme » et le « dadaïsme », cubismes littéraires944.

940
P. Souday, « Le souvenir de Mallarmé », Le Temps, 10 septembre 1923.
941
J. Royère, « La poésie de Mallarmé », Comoedia, 8 septembre 1923.
942
A. Thérive, « Le jubilé de Mallarmé », L’Opinion, 7 septembre 1923.
943
Ed. Jaloux, « L’anniversaire de Stéphane Mallarmé », Le Gaulois, 13 octobre 1923.
944
M. Revon, art. cit.

225
Nous retrouvons l’idée valéryenne de la lecture récursive et tabulaire, qui opère le passage
d’une poésie de la Ligne à une poésie du Plan. Mais à la différence de Valéry, qui envisagera
toujours la poésie mallarméenne comme un microcosme autarcique et absolu, arraché à
l’histoire, fût-elle littéraire, le critique établit une généalogie, non sans quelques inexactitudes
en matière de chronologie945. Désormais, le poème de 1897 n’est plus seul : il appartient à une
lignée de textes apparentés. Ainsi s’ébauche cette doxa qui fera du Coup de dés un texte
précurseur situé à la source des expériences avant-gardistes.
La position de Revon est assez rare à l’époque ; ce mémorial journalistique n’offre en
effet que ce seul article établissant quelque rapprochement entre le Coup de dés et les
recherches spatiales engagées depuis le futurisme. Seuls quelques poètes, dans le sillage de
Pierre de Massot, commencent à pointer des similitudes ou des convergences entre les deux
expériences. Ainsi, comme on l’a vu, Ghil en 1923, dans un texte intitulé « Devant le
présent », note qu’il n’y a que les poètes du « Subconscient » qui sont en mesure de goûter un
tel texte qui brise l’ordre logique du discours. C’est encore et surtout André Breton qui,
boudant ces festivités jubilaires honnies, déclinant l’invitation de Dujardin, fait entendre une
voix discordante, isolant le Coup de dés du reste de la production mallarméenne :
La « mort » de Mallarmé réduite à sa juste proportion d’accident, permettez-moi de m’abstenir
aussi parce que le poète qui nous occupe a cessé momentanément de passionner de son exemple le
débat poético-philosophique auquel il m’est donné de prendre part. Que je le veuille ou non, mes
yeux restent tourné vers Lautréamont. Dans quelque temps seulement on découvrira Mallarmé,
l’œuvre de Mallarmé que la personne de Mallarmé nous dérobe encore, et ce sera essentiellement
du Coup de dés qu’il s’agira946.

Notons l’importance du futur : en 1923, la plupart des acteurs du champ littéraire ignorent
encore le rôle séminal du Coup de dés. Dans l’esprit de Breton, le poème, tout au moins en
France, est loin d’être inventé. En effet, comme nous le verrons plus loin, il n’a pas à cette
date trouvé sa place dans l’Institution littéraire.
Ainsi donc, la question du lien entre le poème et les avant-gardes n’a rien
d’anachronique ; elle n’est pas seulement le fait d’un regard critique porté a posteriori sur un
objet poétique éclairé rétroactivement par des expériences devenues aujourd’hui classiques et
institutionnalisées : un André Breton, un Maxime Revon, un Pierre de Massot, dès 1922-
1923, la posent. Il est vrai que celle-ci, pour être perçue, exigeait un décentrement du regard.

2. L’étude d’A. Boschot : un « poème orchestral » (1923-1925)

945
Les premiers « idéogrammes lyriques » furent publiés dans Les Soirées de Paris en juin 1914, alors que le
Coup de dés parut en juillet.
946
Breton, lettre à Dujardin du 8 décembre 1923, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 454.

226
Adolphe Boschot, musicologue spécialiste de la période romantique, biographe de
Berlioz947, accorda un vif intérêt à l’œuvre de Mallarmé. Rappelons qu’il fut l’ami de
Wyzewa, et le beau-fils de Léopold Dauphin, poète et compositeur lié à l’hôte de Valvins dès
1874. Boschot rendit hommage au Maître en 1923 dans un article important948 qu’il remania
et compléta pour le chapitre qu’il consacra à Mallarmé dans un essai critique publié en 1925,
Chez nos poètes. Notons, avant de présenter le texte dans sa version définitive parue en
volume, que l’article de 1923, publié dans le cadre du 25e anniversaire de la mort du poète,
avait la particularité de citer un « fac simile d’une demi-page » du poème, et cela dans sa
version de 1914 : comme Valéry, comme Fontainas, Boschot soulignait la nécessité de
prendre en compte la version donnée par la NRF :
Ce poème a été publié après sa mort dans une édition de grand format (juillet 1914, librairie de la
Nouvelle Revue Française). Nous croyons que cette édition est peu connue. Elle reproduit, car
c’est indispensable pour une telle œuvre, les dispositions graphiques du manuscrit. Sous une forme
infidèle et dont s’excusait l’auteur, le poème avait d’abord paru dans une revue (Cosmopolis, mai
1897).

A la différence d’un Thibaudet, qui remania son étude en 1926 sans rien changer à son
analyse, Boschot insiste donc, en se référant même au « manuscrit », et cela dès 1923, sur la
différence décisive entre les deux versions du poème. Il y a chez ce musicologue un véritable
souci de rigueur philologique. L’idée d’une édition « peu connue » se voit confirmée par nos
recherches, qui ne nous ont pas mis en présence de nombreuses recensions.
Qu’en est-il de son interprétation du texte ? Chez nos poètes se présente comme une étude
du devenir de la poésie française entre romantisme et esprit nouveau, sans être construit
comme une histoire. Le livre est constitué de trois études indépendantes : la première, la plus
longue, analyse le lyrisme de Hugo ; la seconde retrace les « trente années après Hugo »
(1885-1914), en insistant sur le symbolisme, qui est ici envisagé dans sa double dimension de
wagnérisme et de vers-librisme ; cette partie contient une longue analyse des réformes
prosodiques post-romantiques. Notons que Boschot s’était engagé dès 1897 dans le débat sur
la légitimité du vers-libre (« le Parnasse est mort, la réaction vers-libriste avortée949 »).
Membre du groupe de « l’Ecole française » fondée à Paris en 1901, il réclamait, aux côtés de
Poinsot et de Normandy, une réforme prosodique fondée sur l’assouplissement des règles
classiques950. Il n’est pas anodin de voir un poète sensible aux problèmes formels de la poésie

947
Il est l’auteur, entre autres de : Une Vie romantique ; Chez les musiciens (1e et 2e série) ; L’Histoire d’un
romantique (H. Berlioz), chez Plon-Nourrit et Cie ; Le Faust de Berlioz, Librairie Costallat, 1910.
948
A. Boschot, « Le wagnérisme de Stéphane Mallarmé », art. cit.
949
A . Boschot, La Crise poétique, Perrin, 1897, p. 1.
950
Sur cet épisode, voir M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 119-123.

227
s’intéresser de près au Coup de dés. Ce chapitre de son livre de 1925 reprend a posteriori
cette question. Enfin, la dernière étude se penche sur « l’amour de la beauté » chez Gautier.
Son analyse du symbolisme est centrée sur l’influence déterminante de Wagner. A travers
le maître de Bayreuth, les symbolistes découvrent plus ou moins confusément « l’en-soi des
choses951 » hérité de Kant. La recherche essentialiste des symbolistes les conduit à assigner à
l’art la mission « d’exprimer les profondeurs du purement humain, mystère que nous
entrevoyons par-delà ce que saisissent nos sens ou nos idées952 ». L’auteur du Mystère dans
les Lettres sera alors envisagé comme un paradigme ; il existe pour Boschot « un cas
Mallarmé953 », présence du symbolisme à l’état pur. Ainsi donc, le Mallarmé qu’il met en
évidence sera avant tout un adepte du compositeur allemand. Il traque dans Divagations cet
« influx wagnérien954 », confirmé par un Dujardin, qui sert ici de caution. Il peut écrire :
« Mallarmé, pendant ses douze ou quinze dernières années, ne se détacha pas de l’esthétique
wagnérienne955 » ; il souligne l’importance de cette « fiève wagnérienne956 » dans la genèse
de sa poétique du mystère. Redevable des analyses de « l’ami si regretté » Wyzewa, il
propose ensuite une courte lecture de L’hommage à Richard Wagner, glosé comme suit :
« tout l’art littéraire, s’il n’est wagnérien, n’est qu’un « grimoire » bon pour le millier (c’est-à-
dire la foule) ». Le « principal pilier », identifié à Hugo, doit se tasser pour consacrer
l’avénement de cette poésie wagnérienne957. Le Coup de dés sera le poème par excellence de
cette tentative de saisie de l’en-soi par une « orchestration verbale958 », transposition dans le
poème de l’esthétique du drame musical. Dès lors, la forme si particulière du texte ne fait que
répondre à des impératifs liés à cet effort de musicalisation de la matière poétique. C’est la
raison pour laquelle il décrit le dispositif spatial avec la précision de celui qui a longtemps
observé l’Objet, fait particulièrement rare en 1923 :
Pour correspondre exactement aux indications de l’auteur, l’impression exige un format haut et
large, avec de vastes espaces de papier blanc. Les mots, çà et là, et en caractères plus ou moins
gros, sont disposés en alignement (je ne dis pas en lignes) qui vont d’une page à l’autre : les yeux
du lecteur suivent ces alignements horizontaux, franchissent les blancs et, à chaque hauteur
correspondant aux lignes absentes, doivent lire de la page de gauche à la page de droite, puis
revenir à la page de gauche. – C’est là une différence avec la partition d’orchestre, qui doit être lue
verticalement, si l’on veut voir au même moment les signes des sons que l’on doit percevoir en
même temps. Mais cette lecture verticale se combine avec une lecture horizontale, laquelle permet
de suivre le mouvement des parties et l’enchaînement des voix. – D’ailleurs Mallarmé, dans la

951
A. Boschot, Chez nos poètes, Plon-Nourrit et Cie, 1925, p. 86.
952
Ibidem.
953
Ibid., p. 87-98.
954
Ibid. p. 87.
955
Ibid., p.88.
956
Ibid., p. 90.
957
Ibid., p. 89.
958
Ibid., p. 95.

228
préface de son poème, ne manque pas de faire allusion à une partition d’orchestre. Pour lui, sur les
hautes pages de son poème, les groupes de mots correspondent aux arabesques d’une mélodie, ou
à celles d’un accompagnement, à celles d’un « contrepoint », assure-t-il959.

Boschot explicite ici un protocole de lecture. Il rappelle, comme le feront d’autres critiques
bien plus tard, que le poème, par-delà la première impression, qui place le lecteur devant un
texte éclaté, rayonnant, doit se lire conformément à la tradition occidentale. Comme le
soulignait Mallarmé dans sa « préface » de 1897, il ne s’agit que d’un « espacement de la
lecture ». Par ailleurs, le musicologue s’empare de l’idée de partition présente elle aussi dans
le texte liminaire de Cosmopolis, pour en faire la clé du poème. Puis il précise sa
démonstration, en dégageant une structure duelle, contrapuntique :
Parcourons ce poème orchestral. On lit d’abord le titre, que nous venons de citer : ce titre
indique le motif générateur (car ce poème est, idéalement, de la musique post-wagnérienne).
Puis, les divers mots du titre, imprimés en grosse lettres, apparaissent de loin en loin. Ils
éclatent comme une fanfare, sur les pages, où d’autres motifs, en lettres plus ou moins grosses
selon leur importance, surgissent, entourées de larges espaces blancs (ce sont des silences),
tandis que d’autres mots ou idées secondaires murmurent, en petit texte, comme de légers
ornements de contrepoint fleuri, confiés à quelques altos mélancoliques ou bien aux voix
veloutées des flûtes dans le grave.
On le voit : tout ce poème équivaut à une partition d’orchestre. Le lecteur, idéalement, doit
entendre en soi-même, les indéfinies combinaisons suggérées par les mots dont les syllabes
font chanter, dans le virginal silence des espaces blancs, de mystérieux cortèges de sentiments,
d’images, de couleurs et de parfums. Ainsi, par-delà l’idée liminaire qui appartient encore au
monde banal du compréhensible, est suggérée le vision symbolique de l’absolu En-Soi.
Mallarmé le dit expressément dans sa préface : « J’évite le récit… j’emploie la pensée à
nu »960.

Cette analyse tente donc d’établir ce que nous appellerions aujourd’hui une forme-sens, à
partir du modèle wagnérien, et des indications de la préface de Cosmopolis. L’originalité de
cette lecture consiste en effet dans cet effort, très rare à cette date, pour tenir ensemble, dans
l’analyse, un dispositif formel et une intention intellectuelle : le Coup de dés fait entendre,
pour l’intellect, la Musique de l’Absolu. La spatialisation et la variation typographique valent
comme musicalisation. Soulignons cependant qu’à la différence du groupe « Art et Action »,
à la différence d’un Royère, Boschot perçoit bien la nécessité de parler ici de musique tout
intériorisée : « entendre en soi-même ». La dimension « orchestrale » du texte reste
métaphorique (« comme une fanfare »).
Mais l’insistance sur la volonté de trouver des équivalences poétique du leitmotiv
wagnérien n’est pas neuve en 1923. Il ne faudrait pas oublier tout ce qu’une telle analyse peut
devoir aux remarques de Mockel qui en 1899, comme on l’a vu précédemment, voyait dans
tout poème mallarméen de la maturité l’alliance d’un « son générateur » et d’« idées

959
Ibid., p. 96.
960
Ibid., p. 97.

229
incidentes ». Cette question du rapport à la musique fut au centre de la controverse suscitée
par le projet d’« Art et Action ». Rappelons aussi que Gide, dès 1913 avait présenté le Coup
de dés comme relevant d’une double logique, picturale et symphonique, et que son « Billet à
Angèle » de 1921, consacré à Proust, parlait aussi d’orchestration de la phrase. Par ailleurs,
Boschot, pour l’essentiel, ne fait que suivre les indications de la préface de Mallarmé,
distinguant motif prépondérant, motif secondaire et motifs adjacents, qu’il se borne à
expliciter. Il surdétermine le comparant musical (la partition) aux dépens du comparant
graphique (le dessin).
En outre, son étude de 1925 avait le mérite, pour ce qui nous occupe, de dresser un bref
état de la réception du poème à cette date :
Un tel poème n’est pas encore compris par beaucoup de lecteurs. Les mallarméens les plus
passionnés le traitent volontiers de « vertigineux ». Le vertige n’est pas une forme de la
compréhension. Un coup de dés soulève la raillerie plus souvent que l’admiration. Pourtant,
nous l’avons relu plus d’une fois, et nous avons souvent médité à son propos. Il est l’œuvre
sincère d’un artiste sincère961.

On trouve ici un écho direct du jugement de Fontainas cité plus haut : Boschot juge
sévérement ces gens qui se disent « mallarméens » sans être capable d’énoncer une seule
phrase d’analyse. Notons ainsi la singularité de cette interprétation dans le concert des voix de
l’époque. Loin de voir dans le poème un échec, une impasse ou une fantaisie, comme le veut
la doxa en cours d’élaboration, le musicologue cherche à décrire et à expliquer, en échappant
aux jugements stériles, qui donnent trop facilement dans l’impressionnisme. Son étude
s’achevait malgré tout sur des lignes beaucoup plus critiques, qui reprochaient à Mallarmé
d’avoir manqué des grandes qualités indispensables au génie artistique désireux de franchir
les siècles : « la facilité, le bon sens, la clarté, l’abondance verbale962 ». Ainsi, en toute
logique, « Mallarmé fut entraîné, par le vent des illusions wagnériennes, dans les rêveries
d’un art évanescent963 ».

3. La révélation d’Igitur : un nouvel éclairage sur le Coup de dés (1925)


La publication d’Igitur, texte fragmentaire comportant en particulier comme l’on sait une
partie intitulée « le coup de dés », s’accompagne d’une relecture du poème de Cosmopolis.
Mais, inversement, c’est surtout grâce à l’intérêt nouveau accordé au poème de 1897,
pouvons-nous imaginer, que le groupe de Mallarmé, en l’occurrence ici Bonniot et Dujardin,
va décider d’exhumer à cette date ces fragments des années 1869-1870. Il est important de

961
Ibid. , p. 97.
962
Ibidem.
963
Ibid., p. 98.

230
souligner que c’est grâce à la réévaluation du Coup de dés qu’Igitur a pu sortir de l’ombre : la
révélation du conte constitue un des effets de la réception du poème. La destinée posthume de
ces deux textes, bien évidemment, se trouve corrélée. La publication d’Igitur en 1925
constitue donc un bon indicateur du degré d’actualité du Coup de dés à cette époque.
Cependant, si l’on en croit une lettre à Valéry de 1919, le gendre de Mallarmé envisageait
dès cette date la publication d’Igitur, mais en la rattachant visiblement, et curieusement à
l’œuvre du disciple. Bonniot écrivait en effet à l’auteur de La Jeune Parque : « le lyrisme
intérieur en vous se précise et se resserre : et je sens qu’il faut presque me hâter de donner au
jour Igitur, car plus tard la publication en deviendrait impossible964 ». Ce sera chose faite,
mais quelques années après, indépendamment de l’évolution personnelle de Valéry semble-t-
il. Entre temps, le Coup de dés aura acquis une visibilité qu’il n’avait pas auparavant. En
effet, dans un entrefilet de la revue L’Opinion datant de mars 1924, on apprend que « sur les
instructions d’Edouard Dujardin », on va publier Igitur, « pièce mystérieuse » importante, qui
« ouvre la série que devait finir Un coup de dés jamais n’abolira le hasard965 ». Ainsi,
quelque temps avant la publication effective d’Igitur, Edouard Dujardin, resté en contact avec
Edmond Bonniot, annonce aux lecteurs de Comoedia la parution imminente d’un inédit
capital de Mallarmé, qui va « renouveler la connaissance que l’on pouvait avoir de sa
pensée966 », et se présente à ses yeux comme « la première esquisse de l’œuvre rêvée ». C’est
l’occasion d’évoquer le Coup de dés. Igitur est en effet :
(…) le germe d’où est issu le Coup de dés, qui, comme l’on sait, est la dernière œuvre publiée
par Mallarmé et sans doute la plus importante et aussi peut-être la plus difficile… ce qui
confirme l’hypothèse déjà émise que le Coup de dés est non pas un poème parmi ou après les
autres poèmes détachés écrits par Mallarmé, mais un essai de réalisation de ce qui devait être
l’œuvre de sa vie967.

Un peu plus loin, après avoir cité le jugement de Mauclair relatif au Coup de dés (« la
confrontation de l’être humain doué de conscience avec l’univers »), il réaffirme la thèse
selon laquelle le poème de 1897 était directement en rapport avec le Livre : « l’œuvre
véritable est celle qu’il ébaucha dans Igitur, qu’il commenta dans ses conversations et dans
maintes pages de Divagations, et qu’il réalisa dans le Coup de dés ». Il y a là un jugement très
affirmatif qui place le poème de 1897 au sommet des productions mallarméennes ; Dujardin
ne se contente pas comme Régnier ou Fontainas de parler d’une esquisse ou d’un fragment de
l’Œuvre, mais de sa réalisation.

964
Ed. Bonniot, lettre inédite à Valéry du 29 octobre 1919, B.N.F., Département des Manuscrits, NAF 19166.
965
« Autour de Mallarmé », L’Opinion,
966
E. Dujardin, « Une œuvre inédite de Mallarmé », Comoedia, 12 février 1924.
967
Ibid.

231
La plupart de ces jugements rejoignent ceux de Bonniot, les deux hommes ayant dû
vraisemblablement évoquer le poème ensemble. Présentons le jugement du gendre de
Mallarmé, avant d’évoquer l’accueil de cette publication.
Igitur est d’abord une pièce maîtresse qui vient éclairer le sens du poème de 1897 en
remontant vers sa lointaine genèse. Lors d’un « dîner Mallarmé » donné à la Closerie des
Lilas en juillet 1924, Bonniot précise que s’il s’est décidé à publier ce « conte poétique »,
« malgré le souci que Mallarmé avait du travail parachevé », c’est surtout parce qu’il expose
« les premiers linéaments du Coup de dés968 ». Le docteur précisera cette filiation entre les
deux textes dans sa « Préface » de 1925 :
Mallarmé, sans doute insatisfait, ne publia pas Igitur, mais on peut dire qu’il vécut trente ans
avec ce rêve et qu’il lui permit enfin de s’exprimer dans « Un coup de dés jamais n’abolira le
hasard », où l’on le retrouve dépouillé plus encore de tout attribut personnel, ne laissant
ressortir que son immatérialité métaphysique et le geste d’un fantôme969.

D’un texte l’autre, le sujet se désincarne et se quintessencie ; Mallarmé quitte le narratif pour
le spéculatif. L’idée, que l’on aurait aimée plus développée, est posée. Mais ce n’est pas tout :
texte-fantôme, le Coup de dés apparaît aussi comme le retour d’Igitur : le geste incarné cède
la place au geste fantôme. A près de trente années d’intervalle, le poème de 1897 se donne
comme un texte véritablement hanté ; l’intertextualité, pour qui connaît l’existence et le sujet
d’Igitur, prend ainsi le visage de la survivance spectrale.
Puis Bonniot esquisse alors une comparaison entre les deux versions du drame :
La progression de l’idée de Mallarmé peut se suivre de l’un à l’autre. Après avoir usé toute
une vie dans un effort de domination de soi-même de plus en plus complet et ardu, il aboutit à
cette conclusion, désespérément, que le Hasard subsiste ; néanmoins, et c’est là le
couronnement du labeur humain, cette existence du Hasard est tempérée par la création d’une
Constellation, humble défi jeté par le Poète à l’Universelle Puissance : il recrée la mécanique
céleste par les moyens humains. Dans Igitur, au contraire, à la suite de repliements, de
retournements sur soi incessants (…) le Héros croit la conscience de soi par lui atteinte si
parfaite qu’il annule le Hasard, de par sa seule volonté, outrecuidance attribuable uniquement
à la certitude de son élan juvénile (« pas d’astres ? le hasard annulé ? »). Tout ce qu’il peut
alors créer, c’est l’impossibilité d’être, non le Néant, mais l’Absolu970.

L’écart entre les deux textes viendrait d’un mûrissement de la pensée de l’auteur, projetée sur
celle du personnage : Igitur, adolescent, croyait abolir le Hasard ; le Maître, vieillard
désenchanté971, se résigne devant la victoire du Hasard. Le Coup de dés, à trente ans d’écart,
est donc perçu comme un anti-Igitur. Retenons cette lecture contrastive qui oppose et
rapproche à la fois les deux textes apparentés : nous la retrouverons plus loin. Par ailleurs,
968
Cité dans « Dîner Mallarmé », Mercure de France, 1er août 1924 (entrefilet non signé).
969
E. Bonniot, « Préface » à Mallarmé, Igitur ou la Folie d’Elbehnon, Gallimard, 1925, p. 26.
970
Ibid., p. 26-27.
971
Rappelons que Mauclair verra aussi en 1935 dans le Coup de dés un « aveu désespéré » (Mallarmé chez lui,
op. cit, p. 178).

232
comme chez Thibaudet, l’apparition finale de la constellation vient nuancer le verdict de la
phrase-titre. Ainsi, au simple vouloir d’Igitur se serait substitué un faire humain (poétique ?),
qui n’est pas une abolition, mais un défi. Cependant, il ressort de ces lignes une foncière
ambiguïté sur laquelle il faudra revenir : d’un côté, les astres constituent l’image du Hasard
(Igitur) ; de l’autre, ils en sont la contestation (le Coup de dés). Il faut encore souligner que la
constellation appartient ici à la sphère humaine, ce qui ne va pas de soi. Quant à la notion de
mécanique céleste, elle nous semble assez étrangère à la pensée de Mallarmé, dans la mesure
où le poète associe plus volontiers le monde stellaire au Hasard, ou au Signe.
Edmond Bonniot prolonge cette analyse par des rapprochements de détails concernant le
décor (espace : océan et château ; temps : le moment de Minuit), le costume (le velours), le
personnage, qui « enfant dans Igitur est devenu un aïeul, un vieillard dans le Coup de Dés,
avec cependant des remembrances de jadis, son ombre puérile972 ». Dans les deux cas, le
héros se trouve en proie à l’hésitation, marquée « dans l’un par l’indéfini de la spirale de
l’escalier et l’opposition des parois d’ombre des portes du tombeau, dans l’autre par la voile
alternative du bâtiment973 ». Dans les deux cas, le personnage doit se confronter au passé
séculaire d’une race dont il est l’héritier ; dans les deux cas enfin, l’acte à accomplir est
présenté comme une folie.
Il faut enfin signaler que le Docteur Bonniot associe le récit d’Igitur aux réflexions sur le
Drame et le Héros qu’il découvre dans « deux pages de notes d’une écriture postérieure974 »,
dont il offre une transcription et un fac-similé975 ; ces lignes font partie en réalité, comme le
révélera plus tard Jacques Schérer, du projet du Livre. Pour la première fois, certes de manière
indirecte et assez implicite, le Coup de dés se voit rattaché à ces fragments que la postérité
critique montrera en plus grand nombre. Si l’on suit les rapprochements d’Edmond Bonniot,
le Maître, avatar d’Igitur, aurait donc quelque chose à voir avec le Héros, et donc avec le
Drame, le Mystère, l’Hymne, le Théâtre, l’Idée, que Mallarmé relie par ces équations
énigmatiques.
Ainsi, en ces années 1920 s’amorçait un tournant décisif en matière de réception : le
regard critique se décentrait, glissant des Poésies aux œuvres jusque-là considérées comme
marginales, ou restées tout simplement inédites. Mallarmé renaissait, posthume.
L’accueil de la presse réservé à ce conte inédit contribua à redonner au Coup dés toute son
actualité. On ne manqua pas, dans le sillage de Bonniot, de relever la parenté entre les deux

972
Ibid., p. 28.
973
Ibid. p. 29.
974
Ibid., p. 22.
975
Pour lire ces deux fragments, voir OC, t. I, p. 550.

233
œuvres. Ainsi André Mora pouvait écrire : « d’Igitur à « Coup de dés », ne constatons-nous
pas l’unité parfaite de la vie et de l’œuvre du poète ?976 ». De même, André Fontainas, en bon
« mallarméen » marqué par le poème découvert dès le printemps 1897, rapprocha les deux
textes avec cette hyperbole qui lui est coutumière :
Igitur n’est pas autre chose que la version, la conception formelle, la réalisation hasardée trop
proche de nous, de tous, de lui-même, par l’admirable Mallarmé, dès cet âge où les autres sont
encore pour une large part les jouets insouciants de leur fougue native, de ce poème égal, s’il ne le
surpasse, à l’Eureka de Poe, par sa splendeur stellaire et son caractère d’éternité dans la beauté :
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard977.

Il poursuivait en offrant aux lecteurs du Mercure de France de larges citations du poème,


après avoir rappelé l’importance de la figure d’Hamlet. Louis Laloy encore esquisse un
rapprochement entre les deux œuvres, à coloration philosophico-mathématique, qui semble
presque un plagiat par anticipation du Deleuze de Qu’est-ce que la philosophie ? :
Nous avons là le premier état d’une pensée qu’il ne cessa de méditer, sa vie durant, pour lui
trouver, trente ans plus tard, une expression plus concrète, mais aussi plus hermétique en son
poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Déjà un chapitre d’Igitur s’intitule « Un
coup de dés ». La question posée est la même ; rapport du déterminé à l’indéterminé. Le
déterminé, c’est l’idée. L’indéterminé, c’est l’acte, toujours pareil à un coup de dés, en ce sens
qu’il pouvait s’accomplir de plus d’une manière. L’idée au contraire est unique et n’admet
aucune ambiguïté. Pour emprunter le langage de l’analyse mathématique, l’idée est une
fonction uniforme et continue dans tout le plan sauf à l’endroit de l’acte qui est un point
singulier essentiel, c’est-à-dire qu’en ce point la fonction est susceptible d’un nombre infini de
déterminations différentes, réelles ou imaginaires978.

Plus loin, il ajoute, présentant l’œuvre mallarméenne comme le désir d’une saisie de l’Absolu
dans la langue : « ainsi cherchait-il des procédés non d’expression, mais d’évocation
analogues à ceux de la musique. Et cette recherche devait aboutir au Coup de dés979 ».
Signalons en outre l’existence d’un article substantiel de Paul Souday, qui évoquait aussi
le Coup de dés, en passant. Faisant d’Igitur un « poème métaphysique » fondé sur le thème de
la « répugnance à entrer dans le devenir », et clos avec le suicide d’une âme individuelle
échouant devant l’Absolu, comparé à l’Un des Eléates, il poursuivait de la sorte :
Mais il maintient son droit à mépriser cet infini qui le tue. Le hasard est le scandale de la logique.
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, dira Mallarmé (ce sera le titre de son dernier et plus
étrange poème), et l’action de la vie humaine ne se composant que d’une suite de coup de dés,
n’est que fantasmagorie et dérision980.

976
A. Mora, « Stéphane Mallarmé. " Igitur ou la folie d’Elbehnon " », Volonté, 22 décembre 1925.
977
A. Fontainas, « Igitur de Stéphane Mallarmé », Mercure de France, 1er janvier 1926.
978
L. Laloy, « " Igitur ou la folie d’Elbehnon ". Drame inédit de Stéphane Mallarmé », Comoedia, 3 décembre
1925.
979
Ibid.
980
P. Souday, « Igitur de Stéphane Mallarmé », Le Temps, 19 novembre 1925.

234
Ce « mépris » passera alors à ses yeux par une réduction de l’infini au hasard, comme
l’énonce Igitur (« il réduit le hazard à l’Infini981 »). Mallarmé sera dès lors le poète, « à
l’esprit vraiment philosophique », de « l’idéalisme radical et intégral », pour qui, comme chez
Valéry, « L’univers n’est qu’un défaut / Dans la pureté du Non-être », tout en étant l’histrion
qui exhibe ce « coefficient d’incertitude et d’ironie dont il faut affecter toute science
humaine ».
Ainsi, la révélation d’Igitur, par ricochet, donna au Coup de dés une nouvelle épaisseur,
pour l’inscrire dans une durée, en dévoilant les grandes constantes de la pensée mallarméenne.
Désormais, le poème de 1897 s’enracinait en profondeur dans l’esthétique de celui qui
méditait poétiquement sur le hasard dès la fin des années 1860. Avec Igitur, le Coup de dés
non seulement pouvait reconquérir un présent d’actualité, comme en témoignent ces articles
de 1925, mais se voyait encore doté d’une véritable histoire.

4. L’hommage de la NRF (1926)


En novembre 1926, la NRF propose un « hommage à Stéphane Mallarmé », inauguré
par un autre texte inédit du poète : « L’ouverture ancienne d’Hérodiade ». Ce numéro
contenait les contributions suivantes, offertes par quelques noms aujourd’hui prestigieux :
Geneviève Bonniot-Mallarmé, « Mallarmé par sa fille » ; T.S. Eliot, « Notes sur Mallarmé et
Poe » ; Giuseppe Ungaretti, « Innocence et mémoire » ; Francis Ponge, « Notes d’un
poème » ; Paul Claudel, « La catastrophe d’Igitur » ; Henri Rambaud, « Poétique de
Mallarmé » ; Henry Charpentier, « De Stéphane Mallarmé », Albert Thibaudet, « Epilogue à
la poésie de Stéphane Mallarmé ». Cette guirlande, si l’on met à part le texte de Claudel, dont
nous avons déjà parlé, ne présentait que deux brèves allusions au Coup de dés.
La première se rencontre chez Eliot, qui cherche à distinguer « poésie philosophique »,
dont le modèle serait dans Lucrèce, et la « poésie métaphysique », incarnée par un Poe et un
Mallarmé. Il précise ainsi : « la philosophie est en partie remplacée par un élément
d’incantation. (…) dans un Coup de dés, cette incantation, qui insiste sur la puissance
primitive du Mot (Fatum), est manifeste982 ». Le rapport entre poésie et philosophie chez
Mallarmé, certes très esquissé, ne s’était pas vraiment reposé depuis les gloses symbolistes
imbues d’idéalisme allemand ; le Coup de dés, pour la première fois, sert de texte
emblématique. Rappelons en effet que Thibaudet, à l’encontre des Mauclair, des Mockel ou

981
Mallarmé, OC, t. I, p. 478.
982
Eliot, « Note sur Mallarmé et Poe », NFR, novembre 1926, p. 526.

235
des Wyzewa, minimisait considérablement le rôle de la philosophie dans la genèse de la
poétique de Mallarmé.
La seconde se trouve sous la plume d’Ungaretti, qui rapproche le trajet de Mallarmé de
celui de Leopardi. Après avoir souligné chez les deux poètes un même souci de la langue
inséparable d’une véritable exigence philologique983, Ungaretti cite la dernière phrase des
Mots anglais, déjà citée par Maurras dans son article fameux sur Mallarmé donné à la Revue
Encyclopédique le 5 novembre 1898, et repris dans Poètes (Le Divan, 1925). Puis il complète
cette vue en soulignant dans l’œuvre de ces deux écrivains la part de résignation et
d’acquiescement à ce qui est :
Mais l’un et l’autre étaient de vrais poètes, et la pensée devait quand même en eux rebondir et
dominer la lettre. Parce que Leopardi, ayant constaté que l’ennui est source de pensée, se voue
à l’ennui ; parce que Mallarmé sait que « Toute Pensée émet un Coup de Dés », et qu’« un
Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard », leurs mots ont un pouvoir de séduction plein
d’aventures984.

Mais bien évidemment ces quelques lignes en disent trop peu pour jeter les bases d’une
véritable analyse. Il faudra attendre les années 1950, avec Cohn, Sartre et Hyppolite, pour que
le poème mallarméen côtoie à nouveau le philosophème, à travers des développements plus
substantiels.

5. Le nouveau témoignage de Valéry (1927-1928)


Valéry, académicien français depuis 1925, aborde à nouveau le Coup de dés lors d’une
conférence qu’il donna à l’Université des Annales en 1927, publiée en 1928985, intitulée
« Souvenirs littéraires ». Après avoir évoqué Hugo, et Leconte de Lisle, il en vient à
Mallarmé, non pas œuvre, mais personne. C’est l’occasion de raconter deux anecdotes liées
au Coup de dés, qui ont chacune déjà fait l’objet d’un récit : l’une a été racontée en 1920 (la
découverte du manuscrit rue de Rome), l’autre en 1920, et à nouveau 1923 (la dernière visite
à Valvins le 14 juillet, tout imprégnée de la présence du Coup de dés). Ces deux moments
sont à nouveau rassemblées ici dans un même texte, conformément à cette logique du
montage qui préside à la composition de nombre de ses ouvrages, qu’ils soient critiques ou
poétiques.
Valéry commence par faire à nouveau le récit du dévoilement du manuscrit, un jour de
1897, après avoir été « mandé » par Mallarmé qui avait à lui communiquer « quelque chose
d’importance ». Rappelons ces lignes souvent reproduites :

983
Il voit en eux des poètes « philologues attachés surtout à ce qui dans le mot ne peut se définir, au pouvoir
musical du mot », « Innocence et mémoire », NRF, novembre 1926, p. 529.
984
Ibidem.
985
Conferencia, 20 mars 1928 ; le texte fut repris dans le tome K des Œuvres (Conférences) en 1939.

236
Il me reçut donc dans la petite pièce où, non loin de son lit, était sa table de travail, vieille table
carrée aux jambes torses, de bois très sombre. Un manuscrit était devant lui. Il le prit et se mit à
lire un texte étrange, plus étrange que ce que je connaissais déjà de lui. Le manuscrit lui-même me
sembla si bizarre, que je ne pouvais détacher mes yeux de ce papier que Mallarmé tenait. Ainsi
m’apparut pour la première fois ce poème extraordinaire qui s’appelle Un Coup de Dés. Je ne sais
s’il est jamais tombé sous vos yeux. C’était un poème spécialement fait pour donner au lecteur
assis au coin de son feu l’impression d’une partition d’orchestre. Mallarmé avait longtemps
réfléchi sur les procédés littéraires qui permettraient, en feuilletant un album typographique, de
retrouver l’état que nous communique la musique d’orchestre ; et par une combinaison
extrêmement étudiée, extrêmement savante des moyens matériels de l’écriture, par une disposition
toute neuve et profondément méditée des blancs, des pleins et des vides, des caractères divers, des
majuscules, des minuscules, des italiques, etc., il était arrivé à construire un ouvrage d’une
apparence véritablement saisissante. Il est certain qu’en parcourant cette partition littéraire, en
suivant le mouvement de ce poème visuel, dont certains mots ou certains passages se répondent,
imprimés qu’il sont dans le même caractère, s’ajustent à distance exactement comme des motifs,
ou bien comme des timbres dans un morceau de musique, on conçoit, on croit entendre une
symphonie d’une espèce toute nouvelle. On comprend combien il serait précieux, dans la poésie,
de pouvoir faire des rappels, des raccords, de poursuivre un thème au travers d’un thème et
d’enlacer des parties indépendantes d’une pensée. Mallarmé avait osé orchestrer une idée
poétique.
Ayant fini sa lecture, il me demanda si je ne le jugeais pas tout à fait insensé. Je restai un
instant silencieux, très embarrassé ; je m’excusai sur l’extrême nouveauté, sur ma surprise, et je lui
demandai à revoir le texte de près. Il me tendit le manuscrit, et je commençai de me figurer
l’immense travail qu’avait dû exiger cet ouvrage et de mesurer la constance, l’ingéniosité, la
profondeur, qu’il supposait chez son auteur.
Cet homme avait réfléchi sur tous les mots986.

Comme on peut le voir, nous sommes ici très loin de la lecture du poème donnée à l’heure
de la controverse déclenchée par le projet d’« Art et Action ». Entre 1920 et 1927, Valéry a
modifié notablement son jugement sur le Coup de dés. Il lui aurait été difficile à cette époque,
lors de son intervention aux côtés du docteur Bonniot, de faire du poème mallarméen une
« partition littéraire ». Même s’il continue à qualifier le texte de « poème visuel », Valéry
valorise néanmoins cette fois le comparant donné par l’« Observation » de Cosmopolis qu’il
avait jusqu’alors négligé, comme Lavaud le lui reprocha, à savoir la partition. Valéry renoue
donc avec une lecture désormais assez banale, qui depuis Mockel et Gide, depuis « Art et
Action » aussi, avait explicité les termes de la préface mallarméenne pour faire du Coup de
dés un équivalent poétique de la symphonie.
Comment interpréter ce léger changement de regard ? Obligé en 1920 d’écrire un
« assommant machin », avait-il éliminé cet aspect pour des raisons purement stratégiques, en
évacuant à contre-cœur une dimension importante du poème que sa fidélité de principe à
Bonniot ne lui permettait pas de mettre en avant ? Ou bien a-t-il trouvé cette clef
symphonique grâce à l’article récent de Boschot centré sur cette idée du poème-partition,
publié deux fois comme on l’a vu, en 1923 dans L’Echo de Paris, puis en volume en 1925,

986
Valéry, « Souvenirs littéraires », Œuvres, op. cit., t. I, p. 779-780.

237
soit deux ans avant cette conférence ? Malgré tout, il ne s’agit pas pour autant ici de
s’autoriser de cette métaphore musicale pour livrer le texte à l’extériorité de la scène comme à
la matérialité d’une transposition orchestrale réelle : la partition reste littéraire, et Mallarmé,
pour Valéry, a orchestré une idée poétique, non un matériau purement sonore. Il ne se
rangerait donc pas, de toute façon, du côté d’un Royère qui voyait dans le Coup de dés un
poème destiné à la scène.
Le reste du texte, que ce soit l’importance accordée au calcul et au programme, le
sentiment de stupeur qui s’empara de Valéry, ou bien encore l’aveu mallarméen d’une
tentative hardie frisant la folie, demeure fidèle aux vues de 1920. Notons en outre que la
phrase « Je ne sais s’il est jamais tombé sous vos yeux » nous renseigne sur le degré de
célébrité du poème en 1927, qui n’a pas été réédité depuis 1914. Le Coup de dés n’est pas
encore un texte de référence aux yeux d’un public élargi au delà des cercles de spécialistes ou
de mallarmistes. Cette conférence, justement, fait partie de ces événements de la vie littéraire
qui contribuèrent sans aucun doute à diffuser plus largement la connaissance de ce poème en
passe d’être inventé.
Puis vient l’évocation de la dernière visite, au cours de laquelle Valéry put voir les
épreuves de l’édition Didot :
Nous avons longtemps regardé ensemble cette machine de langage qu’il avait ainsi
savamment, patiemment, témérairement construite, car rien n’était plus téméraire que cet
essai. (…) Nous avons longtemps considéré ces épreuves d’imprimerie. La perfection de
l’exécution matérielle était essentielle à son dessein, puisque l’œuvre qu’il rêvait était une
œuvre dont l’apparence visible était une partie capitale, dont il fallait que tous les détails
fussent ordonnés et réalisés minutieusement. Je me rappelle avoir discuté avec lui la place de
certains mots, l’importance de certains blancs987.

Comme en 1923, Valéry souligne la dimension technicienne d’une œuvre qui s’apparente à
une invention ou un prototype digne d’un Vinci. Cette métaphore fait du poème un pur
Artefact, « impersonnifié », privé de toute attache existentielle et psychologique, capable de
fonctionner de manière autonome, et de produire, à l’infini, des significations. Substituant au
modèle du vates celui de l’homo faber, le paradigme machinique permet de penser la lutte, à
même les mots, à même la page, contre le Hasard. Comme en 1900 au moment de la reprise
du projet Vollard, comme en 1920 au moment du passage à la scène de ce poème visuel,
Valéry insiste à nouveau sur le rôle cardinal de la matérialité du texte, consubstantielle au
sens comme à l’intention : l’Esprit se loge dans la Lettre, qu’elle vivifie.

6. Le nouveau témoignage d’A. Lichtenberger : « l’effort vers le néant » (1928)

987
Ibid., p. 780-781.

238
Autour de 1920, on vient de le voir, le Coup de dés réapparaît dans la vie littéraire ; les
mallarmistes de l’époque – Valéry et Royère surtout – le commentent. Cette nouvelle actualité
du poème en arrive à déborder le champ proprement critique et poétique. C’est ainsi que le
secrétaire parisien de Cosmopolis, qui fut en contact avec Mallarmé au moment de la
publication du poème en 1897, publie, en 1928, un texte très précieux988, déjà évoqué supra.
La parution de ce témoignage à cette date précise, particulièrement révélatrice, prouve que le
Coup de dés est en cours de redécouverte ; il quitte le purgatoire des œuvres oubliées. Il
commence à devenir un texte de référence.
André Lichtenberger, qui avait déjà évoqué le Coup de dés en 1914 comme nous l’avons
signalé plus haut, revient en effet sur le poème peu après la conférence de Valéry à
l’Université des Annales que nous venons d’évoquer. Cette causerie semble avoir joué un rôle
de déclencheur. Le frère du traducteur de Nietzsche retrouve alors la mémoire, et présente en
particulier aux lecteurs du quotidien Victoire, après avoir cité quelques formules de Valéry,
« l’aspect typographique de la dernière page du morceau », qu’il cite, forcément, dans sa
version de 1897… Notons ici que la version de 1914 n’est pas prise en compte.
Outre la phrase apocryphe de Mallarmé déjà citée, ce témoignage a le mérite de fournir un
état du jugement porté sur le poème autour de 1930 par un public lettré constitué de non-
spécialistes. Il permet de dessiner un certain horizon d’attente, distinct de celui des avant-
gardes, ou des mallarmistes. Lichtenberger évoque en effet « une des productions les plus
savamment tarabiscotées de Stéphane Mallarmé », perçue comme une « œuvre
déconcertante ». Après avoir cité l’ultime page du poème, il écrit : « vous êtes, je le gage,
tenté de hausser les épaules devant ce logogriphe et de crier au puffisme.Vous auriez tort ».
On retrouve ici les normes et les présupposés du lecteur moyen de 1897, qui sont encore
celles du lectorat de 1928, à une époque où la modernité poétique héritière de « l’esprit
nouveau » demeure marginale et transgressive.
Il poursuit, pour démentir cette première impression, en soulignant « l’effort le plus
sincère et le plus loyal » d’un poète épris d’absolu. Enfin, ce poème qui, aux yeux de son
auteur, était « moins beau qu’une feuille de papier blanc » devient pour Lichtenberger le
symbole d’une poétique négative. La phrase mallarméenne sonne comme un « aveu délicieux
d’idéalisme et de candeur. Irrévocable condamnation d’une poétique qui ne trouve sa suprême
expression que dans le néant ». Finalement, aux yeux de Lichtenberger, le Coup de dés n’a

988
A. Lichtenberger, « L’effort vers le néant », art. cit.

239
rien d’une mystification ou d’un rébus vain et gratuit. Mais, d’un autre côté, il semble
conduire à une impasse : il est un désastre sincère.
Au total, il semble que ce témoignage révèle les grandes lignes d’une doxa qui s’élabore
progressivement avec le mouvement de redécouverte du texte. Majoritairement, comme
c’était le cas avec Thibaudet en 1912, ce texte reste le signe, le symbole ou le symptôme, d’un
échec esthétique. Le Coup de dés, comme en 1897, conserve son incongruité, mais, fait
nouveau, cette anomie se glose et s’entreglose.

7. A. Vollard : Souvenirs d’un marchand de tableaux (1937)


Le célèbre marchand de tableaux Ambroise Vollard publie un livre autobiographique en
1937 qui va éclairer l’histoire du Coup de dés, puisque son nom va être pour la première fois
associé au poème de Cosmopolis, si l’on excepte l’article confidentiel de Mellerio paru dans
L’estampe et l’affiche en 1899 : le chantier de cette édition définitive en volume dont la NRF
avait donné une version approchante en 1914 – ce que la critique mallarméenne appellera plus
tard l’édition « Vollard-Didot » – se trouve alors quelque peu précisé. On connaîtra désormais
le nom du promoteur et celui de l’imprimeur, puisque ni Thibaudet, ni Valéry en particulier,
n’avaient jusqu’alors mentionné ces acteurs du projet. Vollard raconte comment, après son
échec auprès de l’Imprimerie Nationale lors de son projet d’illustration par Rodin du Jardin
des Supplices, il se tourna vers une autre enseigne :
Je pensais alors à faire imprimer le livre chez Didot, à qui je portais en même temps le poème de
Mallarmé : Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. (…) Le refus de la maison Didot avait été
aussi catégorique en ce qui concerne le Coup de dés : « C’est un fou qui a écrit ça ». Ce verdict ne
devait pas me faire abandonner la publication de l’œuvre de Mallarmé ; mais avec la tendance
fâcheuse que j’ai de tout remettre au lendemain, les années passent. Toutefois, j’ai conservé
soigneusement les lithographies qu’exécuta Odilon Redon pour l’illustration de ce livre, et le
moment viendra, j’espère, où le Coup de dés paraîtra989.

On le voit, Vollard, en 1937, ne semble pas avoir complètement abandonné le projet, qu’il
avait déjà essayé de relancer autour de 1900, comme nous l’avons précisé plus haut, en
sollicitant Valéry. Mais il mourut en 1939 sans avoir pu conjurer son démon de la
procrastination.

8. H. Mondor : un « journal moderne » (1941)

989
A. Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux, op. cit., p. 287-288.

240
La somme biographique du fameux mallarmiste Henri Mondor ne manque pas d’évoquer
le grand poème qui marqua la fin de la vie de Mallarmé. Ce fut l’occasion pour le lecteur de
l’époque de découvrir des documents inédits, qui éclairent moins la genèse du texte – Mondor
apporte peu sur ce terrain – que l’accueil du poème dans l’entourage du Maître, ainsi que le
projet poétique proprement dit.
En ce qui concerne l’apport d’informations alors inédites, le biographe propose un passage
de la lettre de Gide expédiée de Florence le 9 mai, au moment de la parution du poème dans
Cosmopolis, que nous avons déjà citée plus haut, dans laquelle il salue ce « promontoire
avancé »990. Mondor cite également un extrait d’une lettre de Redon envoyée au printemps
1898 à Mallarmé relative à leur collaboration dans le cadre de l’édition de luxe du poème
orchestrée par Vollard. Le peintre précise comment il envisage les « dessins du Dé » :
J’avais à vous parler aussi des dessins du Dé : Vollard m’a montré des papiers superbes ; je crois
que pour l’unité, nous pourrions tenter l’impression des lithographies sur papier blanc, c’est-à-dire
sur celui du texte, bien que séparément placées ; je vous propose de dessiner blond et pâle, afin de
ne pas contrarier l’effet des caractères, ni leur variété nouvelle. J’ai les pierres au graissage (sic)991,
c’est vous dire que je serai bientôt définitivement à l’ouvrage992.

En outre, Mondor, qui a dû avoir le manuscrit du poème entre les mains, signale qu’il
s’agit de « grandes pages quadrillées993 », précision que ne donne jamais Valéry. Il en propose
alors une description :
L’auteur, dans ce poème de l’effort humain vers une œuvre absolue, a donné exactement, à son
texte, la curieuse distribution et les écritures très inégales qu’il exige des typographes. Il a écrit lui-
même en très hautes lettres, lorsqu’il veut de grandes capitales romaines ou de grandes italiques,
en une petite écriture, lorsqu’il ne veut, de l’imprimeur, que des capitales romaines bas de casse ou
des italiques banales994.

Cette biographie permet aussi de rassembler des données éparses relatives au Coup de dés.
Ainsi, certaines des intentions de Mallarmé sont exposés par l’intermédiaire de la « préface »
de 1897, que Mondor cite abondamment, ou paraphrase. Il propose en outre, dans son
intégralité, après Thibaudet, afin de situer le travail formel du poète, la note importante de
Divagations qui introduit le concept de « poème critique ». Il donne des extraits du récit
valéryen de la « dernière visite » au Maître, mais il se trompe en écrivant que Valéry vit alors
le « manuscrit » du poème, puisqu’il s’agissait comme le dit Valéry, des épreuves de
« l’imprimerie Lahure ». Il rappelle aussi le jugement de Gide formulé publiquement lors de

990
H. Mondor, Vie de Mallarmé, op. cit., p. 770.
991
L. J. Austin lira « grainage », Correspondance, t. X, p. 145.
992
Ibid., p. 786.
993
Ibid., p. 795.
994
Ibidem.

241
la désormais fameuse conférence de 1913. Il cite enfin la phrase-clé de Mallarmé tirée de sa
lettre à Mauclair de 1897 : « la littérature fait ainsi sa preuve »995.
Les jugements personnels sur ce « poème extraordinaire996 » sont assez brefs ; il y a cette
phrase, qui vient conclure sa présentation : « Hegel et Wagner ont agi997 ». Il y a cette
description du texte, qui vient faire écho aux propos de Gide, pour entériner cette doxa d’une
œuvre anomale :
Il s’agit d’Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard où Mallarmé, allant jusqu’à l’extrême,
jusqu’à l’absolu de sa logique, a obtenu d’un éditeur, acceptant cette idée d’une pagination
extraordinaire, fît imprimer, en des caractères de tailles variées, en des lignes capricieuses, en
des pages inégalement remplies un poème dont le sens est particulièrement difficile à saisir.998

Il y a aussi un rapprochement opéré rapidement avec Igitur, dont le héros préfère le « non-être
à l’être et le divin à Dieu999 » ; le Coup de dés devient alors un poème méditant sur
« l’impossible conquête de l’esprit par soi-même1000 ». Il y a le rappel, après Thibaudet
encore, du motif hamlétien, et l’idée que le poème évoque ces « naufrages auxquels sont
exposés les efforts de celui qui a visé l’œuvre absolue1001 ». Il y a enfin, après le rappel de la
lutte mallarméenne avec le hasard, « image féroce du Néant1002 », l’affirmation suivante, en
partie personnelle (le journal moderne), en partie tributaire des autres commentateurs du
Coup de dés (la démence, le cycle) :
Dans une déconcertante entreprise qui devait comporter, pour un cycle étendu, plusieurs
poèmes analogues, Mallarmé, craignant un peu d’être cru insensé ou dément, se trouve avoir
construit son livre d’ambitieuse portée comme un journal moderne qui, par ses titres, ses
manchettes, son architecture voyante, veut forcer la curiosité du lecteur1003.

Au total, Mondor reprend les grandes lignes de la lecture de Thibaudet ; le mérite du livre,
en ce qui concerne le Coup de dés, réside surtout dans l’apport documentaire, qui constitue
une première base pour des études plus approfondies. Ajoutons qu’il ne cite pas le poème
dans sa version de 1914, et qu’il ne commente pas vraiment l’existence de l’édition Vollard,

995
Ibid., p. 772.
996
Ibidem.
997
Ibidem.
998
Ibid., p. 770.
999
Soulignons cet aspect, que les exégètes postérieurs ignoreront : pour Mondor, Mallarmé n’oppose par le
Néant à Dieu, mais le divin.
1000
Ibid., p. 772.
1001
Ibid., p. 796.
1002
Ibid., p. 772.
1003
Ibidem.

242
signalée comme en passant, au détour d’une note1004 : en 1941, éditer le Coup de dés n’est pas
une question.

9. Le Coup de dés à la Société des Gens de Lettres (1942)


Le centenaire de la naissance de Mallarmé fut fêté à Paris au printemps 1942, durant une
semaine. Notons qu’il y eut une journée Mallarmé destinée à « la jeunesse des écoles » à la
Sorbonne le jeudi 26 mars, présidée par le Recteur de l’Université de Paris et le Doyen de la
Faculté. Cocteau, qui fut sollicité par Dujardin, alors président de l’Académie Mallarmé, fit
un discours à la Société des Gens de Lettres1005, puis céda la parole au groupe « Art et
Action », qui put cette fois jouer son Coup de dés. « Festivités du Centenaire », travaux
documentaires d’Henri Mondor, entrée de Mallarmé dans la Bibliothèque de la Pléiade, les
années 1940 consacrent l’investiture nationale de l’auteur de Divagations. Fait remarquable,
le Coup de dés lui-même fait partie du programme commémoratif de cette semaine
mallarméenne.
Dans son Journal, l’auteur du Cap revient sur cette « séance atroce à la Société des Gens
de Lettres1006 », qui fut pour lui une véritable torture à cause de la troupe de Louise Lara :
La séance se terminait pas un cauchemar : « Le Coup de dés ». Les élèves de Mme Lara – que
nous surnommions jadis Sainte Crétine – déclament le poème à plusieurs voix idiotes. Un
gramophone-mégaphone les prolonge. Les élèves portent, sur l’estrade, des dominos de bure et des
cols de clowns en cellophane jaune. Vers la fin du poème, Mme Lara, qui gisait à genoux devant
l’estrade (en costume) et conduisait l’orchestre, se lève, se dresse et allume ses seins (seins
bolistes), garnis de lampes. Des dames disent : « Cet effort est intéressant, vous ne trouvez-pas ? »
Je me sauve1007.

On aura compris que cette « orchestration polyphonique » n’a pas conquis Cocteau, qui
demeure férocement hostile à cet essai qu’il ne peut s’empêcher de voir comme une grotesque
mascarade, et une immense bouffonnerie – symbolisme dégénéré, malade, poitrinaire…
Comme Valéry au temps de la controverse de 1920, il estime ici implicitement que le bruit de
la scène ne fait que nuire à la « musique du silence » mallarméenne. Le Coup de dés se passe
des corps et des médiations matérielles.
Malgré tout, ces festivités ont sans aucun doute attiré à nouveau l’attention sur le Coup de
dés. Ce n’est visiblement pas un hasard si l’on rencontre des réflexions sur le poème à cette
date dans le laboratoire central de deux mallarméens notoires, Valéry et Claudel.

1004
Il note seulement ceci : « cette belle édition in-folio n’a pas paru » (ibid., p. 777), et renvoie à la note de
Thibaudet. Mondor, visiblement, ignore les Souvenirs d’un marchand de tableaux, publié par Vollard en 1937
comme on vient de le rappeler.
1005
Ce discours est reproduit dans Cocteau, Journal (1942-1945), éd. J. Touzot, Gallimard, 1989, p. 651-654.
1006
Ibid., p. 50.
1007
Ibid., p. 51.

243
10. Claudel : « contre le Coup de dés » (1942)
En septembre 1942, peu après les festivités du centenaire de la naissance du poète,
Claudel revient sur le Coup de dés dans une page peu connue de son Journal. Le jugement
négatif porté sur Igitur quelques années auparavant concernera alors aussi le poème de 1897.
L’intérêt formel du texte tabulaire disparaîtra ; le poète chrétien n’envisagera que l’axiome
vertébral, qu’il ne pourra que condamner :
Contre le « Coup de dés » : 1° Il n’y a pas de dés, c’est-à-dire pas d’éléments tous pareils,
indépendants et distincts, tout se tient et se mêle et se conditionne ; 2° Il n’y a pas de coup, les dés
ne se jettent pas eux-mêmes, en réalité un coup de dés est le contraire du hasard, est la résultante
d’éléments déterminés et calculables ; 3° Notre terre, notre univers, ne sont pas des mondes isolés,
le coup de dés devrait donc intéresser l’Infini. – Cette image est donc le comble de l’absurdité1008.

Ces lignes, qui semblent à leur manière démarquer la redéfinition mallarméenne de la


danseuse – elle n’est pas une femme, elle ne danse pas – cherchent à invalider la pertinence
du modèle de l’alea. Aux yeux de Claudel en effet, le monde tel qu’il est ne cesse de démentir
l’image du « coup de dés ». Le réel, pensé comme continuum et système, ne saurait être
représenté par l’élément discret que constitue le dé. Jeter les dés, introduction du discontinu
dans le continu de la création, trou dans le tissu du monde, revient ici à jeter une pierre dans
un maillage serré. D’autre part, dans un tel monde, réticulaire, spéculaire, solidaire, il ne
saurait y avoir de place pour l’indétermination : le calcul des probabilités vient au secours de
la Providence… Le réel claudélien se veut tout à la fois prévisible et providentiel,
rationalisable et intelligible. Dès lors, ce qui peut être senti comme une tautologie chez
Mallarmé (un coup de dés jamais n’abolira le hasard) devient pour Claudel pure antinomie
(un coup de dés est le contraire du hasard). Enfin, cette métaphore, de manière quelque peu
énigmatique, semble rabattre le monde sur la clôture du Fini : le réel soumis à l’alea devient
ici un réel borné.

11. Blanchot : « le naufrage consciemment chanté » de l’Œuvre ; « l’une des œuvres les plus
illustres de la poésie française » (1943)

Les travaux documentaires d’Henri Mondor ont joué un rôle décisif dans les milieux
littéraires. Dès 1941, Blanchot, alors chroniqueur au Journal des Débats, salue la biographie
fraîchement parue, qualifiée d’« ouvrage si important1009 ». Le critique précise que cette

1008
Claudel, Journal, éd. Fr. Varillon et J. Petit, Gallimard, 1969, t. II, p. 416.
1009
M. Blanchot, « Chronique de la vie intellectuelle », Le Journal des débats, 16 avril 1941, cité dans M.
Blanchot, Chroniques littéraires du Journal des débats (avril 1941-août 1944), éd. Ch. Bident, Gallimard, 2007,
p. 14.

244
somme, « fruit d’un long travail », a « rassemblé des textes admirables qui éclairent d’une
extraordinaire lumière le destin de ce prince de l’esprit1010 ». Un an plus tard, Blanchot revient
sur cette parution majeure, pour livrer alors son premier texte consacré au poète, coiffé d’un
titre qui exprime déjà le rapport que l’auteur de Thomas l’obscur va entretenir avec celui
d’Igitur : « Le silence de Mallarmé1011 ». Cet article, qui montre surtout le vide autour duquel
gravite le savoir livré par Mondor, sera recueilli dans Faux pas en 1943, aux côtés de deux
autres chroniques : l’une ayant pour prétexte la parution de Mallarmé l’obscur de Charles
Mauron, « La poésie de Mallarmé est-elle obscure ?1012 », et l’autre associant projet
mallarméen et renouvellement des formes narratives, « Mallarmé et l’art du roman1013 ».
Dès cette époque, bien avant le Livre à venir, Blanchot associe à plusieurs reprises le
poème de 1897 au grand projet de l’Œuvre. Il retient en effet de la vie de Mallarmé l’effort
constant mené vers un lever d’astre, dont le Coup de dés aurait été la lueur :
On sait que sur toute la vie de Mallarmé a traîné, comme une lumière qui, au lieu de prolonger,
ainsi qu’il arrive, un astre déjà mort, serait venue d’une étoile encore à naître, l’espérance d’une
Œuvre extraordinaire dont ses œuvres pourtant admirables ne semblaient que le reflet et que le
Coup de dés figurait comme le naufrage consciemment chanté1014.

De même, réfléchissant, dans un contexte de défaite politique, sur les qualités intrinsèques de
la littérature française, et en particulier sur son grand souci formel, il note encore, en se
référant à ce poème de 1897 qui commence à devenir véritablement emblématique :
Il y a assurément peu de littératures où un poète, sans le moindre délire, par le simple effet d’une
méditation rigoureuse des formes, ait pu envisager la rédaction d’un livre qui fût l’équivalent
véritable de l’absolu. Cette ambition, tourment et gloire de Stéphane Mallarmé, purifie les lettres
françaises de beaucoup des petitesses que la vanité des écrivains leur a apportées. Quand on songe
à l’auteur du Coup de dés, on se dit que l’orgueil littéraire, si caractéristique de notre esprit, est un
phénomène dont on n’a pas à rougir, puisqu’il y a dans notre littérature quelques textes qui ont
demandé et dans une certaine mesure réussi à tenir la place de la création universelle1015.

Dans « Mallarmé et l’art du roman », Blanchot part de la fameuse lettre à Verlaine de 1885, et
estime qu’à cette date, le poète qui vise « l’explication orphique de la terre », ou tout au moins
cherche à en faire « scintiller par une place l’authenticité glorieuse1016 », « prépare le Coup de
dés1017 ».

1010
Ibidem.
1011
Voir M. Blanchot, Faux Pas, Gallimard (1943), 2004, p. 117-125.
1012
Ibid., p. 126-131.
1013
Ibid., p. 189-196.
1014
M. Blanchot, « Le silence de Mallarmé », ibid., p. 123.
1015
M. Blanchot, « La France et la civilisation contemporaine », Le Journal des débats, 26-27 mai 1941, cité
dans M. Blanchot, Chroniques littéraires du Journal des débats (avril 1941-août 1944), op. cit., p. 33.
1016
OC, t. I, p. 788.
1017
M. Blanchot, « Mallarmé et l’art du roman », Faux pas, op. cit., p. 189.

245
Il faudrait signaler aussi un autre article de Blanchot, méconnu, intitulé « Le livre », et
paru en 1943 dans le Journal des Débats. Le critique médite, après Claudel, sur la double
dimension, lisible et visible, de tout livre. C’est l’exemple du Coup de dés qui vient alors
naturellement sous sa plume :
Et l’une des œuvres les plus illustres de la poésie française, Le Coup de dés, est fondée sur le
prestige matériel des mots, la signification physique qu’ils reçoivent des changements minutieux
des caractères, sur l’aspiration complexe par laquelle la parole écrite voudrait atteindre à la fois les
principaux sens et frapper ainsi l’esprit par sa valeur idéographique.
L’exemple du Coup de dés montre que non seulement l’imprimerie est un art, mais que la poésie
est alors l’imprimerie même. C’est un titre glorieux qu’il suffirait à faire honte à l’esprit pur de son
mépris, lorsqu’il dédaigne « le physique des livres ». Dans chaque imprimeur qui étudie
l’ordonnance générale d’un ouvrage, dans le graveur qui recherche la valeur d’un caractère, dans
le compositeur qui distribue harmonieusement l’intensité des blancs et des noirs, est présent ce
Stéphane Mallarmé dont le travail poétique a consisté à lier des grandeurs spatiales à des lettres
diversement employées, à une mise en pages définie le rythme d’une phrase et le pouvoir
évocateur des mots. L’imprimeur est cet artiste qui tend à faire des deux manières opposées de
s’attacher à un livre une entente nécessaire, qui réussit à rendre la lecture profonde en la rendant
inséparable d’une présentation matérielle par elle-même belle et judicieuse, qui enfin ne compose
l’imagerie abstraite d’un ouvrage qu’en accord avec le sens qu’il a et l’exercice aisé qu’y trouve
l’esprit1018.

Ainsi, le Coup de dés révèle la part artistique du travail typographique, comme la part
typographique de la création poétique. Blanchot prolonge ici les réflexions de Valéry, qui
hante tout ce passage : « imagerie abtraite », « le physique du livre ».
On le voit, entre 1941 et 1943, le poème mallarméen attire l’attention de Blanchot, qui ne
cite pratiquement pas les Poésies, sans pour autant faire encore l’objet de longs
développements. Ce « premier Blanchot », lecteur de Valéry, a donc élu très tôt le Coup de
dés comme un texte de référence.

12. La notice des Œuvres Complètes (1945)


La parution en 1945 des Œuvres Complètes chez Gallimard dans la Bibliothèque de la
Pléiade constitue un tournant majeur de la réception matérielle et symbolique de Mallarmé.
Cette édition va devenir, pour plusieurs générations de lecteurs, un sorte de Bible mallarmiste.
Le Coup de dés y figure dans une version matérielle bien évidemment très éloignée de
l’édition Vollard projetée, au regard du format, du choix du Didot ; la préface de Cosmopolis
précédait le poème. Quant à la notice1019, elle permettait de donner quelques informations
génétiques, et synthétisait quelques commentaires portés sur le texte en remontant à
Thibaudet. Le lecteur apprenait que l’édition de 1914 avait été réalisée « par les soins du

1018
M. Blanchot, « Le livre », Le Journal des Débats, 20 janvier 1943, cité dans M. Blanchot, Chroniques
littéraires du Journal des débats (avril 1941-août 1944), op. cit., p. 310.
1019
Mallarmé, Œuvres Complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Gallimard, 1945, p. 1581-1583.

246
gendre du poète, le docteur Edmond Bonniot ». Mondor et Jean-Aubry donnaient aussi une
bibliographie choisie qui retenait la conférence de Gide de 1913, le témoignage de Valéry,
présenté comme un « précieux éclaircissement historique », ainsi que les études de Royère et
Beausire, dont le travail est célébré (« remarquable ouvrage »). Les éditeurs proposaient en
outre un extrait de la lettre de Redon d’avril 1898, qui avait déjà été citée dans la Vie de
Mallarmé de 1941 ; les lecteurs découvraient ainsi l’existence d’un projet de livre illustré de
lithographies.
Au registre des absences, quelques remarques s’imposent a posteriori. Le nom de Didot
n’était pas mentionné, ce qui allait en particulier permettre au nom de « Lahure », donné par
Valéry, de circuler encore longtemps. Les gloses de Roulet et de Soula restaient dans l’ombre,
ainsi que les commentaires de Claudel. Plus largement, le témoignage des disciples du poète
ou des acteurs du symbolisme, qui avaient publié leurs souvenirs à partir des années 1900,
n’était pas non plus pris en compte. Un silence entourait également l’accueil fait au poème
chez les poètes des avant-gardes ; mais cette question, il est vrai, relevait davantage de
l’histoire littéraire que du travail d’édition.

13. H. Mondor : « une œuvre de notre patrimoine » (1947)


Mondor, dans une monographie biographique publiée peu après, consacrée au rapport
Mallarmé-Valéry, revient sur le Coup de dés dans le dernier chapitre de l’ouvrage, qui
emprunte son titre au poème1020. Mondor commençait par évoquer la gloire posthume de
l’auteur du Faune, et saluait l’existence de travaux étrangers, à une époque où le
« rayonnement de Mallarmé n’a jamais été aussi large1021 ». C’est ainsi qu’il rend hommage
au livre de Gardner Davies alors en cours de réalisation, qu’il préfacera lors de sa publication
en 1953 : « le livre indispensable et passionnant de M. Gardner Davies montrera la
pénétration, l’ingéniosité, la cohérence d’un esprit australien penché sur des pages
particulièrement difficiles de la littérature française1022 ». Le Coup de dés, au moment où un
esprit étranger s’en empare, est décrit comme une « œuvre de notre patrimoine1023 », tout en
restant « le poème le plus troublant de la littérature poétique universelle1024 ».
Le biographe de Mallarmé revient ensuite sur l’histoire du texte, en rappelant les lacunes
auxquelles l’historien se trouve confronté : « il n’est pas facile de préciser la date de la

1020
H. Mondor, L’Heureuse Rencontre de Valéry et Mallarmé, La Guilde du Livre, Lausanne, 1947, p. 105-124.
1021
Ibid., p. 105.
1022
Ibid., p. 106.
1023
Ibidem.
1024
Ibid., p. 107.

247
conception du Coup de Dés, l’allure des premiers états, sa durée de maturation. L’on sait que
l’inventeur tenait particulièrement à son invention1025 ». Après avoir résumé le contenu de la
« préface » de Cosmopolis, il réaffirme la dimension négative du poème, aveu d’un échec :
Même si sa conception de mise en pages si peu conformiste datait de bien des années, nous ne
pouvons pas dire si sa pleine exécution, dans le Coup de Dés, précéda quelque découragement
précis et s’il ne chercha pas simplement, quand furent venues les fatigues et les servitudes
désespérantes, à confesser, avec une loyauté de cristal, un renoncement1026 ?

Le poème laisse des questions en suspens ; « était-il un tout, d’intention testamentaire, ou


devait-il s’insérer dans quelque importante suite prévue ?1027 » ; est-il « le fruit d’une
transformation crépusculaire » ou le surgeon d’un des « vieux projets de Tournon1028 » ? Est-il
ce « fragment destiné "à faire scintiller par une place l’authenticité glorieuse" du grand
ouvrage entrevu », ou bien n’a-t-il été que « franche réponse, que correctif douloureux à ce :
"je réussirai peut-être ? " » ; Mondor achève : « doit-on y voir, chez l’artiste le plus pur et le
plus lucide l’aveu de la défaite de son espoir de conscience absolue1029 ? »
Puis Mondor évoque en détails la présentation du Coup de dés aux disciples élus, Gide, et
surtout Valéry, en s’appuyant sur les témoignages publiés, sur des extraits de lettres que la Vie
de Mallarmé avait déjà révélés. Il note en passant : « l’on peut d’ailleurs remarquer que leurs
deux perspicaces et prudents esprits n’ont pas abordé, par écrit, l’interprétation du poème et
qu’ils ont fixé, surtout, leur attention étonnée, sur les particularités de l’arrangement des
pages1030 ». Mondor ajoute à nouveau que la note finale de Divagations traite du Coup de dés,
qui devient sous sa plume un représentant du « poème critique » ; elle concerne en effet selon
lui « son audacieuse invention d’écrivain révolutionnaire1031 ». Enfin, il revient plus en détails
sur cette « édition luxueuse » du Coup de dés que Vollard devait éditer, en évoquant cette
fois, et pour la première fois, le choix du Didot ; mais « l’imprimeur », écrit-il, devait être
« L…1032 ». La suite du texte rappellera sans nouveauté la dernière visite de Valéry au poète,
ainsi que le commentaire de Gide livré en 1913.
Ainsi, avec cet ouvrage, on peut soutenir que Mondor fait office de passeur entre deux
moments de l’institutionnalisation du Coup de dés. D’un côté, il est celui qui situe le poème
dans un itinéraire poétique, l’intègre dans le monument des Œuvres Complètes, et parachève
la canonisation, mais sur le mode négatif de l’échec, ce que Claude Roulet ne manquera pas

1025
Ibidem.
1026
Ibid., p. 108.
1027
Ibidem.
1028
Ibid., p. 109.
1029
Ibid., p. 109-110.
1030
Ibid., p. 114.
1031
Ibid., p. 118.
1032
Ibid., p. 120.

248
de lui reprocher. Cependant, d’un autre côté, il est celui qui préface l’une des premières
monographies consacrées au poème, ouvrant ainsi une autre période, celle des exégèses plus
systématiques et plus approfondies.

14. H. Thomas : « Il y a cinquante ans paraissait Un Coup de dés » (1947)


La revue Combat publia en septembre 1947 un article d’Henri Thomas qui célébra le
cinquantième anniversaire de la parution du Coup de dés, qu’il faudrait plutôt décrire comme
une « apparition », rappelait l’ami de Gide, en donnant « au mot son sens le plus fort1033 ». Le
romancier et poète poursuivait ainsi :
Aucune création poétique, dans aucune littérature, n’a imposé à son auteur d’abord, à ses
lecteurs ensuite, autant d’exigences que cette œuvre brève et immense où la typographie fait corps
avec l’idée au même titre que le langage. Elle est la somme de toutes les exigences ou l’indication
du total inaccessible. Qui relit le Coup de dés – mais lire n’est pas le mot : qui se soumet au texte
de Mallarmé – est mis en présence d’une possibilité à jamais inquiétante, propre à secouer l’esprit
de la torpeur et du confort où il opère d’habitude. (…).
Commémorer le Coup de dés en 1947, c’est déclarer que le déroulement historique n’engage
pas toutes les possibilités humaines, c’est réserver, non pas une part d’irréductible, mais un
irréductible sans quoi tout le reste n’aurait aucun sens. Il n’est pas question de proposer pour nos
problèmes une solution que Mallarmé eût possédé et formulée en manière d’énigme. Un Coup de
Dés ne renferme aucune solution philosophique ou esthétique (…). En un sens, il est le modèle de
l’œuvre absolument inutile. (…) C’est pourquoi nous voulons le saluer comme l’une des tentatives
les plus héroïques (ici Mallarmé eût sans doute souri) de toute la poésie, et nous reporter à elle
comme à un haut motif d’espoir1034.

Puis le traducteur de Jünger poursuivait en clamant que la « seule protestation valable est celle
de la témérité et de la grande énergie créatrice1035 ». Thomas terminait en citant longuement
Valéry ; l’article s’achevait, comme le Coup de dés, sur la puissance du ciel étoilé.
Ainsi, derrière l’éloge de cette œuvre particulièrement inactuelle, arrachée aux
contingences cruelles de l’Histoire, avec sa grande hache, profondément nécessaire dans sa
parfaite inutilité, affleure l’idée que le Coup de dés recèle un pouvoir d’in-quiétude des plus
précieux : de par sa seule existence verticale, voilà un texte de combat, et un livre de
l’intranquillité. Telle fut cette commémoration inattendue et paradoxale, publiée en pleine
Reconstruction française.

b) Histoires du symbolisme, histoires de la littérature et anthologies (1917-1947)

1033
H. Thomas, « Il y a cinquante ans paraissait Un Coup de dés », Combat, 12 septembre 1947. Ce texte sera
repris dans La Chasse aux trésors, t. II, Gallimard, 1992, p. 95-98.
1034
H. Thomas, « Il y a cinquante ans paraissait Un Coup de dés », art. cit.
1035
Ibidem.

249
Dès 1917, mais surtout à partir des années 1920, le Coup de dés fait son entrée dans les
études d’histoire littéraire. Le silence des années 1910 est désormais brisé. Plutôt que de
suivre ici un ordre strictement chronologique, dont nous donnons cependant un aperçu en
annexes1036, nous choisissons de grouper ces premiers commentaires en fonction des points de
vue adoptés. Compte tenu de la place minimale dévolue à chaque auteur dans ce type
d’ouvrage critique à vocation synthétique et panoramique, compte tenu aussi de certains
présupposés méthodologiques, on rencontrera, comme on peut s’y attendre, des jugements de
valeur, souvent brefs et allusifs, et non des tentatives d’explication. Dès lors, l’appréciation du
poème variera entre conservatisme et modernisme, en fonction de la position occupée dans le
champ littéraire. Dans la majorité des cas, les différents jugements émis ici et là reprennent les
thèses soutenues par les premiers exégètes du texte, Thibaudet et Royère surtout. Ces
ouvrages institutionnalisent les discours spécialisés comme les études monographiques, jetant
ainsi les bases d’une vulgate littéraire. Un parcours de ces livres permet de dessiner la doxa
critique des années 1930 en ce qui concerne le Coup de dés.
Commençons par les jugements défavorables, de loin les plus nombreux. On reprochera
au poème, tour à tour ou simultanément, son obscurité, son caractère vainement ludique et
fantaisiste, son formalisme, sa dimension cérébrale. Ainsi Henri Clouard, représentant de
l’aile traditionnaliste de la littérature1037, considérant la poésie de Hugo comme un sommet
indépassable, fait le constat suivant, qui résume à lui seul la plupart des griefs rencontrés :
(…) ce poème illisible Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard. Ici, le poète prend congé de
tout lecteur, après nous avoir transporté loin des régions de l’émotion, au sein d’une algèbre
inconnue. Il nous invite à extraire, sans son aide, l’émotion ou la pensée qu’il nous plaira, d’une
vaste fantaisie typographique, - caractères majuscules imprévus, blancs disproportionnés,
variations baroques dans les corps etc, - déployée autour d’une velléité de réplique froidement
idéologique à la « Bouteille à la mer »1038.

Il voit dans le Coup de dés « une œuvre hermétique, creuset d’une poétique nouvelle, qui
voudra échapper au contrôle direct du lecteur, et comme on dit, obscure1039 ». Dans un même
esprit, John Charpentier, s’il se fait l’écho de la phrase de Valéry de 1920, souligne en
revanche le caractère insondable du poème, et reste très sceptique sur son pouvoir esthétique :
Des disciples enthousiastes et de bonne foi, séduits par le génie que révélait le maître dans sa
conversation, ont pu croire à la sublimité de ses pièces les plus hermétiques, et que,
notamment, dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, il était parvenu à « élever enfin

1036
Voir notre Annexe 1.
1037
Henri Clouard, adepte des idées maurrassiennes, auteur d’une enquête sur la « littérature nationale » publiée
par La Phalange en 1908-1909, fut lié aux groupes de La Revue critique des Idées et des Livres et des Guêpes,
qui aspiraient à une « renaissance classique », dans le sillage de « l’école romane » de Moréas.
1038
H. Clouard, « Verlaine et Mallarmé », La Poésie française moderne. Des romantiques à nos jours, Gauthier-
Villars, 1924, p. 93-94.
1039
Ibid., p. 87.

250
une page à la puissance du ciel étoilé ». Je n’en demeure pas moins convaincu qu’il échappe
aux âmes les plus attentives, aux sens les plus impressionnables et les plus avertis, par
l’ épaississement du mystère où baigne sa pensée (…)1040.

Cet avis fait directement écho à l’opinion émise dès 1920 par Ernest Raynaud qui, semble-t-il,
n’évoque uniquement le Coup de dés que dans la mesure où Valéry vient tout juste de
l’évoquer dans les Marges. L’historien du symbolisme estime en effet que dans les années
1890, Mallarmé, présenté comme un « parnassien respectueux jusqu’à la manie des
conventions prosodiques1041 », se trouve à « bout de souffle1042 » et, à l’exception de quelques
« sonnets de circonstances », abandonne la pratique du vers : « Mallarmé n’écrira plus guère
qu’en prose. Et l’ère s’ouvre des Divagations ». Ce panorama de l’œuvre mallarméenne aurait
pu s’arrêter là, s’il n’y avait eu cet article de Valéry répondant à Guy Lavaud ; il en vient alors
à mentionner le poème de 1897, en marchant dans les pas de l’auteur de la Jeune Parque :
« Mais Paul Valéry lui fait précisément mérite de ce dont M. Retté lui fait grief en nous
expliquant la genèse d’une des pièces les plus hermétiques du maître : Jamais un coup de dés
n’abolira le hasard1043 ». Il cite alors un long passage de la « Lettre au Directeur des
Marges ». Il précise que Valéry considère ce texte comme une « tentative merveilleuse », là
où le commun ne perçoit que « folie ». Il poursuit :
Il y prit l’impression que le texte de Mallarmé était calqué sur le texte de l’univers (…). Il y
retrouvait le même chaos de ratures et de surcharges, la même création de néant (…). Ne
souriez pas trop. Si aventurée que paraisse l’hypothèse de M. Paul Valéry, elle est plausible. Il
se peut que M. Paul Valéry, croyant suivre Mallarmé, se soit égaré dans son propre rêve et n’ai
réussi qu’à se traduire lui-même, mais son cantique méritait d’être reproduit1044.

On voit clairement ici que le Coup de dés n’a pas vraiment d’autonomie propre ; il ne vaut
que par le truchement valéryen, qui lui-même paraît des plus suspects. Si l’on concède
quelque crédit au poème de 1897, ce n’est que l’effet, plus ou moins illusoire, d’une fiction
valéryenne. Ajoutons pour finir que Raynaud, proposant à la fin de son étude des
« Ephémérides poétiques » pour la période 1891-1900, ne dit rien de la parution du Coup de
dés en 1897.
André Thérive encore, adepte de la grande tradition « romane », hostile au « culte dada de
la page blanche1045 », confondant toutes les avant-gardes, du mallarmisme au futurisme, sous
la rubrique « charabia », se voit « tout prêt à traduire n’importe quel passage de Mallarmé

1040
J. Charpentier, « Stéphane Mallarmé », Le Symbolisme. Suivi d’un florilège des meilleurs écrivains du
symbolisme, Les Arts et le Livre, 1927, p. 56.
1041
E. Raynaud, La Mêlée symboliste, La Renaissance du Livre, t. II, 1920, p. 158.
1042
Ibid., p. 160.
1043
Ibid., p. 164.
1044
Ibid., p. 165.
1045
A. Thérive, « De Sainte-Beuve à Mallarmé », Du siècle romantique, La Nouvelle Critique, 1927, p. 174.

251
sauf peut-être la Prose pour des Esseintes, et bien entendu, un Coup de dés, qui bat tous les
records1046 ». Monda et Montel à leur tour, dans leur Bibliographie des poètes maudits de
1927, après avoir souligné la « forme vraiment fantaisiste » du poème, s’interrogent :
Est-ce bien heureux en matière de poésie ? Nous croyons plus vraisemblablement que l’esprit
de Mallarmé était devenu, dans les dernières années de sa vie, d’une telle minutie, quelque peu
maladive, qu’il ne s’occupa plus que du futile, et que ses loisirs ne furent plus consacrés qu’à
des particularités si personnelles et si mystérieuses qu’on ne peut leur attribuer que la valeur
de rébus habilement conçus1047.

Aristide Marie, lui aussi, se voit plongé dans des abîmes de stupéfaction devant ce
« mystérieux Coup de dé (sic) » ; il poursuit : « les gloses se confondent à déchiffrer une telle
énigme, l’esprit s’égare devant cette charade typographique, coupée de saillantes majuscules,
où se relient à peine des textes étagés en une construction babélique1048 ». Il s’agit bien d’un
désastre :
Perdu dans la contemplation de phantasmes évanescents, il n’a su en fixer les lignes ni en
coordonner l’action. La même impuissance reparaîtra, au déclin de sa vie, quand il voudra
reprendre le thème de cette ébauche de jeunesse pour en faire cette inéluctable version : Un coup
de dés jamais n’abolira le hasard1049.

Le poème n’est pas perçu comme un renouvellement des formes, bien au contraire :
Ce n’est pas d’ailleurs dans le Coup de dé (sic) qu’il faut chercher l’essai d’une nouvelle
versification. S’il reconnaît, dans sa préface, que sa tentative « participe, avec imprévu, de
poursuites particulières et chères à notre temps, le vers libre et le poème en prose », il corrige
aussitôt, en ajoutant : « le genre, que c’en devienne un comme la symphonie, peu à peu, à côté du
chant personnel, laisse intact l’antique vers, auquel je garde un culte et attribue l’empire de la
passion et de la rêverie »1050.

Ces jugements défavorables perdureront encore longtemps. Ainsi Déborah Aish, auteur de la
première thèse française consacrée à Mallarmé en 1938 rappelle que le Coup de dés est avant
tout un « poème célèbre à cause de son intellectualisme exagéré1051 ». Ce sera la seule
remarque concernant le poème, vite évacué. Ainsi, le critique du Temps, Emile Henriot,
multipliera les attaques contre ce poème illisible. En 1938, rendant compte justement de la
thèse de Deborah Aish, il souligne avec satisfaction que la « Sorbonne se modernise » :
« c’est la première fois, je crois, que ce rare et très beau poète reçoit au sein de l’université un
pareil hommage et se trouve l’objet d’une telle prise en considération1052 ». Mais son

1046
Ibid., p. 168-169.
1047
M. Monda et Fr. Montel, Bibliographie des Poètes Maudits, I. Stéphane Mallarmé, Giraud-Badin, 1927,
p. 82.
1048
A Marie, « Valvins et Stéphane Mallarmé », La Forêt symboliste, Firmin-Didot, 1936, p. 41.
1049
Ibid., p. 26.
1050
Ibid., p. 29-30.
1051
D. Aish, La Métaphore dans l’œuvre de Stéphane Mallarmé, Droz, 1938, p. 31.
1052
E. Henriot, « Pour apprendre à lire Mallarmé » (1938), Courrier littéraire XIX-XXe siècle, Albin Michel,
1955, p. 27.

252
admiration ne va qu’aux poèmes de l’époque du Parnasse contemporain : « c’est sous cette
forme que je l’aime et que je l’admire et pas du tout par les rébus et les casse-tête chinois où il
se plaît (…) et les absconseries indéchiffrables d’Igitur et du Coup de dés, pure algèbre où
Mallarmé était sans doute le seul à s’entendre, au fond de son impasse1053 ». Dans un même
registre, il écrira en 1946 : « Igitur et le Coup de dés m’apparaissent écrits dans une langue
inconnue1054 ».
Clouard aussi, en 1947, perçoit toujours les recherches formelles du texte comme vaines et
sans légitimité aucune : « L’expérience de Mallarmé a consolidé les formes traditionnelles par
son éclatante fidélité à l’alexandrin et à l’octosyllabe dont il a encore resserré la trame ; cela
devait servir, malgré l’extravagance momentanée du Coup de dés, à réagir avec Valéry contre
le vers-librisme1055 ». L’existence même du poème gêne l’historien ; elle vient briser la droite
ligne d’un parcours poétique considéré comme une totalité close et cohérente, tout entier
centré sur le travail du vers régulier. Ce que l’avant-garde perçoit comme une exploitation des
ressources expressives de la typographie devient ici tabula rasa sacrilège, transgression
amnésique, rupture coupable avec la Tradition :
Le poème ultime, Un Coup de dés, ira même en mai 1897 jusqu’à étager les groupes de mots
comme des notes, distribuant les blancs comme des portées, varier le corps des caractères
comme des croches et des doubles croches. Réalisait-il son vœu de reprendre à la musique le
bien de la poésie ? En réalité il hésitait entre le vers libre et le poème en prose, et en même
temps, il se faisait fort d’aller plus loin que l’un et l’autre. Le résultat fut de renverser en
prosodie et même en typographie – hélas ! sans compensation – un système multi-séculaire1056.

Enfin, lorsqu’il s’agit d’évoquer le legs mallarméen, il formule cette appréciation, nullement
élogieuse sous sa plume, et déjà citée : « Un Coup de dés sert de référence à tous les poètes
qui ont tenté de donner autant et plus même de valeur aux « blancs » qu’aux « noirs » :
Apollinaire, Cendrars, Reverdy, Cocteau et même l’auteur de L’Homme cosmogonique1057 ».
Le lieu instauré par le poème mallarméen est un lieu de perdition.
Par ailleurs, le Coup de dés sera aussi fréquemment perçu, dans la lignée des appréciations
émises par Thibaudet, comme un poème de l’échec, écrit par un poète vieillissant et
désenchanté. Ainsi, Anne Osmont fut une des premières à commenter à nouveau le poème en
1917, en suivant l’essentiel des conclusions formulées par le critique de la NRF, dont elle
salue la « solide étude » :
Sa dernière œuvre : Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, est un chant de désespérance. La
forme en est plus abstraite que jamais, et dans un propos liminaire il explique qu’ici tout est
1053
Ibid., p. 30.
1054
E. Henriot, De Lamartine à Valéry, Lyon, Lardanchet, 1946, p. 229.
1055
H. Clouard, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 55.
1056
Ibid., p. 49.
1057
Ibid. p. 55.

253
significatif : les changements de caractères et les marges et les blancs même qui représentent
l’inexprimé, l’inavoué, l’inexprimable. Le fond, c’est la même pensée qui inspire la Bouteille à la
Mer d’Alfred de Vigny : le hasard où l’œuvre d’art est jetée vers la postérité lointaine. Mais qu’il
accorde peu de chance à cette œuvre qui lui coûta de longues et cruelles peines ! Verlaine avait
grand’raison de comprendre Mallarmé dans ses Poètes Maudits : il l’est de la malédiction des
épines, de la malédiction du doute et de la stérilité1058.

René Lalou de son côté estime aussi que Mallarmé, « vaincu par toutes les forces qu’il
appelait « le hasard », (…) prit cette défaite pour thème de sa dernière œuvre, Un Coup de
Dés jamais n’abolira le Hasard ». Cet échec trouve son accomplissement à travers les deux
motifs du navire et de la plume, qui relèvent à ses yeux d’une double symbolique de la vie et
de l’art, dans le sillage de Thibaudet : « la plume symbole de l’effort littéraire, sombre donc
comme le bateau qui portait l’effort vivant1059 ». Mallarmé, en outre, fut la victime de cette
« obsession » wagnérienne qui « lui fit prendre pour une symphonie sa sonate du Coup de
dés1060 ». Robert de La Vaissière interprète aussi le poème de Cosmopolis comme une œuvre
tourmentée, enfantée par l’angoisse existentielle :
C’est le grand tourment tragique, le « tourment de l’infini », le « tourment de l’absolu », comme
chez Hugo, chez le Flaubert de la Tentation, comme chez le Mallarmé d’Un Coup de dés. Les
modalités changent ; ni le « Mal Aimé », ni Tête-d’Or n’endurent le même mal que le « Maître »
en naufrage « dans des circonstances éternelles », non plus que celui-ci ne souffre la millénaire
tristesse du Sphinx impuissant à fixer la Chimère1061.

Henri Clouard, dans une perspective identique, renouvellera en 1947 son appréciation de
1924, sans amendement ni repentir :
Mallarmé généralise dans ce poème posthume, comme eût fait Vigny, le cas particulier de son
scepticisme nihiliste. C’est le poème de la « Bouteille à la mer », mais retourné et transposé :
le message n’arrivera jamais, et ce message portait, non le savoir humain, mais l’espérance
que le poète conçut d’arriver à l’expression absolue (…). L’étrange armature de cette
philosophie laisse entrevoir de confuses allégories ; un vieux capitaine vaincu par la tempête,
une mystérieuse plume élévant sur l’écume sa pâle promesse, un jeune prince des écueils qui
veut la soutenir, mais en vain, et finalement la mer demeurée reine du néant. L’optimisme
fugace d’Igitur a coulé. Un Coup de dés jette le cri du pessimiste qui doute désespérément de
la poésie en prenant conscience de son échec personnel. C’est l’allusion à une œuvre dont le
contenu restera tu, c’est une velléité métaphysique où se noie tout le lyrisme d’antan1062.

Il est intéressant de noter qu’à la différence de Thibaudet et d’Osmont, Clouard envisage le


rapport intertextuel à Vigny de manière plus précise, en pointant une logique d’inversion du
propos. Par ailleurs, il reprend la thèse déjà émise par Bonniot et Royère, qui virent, comme
on l’a dit, dans le Coup de dés un anti-Igitur, résultat d’un revirement final, consacrant
l’abdication du poète devant l’Absolu. Un tel jugement se heurte, comme chez Claudel, à ce

1058
A. Osmont, « Stéphane Mallarmé », Le Mouvement symboliste, Maison du Livre, 1917, p. 34.
1059
R. Lalou, Histoire de la littérature française contemporaine, op. cit., p. 229.
1060
Ibid., p. 216.
1061
R. de La Vaissière, préface à son Anthologie poétique du XXe siècle, Crès, 1923, t. I, p. XXXI-XXXII.
1062
H. Clouard, Histoire de la littérature française, op. cit. p. 43.

254
qui est perçu chez Mallarmé comme un nihilisme. Le triomphe apparent du Hasard scandalise
ou terrorise, suscitant des réactions violentes et passionnées. En outre, Clouard complète cette
vue en associant sans doute ici le Coup de dés au projet mallarméen du Livre, à venir :
« Hélas, Un Coup de dés enregistre le renoncement. Quelle évocation désolante de ces limbes
où tant d’ombres baignent dans l’encre !1063 ». Non-lieu et hors-d’œuvre, le poème est perçu
comme une velléité artistique frappée de la malédiction de la Chimère, ou secouée par le
démon de la Procrastination. Le thème de l’échec perdurera encore longtemps ; ainsi, en 1952,
on peut lire le constat suivant : « malgré cet appel ultime à toutes les ressources dont peut
disposer un poème, Mallarmé estime qu’il a échoué. Il n’a pas pu abolir son moi pour
reconstruire le monde1064 ».
Il existe un avatar de cette série d’appréciations réprobatrices : le silence. Ainsi, quelques
histoires de la littérature, et cela jusque dans les années 1960, se taisent sur le compte du Coup
de dés, qui parfois ne figure pas en bibliographie. C’est le cas par exemple des livres de René
Doumic (1913 et 1947)1065, de Louis Seylaz (1923)1066, de la somme publiée sous la direction
de Paul Hazard et de Joseph Bédier en 19231067, ou encore des ouvrages de Marcel
Braunschvig (1926)1068 , de François Porché (1929)1069, de Georges Bonneau (1930)1070,
d’Alcanter de Brahm (1934)1071 et, plus près de nous, du livre de Paul Guth (1967)1072. On
voit ici à quel point le Coup de dés a pu résister à cette institutionnalisation en cours. Le cas

1063
Ibidem.
1064
« Mallarmé », Encyclopédie de la littérature française, sous la dir. de J.J. Nathan, Cl. Nathan, R. Basch,
Nathan, 1952, p. 234.
1065
Histoire de la littérature française, Delaplane, 1913 : le nom de Mallarmé ne figure pas ; « l’énigmatique
Stéphane Mallarmé » (p. 887) sera en revanche rapidement évoqué dans son Histoire de la littérature française
de 1947 (Mellotée, « édition illustrée entièrement remaniée par l’auteur »), mais aucune référence ne sera faite
au Coup de dés.
1066
E. Poe et les premiers symbolistes français, Lausanne, La Concorde, 1923. Sa bibliographie consacrée à
Mallarmé (p. 180) ne mentionne pas le Coup de dés.
1067
A. Chaumeix, « Stéphane Mallarmé », Histoire de la littérature française illustrée, sous la dir. de P. Hazard
et J. Bédier, Larousse , 1923, t. II, p. 313.
1068
M. Braunschvig, « Stéphane Mallarmé », La Littérature française contemporaine étudiée dans les textes
(1850-1925), Armand Colin, 1926, p. 28-29. Précisons que l’auteur de ce livre était « Docteur es Lettres » et
« Professeur de Première au Lycée Louis-le-Grand ». Cet ouvrage pédagogique, plusieurs fois réédité jusqu’en
1958, ne fit pas l’objet de révision au niveau du corps du texte ; seule la bibliographie critique fut complétée,
dans des « Suppléments » renvoyés en fin de livre ; ainsi, l’ouvrage de Cohn relatif au Coup de dés fut
mentionné dans l’édition de 1958 (op. cit., p. 375). Mais, même à sa date, l’auteur ne dit rien des éditions du
poème.
1069
Poètes français depuis Verlaine, Nouvelle Revue critique, 1929. Mallarmé est le poète de la « musique du
vide », p. 50.
1070
Le Symbolisme dans la littérature française contemporaine, Boivin, 1930. Mallarmé est présenté comme un
disciple de Berkeley et de Hegel. Bonneau s’inspire surtout de la thèse d’André Barre ; il ne dira donc rien du
Coup de dés.
1071
Cent Ans de poésie (1830-1930), F. Piton, 1934. Il évoque pourtant le « souvenir de Mallarmé », p. 37-40.
1072
P. Guth, « Stéphane Mallarmé ou le suicide rituel », Histoire de la littérature française. Des orages
romantiques à la Grande Guerre, Fayard, 1967, p. 699-704.

255
de l’ouvrage dirigé par le couple Hazard-Bédier en dit long : à cette date, symboliquement, ni
l’Académie française, ni le Collège de France, ni la Sorbonne n’ont ratifié son existence1073.
Il existe à l’inverse des jugements plus nuancés. Ainsi, Lalou, qui voit certes dans le Coup
de dés un aveu d’échec comme on vient de le voir, considère néanmoins ce poème, œuvre de
synthèse, et cela dès 1922, comme une grande réussite littéraire :
Dans ce poème qui résume la pensée de Mallarmé et peint le drame de sa vie, qui concilie sa
double technique musicale et visuelle, nous saluons, pour notre part, un chef-d’œuvre, le poème
de l’Idée, en germe déjà dans le charnel Après-Midi d’un faune1074.

Mais le poème reste, comme chez Gide, le signe d’une expérience-limite, qui tient tout à la
fois de l’impasse et de la promesse :
Le Coup de dés, nourri de Vigny, de Shakespeare et de Wagner, marque-t-il la dernière limite
d’un continent poétique après quoi tout serait désordre, ou bien inspirera-t-il d’autres poèmes
encore plus hardiment émancipateurs qui éclaireraient les pages réputées obscures de ses propres
œuvres ?1075

Il y a dans ces mots l’idée que la postérité saura peut-être dessiner un cadre d’intelligibilité au
poème de 1897, en lui donnant a posteriori cet horizon d’attente qu’il n’avait pas lors de sa
première parution. Précisons que Lalou reviendra sur le Coup de dés en 1943, en des termes
plutôt bienveillants. A cette date, il célèbre un texte qui illustre le Drame intellectuel qui fut, à
ses yeux, toute la vie sublime de Mallarmé :
Il nous a légué un incomparable témoignage, ébauché dans Igitur (1867-1870), pleinement
orchestré dans Un Coup de dés (1896) (sic). Aux confins de la musique et de la poésie, il a
évoqué dans une « partition » verbale ce qui avait été sa raison de vivre, l’effort de la pensée
pour inscrire au firmament héroïque, malgré tous les obstacles suscités par l’inéluctable Hasard,
une nouvelle constellation1076.

De même, en 1924, les auteurs de l’anthologie de la « nouvelle poésie française » présentent


brièvement le poème en des termes plus descriptifs que péjoratifs : « Tout désormais jouait un
rôle précis et difficile : la forme du vers, la typographie, les blancs, les interlignes. A cette
pointe extrême de l’intelligence, peu s’élevèrent jusqu’à lire « Un coup de dés jamais
n’abolira le hasard » 1077 ». Le poème de 1897 se donne comme une forme transgressive
destinée aux happy few de la république des lettres. Pierre Martino, quant à lui, consacre en
1925 une bonne page au poème dans son livre Parnasse et Symbolisme, qu’il tente de décrire
assez objectivement. Nous citons l’intégralité du morceau :

1073
Le chapitre consacrée au poète évoque seulement le Faune, Divagations et Vers et Prose (A. Chaumeix,
« Stéphane Mallarmé », Histoire de la littérature française illustrée, op. cit., p. 313).
1074
R. Lalou, Histoire de la littérature française contemporaine, op. cit., p. 230.
1075
Ibid., p. 231.
1076
R. Lalou, Les Etapes de la poésie française, P.U.F., 1943, p. 77. Ce texte, sans changement sera repris dans
son Histoire de la poésie française, P.U.F., 1958, p. 101.
1077
Anthologie de la nouvelle poésie française, Kra, 1924, p. 70.

256
Aussi Mallarmé se proposait-il, à la fin de sa vie, non plus d’écrire des vers ou de la prose, mais
de composer des morceaux de musique : des symphonies, des sonates. Il fallait, pour cela,
augmenter encore l’obscurité des mots ; introduire des blancs qui furent comme des silences ;
user de caractères d’imprimerie différents, qui permissent de souligner ou d’atténuer les motifs ;
élargir la page du livre jusqu’au format de l’album, afin que les mots pussent s’y inscrire comme
sur des portées de musique…C’est cela que Mallarmé a voulu réaliser dans une œuvre publiée
un an avant sa mort : Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Pas de vers, pas de prose ; des
mots, des blancs, des minuscules, des capitales. Un thème hautement philosophique : la pensée
lance des coups de dés, elle se jette au hasard ; on voit un grand naufrage, une lutte ; la pensée se
débat contre l’infini ; elle sombre ; elle réapparaît. Ce poème, pour qui veut le lire avec les
habitudes ordinaires des liseurs de vers, est d’une effarante incohérence ; mais il reprend un sens
pour celui qui se donne la peine de comprendre le but lointain du poète. Il a eu une grande
influence sur les manifestations les plus récentes de la poésie contemporaine1078.

Ces lignes ont le mérite de s’intéresser à la forme du poème, que Martino situe par delà le vers
et la prose, du côté de la musique, conformément aux déclarations programmatiques du seuil
proposé en 1897, conformément aussi à cette vulgate critique amorcée, comme on l’a vu, dès
1899 avec les analyses d’un Mockel. Mallarmé, à la fin de sa vie, cessa d’être poète, pour
devenir compositeur ; et sous la plume de l’historien de la littérature, ce terme semble presque
littéral… Mais le contenu n’est pas pour autant oublié. Poème spéculatif, le Coup de dés
médite sur les conditions d’exercice de la pensée. Martino rejoint ici Valéry. Enfin, comme
Pierre de Massot ou Maxime Revon à la même époque, il souligne la dimension séminale du
poème.
Dans un esprit assez similaire, nous rencontrons un certain nombre de prises de position
qui pointent la fécondité nouvelle des ultimes recherches formelles de l’auteur de
Divagations. Ainsi, Bernard Faÿ voit dans le Coup de dés - « sa dernière et plus aventureuse
tentative » - un poème « où il essaie d’exprimer l’idée, non seulement par des sons, le sens
des syllabes ou des images évoquées, mais par la position des caractères sur la page, et le
rapport entre les blancs et les noirs1079 ». Paul Fort, de la même manière, est sensible à cette
poésie fondée sur une occupation novatrice de la page :
Il eu encore le temps de réunir en un volume quelques études sous le titre : Divagations, et de
publier cet étrange poème en prose : Un Coup de dés, pour lequel il imagina une présentation
typographique originale, les mots ou les assemblages de mots séparés par des vides et posés sur
le papier blanc comme un éparpillement d’étoiles et de constellations dans le ciel1080.

Dans la lignée d’un Léautaud, l’auteur des Ballades françaises inscrit sans autres précisions le
Coup de dés dans l’espace générique du poème en prose. Daniel Mornet, encore, méditant sur

1078
P. Martino, Parnasse et Symbolisme, Armand Colin, 1925, p. 128.
1079
B. Faÿ, « Stéphane Mallarmé, le théoricien du symbolisme intellectuel », Panorama de la littérature
contemporaine, Kra, 1925, p. 65.
1080
P. Fort et L. Mandin, Histoire de la poésie française depuis 1850, Flammarion-Didier, 1926, p. 138.

257
l’effort poétique mallarméen dirigé « contre la logique de l’intelligence », en vient à
considérer le travail effectué dans le Coup de dés :
Un poème sera fait directement avec les sentiments créés directement par des sensations. Plus
de vers, plus de phrases. Un grand thème, par exemple la pensée en lutte avec l’Infini. Ce
thème sera traduit dans Un Coup de dés jamais n’abolira le sort (sic), par les sensations
auditives de mots isolés ou brièvement groupés, par les sensations visuelles de ces mots
disposés sur la page du livre-album comme les notes sur les portées musicales. Leur
disposition, leur caractère d’impression, la valeur des blancs, créeront des suggestions
obscures comme les notes et les silences de la musique. Le poème sera fait de la convergence
de ces suggestions1081.

Mornet, qui se trompe sur le titre comme de nombreux critiques avant lui, qui caractérise la
forme de manière assez désinvolte (« plus de vers, plus de phrase »), rattache cependant le
Coup de dés, fondé selon lui sur une sorte de logique de la sensation et de l’immédiateté, aux
grandes préoccupations de l’époque symboliste, en rappelant après Mockel, Boschot ou
Valéry, la parenté entre le Coup de dés et le modèle de la partition.
Ces années d’« invention » du poème passent également, et simultanément, par des
travaux d’un autre ordre, qui ont tenté de comprendre la logique de ce texte.

c) Les premières exégèses : les défricheurs (1912-1948)

Albert Thidaudet livre en 1912 l’exégèse pionnière du Coup de dés, première en date des
études véritablement développées. Cependant, avant de parcourir cette première génération
herméneutique, il nous semble important d’évoquer aussi celui qui proposa, à partir de la
controverse des Marges de 1920, une autre vulgate que celle du critique de la NRF, d’un autre
ordre, formellement et symboliquement différente, surtout liée à des textes de circonstances, à
savoir Paul Valéry. Certaines de ces études ont été évoqués plus haut au plan de leur
énonciation, liée à un contexte surtout ; nous les reprenons ici au plan de leur énoncé.

1. Thibaudet : « échec » et picturalité (1912)

Cette analyse d’une quinzaine de pages, située avant la conclusion, constitue le dernier
chapitre de l’ouvrage, qui vient clore la section intitulée « quatre types de poésie », dans
laquelle l’auteur commente un échantillon de textes représentatifs à ses yeux de l’ensemble de

1081
D. Mornet, « Stéphane Mallarmé », Histoire de la littérature et de la pensée françaises contemporaines
(1870-1925), Bibliothèque Larousse, 1927, p. 111.

258
l’esthétique mallarméenne (outre le Coup de dés, sont analysés successivement Hérodiade,
L’Après-midi d’un faune et Prose)1082.
C’est un objet littéraire inouï : « réellement, cela d’abord déconcerte1083 ». Thibaudet
imagine le Coup de dés entre les mains d’un Nordau horrifié. Mallarmé, atteignant un tel
niveau d’opacité, serait venu s’échouer dans les parages de la folie :
Et puis, Un Coup de dés est bien l’œuvre mallarméenne, obscure par excellence. Nordau, s’il
l’avait connue lorsqu’il écrivit Dégénérescence, y aurait vu un type parfait de graphomanie et une
écriture typique d’aliéné. Des critiques qui parlent de ses poèmes avec la plus grande admiration
estiment que, lorsque Mallarmé l’écrivit, son esprit se dérangeait1084.

On trouve ici l’écho des premières réactions devant ce texte para-doxal grevé d’une illisibilité
foncière, qui surgirent à la maison Didot ou dans l’entourage même du Maître : œuvre folle,
pathologique, morbide, dégénérée. Mais quels sont les « critiques » visés ici, alors que le
poème, en 1912, reste une terra incognita ? Ni Mockel, ni Kahn ne portent un tel jugement.
Sans le dire explicitement – un « intime » rapporte même que Mallarmé aurait présenté son
œuvre comme un « acte de démence1085 » – Thibaudet tire cette information de son échange
de lettres avec Valéry, qui ne livrera ses souvenirs et cette formule en particulier que plus
tard, forcé de quitter son silence, en 1919-1920, lors de la controverse avec le groupe « Art et
Action », comme nous l’avons rappelé. Sans trop accréditer ces dires – se bornant, devant
l’invérifiable, à un « c’est possible » – le critique joue avec l’idée d’un génie vieillissant
autorisé au beau délire final : « Tout artiste a, dans sa dernière œuvre, une sorte de droit à la
folie, c’est-à-dire à l’absolu de sa logique1086 ». Mais quoi qu’il en soit, Thibaudet passe
outre ; il n’est pas de ceux qui évacuent, d’un geste hygiéniste, toute lecture interprétative.
D’emblée, l’œuvre est perçue comme un terme : terme d’un parcours poétique, terme d’un
parcours critique. Conformément à un préjugé téléologique fréquent, l’accident biographique
se change en destin, et l’œuvre composée au moment de la mort devient testament, suprême
expression d’une pensée : la « dernière œuvre » est sentie comme une « conclusion de son
esthétique1087 », un « testament sibyllin1088 ». Thibaudet complète en outre cette vision en

1082
Voir A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1912. Nous citerons le texte de ce chapitre
dans l’édition de 1926 rééditée en 2006 (Gallimard, coll. « tel »), plus facilement accessible : « Un Coup de dés
jamais n’abolira le hasard », p. 385-401. Il nous arrivera cependant de pointer quelques différences suggestives
entre les deux versions du texte.
1083
Ibid., p. 385.
1084
Ibidem.
1085
Ibidem.
1086
Ibidem.
1087
Ibid., p. 386.
1088
Ibid., p. 400.

259
affirmant, sans justifier ses dires1089, que Mallarmé songeait à un « cycle » conclusif, dont le
Coup de dés aurait été le premier morceau : « Un Coup de dés a sa place très nette entre
l’œuvre écrite de Mallarmé et l’œuvre idéale qu’il rêvait. Il n’y vit pas d’ailleurs une tentative
excentrique, mais le premier de plusieurs poèmes analogues dont l’ensemble eût formé un
1090
cycle ». Cette assertion, qui peut sembler quelque peu arbitraire si l’on ignore les
témoignages de Kahn1091, s’éclaire à la lueur de l’échange de lettres entre Thibaudet et Valéry
de février 1911 évoqué plus haut. Ce dernier a dû en effet, comme il le fera publiquement en
1920, répondre à son correspondant que Mallarmé entrevoyait la possibilité d’une série
poétique composée sur le modèle du Coup de dés. Enfin, évoquant le lien du poème de 1897
avec les analyses de Quant au livre et s’appuyant sur la note terminale de Divagations, le
critique de la NRF considère que la recherche formelle du Coup de dés se trouve « nécessitée
par le Livre1092 ».
Il reste maintenant à évoquer avec lui la forme et le contenu du poème. Fait important, les
premières remarques relatives au Coup de dés concernent le dispositif spatial, tellement
singulier qu’il impose une des caractéristiques premières du texte, insuffisamment
soulignées : pour des raisons matérielles évidentes, nous sommes confrontés à un poème
extrêmement peu maniable, tout particulièrement difficile à reproduire avec exactitude. Cet
aspect a joué sans doute un rôle non négligeable dans l’histoire de la réception du Coup de
dés, qui s’affirme comme un texte qui met en cause la notion de citation, nous y reviendrons.
Ainsi, Thibaudet pouvait écrire : « à qui n’a pas cette œuvre sous la main, je n’en puis donner
que des citations très infidèles : Mallarmé a voulu, pour ce poème, une esthétique visuelle,
typographique (…)1093 ». Le critique décline cette nouvelle esthétique sous différents aspects.
Il s’agit de situer cet essai mallarméen par rapport à des expériences passées et présentes :
Thibaudet rappelle non sans condescendance les jeux visuels du Rabelais de la Bouteille1094,
évoque rapidement les lignes de points de Lamartine, exemple de forme-sens spatialisée1095.
Mais s’appuyant sur les propos de Mallarmé – la note finale de Divagations surtout,
considérée comme une annonce du Coup de dés – Thibaudet inscrit aussi ce travail

1089
Nous avons vu plus haut qu’il tenait cette information de Valéry, dont la mémoire fut mise à contribution
pour la rédaction de ce chapitre.
1090
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 386.
1091
La « préface » de Cosmopolis évoque certes la fondation possible d’un « genre ».
1092
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 386.
1093
Ibid., p. 385.
1094
« Une logique subtile et bizarre ramène presque Mallarmé à ces formes visuelles du poème que l’on tentait
autrefois par jeu, et dont Rabelais use bouffonnement dans sa Bouteille. », ibid., p. 390.
1095
« Je rappelle que Lamartine, dans Jocelyn et la Chute d’un Ange, emploie, avec un but analogue, des lignes
et même des pages de points. Comme dans Un Coup de dés, elles sont incorporées au sens même de l’œuvre
(…) », ibid., p. 386.

260
typographique dans le contexte des années 1890, convoquant la mise en page journalistique,
comme l’expérience vers-libriste. Du journal, il retient la hiérarchisation typographique de
l’information, distribuant l’idée en motif principal et motifs secondaires1096 ; du vers-libre, il
retient une certaine dimension iconique, liée à l’expression d’une rythmique visuelle1097.
Ainsi, on pourra voir dans la dispersion des mots sur la page un équivalent de l’océan
déchaîné comme du ciel étoilé : « La typographie discontinue, les phrases jetées sur les
blancs, s’accordent très intentionnellement à ces images de flots épars, puis de constellations
pareilles sur le noir aux points du dé sur le blanc1098 ».
Mais si Thibaudet voit dans le Coup de dés « d’une certaine manière, un essai de vers
libre1099 », il s’empresse de préciser aussitôt la singularité du projet mallarméen qui substitue
selon lui une logique purement graphique (« juxtaposition des mots, accent mis non sur leur
nombre rythmique mais sur leur place visuelle1100 ») à une logique émotive : « l’idée du vers
libre, chez lui, se fait jour dans un sens visuel1101 ». Par ailleurs, l’effet produit par ce nouveau
mode de traitement de la pensée écrite conduit, selon lui, à « exorciser le génie oratoire ». Il
retrouve ici la dimension anti-discursive de l’esthétique mallarméenne déjà énoncée dans son
analyse transversale. Le Coup de dés affirmerait le primat du discontinu poétique sur le
continu rhétorique. Cette poésie parvient en effet à « remplacer le discours, la continuité
oratoire, l’esthétique auditive, par un espacement sur des blancs, une construction visuelle
(…)1102 ». Cette « esthétique typographique de la page1103 » réintroduit alors la Matière dans
une poésie que Thibaudet considère de part en part comme relevant d’un idéalisme : « ce
matérialisme étrange est, je l’ai dit déjà, la rançon nécessaire, ironique un peu, d’un idéalisme
extrême1104 ». D’autre part, il situe cette « esthétique visuelle, à la chinoise » en la rattachant à
un modèle pictural de la poésie, ce qui l’amène à placer le Coup de dés, en cela fidèle à la
typologie fameuse de Brunetière, « au bout du Parnasse1105 ». En 1912, aux yeux du critique
de la NRF, le poème mallarméen regarde en deçà du symbolisme, comme le souligne Laurent
Jenny : « il a tendance à présenter le Mallarmé du Coup de dés comme un attardé du Parnasse,

1096
Ibidem.
1097
« formes visuelles qui se lient d’ailleurs à un certain rythme », ibid., p. 391 ; et de citer quelques vers de
Vielé-Griffin, qui satisfont, pour Thibaudet, à la fois l’œil et l’oreille.
1098
Ibid., p. 390.
1099
Ibid., p. 419.
1100
Ibid., p. 421.
1101
Ibid., p. 420.
1102
Ibid., p. 419.
1103
Ibid.
1104
Ibid.
1105
Ibid., p. 390.

261
alors que son travail est plutôt à situer dans un au-delà du symbolisme1106 ». Mais en 1926,
Thibaudet ajoutera une phrase qui vient nuancer ce propos, en réorientant l’historicité du
poème de 1897 : « le procédé a été sérieusement exploité depuis par Apollinaire et l’école de
l’Elan1107 ». Le Coup de dés, héritier, est aussi légataire. Mais, dans les deux cas, il n’est pas
vraiment son propre contemporain, dans la mesure où l’ancrage symboliste semble plutôt
minoré. Nous reviendrons plus loin sur ce problème délicat de la situation du Coup de dés
dans l’histoire de la poésie, que le point de vue de l’esthétique de la réception permet sans
doute de poser autrement.
Puis Thibaudet aborde « la disposition intérieure1108 » qui aurait conduit Mallarmé à écrire
un tel texte. C’est à ce niveau qu’intervient la confrontation avec le hasard. L’ultime poème
concentrerait ainsi toute l’entreprise mallarméenne qui est perçue comme la quête quasi
balzacienne de l’œuvre absolue, dressée contre toute contingence : « Un Coup de dés se relie
à tous les éléments de poésie que j’ai groupés plus haut sous le titre : la Recherche de
l’absolu1109 ». Le poème, rattaché à la question de l’impuissance créatrice1110, consacrerait
l’échec de tout rêve d’absolu, borné par la finitude contingente des moyens humains :
l’idéalité du Nécessaire se voit recouverte, submergée, engloutie, par la réalité du Hasard.
Mais ce naufrage ne serait que partiel, compensé par l’apparition finale de la constellation :
(…) comme la plupart des sonnets, le poème est construit sur le thème de l’échec, et se termine
sur l’indication lointaine de quelque mystérieux espoir. Deux images simples, qui forment une
trame poétique à l’Idée : celle de la mer et des flots, puis celle d’étoiles, la première du coup de
dés lancés, la seconde du coup de dés retombés1111.

Puis Thibaudet avance une hypothèse en matière d’influence. Mallarmé aurait trouvé
l’argument de son poème dans un passage de Zarathoustra traduit en français en 1893 :
Quant au motif d’un Coup de dés, on pourrait penser que l’inspiration première n’en vint pas à
Mallarmé d’une page de Nietzsche. Il ne lisait pas l’allemand et de son vivant la traduction
Henri Albert n’existait pas. Mais certainement il connut A travers l’œuvre de Frédéric
Nietzsche, extraits de tous les ouvrages par P. Lauterbach et A. Wagnon, petite anthologie en
français parue en 1893 (…)1112.

Puis de citer un extrait où il est question de la « divine nécessité qui force les Hasards à danser
des rondes d’étoiles », du « rire de l’éclair créateur », des « coups de dés des dieux » jetés sur
« la table divine de la Terre », comme autant de « nouvelles paroles créatrices ». Valéry,

1106
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 66.
1107
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 391.
1108
Ibid., p. 390.
1109
Ibid.
1110
Thibaudet soutient que Le Coup de dés réaffirme ce « doute initial qui stérilise Mallarmé, cette croyance à
l’impossibilité d’un état de grâce parfait », situé à l’opposé de l’inspiration romantique, ibid.
1111
Ibid., p. 390.
1112
Ibid., p. 391.

262
réagissant à la lecture de ces lignes au moment de la parution du livre en 1912, invalida cette
hypothèse en alléguant Igitur, après avoir fait comprendre à son destinataire que le détour par
le bergsonisme était superflu, et qu’il préférait le geste de Thibaudet « montrant, par ailleurs,
un mallarmisme comme substitut à toute philosophie1113 » :
Relativement au Coup de dés, il n’est pas exact que M. en ait eu l’idée par quelque lecture de
Nietzsche. Je suis sûr qu’il l’ignorait.
Mais, davantage : il existe un manuscrit œuvre de 1868-69, le Prince Igitur, connu de Villiers
et de Mendès. Ecrit des plus curieux. Un chapitre s’intitule le Coup de dés, mais le tout a trait au
Hasard, au hasard tel que le posait Mallarmé. Le héros étrange, dans ces pages, profère le mot
« folie » avec le même mouvement emporté que dans le poème de 1897.
J’ai vu plutôt que lu ce vieux texte, deux fois à des années de distance, et, chaque fois pendant
quelques minutes seulement. Il est hors de doute que c’est le germe. Je n’ai pu vous indiquer ce
détail en temps utile, n’ayant revu ledit papier que voici peu de jours1114.

En 1943, lors d’un dialogue avec Claudel transmis par Henri Mondor, Valéry reviendra sur ce
point, semblant y attacher de l’importance :
Mais je tenais à ajouter quelque chose au sujet du Coup de dés dont nous parlions il y a un
instant : pas de Nietzsche là-dedans. Je suis sûr que Mallarmé ne connaissait rien de cet auteur
excitant plus que nourrissant1115.

Dans son édition remaniée de 1926, Thibaudet prit en compte cette remarque pour finalement
ajouter ceci aux lignes précédentes : « Néanmoins, la publication postérieure d’Igitur nous
montre que cette piste n’est pas la bonne, puisque dès 1869, Mallarmé était familier avec ces
idées et ces images1116 ». Nous reviendrons plus loin, à propos de la lecture de Deleuze, sur le
rôle éventuel joué par le coup de dés nietzschéen dans la genèse du poème de 1897. Dire que
Mallarmé tenait déjà son sujet en 1869 ne suffit pas pour écarter cette source tardive. Les
traductions partielles de Zarathoustra publiées en France à partir de 1893 dans les revues
littéraires parisiennes purent jouer le rôle de déclencheur ou de révélateur, en rappelant à la
mémoire du poète son projet inachevé datant de l’époque de la crise. Mais proposer cette
hypothèse ne conduit bien évidemment pas à faire du Coup de dés un poème nietzschéen.
Ensuite, le critique entame à grands traits l’analyse du poème1117, page par page, puisque
cette nouvelle unité remplace celle du vers. Thibaudet se base sur l’édition de 1897, sans tenir
compte des modifications apportées par la version de 1914, alors qu’il remania son propre
texte en 1926. Le poème est d’abord tentative, à la fois sublime et vaine, pour créer l’œuvre
absolue, à la manière du pari de Pascal (page 1) ; puis évocation d’un naufrage (page 2) ;
disparition du Maître, rapproché du capitaine de la Bouteille à la mer de Vigny, emportant son

1113
Valéry, lettre à Thibaudet de 1912, Lettres à quelques uns, Gallimard, 1952, p. 94.
1114
Ibidem.
1115
H. Mondor, Propos familiers de Paul Valéry, Grasset, 1957, p. 213.
1116
Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 392.
1117
Ibid., p. 392-399.

263
rêve dans sa chute (page 3) ; surgissement de l’ombre, avatar rajeuni du vieillard et espoir
encore mal défini (page 4) ; écho musical du naufrage sous la forme d’une plume aérienne,
prolongeant l’image initiale de la voile (page 5) ; précision de l’ombre sous les traits d’une
figure hamlétienne (page 6) ; formulation de l’échec en toute lucidité, sur le plan non plus de
l’humaine condition comme dans la page 2, mais sur le plan littéraire, le tout symbolisé par la
chute de la plume (page 7) ; disparition graduée de la plume et victoire du gouffre (page 8),
espoir ultime sous la forme d’un ultime coup de dés jeté « à l’infini », stellaire cette fois,
« constellation décisive » et « œuvre absolue » (page 9) : « la fin du poème a le poids et le
mystère de cette graine dure et dense tombant dans l’espace ». Le critique, comme souvent
dans ses analyses des textes de Mallarmé, y voit une dimension éminemment méta-poétique,
qu’il nuance d’un jugement qui rappelle Remy de Gourmont voyant dans le Coup de dés
l’expression d’une « manie typographique » :
La dernière ligne, authentique, comme une signature. Ces neuf pages aussi forment un coup de dés
hardi que le poète a joué, avec quelque angoisse, sur une table d’art toute neuve. Est-ce le point
dernier qui sacre tout son effort artistique ? Je n’oserais le dire, mais c’est l’extrême limite de ce
que dans sa forme d’art il y avait de logique et (lui même à la page III introduit le mot) de
maniaque1118.

Il faut signaler que cette analyse est interrompue par un parallèle établi avec les pages de
Divagations consacrées à Hamlet ; un jeu de citations met en évidence des motifs semblables
(ombre, plume, toque, tempête). Ainsi, aux yeux du critique, « le sujet d’Hamlet, c’est, selon
Mallarmé, le sujet même tenté dans Un Coup de dés, « l’antagonisme de rêve chez l’homme
avec les fatalités à son existence départies par le malheur » 1119». En outre, l’édition de 1926
fait un lien obligé avec Igitur, mais de manière assez désinvolte, dans une note, Thibaudet ne
jugeant pas nécessaire d’approfondir l’étude comparée ; mais on peut lui concéder que le
temps lui a peut-être manqué, le conte venant tout juste d’être exhumé : « Je devrais aussi et
surtout évoquer les fragments d’Igitur qui figurent une première esquisse du thème du Coup
de Dés et qui n’ont été publiés qu’en 1925. Mais je puis m’en remettre ici au lecteur,
Mallarmé étant passé depuis, suffisamment, dans le commerce de l’esprit1120 ». Par contre, nul
rapprochement ne sera fait ici avec le sonnet A la nue accablante tu : il faudra attendre Wais,
puis Roulet pour cela.
Enfin, Thibaudet conclut son étude en récapitulant les principales composantes du
texte1121 : poésie visuelle rapprochée des idéogrammes chinois ; esthétique du ballet,

1118
Ibid., p. 399.
1119
Ibid., p. 395.
1120
Ibidem.
1121
Ibid., p. 399-400.

264
proposant une dynamique des images rapprochée de la conception mallarméenne de la danse ;
poésie formelle, plus réflexive que thématique, rapprochée du doute hyperbolique cartésien ;
poésie idéaliste, rapprochée de la conception platonicienne des Idées-Nombres ; poésie
solitaire enfin, rapprochée de l’expérience de la folie, le Coup de dés se donnant comme un
« aérolithe étrange sans commune mesure avec les habitudes1122 ».
Pour finir, le critique propose deux prolongements possibles. D’une part, Mallarmé aurait
pu être secouru dans son angoisse s’il avait connu la loi des grands nombres : « si un coup de
dés ne peut se soustraire au hasard, plusieurs coups de dés établissent l’empire de la
nécessité1123 ». D’autre part, il situe Mallarmé dans l’histoire poétique de son siècle. Après le
rêve social des Romantiques dotés d’une « robuste vitalité », d’une « santé littéraire et
morale », incarné dans le projet épique, « genre commun », cette poésie vient achever le
processus de réclusion amorcé par les Parnassiens, « jusqu’à ce que, pour l’extrême logique
de Mallarmé, rien « n’ait lieu » hormis le Poète1124 ». Le Coup de dés consacre la rupture du
fait poétique avec le fait social. Laissons Thibaudet achever l’effigie mallarméenne, quoique
trop bien connue, aujourd’hui encore :
Il réduit le monde à la simplicité du Poète devant l’énigme d’une page blanche. De rares
signes s’y inscrivent, points d’un coup de hasard, et qui ne valent que comme allusion ironique
à l’impossible page éternelle, à la constellation fixée hors du temps par des clous d’or1125.

Il fallait s’arrêter longuement sur cette étude dans la mesure où, fondatrice et matricielle,
elle fournit tout à la fois une vulgate, longtemps en vigueur, et un cadre général à partir
duquel il a été possible d’interpréter le poème. La plupart des grandes questions sont posées,
implicitement ou explicitement. Retenons deux idées directrices : un poème-testament
proclamant un « échec » ; une forme nouvelle à dominante visuelle, qui rattache au final le
texte au Parnasse, en amont du symbolisme. L’inconnu est rabattu sur le connu, puisque les
recherches « modernistes » n’en sont qu’à leur balbutiement. Les années à venir réorienteront
complètement l’esthétique du Coup de dés. Publié en 1912, puis à nouveau en 1926 avec
quelques modifications, l’exégèse fondatrice de Thibaudet va longtemps demeurer la seule
référence. Il faut attendre les années 1930 qui, comme on l’a souligné, marquent une étape
décisive dans le mouvement graduel de diffusion du Coup de dés dans le monde des lettres,
pour voir surgir des textes interprétatifs plus nombreux. Nous en donnons ici un aperçu qui se

1122
Ibid., p. 400.
1123
Ibid., p. 401.
1124
Ibidem.
1125
Ibidem.

265
veut le plus exhaustif possible, en suivant un fil chronologique, dans la mesure où ces lectures
bien souvent s’auto-engendrent.

2. Valéry : aux sources de la mythologie du Coup de dés (1920-1943)

Nous entendons résumer ici les grandes interventions de l’auteur de Monsieur Teste
relatives au Coup de dés, de la « Lettre au Directeur des Marges » (1920) aux Cahiers (1942),
en passant par d’autres textes circonstanciels liés à la mémoire du Maître : « Dernière visite à
Mallarmé » (1923), « Souvenirs littéraires » (1928), et ce dialogue de 1943 avec Claudel
transmis par Mondor. Nous ne reprendrons bien évidemment pas ici ce que nous avons pu
dire plus haut concernant l’indispensable re-contextualisation de la « Lettre au Directeur des
Marges », devenue très vite fameuse, ni sur les écarts d’appréciation entre 1920 et 1928, liés
sans doute à la différence des situations d’énonciation.

a) Le récit du Témoin
Valéry se pose d’abord en témoin privilégié, en premier homme : admis dans le
sanctuaire, il est celui qui, en compagnie du Maître, a vu l’œuvre ultime pour la première
fois1126. Si l’on en croit la chronologie qu’il donne aux lecteurs de la « Lettre au Directeur des
Marges », écrite plus de vingt ans après, il assiste rue de Rome au dévoilement du
« manuscrit », puis le « 30 mars 1897 », il découvre les « épreuves corrigées » destinées à
Cosmopolis ; enfin, le « 14 juillet », à Valvins, il contemple les épreuves de l’imprimeur
Didot, abusivement dénommées « épreuves de l’édition Lahure ». Notons, pour accréditer le
poids du témoignage de Valéry, que toute une tradition critique et bibliographique reprendra
par erreur le lapsus valéryen en l’officialisant, de Cohn à La Charité, en passant par Roulet et
Berès. Nous reviendrons plus loin sur ce point symptomatique de la réception du Coup de dés
médiatisée par Valéry, auteur d’une sorte d’évangile en la matière.
Valéry est aussi celui, sans doute le seul, qui aura entendu Mallarmé lire le Coup de dés :
« il se mit à lire d’une voix basse, égale, sans le moindre « effet », presque à soi-même1127 ».
Cette proximité physique, quasi charnelle, avec le poème à l’état naissant conférera à Valéry
une immense légitimité critique, comme s’il avait approché la source même du mystère.
Dépositaire d’une mémoire, confident d’un secret, le « disciple préféré » aurait été investi du
Sens originel du Coup de dés, dont il serait à jamais le garant. Michel Murat, décrivant cette

1126
« Je crois bien que je suis le premier homme qui ait vu cet ouvrage extraordinaire », Valéry, Œuvres, op. cit.,
t. I, p. 623.
1127
Ibid., p. 623.

266
rencontre, parlera de « rapport initiatique1128 ». Les quelques détails livrés concourent donc à
façonner toute une petite mythologie de l’apparition du Poème, décrite comme partie
intégrante d’un rituel hiérophanique, liée à ce moment décisif où les accidents d’une existence
humaine se regroupent pour former, sous la plume de l’évangéliste-mémorialiste, la ligne
d’un destin poétique1129. La venue, pour ne pas dire la descente sur Terre du Coup de dés
devient indissociable ici d’une sorte de Cène esthétique (« la dernière visite »), préludant à
une apothéose cosmique. Le témoignage de Valéry scelle un parcours, place le poétique dans
le cosmique, le cosmique dans le poétique, et Mallarmé dans un mystérieux panthéon à lui
seul destiné : cette Nature révélée en partie à Valvins.
Le travail de transfiguration opéré par le récit valéryen inscrit donc le texte mallarméen
dans le grand Texte de l’univers, dans le grand cycle des jours et des saisons, quitte à ce que
la mémoire affective reconfigure le temps, et condense les époques. De fait, c’est à l’occasion
d’une double marche méditative, l’une le jour, en juillet 1898, dans l’or des blés, l’autre la
nuit, en mai 1897, sous un ciel étoilé, que Valéry a pu éprouver le sublime cosmique du Coup
de dés. Comme le remarque en effet Lloyd James Austin, Valéry, dans son témoignage de
1920, a mêlé les deux moments :
C’est le 23 mai que se place la visite à Valvins que Paul Valéry a décrite en 1920 dans une lettre
au Directeur des Marges au sujet d’Un Coup de Dés, mais en parlant de la « nuit de juillet ».
Valéry vient déjeuner, passer l’après-midi avec promenade sur l’eau et dîner à Valvins ; Mallarmé
le reconduit à la gare à 10 heures et demie « par une nuit d’étoiles sans pareille » ; c’est l’origine
de la phrase de Valéry à propos du Coup de Dés : « il a essayé pensai-je, d’élever enfin une page à
la puissance du ciel étoilé »1130.

Tout cela se voit confirmé si l’on se réfère à une lettre de Valéry récemment publiée, adressée
à Pierre Louÿs le 26 mai 1897 :
Dimanche, je le passai à Valvins, appelé par SM, qui y vit seul, très installé pour inventer de
plus en plus. Voici qu’il va entreprendre le reste d’Hérodiade. Nous avons parlé de toi, canoté
et trop bu, seul ennui là-bas. Le ciel, la nuit, était livrés à des tas de coups de dés miraculeux
qui ont énormément étendu l’amertume du retour1131.

Mais déjà, en 1943, au cours de ce dialogue avec Claudel déjà évoqué plus haut à propos du
lien éventuel entre le poème mallarméen et Zarathoustra – « pas de Nietzsche là-dedans1132 »
– Valéry, avait présenté les faits dans un ordre plus fidèle à la chronologie :
Je me rappelle la première lecture, par Mallarmé, du Coup de Dés. Il lisait sans aucun effet, d’une
voix baissée et égale. J’étais stupéfait et je ne compris pas grand chose. Il me fallait voir le texte,

1128
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 108.
1129
« Je songeais, près de lui vivant, à son destin comme achevé », Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 632.
1130
L. J. Austin, « Introduction » à Mallarmé, Correspondance, op. cit., t. IX, p. 13.
1131
Valéry, lettre à Louÿs du 26 mai 1897, André Gide, Pierre Louÿs, Paul Valéry. Correspondance à trois voix
(1888-1920), éd. P. Fawcett et P. Mercier, Gallimard, 2004, p. 839.
1132
H. Mondor, Propos familiers de Paul Valéry, op. cit., p. 213.

267
le lire de près, étudier l’extraordinaire architecture typographique, essayée mais imparfaite dans
Cosmopolis. Ce jour-là, Mallarmé me confia qu’il ne ferait plus de vers et que chaque année, pour
illustrer une idée chère, il essayerait, à la manière du Coup de dés, quelque chose d’intermédiaire à
la musique et à l’abstraction. J’avais l’impression que dans ce Coup de Dés, il avait, avec une
force incomparable, élevé une page à la hauteur d’une constellation. (…) Je revis le Coup de Dés à
Valvins le 14 juillet 1898, peu de semaines avant la mort de Mallarmé, qui m’interrogeait sur
d’ultimes corrections, n’expliquant jamais, fatigué de l’enseignement par le métier
d’enseigneur1133.

Ainsi, Valéry aura accompagné de très près toute la réalisation de ce projet poétique, entre
mars 1897 et juillet 1898, dans la presque totalité de ses étapes, à l’exception de sa genèse, sur
laquelle il ne dit rien : il découvre le manuscrit, seulement décrit comme « si bizarre1134 », et
assiste à une lecture ; il observe les épreuves corrigées de l’édition Cosmopolis, avant de
contempler les pages de l’édition Didot, improprement nommée « Lahure », et cela à deux
reprises, en mai 1897, comme en juillet 1898. De fait, le projet de l’édition définitive ne sera
évoqué qu’allusivement : Valéry ne dira rien du rôle de Vollard, ni du travail de Redon, ces
deux noms étant complètement absents de tous ces témoignages. C’est sans doute la raison
pour laquelle Thibaudet ne dit rien non plus de Vollard dans son essai, ni en 1912, ni en 1926.

b) Le commentaire du Poète
Plutôt que de citer abondamment ces textes connus, souvent reproduits, nous nous
limiterons aux principaux traits qui s’affirment à travers les grands comparants du poème.
Le Coup de dés est un Coup d’Essai1135, tentative audacieuse située aux confins de la
raison et de la folie. Ce premier état d’un objet en devenir s’apparente à un véritable prototype
né d’une utopie technicienne.
Le Coup de dés est une Machine1136, enfantée par le cerveau d’un inventeur visionnaire,
Vinci des Lettres. Résultat d’une prouesse technique, le texte singulier, sous l’œil de Valéry,
devient « invention intellectuelle », « dispositif » et « système », produit d’un « montage1137 ».
Le poète-ingénieur a élaboré un outil perfectionné, capable d’élargir le domaine de la poésie
comme de la pensée. Ainsi, Mallarmé aurait confectionné un nouvel outillage, adapté à un
secteur bien précis du champ poétique ; Valéry reprend l’idée de la préface, en faisant écho à
la définition mallarméenne du livre : « il rêva d’un instrument spirituel pour l’expression des

1133
Ibid., p. 212-213.
1134
Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 779.
1135
« rien n’était plus téméraire que cet essai » (Œuvres, op. cit., t. I, p. 780) estime Valéry, qui rapporte aussi
cette parole de Mallarmé, assortie d’une sourire : « ne trouvez-vous pas que c’est un acte de démence ? » (ibid.,
p. 625).
1136
« l’inventeur considérait et retouchait au crayon cette machine toute nouvelle » (ibid., p. 632), ou encore :
« cette sorte de machine de langage, qu’il avait savamment, patiemment, témérairement construite », ibid., p.
780.
1137
Ibid., p. 624-625.

268
choses de l’intellect et de l’imagination abstraite1138 ». Cette construction extra-lucide a été
méditée avec le souci d’une perfection absolue inséparable de l’obtention de sa dimension
visible1139. Cette machine se définit plus précisément comme une machine fondamentalement
typographique1140, centrée sur « l’unité visuelle1141 » de la page, qui permet au poème de se
déployer dans la double direction du dessin et de la partition, pour reprendre les deux mots-
clés de la préface de l’édition Cosmopolis. Cette esthétique de la page ajoute à la successivité
de la lecture linéaire la simultanéité d’une lecture tabulaire : le Coup de dés invente la
surface1142. Il existe désormais, à côté de la poésie de la Ligne (vers régulier ou vers libre),
une poésie du Plan. Le repère (abscisse et ordonnée) sensible de la page est vu comme un
programme de la lecture intelligible. Les mots, positions, sont affectés de coordonnées.
Le Coup de dés est une Symphonie1143, proprement littéraire, développement musical
d’une pensée poétique, reprise et variation sur un motif. Valéry suit de près les remarques de
la préface de Cosmopolis, tout en resituant le poème dans le contexte du symbolisme-
cymbalisme. Avec ce poème-partition, le mot fameux « reprendre à la musique son bien »
prend tout son sens.
Le Coup de dés est une Figure1144, lieu des visibilités inouïes. La machine typographique se
mue ici en machine graphique, machine de vision, theatrum de papier. La page fabrique un
système optique qui donne aux catégories une évidence sensible. A travers ce poème, durée et
instant, langage et silence, idées et rapports d’idées, sont portés au regard : les choses de
l’esprit adviennent pour l’œil. Tous les moments du poème sont perçus comme des accidents
internes, cérébraux : doute, tempête, constellations sont chargés d’une dimension spirituelle.
Le poème, mimesis de la pensée, miroir de l’esprit, expose l’aventure de la conscience
créatrice1145.

1138
Ibid., p. 626.
1139
« la perfection de l’exécution matérielle était essentielle à son dessein, puisque l’œuvre qu’il rêvait était une
œuvre dont l’apparence visible était une partie capitale », ibid., p. 781.
1140
« cette disposition typographique, qui était l’essentiel de sa tentative », ibid., p. 625.
1141
Ibid., p 626.
1142
« Il introduit une lecture superficielle, qu’il enchaîne à la lecture linéaire ; c’était enrichir le domaine
littéraire d’une deuxième dimension », ibid., p. 627.
1143
Notant l’influence des concerts Lamoureux, Valéry estime que « Mallarmé avait osé orchestré une idée
poétique » en cherchant à « poursuivre un thème au travers d’un thème », ibid., p. 779. Grâce à cette « partition
littéraire », il avait créé une « symphonie d’espèce toute nouvelle » (ibid.).
1144
Valéry y discerne « la figure d’une pensée », estime que « l’attente, le doute, la concentration étaient choses
visibles » ; il ajoute : « c’était murmure, insinuations, tonnerre pour les yeux » (ibid., p. 624) ; enfin, il considère
le texte comme un « bel album d’imagerie abstraite », ou « spectacle idéographique » (ibid., p. 627).
1145
Valéry parle de « siècles psychologiques », de « tempête spirituelle », de « vide interconscient », ibid., p.
624. Plus loin, il voit dans le poème le tableau « d’une crise ou aventure intellectuelle », ibid., p. 627.

269
Le Coup de dés est un Lieu1146. Cette dimension visuelle consacre le poème comme
espace, espace graphique, espace scénique, mais aussi espace matriciel et germinatif. Plus
précisément, pour Valéry, avant tout, le Coup de dés est un Ciel1147, tout à la fois espace
cosmique et corps céleste. Le poème-constellation crée un effet de ciel ; selon la formule
célèbre, Mallarmé aurait tenté « d’élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé1148 ».
Valéry situe alors le projet mallarméen par rapport à l’idée kantienne de la loi morale
confrontée au ciel étoilé : « où Kant, assez naïvement peut-être, avait cru voir la Loi Morale,
Mallarmé percevait sans doute l’Impératif d’une poésie : une Poétique1149 ». Ainsi, pour
Valéry, le ciel étoilé, avec Mallarmé, fonde non plus une éthique, mais une poétique. L’idée
est jetée, effleurée : sans doute mérite-t-elle son développement.
Le Coup de dés est un Evénement1150, le moment d’une création en acte. De quelle genèse
s’agit-il ? De la Création du Langage. Cette formule peut s’entendre de deux façons, selon
l’ambivalence du génitif. D’un côté il y a le langage créateur : événement de langage, logos
agissant ; de l’autre, il y a le langage créé : événement du langage, avènement, ou pour risquer
un néologisme, logogonie. C’est dans l’hésitation maintenue entre ces deux opérations que se
tient l’analyse de Valéry, qui pointe le lien indissoluble entre l’apparition de la constellation
cosmique et celle de la constellation verbale, sentie comme coexistence entre le Ciel et la
Page : « là, sur le papier même, je ne sais quelle scintillation de derniers astres tremblait
infiniment pure dans le vide interconscient, où comme une matière de nouvelle espèce,
distribuée en amas, en traînées, en systèmes, coexistait la Parole !1151 ».

c) L’analyse des Cahiers : le poème des « transformations verbales »


Dans un passage très riche des Cahiers de 1942, tout juste postérieur à la parution du
Mallarmé d’Henri Mondor qui stimule à nouveau la méditation sur l’œuvre du poète, et
contemporain du spectacle d’« Art et Action » à la Société des Gens de Lettres, Valéry revient
à cette occasion sur le « cas Mallarmé ». Il énonce une idée mainte fois réexaminée dans son
laboratoire spéculatif, qui avait été esquissée en 1923 lors du récit de sa « dernière visite à
Mallarmé », et qui consiste à faire de l’œuvre mallarméenne, et du Coup de dés tout

1146
« ici, véritablement, l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles », ibid., p. 624.
1147
La parole est vue « comme une matière d’une nouvelle espèce, distribuée en amas », et le texte semble
consacrer le surgissement d’un « astérisme nouveau » ou d’une constellation « qui eût enfin signifié quelque
chose », ibid.
1148
Ibid., p. 626.
1149
Ibid.
1150
« n’assistais-je pas à un événement de l’ordre universel et n’étais-ce pas, en quelque manière, le spectacle
idéal de la Création du Langage qui m’était représenté sur cette table (…) ? », ibid., p. 624.
1151
Ibid.

270
particulièrement, de manière emblématique, un travail de mise à jour du substrat linguistique
du poème. Nous reproduisons ici l’intégralité du fragment, rarement cité :
Mallarmé ? – Le premier qui ait vu clair dans le système de la littérature – qui ait dominé, par
instants, les ressorts – mais tout ceci mêlé de postulats inutiles, de résidus, – de soucis d’origine
ambiante – – etc. La notion de transformations verbales – à l’état pur était venue en lui – mais
confondue avec une « mystique » à demi sincère, à demi politique – etc. mais inutile, sinon –
inévitable – vu dates – –
Toute l’intuition abstraite de Mallarmé – et son caractère essentiel que le contenu des formes
est plus arbitraire que ces formes – est comme à nu dans le Coup de dés. –
C’est dire selon moi, qu’à l’infinité des perceptions et idées possibles ne correspond qu’un
nombre restreint de types d’actes verbaux – possibles ; et, en pratique, un nombre bien moindre de
ces actes utilisés.
A quoi il faut ajouter ce qui résulte de l’observation des suites ou phrases.
M [allarmé] introduisait quantités d’à-côté, et reliait les membres par des enjambements de
syntaxe – souvent très embarrassants – embarrassés – Ce qu’il est bon qu’il ait fait, mais qui a
parfois l’inconvénient de faire produire au lecteur un effet de contraste entre le déchiffrement
laborieux et son résultat. Mais parfois c’est une merveille de métier – et de vérité psychique
saisie1152.

Nous reviendrons sur cette analyse des plus stimulantes, mais l’on peut d’emblée souligner ici
combien Valéry filtre et tamise l’œuvre de Mallarmé. C’est finalement tout ce que Bertrand
Marchal a nommé « religion de Mallarmé » que l’auteur de Monsieur Teste évacue d’un
revers de main, pour le renvoyer aux oubliettes de l’histoire. Il s’intéresse à un Mallarmé
idéal, pur, purifié de son environnement idéologique ; un tel regard centré sur la question du
langage, qui tient de l’essentialisation de l’œuvre, ou du réductionnisme, annonce l’attitude
formaliste des années 1960-1970, dans le contexte du linguistic turn. Ainsi, dans cette
perspective, le Coup de dés serait pour Valéry le poème mallarméen par excellence, celui qui
exhibe de manière patente et transparente, en dehors de toute historicité, dans
l’autonomisation de son libre jeu formel, les mécanismes du langage. Il serait la manifestation
du rachat de l’arbitraire du contenu par la motivation de la forme. Tout cela exigerait un
ample développement, texte à l’appui.
Le poème de 1897 aurait donc un statut à part : ajoutant la visibilité à la lisibilité, mettant
d’abord en avant sa forme, ce texte se donnerait à lire et à voir comme une archéologie de la
pratique poétique mallarméenne elle-même. Le Coup de dés ferait advenir à la surface ce que
le sonnet A la nue… par exemple contient de virtuel et d’enfoui : des « transformations
verbales ». Le poème n’est plus seulement l’effet de ces mécanismes, il en est ici le processus
en acte ; il est tout à la fois œuvre et opération. Dès lors, la visibilité dans le Coup de dés se
voit dotée d’au moins deux versants : visibilité de formes ou de produits d’une part (les
idéogrammes), qui n’est pas abordée ici par Valéry, visibilité de forces ou de processus

1152
Valéry, Cahiers, éd. J. Robinson-Valéry, Gallimard, 1974, t. II, p. 1134.

271
d’autre part (les « transformations verbales »). A suivre cette lecture valéryenne, le poème de
Cosmopolis, triplement réflexif, serait non seulement méta-littéraire (dévoilement du
« système de la littérature ») et méta-linguistique (dévoilement des propriétés du langage),
mais aussi et surtout méta-mallarméen (dévoilement d’une poétique, ici véritablement mise
« à nu »). Nous retrouvons, mais inversé quant à l’appréciation, un aspect du jugement de
Mauclair formulé dans sa lettre de mai 1897, qui voyait dans le Coup de dés « l’exposé de
l’armature d’un poème ».
Ajoutons d’autre part que l’idée d’un « nombre restreint de types d’actes verbaux »,
anticipe sur les recherches linguistiques de la grammaire générative, fondée en partie, comme
l’on sait, sur le concept de « structures profondes » : Valéry pour préparer au Mallarmé du
« linguistic turn »…

d) Equivoques ?
L’universitaire suisse Claude Roulet, commentateur prolixe du Coup de dés, défend la
thèse, qui fera peut-être sourire, d’un complot valéryen contre le poème mallarméen. En effet,
le rapport qu’il entretient avec le Coup de dés est si viscéral – « livre qui bouleversa [sa]
vie1153 » – que le critique suisse se présentera dès 1952, dans une lettre fictive adressée à
Valéry1154, comme le grand témoin d’un « drame caché1155 » qui aurait consisté selon lui à
occulter la puissance révolutionnaire du Coup de dés. La sentence tombe, désenchantée :
« l’histoire du Coup de Dés est particulièrement triste1156 ». Il se sentira donc investi d’une
véritable mission de réhabilitation, ressort majeur de ce prurit critique. Reprochant à Valéry
son silence, rompu seulement plus de vingt ans après la composition du poème – « c’est long,
c’est même inexplicable1157 » –, Roulet estime que la lettre au Directeur des Marges n’a fait
« qu’enterrer le Coup de Dés sous quelques fleurs de rhétoriques1158 », et que le cours de
Poétique du Collège de France poursuivit cette honteuse loi du silence : « le Collège de
France, quelle tribune pour parler du Coup de Dés ! Pour le signaler à l’attention des Parisiens
et du monde ! Mais il n’en parla pas que je sache1159 ». Pour Roulet, le cours de Valéry, de
toute façon, était « déjà dépassé, sans qu’il en eût conscience, par l’art si supérieur du Coup

1153
Ibid., p. 21.
1154
Cl. Roulet, « Lettre à Paul Valéry », Revue suisse, 30 avril 1952, p. 32-47.
1155
C’est la formule qu’il utilisera en 1984 dans la petite plaquette amère et polémique qui revient à nouveau sur
cette « affaire du Coup de dés », dans laquelle il mettra en cause cette fois Henri Mondor, « persuadé que le
Coup de dés n’avait pas de sens », Cl. Roulet, Mallarmé et consorts, op. cit., p. 24.
1156
Ibid., p. 31.
1157
Ibid., p. 17.
1158
Ibid., p. 19.
1159
Ibid., p. 20.

272
de Dés1160 », et Mallarmé devenait avec ce texte, après Lucrèce ou Dante, le prototype du
« Poète de la Connaissance » tant attendu en France par Valéry, qui n’avait su, ni voulu le
voir1161…
Roulet travestit notablement ici la réalité effective de la fortune critique de la « Lettre au
Directeur des Marges », qui, nous l’avons répété, a non seulement été plusieurs fois publiée et
republiée, mais encore et surtout fréquemment convoquée comme argument d’autorité en
matière herméneutique. Quant à Henri Mondor, lui aussi associé au « complot », il a, comme
on l’a vu, consacré le dernier chapitre de son ouvrage célébrant « l’heureuse rencontre de
Mallarmé et de Valéry » (1947) au Coup de dés. Sans aller plus avant dans la réfutation, sans
doute assez inutile, de cette thèse, il faut néanmoins concéder à Roulet que l’on peut discerner
une certaine équivoque dans le rapport que Valéry a entretenu au poème de 1897. Il y a le
« Extraordinaire. Pas bon1162 » de la lettre à Fontainas tout récemment publiée ; il y a cette
défense de Bonniot en 1920 justement, devenue fameuse pour sa célébration lyrique du Coup
de dés, mais secrètement qualifiée dans une lettre à Gide d’« assommant machin1163 » ; il y a
encore cette idée que le poème se signale par son audace « téméraire1164 ». Mais cela reste
assez secondaire : les lignes que Valéry a consacrées au Coup de dés ont sans aucun doute
servi plus que desservi la mémoire du poème. Ce sont des pages qui, loin de trahir une
tentative d’occultation, ont plutôt livré les pièces d’un procès en canonisation, et les matériaux
d’un grand récit de légitimation. Quant au prétendu silence de Valéry sur le compte de ce
poème « révolutionnaire », il reste difficile à interpréter, comme tous les silences. Roulet ne
dit strictement rien de la proximité indéniablement douloureuse pour Valéry entre l’apparition
du Coup de dés et la disparition de Mallarmé. Ce n’est sans doute pas fortuit que la mémoire
du Disciple ait condensé en une même journée la contemplation du Coup de dés, la marche
sous le ciel étoilé de mai, et la « dernière visite » au Maître, en juillet. Mais par delà ces
considérations d’ordre psychologique, la confrontation, si elle doit avoir lieu, devrait se faire
sur un terrain plus esthétique, ce que nous ne pouvons entreprendre ici. Il s’agirait de cette
question, légitime, finalement posée par Roulet : Valéry, le poète, le penseur, doit-il quelque
chose au Coup de dés ? La recherche en la matière reste à faire. Notons seulement que l’idée
d’un « poème de l’intellect » a dû fasciner l’auteur de Monsieur Teste.
1160
Ibidem.
1161
Cl. Roulet, « Lettre à Paul Valéry », art. cit., p. 33.
1162
« Je possède depuis mardi les épreuves du poème de Stéphane. Extraordinaire. Pas bon. », Valéry, lettre à
Fontainas du 4 avril 1897, Paul Valéry-André Fontainas, Correspondance (1893-1945), op. cit., p. 109.
1163
« (…) je suis obligé d’écrire un assommant machin sur le Coup de dés. J’avais juré de ne rien dire mais B.
est tellement affecté par ce qu’on a imprimé de lui que j’ai pris ma plume et que j’en enrage (…) », Valéry, lettre
à Gide de janvier 1920, citée dans Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 1750.
1164
« rien n’était plus téméraire que cet essai », ibid., p. 780.

273
3. J. Royère : un « cérémonial » (1927)
Comme nous l’avons rappelé plus haut, l’animateur de la revue La Phalange joua en rôle
capital dans la pérennisation de la mémoire de la poésie comme de l’éthique poétique de
Mallarmé. Il intervint aussi dans la controverse liée au projet d’« Art et Action », soutenant le
couple Autant-Lara. L’analyse la plus développée du Coup de dés se trouve dans son livre de
1927 consacré au poète1165, qui offre la particularité rare de s’appuyer largement sur les textes
de Divagations. On retrouvera ici les grandes lignes de force de son jugement émis en 1920,
alors que l’on débattait de la dimension scénique du Coup de dés.
Le Mallarmé de Royère sera un Mystique de l’Art qui rêve d’un Cérémonial permettant
un échange symbolique entre le Poète et la Foule1166. « Prêtre de l’Art1167 », le poète vise une
transfiguration sublime par laquelle il « s’immole pour renaître une Foule qu’il sacre et par
laquelle il se consomme1168 ». L’originalité de la lecture de Royère, qui reste certes trop peu
développée, se situe à ce niveau : le poème se voit rattaché à l’utopie poético-religieuse de
Mallarmé. Ce point de vue s’accomplit dans une formule définitive : « Un Coup de Dés est un
cérémonial1169 ». Il souligne alors la dimension synthétique, voire extra-littéraire du poème,
qui trouve son identité dans un dehors artistique, qu’il soit pictural, chorégraphique ou
théâtral : « il n’est pas un livre, plutôt une figuration théâtrale, et les arrangements de mots qui
la conditionnent dans la vastitude des blancs sont comme des figures chorégraphiques. Un
Coup de Dés est, dirais-je, une danse abstraite1170 ». Notons que cette notion de « danse
abstraite », suggérée certes par la vision mallarméenne de la danse comme écriture corporelle
et figuration idéale, avait été remotivée par Valentine de Saint-Point avec sa Métachorie,
théorisée en 1914 dans la revue Montjoie !, et fondée sur le concept de « danse idéiste ».
Dès lors, destiné à l’exposition, le Coup de dés devient ainsi pour Royère « une
synthèse1171 », qui suppose « la présence muette d’une foule et le cadre d’une scène1172 ». Il
sera tour à tour et simultanément « sorte de fresque figurative1173 », « ballet verbal1174 » et

1165
J. Royère, Mallarmé, précédé d’une lettre sur Mallarmé par P. Valéry, Simon Kra, 1927.
1166
Royère s’efforce d’aller contre le préjugé d’un Mallarmé qui a « enfermé son rêve dans une citadelle (…) ne
professant que mépris pour le public », ibid., p. 6.
1167
Ibidem.
1168
Ibid., p. 7.
1169
Ibid., p. 132.
1170
Ibid., p. 131.
1171
Ibid., p. 132.
1172
Ibid., p. 131.
1173
Ibid., p. 128.
1174
Ibid., p. 130.

274
« écriture corporelle1175 », parce que « ce qui domine dans le poème c’est le mouvement1176 ».
Citant longuement le passage de Solennité dans lequel Mallarmé pose l’axiome du livre qui
« supplée à tous les théâtres1177 », il écrit : « il semble que ce soit déjà la glose d’Un Coup de
Dés1178 ».
On l’aura compris, c’est une telle conception scénique du poème qui a pu autoriser le
projet d’une représentation du Coup de dés incarnée sur la scène du Théâtre de la
Renaissance en 1919. Selon Royère, le poème, texte à dire, texte à chanter, texte à monter,
existe pour la scène : il n’est pas un livre. Dès lors, que reste-t-il de l’axiome mallarméen de
la suppléance ? Le théâtre du livre cède la place au livre mis sur le théâtre…L’idée de
cérémonial recouvre et annule l’idée du théâtre mental de la page et de la lecture.
Les autres remarques s’inscrivent dans la tradition ouverte par Thibaudet et Bonniot. Le
rapport à l’Œuvre se trouve tranché de manière assez nette. A la différence de Ghil qui
dissociait Coup de dés et Livre, proche de Thibaudet qui situait le poème entre « œuvre
écrite » et « œuvre idéale », Royère estime que Igitur et Un coup de dés doivent être perçus
comme « matériaux et fragments de l’œuvre pure1179 ». Quelque temps après, il pourra écrire :
Le docteur Bonniot, jadis, m’a fait l’honneur de me consulter en me laissant presque le soin de
trancher la question, sur l’opportunité de la publication d’Igitur. Je me suis prononcé
nettement pour l’affirmative et bien que cette publication ait été critiquée par des mallarméens
notoires, je persiste dans mon opinion. Sans Igitur, non seulement on ne peut pas comprendre
Un Coup de Dés, mais on ne peut rien savoir de précis sur la gestation de ce fameux LIVRE
quintessentiel dans lequel Mallarmé s’est consumé, non sans grand profit indirect1180.

Par ailleurs, il établit le lien avec Igitur sur le mode du retournement présenté par Bonniot,
puisque le Coup de dés lui apparaît dans un premier temps comme « prolongement et
antithèse d’Igitur1181 ». Mais il n’en reste pas à cette vision catastrophiste. Tout en rappelant
la présence du motif hamlétien, il considère en effet le poème comme une voie d’accès à cet
Absolu que Thibaudet et Bonniot estimait à jamais inaccessible :
C’est « le personnage unique d’une tragédie intime et occulte » et il méritait bien de
transparaître dans le poème où l’on doit voir, je le répète, un fragment incontestable de l’œuvre,
fulguration firmamentale sur l’orchestre des lames marines : Un Coup de Dés jamais n’abolira
le hasard. UN COUP DE DES JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD, constatation qui tombe
comme la prophétie de la Sibylle. En effet, le poète n’est maître que de son génie et ne
commande pas aux circonstances. Mais Un Coup de Dés est toujours permis et c’est l’unique

1175
Ibid., p. 131.
1176
Ibid., p. 128.
1177
OC, t. II, p. 201.
1178
J. Royère, Mallarmé, op. cit., p. 12.
1179
Ibid., p. 10.
1180
J. Royère, Dix-neuf lettres de Stéphane Mallarmé à Emile Zola, Jacques Bernard, 1929, p. 71-72.
1181
J. Royère, Mallarmé, op. cit., p. 133.

275
manière de dénouer la tragédie et d’échapper – pour ce qui le concerne – au Hasard. Car Un
Coup de Dés c’est une pensée, un commencement d’éternité1182.

Le poème ne décline pas un désastre final, mais consacre une apothéose qui tient le milieu
entre sublime et hybris :
La pensée, en tant qu’elle se réalise en l’œuvre d’art, acquiert le prestige de l’éternité. Elle
devient une constellation. Le poète, par conséquent, échange une durée ridicule contre l’éternité
lorsqu’il se réalise. Jamais plus grand cri d’orgueil n’avait été proféré dans l’univers1183.

Quant à la forme du poème, elle fait l’objet de quelques remarques importantes qui situent le
poème du côté d’un renouvellement du vers libre, et plus généralement du dire comme du
faire poétiques ; Royère, en 1927, entérine la dimension moderniste du Coup de dés, poème
dans lequel Mallarmé « entrevit (…) un dire nouveau1184 » :
(…) le maître des audaces modernes, en l’accueillant à ce titre, n’en limite plus l’essor : « Un
Coup de dés » détermine sans doute dans sa puissante volonté d’art une espèce de vers libre
essentiel, mais limité à une simple pluralité rythmique1185.

Cette formulation n’est pas sans rappeler celle, souvent citée, d’Apollinaire qui, en 1918,
voyait dans le calligramme une forme d’ « idéalisation de la poésie vers-libriste1186 ». Mais
reste à définir cette essence du vers libre…
La nouveauté tient dans un autre mode de traitement de la signification, conformément au
« double état de la parole » de Crise de vers, qui trouve dans le poème de 1897 sa réalisation
plénière : « c’est cela Un Coup de Dés si l’on veut faire attention non seulement à la
signification des mots mais à leur matière ; non aux rapports logiques, mais aux valeurs
esthétiques1187 ».
En outre, précise Royère, l’abandon du vers régulier ne signifie pas défaite devant
l’absolu : « l’ordre verbal qu’il inaugure repose non plus sur un ordre foncier de pensée, mais
sur un archétype esthétique propre. Il le veut analogue au Vers, comme lui fondé dans
l’absolu 1188». Du sonnet au Coup de dés, l’absolu ne fait que changer de forme. A l’absolu du
Vers succéderait un absolu de la Page. C’est alors que Royère situe le Coup de dés dans
l’histoire de la poésie, à travers un passage que nous avons déjà cité :
(…) il est l’aboutissement et, dans une certaine mesure, la justification d’une existence qui s’est
liée à l’absolu. C’est pourquoi nombreux sont aujourd’hui ceux qui justement exaltent cette

1182
Ibid. , p. 11.
1183
Ibid., p. 133.
1184
Ibid., p. 125.
1185
Ibid. p. 79.
1186
Apollinaire, lettre à A. Billy du 29 juillet 1918, cité dans A. Billy, Apollinaire vivant, La Sirène, 1923, p.
103-104.
1187
Ibid., p. 131.
1188
Ibid., p. 127.

276
gestation graphique de l’avenir, car c’est cela qu’une esthétique à ce point appuyée sur des sujets
encore insoupçonnés, et la regardent comme l’apport capital de Mallarmé1189.

Tout cela réuni fait du poème un concentré de mallarmisme hyperbolique : « il est ce qu’il est
et quelque chose au delà. Il symbolise et résume Mallarmé, une complexité pour ainsi dire
absolue1190 ». Mais quelques années plus tard, Royère reviendra rapidement sur sa lecture du
poème. Dans Frontons, il rapatrie le Coup de dés dans le domaine de l’échec et de la quasi-
insignifiance: « Mallarmé s’est torturé trente ans pour avoir voulu superposer au langage
humain un plan divin. J’ai retracé les étapes de cette longue torture qui n’a abouti qu’à Un
Coup de dés1191 ». Cette formule, inattendue compte tenu de la coloration euphorique du texte
de 1927, retrouve les accents de la dépréciation, tels qu’on avait pu les entendre depuis
Mockel.

4. C. Soula : une « structure syllogistique » (1931)


Camille Soula, professeur de physiologie de son état1192, consacra plusieurs études
monographiques et thématiques à l’œuvre de Mallarmé, réunies en volume en 19451193, avec
une préface de Jean Cassou. Soula commente le Coup de dés dans un texte écrit, si l’on en
croit l’auteur, en 1918, et publié seulement en 19311194. Ce travail constitue la première
tentative d’exégèse véritable depuis celle de Thibaudet. Soula aborde successivement
« l’analyse idéologique », « l’analyse syntaxique », et « l’analyse littérale », qui se présente
comme une glose marginale manuscrite : une page de l’édition de Cosmopolis trouve en
regard une page de commentaire juxtalinéaire.
Soula commence par situer très rapidement le texte dans le cadre général de « l’esthétique
hautaine » de Mallarmé, qui envisage le poème comme « moyen d’expression totale de l’âme
humaine1195 ». Puis, dans le sillage de Thibaudet, il considère le Coup de dés comme « le
fragment le mieux abouti de ce livre : le poème dans lequel il approcha au plus près la
réalisation de son rêve1196 ». Ensuite, il évoque rapidement la forme du texte en soulignant la

1189
J. Royère, Mallarmé, op. cit., p. 15.
1190
Ibid., p. 132-133.
1191
J. Royère, Frontons, Editions Seheur, 1932, p. 48.
1192
Il enseigna la physiologie à la Faculté de Médecine de Toulouse ; il eut également une activité de Résistant
dans l’Aude au sein du « Groupe de Dorres ».
1193
C. Soula, Gloses sur Mallarmé, Diderot, 1945. Notons que ce livre fut évoqué à sa parution, aux côtés de
l’ouvrage de Fretet, par Aragon dans une de ses Chroniques du bel canto.
1194
C. Soula, La Poésie et la pensée de Stéphane Mallarmé. Un coup de dés. Commentaire autographe sur
l’édition originale, Champion, 1931. Cette analyse sera reprise sous le titre « Essai sur Un Coup de dés » pour
constituer un chapitre de Gloses sur Mallarmé, op. cit., p. 200-239. Nous citerons ce texte dans son édition de
1945, plus accessible.
1195
Ibid. , p. 201.
1196
Ibid., p. 202.

277
modernité du poème, qui instaure une « esthétique nouvelle1197 ». Il rappelle le contenu de la
préface de Cosmopolis qui insistait sur le passage de l’unité du Vers à celle de la Page : le
poème est fait d’un certain nombre de pages, « comme les poèmes ordinaires sont faits d’un
certain nombre de vers » ; il y a dès lors « correspondance formelle de la page au vers1198 ».
Quant à la disposition typographique, elle offre selon l’exégète trois grandes caractéristiques.
D’une part, elle ajoute du visible au lisible : le poème « devient un graphisme » doté d’une
« physionomie graphique1199 ». D’autre part, elle permet, par ses variations sur le corps et la
graisse, de compenser l’obscurité relative du texte en offrant des garanties d’intelligibilité ; la
variation typographique, hiérarchisant la pensée, met le visible au service du lisible :
« l’élément le plus ostensiblement révolutionnaire du Coup de dés, sa typographie, ne
contribue nullement à l’obscurité du poème, bien au contraire ». Le texte, stabilisé par sa
« carcasse typographique », ne présente en réalité qu’une « apparence d’hermétisme1200 ».
Enfin, cette mise en valeur de la typographie arrache le texte à toute forme d’oralité : « le
poème échappe à l’esthétique de la voix parlée, il subit plus étroitement les conditions de la
parole écrite1201 ». Une telle affirmation semble une prise de position a posteriori dans le
débat qui a opposé Valéry aux tenants du projet d’interprétation polyphonique proposé par
« Art et Action ».
Il est ensuite question du contenu intelligible, « armature idéologique » dérivée de la
variation typographique. Soula s’interroge : « le poème a-t-il un sens prosaïque, et
lequel ?1202 ». Cette volonté de convertir le poétique en prosaïque débouche sur une « analyse
idéologique », fondée sur le postulat que l’« ossature grammaticale (…) donne au poème une
structure syllogistique ». Voici le syllogisme :
Le nombre (entouré de toutes les garanties que peut se donner la raison) reste une notion
arbitraire, un élément de hasard.
Or, tout geste humain, toute pensée humaine, n’est qu’un acte de foi dans la vertu du nombre.
Donc la puissance de l’homme, fondée sur une illusion, est nulle dans l’Univers.
Coda : Notre intelligence, conditionnée par la durée, soumise à la nécessité de diviser ce qui
est continu, peut à peine concevoir un psychisme libéré de ces infirmités1203.

Ensuite, Soula donne ce qu’il estime être la structure syntaxique globale en tenant compte
à sa manière de la typographie, mais sans véritablement considérer la tripartition
mallarméenne distinguant « motif prépondérant », « motif secondaire » et « motifs

1197
Ibid., p. 203.
1198
Ibidem.
1199
Ibidem.
1200
Ibid., p. 204.
1201
Ibidem.
1202
Ibid., p. 205.
1203
Ibid., p. 209.

278
adjacents », et sans tenir compte non plus des séries typographiques liées aux différents
corps : « un coup de dés / jamais / n’abolira / comme si / si c’était le Nombre / existât-il /
commençât-il et cessât-il / se chiffrât-il / ce serait / le Hasard1204 ». Cette analyse logique se
voit ainsi commentée : « Une proposition principale au futur, une contre-proposition à
l’imparfait, par une modulation subjonctive conduit à une résolution conditionnelle sur le
complément direct de la proposition principale1205 ». Il faut signaler ici que l’exégète confond
plusieurs séries typographiques, si bien que son découpage devient arbitraire : pourquoi
laisser de côté « soit / le maître » et retenir « existât-il… », qui appartiennent à la même
série ? En outre, cette lecture oblitère la fin de la série du corps de base en capitale : « rien
n’aura eu lieu que le lieu / excepté peut-être une constellation ».
Enfin, il propose une glose page par page, « analyse littérale ». Celle-ci développe les
idées condensées dans le syllogisme. Nous en donnons ici la quasi intégralité dans la mesure
où il s’agit d’un texte ancien, jamais cité, et doté selon nous d’un intérêt certain, dans la
mesure où il ose se confronter à la lettre du texte, en suivant son mouvement :
Un coup de dés : c’est la pensée humaine qui toujours se manifeste et se définit par le Nombre.
Notre intelligence considère un univers parfaitement continu à travers le réseau arbitraire des
méthodes sur lesquelles l’esprit fonde sa puissance.
Quelle pourrait être la vertu du nombre (expression du génie humain) dans le déterminisme
cosmique ? 1206. [glose de la p. 1 de l’édition Cosmopolis]

L’abîme est le symbole du délire cosmique, une sorte d’entité consciente de la présomption
humaine, hostile à nos élans vers le ciel et la lumière, qui sont, au contraire, chez Stéphane
Mallarmé le symbole de l’idéal inaccessible1207. [glose de la p. 2]

L’esprit humain en possession de ses ressources eut (sic) triomphé des éléments1208. [glose de la p.
3]

Cette foi dans l’illusoire vertu du Nombre, c’est tout le psychisme humain. (…) Chaque homme,
incarnation nouvelle du démon immémorial, renouvelle les fiançailles avec la nature : vain exploit
de conquête, folie !1209[glose de la p. 4]
L’humanité pense comme si la vertu du nombre était la loi de l’univers. (…) exiguïté de l’âme
humaine par comparaison aux lumières du ciel, symbole de l’absolue vérité1210. [glose de la p. 5]
Rire comme si la pensée humaine pouvait détenir le chiffre de la nature
Le pensée humaine s’impatiente, se tourmente à résoudre des dilemmes dont la donnée même est
une chimère.
Elle ne peut s’adapter à la connaissance de l’infini1211. [glose de la p. 6]

1204
Ibid., p. 213. Il propose un schéma syntaxique avec une flèche qui relie « n’abolira » et « ce serait » au
complément « le Hasard ».
1205
Ibid., p. 212.
1206
Ibid., p. 216.
1207
Ibid., p. 218.
1208
Ibid., p. 220.
1209
Ibid., p. 222.
1210
Ibid., p. 224.

279
… même si cette foi humaine dans la vertu du nombre avait une justification métaphysique :
1°) si la notion du nombre était autre chose qu’une superstition (« existât-il ? »)
2°) si elle apparaissait autrement qu’une absurdité psychologique (« commençât-il et cessât-il ? »)
3°) si on pouvait la considérer comme suffisamment justifiée par les propriétés arithmétiques qui
en réalité découlent de la convention – raisonnement par récurrence (« se chiffrât-il ? »)
4°) si enfin elle nous était imposée par la perception même de l’univers (« illuminât-il ? »)
l’usage efficace ne nous en demeurerait pas moins interdit, puisque son rôle serait soustrait à notre
contrôle. Le nombre, eût-il une vertu, comme ses lois nous sont fermées, la pensée humaine n’en
resterait pas moins livrée au hasard qui est la mesure de notre ignorance1212. [glose de la p. 7]
Tout effort humain est vain. Le délire humain procède du délire cosmique et y retourne. (…) Notre
esprit ne saurait définir aucune notion réelle1213. [glose de la p. 8]
Tout au plus, très malaisément et en dehors de toutes les habitudes d’esprit scientifique, pouvons
nous concevoir (sous le symbole d’un astre) un psychisme libéré de la durée et de la discontinuité
qui font l’infirmité de notre psychisme.
Mais nos pensées, celles qui vraiment nous appartiennent, celles dont nous avons l’usage, restent
des nombres sans vertu1214. [glose de la p. 9]

En conclusion, Soula résume le contenu du syllogisme postulé : « Un Coup de dés est


traversé par un souffle d’ironie qui vise l’usage scientifique des formes de l’esprit
humain1215 ». Mais il souligne la dimension littéraire du texte, qui ne doit pas être réduit à la
transmission d’un simple contenu philosophique : « c’est le triomphe de l’esthétique verbale
pure : la religion du mot1216 ». Soula voit aussi dans le Coup de dés un exemple parfait de
« poésie pure1217 ». Cette conception de la poésie libérée des conditions de la logique se voit
rapprochée de la forme de la comptine (!). Le Coup de dés manifesterait alors aux yeux du
critique « l’état dionysiaque de l’enfant » complété par le travail de l’intellect : « l’incantation
d’un esprit élevé » qui ne se confond pas avec la simple « incantation d’une âme puérile1218 ».
Comme on le voit, Soula propose un commentaire personnel, très inventif, ce qui peut
s’expliquer, indépendamment du talent de l’exégète, par la date de rédaction : 1918. A cette
époque, le champ interprétatif est quasi nul. Cette glose, qui ne fait pas appel au reste de
l’œuvre du poète, qui exclut les considérations biographiques, tente une critique interne à
partir de présupposés d’ordre épistémologique. Le Coup de dés, parce qu’il convoque le
Nombre, la Pensée et le Hasard, devient une méditation sur les conditions de possibilité du
savoir humain ; Soula le situe implicitement dans la filiation de la critique kantienne de la
connaissance, tout en proposant aussi une variation sur la tradition du « pessimisme »

1211
Ibid., p. 226.
1212
Ibid., p. 228.
1213
Ibid., p. 230.
1214
Ibid., p. 232.
1215
Ibid., p. 235.
1216
Ibidem.
1217
Ibid., p. 236.
1218
Ibid. p. 238.

280
philosophique, de l’Ecclésiaste à Schopenhauer. Le Coup de dés dresserait la carte de l’esprit
humain, en soulignant ses limites. Les traits de cette lecture peuvent sans doute s’expliquer en
partie par la formation intellectuelle de Soula. Cette écoute épistémologique du poème sera
celle d’un amateur de poésie doté d’une forte culture scientifique.
Une telle interprétation appellerait des prolongements. Comment rattacher cette critique de
la Science à la pratique de la Poésie ? Doit-on chercher dans le texte une opposition entre
esprit scientifique et esprit poétique ? Le Coup de dés trouverait-il sa place dans le grand
mouvement de critique du rationalisme ? La pensée française des années 1960-1970, comme
nous le verrons plus loin, répondra par l’affirmative.

45. H. Cooperman : un poème wagnérien (1933)


En 1933 parut à New-York une thèse de Doctorat en philosophie soutenue à l’Université
de Columbia, qui portait sur « l’esthétique de Mallarmé »1219. Fait intéressant pour ce qui nous
occupe ici, l’ouvrage, qui allait mettre en avant les fondements wagnériens du travail
mallarméen, était uniquement centré sur deux textes représentant aux yeux de Cooperman
« les meilleures illustrations des principes esthétiques1220 » du poète français : Igitur et le
Coup de dés.
Le critique américain voit essentiellement dans le Coup de dés1221, texte qui « résume les
théories du poète1222 », une application systématique, non critique, du wagnérisme. Le poème
sera d’abord une tentative de fusion des arts, opérée depuis l’espace du livre. Cooperman
voudra y voir une dimension architecturale, sculpturale, picturale, musicale, théâtrale, et
chorégraphique1223. Il est ensuite perçu comme un drame véritable, avec « climax » (le
naufrage), et « anti-climax » (la « chambre dans le château du poète »)1224. Le contenu de ce
drame se verra raconté1225 : on y rencontre un héros, le Maître, tour à tour « fier »,
« courageux », « découragé », qui « en arrive à la conclusion que les postulats humains sont
erronés ». La dernière double page, qui fait surgir une constellation nordique, donne au texte
une « fin polaire », montrant, à travers cette présence « froide et perdue pour les hommes », la
« vanité du rêve de l’artiste ». Le Maître, à défaut d’avoir pu réaliser l’œuvre, contemple le

1219
H. Cooperman, The Aesthetics of Stéphane Mallarmé, New-York, Koffern Press, 1933. Nous traduisons.
1220
Ibid., p. 36.
1221
Ibid., p. 203-249.
1222
Ibid., p. 204.
1223
Ibid., p. 214-225.
1224
Ibid., p. 214-215.
1225
Ibid., p. 212-214.

281
ciel : « il interprète les étoiles et les nombres mystérieux1226 ». La dernière partie de l’étude
proposera des rapprochements thématiques entre Hamlet et le Coup de dés, à travers de très
nombreuses citations1227.
Au final, le Coup de dés, « point culminant des découvertes de Stéphane Mallarmé sur les
formes1228 » qui relève du genre épique, lyrique, et dramatique – les trois qualificatifs
reviennent sans cesse, seuls ou associés, sous la plume de Cooperman – incarne l’art total
wagnérien.

6. H. Fabureau : une « conclusion pessimiste » (1933)


La monographie d’Henri Fabureau1229 se compose de deux parties, « La vie humiliée de
Stéphane Mallarmé », suivie de « L’œuvre », elle-même subdivisée selon une courbe mimant
trajectoire solaire et déroulement des âges de la vie : « aurore », « apogée », « déclin ». C’est
dans le cadre du lieu commun de cette tripartition que prend place le Coup de dés, œuvre
fatalement tardive et sénescente. Evoquant les derniers temps de cette existence souffrante, il
note :
Enfin, Mallarmé termine le fameux Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, qui est son œuvre
la plus obscure et la plus déconcertante, jusque dans la disposition typographique (…). La revue
Cosmopolis publia dans son numéro de mai 1897 cet extraordinaire poème en prose1230.

Henri Fabureau commence par perpétuer l’assignation générique (« poème en prose »)


imposée, comme on l’a vu, dès 1900 par Van Bever et Léautaud. De même, son commentaire
ne fait que reprendre, sans véritable ajout personnel, les idées formulées par ses devanciers.
Comme Thibaudet, il voit dans le poème la description d’une « catastrophe1231 » et d’un
« échec métaphysique1232 », qui fait du Maître le « frère spirituel d’Hamlet1233 » ; comme
Bonniot et Royère, il fait du Coup de dés une « antithèse d’Igitur1234 », écrite par un homme
mûr qui renverse ses illusions de jeunesse. Au Mallarmé qui « croit au triomphe final de
l’esprit1235 », résolument « optimiste1236 », succède un Mallarmé livrant au seuil du tombeau
« une conclusion pessimiste1237 » : « Mallarmé vieilli et désabusé s’incline, certain de l’échec

1226
Ibid., p. 209-210.
1227
Ibid., p. 228-249.
1228
Ibid., p. 205.
1229
H. Fabureau, Stéphane Mallarmé, La Nouvelle Critique, 1933.
1230
Ibid., p. 51.
1231
Ibid., p. 87.
1232
Ibid., p. 89.
1233
Ibid., p. 81.
1234
Ibidem.
1235
Ibid., p. 85.
1236
Ibid., p. 87.
1237
Ibid., p. 88-89.

282
final1238 ». Henri Fabureau se fait ainsi l’écho du mot mallarméen transmis par Le Cardonnel,
souvent cité : « mon art est une impasse » ; il rappelle la métaphore de Gourmont qui voyait
dans la poésie de Mallarmé une Andromède rêvant du Ciel alors qu’elle demeure attachée à la
Terre. Enfin, comme Ghil, il ne voit dans « les deux essais » que sont à ses yeux Igitur et Un
Coup de dés « qu’un art formel » : « le poète évoque seulement la naissance ou l’avortement
d’une Œuvre, vide de tout contenu1239 ». Sénescence, grand désastre terminal, dérive
formaliste, tous les attributs dominants du poème perdurent, tels qu’ils furent fixés entre 1899
et 1925 par la tradition négative (Mockel-Thibaudet-Gourmont-Ghil-Bonniot).

7. K. Wais : « vengeance », « sacrifice » et « sauvetage » (1938 / 1959)

Le comparatiste allemand Kurt Wais avait proposé dans son Mallarmé de 19381240, essai à
ce jour fort peu connu en France puisque non traduit1241, une interprétation du Coup de dés
qui s’appuyait essentiellement sur Igitur, conçu comme avant-texte décisif. Notons que l’essai
de Wais, hormis un article de recension dû à Austin en 1954, n’a eu que fort peu de
répercussions sur la tradition critique mallarméenne dominante, qu’elle soit française, anglo-
américaine, ou australienne. C’est en Scandinavie que nous en trouverons un écho en 1945 : le
danois Svend Johansen, un des rares commentateurs de Mallarmé lecteur de Wais, saluera
l’examen « très intelligent1242 » du Coup de dés proposé par le critique allemand. Nous
verrons plus loin qu’il suivra en grande partie cette lecture – il cite assez abondamment son
prédécesseur, mais en allemand – qu’il souhaitera compléter par des remarques sur la forme,
absentes du travail de Wais. Mais le livre de Johansen lui-même, quoique traduit en 1972, est
resté de toute façon assez ignoré en France. Quant à l’article d’Austin, il donna au lecteur de
1954 un bref aperçu du travail de Wais, dont la structure d’ensemble n’avait pas été modifiée

1238
Ibid., p. 88.
1239
Ibid., p. 89.
1240
K. Wais, Mallarmé : Ein Dichter des Jahrhundert-Enders, München, Beck, 1938. Le livre de Wais a connu,
à notre connaissance, au moins deux recensions, l’une en 1938 (P. Van Tieghem, RHLF, 1938, p. 533-535),
l’autre en 1954 (L. J. Austin, « Mallarmé et son critique allemand », RHLF, n°2, avril-juin 1954, p. 184-194), au
moment de la réédition de 1952 (K. Wais, Mallarmé. Dichtung, Weisheit, Haltung, München, Beck). Van
Tieghem salue un travail « dense et riche de matière », qui « s’imposera désormais, et pour longtemps sans doute
comme le livre le plus complet sur Mallarmé et le guide le plus sûr des études sur cet écrivain ». Il regrette
l’absence de bibliographie, et reproche à Wais de ne jamais citer le texte original ; il ajoute que parfois le lecteur
hésite entre la traduction, la paraphrase et l’interprétation. Rien ne sera dit de l’exégèse du Coup de dés. Pour ce
qui est de la recension faite par Austin, plus critique, plus substantielle, nous l’évoquerons plus loin car elle
concerne directement notre propos.
1241
Van Tieghem et Austin ont tout deux appelé à une traduction, mais en vain.
1242
S. Johansen, Le Symbolisme. Etude sur le style des symbolistes français (Copenhague, 1945), traduit du
manuscrit danois par Hélène Laurent-Lund, Genève, Slatkine Reprint, 1972, p. 310.

283
d’une édition à l’autre. Le critique allemand, tributaire d’une « méthode éclectique1243 »
jugera Austin, proposait en effet une étude mi-chronologique, mi-logique, divisée en quatre
ensembles : « Au seuil de la vie », « Dans l’ombre du corps » (partie consacré au Faune, au
Nénuphar blanc, ainsi qu’à Petit Air I), « Grâce et dignité », et enfin « Poèmes de la seconde
moitié de la vie ». On apprend que Wais, « réagissant contre la tradition " littéraire" inaugurée
par Thibaudet1244 », sollicite à plusieurs reprises la médiation philosophique de l’auteur de
Etre et Temps, en particulier sur la question de l’angoisse mallarméenne, rapprochée du souci
heideggerien : d’où l’horizon « existentiel » de cette étude, qui cherchait à ancrer la poésie
mallarméenne dans une « expérience vécue »1245. Austin, malgré un certain nombre de
réserves, achevait son article sur l’idée que Wais donnait « la seule tentative sérieuse pour
aboutir à une vue d’ensemble sur l’homme et son œuvre » ; il pointait l’avenir : « il faudra
tenir un plus large compte de ce livre que l’on n’a fait jusqu’ici en France1246 ».
Il a fallu attendre la médiation d’une thèse de germanistique soutenue en 2006 pour que le
Mallarmé de Wais acquière, en français, après l’article d’Austin publié en 1954, un visage
plus net dans la patrie du poète : « on regrettera qu’un travail aussi complet, pénétrant et
équilibré que la monographie de Kurt Wais, n’ait pas eu l’écho qu’il mérite1247 ». Ainsi, pour
rendre compte de cette interprétation du poème de 1897, nous nous appuierons également sur

1243
L. J. Austin, « Mallarmé et son critique allemand », art. cit., p. 186. Au chapitre des critiques, Austin collecte
des contresens dans la traduction, en « nombre inquiétant » (ibid., p. 188), mais reproche surtout à Wais, dans le
sillage de Van Tieghem, d’avoir proposé une synthèse de manière un peu trop prématurée (ibid., p. 193), à une
époque où la documentation mallarméenne restait particulièrement lacunaire. Malgré cela, il ne manquait pas de
louer ce travail pour son immense connaissance de la critique, rédigée dans les « principales langues
européennes » : « ses notes contiennent les éléments de la bibliographie mallarméenne la plus complète », ibid.,
p. 186.
1244
Ibid., p. 190.
1245
Ibidem.
1246
Ibid., p. 194.
1247
L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George, op. cit., p. 31. Sans vouloir ni pouvoir résumer ici l’argumentation de
L. Lehnen dans toutes ses dimensions, notons que sa thèse énergique, et parfois polémique, entend présenter un
« autre Mallarmé », fondamentalement constructeur, dépositaire d’une utopie poético-politique reposant sur une
« structure verticale », visant à rattacher la Cité au Cosmos par une médiation spirituelle. Celui qui fut le
« Maître » de toute une génération poétique, plus aristocrate que démocrate, aussi sensualiste qu’intellectualiste,
aussi spiritualiste que rationaliste, aussi proche d’Eliphas Lévi que de Hegel ou de Max Müller – c'est-à-dire
également très loin de ceux-là qu’un poète aura lu en poète – se verra alors dégagé d’une vulgate critique jugée
ou bien trop « négativiste » et « rationalisante », ou bien trop consensuelle vis-à-vis de la pensée républicaine.
Cette attaque contre ce qui est perçu comme un arraisonnement « moderniste » de la pensée poétique
mallarméenne n’épargnera pas les travaux de l’auteur de La Religion de Mallarmé, principal interlocuteur de
cette thèse à qui l’on reprochera des compromis herméneutiques, décrits comme autant de « concessions » faites
aux présupposés idéologiques hérités du « linguistic turn ». Contre une conception jugée « illusionniste » de la
fiction, contre une vision « immanentiste pure » de la divinité, L. Lehnen tente de mettre en avant une pensée de
la « transcendance immanente », qui postule chez Mallarmé la croyance en un Absolu non pas fictif ou
relationnel, mais plutôt, dirons-nous, substantiel, inséparable d’une distinction entre « deux ordres », l’un
« humain », et l’autre « plus-qu’humain ». C’est au travers de cette réévaluation critique complète, fondée sur
une analyse des textes qui se veut philologiquement serrée, conduisant à réveiller ce que d’aucuns nommeraient
le « potentiel réactionnaire et anti-moderne » (ibid., p. 90) de l’œuvre mallarméenne que le dialogue pourra être
resserré avec l’auteur de L’Etoile de l’alliance.

284
la thèse comparatiste de Ludwig Lehnen qui, ayant bien entendu l’appel d’Austin, dans le
cours de sa démonstration, propose un bref récapitulatif des idées de Wais sur Igitur et le
Coup de dés1248. Nous compléterons cet aperçu en évoquant aussi l’article que le critique
allemand lui-même avait consacré, en français, au thème du naufrage en 19591249, dans lequel
il revenait quelque peu sur le Coup de dés. Mais précisons d’emblée que, pour des raisons de
compétences linguistiques, notre connaissance de ce travail restera malheureusement assez
partielle et limitée ; c’est ainsi que cette présentation aura tendance à privilégier l’article sur le
livre, ce qui ne nous nous permettra pas de rendre véritablement compte de toute l’envergure
de cette entreprise critique.

a) Igitur : révolte contre la tentation de l’Absolu


Nous présentons cette lecture telle qu’elle est reformulée par Ludwig Lehnen1250. Malgré
l’inachèvement du texte, Wais considère Igitur comme une œuvre émancipatrice, qui doit être
dégagée des lectures catastrophistes héritées de Claudel. Le critique allemand est sans doute
le premier à suivre la métaphore homéopathique mallarméenne de façon à voir dans ce récit
une victoire, et une sortie de la crise, qui permettrait à Mallarmé de « retrouver le hasard, le
moi, le temps humain, bref : les fondements de la création poétique1251 ». Wais fonde sa
lecture du conte de 1869 sur la mise en évidence d’une opposition structurelle entre les
ancêtres et leur héritier, le jeune Igitur. Le refus d’accomplir l’acte se solderait par la
réintégration de la dimension humaine de l’existence, jusque-là niée par l’absolutisation de
cette race qui chercha à abolir le hasard. Comme le note Austin, « M. Wais est convaincu que
les fragments d’Igitur marquent le retour de Mallarmé au monde des hommes, sa descente de
l’Absolu1252 ». Le critique allemand identifie ici « ancêtres », « mathématiciens » et
« hégéliens ». La contestation de cette logique de l’absolu passe par l’affirmation que c’est le
hasard qui contient « l’infini ». C’est ainsi qu’il faudrait comprendre cette phrase du conte :
« l’infini sort du hasard que vous avez nié. Vous mathématiciens expirâtes –1253 ». De même,
la formule « j’aimerais rentrer dans mon Ombre incréée et antérieure1254 » est lue comme une
ressaisie du corps dirigée contre une mystique de la désincarnation1255. Igitur réintroduirait la

1248
Ibid., p. 160-164. Nous regretterons cependant que la thèse de L. Lehnen, à aucun moment, ne propose une
vue d’ensemble du « Mallarmé » de Wais.
1249
K. Wais, « Le thème du naufrage : Hermann Melville, Stéphane Mallarmé et quelques prédécesseurs
allemands », Annales de la Faculté des Lettres et de Sciences Humaines d’Aix, t. XXXIII, 1959, p. 203-222.
1250
L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George, op. cit., p. 88-93, et p. 104-111.
1251
Ibid., p. 105.
1252
L. J. Austin, « Mallarmé et son critique allemand », art. cit., p. 190.
1253
OC, t. I, p. 474.
1254
Ibid., p. 486.
1255
Voir L. J. Austin, « Mallarmé et son critique allemand », art. cit., p. 190.

285
conscience du relatif. Dès lors, le mouvement du héros consisterait à s’autonomiser, selon un
processus de reconquête, ou de désaliénation, qui doit l’amener à dépasser la dualité de son
être, dont le texte offre de multiples avatars métaphoriques : « Igitur se défait d’abord de ce
Soi imposé, descend dans le moi, pour retrouver peut-être un Soi véritablement sien1256 ».
Ainsi se dessine la ligne générale de la pensée de Wais, dont on trouverait une synthèse
dans ce passage, cité par Austin, qui montre chez Mallarmé une tension entre Vie et négation
de la Vie, résolue au final, pour le critique allemand, par un abandon de l’Absolu inhumain :
A l’ombre de la mélancolie eut lieu la collision entre un tempérament indompté, vivace, assoiffé
de vie, et un but d’une altitude téméraire, qu’il s’était lui-même une fois fixé et qu’il imposa à sa
nature récalcitrante, aussi longtemps que possible, voire trop longtemps1257.

Wais évoque les révoltes juvéniles contre « l’azur », puis enchaîne :


On arrive au purgatoire d’Hérodiade, où ce qu’un idéal trop élevé a d’inhumain doit lentement
expier, sur le feu caché de la passion, son péché contre la vie. Et à Igitur, où, avec un retard
tragique, mais avec une résolution héroïque, l’erreur est reconnue et rectifiée. Et enfin au
« Maître » du Coup de Dés, qui conçut pourquoi c’était un bien, près du but idéal vers lequel il
tendait désespérément, de n’avoir pas fait les derniers pas et d’avoir manqué une rédemption
idéologique1258.

On en vient justement au poème de 1897 qui, pour Wais, s’inscrit dans la droite ligne de cette
conquête igiturienne.

b) Le Coup de dés (I) : révolte contre la sirène


Cette lecture d’Igitur va servir de cadre général pour saisir la structure du poème de 1897.
On pose une généalogie fabuleuse : « Le Maître du Coup de dés est, comme Igitur, le
descendant de l’aïeul et des fiançailles de ce dernier avec une nixe (la mer, le gouffre, la
nature…) : « "né / d’un ébat / la mer par l’aïeul tentant ou l’aïeul contre la mer/ une chance
oiseuse / Fiançailles"1259 ». Puis on l’interprète, Ludwig Lehnen citant ici Wais :
Ce fut l’aïeul qui engendra avec la sirène – le gouffre sourd, privé de salut et soumis au
« hasard » – ce fils unique par lequel les parents espéraient atteindre leur but (« chance »)
égoïste, à savoir de se libérer un jour du « hasard » pénible – soit que la matière originelle
(« écumes originelles ») espérât le salut par l’esprit humain (« délire » !), soit que celui-ci eût
été tenté d’affirmer, contre le caractère sourd des profondeurs de la matière, la force de la
volonté1260.

Mais le Maître hésite, puis se coiffe ironiquement de la plume ascendante, symbole de « leur
espoir de salut », se moque (« rire ») de cet espoir, et l’acte rêvé n’a pas lieu :

1256
L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George, op. cit., p. 106.
1257
L. J. Austin, « Mallarmé et son critique allemand », art. cit., p. 187.
1258
Ibidem.
1259
Ibid., p. 160.
1260
K. Wais, Mallarmé. Dichtung, Weisheit, Haltung, op. cit., p. 576, cité et traduit par L. Lehnen, Mallarmé et
Stefan George, op. cit., p. 160.

286
La vengeance de la sirène ne se fait pas attendre, « souffletant » par sa queue le roc où se
tenait le Maître, elle cause sa perte. Cette sirène, dans le contexte d’Igitur, fait donc, de par ses
« fiançailles » avec l’aïeul, partie de la famille des ancêtres d’Igitur et collabore à leur projet
hybride. D’où l’adversité entre elle et le héros, et la nécessité de ce dernier, s’il veut
s’affirmer, de triompher d’elle. Mais cette affirmation signifie aussi son propre sacrifice : le
suicide dans Igitur, la noyade du héros causée par la sirène dans le Coup de dés. Les
constellations finales (sic) du sonnet en –x comme celles (sic)1261 du Coup de dés, ne signifient
pas le triomphe de ce rêve de l’ancien absolu, mais une victoire, toute relative, humaine,
fictive et momentanée, sur le hasard, par le poème : en définitive, « Un coup de dés jamais
n’abolira le hasard ». Ainsi l’humanisme mallarméen1262.

En 1959, Wais reprend cette interprétation. Le Maître « refuse consciemment le coup de


dés », ce qui déclenche une punition de la part de sa « mère, la déesse de l’écume au corps de
sirène », qui le précipite « dans les flots avec le rocher1263 ».

c) Le Coup de dés (II) : révolte « luciférienne » et « sauvetage » du hasard


Dans son article de 1959 consacré au « thème du naufrage », Wais entend situer le Coup
de dés, comme Moby Dick, dans une filiation littéraire qui est celle du romantisme de la
révolte ; du gigantisme de la baleine à celui de la phrase-titre du Coup de dés, il n’y a qu’un
pas, et les deux œuvres offrent alors deux modalités du monstrueux, ou de « l’énormité »
scandaleuse :
Dans la démesure que reflète leur forme, ces œuvres sont le produit de l’immense orgueil
prométhéen du siècle où elles virent le jour. L’instant où l’attitude faustienne se transforme en
attitude luciférienne, tel est le point de départ de ces deux poèmes : autrement dit, l’instant de
l’école de Byron1264.

C’est ainsi que le critique allemand comprend curieusement la lutte mallarméenne avec le
« vieux et méchant plumage », qui loin d’être terrassé, résiste ici, et ne meurt pas :
Après l’effondrement de cette entreprise luciférienne, il confia à des œuvres telles que Igitur
ou le Coup de dés le soin d’expliquer, dans le langage de la poésie, sa propre ruine évitée
d’extrême justesse, ou ce qu’il comprit lui-même comme le chemin coupable et irréfléchi,
satanique et frivole, de la destruction de lui-même1265.

Pour Wais, Melville, mais aussi Mallarmé, rédigent des récits destinés à consigner une
expérience des limites qui reste inscrite dans un cadre d’intelligibilité fourni par le
christianisme. L’expression de cette « foi symboliste » consiste à « sauver les certitudes de la
foi chrétienne en faisant alliance avec l’idéalisme philosophique allemand1266 ».

1261
Rappelons ici que le sonnet en –yx, comme le Coup de dés ne s’achèvent que sur une seule et unique
constellation, celle de l’Ourse, associée dans le poème de 1897 à l’étoile polaire (« septentrion aussi nord »).
1262
L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George, op. cit., p. 161.
1263
K. Wais, « Le thème du naufrage : Hermann Melville, Stéphane Mallarmé et quelques prédécesseurs
allemands », art. cit., p. 208.
1264
Ibid., p. 205.
1265
Ibid., p. 206.
1266
Ibid., p. 213-214.

287
Quant au motif du naufrage, il est de nature luciférienne, dans la mesure où il prend chez
ces deux auteurs des proportions cataclysmiques, outrepassant la simple échelle de l’homme
mortel : il est « destruction quasi totale du cosmos1267 ». Dès lors, tout l’enjeu de cet
événement grandiose tient dans un « conflit entre ce qui sombre dans le naufrage et ce qui
dans le naufrage est sauvé1268 ». Le Coup de dés, comme Moby Dick, implique une
« symbolique du naufrage et du sauvetage1269 ». Tandis que chez Melville le « naufrage est dû
à la plus sinistre des couleurs, le blanc, en qui se résume l’absence de la couleur1270 », chez
Mallarmé cette non-couleur symbolise un « pouvoir de néantisation absolue », qui signifie
« extinction de la vie, abolition du monde de la couleur1271 ». Dans les deux cas, la blancheur
semble résumer le geste luciférien d’une anti-création, « degré extrême de la poésie de la
destruction inaugurée par Byron1272 » ; pour ce qui est du Coup de dés, selon Wais, le rêve des
ancêtres, fruit amer de cette « famille luciférienne1273 », en niant le Hasard, nie aussi la Vie.
L’opposition du Maître passera alors par la promotion du noir, contrairement à ce qui a lieu
dans le sonnet A la nue accablante tu…, considéré comme le « sonnet triomphal exaltant, dans
le dernier cheveu qui subsiste de lui, l’homme que voulait anéantir la reine de l’abîme1274 » :
En réalité nous dit le poète, ce n’est pas le dernier de la lignée qui échoue, mais plutôt les rêves
démesurés de ses ancêtres, et le vieillard solitaire affirme son triomphe dans le contraste que forme
la blancheur de son cheveu avec la noirceur de lave et de basalte de la mer en furie. Voilà pour le
sonnet1275.

Dans le Coup de dés, l’axiologie imaginaire s’inverserait, puisque c’est « l’opposition entre la
couleur noire de la toque et la blancheur de l’écume qui exprime le triomphe du Maître1276 ».
Reste la question du « sauvetage », qui prolonge celle du « triomphe ». Cette contestation
du vieux rêve familial qui place le héros en rupture de ban le conduit à la mort, tout en
préservant ce qui le fait exister en tant qu’individu :
Le fils des noces trompeuses de l’Aïeul et de la Mer empêche, par son héroïque « désaveu », le
départ du navire dans l’Absolu et sauve ainsi le hasard, la liberté, la pensée individuelle, ce qui
lui vaut d’être englouti, par la mer en furie. La fin du poème exalte l’héroïsme de ce sacrifice :
« Toute Pensée émet un Coup de Dés »1277.

1267
Ibid., p. 206.
1268
Ibid., p. 209.
1269
Ibid., p. 214.
1270
Ibid., p. 206.
1271
Ibid., p. 209.
1272
Ibidem.
1273
Ibid., p. 207.
1274
Ibid., p. 208
1275
Ibidem.
1276
Ibidem.
1277
Ibid., p. 220.

288
Si le corps disparaît dans l’abîme de la mer accusatrice, punitive et vengeresse, l’esprit
surnage du naufrage, et s’élève pour atteindre une forme d’éternité dans l’éther : « La pensée
du Maître du Coup de dés, sauvée à jamais, continue son existence au firmament où les sept
yeux de son dé magique font jaillir en roulant les sept astres du septentrion, les sept étoiles de
la Grande Ourse1278 ». La mort du Maître, sacrificielle, a pour corollaire le surgissement de la
constellation finale, qui n’est pas sans rappeler, dans un contexte mythologique, l’apothéose
stellaire du héros, ou la métamorphose ovidienne : certains commentateurs ultérieurs
évoqueront en particulier la transfiguration de la nymphe Callisto. Pour Wais, le « Nombre »
n’est donc pas le Douze du Minuit igiturien, mais le Sept du sonnet en –yx, dans son rapport
avec l’Ourse. Par ailleurs, cette idée du sacrifice, apparaissant ici pour la première fois, sera
un leitmotiv critique, de Davies à Lübecker, en passant par Badiou.

d) Critique archéologique

Ainsi, dans cette perspective, le poème est lu en fonction de la polarité esprit / matière,
redéployée, selon l’imagerie du texte, à travers le couple homme / sirène-nixe, qui peut aussi
recouvrir le partage masculin / féminin. Igitur, comme le Coup de dés, mettrait en scène le
conflit entre la matière (féminine), et l’esprit (masculin), conformément à la vieille
« métaphysique de sexes » antique, et en particulier aristotélicienne : la matière-mère-mer-
nixe exigerait de l’esprit un acte absolu qui la rachèterait, de manière à parachever les
« Fiançailles » avec l’aïeul. On voit donc que Wais considère le poème comme un drame
véritable, dont la construction suit le schéma suivant : révolte, vengeance, sacrifice et
sauvetage.
Cette lecture, comme le soulignera Ludwig Lehnen1279, décrit donc les créatures féminines
mallarméennes (nixes et sirènes) comme des figures hostiles, menaçant le projet poétique, ce
qui présente un certain nombre de conséquences importantes concernant l’analyse de poèmes
comme le sonnet en –yx, Salut, ou A la nue accablante tu… Or, les exégèses ultérieures, de
Mauron à Marchal, envisageront une tout autre perception de cette symbolique. Notons que
Thibaudet, s’il ne disait rien de la sirène, associait cependant la figure du Maître à celle
d’Hamlet, lecture qui dominera jusqu’à nous, par delà Wais. Sans anticiper sur notre partie

1278
Ibid., p. 220-221.
1279
L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George, op. cit., p. 159-164. L’auteur de cette thèse s’appuiera sur cette re-
polarisation de l’imaginaire mallarméen pour critiquer en particulier la lecture de B. Marchal qui voit plutôt
quant à lui dans ces figures, inscrites dans la série Ophélie-Eurydice, « l’image féminisée d’une réalité
inaccessible » (Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 301), liée à la virginité, au « rêve » d’absolu, et de manière
méta-poétique, au vertige de la page blanche. Nous reviendrons sur cette question dans notre partie touchant aux
conflits d’interprétation.

289
récapitulative exposant les grands conflits herméneutiques, notons ici que cette interprétation
de 1938, venue du domaine allemand, propose une lecture originale, et marginale, du
« diptyque » Igitur / Coup de dés. C’est dans une perspective romantique, luciférienne et non
hamlétienne, que Wais aborde ces textes, présentés comme des œuvres de l’acte négateur, du
« non », de la révolte ; nous sommes loin d’une logique de l’hésitation ou de l’hypothèse. Le
Coup de dés lu par Wais devient un texte beaucoup plus héroïque et dramatique qu’ironique et
virtualisant. En France, c’est Antoine Orliac, dans son Mallarmé tel qu’en lui même de 1948,
qui proposera une lecture assez proche de celle-ci, comparant par exemple, à l’instar de Wais,
le Coup de dés à la Fin de Satan, ou bien inscrivant le poème de 1897 dans une filiation
romantique européenne (Kleist, Shelley, Michelet). Mais le critique allemand n’est pas sans
ambiguïté concernant l’objet de cette révolte : celle-ci, anti-luciférienne, est-elle tournée
contre la démesure des hégéliens ancestraux, ou bien, luciférienne, contre l’ordre divin ?
Même si Wais semble privilégier l’idée d’une révolte contre le rêve d’Absolu, certaines de ses
analyses citées plus haut semblent aussi indiquer un rêve hybristique, « coupable », de
remplacement d’un absolu par un autre. Mais, dira-on, cette équivoque apparente n’est-elle
pas proprement mallarméenne ? Ne se trouve-t-elle pas au cœur de la crise des années 1860,
tout en traversant justement des œuvres comme Igitur ou le Coup de dés ?
En outre, contrairement à certains commentateurs antérieurs que nous avons rencontrés
(Bonniot, Royère, Noulet), Wais ne fera pas ici du Coup de dés un anti-Igitur ; il ne lira pas
non plus le poème de 1897 à l’horizon de la mort du poète, ou de son désespoir final. Du
même coup, on peut se demander dans quelle mesure cette lecture prométhéenne ne
rejoindrait pas, avec la promotion du motif du sauvetage du hasard, l’affirmation dionysiaque
de la Vie, célébrée par l’auteur de Zarathoustra, qui se voulait aussi « rédempteur du
hasard1280 ». Le Maître, coiffé d’une toque noire, serait, par son refus d’accomplir l’acte
absolu, celui qui répond au « nihilisme » de la blancheur, en réaffirmant la précellence des
puissances vitales et créatrices.

8. E. Noulet : « dernier cri silencieux » et « chant glacé » (1940)


Emilie Noulet (1892-1978), professeur à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste de
Mallarmé, de Rimbaud, de Valéry, et plus largement du « ton poétique » moderne, a consacré
plusieurs ouvrages à l’auteur d’Hérodiade, qui forment les premiers essais d’exégèse des

1280
« Et comment supporterais-je d’être homme, si l’homme n’était pas aussi poète, devineur d’énigmes et
rédempteur du hasard ! », Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (trad. H. Albert, traduction révisée par J.
Lacoste), Œuvres, op. cit., t. II, p. 392.

290
Poésies. Son premier travail, L’œuvre poétique de Stéphane Mallarmé, qui proposait en 1940
un parcours chronologique de la création mallarméenne, évoquait brièvement le Coup de dés
dans le dernier chapitre intitulé « L’hermétisme »1281. Le commentaire du poème était précédé
d’un très bref examen d’Igitur. Retenons que dans le sillage de Bonniot et Royère,
l’universitaire belge opposait les deux textes. Quand le conte de 1869 brandissait contre la
tentation du néant « l’Idée-Hymne1282 », le poème de 1897 « ne croit plus que le verbe puisse
nier le néant1283 ». Avec le Coup de dés, texte dont le sujet vise à « supprimer le hasard »,
Mallarmé entamait une « ascension dans la désespérance » ; « il poussait ses théories
esthétiques jusqu’à l’extrême limite de leurs conséquences ». Ce texte, mêlant
« préoccupations métaphysiques » et « préoccupations artistiques », marquait le « triomphe de
la pensée logique, négative, et insensée ». Alors que l’Art pour tous – texte retrouvé à cette
date par Noulet – voulait « protéger le mystère », ce poème final se limitait à « l’étouffer »
1284
.
L’exégète belge concluait en situant cette œuvre du côté de l’échec, rejoignant ainsi tout
un pan du discours critique mallarmiste dominant dans les milieux plutôt hostiles aux avant-
gardes : « Telle est la dernière œuvre de Mallarmé, tentative émouvante, chant glacé, solitaire
et sans rémission, et dont les surréalistes n’ont pas compris le pathétique échec ». Comme
chez Ghil ou Royère encore, on cherche ici à désolidariser le Coup de dés de ses
réappropriations modernistes. Notons enfin que Noulet hésite quant à l’inscription générique
du texte : « A la poésie pourtant appartient sa dernière œuvre en prose, dernier cri silencieux
de cette âme muette et agitée de paroles ». De fait, ses deux essais ultérieurs d’exégèse (Dix
poèmes de Mallarmé, et Vingt Poèmes de Mallarmé, publiés respectivement en 1948 et 1967),
ne diront rien du Coup de dés, non pas poème, mais prose…

9. P. Beausire : le « drame du génie humain » (1942)


Pierre Beausire (1902-1990), poète, critique littéraire, auteur d’une thèse de Doctorat
consacrée à Mallarmé soutenue à l’Université de Lausanne1285, commente en quelques pages
le Coup de dés dans cette étude d’ensemble1286. Sa brève interprétation, d’orientation

1281
E. Noulet, L’œuvre poétique de Stéphane Mallarmé, Droz, 1940, p. 300-305.
1282
Ibid., p. 300.
1283
Ibid., p. 303.
1284
Ibid. p. 304.
1285
P. Beausire, Essai sur la poésie et la poétique de Mallarmé, Bibliothèque des Trois Collines, Lausanne,
Roth, 1942
1286
Ibid., p. 149-156, et passim.

291
philosophique, s’inspire à la fois d’un Soula (critique de la connaissance humaine)1287, d’un
Bonniot (renversement de la thèse d’Igitur)1288 et d’un Valéry (figuration de la pensée)1289. La
réunion de ces directions aboutit à une lecture vaguement hégélienne :
Le drame dont il s’agit ici, c’est celui du génie humain. Ce poème nous place devant
l’éternelle lutte de l’être et du néant, dont le devenir est le lieu : la volonté humaine aux prises
avec le hasard. Celui-ci est figuré par la mer, celle-là par le pilote d’un navire perdu dans la
tempête1290.

De manière un peu plus personnelle, il insiste sur la dimension existentielle du texte1291, qui
expose la part d’irrationnel qui enveloppe la pensée et le comportement humains, une fois
affirmée l’omniprésence du Hasard :
Ce qui nous ment, ce qui nous fait agir et réussir dans l’action, ce ne sont point tant nos calculs
et nos prévisions que les forces primitives et irrationnelles de l’inconscient et les puissances
instinctives de l’être. Que fait donc Mallarmé dans son ultime poème, sinon, dans le moment
même où sa lucidité est à son apogée, susciter ces puissances et restaurer ces forces1292 ?

Héritier du moment freudien-surréaliste, Beausire fait du Coup de dés un poème du retour du


Refoulé. Nous trouvons-là une affirmation assez singulière et minoritaire, qui nous ramène
vers les contresens productifs qui ont vu dans le poème une célébration du hasard créateur.

10. Cl. Roulet : la première monographie (1943)


Ecrivain et universitaire suisse, Claude Roulet a consacré de nombreuses années d’étude
au Coup de dés, poème auquel il voue un culte sans précédent confinant à la fétichisation.
Cela s’est traduit par de nombreux livres, dont la parution s’est échelonnée entre 1943 et
19841293 : « ce qui m’a particulièrement intéressé et de plus en plus passionné dans Mallarmé,
c’est le Coup de Dés, à une époque où j’étais parfaitement seul à l’étudier dans des travaux
d’analyse qui défient la description. J’ai beaucoup écrit sur ce sujet, plus que personne1294 ».

1287
« Le problème que soulève Mallarmé est immense : le poète met en cause la valeur de la connaissance et du
calcul sur le plan de la création, et même sur le plan de l’action pure », ibid., p. 154.
1288
« Ainsi, Mallarmé récuse dans sa dernière œuvre le principe dont il semble avoir admis la légitimité dans sa
première œuvre inachevée : Igitur », ibid., p 155.
1289
Mallarmé tente de « restituer les données de la vie spirituelle dans leur spontanéité même. (…) Un tel poème
expose moins un ordre que la génération d’un ordre », ibid., p. 198.
1290
Ibid., p. 153.
1291
Le Coup de dés, « poème dramatique et abstrait », trahit cependant un « état d’obsession et d’anxiété
intime », ibid., p. 156.
1292
Ibidem.
1293
Cl. Roulet, Elucidation d’un poème de Stéphane Mallarmé « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard »,
Neuchâtel, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1943 ; Eléments de poétique mallarméenne d’après le poème « Un coup
de dés jamais n’abolira le hasard », Neuchâtel, Editions du Griffon, 1947 ; Version du poème de Mallarmé :
« Un coup de dés jamais n'abolira le hasard », Neuchâtel, Éditions du Griffon, 1949 ; Traité de poétique
supérieure : « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard », Version du poème et synthèse critique, Neuchâtel, H.
Messeiller, 1956 ; Mallarmé et consorts. L'histoire d'un drame caché, Neuchâtel, H. Messeiller, 1984.
1294
Cl. Roulet, Mallarmé et consorts, op. cit., p. 15.

292
La contribution de Claude Roulet à l’histoire de la réception critique du poème
mallarméen demeure assez paradoxale. D’un côté, comme il ne manque pas de le souligner
lui-même, il est celui qui offre du Coup de dés la première monographie critique d’ampleur,
publiée en 1943, dans laquelle, comme nous allons le préciser, il cherche à rendre compte
d’une totalité signifiante, s’intéressant à la lettre du texte, à la syntaxe, à la typographie,
comme aux variantes. Il pourra ainsi ouvrir son livre par cette phrase, en partie inexacte
d’ailleurs, puisque Camille Soula avait tenté en 1931 d’en déchiffrer le sens, après Thibaudet :
« Personne n’avait encore élucidé cette œuvre de Mallarmé, qu’on croyait privée d’un sens
logique, la dernière et la plus importante qu’il composa, au delà des proses de
Divagations1295 ». D’un autre côté, malgré « tant de pages ! », et ce labeur acharné qui l’a
« finalement conduit, presque malgré [lui], à cette chaire1296 » de l’Université de Neuchâtel,
une telle somme critique n’a eu que très peu d’échos, principalement à cause de la thèse
globale défendue. Charles Mauron résumera assez bien la situation en 1950 : il estime cette
lecture d’ensemble « malheureusement hors de propos » ; il ajoute cependant : « les deux
ouvrages de M. Roulet n’en sont pas moins riches en aperçus intelligents, pleins d’intérêt pour
le déchiffreur amoureux d’énigmes mallarméennes1297 ».

a) Une réécriture de la Bible : un poème « théogonique » et « cosmogonique »


Roulet donne du poème mallarméen l’interprétation suivante, formulée de manière ici
synthétique : « Le Coup de Dés est une Ode allégorique, écrite en style lapidaire. Mallarmé y
transpose la Fable du monde, telle qu’elle est définie dans la Bible et par le corps des
croyances chrétiennes1298 ». Ailleurs, il précise cela, en soulignant, non sans paradoxe, la
dimension intertextuelle1299, dirions-nous, et non pas existentielle, de ces emprunts faits au
christianisme : « Mallarmé reprend point par point, dans le Coup de Dés, sans foi personnelle
d’ailleurs, les principaux enseignements que la Bible nous a transmis sur l’histoire physique et
religieuse du monde1300 ». C’est ainsi que Roulet insistera pour mettre en avant les passages
du poème qui véhiculent des réminiscences bibliques : l’esprit divin planant sur les eaux, le

1295
Cl. Roulet, Elucidation d’un poème de Stéphane Mallarmé « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard »,
op. cit., p. 9.
1296
Cl. Roulet, Recherches sur la discontinuité du style. Notes d’esthétique littéraire, H. Meisseiller, Neuchâtel,
1955, p. 33.
1297
Ch. Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, La Baconnière (1950), Neuchâtel, rééd. 1968,
p. 130.
1298
Cl. Roulet, Elucidation d’un poème de Stéphane Mallarmé « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard »,
op. cit., p. 12.
1299
Pour le critique suisse, la « pensée religieuse » de Mallarmé, comme chez Royère ou Bonniot, relève d’un
mysticisme athée (ibid., p. 160).
1300
Ibid., p. 49.

293
Christ apaisant les flots, le bras de Dieu…etc. C’est ainsi encore qu’il fera de Mallarmé celui
qui a rêvé de faire « œuvre parallèle à l’Ecriture Sainte1301 », conscient d’écrire pour une
postérité qui aura remplacé l’exégèse biblique par l’exégèse mallarméenne…
De fait, toute cette lecture repose sur l’idée que le poème s’ouvre comme une autre
Genèse, et se clôt comme une autre Apocalypse1302. Le mouvement des dés, « métaphore
cosmique », renvoie à la genèse des corps célestes, selon deux visions : « l’une des globes
dispersés dans le ciel, l’autre de leur création, en un temps cosmique1303 ». Puis à cette
cosmogonie succède une théogonie, assimilée au « naufrage » : Dieu, identifié au vieillard du
poème – « le Maître désigne Dieu1304 » – surgit de l’Abîme, selon une « création e
spacio1305 » : « l’Espace engendrant Dieu, naissant dans un naufrage1306 ». Mallarmé, dans sa
« fidélité théologique1307 », ne ferait que transposer en images le schéma trinitaire : le
« Nombre », contenu dans la main du vieux capitaine, mais engendré aussi par les noces avec
l’Océan, ne serait autre que le « Fils », associé au « démon », et censé prendre la relève d’un
Dieu déchu, qui « ne sait plus gouverner la Nature1308 ». Telle serait la « Sainte Famille1309 »
du Coup de dés : Maître, Nombre, et Océan. Quant au « Saint Esprit », il faudrait discerner sa
présence, forcément cachée, dans le mot « Esprit », affecté d’une majuscule. Dans le « rien
n’aura eu lieu que le lieu » du poème, Roulet verra les signes du grand cataclysme final :
« Mallarmé prévoyait une catastrophe, entraînant la mort de Dieu et l’extinction de ses
attributs, la disparition du Nombre et l’extinction de ses propriétés, et la fin du monde ».
L’émergence ultime de la constellation marque à la fois le temps du Jugement Dernier, sonné
comme un Minuit cosmique sur l’horloge du Ciel (« les douze coups d’un minuit
sidéral1310 »), mais aussi la sortie de Temps ouvrant sur un « mystique au-delà visible1311 ». La
notion de « sacre », dans cette perspective, sera rattachée à la « sainteté1312 » chrétienne.

b) Considérations sur la structure

1301
Ibid., p. 160.
1302
Pour le détail de l’analyse, voir « L’interprétation du poème », ibid., p. 11-99.
1303
Ibid., p. 19.
1304
Ibidem.
1305
Ibid., p. 136.
1306
Ibid., p. 21.
1307
Ibid., p. 57.
1308
Ibid., p. 27.
1309
Ibid., p. 130.
1310
Ibid., p. 95.
1311
Ibid., p. 94.
1312
Ibid., p. 98.

294
Doté d’une « forme cristalline », construit comme un « volume dans l’espace » qui
enchaîne une « succession de plan horizontaux1313 », le Coup de dés selon Roulet peut être
décrit avec la figure de la pyramide1314, complétée par le modèle littéraire de l’ode pindarique,
lui-même associé à différentes structures ternaires : la triade hégélienne, ou les trois états
d’Auguste Comte. Le texte, découpé en « strophe » (les cinq premières double-pages) /
« antistrophe » (les quatre suivantes) / « épode » (les deux dernières), déclinerait le passage
du règne de Dieu à celui du Nombre, puis à celui du Hasard, en suivant les trois époques
(passé / présent / futur), les trois phases de la dialectique, et les trois états hérités de la
philosophie de l’histoire positiviste. Ce n’est pas tout. Le modèle symphonique compléterait
l’ensemble, avec cette fois une composition en cinq temps : une « ouverture » suivie de quatre
« parties symphoniques »1315.
Roulet cherche aussi à établir le nombre de phrases du poème, mais sans définir ni
interroger la notion de phrase. Il remarque que plusieurs mots sont affectés d’une majuscule,
ce qui délimite des unités phrastiques : « Une insinuation… », « La lucide… », « Choit la
plume… ». Si l’on ajoute à ces trois phrases, la phrase-titre, « rien n’aura eu lieu… », « Toute
Pensée… », et les deux « comme si… », « comme si… » ( ?)1316, on arrive à un total de 8
phrases1317. Mais il ajoute que la prise en compte des motifs typographiques élèverait le
compte à 11, voire à 16.

c) Considérations sur la forme

Roulet commence par chercher à identifier les différents motifs typographiques du texte,
en suivant les indications données par la préface de Cosmopolis1318. La phrase-titre donnerait
le motif prépondérant ; la série en majuscule romaine « quand bien même lancé… » fournirait
le motif secondaire, tandis que la série « Si c’était le Nombre ce serait », et la série en capitale
italique COMME SI, répétée deux fois, correspondraient aux motifs adjacents1319.
Le critique suisse distingue en outre dans le Coup de dés des aspects « lithographiques »,
« photographiques », et « musicaux ». Il s’inspire de la lettre de Mallarmé à Gide de mai 1897
citée par Mondor dans sa biographie pour tenter de voir dans le poème une série
d’« estampes » plus ou moins figuratives, « empreintes imitatives » exprimant des « états

1313
Ibid., p. 117.
1314
Le critique propose aussi une description de l’enchaînement des motifs typographiques en fonction de
l’anatomie du « corps humain » (ibid., p. 109).
1315
Voir ibid., p. 120.
1316
Roulet n’en dit pas plus…
1317
Ibid., p. 150.
1318
Ibid., p. 15-24.
1319
Ibid., p. 14.

295
d’âme », ou bien « calligrammes », visant des « objets »1320. Il concède que cette partie de
l’analyse est très « projective ». Ici, il voit « une aile d’oiseau », là, un vieux « parchemin »,
ailleurs, la « forme idéale de l’écume » ; mais lorsque l’œil ne voit plus rien, il écrit : « tout
ceci illustre le sens ». Plus intéressant, nous semble le commentaire de la dernière double
page. Roulet, à cause du « septentrion », identifie la constellation comme étant celle de la
Petite Ourse, et non pas n’importe quelle « constellation vagabonde1321 ». A la surface de ce
« dessin typographique », la position du mot « excepté », en haut à gauche, reproduit selon lui
celle de l’étoile polaire dans la constellation de l’Ourse telle qu’elle peut être vue au
printemps sous nos latitudes, ce qui ajouterait une symbolique de la renaissance. En outre, il
remarque que cette forme en « casserole » se trouve « répétée en cul-de-lampe au bas de la
page1322 ».
Concernant la dimension « musicale » du poème, Roulet s’inspire de la préface de
Cosmopolis pour rappeler que Mallarmé aurait souhaité noter hauteur et intensité de la voix
sur les « trois portées1323 » de la page, et que les « ensembles typographiques » constituent
autant « d’indices musicaux fictifs ». Dès lors, on peut filer la métaphore : le poème tiendra
autant de l’art symphonique avec ses « variations sur l’écume », ou ses « variations sur la
vague », que de l’art de la fugue, avec sa concentration de thèmes ; le romain et l’italique
accompagneront des « mouvements » respectivement « lents » et « rapides » ; les petits corps
seront des « pizzicati » destinés à des violons ou à des violoncelles ; la Page du « HASARD »
sera une « coda » avec « accord fondamental », tandis que le « SI » de la Page précédente
résonnera comme un « point d’orgue »1324. En 1947, il enrichira et complétera quelque peu
ces vues, en insistant sur le « contrepoint structural1325 » du poème. Cet « horizon
contrapuntique », d’abord rapproché du modèle des quatre sens de l’Ecriture hérité de
l’exégèse biblique, pertinent à ses yeux pour décrire un poème conçu comme un « palimpseste
à strates multiples », se verra ensuite illustré par les deux modèles esthétiques de la fugue et
de l’ode. Le « motif prépondérant », le « motif secondaire » et le dernier « motif adjacent »
seraient au Coup de dés ce que le « sujet », le « contre-sujet » et la « réponse » sont à la
composition fuguée.

1320
Ibid., p. 143.
1321
Ibid., p. 97.
1322
Ibid., p. 146.
1323
Ibid., p. 154.
1324
Ibid., p. 156-158.
1325
Cl. Roulet, Eléments de poétique mallarméenne d’après le poème « Un coup de dés jamais n’abolira le
hasard », op. cit., p. 101-115.

296
En outre, dans l’essai de 1947, Roulet s’interrogera sur le devenir du vers. Une courte
partie de l’ouvrage s’intéresse en effet à la présence des « figures de la prosodie
classique1326 » dans le Coup de dés. Le critique estime que le poète a « dispersé à travers son
poème les membres de l’ancienne prosodie classique1327 ». Tel Isis rassemblant les membra
disjecta d’Osiris, Roulet recueille quelques vers1328, identifie des rimes, des rejets ou des
allitérations. Mais il précise que si l’on excepte le cas de ces quelques vers repérables,
« le compte des syllabes n’intervient pas1329 ». Ce travail assez approximatif et incomplet sera
repris et approfondi tout récemment, comme nous le verrons plus loin, par Michel Murat.
Enfin, Roulet tient à souligner que Mallarmé associe étroitement le livre dans sa
matérialité au poème dans sa thématique : le mouvement des pages qui se tournent mime celui
des vagues de l’océan ; la pliure contient de l’ombre et du mystère. Il ajoute : « la fiction, qui
suit les mots de proche en proche, s’éploie dans le maniement du texte (…) ainsi, les éléments
matériels du livre et la participation calculée du lecteur illustrent eux-mêmes la fiction1330 ».

d) Critique archéologique
Ainsi, Claude Roulet aura en quelque sorte développé et amplifié à sa manière l’idée
claudélienne déjà rencontrée faisant du Coup de dés un « grand poème typographique et
cosmogonique1331 ». A partir de 1947, dans ses ouvrages ultérieurs, il ne cessera de citer les
lignes de Claudel, dont le témoignage sur le poème de 1897, et plus largement sur le rêve de
l’Œuvre, servira de véritable caution ; Roulet aura donc choisi la médiation de l’auteur des
Cinq grandes odes contre celle de l’auteur de Monsieur Teste, fort peu sollicité dans le cours
de cette exégèse : nous avons vu comment Roulet jugeait l’attitude de Valéry vis-à-vis du
Coup de dés.
On voit alors quel est le point de départ, fort discutable de cette analyse para-claudélienne,
sur lequel va reposer l’ensemble de l’édifice herméneutique : le motif du « coup de dés », qui
ouvre le poème, est d’emblée perçu comme une métaphore cosmique : « la métaphore désigne
le flot des astres1332 ». Roulet, de manière téléologique, projette rétroactivement la dernière
double page sur la première ; téléologie méthodologique et théologie ici ne font qu’un. Le

1326
Ibid., p. 77-83.
1327
Ibid., p. 77.
1328
Il ne relève pas d’alexandrins, mais seulement trois vers : le décasyllabe de la clausule, le « 13 » de la
phrase-titre, et le « 14 » de « la mer par l’aïeul tentant ou l’aïeul contre la mer », ibid., p. 79.
1329
Ibid., p. 83.
1330
Cl. Roulet, Elucidation d’un poème de Stéphane Mallarmé « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard »,
op. cit., p. 159.
1331
Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », Œuvres en prose, op. cit., p. 15.
1332
Cl. Roulet, Traité de poétique supérieure, op. cit., p. 130.

297
critique suisse aura donc placé, entre son esprit lisant et le texte à lire, le « Grand Code » cher
à Northrop Frye, en posant sur le poème, quitte à se contredire1333, quitte à contredire l’œuvre
du poète1334, la grille des catégories et des symboles chrétiens. Notons que Roulet, au cours de
son analyse de 1943, convoque davantage le corps doctrinal du christianisme que le corpus
mallarméen, à une époque, certes, où, pour ce qui est de l’analyse des années de crise par
exemple, le grand chantier de l’édition de la correspondance du poète n’avait pas encore été
lancé ; mais les Poésies, Igitur, et les Divagations étaient disponibles1335. Reste que ce travail
envisageait de manière inédite le Coup de dés dans toutes ses dimensions, forme et contenu
réunis. Il comparait la version de 1897 et celle de 19141336 ; il offrait sous le titre « impression
du Coup de dés1337 », un regard technique, typométrique, concernant les motifs
typographiques et les corps employés1338. Roulet, pour la première fois, proposait une analyse
cherchant à rendre compte de la forme du poème, jusqu’alors assez négligée.
A sa manière, cette somme critique développée sur plusieurs livres, et plusieurs années,
fait de Roulet un alter ego de Cohn : ce dernier, mais avec beaucoup plus d’audience,
proposera à son tour de monumentales variations sur le Coup de dés qui « défient la
description ». Ces deux critiques auront tenté, chacun à leur manière, d’imposer une borne à
l’infini textuel d’un poème de sept cents mots, à travers une Monographie totale de plusieurs
centaines de pages, qui prend finalement les colorations d’une sorte d’encyclopédie
hégélienne, universelle, progressive, absolue.

11. A. Orliac : « drame du Moi » et « désastre irrémédiable » (1948)


Antoine Orliac consacre un chapitre au Coup de dés dans son étude d’ensemble de
l’œuvre du poète, achevée en 1939, et publiée seulement en 19481339. Ce travail a la
particularité d’être une réflexion personnelle confrontée avec le témoignage oral de quelques
Mardistes. Orliac fait part en effet de conversations répétées avec Vielé-Griffin à travers

1333
Rien ne sera dit de la compatibilité entre le Hasard et la Parousie stellaire finale ; Dieu, ici, est un être créé ;
le troisième règne est tantôt celui de l’Esprit, tantôt celui du Hasard ; le « compte total en formation » est à la
fois le Douze du Minuit cosmique, et le sept de la Petite Ourse.
1334
Roulet ne commente pas la clausule « Toute Pensée émet un Coup de Dés » dans la partie intitulée
« Scolies » de son travail, qui s’achève de manière symptomatique ici sur le mot « sacre », et l’idée d’une entrée
glorieuse dans l’Eternité de l’Au-delà (ibid., p. 99).
1335
Cette remarque vise surtout le livre de 1943 ; en 1947, Roulet circulera davantage dans l’œuvre de Mallarmé,
comme a posteriori, pour y trouver une confirmation de sa thèse.
1336
Ibid., p. 176-178.
1337
Ibid., p. 175.
1338
Roulet postule l’existence de 6 corps différents, allant de « 10 » à « 36 », en passant par « 12 », « 16 », « 16-
18 », et « 18-20 ».
1339
A. Orliac, Mallarmé tel qu’en lui-même, Mercure de France, 1948, p. 215-226, et passim.

298
lesquelles il perçut, concernant l’œuvre du Maître, « l’intuition d’une immense tragédie1340 »,
et d’une rencontre avec Régnier, où il fut trop rapidement question du poème :
(…) avec l’espoir d’une opinion autorisée qui vînt corroborer et renforcer quelque certitude
mienne, à l’issue d’une déjà longue conversation, je lui parlai un jour d’Un coup de Dés : « je
trouve dans la tentative de Mallarmé le suprême battement d’aile de l’archange précipité… ».
Henri de Régnier me jeta un long regard soudainement devenu rêveur et, d’un geste lassé,
anxieux d’une réponse peu sûre, sans me répondre, me tendit la main, comme pour esquiver
l’inconnu d’un vaste et angoissant problème…1341

Regrettant l’absence de lumières rayonnant depuis la mémoire des auditeurs de la rue de


Rome, Orliac cherchera en lui-même les moyens d’éclairer ce « mystère mallarméen1342 » qui
trouve son accomplissement dans l’œuvre finale. Il estime avoir le devoir de commenter le
poème puisque selon lui : « on a, vaille que vaille, donné d’Un Coup de Dés n’abolira jamais
le Hasard (sic) des interprétations diverses et peu lucides1343 ». Il s’agit de se confronter à
l’« une des plus curieuses constructions intellectuelles de toutes les littératures1344 ». Cet
hapax poétique ne sera pas cependant considéré comme l’œuvre déviante de quelque fou
littéraire ; refusant d’y voir « la plus désordonnée divagation de l’esprit », le critique
considère que « tout s’ordonne, se construit, se cristallise, semble-t-il, par plans, par
facettes1345 ». Le poème présente une dimension constructive, quasi-cubiste ici.
Son étude, nourrie de références diverses, voire hétéroclites, situe, sans grande nouveauté,
la pensée mallarméenne dans la tradition philosophique de l’idéalisme, de Platon à Schelling,
Fichte et Hegel, en passant par Berkeley, tout en insistant sur l’héritage littéraire de Keats,
souvent convoqué1346. A tout cela s’ajoute le legs de l’occultisme, celui du Livre des Morts,
celui de la mystique, celui de l’Inconscient de Hartmann. Le « château de la pureté » d’Igitur
se voit ainsi rapproché de celui de sainte Thérèse d’Avila, « le même qui transparaît, sans
doute receleur de quelque Graal secret, dans la brume violentée d’un Coup de dés1347 ».
L’auteur d’Igitur, « drame de la pureté1348 », est présenté comme un Louis Lambert des
lettres, « aventurier de l’infini1349 » imprégné d’idéalisme allemand, parti en quête du Moi
absolu : « il pressentait nettement en lui la notion de la divinité du Moi pur, issu du non-Moi

1340
Ibid., p. 216.
1341
Ibid., p. 216-217.
1342
Ibid., p. 216.
1343
Ibid., p. 218.
1344
Ibidem.
1345
Ibid., p. 219.
1346
Mallarmé serait « imbibé de Keats », ibid., p. 17. Orliac fait des rapprochements entre Cynthia et Hérodiade,
l’Ode à Psyché et le Faune.
1347
Ibid., p. 93.
1348
Ibid., p. 88.
1349
Ibid., p. 70.

299
qui contient toutes les possibilités1350 ». Orliac note implicitement ici la révolution
copernicienne accomplie par le siècle de Feuerbach, qui convertit la théologie en
anthropologie. Il poursuit en faisant une très courte allusion au poème de Cosmopolis, perçu
comme une apothéose du génie créateur : « le naufragé d’un Coup de dés pense que l’homme
n’a rien à espérer hors le jeu magnifiquement déployé de ses facultés d’artiste1351 », si bien
que le poème en arrive à « exalter le chant jusqu’à sa suprême virtualité1352 ».
Orliac, mis à part ces quelques remarques, propose comme on l’a dit une lecture plus
développée du Coup de dés, centrée sur le thème du naufrage, et située dans ce moment
épistémique de l’idéalisme absolu :
La totale désintégration du Moi jusqu’à l’Identité, la dégradation du monde visible jusqu’à
n’être plus – expression des idées pures – qu’un système de symboles et de signes soumis aux
lois universelles et racontant l’Absolu, devait fatalement conduire Mallarmé au désastre
irrémédiable où sombre tout orgueil humain (…)
De ce coup d’aile démesuré qui, à travers le Temps et l’Espace, lui donnait le sens de sa
propre divinité, de ce jeu magnifique et prométhéen qui renvoyait, inclus dans le Livre, le
reflet d’un ordre intellectuel à l’ordre immuable du Cosmos, que pouvait-il résulter sinon le
désespoir du grand vaincu ?1353

Si l’on a erré jusqu’alors en matière d’exégèse, c’est qu’on a sous-estimé ou négligé


l’importance d’Igitur : « la clé d’Igitur livre la clé d’Un Coup de Dés. Les deux textes
s’éclairent et se complètent l’un par l’autre ». Ils sont en effet reliés par un « même système
de pensée », et « Un Coup de Dés n’est que l’aboutissement logique de ce drame du Moi
auquel nous sommes invariablement ramenés et déjà amorcé dans Igitur ». Il y aura malgré
tout une distinction à faire entre les deux textes : « Igitur fut la projection essentielle du Moi
dans le Temps, Un Coup de Dés en fut la projection émouvante dans l’Espace1354 ». Orliac
n’en dira pas plus sur ce sujet de la spatialisation du Moi…D’autre part, il estime qu’Igitur est
« issu d’une métaphysique », tandis que le Coup de dés serait « issu d’une cosmogonie1355 »,
sans autres précisions.
Poursuivant son explication, il fait du poème le théâtre de la lutte de l’Homme et de la
Nature, sur fond d’eschatologie :
Il participe à la fois de la Bouteille à la mer de Vigny et du Vaisseau fantôme de Wagner :
l’homme y lutte désespérément et cède à la lourde fatalité. Ce poème ne fait, sur plusieurs
plans, que transposer cette primordiale interrogation de toute angoisse métaphysique : projeté
dans la Création, l’homme peut-il espérer son salut par un coup de hasard ?1356

1350
Ibid., p. 108.
1351
Ibid., p. 108.
1352
Ibidem.
1353
Ibid., p. 215.
1354
Ibid., p. 218.
1355
Ibidem.
1356
Ibid., p. 218-219.

300
L’antagonisme sera traduit en termes dialectiques : « Toujours dans le rêve de Mallarmé
revient en leitmotive le vieux principe cosmogonique de l’Identité ». Puis il précise cette
dialectique des contraires :
Jamais une combinaison quelconque et imprévue de ce qui est ne pourra combler le vide,
hors de toute logique, de ce qui n’est pas ; jamais le Créé ne comblera l’abîme de l’Incréé, du
Néant dans lequel est impliqué le concept de ce hasard initial de la Création nous livrant aux
probabilités.
Le principe de l’Identité de l’Etre et du non-Etre se précise par ailleurs dans le
déroulement intellectuel du poème : « Si c’était le nombre, ce serait le Hasard ».
Cette projection abstraite du tragique humain éclaire sourdement d’une lueur qu’on dirait
engloutie la symbolique horreur du grand naufrage cosmique.
Il résulte de cette tentative désespérée d’exégèse une sorte de malaise intellectuel parce
que l’Harmonie et l’Amour sont exclus1357.

Il propose ensuite un résumé paraphrasé du poème1358 : ouverture wagnérienne sur le


thème du naufrage (« l’ouragan souffle aux oreilles », « cette coque creuse dans le creux de
l’abîme ») ; surgissement du Maître (« comme émergeant du fond des temps »), hanté par le
Nombre (« ultime coup de dés de l’esprit ») qui rêve de victoire sur les éléments (« reployer
la division comme on ramasse les dés après avoir gagné ») mais que sa condition voue à la
défaite (« il ne sera « jamais qu’un cadavre arraché par le bras du Destin à toute vaine
Science ») ; le démon immémorial n’est qu’une « fausse espérance ». Cette vanité de l’homme
précaire, symbolisé par la plume suspendue entre mer et ciel, le place dans un « silence
ironique », qui se résout en vacuité et anéantissement (« le Néant a donc tout enseveli comme
si rien ne s’était passé »). L’exception stellaire est décrite, de manière assez floue, comme
« quelque construction de pensée, inscrite sur un plan supérieur au plan humain – quelque
froide et suprême évaluation du génie qui ordonna selon le nombre (…) autour duquel
s’organisera quelque réalité nouvelle ». Notons cependant ici la thèse d’un dualisme qui
distingue deux ordres de réalité.
Orliac aborde ensuite la question de la genèse et des sources du poème. En dehors de la
Bouteille à la mer et d’Hamlet, ainsi que de Zarathoustra, déjà convoqués par Thibaudet – il
faut noter que le critique ne prend pas en compte la correction de 1926 qui évacuait cette
source en suivant les indications de Valéry – il cite le Shelley de Prométhée délivré1359, le
Kleist de Penthésilée1360, le Hugo de la Fin de Satan (la plume de l’Age déchu flottant sur
l’abîme), mais aussi Pascal et ses deux infinis :

1357
Ibid., p. 219.
1358
Ibid., p. 220-222.
1359
« Aimer et supporter, espérer jusqu’à ce que l’espérance crée de son propre naufrage la chose contemplée, ne
jamais changer, ni faillir ni se repentir, voilà ta gloire ô Titan ! », cité p. 222.
1360
« J’ai mis ma dernière chance dans un coup de dés », cité p. 213.

301
La même angoisse bouleverse Mallarmé mais n’éclate pas du même point de vue : il pense qu’il
sait hélas ! beaucoup trop, puisqu’il peut concevoir sa faiblesse devant le dessein éternel – la
même angoisse certes de l’irrémédiable désastre dans lequel doit vraisemblablement sombrer sa
conscience d’homme ayant cependant porté en lui le reflet de l’universel. Pressentant le jeu
démesuré des forces cosmiques où tout s’engloutit sans espoir, le poète garde la hantise de
l’horreur de ce néant dans lequel il a fait une assez longue descente pour en parler avec
certitude1361.

Retenons la référence faite au Michelet de la Bible de l’Humanité évoquant Isaïe, qui noue le
thème de la tempête à celui du hasard. Voici en effet ce qu’écrivait l’historien romantique :
« Il espère contre l’espérance et plus la tempête augmente, plus il croit que c’est là enfin que
va se trouver le bras de Dieu. Il gémirait d’être sauvé par sa propre prévoyance, le hasard de
la grâce, le salut par un coup de dés »1362. On voit malgré tout qu’Orliac a surdéterminé ce
qu’il estime être une des sources du texte, identifiant le bras non comme celui de l’homme
mais comme celui de Dieu. Quant à l’expression « salut par un coup de hasard » citée plus
haut, elle vient directement, à un mot près, de la plume de Michelet !
Ainsi, il serait assez facile de poser les limites de cette analyse, en fonction de certains
présupposés contemporains : réduction philosophique d’un poème dont la forme singulière
n’est pas commentée1363 ; recherche abusive des sources qui nivelle des textes appartenant à
des socles historiques, imaginaires et épistémologiques fort différents ; permanence diffuse
d’un vocabulaire chrétien (Création, Incréé, dessein éternel) mêlé à des catégories
hégéliennes, ce qui entretient une équivoque très gênante en matière d’orientation
interprétative ; négation d’une éventuelle évolution de la pensée mallarméenne (les années de
crise sont associées hâtivement aux années de conception du Coup de dés). Pour finir, Orliac
donne dans le biographisme et le déterminisme simplificateurs, à la manière d’un Nordau :
« « sans doute l’idée mère de son poème fut-elle longuement bercée par un cerveau fiévreux,
navire à la dérive qui donne de la bande1364 ». Quant à cette « hantise de l’eau, de l’océan
originel » qui transparaîtrait dans le Coup de dés, elle permet d’affirmer que « logiquement,
Mallarmé eût dû périr noyé. Peut-être y avait-il songé… Il s’était souvent longuement
accoudé à Paris sur le pont qui enjambe le fleuve (…)1365 ».

1361
Ibid., p. 224.
1362
Cité p. 223. Orliac évoque à ce propos la lettre de Lefébure à Mallarmé du 30 décembre 1864, dans laquelle
il avait recommandé à son ami la lecture de ce livre.
1363
Une seule remarque sur ce sujet : « le graphisme même du Coup de dés s’y trouve justifié par l’exposé d’une
idéale conception du livre », ibid., p. 51.
1364
Ibid. , p. 225.
1365
Ibid., p. 226.

302
Orliac, malgré cela, a essayé de se confronter à une obscurité ; face à la difficulté, c’est la
culture d’un grand lettré qui s’est vue sollicitée. A la différence de Régnier, qui appartient à
une autre génération, il a déployé sa volonté de savoir.

d) Bilan : le tournant des années 1925-1930

En 1909, dans la notice bio-bibliographique consacrée à Mallarmé de son anthologie,


Georges Wach évoquait le rêve du Livre ; il écrivait alors : « Stéphane Mallarmé, tout en
caressant jusqu’à sa mort le projet d’écrire le chef-d’œuvre rêvé, n’a rien publié, rien écrit, ni
même qu’on sache, rien ébauché qui s’y rapportât ou qui permît de s’en faire une idée1366 ».
Fait particulièrement remarquable pour le sujet qui nous occupe, lors de la réédition de son
livre en 1936, il modifia sensiblement cette affirmation, qui devint :
Stéphane Mallarmé, tout en caressant jusqu’à sa mort le projet d’écrire le chef-d’œuvre rêvé, n’a
rien publié, rien écrit, ni même qu’on sache, - et si l’on excepte, peut-être, le fragment d’Igitur et
le poème du Coup de dés, rien ébauché qui s’y rapportât ou qui permît de s’en faire une idée1367.

Ainsi, à travers cet exemple significatif, on voit qu’en l’espace de trente ans, le Coup de dés
est bel et bien inventé, au sens où il constitue un texte de référence, texte tout à la fois
référencé et référent. Mais comme on vient de le voir, le poème résiste encore à
l’institutionnalisation, en particulier du côté de l’Université, qui n’en fait pas encore un objet
d’étude.
Au regard de ce parcours d’une vingtaine d’années (1910-1930), cette invention première
– le poème cependant ne cesse de s’inventer au fil des lectures successives – nous semble
pouvoir s’expliquer par la convergence d’un faisceau de facteurs. Il y a d’une part, et en
premier lieu, le geste critique d’Albert Thibaudet (1912), étude attendue et largement saluée
dès sa parution, qui met en pleine lumière un texte transmis jusque-là de manière souterraine
et timorée (Mockel, Léautaud, Mauclair, Kahn). Cette impulsion décisive, venue d’abord du
groupe néo-symboliste de La Phalange, rencontre l’adhésion du premier groupe de la NRF,
qui avec Gide et Claudel surtout, secondés par la collaboration du docteur Bonniot, décident
de reprendre le projet Vollard abandonné entre 1898 et 1900, pour éditer le poème en volume
(1914). Cette entreprise critique et philologique stimule la réflexion d’anciennes figures du
symbolisme, anciens Mardistes silencieux sur le compte du Coup de dés à la mort du Maître,
qui en viennent alors à évoquer le poème de manière plus ou moins allusive (Gide, Régnier,
Claudel, Fontainas, Poizat, Mauclair, Dujardin), ou encore personnalités littéraires attentives

1366
G. Walch, « Stéphane Mallarmé », Anthologie des poètes français contemporains (1866-1906), op. cit., p. 5.
1367
G. Walch, « Stéphane Mallarmé », Anthologie des poètes français contemporains (1866-1906), nouvelle
édition, Delagrave, 1936, t. II, p. 13.

303
au « cas Mallarmé » et juges de la vie littéraire de leur temps, qui en viennent aussi à se situer
par rapport à un tel texte (Gourmont, Ghil). Ce premier massif invente à nos yeux le Coup de
dés de manière à en faire un texte référencé. Dans ce cas, le poème, objet du Souvenir ou de la
Spéculation, entre dans un processus d’institutionnalisation. C’est dans cette perspective qu’il
faut situer les prises de position d’un Boschot (1925) ou d’un Royère (1927) pour ce qui est
du versant spéculatif, ou d’un Lichtenberger (1914 et 1928) pour ce qui est du versant
rétrospectif. Instaurant une doxa de la négativité (la folie, la manie, la stérilité, la sénilité, le
désespoir), ces discours, pour l’essentiel, institutionnalisent l’Echec.
Ce premier type de discours rencontre alors un second massif, celui constitué par l’avant-
garde poétique et artistique allant du futurisme au surréalisme, et situé entre 1913 et 1931 ;
cette nouvelle formation discursive invente quant à elle un certain Coup de dés de manière à
en faire un texte-référent. Dans ce cas, le poème, objet de la Citation ou de la Pratique, reste
pris dans un processus de défamiliarisation. Modèle (Severini, Papini, Ozenfant, Tzara,
Cocteau, Breton, Leiris) ou repoussoir (Marinetti, Marcello-Fabri), le Coup de dés est perçu
comme la source d’une poésie moderniste, qui transgresse les normes syntaxiques, métriques
et typographiques. L’avant-garde, à l’inverse de la première formation discursive, retourne
l’axiologie du Coup de dés, et place le poème dans une logique de l’innovation, de sorte
qu’elle en arrive à véhiculer une contre-doxa, doxa de la positivité (la promesse, le germe, la
trouvaille, le précurseur). Fait capital, la constitution d’une telle généalogie contribue
fortement à doter le Coup de dés d’un cadre d’intelligibilité inédit, ce qui va permettre, une
fois l’avant-garde elle-même institutionnalisée, nous y reviendrons, d’ouvrir une nouvelle
époque dans l’histoire de cette institutionnalisation graduelle du Coup de dés, celle des
exégèses .
Mais, au vu de nos recherches, ce second massif constitue moins une formation discursive
proprement dite (les allusions directes sont extrêmement rares) qu’une reprise formelle (le
Coup de dés, s’il est connu, stimule la création), qui échappe alors au relevé objectif. De ce
côté de l’invention, on ne spécule pas sur le Coup de dés, mais on en pratique la forme. Dans
ces conditions, tout poème un tant soit peu spatialisé et publié à partir du futurisme peut être
dit tributaire de l’essai mallarméen, ce qui peut conduire à la confusion la plus extrême…
Autre question délicate : qui du Coup de dés ou de l’avant-garde1368 invente l’autre ? Comme
on l’a dit plus haut, il semble qu’il faille ici dialectiser les rapports entre ces expériences, en
substituant à la catégorie positiviste de « l’influence », celle, archéologique, de « pratique

1368
Il s’agit bien évidemment ici d’un raccourci d’expression, qui ne vise en réalité qu’un aspect des avant-
gardes, à savoir les recherches portant sur la spatialisation du poème.

304
discursive », qui postule entre les œuvres non pas des rapports de causalité – cette question est
laissée de côté, mais des relations de fonctionnalité : il existe un usage du Coup de dés par les
avant-garde qui lui donne une réalité nouvelle. C’est la raison pour laquelle nous défendons
ici la thèse d’une dimension non pas « pré-moderniste », mais post-moderniste du poème de
1897-1914, dont le statut, du point de vue de l’archéologie, doit être envisagé selon une sorte
de contre-généalogie, ou de généalogie à rebours. Les œuvres des avant-gardes historiques,
composées par des auteurs très silencieux sur le compte du Coup de dés, paraissent
« inventer » le texte mallarméen autant, voire davantage, qu’elles ne sont « inventées » par
lui. Reste la difficulté d’une éventuelle volonté d’occultation, ce qui complique la situation.
Il y a cependant un auteur et un moment de cette réception qu’il nous reste à évoquer, et
qui nous semble exister au carrefour de ces deux grandes formations discursives : Paul Valéry
intervenant en 1920 dans le débat suscité par le projet controversé d’« Art et Action ». Cet
autre « contemporain capital », poète plébiscité en 1921, Chevalier de la Légion d’Honneur en
1923, Académicien en 1925, conférencier prisé, commentateur régulier du Coup de dés à
partir de 1920, est sans doute l’un des artisans majeurs de la redécouverte du poème, qu’il
contribue largement à institutionnaliser, en fournissant une sorte de vulgate critique forte, qui
sera maintes fois citée avec le statut d’un discours d’autorité. Rappelons ici que l’auteur de la
Jeune Parque évoque le Coup de dés à de multiples reprises dans un intervalle de temps très
bref : il y a les textes de 1920 et de 1923, publiés en revue, puis recueillis en 1924 dans
Fragments sur Mallarmé ; à cela s’ajoute la conférence de 1927, mise sous presse en 1928.
Mais, soulignons-le, ce mouvement se fait à partir d’une initiative venue de l’avant-garde, qui
associe le poème mallarméen aux recherches « simultanéistes » de l’époque.
Ainsi, au regard de cette appropriation valéryenne du Coup de dés, il faut impérativement
corriger le schéma de Thibaudet, qui nous semble par trop simplifier la situation. Comme
nous l’avons déjà signalé plus haut, le critique de la NRF, qui médite sur la permanence du
symbolisme dans les rangs de la génération poétique de 1914, pointe une double tradition de
l’œuvre du poète : « Mallarmé par Valéry d’une part, par les tenants du Coup de dés d’autre
part1369 ». Valéry est bel et bien « un tenant du Coup de dés », mais il l’est d’une manière qui
lui est propre. Poète qui « ne touche pas au vers », il spécule certes sur un texte qui ne donne
pas lieu chez lui à une reprise formelle, ce qui le rattache à notre premier massif. Mais il s’en
détache aussi. En effet, loin de crier au naufrage final du Maître de la rue de Rome, il
contribue certes à institutionnaliser le poème, mais sans le tirer vers la Négativité repérée

1369
A. Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, op. cit., p. 554.

305
majoritairement dans notre première formation discursive, ce qui le rapproche des poètes
modernistes. Cependant, l’auteur de Monsieur Teste n’y voit pas ce qu’y verront les poètes du
Subconscient. Au lieu d’y trouver la mise en œuvre d’une anti-syntaxe, Valéry décèle dans
cette « machine de langage » une sorte d’archi-syntaxe, opérant le dévoilement des structures
profondes qui forment le soubassement de la poésie.
Au total, entre 1912 et 1931, l’invention du Coup de dés passe par trois
voies convergentes mais bien distinctes : l’institutionnalisation d’une négativité (le poème de
l’échec), la reprise formelle moderniste (le poème de la syntaxe libre), et
l’institutionnalisation d’une positivité (le poème du langage).
Toujours est-il qu’à partir de la fin du milieu des années 1920, aux yeux des auteurs
documentés, la mention du Coup de dés s’impose : il fait partie des œuvres complètes du
poète, et son existence nourrit la création comme la critique. Il en arrive même, chez certains
commentateurs, à éclipser d’autres textes. En 1924, Dujardin estime que le Coup de dés
constitue l’œuvre « sans doute la plus importante1370 » de Mallarmé. C’est à cette époque
encore que l’on commença à désigner le poème comme un texte célèbre. Valéry, en 1927,
dans sa conférence des Annales revient sur le « fameux Coup de dés1371 » ; André
Lichtenberger évoque en 1928, comme on l’a rappelé plus haut, ses souvenirs concernant la
gestation de ce « fameux poème intitulé Un coup de dé (sic)1372 ». Il est question avec Alfred
Poizat en 1930 du « fameux « Coup de dé (sic) »1373 », avec Mauclair en 1931 du « fameux
Coup de dés1374 », avec Henri Fabureau du « fameux Un coup de dés jamais n’abolira le
hasard1375 », ou encore avec Déborah Aish du « célèbre Coup de dés, son dernier poème1376 ».
On commence à souligner l’abondance des commentaires dont il fait l’objet ; ainsi, Aristide
Marie peut noter en 1936 : « les gloses se confondent à déchiffrer une telle énigme1377 ». En
effet, comme nous l’avons vu, le début des années 1930 a vu naître les premières tentatives
d’exégèse qui vinrent prolonger le chapitre pionnier de Thibaudet.
Dès lors, c’est une autre période de cette histoire qui s’ouvre : le Coup de dés, « inventé »,
n’a plus qu’à être « ré-inventé ».

1370
E. Dujardin, « Une œuvre inédite de Mallarmé », Comoedia, 12 février 1924.
1371
Valéry, « Souvenirs littéraires », Œuvres, op. cit., t. I, p. 780.
1372
A. Lichtenberger, « L’effort vers le néant », art. cit.
1373
A. Poizat, Du Classicisme au symbolisme, op. cit., p. 201.
1374
C. Mauclair, Mallarmé chez lui, op. cit., p. 97.
1375
H. Fabureau, Stéphane Mallarmé, La Nouvelle Critique, 1933, p. 51.
1376
D. Aish, La Métaphore dans l’œuvre de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 24.
1377
A Marie, « Valvins et Stéphane Mallarmé », La Forêt symboliste, op. cit., p. 41.

306
307
II. La seconde institutionnalisation : le temps de l’interprétation
(1945-2007)

A) L’horizon du symbolisme : S. Johansen et S. Bernard

Nous réunissons ici deux analyses littéraires du Coup de dés, de type universitaire,
publiées entre 1945 et 1959. Ces commentaires, qui ont pris place tous deux dans des travaux
qui ne furent pas des monographies dédiées au poème, abordent le texte à travers une méthode
spécifique – para-structuralisme, philologie – en fonction d’un projet plus large : description
de l’esthétique symboliste chez Svend Johansen, étude du poème en prose, analyse des liens
entre poésie et musique à l’époque du wagnérisme chez Suzanne Bernard. S’il nous semble
opportun et significatif de grouper ces deux lectures, c’est qu’elles font toutes les deux du
Coup de dés un texte de 1897, et non de 1914 : ce n’est pas l’horizon des avant-gardes
historiques qui guide ces travaux, mais celui du symbolisme.

1) S. Johansen : une lecture para-structuraliste (1945)

Dans son livre publié à Copenhague en 1945, traduit en français seulement en 1972,
l’universitaire danois Svend Johansen propose un chapitre assez développé consacré au Coup
de dés1378, injustement méconnu, qui constitue à nos yeux le premier véritable travail
d’exégèse de type universitaire appliqué au Coup de dés. A l’époque où il rédige ce texte,
comme il l’indique, il n’a pas pu prendre connaissance du livre de Claude Roulet, tout
récemment paru ; mais il lui consacrera la même année un article de recension1379 dans lequel
il reprendra la majeure partie de son propos livré dans l’essai relatif à l’esthétique symboliste,
et au Coup de dés en particulier, qui incarne à ses yeux le « poème symboliste le plus
typique1380 ». Il sera principalement redevable à Kurt Wais, dont les analyses de 1938 vont
innerver son propre commentaire pour ce qui est du contenu et de la logique générale du texte.
Mais Johansen a choisi d’explorer un chemin jusqu’à lui peu frayé, puisque cette œuvre, écrit-
il, « n’a pas encore fait l’objet d’un examen stylistique et esthétique », et qu’elle constitue
pour l’interprète un « terrain à peu près inexploré1381 ». Le critique danois construit alors son

1378
S. Johansen, Le Symbolisme, op. cit., p. 309-363.
1379
S. Johansen, « Le problème d’Un Coup de dés », art. cit., p. 282-313.
1380
S. Johansen, Le Symbolisme, op. cit., p. 309.
1381
Ibidem.

308
analyse autour de deux axes majeurs : le « développement des symboles » d’une part, et
« l’esthétique de la typographie » d’autre part, formule inspirée de Thibaudet1382.

a) Le « développement des symboles » : « l’opposition entre la mer et le ciel »

Johansen choisit d’adopter une méthode d’analyse immanente, fondée « uniquement sur
les symboles1383 ». Il est un des premiers à insister sur la dimension virtuelle du drame, tout en
reprenant l’idée désormais convenue de la nature anti-discursive de la poésie mallarméenne :
« Ce poème tend ainsi à la poésie pure avec toute son autonomie anti-oratoire qui se meut en
hypothèses possibles et potentielles1384 », ajoutant qu’aussi bien « « la voile que le navire
n’existent qu’à l’état hypothétique1385 ». Il note aussi le caractère impressionniste, au sens
pictural du terme, de ce poème, rapproché des peintures d’Elstir, qui parvient à fondre les
« choses en les développant les unes des autres, mais sans jamais qu’elles se dégagent
entièrement de leur relation avec le point de départ1386 », le tout formant une suite de
« métamorphoses intérieures1387 », ou une « chaîne de déductions1388 », formant une « unité
ininterrompue1389 ». Johansen entend démontrer comment la formule de la préface de
Cosmopolis – « tout se passe, par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit » – se trouve mise
en pratique dans un poème dont le seul « point de départ réel1390 » est la mer agitée, pur décor
vide. Il précise que cette virtualisation va de pair avec une dé-chronologisation, ainsi qu’une
tendance à la simultanéité : « d’ailleurs, le temps n’existe pas dans ce poème. Tous les
événements antérieurs sont supposés avoir eu lieu en même temps : tandis que le Maître
hésitant tend la main au-dessus de l’abîme, la plume apparaît1391 ».
Johansen reprochera ainsi à Wais, comme à Thibaudet, de commenter le texte en oubliant
cette dimension hypothétique, inséparable du traitement analogique des motifs, et d’un
enchaînement fondé sur « l’association par ressemblance ». Le navire, comme le Maître,
n’ont jamais que des « tendances à l’existence » : ils n’apparaissent que « sous forme
d’hypothèse1392 ». Métaphore et métonymie servent de grand moteur : les vagues déchaînées

1382
On se souvient que le critique de la NRF évoquait à propos du poème de 1897 la mise en place d’une
« esthétique typographique de la page », La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 387.
1383
S. Johansen, Le Symbolisme, op. cit., p. 318.
1384
Ibid., p. 311.
1385
Ibid., p. 314.
1386
Ibid., p. 322.
1387
Ibid., p. 313.
1388
Ibid., p. 323.
1389
Ibid., p. 311.
1390
Ibid., p. 318.
1391
Ibid., p. 322.
1392
Ibid., p. 312-313.

309
font naître l’image de l’aile, puis de la voile, le creux de la mer engendrant le bâtiment, qui à
son tour implique un homme qui tient la barre ; l’écume en suspension devient plume, tandis
que l’écume située à la crête des vagues déferlantes évoque une dentition découverte par un
rire, et que la courbure de la vague peut faire penser aux courbes d’une silhouette de sirène
etc. Tout, dans ce poème, à suivre cette analyse, acquiert une dimension spectrale, comme si
les figures du drames n’étaient jamais, avant tout, et en dernier ressort, que des figures de
style : vaisseau-fantôme, oiseau-fantôme, sirène-fantôme… Johansen conclut sur ce point :
« l’absence montre de nouveau ici sa position fondamentale1393 ».
Ainsi, le critique danois envisage le poème comme un entrelacement de séries
thématiques, et de série symboliques. Il y a le thème des ancêtres et le thème du naufrage,
« deux séries dont le conflit forme le drame du poème1394 », auxquels s’ajoute le thème du
nombre ; il y aussi le symbole de la mer, dont dérive celui de l’aile, celui de la voile et du
navire, comme celui de la plume. Johansen estime que la mer, tout à la fois « symbole du
hasard » et « siège de la tendance à l’absolu1395 », constitue la « source des symboles1396 » du
poème. Si l’on insiste ici sur le caractère hypothétique du drame, c’est justement parce que
l’océan peut être défini comme une matrice symbolique, lieu générant ses figures. Mais le
texte offre aussi la présence du symbole du ciel et des étoiles. Dès lors, le Coup de dés repose
sur une structuration duelle et polarisée, qui oppose la série Mer-Ancêtres, associée à un
Absolu humain, à la série Nombre-Ciel-Etoiles, rattachée à un Absolu pur. Quant au Maître, il
constitue exactement le point de rencontre dramatique entre ces deux séries : en tant
qu’héritier, il relève de la première ; en tant que Maître destiné à accomplir un acte absolu, il
s’inscrit dans la seconde.
Pour le reste, le critique danois suit de très près son homologue allemand. Le Maître,
« enfanté dans un naufrage1397 », distingué de « l’aïeul », a été « conçu par l’ancêtre et la
mer1398 » ; comme chez Wais, l’acte absolu à accomplir, symbolisé par la plume – signe
envoyé par la famille, et signal que « l’acte doit avoir lieu à présent1399 » – entraîne le rire, la
révolte intériorisée, et l’intervention punitive de la mer, personnifiée par la sirène, qui vise à
« effacer le souvenir de cette action qui n’a pas été accomplie1400 » :

1393
Ibid., p. 315.
1394
Ibid., p. 312.
1395
Ibid., p. 330.
1396
Ibid., p. 329.
1397
Ibid., p. 312.
1398
Ibid., p. 320.
1399
Ibid., p. 321.
1400
Ibid., p. 331.

310
Les ancêtres ont surgi parce que la décision que trahit le rire silencieux du Maître signifie qu’il
ne veut pas faire l’action qui doit le délivrer du « hasard » et c’est dans sa fureur que la sirène
jette dans la mer le rocher sur lequel se trouve le Maître1401.

Le critique voit dans cet acte une nouvelle expression de cette esthétique mallarméenne de la
suggestion, fondée sur l’absence-présence : le rocher « n’est nommé que pour être anéanti
immédiatement ensuite – d’après le mouvement typique connu1402 ». Mais la fin du texte
réalise le « coup de dés », annoncé, comme le précise Johansen, avec la formule « issu
stellaire » de la page 9, en le transposant sur un autre plan ; ce qui n’aura pas eu lieu sur la
mer aura lieu dans le ciel :
Maintenant, c’est le coup de dés pur reposant sur lui-même et n’ayant pas de but pratique (…)
reliant la dernière page à la première sur laquelle le coup de dés aussi est pur et catégorique et
ce coup de dés n’est pas un échec (…). Ecrite en lettres de feux dans le ciel, on a maintenant la
preuve irréfutable que le « hasard » peut être surmonté, que l’absolu a une existence autonome
mais sans but extérieur et la conclusion vient, claire et logique : « Toute Pensée émet un Coup
de Dés »1403.

Johansen en déduit que le texte consacre la « victoire » de la « série céleste1404 » sur la série
maritime : « dans son autonomie pure, le vainqueur subsiste, le ciel marqué du nombre des
étoiles1405 ». Désormais, « seul le ciel subsiste » : le poème a effacé tous les thèmes et
symboles antérieurs, à l’exception de celui du nombre : mer, navire et naufrage, Maître.
Quant à la pureté de ce coup de dés stellaire, le critique danois en voit une confirmation dans
l’abandon des « anciens calculs » de la Page 4, dont on retrouverait un écho à la fin du texte
dans l’expression « hors l’intérêt / quant à lui signalé » : le nombre inscrit à la surface du ciel
se trouverait « délivré de ses attaches avec les calculs des ancêtres qui l’ont alourdi ». Ce qui
a lieu dans le ciel ne ferait que préciser l’éloignement du Maître lui-même vis-à-vis du
« nombre pratique des calculs des ancêtres », aliéné à un « but extérieur », et « décidé par le
hasard1406 ». En outre, la logique du lieu, résumée dans le « rien n’aura eu lieu que le lieu »,
cédera la place à celle de l’ailleurs radical, hors-lieu ou non-lieu : « aussi loin qu’un endroit
fusionne avec au delà ». Au coup de dés pratique, visé par les ancêtres, aura succédé un coup
de dés pur, qui est à lui-même sa propre finalité, comme l’œuvre d’art kantienne. En outre, le
critique danois met en relation la disparition du Maître et l’apparition du coup de dés stellaire,
sans pour autant parler de sacrifice comme Wais l’avait fait. Celui qui se trouvait à
l’intersection des deux séries symboliques, être fondamentalement « ambigu », incarnait la

1401
Ibid., p. 325.
1402
Ibidem.
1403
Ibid., p. 332.
1404
Ibidem.
1405
Ibidem.
1406
Ibid., p. 332.

311
tension dramatique ; il s’évanouit, « et avec lui le conflit dramatique ». L’antagonisme se
résout en unité et arrêt du mouvement, « sacre », grâce au simple « développement intérieur
des images1407 ». Le drame n’aura été qu’un « pur et autonome conflit d’images1408 ». Le
texte, dans sa circularité virtuelle, donne l’impression d’être une « boule dont tous les
mouvements ont lieu à l’intérieur ». Dès lors, une conclusion toute naturelle s’impose : « ce
poème, apparemment si compliqué, est en fait un miracle de simplicité1409 ».

b) « L’esthétique de la typographie »
Johansen, à la différence d’un Thibaudet par exemple, insiste sur la nécessité de distinguer
l’édition de 1897 de celle donnée en 1914, conforme, écrit-il, « aux propres indications de
Mallarmé1410 ». L’idée générale qui va guider son analyse est la suivante : la forme du poème
présente un caractère systématique : il s’agit d’étudier le « système sévère qui domine le Coup
de dés1411 ». Le critique dégage alors plusieurs principes organisateurs.
Tout d’abord, il estime que le poème offre une « distribution typographique dominante »
présentant une « forme en aile », liée au « placement oblique des phrases », avec un « bras »
en haut à gauche, et un « poids » en bas à droite. Il ressort de cette thèse que la recherche
iconique, mimétique, d’un ou plusieurs objet(s) reproduit(s) sur la page devient illusoire et
vaine : il est « superflu de traiter des éléments imitant la typographie ». Pour Johansen, qui ne
manquera pas de reprocher à Roulet ce type de démarche, le poème mallarméen n’a rien de
calligrammatique : « si Mallarmé n’avait rien voulu d’autre par la typographie du Coup de
dés que d’illustrer le contenu de chaque page, il semble que les mots auraient pu sans
difficulté être placés de manière à ce que cela apparaisse plus nettement ». Il ajoute,
catégorique, le « système typographique n’est pas de nature imitatrice1412 ».
En outre, le critique danois pense que les images sont toujours obscurément amorcées
dans le « bras », et clairement précisées dans le « poids »1413. Par ailleurs, il croit discerner
dans la verticalité de la page une polarisation de type kantien entre le transcendantal d’un côté
(en haut de la double page) et l’empirique de l’autre (en bas de la page). Le Coup de dés
présenterait, sur certaines de ces doubles pages, des catégories situées en hauteur (le « ciel »,

1407
Ibidem.
1408
Ibid., p. 333.
1409
Ibid., p. 335.
1410
Ibid., p. 309.
1411
Ibid., p. 336.
1412
S. Johansen, « Le problème d’Un Coup de dés », art. cit., p. 294.
1413
« La distribution typographique de ces images est la même à travers tout le poème : les signes précurseurs,
qui sont encore assez peu tangibles, se trouvent toujours dans le bras, l’image claire, développées, dans le
poids », S. Johansen, Le Symbolisme, op. cit., p. 339.

312
la « mer », « peut-être le Maître »1414…), pensées comme des potentialités thématiques, ou
des conditions de possibilité des images développées en contrebas du texte spatialisé. Le
blanc sera la possibilité de catégories non réalisées. Ainsi, la position d’un mot en bas de la
page signalera le développement maximal d’une image : « le dynamisme n’est jamais épuisé
lorsque le poids n’arrive pas au bas de la page1415 ». Quant à l’usage de l’italique, expression
de la « tension du conflit dramatique1416 », Johansen l’associe au symbole de la plume, qui
apparaît et disparaît avec ce type de caractère.

c) Critique archéologique

Au final, Johansen livre une analyse du Coup de dés fondée sur une lecture attentive des
images du poème, dont la principale originalité consiste à souligner la dimension virtuelle du
drame, reposant sur un développement purement immanent. Il faudrait justement rappeler ici
que ce chapitre vient clore un ouvrage consacré au style des poètes symbolistes. Or, le critique
envisage le symbolisme comme une « synthèse1417 » du romantisme et du Parnasse, réunissant
idéalisme métaphysique d’un côté et volontarisme esthétique de l’autre ; à ses yeux, l’unité
majeure de ce courant tient dans la « conscience du style1418 » propre à chacun de ces
écrivains, dont le modèle reste Mallarmé. Johansen commencera ainsi par contrecarrer une
certaine vision de la poésie mallarméenne insistant trop, depuis Thibaudet, qui en porte « la
plus lourde responsabilité1419 », sur sa nature réflexive. La conscience des moyens de la
création, propre au symbolisme, et à l’auteur d’Hérodiade en particulier, ne doit pas être
confondue avec la réflexion de la poésie dans le poème : « le mythe s’est aussi répandu que
Mallarmé n’aurait écrit que sur la nature de la poésie ». Le critique danois se réclame toujours
de Wais, qui a « récemment réfuté cette thèse dans son excellent ouvrage sur Mallarmé1420 ».
La poésie mallarméenne aura alors pour sujet principal « l’individu Mallarmé luttant pour
l’idéalisme le plus pur1421 ». Dans le Coup de dés, cette idée sera symbolisée par la
constellation finale : « l’image stellaire luit au-dessus du poème (sic) comme le signe de

1414
Mais les « ancêtres » ne forment pas une « catégorie » parce que leur « idée » et leur « nature » ne sont « pas
assez pures pour former une « catégorie », puisque trop liés au hasard, ibid., p. 350.
1415
Ibid., p. 342.
1416
Ibid., p. 355.
1417
Ibid., p. 20.
1418
Ibidem.
1419
Ibid., p. 16.
1420
Ibidem. L. Lehnen, dans sa thèse précédemment citée (Mallarmé et Stefan George, op. cit.), lecteur de Wais,
ne fera donc, pour construire son « autre Mallarmé », que poursuivre cette tradition, en la précisant, et en visant
les exégèses ultérieures qui continuent selon lui, mutatis mutandis, la voie initiée par le critique de la NRF.
1421
Ibid., p. 17.

313
l’existence autonome de l’absolu1422 ». Mais il faut préciser que le critique danois, comme
Thibaudet, comme Roulet après lui, ne dit pratiquement rien de la clausule du poème « Toute
Pensée émet un Coup de Dés ». La circularité qu’il cherche pourtant à mettre en évidence1423,
uniquement lue en fonction de l’esthétique de la « poésie pure », laisse de côté cet effet
indéniable de bouclage du texte, que l’on peut aussi mettre en rapport avec la question de la
contingence. Ainsi, c’est au prix de ce qui nous semble une certaine torsion, que le motif
initial du « coup de dés », qui ouvre la Page 1, se trouve associé au symbole du ciel ; telle est
la symétrie thématique que Johansen établit, non sans forçage téléologique :
Ciel-mer-maître-ancêtres-conflit-ancêtre-maître-mer-ciel1424
De fait, ce n’est qu’en fonction de ce qu’il sait de la fin du poème que Johansen peut voir dans
les premiers mots du texte (« UN COUP DE DÉS »), une image du ciel. Dès lors, on a le
sentiment que c’est la croyance, héritée de Wais, en l’existence chez Mallarmé, poète
idéaliste pur, d’un absolu autonome, donc transcendant, qui détermine et oriente cette
construction du sens. Pour le critique danois, le Coup de dés ne peut que s’achever sur l’idée
d’un sacre et d’une verticalité stellaire.
Par ailleurs, c’est bien cet horizon stylistique, en partie tributaire des débats récents, à
cette date, sur la « poésie pure », identifié ici au projet esthétique du symbolisme, qui va sans
doute permettre à Johansen d’être sensible à cette dimension virtualisante et circulaire du
poème. Après avoir défini la « poésie pure » comme une forme de poésie anti-discursive et
anti-narrative fondée sur le symbole et la suggestion, il en analyse les manifestations chez
Mallarmé, Rimbaud ou Valéry. Johansen propose dans ce livre une typologie de l’image
littéraire, en partie inspirée de certaines analyses du Mallarmé de Thibaudet, insistant sur sa
nature cinétique ou « kinesthésique1425 ». Il lui reprend en particulier, pour le préciser, le
concept d’« image motrice1426 ». Le critique danois introduit ainsi la notion d’« image à
métamorphoses1427 », dont il trouve les meilleurs exemples chez Mallarmé. Notons que cette
idée tient en partie du lieu commun critique à cette date. Rietmann, dans Vision et mouvement
chez Stéphane Mallarmé, essai paru en 1932, s’inspirant de Thibaudet et de Bergson,
soutenait que chez le poète « signifiant et signifié s’unissent dans une synthèse

1422
Ibid., p. 355.
1423
« On peut faire des symboles une série symétrique », ibid., p. 334.
1424
Ibidem.
1425
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 179.
1426
« Si maintenant, éclairés par ces indications, nous cherchons le trait commun des images mallarméennes, il
nous apparaîtra un mouvement. Ce qui domine chez Mallarmé, ce ne sont ni les images actives, ni visuelles, ni
tactiles, mais les images motrices (…) », ibid., p. 177.
1427
S. Johansen, Le Symbolisme, op. cit., p. 186, et passim.

314
dynamique1428 ». A côté des images « d’ordre visuel », on rencontre des « images d’ordre
dynamique ». De fait, le paradigme cinématographique, ou bien, ce qui revient en partie au
même ici, la modélisation bergsonienne de la durée, a fait son chemin. Rietmann estime que
Mallarmé « pense par FILMS » : l’image, dans sa poésie, se trouve « appelée en avant à la
manière d’un train, qui sur l’écran s’avance vers nous, grossit, emplit toute la toile, et
disparaît comme il est venu1429 ». Ce ne sont plus les ambitions wagnériennes, mais les essais
des frères Lumière qui dessinent l’horizon de lecture de cette esthétique : en suivant les
analyses de Johansen, pourquoi ne pas effectivement dire qu’il y a de l’image-mouvement
dans le Coup de dés ? Nous retrouverons plus loin cette mise en rapport du poème et du
cinématographe au moment de notre panorama de l’état présent de la critique.
Puis vient le chapitre terminal de cette étude sur l’écriture symboliste, point d’orgue, qui
voit dans le Coup de dés la grande œuvre paradigmatique de cette esthétique – comme l’avait
déjà formulé Camille Soula en 1931 : « le poème, dans sa parfaite unité, nous place face à
face, si j’ose dire, avec l’idéal réalisé de la poésie pure1430 ». Ainsi le poème de 1897 est ce
texte par excellence qui n’accorde pas « la moindre place aux éléments étrangers » ; dans sa
parfaite autonomie esthétique, cette belle totalité close ne se développe qu’en elle-même,
riche d’une « vie organique et naturelle1431 ». Si le Coup de dés, purifié, « évite le récit », c’est
qu’il a substitué une cinétique de l’image à une logique de l’action.
Si cette analyse soulignant la composition analogique d’un texte fondé entièrement sur
une succession d’« images à métamorphoses » nous paraît fort peu contestable, on peut
toutefois en montrer quelques limites. Il n’est peut-être pas fortuit ici de constater que
l’insistance sur la dimension « pure » de cette œuvre laisse entièrement dans l’ombre deux
aspects qui pourraient en démentir le bien-fondé. Le purisme esthétique, comme
l’organicisme structurel, sont incompatibles avec l’hétérogénéité, proprement impure. Or, le
poème fait varier les formes typographiques d’une part, en jouant sur la taille des caractères ;
d’autre part, en accord avec le projet de fondation d’un genre nouveau, celui du poème de
l’intellect, il introduit aussi au cœur du matériau poétique des éléments plus prosaïques –
pensons seulement à une formule comme « quand bien même » – inséparables de l’orientation
quelque peu démonstrative ou logique du texte, qui vise la « preuve ». C’est peut-être ce cadre
d’analyse tributaire du purisme esthétique qui explique le silence de Johansen sur ces deux

1428
Ch. E. Rietmann, Vision et mouvement chez Stéphane Mallarmé, Les Presses Modernes, 1932, p. XXI. Ce
livre, s’il convoque très brièvement quelques formules du Coup de dés à titre d’exemple, à la différence de ce qui
a lieu chez Johansen, n’utilise pas ces catégories pour donner un commentaire du poème de 1897.
1429
Ibid., p. 29.
1430
S. Johansen, Le Symbolisme, op. cit., p. 362.
1431
Ibid., p. 361-362.

315
aspects. Il semble assez curieux que celui qui a choisi d’aborder « l’esthétique de la
typographie » sur plusieurs pages ne dise strictement rien des « motifs », ni de leur
organisation contrapuntique ; seule la distinction romain / italique sera rapidement
commentée. Mais il est vrai que le livre tout entier a choisi d’aborder le symbolisme sous
l’angle de l’image1432 ; le modèle musical aura été écarté, et le Coup de dés sera comme perçu
à travers cette phrase d’Albert Samain, citée en épigraphe dans un autre chapitre, que
Mallarmé n’aurait sans doute pas désavouée d’ailleurs : « Pour les esprits imaginatifs, c’est-à-
dire doués de la faculté de l’image, penser, c’est voir1433 ».
De fait, la partie concernant le « système typographique » de cette interprétation, par
ailleurs éclairante et neuve, nous semble la moins convaincante. Nous préciserons cela dans
notre partie consacrée aux conflits interprétatifs. Johansen avoue presque lui-même les limites
de sa lecture lorsqu’il multiplie les phrases attestant que pour certaines pages le « système
s’adapte difficilement1434 ». La double page des « Fiançailles », à ses yeux dépourvue
d’images, proposition qui semble déjà assez difficile à tenir, lui paraît « la plus faible du
poème1435 », sous prétexte qu’elle ne présente pas cette « forme en aile »… Notons
incidemment que Johansen, avec son idée d’un système du Coup de dés, inaugure une certaine
tradition critique, dont on trouvera des échos, légitimés par d’autres arguments, chez Robert
Cohn, ou bien chez Mitsou Ronat et le groupe Change, avec de tout autres présupposés
épistémologiques.
Ajoutons enfin, pour ce qui est du contenu du poème, que cette lecture de Johansen fait
état d’un conflit d’interprétation assez important relatif au statut du Maître. Suivant la lecture
de Wais sur ce point encore, le critique danois reproche à Thibaudet, comme à Roulet, de
scinder le personnage inutilement. Il en vient à débattre sur l’analyse du passage de la
quatrième double page : « un envahit le chef / coule en barbe soumise1436 ». Conformément à
sa lecture virtualisante du poème, Johansen estime que le Maître n’est un vieillard que par la
fiction de la mer écumante : les cheveux blancs de cet homme « chenu1437 » sont « posés par
la vague1438 ». A ce niveau du texte, Mallarmé ne suggérerait donc pas la noyade du Maître
comme le pensent Thibaudet et Roulet, mais sa proximité symbolique avec l’océan ; par le

1432
Johansen n’a jamais cherché à épuiser le texte avec son analyse, dont il reconnaît à la fois l’orientation
spécifique (« but essentiellement différent de celui des autres interprétations »), et les limites (« elle n’est pas
non plus complète »), « Le problème d’Un Coup de dés », art. cit., p. 284.
1433
S. Johansen, Le Symbolisme, op. cit., p. 179.
1434
Ibid., p. 347.
1435
Ibidem.
1436
OC, t. I, p. 372-373.
1437
Ibid., p. 372.
1438
S. Johansen, Le Symbolisme, op. cit., p. 317.

316
biais de ce « flot » d’écume, « le Maître prendrait ici directement en lui-même quelque chose
de la nature de la mer », ce qui confirmerait qu’il est bien un « descendant de la mer et des
ancêtres ». Dans ces conditions, le héros n’aurait pas vraiment d’âge ; il ne serait pas englouti
à ce niveau du texte pour être ensuite réincarné ; et le drame resterait un drame à un seul
actant, thèse qui éviterait d’opérer, comme Thibaudet, un « dédoublement très artificiel de [l]a
personne1439 » du Maître. Johansen partage en effet l’avis du critique allemand sur ce
« passage vital pour l’interprétation de la fable du poème » : « suivant la conception de Wais,
le poème ne comporte qu’un seul personnage, le Maître, qui n’est englouti qu’à la page
81440 ». Comme nous l’avons déjà esquissé supra lors de notre trop rapide présentation du
Coup de dés de Wais, nous sommes là au cœur d’un débat critique qui aura des
prolongements plus près de nous.
Enfin, ce travail de Johansen, appuyé sur une conscience méthodologique certaine – « on
doit choisir ses méthodes avec beaucoup de soin1441 » –, longuement justifiée1442, peut
sembler, de l’aveu même de son auteur, très simple et très évident du point de vue de la
conclusion à laquelle il parvient : une opposition entre la mer et le ciel. Le critique danois
concède qu’il s’agit sans doute d’une « formule qui ne dit rien1443 ». Mais l’intérêt de ce
travail, qui procède d’une sorte d’intuition structuraliste, réside dans la volonté de se situer en
deçà de l’interprétation – y parvient-on ? – de façon à approcher une forme de description
arché-typologique, purement interne. C’est ainsi que Johansen, qui prend pour objet « les
relations entre les images », les « invariances », renvoie finalement dos à dos les systèmes
herméneutiques de Roulet et de Wais, dont il s’inspire pourtant, les jugeant l’un comme
l’autre « arbitraires », parce que trop tributaires de catégories extérieures à l’œuvre1444. Tel est
en effet son programme méthodologique : « ce que je ne n’appellerais plus une interprétation
du Coup de dés, mais une compréhension de sa structure1445 ». Cette lecture, qui a pour
objectif de livrer « une image d’ensemble des relations entre les symboles qui se développent
de la relation fondamentale et de la tension qu’il y a entre eux1446 », aura peut-être été la seule

1439
Ibidem.
1440
S. Johansen, « Le problème d’Un Coup de dés », art. cit., p. 301.
1441
Ibid., p. 313.
1442
Ibid., p. 307-313.
1443
Ibid., p. 307.
1444
Ibid., p. 308.
1445
Ibidem.
1446
Ibidem.

317
analyse structuraliste du Coup de dés que nous connaissons, offerte, et ce n’est sans doute pas
un hasard, par un stylisticien compatriote de Hjelmslev1447.

2) S. Bernard : une lecture philologique (1951 /1959)

Suzanne Bernard consacra au Coup de dés un article important en 1951, qui permit de
faire revivre le contexte littéraire d’origine du poème, assez méconnu jusque-là, en le situant
par rapport à des recherches formelles contemporaines rattachées à l’esthétique
symboliste1448. Puis elle commenta à nouveau le texte en 1959 dans le cadre de sa thèse
d’Etat, sous l’angle de l’évolution des formes poétiques d’une part1449, sous l’angle des
rapports entre musique et poésie d’autre part1450. En effet, à cette date, Suzanne Bernard
estime que les exégèses de Thibaudet, Roulet et Cohn peuvent donner l’impression d’avoir
épuisé le texte : « on pourrait penser qu’aujourd’hui tout a été dit sur Un Coup de Dés jamais
n’abolira le hasard, cette œuvre éblouissante et obscure qui clôt le cycle de la production
mallarméenne1451 ». Le poème lui semble parfaitement quadrillé : « thèmes » et « intentions »,
« procédés poétiques » et « structure musicale », « symbolisme » et « aspect cosmogonique »,
lien avec Igitur, « tous les éclaircissements possibles » ont été donnés. Une autre voie s’ouvre
alors à la critique : réinscrire le Coup de dés dans un contexte, le « milieu littéraire
contemporain », de façon à rappeler ces « idées infuses sous une forme éparse dans les œuvres
symbolistes » avec lesquelles il présente de nombreuses affinités. Bien souvent en effet
le « génie » artistique est celui qui sait « s’assimiler les idées de son époque1452 ».

a) Le poème n’est pas seul : l’esthétique d’une génération


L’article érudit et très documenté de la RHLF fit date dans la réception du Coup de dés,
qui devint alors un texte situé. Comme l’écrit Suzanne Bernard, le poème n’est « pas un
aérolithe littéraire1453 ». On va alors découvrir ses grandes conditions de possibilité
esthétiques. Le Coup de dés est « issu de longues méditations sur la musique, sur le livre, sur

1447
Rappelons que les Prolégomènes à une théorie du langage ont été publiés à Copenhague en 1943, et que
c’est la revue danoise Acta linguistica, fondée en 1939 par le même Hjelmslev, qui a été un des premiers grands
foyers de rayonnement du structuralisme linguistique : voir Fr. Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., t. I, p.
12. Mais Johansen ne cite pas les travaux du linguiste dans son ouvrage sur le symbolisme.
1448
S. Bernard, « Le Coup de dés de Mallarmé replacé dans la perspective historique », R.H.L.F., avril-juin 1951,
p. 181-195.
1449
S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Nizet, 1959, p. 311-330.
1450
S. Bernard, Mallarmé et la musique, Nizet, 1959, p. 124-134.
1451
S. Bernard, « Le Coup de dés de Mallarmé replacé dans la perspective historique », art. cit., p. 181.
1452
Ibid., p. 182.
1453
S. Bernard, « Le Coup de dés de Mallarmé replacé dans la perspective historique », art. cit., p. 182.

318
le ballet1454 » ; à cela il faudra ajouter la stimulation du vers libre, et l’influence, avouée par le
poète, réaffirmée par Valéry, de l’art de l’affiche. C’est dans ce creuset esthétique que doit
être « replacé » ce poème que l’on avait eu tendance jusque-là à considérer comme un hapax
vertical. Le Coup de dés se voit abordé aux trois niveaux d’une esthétique de la phrase, d’une
esthétique de la page – formule empruntée à Thibaudet – et d’une esthétique du livre.
Esthétique de la phrase. Suzanne Bernard commence par situer le poème de 1897 par
rapport à l’événement décisif de la « crise de vers ». Dans le vers libre, tel qu’il est défini par
Gustave Kahn, l’arrêt de la voix coïncide avec l’arrêt du sens ; les coupes métriques sont
aussi des coupes syntaxiques, si bien que le blanc typographique rend visible les grandes
articulations de la phrase. Désormais, les coupes sont « rendues visuelles1455 ». La critique
ajoute : « Cette idée primordiale de coupe et de fragmentation, n’est-ce pas celle que
Mallarmé applique dans le Coup de dés ? ». Elle cite un passage du texte – l’épisode de la
sirène – qu’elle présente comme une « strophe en vers libres ». Ainsi, on peut supputer que les
effets du poème de 1897 « doivent beaucoup à la lecture des vers libres qu’écrivent alors
certains habitués des mardis1456 », en particulier Kahn, et Vielé-Griffin. Mais Mallarmé
emprunte un autre chemin, choisissant d’explorer la dimension visuelle du vers spatialisé :
son poème « ignore les assonances, chères aux vers-libristes1457 », ce qui prouve que le vu
semble dominer sur l’entendu. Après Thibaudet, Suzanne Bernard insistera donc sur la
dimension proprement visuelle du vers libre, apparenté à un « dessin noir sur blanc1458 ».
Les recherches typographiques de Mallarmé se verront aussi rapprochées des usages
expressifs que l’on trouve chez Villiers. Mais on découvre en outre que les revues de l’époque
s’intéressent à ces questions : la Revue Blanche publie dans son numéro du 1er février 1895 un
article de Charles Henry consacré aux effets visuels de la typographie, qui montre par
exemple que certains caractères « attirent l’œil », tandis que d’autres « reposent la rétine1459 ».
De même, La Plume fait paraître en 1893 un numéro spécial dédié à l’art de l’affiche1460. La
mise en page hiérarchisée construite par l’affichiste rejoint la disposition imaginée par le
poète du Coup de dés : « l’affiche suppose deux lectures, l’une superficielle, l’autre
linéaire1461 ». En outre, Suzanne Bernard évoque quelques recherches formelles nées dans
l’entourage de Mallarmé, qui ne sont pas sans rapports avec le poème de 1897. Ainsi, Ghil, en
1454
Ibid., p. 181.
1455
Ibid., p. 183.
1456
Ibidem.
1457
Ibid., p. 184.
1458
Ibidem.
1459
Formules de Charles Henry citées par S. Bernard, ibid., p. 185.
1460
Ibidem.
1461
Ibidem.

319
1887, avait fait paraître chez Vanier Le Geste ingénu, livre 2 d’un cycle intitulé Légendes de
rêve et de sang, ouvert en 1885. La dédicace adressée à Mallarmé, était disposée
verticalement, et jouait de plusieurs caractères typographiques, comportant ainsi une
dimension visuelle comme le signale Suzanne Bernard. A y regarder de plus près, nous
voyons que cette dédicace ne fait que distinguer texte en minuscule et texte en majuscule, de
manière assez convenue. Quant au poème dans son ensemble il ne présente aucune innovation
en matière typographique. Cet exemple nous semble ainsi quelque peu surestimé.
Esthétique de la page. Suzanne Bernard considère que cette « deuxième dimension » dont
parlait Valéry, que le Coup de dés ajoute au texte linéaire et successif traditionnel, conduit
vers « l’idéogramme », qui tente de lier « rythme visuel » et « rythme mental ». Elle
s’interroge quant à savoir si Lefébure aurait pu initier Mallarmé à ces « clefs chinoises qui
sont à la fois symboliques et phonétiques1462 », évoquées dans une de ses lettres. Ce travail de
recherche signale aussi un texte de Paul Leclercq, publié par La Revue Blanche en novembre
1896, La Table d’émeraude, dont le titre court sur une double page ; il s’agissait d’un
ensemble de quatre poèmes disposés de manière symétrique de part et d’autre de la pliure.
Mais l’ensemble restait écrit en vers classiques (deux sonnets et deux poèmes de trois
strophes). Suzanne Bernard y voit, non sans excès selon nous, « une innovation remarquable
qui préfigure les hardiesses de Mallarmé1463 ». Nous avons vu plus haut que ce même Paul
Leclerq consacrera dans les Feuilles libres un article au Coup de dés en 1921, à l’époque de la
tentative de mise en scène proposée par « Art et Action »1464. Qui influence qui, s’interroge la
critique ? Nous avons sans doute un élément de réponse quand on rappelle que Ghil et Leclerc
étaient des hôtes assez assidus de la rue de Rome, et que le poète méditait sur le livre dans La
Revue Blanche justement. En 1887, Wyzewa reprochera à l’auteur du Traité du Verbe son
« imitation constante des procédés poétiques de Mallarmé1465 », et Mondor soulignera
l’existence de ces « larcins dont le Mallarmé des Mardis sera la victime1466 »…
Esthétique du livre. Le Coup de dés, réponse au projet du Gesamtkunstwerk théorisé par le
Maître de Bayreuth, se voit enfin rattaché aux tentatives contemporaines de constitution d’une
« littérature wagnérienne » : « ce rêve, beaucoup plus métaphysique que technique, le Coup
de dés représente sans doute la plus magistrale des tentatives faites pour le réaliser par le

1462
S. Bernard, « Le Coup de dés de Mallarmé replacé dans la perspective historique », art. cit., p. 187.
1463
S. Bernard, « Le Coup de dés de Mallarmé replacé dans la perspective historique », art. cit., p. 186.
1464
P. Leclercq, « Les Mots et la Musique. A propos d’Un Coup de Dés de Stéphane Mallarmé », art. cit.
1465
Cité par H. Mondor, Vie de Mallarmé, op. cit., p. 508.
1466
Ibidem.

320
livre1467 ». C’est de fait l’atmosphère du groupe réuni autour de la Revue wagnérienne de
Dujardin, fondée en 1885, qui enveloppe cet essai mallarméen de poésie symphonique :
« quand parut le Coup de dés, il y avait longtemps qu’on cherchait à transporter le « motif-
organe » en littérature1468 ». Et de citer des essais de musicalisation de la littérature rencontrés
chez Dujardin (Antonia en 1891), Laforgue (L’hiver qui vient, en 1887), ou Retté (La cloche
de la nuit, en 1888). Mais c’est chez le René Ghil du Geste ingénu que Suzanne Bernard
estime trouver le premier véritable essai d’orchestration symphonique d’un matériau poétique.
Le texte présente une ligne mélodique fragmentée, avec en particulier des rimes qui se font
écho à plusieurs pages d’intervalle1469. Ajoutons un élément important, que ne signale pas cet
article : Ghil propose dans ce texte de 1887, qui commence par ce vers (« Mais les hasards
haïs qui gardent le moment1470 »), des pages – le texte reste fondé sur l’unité de la page, et
non de la double page, comme en témoigne la pagination – sur lesquelles une strophe, un
distique, voire un vers unique1471, viennent occuper la partie basse de la page de droite, le
blanc typographique enveloppant le tout. Si le système de Ghil reste fondamentalement
auditif, comme le précise Suzanne Bernard, à la différence du travail de Mallarmé, plus
visuel, il n’en demeure pas moins que « tous deux font appel à une « spatialisation » de la
musique polyphonique ». La critique ajoute : « l’effarement des critiques devant sa
typographie insolite préfigure assez bien l’effarement que provoquera le Coup de dés1472 » ; et
Suzanne Bernard note pour finir de « curieuses similitudes1473 » entre les intentions
cosmogoniques de Ghil et de Mallarmé.
Henri Mondor, dans sa Vie de Mallarmé, avait déjà attiré l’attention sur Le Geste ingénu,
texte qui allait, avec les Palais nomades parus la même année, « poser avec bruit la question
d’une poétique nouvelle1474 ». Le biographe avait en particulier cité la réponse du Maître1475,
alliance d’encouragement, de mise en garde, et de leçon de modestie, qui nous renseigne sur
cette nouvelle poétique para-wagnérienne alors en gestation. Mallarmé écrivait que le jeune
poète avait « entrevu l’art qui sera » à travers un « jeu complexe et en effet symphonique » ;
mais cette œuvre, encore imparfaite, « de transition », restait souvent loin du vers entendu

1467
Ibid., p 189.
1468
Ibid., p. 189.
1469
Voir annexe 2.
1470
R. Ghil, Le Geste ingénu, Vanier, 1887, p. 7.
1471
Ainsi, le vers « Quel pleur hulule en la malheure ! » constitue le seul morceau textuel des pages 102-103.
Voir annexe 2.
1472
S. Bernard, « Le Coup de dés de Mallarmé replacé dans la perspective historique », art. cit., p. 194.
1473
Ibidem.
1474
H. Mondor, Vie de Mallarmé, op. cit., p. 507.
1475
Ibid., p. 508. Cette lettre, citée par Ghil lui-même dans Les Dates et les Œuvres (op. cit., p. 92), peut se lire
dans Mallarmé, Correspondance, op. cit., t. III, p. 94-95.

321
comme « joyau significatif à manier sous le regard et faisant poids dans la main ». Déjà en
18851476, au moment de la publication du premier volet, Mallarmé avait pu louer chez Ghil la
mise en forme de « certaines préoccupations actuelles » qui lui sont chères, liées au projet de
« tout reprendre à la musique », ainsi que l’exigence d’une conscience esthétique volontariste
(« ne point produire (fût-ce des merveilles) au hasard »). Mais là encore, la densité métrique
faisait défaut, l’auteur d’Hérodiade regrettant de voir « un peu s’évanouir le vieux dogme du
Vers », et disparaître par la même occasion ces « vers marqués, forts, tangibles et
inoubliables » ; la sentence tombait, ferme : « vous phrasez en compositeur, plutôt qu’en
écrivain ». Sur ce point – le grand thème du reprendre à la musique son bien – Suzanne
Bernard rejoint les commentaires déjà anciens d’un Boschot ou d’un Poizat évoqués plus
haut, qui mettaient l’accent sur cette dimension « wagnérienne » du Coup de dés, en accord
avec certaines indications fournies par la préface de Cosmopolis.
Plus largement, le Coup de dés de 1897 rejoindrait les préoccupations de toute une
époque, visant la grande synthèse, le livre-univers, qui prendrait la forme d’une fresque, d’un
cycle ou d’une somme. On cite alors des projets littéraires aujourd’hui oubliés, fondés sur
cette vaste ambition : La Passante d’Adrien Remacle (1892), ou Le Cycle d’Albert Trachsel
(1894).

b) « Partition littéraire » et « spatialisation de la musique poétique »


La thèse principale de Mallarmé et la musique peut se résumer ainsi : l’auteur de La
Musique et les Lettres a développé une conception toute mentale et intellectuelle de la
musique, qui n’a rien à voir avec des recherches de musicalité, d’euphonie, d’instrumentation
verbale, ou d’effets de sonorité pure déployés hors signification. La musique, pour le poète,
reste une « poésie sans les mots », et de ce fait accuse une infériorité de nature par rapport à
cet art verbal que demeure la littérature. C’est ainsi que la relève du défi wagnérien se fera
depuis l’espace du Livre. Musicaliser le poème consistera surtout à travailler sur la notion de
rapport, catégorie mallarméenne centrale qui réunit poéticité et musicalité. Pour Suzanne
Bernard, le Coup de dés représente alors une « étape » importante dans ce processus de
« musicalisation poétique1477 » amorcé avec « l’Ouverture ancienne » d’Hérodiade, poursuivi
avec le Faune, le sonnet A la nue accablante tu…, et couronné par le projet du « Livre ».
Nous présenterons ici les analyses qui viennent compléter le contenu de l’article de 1951.

1476
Mallarmé, lettre à Ghil du 7 mars 1885, Corr., t. II, p. 286.
1477
S. Bernard, Mallarmé et la musique, op. cit., p. 95.

322
Le Coup de dés est d’abord présenté comme une « "partition" littéraire », Suzanne
Bernard reprenant ici implicitement une formule de Valéry1478. Pour ce faire, Mallarmé serait
passé d’un modèle métrique à un modèle symphonique : « Dans le Coup de dés, il renonce
définitivement à la métrique1479 ». Suzanne Bernard précise un peu cela :
Mallarmé, s’inspirant du modèle de la symphonie, va s’efforcer d’orchestrer une idée
poétique, non plus seulement pour l’esprit, mais sur la page ; il va conduisant à leur terme ses
méditations sur le livre, et se libérant définitivement de la versification classique, tenter de
« spatialiser » la musique poétique1480.

L’idée d’orchestration poétique vient de nouveau tout droit du patronage valéryen :


« Mallarmé avait osé orchestrer une idée poétique1481 ». Cette musicalisation repose sur une
technique : la fragmentation de la phrase, qui permet d’instaurer une esthétique mobile de
l’entrelacement : la phrase du Coup de dés reproduit quelque chose du « mouvement
perpétuel des phrases musicales, qui sans cesse apparaissent, s’enfuient, semblent se
poursuivre1482 ». On se souvient que la « préface » de Cosmopolis disait : « retraits,
prolongements, fuites1483 », plus loin « empiètements », et parlait de « contrepoint1484 ». Le
texte, marqué par une construction instaurant « superposition » et « chevauchement », propose
un « jeu symphonique » de motifs ; ces derniers, comme le souligne à juste titre Suzanne
Bernard, sont divisés, et non répétés, ce qui doit distinguer le Coup de dés de nombreux textes
symbolistes exploitant la technique du refrain. Ce mode de composition introduit une
dimension « simultanéiste » nette, assez nouvelle : « Mallarmé veut vraiment nous inciter à
une lecture simultanée des différents motifs bien différenciés par la typographie ». Ainsi, sur
la double page du « HASARD », il fait « converger deux phrases sur le même mot final,
comme deux phrases musicales qui viendraient se rejoindre sur la même note1485 ».
Mais, première nuance, Mallarmé reste dans le champ proprement littéraire : l’historienne
de la littérature s’oppose à la lecture du critique allemand Rauhut qui estimait en 1929 qu’à
chaque motif devait correspondre un type d’instrument : les cuivres pour le « motif
principal », les bois pour le « motif secondaire », et les cordes pour les « motifs adjacents ».
Mais, seconde nuance, nuance de la nuance, on ne saurait nier que Mallarmé envisageait
l’éventualité d’une oralisation expressive, fondée sur cette « partition » textuelle réglant, par

1478
« (…) en parcourant cette partition littéraire (…) », Valéry, « Souvenirs littéraires » (1928), Œuvres, op. cit.,
t. I, p. 779.
1479
Ibid., p. 124.
1480
Ibidem.
1481
Valéry, « Souvenirs littéraires » (1928), Œuvres, op. cit., t. I, p. 779.
1482
S. Bernard, Mallarmé et la musique, op. cit., p. 125.
1483
OC, t. I, p. 391.
1484
Ibid., p. 392.
1485
S. Bernard, Mallarmé et la musique, op. cit., p. 127.

323
la variation typographique, l’intensité (« importance à l’émission orale1486 »), et par la mise en
page, sorte de « portée », la hauteur (« que monte ou descend l’intonation1487 »). Suzanne
Bernard précise que le poète laissait de côté la question des timbres. Cependant, cette
éventualité d’une lecture à haute voix laisse perplexe ; le poète « lui-même ne manque pas de
naïveté » ; « ici on a beau jeu de railler Mallarmé : une telle lecture est inimaginable, et
contredit aux principes mêmes de la lecture, suivant lesquels on va toujours de haut en
bas1488 ». Quant à la « Note de la Rédaction », elle présente, aux yeux de Suzanne Bernard,
une conception de la musique assez peu mallarméenne : « Je ne sais ce que pouvait penser
Mallarmé d’une telle assimilation, qui fait de la poésie une simple imitation de la musique…
Il est vrai que c’était déjà un tel succès d’avoir fait accepter son texte par une revue, qu’il
devait passer sur ces détails1489 ». Mais elle concède que le texte ne relève pas du poème-
colonne habituel, et qu’il offre un « mouvement ondulatoire » sur la double page. Ainsi, « les
bas de la page coïncident avec des idées de descente, de chute matérielle ou morale1490 ».
Au final, sur ce point, Suzanne Bernard reste catégorique : « il n’est pas question
d’"exécuter" le Coup de Dés comme un morceau de musique, et sa "partition" est purement
intellectuelle : c’est une partition d’idées1491 ». Plus loin, elle ajoute : « chimères que de
vouloir "interpréter" par la lecture, ou de vouloir "représenter" le Coup de Dés : tout ce qu’on
gagnera en intonations émouvantes, ou en visions de tempêtes spectaculaires, sera perdu pour
la pensée1492 ». On l’aura compris, sans surprise ici puisque le discours valéryen irradie à
travers toutes ces pages, l’historienne de la littérature aura pris le parti de la « Lettre au
Directeur des Marges », sans compromis possible : la présentation qu’elle donne de la
conception mallarméenne de la musique justifie de manière très cohérente une telle position.
En outre, il ne faudra pas chercher à identifier un modèle musical de composition en
particulier : « faut-il parler de structure symphonique ou polyphonique ? Peu importe puisque
Mallarmé n’a jamais eu l’intention d’imiter un genre précis et qu’il parle dans sa préface tant
de "contrepoint" que de "symphonie" ». Elle rejettera donc l’idée avancée par Roulet d’une
référence à la fugue, en gardant cependant la formule du critique suisse de « contrepoint
structural »1493.

1486
OC, t. I, p. 391.
1487
Ibid., p. 392.
1488
S. Bernard, Mallarmé et la musique, op. cit., p. 126.
1489
Ibid., p. 125.
1490
Ibid., p. 126.
1491
Ibid., p. 127.
1492
Ibid., p. 131.
1493
Ibid., p. 128.

324
Cependant, à la fin de son étude sur Mallarmé et la musique, Suzanne Bernard émettra
quelques réserves sur la réussite du Coup de dés : « la coque penchée du bâtiment est trop
substantielle encore, et trop violent le grondement des flots1494 ». Pas assez « purifié » en
quelque sorte, trop « représentatif » à cause de sa dimension idéogrammatique, le Coup de dés
resterait en deçà de la réussite du Faune, voire en deçà de la musique tout court : Suzanne
Bernard, à la suite de Valéry encore, semble privilégier la musicalisation poétique de ce texte
que Debussy transposera en sonorités lumineuses…

c) Le poème de toutes les synthèses


A la suite de nombreux commentateurs, Suzanne Bernard postule l’influence décisive,
depuis les années de crise, de la philosophie de Hegel, ce qui l’autorise à voir dans le projet
mallarméen une tentative continuée de « conciliation des contraires1495 ». Ainsi, sa lecture
déclinera les différentes modalités de ce travail de synthèse : synthèse du Vers et de la
Prose1496 ; synthèse des genres littéraires ; synthèse des Arts1497 ; et finalement, synthèse de
l’Intemporel et du Temporel, synthèse de l’Etre et du Non-Etre1498. Bien évidemment, il s’agit
d’une « synthèse purement littéraire1499 ». C’est alors que la dialectique de la Synthèse
débouche sur une logique de l’Unité : Mallarmé aspire, comme tous les symbolistes, à
« retrouver par l’Art l’Unité essentielle du monde, et à faire du Livre une œuvre cosmique,
une image de l’Univers1500 ». C’est ainsi qu’il faut penser l’articulation entre musique et
synthèse : la musique poétique mallarméenne, art des rapports, permet de saisir la totalité du
cosmos, et d’approcher cette fameuse « explication orphique de la Terre ».

d) Critique archéologique
A la lecture du travail philologique de Suzanne Bernard, il apparaît que le Coup de dés
peut s’expliquer comme la résultante de plusieurs lignes esthétiques rendues convergentes. Le
poème de 1897, « sa tentative la plus hardie dans le sens de la composition
symphonique1501 », devient en effet ici le lieu singulier où se rencontrent l’art du ballet, la

1494
Ibid., p. 157.
1495
S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, op. cit., p. 313.
1496
C’est le titre du chapitre consacré au Coup de dés, ibid., p. 311.
1497
Théâtre, danse, musique symphonique, poésie, arts graphiques, architecture. Pour ce qui est de la danse, S.
Bernard note après Thibaudet que la phrase-titre pourrait jouer le rôle de l’étoile, tandis que les autres motifs se
déploieraient comme autant de ballerines typographiques, ibid., p. 131. Voir A. Thibaudet, La Poésie de
Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 399.
1498
Voir p. 315, et p. 319- 320.
1499
S. Bernard, Mallarmé et la musique, op. cit., p. 130.
1500
S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, op. cit., p. 319.
1501
S. Bernard, Mallarmé et la musique, op. cit., p. 97.

325
mise en page de l’affiche, le leitmotiv et l’art total wagnériens, ainsi que la prise en compte de
l’émergence du vers libre. Mallarmé aurait réuni et fondu des pratiques hétérogènes
autonomes dans un ensemble artistique nouveau, proprement synthétique. Fidèle au « dogme
wagnérien de l’union des arts1502 », le poète français aurait livré un texte aux « aspects
polymorphe de partition, de poème idéographique, de drame, de chorégraphie verbale1503 ».
Mais une question se pose : comment expliquer alors l’accueil si froid, si discret, d’un poème
qui répondrait avec autant d’exactitude à un horizon d’attente contemporain bien réel, bien
identifié, celui, pour le dire vite, de la « littérature wagnérienne » ? Suzanne Bernard n’aura
pas pointé cette contradiction.
Notons en outre que ces trois analyses, qui se recoupent en partie, s’inscrivent dans la
tradition critique du livre de Thibaudet, souvent cité comme caution, et s’inspirent de
l’héritage théorique de Valéry, grande figure tutélaire de ces pages. On retrouve ici le
finalisme d’un Thibaudet. Si l’on en croit le titre du chapitre venant clore l’étude sur
Mallarmé dans Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, le texte de 1897 consacre
en effet « l’aboutissement de la doctrine mallarméenne1504 ». Le Coup de dés apporte « le
point final à une évolution esthétique jalonnée par de nombreux textes de Divagations1505 ».
De même, le processus de « musicalisation » décrit dans Mallarmé et la musique passe par le
Coup de dés comme par un stade intermédiaire entre Hérodiade et le « Livre », comme si la
création mallarméenne suivait une ligne unique orientée par cette parousie finale que sont les
« notes » révélées par Schérer en 1957. Ainsi, le monde mallarméen est fait pour aboutir au
livre du Coup de dés, qui lui même est fait pour aboutir au « Livre » tout court.
Une autre difficulté se fait jour à la lecture de ce commentaire : le statut formel du Coup
de dés, qui en 1951 tient du vers libre, et qui en 1959 se donne plutôt pour une « synthèse » du
poème en prose et du vers libre ; l’ensemble n’est pas sans créer quelque confusion dans
l’esprit du lecteur. Cette question, assez délicate, assez technique aussi, fut malgré tout
véritablement posée pour la première fois par Suzanne Bernard avec ces différents travaux ;
elle restera en jachère jusqu’aux analyses nées autour du collectif Change dans les années
1970-1980, avant d’être reprise sur de nouvelles bases théoriques par Laurent Jenny et Michel
Murat plus près de nous.
Enfin, pour ce qui est du sens général de l’œuvre, la lecture de Suzanne Bernard se
caractérise par quelques grandes affirmations qui prolongent pour l’essentiel la tradition

1502
S. Bernard, « Le Coup de dés de Mallarmé replacé dans la perspective historique », art. cit., p. 195.
1503
Ibidem.
1504
S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, op. cit., p. 311.
1505
S. Bernard, « Le Coup de dés de Mallarmé replacé dans la perspective historique », art. cit., p. 181.

326
critique héritée de Thibaudet, sans grande nouveauté. Tout d’abord, elle estime que le texte
vise l’universalité de l’humaine condition1506 ; elle attribue à Mallarmé une « conception
idéaliste de l’Art », et voit dans le poème « la lutte de l’Esprit contre la Matière1507 ». Le héros
du poème n’est ni un personnage imaginaire, ni Mallarmé lui-même, mais « l’Homme qui, de
toute éternité, confronte sa pensée au hasard et lutte contre les forces aveugles du destin1508 ».
Quant à « l’ombre puérile », elle symbolise la « succession des générations1509 », qui ne cesse
de reprendre la lutte. Le poème présente en outre une dimension « cosmogonique », et repose
sur une structure circulaire faisant passer de l’unité primordiale à la dualité – le « naufrage »
marquant l’entrée dans le devenir historique – avant de s’achever, avec la constellation, qui
inclut le devenir humain, sur un retour à l’unité1510. Le septentrion, lieu des « rapport
éternels », marque le « sacre de l’Esprit humain », et l’accès à une forme d’éternité1511.
Ensuite, s’appuyant sur les dires des proches de Mallarmé, elle fait du poème un fragment
de l’Opus tant médité : « il semble donc bien établi que le Coup de dés a été, dans l’esprit de
Mallarmé, une première tentative pour réaliser le grand Œuvre dont il avait rêvé toute sa
vie1512 ». Cependant, il s’en distingue par deux aspects : il n’est pas un « cérémonial »
public aux résonances religieuses ; d’autre part, il ne repose pas sur une mobilité des
feuillets1513. Enfin, Suzanne Bernard discerne dans ce poème symphonique orchestrant en
parallèle plusieurs motifs, une « tendance simultanéiste », qui existe à l’état latent dans la
littérature – témoin la Chanson de Roland ou l’art du pantoum – et qui se verra largement
explorée par une certaine modernité post-mallarméenne, d’Apollinaire à Faulkner, passant par
la technique cinématographique du montage parallèle1514. Pour le reste, dans le détail, cette
lecture reprend les remarques d’un Valéry, d’un Claudel, d’un Davies, d’un Cohn, d’un
Michaud, pour ce qui est du commentaire de 19591515, dans une orchestration polyphonique à

1506
« Il ne semble guère douteux que le Maître est le symbole de l’Homme, de l’humanité toute entière dans sa
lutte contre le destin aveugle, dans sa tentative désespérée pour triompher du hasard par la science ou par l’art. »,
Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, op. cit., p. 323.
1507
« Le Coup de dés de Mallarmé replacé dans la perspective historique », art. cit., p. 195.
1508
S. Bernard, Mallarmé et la musique, op. cit., p. 127.
1509
Ibid., p. 128.
1510
Ibidem.
1511
Ibid., p. 132.
1512
S. Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, op. cit., p. 324.
1513
S. Bernard, Mallarmé et la musique, op. cit., p. 133-134.
1514
S. Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, op. cit., p. 328, et Mallarmé et la musique,
op. cit., p. 94.
1515
Nous avons présenté le travail de Suzanne Bernard pourtant postérieur en partie aux monographies de Cohn
et Davies, avant ces derniers à cause de cet horizon symboliste commun avec Johansen. En outre, comme elle
l’écrit elle-même, Suzanne Bernard n’a pas véritablement cherché à reprendre la question de l’interprétation du
Coup de dés.

327
l’image de cette « polyphonie littéraire1516 » que Mallarmé aurait rêvé d’accomplir avec son
poème typographique.

B) Une lecture psycho-critique : Ch. Mauron (1948-1950)

Dans le numéro spécial que la revue Les Lettres consacra à Mallarmé en 1948, à une
époque où l’édition des Œuvres Complètes venait de relancer l’exégèse, Charles Mauron
publia un texte1517 entièrement consacré au Coup de dés, qui était présenté comme un extrait
d’un livre à venir : Introduction à la psychanalyse de Mallarmé1518. Son auteur avait à cette
date déjà publié une étude de l’œuvre du poète, Mallarmé l’Obscur – texte écrit en 1938, mais
publié seulement en 1941 – essentiellement constituée de gloses des Poésies, mais qui
présentait aussi un versant méthodologique assez inédit. Mauron, peu satisfait par l’approche
de Thibaudet, « étude à facettes » jugée « trop statique1519 », entendait d’une part ré-introduire
de la diachronie dans la présentation de l’œuvre mallarméenne, de manière à cerner « le
développement d’une création1520 », et en particulier les points d’articulation d’une existence
marquée par quelques grandes crises. En outre, il s’agissait aussi, à une époque où les
documents biographiques étaient rares et épars, d’interpréter l’œuvre « de l’intérieur », de
manière immanente, en mettant en valeur les principales « structures mentales1521 » du poète.
On postulait ainsi une homologie, ou tout au moins un continuum, entre formes textuelles et
formes psychiques. Mauron entendait ainsi approcher une certaine profondeur du texte, selon
une démarche inspirée par la psychanalyse, mais qui présentait aussi une certaine conscience
ou intuition structuraliste, dans la mesure où cet effet de profondeur était déduit de l’étude
d’un « entrelacs de relations » qui envisageait le texte mallarméen comme un réseau. L’objet
de ce travail avait alors pour enjeu le repérage des « métaphores obsédantes » composant le
« véritable univers spirituel du poète1522 » : ce qui allait devenir la psycho-critique était né.

1516
Ibid., p. 322.
1517
Ch. Mauron, « Le « coup de dés » », Les Lettres, numéro spécial « Stéphane Mallarmé », 3e année, 9-10-11,
1948, p. 155-177.
1518
Ch. Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, La Baconnière, Neuchâtel, 1950. Nous citerons
l’ouvrage dans sa réédition de 1968, qui comportait deux ajouts : « Mallarmé et le tao », ainsi que « Le livre ».
1519
Ch. Mauron, Mallarmé l’Obscur (1941), réimpression Champion-Slatkine, Paris-Genève, 1986, p. 7.
1520
Ibidem.
1521
Mauron reprend ici en la détournant quelque peu de son sens, une formule de Régnier, qui avait célébré en
1898, à la mort de Mallarmé, les « plus extraordinaires structures mentales qui furent jamais », ibidem.
1522
Ibidem.

328
1) D’Igitur au Coup de dés : la « seconde crise dépressive »
La thèse de Mauron est relativement simple à reformuler. La réapparition, dans les années
1890, du matériel poétique des années 1860, conduit le critique a envisager une sorte de rime
existentielle. A l’époque des nuits de Tournon, le poète, hanté par l’absolu, fait l’expérience
de la réflexivité-négativité : la pensée absolue, pensée réfléchie, pensée de la pensée, n’est
rien d’autre qu’une pensée nulle, pensée du néant. Dès lors, l’acte absolu équivaut à l’acte du
« suicide métaphysique ». C’est alors que le poète rédige Igitur, pour évacuer d’un même
geste et l’idée d’absolu et l’idée de mort. Ce que la personne Mallarmé se refuse à faire, c’est
le personnage conclusif qui le réalise. Le poète entre dans une phase plus pacifiée de son
existence, coïncidant avec son installation parisienne : « il vit et travaille ; un fils, second
enfant, lui naît en 1871 ». Mallarmé se livre alors à « l’épanouissement de son génie
terrestre1523 ». Puis cette existence s’assombrit à nouveau : mort d’Anatole, « rupture » avec
Méry Laurent. C’est dans ce nouveau contexte d’angoisse que va germer pour Mauron l’idée
du Coup de dés :
Mallarmé dut retomber dans une dépression moins angoissée et beaucoup plus secrète que la
première, mais révélée par un fait essentiel : la réapparition, dans le travail poétique, des thèmes
de la première période dépressive. C’est ainsi que Mallarmé, dans les toutes dernières années de sa
vie, reprend Hérodiade, écrit ou met au point le Cantique de saint Jean, publie le Triptyque, qui,
nous le verrons, est un nouvel aspect du Sonnet en YX et d’Igitur. C’est ainsi également que l’on
voit reparaître la mer et les naufrages de Brise marine dans Au seul souci de voyager, A la nue
accablante tu et enfin le Coup de dés. (…) le Coup de dés représente donc, pour la seconde crise
dépressive, ce qu’Igitur est pour la première.1524

Mauron note toutefois que la correspondance de ces années reste discrète sur cette éventuelle
« seconde crise » : « Mallarmé ne se livrait guère à ses témoins – l’œuvre nous fournit donc
presque les seuls témoignages sur la pensée des dernières années1525 ». Nous verrons dans
notre conclusion que cette assertion doit être aujourd’hui quelque peu nuancée.

2) D’Igitur au Coup de dés : un infléchissement


Cependant, après avoir relié Igitur au Coup de dés à travers ce fil souterrain de l’angoisse
métaphysique, Mauron s’empresse de souligner les écarts : l’un n’est pas la simple
réduplication de l’autre.
Nous y retrouvons l’affirmation que la pensée absolue et la mort se confondent nécessairement.
Avec cette différence pourtant : dans Igitur le suicide métaphysique du héros réalise effectivement
cette fusion en un acte unique. Dans le Coup de dés, l’acte est raté par hésitation impuissante

1523
Ch. Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, op. cit., p. 121.
1524
Ibid., p. 121-122.
1525
Ibid., p. 121.

329
(comme dans la vie du poète lui-même) et l’affirmation n’est plus donnée que sous forme
conditionnelle : si l’acte avait eu lieu, il aurait consommé l’union de la pensée et de la mort1526.

Ainsi Mauron oppose les deux textes en fonction du degré de réalité de l’acte absolu : acte
thétique et posé d’une part, acte hypothétique et supposé de l’autre. C’est un aspect important
du Coup de dés qui se voit ici pour la première fois souligné : le poème de 1897 repose sur
une logique virtuelle. Puis le critique précise cette dichotomie ; si la leçon philosophique
semble identique, le regard porté sur cette vérité s’est modifié :
Igitur affirmait crûment : la pensée conduit à la mort – et la conclusion logique était le suicide. Le
Coup de Dés dit : la pensée aura beau lutter, le néant a gagné d’avance et il n’y a d’autre
conclusion qu’une résignation ironique. Il est donc juste de dire que Mallarmé retrouve en 1898
(sic) son attitude intellectuelle de 1869, mais son attitude affective a changé. (…) Elle s’est
assouplie et nuancée pourtant. De marche en marche Igitur descend au suicide avec une assurance
inhumaine et démente. Le Coup de Dés fait se succéder au contraire la pitié méprisante, l’ironie,
l’horreur, une amère et frissonnante hilarité, la résignation devant le néant, l’espoir quand même
d’une constellation au-dessus de l’abîme.

Nous retrouvons ici quelque chose du commentaire de Bonniot donné en 1925 dans son
introduction à la publication posthume du conte. Comme on l’a vu plus haut, le gendre du
poète estimait qu’à l’élan prométhéen plutôt idéaliste de 1869 succédait en 1897 une forme de
désenchantement réaliste et lucide, qui prenait acte des limites de l’esprit humain, seulement
capable de produire un simulacre d’Absolu symbolisé par la constellation finale.

3) La structure du poème : « trois tableaux »


La phrase-titre, qui constitue « l’épine dorsale » du poème, doit être divisée en trois
parties1527 : un coup de dés jamais / n’abolira / le hasard. Cette composition tripartite amène
ainsi le critique à dégager « trois tableaux », dont il va « traduire » le contenu en quelques
mots, à la manière de Thibaudet, qui de son côté avait suivi l’unité de la double page. Le
premier morceau aurait pour titre « le naufrage » :
Dans la tempête, sur l’océan du hasard, le Maître pourrait lancer le coup de dés qui lui en
assurerait l’empire. Il hésite, une vague l’emporte. Son poing, toujours fermé sur le Nombre qu’il
n’a pas jeté, se dresse un instant au-dessus des flots, léguant cette connaissance suprême à un
vague héritier.

Le second tableau est centré sur la figure d’« Hamlet » :


Sur le gouffre que le naufrage vient de creuser, un « tourbillon d’hilarité et d’horreur » suspend les
embruns. Le plus haut des flocons d’écume vient servir d’aigrette à la toque d’une apparition.
L’hilarité, l’horreur, l’ironie prennent forme. Le rire d’Hamlet insinue que si le coup de dés
avarement gardé par le vieillard était bien le Nombre des nombres, la pensée absolue, ce n’en eût
pas moins été LE HASARD.

1526
Ibid., p. 122.
1527
Ibid., p. 129.

330
Enfin, le poème s’achève sur un final dominé par le double motif de « l’abîme » et de la
« constellation » :
Un clapotis quelconque agite seul la surface de l’abîme. En somme il ne s’est rien passé et le
résultat eût été également nul si la pensée absolue avait été émise. Cependant, au-dessus de
l’abîme, une constellation scintille, qui, peut-être énumère un « compte total en formation ».

Nous verrons en présentant les analyses ultérieures, que d’autres découpages du texte ont pu
être proposés, substituant à ce schéma ternaire un schéma quaternaire (Cohn), ou bien
insistant sur le rôle dramatique d’un autre actant du poème, ici laissé dans l’ombre : la sirène,
mise en avant par Lübecker à la suite de Wais. Ce travail a le mérite, en 1950, à une époque
où les exégèses approfondies du Coup de dés sont quasiment inexistantes, de tenter
d’affronter la lisibilité du texte, en proposant un éclaircissement.
En outre, Mauron complète cette analyse de la structure par deux courtes remarques
portant sur la forme du poème. La première concerne la variation typographique.
Contrairement à Claude Roulet, qui estimait que le « motif secondaire » évoqué dans la
« préface » de Cosmopolis concernait la série « QUAND BIEN MÊME etc », l’auteur de
Mallarmé l’Obscur estime pour sa part qu’il s’agit de la série « si c’était le Nombre ce
serait », imprimée selon « le plus grand corps après les majuscules du motif principal », et
débouchant, après une « espèce de fourche, comme deux fleuves qui auraient la même
embouchure », sur le mot « HASARD »1528. La seconde remarque porte sur l’aspect visuel du
poème : « ainsi se dessinent les pages dont chacune compose une sorte d’estampe. Si on les
imprimait sur un dépliant, on pourrait dérouler le poème sur le mur, comme une longue
peinture chinoise1529 ». On se souvient que la métaphore de l’estampe se trouvait sous la
plume de Mallarmé lui-même, dans sa lettre à Gide de mai 1897, souvent reproduite, et citée
en particulier par Henri Mondor dans sa biographie1530, comme dans sa lettre à Mauclair
d’octobre 18971531. Celui qui s’intéressa aux liens entre « Mallarmé et le Tao1532 » imagine ici
un dispositif d’exposition du poème « idéogrammatique » que le Musée d’Orsay réalisera en
partie en 1998, nous y reviendrons, le pliage en moins.

4) Le contenu manifeste : « chaos triomphant » et « pessimisme intellectuel »

1528
Ibid., p. 130.
1529
Ibidem.
1530
Le poète mettait en rapport le rythme mimétique du texte avec « l’estampe originelle », H. Mondor, Vie de
Mallarmé, op. cit., p. 771.
1531
« au fond, des estampes », OC, t. I, p. 818.
1532
Ch. Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, op. cit., p. 219-239.

331
Pour Mauron, on l’a déjà entrevu, le Coup de dés, reprenant l’essentiel des thèmes de la
crise de Tournon, affirme le primat de la Contingence. Le thème du « coup de dés » doit être
compris, aux yeux du critique, comme une métaphore de la pensée, – « coup de dés » signifie
pensée. Cela est dit expressément dans le poème : « Toute Pensée émet un Coup de Dés » –
et, plus largement, comme l’image de l’acte ou de l’événement, puisque « Mallarmé le croyait
certainement, la pensée constitue l’événement ou l’acte par excellence1533 ». Quant au coup de
dés suprême, il vise « une pensée absolue ». Par ailleurs, la notion de « hasard » doit être
associée à celle de néant et de mort. Ainsi donc, la phrase-titre du poème de 1897 pourra se
« traduire » de la sorte : « une pensée ne vaincra jamais le néant1534 ».
Mauron s’appuie ici sur Igitur, qui aurait donné la définition mallarméenne du hasard,
dont on trouve un équivalent métaphorique dans les mouvements de l’océan du Coup de dés :
« le déroulement dans le temps des fluctuations de la vie et de la mort1535 ». Le critique,
quelques lignes auparavant, avait en effet convoqué ce passage du conte de 1869, qui livre à
ses yeux une des clefs majeures permettant de comprendre et Igitur, et le Coup de dés :
« Bref, dans un acte où le hasard est en jeu, c’est toujours le hasard qui accomplit sa propre
Idée, en s’affirmant ou se niant. Devant son existence, la négation et l’affirmation viennent
échouer1536 ». Mauron, soulignant la forte tonalité hégélienne de ces lignes décrivant un
développement dialectique situé par delà l’opposition entre affirmation et négation,
commente :
A la suite de Hegel probablement, Mallarmé conçoit la réalité et son devenir comme le
déroulement des conséquences d’une idée. Le mot hasard n’a plus, ici, uniquement, le sens abstrait
où nous le prenions tout à l’heure. Son principe est le déroulement dans le temps d’un jeu, qui est
celui de la vie et de la mort1537.

Ainsi, Igitur, personnage conclusif, personnage réflexif, personnage négatif, viendra clore ce
processus qui a pour terme final la mort-néant, dans un « suicide métaphysique » coïncidant
avec un « suicide logique » :
Car dans ce héros dernier, l’Idée qui s’est développée jusqu’à lui prend enfin conscience d’elle-
même. Il ne subit pas la loi, il la connaît, et il sait qu’il en est le dernier terme. Or, à quoi aboutit
fatalement le hasard ? Au néant. Comme disent les mathématiciens, la somme des fluctuations est
nulle1538.

1533
Ibid., p. 126-127.
1534
Ibid., p. 127.
1535
Ibidem.
1536
OC, t. I, p. 476.
1537
Ch. Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, op. cit., p. 123-124.
1538
Ibid., p. 124.

332
Or, estime Mauron, c’est bien la conclusion de ce raisonnement que le Coup de dés va
entériner. Poème du « rien n’aura eu lieu que le lieu », il prend acte de l’impossibilité de
l’Acte, et ouvre l’abîme du « néant indifférent1539 » :
Quelle pensée pourrait vaincre la mort sinon la pensée absolue ? Or, cette pensée absolue faisant
elle-même partie du hasard, ne pourrait être que ce hasard prenant conscience de soi, de son Idée,
de sa loi, de sa totalité, c’est-à-dire de son néant. Loin de vaincre le hasard, la pensée absolue
retournerait se confondre avec lui. Et comme toute pensée relative ne saurait faire ce qui est refusé
à la pensée absolue, une pensée jamais ne vaincra le néant, un coup de dés jamais n’abolira le
hasard. CQFD. Ainsi le motif du poème de 1898 (sic) réaffirme la thèse du conte de 18691540.

5) Mallarmé et Borel : « le miracle des singes dactylographes »


Ajoutons sur ce point, en approfondissement de cette analyse, que Mauron, dans le sillage
de Thibaudet, qui avait convoqué à propos du Coup de dés la « loi des grands nombres »,
établit à son tour un parallèle entre pensée poétique et pensée mathématique :
L’œuvre d’art s’organise autour de cette proposition intellectuelle : UN COUP DE DÉS JAMAIS
N’ABOLIRA LE HASARD. Que signifierait-elle pour un mathématicien ? Ceci je crois : aussi
extraordinaire qu’elle soit, une fluctuation fait encore partie du hasard. Dans le langage des
probabilités, miraculeux signifie : extrêmement rare ; mais le rare demeure possible. Tout le
monde connaît ce que Borel a appelé « le miracle des singes dactylographes ». On peut, si l’on
veut, rapprocher Mallarmé de Borel. Tous deux ont, en somme, médité sur la forte improbabilité
d’un ordre pensé et tous deux semblent ramener l’ordre, ou ce qui paraît tel, à une espèce de
désordre très probable. (…) Ce que nous appelons une loi régulière ne serait ainsi qu’un
cas particulier dans la somme des irrégularités imaginables. Cette pensée fascinante
conduit l’esprit droit à l’athéisme puisqu’elle enveloppe dans un immense désordre tous
les petits ordres que nous révérons et fait, de tous nos dieux, des accidents singuliers du
chaos. J’ai tiré cette dernière conséquence pour montrer qu’elle n’est nullement étrangère
au pessimisme intellectuel de Mallarmé1541.

Le critique fait ici allusion à l’essai, souvent réédité par la suite, paru en 1914, du
mathématicien et homme politique Emile Borel consacré au hasard1542. Ce travail de
vulgarisation surgissait à une époque, soulignons-le ici, qui voyait aussi conjointement
réapparaître le Coup de dés, et apparaître les premières expériences avant-gardistes, celles de
Duchamp en particulier, autour de l’aléatoire. On trouvait en effet dans cet ouvrage un
passage méditant sur les limites de la prédictibilité. Le spécialiste du calcul des probabilités
jugeait « hautement improbable », sans être impossible, « la reconstitution de la Bibliothèque
Nationale par une armée de singes dactylographes1543 ». Cet exemple piquant et saisissant,
devenu célèbre, n’a pas échappé à Mauron, qui l’associe donc volontiers à la réflexion

1539
Ibid., p. 127.
1540
Ibidem.
1541
Ibid., p. 120.
1542
E. Borel, Le Hasard, Alcan, 1914. Ce mathématicien français (1871-1956), professeur à la Faculté des
Sciences de Paris, fut aussi membre de l’Institut, et député de l’Aveyron.
1543
Ibid., p. 231.

333
mallarméenne sur les rapport entre ordre et désordre, hasard et nécessité. Le critique place
donc la pensée de l’auteur du Coup de dés du côté de l’indéterminisme, et de l’anti-finalisme.
Comme nous le verrons plus loin, Jean Hyppolite, faisant dialoguer en 1958 le Coup de
dés avec la thermodynamique de Maxwell et la cybernétique de Wiener, associant la
construction du sens à la notion d’entropie dans le cadre d’une théorie élargie de
l’information, poursuivra dans cette voie physico-mathématique, qui constitue un des
horizons de lecture du poème assez méconnu, mais aussi assez attendu compte tenu de la
présence thématique du hasard, pierre de touche de toute épistémologie scientifique.

6) Le contenu latent (I) : l’Œdipe maritime et nécrophile


La démarche psychocritique en cours d’élaboration dans Introduction à la psychanalyse
de Mallarmé postulait déjà une analogie entre travail du rêve et travail du texte. En deçà de la
variation des thèmes et des images, en surface – le « sens lisible du poème » – Mauron postule
l’existence d’un invariant profond – le « réseau subconscient » – qui peut être rapproché du
contenu latent du rêve1544. C’est l’identification de ces « points fixes obsédants » qui permet
de remonter à cette « architecture constante, probablement inconsciente », située « au-dessous
de ce sens lisible1545 ». On sait que pour Mauron un événement majeur aurait façonné
l’inconscient du poète des Tombeaux : la mort de sa sœur Maria, de deux ans plus jeune que
lui, disparue à l’âge de 13 ans en 1857, et redoublant la mort de sa mère, perdue dix ans plus
tôt. Ce traumatisme constitue pour l’auteur de Mallarmé l’Obscur le « centre unique » autour
duquel tourne tout le « réseau complexe de sentiments et d’expressions1546 » qui parcourt
l’œuvre du poète en tant que « secrète hantise1547 ».
Dans cette perspective, Mauron envisage une première approche du Coup de dés, qui
consisterait à souligner la dimension œdipienne du poème, qui conjuguerait à sa façon les
forces d’Eros et de Thanatos. Cette lecture reposerait sur une triple association inconsciente :
la mer / mère d’une part, conformément à un symbolisme répandu dans les « rêves et les
mythes1548 » ; la mère morte / la mer porteuse de mort, eau morte, à travers le thème de la
noyade d’autre part ; l’acte du lancer des dés / l’acte sexuel enfin, puisque le « coup de dés »
pourrait être « lié dans l’inconscient à l’acte sexuel, l’acte par excellence – et singulièrement à

1544
Voir Ch. Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, op. cit., p. 20-28.
1545
Ibid., p. 21.
1546
Ibid., p. 19.
1547
Ibid., p. 27.
1548
Ibid., p. 130-131.

334
cet acte amoureux suprême qui serait l’union avec la mère morte1549 ». Le couplage de ces
trois motifs conduirait alors à interpréter le lancer du Maître, enfouissement dans une eau de
mort, comme un désir d’union avec la mère disparue. Or, à la différence d’Igitur, ajoute le
critique, l’acte, dans le Coup de dés, n’a pas lieu, si bien que l’union œdipienne est manquée :
Les mots « ébats » et « Fiançailles » ainsi que le « legs » à un fils qui aurait pu être marquent assez
nettement la confusion entre la mort et l’union sexuelle avec la mère. Dans Igitur la confusion est
totale. Ici en revanche, la mort n’est pas volontaire : le coup de dés n’a pas été lancé ; la
consommation de l’acte n’a pas eu lieu, les fiançailles apparaissent illusoires et leur hantise
démente. Les deux termes sont dissociés, le vieillard, impuissant, connaît la mort sans avoir connu
la mère1550.

Mais ce ne sera pas cette interprétation psychanalytique primaire, fondée sur des « symboles
universels », que retiendra Mauron. Il convient à ses yeux, par delà ces généralités
fonctionnant à la manière d’une grille réductrice, de suivre « les fils particuliers décelables
dans l’œuvre1551 ».

7) Le contenu latent (II) : « le fantôme de la jeune Maria »


Le fondateur de la psychocritique va alors convoquer le trauma de la mort de la sœur, dont
il va trouver un déplacement métaphorique dans les figures féminines et les symboles
féminins du poème. Ce travail va alors passer par une étude comparée du Coup de dés avec
Igitur, ainsi que quatre pièces contemporaines de la « première crise » tirées des Poésies, à
savoir le sonnet en –yx et le « Triptyque »1552. Ainsi, le sens du Coup de dés est d’ordre
relationnel et systémique ; le poème de 1897 appartient à une série, ou à une courbe qui passe
par les mêmes « points fixes obsédants » : « c’est par une comparaison de ces diverses pièces
avec le Coup de Dés que nous serrerons de plus près le sens de notre poème ». Le point
commun réunissant tous ces textes de la première crise réside aux yeux de Mauron dans le
déploiement d’une dynamique symbolique, que Davies nommera peu après « drame solaire »,
présentant « une succession temporelle (soir – minuit – aube) et une courbe spirituelle qui
n’ont jamais cessé de hanter Mallarmé ». Cette « courbe spirituelle » recoupe en partie la
symbolique chrétienne de la Résurrection, centrée sur la veillée pascale : Mauron s’intéressera
ainsi aux travaux de Charles Baudouin sur les « rêves recueillis aux environs de Pâques ». Le
tout forme les « moments successifs d’une sorte de drame ». Mauron distingue alors « quatre
stades » :

1549
Ibid., p. 131.
1550
Ibidem.
1551
Ibidem.
1552
Pour le détail de l’analyse, voir Ch. Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, op. cit., p. 133-
142.

335
1. l’angoisse, associée au minuit, dans la « chambre du temps »
2. la descente vers la mort et la fiole vide
3. le tombeau entrouvert : rêve d’union dans la mort
4. le tombeau ouvert : la naissance dans l’au-delà musical et stellaire

Le critique estime que le Coup de dés relève de cette dynamique quaternaire. Cependant, le
premier stade offre en 1897 un autre décor, ouvert et marin – « dans le Coup de Dés, la mer a
remplacé les scènes d’intérieur » – la chambre laissant place à l’abîme, comme si le poème
finalement commençait dès le deuxième stade : « au sommet de cette descente, on ne trouve
rien dans le Coup de dés : le poème commence là ». C’est la raison pour laquelle Mauron
note, à propos du premier stade : « aucun décor : "anciens calculs" d’où le Maître surgira,
minuit ». Le deuxième stade s’accomplit en 1897 à travers la descente dans les vagues, qui
fait écho à la descente dans les escaliers d’Igitur, ou à la descente du Maître du sonnet en –yx
aux Enfers. Le réceptacle vide, symbolisant la « femme morte », est ici identifié à la « coque »
du navire, motif situé sur la même courbe inconsciente que la fiole, le ptyx, ou la mandore. Le
troisième stade est glosé ainsi, de manière assez flottante : « écume lucide et nocturne à la
fois, apparition d’un Hamlet androgyne ». A ce niveau du texte, Mauron remarque un
« phénomène de condensation, très commun dans les rêves où plusieurs personnages se
mêlent en un seul ». Le critique rappelle que l’Hamlet mallarméen porte en lui une « Ophélie
intérieure », cette « Ophélie jamais noyée1553 » de Crayonné au théâtre, qui se voit ici
rattachée à Maria, que l’ami de Cazalis présentait en 1862 comme son « idéal dans la
mort1554 ». Ainsi, Hamlet, « quelqu’un ambigu » et « ombre puérile » comme l’énonce le
poème, figure duelle, androgyne, présente une part féminine, objectivée dans le Coup de dés
sous la forme de la sirène : « ce fantôme rieur et endeuillé, « expiatoire et pubère », unit aux
traits classiques d’Hamlet ceux d’une toute jeune fille ». De plus, le thème mallarméen de la
noyade de la sirène présent en particulier dans A la nue… dont il est dit quelques mots, aux
résonances hamletiennes, comporte aussi pour Mauron des implications œdipiennes :
Comment n’y pas reconnaître, condensé avec Igitur et Hamlet, c’est-à-dire avec le Mallarmé
conscient, « prince amer de l’écueil », le fantôme de la jeune Maria ? Cette condensation de deux
personnages constitue sous une forme caractéristique la réalisation du vieux désir d’union. Hamlet
et Ophélie se sont rejoints ; Stéphane et Maria ont composé l’ombre ambiguë que la mère morte,
d’ailleurs, va se hâter de redissoudre dans son sein.

Si l’inconscient mallarméen engendre ce type de figures à la fois funèbres et virginales, c’est,


nous dit Mauron, que la crise œdipienne a été mal résolue, à cause de la conjonction entre un
double deuil impossible à dépasser, et une identification avec un « père précocement vieilli »,

1553
OC, t. II., p. 169.
1554
OC, t. I, p. 641.

336
et un « grand-père sclérosé », qui aurait « raté ». Cette non-résolution a pris chez Mallarmé
deux voies distinctes, toutes deux présentes dans le Coup de dés. La première réponse à cela
aurait été l’éloignement de la vie. C’est ainsi que doit se comprendre le naufrage du Maître du
Coup de dés : « c’est une critique du père et une auto-critique aussi (Mallarmé ayant hésité
comme le vieillard devant l’acte absolu), en même temps qu’une réalisation de désir, puisque
de toute façon la mer et la mort triomphent ». Mais face à cette évolution menant au
« découragement » se développera une autre voie : celle de « la fusion directe avec la mère et
la sœur ». La psychocritique conclura de la sorte, en soulignant l’ambivalence clinique du
« cas Mallarmé » :
Je crois qu’il faut placer l’apparition ambiguë du Coup de dés, mi-Hamlet, mi-sirène enfantine,
parmi les nombreuses manifestations de cette dualité intérieure. Et comme ce jeune et méditatif
fantôme à l’aigrette d’écume retombe et se dissout dans la même ombre maternelle où s’était
englouti d’abord le vieillard, nous pouvons penser à bon droit que les deux premiers tableaux du
Coup de dés nous montrent les deux voies par où l’esprit de Mallarmé satisfait symboliquement la
hantise d’une tendresse perdue.

Quant au dernier stade, et dernier tableau, il est marqué par l’apparition de la


« constellation après le naufrage », à la différence d’Igitur qui s’achevait dans la
« consommation du suicide » ; dans le conte, le tombeau restait « entrouvert », et Mauron
notait, en marge du dernier stade : « rien ». Dès lors, le Coup de dés en s’éloignant d’Igitur,
texte de l’avoir-lieu, se rapproche du sonnet en –yx et du Triptyque : « mais de l’acte qui n’a
pas eu lieu, dans les autres pièces, quelque chose va prendre place : le rêve. L’au-delà qu’on
n’a pas atteint sera imaginé sous une forme quelconque ». Le surgissement de la constellation
matérialisera cet au-delà rêvé, comme dans le sonnet en –yx. Mauron y voit un symbolisme
funèbre : « ces constellations représentent une pureté que la nuit et la mort mettent hors
d’atteinte. Elles brillent dans l’au-delà de notre vie temporelle (…) hors de l’espace où le
hasard triomphe ». Cette image d’une « autre chose », d’une « autre vie », vient démentir la
logique purement négative et suicidaire du conte de 1869. La constellation offre une
représentation de « l’enfance disparue, transmuée en œuvre future, l’Ophélie immortalisée » :
elle trouve son « analogue dans le Temps retrouvé de Proust ».

8) Critique archéologique
Au terme de ce panorama, nous pouvons mettre en avant quelques traits et faits saillants.
Cette lecture de Charles Mauron, assez attentive à la lettre du texte, jette en 1950 une lumière
nouvelle sur le Coup de dés, qui se trouve d’abord commenté, assez longuement, dans son
rapport étroit à Igitur, ce qui n’avait pas vraiment été fait encore de manière aussi

337
systématique – cela avait été esquissé seulement chez Wais. On trouve ici une première
tentative d’explication comparée des deux œuvres. En outre, le poème se voit replacé dans le
cours de l’évolution intellectuelle et affective du poète, conformément aux présupposés de la
méthode psychocritique naissante. Mauron prend ainsi acte de l’historicité de la pensée
poétique de Mallarmé, qui n’est pas parcourue transversalement, à partir d’une pseudo-
éternité immobile, qui la ferait tout à la fois contemporaine d’elle-même et coextensive à elle-
même, en un point central. En outre, ce travail, qui mit pour la première fois en relation chez
Mallarmé matériau poétique et réseaux fantasmatiques, trouvera de nombreux échos, de
Richard à Derrida en passant par Cohn. Après Camille Soula ou Claude Roulet, il s’intéresse à
la structure du poème, avec davantage de précisions ou de rigueur peut-être. Mauron, comme
Wais, tente ainsi – oserait-on pour autant le lui reprocher ? – de retrouver ce « récit » que
Mallarmé avait souhaité « éviter ». Cette description d’un argument dégage la progression
dramatique d’un texte qui, si l’on en croit « la préface », ferait tout pour en ruiner l’existence.
Nous nous heurtons ici aux difficultés d’expliquer un texte qui briserait la linéarité
chronologico-logique, et se fonderait sur une logique hypothétique : le Coup de dés se laisse-
t-il conter ou raconter ?
Reste le problème de la démarche psychocritique. Cependant, par souci de ne pas trop
nous éloigner de notre objet, nous laisserons ici de côté la question de la pertinence et des
limites de cette approche qui croise la critique et la clinique, l’exégèse littéraire et la
métapsychologie freudienne. Nous ne nous attarderons pas non plus sur les jugements de
valeur, ou les pétitions de principe, qui émaillent cette analyse, consistant bien souvent à
qualifier d’irrationnel les choix philosophiques du poète1555. Nous nous bornerons à quelques
remarques de type généalogique qui concernent au premier chef cette analyse du Coup de dés.
Mauron s’écarte, comme il le répète lui-même, de la démarche en quelque sorte cubiste
suivie par Thibaudet entre 1910 et 1912, à l’époque des innovations de Braque et de Picasso :
il ne fera pas une « étude à facettes1556 ». Il ne s’agira donc pas de circuler dans un espace
thématique affranchi de l’ordre du temps – l’œuvre comme surface – mais de circuler de
motifs en motifs, inscrits dans la linéarité du temps, de manière à descendre dans un espace
stratifié – l’œuvre comme profondeur – à la recherche d’une structure invariante et refoulée.
Mauron substituera donc, au terme d’un changement de paradigme, au cubisme critique de

1555
Mauron écrit par exemple, à propos du primat du hasard : « je tiens seulement à marquer qu’il s’agit bien
d’une attitude, choisie pour des raisons irrationnelles et nullement d’une évidence démontrée », Introduction à la
psychanalyse de Mallarmé, op. cit., p. 125. Plus loin, on peut lire aussi : « rien n’a pu rompre en Mallarmé
l’association proprement fatale (et non point rationnelle) entre la pensée et la mort », ibid., p. 128.
1556
Ch. Mauron, Mallarmé l’Obscur, op. cit., p. 7.

338
Thibaudet un freudisme critique pensé cette fois comme exploration d’une verticalité
diachronique, archéologie d’un présent, et généalogie d’un symptôme. C’est ainsi que le Coup
de dés se verra inscrit, de manière rétrospective, dans une proximité avec le travail
d’anamnèse de la cure, dans une filiation poétique ascendante, celle des textes mallarméens
que Mauron choisit de placer sous le signe de « l’angoisse1557 » : Igitur, le sonnet en –yx, le
Triptyque. Ce parti pris archéologique a des conséquences intéressantes ici : Mauron, et ce
n’est sans doute pas un hasard, ne comparera pas le poème de 1897 avec des textes qui lui
sont davantage contemporains, et que l’on pourrait s’attendre à voir sollicités, compte tenu de
leurs thèmes, dans le cadre d’une analyse comparée : certains « poèmes critique » de
Divagations, et en particulier Quant au livre, les poèmes maritimes que sont Salut (1893), Au
seul souci de voyager… (1898), et surtout A la nue… (1895)1558. Ce primat de la diachronie
explicative sur la synchronie aura certes pu être justifié par la thèse d’un retour de thèmes
communs, il n’en demeure pas moins que le fondateur de la psychocritique aura privilégié
l’interprétation du présent (1897) par le passé rémanent (les années 1860), aux dépens de la
compréhension du présent par un présent élargi.
Ceci nous amène à formuler une seconde remarque. La prise en compte exclusive de la
notion de « crise dépressive » laisse de côté une autre crise, exquise celle-ci, bien
contemporaine du Coup de dés : la fameuse « crise de vers », qui introduit dans l’espace
poétique traditionnel poème en prose et vers libre. Or, si la correspondance, comme le
souligne lui-même Mauron, ne laisse rien affleurer d’une « crise dépressive » de la profondeur
de celle des années 1860, en revanche, l’œuvre dira sinon tout, du moins beaucoup, de
manière cette fois patente et indéniable, de cette crise symbolique. L’explication fondée sur le
temps névrotique personnel est-elle alors moins pertinente que l’explication livrée par
l’espace poétique collectif ? C’est la question elle-même, pourrait-on dire, qui n’a que peu de
pertinence, dans la mesure où elle concerne le choix d’une méthode d’analyse, et qu’il
faudrait peut-être confronter entre elles deux lectures psychocritiques différentes. Sans
aborder ici de front ce débat, soulignons un fait qui nous semble assez important, relativement
au Coup de dés : dans l’expression « seconde crise dépressive », pourquoi ne pas insister sur
seconde plutôt que sur dépressive ? Autrement dit, ne pourrions-nous pas garder du travail de
Mauron en particulier ceci, à savoir l’idée de la mise en place, avec cet « étrange » poème de

1557
« L’angoisse ce minuit » est en effet le titre du chapitre IV, dans lequel se trouve l’analyse du Coup de dés :
Ch. Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, op. cit., p. 103-142.
1558
Ce poème, comme on l’a signalé à propos de la figure de la sirène, n’aura droit qu’à un très bref
commentaire, ibid., p. 139.

339
1897, d’une seconde esthétique1559 ? Cette idée, qui aurait tendance à souligner le pouvoir de
rupture du Coup de dés, insisterait aussi sur la forme du poème, indépendamment de son
contenu. Ainsi, avec et sans Charles Mauron, il semble assez objectif de soutenir que le
poème de 1897 effectue tout à la fois la reprise d’un contenu apparu lors de cette première
crise des années 1860, et une relance de la forme poétique traditionnelle mise en crise à
l’époque du romantisme, puis du symbolisme. Nous verrons plus loin que cette inscription
dans l’histoire des formes du poème sera surtout développée par Laurent Jenny et Michel
Murat à la fin des années 1990, ce dernier voyant dans le poème de 1897 un
« recommencement de la poésie ». Le Coup de dés croise donc, comme c’est le cas pour toute
œuvre, histoire individuelle et histoire collective. Mais le problème posé ici concerne la nature
des causes avancées pour expliquer cette reprise thématique.
Enfin, une troisième remarque s’impose à nous. Elle concerne le fameux pessimisme de
Mallarmé. On l’a vu, pour Mauron, le Coup de dés, dans une certaine continuité avec Igitur,
en constituerait l’emblème. L’émergence de la constellation finale relève du hasard
miraculeux cher à Borel. Le critique va plus loin ; il en conteste la présence dans la lettre
même du texte, comme s’il s’agissait d’une incohérence :
Du point de vue philosophique et entièrement pessimiste adopté par Mallarmé, cet espoir quand
même représente une absurdité. Quand on a démontré par un raisonnement abstrait, en apparence
irréfutable, que le triomphe du néant est fatal, on n’ajoute pas : « excepté peut-être… ». Car cette
exception et cette possibilité, si elle existent, ruinent tout le raisonnement antérieur. Seulement,
répétons-le, le point de vue philosophique n’est ici qu’accessoire1560.

Il y aura donc pour Mauron, adoptant un point de vue psychanalytique, une dissociation à
opérer entre un pessimisme intellectuel d’une part, négligeable parce que relevant du plan de
la conscience, et un optimisme affectif incarné dans une expérience vécue, primordial,
puisqu’il se trouve irrigué par des forces inconscientes. La vie sera alors un brillant et
constant démenti de l’œuvre :
Le déroulement des pensées est, en fait, commandé par des exigences inconscientes. Or, si fortes
qu’aient été chez le poète les pulsions de mort, elles ont toujours été compensées par un goût des
valeurs vivantes. Ces dernières l’on emporté, en fin de compte, puisque Mallarmé a vécu, écrit,
espéré et aimé1561.

Au final, pour Mauron, cette constellation du Coup de dés représentera donc, loin de toute
forme de sublime métaphysique ou poétique, une tentative de synthèse entre pulsions de mort
et pulsions de vie : symbole de « l’enfance disparue », mais retrouvée dans l’espace du poème

1559
Nous renvoyons pour cette idée, qui devrait donner lieu à un développement entier, à l’esquisse que nous en
avions proposée dans notre Mémoire de DEA, dirigé par B. Marchal : Th. Roger, Le Poème pour l’œil. Etude du
Coup de Dés de Mallarmé, Université de Paris-IV Sorbonne, 2002.
1560
Ch. Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, op. cit., p. 141.
1561
Ibidem.

340
– d’où la référence terminale à la transmutation proustienne –, elle effectuera, en un mot, une
sublimation des désirs inconscients. La psychocritique, appliquant la Loi freudienne, pratique
donc une forme de censure du motif poético-philosophique, qui se voit rabattu sur la vie
psychique. Ceci va de pair avec la conception transcendante de la constellation avancée par
Mauron, perçue comme l’image d’un ordre éternel et immuable, coupé du devenir. Si elle
peut être ici dissociée du plan intellectuel, pour être associée au plan affectif, c’est qu’elle
n’est pas perçue comme un autre coup de dés, mais comme le signe de « l’autre vie1562 », ou
de l’autre de la vie. On ne s’étonnera donc pas de voir le fondateur de la psychocritique opérer
ce déplacement, qui consiste à refouler quelque peu le hasard mallarméen, en le situant non du
côté du réalisme, mais du pessimisme, ou en passant sous silence la clausule « Toute Pensée
émet un Coup de Dés », quand on se rappelle que la psychanalyse soutient la thèse massive du
« déterminisme psychique » :
(…) le psychanalyste se distingue par sa foi dans le déterminisme de la vie psychique. Celle-ci
n’a à ses yeux rien d’arbitraire ni de fortuit ; il imagine une cause particulière là où,
d’habitude, on n’a pas l’idée d’en supposer. Bien plus, il fait souvent appel à plusieurs causes,
à une multiple motivation1563.

Dans cette perspective, la théorie de l’inconscient n’entre-elle pas en conflit avec le théorème
mallarméen du Coup de dés, devenu inaudible ?

C) Deux monographies fondatrices : Cohn et Davis

Comme on l’a vu plus haut, c’est le suisse Claude Roulet, en 1943, qui a consacré au
Coup de dés la toute première monographie. Le début des années 1950, va voir surgir à
nouveau deux tentatives d’exégèse marquantes, mais très différentes dans leur ton, leur
méthode, et leur ambition, l’une accomplie par un universitaire américain, l’autre par un
« franc-tireur » australien, mallarmiste depuis 1950 avec une étude portant sur les Tombeaux
de Mallarmé publiée par Corti.

1) R. Gr. Cohn : le poème de « l’anti-synthèse » (1949-1951)

Le livre de Robert Greer Cohn consacré au Coup de dés publié en 1951, « traduit du
manuscrit anglais inédit par René Arnaud», constitue la version très développée d’un premier
travail rédigé en anglais proposé en 1949 dans le cadre d’une thèse de Doctorat soutenue à

1562
Ibidem.
1563
S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse (trad. française,1924), Petite Bibliothèque Payot, 2002, p. 53.

341
l’Université de Yale1564. Mais l’ouvrage de 1951 se voudra plus libre : « la version actuelle ne
vise aucun résultat universitaire1565 ». Comme Roulet, Cohn voue au poème, qu’il place
quelque part entre les œuvres de Dante et de Joyce, un véritable culte, et en parle volontiers
sur le mode de l’hyperbole ; si le Coup de dés marque « le point culminant de ce que nous
possédons de Mallarmé1566 », il est aussi « l’un des écrits les plus indéchiffrables qui ait
jamais existé dans aucune littérature1567 ». Précisons immédiatement qu’il nous sera difficile
de rendre compte fidèlement de cette exégèse en raison de sa monumentalité, et de sa richesse
foisonnante. A certains égards, comme le signale Michel Murat, cet opus critique, véritable
« système méta-textuel », « très soigneusement articulé dans le détail », tient de « l’œuvre
d’art » ; il est une sorte de « fiction méta-mallarméenne »1568. Cela ne nous empêchera pas
cependant d’en indiquer les grandes orientations.
Ce substantiel essai d’analyse systématique du Coup de dés s’ouvre par une introduction
qui dresse un bilan rapide de la réception du texte tant chez les « disciples » du poète (Gide,
Mauclair, Régnier, Kahn, Ghil, Valéry, Claudel) que chez les premiers commentateurs
(Thibaudet, Wais, Orliac, Roulet)1569. D’emblée, le ton est donné ; cette lecture sera
radicalement neuve, et sans précédent aucun : « ma propre conception du Poème diffère
radicalement de toutes celles qui l’ont précédée1570 ». Il s’agit pour le critique américain de
renverser une certaine doxa qui a fait du Coup de dés un poème de l’échec, voire un échec
poétique : « un résultat caractéristique et lamentable de l’incompréhension chez Thibaudet et
toute une légion d’imitateurs (…) ad nauseam ». C’est en lisant hâtivement le texte, souvent
réduit à sa phrase-titre, à laquelle on a conféré une « valeur superficielle et toute extérieure »,
que l’on a vu dans le Coup de dés un simple « aveu de défaite » 1571. Cohn aspire en outre à
corriger la vision d’une œuvre mallarméenne rattachée à un « idéalisme froid », pour la
réinscrire dans l’horizon plus solaire et plus vivace d’un « réalisme réconfortant »1572. Pour ce
faire, le critique américain entend tenir ensemble les deux bouts de la chaîne, en proposant
tout à la fois un « commentaire serré » du poème, visant la signification des mots, voire des

1564
R. Gr. Cohn, Mallarmé’s Un Coup de Dés, Yale French Studies, Yale University, New-Haven, 1949.
1565
R. Gr. Cohn, « Avertissement », L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit. (n.p.)
1566
Ibid., p. 485.
1567
Ibid., p. 16.
1568
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 93.
1569
Cohn critique la « mutilation » des textes opérées par Thibaudet, ainsi que sa tendance à enfermer Mallarmé
dans un platonisme de façade. Il reproche à Wais de faire une lecture trop naïvement biographique et
anecdotique du poème, le Maître se voyant identifié à un Mallarmé vieilli qui aurait renoncé à cette foi ancienne
dans une création pure formulée dans Igitur (ibid., p. 20).
1570
Ibid., p. 17.
1571
Ibid., p. 20.
1572
Ibid., p. 20.

342
lettres, et la mise à nu de « l’épistémologie profonde qui soutient l’armature du Poème » 1573.
Ce sont donc les deux infinis du Coup de dés que le nouvel exégète entend explorer ici : le
phonème et le mythème, le littéral et l’archétypal.
La thèse du livre, qui est double, peut alors s’affirmer. Cohn, s’appuyant entre autres
choses sur les différents témoignages des « disciples », pour la première fois aussi
massivement convoqués dans un travail sur le Coup de dés bien documenté, estime que le
poème de 1897 constitue pour Mallarmé « le but même de son existence1574 », et réalise à sa
manière le grand projet de l’Œuvre, même si, à la fin de sa vie – Cohn s’en remet ici à un
témoignage de Régnier – Mallarmé était sur le point de livrer un « Œuvre plus grand1575 ». En
complément, le texte doit être considéré comme « une "explication orphique" de l’univers,
une histoire transposée, poétique, du Tout dans son apparition et sa chute1576 ». Ailleurs, en
guise de conclusion, il affirme que le poème, rapproché en cela de Finnegans Wake, relate
« la naissance, la vie et la mort de l’univers1577 ». Une telle ambition totalisante, estime Cohn,
repose sur une « armature » intellectuelle précise, héritée de ces années de formation
évoquées dans une lettre de Mallarmé à Verlaine de 1883, que le critique américain citera à
deux reprises1578 dans son introduction, comme caution méthodologique : « (…) je m’occupe
de l’armature de mon œuvre, qui est en prose. Nous avons tous été si en retard, du côté
Pensée, que je n’ai point passé moins de dix années à édifier la mienne1579 ». L’outil adéquat
permettant de décrire ces fondements, ou ce que Cohn va nommer une « syntaxe », terme à
entendre dans un sens élargi, comme dans le sens de Carnap, sera l’épistémologie, puisque le
Coup de dés, comme Finnegans Wake, proposerait un « amalgame des diverses structures de
pensée du monde1580 ». Cette « armature » qui structure le Coup de dés, et finalement
l’ensemble de l’œuvre du poète, trouve aux yeux de Cohn sa formulation la plus nette dans un
passage de La Musique et les Lettres, dans lequel Mallarmé évoque « la symphonique
équation propre aux saisons1581 ». Tout le poème reposerait donc sur une rythmique
quaternaire aux dimensions cosmiques, comme nous allons le préciser maintenant.

1573
Ibid., p. 17.
1574
Ibid., p. 23.
1575
Ibid., p. 485.
1576
Ibid., p. 31.
1577
Ibid., p. 436.
1578
Ibid., p. 17 et p. 27.
1579
Mallarmé, lettre à Verlaine du 3 novembre 1883, OC, t. I, p. 780.
1580
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 26.
1581
Mallarmé, OC, t. II, p. 66.

343
a) « L’épistémologie profonde » : « multipolarité », « anti-synthèse » et « jeu »
Cohn estime de fait que « Mallarmé place un archétype quadripolaire à la base de son
projet de l’Œuvre1582 », si bien que cette pensée poétique repose sur une « tétrade1583 »
fondamentale, qui va rythmer ce que le critique américain va nommer le « cycle
mallarméen1584 ». C’est la nature avec son rythme saisonnier faisant alterner deux couples de
saisons marquées et de saisons de transition – cette « tétralogie de l’An1585 » dont parle
Mallarmé dans Catholicisme – qui va bien évidemment fournir le modèle fondamental de
cette épistémologie de la « double polarité ». Ajoutons que polarité ne signifie pas ici dualité :
« les deux pôles s’interpénètrent1586 ». L’originalité de cette pensée poétique, si l’on en croit
Cohn, serait d’élargir le dualisme archétypal de l’ombre et de la lumière, de la vie et de la
mort, de l’être et du néant, dont il faut partir, dont Les Dieux antiques fournissent une belle
illustration1587, en une pensée non plus seulement bi-polaire, mais quadripolaire, voire
multipolaire. Cohn précise cela : « la multipolarité, dont la double polarité constitue une
phase, est un système épistémologique basé sur le paradoxe1588 ». La poésie mallarméenne,
manifestation d’un « rythme quadripolaire de lumière et d’ombre1589 », s’enracinerait ainsi
dans une épistémologie qui aurait coupé les ponts avec la théologie trinitaire du christianisme,
comme avec la dialectique ternaire de l’hégélianisme. Cohn revient donc, mais assez
rapidement, au détour d’une note, sur la question de l’influence de Hegel :
Les réminiscences hégéliennes sont évidentes mais il ne convient pas d’y attacher trop
d’importance (…) On peut, pour des raisons historiques, simplement parce que le terme est
tellement commode, faire de Mallarmé un « hégélien » mais il vaut mieux abandonner là le sujet et
traiter Mallarmé comme le mérite la vigueur de sa pensée, c’est-à-dire d’une manière
indépendante1590.

La justification de l’existence d’une telle logique quadripolaire passe par l’analyse de quatre
(!) extraits mallarméens que le critique estime éminemment représentatifs d’une logique du
paradoxe non résolu, qui est celle du paradoxe au carré, qu’il nomme « paradoxe du
paradoxe », « double dilemme », ou « paradoxe à la deuxième puissance ». Il s’agit de deux
passages d’Igitur, d’un fragment transcrit par Bonniot dans son édition d’Igitur qui
schématise les rapports entre Héros, Hymne, Théâtre, Idée à partir du couple Mystère /

1582
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 39.
1583
Ibid., p. 58, et passim.
1584
Ibid., p. 54, et passim.
1585
Mallarmé, OC, t. II, p. 241.
1586
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 38.
1587
Cohn écrit que Les Dieux antiques, livre centré sur le soleil, « tourne entièrement autour de ce thème », ibid.,
p. 55.
1588
Ibid., p. 46.
1589
Ibid., p. 37.
1590
Ibid., p. 68.

344
Drame1591, et du passage de La Musique et les Lettres déjà évoqué mentionnant la
« symphonique équation propre aux saisons ». Cohn estime que ces différents extraits,
convergents, instaurent quelque chose comme une dialectique sans dépassement, qui ferait de
Mallarmé une sorte d’anti-hégélien :
A une époque où la plupart des penseurs en étaient au stade « hégélien » d’un devenir conditionné
par l’union des contraires et produisant un tertium quid, Mallarmé poussa jusqu’à un système
d’union entre deux paires de contraires. A la thèse-antithèse-synthèse hégélienne, il ajouta l’anti-
synthèse, si l’on me permet d’inventer ce terme1592.

Ce concept d’anti-synthèse, forgé pour décrire ce mode de pensée, se trouverait déjà, précise
Cohn, mais « en une forme floue1593 », dans la tradition occultiste représentée par un Eliphas
Lévi ; il ajoute qu’il le retrouve chez certains penseurs contemporains, et de citer les noms
suivants : Jung, Baudouin, Mauron, Guénon, Ghyka, Haskell1594. Nous verrons plus loin que
cette liste d’auteurs peut se lire aussi comme la famille intellectuelle à laquelle Cohn
appartient lui-même.
En outre, cette dimension « quadripolaire » conduit le critique américain à solliciter du
même coup la notion de repère orthonormé, et de déployer alors toutes les grandes
dichotomies archétypales comme les grandes catégories anthropologiques : horizontalité /
verticalité, temps / espace, positif / négatif, haut / bas, mâle / femelle, convexe / concave,
terre / ciel, analyse / synthèse, cinétique /statique, linéaire / circulaire, unité / multiplicité,
etc1595. Notons que le critique américain rappelle avec Mondor l’existence du manuscrit du
Coup de dés, constitué de « pages quadrillées », argument ajouté à la démonstration : le
quadrillage prouve le quadripolaire1596. Quant à la notion d’« anti-synthèse », elle se verra
rapprochée du concept physico-chimique d’« excédent cinétique » ; le Coup de dés, dirions-
nous, sera perçu comme une œuvre métastable.
Dès lors, l’idée d’un « schéma tétrapolaire », décrit aussi comme « vibration
quadripolaire1597 » qui rend impossible toute forme de totalisation ultime, trouvera sa
meilleure formulation dans le motif du jeu, « quintessence de la symétrie quadripolaire1598 »,
et « mot central de la pensée mallarméenne1599 ». Telle doit être la leçon de La Musique et Les

1591
Mallarmé, Igitur, préface d’E. Bonniot, Gallimard, 1925, p. 25. Pour une autre lecture du manuscrit,
sensiblement différente, voir J. Schérer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., feuillet 5 (A), et B. Marchal,
Mallarmé, OC, t. I, p. 550.
1592
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 41-42.
1593
Ibid., p. 42.
1594
Ibidem.
1595
Ibid., p. 51 et sq.
1596
Ibid., p. 41.
1597
Ibid., p. 38.
1598
Ibid., p. 40.
1599
Ibid., p. 41.

345
Lettres : « son attitude la plus authentique est résumée dans l’essai par le mot "jeu", vibration
entre les extrêmes1600 » ; tel devra être le ressort principal du poème de 1897 : « dans Un coup
de dés, tout tourne métaphoriquement autour de ce mot1601 ». C’est la raison pour laquelle il
ne saurait être question ici d’échec ; le poème incorpore le hasard comme condition du ludus :
« non pas tellement essayer d’abolir le hasard, mais plutôt jouer le jeu1602 ». En effet,
supprimer le hasard reviendrait à supprimer le jeu1603.

b) « Syntaxe » du Coup de dés


Donnons maintenant quelques arguments avancés concernant directement le Coup de dés.
Cette épistémologie, aux yeux du critique américain, peut être discernée dès le titre du poème.
La phrase, si l’on considère sa segmentation au cours de son déroulement dans le texte, repose
sur un découpage quaternaire : un coup de dés / jamais / n’abolira / le hasard. Cohn pense en
outre que l’emplacement des segments sur la double page mime le cycle saisonnier ou la
trajectoire du soleil, si l’on distingue un axe médian horizontal servant de ligne de
partage1604 : « un coup de dés », haut placé, est estival ; « jamais » est automnal ;
« n’abolira », situé très bas, est hivernal ; « le hasard », remontant un peu, est printanier. Pour
compléter ou compliquer cette description, Cohn convoque aussi la théorie des quatre âges
héritée de Hésiode, le poème s’ouvrant ainsi par « l’âge d’or ». Il note en outre, après Roulet,
qui lit comme lui l’incipit, un effet de bouclage du texte, s’ouvrant et se refermant sur le motif
de la constellation : « dans les mots-mêmes de la phrase-titre, il est fait directement allusion
aux étoiles comme un "coup de dés"1605 ». Le commentateur estime que les deux première
doubles pages mettent en rapport le ciel et la mer ; et la formule « coup de dés » représenterait
ici un principe viril, comme si Mallarmé se souvenait du couple Ouranos-Gaïa : « le ciel,
mâle, se mire dans l’océan, sa "moitié" femme1606 ». Ajoutons que l’opposition typographique
du noir et du blanc pourra être lue comme une variation sur la dichotomie masculin /
féminin1607.

1600
Ibid., p. 19-20.
1601
Ibid., p. 41.
1602
Ibid., p. 22. Voir aussi p. 90.
1603
Signalons la parution de la première traduction anglaise, contemporaine du livre de Cohn, de l’essai célèbre
de Huizinga sur la question du jeu, datant de 1938 : Homo Ludens. A Study of The Play Element In Culture, Roy
Publishers, 1950 ; quant à la première traduction française, elle paraît chez Gallimard en 1951.
1604
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 54.
1605
Ibid., p. 61.
1606
Ibid., p. 76.
1607
Ibid., p. 78.

346
En outre, concernant le titre toujours, Cohn signale la présence éventuelle d’une figure
étymologique portant sur le mot hasard qui, en arabe, signifie « coup de dés »1608. Cet énoncé
serait moins « un lieu commun de sagesse sentencieuse » qu’un « calembour »
épistémologique, qui présente un « aspect cyclique ou tautologique1609 ». Dès le titre, en effet,
Mallarmé poserait cette « oscillation entre les contraires dans le dilemme1610 », Cohn
associant ici curieusement logique paradoxale et logique tautologique. Ainsi, tout le poème
reposera sur l’idée de tension, Mallarmé cherchant à « inclure en maint terme son
contraire1611 ». Le Coup de dés, à la différence de ce que la tradition héritée de Bonniot a
véhiculé, reprend exactement le propos d’Igitur, souligne-t-il, dans une parfaite continuité, et
en particulier cette affirmation : « il y a et il n’y a pas de hasard ». Si l’on identifie hasard et
néant ou hasard et mort, soutient Cohn, on s’aperçoit que la phrase-titre maintient une aporie
logique : « nous ne pouvons pas plus concevoir la mort (le Tout, la pureté) que son
absence1612 ». Il renvoie ainsi dos à dos Thibaudet (lecture « pessimiste ») et Wais (lecture
« optimiste »)1613.
Quant à la dynamique générale du poème, elle suivrait le schéma suivant : unité / dualité /
multiplicité / retour à l’unité. Ainsi se déploie à partir de cette phrase-titre conçue comme
« noyau1614 », un « mouvement d’onde1615 », qui contient toute la suite du texte : « de ce
rythme générique, tous les autres mouvements d’ondes émanent1616 ». Il ajoute : « tous les
mots du texte, du plus grand au plus petit, participent donc à une ondulation qui domine tout,
sort de la Page, et y rentre1617 ». Chaque Page présente un double mouvement d’élévation et
de chute, ce qui est le « destin des institutions1618 ». Plus précisément, la figure géométrique
correspondant au « schéma tétrapolaire » serait la spirale. Ainsi, jusque à la Page 9, « la
spirale tente de se transformer en un cercle plein, c’est-à-dire de boucler la boucle dans un
Retour Total : ceci est exprimé par la disposition typographique quadrangulaire (cyclique
comme la double polarité) de la Page1619 ». Autrement dit, il y a comme une impossibilité du
cercle ; le texte viserait une « stasis parfaite et refermée sur soi », sans y parvenir jamais :

1608
Ibid., p. 32.
1609
Ibid., p. 57-58.
1610
Ibid., p. 33.
1611
Ibid., p. 61.
1612
Ibid., p. 32.
1613
Ibid., p. 33.
1614
Ibid., p. 54.
1615
Ibid., p. 58, et passim.
1616
Ibidem.
1617
Ibid., p. 65.
1618
Ibid., p. 70.
1619
Ibid., p. 66.

347
cette totalisation stable est ce que le Poème « tente , en vain, de faire1620 ». Ailleurs, il écrit :
« le Poème, comme toute réalité, est une chute, coupée de l’absolue Pureté ou Stasis1621 » ; il
pose « le paradoxe cinétique-statique de l’être et du devenir1622 », et insiste sur le fait que « le
schéma stasis-kinesis-stasis » est « extrêmement important pour Mallarmé1623 ». L’anti-
synthèse rejoint l’asymétrie et l’équilibre instable qui permet le mouvement. Cohn soutient
que Mallarmé dans le Coup de dés, à la différence de ce qui avait lieu dans les textes de
jeunesse, valorisant la stasis, aura « sacrifié, finalement, la symétrie logique1624 ».
Ensuite, Cohn estime que le poème, de nature épistémologique donc, propose, à travers le
parcours de ses doubles pages, un panorama des sciences : « chaque Page correspond, en gros,
à un niveau de la hiérarchie des sciences prolongée par divers stades du développement de
l’art1625 ». Nous aurions, successivement : « sciences physiques » (Page 1 et 2), « biologie »
(Page 3), « sciences sociales » (Page 4), « art primitif et rituel » (Page 5), « théâtre, art
public » (Page 6), « poésie, art privé » (Page 7), « synthèse de tous les arts » (Page 8), « océan
vide de toute réalité » (!) (Page 9), « espace solitaire » ( !) (Page 10), « unique constellation
comme le dernier amas de réalité, le Multiple retournant à l’Unité dont il est issu » (Page
11)1626. Il concède cependant, sans citer Roulet, qu’il existe aussi une logique ternaire, qui
pourrait faire penser au modèle formel de l’ode, matérialisée en particulier par les trois
sections typographiques romain / italique / romain1627.
Quant à la structure syntaxique proprement dite, elle se voit décrite à travers des
métaphores biologiques, qui reprennent le modèle de l’arborescence1628. Le Coup de dés est
un « poème-plante » constitué d’une « tige principale », la phrase-titre », et de « rameaux
typographiques secondaires ». Cohn en distingue seulement trois : Quand bien même lancé
dans des circonstances / éternelles / du fond d’un naufrage / soit / le maître / existât-il /
commençât-il et cessât-il / se chiffrât-il / illuminât-il / rien n’aura eu lieu que le lieu / excepté
peut-être une constellation ; si c’était le nombre ce serait ; comme si / comme si. Il fait donc fi
de la tripartition mallarméenne des motifs (principal / secondaire / adjacents) proposée par la
préface de Cosmopolis1629. Il ne dira donc rien ici du petit corps en bas de casse.

1620
Ibid., p. 68.
1621
Ibid., p. 69.
1622
Ibid., p. 80.
1623
Ibid., p. 68.
1624
Ibid., p. 447.
1625
Ibid., p. 34.
1626
Ibidem.
1627
Ibid., p. 71.
1628
Ibid., p. 72-73.
1629
Voir OC, t. I, p. 391.

348
L’universitaire américain conclut sur ce point en filant une nouvelle fois sa métaphore
végétale : le Coup de dés constitue « un système fermé et pourtant ramifié » ; son expansion
est interne, endogène, tout intérieure, concernant les « vaisseaux de la plante » plutôt que la
« structure externe de ses tiges et rameaux »1630. Ainsi, la dynamique de ce poème-organisme,
en accord avec l’image de la croissance de la plante, reste majoritairement linéaire, et
« subsidiairement circulaire1631 ».

c) « Analyse détaillée »
Pour ce qui est du contenu précis de « l’analyse détaillée », nous ne pouvons que renvoyer
au livre, qui ausculte le poème selon une véritable micro-lecture, double page par double
page, groupes de mots par groupes de mots, lettres par lettres1632. Cohn déplie véritablement
chaque terme en fonction de la poétique de la suggestion mallarméenne, dont il a trouvé en
particulier une mise en forme marquante dans les notes préparatoires à Igitur révélées par
Bonniot. C’est bien cette « recherche de mots en échos1633 » qu’il va lui même opérer. Ceci
l’amène donc à associer, plus ou moins librement, en suivant une sorte d’écoute flottante du
texte-tissu, démarche qui s’appuie en partie sur la sollicitation d’autres occurrences du mot
tirées du corpus du poète. Ainsi, à titre d’exemple, le « coup » initial viendra se placer dans la
série cymbale-symbole-or-été-lumière, et « coup de dés » pourra évoquer la série dés-idée-
coup-éclat de soleil1634.
Sans pouvoir rendre compte ici de toutes ces remarques faisant preuve d’une extrême
inventivité critique, nous indiquons seulement que l’universitaire américain donne un titre à
chaque Page, ce qui a pour effet immédiat de thématiser fortement le poème, voire de le
mettre quelque peu en récit en isolant des épisodes : Page 1 : « La création » / Page 2 : « Le
temps et l’espace » / Page 3 : « L’univers physique » / Page 4 : « L’Homme » / Page 5 :
« L’Enfant : l’histoire » / Page 6 : « L’art et le rituel » / Page 7 : « L’artiste : le théâtre » /
Page 8 : « Le poète moderne » / Page 9 : « Le Poème » / Page 10 : « Retour à l’Océan » / Page
11 : « La Constellation ». Selon lui, les Pages 1 à 5 décrivent le passage de la Nature à la
Culture. La suite et la fin opèrent une levée de voile sans dévoilement : « Le cycle de la réalité
et le cycle de l’art convergent en une Apocalypse qui n’offre aucune promesse1635 ». Un des

1630
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 73.
1631
Ibidem.
1632
Ibid., p. 117-420.
1633
E. Bonniot, Préface à Igitur, op. cit., p. 16.
1634
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 121.
1635
Ibid., p. 80.

349
appendices du livre propose en outre un « résumé superficiel du poème1636 », sous forme de
glose littérale, dont nous donnons ici un aperçu synthétique :
Page 1 et 2 : Aucune tentative, « y compris l’esprit parfaitement lucide qui sacrifie tout, du fond
d’un naufrage, à sa vision », ne pourra atteindre une « parfaite domination – un Temps-Espace
total est suggéré ».
Page 3 : Tentative de l’Abîme, identifié au « chaos originel », qui échoue dans un « creux-faillite »
qui est le résumé de la « négation-ombre ».
Page 4 : Seconde tentative, celle du Maître, qui, face aux feux du soleil couchant (conflagration à
ses pieds / de l’horizon unanime) cherche à « étreindre la Lumière Totale », et échoue aussi à
cause de l’écart entre son « bras-désir » limité, et l’infini de la tâche à accomplir ; il est
potentiellement mort (cadavre), au regard du caractère inaccessible de sa «vision totale ».
Page 5 : Le démon, ou « l’Amour éternel dans son aspect sexuel », a entraîné le Maître, avant sa
mort, vers « l’acte procréateur comme tentative de surmonter la mort, le hasard » ; il se prolonge à
travers son fils : « assoupli, renouvelé dans son enfant qui a été soustrait à ses vieux os par la mer-
mère ». Le fils, issu non pas d’un mariage (Fiançailles), mais d’une « passade perpétuant la vie »,
« essayera et échouera » à son tour dans cette tâche : « la série des tentatives est vaine ».
Pages 6-9 : « Nulle tentative jamais n’abolira le hasard, mais les hommes, artistes inclus, se
comportent comme si ils le pouvaient ».
Page 6 : Vacuité de la parole, « vaine série de montées et de chutes ». La plume qui écrit est le
« symbole d’une création artistique en devenir », mais « ceci encore ne sera qu’un "jeu" ».
Page 7 : La plume reste solitaire, « excepté si elle est employée à une œuvre d’art telle que Hamlet
de Shakespeare, avec son sombre rire ».
Page 8 : « Nulle tentative jamais n’abolira le hasard », pas même celle d’un « adolescent qui a tout
sacrifié », devenu « génie impersonnel » (front invisible). Le poète-sirène est un « raté ». Sa
« création finale (roc) survit comme une pierre tombale, un monument éphémère, lui aussi
fatalement limité ».
Page 9 : Achèvement du « cycle de l’art » avec la « vision de l’échec ultime de l’artiste ».
Page 10 : Disparition de la vie et retour à l’Océan primordial ; « puisque c’est l’homme qui a
donné un sens à la nature, et qu’il a disparu, c’est comme si rien ne s’était passé ». Réussir aurait
consisté à abolir la dualité, qui se trouve être au principe même de la vie ; donc, « la tentative était
inhumaine ». La « vague région de l’au-delà était vaine ».
Page 11 : Apparition de la constellation, « source même antérieure à la mer et à laquelle retourne
toute réalité, le point final dont parle Poe dans Eurêka ». Elle est « infiniment loin dans l’espace »,
mais peut aussi se comprendre comme « l’effort ultime de la pensée s’approchant de l’au-delà
indescriptible » ; elle existe « au delà de l’intérêt journalier qu’on attache à l’immortalité ou de la
curiosité populaire ou scientifique » ; elle n’est pas « si congelée qu’elle ne puisse devenir » ;
concrétisée sous la forme de la Petite Ourse à cause de l’étoile Polaire, « point fixe », elle place un
« point final », les « dés premiers et derniers » ayant été jetés.

Précisons encore que dans son « analyse détaillée », l’universitaire américain déploie une
systématique posée dans un chapitre antérieur intitulé « Le mot mallarméen. Significations
des lettres1637 », inspiré des Mots anglais. Selon lui, la dimension facettée du « mot
mallarméen » instaurant un jeu dans le signifiant débouche sur « des conceptions qui
anticipent largement sur les plus profondes conclusions de Freud1638 ». Par ailleurs, il est
possible de construire une « table1639 » des valeurs connotatives des lettres, Cohn anticipant

1636
Ibid., p. 461-468.
1637
Ibid., p. 89-116.
1638
ibid., p. 96.
1639
Voir ibid., p. 98-116.

350
ici sur ce que Fonagy appellera les « bases pulsionnelles de la phonation ». On apprendra
ainsi, puisque l’on postule que le son a un sens plus ou moins conscient, que le « i », indice du
« principe mâle », constitue la « lettre centrale » du Coup de dés, que la lettre « a » connote le
« plat », que le « o » signifie « stasis, circularité : bol, rond, roc », que « m » renvoie à
« maternel, matrice : mère, mer, molle », etc.

d) Iconicité du Coup de dés

Cohn, dans la partie de son étude intitulée « les deux niveaux de l’imagerie1640 », tente
d’identifier les formes, qu’il nomme « idéogrammes », inscrites sur chaque double page du
poème1641. Le premier niveau concerne la constellation de l’Ourse, « forme dominante », qui
« court d’un bout à l’autre du Poème, et qui est le Poème », devenu « poétique voie lactée ».
Cohn en repère la présence, en dehors de son apparition finale, sur les doubles pages 1-2, 3, 7
et 8. Par sa forme duelle, orientée selon une « pente moyenne » oblique, la constellation
incarne ici tétrapolarité et anti-synthèse. Cette forme contient à ses yeux une des grandes
polarités qui structurent le poème, le couple kinesis / stasis, figuré respectivement par le timon
et le Chariot, lui-même réduit en tant que parallélépipède, à une structure « quadripolaire »,
conformément à cette grille de lecture.
Quant au second niveau, il figurerait, par réflexivité, à travers des objets symboliques,
« l’acte d’écrire1642 ». En fonction d’un tel « narcissisme » littéraire, la plume serait ainsi un
des « héros du poème ». La forme de l’Ourse peut d’ailleurs être rapprochée d’une « plume en
train d’écrire1643 ». Mais cette remarque n’empêche pas Cohn de chercher des formes plus
précises sur chaque double page, parfois de manière assez acrobatique. Les pages 1 et 2
représenteraient la dichotomie mâle / femelle ; la page 3, les couples aile / oiseau, voile /
bateau, plume / encrier ; la page 4, une tempête ; la page 5, « la vie qui s’affile à mesure que
la culture s’accroît1644 » ( ?!) ; la page 6, « l’art comme tourbillon1645 » ; la page 7, la plume
sur la toque d’Hamlet ; la page 8, la queue d’une sirène ; la page 9, la jonction entre Poésie et
Métaphysique (? !) ; la page 10, « l’Océan déserté, confondu avec le Ciel1646 ».

1640
Ibid., p. 81-82.
1641
Signalons ici une certaine nouveauté dans le statut éditorial du Coup de dés. Cohn, pour la première fois de
manière si ostensible, laisse complètement de côté la préface de Cosmopolis, qu’il ne citera que très
occasionnellement, surtout pour commenter les quelques variantes. Ce qui fut longtemps utilisé avant lui comme
unique et commode clé de lecture du poème, se verra relégué ici à l’extrême fin d’un « appendice » ; il se réfère
donc à la version de 1914, seule édition digne d’intérêt à ses yeux (ibid., p. 26).
1642
Ibid., p. 81.
1643
Ibidem.
1644
Ibid., p. 84.
1645
Ibid., p. 85.
1646
Ibid., p. 86.

351
e) Critique archéologique : Eliade ou Derrida ?
L’idée claudélienne du poème cosmogonique aura donc fait florès. Après Roulet, Cohn,
dont les travaux sont contemporains de ceux du critique suisse, explore lui aussi cette voie,
mais de manière assez différente, comme on vient de le voir. L’universitaire américain, en
centrant le Coup de dés sur cette tétrapolarité cosmique, inscrit finalement à nos yeux cette
œuvre dans le sillage de la pensée traditionnelle, voire de la pensée païenne. Son travail
repose sur la notion d’archétype ; le nom de Jung est cité en passant à deux reprises dans
l’ouvrage1647. Cohn mentionne aussi deux fois très rapidement le travail de René Guénon1648,
dont La Crise du monde moderne (1928), qui s’ouvre par une analyse, au sein de la tradition
hindouiste, des « quatre âges1649 », a été rééditée par Gallimard en 1946. Mais, comme
souvent, il est ici difficile de faire le départ entre les catégories de l’interprète et le
« contenu » interprété. En effet, cette manière d’inscrire son propre travail dans une
constellation de travaux qui lui sont à la fois proches et contemporains n’empêche pas
l’universitaire américain de situer aussi simultanément la pensée de Mallarmé dans le vaste
courant platonicien et néo-platonicien. Il s’agit de jouer Platon contre Aristote, l’acceptation
du paradoxe contre le principe de non-contradiction1650. Cependant, d’autres philosophes
seront cités, l’ensemble confinant à l’amalgame : à côté de la tradition néo-platonicienne
(Maître Eckhart, Bruno, Böhme) voisineront Spinoza et Kierkegaard1651. Cet éclectisme des
références est lié à la méthode employée. La mise en évidence des archétypes conduit à
niveler le poème, qui peut dès lors dialoguer avec n’importe quel autre texte, le tout flottant
dans une sorte de symbolique universelle. Pour le dire autrement, le souci archétypal a
tendance à nier quelque peu la singularité du poème, qui se voit en partie dissoute dans les
invariants anthropologiques. Prenons un exemple significatif. La clef de lecture
cosmogonique, comme chez Roulet, conduit à voir presque exclusivement ici dans « le coup
de dés » initial une référence, peu évidente, aux astres, ou au geste créateur du monde, ce qui
interdit à nos yeux ensuite de confronter les deux « coup de dés », celui du Maître, et celui des
astres. On se heurte ici au problème de l’adéquation entre le regard interprétant et l’objet
interprété. Si le Coup de dés totalise l’univers, il sera la somme de tout, à la manière d’un
speculum mundi médiéval, et tout s’y trouvera ; la somme critique qui en rendra compte y re-

1647
Ibid., p. 41 et p. 440.
1648
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 41 et p. 440.
1649
R. Guénon, La Crise du monde moderne (1928), Gallimard, coll. « folio essais », 1994, p. 21.
1650
Ibid., p. 444.
1651
Ibid., p. 442.

352
trouvera donc tout… Non sans ironie d’ailleurs, Cohn en a bien conscience : « mais il est
désormais clair que le Poème de Mallarmé se rapproche de tout1652 ».
Cependant, au regard de cette analyse, et de l’épistémè dans laquelle on pourrait la saisir,
il est un ouvrage auquel il est difficile de ne pas penser ici : il s’agit du Mythe de l’éternel
retour de Mircea Eliade, traduit en français en 1949, dont le sous-titre est « archétypes et
répétition ». Or, le philosophe et historien des religions roumain aussi, lorsqu’il analyse
« l’ontologie archaïque1653 », fondée sur le dédoublement du monde, et la présence fondatrice
d’un archétype, d’un modèle ou d’un paradigme, écrit : « cette ontologie "primitive" a une
structure platonicienne, et Platon pourrait être considéré dans ce cas comme le philosophe par
excellence de la mentalité "primitive"1654 ». On ne sera donc pas très étonné de voir Cohn,
dans sa conclusion, solliciter, outre la tradition platonicienne, les travaux des ethnologues ; il
rapprochera ainsi le « schéma tétrapolaire » mallarméen des « cosmogonies des
Soudanais1655 », dans lesquelles la vibration est à l’origine de toute chose.
Mallarmé païen1656. Ainsi donc, cette lecture du Coup de dés reposant sur l’idée d’un
« cycle mallarméen », nous semble pouvoir être rapprochée des analyses proposées à la même
époque par Eliade, qui décrit avec précision, comme l’on sait, la mentalité « primitive » en
l’associant à une « théorie de l’ondulation cyclique1657 », comme à la négation humaine du
temps historique par la répétition ou l’imitation d’un acte archétypal supra-humain, en
particulier de nature cosmogonique. Dans cette perspective, le Mallarmé de la « tragédie de la
nature » appartiendrait à cette lignée d’auteurs qui représentent ce qu’Eliade appelle « la
survivance du mythe de "l’éternel retour"1658 » au tournant du XIXe siècle, et parmi lesquels il
convoque bien évidemment Nietzsche. Le point de contact majeur entre pensée mallarméenne
et pensée traditionnelle serait alors ici la mythologie, et la traduction du vulgarisateur de Max
Müller publiée par l’auteur du Cantique de saint Jean en 1879. De fait, pour la première fois
de manière aussi patente, la « besogne1659 » très alimentaire que fut Les Dieux antiques fait
son apparition dans le discours critique mallarméen de manière à ouvrir un nouvel horizon

1652
Ibid., p. 179.
1653
M. Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, édition revue et augmentée (1969), Gallimard, coll. « folio essais »,
1989, p. 13, et passim.
1654
Ibid., p. 49.
1655
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 445.
1656
Sur cette question, voir B. Marchal, et en particulier sa discussion des thèses d’H. Meschonnic portant sur les
rapports entre conscience cosmique et conscience historique chez Mallarmé : La Religion de Mallarmé, op. cit.,
p. 490-491 ; ou, plus récemment, dans une perspective tout autre, qui n’est pas sans rappeler celle de Cohn,
puisqu’elle postule une logique bipolaire, L. Lehnen, « Le paganisme de Mallarmé », et « Mallarmé : poète
cosmique ? », Mallarmé et Stefan George, op. cit., p. 127-129, et p. 129-132.
1657
M. Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, op. cit. p. 162.
1658
Ibid., p. 158-165.
1659
Mallarmé, lettre à Verlaine du 16 novembre 1885, OC, t. I, p. 789.

353
herméneutique. Ce que Gardner Davies appellera en 1959 le « drame solaire » de Mallarmé
fait ici son entrée, même si, comme on l’a vu plus haut, Mauron en 1950 avait lui aussi attiré
l’attention sur cet aspect, mais sans en faire un élément clé de « l’armature intellectuelle » du
poète. Cohn estime de fait que le Coup de dés illustre à merveille « l’épistémologie
universelle ainsi que [Mallarmé] la découvrit dans d’innombrables mythes (Les Dieux
antiques)1660 ». Ainsi, il pourra défendre l’idée très stimulante que « des éléments épars de
mythes individuels se retrouvent sous des formes analogues dans Un Coup de dés1661 ». Mais
il ne dira pas lesquels : la recherche reste ouverte sur ce plan. Les travaux de Bertrand
Marchal reprendront cette question de la dimension archétypale de la pensée de Mallarmé, en
la situant au cœur même de son projet poétique ; mais le traducteur-adaptateur de Cox se
verra présenté non pas comme un poète archaïque ou « nostalgique » de l’ordre des anciens
jours, mais plutôt, pour le dire vite, comme un poète-anthropologue, doté d’une conscience
historique et d’un regard démystificateur porté sur les mythes.
Mallarmé anti-hégélien. Mais, et c’est là à nos yeux toute l’équivoque de la lecture de
Cohn, le « schéma tétrapolaire » se veut « anti-synthétique », ce qui tire la poésie
mallarméenne davantage vers la modernité que vers la tradition. Ce n’est plus avec la pensée
platonicienne ou soudanaise qu’elle dialogue, mais avec l’œuvre de Joyce1662. A la lecture de
cet opus critique, on ne sait plus très bien si la dynamique du texte est circulaire ou spiralée,
tautologique ou paradoxale : cercle ou refus du cercle ? Tantôt l’universitaire américain
convoque son « schéma stasis-kinesis-stasis », qui n’a rien de quadripolaire, tantôt il parle de
« systole-diastole » ; et la logique du « cycle » côtoie celle du « mouvement d’ondes », ou
encore celle de la « spirale ». Simples métaphores rétorquera-t-on. Bien au contraire, cela
nous semble ici décisif puisque Cohn vise une armature épistémologique : le choix d’un
modèle n’a donc rien de fortuit ni de secondaire. Il y aurait dans le Coup de dés l’expression
d’un « cycle mallarméen », liée à cette exigence de totalisation de l’univers intrinsèquement
impliquée par la logique de l’Œuvre1663, mais aussi, et simultanément, une négation de la
synthèse, une perpétuelle oscillation entre les polarités, sans dépassement, sans tertium quid –

1660
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 445.
1661
Ibid., p. 476.
1662
Un disciple de Cohn, D. Hayman, a cru discerner une influence du Coup de dés dans Finnegans Wake. Son
livre, assez répétitif, peu organisé, établit surtout des rapprochements de motifs, assez superficiels (Joyce et
Mallarmé. Stylistique de la suggestion, t. I, Lettres Modernes, 1956, p. 147-181 ; Les Eléments mallarméens
dans l’œuvre de Joyce, t. II, p. 128-134 ; p. 144-235). Hayman rend compte d’un témoignage de Soupault qui
aurait vu un exemplaire du Coup de dés dans la bibliothèque du domicile parisien de Joyce autour de 1930 (ibid,
t. I, p. 39). Il estime que des passages nombreux de Finnegans Wake « démarquent l’action des pages du Coup
de dés » (ibid., p. 22).
1663
Le notion de « Retour », avec majuscule, revient sans cesse sous sa plume : voir, entre autres exemples, en
dehors de la partie proprement dédiée à la présentation du « cycle mallarméen » : ibid., p. 145, p. 148, p. 468.

354
hymen dira l’auteur de La Dissémination1664. Cette ambiguïté est bien réelle – Cohn ne semble
pas la résoudre par la nostalgie de la synthèse ou le constat de l’impossibilité du cercle,
puisqu’il refuse l’idée d’un échec mallarméen : elle va se traduire par une polémique avec
Derrida. Comme on le rappellera plus loin, le père de la déconstruction verra dans cette
somme littéraire une forme de caution à sa propre critique de la tradition métaphysique
occidentale.
Quant à la notion d’anti-synthèse en elle-même, elle pourrait donner lieu à une critique,
que nous ne saurions entreprendre ici. Indiquons cependant que le passage des notes du Livre
auquel se réfère Cohn a pu être transcrit autrement depuis Bonniot. Les nouvelles versions
associent davantage les fragments « à tort scindés en deux » et « on en tire pour racheter cette
scission » au schéma centré sur le « Mystère »1665. Autrement dit, ce morceau, qui comprend
aussi la formule « cela forme un tout Drame ou Mystère rentrant l’un en l’autre aussi1666 »,
semble plutôt indiquer un processus dialectique visant une totalisation. Même si l’on opte
pour situer philosophiquement la pensée poétique mallarméenne du côté d’une crise de la
synthèse, il s’agirait sans doute ici d’un hégélianisme incomplet, plutôt que d’un anti-
hégélianisme, d’une synthèse à venir plutôt que d’une volontariste anti-synthèse. Mais encore
une fois, cet aspect, nécessitant de plus amples analyses, déborde le cadre que nous nous
sommes fixé…
Au total, ce que dégage Cohn dans le Coup de dés, principalement, c’est une structure
anti-linéaire et anti-finaliste, et donc anti-historiciste. A partir de ce noyau qu’il nomme
épistémologique, mais que l’on pourrait tout aussi bien qualifier d’idéologique, mis en place à
une époque où l’on cherche à décrire des formes de pensée étrangères à la tradition
occidentale, au moment où cette conscience ethnologique qui sera la matrice du structuralisme
est en train de s’affirmer, on peut tirer le Coup de dés vers deux types de
pensée paradoxalement solidaires, puisque l’une s’est construite à partir de la description de
l’autre : la pensée archaïque des archétypes et / ou la pensée structuraliste des invariants.
Mais le concept d’anti-synthèse peut aussi mener tout droit à la déconstruction post-
structuraliste, comme au « pas-tout » lacanien. Or, il se trouve que la réception du livre de
Cohn, en France, dans un contexte marqué à la fois par Nietzsche et Marx, a privilégié

1664
L’ironie culmine ici quand on voit que l’universitaire américain, qui pointe l’anti-hégélianisme de Mallarmé,
verse dans une forme d’approche hégélienne de l’histoire individuelle du poète. Son « Appendice » consacré à la
« Genèse du Poème » (ibid., p. 469-489) est tout entier finaliste et téléologique. S’agissant de décrire
« l’évolution aboutissant à Un Coup de Dés », ces pages commencent, en toute logique, en 1842, année de la
naissance du poète…
1665
voir Mallarmé, « Notes en vue du "Livre" », OC, t. I, p. 550.
1666
Ibidem.

355
l’aspect anti-hégélien de cette lecture, contre la dimension cyclique et cosmique : Hyppolite,
les membres de Tel Quel, Derrida, vont retrouver quelque chose de leur orientation
philosophique dans cet opus critique de 1951.
Le livre de Cohn pose finalement la question, encore assez peu débattue à ce jour, de la
part d’anti-modernité que recèle la pensée mallarméenne ; et paradoxalement, c’est avec un
poème comme le Coup de dés, texte éminemment cosmique et archétypal, qu’elle surgit sur
un mode à la fois inattendu et insistant.

2) G. Davies : la dialectique de la « Notion pure » (1953)

Le mallarmiste Gardner Davies a consacré un volume au seul Coup de dés, ouvrage qui a
fait date1667. Avec Cohn, il est le premier à s’être affronté à la lettre même du texte dans le
cadre d’un livre entier, tout en empruntant des chemins très différents. Ce travail, de type
philologique, renouant avec la tradition du commentaire juxtalinéaire inaugurée par Camille
Soula, ne vise plus à dégager une structure épistémique mais une lisibilité syntaxique : Davies
cherche à épouser le geste du Mallarmé syntaxier.
Cette étude se caractérise d’abord par son orientation méthodologique précise. Reprenant
à son compte la typologie valéryenne qui distingue sens littéral, sens intentionnel et sens
involontaire, Davies affiche des ambitions modestes qu’on ne saurait, à première vue, que
louer : établir le sens littéral du poème, de façon à jeter les « bases » des études futures.
Toutes les fois que l’interprétation débordera du cadre de la littéralité, le critique cherchera
des garanties à l’objectivité rationnelle de sa lecture dans la confrontation du poème avec des
extraits tirés de la totalité du corpus mallarméen : Mallarmé sera, idéalement, expliqué par
Mallarmé lui-même1668. La méthode dite des passages parallèles servira ainsi de garde-fou au
déploiement d’une lecture de surface, laissant à d’autres le soin de sonder toutes les
profondeurs allégoriques, morales ou anagogiques. Une fois posé ce postulat, il sera difficile
de reprocher à son auteur de laisser dans l’ombre ce qu’il a consciemment décidé d’ignorer.
Malgré tout, la question essentielle que pose son analyse reste celle du sens littéral d’un
poème, et qui plus est d’un poème mallarméen : Davies croyait à son existence objective.
Son étude se moule dans la forme d’un diptyque joignant des considérations d’ordre à la
fois diachronique et synchronique. L’auteur commence par retracer la « genèse du

1667
G. Davies, Vers une explication rationnelle du « Coup de dés », Corti, 1953. Nous citerons l’ouvrage dans sa
nouvelle version, parue chez Corti en 1992.
1668
Ibid., p. 9-10.

356
poème1669 », puis procède à une « analyse détaillée1670 » du texte. Comme son nom l’indique,
il s’agit d’une micro-lecture radiographiant le poème groupe de mots par groupe de mots,
voire mot par mot. Davies suit le texte de manière linéaire, commentant ce qu’il délimite
comme unité de sens. Il va de soi qu’une telle lecture, très minutieuse, ne saurait être
retranscrite ici de manière exhaustive : nous y ferons référence ponctuellement dans la suite
de ce travail dès que l’occasion se présentera. Puis il propose dans sa « conclusion1671 » une
partie à la fois récapitulative et analytique abordant des points délaissés, avant de donner, en
appendice, une « syntaxe du Coup de dés1672 ». Nous nous proposons de synthétiser les
grandes lignes de cette lecture en isolant les principaux axes de questionnement.

a) Le Coup de dés face au rêve de l’Œuvre


Davies reprend, pour l’examiner, la thèse de certains disciples selon laquelle Mallarmé
aurait tenté, avec le Coup de dés, de réaliser un « fragment de l’Œuvre idéal1673 », confondu
avec le Livre, unique et définitive « explication orphique de la Terre », équation anonyme et
impersonnelle, marquée du sceau de l’Absolu. Par ailleurs, cette lecture s’appuie sur la thèse
de l’hégélianisme mallarméen : Mallarmé aurait fait sienne la méthode dialectique de
Hegel1674, qu’il aurait découverte par l’intermédiaire de Villiers, de Lefébure et / ou de la
Revue des Deux-Mondes. Il aurait médité Hegel en poète, de manière à élaborer une
conception très personnelle, littéraire, de ce système philosophique1675. Davies discerne, à
tous les niveaux de l’expérience mallarméenne, ce fameux mouvement ternaire qui fait passer
de la position à la négation, et de la négation à la négation de la négation, ou synthèse :
l’itinéraire intellectuel des années de crise est dialectique ; la Beauté est dialectique, le
mouvement vers l’Œuvre est dialectique ; le geste créateur est dialectique, la dynamique
interne du poème est dialectique, le blanc est dialectique, le vers est dialectique. Partout la
même méthode : la création de la Notion pure, équivalent, dans le cadre de l’idéalisme
esthétique mallarméen, de l’Esprit absolu conceptualisé dans l’idéalisme métaphysique
hégélien. Toute l’entreprise mallarméenne, dans cette optique, consiste, par le biais du
langage poétique, à présenter un objet idéal – l’objet du poème, l’objet poétique – qui résulte
de la synthèse de l’objet posé et de l’objet nié. Ainsi, pour Davies, le Maître du Coup de dés

1669
Ibid., p. 9-62.
1670
Ibid., p. 63-158.
1671
Ibid., p. 159-177.
1672
Ibid., p. 179-186.
1673
Ibid., p. 10.
1674
La dialectique hégélienne constitue pour Davies « la base de sa théorie esthétique », ibid., p. 37.
1675
Ibid., p. 20-38.

357
tente de se mettre dans les conditions de l’Absolu selon la dynamique négative du sacrifice
souvent évoquée ailleurs par Mallarmé : la négativité de la noyade doit pouvoir libérer la
positivité nouvelle que constitue la « Notion pure » du héros1676.
En conclusion sur ce point, le critique estime finalement que le poème de 1897 ne s’inscrit
pas directement dans le cadre du projet de l’Œuvre : le Coup de dés n’est pas ce « fragment
d’exécuté » évoqué dans la lettre autobiographique à Verlaine. A ses yeux, l’œuvre absolue,
pour autant que Mallarmé ait pu la mener à bien, ce qui reste très douteux pour Davies, aurait
été lyrique et versifiée, sans rapport avec le conte d’Igitur rédigé pour lutter justement contre
l’impuissance devant sa réalisation1677.
Mais le poème n’est pas pour autant ni aveu d’échec, ni apogée. Davies, évitant
l’écueil téléologique, insiste bien sur ce point : « il paraît donc erroné de considérer le Coup
de dés comme l’aboutissement ou l’échec de l’art mallarméen ; il en est au contraire un
excellent exemple (…)1678 ». Ce texte ne fait que reprendre, pour les continuer, des thèmes et
des techniques d’écriture déjà anciens. Si l’on veut le situer sur une ligne temporelle, le
poème de 1897 est vu plutôt comme un « point de départ », conformément aux déclarations de
la préface, que comme un « point culminant1679 ». Ainsi, pour Davies, ce texte se place dans la
continuité directe d’une esthétique bien établie, tout en ouvrant de nouvelles voies à la poésie.

b) Le passage d’Igitur, conte, au Coup de dés, poème


Le critique, dans la lignée de Dujardin et de Wais, rappelle l’importance de ce récit
fragmentaire qui apparaît a posteriori comme la meilleure source du poème de 1897 :
Pour comprendre la signification du Coup de dés dans son ensemble, force nous est de remonter
aux ébauches d’Igitur et d’examiner la nature précise du rapport qui relie le poème au conte
(…). Il faut reconnaître que Mallarmé suit de très près, dans la composition de son Coup de dés,
le développement des idées reflétées dans les dernières ébauches d’Igitur1680.

Ainsi, pour Davies, le Coup de dés se donne comme « la version définitive d’Igitur1681 ». Le
lien est si fort entre les deux textes, que le conte prend des allures de clef : le critique estime
que l’élucidation de certains passages du poème nécessite un détour obligé par le conte1682.

1676
« N’oublions pas néanmoins que l’unique personnage du poème, comme l’auteur du Livre idéal, se trouve
devant un acte lourd de conséquences, isolé de l’humanité et déjà parvenu aux derniers instants de sa vie, et qu’il
s’efforce de parvenir à la Notion abstraite et inconsciente de lui-même », ibid., p. 17-18.
1677
Ibid., p. 157.
1678
Ibid., p. 176.
1679
Ibid.
1680
Ibid., p. 155-156.
1681
Ibid., p. 160.
1682
Les formules « comme on menace un destin et les vents », « ancestralement à n’ouvrir pas la main », ou le
mot « folie », trouvent pleinement leur sens, aux yeux de Davies, grâce à Igitur, ibid., p. 169.

358
Davies propose une lecture hégélienne des fragments d’Igitur. Marchant vers l’Acte
absolu, le héros, détaché graduellement de la contingence à la suite d’une « discipline
mentale1683 », atteint la pure conscience de soi qui se confond avec l’abolition du pli de
conscience. A ce stade du parcours du héros, le critique reste attentif à la diversité des
dénouements, et note que l’acte devait être maintenu « à l’état latent1684 ». Il termine cette
section par des remarques importantes, anticipant sur l’analyse détaillée du Coup de dés :
Nous nous trouverons en présence de la progression qui conduit le personnage à la Notion pure,
des doutes qui le font hésiter devant l’acte absurde et des conséquences de la décision qu’il
prend. Dans le Coup de dés cependant, le développement abstrait se dissimule sous un voile
d’images d’une réelle poésie. Mallarmé y évite le récit chronologique qui caractérise Igitur,
limitant l’action aux seuls instants essentiels, pour l’orienter vers une conclusion logique et
éblouissante1685.

Davies souligne ainsi la transformation opérée d’un texte à l’autre, à trente ans d’écart :
Mallarmé reprendra l’argument en le dépouillant de ses transitions, pour ne garder que les
nœuds. Cette esthétique de la condensation se manifeste en particulier dans le sort réservé à
certaines données du récit matriciel. Comme le souligne Davies, le Coup de dés peut se lire
comme un Igitur in medias res, ou un drame sans exposition : « Mallarmé adopte un autre
principe classique en introduisant cette action à l’instant critique1686 ». Ici, nulle « Vie du
Maître » ne vient faire écho à l’ancienne « Vie d’Igitur ».

c) La composition du Coup de dés : décor, action, images


Tout d’abord, Davies note une certaine banalité des images employés dans le poème, qui
ne font que rappeler le vieux fonds de la topique occidentale, et qui, sur un autre plan, se
trouvent déjà dans d’autres textes de Mallarmé (Igitur, Hamlet, le sonnet en –yx, le sonnet A
la nue accablante tu)1687. L’essentiel de la trouvaille tient alors dans la manière de les agencer
et de les développer, dans le cadre d’une esthétique de la suggestion, fondée sur l’ellipse et
l’allusion. Le critique en vient alors à prendre le contre-pied des lectures musicales du poème,
qui ont pu avoir cours depuis Thibaudet. Les images mallarméennes naissent d’une analogie
intellectuelle1688. Davies inventorie les différents rapprochements analogiques du poème, des
plus simples (voile / aile) aux plus complexes (roc / conscience humaine). Il résume ainsi la

1683
Ibid., p. 45.
1684
Ibid. p. 47. Davies ajoute : « il faut aborder le mystère d’Igitur avec la certitude qu’il ne parle pas » ; plus
loin il voit finalement dans l’acte, s’il a lieu, un « geste de complaisance », p. 48.
1685
Ibid. , p. 49.
1686
Ibid., p. 163.
1687
Ibid., p. 160-161.
1688
Ibid., p. 164-165.

359
chaîne analogique du poème, entendue non comme « sorte de rêverie musicale » mais
« succession rigoureusement logique » et « développement intellectuel tout à fait précis » :
Au début du Coup de dés, l’indécision du héros se concentre sur le symbole du poing fermé sur
les dés, seul visible à la surface de la mer. L’analogie transforme ce symbole successivement en
un voile de fiancée, une plume voltigeant autour du gouffre, et une aigrette fixée dans une toque
de velours noir ; et c’est l’aigrette et non le poing du héros qui retombe finalement dans les
vagues, marquant la fin de l’incertitude1689.

d) Le sens global
Comme on l’a déjà signalé plus haut, Davies construit le sens global du poème par
transposition de sa lecture hégélienne d’Igitur. Le poème déroule alors ce que l’on pourrait
nommer une dialectique du héros, qui se voit elle-même doublée d’une dialectique de l’acte :
de même que le vieillard passe par la négativité du naufrage pour renaître sous la forme de sa
Notion pure (« l’ombre puérile » identifiée à la « stature mignonne ténébreuse », à la
« sirène », comme à « l’ultérieur démon immémorial »), de même l’acte accompli (le coup de
dés humain), tenu pour identique à l’acte nié, se dépasse en acte idéal (le coup de dés céleste).
L’hésitation de l’Homme entre agir et ne pas agir, maintenue comme union des contraires
jusqu’à l’apparition de la constellation, se subsume en action du Ciel :
Ayant conclu à l’identité philosophique des contraires, le poète démontre qu’il est possible, en
maintenant cette identité à l’état implicite, de la dépasser et de parvenir à l’Absolu. Eclairé sur
l’équivalence du coup de dés et de l’inaction totale, le héros évite d’une part de réduire cette
équivalence à l’absurde, et d’autre part, de choisir entre les deux partis opposés ; l’issue du
drame reste dans l’incertitude jusqu’au moment où cette équivalence latente entre le coup de dés
et l’abstention qui en est la négation détermine l’évocation du coup de dés idéal, symbole de
l’Absolu. Mallarmé a compris que l’Absolu devait nécessairement contenir le Hasard, comme
l’Infini le fini ; tel est le sens de l’apparition des points de lumières dans l’immensité du ciel
noir1690.

Pour Davies, le poème connaît donc une progression non seulement dialectique, comme on
vient de le souligner, mais aussi logique. Il l’envisage mathématiquement comme une
« démonstration », qui a pour « conclusion » la phrase-titre « UN COUP DE DES JAMAIS
N’ABOLIRA LE HASARD ». Dans cet esprit, le poème laisse le lecteur dans l’attente d’une
information inconnue (la « preuve »), et offre ainsi une composition linéaire et progressive :
Comme Igitur, le Coup de dés est une démonstration, qui doit aboutir à une conclusion et en
apporter la preuve. Au début du poème, cependant, le lecteur ignore cette conclusion, n’ayant
devant les yeux que les premiers mots de la proposition centrale : « UN COUP DE DES
JAMAIS… »1691.

1689
Ibid., p. 168.
1690
Ibid., p. 158.
1691
Ibid., p. 63-64.

360
L’argument-preuve surgit comme une « révélation » lorsque le Maître ou le poète1692 prend
conscience que « si c’était le Nombre, ce serait le Hasard » ; cette révélation met un terme à
l’incertitude du drame, symbolisée par le suspens de la plume : la levée de l’hésitation
coïncide avec la chute de la plume, qui scelle l’union de la mer et du vieillard. La stade des
Fiançailles est dépassé, les noces sont consommées.

e) La disposition typographique du Coup de dés


De manière symptomatique, nous terminons par cet aspect, qui apparaît systématiquement
à la fin des développements du critique1693. Le « contenu », privilégié, absorbe la « forme »,
qui se borne à refléter. Pour Davies, qui ne fait que préciser les indications de la préface de
Cosmopolis, la mise en page du poème doit s’interpréter avant tout comme le corollaire d’une
réflexion sur les modes d’expression propres à la musique1694. L’intérêt de sa recherche tient
ici dans la convocation d’une série de passages tirés des textes publiés dans les années 1890,
dans lesquels s’affirme et se précise le projet d’une forme nouvelle donnée à l’écrit poétique,
située « entre le poème en prose et le vers libre1695 ». On remonte ainsi de Planches et
Feuillets (1893) à Cosmopolis, en passant par Crise de vers (1895), Le Livre, instrument
spirituel (1895), la Note bibliographique de Divagations (1897). Mallarmé multiplie en effet à
cette époque les remarques programmatiques esquissant le profil d’une œuvre architecturée,
symétrique et spéculaire, offrant un nouvel espace à l’idée poétique.
Cette forme proclame sa nouveauté de deux manières1696 : d’une part à cause de l’emploi
des « blancs » qui, remplissent une double fonction, logique (interruption de l’idée), et
rythmique (ralentissement ou accélération de l’idée)1697 ainsi que le signalait la préface de
Cosmopolis ; d’autre part à cause de la diversité des caractères typographiques. A ce propos, il
conteste la vraisemblance du rapprochement avec la partition, qui aurait pour effet, comme
l’affirmait la préface, et comme le réaffirma Claudel, de déterminer la diction en régulant

1692
Davies hésite curieusement entre les deux points de vue. Il écrit tout d’abord : « avant de terminer sa phrase,
cependant, Mallarmé s’interrompra, comme frappé d’une révélation subite », ibid., p. 101, puis reformule ainsi :
« avant que le héros puisse opter pour ou contre le coup de dés cependant, avant même que la queue bifurquée
l’ait débarrassé des derniers vestiges de conscience humaine, une révélation subite frappe son esprit », ibid., p.
122.
1693
« Il convient enfin de dire quelques mots de la portée littéraire de cette forme insolite (…) », ibid., p. 174.
Nous soulignons.
1694
« Il est naturel que les recherches de Mallarmé sur l’esthétique musicale aient porté sur des questions de
forme aussi bien que d’expression proprement dite. Le projet d’une forme nouvelle, permettant de gagner pour
l’écrit certains avantages de la musique, remonte au moins jusqu’en 1893. », ibid., p. 50.
1695
Ibid., p. 52.
1696
Ibid., p. 53-55.
1697
Davies note que Mallarmé avait déjà tenté, à moindre échelle, des effets similaires dans certains de ses Vers
de circonstance, ibid., p. 53.

361
l’intonation de la voix selon la position, haute, médiane ou basse, des mots1698. En outre, il
insiste bien sur le fait que le poème laisse intact notre mode de lecture habituel. Il relativise en
effet la formule mallarméenne « subdivisions prismatiques de l’idée », qui tendrait à imposer
une lecture non linéaire : le Coup de dés se lit et doit se lire de manière cursive1699. Il conclut
sur ce point en affirmant que ces recherches établissent finalement un autre mode de
ponctuation : « les deux aspects les plus saisissants de la forme du Coup de dés, l’emploi des
« blancs » et la diversité des caractères utilisés, m’apparaissent presque exclusivement comme
une innovation de ponctuation1700 ». Le Coup de dés instaure une « nouvelle ponctuation »
aussi déroutante que celle mise en œuvre dans la prose de Divagations.
L’iconicité problématique du poème fait l’objet de quelques remarques. Comme
Thibaudet, il rapproche cet « aspect visuel de la page » de la Chanson de la Dive Bouteille
rabelaisienne1701. Comme Thibaudet encore, Davies jette un regard condescendant sur ces
fantaisies d’un autre temps : « d’aucuns, toutefois, trouveront le procédé plus à sa place dans
le Pantagruel que dans une œuvre poétique d’envergure1702 » ; plus loin, il renchérit, après
avoir noté l’importance des effets de symétrie : « il est évident que Mallarmé n’était pas
entièrement insensible au côté un peu puéril de ces jeux anciens1703 ». Malgré tout, Davies
cherche à inclure cette dimension iconique dans la globalité d’une esthétique :
Il faut admettre que ce genre de confirmation visible cadre parfaitement avec les idées
métaphysiques de Mallarmé. Sans doute le poète éprouvait-il une certaine satisfaction
intellectuelle en songeant que la littérature, destinée à recréer les choses sous une forme
inaltérable, pouvait en même temps en rappeler extérieurement les contours1704.

Cette recréation évoquée ici renvoie à l’esthétique idéaliste que Davies a décrite dans sa
première partie1705, à partir des formules fameuses de Crise de vers. La poésie mallarméenne,
appuyée sur une « dialectique du Vers », viserait à créer la « notion pure » des objets,
synthèse de leur présence et de leur abolition. Cependant, Davies ne s’embarrasse pas trop de
la difficulté de concilier idéalisme et forme visible. Mallarmé non plus, nous dira-t-on peut-
être… Pour conclure sur cet aspect, le critique rabat la tentative iconique mallarméenne sur
l’époque, éprise de mimétisme, et le prurit : « Mallarmé n’avait pu réprimer un désir, partagé

1698
Ibid., p. 57.
1699
« En choisissant la double page comme unité artistique, Mallarmé n’abandonne pas pour autant le principe
habituel de l’écriture : la lecture commence en haut à gauche et se poursuit, d’une ligne à l’autre jusqu’au bas de
la page de droite. Une seule innovation apparaît : les lignes sont de longueur inégale et souvent séparés par des
« blancs ». », ibid., p. 55.
1700
Ibid.
1701
Ibid., p. 58.
1702
Ibid., p. 60.
1703
Ibid., p. 61.
1704
Ibid., p. 59.
1705
Voir p. 28-38.

362
d’ailleurs par certains contemporains, de reproduire visuellement sur la page imprimée
l’image de l’objet évoqué dans le texte1706 ». L’iconicité tient de la concession à l’esprit du
temps, et de la soumission à quelque démon de l’analogie mal intentionné. Davies accorde
peu de crédit à la lettre à Gide, comme à la lettre à Mauclair, pourtant citées, qui donnent du
poids et du sérieux à cette recherche visuelle.
La dernière remarque concernant la forme du poème touche à la question du vers. Davies,
conformément aux déclarations de la préface de Cosmopolis, estime que l’abandon du vers
régulier dans le Coup dés tient à sa dimension spéculative, anti-lyrique. En outre, après avoir
rappelé la volonté, chez Mallarmé, de réserver l’emploi de l’alexandrin aux « grandes
occasions », il aboutit à l’idée que ce texte ne rentre pas dans le cadre de la « solennité »1707.
Les choses ne sont pourtant pas si simples puisque le vers régulier, mesure officielle, face au
vers libre, subjectivisme prosodique, affichait aux yeux de Mallarmé une dimension
impersonnelle. Par ailleurs, le critique hésite entre plusieurs formules pour caractériser cette
forme : d’un côté, elle est « située à mi-chemin entre le poème en prose et le vers libre1708 » ;
de l’autre, elle relève du seul vers libre1709, ou du seul poème en prose1710.

f) Critique archéologique
Mais il y des incohérences notables dans le scénario explicatif du critique. D’un côté il
soutient que la sirène incarne cette Notion pure, née des noces marines du Maître, et à laquelle
« le héros parvient1711 », avant la révélation :
La « stature mignonne ténébreuse » n’est autre que « l’ombre puérile », dont le souvenir a
conduit le héros vers cette conjoncture, et qui, par ailleurs, vient de naître avec son union avec
la mer1712.

Complétant cet aspect dans son commentaire de l’adjectif « muet », caractérisant selon lui le
rire, il note : « le héros est déjà submergé par les vagues, heureux1713 ». Mais d’un autre côté,
il estime, plus loin, que l’union n’a lieu qu’après la fin du suspens, qu’après la chute de
l’indice symbolique de cette hésitation qui séparait l’Homme de la Mer, et donc qu’après la
révélation :

1706
Ibid., p. 175.
1707
Ibid., p. 62.
1708
Ibid., p. 175.
1709
« Mallarmé tire parti de toutes les ressources du vers libre, depuis l’assonance et l’allitération jusqu’aux
accentuations les plus inattendues », ibid., p. 173.
1710
« (…) il comporte, en tant que poème en prose, des éléments relevant à la fois de la prose et des vers », ibid.,
p. 176.
1711
Ibid., p. 119.
1712
Ibid., p. 117.
1713
Ibid., p. 125.

363
En indiquant ici que la plume retombe dans les vagues, Mallarmé reprend simplement le
symbole le plus récent de l’indécision de son héros. La chute de la plume signifie évidemment
que le bras levé « par delà l’inutile tête » est enfin retombé dans l’eau ; elle implique également
la chute du voile et l’union totale du vieillard et de la mer1714.

A suivre cette lecture centrée sur la quête de la Notion pure – la quête du critique donnant
l’impression de se substituer à celle du héros – celle-ci apparaît à deux moments distincts,
contradictoirement avant et après ce moment décisif que Davies nomme « révélation ». Cette
idée de « notion pure » finit par jouer le rôle d’une clef un peu forcée qui semble ouvrir toutes
les serrures éventuelles du texte, s’identifiant au démon, à l’ombre, à la sirène, surgissant
tantôt ici, tantôt là…
En outre, Davies maintient une équivoque dans sa manière d’articuler Absolu et Hasard,
Ciel et Page. Il note que la « dialectique des contraires » débouche sur l’intégration du hasard
au sein de l’absolu : « Mallarmé a compris que l’Absolu devait nécessairement contenir le
Hasard, comme l’Infini le Fini ; tel est le sens de l’apparition des points de lumière dans
l’immensité du ciel noir1715 ». Plus loin, dans sa conclusion, il écrit de même : « le coup de
dés que l’art ou l’artifice du poète réalise en plein ciel symbolise l’Absolu issu du Hasard
même1716 ». Cette lecture renoue avec la thèse esquissée par Albert Mockel en 1899, selon
laquelle la Contingence peut engendrer la Nécessité, ce qui débouche sur un constat plutôt
pacifié, Davies évoquant de son côté un « sentiment d’espace et de sérénité1717 » :
Hors nous-même, l’univers est le domaine sans borne du Hasard. Toute action humaine certifie le
hasard qu’elle voudrait nier ; par le seul fait qu’elle se réalise, elle emprunte au hasard ses moyens.
Mais le hasard en peut faire jaillir un monde1718.

Cependant, la difficulté réside à nos yeux ici dans l’absence de distinction entre l’amas
chaotique des étoiles et l’ordre signifiant construit par la « lecture » humaine, qui relie les
« points de lumière » pour en faire une structure, ou un texte. Cette distinction en appelle une
autre, celle qui sépare et relie tout à la fois ciel cosmique et page poétique. Davies, parlant de
« l’artifice du poète », nous paraît confondre ces différents niveaux, sans prendre en compte
en outre la logique d’inversion signalée par Mallarmé entre « l’alphabet des astres1719 », blanc
sur noir, et celui des hommes, noir sur blanc : le plein ciel n’est pas la pleine page.
Enfin, il convient de signaler une autre contradiction touchant au sens global du texte.
Tantôt Davies, se faisant l’écho du fameux « on évite le récit » de la préface de Cosmopolis,

1714
Ibid., p. 131.
1715
Ibid., p. 158.
1716
Ibid., p. 168.
1717
Ibidem.
1718
A. Mockel, Stéphane Mallarmé. Un héros, op. cit., p. 198.
1719
OC, t. II, p. 215.

364
souligne très bien la dimension hypothétique du drame1720 ; tantôt au contraire il donne
l’impression que le poème déroule une série d’événements effectifs : le Maître a lieu, la sirène
a lieu, l’union du vieillard et de la mer a lieu …etc. Certes, contraint de commenter le « rien
n’aura eu lieu que le lieu », Davies se voit obligé de relativiser l’existence de ce qui a
précédé1721, mais le sens global du texte ne se voit en rien affecté par ce constat de non-lieu :
il s’agit bel et bien du cheminement dialectique d’un vieillard vers sa Notion pure, et ce
cheminement prend la forme d’un drame véritable et authentique, doté, comme il se doit,
d’une issue incertaine1722. Le vide qui suit l’engloutissement du Maître pourrait faire penser
qu’il n’y eut pas de Maître, mais il n’en est rien… Si le héros hésite entre deux hypothèses, à
aucun moment le héros lui-même n’est posé comme une simple hypothèse.
Au total, cette lecture mêle deux logiques difficilement conciliables : celle, dynamique, du
progrès vers la Notion, celle, statique, de l’hésitation devant l’Acte. Davies dégage finalement
deux formes de développement, l’une dialectique, qui concerne le devenir du héros et de
l’acte, l’autre analogique, relative au motif de l’hésitation, qui se voit déclinée à travers une
série d’images connexes. Pour sortir de cette contradiction, il reste deux voies possibles : ou
bien l’on sauve la lecture dialectique d’Igitur, et dans ce cas on envisage une autre clé
interprétative pour le Coup de dés, qui abandonnerait alors, à trente ans d’écart, son statut de
« version définitive d’Igitur », pour devenir une version autre, alternative, fondée sur une base
philosophique différente ; ou bien l’on invalide la lecture hégélienne du conte tout en faisant
d’Igitur la matrice du poème de 1897. C’est dans cette dernière voie, on le verra plus loin, que
s’engagera Bertrand Marchal, qui fera du Coup de dés un texte non plus dialectique, mais
tautologique.
Enfin, Davies, reprenant toujours les indications de la préface de 1897 (« tels sujets
d’imagination pure et complexe ou intellect »), voit dans le Coup de dés une tentative
originale de poétisation de la pensée : « synthèse remarquable d’un sujet abstrait et d’une
expression essentiellement poétique, le Coup de dés apparaîtra vraisemblablement comme
l’un des premiers chefs-d’œuvre de la poésie intellectuelle1723 ». Ce grand poème de l’intellect

1720
Voir par exemple : « La première allusion au décor, introduite par quand bien même et renforçant l’idée de
l’adverbe jamais, confère au naufrage une existence purement hypothétique », G. Davies, Vers une explication
rationnelle du « Coup de dés », op. cit., p. 66 ; « Grâce à l’ analogie, l’Abîme parvient à évoquer ce navire qui
n’existe plus et n’a peut-être jamais existé », ibid., p. 71. ; ou encore : « le mot N’ABOLIRA intervient ici dans
le texte, comme pour rappeler la proposition fondamentale dont toute cette action hypothétique n’est qu’une
illustration », ibid., p. 100.
1721
« Il ne subsiste plus aucune trace du drame qui vient de se dérouler : il semblerait même que rien de tout cela
ne se fût passé », ibid., p. 135.
1722
Cette idée est récurrente sous la plume de Davies, qui évoque par exemple « l’incertitude qui plane sur le
dénouement du drame », ibid., p. 108, ou encore « l’issue finale du drame », ibid., p. 134.
1723
Ibid., p. 177.

365
anticiperait ainsi sur les recherches d’un Valéry1724. Telle est, aux yeux du critique, la place de
ce texte dans l’histoire littéraire.

D) Le Coup de dés des critiques-écrivains : Sartre et Blanchot

1) Sartre : « rigoureusement existentialiste » (1947-1952)

Selon Arlette Elkaïm-Sartre, l’auteur du Coup de dés, méditant sur la Contingence, ne


pouvait constituer qu’un parfait interlocuteur pour l’auteur de L’Etre et le Néant : « Sartre
n’avait pas besoin d’un effort considérable pour se sentir chez lui dans le drame ontologique
de Mallarmé1725 ». Et de citer ce passage d’une lettre au Castor de 1948 : « Je suis ébloui par
le Coup de dés (poème rigoureusement existentialiste) ». Une question se pose malgré tout :
dans quelle mesure cette rencontre intellectuelle à distance n’est-elle pas une simple
projection ? Nous aimerions ici tenter de faire le départ entre le sartrien et le mallarméen, tout
en sachant bien que ni l’un ni l’autre ne sauraient exister en tant qu’éléments purs.
Sartre médita longtemps sur le compte du poète, caressant le projet de réaliser un
Mallarmé, qui aurait pris place à côté de son Baudelaire (1947), de son Genet (1952), et de ce
« Flaubert » que constitue L’Idiot de la famille (1972). Il commença ce travail autour de 1947-
1948, parallèlement aux recherches des Cahiers pour une morale ; puis cette étude
mallarméenne croisa le Saint-Genet (1952), ainsi que le projet centré sur Venise, La Reine
Albemarle ou le dernier touriste, qui resta lui aussi inachevé ; ces deux travaux, comme le
précise Arlette Elkaïm-Sartre, contiennent de nombreuses références au poète1726. En 1949,
Sartre avait rédigé environ 500 pages sur Mallarmé, qui seront ensuite perdues1727. Au final,
de ce grand chantier inabouti vont rester les pages écrites en 1952 esquissant le portrait
demandé par Queneau qui parut en 1953 dans le tome III des Ecrivains célèbres, avant de
servir de préface aux Poésies éditées par Gallimard en 1966 ; restera également l’étude
inachevée intitulée « L’engagement de Mallarmé », rédigée elle aussi en 1952, mais publiée
seulement en 1979, sans remaniement, dans la revue Obliques. Ainsi donc, le philosophe
semble concentrer essentiellement sa réflexion sur le poète entre 1947 et 1952, à une époque
où Mallarmé vient de faire l’objet de travaux documentaires et éditoriaux importants –

1724
« Paul Valéry ira plus avant dans une voie analogue, en décrivant dans sa poésie les phases successives de la
création intellectuelle, abstraction faite de l’œuvre qui peut en résulter », ibid.
1725
A. Elkaïm-Sartre, « Présentation », in Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, éd. A. Elkaïm-Sartre
Gallimard, 1986, p. 9.
1726
Ibid., p. 10.
1727
Voir M. Contat et M. Rybalka, Les Ecrits de Sartre, Gallimard, 1970, p. 262.

366
biographie due à Henri Mondor en 1941, entrée du poète dans la Bibliothèque de la Pléiade en
1945 – , qui viennent marquer un tournant dans le processus d’institutionnalisation de son
œuvre. C’est aussi un moment qui voit paraître les premiers textes de Blanchot consacrés à
Mallarmé (Faux Pas en 1943, La Part du feu en 1949), fait important à signaler dans la
mesure où Sartre est un lecteur de Blanchot, qu’il cite et convoque volontiers, tout en
marquant ses désaccords1728. Cependant, nous allons voir que Mallarmé, et le Coup de dés en
particulier, ne manqueront pas d’être sollicités dans L’Idiot de la famille de 1972. Autrement
dit, le poète semble avoir accompagné toute l’existence sartrienne.

a) La poésie négative
Rappelons ici les grandes lignes du portrait de Mallarmé publié en 1953. La poésie
mallarméenne, placée sous le signe de la « distance1729 », s’enracine aux yeux de Sartre dans
un double déterminisme1730, d’ordre à la fois social et théologique. Héritier d’une famille de
fonctionnaires, il sera un poète de la « révolte » ; « héritier de l’athéisme », parfait
représentant de cette génération des « orphelins de Dieu1731 », il sera un poète « profondément
matérialiste1732 ». La « mort de Dieu » plonge l’homme dans la Contingence, ce qui débouche
sur une « métaphysique pessimiste1733 », que Sartre nomme aussi « pantragicisme1734 » :
l’homme injustifié est une « impossibilité ». En outre, le vide du ciel voue la poésie,
désormais privée d’une caution transcendante, à la difficile recherche de ses propres
fondements. Pour tenter une sortie hors de ce primat de la matière et du hasard, Mallarmé vise
un temps le suicide réel qui permettrait de justifier l’homme par la négation, puis, découvrant
le « travail négatif1735 », se tourne vers le suicide symbolique, envisagé comme un nouveau
rapport au langage : « c’est le mouvement même du suicide qu’il faut reproduire dans le
poème1736 ». Entièrement résumée dans le mot « rien », la poésie mallarméenne se présente
alors fondamentalement comme une « poésie critique » - Sartre reprend le mot de

1728
Ainsi, après avoir évoqué Faux Pas, et la présentation blanchotienne de la négativité paradoxale du langage,
qui fait de la littérature une « supercherie », Sartre note cependant : « c’est là que je ne le suis plus, il devrait
distinguer de ce point de vue la poésie et la prose », Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952, p. 346-
347. On le voit, c’est toute la thèse de Qu’est-ce que la littérature ? qui se trouve concernée ici par cette
divergence de vues.
1729
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 151.
1730
L’essai inachevé intitulé « L’engagement de Mallarmé » ajoutera un troisième déterminisme, celui de
l’inconscient psychanalytique, marqué par la mort de la mère ; nous y reviendrons plus loin.
1731
Ibid., p. 24.
1732
Ibid., p. 161.
1733
Ibid., p. 154.
1734
Ibid., p. 162.
1735
Ibid., p. 156.
1736
Ibid., p. 156-157.

367
Mallarmé1737 - soit, tout à la fois négativité (« travail de destruction1738 » portant sur l’homme,
le monde, le langage) et réflexivité (« le thème de tous ses poèmes (…) c’est la Poésie1739 »).
Mais Sartre s’empresse d’ajouter que cette dimension spéculaire ne se confond pas avec le
vide du pur formalisme. S’il y a une impossibilité du poème thétique et affirmatif, posant
l’être, c’est qu’il y a aussi corrélativement une impossibilité à affirmer l’homme justifié : « le
thème "esthétique" du poème se confond avec le thème humain de l’impossibilité d’être
homme. Le sujet du poème-suicide est en général le suicide de la Nature comme allusion à
l’acte tragique par excellence, au suicide de l’homme1740 ».
Mallarmé aura ainsi trouvé une forme de compromis entre la pure adhésion à ce qui est et
la pure négation anarchiste de la bombe réelle : il sera le poète négateur, l’homme de la
destruction symbolique, celui qui met le monde « entre parenthèses1741 », pratiquant ce
fameux « terrorisme de la politesse1742 ». Mais il s’agit aussi d’un compromis entre l’œuvre et
l’absence d’œuvre. Mallarmé, double du « Mage » de Redon, demeure pour Sartre le poète du
« c’eût été la Vérité1743 », celui qui s’engage dans la recherche de l’absolu tout en sachant
cette recherche vaine. Il est ce « mystificateur triste1744 » qui en arrive à mettre non seulement
le monde, mais aussi sa propre poésie, la poésie, « entre parenthèses1745 ».
Qu’est-ce donc que le Coup de dés dans ces conditions ? Un tombeau de la dynamique
poétique mallarméenne. Sartre écrit en effet, en conclusion de son développement sur le
thème du « poème-suicide » :
Puisque le poème est le suicide de l’homme et de la Poésie, il faut enfin que l’Etre se referme
sur cette mort, il faut que le moment de la plénitude corresponde à celui de l’annulation. Ainsi,
la vérité devenue de ces poèmes, c’est le Néant :
RIEN
N’AURA EU LIEU
QUE LE LIEU1746.

L’auteur de L’Etre et le Néant use des catégories philosophiques qui lui sont familières : être,
néant, devenir. Ainsi, le poème de 1897, que la mort accidentelle du poète a rendu
« conclusif », devient, sous la plume de Sartre, comme ce fut souvent le cas tout au long de la
tradition exégétique du Coup de dés depuis Thibaudet, un moment conclusif plus ou moins
1737
Mallarmé reprend le mot de Montégut ( le Poète Moderne comme « critique avant tout ») ; voir la lettre à
Lefébure du 27 mai 1867, OC, t. I, p. 717.
1738
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 157.
1739
Ibid., p. 162.
1740
Ibid., p. 163.
1741
Ibid., p. 151.
1742
Ibidem.
1743
Voir Mallarmé, lettre à Redon du 2 février 1885, OC, t. I, p. 783.
1744
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 165.
1745
Ibid., p. 168.
1746
Ibid., p. 163-164.

368
obligé de tout développement consacré à l’œuvre et à la « leçon » de Mallarmé. Au terme de
ce processus négatif – « il faut, pour finir, que tout s’anéantisse1747 » écrit le philosophe avant
de citer ce passage du poème spatial – on rencontre dans le Coup de dés terminal une
formulation synthétique et symptomatique, la formule de la poésie mallarméenne, tout à la
fois mot de la fin, et ici, fin du mot : « rien n’aura eu lieu que le lieu ». Le Saint Genet ne dit
pas autre chose, à peu près au même moment. Mallarmé est celui qui doit nier la Poésie pour
laisser advenir l’Etre : il « proclame son naufrage, et « rien n’aura eu lieu que le lieu »1748 » ;
le poème en arrive à « révéler le Néant comme le sens immédiat de la poésie1749 ». Mais, ici
comme là, rien ne sera dit de la suite du poème : avec Sartre, l’exception stellaire disparaît
complètement. Le Coup de dés restera le poème de la « logique négative1750 ».
Précisons maintenant quelque peu le raisonnement de Sartre, ce qui va nous amener à
rencontrer des remarques plus développées relatives au Coup de dés.

b) La réification du langage
Cette négativité à l’œuvre dans les mots consistera à nier la subjectivité de l’auteur. Le
régime classique de la représentation s’inverse : la signification, effet et non cause ou
antériorité, ne relève plus d’une poétique expressive. Comme l’écrit Sartre, « qui veut créer le
« poème sans les hommes » refusera de subordonner les mots à un sens préconçu ; il les
disposera, au contraire, pour qu’un sens résulte de leur rapprochement1751 ». Le « poème-
suicide1752 » se révèle poème-objet, poème objectif dont le sens ne sera plus qu’immanent.
C’est ainsi qu’il interprète le couplage entre « la disparition élocutoire » et « l’initiative
[cédée] aux mots ». La dépersonnalisation de la poésie s’accompagne d’une chosification de
cette même poésie, qui passe de la sphère de la signification à celle de l’être :
Le poème est d’abord la négation du poète : c’est un objet matériel qui suggère un sens
spirituel. La phrase, remplaçant la force d’affirmation du sujet par sa puissance cohésive, est
être et non mouvement. Il faut la saisir comme un arbre ou un ciel, non comme une ligne
qu’on tire1753.

Cette « ligne qu’on tire », c’est la phrase de prose, qui va tout droit à la signification, dans la
transparence d’une médiation qui s’oublie. Le poème, à l’inverse, livre une chose, dans
l’opacité de son être. Il poursuit :

1747
Ibid., p. 163.
1748
Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952, p. 421.
1749
Ibid., p. 491.
1750
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 164.
1751
Ibid., p. 158.
1752
Ibid., p. 163.
1753
Ibid., p. 158.

369
Si Mallarmé a rêvé tout sa vie à des calligrammes – qu’il a très [im] parfaitement réalisés dans
le Coup de dés – ce n’est certes pas pour enrichir le poème d’un mode d’expression
supplémentaire, c’est à la fois pour ne rien laisser au hasard et pour ôter au mot son dernier
caractère verbal. Il fait un « vaisseau qui donne de la bande » ou la toque d’Hamlet avec des
mots comme certains dessinateurs faisaient la tête de Napoléon avec des femmes nues. Trait
de plume, le mot s’absorbera d’abord dans sa fonction calligraphique : il donne à voir. Ainsi
déterminé, la signification lui viendra comme une surdétermination ; alors qu’elle est première
dans l’ordre subjectif de la composition, elle est dernière dans l’ordre objectif. Disparition
élocutoire du poète, mots réduits à des choses, à des phénomènes naturels : le suicide poétique
entraîne la destruction du langage comme tel1754.

L’iconicité du Coup de dés s’explique ici de deux manières. D’une part, elle est une réponse à
la tentative d’« abolir le hasard » dans et par les mots. Un poème iconique, pour mimer ce
qu’il désigne, doit comporter des mots disposés d’une manière nécessaire, non contingente,
définitive et intangible. D’autre part, inscrite dans la logique des développements précédents,
cette exigence « calligrammatique » ou « calligraphique » représente pour Sartre la pointe
extrême de ce processus de réification du poème inséparable du processus de
dépersonnalisation. Le Coup de dés scelle ainsi le passage du poème-objet au poème de
l’objet dessiné. La réification du langage se voit dès lors confondue avec l’iconicité. Si le
langage « perd son dernier caractère verbal » c’est parce qu’il devient objet en cessant d’être
signe. Pour Sartre, le Coup de dés, poème graphique, n’offre pas la lisibilité du mot, mais la
pure visibilité d’une chose. On comprend pourquoi, dans ces conditions, le sens ne peut plus
être que second. Un tel objectivisme de la création conduit à un immanentisme de la
signification. La « mort de l’auteur » va de pair avec la mise à mort du langage en tant que
signe.
Ainsi, cette courte analyse du problème de l’iconicité ouvre une perspective double -
forme et nécessité d’une part, forme et signification d’autre part - qui a le mérite de penser la
forme-sens du texte. Il apparaît que Sartre, qui rompt ici avec toute une tradition, inaugurée en
1914 par les futuristes italiens de la revue La Voce, de commentaires relatifs à la « révolution
typographique » enclenchée par le Coup de dés, ne juge pas l’apport de cette forme en termes
expressifs. La spatialisation, comme la variation typographique, revêt pour lui avant tout un
caractère ontologique. La visibilité du poème, loin d’être purement formelle, décorative,
ornementale ou esthétisante, doit être rattachée à la question du hasard. Si le Coup de dés se
présente comme un poème un tant soit peu visuel, c’est parce qu’il thématise la Contingence.
Cette thèse, peu souvent énoncée, nous semble capitale ; nous y reviendrons plus loin.
Cependant, si ces « calligrammes » ne sont que « très [im] parfaitement réalisés dans le
Coup de dés », c’est sans doute parce que le poème mallarméen reste assez étranger à l’esprit

1754
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 159.

370
du « calligramme ». Sartre nivelle et amalgame un peu trop hâtivement les deux expériences.
Le Coup de dés ne ressortit que très imparfaitement à la tradition des carmina figurata, dans
la mesure où ce que Mallarmé cherche à « donner à voir », ce ne sont pas tant des objets, en
dépit de la lettre à Gide de mai 1897 où il est question du « vaisseau » et de la
« constellation »1755, que des rapports. Nous développerons cet aspect délicat dans une autre
partie de ce travail ; rappelons seulement ici que la « préface » de Cosmopolis précisait que
l’on pouvait certes considérer le poème comme un « dessin », mais cette dimension graphique
concernait non pas le monde des choses mais celui de la « pensée »1756 : dessiner la pensée
n’est pas dessiner un arbre.
Il est facile de remarquer combien cette analyse, pour brillante qu’elle paraisse, n’en
demeure pas moins simplificatrice. On peut la considérer comme une variation schématique
sur le « double état de la parole ». Sartre fait comme si Mallarmé opposait dans Crise de vers
le langage-signe au langage-chose. Or, il n’en va pas ainsi. Le poète n’a jamais perdu de vue
l’horizon de la signification. Ce qu’il nomme « langage essentiel » nous semble pouvoir se
gloser à la fois comme langage de l’essence (susciter une « idée suave », idée parce que le
poème ne donne pas une chose, et suave parce que cette essence poétique n’est pas de l’ordre
du concept, qui ne livre quant à lui que les « calices sus »), et essence du langage (nécessité
pour le poète de rappeler que cette « idée suave » s’enracine dans la matérialité du dire, le « je
dis : une fleur !» se voyant opposé au « silence » vain de « l’universel reportage »). La
conjonction de ces deux dimensions conduit à faire de cette poésie de l’idée esthétique une
poésie du signe, contrairement à ce que soutient ici Sartre, à condition de préciser que le signe
poétique fait l’objet d’une traitement particulier. Il s’agirait donc d’envisager le couple
« langage brut » / « langage essentiel » comme une opposition qui reste interne au signe.
Dans la mesure où « l’universel reportage » est décrit comme l’équivalent d’une absence de
langage (faire circuler une pièce de monnaie en silence), le langage de l’absence mallarméen
devra être au contraire présenté comme une réponse à l’oubli du langage : le poème, loin
d’être « destruction du langage », en serait plutôt la mémoire, le rappel, le « sacre », pour user
d’un mot mallarméen. C’est la raison pour laquelle Mallarmé, poète, ne pourra jamais se
contenter de la musique, privée justement de cette dimension sémiotique. Dès lors, on pourra
tenter de formaliser avec des catégories modernes ce que Mallarmé désignait poétiquement,
dans un texte non-conceptuel. Que l’on décrive cela avec les couples signe / symbole,
dénotation / connotation, fonction économique / fonction symbolique etc, l’important reste à

1755
Mais, justement, la « constellation » n’est pas un objet.
1756
« cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même », OC, t. I, p. 391.

371
nos yeux de ne pas enfermer le mot poétique mallarméen dans le statut de pure chose, ce qu’il
n’est pas, même dans le Coup de dés : cette lecture sartrienne est trop radicale. Mallarmé,
même si tout cela mériterait d’être développé amplement, nous paraît un poète du battement
entre le mot-chose et le mot-signe ; il y a un devenir-chose du langage poétique mallarméen,
qui ne saurait ce confondre avec un être-chose de ce langage prétendument « détruit ».
Dans cette perspective, il est important de noter que cette lecture de 1953 rejoint les
grandes lignes des analyses du premier chapitre de Qu’est-ce que la littérature ?. Sartre pense
le traitement du langage mallarméen avec les catégories qui sont celles de l’essai de 1948. On
sait que l’opposition entre prose et poésie recoupe l’opposition entre mot et chose, signe et
existence, langage instrumental et langage réifié, pour finalement fonder l’opposition entre
engagement et dégagement. A cette époque, Sartre, cherchant à illustrer son propos,
convoquait de mémoire, en récrivant le texte, deux vers de Brise marine ; ici, en 1953, c’est le
Coup de dés qui semble incarner à merveille cet axiome célèbre selon lequel les « poètes sont
des hommes qui refusent d’utiliser le langage1757 », et la poésie, cette « attitude qui considère
les mots comme des choses et non comme des signes1758 ». La visée générale de l’essai de
1948, qui cherchait à préciser les modalités de l’action de l’écrivain, en majorant la question
de l’engagement, minorait les considérations touchant à la pensée linguistique, ce qui amenait
Sartre à user d’une conception pré-saussurienne du signe. Son analyse avait le mérite de
souligner quelques grandes tendances touchant au couple prose / poésie ; mais dans le détail,
cette catégorisation doit être nuancée.
Ajoutons qu’à la même époque, Barthes, dans Le Degré zéro de l’écriture (1953),
esquissait un portrait de Mallarmé qui allait dans le même sens. Dans l’introduction à l’essai,
il notait : « Mallarmé, enfin, a couronné cette construction de la Littérature-Objet, par l’acte
ultime de toutes les objectivations, le meurtre : on sait que tout l’effort de Mallarmé a porté
sur une destruction du langage, dont la Littérature ne serait en quelque sorte que le
cadavre1759 ». Il construisait en effet une généalogie de l’opacification graduelle du signe,
commencée avec Chateaubriand, achevée avec Mallarmé, dont l’œuvre était conçue comme
un point de non-retour. A la transparence de la représentation classique, les Modernes auraient
substitué un régime signifiant fondé sur la matérialité : la Littérature, en réifiant le langage, se
réifiait, et le lecteur finissait par buter sur un bloc de silence, l’ossature blanche de la page
vide. Le fait littéraire, figé dans son être-crâne, avait trouvé son fossoyeur :

1757
Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Gallimard, coll. « folio essais », 1985, p. 18.
1758
Ibid., p. 19.
1759
Barthes, Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Seuil, coll. « Points », 1972, p. 9.

372
Mallarmé, sorte de Hamlet de l’écriture, exprime bien ce moment fragile de l’Histoire, où le
langage littéraire ne se soutient que pour mieux chanter sa nécessité de mourir. L’agraphie
typographique de Mallarmé veut créer autour des mots raréfiés une zone vide dans laquelle la
parole, libérée de ses harmonies sociales et coupables, ne résonne heureusement plus. Le vocable,
dissocié de la gangue des clichés habituels, des réflexes techniques de l’écrivain, est alors
pleinement irresponsable de tous les contextes possibles ; il s’approche d’un acte bref, singulier,
dont la matité affirme une solitude, donc une innocence. Cet art a la structure même du suicide : le
silence y est un temps poétique homogène qui coince entre deux couches et fait éclater le mot
moins comme le lambeau d’un cryptogramme que comme une lumière, un vide, un meurtre, une
liberté. (On sait tout ce que cette hypothèse d’un Mallarmé meurtrier du langage doit à Maurice
Blanchot). Ce langage mallarméen, c’est Orphée qui ne peut sauver ce qu’il aime qu’en y
renonçant, et qui se retourne tout de même un peu ; c’est la Littérature amenée aux portes de la
Terre promise, c’est-à-dire aux portes d’un monde sans littérature, dont ce serait pourtant aux
écrivains à porter témoignage1760.

Comme chez Sartre, le verbe poétique mallarméen est verticalité solitaire. Barthes, qui semble
viser ici le Coup de dés (« agraphie typographique », « mots raréfiés » et « zone vide »),
convoque lui aussi la métaphore du suicide. La négation du signe en tant que tel perpétrée par
celui qui entendait « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » conduit à une forme de
relativisme absolu, voire de nihilisme. Voilà l’écrivain devenu « pleinement irresponsable de
tous les contextes possibles ». Voilà l’écriture engagée sur la voie d’une forme de théologie
négative, puisqu’elle ne peut s’affirmer qu’en posant son impossibilité (« chanter sa nécessité
de mourir »). C’est déjà le thème du « regard d’Orphée », que développera L’Espace littéraire
en 1955. C’est déjà le motif du « dernier écrivain » que Blanchot exposera en 1959 dans le
Livre à venir. Quant au « monde sans littérature », on peut se demander dans quelle mesure il
n’est pas une utopie rêvée davantage par Barthes que par Mallarmé. C’est bien l’auteur du
Degré zéro de l’écriture qui célèbre cette fameuse et prétendue « écriture blanche », pensée
comme alternative critique au « rituel des Belles-Lettres ».
Ainsi, à cette date, Barthes comme Sartre doivent beaucoup à Maurice Blanchot. L’auteur
de « La littérature et le droit à la mort », dernier chapitre substantiel et décisif de La Part du
feu (1949), par le truchement de la conception hégélienne-kojévienne du langage, contribue à
forger l’image d’un Mallarmé destructeur. Sartre, dans « L’engagement de Mallarmé », ne
manque pas de reprendre le passage, cité par Blanchot dans La Part du feu, relatif à la
nomination adamique qui, pour Hegel, est d’abord destruction des choses créées1761. De plus,
convoquant un extrait de Faux Pas (1943) dans son portrait de 19531762, il suit l’autorité de
Blanchot en soutenant que la poésie mallarméenne adopte essentiellement le « point de vue de

1760
Ibid., p. 55.
1761
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 123.
1762
« la Poésie sera, comme le dit fort bien Blanchot, « ce langage dont toute la force est de n’être pas, toute la
gloire d’évoquer, en sa propre absence, l’absence de tout » », ibid., p. 157.

373
la mort1763 ». Barthes, comme on vient de le voir, propose à son tour une variation sur ce
motif. La vulgate critique mallarméenne des années 1950 s’impose avant tout comme une
thanatographie : littérature saisie du « point de vue de la mort », du point de vue de Blanchot,
c’est tout un.

c) « Drame ontologique » et « naufrage de la bourgeoisie »


Discutant l’application par Charles Mauron de la méthode psychanalytique à l’œuvre de
Mallarmé, Sartre interroge le thème du naufrage dans le Coup de dés, ainsi que la symbolique
de l’eau. Le poème spatial se voit alors convoqué à titre d’exemple représentatif, dans le cadre
d’une mise au point méthodologique de quelques pages, en vue de confronter deux démarches
concurrentes, celle qui hérite de la psychanalyse freudienne, et celle qui s’appuye sur le
matérialisme dialectique. Pour Sartre, le thème aquatique, s’il peut certes renvoyer à une
névrose forgée au cours d’une histoire individuelle – il n’exclut pas cette possibilité
herméneutique –, peut tout aussi bien être rattaché à l’histoire littéraire ; il est thème
baudelairien autant qu’œdipien. Il ajoute qu’il ne saurait être un thème « natal1764 », un
invariant psychique profond, dans la mesure où il a subi des variations au cours de l’œuvre
poétique de Mallarmé ; dotée d’une fonction spéculaire dans les premières années, l’eau-
miroir « figurera, dans les toutes dernières années, l’infini désordre de la matière et le règne
du Hasard, bref la misère de l’homme sans Dieu, thème collectif de l’époque1765 » ; l’océan
symbolisera la « puissance inhumaine de l’extériorité1766 ». A la même époque, un fragment
de la Reine Albemale mêle dans une méditation sur la contingence et la décomposition opérée
par le Temps, les eaux vénitiennes aux eaux naufrageuses du poème de 1897, selon une
perspective dualiste1767 :
Ces maisons sont des calices clairs, des Idées, et je les regarde avec une secrète perversité comme
le Maître de Mallarmé, heureux d’être sur l’abîme « sous une inclinaison plane désespérément
d’aile la sienne par avance retombée d’un mal à dresser le vol ». Je chevauche le Mal, la vieille
matière platonicienne, un homme est fait pour marcher debout et j’ai trahi. Je suis de l’eau, j’ai sur
ces palais le point de vue de l’eau1768.

Ainsi, le Coup de dés doit être lu selon l’axe de cette symbolique matérialiste, inscrite
dans une histoire moins individuelle que socio-historique, celle qui place Mallarmé dans cette

1763
Ibidem.
1764
Ibid., p. 90.
1765
Ibid., p. 91.
1766
Ibid., p. 92.
1767
Nous remercions L. Jenny qui, lors de son intervention au colloque Sartre de l’automne 2005, « Sartre à
Venise, une palinodie », nous a fait découvrir ce passage.
1768
Sartre, La Reine Albemarle ou le dernier touriste, éd. A. Elkaïm-Sartre, Gallimard, 1991, p. 74.

374
lignée des « héritiers de l’athéisme ». Poète de la « conscience malheureuse1769 », Mallarmé
sera alors celui qui aura vécu dans son être le drame de la condition de l’homme moderne, ce
« drame ontologique1770 » qui verra s’affronter en particulier la Matière et l’Idée, sans
réconciliation possible. Le matérialisme en poésie est donc un trait d’époque. C’est la raison
pour laquelle Sartre en vient aussi dans ces pages à compléter la lecture psycho-critique de
Mauron en adoptant un point de vue marxiste, nécessaire contrepoint à ses yeux. On ne peut
se contenter de lire le texte comme un symptôme de l’inconscient (« le naufrage du Père »
selon une logique œdipienne) dira-t-il, considérons-le aussi et surtout comme un signe – un
« reflet » – de l’Histoire en marche :
Le naufrage du Coup de dés traduit parfaitement bien la terreur de la classe possédante qui prend
conscience de son inévitable déclin, le malaise de la bourgeoisie devant la mort de Dieu, le
« décadentisme » des idéologues contemporains et la bouderie de l’homme de ressentiment en
même temps que sa volonté d’échec1771.

Sartre fait ainsi du poème le grand point de rencontre de la plupart des thèmes négatifs qui
caractérisent cette génération poétique de 1850-1860, ces « enfants du demi-siècle1772 » dont
il brosse le portrait dans la première partie de son essai inachevé. Le Coup de dés incarne sous
sa plume la névrose de classe qui ronge ces poètes « bourgeois » qui ont placé leur poésie
sous le signe de « l’échec ». Hommes de la « mauvaise foi », ils sont des athées tourmentés, et
non libérés, que le grand mouvement de déchristianisation enclenché par les Lumières a
privés de cette foi à laquelle ils auraient pu adhérer1773 ; hommes de la « mauvaise
conscience », ils sont issus d’une classe « déicide1774 » qui les enchaîne à la Contingence ;
homme de la « mauvaise humeur », ils sont ces exilés volontaires qui ont choisi le contre-
mythe de la « Décadence » en réponse à celui du « Progrès », ainsi que la posture
aristocratique contre le nivellement des êtres et des valeurs imposés par l’imposture
démocratique. A l’échec religieux, à l’échec social, répondra l’échec de la poésie ; les Leconte
de Lisle, les Verlaine, les Jean Lahor ou les Mallarmé chanteront le monde à travers d’infinies
et subtiles variations sur le Non-Etre.
Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de cette réception, quelqu’un esquisse une
lecture politique du Coup de dés. Le thème du « naufrage » fait directement écho, dans l’essai,
au mot de Vigny cité quelques pages auparavant ; Sartre écrivait en effet : « Les appellerons-

1769
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 136.
1770
Ibidem.
1771
Ibid., p. 89.
1772
Ibid., p. 25.
1773
« incroyants honteux », « orphelins de Dieu », ou « athées-malgré-eux », telles sont les différentes formules
dont use Sartre dans l’essai.
1774
Ibid., p. 29.

375
nous athées ces bons travailleurs ? Certainement non : ils baignent dans une lumière
spirituelle. Des croyants, alors ? Non plus. Ce sont des orphelins de Dieu. Ils ont ressenti le
Grand Naufrage comme une mutilation1775 ». Si l’on en croit Arlette Elkaïm-Sartre, la formule
« Grand Naufrage », tirée de Servitude et Grandeur militaire de Vigny, était utilisée dans la
presse à l’époque de la Monarchie de Juillet1776.
Une telle interprétation n’est pas sans limites. Ce n’est pas tant la méthode marxiste qu’il
s’agirait d’incriminer, réduisant l’œuvre littéraire au statut de « reflet », que le découpage
historique effectuée dans la trajectoire mallarméenne. L’essentiel de l’analyse de Sartre dans
ces textes de 1952-53 se fonde en effet sur la période parnassienne et post-baudelairienne de
Mallarmé, ainsi que sur la crise de Tournon des années 1866-1869, qui conduit à Igitur. Il
suffit de considérer les exemples et les matériaux sollicités par Sartre dans son essai comme
dans son article : ce sont très majoritairement les Poésies, et au sein des Poésies, les poèmes
publiés dans le premier Parnasse Contemporain (1866) ; la Correspondance, et au sein de
cette Correspondance, les lettres de la « crise ». Quant au Coup de dés, il n’est jamais cité
comme un texte de 1897, mais plutôt comme un avatar d’Igitur, qui rappelons-le, a été écrit
autour de 1869-1870. Le Mallarmé que Sartre construit comme le tout de Mallarmé n’est
qu’une partie de Mallarmé ; la « mutilation » qu’il opère en laissant complètement de côté les
années 1880-1890 permet de comprendre comment il parvient précisément à cette image-là du
poète. Ainsi, pour revenir au commentaire cité plus haut, Sartre fait comme si la condition de
la « bourgeoisie » en 1830 ou en 1850 était celle de la « bourgeoisie » de la Troisième
République. Passons malgré tout sur cette objection dans la mesure où l’histoire est faite aussi
de permanence et de continuité, où cette question de la « mort de Dieu » traverse tout le
siècle.
On notera en revanche le silence sur le Mallarmé des Divagations, que l’on ne saurait
enfermer dans une « logique négative ». Nous renvoyons ici, pour de plus amples
développements, aux travaux de Bertrand Marchal1777, suivis en partie par les analyses de
Jacques Rancière1778, qui nuancent considérablement, voire invalident, une telle lecture
sartrienne. On verra alors que Mallarmé, loin de se voir enfermé dans le statut négatif et
réactif de « l’héritier de l’athéisme » ou du « nihilisme radical1779 », fut aussi un homme du

1775
Ibid., p. 24.
1776
Ibidem.
1777
Voir B. Marchal, La Religion de Mallarmé, op. cit.
1778
voir J. Rancière, Mallarmé. La Politique de la sirène, Hachette, 1996, et « La rime et le conflit. La politique
du poème », in Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, éd. B. Marchal et J.-L. Steinmetz, Hermann, 1998,
p. 115-141.
1779
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 131.

376
Oui, un poète fondateur et un écrivain de l’affirmation, dont les regards furent tournés vers la
Cité, fût-elle idéale. Ajoutons que cette lecture, par certains côtés, à travers les thèmes de
l’aristocratisme poétique et de l’esthétisme en particulier, ne fait que reproduire - à cette
différence près, capitale, que Sartre renverse « l’idéalisme » mallarméen en « matérialisme »
radical - la première réception du poète, celle qui domina, non sans malentendus, de son
vivant, à l’époque d’A Rebours, et bien après encore1780.

d) L’anti-dialectique du hasard et de la nécessité


Il existe un autre passage relatif au Coup de dés dans l’article de 1953. Sartre médite sur la
contingence mallarméenne, véritable Loi du monde comme du poème :
(…) Mallarmé est trop lucide pour ne pas comprendre que nulle expérience singulière ne
contredira les principes au nom desquels on l’établit. Si le hasard est au commencement,
« jamais un coup de dés ne l’abolira ». « Dans un acte où le hasard est en jeu, c’est toujours le
hasard qui accomplit sa propre Idée en s’affirmant ou se niant ». Dans le poème, c’est le
hasard lui-même qui se nie ; la Poésie, née du hasard, et luttant contre lui, abolit le hasard en
s’abolissant parce que son abolition symbolique est celle de l’homme. Mais tout cela, au fond,
n’est qu’une « supercherie ». L’ironie de Mallarmé vient de ce qu’il connaît l’absolue vanité et
l’entière nécessité de son œuvre et qu’il y discerne le couple de contraires sans synthèse qui
perpétuellement s’engendrent et se repoussent : le hasard qui crée la nécessité, illusion de
l’homme – ce morceau de Nature devenu fou – la nécessité créant le hasard comme ce qui la
limite et la définit a contrario, la nécessité niant le hasard « pied à pied » dans le vers, le
hasard niant à son tour la nécessité puisque le full-employment des mots est impossible, et la
nécessité abolissant à son tour le hasard par le suicide du Poème et de la Poésie. Il y a chez
Mallarmé un mystificateur triste (…)1781.

Igitur et le Coup de dés répètent la même chose : l’irréductible présence du Hasard, qui
constitue l’alpha et l’oméga de la poésie mallarméenne. Mais si la contingence s’impose
comme terminus a quo et terminus ad quem, celle-ci passe par toute une série de moments
intermédiaires qui l’annulent comme contingence. Le philosophe décrit de fait un jeu de
bascule circulaire entre hasard et nécessité, qui débouche sur une « anti-synthèse » d’un autre
ordre que celle de Cohn ou de Derrida, vécue sur un mode à la fois tragique et distancié. Rien
en effet dans cette poésie, aux yeux de Sartre, ne saurait conduire à un dépassement
dialectique de la contradiction (« couple de contraires sans synthèse »). Ce que l’essai
inachevé appelle de son côté « conflit sans synthèse1782 », n’est autre que la condition de
l’Homme, perçue comme Drame, et non comme Nature, Idée ou Essence. C’est bien ce
renversement perpétuel de tout en rien et de rien en tout qui installe ce climat d’ironie si

1780
Sur cette question voir, Stéphane Mallarmé, coll. « Mémoire de la critique », op. cit. L’analyse socio-
historique de Sartre, sur bien des points, prolonge les commentaires les plus substantiels de l’époque symboliste,
à l’instar de celui d’un Vittorio Pica, qui réfléchit sur les rapports entre poésie et démocratie (voir V. Pica, « Les
Modernes Byzantins » (1891), Stéphane Mallarmé, coll. « Mémoire de la critique », op. cit., p. 186-188.
1781
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 165.
1782
Ibid., p. 137.

377
caractéristique pour Sartre de la posture mallarméenne. L’auteur du Coup de dés, voué à cet
illusionnisme conscient de lui-même, constitue un bel exemple de « conscience
malheureuse ».
Il est en outre important de noter que si le poème peut un temps donner l’illusion
d’« abolir le hasard », c’est en tant que disparition qu’il y parvient. Nous verrons plus loin que
d’autres commentateurs de la poétique mallarméenne pourront mettre en avant d’autres
techniques. Ainsi, Jacques Schérer par exemple, dans son introduction au « Livre », insistera
en 1957 sur les différents effets de symétrie recherchés par Mallarmé, substituant ainsi à cette
« logique négative » sartrienne ce que l’on pourrait appeler une analogique positive : non plus
« suicide » et destruction, mais structure et « deux à deux » ; non plus négation mais
répétition.
Dans L’Idiot de la famille de 1972, Sartre, analysant les composantes de « l’Art-Absolu »
visé par un Flaubert comme par un Mallarmé, revient sur cette question en des termes assez
proches de ceux de 1952-1953. Il rappelle la Loi de la Contingence : « hasards de la vie et
surtout (…) hasards des mots, qu’il faut exclure et qu’un coup de dés, le poème, hasard lui-
même, n’abolira jamais1783 ». Il rappelle la contradiction centrale d’un projet poétique marqué
par le conflit insoluble entre l’absolu de la fin et la contingence des moyens :
(…) l’auteur, hasardeux jusque dans son effort pour s’arracher au hasard, ne peut s’objectiver que
dans une œuvre hasardeuse. « Toute pensée est un Coup de Dés ». Oui. Mais jamais un coup de
dés n’abolira le hasard : comment serait-ce possible puisque, pour les lancer, il faut accepter que
règne ce qu’on prétend abolir. Et quand bien même les quatre as sortiraient ensemble, il ne
s’agirait que d’une combinaison fortuite. Le hasard envahit tout (…)1784.

Plongé dans l’histoire, travaillant un matériau hérité de l’histoire et manié par d’autres que lui
au même moment, l’écrivain greffe une nécessité sur une contingence première et dernière.
Dès lors, l’œuvre absolue est vouée à dire son absence absolue : « l’Art dévoile son
impossibilité radicale : « Rien n’aura eu lieu que le lieu… »1785 ». C’est encore le Coup de
dés, amputé de sa fin, qui permet de dire la négativité poétique de cette génération en rupture
avec le Dieu chrétien, et en conflit avec la « bourgeoisie ». Puis, Sartre en vient peu après à
opposer cette conception de l’écrivain, typique de sa situation d’homme du XIXe siècle, à
celle de l’homme de lettres engagé dans l’histoire du XXe siècle :
L’unique moyen de dépasser l’antinomie de la contingence et de la nécessité, la littérature le
proposera dans notre siècle : il faut que l’écrivain envisage son œuvre comme le but
particulier de son action et qu’il accepte sans réserve mais non sans contrôle la collaboration
du hasard. Mais c’est faire du livre une entreprise humaine qui échappe en partie à son auteur

1783
Sartre, L’Idiot de la famille (1972), Gallimard, 1988, t. III, p. 161.
1784
Ibid., p. 189.
1785
Ibidem.

378
et, par cela même, le reflète dans sa facticité autant que dans sa liberté. Aux quêteurs d’absolu,
vers 1850, cette résignation paraissait inadmissible1786.

L’auteur du Coup de dés, homme d’un autre âge, au nom de cette exigence absolue, ne peut
admettre que toute œuvre est située, c’est-à-dire historiquement, socialement et
psychologiquement déterminée. Autrement dit, pour la génération de 1850, le « saut »
existentialiste qui consiste à assumer la contingence en s’affranchissant du point de vue de
l’absolu restait impossible, et pour cause.

e) Critique archéologique
En définitive, pour Sartre, on le voit clairement, le Coup de dés sera surtout convoqué à
titre de réserve de formules. Nous retrouvons ici, déplacé dans le champ de la critique, l’usage
aphoristique du texte déjà entrevu à l’époque surréaliste avec Man Ray en particulier. Le
poème est réduit à quelques phrases, qui n’ont pas cette fois le statut de « l’objet trouvé »,
mais la force d’une loi poético-philosophique. Au magnétisme de l’inquiétante étrangeté se
substitue l’implacable rigueur gnomique de l’axiome : « un coup de dés jamais n’abolira le
hasard », ou bien, « rien n’aura eu lieu que le lieu ».
Ce qui nous semble important à retenir de cette lecture sartrienne du poème, c’est
l’occultation constante, entre 1952 et 1972, du motif de la constellation. Si le philosophe
existentialiste s’évertue à passer sous silence cet horizon cosmique du poème, c’est sans doute
parce qu’il interprète Mallarmé à l’aune du matérialisme. Or, une telle lecture, partielle,
partiale, s’avère indéfendable. Avec Sartre, le Coup de dés, victime d’une captation
d’héritage, se voit amputé de son ciel ; il n’est plus qu’un poème exclusivement maritime,
associant l’océan à la matière, et la matière au hasard, énonçant la Loi de la Contingence, loi
d’airain qui ne souffre aucune exception. Les présupposés idéologiques qui sous-tendent une
telle orientation méthodologique et philosophique, le socle marxiste en particulier, lui
interdisent, ou plutôt l’empêchent de voir dans le Coup de dés autre chose qu’un credo
matérialiste et l’aveu d’un pessimisme radical. Un des enjeux du travail critique de Sartre
consiste en effet à renverser la thèse longtemps dominante d’un Mallarmé platonicien : « ceux
qui nous rabattent les oreilles avec le platonisme de Mallarmé sont des jobards ou des
fourbes1787 ». Son premier argument est le suivant, proprement existentialiste : l’homme
mallarméen n’est pas déterminé par l’idée transcendante d’une Nature humaine, ou essence ;
il s’éprouve au contraire dans le drame vécu de son existence : « il ne s’agissait pas de se

1786
Ibidem.
1787
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 137.

379
recomposer selon quelque Idée de la Nature Humaine, ni de faire descendre en soi l’essence
de l’humanité (…). On ne pense pas la réalité humaine, on la vit (…)1788 ». On trouve là le
pilier central de la philosophie de Sartre. Il avance un second argument : l’idée poétique,
proprement immanente au travail négatif de la nomination, est produite par le poème. Il note
en effet :
(…) Mallarmé, profondément matérialiste, ne songe pas à rejoindre les Idées, encore moins à les
livrer à notre contemplation. Il sait bien qu’elles n’existent pas. Son travail est destiné à présenter
leur inexistence comme une simple absence (…) Il ne s’agit donc pas de trouver les structures
idéales et intelligibles du réel mais de traiter n’importe quoi avec une certaine technique qui
videra l’objet choisi de sa matière et le fera fonctionner comme idée (…)1789.

Ainsi, la thèse d’un Mallarmé poète de l’immanence, anti-platonicien, trouve ici une première
formulation forte. Notons cependant qu’elle n’est pas complètement nouvelle. Jean Royère,
dans la présentation qu’il donna à la publication controversée des lettres de Mallarmé à Zola
en 1929 avait déjà posé cette idée à sa manière : rapproché d’Edgar Poe, le poète français
offre l’exemple, en rupture totale avec Baudelaire, d’une « mystique immanente1790 ». Celui
qu’il présente comme un « mystique athée1791 », doit être en outre détaché de cette vulgate
critique qui en fit un adepte de l’idéalisme métaphysique, continuateur supposé, en poésie, de
Platon, Hegel ou Schopenhauer. Pour Royère, Mallarmé fait seulement de « l’Idée » un
principe esthétique, qui se décline en « musicisme », « picturisme » et « plasticisme » ; il
précise : « nulle part, pourtant, Mallarmé ne définit l’Idée en elle-même : elle n’existe que par
ses effets » ; il achève : « son idéalisme prétendu est donc bien un esthétisme », ou encore :
« l’ontologie de Mallarmé est une esthétique1792 ». Ailleurs, le directeur de La Phalange
insiste sur la secondarité de l’idée mallarméenne par rapport au langage poétique,
conformément à sa lecture immanentiste. Le poème ainsi conçu offre « une pensée, en
quelque manière, créée par les mots, ou qui en résulte. Tel est le nominalisme esthétique
auquel je pense qu’aboutit et se réalise (sic), dans la mesure du possible (car la poésie pure
n’est qu’une entité), l’art de Mallarmé1793 ». On n’a donc pas attendu Sartre pour remettre en
question le « platonisme mallarméen », que des commentateurs contemporains du
symbolisme accordaient il est vrai volontiers à l’auteur d’Hérodiade, en particulier Wyzewa
et Pica. Nous nous interrogerons plus loin sur les causes et les effets d’un tel renversement
dans l’histoire de la « réception philosophique » de Mallarmé : comment a-t-on pu proposer
1788
Ibidem.
1789
Ibid., p. 161.
1790
J. Royère, lettre à L. Deffoux du 16 octobre 1928, in 19 lettres de Stéphane Mallarmé à Emile Zola, op. cit.,
p. 73.
1791
Ibidem.
1792
J. Royère, Mallarmé, op. cit., p. 73-82.
1793
J. Royère, La Poésie de Mallarmé, op. cit., p. 8.

380
pour cette œuvre poétique des ancrages philosophiques aussi éloignés les uns des autres ?
Mais on peut déjà avancer ici quelques vues sur cette question.
On voit les difficultés soulevées par une telle approche philosophique. D’une part, il est
difficile d’appliquer à l’œuvre d’un poète, par définition non conceptuelle, la rigueur
univoque du concept philosophique sans tomber dans le réductionnisme. Le « philosophème »
fige la plasticité équivoque du poème. D’autre part, si l’on accepte cette démarche visant à
traduire en termes philosophiques les grandes orientations du poète, on voit que l’œuvre de
Mallarmé de la maturité reste, en raison précisément de sa formulation qui passe par le genre
du « poème critique », fondamentalement irréductible et retorse. Si nombre de déclarations
des Divagations peuvent susciter l’éclairage de la philosophie, la langue et l’intention qui les
énoncent en repoussent d’autant la pertinence. Est-il enfin légitime de chercher à dégager un
« système » mallarméen ? Doit-on forcément choisir, comme le fait Sartre, entre le
« platonisme » d’un côté, et le « matérialisme » de l’autre ? Les choses ne manquent pas de
s’embrouiller quand l’auteur de L’Etre et le Néant lui-même, explicitement, commente
l’expérience de Mallarmé dans un « vocabulaire hégélien1794 », ou bien lorsqu’il catégorise la
vision du monde de Mallarmé, de manière plus implicite, à travers le filtre de
l’existentialisme. Au bout du compte, pris dans ce tourniquet des références philosophiques,
le lecteur voit se dessiner l’image confuse d’un Mallarmé que Sartre fait flotter entre
idéalisme et matérialisme, nihilisme et existentialisme, pour un gain herméneutique somme
toute assez limité.
Ainsi, pour revenir plus précisément au Coup de dés, une ambiguïté demeure dans la
mesure où Sartre perçoit dans le poème l’expression d’une pensée « rigoureusement
existentialiste », ce qui semble difficile à concilier avec l’idée d’une mystification triste. On a
vu plus haut que L’Idiot de la famille semblait en 1972 opposer justement les poètes de la
génération de 1850 à l’écrivain existentialiste de 1950, délivré du dilemme paralysant de
l’autre siècle. Revenons sur l’intégralité de la citation, que ne donne pas Arlette Elkaïm-
Sartre : « Je lis peu : (…) Mallarmé et des livres sur Mallarmé (Thibaudet, Mondor, Noulet,
Roullet (sic), etc.) ; je suis ébloui par le Coup de dés (poème rigoureusement existentialiste à
partir d’un thème hégélien : celui de la Cause et de l’Animal intellectuel1795 ». Ainsi, le Coup
de dés proposerait en raccourci une petite histoire de la philosophie, assurant le passage de

1794
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 141.
1795
Sartre, lettre à S. de Beauvoir, printemps 1948, Lettres au Castor et à quelques autres (1940-1963), éd. S. de
Beauvoir, Gallimard, 1983, t. II, p. 341.

381
Hegel à Sartre lui-même. Comment s’opère ce passage ? La lettre n’en dira pas plus. Quelle
est donc la teneur de cet existentialisme rigoureux ? Nous n’en saurons rien.
Empruntons rapidement cette voie existentialiste. S’il est vrai que désormais, pour l’athée
soumis à l’antécédence de l’existence sur l’essence, « rien n’est au ciel intelligible1796 », en
est-il de même dans le Coup de dés, poème qui vise encore le ciel ? Toute la difficulté
consiste alors à définir la nature du ciel mallarméen : « terrestre1797 » comme le poète
l’écrivait à Cazalis en 1866 ; artistique, à l’image du « ciel métaphorique qui se propage à
l’entour de la foudre du vers1798 » ; ou bien archétyplal et supra-humain, écriture première
qu’il s’agit de « poursuivre noir sur blanc1799 » ? Mais en dépit de cette incertitude, Mallarmé
reste le poète de « l’instinct de ciel1800 ». Comme on l’a vu, si le texte de 1897 peut prendre
des allures existentialistes, c’est peut-être justement parce qu’il s’achève brutalement, pour
Sartre, avant l’éventualité de l’exception stellaire. Mais, paradoxalement ici, le « rien n’aura
eu lieu que le lieu » ne livre pas un certificat d’optimisme existentialiste ; il incarne au
contraire pour Sartre l’impossibilité du poème et de l’homme. De plus, quelle pertinence
accorder à cette tentation qui consisterait à rattacher l’hésitation hamlétienne du Maître devant
l’acte à l’angoisse existentialiste devant la liberté ? Il semble en effet assez délicat de voir
dans ce grand poème de « l’hypothèse » et du « comme si » le prototype de la morale
existentialiste de l’action, qui définit l’homme par le faire, et l’être de l’homme par le devenir
du pro-jet : la « constellation », de toute façon niée par Sartre, « froide d’oubli et de
désuétude », située en « altitude », comme un lointain inhumain, ne saurait à nos yeux figurer
ce par quoi l’homme existentialiste se projette « constamment hors de lui même1801 »,
puisque, ajoute Sartre, « il n’y a pas d’autre univers qu’un univers humain1802 ». Mallarmé
reste selon nous un poète qui cherche un nouveau mode d’articulation entre la terre et le ciel,
démarche fondamentalement étrangère à la praxis existentialiste. Le mot « divinité » fait
partie du lexique mallarméen, et non pas sartrien.
Ajoutons, pour illustrer ce travail de la citation partielle, que Sartre laisse également de
côté la positivité de la poétique mallarméenne lorsqu’il commente la formule célèbre « la
nature a lieu… ». De même que sa lecture ignore la « constellation » du Coup de dés, de

1796
Sartre, L’Existentialisme est un humanisme (1946), Gallimard, coll. « folio essais », 1996, p. 30.
1797
OC, t. I, p. 698.
1798
« Solennité », OC, t. II, p. 201.
1799
« L’action restreinte », ibid., p. 215.
1800
« La Musique et les Lettres », ibid., p. 74.
1801
Sartre, L’Existentialisme est un humanisme (1946), op. cit., p. 76.
1802
Ibidem.

382
même, sa manière de citer La Musique et les Lettres aboutit à une occultation particulièrement
révélatrice. Il écrit en effet dans l’essai inachevé de 1952 :
(…) le tourment du poète infécond devient l’universel déchirement de la conscience entre la
nécessité absolue et l’impossibilité de créer. Car Mallarmé vient de le comprendre : on ne créera
pas. « La nature a lieu, on n’y ajoutera pas ». L’Inspiration, c’était la Grâce ; l’Homme n’était que
le Clairon, Dieu soufflait. Dans l’Univers « pareil à soi, qu’il s’accroisse ou se nie », que le grand
Mort a quitté, il n’y a que des coups de chance, l’Homme est le buccin ridicule où la nature
répercute ses rauquements. La chaîne des hasards fait vibrer les gosiers, produit des sons de
hasard1803.

Cette lecture n’est pas isolée ; on la trouve déjà formulée dans les Cahiers pour une morale de
la même manière, coupée de la suite qui l’oriente dans une tout autre direction1804. Ainsi, pour
Sartre, l’absence de caution transcendante prive le poème de ses fondements comme de ses
justifications ; la parole, sans origine ni finalité, n’est plus qu’un amas absurde et contingent.
Le poète, que ne visite nulle voix supérieure, n’est plus ni un mage ni un prophète, mais un
homme tragique : à l’enthousiasme succède l’échec.
Or la lettre du texte mallarméen ne s’achève pas sur l’impossibilité d’ajouter à cette
nature close et auto-suffisante, d’autant plus que Mallarmé envisage aussi l’ajout du
« matériel », à savoir ce que le marxisme nomme infrastructure ( « on n’y ajoutera pas, que
des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel1805 »). On peut lire en
effet, immédiatement après, ce passage fameux : « tout l’acte disponible, à jamais et
seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares et multipliés ; d’après quelque état
intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde. A l’égal de créer : la notion
d’un objet, échappant, qui fait défaut1806 ». Nul « déchirement » ici à nos yeux, mais l’énoncé
lucide d’un projet poétique fondé sur la création de « rapports » à partir des données
naturelles réfléchies par une conscience, qui les déplie (« étendre ») ou les replie
(« simplifier ») à travers et dans la Notion, ou ce que le poète appelle ailleurs Type ou Figure.
Ainsi, Mallarmé ne bute pas sur la matière et le matériel comme sur un dernier mot qui
rendrait l’acte poétique fondamentalement tragique, mais vise en quelque sorte une
superstructure de type poétique, qui établirait avec la nature un autre rapport que celui,
littéraire, du réalisme de l’objet présent, et celui, économique, de l’infrastructure des
conditions de production. Il n’est donc pas anodin que Sartre oblitère simultanément et la
« constellation » du Coup de dés, et cette exigence poétique d’une saisie des rapports,
puisque l’une n’est jamais que la métaphore de l’autre.

1803
Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 135.
1804
Voir Sartre, Cahiers pour une morale, op. cit., p. 858.
1805
Mallarmé, La Musique et les Lettres, OC, t. II, p. 67.
1806
Ibid., p. 68.

383
Mais, au final, nous nous heurtons à cette difficulté : comment Sartre peut-il faire, à peu
près simultanément, de Mallarmé un « nihiliste » et un « existentialiste », un « pessimiste » et
un « existentialiste » ? Toujours est-il que cette déclaration posant un Coup de dés
existentialiste, que Sartre jette sur le papier lors d’une phase préparatoire et documentaire de
son travail sur Mallarmé, ne sera pas reprise dans l’article publié en 1953. Cet aveu ébloui de
1948 communiqué au « Castor » trahit-il, dans la confidence de la correspondance, toute
l’armature philosophique secrète qui conditionne une partie de l’interprétation sartrienne non
seulement du poème de 1897, mais de l’œuvre entière de Mallarmé ? Il semble difficile de le
croire en raison du contenu dominant de la lecture que Sartre donne du poète, même si, en
certains endroits, il donne l’impression de lire Mallarmé à travers les catégories de sa propre
philosophie. En outre, le Coup de dés n’est pas un texte véritablement mis en avant, ni dans
l’article ni dans l’essai inachevé ; il n’occupe pas une position surplombante, et ne constitue
pas une entrée majeure dans l’œuvre, à la différence de ce qui va se produire plus tard chez
Lyotard ou Badiou. Ou bien, au contraire, doit-il s’entendre alors comme un simple jugement
provisoire, aussi hâtivement oublié que posé ? C’est finalement ce que dira à sa manière le
passage de 1972 ; Sartre, avec le temps, ayant semble-t-il revu son jugement, aura ainsi
accusé la distance avec ce « Mallarmé existentialiste » de 1948.
Une autre raison explique cette lecture négativiste de Mallarmé en général, et du Coup de
dés en particulier, enchâssée dans le genre de la biographie intellectuelle freudo-marxiste. On
y discerne en effet une tendance lourde et prononcée à privilégier les Poésies, Igitur et la
Correspondance, à travers les fragments que pouvaient en donner les travaux récents d’Henri
Mondor, comme il l’écrit à Simone de Beauvoir en 1948, avec en outre une focalisation sur
les années de formation et les années de crise – c’est tout particulièrement vrai de l’essai
« L’engagement de Mallarmé ». Le Mallarmé de Sartre reste principalement un jeune homme,
quand il n’est pas l’enfant de sa mère absente ; on comprend pourquoi il sera alors facile d’en
faire un destructeur et un poète négatif. Enfermé dans les années 1860-1870, l’auteur d’Igitur
vu à travers le regard sartrien oscillera donc entre nihilisme et illusionnisme.

2) Blanchot : le poème du désœuvrement (1955-1959)

Inlassable compagnon posthume de Mallarmé comme l’on sait, Maurice Blanchot revient
à plusieurs reprises sur le Coup de dés, texte élu, à côté d’Igitur et du projet du « Livre ».
L’analyse de ce dialogue littéraire entretenu et maintenu entre Faux Pas et L’Ecriture du

384
désastre, sans parler des romans et des récits, qui déborde l’enclos de notre travail, mériterait
à elle seule toute une étude ; nous ne donnerons ici qu’un aperçu de cette question.
Nous avons vu précédemment que les travaux d’Henri Mondor et de Charles Mauron
déclenchent la parution d’articles dans le Journal des débats au début des années 1940 ; le
Coup de dés apparaît alors allusivement. Mais les plus longs développements se trouvent dans
L’Espace littéraire (1955) et le Livre à venir (1959), c’est-à-dire à une époque où le poème
vient de faire l’objet de travaux d’exégèse importants avec Cohn et Davies, quoique Blanchot
ne les mentionne jamais. Notons aussi que l’édition du Coup de dés de 1914 se voit
réimprimée en 1952. C’est encore à cette époque que deux lectures globales marquantes de
l’œuvre du poète, d’orientation philosophique, se font jour : Georges Poulet publie La
Distance intérieure en 1952 ; Sartre esquisse son portrait de Mallarmé, paru dans le tome III
des Ecrivains célèbres en 1953. Enfin, c’est aussi et surtout dans le contexte de la révélation
des notes préparatoires au « Livre » exhumées par Jacques Schérer en 1957 que Blanchot
pourra développer à son tour sa propre méditation sur le livre. Ajoutons enfin la publication
en 1947 par Queneau des leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit données par Kojève à
l’Ecole des Hautes Etudes entre 1933 et 1939, suivies en particulier par Bataille. Le Blanchot
de « La littérature et le droit à la mort » y fera allusion. Il faut garder à l’esprit l’existence de
ce moment hégélien, ou para-hégélien, pour cerner les enjeux du discours critique
blanchotien, sous-tendu par la substitution du désœuvrement du Neutre au travail du Négatif.
Mais avant toute chose, commençons par rappeler la difficulté à rendre compte de manière
synthétique d’une analyse qui sans cesse tend à migrer de la critique vers l’œuvre, du méta-
discours vers le discours, dans une langue d’une densité et d’une ampleur rhétorique telles que
le commentaire tenu sur Blanchot n’est souvent qu’un mime sans fin de cette parole
« incessante, interminable ». Espérons que nous aurons pu éviter cet écueil, en écrivant sur
Blanchot sans trop le pasticher.

a) La question du langage : la disparition non-dialectique


« Le mythe de Mallarmé », premier grand texte consacré au poète publié dans L’arche en
1946, puis recueilli dans La Part du feu en 1949, laisse de côté le Coup de dés. Blanchot
déploie essentiellement sa lecture à partir d’un commentaire du « double état de la parole »
énoncé dans Crise de vers, qui se veut un prolongement et un complément des remarques de
Valéry, ce qui va lui permettre de situer la poétique mallarméenne du côté de la négativité
paradoxale du langage.

385
En revanche, Blanchot accorde au Coup de dés quelques lignes plus développées dans un
autre chapitre de l’essai de 1949, « Le paradoxe d’Aytré », centré sur un récit de Paulhan,
Aytré qui perd l’habitude. Dans ce texte, Blanchot reprend et complète ce qu’il a dit de la
poétique mallarméenne dans « Le mythe de Mallarmé », à propos d’une méditation sur le
silence, amorcée par quelques citations de l’Américain William Saroyan. Il retient en
particulier celle-ci : « écrivez avec du silence1807 ». Ce « mythe » mallarméen peut se résumer
ainsi : le poème vise un absolu du langage ; cet absolu, pour être en tant qu’absolu, doit
présupposer la destruction linguistique du monde, et donc passer par un langage de l’absence,
qui ne peut être au final qu’un équivalent du silence ; cette réification du silence n’est en effet
que le point d’aboutissement de ce langage de l’absence, sa forme hyperbolique, qui devient
alors absence de langage1808. Le monde s’absente dans le langage, langage qui finit lui-même
par s’absenter. Ecrire devient cet acte singulier qui consiste à « faire du silence avec des
mots1809 ». Il y a « mythe » dans la mesure où ce projet relève de l’impossible, du « leurre »
ou de « l’irréalisable1810 » écrit Blanchot. Dès lors, cette entreprise qui cherche à établir, de
proche en proche, de mot en mot, l’absence totale du monde dans le poème conduit à faire de
celui-ci une totalité vide. Ainsi l’œuvre, dans son aboutissement ultime, en vient à se tenir
« en équilibre entre rien et tout1811 ». C’est alors que surgit le rêve du Livre, non pas
« résumé » ferme et substantiel du monde, mais sa « réalisation sous une forme
évanouissante1812 », forme en quête de forme qui maintient justement cette tension entre « rien
et tout ». Mais, à ce niveau de la réflexion, Blanchot convoque aussi, après le Livre, le Coup
de dés :
Plus la poésie est proche de cette limite où elle remplace « tout faute de tout », plus le poème,
pour être capable de cette opération de métamorphose, doit de son côté avoir de réalité : plus il
fait appel aux sons, au rythme, au nombre, à tout ce qu’on nomme le physique du langage et
que, dans la parole courante, on tient ordinairement pour nul. De là le privilège accordé à
l’écrit, au livre dans ce qu’il a de plus matériel, composition typographique, mise en page,
« dessin espacé de virgules et de points ». Il faut que le langage, dans le moment qu’il
s’apparente le plus au mouvement de la conscience, à son pouvoir d’être présente aux choses
en les tenant infiniment à distance, à son droit de connaître par le néant de ce qu’elle connaît,
s’apparente aussi le plus au contraire de la conscience, à une chose, à un bloc, à une pure et
simple présence matérielle. C’est ce que Saroyan, avec son calme d’écrivain spontané, déclare
être du roc, « roc solide » ou quelque chose « comme le soleil » ou simplement une « chose ».
Mais Mallarmé, de son côté, crée Un Coup de Dés, qui offre, dans la vision simultanée de la
page et le spectacle d’un nouveau ciel, le mouvement et la scansion énigmatique par laquelle

1807
Blanchot, « Le paradoxe d’Aytré », La Part du feu, op. cit., p. 67.
1808
Pour un plus long développement voir Blanchot, « Le mythe de Mallarmé », La Part du feu, op. cit., p. 41-
42, et « Le paradoxe d’Aytré », ibid., p. 68-69.
1809
Blanchot, « Le paradoxe d’Aytré », La Part du feu, op. cit., p. 71.
1810
Ibid., p. 69.
1811
Ibidem.
1812
Ibid., p. 70.

386
le mot fait disparaître les choses et nous impose le sentiment d’un manque universel et même
de son propre manque. Assurément, la prétention de Mallarmé est plus subtile que celle de
l’écrivain américain, mais elle n’en est que plus contradictoire, car ce qu’il veut nous révéler
comme une chose, – et une chose délivrée du hasard – , c’est la tension d’où naît l’absence,
la poursuite sans relâche par laquelle les mots, grâce à leur valeur abstraite, détruisent la
matérialité des choses, puis grâce à leur puissance d’évocation sensible, détruisent cette valeur
abstraite, et enfin, par leur mobilité, leur capacité de suspens, tentent de se volatiliser, de
s’éteindre eux-mêmes derrière la réciprocité de leurs feux1813.

Ainsi, pour Blanchot, le poème mallarméen tient à la fois de la conscience, et de la chose ; il


est le théâtre d’une opération, incessante, de conversion de la chose en signe, et du signe en
chose. Mais Blanchot, plus précisément, décrit un mouvement en trois temps, qui ne conduit
pas pour autant à une synthèse : négation de la chose par le concept (la nomination comme
abstraction de la chose, et en cela proche de l’activité négative de la conscience) ; négation de
cette négation (la nomination poétique comme concrétisation du concept) ; négation ultime
qui conduit au silence (disparition du poème). Ainsi, ce que le poème réifie, en dernier ressort,
ce n’est pas le langage, mais plutôt le mouvement de l’apparition-disparition du langage –
une « tension » écrit Blanchot. S’il existe une matérialité forte du langage mallarméen, c’est
pour contrebalancer la dématérialisation forcenée à laquelle se livre ce même langage. Grand
poème de la matière poétique, tant linguistique que typographique, le Coup de dés est donc
choisi ici pour incarner la forme paradigmatique du « mythe de Mallarmé » ; il dit bien par sa
forme cette « tension » entre le langage qui est négation de la chose et le langage qui s’affirme
comme chose, et comme silence. Blanchot en fait l’illustration parfaite de la déréalisation du
monde couplée à la réalisation de cette réification double du langage et du silence. Pour le
dire autrement, Mallarmé est celui qui présente le Mot pour d’autant mieux absenter la Chose,
de manière à voiler le monde ; l’opacité du signe poétique s’oppose à la transparence du signe
échangé au quotidien, à travers cette non-parole que le poète appelle « universel reportage » :
« c’est que les mots ont besoin d’être visibles, il leur faut une réalité propre qui puisse
s’interposer entre ce qui est et ce qu’ils expriment » note Blanchot dans « Le mythe de
Mallarmé1814 ». Dans cette perspective, le Coup de dés sera par excellence le poème de cette
visibilité négative.
Cette lecture part de la conception du langage proposée par Hegel – lu à travers Kojève –
que Blanchot rappelle explicitement dans le dernier chapitre de La Part du feu, « La littérature
et le droit à la mort ». On peut lire en effet, comme une variation hégélienne-blanchotienne
sur « l’absente de tous bouquets », les lignes suivantes :

1813
Ibidem.
1814
Blanchot, « Le mythe de Mallarmé », La Part du feu, op. cit., p. 39.

387
Je dis cette femme. Hölderlin, Mallarmé et, en général tous ceux dont la poésie a pour thème
l’essence de la poésie ont vu dans l’acte de nommer une merveille inquiétante. Le mot donne ce
qu’il signifie, mais d’abord il le supprime. Pour que je puisse dire : cette femme, il faut que d’une
manière ou d’une autre je lui retire sa réalité d’os et de chair, la rende absente et l’anéantisse. Le
mot me donne l’être mais il me le donne privé d’être. Il est l’absence de cet être, son néant, ce qui
demeure de lui lorsqu’il a perdu l’être, c’est-à-dire le seul fait qu’il n’est pas. De ce point de vue,
parler est un droit étranger. Hegel, en cela l’ami et le prochain de Hölderlin, dans un texte
antérieur à la Phénoménologie, a écrit : « le premier acte par lequel Adam se rendit maître des
animaux, fut de leur imposer un nom c’est-à-dire qu’il les anéantit dans leur existence (en tant
qu’existants) ». Hegel veut dire qu’à parti de cet instant, le chat cessa d’être un chat uniquement
réel, pour devenir aussi une idée1815.

La nomination, qui est conceptualisation, équivaut à une destruction : une


thanatographie hante toute graphie. Contre la tradition classique du signum considéré comme
representamen, le signe hégélien n’est donc pas tant représentation que destruction de la
chose. Ce passage, qui doit beaucoup à l’interpétation kojévienne de Hegel, livre une des clés
majeures permettant de saisir le socle philosophique à partir duquel Blanchot va lire
Mallarmé, sans s’y maintenir toutefois, puisque ces lignes restent un point de départ, et non
un dernier mot, comme nous le préciserons plus loin. La pensée blanchotienne, en cela
matrice de la déconstruction, va rompre en effet radicalement avec la dialectique hégélienne.
C’est justement cette lecture kojévienne, que l’on a pu définir comme un « hégélianisme
noir1816 », qui a permis à Bataille, comme à Blanchot, de sortir d’une pensée de la totalité et
de la maîtrise, sans quitter le terrain du Négatif.
Ce legs para-hégélien met aussi en lumière la manière dont le critique-écrivain déporte
certaines formules du poète du côté de « l’espace de la mort ». Blanchot va ainsi nommer
« destruction » ce que Mallarmé nommait « Transposition », en minimisant, au bout du
compte, ce qu’il appelle lui-même, pourtant, « la puissance d’évocation sensible » du langage
poétique. De fait, commentant le passage de Crise de vers relatif à la présence de la « notion
pure », corrélat de l’absence de l’objet matériel, il écrit : « dans le langage authentique, la
parole a une fonction, non seulement représentative, mais destructive. Elle fait disparaître, elle
rend l’objet absent, elle l’annihile1817 ». Il ne dira rien du complément de ce processus qui,
chez Mallarmé, est un battement, un mouvement d’éventail, un coup d’aile, et non un coup de
pistolet, à savoir la levée de la « notion pure ». Tout se passe comme si Blanchot refoulait une
partie de cette dialectique du langage qui, pour le poète de l’idée suave, comporte un moment
positif d’idéalisation. De manière encore plus symptomatique de ce déplacement, Le livre à
venir citera à nouveau, à deux reprises, ce passage de Crise de vers relatif à la

1815
Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », ibid., p. 312.
1816
Formule de V. Descombes citée par J. le Rider, Nietzsche en France, op. cit., p. 158.
1817
Blanchot, « Le mythe de Mallarmé », La Part du feu, op. cit., p. 37.

388
« Transposition », en laissant de côté la fin évoquant la « notion pure » : « la poésie ne répond
pas à l’appel des choses. Elle n’est pas destinée à les préserver en les nommant. Au contraire,
le langage poétique est « la merveille de transposer un fait de nature en sa presque
disparition vibratoire »1818 » ; plus loin Blanchot récidive, à propos de l’anonymat du livre :
La disparition élocutoire du poète est une expression très proche de celle qu’on trouve dans la
célèbre phrase : « A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque
disparition vibratoire, selon le jeu de la parole cependant si ce n’est… ». Le poète disparaît sous
la pression de l’œuvre par le même mouvement qui fait disparaître la réalité naturelle1819.

Même si le caractère fameux de cette déclaration le dispense de donner la suite de la phrase, il


ne nous semble pas anodin de le voir derechef couper justement à ce niveau : la « notion
pure », sans doute parce que trop liée à un horizon métaphysique idéaliste, hégelien ou
platonicien, désormais indéfendable, ne rentre pas dans le système blanchotien.
Ainsi, le mouvement ternaire et suspendu que décrit Blanchot dans le passage du
« Paradoxe d’Aytré » cité plus haut semble décaler vers la pure négativité l’autre mouvement
ternaire de Crise de vers, qu’il faudrait selon nous présenter de la sorte, de manière
dialectique cette fois : négation de la fleur matérielle ; affirmation de l’idée ou du concept de
fleur ; négation de cette négation, synthèse de la chose et de l’idée, sous la forme d’une idée
suave. Blanchot, qui a raison de souligner que cette idée, proprement poétique, ne doit rien au
champ du savoir1820 – « en tant que quelque chose d’autre que les calices sus » écrit Mallarmé
– a un peu moins raison de noter : « A un premier regard, l’intérêt du langage est donc de
détruire, par sa puissance abstraite, la réalité matérielle des choses, et de détruire, par la
puissance d’évocation sensible des mots, cette valeur abstraite. Une telle action doit nous
mener assez loin ». En effet, pourquoi considérer la description de ce processus comme
insatisfaisante (« à un premier regard ») et destinée à être dépassée (« nous mener assez
loin ») ? Pourquoi ajouter ce tour d’écrou du négatif qui consistera, dans les pages suivantes
de l’essai, que nous avons citées en partie, à soutenir la thèse d’une disparition du
langage poétique ?

b) La question de la mort : le poème de l’impossible


Dans L’Espace littéraire de 1955, Blanchot commente le Coup de dés dans la perspective
du suicide philosophique et de l’acte absolu ouverte par Igitur, en prolongeant les analyses de
Georges Poulet, dont il faut rappeler toute l’importance pour comprendre la position de
l’auteur de L’Espace littéraire. Mais plus largement, et plus philosophiquement, cette
1818
Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 305.
1819
Ibid., p. 309-310.
1820
« le poète est dans un ordre qui ne demande rien au savoir », La Part du feu, op. cit., p. 38.

389
méditation entre en dialogue à la fois intime et implicite avec le concept d’être-pour-la-mort
développé par Heidegger dans Être et Temps. On rappellera ici brièvement l’importance de la
découverte de ce texte dans les années étudiantes strasbourgeoises, dans le contexte de la
rencontre de Davos de 1929, en compagnie de Lévinas, qui l’initie à la phénoménologie
allemande. Comme le note Christophe Bident, « Blanchot, lui aussi, découvre l’existence avec
Husserl et Heidegger1821 ». La formation philosophique de ces années 1927-1930, et la
révélation en particulier de Sein und Zeit, dessine alors les grands traits de l’œuvre critique et
fictionnelle à venir :
Réélaborées, discutées, mises à l’épreuve, les notions de d’origine, de solitude, d’œuvre, de neutre,
qui doivent beaucoup à ce débat, ainsi que le questionnement sur la mort, la vérité, l’errance, la
révélation et la dissimulation, orienteront la réflexion esthétique de la Part du feu ou de L’Espace
littéraire1822.

Blanchot prend alors en partie le contre-pied de la lecture canonique du Coup de dés instaurée
dès 1925 par Bonniot, puis reprise par Royère, comme on l’a vu plus haut, selon laquelle le
poème serait un anti-Igitur, substituant le désenchantement final devant l’empire du hasard à
la révolte juvénile devant ce même hasard :
Un coup de dés n’est pas Igitur, bien qu’il en réveille presque tous les éléments, il n’est pas Igitur
renversé, le défi abandonné, le rêve vaincu, l’espoir devenu résignation. De tels rapprochements
seraient sans valeur. Un coup de dés ne répond pas à Igitur comme une phrase répond à une autre
phrase, une solution à un problème. Cette parole elle-même retentissante, UN COUP DE DÉS
JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD, la force de son affirmation, l’éclat péremptoire de sa
certitude, ce qui fait d’elle une présence autoritaire qui tient physiquement toute l’œuvre
rassemblée, cette foudre qui semble tomber, pour la consumer, sur la folle croyance d’Igitur, loin
pourtant de la contredire, lui donne au contraire encore sa dernière chance, qui n’est pas de vouloir
annuler le hasard, fût-ce par un acte de négation mortelle, mais de s’abandonner entièrement à ce
hasard, de le consacrer en entrant sans réserve dans son intimité, avec l’abandon de son
impuissance, « sans nef n’importe où vaine ». Rien n’est plus impressionnant, chez un artiste aussi
fasciné par son désir de maîtrise, que cette parole finale où l’œuvre brille soudain au-dessus de lui,
non plus nécessaire, mais comme un « peut-être » de pur hasard, dans l’incertitude de
« l’exception », non pas nécessaire, mais l’absolument non-nécessaire, constellation du doute qui
ne brille que dans le ciel oublié de la perdition1823.

Autrement dit, pour Blanchot, le Coup de dés ne referme pas l’itinéraire de Mallarmé sur un
aveu désespéré, mais ouvre au contraire la possibilité d’une chance nouvelle – en cela, le
poème établit une continuité et non une rupture avec Igitur – mais cette chance consiste,
paradoxalement, pour le Mallarmé luttant contre le hasard, à se livrer à la chance, afin
d’attendre d’elle la réalisation de l’œuvre. Mais cette chance reste une négativité, un espoir
désespéré, qui consiste à renoncer à l’œuvre nécessaire, sans pour autant renoncer à l’œuvre

1821
Ch. Bident, Maurice Blanchot. Partenaire invisible, Editions Champ Vallon, 1998, p. 45.
1822
Ibidem.
1823
Blanchot, « L’expérience d’Igitur », L’Espace littéraire, Gallimard (1955), rééd. coll. « folio essai », 1988,
p. 149.

390
qui a lieu, mais à un autre niveau de réalité, proprement inhumain, mais toujours contingent,
celui des astres. Tout se passe comme si l’œuvre, à défaut d’être faite, pouvait être vue, une
optique – le niveau du Ciel – se substituant à une pratique – le niveau de la Terre. Mais cette
vision stellaire de l’œuvre n’ouvre pas pour autant sur la certitude d’une nécessité : elle
demeure un accident, un phénomène inscrit dans le monde des météores. Ainsi, aux yeux de
Blanchot, la constellation n’est pas en opposition avec le thème du hasard, mais en constitue
plutôt un avatar, présent seulement à un autre niveau. Il y a là une rupture forte dans la
tradition critique ouverte par Thibaudet, qui voyait dans la constellation une figure de
« l’œuvre absolue », à la fois inaccessible et nécessaire (« l’impossible page éternelle1824 »).
Pour Blanchot, elle devient l’image in-humaine (« au-dessus de lui ») de l’œuvre humaine,
toujours relative, à jamais frappée des incertitudes de la contingence : non pas image de la
nécessité absolue, mais signature de « l’absolument non-nécessaire ».
L’auteur de Thomas l’obscur noircit considérablement en réalité le final du Coup de dés.
En effet, le doute qui affecte la constellation porte sur son existence, ce qui ne veut pas dire
qu’elle soit pour autant « non nécessaire », auquel cas l’idée d’« exception » serait
incompréhensible : « constellation du doute » certes, mais constellation quand même, soit
« exception », en tant que constellation, c’est-à-dire singularité et structure, à la loi de
l’indifférencié ou du non-événement. On sait en effet que Mallarmé postule une homologie
entre Vers et Constellation, Mot et Etoile : la mise en relation des mots-étoiles permet de
dépasser l’arbitraire par la Structure du Vers-Constellation : le vers est un « système agencé
comme un spirituel zodiaque1825 ». Dans le Coup de dés le principe reste le même, à ceci près
que l’unité de la Page remplace celle du Vers. Par ailleurs, le « ciel oublié de la perdition »
renvoie sans doute à la séquence suivante : « froide d’oubli et de désuétude ». Mais, ce
qu’occulte ici Blanchot, c’est que le poème se poursuit : « pas tant / qu’elle n’énumère / sur
quelque surface vacante et supérieure / le heurt successif / sidéralement / d’un compte total en
formation etc ». Le critique laisse donc de côté cette présence brillante et sacralisante qui
achève le poème.
Autre rupture forte avec la tradition critique, celle qui consiste à parler d’un « abandon »
mallarméen aux puissances du hasard, qui trouveraient dans le Coup de dés le lieu et le
moment d’un sacre. Un telle lecture n’est pas sans présenter des accents nietzschéens, à une
époque où, dans le sillage de Bataille, de la revue Acéphale et du Collège de Sociologie, un
certain nombre d’intellectuels français viennent de ressaisir la pensée de l’auteur de

1824
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 401.
1825
OC, t. I, p. 624.

391
Zarathoustra. Ainsi, Blanchot lui-même, avant les textes réunis en 1969 dans L’entretien
infini, commente la pensée nietzschéenne dès La Part du feu. Il note en particulier ceci, à
propos de la « mort de Dieu » analysée par le Père de Lubac dans Le Drame de l’humanisme
athée : « aussi longtemps que l’homme regarde les étoiles comme placées au-dessus de lui, on
peut dire que le regard lui manque ; et ces étoiles, ce n’est pas seulement Dieu, c’est tout ce
qui est complice de Dieu : vérité, morale, raison1826 ». C’est ainsi que les étoiles du Coup de
dés ne pourront être, pour le penseur de « l’autre nuit », que « glorification » du hasard. Mais
là encore, la fin du poème semble dire autre chose : ce qui est consacré, c’est la configuration
mobile des « feux » stellaires, au moment d’un arrêt d’apothéose : « avant de s’arrêter / à
quelque point dernier qui le sacre ». Constellation de la pensée plutôt que du doute semble-t-
il.
L’auteur de L’Espace littéraire poursuit son analyse, en parcourant à grands pas la ligne
arabesque du poème :
Dans Un coup de dés, l’adolescent qui a pourtant mûri, qui est à présent « le Maître », l’homme
de la souveraine maîtrise, peut-être contient-il dans sa main le coup de la réussite, « l’unique
Nombre qui ne veut (sic) pas être un autre », mais cette chance unique par laquelle il pourrait
maîtriser la chance, il ne la joue pas, pas plus que ne peut la jouer l’homme qui a toujours en
main le pouvoir suprême, celui de mourir, mais qui cependant meurt en dehors de ce pouvoir,
« cadavre par le bras écarté du secret qu’il détient » : image massive qui récuse le défi de la
mort volontaire, cette mort où la main tient le secret par quoi nous sommes jetés hors du secret.
Et cette chance qui ne se joue pas, qui reste oisive, n’est même pas un signe de sagesse, le fruit
d’une abstention réfléchie et résolue, elle est elle-même quelque chose de fortuit, liée au hasard
de la vieillesse devenue incapable, comme si l’impuissance devait nous apparaître sous sa forme
la plus ruinée, là où elle n’est que misère ou abandon, l’avenir dérisoire d’un extrême vieillard
dont la mort n’est qu’un désœuvrement inutile. « Un naufrage cela ». Mais que se passe-t-il
dans ce naufrage ? Est-ce que la conjonction suprême, ce jeu qui se joue dans le fait de mourir,
non pas contre ou avec le hasard, mais dans l’intimité du hasard, dans cette région où rien ne
peut être saisi, est-ce que ce rapport dans l’impossibilité peut encore se prolonger en donnant
lieu à un « Comme si » avec lequel s’ébaucherait le vertige de l’œuvre, délire contenu par une
« petite raison virile », sorte de « rire » « soucieux », « muet », « expiatoire » ? A cela nulle
réponse, nulle autre certitude que la concentration du hasard, sa glorification stellaire, son
élévation jusqu’à un point où sa rupture « verse l’absence », « quelque point dernier qui le
sacre »1827.

Ce passage est une reprise de la question posée quelques pages auparavant dans le chapitre
intitulé « l’expérience de Mallarmé ». Blanchot, commentant la dichotomie mallarméenne du
« double état de la parole », construit l’idée d’une dialectique du langage : chez l’auteur de
Crise de vers, le langage de l’absence se renverse en silence, qui devient alors absence de
langage. Cette disparition du langage, voué à s’absenter, équivaut, métaphoriquement, à un
suicide. Dès lors, l’expérience du langage rejoint « l’expérience d’Igitur », foyer de la

1826
Blanchot, « Du côté de Nietzsche », La Part du feu, op. cit., p. 279.
1827
Blanchot, « L’expérience d’Igitur », L’Espace littéraire, op. cit., p. 149-150.

392
poétique mallarméenne pour Blanchot. Georges Poulet estimait que pour le Mallarmé qui
refuse le double péril du hasard du monde réel, et du néant du monde idéal, « la mort est le
seul acte possible1828 » ; Blanchot lui répond de la sorte :
(…) le poème pour Mallarmé dépend d’un rapport profond avec la mort, n’est possible que si la
mort est possible, si, par le sacrifice et la tension auxquels s’expose le poète, elle devient en lui
pouvoir, possibilité, si elle est un acte, l’acte par excellence (…). Il faut toutefois prolonger les
remarques de Georges Poulet : Igitur est un récit abandonné qui témoigne d’une certitude à
laquelle le poète n’a pas pu se tenir. Car il n’est pas sûr que la mort soit un acte, car il se pourrait
que le suicide ne fût pas possible. Puis-je me donner la mort ? Ai-je le pouvoir de mourir ? Un
coup de dés jamais n’abolira le hasard est comme la réponse où demeure cette question. Et la
« réponse » nous laisse pressentir que le mouvement qui, dans l’œuvre, est expérience, approche et
usage de la mort, n’est pas celui de la possibilité – fût-ce la possibilité du néant – mais l’approche
de ce point où l’œuvre est à l’épreuve de son impossibilité1829.

Blanchot voyait en Igitur un texte qui cherchait à « faire de l’impuissance un pouvoir1830 »,


tout en visant à établir les conditions répondant au « vœu de mourir en se passant de la
mort1831 », mais la tentative restait un échec à ses yeux : conte inachevé, « guérison »
inachevée. Igitur impossible, mort impossible, œuvre impossible, telles sont les conclusions
de « l’expérience de Mallarmé ». Le Coup de dés donne une « réponse », négative, à la grande
question blanchotienne du « puis-je mourir ?1832 » : la mort du Maître, éloigné
paradoxalement de ce qui le touche au plus près (« le secret » dans sa main repliée), à savoir,
pour Blanchot, du double pouvoir de l’œuvre et de la mort rendues possibles1833, reste un
accident, ou, ce qui revient ici au même, un inaccompli.
Encore une fois, le critique-écrivain transfigure la lettre du texte, en le doublant d’une
glose qui est aussi prose littéraire ; non seulement il oublie de mentionner que le Maître
« hésite » à ne pas jeter les dés ; le fait de ne pas jouer cette chance n’a donc rien de fortuit : il
semble qu’il faille plutôt le rattacher à une décision sinon « résolue», du moins « réfléchie ».
D’autre part, Blanchot ne se prive pas de réécrire quelque peu le poème en découpant
quelques formules, juxtaposées ensuite indépendamment de la continuité d’origine. Ainsi, le
fragment « verse l’absence » se voit détaché de la page sur laquelle il apparaît, dans le
contexte de « l’élévation ordinaire », pour être rattaché à une autre élévation, celle de la
constellation, inscrite sur la double page suivante, alors qu’il semble difficile de confondre et
d’assimiler ces deux moments du poème : la première « élévation » intervient autour de la
phrase « rien n’aura eu lieu que le lieu », et semble renvoyer rétrospectivement au geste du

1828
G. Poulet, Etudes sur le temps humain, (Plon, 1952), « La distance intérieure », t. II, Pocket, 1996, p. 325.
1829
Blanchot, « L’expérience de Mallarmé », L’Espace littéraire, op. cit., p. 45-46.
1830
Blanchot, « L’expérience d’Igitur », ibid., p. 149.
1831
Blanchot, « Rilke et l’exigence de la mort », ibid., p. 152.
1832
Blanchot, « La mort possible », ibid., p. 117-118.
1833
C’est ainsi que nous comprenons ce passage assez difficile du texte de Blanchot.

393
Maître, tandis que la « constellation » surgit plus loin comme une « exception » à cette
conclusion. Dès lors, ce déplacement des unités débouche sur un couplage étranger à la
dynamique du texte, qui réussit à associer le sacre à l’absence : voilà le Coup de dés
parfaitement blanchotisé. Le critique-écrivain transforme de manière très symptomatique le
final mallarméen, en substituant l’absence certaine du ciel-hasard à la présence précaire de la
constellation.
Ainsi, le Coup de dés vu par Blanchot se donne à lire comme l’œuvre du désœuvrement,
selon une perspective catastrophiste, qui fait du poème tout à la fois une apocalypse et une
apothéose du Hasard. Il faut souligner que l’auteur de L’Espace littéraire retient surtout du
Coup de dés le passage concernant le « naufrage » et la « mort du Maître » (« cadavre par le
bras écarté du secret qu’il détient »), en fonction de ce questionnement qui lui est propre, et
qui consiste à nouer indissolublement l’écrire et le mourir, en tant qu’impossibilité
fondamentale. Jeter les dés devient ici exercer le pouvoir de mourir, projeter la mort
volontaire. Le traitement de ce passage du poème rappelle de très près un moment antérieur
de l’essai dans lequel Blanchot pose pour la première fois explicitement le couple art / suicide
pour en faire la critique ; le mouvement vers l’œuvre, comme le mouvement vers la mort,
relèvent du « saut », qui entraîne un « renversement » :
Dans les deux cas intervient un saut, invisible mais décisif : non pas en ce sens que, par la mort
nous passerions à l’inconnu, qu’après la mort, nous serions livrés à l’au-delà insondable. Non :
c’est l’acte même de mourir qui est ce saut, qui est la profondeur vide de l’au-delà, c’est le fait de
mourir qui inclut un renversement radical, par lequel la mort qui était la forme extrême de mon
pouvoir, ne devient pas seulement ce qui me dessaisit en me jetant hors de mon pouvoir de
commencer et même de finir, mais devient ce qui est sans relation avec moi, sans pouvoir sur moi,
ce qui est dénué de toute possibilité, l’irréalité de l’indéfini. Renversement que je ne puis me
représenter, que je ne puis même concevoir comme définitif, qui n’est que le passage irréversible
au-delà duquel il n’y aurait pas de retour, car il est ce qui ne s’accomplit pas, l’interminable,
l’incessant1834.

Le « saut » en question ne désigne donc pas l’ouverture vers une transcendance,


conformément au suicide romantique, mais l’irruption de « l’autre mort », celle qui échappe à
tout projet, celle qui n’a rien à voir avec moi, celle encore qui mue mon « pouvoir de mourir »
en « impuissance ». La mort est bien cet impossible, en ce sens qu’elle est à la fois « hors de
mon pouvoir », et « sans pouvoir sur moi ». Dans cette perspective, le « Maître » du Coup de
dés, « cadavre par le bras écarté du secret qu’il détient », fait « l’épreuve de cette
impossibilité », mais sur un autre mode que celui d’Igitur ou de Kirilov interprétés par
Blanchot : il (s’) est d’emblée dessaisi de son « pouvoir de mourir », et cela fortuitement, dit
l’auteur de L’Espace littéraire. Nous verrons plus loin avec l’analyse de Bertrand Marchal

1834
Blanchot, « La mort possible », ibid., p. 133.

394
que cette idée de la vanité de l’acte peut s’interpréter différemment, en l’affectant d’un
coefficient de volonté.
Sur ce point, il y a donc rupture avec le suicide projeté par le héros à la fiole. Le Coup de
dés pour Blanchot constitue bien un anti-Igitur, dans la mesure où il se donne comme un texte
qui fait l’épreuve, non pas de la mort, mais du mourir. Le conte relevait encore d’une pensée
du pouvoir, tandis que le poème fait entrer dans « l’espace de la mort », qui est celui de la
passivité, et de la patience, de l’autre mort, et de l’impuissance. A ce niveau, Blanchot rejoint
la pensée de Lévinas exposée en 1947 dans De l’existence à l’existant. L’écrivain et le
philosophe se rencontrent dans un même geste de renversement de l’analytique existentiale de
la finitude du Dasein. La mort n’est plus pensée comme la possibilité de l’impossible, mais
comme l’impossibilité du possible1835.

c) La question de l’espace : la profondeur linguistique


Dans Le Livre à venir, Blanchot revient à deux reprises sur le Coup de dés, à propos de
l’espace chez Joubert, ainsi que dans l’avant-dernier chapitre qui donne son titre à l’essai.
Stimulé par le rapprochement opéré par Georges Poulet dans La Distance intérieure
(1952)1836 entre l’auteur des Carnets et celui du Coup de dés, sans qu’il soit fait mention pour
autant du poème spatial dans les pages du critique de l’école de Genève, Blanchot prolonge
cette idée en l’incarnant plus précisément à travers une courte analyse comparée.
Penseur « antipascalien1837 » célébrant les vertus du vide et de l’intervalle, Joubert,
l’insomniaque qui contemple le ciel étoilé comme l’extériorisation du grand texte qu’il
médite, réalise pour Blanchot, qui ne manque par pour autant de distinguer les deux
entreprises littéraires, « une première version de Mallarmé1838 », le Mallarmé du Coup de dés :
Il serait tentant, et glorieux pour Joubert, d’imaginer en lui une première édition non transcrite
de ce Coup de dés qui, a dit Valéry le jour où il fut initié aux pensées secrètes de Mallarmé,
éleva enfin une page à la puissance du ciel étoilé ». Et il y a entre les rêves de Joubert et
l’œuvre réalisée un siècle plus tard le pressentiment d’exigences apparentées : chez Joubert
comme chez Mallarmé le désir de substituer à la lecture ordinaire où il faut aller de partie en
partie le spectacle d’une parole simultanée où tout serait dit à la fois, sans confusion, dans un
« éclat total, paisible, intime et enfin uniforme1839 ». Ce qui suppose et une pensée tout autre

1835
Pour une synthèse très stimulante sur cette question, voir en particulier O. Campa, « Répondre à
l’impossible », in Emmanuel Lévinas-Maurice Blanchot, penser la différence, éd. E. Hoppenot et A. Milon,
Presses Universitaires de Paris X, 2007, p. 265-282.
1836
Voir G. Poulet, Etudes sur le temps humain, (Plon, 1952), « La distance intérieure », op. cit., p. 90, p. 96, et
p. 118. Notons que déjà du vivant de Mallarmé, Vittorio Pica avait souligné une certaine proximité entre les
deux écrivains, ces « deux lettrés raffinés et idéalistes » : voir Mallarmé, coll. « Mémoire de la critique », op.
cit., p. 213.
1837
Ibid., p. 92. La formule sera reprise par Blanchot.
1838
Blanchot, « Joubert et l’espace », Le livre à venir, op. cit., p. 79.
1839
Citation des Carnets.

395
que celle des raisonneurs qui chemine de preuve en preuve et un langage tout différent de celui
des discours (préoccupation essentielle chez l’auteur des Carnets). Ce qui suppose plus
profondément la rencontre ou la création de cet espace de vacance où, nulle chose particulière
n’en venant rompre l’infini, tout y est comme présent dans la nullité, lieu où rien n’aura eu
lieu que le lieu, but ultime de ces deux esprits1840.

Blanchot imagine donc un avant-texte du Coup de dés, rêvé, porté intérieurement par Joubert,
« auteur sans livre, écrivain sans écrit1841 ». Comme nous l’avons déjà souligné, bien souvent,
le spectacle du ciel étoilé, à lui seul, depuis les pages de Valéry de 1920, ne manque pas de
susciter la mention du poème mallarméen. En outre, le critique-écrivain rapproche les deux
poétiques autour du motif du refus de la logique discursive, fondée sur la linéarité, la
continuité et la successivité. On retrouve là un écho des analyses des « défricheurs »
(Thibaudet, Valéry, Royère), qui avaient déjà souligné le caractère anti-discursif de la poésie
mallarméenne de la maturité dans son ensemble, et du Coup de dés plus particulièrement, plus
emblématiquement.
Mais Blanchot poursuit en opposant par ailleurs ces deux « expériences » de l’espace :
Mais là cesse la communauté de desseins. Même à ne le regarder que du dehors, le poème, dans
l’immobilité de son affirmation, est livré à un mouvement prodigieux auquel Joubert ferait tout
pour se dérober : mouvements de « retraits », de « prolongements », de « fuites », mouvements
qui s’accélèrent, se ralentissent, se divisent et se superposent par une animation foisonnante
d’autant plus dure à l’esprit qu’elle ne se déroule pas, ne se développe pas, et refusant l’allègement
de la succession, nous oblige à supporter à la fois, dans un effet massif quoique espacé, toutes les
formes de l’inquiétude du mouvement. Rien ne saurait porter plus gravement atteinte à la visée
spirituelle de Joubert que ce foisonnement au sein de l’absence, ce va-et-vient infiniment
recommencé qu’est le vide de l’espace indéterminé1842.

Voilà une page qui suffirait à donner tort, rétrospectivement, à un Marinetti qui voyait en
1913 dans le Coup de dés un poème « statique ». Ainsi, ce commentaire, nouvelle variation
sur la « préface » de Cosmopolis comme sur la « Lettre au Directeur des Marges », entend
mettre en avant la dimension éminemment cinétique d’un espace traversé par des flux. On
décrit ici tout un jeu de mouvements browniens, de trajets centrifuges, assez inattendu somme
toute, et qui semblerait davantage en rapport avec la poésie moderniste des années 1910-1920.
En effet, même si Blanchot a sans doute raison d’insister sur ce qu’une critique américaine du
Coup de dés appellera la « dynamique de l’espace », on ne peut cependant le suivre lorsqu’il
parle d’un « refus de la succession ». Avec plus de rigueur, il faudrait soutenir, en suivant
Valéry sur ce point, que Mallarmé ajoute une nouvelle dimension, proprement tabulaire, qui
ne fait que doubler la logique linéaire, sans l’annuler pour autant : le poème se lit de manière
traditionnelle, comme Mallarmé le rappelle d’ailleurs lui-même dans sa présentation destinée

1840
Blanchot, « Joubert et l’espace », Le livre à venir, op. cit., p. 84-85.
1841
Ibid., p. 70.
1842
Ibid., p. 85.

396
aux lecteurs de 1897, qui doivent aller du premier au dernier mot du texte, « le tout sans
nouveauté qu’un espacement de la lecture1843 ». Blanchot radicalise donc ici la portée de la
réforme spatiale mallarméenne, en majorant la dimension « simultanéiste » du poème.
Plus loin dans l’essai, Blanchot complète cette analyse. Le Coup de dés instaure un autre
rapport à l’espace, qui débouche sur le dévoilement, inédit, de la spatialité de la langue.
L’auteur de L’Espace littéraire livre alors une page décisive dans l’histoire de la réception du
poème, riche de résonances ultérieures :
Un coup de dés est né d’une entente nouvelle de l’espace littéraire, tel que puissent s’y
engendrer, par des rapports nouveaux de mouvement, des relations nouvelles de compréhension.
Mallarmé a toujours eu conscience de ce fait, méconnu jusqu’à lui et peut-être après lui, que la
langue était un système de relations spatiales infiniment complexes dont ni l’espace géométrique
ordinaire, ni l’espace de la vie pratique ne nous permet de ressaisir l’originalité. On ne crée rien et
on ne parle d’une manière créatrice que par l’approche préalable d’un lieu d’extrême vacance où,
avant d’être paroles déterminées et exprimées, le langage est le mouvement silencieux des
rapports, c’est-à-dire la « scansion rythmique de l’être ». Les paroles ne sont jamais là que pour
désigner l’étendue de leur rapports : l’espace où ils se projettent et qui, à peine désigné, se replie et
se reploie, n’étant nulle part où il est. L’espace poétique, source et « résultat » du langage, n’est
jamais à la manière d’une chose ; mais toujours « il s’espace et il se dissémine ». (…)
Cette langue nouvelle que l’on prétend que Mallarmé s’est créée par on ne sait quel désir
d’ésotérisme (…) est une langue stricte, destinée à élaborer, selon des voies nouvelles, l’espace
propre au langage, que nous autres, dans la prose quotidienne comme dans l’usage littéraire, nous
réduisons à une simple surface parcourue par un mouvement uniforme et irréversible. A cet
espace, Mallarmé restitue la profondeur. Une phrase ne se contente pas de se dérouler de manière
linéaire ; elle s’ouvre ; par cette ouverture s’étagent, se dégagent, s’espacent et se resserrent, à des
profondeurs de niveaux différents, d’autres mouvements de phrases, d’autres rythmes de parole,
qui sont en rapport les uns avec les autres selon de fermes déterminations de structure, quoique
étrangères à la logique ordinaire – logique de subordination – laquelle détruit l’espace et
uniformise le mouvement. Mallarmé est le seul écrivain que l’on puisse dire profond1844.

Ces vues ne sont pas complètement neuves. Elles prolongent certaines remarques, anciennes,
de Valéry, et d’autres, toutes récentes, de Jacques Schérer. On se souvient que l’auteur de la
« Lettre au Directeur des Marges » insistait sur l’assomption, avec le Coup de dés et son
exploration de l’unité de la page, d’une nouvelle « dimension », ajoutant à la logique
successive de la ligne, celle, simultanée, du plan : « il introduit une lecture superficielle , qu’il
enchaîne à la lecture linéaire ; c’était enrichir le domaine littéraire d’une deuxième
dimension1845 ». Mais on voit que Blanchot complète le point de vue de Valéry ; tous les deux
convergent pour souligner l’entrée en poésie du non-discursif, du non-successif, mais l’un
parle de la page tandis que l’autre évoque la phrase. Pour Blanchot, la mise en espace de la
phrase, étagée, espacée, ouverte, donne au Coup de dés une épaisseur : c’est une forme
stratifiée et sédimentée, déclinée sur plusieurs niveaux. Ce que le poème déploie, ce n’est pas

1843
OC, t. I, p. 391.
1844
Blanchot, « Le livre à venir », Le livre à venir, op. cit., p. 320-321.
1845
Valéry, « Le Coup de dés. Lettre au Directeur des Marges », Œuvres, op. cit., t. I, p. 627.

397
seulement une surface visible offerte au regard, mais aussi un volume lisible dans le dénivelé
et le feuilleté de sa profondeur verticale. Ainsi donc, la lecture de Blanchot dégage une autre
dimension du poème, une troisième, à savoir la dimension constituée par l’espace proprement
intra-linguistique, l’espace de la phrase.
D’autre part, l’idée que le Coup de dés ouvrirait un autre espace, radicalement différent
de l’espace abstrait du géomètre ou de l’espace concret de l’homme de la praxis, fait
directement écho aux analyses du projet du « Livre » fournies par Schérer en 1957. Ce
dernier, commentant la configuration mobile de l’Œuvre, liée à la mise en place d’une logique
combinatoire des feuillets, évoque la construction d’un véritable « hyper-espace » : « cette
conception suppose un espace comparable à celui que définissent les géométries
modernes1846 ». La réflexion de Blanchot sur la profondeur du Coup de dés prolonge
également les rêveries de Mallarmé sur le livre perçu comme « bloc » ou « volume », bien
mises en avant par Schérer1847. Il serait alors intéressant de confronter cette thèse à celle de
Greenberg qui lit de manière privilégiée le « modernisme » artistique à partir du concept de
planéité.
En outre, dans ces pages de 1959, Blanchot, dont le texte n’est pas qu’un dialogue avec
Valéry et Schérer, inaugure certaines lectures développées dans la décennie suivante, au
moment de l’apogée du structuralisme. Il est sans doute ici l’un des premiers, du point de vue
de la théorie littéraire, avant Foucault ou Genette par exemple, à insister sur la dimension
spatiale du langage, indissociable de sa dimension systémique (« systèmes de relations
spatiales », « fermes déterminations de structures »). Blanchot l’a bien perçu : le Coup de dés,
poème de la phrase ouverte, non seulement place le langage dans l’espace, mais rend visible
l’espace qui se trouve dans le langage. C’est aussi tout un pan de la pensée de Derrida que
l’on trouve enveloppé ici dans ces quelques lignes de 1959 ; nous y reviendrons plus loin.
Plus loin, Blanchot précise les implications dont est porteuse cette mise à nu de la
spatialité de la langue ; réfléchissant sur l’iconicité du texte, il retrouve les accents du Valéry
de 1920 :
Pour la première fois, l’espace intérieur de la pensée et du langage est représenté de manière
sensible. La « distance… qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots entre eux » est
visible typographiquement, ainsi que l’importance de tels termes, leur puissance d’affirmation,
l’accélération de leurs rapports, leur concentration, leur éparpillement, enfin, la reproduction, par
l’allure des mots et par leur rythme, de l’objet qu’ils désignent.
L’effet est d’une grande puissance expressive : surprenante vraiment. Mais la surprise est
aussi dans le fait que Mallarmé ici s’oppose à lui-même. Voici qu’il rend au langage dont il avait
considéré la force irréelle d’absence tout l’être et toute la réalité matérielle que celui-ci était

1846
J. Schérer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 61.
1847
Ibid. p. 54-55, et p. 60-61.

398
charge de faire disparaître. « L’envol tacite d’abstraction » se transforme en un paysage visible de
mots. Je ne dis plus : une fleur ; je la dessine par des vocables1848.

Blanchot souligne donc ici la rupture que représenterait, à première vue, la dimension
idéogrammatique du Coup de dés au sein de la poétique mallarméenne, centrée sur la
« disparition vibratoire ». Le poème esquisserait-il dès lors une seconde esthétique, faisant
davantage de place à la matérialité du monde ? Blanchot ouvre cette piste sans vraiment
l’explorer ; il se contente d’ajouter : « contradiction qui est à la fois dans le langage et dans
l’attitude double de Mallarmé par rapport au langage1849 ». Cette « contradiction » proprement
linguistique peut se voir formulée en termes saussuriens : la matérialité du signifiant face à
l’idéalité du signifié ; quant à l’ambivalence proprement mallarméenne, elle s’exprime en
effet dans la tentative de l’auteur des Mots anglais de créer un mode de cratylisme d’ordre
supérieur, qui n’est pas sans intégrer la matériau verbal dans sa réalité formelle de signe
graphique ou de signe typographique. On se souvient en outre que Thibaudet, dès 1912, avait
pointé le « matérialisme étrange » qui pouvait émaner du Coup de dés. Et Blanchot, dans La
Part du feu, n’a pas manqué de rappeler l’importance dans la poétique mallarméenne de ce
que Valéry nommait « physique du langage ». Le critique-écrivain employait déjà ce terme –
« contradiction1850 » - pour rendre compte de ce double mouvement, dématérialisation de la
chose dans les mots, matérialisation du mot dans le poème. Ajoutant que les « mots ont besoin
d’être visibles1851 » afin de substituer leur présence à celle des choses, il notait ainsi
l’existence, chez Mallarmé, d’une « sensualité du langage1852 », écho des grandes rêveries
cratyliennes.
Blanchot poursuit son analyse du dispositif spatial :
L’œuvre littéraire y est en suspens entre sa présence visible et sa présence lisible : partition ou
tableau qu’il faut lire et poème qu’il faut voir, et grâce à cette alternance oscillante, cherchant à
enrichir la lecture analytique par la vision globale et simultanée, à enrichir aussi la vision statique
par le dynamisme du jeu des mouvements, enfin cherchant à se placer au point d’intersection où
entendre c’est voir et lire, mais se plaçant aussi au point où, la jonction n’étant pas faite, le poème
occupe seulement le vide central qui figure l’avenir d’exception1853.

Il souligne ainsi le battement entre les deux logiques du linéaire et du tabulaire, à la suite de
Gide en particulier, en accord de toute façon avec la préface de 1897 qui livrait les deux
comparants privilégiés de la partition et du dessin. Le Coup de dés s’adresse donc
alternativement à l’œil et à l’esprit. Mais là où le critique-écrivain s’éloigne de la vulgate

1848
Blanchot, « Le livre à venir », Le Livre à venir, op. cit., p. 327-328.
1849
Ibid., p. 328.
1850
Blanchot, « Le mythe de Mallarmé », La Part du feu, op. cit., p. 44.
1851
Ibid., p. 39.
1852
Ibid., p. 45.
1853
Ibidem.

399
Gide-Valéry, c’est lorsqu’il évoque ce « point zéro » qui travaille toute sa conception de la
littérature depuis L’Espace littéraire. L’éventail du lisible-visible, rabattu en un point, cache
en effet un non-lieu, comme si le poème ne délimitait qu’un espace en creux, comme s’il
n’était que l’empreinte de lui-même. C’est la pensée blanchotienne du décentrement qui
afffleure ici.
Pour clore ce panorama abordé sous l’angle de la question de l’espace, ajoutons que
Blanchot revient sur la dimension cosmique du Coup de dés déjà commentée quelques pages
plus bas à propos de Joubert, dans cette partie finale du Livre à venir. Cette fois-ci, c’est
Hölderlin lu par Heidegger qui intervient lorsqu’il s’agit de penser le problème de l’habitation
poétique du monde, de la fondation du séjour. Blanchot souligne la différence fondamentale
qui sépare deux conceptions de la demeure bâtie par le poème :
Car pour Mallarmé, ce que fondent les poètes, l’espace – abîme et fondement de la parole – est ce
qui ne demeure pas, et le séjour authentique n’est pas l’abri où l’homme se préserve, mais c’est le
rapport avec l’écueil, par la perdition et le gouffre, et avec cette « mémorable crise » qui seule
permet d’atteindre au vide mouvant, lieu où la tâche créatrice commence1854.

Le Coup de dés représente à nouveau ici pour le critique-écrivain le grand texte de


l’expérience de la négativité, constitutive de la tâche artistique. Contre Heidegger, et en
rejoignant Lévinas sur ce point, il s’agit de penser le poème en fonction d’un déracinement
essentiel. Il est vrai, pour aller dans le sens de cette lecture, que le poème de 1897 ne fait que
déployer des abîmes, celui de la mer, celui du ciel, celui de la page, en oubliant le sol ferme
de la terre, qui n’apparaît alors que sous la forme du récif naufrageur, ou du « faux manoir »
halluciné. Cependant, il semble difficile d’être aussi affirmatif sur ce thème quand on garde à
l’esprit cette déclaration fameuse de Crise de vers, qui valorise la pérennité de la parole du
poème contre le silence paradoxal de la musique, qui reste pour Mallarmé un art de
l’inarticulé, et de l’évanescent : « rien ne demeurera sans être proféré1855 ». Le dire poétique,
matière signifiante et écriture déposée sur le papier comme un « sceau » ou un « sacre »,
justifiée par ses divers jeux de symétrie, établit, fonde, pérennise.
En outre, Blanchot compare le Coup de dés à deux autres poèmes cosmiques mallarméens,
Quand l’ombre menaça…, et Toast funèbre, qui rappellent que l’homme est un « être
d’horizon1856 », et que Mallarmé a pu développer une certaine poétique de l’affirmation.
Soulignons ici, pour nuancer l’image convenue d’un Blanchot penseur de la grande nuit
obscure, de l’absence, et du désastre, que l’influence des textes de Heidegger sur Hölderlin –

1854
Ibid., p. 324.
1855
OC, t. II, p. 212.
1856
Blanchot, « Le livre à venir », Le Livre à venir, op. cit., p. 323.

400
« le lointain qui est dans sa parole1857 » écrit Blanchot à propos de l’homme du Toast funèbre
– l’amène aussi à envisager dans cette poésie l’existence, sinon l’exigence, de l’horizon du
monde, de la Terre, et de la présence, ce qui le rapproche pour le coup, de manière assez
inattendue, de la lecture d’un Yves Bonnefoy. Mallarmé n’est pas seulement l’homme du
« désespoir lucide » : « c’est toujours du côté de la joie, de l’affirmation exaltante, que la
poésie se déclare, chaque fois que Mallarmé se voit contraint de la situer1858 ». Cependant,
pour Blanchot, avec le Coup de dés, cette affirmation d’un autre espace, que le poète nomme
« séjour » ou « contrée », se voit mise en crise : « l’astre en fête » du sonnet laisse place au
désastre. Le critique-écrivain poursuit ainsi :
Mais dans Un Coup de dés, l’assurance a disparu : aussi lointaine qu’improbable, dérobée par
l’altitude où l’élève l’exception, non pas présente, mais seulement et toujours en réserve dans
l’avenir où elle pourrait se former, la Constellation de l’œuvre s’oublie avant d’être, plutôt
qu’elle ne se proclame. Faut-il en conclure que, gagné par le doute, Mallarmé ne croit presque
plus à la création de l’œuvre, ni à son équivalence stellaire ? Faut-il le voir s’approcher de la
mort en état d’incroyance poétique ? 1859.

Après avoir posé cette question, qui placerait à nouveau le Coup de dés, conformément à une
certaine doxa héritée de Thibaudet, dans la situation du poème-testament proclamant un aveu
final d’impuissance, Blanchot répond finalement par la négative, grâce à un retournement
caractéristique de sa manière : « le doute appartient à la certitude poétique1860 ». En effet, à
partir du moment où l’on pose, comme le fait l’auteur de L’Espace littéraire, une équivalence
entre œuvre et désœuvrement, entre l’œuvre et le mouvement vers l’œuvre, dire l’impossible
de la constellation revient à en dire toute la puissance. Ainsi, en définitive, dans une
perspective blanchotienne, c’est avec le Coup de dés, poème de toutes les précarités, que
Mallarmé s’approche au plus près de l’exigence de l’œuvre : « Un coup de dés dit au
contraire, bien plus fermement que le sonnet et d’une manière qui nous engage dans un avenir
plus essentiel, la décision propre à la parole créatrice1861 ».

d) La question du hasard : forme-sens


Blanchot revient dans Le Livre à venir, toujours à propos de ce parallèle avec Joubert, sur
le statut de la « constellation » finale du poème, déjà commenté dans L’espace littéraire :
Sans doute, dans Un coup de dés comme dans le ciel, il y a un ordre secret que Joubert
pourrait accueillir, mais cet ordre imite le hasard, prétend entrer dans l’intimité du jeu du
hasard, peut-être pour en pénétrer les règles, peut-être pour porter la rigueur des mots et la

1857
Ibidem.
1858
Ibidem.
1859
Ibid., p. 325.
1860
Ibidem.
1861
Ibidem.

401
précision des pensées au point où l’extrême déterminé peut intégrer l’indétermination. Sans
doute il y a, dans ce ciel qu’est le poème, l’éclat encore futur et toujours incertain de la
« Constellation » que sera peut-être aussi le poème, à l’altitude de l’exception. Mais jamais
Joubert ne saurait accepter le naufrage préalable où il faut que rien soit donné pour que soit
quelque chose d’autre et de plus pur que ce qui est. Jamais il ne regarderait comme la descente
vers « la neutralité identique du gouffre » le mouvement d’irréalisation par lequel, en toutes
choses, nous cherchons un vide pour trouver la lumière1862.

Le discours fait écho aux analyses de L’Espace littéraire, qui insistaient sur l’idée d’une
entrée « sans réserve » dans « l’intimité » du hasard. On retrouve ici l’idée d’un poème du
suspens, qui concentre en un point la coïncidence des contraires : ni hasard affirmé, ni hasard
aboli. Mais ces lignes ne sont peut-être pas sans équivoque. Blanchot semble associer le
surgissement du lieu de la « constellation » à l’enfouissement du « Maître » et au non-lieu de
l’acte, selon une démarche qui n’est pas sans rappeler la logique des tombeaux mallarméens,
ou celle du sacrifice, déjà présente chez Davies, et que nous retrouverons, un peu modifiée,
dans l’exégèse plus récente de Lübecker. Mais chez ces deux derniers interprètes, le
mouvement reste explicitement dialectique. Le dialogue avec Bataille, et son « hégélianisme
sans réserve1863 », a sans doute conduit Blanchot à lire la disparition du Maître comme la
recherche de l’absolu au plus profond de l’abîme ; et la constellation reste un événement
« futur et toujours incertain », un pas au-delà, et non un dépassement dialectique.
Ce n’est pas tout. L’avant-dernier chapitre du Livre à venir approfondit encore cette
réflexion sur le statut du hasard dans le Coup de dés, en le couplant à la question du vers. Le
modèle métrique, comme le rappelle le critique-écrivain a été jusque-là l’instrument de lutte
contre le « défaut des langues ». Une cohérence s’impose, quasi mécanique : l’abandon
apparent du vers compté dans le Coup de dés n’est que la conséquence de l’affirmation
emphatique du Hasard. C’est l’analyse que propose Blanchot, qu’il nous faut citer de manière
complète :
Si (un peu hâtivement) l’on admet que Mallarmé a toujours reconnu dans le vers traditionnel le
moyen de vaincre le hasard « mot à mot », on verra qu’il y a dans Un Coup de dés une étroite
correspondance entre l’autorité de la phrase centrale déclarant invincible le hasard et le
renoncement à la forme la moins hasardeuse qui fût : l’antique vers. La phrase Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard ne fait que produire le sens de la forme nouvelle dont elle traduit la
disposition. Mais, par là, et du moment qu’il y a corrélation précise entre la forme du poème et
l’affirmation qui le traverse en le soutenant, la nécessité se rétablit. Le hasard n’est pas libéré
par la rupture du vers réglé : il est au contraire, étant précisément exprimé, soumis à la loi
exacte de la forme qui lui répond et à laquelle il doit répondre. Le hasard est sinon vaincu en
cela, du moins attiré dans la rigueur de la parole et élevé à la ferme figure d’une forme où il
s’enferme1864.

1862
Blanchot, « Joubert et l’espace », Le livre à venir, op. cit., p. 85-86.
1863
J. Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hegelianisme sans réserve », L’écriture et
la différence, Editions du Seuil (1967), coll. « Points essais », 1979, p. 369-407.
1864
Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 317.

402
Regarder le poème revient en effet dans un premier temps à voir des mots comme jetés au
hasard sur une page. Des mots semblent avoir roulé sur un plateau avant de s’être fixés à
jamais. L’impression visuelle est bien celle d’un événement aléatoire ayant donné lieu à un
poème de l’aléa : sans rime ni raison. A la question « que voit-on ? », une première réponse,
immédiate, serait : l’informe, une forme de hasard, ou bien le hasard de la forme.
Mais, une fois que l’on pose cette adéquation entre contingence formelle et contingence
thématique, par un renversement dialectique, on en arrive à la conclusion que le poème
parvient à recréer une nécessité sourde, souterraine, seconde, dans et par le hasard lui-même.
En effet, comme l’a montré Georges Didi-Huberman dans son livre sur Bataille et la revue
Document, la transgression de la forme n’est jamais que la réaffirmation d’une autre forme.
L’informe n’existe pas : « transgresser les formes revient à produire des formes
transgressives1865 ». Le hasard ne génère pas l’informel, mais se signale comme contingence à
travers une mise en forme propre, qui l’annule aussitôt comme pure contingence : l’informe
apparent, le hasard de la forme devient forme du hasard. En d’autres termes, selon Blanchot,
le Coup de dés, reproduirait, au niveau de l’unité nouvelle de la Page, ce qui avait lieu au
niveau du Vers : non pas annulation pure et simple du Hasard, « demeuré aux termes1866 »,
mais sa réintégration, sa relève –Aufhebung – , au sein d’une unité de rang supérieur. Ici, le
Hasard demeurerait, non plus aux termes, mais au Vers détruit, pour se dépasser en forme
nécessaire déployée sur la Page. Le Coup de dés rétablit ainsi la nécessité par le biais d’une
correspondance entre le fond (affirmation lisible du Hasard) et la forme (négation visible du
Vers traditionnel).
Dans cette perspective, il n’y aurait donc rien d’autre à voir que l’idéogramme du Hasard,
rendu nécessaire par la spatialisation du texte. Blanchot répond donc à sa manière à la
question de l’iconicité du Coup de dés : il s’agit d’un mimologisme abstrait, qui offre au
regard l’équivalent visuel du chaos de la contingence, produisant par là une forme-sens. On
sait que toute la pensée de Blanchot, fondamentalement iconoclaste, et en cela proche de la
pensée juive, avec laquelle elle entretient, on le sait, un rapport étroit, se déploie contre la
tradition de la représentation. Il n’y a pas de place ici pour un cratylisme de la présence de la
chose ; Blanchot, dans L’écriture du désastre, dénoncera « toutes les facilités
mimétiques1867 ».

1865
G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Macula, 1995,
p. 22.
1866
« Crise de vers », OC, t. II, p. 213.
1867
Blanchot, L’Ecriture du désastre (1980), Gallimard, 2006, p. 168.

403
Mais cette lecture ne fonctionne que si l’on dénie au poème toute dimension iconique
autre que celle, par défaut, d’icône du Hasard. Cela reste bien évidemment une nécessité
iconique purement négative. Or, comme l’on sait, Mallarmé envisageait une iconicité plus
positive : image du vaisseau, image de la constellation. En outre, cette lecture ne prend pas
vraiment en considération – Blanchot a certes conscience d’opérer un certain raccourci (« un
peu hâtivement » ) – le fait que la dite « rupture du vers réglé » ne s’avère qu’apparente et
partielle. Comme le montreront par la suite Mitsou Ronat, Laurent Jenny et Michel Murat, il
est possible de voir dans le Coup de dés, non pas la négation du Mètre, mais sa transposition,
à partir de la logique de la Page. Somme toute, l’intérêt évident de cette analyse consiste, pour
la première fois, à tenter de penser dans un même mouvement, pour les articuler, forme et
sens du poème, ce que personne n’a véritablement fait à cette date.
Cependant, ce qui apparaît au premier regard comme un relève dialectique n’en n’est pas
une. Cette analyse ne constitue qu’un moment ; elle se donne sans doute comme une
concession faite à une certaine vulgate critique hégélienne relative à Mallarmé, que Blanchot
va délaisser ensuite. Pour lui, comme l’écrit Bident, « le langage poétique est puissance de
dispersion1868 ». Aucune synthèse logée dans une forme stable et définitive ne saurait être
dégagée du Coup de dés : dans cet espace radicalement autre – autre espace comme il y a une
« autre nuit1869 » – tout est « rassemblé de par la dispersion1870 ».

e) La question du Livre : à venir


Très tôt, avant même la publication due à Jacques Schérer, Blanchot, comme d’autres
avant lui - certains disciples de Mallarmé - associe le Coup de dés au rêve du Livre. Dans
Faux Pas, en 1943, on l’a vu, il estime que la lettre autobiographique adressée à Verlaine en
1885, évoquant le vœu de réaliser ce « livre architectural et prémédité », traduit « l’espoir du
poète préparant le Coup de dés1871 ». On sait aujourd’hui qu’il faudrait présenter la chose de
manière plus précise : Mallarmé, à cette date, ne « prépare » pas le Coup de dés, mais rédige
sans aucun doute une partie de ces « notes » révélées en 1957 ; en revanche, quand il sera
sollicité par Cosmopolis en octobre 1896 pour une contribution poétique, il réalisera à travers
son poème d’un « nouveau genre », comme diront les lecteurs ahuris de 1897, quelques-unes
de ses grandes préoccupations liées au Livre. Toujours est-il que Blanchot, à la suite de

1868
Ch. Bident, Maurice Blanchot. Partenaire invisible, op. cit., p. 351.
1869
Blanchot, « Le dehors, la nuit », L’Espace littéraire, op. cit., p. 213.
1870
Blanchot, « Le livre à venir », Le Livre à venir, op. cit., p. 318.
1871
Blanchot, « Mallarmé et l’art du roman », Faux Pas, op. cit., p. 189.

404
Schérer, dans deux articles de 1957 parus dans la Nouvelle Nouvelle Revue Française1872,
recueillis en 1959 dans Le Livre à venir, va tenter ce parallèle obligé entre les deux projets,
l’un presque abouti, l’autre laissé à l’état de chantier, et sauvé des flammes.
Pour Blanchot, le lien entre Coup de dés et Livre concerne avant tout leur degré de réalité.
Le raisonnement est le suivant : la « constellation » est l’équivalent symbolique du poème ;
or, cette « constellation » n’a qu’une existence incertaine (statut exceptionnel du « peut-
être »), donc le poème lui-même n’a qu’une existence virtuelle : « tout est disposé pour que le
poème ne puisse avoir lieu. (…) Un Coup de dés n’est que dans la mesure où il exprime
l’extrême et exquise improbabilité de lui-même1873 ». Il est dans le retrait même de son être, il
se présente dans le mouvement même de son absence. Dès lors, il rejoint le « Livre », dont il
thématiserait l’impossible réalité, l’impossible réalisation :
Très proche alors du Livre, car seul le Livre s’identifie avec l’annonce et l’attente de l’œuvre qu’il
est, sans autre contenu que la présence de son avenir infiniment problématique, étant toujours
avant qu’il ne puisse être et ne cessant pas d’être séparé et divisé pour devenir, à la fin, division et
séparation même. « Veillant doutant roulant brillant et méditant ». Il faudrait ici s’arrêter sur ces
cinq mots par lesquels l’œuvre se présente dans l’invisibilité du devenir qui lui est propre1874.

On le sait, et Blanchot s’en souvient sans doute ici, absolu veut dire séparé. Cet absolu du
livre arraché au hic et nunc de la contingence se manifeste alors symboliquement dans la série
des participes présents, dont la valeur aspectuelle traduit parfaitement l’inaccompli. Mais,
encore une fois, le critique-écrivain ne manque pas de faire de la lecture un art de la découpe :
il laisse de côté la suite du passage, à savoir la référence au « point dernier », dispensateur
d’un « sacre ». La réalité textuelle est en effet plus complexe, moins ouverte sur le Devenir
que Blanchot veut bien le dire.
Ainsi donc, dans cette perspective, le Coup de dés fait système avec le Livre, et non plus
avec Igitur comme c’était le cas dans L’Espace littéraire. Mais, soulignons-le, pour Blanchot,
il n’est pas le Livre pour autant, ni sans doute, comme certains ont pu le soutenir, un
« fragment d’exécuté1875 ». Pour l’auteur du Livre à venir, le Coup de dés serait plutôt un
négatif du Livre, ou bien, pour reprendre une formule du poème lui-même, son « vierge
indice » : « Je ne dirai pas que le Coup de dés soit le Livre, affirmation que l’exigence du
Livre priverait de tout sens. Mais beaucoup plus que les notes que ranime M. Schérer, il lui
donne appui et réalité, il est sa réserve et sa présence toujours dissimulée1876 ». On sait que

1872
« Ecce liber » (octobre 1957) et « Une entente nouvelle de l’espace littéraire » (novembre 1957).
1873
Blanchot, « Le livre à venir », Le Livre à venir, op. cit., p. 318.
1874
Ibid., p. 318-319.
1875
C’est par ces mots que Mallarmé désigne ce qu’il pourrait réaliser du Livre, dans sa lettre à Verlaine de
1885, OC, t. I, p. 788.
1876
Blanchot, « le livre à venir », Le Livre à venir, op. cit., p. 319.

405
Blanchot vit plutôt d’un mauvais œil, en dépit de la rigueur éditoriale qu’il salua, la
publication posthume des notes que Mallarmé voulait voir disparaître, et que Schérer a
réunies sous le titre « Le « Livre » de Mallarmé ». Les guillemets ne suffisent pas à faire
accepter cette décision de montrer un livre venu. C’est finalement à ses yeux le Coup de dés,
et non ces notes, « œuvre naïve des publicateurs posthumes1877 », qui éclaire le projet du
Livre. En tant que poème précaire, achevé dans son inachèvement même, il ne fait que
montrer l’impossibilité, le retrait incessant du Livre : « le Coup de dés est le livre à
venir1878 ». Le poème constitue donc quelque chose comme la négativité positive de la pure
négativité du Livre ; il est la preuve tangible de l’improbable, de la présence toujours remise à
demain. C’est bien ce qui semble ressortir aussi de cette phrase de Faux Pas déjà citée,
montrant un Mallarmé conduit par cette « espérance d’une œuvre extraordinaire dont ses
œuvres pourtant admirables ne semblaient que le reflet et que le Coup de dés figurait comme
le naufrage consciemment chanté1879 ».
Tout cela trouve sa confirmation dans la formule terminale, « Toute Pensée émet un Coup
de Dés », que Blanchot commente ainsi :
C’est la clausule et c’est l’ouverture, c’est l’invisible passage où le mouvement en forme de sphère
est sans cesse fin et commencement. Tout est fini et tout recommence. Le Livre est ainsi,
discrètement, affirmé dans le devenir qui est peut-être son sens, sens qui serait le devenir même du
cercle. La fin de l’œuvre est son origine, son nouveau et son ancien commencement : elle est sa
possibilité ouverte encore une fois, pour que les dés à nouveau jetés soient le jet même de la parole
maîtresse qui, empêchant l’Œuvre d’être – Un Coup de Dés Jamais –, laisse revenir le naufrage
dernier où, dans la profondeur du lieu, tout a toujours déjà disparu : le hasard, l’œuvre, la pensée,
EXCEPTÉ à l’altitude PEUT-ÊTRE1880…

Le poème, fondé sur une structure circulaire, présente alors une dynamique circulaire, qui fait
de sa réalisation un pur horizon, soumis à l’incertitude de l’exception. L’œuvre n’est que
l’éternelle relance du mouvement qui s’approche d’elle. Blanchot a sans doute ici à l’esprit la
formule des notes du Livre : « un livre ne commence ni ne finit : tout au plus fait-il
semblant1881 ».
Mais il est un autre argument qui permet au critique-écrivain de relier le Coup de dés au
Livre, d’ordre formel. Le poème de 1897, par son pouvoir de rupture avec l’histoire du livre
en Occident, n’est pas seulement un « livre à venir », dissocié du présent de son actualisation,
il incarne aussi « l’avenir du livre », enrichi de cette logique tabulaire déjà mentionnée :

1877
Ibid., p. 313.
1878
Ibid., p. 326.
1879
Blanchot, « Le silence de Mallarmé », Faux Pas, op. cit., p. 123.
1880
Blanchot, « le livre à venir », Le Livre à venir, op. cit., p. 332.
1881
OC, t. I, p. 612.

406
Un coup de dés annonce un livre tout autre que le livre qui est encore le nôtre : il laisse pressentir
que ce que nous appelons livre selon l’usage de la tradition occidentale, où le regard identifie le
mouvement de la compréhension avec la répétition d’un va-et-vient linéaire, n’a de justification
que dans la facilité de la compréhension analytique. (…) C’est à la fois dans le sens de la plus
grande dispersion et dans le sens d’une tension capable de rassembler l’infinie diversité, par la
découverte de structures plus complexes qu’Un coup de dés oriente l’avenir du livre1882.

C’est par cette « entente nouvelle de l’espace littéraire » envisagée plus haut que le poème de
Mallarmé se soustrait au présent. Mais Blanchot va encore plus loin ; il estime que le poème
continue de nous échapper, ne cesse d’échapper. Il demeure fondamentalement inassimilable,
irréductible à tout effort de rationalisation ou de catégorisation : « même aujourd’hui, pour
nous si familiers (croyons-nous) de tout ce qui n’est pas familier, il continue d’être l’œuvre la
plus improbable1883 ». Une telle déclaration n’est pas sans intérêt ici, dès lors qu’il s’agit
d’étudier une réception. Un des enjeux majeurs de notre travail consiste justement à apprécier
le degré de pertinence d’une pareille proposition.
L’auteur de L’Espace littéraire avance encore un troisième argument : la temporalité que
le poème développe est celle du virtuel ; elle va de pair avec une sur-valorisation de l’espace.
Le Coup de dés, poème du « SOIT », se donne comme un texte qui substitue l’hypothétique
au thétique :
L’histoire est remplacée par l’hypothèse : « Soit que… ». L’événement dont le poème fait son
point de départ n’est pas donné comme fait historique et réel, fictivement réel : il n’a de valeur que
relativement à tous les mouvements de pensée et de langage qui peuvent en résulter et dont la
figuration sensible « avec retraits, prolongements, fuites » est comme un autre langage instituant le
jeu nouveau de l’espace et du temps1884.

Mallarmé, jouant l’espace contre le temps, substitue un réseau analogique à une continuité
chronologico-logique. Celui qui a pris le parti d’« exclure la durée historique », met en avant
des « rapports de proportion et de réciprocité1885 ». Or, comme l’attestent les notes du
« livre », cet effort pour établir des rapports se trouve au cœur du projet totalisant de
Mallarmé. Blanchot ne manque pas de citer quelques passages qui vont dans ce sens. Ainsi, le
Coup de dés, poème des relations spatiales, remplace la concaténation des instants par la
configuration des motifs, dans et à travers la distance : c’est le grand principe de l’architecture
duelle et duplice du Livre, que Blanchot voit concrétisée dans le poème.
En outre, si le Coup de dés « évite le récit », c’est qu’il choisit de déployer un lieu et des
visibilités : « au lieu de raconter on montre1886 ». Cette fiction purement spatiale, et non plus
narrative, ou, pour le dire autrement, ce passage d’un régime de la fiction à un régime de la
1882
Blanchot, « le livre à venir », Le Livre à venir, op. cit., p. 319.
1883
Ibidem.
1884
Ibid., p. 326-327.
1885
Ibid., p. 327.
1886
Ibidem.

407
figure, déréalise le contenu du poème, et par là, aux yeux de Blanchot, inscrit le Coup de dés
dans l’espace du Livre. Enfin, la variation typographique permet aussi de procéder à un
montage de temporalités hétérogènes, dissociées entre elles, le tout pouvant être rapproché du
temps multidimensionnel engendré par la combinatoire des feuillets du Livre : « ne cessent de
se superposer des possibilités temporelles différentes1887 ».

f) Critique archéologique : la poésie du dehors, ou rien n’aura eu lieu que le rien


Au final, Blanchot propose une lecture particulièrement multiple du Coup de dés :
multiplicité des angles d’attaque, touchant aussi bien la forme, le contenu, que la forme-sens ;
multiplicité des discours d’appui, allant de la philosophie (Hegel et Heidegger surtout pour les
passages qui nous occupent) à la critique littéraire antérieure (Gide, Valéry, Poulet) ;
multiplicité des pratiques de lecture, mêlant rigueur philologique et citation tronquée (la
dernière double page du poème ; le final de Crise de vers) ; multiplicité des niveaux
d’analyse, faisant alterner l’approfondissement (la méditation sur le Livre) et l’aperçu
(l’iconicité, la « demeure » dans son dialogue avec Hölderlin) ; multiplicité des thèses, enfin,
prises dans une épaisseur historique, dans la mesure où Blanchot ne se répète pas
complètement d’un livre à l’autre, réoriente sa lecture, en dépit du « ressassement », en
fonction de l’actualité éditoriale mallarméenne, ou de l’évolution de sa pensée.
Mais cette lecture est aussi une. Elle met en avant, principalement, les motifs de la
négativité non dialectique – « hégélianisme noir » selon le mot de Vincent Descombes à
propos de Bataille –, ce qui transparaît de manière assez nette dans le choix des passages
commentés : « cadavre par le bras… », « neutralité identique du gouffre », « réalité se
dissout », « mémorable crise », « verse l’absence », « naufrage cela ». Le critique-écrivain
sur-détermine à nos yeux le « peut-être », aux dépens de la logique de l’exception, dans la
séquence « excepté peut-être une constellation ». Nous avons mentionné aussi le sort qu’il
réserve, à plusieurs reprises, à la dégringolade des participes présents, coupés de la
proposition qui les complète.
Ainsi, poème de l’incertitude et du doute, poème précaire, poème du dés-astre, en tant que
« rupture avec l’astre1888 », poème de l’impossible et du désœuvrement, le Coup de dés de
Blanchot reste le dépôt d’une écriture raréfiée bâtie sur l’abîme, et coiffée par l’abîme. C’est
une œuvre espacée et disséminée, fondamentalement non-dialectique, neutre, neutralisante et
neutralisée, traversée par la force du dehors, ou ce que Lévinas, dans De l’existence à

1887
Ibid., p. 329.
1888
Blanchot, L’Ecriture du désastre, op. cit., p. 121.

408
l’existant, appelait l’il y a. De fait, comme le note justement Christophe Bident à propos de
L’Espace littéraire, « le c’est mallarméen ou le mourir kafkaïen sont acclimatés au séjour de
l’il y a1889 ». Quand on parcours de manière transversale le commentaire de Blanchot relatif
au Coup de dés, il ressort que nombre de formules vont dans ce sens : « le poème occupe
seulement le vide central qui figure l’avenir d’exception » ; « la Constellation de l’œuvre
s’oublie avant d’être » ; « atteindre au vide mouvant » ; « le vide de l’espace indéterminé » ;
« cet espace de vacance où, nulle chose particulière n’en venant rompre l’infini, tout y est
comme présent dans la nullité ». Ici, ce que semble majorer cette lecture blanchotienne-
lévinassienne, c’est « le rien n’aura eu lieu que le lieu », associé à cette « neutralité identique
du gouffre », qui entre alors en résonance avec ce qui n’est plus du tout « l’abondance » du Es
gibt heideggerien, mais le « phénomène de l’être impersonnel1890 ». Dans cet espace qui aurait
quelque affinité avec le « vide absolu1891 » d’un monde d’avant la création, ce qui aura eu lieu
n’est même plus le lieu, mais le rien.
Ainsi, Blanchot amalgame la matière du Coup de dés à sa propre matière, à laquelle
s’ajoute la sédimentation des références plus ou moins implicites, venues d’un héritage mis en
débat (Hegel, Nietzsche, Heidegger), et d’un dialogue intellectuel avec les figures de l’amitié
(Bataille et Lévinas) ; le tout vient se fondre dans un ensemble neuf, qui déploie une certaine
idée de la littérature, de l’écrivain, et de l’acte d’écrire. Tout cela ouvre alors sur une autre
manière d’envisager cette analyse blanchotienne, que nous développerons plus loin1892,
exposant cette fois non plus le Coup de dés de Blanchot, mais le Blanchot du Coup de dés.
Par ailleurs, tout cela conduit aussi à un dialogue avec ce courant anti-idéaliste de la
philosophie française des années 1960, dont nous allons avoir à reparler. L’« effet Mallarmé »
décelable dans les années structuralistes et post-structuralistes reste, on le sait, inséparable
d’un « effet Blanchot », dont l’œuvre sera célébrée véritablement pour la première fois dans
un numéro d’hommage de Critique paru en juin 1966. Mais avant de parcourir cette voie,
considérons d’autres médiations philosophiques.

E) Bergson, Platon, Hegel et Nietzsche, ou quatre lectures philosophiques :


Garcia Bacca, Delfel, Hyppolite et Deleuze (1948-1962)

1889
Ch. Bident, Maurice Blanchot. Partenaire invisible, op. cit., p. 342.
1890
E. Lévinas, Ethique et infini. Dialogues avec Ph. Nemo, Fayard / Radio France (1982), Le Livre de Poche,
2002, p. 37.
1891
Ibid., p. 38.
1892
Voir notre deuxième partie : « Les transpositions du Coup de dés ».

409
1) J. D. Garcia Bacca : une lecture probabiliste (1945-1948)

En 1948, la revue Empreintes consacre à Mallarmé un numéro spécial, qui contient un


texte relatif au Coup de dés rédigé par le professeur de philosophie de nationalité espagnole
Juan David Garcia Bacca (1901-1992), traduit par Emilie Noulet1893. Cet article avait paru en
juillet 1945 à Mexico, dans la revue Orbe. La thèse est la suivante : Mallarmé, avec son
poème de 1897, aurait « anticipé Bergson », en définissant la vie comme un « réservoir
d’indétermination ». Visionnaire et prophète, il aurait été le « poète de notre époque
probabiliste et indéterministe », avec un texte paru pourtant « en pleine époque déterministe,
celle de Laplace et de Spencer1894 ». Présentons les différents arguments de l’auteur, qui avait
publié en 1941 un essai sur la théorie de la relativité, et qui émaillera son analyse de citations
de L’Evolution créatrice.
A l’instar de certains commentateurs antérieurs, Garcia Bacca voit dans le Coup de dés un
anti-Igitur1895. Le conte, mettant en scène un « Monsieur Donc », symbole de la logique
déductive, était le « miroir d’un monde déterministe ». Il s’agissait de « transcender par
l’Absolu l’Infini des combinaisons ». En voulant nier le Hasard, Mallarmé retrouvait les
modèles de la physique classique, et livrait une conception finalement « nihiliste » de
l’univers, la Vie n’étant pour le philosophe espagnol imbu de Nietzsche et de Bergson, que
hasard, jeu et surprise.
Il en ira tout autrement avec le Coup de dés. Garcia Bacca estime que ce nouveau texte,
« symphonie idéologique sans égal et sans imitation », vient « proclamer le règne auguste et
heureux de la Probabilité1896 ». Le philosophe distingue le hasard probabiliste du fortuit, et
ajoute : « Mallarmé unit subtilement jeu de dés et hasard. Il se place et nous place devant un
calcul de probabilité, dans un univers probabiliste, et non dans le petit monde de
l’occasionnel1897 ». Précisant cela par un recours au texte, le philosophe interprète certains
motifs de manière allégorique1898. Le poème, dans cette perspective, reposerait de part en part
sur une opposition, ou « division », entre mécanique classique et mécanique ondulatoire, vie
intérieure et chose mesurables, vraisemblable artistique et vérité logique, vie et intelligence.

1893
J. D. Garcia Bacca, « La conception probalistique (sic) de l’univers chez Mallarmé (Un coup de dés jamais
n’abolira le Hasard) », Empreintes, n° 5, novembre-décembre 1948, trad. de l’espagnol par E. Noulet, 1948,
p. 73-89.
1894
Ibid., p. 73-74.
1895
Ibid., p. 74-75.
1896
Ibid., p. 76.
1897
Ibid., p. 78.
1898
Ibid., p. 81-84.

410
Le « Maître » représente le savant déterministe ; les « anciens calculs » sont ceux de la
physique classique, héritée de Newton, de Descartes, et de Laplace, que les théories de
Einstein et Heisenberg ont rendu caducs ; le « naufrage » engloutit le physicien du vieux
monde, « Homo Logicus » dont les mesures réduisaient le vivant innombrable à une « ombre
puérile », alors que le « fantôme d’un geste » constitue la périphrase du concept ; la mer
incarne la « réalité mobile, tempétueuse, dont le sourire n’est pas réductible à un chiffre »,
tandis que le « démon » pousse à la confrontation vitalisme et cartésianisme ; la chute de la
plume sera interprétée comme le châtiment qui affecte « l’orgueil de l’Absolu », venant
sanctionner « l’échec du projet de vouloir tout soumettre à l’empire du Nombre1899 ». Quant à
la constellation, elle figure « le déterminisme, la nécessité, l’absolu », ce qui restera toujours
en vue comme une « limite idéale », et « l’espoir du gros lot », car il est « impossible
d’atteindre de la main l’étoile polaire1900 ». Mais cette même constellation reste un ensemble
« qui énumère des coups de dés, des créations imprévisibles » ; Mallarmé suggère que les
« coups de génie sont imprévisibles ». Quant à la maxime « Toute Pensée émet un Coup de
Dés », elle ménage selon Garcia Bacca une « fin ouverte sur la Probabilité1901 ».
Au final, dans ce texte, « équivalent moderne du Poème de Parménide », il s’agirait de
présenter l’entendement non pas comme la « faculté des connaissances nécessaires,
immuables et éternelles », mais comme « faculté vitale » s’exerçant en accord avec la vie
perçue en tant qu’« oscillation entre l’impossibilité et la nécessité1902 ».
On verra aisément dans cette lecture un des prototypes du réductionnisme philosophique
qui a pu arraisonner le Coup de dés, devenu simple illustration d’un système donné. Cet
article cependant montre une fois de plus l’intérêt que le poème mallarméen a pu susciter bien
loin de la France, dans un contexte où la vitalité pérenne du bergsonisme a pu transplanter le
texte vers un sol épistémologique a priori lui aussi assez éloigné de sa terre d’origine. Voici
donc un exemple parfait de l’extrême plasticité de cette réception critique, elle aussi soumise
au principe d’indétermination. Cette lecture montre également la convergence qui a pu exister
entre la promotion du hasard ou du chaos dans les théories scientifiques modernes et la
redécouverte du Coup de dés. L’actualité du poème a pu être ainsi entretenue par l’émergence
de ces nouveaux paradigmes forgés par la science relativiste. Eric Benoit, plus près de nous,
poursuivra cette voie interprétative. Mais, comme nous allons le voir maintenant, ce sont
encore d’autres secteurs de la pensée qui ont pu être sollicités pour éclairer le Coup de dés.

1899
Ibid., p. 87.
1900
Ibidem.
1901
Ibid., p. 89.
1902
Ibidem.

411
2 ) G. Delfel : « l’appel de l’absolu » (1951)

Dans son Esthétique de Stéphane Mallarmé, ouvrage préfacé par Etienne Souriau, Guy
Delfel1903 soutient, comme le précise l’auteur de la Correspondance des arts dans son avant-
dire, que l’on peut exposer le « "système mallarméen" comme on exposerait l’esthétique de
Platon ou celle de Kant », et que Mallarmé fut non seulement poète, mais aussi « penseur », et
« esthéticien1904 ». Cette esthétique présente trois grandes caractéristiques1905 : elle est
exprimée « littérairement et poétiquement » ; elle est totale, dans la mesure où elle « dépasse
celle de la poésie » pour embrasser « tous les arts » ; elle est une « esthétique de la création »,
et non une « philosophie du Néant ».

a) Le platonisme de Mallarmé
De fait, dans cet ouvrage, Delfel entend inverser une certaine doxa critique fondée sur
« deux clichés1906 », celui de « l’esthétique du Néant » qui remonterait surtout, estime-t-il, au
Claudel de la « Catastrophe d’Igitur », et celui du Mallarmé « esthéticien wagnérien »,
véhiculé par les analyses de Coopermann, dans un livre, concède-t-il, « peu connu en
France1907 ». Or, pour le futur traducteur de Brecht, cette esthétique mallarméenne, fondée sur
une méditation profonde de Poe, est tout entière constructive : « la pensée d’Edgar Poe
apparaît comme le premier coup de dés jeté par l’esprit humain dans le domaine de
l’esthétique pour l’arracher au hasard1908 ».
L’art selon Mallarmé, qui, insiste-t-il, ne doit pas être enfermé dans la définition du
« Glorieux Mensonge » de 1866, « transcende le réel1909 », et vise un « réalisme des
essences1910 ». La Musique et les Lettres, véritable manifeste esthétique de type dualiste,
regardant vers « ce qui là haut éclate », nous place, selon Delfel, « en pleine perspective
platonicienne1911 », avec sa hiérarchie entre monde sensible et monde intelligible. Dans cet
« optimisme philosophique », il y a « identité de structure entre l’esprit et l’aspect
transcendant du réel1912 » ; l’absolu est à la fois suprasensible et immanent à l’esprit. Chez
Mallarmé, poursuit-il, le ciel n’est pas vide, mais suscite un « élan qui a un but », dans la
1903
Guy Delfel, par la suite, a en outre collaboré à des traductions du théâtre de Brecht.
1904
E. Souriau, préface à G. Delfel, Esthétique de Stéphane Mallarmé, Flammarion, 1951, p. 7.
1905
Ibid., p. 9-14.
1906
G. Delfel, « Images de Mallarmé », ibid., p. 15-30.
1907
Ibid., p. 25.
1908
Ibid., p. 21.
1909
Ibid, p. 50.
1910
Ibid., p. 51.
1911
Ibid., p. 53.
1912
Ibid., p. 54.

412
mesure où le poète de la crise de Tournon, loin de faire du « Néant » son dernier mot, a ajouté
celui, décisif, de « Beauté ». Delfel donne raison à Wais, qui avait en particulier insisté sur
cette « foi » nouvelle dans la Musique, seule capable d’« exprimer la réalité suprême »,
affirmée autour de 1885-18861913. Ainsi, cette esthétique repose sur une « philosophie du
dépassement » ; elle peut se résumer en quelques grandes formules de coloration fortement
platoniciennes : « l’Art transfigure le temps en éternité » ; « l’Art est une recherche de la
vérité » ; « l’Art fait passer du hasard au nécessaire ». Pour Delfel, le hasard chez Mallarmé
représente tout ce qui s’oppose à l’œuvre, à savoir la contingence, le temps, le sensible, et
l’historicité ; contre lui se posent la Volonté, la Pensée et l’Idée. Ainsi, cette esthétique
mallarméenne sera idéaliste, intellectualiste et volontariste.

b) Lecture du Coup de dés


Le poème sera donc lu à l’aune de cet idéalisme esthétique1914. Delfel distingue dans le
texte quatre parties : « Echec du capitaine » ; « Naissance, tentative et échec d’Hamlet » ;
« Silence et néant sur la mer » ; « L’appel de l’absolu ». Le poème commence par présenter
l’acte absolu posé face à « un monde hostile », celui de la contingence de l’Histoire, qui
oppose l’esprit à la matière, dans une lutte perpétuelle, toujours à recommencer
(« circonstances éternelles ») ; le Maître meurt englouti, sans que « rien ne soit joué ». Une
« présence neuve » reprend l’acte, et « tente à son tour de jeter les dés » ; le salut à travers le
Nombre est à nouveau entraperçu, mais ce nouvel Hamlet s’interroge par une série
d’« hypothèses navrantes » (« Existât-il… », etc.), et finit par être à son tour englouti. La
troisième partie marque la « victoire de la contingence », et le texte, achevé ici, aurait sombré
dans le désespoir. Or, « l’espoir demeure inaltérable » ajoute Delfel, « l’absolu des étoiles qui
brille sur une mer calmée invitant à une œuvre nouvelle qui atteindra PEUT-ETRE, qui
reproduira la page vierge inscrite au firmament ». L’auteur complète ainsi : « ce compte total
en formation, voilà l’Œuvre en route à travers les veilles, les doutes, l’espoir, et la méditation,
vers l’Absolu point dernier qui le sacre. C’est cette l’Œuvre, le livre, qui vaincra le hasard ».
Delfel termine son parcours du poème en ces termes récapitulatifs :
Le Coup de dés, comme toute l’esthétique mallarméenne, se termine sur un espoir. La lutte qu’il a
décrite est celle de l’audace humaine contre la tradition et le doute ; l’échec qu’il évoque est celui
d’Hamlet, d’un questionnement infini qui n’arrive pas à s’accomplir dans l’action. Le hasard se
vainc en faisant l’Œuvre conforme aux lois de l’esprit et reflétant le monde des essences,
constellation d’espoir, ce qui s’accomplit d’ailleurs d’un seul et même moment1915.

1913
Ibid., p. 30.
1914
Ibid., p. 72-78.
1915
Ibid., p. 77.

413
Cette lecture idéaliste constitue une reprise de celle de Thibaudet, le thème de l’échec en
moins, ce qui suffit à lui donner une certaine autonomie. Là encore, c’est le motif de la
constellation qui permet de faire basculer la philosophie implicite du poème du côté du
platonisme, dans la mesure où Delfel en fait un équivalent de l’œuvre absolue, nécessaire et
essentielle1916. L’espace du poème se trouve polarisé, le ciel-nécessité surplombant
triomphalement la mer-hasard. Nous verrons plus loin que le premier Deleuze, lecteur de
Thibaudet lui aussi, reprendra un tel schéma.

3) J. Hyppolite : le Coup de dés entre hégélianisme et cybernétique (1958)

L’article de Jean Hyppolite1917 consacré au Coup de dés fait partie de ces contributions qui
virent le jour dans le sillage de la publication marquante, due à Jacques Schérer en 1957, des
fragments liés au projet du « Livre ». Le poème de 1897 est perçu par le philosophe comme
un « avant-goût de ce livre auquel il rêvait1918 » qui, en tant que « message absolu », aurait été
« le dévoilement de l’Etre, son Logos, une métaphysique et une physique de la pensée1919 ».
Le Coup de dés se verra ainsi principalement commenté à travers le cadre nouveau dégagé par
ces notes mallarméennes qui remettent en question l’interaction entre l’auteur, le livre et le
lecteur. C’est ainsi que cette étude envisagera le poème sous l’angle de la communication,
dans son rapport avec les modèles cybernétiques et mathématiques du traitement de
l’information. Hyppolite, qui évoque une « conversation avec un mathématicien moderne
lecteur attentif du Coup de dés1920 », fait du poème une interrogation sur les conditions de
possibilité du message, qui inquiète les notions de forme, d’information et de réception.

a) De Hegel à Wiener
En effet, il estime que tout l’enjeu de ce texte méta-discursif réside dans une mise en
scène des paradoxes de la communication linguistique. Un message, pour exister en tant que

1916
Une telle lecture platonisante peut se lire aussi dans le livre de C. Fleury, inspiré des travaux d’Henry
Corbin : Mallarmé et la parole de l’imâm, Editions d’écarts, 2001. La philosophe ne centre pas son étude sur le
poème de 1897 ; elle note cependant : « Il y a dans le Coup de dés comme l’évocation du diagramme des
miroirs. Le dédale d’Igitur fait étrangement place à la mise en page du Coup de dés. En effet, la mise en scène
typographique du poème est une véritable structure théophanique, dans le sens où les blancs et les vers jouent de
leurs contrastes pour faire apparaître-disparaître l’Idée » (ibid., p. 123). Elle estime que malgré l’irruption du
multiple (les « subdivisions prismatiques de l’Idée »), le texte maintient la « transcendance de l’Idée et son
unité » (ibid., p. 121).
1917
J. Hyppolite, « Le Coup de dés et le message », Les Etudes philosophiques, n°4, 1958, repris dans Figures de
la pensée philosophique, PUF, 1971, t. II, p. 877-884.
1918
Ibid., p. 877.
1919
Ibidem.
1920
Ibid., p. 882.

414
tel, doit respecter la double loi de la répétition et de la différence : « forme dans sa régularité »
et « originalité dans son imprévisibilité1921 ». La logique du Même garantit l’intelligibilité,
tandis que la logique de l’Autre permet l’apport d’une information nouvelle, ce qui confère à
la transmission le statut d’événement. Cette tension sera caractérisée en termes platoniciens :
« nous ne pouvons connaître qu’en reconnaissant1922 ». Le message résultera alors d’un
équilibre instable entre hasard et nécessité, ordre et désordre, entropie et néguentropie. Le
couple mer / ciel étoilé sera ainsi interprété en fonction de cette double polarité : « ce qui a
guidé Mallarmé, c’est la méditation de cette aporie sur le plan même du message1923 ».
Hyppolite fait alors une « étrange comparaison1924 » entre le vieillard du Coup de dés et le
démon de Maxwell, en partie autorisée, avec une légèreté assumée et amusée, par la présence
dans le poème de ce mystérieux « ultérieur démon immémorial »… L’ouvrage de référence
qui orientera la majeure partie de cette analyse sera en effet le livre fondateur de Norbert
Wiener, Cybernétique et société, traduit en français quelques années auparavant, en 1952. Cet
essai consacre plusieurs pages à la théorie de Maxwell1925, et plus largement aux lois de la
thermodynamique, qu’il essaie de transposer dans le champ de la théorie de la
communication. Notons que cet ouvrage s’ouvre par une introduction qui a pour titre « Le
hasard est une notion scientifique1926 », insistant sur la prise en compte, dans la physique
moderne, de la contingence. Ainsi, Hyppolite aura écrit son article sur le Coup de dés dans ce
contexte de la cybernétique naissante, qui reprend à nouveaux frais, dans le sillage d’une
physique probabiliste ou relativiste, la dialectique de l’ordre et du désordre : on se laissera
glisser du « Maître » du Coup de dés qui, « jadis », « empoignait la barre1927 », à la « science
du pilotage » refondée à l’ère des machines et des calculateurs électroniques.
Le parallèle se poursuit. Ainsi, il ne faudra pas non plus négliger d’opposer le message de
type cybernétique au message de type poétique. Hyppolite retrouve à sa manière le « double
état de la parole » de Crise de vers, qu’il formule autrement. L’un comporte une dimension
pragmatique ; il s’affirme comme une commande orientée en fonction d’une action. L’autre,
« sans fin1928 », ne vaut que pour et par lui-même. Cependant, ce « message », tel que le
réfléchit poétiquement le Coup de dés, reste instable et relatif, par delà sa gratuité : il ne sera

1921
Ibid., p. 880.
1922
Ibidem.
1923
Ibid., p. 881.
1924
Ibidem.
1925
Voir N. Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains (1952), rééd. 10 /18, 1971,
p. 503-510, et passim.
1926
Ibid., p. 17-27.
1927
OC, t. I, p. 373.
1928
J. Hyppolite, « Le Coup de dés et le message », art. cit., p. 882.

415
« ni le Logos hégélien triomphant, ni la finalité externe des gouvernements mécaniques ou
humains1929 ». Il est un « possible impossible1930 ».
La constellation finale du poème, exception précaire et hypothétique à la loi de la
contingence, symbolisera ici le « sens du message ». Ce dernier « tente, en vain peut-être, de
s’arracher au hasard et de s’inscrire contre lui en engendrant la signification qui n’est ni un
modèle a priori, ni le « n’importe quoi » surgissant1931 » ; rareté fragile, événement ténu, « le
message est un presque-impossible, un miracle qui surgit du « fond d’un naufrage » pour
disparaître1932 » ; Hyppolite complète : « cette constellation, le sens, risque le tracé d’un
message qui soit effectivement un message, car toute pensée émet un coup de dés !1933 ». En
effet, le message doit se tenir dans l’espace incertain délimité par l’excès dans la régularité (la
tautologie ou la reprise) d’un côté, et l’excès dans l’imprévisibilité (le solipsisme ou la
contradiction) de l’autre ; il doit échapper à la redondance dans l’intelligible comme au bruit
pur dans l’inaudible. Ainsi, à suivre cette analyse de Jean Hyppolite, ce que le Coup de dés
semble dire, en paraphrasant Valéry, c’est que deux dangers menacent le monde de la
communication linguistique, l’ordre et le désordre.
Jean Hyppolite commente aussi dans cette perspective la structure du poème, qu’il juge
ternaire. Le texte s’ouvre par l’abîme, la voile, l’orage, et un vieillard en lutte avec les
éléments ; puis surgit la vague qui engloutit et nivelle tout ; mais il reste quelque chose de tout
cela, « le fantôme d’un geste, une ombre, une plume qui voltige sans se poser1934 ». Cette
plume écrit noir sur blanc en parcourant une surface qui est « le double et l’inverse du
ciel1935 ». Par conséquent, « nous allons du drame cosmique au drame de l’écrivain, qui en est
le lointain héritier1936 ». A ce niveau de l’analyse, Hyppolite met sur le même plan
symbolique et la plume et la constellation, qui constituent deux versions du même
« message » :
Mallarmé nous dessine cette apparition du message qui est révolu aussitôt que jeté. Le conflit
des éléments et de l’homme se répercute comme une réminiscence dans cette dernière lutte
contre le hasard, points noirs des dés qui viennent d’être jetés1937.

Ajoutons que le philosophe, fait assez rare, commente, certes très rapidement, la forme du
poème. Il ouvre son analyse par ces mots, qui prennent acte de la difficulté d’évoquer le Coup

1929
Ibidem.
1930
Ibidem.
1931
Ibid., p. 882.
1932
Ibid., p. 878.
1933
Ibid., p. 883.
1934
Ibid., p. 884.
1935
Ibidem.
1936
Ibid., p. 884.
1937
Ibidem.

416
de dés sans en montrer l’aspect matériel : « il ne saurait être question de reproduire la
typographie1938 » de l’édition de 1914. En outre, Hyppolite, pointant un essai d’iconicité à
minima, associe le thème de la tempête à l’allure chaotique des mots sur la page ; l’œil
discerne des formes graphiques marquées par l’inclinaison et la dispersion1939.

b) Critique archéologique
Ainsi, Hyppolite livre ici une lecture du Coup de dés essentiellement encadrée par la
conception hégélienne de l’absolu et les théories modernes de la communication : entre Hegel
et Wiener, Mallarmé est celui qui expose poétiquement les conflits de la « conscience
malheureuse », ainsi que les apories de toute interaction verbale. Plus précisément, le projet
mallarméen constituerait quelque chose comme un moyen terme entre encyclopédie du Savoir
absolu et cybernétique du message précaire. Au final, c’est Wiener qui ébranle le système
hégélien. Comme le notera Jean-Pierre Richard en 1961, l’article de Hyppolite souligne que la
« solution hégélienne fut un vœu plus qu’une certitude » ; il ajoutera : « l’idée, pour lui, est
toujours menacée par le hasard et l’entropie ; son surgissement même reste hasardeux.
L’hégélianisme de Mallarmé serait donc interrogatif, problématique1940 ». Ainsi, avec le rêve
du Livre, et sa préfiguration constituée par le Coup de dés, le poète regarderait vers une œuvre
qui serait « la Logique de Hegel devenue sa propre mise en question, inséparable de son
existence, et s’efforçant pourtant de réfuter elle-même ce hasard et d’y substituer une
nécessité intrinsèque1941 ». Tributaire du chapitre introductif de Schérer insistant sur la
« physique du Livre1942 », Hyppolite discerne en effet chez Mallarmé un « matérialisme de
l’Idée1943 », ce qui l’amène à nuancer « l’hégélianisme » prétendu du poète, sans pour autant
véritablement développer cet aspect, sinon en privilégiant le modèle cybernétique face au
modèle hégélien dans sa lecture du Coup de dés.
De plus, à travers la mise en scène d’une sorte de fiction théorique, le Mallarmé du Coup
de dés qui réfléchit sur le phénomène de « l’émission » d’une pensée – Hyppolite donne ici au
verbe émettre tout son poids médiologique – soulignerait la part d’aléatoire qui accompagne
l’acte d’écrire comme l’acte de lire :
A quelles conditions un message est-il possible, qu’est-ce qu’une communication dans sa
matérialité même, peut-elle porter en elle son déchiffrage virtuel et son aptitude à se survivre,

1938
Ibid., p. 829.
1939
Ibid., p. 881.
1940
J-. P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 233.
1941
Ibid., p. 878.
1942
J. Schérer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 46-61.
1943
J. Hyppolite, « Le Coup de dés et le message », art. cit., p. 880.

417
c’est là le contenu du message lui-même, dont Un Coup de dés constitue seulement une
approche1944.

Dès lors, cette lecture s’apparente à une reprise du motif de la « bouteille à la mer » repéré par
Thibaudet, mais revu et corrigé ici par les théories de la communication. Le philosophe
spécialiste de Hegel insistera donc sur la dimension éminemment critique et réflexive du
Coup de dés, qui aurait pour objet les conditions de possibilité de l’échange linguistique et
artistique. Le face à face du vieil homme et de la mer remet ainsi en question notre capacité à
identifier l’origine du message, qui perd toute stabilité franche, et toute nécessité nette :
L’homme lui-même qui émet le message surgit « du fond d’une naufrage », et l’on ne saura
jamais si c’est la nature qui, par cette chance oiseuse, ce hasard contre le hasard, s’exprime, ou
si c’est l’homme qui contre elle-même suscite le sens : « la mer par l’aïeul tentant ou l’aïeul
contre la mer / une chance oiseuse »1945.

Quant à son analyse de la structure et des motifs du poème, elle mérite d’être nuancée et
précisée. Le « fantôme d’un geste », référant de manière privilégiée au geste inabouti du
Maître, ne saurait à nos yeux appartenir à la même série que « l’ombre puérile », qui fait
intervenir un autre « personnage », identifié plus loin comme le « prince amer de l’écueil ».
Hyppolite ne tient donc pas compte de cette filiation entre le vieillard et ce qui est « né » de
lui. Sa distinction chronologique, entre un drame cosmique et un drame artistique qui lui
serait postérieur, nous semble peu pertinente dans la mesure où tout le poème semble traversé
intégralement, de manière synchronique, et non diachronique, par l’intrication entre le niveau
cosmique et le niveau esthétique. La question du « nombre », surgissant avec l’apparition du
Maître, a des résonance métriques indéniables, pour prendre un exemple parmi d’autres.
Notons pour finir que cette analyse se sépare radicalement de la lecture de Sartre, de peu
antérieure, qui, on l’a vu, occultait complètement le question de la constellation finale du
poème. Avec Hyppolite, le motif stellaire existe bien, mais il ne se formulera pas pour autant
en référence à l’Idée, comme c’était le cas à la même époque dans une autre lecture de type
hégélien, celle de Gardner Davies. En dépit de l’emploi de ce mot éminemment moderne, et
donc très daté, de « message », le philosophe renoue avec toute une série de réflexions de
Mallarmé lui-même sur les difficultés et les malentendus de l’échange verbal, tels qu’on peut
les lire dans Solitude ou dans L’action restreinte, et que le Coup de dés, effectivement, a pu à
la fois exposer et réfléchir dans le grand clair-obscur de ses doubles pages. C’est comme cela
en tout cas que la curiosité de Cosmopolis fut interprétée par le poète australien Christopher

1944
Ibid., p. 884.
1945
Ibid., p. 883.

418
Brennan en 1897, qui la pasticha, on l’a vu, pour répondre à des lecteurs qui ne savaient pas
lire la poésie…
Cet article de 1958 aura eu plusieurs lecteurs attentifs. Il y a tout d’abord Gilles Deleuze,
qui salue dans une note de son Nietzsche et la philosophie la pertinence du comparant
cybernétique. Cela ne surprendra guère : « Je fus formé par deux professeurs, que j’aimais
beaucoup, Alquié et Hyppolite1946 ». L’auteur de Différence et répétition, contestant l’idée
avancée par Thibaudet que Mallarmé aurait pu être satisfait, s’il l’avait connue, par la loi des
grands nombres, permettant d’annuler le hasard par la répétition statistique des lancers, à
travers, non pas un coup de dés unique, mais plusieurs coups de dés enchaînés, écrit en effet :
« M. Hyppolite a une vision plus profonde lorsqu’il rapproche le coup de dés mallarméen, non
pas de la loi des grands nombres, mais de la machine cybernétique1947 ». Ainsi donc, si
Deleuze fait du Coup de dés mallarméen un objet philosophique, c’est en partie à la suite de
Jean Hyppolite, initiateur, après Sartre, d’une longue lignée de commentateurs-philosophes.
On trouve deux autres échos de cette analyse à propos de la question récurrente
de « l’idéalisme de Mallarmé ». Dans La Dissémination, Derrida pourra écrire :
La déconstruction des couples d’opposition métaphysiques pourrait désamorcer, neutraliser le
texte de Mallarmé et servir les intérêts investis dans son interprétation traditionnelle et dominante,
c’est-à-dire jusqu’ici, massivement idéaliste. C’est dans ce contexte, et contre lui, qu’on peut et
doit souligner le « matérialisme de l’idée ». Nous empruntons cette définition à Jean Hyppolite :
« …il imagine dans ce matérialisme de l’idée les diverses possibilités de lire le texte… » (« Le
coup de dés de Stéphane Mallarmé et le message », Etudes philosophiques, 1958, n°4). C’est là un
exemple de cette dissymétrie stratégique qui doit sans cesse contrôler les moments neutralisants de
toute déconstruction1948.

Cet article qui soulignait la difficulté à assigner au sens une origine identifiable – la nature ou
l’homme, s’interrogeait Hyppolite, comme on vient de le voir – ne pouvait que séduire
l’auteur de La Grammatologie. De même, dans sa discussion avec Derrida, Cohn trouve dans
l’article de Jean Hyppolite une confirmation de ses analyses fondées sur la notion d’« anti-
synthèse ». Le critique américain écrira en 1988, sans plus de précisions : « Dans son article
« Le Coup de dés de Mallarmé et le message », Jean Hyppolite nous confirme le
posthégélianisme de Mallarmé1949 ». Nous reprendrons ces questions plus loin : nous nous
bornons ici à pointer un certain accueil de cette lecture philosophique de 1958, qui repose,
après Wais et Cohn, le problème de l’existence d’un hégélianisme critique, ou

1946
G. Deleuze, Cl. Parnet, Dialogues, Flammarion, 1996, p. 18.
1947
G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, p. 37.
1948
J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 256.
1949
R. Gr. Cohn, Vues sur Mallarmé, op. cit., p. 280.

419
« problématique », de la poésie mallarméenne. La pensée post-structuraliste, commentant
Mallarmé, va s’engouffrer dans cette brèche.
Au final, nous voici donc en présence d’un texte critique court, mais assez important dans
la mesure où il émane d’une autorité intellectuelle qui renouvelle quelque peu l’horizon
d’attente philosophique. Cet article a pu jouer un certain rôle dans ce processus de relecture
de Mallarmé, qui a consisté, après 1945, avec Sartre ou Blanchot, mais aussi avec l’héritage
critique de Valéry, à dissocier cette poésie de son ancrage idéaliste lié au symbolisme. On
trouvera aussi de nombreux échos de cette analyse dans les commentaires récents qui tentent
d’expliquer le poème par le recours à la physique moderne, chez Eric Benoit en particulier1950.
Malgré tout, comme on va le voir maintenant, cette sortie partielle de l’idéalisme
symboliste n’allait pas de soi pour le premier Deleuze.

4) G. Deleuze : le poème du « nihilisme » (1962)

a) La thèse
Le premier chapitre1951 de Nietzsche et la philosophie présente de manière synthétique les
grands axes de la pensée du philosophe de « l’éternel retour » en suivant le fil directeur du
« tragique ». Deleuze montre comment le « deuxième Nietzsche », celui qui va rompre avec
ses deux grands éducateurs que furent Schopenhauer et Wagner, perce dès le « premier
Nietzsche », celui de La Naissance de la tragédie. Le couple Apollon-Dionysos masque
l’opposition, plus profonde, entre Dionysos et Socrate, le philosophe-dialecticien avec qui
s’enclenche la première étape du « nihilisme », entendu comme dépréciation de la vie au nom
d’un principe extérieur à la vie, soit la « dégénérescence » de la pensée. Dès lors, il s’agit de
rappeler cette « essence du tragique », que l’Occident grec puis judéo-chrétien a occultée.
Le tragique nietzschéen selon Deleuze doit être situé dans le mouvement de contestation
de la dialectique, que cette dernière soit socratique, hégélienne ou chrétienne ; contre le
travail de la négation, purement spéculatif et imprégné de réaction, Nietzsche met en avant la
jouissance de l’affirmation, concrètement pratique, et voulue comme action, en liaison avec
les concepts de force et de volonté1952. Il s’agit de promouvoir une philosophie de
l’affirmation et de la différence1953 – « ce que veut une volonté c’est affirmer une

1950
Voir aussi P. Saint-Amand, « Mallarmé : Tourbillons », M.L.N., 95, 1980, p. 1338-1346 ; B. J. Isaac, « "Du
fond d’un naufrage" : Notes on Michel Serres and Mallarmé’s Un Coup de dés », M.L.N., 96, 1981, p. 824-838.
1951
Voir G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 1-43.
1952
Ibid., p. 10-11.
1953
La mise en avant de ce concept éminemment deleuzien remonte à une étude consacrée à Bergson parue en
1956.

420
différence1954 » – contre une philosophie de la négation et de la contradiction ; Deleuze ne
cessera d’y revenir, jusque dans sa propre philosophie : le nietzschéisme est un pluralisme,
une pensée fondée sur le primat du Multiple.
Le tragique nietzschéen selon Deleuze doit aussi être pensé à partir d’une autre conception
de l’existence, fondée sur l’innocence et l’irresponsabilité. L’existence tragique n’est pas
l’existence criminelle et coupable du monde grec ni l’existence fautive et responsable du
monde judéo-chrétien ; si l’on a méconnu le tragique jusqu’à son exhumation nietzschéenne,
c’est que l’on a cherché à justifier la souffrance, à juger la vie, et donc à la nier. L’existence
doit être affirmée parce qu’elle est juste. Ainsi, le tragique n’est pas réconciliation dialectique
ni rédemption chrétienne de la souffrance, mais affirmation dionysiaque de la joie. Il faut
poser cette équation inédite et intempestive : « tragique = joyeux1955 ». La grande question
tragique est en effet : « tout peut-il devenir l’objet d’une affirmation, c’est-à-dire de la
joie ?1956 »
Enfin, le tragique nietzschéen selon Deleuze peut tenir tout entier en un geste symbolique
décisif : le coup de dés de Zarathoustra, signe du « oui sacré ». On sait que Nietzsche, dans la
lignée d’Héraclite, valorise le jeu comme loi du monde. Contre l’image arachnéenne et
doloriste du « Crucifié », Zarathoustra célèbre les figures du danseur, de l’enfant, de l’artiste,
et du joueur. Lancer les dés consiste à affirmer le hasard, et non à le nier ; affirmer le hasard
veut dire aussi affirmer le multiple, et affirmer le devenir. D’où cette nouvelle configuration
des catégories que la tradition philosophique idéaliste a eu tendance à opposer, et que
Nietzsche combine : « la nécessité s’affirme du hasard, au sens exact où l’être s’affirme du
devenir et l’un du multiple1957 ». Deleuze formulera tout ce développement de manière plus
synthétique dans son Nietzsche de 1965 :
On n’oppose plus le devenir à l’Etre, le multiple à l’Un (ces oppositions mêmes étant les
catégories du nihilisme). Au contraire, on affirme l’Un du multiple, l’Etre du devenir. Ou bien,
comme dit Nietzsche, on affirme la nécessité du hasard. Dionysos est joueur. Le vrai joueur fait du
hasard un objet d’affirmation : il affirme les fragments, les membres du hasard ; de cette
affirmation naît le nombre nécessaire, qui ramène le coup de dés1958.

On voit ici avec quelle cohérence l’imagerie philosophique rejoint le mythe dionysiaque : il y
a équivalence symbolique entre le corps démembré du dieu lacéré et le multiple de l’existence
qu’aucune Idée transcendante ne vient subsumer.

1954
Ibid., p. 10.
1955
Ibid., p. 41.
1956
Ibid., p. 19.
1957
Ibid., p. 29.
1958
G. Deleuze, Nietzsche, PUF, 1965, p. 36.

421
A ce niveau de sa démonstration, Deleuze propose une courte analyse comparée du coup
de dés nietzschéen et du coup de dés mallarméen. D’emblée le ton est donné : « on ne saurait
exagérer les ressemblances premières entre Nietzsche et Mallarmé1959 ». Il suit en cela
Thibaudet, qui, on s’en souvient, avait en effet, dès 1913, d’abord pointé un rapprochement
entre un passage de Zarathoustra et le Coup de dés, puis, suite à la réaction de Valéry
invoquant le précédent, alors inédit, d’Igitur, s’était rétracté. Comme le critique de la NRF,
comme Valéry, Deleuze estime qu’il faut « exclure (…) toute influence de l’un sur
l’autre1960 ». Ainsi, l’auteur de Différence et répétition entend, sous les ressemblances de
surface entre les deux œuvres, indiquer l’écart profond qui les sépare.
Commençons par les quatre points de rencontre mis en avant1961. Deleuze note tout
d’abord que Mallarmé comme Nietzsche raisonnent à partir d’une bipolarisation terre / ciel, et
une double dynamique ascendante et descendante :
Les dés lancés sont comme la mer et les flots (mais Nietzsche dirait comme la terre et le feu). Les
dés qui retombent sont une constellation, leurs points forment le nombre « issu stellaire ». La table
du coup de dés est donc double, mer du hasard et ciel de la nécessité, minuit-midi. Minuit, l’heure
où l’on jette les dés…

Ensuite, il estime que les deux auteurs peuvent se rencontrer sur l’idée que l’homme, fût-il
supérieur, n’est pas à la hauteur de l’acte. Comme l’homme « malade » de Zarathoustra, le
Maître du Coup de dés, en tant que vieillard faible et hésitant, doit être « surmonté ». C’est
ainsi que Deleuze interprète les figures qui surgissent dans le sillage du Maître, qui n’est
qu’un « pont » : « une « ombre puérile », plume ou aile, se fixe à la toque d’un adolescent,
« stature mignonne, ténébreuse et debout en sa torsion de sirène », apte à reprendre le coup de
dés ». Troisième point de rencontre, l’acte du lancer, impossible, absurde et inhumain, est
jugé comme le signe de « la pensée tragique par excellence » ; Mallarmé et Nietzsche sont
réunis ici sur la base de leur para-wagnérisme : « l’idée mallarméenne du théâtre, les célèbres
correspondances et équations entre « drame », « mystère », « hymne », « héros », témoignent
d’une réflexion comparable, en apparence, à celle de l’Origine de la tragédie ». Enfin, le
nombre-constellation, métaphore de l’œuvre, permet d’envisager un rachat de la vie par l’art,
« aboutissement et justification du monde ». Mais les dés doivent toujours être relancés, si
bien que l’œuvre se voit dotée d’un caractère mobile et multiple, dans sa forme comme dans
ses interprétations, tout en étant une et définitive : « le livre est le cycle et la loi présente dans
le devenir ».

1959
G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 36.
1960
Ibid., p. 36.
1961
Ibid., p. 37-38.

422
Mais, une fois que l’on a posé ces ressemblances de surface, les différences l’emportent
au final : le coup de dés mallarméen appartient à la tradition du « nihilisme », qui fait du
hasard et de la nécessité deux termes opposés, et non impliqués l’un par l’autre. Cherchant à
nier le hasard, Mallarmé nie la vie ; son coup de dés s’inscrit dans une pensée essentialiste et
dualiste, encore tributaire d’un horizon métaphysique :
Le coup de dés ne réussit que si le hasard est annulé (…) le hasard est comme l’existence qui doit
être niée, la nécessité, comme le caractère de l’idée pure ou de l’essence éternelle. Si bien que le
dernier espoir du coup de dés, c’est qu’il trouve son modèle intelligible dans l’autre monde, une
constellation la prenant à son compte « sur quelque surface vacante et supérieure », où le hasard
n’existe pas1962.

Ainsi, Mallarmé et Nietzsche s’opposeront terme à terme : la famille d’Igitur face au


surhomme, « l’ombre puérile » du Coup de dés face aux enfants des îles bienheureuses de
Zarathoustra, Hérodiade, froide et stérile, face à Ariane, fiancée dionysiaque. Quant au sens
de la création artistique chez Mallarmé, Deleuze lui reproche son anti-vitalisme, son idéalisme
forcené qui demeure un « nihilisme », au sens nietzschéen du terme :
L’œuvre d’art chez Mallarmé est « juste », mais sa justice n’est pas celle de l’existence, c’est
encore une justice accusatoire qui nie la vie, qui en suppose l’échec et l’impuissance. [Note]
Lorsque Nietzsche parlait de la « justification esthétique de l’existence au contraire, il
s’agissait de l’art comme « stimulant de la vie » : l’art affirme la vie, la vie s’affirme dans
l’art1963.

Deleuze termine en rappelant, non sans malice, le lien chez Mallarmé entre théâtre et messe ;
l’auteur de Divagations représente alors un « curieux athéisme1964 », qui n’est autre ici qu’un
christianisme mal déguisé. Cette analyse deleuzienne finit par un jugement sans appel : « le
coup de dés n’est plus rien si l’on y oppose le hasard et la nécessité1965 ».

b) Critique archéologique
Cette analyse nous semble devoir être nuancée sur plusieurs points, dans la mesure où le
clivage entre les deux conceptions de la contingence et de la création artistique ne nous
semble pas si tranché. Il y a une ambivalence du hasard chez Nietzsche, comme il y a une
ambivalence du statut de la constellation dans le Coup de dés : l’essentialisme mallarméen,
longtemps dominant dans les études consacrées au poète, a pu être remis en question. Même
s’il ne sera pas ici le lieu ni le moment de réexaminer en profondeur cette question délicate,
nous allons tenter d’ouvrir quelques pistes de réflexion destinées à montrer les limites de cette
première lecture deleuzienne.

1962
Ibid., p. 38.
1963
Ibidem.
1964
Ibidem.
1965
Ibid., p. 39.

423
1. Nietzsche contra Mallarmé
On sait que la critique nietzschéenne du finalisme et du providentialisme débouche sur la
description d’un monde naturel placé sous le signe du chaos, expurgé de toute forme
d’anthropomorphisme :
La condition générale du monde est, au contraire, de toute éternité, le chaos, non par l’absence
d’une nécessité, mais au sens d’un manque d’ordre. (…) Gardons-nous de dire qu’il y a des lois
dans la nature. Il n’y a que des nécessités : il n’y a là personne qui commande, personne qui obéit,
personne qui enfreint1966.

De même, Nietzsche, avec sa critique du cogito et de la subjectivité, réduit le rôle de la


rationalité dans l’histoire humaine :
Ne pensons pas non plus trop de bien de cette dextérité de notre sagesse, si nous sommes
parfois surpris de la merveilleuse harmonie que produit le jeu de notre instrument : une
harmonie trop belle pour que nous osions l’attribuer à nous-mêmes. En effet, de temps à autre,
quelqu’un joue avec nous – le cher hasard : à l’occasion, il nous conduit la main et la
providence la plus sage ne saurait imaginer de musique plus belle que celle qui réussit alors
sous notre folle main1967.

Ainsi, l’univers, ni organisme, ni machine, ni création d’une divinité omnisciente, est pure
contingence ; l’histoire, les grands hommes et les grands événements font intervenir le hasard.
Ce travail de démystification, en partie hérité des moralistes français, consiste ainsi à
débusquer l’aléatoire et le physiologique là où l’on ne l’attendait pas forcément. L’événement
capital de la « mort de Dieu », salué comme une nouvelle « aurore », signal d’une nouvelle
odyssée heuristique, n’est jamais que la libération de toutes les puissances créatrices du
Hasard :
(…) enfin l’horizon nous semble de nouveau libre, en admettant même qu’il ne soit pas clair, -
enfin nos vaisseaux peuvent de nouveau mettre à la voile, voguer au devant du danger, tous les
coups de hasard de celui qui cherche la connaissance sont de nouveau permis ; la mer, notre pleine
mer, s’ouvre de nouveau devant nous, et peut-être n’y eut-il jamais une mer aussi ouverte et
« pleine »1968.

Nul passage mieux que celui-ci permet de mesurer tout l’écart qui sépare au premier abord
l’auteur du Gai savoir de celui du Coup de dés : mer de la contingence joyeuse d’un côté,
expérience du naufrage nocturne où s’abîme le rêve de l’acte absolu de l’autre, entrevu par un
« Maître » qui brandit son poing « comme on menace un destin et les vents1969 ». Ce sera,
comme on vient de le voir, la voie suivie par Deleuze en 1962.

1966
Nietzsche, Le Gai savoir, § 109, (trad. H. Albert, traduction révisée par J. Lacoste), Œuvres, éd. J. Lacoste et
J. le Rider, Robert Laffont, 1993, t. II, p. 122.
1967
Nietzsche, Le Gai savoir, § 277, ibid., p. 166.
1968
Nietzsche, Le Gai savoir, § 343, ibid., p. 206.
1969
OC, t. I, p. 372-373.

424
On sait par ailleurs que celui qui décida de combattre « l’universelle araignée » fit de la
« toile d’araignée » la métaphore privilégiée du ciel étoilé ; Zarathoustra qui parle du « filet
céleste1970 », dit aussi, en dirigeant son attaque vers le rationalisme, et son emblème, le ciel
intelligible :
O ciel au-dessus de moi, ciel pur et haut ! Ceci est maintenant pour moi ta pureté qu’il n’existe
pas d’éternelle araignée et de toile d’araignée de raison : –
que tu sois un lieu de danse pour les hasards divins, que tu sois une table divine pour le jeu de
dés et les joueurs divins !1971 –

Dans Aurore, de même, le monde des constellations symbolise le « royaume des causes
finales et de la volonté », espace honni et opposé au « royaume des hasards1972 ». On retrouve
la métaphore arachnéenne au pouvoir critique, qui a pour fonction de dénoncer le fragile
édifice finaliste que l’homme chrétien, avec la Providence, a bâti pour donner un sens à ses
actes. Ce subtil maillage ne résiste pas aux « géants imbéciles, archi-imbéciles : les
hasards1973 ». L’homme du but et de l’intention n’est qu’un « nain » subjugué par le « puissant
royaume de la grande bêtise cosmique1974 ». L’ironie domine dans ce fragment d’Aurore dans
lequel Nietzsche feint d’adopter le point de vue des « buts sublimes1975 » de l’homme, qui ne
manque pas de voir dans le hasard la figure de la bête irrationnelle. De même, dans
Zarathoustra, Nietzsche reformulera sa condamnation d’une humanité à « surmonter » –
l’homme n’est qu’un « essai1976 » – dans la mesure où elle continue, encore et toujours, à
combattre le hasard : « Nous luttons encore pied à pied avec le géant-hasard1977 ». Cette
humanité servile reste attachée à l’horizon de la finalité, et n’a pas saisi toute la noblesse de
l’existence affirmant le hasard.
A la différence de Nietzsche, qui présente dans le chapitre de Zarathoustra intitulé « Des
hallucinés de l’arrière-monde » le ciel de l’idéalisme comme un système d’œillères
conduisant à un oubli de la terre (« je l’enseigne aux hommes : ne plus cacher sa tête dans les
sables des choses célestes, mais la porter fièrement, une tête terrestre qui crée le sens de la
terre1978 »), le Mallarmé du Coup de dés, en cela assez différent du Toast funèbre par

1970
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (trad. H. Albert, traduction révisée par J. Lacoste), Œuvres, op. cit.,
t. II, p. 336.
1971
Ibid., p. 413.
1972
Nietzsche, Aurore, (trad. H. Albert, traduction révisée par J. Lacoste), Œuvres, op. cit., t. I, p. 1048.
1973
Ibidem.
1974
Ibid., p. 1047
1975
Ibid., p. 1048.
1976
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (trad. H. Albert, traduction révisée par J. Lacoste), Œuvres, op. cit.,
t. II, p. 342.
1977
Ibidem.
1978
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (trad. H. Albert, traduction révisée par J. Lacoste), Œuvres, op. cit.,
t. II, p. 306.

425
exemple, semble viser les « choses célestes », dont il paraît attendre au moins un modèle pour
l’œuvre d’art. Rappelons cette formule célèbre de L’action restreinte : « l’homme poursuit
noir sur blanc » ce que « l’alphabet des astres1979 » a commencé blanc sur noir. S’il y a
discontinuité entre le homme et le ciel (inversion), il n’en demeure pas moins que le poète
prolonge l’écriture céleste (« poursuivre »).
Tout cela semble, à première vue, aller, en confirmation de la lecture deleuzienne, dans le
sens d’une opposition nette entre Nietzsche et Mallarmé : toile d’araignée-raison d’un côté,
constellation-nécessité de l’autre.

2. Un nietzschéisme mallarméen ?
Cependant, il arrive aussi à Nietzsche, penseur non systématique comme l’on sait, de
dévaloriser le hasard. Ainsi, dans le Crépuscule des idoles, il condamne la littérature
naturaliste française, soumise à la psychologie myope du « petit fait », en des termes que les
symbolistes, et un Mallarmé, n’auraient pas désavoués : « la nature évaluée du point de vue
artistique, n’est pas un modèle. Elle exagère, elle déforme, elle laisse des trous. La nature,
c’est le hasard1980 ». De fait, l’œuvre de Nietzsche propose une vision ambivalente du hasard,
fondamentalement contradictoire, qui n’est pas toujours ce qui doit être affirmé, mais ce en
face de quoi s’affirme la volonté créatrice. Tel est, semble-t-il, le sens du chapitre « De la
rédemption » de Zarathoustra, qui décrit un monde humain à dépasser parce que
simultanément soumis au hasard et privé de volonté :
En vérité, mes amis, je marche parmi les hommes comme parmi des fragments et des membres
d’homme ! (…)
Et lorsque mon œil fuit du présent au passé, il trouve toujours la même chose : des fragments,
des membres, et des hasard épouvantables – mais point d’hommes ! (.. ;)
Je marche parmi les hommes, fragments de l’avenir : de cet avenir que je contemple dans mes
visions,
Et toutes mes pensées tendent à rassembler et à unir en une seule chose ce qui est fragment et
énigme et épouvantable hasard.
Et comment supporterais-je d’être homme, si l’homme n’était pas aussi poète, devineur
d’énigmes et rédempteur du hasard !
Sauver ceux qui sont passés, et transformer tout « ce qui était » en « ainsi ai-je voulu que ce
fût » ! – c’est cela seulement que j’appellerai rédemption1981 !

Ainsi, le prophétisme consiste ici à viser un avenir où l’humain serait capable de se modeler
lui-même dans l’acquiescement unitaire et volontariste à ce qui est, a été et sera. Il s’agit donc
moins ici de délivrer le hasard par le jeu, que de se délivrer du hasard par la volonté, aspect
1979
OC, t. II, p. 215.
1980
Nietzsche, Le Crépuscule des idoles (trad. H. Albert, traduction révisée par J. Lacoste), Œuvres, op. cit., t. II,
p. 994.
1981
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (trad. H. Albert, traduction révisée par J. Lacoste), Œuvres, op. cit.,
t. II, p. 392.

426
sur lequel Deleuze n’insiste guère dans son analyse. Ainsi, même si Nietzsche n’oppose pas le
hasard à la nécessité, il semble qu’il oppose malgré tout, dans un premier temps peut-être, le
hasard à la volonté. Plus loin, on peut lire :
Tout ce qui fut est fragment et énigme et épouvantable hasard – jusqu’à ce que la volonté
créatrice ajoute : « mais c’est ainsi que je le voulais ! »
– jusqu’à ce que la volonté créatrice ajoute : « mais c’est ainsi que je le veux ! C’est ainsi que
je le voudrai »1982.

Le seul « salut » acceptable selon Nietzsche vient donc de cette transmutation du fatum –
« horrible hasard » – en amor fati, œuvre de la volonté qui dit « oui » à tout ce qui fut, est,
sera. Ainsi, comme le notait Edouard Gaède, « le même Zarathoustra qui rédime le monde
grâce au hasard, se fait d’autre part « rédempteur du hasard » car il souffre comme nul n’a
encore souffert de voir régner inintelligiblement ce prince de ce monde ». Le Zarathoustra
présente ainsi un « cas fort remarquable de rédemption à double sens1983 ». Certes, Deleuze
lui-même a conscience de cette équivoque, présente en particulier dans Zarathoustra, mais il
la réduit rapidement, dans une note de bas de page (« c’est seulement en ce sens que
Nietzsche parle des « fragments » comme de « hasards épouvantables »1984 »), prolongeant le
commentaire suivant, qui nous semble assez loin de la lettre du Zarathoustra :
Il y a bien des fragments du hasard qui prétendent valoir pour soi ; ils se réclament de leur
probabilité, chacun sollicite du joueur plusieurs coups de dés ; répartis sur plusieurs coups,
devenus de simples probabilités, les fragments du hasard sont des esclaves qui veulent parler en
maître1985.

Ainsi, Nietzsche et la philosophie ne formulera cette « rédemption » que dans un sens unique,
ce qui a pour effet à nos yeux d’accuser l’écart entre Mallarmé et Nietzsche, à propos de cette
question du hasard.
Si le Mallarmé des « Notes sur le langage » s’affirme bel et bien comme un poète de la
volonté – « l’homme est réduit à la volonté1986 » – ce thème, de toute manière plus
philosophique que poétique, ne fera pas l’objet d’amples développements, ce qui rend la
comparaison avec Nietzsche très difficile, et quelque peu déplacée. Cependant, cette
importance de la volonté créatrice a pu être décelée dans Igitur, que l’on a pu lire comme la
mise en récit d’un cogito volontariste et artiste – « je veux être donc je suis1987 ». Mais cette
lecture, non sans ambiguïté à nos yeux, convoquait plutôt ici le parrainage du Descartes du

1982
Ibid., p. 394.
1983
E. Gaède, Nietzsche et Valéry, Essai sur la comédie de l’esprit, Gallimard, 1962, p. 196.
1984
Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 32.
1985
Ibidem.
1986
OC, t. I, p. 504.
1987
B. Marchal, « Notice d’Igitur », OC, t. I, p. 1348.

427
« doute méthodique », en accord justement avec la tonalité des « Notes sur le langage » 1988.
Or, de telles conclusions, faisant d’Igitur un comédien, et du cogito mallarméen une fiction,
ne sont-elles pas redevables d’un cadre conceptuel plutôt nietzschéen ? Sans anticiper sur
notre présentation du Mallarmé de Bertrand Marchal, notons ici déjà que sa lecture regarde
parfois vers la pensée du philosophe allemand, convoqué justement, et explicitement, pour sa
critique du Cogito cartésien1989. Selon cette analyse, Mallarmé, parti d’une lecture du
Discours de la méthode, aurait été amené vers une forme de pré-nietzschéisme. Au final, nous
restons perplexes : cartésianisme ou nietzschéisme de Mallarmé ? Mais, rétorquera-t-on, cette
équivoque existe dans l’œuvre de Nietzsche elle-même, qui semble, dans ce fragment
posthume de 1887, situer cette philosophie de la volonté, mutatis mutandis, dans le
prolongement de Descartes, ce qui permet en passant de nuancer l’opposition frontale entre
les deux philosophes présentée si fréquemment : « Sensibilité aristocratique : Descartes,
règne de la raison, témoigne de la souveraineté de la volonté1990 ». Le XVIIe siècle, ici, se voit
valorisé, contre le siècle de Rousseau, féminin, et celui de Schopenhauer, animal.
En outre, dans son œuvre, face à la menace du Hasard, il semble que Mallarmé réponde
par la logique de la Rime et du Symbole, c’est-à-dire par la répétition, tout autant que par la
volonté. On peut aussi noter que le volontarisme éventuel d’Igitur aura disparu du texte de
1897 ; l’acte qui, selon un des scénarios du « conte », devait être « repris » en Idée
« volontairement1991 », se verra, dans le poème, déplacé ou transposé sous la forme d’un
lancer stellaire. Nous reviendrons plus loin sur ces questions, qui méritent un plus ample
développement.
Par ailleurs, pour ce que est de la poursuite de cette discussion de la thèse deleuzienne, le
philosophe nous semble aller un peu vite en opposant frontalement mer et ciel, hasard et
nécessité, dés lancés et dés retombés. Soulignons d’ailleurs ici qu’il ne fait que suivre
Thibaudet à la lettre cette fois : « Deux images simples, qui forment une trame poétique à
l’Idée : celle de la mer et des flots, puis celle d’étoiles, la première du coup de dés lancés, la
seconde du coup de dés retombés1992 ». Dans le poème de Mallarmé, contrairement à ce qu’il
énonce, il n’y a pas un lancer terrestre puis une chute des dés céleste, mais deux lancers : l’un
qui aurait pu avoir lieu, l’autre, qui aurait eu lieu, mais sur un autre plan, le tout placé sous le

1988
A propos de cette lecture d’Igitur, nous nous permettons de renvoyer à notre article : Th. Roger, « Igitur ou
l’hyperbole de la folie », Littératures, PUM, n° 48-49, 2003, p. 95-117.
1989
« En reprenant le Cogito, Mallarmé, avant Nietzsche qui critiquera le passage indu de « quelque chose
pense » à « je suis », en révèle la supercherie », B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 267.
1990
Nietzsche, La Volonté de puissance, éd. Fr. Würzbach, trad. G. Bianquis, Gallimard, 1995, t. II, p. 29.
1991
OC, t. I, p. 476.
1992
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 390.

428
signe de l’hypothèse (« soit que » pour le Maître, « peut-être » pour la constellation). A aucun
moment le texte ne dit que les dés ont été lancés par le vieillard, figure de l’hésitation ; et les
yeux des dés constituent l’envers ou le négatif des étoiles, ce qui ne permet pas une
adéquation parfaite et totale entre les deux mouvements. En outre, tout le poème consiste
justement à confronter deux types d’événements appartenant à deux ordres distincts. C’est là
que le dualisme dont parle Deleuze, après Thibaudet, peut sembler pertinent, et séparer
effectivement de manière radicale Mallarmé et Nietzsche.
Cependant, d’un autre côté, ce possible dualisme mallarméen peut être à son tour
questionné, ce que la tradition critique n’a pas manqué de faire depuis longtemps. La
comparaison du poème avec d’autres passages de l’œuvre montrerait que l’essentialisme de
Mallarmé n’est pas si évident. La constellation a un statut purement hypothétique ; le ciel
étoilé, pour Mallarmé, est d’abord un amas chaotique avant d’être lu comme une structure
ordonnée et signifiante, la constellation. Ainsi dans Igitur nous trouvons ceci : « sur la
complexité marine et stellaire d’une orfèvrerie se lisait le hazard infinis (sic) des
conjonctions1993 ». Plus loin, Mallarmé écrit, toujours dans cette ébauche du « Minuit » :
« (…) de l’Infini se séparent et les constellations, et la mer, demeurées, en l’extériorité de
réciproques néants, pour en laisser l’essence, à l’heure unie, faire [le] présent absolu des
choses1994 ». Cette idée trouve une autre confirmation dans une page du journal de François
Coppée relatant une discussion avec Mallarmé de 1872 : « La lune le gêne. Il explique le
symbolisme des étoiles, dont le désordre dans le firmament lui paraît l’image du hasard1995 ».
Ne retrouvons-nous pas là quelque chose du ciel-hasard nietzschéen ? De plus, le lien
métaphorique entre l’œuvre et la constellation se fait sur le mode du double inversé, ce qui
empêche toute identification complète entre les deux ; la fin du poème, selon un effet de
bouclage bien noté par Davies, d’une certaine manière, s’achève sur une relance des dés, ce
que Deleuze laisse complètement de côté, comme si le ciel mallarméen, ordre immuable et
incorruptible, était redevable de l’antique sphère des fixes, et relevait d’un ordre transcendant
de type classique. Une telle lecture de Mallarmé ne saurait être défendable, quand on connaît
les déclarations de l’auteur de La Musique et les Lettres sur les rapports entre « instinct de
ciel1996 » et « fiction » humaine. D’autre part et enfin, la formulation mallarméenne de la
question du hasard ne se borne pas à l’alternative abolir / subir. On sait que Mallarmé a pu
viser l’idéal d’un hasard, non pas tant aboli, que fictif ou feint, dans la tradition léguée par

1993
OC, t. I, p. 483.
1994
Ibidem.
1995
Cité par H. Mondor, Vie de Mallarmé, op. cit., p. 328.
1996
OC, t. II, p. 74.

429
l’auteur du Corbeau : « tout hasard doit être banni de l’œuvre moderne et n’y peut être que
feint1997 ».

3. Un nietzschéisme inversé ?
Ainsi donc, le Nietzsche de Zarathoustra semble envisager le dépassement de l’humain
par le surhumain en partie à travers cette « rédemption du hasard » qui se confond avec
l’œuvre de la volonté créatrice. Mais la rédemption vient aussi du hasard lui-même, assumé et
glorifié comme jeu du monde, et affirmation de la vie. Par un renversement des valeurs
habituel chez celui qui conçut son œuvre comme des « saturnales de l’esprit », le ciel étoilé
devient le lieu même du hasard. Chez Mallarmé, la volonté de nier le hasard, anti-
nietzschéenne, passe malgré tout dans le Coup de dés, par l’image terminale de la
constellation, qui est présentée non pas comme un structure nécessaire, une essence
intelligible, mais comme une image du coup de dés, et donc du hasard. Comme Nietzsche,
c’est là leur point de rencontre fondamental à nos yeux, Mallarmé renverse le topos
pluriséculaire du ciel-nécessité. C’est bien cette contre-topique qui peut conduire à l’idée de
ce que nous pourrions nommer le nietzschéisme inversé de Mallarmé, qu’il faudrait distinguer
d’un simple anti-nietzschéisme.
Tous les deux partent du néant des arrière-mondes de l’idéalisme pour aboutir à l’idée
d’un ciel-hasard ; tous les deux posent la contingence comme condition de l’agir humain, si
bien que ce passage d’Aurore pourrait à nos yeux servir de point de départ de la poétique
mallarméenne :
Et si vous vouliez conclure : « Il n’y a donc qu’un seul royaume, celui de la bêtise et des
hasards ? » - il faudrait ajouter : oui, peut-être, n’y a-t-il qu’un seul royaume, peut-être n’y a-t-il ni
volonté ni cause finale, et peut-être est-ce nous qui nous les sommes imaginées. Ces mains de fer
de la nécessité qui secouent le cornet du hasard continuent leur jeu indéfiniment : il arrivera donc
forcément que certains coups ressemblent parfaitement à la finalité et à la sagesse. Peut-être nos
actes de volonté, nos causes finales, ne sont-ils pas autre chose que de tels coups – et nous
sommes seulement trop bornés et trop vaniteux pour comprendre notre extrême étroitesse d’esprit
qui ne sait pas que c’est nous-mêmes qui secouons, avec des mains de fer, le cornet à dés, que
dans nos actes les plus intentionnels, nous ne faisons pas autre chose que de jouer le jeu de la
nécessité1998.

Tous les deux élaborent une critique de la vérité et du « monde vrai » : Nietzsche pointe le
masque, remet en question la théorie de la connaissance comme les exigences de la morale
classique avec son « perspectivisme », et renvoie le monde à un jeu de forces entre les
« puissances du faux1999 », tandis que Mallarmé voit dans le mot « Fiction » le « parfait terme

1997
Ibid., p. 772.
1998
Nietzsche, Aurore, (trad. H. Albert, traduction révisée par J. Lacoste), Œuvres, op. cit., t. I, p. 1049.
1999
Deleuze, L’Image-temps, Editions de Minuit, 1985, p. 172.

430
compréhensif » constituant le socle inaperçu de « l’Economie politique » et de
« l’Esthétique2000 ». Tous les deux convertissent leur regard en le tournant vers la Terre, le
Nietzsche de Zarathoustra qui entend donner aux hommes le « sens de la terre2001 », comme
le Mallarmé de Toast funèbre, qui convie le poète à ne considérer que nos « vrais
bosquets2002 » ; tous les deux célèbrent la volonté créatrice, qu’elle soit individuelle chez le
disciple de Poe lecteur de Descartes, ou bien individuelle et trans-individuelle chez le penseur
de la « volonté de puissance » ; tous les deux vont tenter de relever, chacun à leur manière, le
défi wagnérien ; tous les deux, enfin, accordent à l’art, qu’ils placent bien au-delà des cadres
étroits de la simple esthétique, un immense pouvoir de rémunération. Mallarmé écrivait à
Barrès en 1885 : « Tout est vain en dehors de ce rachat par l’Art, et l’on reste un filou2003 », et
l’on connaît les multiples aphorismes nietzschéens des fragments posthumes qui ruinent la
distinction convenue entre l’art et la vie. Voilà, peut-être, pour qui veut suivre et poursuivre le
parallèle esquissé par Deleuze, ce qui nous semble être le « nietzschéisme » de Mallarmé, à
moins que l’on ne considère ces points de rencontre, constituant de simples recoupements de
surface, comme des faits historiques relevant d’un Zeitgeist. Mallarmé, celui des Divagations
surtout, et Nietzsche, deviennent alors des auteurs contemporains animés par une même
démarche, large, de « critique de la culture ». Mais là où Mallarmé s’écarte de Nietzsche,
c’est lorsqu’il maintient l’horizon précaire d’un absolu, absolu littéraire et non métaphysique
ou religieux, tandis que Nietzsche associe étroitement art et hasard en les rattachant à une
même force vitale créatrice de formes, mêlant indissolublement puissance organique et
puissance artistique. Le ciel-hasard mallarméen peut engendrer l’absolu, qui n’est jamais sans
doute qu’un absolu joué ou un hasard feint, alors que le ciel-hasard nietzschéen est le lieu
dionysiaque par excellence du « jeu du monde ».
Ainsi, contrairement à ce que soutient le Deleuze de Nietzsche et la philosophie, Mallarmé
qui s’interrogeait2004 quant à savoir si « autre chose » existe, ne fait pas du ciel du Coup de
dés le lieu d’une nécessité ou d’une essence supra-lunaire, mais un espace dans lequel
l’événement du lancer a peut-être lieu, un espace de l’aléatoire – le mouvement chaotique des
étoiles – qui peut cependant fugitivement se stabiliser pour donner le chiffe de la constellation
de l’Ourse, et l’image de l’œuvre un instant justifiée, à travers ce que Mallarmé nomme un

2000
OC, t. II, p. 76.
2001
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (trad. H. Albert, traduction révisée par J. Lacoste), Œuvres, op. cit.,
t. II, p. 342.
2002
OC, t. I, p. 28.
2003
Ibid., p. 787.
2004
Nous soulignons.

431
« sacre ». Mais le hasard conserve son dernier mot, alpha et oméga du poème : « Toute
Pensée émet un Coup de Dés ».
Par conséquent, l’écart pointé par Deleuze entre Mallarmé et Nietzsche se réduit à partir
du moment où l’on affine la présentation de la pensée poétique mallarméenne, et que l’on
considère le thème de la « fiction »2005. Cette « vieille pensée métaphysique2006 », que le
philosophe a tendance à reprocher au poète, n’est peut-être rien d’autre que cette vieille
pensée exégétique véhiculée par une doxa critique construite à partir d’un vision tronquée du
corpus mallarméen, et maintenue jusqu’en cette année 1962. Mais, ultime revirement, ce
Mallarmé « poète de la fiction » appartient lui aussi à une nouvelle doxa, dont la genèse doit
sans doute beaucoup au « moment nietzschéen » des années 1960…

4. Le couple Mallarmé / Nietzsche : généalogie d’une tradition critique


Il s’agit pour nous ici d’un fait de réception assez significatif que de rencontrer cette
analyse comparée des deux « coups de dés », nietzschéen, mallarméen, qui n’a rien d’évidente
ni d’attendue. Après avoir considéré l’énoncé deleuzien dans son contenu, évoquons
maintenant le fait même de son énonciation, à savoir ses conditions de possibilité.
On sait que la philosophie de Nietzsche connaît une grande vogue dans les années 1960,
lors de ce « troisième moment » de l’histoire de la réception du philosophe en France, qui va,
pour prendre des événements institutionnalisés représentatifs, du colloque de Royaumont tenu
en 1964 à celui de Cerisy de 19722007. Après le Nietzsche du Mercure de France (1890-1914),
puis celui du Collège de Sociologie (années 1930-1940), vint le Nietzsche de la « pensée 68 ».
Ce regain d’intérêt pour le penseur de la « critique de la culture » trouve de nombreux échos
tant dans l’avant-garde littéraire, celle de Tel Quel par exemple2008, que dans la philosophie
française anti-idéaliste, celle de Deleuze justement, celle de Foucault, de Lyotard, ou de
Derrida.
Cependant, précisons que Deleuze n’est pas le premier, depuis Thibaudet, à reprendre
cette question du parallèle entre le poète et le philosophe. Ainsi, dès 1948, on le rencontre
dans l’essai de Michel Carrouges consacré à la « mystique du surhomme2009 ». Mallarmé se
voit associé, de manière assez large, à Baudelaire, Nerval, Lautréamont et Kafka, dans cette
charge chrétienne dirigée contre « l’athéisme prométhéen » propre à tout ce courant de pensée
2005
Nous n’avons fait ici qu’esquisser une analyse comparée, qui à elle seule mériterait une thèse.
2006
Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 38.
2007
Sur cette question voir J. Le Rider, Nietzsche en France, op. cit., p. 205-244.
2008
En 1960, le premier numéro de la revue s’ouvre sur cette phrase de Nietzsche : « Je veux le monde et le veux
TEL QUEL ». Notons que ce Nietzsche de Tel Quel n’apparaît pas dans le panorama proposé par Jacques Le
Rider, qui ne se veut pas exhaustif malgré tout.
2009
M. Carrouges, La Mystique du surhomme, Gallimard, 1948.

432
qui a décidé, en construisant une nouvelle Tour de Babel idéologique, de partir à « l’assaut du
firmament ». Rejoignant le point de vue d’un Jacques Maritain, Michel Carrouges estime qu’il
n’y pas d’autre surhomme admissible que le Christ. Le Mallarmé qu’il convoque alors est
celui qui a « terrassé le vieux et méchant plumage » divin, celui qui confère à l’azur une
valeur antireligieuse, celui qui fait du parcours d’Igitur une « descente dans la nuit de la
« mort de Dieu» », avant de sombrer dans le « nihilisme du parfait solipsisme ». Mais, comme
le fera Deleuze, il s’empresse de pointer l’écart qui sépare les deux auteurs : le « grand Minuit
de la totale absence » doit être opposé au « grand Midi de l’Eternel Retour2010 ».
Mais s’il est une tradition, combien plus pertinente sur le plan des affinités intellectuelles
que celle de Michel Carrouges, dans laquelle le Nietzsche et la philosophie doit être situé,
c’est bien celle, nietzschéenne, constituée par l’amicale constellation Bataille-Blanchot-
Klossowski. On a vu que Blanchot a beaucoup commenté le Coup de dés dans le Livre à venir
de 1959. Même s’il n’existe pas de mention explicite du poème mallarméen chez Bataille à
notre connaissance, il n’est pas superflu de rappeler l’importance décisive, dans la pensée de
l’auteur de La part maudite, de la question du jeu. Le thème du « coup de dés », qui a sans
doute une origine beaucoup plus nietzschéenne que mallarméenne, revient assez souvent sous
sa plume. Ainsi, à la fin de L’Orestie par exemple, on rencontre cette phrase : « le tapis de jeu
est cette nuit étoilée où je tombe, jeté comme le dé sur un champ de possibles
éphémères2011 ».
Le livre de Deleuze sur Nietzsche, publié en 1962, a eu très vite un important
rayonnement, en France, mais aussi à l’étranger, et surtout, comme l’on sait, aux Etats-Unis.
De manière indirecte, il a pu servir de médiateur pour faire connaître davantage le Coup de
dés mallarméen, qui se trouvait ainsi gratifié du statut d’objet philosophique à part entière.
C’est ainsi que la revue Tel Quel, en la personne de Philippe Sollers, lorsqu’elle salue la
parution du livre de Deleuze sur Proust, ne manque pas de rappeler l’importance de l’ouvrage
consacré à Nietzsche, dans lequel se trouvait établi un dialogue avec Mallarmé : « il faut y
souligner un parallèle avec le Coup de dés de Mallarmé2012 ». On n’en dira pas plus sur ce
« parallèle », mais il est très symptomatique de voir que Sollers, qui ne se s’étend pas
davantage sur le contenu d’ensemble du livre, choisit d’isoler deux pages du livre de Deleuze,
celles précisément qui touchent au Coup de dés. Comme l’on sait, les textes théoriques
gravitant autour de la revue Tel Quel ne cessent de se référer à l’auteur de Zarathoustra. Julia

2010
Ibid., p. 46.
2011
Bataille, L’Impossible, Les Editions de Minuit, 1962, p. 179.
2012
P. Sollers, « G. Deleuze, Proust et les signes », Tel Quel, automne 1964, p. 94.

433
Kristeva mettra ainsi symboliquement en épigraphe du premier chapitre de Sémiotikè une
citation d’Humain, trop humain suivie d’un passage fameux de Crise de vers2013.
De même, Blanchot publie dans L’Entretien infini de 1969 un texte sur Nietzsche, écrit,
dit-il, « en marge2014 », entre autres, du livre de Deleuze. Il reprend à son tour, de manière
plus brève et plus implicite, le parallèle entre les deux conceptions de la contingence, à propos
de Zarathoustra, qui se proclame « rédempteur du hasard » :
Rédempteur du hasard, tel est le nom qu’il revendique. Que signifie cela ? Sauver le hasard, ne
veut pas dire le faire rentrer dans la série des conditions ; ce ne serait pas le sauver, mais le perdre.
Sauver le hasard, c’est le garder sauf de tout ce qui empêcherait de l’affirmer comme le hasard
effrayant, cela que ne saurait abolir le coup de dés2015.

Ici, à l’image de ce qui se produit chez Deleuze, Blanchot, formulant son commentaire en des
termes assez mallarméens (« cela que ne saurait abolir le coup de dés »), reprend le clivage
entre les deux conceptions du hasard. Notons en outre que L’Entretien infini s’ouvre sur des
épigraphes2016 qui mettent en avant deux noms, celui de Mallarmé (« ce jeu insensé
d’écrire »), et celui de Nietzsche (« C’est une belle folie : parler. Avec cela l’homme danse
sur et par dessus toutes choses »). Blanchot, en posant ce double parrainage, fait ainsi partie
de ceux qui, dans les années 1960, ont tendance à inscrire la poésie mallarméenne dans un
cadre nietzschéen.
Peu après Nietzsche et la philosophie, c’est au tour de Foucault, avec Les mots et les
choses, de réaffirmer en 1965 ce couplage Nietzsche-Mallarmé en insistant cette fois, à
l’inverse, sur la proximité des projets. On se souvient que Foucault place les deux auteurs sur
le même socle épistémique, celui du « retour du langage2017 ». Poésie entendue comme
« réflexion du langage » autonomisé ici, « généalogie de la morale » remontant de l’idée de
« bien » à son énonciation là, l’un répondait à l’autre. On pouvait lire en effet : « à cette
question nietzschéenne : qui parle ? Mallarmé répond, et ne cesse de reprendre sa réponse, en
disant que ce qui parle, c’est en sa solitude, en sa vibration fragile, en son néant, le mot lui-
même – non pas le sens du mot mais son être énigmatique et précaire2018 ». Mais ce dialogue
« inventé » par l’archéologue des sciences humaines ne s’établit pas sur le terrain du « coup
de dés », à la différence de ce qui se passe chez Deleuze.

2013
J. Kristeva, Sémiotikè. Recherches pour une sémanalyse (1969), Editions du Seuil, coll. « Point Essais »,
1978, p. 9.
2014
Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 255.
2015
Ibid., p. 251.
2016
Ibid., p. V.
2017
M. Foucault, Les mots et les choses (1966), Gallimard, coll. Tel, 1999, p. 314.
2018
Ibid., p. 316-317.

434
Ainsi, il faut souligner l’idée que ce sont souvent les mêmes qui accomplissent ce « retour
à Nietzsche » et qui se saisissent de Mallarmé pour en faire des lectures théoriques ou
philosophiques : Blanchot, Deleuze, Foucault, Derrida, le groupe de Tel Quel. Le Coup de dés
mallarméen se voit donc largement convoqué et commenté à une époque qui redécouvre la
pensée de l’aléa, dans le sillage du groupe du Collège de sociologie. Notons en outre que c’est
une période qui voit paraître plusieurs études de référence consacrées au thème du jeu, abordé
sous l’angle anthropologique avec Huizinga (Homo ludens, 1951), typologique et
sociologique avec Caillois (Les Jeux et les hommes, 1958), ou encore philosophique avec Fink
(Le Jeu comme symbole du monde, 1966), cité par Blanchot dans L’Entretien infini2019. Le
Mallarmé qui parla du « jeu insensé d’écrire » pourra alors recevoir de ces années 1950-1960
un cadre d’intelligibilité inédit, tributaire de cette coloration nietzschéenne particulièrement
prononcée.
Nous avons suivi et discuté jusqu’ici cette confrontation entre le poète et le philosophe en
la situant sur le plan du contenu philosophique ; qu’en est-il sur le plan historique ?

5. Composition du Coup de dés et première réception de Nietzsche en France


L’histoire littéraire traditionnelle situe la parution du Coup de dés dans un contexte de
réaction anti-symboliste marqué par un anti-idéalisme doublé d’un certain paganisme aux
accents nietzschéens2020. Le reflux du symbolisme et du wagnérisme coïncide avec le premier
moment de la réception française de l’auteur du Cas Wagner. Comme on l’a vu, le poème
mallarméen paraît au moment même où le jeune Gide publie ses Nourritures terrestres. A
première vue, deux générations, et deux esthétiques, s’opposent terme à terme et
frontalement. On sait en outre que le nom de Nietzsche n’apparaît jamais sous la plume de
Mallarmé. Cependant, la thèse de Thibaudet-Valéry-Deleuze selon laquelle il n’y aucune
« influence » du philosophe sur le poète mérite à nos yeux d’être ré-examinée quelque peu de
manière plus précise. Mais il ne s’agira pas ici pour autant de prouver que le Coup de dés
s’inspirerait directement de la pensée nietzschéenne, voire qu’il aurait des positions
philosophiques nietzschéennes – vaste question dont on n’a fait plus haut que dessiner
quelque linéaments, ou bien, vue sous un autre angle, vaine question – mais seulement de
montrer que la première intuition de Thibaudet, au plan philologique, n’a rien de
complètement absurde. Il s’agit en réalité de rappeler non seulement que le poème
mallarméen paraît effectivement dans un climat de « pré-nietzschéisme », pour reprendre la

2019
Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 255.
2020
Voir par exemple M. Décaudin, « L’élan naturiste », La Crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 25-96.

435
formule de Geneviève Bianquis2021, mais aussi et surtout que l’hôte des Mardis fréquentait les
nietzschéens de la première heure. Précisons en outre que Mallarmé avait la possibilité
matérielle, au moment où il composait son Coup de dés, de connaître une partie de cette
philosophie, et en particulier, comme nous allons le voir, la formulation nietzschéenne de la
question du hasard. Toute la difficulté consiste alors à passer de ces constats, plus ou moins
connus aujourd’hui, à des conclusions. Cette mise au point vise à montrer la complexité de la
situation, de manière à convaincre de l’insuffisance des jugements qui évacuent cette question
d’un revers de manche.
Lorsque Mallarmé, en octobre 1896, répond aux sollicitations de la revue Cosmopolis, et
entre en contact avec son secrétaire parisien, André Lichtenberger, le frère de l’un des
premiers traducteurs et exégète de Nietzsche en France, Henri Lichtenberger2022 – la
coïncidence est troublante pour ne pas être relevée, d’autant que la revue publie
simultanément le Coup de dés, et des lettres de Nietzsche, mais cela n’autorise bien
évidemment pas de conclusions au plan de « l’influence » – il évolue dans un milieu littéraire
qui commence à découvrir la pensée de l’auteur de « l’éternel retour ». Mallarmé gravite
autour de revues qui publient des articles sur Nietzsche ou des extraits de ses œuvres depuis le
début des années 1890, en particulier le Mercure de France et la Revue Blanche2023. Alors que
Mallarmé collabore activement à la revue des Natanson entre 1892 et 1898, celle-ci fait
paraître au total, durant cette période, une bonne demi-douzaine d’articles relatifs à l’auteur de
Zarathoustra. Henri Albert, grand initiateur des études nietzschéennes en France grâce à ses
traductions, « apôtre fidèle du nietzschéisme2024 », comme le dira Wyzewa, écrit en 1894 : « il
est célèbre chez nous, et on le connaît à peine2025 ». Il s’agit en effet d’une connaissance
diffuse, non universitaire, qui affecte surtout les milieux littéraires post-symbolistes, véhiculée
par les revues et les discussions. Ainsi, Gide peut écrire en 1895 à Marcel Drouin, qui fit une

2021
G. Bianquis, Nietzsche en France. L’influence de Nietzsche sur la pensée française, Alcan, 1929, p. 6. Pour
des aperçus plus récents concernant cette réception française du philosophe allemand, voir également P. Boudot,
Nietzsche et l’au-delà de la liberté, ou Nietzsche et les écrivains français, Aubier-Montaigne, 1970 ; L. Pinto,
Les neveux de Zarathoustra, op. cit. ; J. Le Rider, « Nietzsche et la France. Présences de Nietzsche en France »,
préface à Nietzsche, Œuvres, Robert Laffont, 1993, t. II, p. XI-CXII ; J. Le Rider, Nietzsche en France. De la fin
du XIXe siècle au temps présent, PUF, 1999 ; Ch. Forth, Zarathoustra in Paris. The Nietzsche Vogue in France,
Northern Illinois Universty Press, 2001.
2022
Henri Lichtenberger, alors Professeur à l’Université de Nancy, est l’auteur de la première étude d’ensemble
consacrée à Nietzsche parue en France : La Philosophie de Nietzsche, Alcan, 1898.
2023
Pour un panorama précis de toutes ces publications nietzschéennes en revues entre 1888 et 1898, voir G.
Bianquis, op. cit, ainsi que Ch. Forth, Zarathoustra in Paris, op. cit.
2024
T. de Wyzewa, « La jeunesse de Friedrich Nietzsche », Revue des Deux Mondes, 1er février 1896, p. 689.
2025
H. Albert, « Les Lettres allemandes. Les œuvres complètes de Nietzsche (Pour le cinquantième anniversaire
de sa naissance) », La Revue Blanche, novembre 1894, p. 449.

436
année d’étude en Allemagne en 18942026 : « Non, cher ami, je n’ai pas Zarathustra (sic) (…)
impossible de me le procurer jusqu’à présent2027 ». Même si le livre prophétique de Nietzsche
fait parler de lui, et connaît quelques traductions partielles, sa disponibilité matérielle reste
malgré tout très limitée, avant sa traduction en 1898, ce qui réduit quelque peu son influence
réelle. Notons que ce même Albert, fondateur de la revue Le Centaure en 1896, à laquelle
collaboreront Gide et Valéry, sollicita Mallarmé pour l’envoi d’un poème inédit : c’est ainsi
que le sonnet A la nue… parut en 1895 dans le périodique berlinois Pan2028. Mais la lettre de
Mallarmé à Albert n’a strictement rien de comparable avec les billets de Valéry envoyés à ce
même Albert entre 1901 et 1907… Il n’y sera tout simplement pas question de Nietzsche.
Si l’on en croit Pierre Champion, c’est Marcel Schwob qui fut « le premier à lire en
France Nietzsche2029 », dont on peut relever quelques traces dans son Livre de Monelle, publié
en 1894. De plus, il faudrait aussi évoquer le rôle de Gide. Ce dernier, comme on l’a vu, fait
partie des « disciples » étroitement associés par Mallarmé à « l’essai » du Coup de dés. Or,
rappelons que Les Nourritures terrestres, aux indéniables accents nietzschéens, est l’exact
contemporain du poème paru dans Cosmopolis. On sait que Gide, dans sa sixième « Lettre à
Angèle » publiée dans L’Ermitage en janvier 1899, établit une petite bibliographie des textes
relatifs à Nietzsche parus en France, à partir de 1892. Il écrit en particulier, au moment de
saluer l’arrivée des traductions d’Henri Albert : « depuis si longtemps nous l’attendions (…)
l’influence de Nietzsche a précédé chez nous l’apparition de son œuvre ; celle-ci tombe en
terrain préparé (…)2030 ». En outre, indépendamment des articles et des traductions partielles
disponibles à partir des années 1890, Gide eut des échos de la philosophie nietzschéenne par
les discussions qu’il put avoir avec Marcel Drouin, familier de l’Allemagne, et cela dès
l’automne de 1895. On trouve des allusions sous la plume de Gide à des lectures directes du
philosophe à partir de l’été 1896, époque à laquelle Mallarmé va commencer à composer le
Coup de dés2031. Pierre Masson peut écrire de son côté, dans sa notice accompagnant cette
« Lettre à Angèle » de 1899 : « à cette date, Nietzsche est loin d’être un inconnu pour Gide ;
bien qu’il ait mis par la suite une certaine coquetterie à laisser dans le vague cette rencontre,
et la possible influence qui en résulta, il ressort des références qu’il fournit ici qu’il le lut dès

2026
Voir R. Lang, André Gide et la pensée allemande, Egloff, 1949, p. 89.
2027
Lettre de la fin de l’année 1895 citée par R. Lang, André Gide et la pensée allemande, op. cit., p. 184.
2028
Il existe une lettre de Mallarmé à Henri Albert, trace de cette collaboration : voir Mallarmé, Correspondance,
op. cit., t. VII, p. 163. Elle ne renseigne que sur le souci typographique du poète.
2029
Cité par R. Lang, André Gide et la pensée allemande, op. cit., p. 89.
2030
Gide, « Lettre à Angèle. Friedrich Nietzsche » (1899), Essais critiques, op. cit., p. 35.
2031
Ibid., p. 57.

437
18922032 ». Gide lui-même, réagissant à la lecture du travail de Renée Lang, était revenu sur
certaines de ses déclarations relatives à la genèse des Nourritures terrestres : « certaines de
mes affirmations au sujet de ma première rencontre avec Nietzsche étaient inexactes2033 ». De
fait, il commença à le lire « dès 1892 ou 18932034 ».
Quant à Valéry, sa connaissance de Nietzsche, certes très vite accompagnée d’une
méfiance très prononcée à son endroit, au vu des documents conservés, n’est attestée qu’à
partir de 18992035. Mais si l’on en croit Edouard Gaède, il semble difficile de croire qu’il ne
l’ait pas rencontré en même temps que Gide, au début des années 1890 : « Valéry a connu
l’œuvre de Nietzsche. Il l’a connue de bonne heure, et tout porte à croire qu’il l’a fort bien
connue2036 ». Il poursuit en faisant l’hypothèse d’une découverte pouvant remonter à la
traduction du Cas Wagner en 18932037.
On pourrait mentionner encore le rôle des wagnériens français, et en particulier celui de
Teodor de Wyzewa, qui fut un des premiers commentateurs de Nietzsche. Ce Mardiste fidèle,
principal théoricien du symbolisme avec Mockel, esprit cosmopolite et polyglotte, grand
passeur de culture, exégète subtil des poèmes mallarméens – il « respectait et comprenait
Mallarmé2038 » précisera Mauclair en 1935 – donna en pionnier un article important consacré
au philosophe allemand dans la Revue bleue en 1891. Cet article sera repris dans l’essai paru
en octobre 1896, Ecrivains étrangers, que Wyzewa adressera à Mallarmé ; ce dernier le
remerciera en ces termes :
Merci, Wyzewa, tard ; mais j’ai eu un été troublé. Le livre Ecrivains étrangers y a mis de bonnes
heures, si agréables. Ce qu’il est charmant de vous suivre, à travers les sujets sus ou pas, que vous
présentez, toujours, par leur clarté maîtresse : ah ! vous avez un don qu’il faut dire personnel, soit
au sens d’exclusif et, surtout, d’attaché à vous même. Tel aperçu, qui fait poser le volume et y
songer, vous l’émettez en passant, incidemment, or c’est définitif2039.

Dans ce texte, qui s’ouvre par deux articles substantiels consacrés à Nietzsche, Wyzewa peut
écrire, dès la première page, que son époque s’est vu confrontée à « un des phénomènes
intellectuels, à coup sûr, les plus singuliers de notre temps2040 ». Ainsi, Mallarmé, si l’on

2032
P. Masson, in Gide, Essais critiques, op. cit., p. 972-973.
2033
Lettre de Gide à R. Lang de 1947, citée dans R. Lang, André Gide et la pensée allemande, op. cit., p. 185.
2034
Ibid., p. 90.
2035
Sur cette question, voir en particulier, pour la reproduction de la lettre à Gide de 1899, les billets à Henri
Albert (1901-1907), ainsi que les notes de Valéry sur Nietzsche, Valéry, pourquoi ?, Les Impressions nouvelles,
1987, p. 15-52.
2036
E. Gaède, Nietzsche et Valéry, op. cit., p. 446.
2037
Ibid., p. 488.
2038
C. Mauclair, Mallarmé chez lui, op. cit., p. 47.
2039
Mallarmé, lettre à T. de Wyzewa, 15 novembre 1896, Corr., t. VIII, p. 294.
2040
T. de Wyzewa, « Friedrich Nietzsche », Ecrivains étrangers, Perrin, 1896, p. 3.

438
accepte de voir dans cette réponse autre chose qu’un remerciement poli2041, a lu ou parcouru
un livre qui présente un certain Nietzsche à la France, un mois après avoir été sollicité par
Cosmopolis. Que trouve-on dans cet essai, abordant le penseur de l’Eternel Retour en tant que
« dernier métaphysicien » d’abord, puis comme wagnérien apostat ensuite (« La Jeunesse de
Friedrich Nietzsche ») ? Une lecture plutôt négative, traversée par une forme de fascination
pour une pensée des plus audacieuses. Insistant sur le versant destructeur et « nihiliste » de
cette philosophie du marteau qui « fait le désert2042 » autour de la métaphysique, de la
religion, de la morale et de la politique, Wyzewa écrit en particulier ceci : « rien, il n’y a
jamais rien eu, il n’y a rien, et jamais il n’y aura rien : telle est en une phrase la philosophie de
Nietzsche2043 ».
D’emblée cette présentation fait naître une polémique, et le groupe de la revue Le Banquet
en particulier, avec Fernand Gregh et Daniel Halévy, s’efforcera d’offrir aux lecteurs français
une autre vision de philosophe allemand, dont on célébrera le profond vitalisme. Mais dans le
milieu des wagnériens – Schuré, Mendès, Wyzewa – qui pardonnera difficilement la rupture
de Nietzsche avec le Maître de Bayreuth, le rapport à l’auteur du Cas Wagner2044 sera un
rapport ambigu, non dénué d’hostilité. Ainsi, Hugues Rebell, traducteur et admirateur du
philosophe, en particulier de sa morale aristocratique comme de son anti-démocratisme – son
Union des trois aristocraties de 1894 en sera redevable – ne manque pas cependant de lui
reprocher sa critique du drame wagnérien2045. D’autre part, on peut s’interroger quant au
pouvoir de séduction qu’aurait pu avoir sur Mallarmé cette lecture majoritairement
« nihiliste », au sens courant du terme, que Wyzewa donne de Nietzsche. Le « jamais il n’y
aura rien », que l’on serait tenté de rapprocher hâtivement du « rien n’aura eu lieu que le
lieu », ne fait que prolonger cette vogue du « néant » qui déjà battait son plein à l’époque où
Leconte de Lisle s’inquiétait de savoir si « rien ne répond dans l’immense étendue ». L’auteur
d’Igitur, pourra-t-on dire, sans doute à raison, n’avait bien évidemment pas besoin de cette
présentation de Nietzsche pour méditer sur le « rien ».
De plus, il faudrait aussi évoquer cet autre nietzschéen lié à Mallarmé que fut Hugues
Rebell, hôte des Mardis, traducteur du philosophe pour L’Ermitage, et auteur en particulier
d’un essai sur la question de l’aristocratie inspiré de Nietzsche, connu de Mallarmé puisqu’il

2041
Nous savons somme toute de B. Marchal que Mallarmé, très sollicité à cette date, abreuvé de livres, n’avait
pas toujours le temps matériel de les lire. Certains ouvrages ne furent même jamais ouverts.
2042
Ibid., p. 18.
2043
Ibid., p. 25.
2044
Ce texte sera traduit en français en 1893 par Daniel Halévy et Robert Dreyfus, collaborateurs de la Revue
Blanche.
2045
H. Rebell, «Littérature d’actualité », L’Ermitage, février 1893, p. 67-68.

439
servit de prétexte à cette « variation sur un sujet » que fut le poème critique « La Cour »,
publié dans La Revue blanche le 1er mars 1895. Mallarmé saluait alors, quitte à s’en éloigner,
« cette très forte étude L’Union des trois aristocraties d’Hugues Rebell2046 ». Cette brochure
ne convoque Nietzsche explicitement qu’une fois, sous la forme d’une libre paraphrase, sans
citation, à propos du vide spirituel laissé béant par la société démocratique, ne visant « aucun
idéal2047 ».
Qu’en est-il des textes nietzschéens traduits ou commentés à cette époque intéressant
notre sujet ? Le Zarathoustra occupe beaucoup les esprits. Henri Albert le désigne en 1893
comme « l’œuvre centrale de Nietzsche2048 ». Notons ici que le lecteur français pouvait le
connaître avant sa traduction complète de 1898, publiée au Mercure de France. Il existe tout
d’abord cette anthologie proposée par Lauterbach et Wagnon, signalée par Thibaudet, parue
en 1893. On y trouve des extraits de Zarathoustra dans lesquels il est question du hasard.
Rappelons ici le passage convoqué par le critique de la NRF :
« Si jamais je fus effleuré d’un souffle du souffle créateur et de cette divine nécessité qui force
encore les Hasards à danser des rondes d’étoiles :
Si jamais j’ai ri du rire de l’éclair créateur, que suit le long tonnerre de l’acte, grondant mais
soumis :
Si jamais, jouant avec des dieux, j’ai jeté mes dés sur la table divine de la Terre, que la terre
tremblante s’en ouvrit et vomit des torrents de feu : -
- Car c’est une table divine que la Terre, et qui tremble de nouvelles paroles créatrices et des coups
de dés des dieux : -
Oh ! Comment ne serais-je pas avide d’Eternité et du suprême anneau nuptial, - de l’anneau du
Retour éternel ?2049 »

Il s’agit ici du chapitre « Les sept sceaux », tiré de la quatrième partie. Nous ajoutons un autre
passage, provenant du chapitre « Avant le lever du soleil » (troisième partie) :
« De par hasard », voilà le titre de noblesse le plus ancien du monde ; je le rendis à toutes choses,
j’affranchis toutes choses du joug de la finalité2050.

Les lecteurs de L’Ermitage, revue dirigée par Henri Mazel, lié lui aussi à Mallarmé, qu’il
évoquera bien après sa mort dans un livre de souvenirs (Aux beaux temps du symbolisme,
Mercure de France, 1943), seront familiarisés avec Nietzsche par les traductions d’Hugues
Rebell et de Philippe Otten. La revue propose ainsi le chapitre de Zarathoustra « De l’homme
supérieur » ; on peut lire en particulier ceci, en 1893 :

2046
Mallarmé, « La Cour », OC, t. II, p. 325.
2047
H. Rebell, L’Union des trois aristocraties (Bibliothèque artistique et littéraire, 1894), Les Amis de la revue
grise, 1982, p. 37.
2048
H. Albert, «Friedrich Nietzsche », Mercure de France, février 1893, p. 166.
2049
P. Lauterbach et Ad. Wagnon, A travers l’œuvre de Fr. Nietzsche. Extraits de tous ses ouvrages, Albert
Schulz, 1893, p. 49.
2050
Ibid., p. 46.

440
Timides, honteux, maladroits, semblables à un tigre qui a manqué son bond ; c’est ainsi que je
vous ai vus souvent faiblir, hommes supérieurs. Vous avez manqué un coup de dés2051 .

La formule finale, dans cette traduction, est en italique. Quand on lit cet article en songeant au
poème mallarméen de 1897, qui montre un « Maître » qui « hésite » à ne pas lancer les dés,
dans un contexte post-symboliste qui n’a pas fait du thème du coup de dés, à notre
connaissance, un lieu commun, on ne peut que se laisser troubler par la coïncidence… Mais
pourra-t-on rétorquer encore, vu sous un autre angle, le motif du « coup de dés » constitue un
topos séculaire, ou une métaphore quasi proverbiale, au moins depuis Héraclite et César, en
passant par la condamnation chrétienne des jeux de hasard, liée à la Passion du Christ ; ne lit-
on pas aussi à cette date, par exemple, dans le Traité du Narcisse, que l’accès à la « posture
éternelle » échappe toujours, « parce qu’un joueur de dés n’avait pas arrêté son vain
geste2052 » ? Et plus simplement, il suffirait de citer Mallarmé lui-même, et sa traduction-
adaptation des Contes indiens réalisée en 1893. Dans Nala et Damayantî, le sort est rendu
présent par les dés, comme l’a bien noté Davies2053 : « (…) tout, son royaume, les cités, les
sujets, engager sur un coup de dés !2054 » ; et plus loin, cette phrase si proche du poème de
1897 : « son désespoir les lance dans l’espace comme on montre le poing2055 ». Dans ces
conditions, l’historien peut très bien se passer de la référence nietzschéenne, encombrante, et
projetée a posteriori.
Pour suivre encore un peu cette voie, on pourrait mentionner aussi l’article substantiel
d’Edouard Schuré publié en 1895 dans la Revue des Deux Mondes, qui accorde une très large
place au Zarathoustra, abondamment cité, mais condamné en tant qu’« évangile
anarchique2056 » et « sépulcre qui recouvre – le néant2057 ». On peut lire ce commentaire mêlé
d’extraits tirés à nouveau du chapitre « Avant le lever du soleil » :
L’absence de loi universelle lui paraît nécessaire à la liberté humaine. « J’ai placé cette joie céleste
sur l’homme comme une cloche d’azur en enseignant qu’il n’y a pas de volonté éternelle dans les
choses particulières. La raison suprême est ce qu’il y a de plus impossible ». Et il l’appelle
« l’araignée céleste qui étreint le monde dans sa toile ». Et il se réjouit que le ciel soit au contraire
« un plancher pour accidents »2058.

Ajoutons que la revue L’Idée moderne fit paraître en 1895 un extrait de Zarathoustra (« Lire
et écrire », 15 septembre), ainsi qu’un poème dionysiaque, traduits par Henri Albert. Dans le

2051
Nietzsche, « De l’homme supérieur », trad. H. Rebell et Ph. Otten, L’Ermitage, avril 1893, p. 268.
2052
Gide, Traité du Narcisse (1891), Romans, éd. Y. Davet et J. J. Thierry, Gallimard, 1958, p. 8.
2053
G. Davies, Vers une explication rationnelle du « coup de dés », op. cit., p.
2054
OC, t. II, p. 921.
2055
Ibid., p. 922.
2056
E. Schuré, « L’individualisme et l’anarchie », Revue des Deux Mondes, 15 août 1895, p. 804.
2057
Ibid., p. 805.
2058
Ibid., p. 801.

441
numéro de mai-juin, on pouvait lire ces vers, tirés de « De la pauvreté du plus riche », l’un de
ces « dithyrambes pour Dionysos » :
Aujourd’hui j’étends la main
vers les boucles du hasard,
assez prudent pour conduire le hasard
comme un enfant qu’on vient duper.
Aujourd’hui je veux être hospitalier
même envers l’importun.
Je ne veux me hérisser contre la destinée,
- Zarathoustra n’est pas un hérisson2059.

Que tirer de ce renfort de précisions érudites ? Sans doute fort peu de choses positives.
Certes, il y a le verdict du « disciple préféré » : « je suis sûr qu’il l’ignorait2060 » ; certes,
comme ne manqua pas de le rappeler Valéry encore dans sa lettre à Thibaudet, il y a Igitur,
datant de 1868-1869 ; certes, il y a le fait que Mallarmé, n’ayant pas « la tête philosophique »,
pour reprendre la formule du Mauclair revenu sur ses premières appréciations, n’eut sans
doute aucun rapport direct ni de première main avec des ouvrages philosophiques ; certes, il y
a enfin l’idée que le Mallarmé des années 1895-1897 n’est plus dans une phase de sa vie où il
s’agit de fonder ou de refonder une certaine vision du poème et du sens de l’existence : la fin
de l’année 1896, au vu de la correspondance, montre un Mallarmé reprenant Hérodiade pour
proposer un poème complet au moment où il dialogue avec Deman à propos de l’édition de
ses Poésies, et mettant la dernière main aux Divagations, dont il corrige les épreuves. Son
attention semble ainsi tournée vers l’élaboration de son œuvre propre, et non vers la
découverte d’une pensée étrangère, à tous les sens du terme.
Cependant, au vu de ce panorama, il semble difficile de suivre totalement le témoignage
de Valéry : Mallarmé, en contact étroit avec le Wyzewa des Ecrivains étrangers, lecteur de
Rebell – pour ne citer que les deux sources authentifiées par la plume du poète lui-même – ne
saurait méconnaître Nietzsche. Mais toute la difficulté consiste à évaluer le degré de cette
connaissance, et ses effets. D’autre part, l’argument qui tend à minimiser l’influence de la
philosophie sur la poésie de Mallarmé, tout recevable qu’il est à nos yeux, perd quelque peu
de sa pertinence dans la mesure où Nietzsche, à cette date, et pour longtemps encore, n’est pas
considéré comme un « philosophe ». Comme l’indique à merveille le titre de l’ouvrage de
Wyzewa, dans lequel il figure aux côtés de Poe, d’Ibsen ou de Carlyle, il passe pour un
écrivain, « poète » ou « essayiste », « penseur » ou « moraliste ». Cette première réception
nietzschéenne est littéraire et, comme le souligne Jacques le Rider, c’est une traduction faisant

2059
Nietzsche, « De la pauvreté du plus riche », L’Idée moderne, mai-juin 1895, trad. H Albert, p. 136.
2060
Valéry, lettre à Thibaudet de 1912, Lettres à quelques uns, op. cit., p. 94.

442
la part belle aux effets de style, donnée par un non-philosophe de métier, Henri Albert, qui a
pu justement séduire un Gide et un Valéry2061.
Toutefois, s’il nous semble opportun de rappeler ici ce contexte nietzschéen qui
accompagne la composition du Coup de dés, c’est pour proposer une hypothèse explicative
concernant ce retour à Igitur accompli à près de trente ans de distance. Il n’est pas impossible
à nos yeux que Mallarmé fût tenu au courant de cette effervescence nietzschéenne qui
alimenta une partie de l’actualité intellectuelle à partir des années 1890. Lecteur de Rebell et
de Wyzewa, il aurait pu aussi être entretenu de Nietzsche par ce premier lecteur enthousiaste
que fut Gide, ou bien lire lui-même quelques passages de Zarathoustra, dans l’anthologie de
Lauterbach-Wagnon, ou encore dans L’Ermitage de 1893, dans la Revue des Deux Mondes ou
L’Idée moderne de 1895, soit trois ans ou un an avant la sollicitation de Cosmopolis. Il aurait
pu alors par ce biais retrouver le motif du « coup de dés » qu’il avait posé à l’époque d’Igitur.
En outre, le couplage métaphorique entre coup de dés et ciel étoilé, assez inédit semble-t-
il, et contribuant plutôt, comme nous l’avons signalé supra, à renverser la vieille topique du
ciel-nécessité, a pu s’affirmer dans l’esprit de Mallarmé au contact des images spectaculaires
et visionnaires de Zarathoustra présentes dans l’anthologie de 1893, ou dans l’article de
Schuré publié dans La Revue des Deux Mondes. Rappelons en effet qu’Igitur, introduisant le
motif du coup de dés, ne l’associait pas encore très nettement au motif du ciel étoilé ; cela
n’était qu’esquissé, dans un court et unique passage : « sur la complexité marine et stellaire
d’une orfèvrerie se lisait le hazard infinis (sic) des conjonctions2062 ».

F) Les nouvelles avant-gardes :

1) Autour de la « poésie concrète » (1953-1968)

Les années 1950-1960 vont voir fleurir à différents points du globe de nombreuses et
multiples expérimentations poétiques2063, que le poète Pierre Garnier2064 va regrouper sous

2061
J. le Rider, Nietzsche en France, op. cit., p. 61.
2062
OC, t. I, p. 483.
2063
Sur cette période de grande effervescence créative, voir en particulier les publications de J. Donguy : Une
Génération. 1960-1985, op. cit. ; « Sans présumer de l’avenir », Les Echos de Mallarmé, op. cit. ; Poésies
expérimentales. Zones numériques, op. cit. On consultera aussi avec profit le catalogue Poésure et peintrie, op.
cit. Nous renvoyons aussi au livre pionnier de P. Garnier, Spatialisme et poésie concrète, Gallimard, 1968.

443
l’étiquette englobante de « spatialisme ». Jacques Donguy, poète expérimental lui-même,
mais aussi historien et théoricien de ces différentes activités créatrices, vient d’en proposer
tout récemment un panorama : il les réunit quant à lui sous le nom de « poésies
expérimentales », vaste ensemble dont il dégage cinq tendances, qui sont aussi, en partie, cinq
moments d’une histoire de la poésie avant-gardiste post-lettriste : « poésie concrète »,
« poésie sonore », « poésie visuelle », « poésie action » ou « poésie performance », et enfin
recherches liées aux nouvelles technologies, délimitant une « zone numérique ». Pour ces
poètes, bien souvent, à l’inverse de ce qui s’est produit au moment des premières avant-gardes
de 1910-1920, l’auteur du Coup de dés constitue une référence explicite, avouée et
revendiquée. Comme le note Jacques Donguy, « la poésie concrète a travaillé dans l’espace
ouvert par Mallarmé, à travers toutes les avant-gardes (constructivistes russes, futuristes
italiens, dadaïstes), jusqu’aux années 1960, ceci dans l’idée d’une avant-garde
totalisante2065 ».
Nous voudrions ici, en nous référant aux travaux de Jacques Donguy, comme à notre
dépouillement de la revue Les Lettres, fournir un aperçu du discours théorique de cette époque
qui sollicite le Coup de dés, en nous limitant ici, faute de compétences linguistiques
suffisantes, faute de temps et d’espace aussi, aux textes français, originaux ou accessibles en
traductions. Il faut alors donner raison à Cohn, qui pouvait écrire en 1951 :
Le sentiment théorique de ce qui se passe, comme souvent, tend à venir, grâce au recul spatial, de
l’étranger. Plus d’un avant-gardiste, un peu partout dans le monde, commence à voir dans
Mallarmé comme dans Joyce une figure à la mesure des perspectives contemporaines de la
littérature européenne (Curtius) ou mondiale2066.

a) Eugen Gomringer ou le « poème-constellation » (1953-1954)


Le poète suisse Gomringer2067, auteur d’un manifeste publié à Zurich en 1954 que l’on
considère généralement comme l’un des actes de naissance de la « poésie concrète » – même
si la formule n’est pas employée – situe explicitement son travail dans la filiation du Coup de
dés. Si l’on en croit Donguy, c’est par l’entremise du « Mallarmé allemand » que le poète

2064
Sur l’œuvre de Pierre Garnier, voir J. Rousselot, Dictionnaire de la poésie française contemporaine,
Larousse, 1968, p. 108 ; J. M. Le Sidaner, Pierre Garnier, Formes et Langages, coll. « Poètes actuels », Uzès,
1976 ; M. Lengellé, Le Spatialisme selon l’itinéraire de Pierre Garnier, Editions André Silvaire, 1979.
2065
J. Donguy, Une Génération. 1960-1985, op. cit., p. 32-33.
2066
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 424.
2067
Sur Eugen Gomringer, voir J. Donguy, Une Génération. 1960-1985, op. cit., p. 21-23. Un choix de textes a
été traduit en français récemment : Constellations et poèmes concrets, trad. V. Barras, Editions héros-limite,
Genève, 2005.

444
suisse a découvert l’auteur d’Hérodiade : il était « passionné par le symbolisme, sous
l’influence de Stefan George2068 ».
Notons le titre de ce manifeste : « Vom Vers zur Konstellation. Zweck und Form einer
neuen Dichtung » (« Du vers à la constellation. Finalité et forme d’une poésie nouvelle »)2069.
Ce programme esthétique s’ouvrait avec cette épigraphe, donnée en français : « rien n’aura eu
lieu que le lieu / excepté / peut-être / une constellation ». Ce qui était dans le Coup de dés à la
fois un thème, explicitement et, sans doute, de manière réflexive, une indication méta-
poétique, la « constellation » de la dernière double page, devient ici avant tout une sorte
d’indication générique. De fait, Gomringer venait de publier à Berne en 1953 un recueil de
textes qui s’intitulait « Constellations ». Le poète suisse imagine donc une nouvelle forme, ou
un nouveau genre, le poème-constellation, qui prendrait la relève du poème versifié, en
reposant sur une esthétique du mot groupé. Tel est en effet l’axe majeur de cette
recherche affirmé dans le manifeste de 1954 :
Historiquement, les expérimentations du dernier Mallarmé ainsi que les « Calligrammes »
d’Apollinaire forment le point de départ de cette nouvelle forme. Dans ces expérimentations, il
s’agissait de détacher le mot individuel de la syntaxe nivelante pour lui redonner son poids propre
et son individualité2070.

D’autres devanciers sont convoqués : les dadaïstes, Cummings. Quant au futurisme,


curieusement, Gomringer n’en dira rien en 1954. Cette poésie nouvelle, conçue comme « art
des mots » créateur de « centres d’énergie2071 », semble néanmoins prolonger l’exploration
surréaliste des relations verbales ; l’espace du poème devient champ magnétique :
Il est possible aujourd’hui de s’écarter de ce type de langue versifiée. Le vers est remplacé par la
constellation : le groupe de mots. Au lieu de la syntaxe, il suffit de faire agir deux, trois ou
plusieurs mots qui extérieurement semblent peut-être sans rapport, jetés d’une main légère,
aléatoire, mais se révélant à l’examen (au cas où l’action jaillissante d’un mot en soi devait ne pas
suffire) être les centres d’un champ de forces, les jalons d’un espace de liberté2072.

Gomringer n’en dira pas plus concernant sa dette vis-à-vis du Coup de dés : sa pratique
poétique parlera d’elle-même. Mais comme le rappelle Donguy, c’est aussi le dialogue avec
les arts plastiques (Arp, Joseph Albers, Max Bill, l’héritage du Bauhaus…) qui nourrira son
travail sur la dimension concrète du poème2073.

2068
J. Donguy, Poésies expérimentales. Zones numériques (1953-2007), op. cit., p. 21.
2069
E. Gomringer, Theorie der Konkreten Poesie, texte und manifeste (1954-1997), Edition Splitter, 1997, p. 12.
2070
E. Gomringer, Premier Manifeste (1954), trad. Ph. Buschinger, cité dans Constellations et poèmes concrets,
op. cit., p. 201. Signalons que cette version du texte est tronquée. Le texte intégral est reproduit dans E.
Gomringer, Theorie der Konkreten Poesie, op. cit., p. 12-22.
2071
E. Gomringer, Premier Manifeste (1954), op. cit., p. 202.
2072
Ibidem.
2073
Voir J. Donguy, Poésies expérimentales. Zones numériques (1953-2007), op. cit., p. 21.

445
b) Le groupe brésilien Noigandres (1948-1968)2074
Le concept de « poésie concrète » naît au Brésil autour de 1955, dans un contexte de
rénovation culturelle et politique : construction de Brasilia, « capitale futurologique », et
présidence de Juscelino Kubitschek, moment de « plénitude démocratique »2075. Ce
mouvement s’inscrit dans la filiation nationale du poète Oswald de Andrade, et s’affirme dans
un manifeste de 1958, intitulé « Plan-pilote pour la poésie concrète », faisant écho au « Plan
Directeur de Brasilia », publié dans la revue d’avant-garde Noigandres2076, et signé des trois
noms suivants : Haroldo de Campos, Augusto de Campos, Décio Pignatari. Le nom adopté
par le groupe, constitué dès 1948, et choisi pour la revue, inscrit ce travail dans la tradition
des Cantos de Pound, et de sa « méthode idéogrammatique »2077. Mais ces poètes brésiliens
regardent aussi vers la France. On apprend par Jacques Donguy qu’une « des premières
traductions de Haroldo de Campos a été celle du « Coup de Dés » de Mallarmé2078 ». Ailleurs
il précise : « leurs références littéraires étaient le Coup de dés de Mallarmé, Pound pour les
Cantos, le Joyce de Finnegans Wake, et Cummings2079 ». De fait, comme nous allons le voir,
les frères Campos, dans leurs articles, leurs conférences, ou leurs entretiens, n’ont cessé de se
réclamer du poème mallarméen. Par quelles voies ont-il connu ce texte ? A défaut d’une
réponse à cette question, somme toute un peu anecdotique, les travaux de Jacques Donguy
donnent quelques indications qui permettent de situer cet intérêt dans une actualité éditoriale,
comme dans un climat esthétique. Le livre de Cohn, publié en 1949, a pu jouer le rôle de
révélateur ; dans un article de 1956 publié à Rio de Janeiro, Haroldo de Campos cite le Coup
de dés, qu’il « analyse à la lumière de l’étude de Robert Greer Cohn2080 ». La médiation de
Boulez a pu être également décisive et stimulante, autant pour les poètes que pour le
compositeur : « en 1954, contact est pris avec Pierre Boulez, en tournée au Brésil avec la

2074
Pour de plus amples informations sur ces poètes peu connus, peu traduits, nous renvoyons à J. Donguy, Une
Génération. 1960-1985, op. cit., p. 10-12 (« Poésie concrète brésilienne. Repères »), et p. 28-33 (« Haroldo de
Campos ou la poésie post-utopiste ») ; ainsi qu’à J. Donguy, Poésies expérimentales. Zones numériques (1953-
2007), op. cit., p. 23-38. Des textes de H. de Campos ont été récemment traduits : voir Galaxies, préface de J.
Roubaud, traduction et présentation par I. Oseki-Dépré et l'auteur, La Souterraine / la Main courante, 1998 ; H.
de Campos, Une anthologie, traduit du portugais et présenté par I. Oseki-Dépré, Al Dante, 2005.
2075
Haroldo de Campos, « De la mort de l’art à la constellation. Le poème post-utopique », Conférence en
hommage aux 70 ans d’Octavio Paz, prononcée à Mexico en août 1984, reproduite dans la revue Banana Split,
juin-septembre 1985, n°15, p. 16 (traduction due à Inès Oseki-Dépré).
2076
Revue de Sao Paulo, publiée de 1952 à 1962 (5 numéros au total), dirigée par Haroldo et Augusto de
Campos, ainsi que Decio Pignatari, et vouée aux recherches de poésie concrète. Ce manifeste a été publié et
traduit en français dans la revue Les Lettres (n°31, 1963, p. 15-17).
2077
Le « chant » XX présente en effet l’occurrence de ce mot énigmatique, autre « ptyx » issu de l’ancien
provençal et d’Arnaud Daniel, qui renverrait à la « noix de muscade », et / ou à une « fleur qui éloigne l’ennui »,
J. Donguy, préface à A. de Campos, Anthologie despoesia, Al Dante, 2002, p. 7.
2078
J. Donguy, Une Génération. 1960-1985, op. cit., p. 30.
2079
J. Donguy, préface à A. de Campos, Anthologie despoesia, op. cit., p. 7-8.
2080
J. Donguy, Poésies expérimentales. Zones numériques (1953-2007), op. cit., p. 30.

446
troupe Jean-Louis Barrault-Madeleine Renaud, et la discussion tournera, dans l’atelier de
Cordeiro, autour du Coup de dés de Mallarmé2081 ».

1. Un poème anti-linéaire
Ces poètes brésiliens se réfèrent au Coup de dés au moins à partir de 1955, comme
l’atteste cet extrait d’un article du Diaro de Sao Paulo intitulé, bien avant qu’Umberto Eco
s’empare de ce concept, « L’œuvre d’art ouverte » :
La conception de la structure pluridivisée ou capillarisée qui caractérise le poème-constellation
mallarméen, liquidant la notion de développement linéaire sectionné en début-milieu-fin, au
profit d’une organisation circulaire de la matière poétique, rend caduque toute horlogerie
rythmique qui s’appuie sur le rule of thumb de l’habitude métrifiante. De cette véritable rosace
verbale qu’est Un Coup de dés émerge, comme élément primordial d’organisation rythmique,
le silence (…)2082.

De même, dans le « plan-pilote » de 1958, on trouve les lignes suivantes :


Poésie concrète : produit d’une évolution décisive des formes. Considérant que le cycle
historique du vers (en tant qu’unité formelle et rythmique) est clos, la poésie concrète prend
d’abord conscience de l’espace graphique en tant qu’agent structurel. On appelle espace : structure
espace-temps au lieu de simple développement linéaire temporel. D’où l’importance du concept
idéogrammatique aussi bien dans son sens général de syntaxe spatiale ou visuelle que dans son
sens spécifique (FENELLOSA-POUND) de méthode de composition fondée sur la juxtaposition
directe des éléments – analogique et non pas discursive et logique :
« Il faut que notre intelligence s’habitue à comprendre synthético-idéographiquement au lieu
de analytico-discursivement » (APOLLINAIRE2083). EISENSTEIN : idéogrammes et montages.
Précurseurs : MALLARMÉ (Un coup de dés, 1897), le premier pas : « subdivisions
prismatiques de l’idée » ; espace (« blancs ») et plans typographiques comme éléments réels de
compositions. POUND (The Cantos) : méthode idéogrammatique. JOYCE (Ulysse et Finnegans
wake) : mot-idéogramme ; interpénétration organique du temps et de l’espace. CUMMINGS :
atomisation de mots, typographie physionomique ; accentuation expressionniste de l’espace.
APOLLINAIRE (Calligrammes) : la vision plutôt que la pratique. Contributions futuristes et
dadaïstes. Au Brésil même : OSWALD DE ANDRADE (1890-1954) : En comprimés, minutes de
poésie. JAO DE CABRAL DE MELO NETO (né en 1920) (L’ingénieur – La psychologie de la
composition et Anti-ode) : langage direct, économie et architecture fonctionnelles du vers2084.

Ces textes considèrent donc le Coup de dés comme un poème pionnier qui a
complètement rompu avec la versification d’une part, comme avec l’ordre chronologico-
logique du discours d’autre part. De manière radicale, on estime que le poème substitue, et

2081
Ibid., p. 25. Concernant cette discussion, J. Donguy n’indique pas de sources.
2082
Haroldo de Campos, « L’œuvre d’art ouverte », Diaro de Sao Paulo, 1955, cité dans Poésure et Peintrie, op.
cit., p. 523.
2083
Cette phrase est tirée d’un article de Gabriel Arbouin (1878-1917), « Devant les idéogrammes
d’Apollinaire », publié dans les Soirées de Paris en juillet-août 1914, au moment de la parution des premiers
« idéogrammes lyriques ». « Gabriel Arbouin » a longtemps été pris pour un pseudonyme de Guillaume
Apollinaire ; ce sera encore le cas de Butor, qui citera cet article en 1964 dans « le livre comme objet » en
l’attribuant au poète lui-même, Répertoire I, Editions de Minuit, 1964, p. 120.
2084
A. de Campos, D. Pignatari, H. de Campos, « Plan pilote pour la poésie concrète » (1958), in Les Lettres,
n° 31, 1963, p. 15.

447
non ajoute, comme l’avait indiqué Valéry en 1920, un espace tabulaire ou rayonnant à une
durée linéaire ou successive. Une surface graphique constituée de plans remplace donc la
traditionnelle page de lignes-vers. Notons ici que les poètes de Noigandres, comme Severini
dans son article du Mercure de 1916, à l’époque du cubo-futurisme, prélèvent dans la
« préface » de Cosmopolis la formule « subdivisions prismatiques de l’idée » – la majuscule à
Idée en moins – en y voyant l’image d’une structure ouverte, multi-dimensionnelle. Une telle
conception dynamique et polyvalente de l’œuvre s’inscrit dans un horizon épistémologique
relativiste : « renonçant au combat pour "l’absolu", la poésie concrète est ce qui demeure dans
le champ magnétique de la relativité permanente. Chrono-micromesures du hasard2085 ».
C’est donc, sans grande surprise, un regard plutôt pictural que ces « poètes concrets »
jettent sur le Coup de dés : l’ancrage symboliste du poème, associé à l’idée de partition
littéraire, ou de structure contrapuntique, sera laissé de côté. Quant à l’indication quasi
générique de « poème-constellation », elle semble faire écho au travail de Gomringer. La
filiation littéraire esquissée dans ce « plan pilote » fait donc commencer avec le Coup de dés
toute une série de recherches fédérées autour de l’idée d’anti-discursivité, valorisant la
simultanéité et la synthèse, l’idéogramme et le plan, la juxtaposition et le montage, remettant
ainsi en question les privilèges de la raison alphabétique occidentale.

2. Le paradigme de la modernité : l’auto-référence


Plus récemment, dans une conférence de 1984 intitulée « De la mort de l’art à la
constellation. Le poème post-utopique2086 », Haraldo de Campos revenait sur le Coup de dés
au cours d’une réflexion sur les rapports entre poésie et modernité prolongeant celle
d’Octavio Paz, comme nous allons le préciser plus bas. Alors que le poète mexicain identifiait
âge moderne et âge critique en isolant la coupure marquée par le romantisme d’Iéna, le poète
brésilien resserre la perspective. Cette conjonction entre poésie et poésie de la poésie,
théorisée par les frères Schlegel, se trouverait de fait effectuée par le dernier Mallarmé : « le
poème où cela arrive, dans lequel cette poétique trouve son point radieux d’actualisation, nous
le connaissons tous : UN COUP DE DES, de Mallarmé, imprimé en 1897, dans la revue
Cosmopolis2087 ». Tout à la fois texte-césure et texte-paradigme, condensé du programme
esthétique de L’Athenaeum, le poème mallarméen résumerait à lui seul une nouvelle étape de
l’âge moderne. En tant que « poème critique », le Coup de dés devient l’icône de cette
modernité : « c’est ainsi que l’on peut aussi définir, à l’aide d’opérateurs issus de la

2085
Ibid., p. 16-17.
2086
« De la mort de l’art à la constellation. Le poème post-utopique », art. cit., p. 1-17.
2087
Ibid., p. 8.

448
linguistique, le concept de "modernité". L’instance poétique qui en est, par excellence,
typique, c’est le Poème constellaire de Mallarmé2088 ». Plus loin, Campos distingue deux
processus conjoints, éminemment modernes : la réflexivité (« une poésie qui thématise la
poiesis »), et l’autonomisation linguistique (« le langage de la poésie gagne de plus en plus en
spécificité, s’émancipe de plus en plus de la structure discursive du langage référentiel »)2089.
Le Coup de dés est un artefact de langage, un objet construit replié sur lui-même comme une
monade ; la poésie concrète ne fera qu’accentuer ce trait, en poussant encore plus loin ce
processus :
Epuisement du champ des possibles, radicalisation « verbi-voco-visuelle », jusqu’à la sensation de
la limite, la poésie concrète, dans un geste groupal, anonyme et pluraliste a voulu porter jusqu’à
ses dernières conséquences, le projet mallarméen. (…) Sa structure était son contenu et aussi sa
métaphore du monde « produit », autonome et auto-réflexif du poème, qui se substituait à la nature
et à « l’état de naïveté » détrônés par la poésie urbaine de Baudelaire et qui, d’un autre côté, pour
abolir provisoirement le hasard, l’intégrait à la fugacité du constructus poétique au moment utile
de son équilibre dynamique, de même que chez Mallarmé, « toute pensée émet un Coup de
Dés »2090.

Campos reformule cela en des termes qui en disent long sur le véritable culte que l’on voue au
Coup de dés de l’autre côté de l’Atlantique :
Le Coup de dés de Mallarmé, qui est à la civilisation industrielle ce que la Commedia de Dante est
au Moyen-Âge, est composé seulement de 11 pages (doubles), dans lesquelles le poète médite,
dans un langage extrêmement rarefait (sic), sur sa propre possibilité de création, poème qui, telle
une fugace et brève constellation, surgit de la lutte contre le hasard, le désordre, le chaos,
l’entropie des processus physiques2091.

Le poète brésilien en arrive alors à faire du Coup de dés, « point archimédien d’équilibre »,
« grande synthèse (encore que retenue par "un peut-être") de la "poétique universelle
progressive" du Romantisme », une réponse au problème générique, et culturel, de la crise du
genre épique ; il est ce texte « qui aurait pu résoudre la crise ou l’impossibilité de l’épopée
dans "l’Ere chimique", soit, "scindée", de la Modernité ». Il serait une alternative au roman,
« moderne épopée bourgeoise », Campos citant ici Lukacs2092. Dès lors, le Coup de dés peut
servir de grand Référent pour une Histoire universelle :
Si nous adoptons cette optique, toute une histoire de la poésie – une "Petite Histoire (Radicale)
de la Poésie Moderne et Contemporaine" – peut être tracée, tenant seulement les réponses que
les poètes de nombreuses nationalités et langues (et les latinos-américains entre eux) auraient
apporté au poème-défi de Mallarmé, à la question insinuée dans la brève introduction qui le
précède : "sans présumer de l’avenir qui sortira d’ici, rien ou presque un art"2093.

2088
H. de Campos, L’Art sur l’horizon du probable (1968), cité dans « De la mort de l’art à la constellation. Le
poème post-utopique », art. cit., p. 9.
2089
Ibid., p. 10.
2090
Ibid., p. 14.
2091
Ibid., p. 10.
2092
Ibidem.
2093
Ibidem.

449
3. Un poème à la descendance foisonnante : « la lignée-Mallarmé 2094 »
Ce sont ces réponses successives apportées à la question de Mallarmé que Campos va
ensuite décliner, en énumérant toutes les recherches poétiques qu’il estime plus ou moins
redevables du Coup de dés. Sans citer ici la totalité du passage, qui ne donne de tout façon
que peu d’arguments, nous nous bornons à une liste de noms propres, faisant écho à la
généalogie du manifeste de 19582095 : Arno Holz, Apollinaire, Ungaretti, Celan, Gomringuer,
Heissenbüttel, Pound, Cummings, Maïakovsky, El Lissitsky, du côté de la poésie ; Joyce du
côté du roman. Campos précise cette filiation en s’attardant sur l’aire latino-américaine :
« car, aussi dans notre Amérique, le poème-constellation de Mallarmé a rencontré des
résonances spécifiques2096 ». Il rappelle que le texte a été traduit en espagnol dès 1919, à
l’époque de l’ultraïsme, dans la revue madrilène Cervantes par Rafael Cansinos-Asséns,
maître de Borges, et de citer Huidobro, Vallejo, Girondo, Paz. Au Brésil enfin, le texte
mallarméen aurait stimulé les recherches des poètes suivants : Oswald de Andrade,
Drummond, Joao Cabral, Manuel Bandeira, qui, apprend-on, a en particulier salué le Coup de
dés dans une conférence donnée en 1942, au moment du centenaire de la naissance du poète
français2097. Tel est le « bilan du réseau du Coup de dés2098 ».
Ainsi donc, avec son poème de 1897, le poète français passe aux yeux des poètes concrets
brésiliens pour rien de moins que « le Dante de l’âge industriel2099 ». Augusto de Campos à
son tour soulignera cette présence quasi totémique du poème dans un entretien de 19922100 :
« la découverte d’Un Coup de Dés de Mallarmé a été à tel point significative que tout nous
paraissait dériver de ce poème ». Les Brésiliens, pour compléter ce qui vient d’être dit, y
décelaient en outre une dimension constructive qui faisait défaut dans les recherches
iconoclastes futuristes et dadaïstes : « Mallarmé, c’était la construction pré-cubiste, pré-tout.
Alors, nous avions l’obsession de ce poème, qui à l’époque n’était pas considéré à sa juste
valeur ». Si Baudelaire était un moderne, l’auteur du Coup de dés, dont l’œuvre marquait
« une coupe épistémologique », s’affirmait comme un post-moderne : « Mallarmé ouvre avec
le Coup de dés l’espace de la post-modernité ». Ailleurs, Haraldo de Campos définissait la

2094
Ibid., p. 14.
2095
Ibid., p. 12-13.
2096
Ibidem.
2097
Ibid., p. 14.
2098
Ibid, p. 13.
2099
Cité par J. Donguy, Les Echos de Mallarmé, op. cit., p. 5.
2100
Ibid., p. 12.

450
post-modernité comme la tradition moderne poussée « jusqu’au silence2101 ». Le Coup de dés
marque le premier jalon de cette ligne : « pour en finir avec la post-modernité, on a
développé, jusqu’à la limite, la tradition du Coup de dés2102 ». Le texte de Mallarmé,
continue-t-il, se présentait comme un « poème de 12 pages » ; on a pu ensuite faire des
poèmes avec deux mots, puis des poèmes dans lesquels on répétait à satiété un mot unique…
Non sans contradiction ici peut-être, les frères Campos voient donc dans le poème de 1897
l’icône tout à la fois de la modernité, et de la post-modernité. C’est bien ce qui transparaissait
des analyses de la conférence de 1984, opposant Baudelaire à Mallarmé : « conclusion de
l’histoire de la modernité chez le premier, ouverture de l’espace post-moderne chez le
second2103 ». Ailleurs, on précise cela :
(…) le Coup de dés est déjà post-moderne : sa révolution n’est pas seulement lexicale et
sémantique, mais aussi syntaxique et épistémologique. Mallarmé est un syntaxier. Le poème
constellaire, dans la dissémination de la forme, rompt la clôture de la structure fixe et strophique,
disperse la mesure traditionnelle du vers (et indexe, en cela, pour Derrida, la rupture de la clôture
métaphysique de l’Occident, régie par le modèle épico-aristotélicien et par la linéarité de la
conception classico-ontologique de l’histoire)2104.

Campos commente ici le moment historique que constituerait le Coup de dés dans l’histoire
de la pensée occidentale à travers les cadres fournis à la fois par le livre de Cohn (approche
épistémologique et insistance sur la notion élargie de syntaxe), et par la déconstruction.
Soulignons en outre que nous retrouvons ici cette rhétorique avant-gardiste déjà bien repérée,
qui court du dadaïsme à Tel Quel, consistant à voir dans le poème mallarméen la mise en
place d’une esthétique de la transgression et de l’éclatement : dissémination, rompt la clôture,
disperse. Mallarmé inaugure l’avant-gardisme, matrice de toutes ses variantes : « tous les
mouvements d’avant-garde ont achevé la post-modernité mallarméenne depuis le surréalisme,
le dadaïsme, le futurisme, jusqu’à la poésie concrète en un sens2105 ».

4. Du Coup de dés moderne au Coup de dés post-moderne


Ainsi, au regard de ce parcours, on peut remarquer que le propos critique et théorique de
ces poètes a quelque peu évolué, ce qui devrait sans doute moins s’interpréter en termes
d’équivoque ou de manque de rigueur qu’en raison de mutations idéologiques fortes. Dans les
années 1950, au moment du manifeste de la poésie concrète rédigé dans l’euphorie du
lancement du grand chantier urbain de Brasilia, on célèbre la dimension moderniste d’un texte

2101
« Autour du post-moderne », fragments d’une conversation avec Haroldo de Campos. Propos recueillis par
L. Giraudon et I. Oseki-Depré, Aix-en-Provence, juin 1985, Banana Split, juin-septembre 1985, n°15, p. 24.
2102
Ibidem.
2103
Haroldo de Campos, « De la mort de l’art à la constellation. Le poème post-utopique », art. cit., p. 14.
2104
Ibid., p. 12.
2105
« Autour du post-moderne », art. cit., p. 20.

451
anti-discursif et anti-analytique. En outre, le Coup de dés, poème d’avant-garde, regarde vers
l’avant, et la « constellation » finale, à venir, devient comme le signe de ce nouveau lieu
habitable, autre séjour promis par l’art. Haroldo de Campos le répète : « sans perspective
utopique, le mouvement d’avant-garde perd son sens2106 ». Cette rupture avec la linéarité du
signe et du discours implique déjà l’idée d’une poétique de l’opera aperta. Puis, dans les
années 1980-1990, le ton et le point de vue se modifient. On glisse du côté de la post-
modernité, après avoir intégré les présupposés théoriques de la déconstruction, soit du post-
structuralisme. Le poème critique achevant le romantisme devient poème ouvert sur toutes les
indéterminations ; le sens du Texte, comme de l’Histoire, n’est plus identifiable ni
assignable : le post-moderne rejoint le post-utopique, qui ne se confond pas malgré tout avec
l’anti-utopique. Le titre de la conférence de 1984 résume assez bien ce passage du moderne au
post-moderne, de l’avant-gardisme au post-avant-gardisme : « De la mort de l’art à la
constellation. Le poème post-utopique ». Dès lors, le régime d’historicité privilégié,
fondamentalement non finaliste, ne peut être que le présent ; et si l’horizon utopique demeure,
il ne peut être que précaire, ou résiduel :
Au projet totalisateur de l’avant-garde, qu’à la limite seule l’utopie rédemptrice peut
soutenir, succède la pluralisation des poétiques possibles. Au « principe-espérance », tourné
vers l’avenir, succède le « principe-réalité », profondément ancré dans le présent. (…) Devant
la prétention monologique du mot unique et du dernier mot, devant l’absolutisme d’un
« interprétant final » qui étanche la « sémiose infinie » des processus signifiants et
s’hypostasie dans le devenir messianique, le présent ne connaît que des synthèses provisoires
et le seul résidu utopique qui peut y demeurer est la dimension critique et dialogique qui est
inhérente à l’utopie. Campos ajoutait, se réclamant encore de Paz : « la poésie d’aujourd’hui
est une poésie du "maintenant" ». Des années 1950 aux années 1980, le Coup de dés, grand
poème inactuel, demeure pour ces poètes un horizon permanent, toujours en mouvement,
accompagnant le devenir historique, mobile avec lui.
Une telle mise en perspective, large et globale, grande synthèse traversant les âges de
l’esthétique et les années de création, se trouvait avoir déjà été formulée par Octavio Paz,
auquel Haroldo Campos rendait justement hommage en 1984. C’est en effet dans le cadre
d’une réflexion sur le travail de Duchamp, en 1967, que le Maître mexicain avait tenté de
situer la « modernité » problématique du Coup de dés. Comme on va le voir, le discours

2106
Ibid., p. 17.

452
historico-théorique des frères Campos ne fait que prolonger les grands aperçus du poète
mexicain.

5. L’autorité d’O. Paz : œuvre ouverte et « pendant du Grand Verre » (1967)


Le poète et essayiste mexicain Octavio Paz a consacré en 1967 un court essai à Marcel
Duchamp, placé sous le signe, dès le titre, de Mallarmé : Marcel Duchamp ou le château de la
pureté. Le livre offre d’abord un parcours rapide des œuvres du peintre, envisagées comme
autant de gestes, qui déplacent l’œuvre d’art du champ de l’objet vers celui de l’acte. Puis il
tente de se confronter plus longuement, après Breton et Michel Carrouges, à la Mariée, qu’il
interprète à la fois comme une nouvelle version du mythe de la Grande Déesse2107, et comme
sa négation critique, fondée sur l’ironie, et la transformation moderne de l’organisme en
mécanisme. La Mariée, à ses yeux, montre finalement « ce que l’homme moderne a fait de
l’amour2108 ». Puis, s’appuyant sur les propos de Duchamp recueillis en 1946 par James
Sweeney2109, Octavio Paz souligne la dette du peintre à l’égard de Mallarmé2110. Il voit dans
les deux œuvres la même tendance intellectualiste, et la même quête idéaliste absolue, inscrite
dans le « radicalisme de leur entreprise : l’un est le poète de l’Idée, l’autre son peintre2111 ». Il
en arrive alors à clore son analyse du Grand Verre par une comparaison avec le projet du
Coup de dés, qui incarne à ses yeux la version littéraire d’une même démarche : « le pendant
du Grand Verre, c’est un Coup de dés2112 ». Il poursuit ainsi :
Tous les deux se trouvent devant la même difficulté : dans le monde moderne, il n’y a d’idées
que critiques. Mais ni l’un ni l’autre ne se réfugie dans le scepticisme ou dans la négation.
Pour le poète, le hasard absorbe l’absurde : c’est un coup tiré vers l’absolu et qui par ses
transformations et combinaisons manifeste ou projette l’absolu lui-même. Il est le nombre en
mouvement perpétuel qui tourne du commencement à la fin du poème et se résout en peut-
être-une-constellation interminable comme compte total en formation. Ce rôle que joue le
hasard dans l’univers mallarméen, c’est l’humour, la méta-ironie qui l’assument dans celui de

2107
O. Paz, Marcel Duchamp ou le château de la pureté, trad. M. Fong-Wust, Editions Claude Givaudan,
Genève, 1967, p. 57.
2108
Ibid., p. 69.
2109
Voir Duchamp, Duchamp du signe, op. cit., p. 174.
2110
D’autres commentateurs ont pu par la suite établir un dialogue entre Mallarmé et Duchamp sur d’autres
bases. Ainsi, Mary Ann Caws a pu esquisser un parallèle entre la figure de la Mariée et celle d’Hérodiade
(« Mallarmé and Duchamp: mirroir, stain and gaming table », The Eye in the Tex, Princeton University Press,
Princeton, 1982, p. 141-157). Ou encore, Jean-François Chevrier a voulu voir un lien entre le ready-made du
Sèche-Bouteilles, acheté au Bazar de l’Hôtel de Ville en 1914, et le Coup de dés, réapparu la même année.
L’historien de l’art écrit en effet, en retrouvant la pratique du calembour chère à Rrose Sélavy : « Duchamp a
peut-être transposé la double négation de Mallarmé. Négation de la négation : aucun coup de dés n’abolira le
hasard. De même, aucun objet choisi et produit (présenté) pour nier la valeur de l’art comme métier (l’objet fait
main), n’abolira le bas-art, c’est-à-dire la dimension matérielle de l’œuvre d’art. Dans un acte apparenté à celui
du poète, Duchamp retrouve la tentation (et la tentative) de surmonter l’impossibilité d’une création humaine »
(L’Action restreinte, op. cit., p. 189-190).
2111
O. Paz, Marcel Duchamp ou le château de la pureté, op. cit., p. 83.
2112
Ibid., p. 81.

453
Duchamp. Le sujet du tableau et celui du poème est la critique, l’Idée qui sans cesse se détruit
elle-même et sans cesse se renouvelle2113.

Paz se souvient sans doute ici de ce passage d’Igitur : le hasard « contient l’Absurde –
l’implique, mais à l’état latent et l’empêche d’exister : ce qui permet à l’Infini d’être2114 ». Il a
peut-être aussi à l’esprit le témoignage d’Edmond Bonniot qui, dans sa préface à Igitur de
1925, évoquait le rituel mallarméen de l’opération, consistant à construire puis à détruire
l’Idée, qui n’est jamais donnée de l’extérieur ou d’en haut, mais créée de toutes pièces,
composée de manière immanente : « (…) il campe son Idée en face de lui, lui fait subir tous
les détours qu’il lui plaît, s’institue son coiffeur, son architecte, etc.. puis à la fin devient
chirurgien et lui supprime tout-à-coup l’existence par ce qu’il appelle « l’opération »
(…)2115 ». Mais il faudrait signaler aussi que l’idée de « poésie critique », à cette date, venait
d’être tout récemment soulignée par Sartre dans sa préface de 1966 aux Poésies de Mallarmé :
« la Poésie est devenue critique2116 ».
Ainsi, cette dialectique de l’Idée niée-posée permet aux deux artistes d’échapper au simple
nihilisme. Octavio Paz met en effet au même niveau l’in-fini du « compte » du Coup de dés et
l’inachèvement volontaire, « définitif », de la Mariée en 1923 par Duchamp. Cette dimension
« critique » du Grand Verre réside aussi pour lui dans la mécanisation burlesque du corps,
ainsi que dans le silence qui entoure le Moteur du dispositif - il est « invisible2117 » déclara
Duchamp. Le tout se voit parachevé par l’idée, conformément aux déclarations de
« l’artiste », que la Mariée serait la projection de « la 4e dimension2118 », cette grande
Inconnue.
Quant au parallèle entre hasard mallarméen et humour duchampien, il peut dans un
premier temps surprendre. Duchamp, dans son entretien avec Pierre Cabanne de 1967,
dissociait radicalement le legs de Roussel, dont on connaît toute l’importance pour la
réorientation de son travail à partir de 1913, de l’héritage symboliste, à partir de l’opposition
entre deux types d’obscurité complètement différente2119. C’est en effet, en suivant Duchamp
lui-même, à travers Jarry, Roussel, et Brisset que la critique pense traditionnellement
« l’ironisme d’affirmation » de celui qui refusa de se contenter de « l’ironisme » négateur de
Dada. Or, ici, Paz, en lecteur d’Igitur et du Coup de dés, modifie les filiations. Les deux

2113
Ibidem.
2114
OC, t. I, p. 476.
2115
E. Bonniot, préface à Mallarmé, Igitur, op. cit., p. 21.
2116
Sartre, Mallarmé. Lucidité et sa face d’ombre, op. cit., p. 157.
2117
Duchamp, Duchamp du signe, op. cit., p. 247.
2118
Ibid., p. 235.
2119
Duchamp, Ingénieur à temps perdu, op. cit., p. 57.

454
tentatives relèvent pour lui d’un même idéalisme ironique, qui tend, dans le même
mouvement, à monter-démonter l’Absolu.
Puis, en prolongement de cette lecture, Octavio Paz cite un passage d’un de ses essais
antérieurs, Los Signos en Rotaciôn (1967) : le Coup de dés, « poème critique, non seulement
renferme sa propre négation mais cette négation est son point de départ et sa substance… Le
poème critique se résout en une affirmation conditionnelle – une affirmation nourrie de sa
propre négation ». Il continue ainsi :
Duchamp lui aussi transforme la critique en mythe et la négation en une affirmation aussi
provisoire que celle de Mallarmé. Le poème et le tableau sont deux versions différentes du
mythe de la Critique, l’un dans le monde solennel de l’hymne, et l’autre dans celui du poème
comique.

Enfin, ce parallèle entre les deux œuvres s’achève en ces termes :


Mallarmé inaugure dans Un Coup de Dés une forme poétique qui englobe une pluralité de
lectures – chose bien différente de l’ambiguïté ou de la pluralité de sens, propriété générale du
langage. C’est une forme ouverte qui dans son mouvement, dans son double rythme de
contradiction et d’expansion, de négation qui s’annule et se transforme en affirmation
incertaine d’elle-même, « engendre ses interprétations, ses lectures successives… compte total
en perpétuelle formation : il n’y a pas d’interprétation finale d’Un Coup de dés parce que le
dernier mot du poème n’est pas un mot final ». L’inachèvement du Grand Verre est pareil à ce
dernier mot qui n’est pas le mot de la fin dans Un Coup de dés : c’est un espace ouvert qui
provoque des interprétations nouvelles et qui évoque, dans son inachèvement le vide sur quoi
s’appuie l’œuvre. Ce vide est l’absence de l’Idée. Mythes de la Critique : si le poème est un
rite de l’absence, le tableau en est la représentation burlesque. Métaphores du vide. Œuvres
ouvertes, l’hymne et le panneau de verre inaugurent un type nouveau de création : ce sont des
textes dans lesquels la spéculation, l’idée ou « matière grise », est l’unique personnage.
Personnage évasif : le texte de Mallarmé est un poème en mouvement et la peinture de
Duchamp change constamment. Le compte total en formation du poète ne s’achève jamais ;
chacun de ses instants est définitif par rapport à ceux qui le précèdent et relatif en face de ceux
qui le suivent : le lecteur lui-même n’est qu’une lecture de plus, un instant de plus dans ce
compte qui n’en finit pas, une constellation formée par le peut-être incertain de chaque lecture.
Le tableau de Duchamp est un verre transparent : véritable monument, il est inséparable du
lieu qu’il occupe et de l’espace qui l’entoure : c’est un tableau inachevé en perpétuel
achèvement. Image qui reflète l’image de celui qui la contemple, mais ne pouvant jamais la
voir sans nous y voir aussi. En somme, le poème et le tableau affirment simultanément
l’absence de signification et la nécessité d’en avoir une et c’est là que se trouve la signification
de ces deux œuvres. Si l’univers est un langage, Mallarmé et Duchamp nous montrent l’envers
du langage : l’autre côté, la face vide de l’univers. Ce sont des œuvres en quête de
signification2120.

Paz s’inscrit ici dans cette longue tradition, héritée du romantisme, qui définit la
modernité comme création consciente d’elle-même. Il écrira d’ailleurs quelques pages plus
loin que l’art moderne se caractérise par « l’alliance de la critique et de la création2121 ». Le

2120
Ibid., p. 84-85.
2121
Ibid., p. 93.

455
concept d’art critique court en effet en Europe depuis au moins Schiller et sa distinction
fameuse entre poésie naïve et poésie sentimentale.
Mais l’auteur de L’Arc et la Lyre semble ici pousser cette idée d’art critique jusqu’à ses
limites : la modernité bascule du côté de la post-modernité. Duchamp comme Mallarmé
élaborent à ses yeux des œuvres non seulement réflexives, mais aussi et surtout, ouvertes. Il
n’est pas anodin de signaler ici que Paz, dans son « Discours de Stockholm » de 1990, en
écho aux analyses de Lyotard, reviendra sur la remise en question radicale des idéologies, en
particulier celle du Progrès, ainsi que sur la disparition des grands Récits, et la fin de la
modernité, conçue comme « crépuscule du futur2122 ». L’homme post-moderne, jeté dans
l’imprévisible et l’indétermination, a congédié le Sens. En 1967, le Coup de dés et le Grand
Verre sont déjà lus à travers cette grille : ils sont des signes en rotation.
Mais ce n’est pas tout ; une telle analyse puise aussi dans un autre domaine catégoriel. Ce
n’est plus le romantisme comme moment critique de la « littérature » inventée « comme
telle », mais une variante de la « condition post-moderne », à savoir les analyses, récentes en
1967, d’Umberto Eco. C’est toute la poétique de l’opera aperta de 1962 que Paz semble
retrouver ici en effet. Déjà, dans son essai, le sémioticien italien avait convoqué le Coup de
dés, allusivement, au moment de son analyse du projet mallarméen du « Livre ». Le poème de
1897, premier état de cette « œuvre en mouvement » qu’aurait été le Livre, se donnait comme
une construction « dans laquelle grammaire, syntaxe et disposition typographique
introduisaient une pluralité d’éléments polymorphes dont les rapports restaient
indéterminés2123 ».
Une telle lecture post-moderne du Coup de dés est rendue possible par le biais d’un
escamotage d’une partie capitale du poème, la formule qui fait suite à « compte total en
formation », à savoir « avant de s’arrêter à quelque point dernier qui le sacre ». Les choses
sont donc plus complexes que ne le laisse paraître Octavio Paz. La structure du poème semble
établir une tension entre linéarité et circularité ; le statut de « l’exception » constituée par la
« constellation » ne saurait se résoudre, comme le suggère le poète, à un simple perpetuum
mobile. Il y a place, dans le poème mallarméen, pour une forme de clôture, tout à la fois
couronnement et permanence, formulée à travers la métaphore rituelle du sacre, motif majeur
de la poétique comme de la « religion » mallarméenne. Mais, doit-on concéder, « le sacre »
n’est pas le « mot final ». La formule « Toute Pensée émet un Coup de Dés » semble

2122
O. Paz, La Quête du Présent. Discours de Stockholm, trad. J. Cl. Masson, Gallimard, 1990, p. 28.
2123
U. Eco, L’Œuvre ouverte (Milan, 1962), Seuil (1965), coll. « folio essais », 1979, p. 27.

456
justement aller dans le sens de ce qu’Octavio Paz décrit, à savoir une nouvelle relance du
Sens, non fixé.
Au final, cette lecture assez syncrétiste, qui emprunte ses catégories au romantisme
littéraire et philosophique, comme à la post-modernité, situe le Coup de dés tant du côté du
travail du négatif que de l’œuvre ouverte. L’intérêt majeur à nos yeux de cette interprétation
vient moins du parallèle avec le Grand Verre – l’idée d’œuvre critique, catégorie large et
lâche, ici couplée au grand opus de Duchamp, aurait pu tout aussi bien être associée à d’autres
œuvres du même genre – que de l’idée consistant à voir le Coup de dés comme une des
premières « œuvres ouvertes » conscientes, sinon la première. Cette analyse a le mérite de
situer sur un même plan celui qui envisageait la lecture comme une « pratique2124 » et celui
qui énonça que « ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux2125 », en envisageant, sans
doute pour la première fois, le Coup de dés sous l’angle de la réception, tout en précisant que
cette réception est thématisée dans et par le poème.
Quant à la poétique de « l’œuvre ouverte », elle fait davantage penser au « Livre » qu’au
Coup de dés, comme l’a signalé Umberto Eco ; c’est encore aux fragments du « Livre »
consacrés au motif de la « fiancée », du « mariage », ou de la « Dame mangée », davantage
qu’au poème typographique, que font songer, pour les tenants du comparatisme, les notes de
la « Boîte verte ». Il est vrai qu’une analogie des plus superficielles consisterait d’abord à
rapprocher ces deux chantiers ouverts, mêlant calculs savants et aphorismes fulgurants, tenant
tous les deux à la fois du work in progress et de l’œuvre totalisante. Octavio Paz a choisi une
autre voie.

6. L’horizon médiologique : de W. Benjamin (1928) à H. de Campos (1968)


Un des premiers, à notre connaissance, a avoir commenté le Coup de dés dans une
perspective proprement médiologique est Walter Benjamin, dans un texte de 1928 recueilli
dans Sens unique, peu connu, rarement cité, « Expert-comptable assermenté ». A cette date,
Benjamin se rapproche de l’esthétique surréaliste ; il passe en 1925 quelques mois à Paris ; il
lit avec intérêt Le Paysan de Paris paru en 19262126. Sens unique, collection de fragments aux
titres souvent décalés, jouant sur les clichés de la langue, mêlera réflexion analytique, récits
de rêve, et méditations suscitées par l’errance urbaine. Il est un bon exemple de cette tendance

2124
OC, t. II, p. 234.
2125
Duchamp, Duchamp du signe, op. cit., p. 247.
2126
Voir la préface de J. Lacoste à Sens unique (1928), Maurice Nadeau, trad. J. Lacoste (1978), éd. revue et
augmentée, 2007, p. 16.

457
proprement benjaminienne à pratiquer le « court-circuit intellectuel2127 » célébrée par Adorno.
Pour ce qui est du rapport à Mallarmé, Benjamin, qui a peut-être été conduit à lire le poète
français par l’entremise du cercle de Stefan George, dont il a été proche à un moment sans en
faire partie2128, s’est expliqué dans un « Curriculum Vitae » non daté, postérieur à 1933 :
« Mon intérêt pour la philosophie du langage a également joué un rôle dans mon intérêt
croissant pour la littérature française. J’ai été d’abord captivé par la théorie du langage telle
qu’elle ressort des œuvres de Stéphane Mallarmé2129 ». Jean-Michel Palmier, son biographe
français, précisera cela, nous informant que Benjamin s’intéresse assez tôt à « l’œuvre de
Mallarmé, qu’il lira en Suisse en 1919, et dont la théorie du symbolisme jouera effectivement
un rôle dans les Passages2130 ». Ajoutons que la correspondance avec Adorno contient une
allusion intéressante à Mallarmé en 1936, sur laquelle nous reviendrons plus loin, lors de
notre commentaire de la transposition de Broodthaers.
Dans « Expert-comptable assermenté », Benjamin, une dizaine d’années avant l’analyse
de « la destruction de l’aura » formulée dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité
technique (1935-1937), médite en trois pages sur l’avenir du livre à une époque où l’écrit
s’expose2131 toujours davantage dans la ville. La révolution industrielle, constate le penseur
allemand, modifie en profondeur le statut du livre imprimé hérité de la Renaissance : « tout
indique maintenant que le livre sous cette forme traditionnelle approche de sa fin2132 ». Il
poursuit ainsi en saluant le génie visionnaire de Mallarmé :
C’est Mallarmé qui, quand il aperçut au beau milieu de l’édification cristalline de son œuvre
assurément traditionnaliste l’image de ce qui venait, a pour la première fois incorporé avec Un
Coup de dés les tensions graphiques de la publicité dans la présentation typographique. Les essais
d’écriture que les dadaïstes entreprirent par la suite ne provenaient certes pas de leur esprit de
construction, mais des réactions nerveuses, assurées, des gens de lettres. C’était pour cette raison
quelque chose de beaucoup moins durable que la tentative de Mallarmé, qui procédait de l’essence
même de son style. Mais cela permet de reconnaître l’actualité de ce que, comme une monade,
Mallarmé découvrit dans sa chambre close, en harmonie préétablie avec tous les événements
décisifs de notre époque, dans l’économie, la technique, la vie publique. L’écriture, qui avait
trouvé un asile dans le livre imprimé, où elle menait sa vie indépendante, est impitoyablement
traînée dans la rue par les publicités et soumise aux hétéronomies brutales du chaos économique.
C’est l’apprentissage sévère de sa forme nouvelle2133.

2127
Th. W. Adorno, « Sens unique », Sur Walter Benjamin (1970), éd. R. Tiedemann, Gallimard, coll. « folio
essais », 2001, p. 32.
2128
Voir J. M. Palmier, Walter Benjamin. Le Chiffonnier, l’Ange et le Petit Bosssu, Klincksieck, 2006,
p. 134-135.
2129
W. Benjamin, « Curriculum Vitae », Ecrits autobiographiques, Christian Bourgois, 1990, p. 41.
2130
J. M. Palmier, Walter Benjamin, op. cit., p. 134.
2131
Benjamin n’use pas encore de ce concept dans Sens unique.
2132
W. Benjamin, « Expert-comptable assermenté », Sens unique, op. cit., p. 163.
2133
Ibid., p. 163-164.

458
Benjamin estime donc que le poème de 1897 marque une rupture dans l’œuvre du poète,
ajoutant à la veine traditionnaliste une veine avant-gardiste. Ses lignes accréditent ainsi de
manière implicite l’idée problématique d’une « seconde esthétique » mallarméenne. Le Coup
de dés, dans cette perspective, serait donc un poème qui prendrait acte du processus moderne
d’exposition dans la Cité capitaliste d’un écrit désormais livré au dehors, et en cela dés-
autonomisé. Paradoxalement, à suivre cette lecture, ce que la Page du Coup de dés exhiberait,
ce serait le mouvement de sortie de l’écrit en dehors de l’espace de la page traditionnelle. Ce
livre-là intégrerait et montrerait la fin du livre de jadis. Ainsi, à lire ces lignes, il semblerait
que Benjamin fasse du Coup de dés tout à la fois un texte de l’anti-tradition comme un texte
de la nostalgie : saisie visionnaire du « maintenant », voire du « demain », celui de l’écrit
hétéronome, déplié, exhibé, affiché, c’est-à-dire soumis aux impératifs du capitalisme, et non
plus seulement replié, refermé sur lui-même dans la perspective d’une lecture-contemplation,
mais aussi rédemption de cet écrit extériorisé, livré au « chaos économique », à travers son
rapatriement au sein du livre autonome d’hier. Le Coup de dés, ni réactionnaire, ni
proprement avant-gardiste, mais réactif – c’est peut-être l’autre raison pour laquelle Benjamin
le distingue nettement des textes dadaïstes, rédigés « contre » – compenserait en la rachetant
cette tendance nouvelle à la publication-prostitution de l’écrit désormais marchandisé. Il y
aurait donc dans ce poème de 1897, lu ici de manière dialectique, la manifestation d’une sorte
de futurisme mélancolique qui ferait de lui tout autant un poème-affiche qu’une anti-affiche.
Il serait comme le symbole, mais aussi le symptôme, des difficultés que rencontre un poète
qui écrit à l’âge du capitalisme. Comme l’on sait, l’approche marxiste ou marxisante constitue
le sol naturel de la « médiologie » ; nous en avons ici une preuve éclatante à travers cette
lecture du Coup de dés.
L’auteur des Passages note une seconde mutation. Ce qui domine en outre à ses yeux dans
l’usage nouveau que l’affiche ou la presse fait de l’écriture, c’est la « dictature de la
verticale2134 » : horizontalisé dans le livre imprimé classique, l’écrit « commence maintenant
à se relever », retrouvant quelque chose de « l’inscription dressée2135 » de l’âge des
mégalithes : il se verticalise. Telle serait finalement la deuxième mutation qu’enregistrerait le
Coup de dés. Peut-on suivre Benjamin complètement sur ce point ? Il y aurait d’abord à
distinguer la version de Cosmopolis de celle de 1914 : l’unité de la double page n’étant pas
respectée en 1897, le poème s’y trouvait effectivement plus verticalisé. La version définitive
elle-même propose de fait des rectos ou des versos présentant des groupes de mots qui suivent

2134
Ibid., p. 164.
2135
Ibidem.

459
une ligne verticale, sans relever bien évidemment du poème-colonne traditionnel. La nouvelle
économie mallarméenne du « blanc » dispose sur la page des unités qui ont effectivement
tendance à s’empiler plutôt qu’à s’enchaîner. Cependant, on ne saurait nier que l’exploitation
de la double page contribue aussi à introduire simultanément de l’horizontalité, si bien qu’il
faut sans doute envisager le Coup de dés comme une grille, jouant de ce fait aussi sur la ligne
oblique. Nous reviendrons sur ce point à propos de l’analyse du Coup de dés proposée par
Cohn. Mais le propos du penseur allemand dépasse ces considérations philologiques relatives
aux deux éditions du poème. Le graphisme moderne, publicitaire, journalistique, nous dit
Benjamin, est porteur de discontinuité ; il brise la ligne horizontale de l’écrit justifié ou
composé selon un bloc homogène et continu, un peu, dirions-nous, comme l’immeuble citadin
s’interpose entre le regard du flâneur et la ligne d’horizon. Ce que l’auteur des Passages met
ici en évidence, c’est l’émergence de la catégorie du discontinu comme critère fondamental de
la modernité.
La suite de ce fragment reprenait l’intuition mallarméenne pour l’élargir et l’affecter
d’une dimension utopique :
L’instant approche au contraire où la quantité se transforme en qualité et où l’écriture, qui
s’avance toujours plus profondément dans le domaine graphique que représente sa nouvelle et
excentrique nature figurative, s’emparera d’un seul coup des contenus qui lui sont adéquats. Des
poètes qui seront alors, comme aux premiers temps, d’abord et avant tout des calligraphes, ne
pourront collaborer à cette écriture pictographique que s’ils se rendent accessibles les domaines
dans lesquels s’effectue (sans faire grand cas d’elle-même) l’édification de cette écriture : par le
diagramme statistique et technique. Grâce à l’invention d’une écriture convertible internationale
ils renouvelleront leur autorité dans la vie des peuples et trouveront un rôle en comparaison duquel
toutes les aspirations à un renouvellement de la rhétorique se révèleront n’être que des rêveries de
vieux Burgraves2136.

Benjamin imagine donc une nouvelle ère poétique qui ne ferait que renchérir sur la tendance
universelle et séculaire à la visualisation de l’écrit dans et par le poème. Le poète-calligraphe
céderait la place au poète-graphiste, diffusant à l’échelle mondiale des signes iconiques dotés
d’une efficacité quasi immédiate. Ce programme sera de fait repris par les nouvelles avant-
gardes poétiques des années 1950-1960, en particulier au Brésil avec la poésie concrète, ou en
Italie avec la poésie visuelle. Quant à cette autorité du Poète inventeur des signes de l’avenir,
elle reste à déterminer.
Les poètes concrets brésiliens justement, lecteurs de Benjamin – Haraldo de Campos, qui
cite abondamment ses analyses de la modernité baudelairienne, connaît aussi le texte
« Expert-comptable assermenté » – s’inscrivent dans les pas du penseur de la
« reproductibilité mécanique » de l’œuvre d’art. Ils sont attentifs à la « prophétie benjamino-

2136
Ibid., p. 165.

460
mallarméenne de l’écriture iconique universelle2137 ». Hegel puis Marx ont médité sur les
mutations culturelles liées à l’émergence de la grande presse, rappelle Haraldo de Campos ;
Lamartine, ajoute-t-il, écrivait en 1831 : « le seul livre possible à partir d’aujourd’hui est le
journal ». L’auteur de Quant au livre, à sa manière, poursuit cette tradition :
Et Mallarmé, par son Coup de dés (1897), s’inspire des techniques de la spatialisation visuelle de
la presse quotidienne, comme vingt ans auparavant, un Brésilien de génie, le poète Sousandrade,
s’était tourné vers les moyens de montage de fragments du journal (nouvelles, événements,
personnalités) dans la création de son "Enfer de Wall Street", et qui se passe sur la scène de la
Bourse de New-York. Mallarmé voyait dans la presse "le moderne poème populaire", une forme
rudimentaire du Livre, encyclopédique et ultime, de ses rêves. La crise du langage coïncide avec
l’apparition de la civilisation technologique, avec la crise de la pensée discursivo-linéaire dans
l’art, avec l’avènement de ce que Marshall MacLuhan appelle "la civilisation de la mosaïque
électronique", une civilisation marquée non pas par l’idée du début-milieu-fin mais par la
simultanéité et par l’interpénétration, une compression de l’information, telle qu’elle avait été
annoncée par la conjugaison de la grande presse avec les informations télégraphiques2138.

Indépendamment de l’imprécision en matière de mutation technologique, et d’un certain


télescopage des époques, ce raccourci historique a le mérite de situer le Coup de dés dans une
réflexion large centrée sur le devenir des moyens de communication, question centrale pour
des « poètes critiques » qui interrogent leur médium. Le poème de 1897, lu selon cet horizon,
se voit donc intégré au sein de l’esthétique moderniste du choc et de l’instantané.

c) Autour de la revue Les Lettres : le « spatialisme » de P. Garnier (1962-1963)

Dans le cas de la France, il existe un courant « spatialiste », qui prendra le relais du


lettrisme d’Isidore Isou, avec qui il partage un certain nombre de points de rencontre. Ce
groupe aura pour tribune principale la revue Les Lettres d’André Silvaire, qui avait proposé en
1948 un numéro spécialement consacré à Mallarmé, au moment du cinquantenaire de sa mort.
Mais notons immédiatement que cette avant-garde, malgré tous les efforts de Pierre Garnier,
infatigable homme-orchestre œuvrant pour imposer son -isme2139, reste fort méconnue en
France : nulle entrée « spatialisme » par exemple dans le Dictionnaire du littéraire de 2002
édité par les PUF… En réalité, le « spatialisme » français ne fait que rencontrer et croiser de
nombreuses expérimentations qui ont vu le jour presque simultanément aux quatre coins du
monde, et qui ont toutes la particularité de chercher à renouveler les formes poétiques en
partant de la matérialité du signifiant linguistique comme du support imprimé.

2137
H. de Campos, « De la mort de l’art à la constellation. Le poème post-utopique », art. cit., p. 17.
2138
H. de Campos, L’Art sur l’horizon du probable (1968), cité dans « De la mort de l’art à la constellation. Le
poème post-utopique », art. cit., p. 9.
2139
C’est le cas par exemple dans I. et P. Garnier, Le Spatialisme en chemin, Editions Corps Puce, 1990, qui cite
de manière révélatrice en ouverture deux extraits de dictionnaire.

461
Pierre Garnier confirme l’idée du rôle fondateur du Coup de dés, cette doxa critique dont
nous essayons ici de retracer la généalogie. Il estime en effet dans Spatialisme et poésie
concrète, texte paru en 1968, que « les essais les plus originaux de la poésie visuelle
d’aujourd’hui suivent la tradition de Mallarmé et de Schwitters2140 ». Le poète-théoricien
précise l’apport mallarméen en ces termes :
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle les premiers essais de « poésie visuelle »
apparaissent, c’est-à-dire un poème dont la disposition typographique est indépendante de la
valeur acoustique ; il était convenu, par exemple, que le « blanc » était là pour l’oreille ; Mallarmé,
d’un seul coup, dans son poème devenu depuis fameux Un coup de dés le rendait tributaire de
l’œil. D’où l’importance de cet essai, passé inaperçu ou moqué, à une époque où les poètes en
étaient à discuter de la suppression des virgules ou de l’introduction des vers blancs ! Le poème
sera apprécié plus tard quand on s’apercevra que la typographie n’est pas neutre, que la valeur
visuelle du poème peut se développer d’une façon autonome et provoquer même l’apparition de
nouvelles dispositions acoustiques. Cependant cet essai de spatialisation de Mallarmé n’allait pas
sans équivoque ; le poète précise, par exemple, dans une lettre à Gide, qu’une phrase, ayant pour
sujet un objet ou un événement n’est vraiment pleine de sens que si elle les « imite ». Et en effet,
dans Un coup de dés, Mallarmé essaie par le jeu de la typographie d’imiter des chutes, des envols,
etc. C’était le début d’une erreur qui risquait de mener la poésie visuelle dans une impasse.
Impasse qui d’ailleurs n’était pas nouvelle : elle consistait à dessiner avec des mots. (…) Il s’agit
là d’un jeu gratuit qui est un gauchissement de l’idée même de Mallarmé, car chez lui il n’est pas
question d’enfermer les mots dans un dessin mais de leur donner un espace réel. Apollinaire
cependant s’engagea dans l’impasse avec ses Calligrammes2141.

On le voit, le théoricien du spatialisme estime que la principale césure opérée par le Coup de
dés consiste à dissocier l’oreille de l’œil, en jetant les bases d’une véritable poésie
« visuelle ». Mais il s’empresse de préciser que la visualité ne doit pas être confondue avec
l’iconicité. La « mimique » mallarméenne reste selon lui très ambivalente, puisqu’elle risque
de conduire à « l’impasse » figurative à laquelle n’aurait pas échappé l’auteur des
« idéogrammes lyriques ». Calligrammes réaliserait donc complètement une virtualité du
Coup de dés. Ajoutons que Pierre Garnier revint plus tard, dans un entretien de 1979, sur les
grands ancêtres de la poésie spatialiste, en synthétisant son propos de la sorte :
Je réponds volontiers : il n’y a aucun rapport. Apollinaire n’a été en rien dans la genèse de la poésie
concrète et spatialiste. Mallarmé a été un exemple. Mais le spatialisme n’a jamais été une
disposition de mots dans une typographie (Mallarmé) ou un dessin (Apollinaire) ; il est une
expression visuelle ou sonore de la langue elle-même : il monte d’elle, il procède intégralement
d’elle2142.

On retrouve ici les réserves théoriques liées à la tentation mimétique. Aux yeux de Pierre
Garnier, la poésie « concrète » ou « spatialiste », dont il présente une conception assez
dogmatique – de fait plutôt contredite par la pratique – ne doit reposer que sur des ressources
purement linguistiques ; elle est langage verbal de part en part. C’est ainsi qu’il émettra de

2140
P. Garnier, Spatialisme et poésie concrète, Gallimard, 1968, p. 62.
2141
Ibid., p. 58.
2142
« Interview », in M. Lengellé, Le Spatialisme selon l’itinéraire de Pierre Garnier, op. cit., p. 165.

462
nouvelles réserves sur le « poème-objet » surréaliste, ou la « poésie objective » d’Henri
Chopin, jugés trop picturaux :
Il semble au contraire qu’une véritable poésie visuelle ne puisse naître que si la langue seule est
prise comme matière visuelle, aussi bien dans ses constituant externes (lettres, syllabes, figures des
mots) que dans ses constituants internes (sémantisme, sens, morphologie, syntaxe), ensuite que si
les relations des mots entre eux naissent de la disposition même de ces mots – de ces éléments.
Une véritable poésie visuelle ne doit exploiter que la langue et ses paramètres2143.

Garnier esquisse en outre dans cet essai une sorte de typologie de la poésie visuelle. Rejetant
la langue-dessin de certains « calligrammes », étrangère à cette « langue-matière » visée, il
valorise en revanche d’autres textes d’Apollinaire qui se rapprochent davantage à ses yeux de
l’esthétique spatialiste, en étant aussi plus fidèles au legs mallarméen :
D’autres cependant vont au-delà de cette confection, laissent à la typographie libre cours et
emploient le procédé de Mallarmé : donner au mot « important » la plus grande force en caractères
d’imprimerie. Ainsi dans Bonjour mon frère Albert Apollinaire rompt le mot en ces éléments et
utilise ceux-ci dans leur présence visuelle. Un autre calligramme d’ailleurs Du coton dans les
oreilles rattache les recherches d’Apollinaire à celles des futuristes italiens : la typographie prend
ses perspectives, révèle la vitesse, les points de fuite : elle n’est plus seulement le procédé
extérieur concernant tel ou tel mot (comme dans l’art de l’affiche) : elle collabore cette fois au
mouvement du poème2144.

d) Critique archéologique : les mots et les choses, les sons et les images
Il serait trop long, et déplacé, de revenir ici sur le contexte socio-culturel, ainsi que sur les
racines idéologiques de ces mouvements poétiques. De manière très synthétique, il nous
semble important de souligner la concomitance entre cette pratique poétique, sa théorisation,
et l’émergence d’une conscience médiologique très forte, liée au développement des
recherches théoriques sur l’information et la communication, l’image, les médias. Cette
époque de création, de manière très consciente, entend montrer le lien indissociable entre fait
symbolique et fait technique. Au moment où la « galaxie Marconi » s’ajoute à la « galaxie
Gutenberg », où la machine à écrire et le magnétophone renouvellent la pratique créative, la
littérature fait retour sur la matérialité de ses moyens : loi coutumière de toute transition
médiologique. De plus, c’est la science, et en particulier la physique, grand paradigme, qui
fournit les métaphores privilégiées. Les poètes brésiliens, faisant référence à la cybernétique,
envisagent l’œuvre comme un « mécanisme se régularisant lui-même : feed-back2145 ». Au
fondement du discours critique de Garnier, il y a l’idée de la « langue-matière2146 ». Cette
physique de la poésie, qui voit dans le poète non un inspiré mais un « constructeur2147 »,

2143
P. Garnier, Spatialisme et poésie concrète, op. cit., p. 63.
2144
Ibid., p. 60.
2145
Ibidem.
2146
P. Garnier, Spatialisme et poésie concrète, op. cit., p. 9.
2147
Ibid., p. 12.

463
envisage aussi le langage comme « énergie », liée à un agencement de « forces » tirées des
« particules linguistiques2148 ». C’est donc tout naturellement vers le lexique, et non vers la
syntaxe, que se tournera cette esthétique atomiste. Garnier estime que la poésie spatialiste, qui
ne raconte plus, ne décrit plus, n’exprime plus, doit abandonner la phrase : le mot sera la
grande entité porteuse de cette « intensité visuelle » recherchée. Les poètes brésiliens
l’avaient souligné dans leur manifeste de 1958 : « art général du mot2149 ». Une telle
esthétique du choc, héritée en partie du futurisme italien, courant assez apprécié par
Garnier2150, transforme le signe en signal.
Mais, de manière plus spécifique, cette conscience médiologique se double d’une
conscience sémiotique elle aussi très forte, à l’époque du « linguistic turn », de la diffusion en
particulier de cette discipline nouvelle qu’est la « sémiologie ». Cette « sciences des signes »
intéressera un Décio Pignatari, qui ira jusqu’à forger en 1964 le concept de « poème
sémiotique ». Pierre Garnier quant à lui note que la linguistique « suit le mouvement de la
poésie2151 », cette poésie auto-télique héritée du programme d’un Novalis par exemple, cité en
ouverture de l’essai de 1968. L’auteur du Monologue associait en effet les formes poétiques
aux « formules mathématiques », qui « reflètent en elles le jeu étrange des rapports que les
choses entretiennent » ; Novalis ajoutait : « le propre de la langue est justement de ne se
préoccuper que d’elle-même – et cela personne ne le sait2152 ». De même, le « Plan-pilote
pour la poésie concrète » de 1958 contient des références à la pensée linguistique ; Pignatari
et les frères Campos citent volontiers Sapir et Cassirer2153. Les poètes concrets, les Brésiliens
en particulier, sont des poètes savants, des intellectuels lecteurs de travaux théoriques
touchant la linguistique, ou la philosophie. Quant à Gomringer, il a « suivi à l’université des
cours sur le symbolisme2154 ».
Cette conscience spéculative forte, qui trouve son prolongement naturel dans une création
aux tendances réflexives évidentes, qui fait retour sur ses conditions matérielles de possibilité,
croise la pensée structuraliste du moment. Le mot structure revient sans cesse dans les textes
théoriques des poètes brésiliens ; prélevons cet énoncé, représentatif de cette conception du
texte littéraire auto-suffisant, replié dans son immanence verbale : « le poème concret
communique sa propre structure. Il est un objet dans et par lui-même et non l’interprète d’un
2148
Ibid., p. 20.
2149
A. de Campos, D. Pignatari, H. de Campos, « Plan pilote pour la poésie concrète », art. cit., p. 17.
2150
« (…) le mouvement pour la première fois devient une valeur constitutive de la poésie », P. Garnier,
Spatialisme et poésie concrète, op. cit., p. 60.
2151
P. Garnier, Spatialisme et poésie concrète, op. cit., p. 11.
2152
Cité par P. Garnier, ibid., p. 9.
2153
A. de Campos, D. Pignatari, H. de Campos, « Plan pilote pour la poésie concrète », art. cit., p. 16.
2154
J. Donguy, Poésies expérimentales. Zones numériques (1953-2007), op. cit., p. 13.

464
autre objet extérieur et de sentiments plus ou moins subjectifs2155 ». Dans sa clôture
matérielle, le poème, mi-signe, mi-objet, constitue un ensemble de relations : « son matériel :
le mot (son, forme visuelle, charge sémantique). Son problème : les relations fonctionnelles
de cette matière » ; plus loin : « rythme = relations2156 ». C’est donc dans cette filiation
théorique, celle d’une pensée de l’autonomie des signes, qu’une telle poésie décide de
s’inscrire, accompagnant ou exposant par sa pratique un processus, paradoxal ici à certains
égards, de dé-sémantisation-réification du langage, qui semble accomplir de manière
emblématique la fameuse définition sartrienne de la poésie donnée en 1948 dans Qu’est-ce
que la littérature ? : cette « attitude qui considère les mots comme des choses et non comme
des signes2157 ». La poésie concrète et spatialiste semble offrir le spectacle d’un matérialisme
poétique achevé. Les poètes de Noigandres l’affirment avec netteté, qui cherchent à croiser
langage verbal et « langage » plastique : « la poésie concrète vise à être l’ultime commun
dénominateur du langage. D’où sa tendance à la substantification et à la verbification. "Ce
qu’il y a de concret dans le langage" (SAPIR)2158 ».
Ainsi, le Coup de dés se voit donc lu et célébré à travers des cadres d’intelligibilité
propres à une société de consommation, saturée d’objets, qui est aussi une société du
spectacle, envahie par les médiations. Selon cet horizon de lecture, le texte poétique comporte
une double nature ; en tant qu’être plastique (matériau ou forme) déployé sur une surface, il
est un objet parmi les objets : « le poème produit = objet usuel2159 » ; en tant qu’être de
langage, il est un pur signe coupé du réel extra-linguistique, qui « tend à se résoudre lui-même
dans un mouvement purement structurel2160 ».

e) Le Coup de dés selon Jirí Kolár : « cristallisation nouvelle » et « nouvelles règles » (1961-1986)
Le poète concret d’origine tchèque Kolár (1914-2002)2161, célèbre en particulier pour ces
Poèmes du silence de 1961, dans un texte critique publié en 1986, précédé d’une méditation
de Butor, revient à plusieurs reprises sur l’importance à ses yeux du poème mallarméen. Son
travail, initialement stimulé par la découverte de la musique d’Anton Webern, reconnaît
cependant, comme l’écrit Donguy, la « primauté du Coup de dés de Mallarmé2162 ». Kolár

2155
A. de Campos, D. Pignatari, H. de Campos, « Plan pilote pour la poésie concrète », art. cit., p. 16.
2156
Ibidem.
2157
P. Garnier, Spatialisme et poésie concrète, op. cit., p. 19.
2158
A. de Campos, D. Pignatari, H. de Campos, « Plan pilote pour la poésie concrète », art. cit., p. 16.
2159
Ibid., p. 17.
2160
Ibidem.
2161
Sur le travail du poète-peintre, voir en particulier L'œil éphémère. Œuvres de Jiří Kolář, Musée des Beaux-
Arts de Dijon, 28 juin-30 septembre 2002, trad. des textes tchèques par Anna Pravdová et Bertrand Schmitt,
Paris : Réunion des Musées Nationaux ; Dijon : Musée des Beaux-Arts, 2002.
2162
J. Donguy, Poésies expérimentales. Zones numériques (1953-2007), op. cit., p. 47.

465
décrit ainsi sa démarche, en faisant du texte de 1897, comme beaucoup avant lui, un terminus
a quo :
Mon but était dès le départ de trouver des surfaces de frottement entre les arts plastiques et la
littérature. Tous les essais faits dans ce sens me semblaient à la fois peu convaincants, et, surtout,
peu conséquents. Bien que Marinetti, par exemple, soit allé très loin, l’ancienne esthétique
demeurait toujours présente à l’arrière-plan. Chez Apollinaire aussi. Il n’est pas sans intérêt de
noter que ce que Mallarmé a inauguré dans ce domaine a depuis attiré l’attention surtout des
poètes2163.

Plus loin, il ajoute : « Au fond, c’est Mallarmé qui a donné la première impulsion. Schwitters
et d’autres ont suivi ses brisées2164 ». C’est surtout, comme Tzara par exemple, l’idée de
partition littéraire qu’il retient, évoquant sa propre Partition sur le nom de Baudelaire : « j’ai
d’abord pensé à Mallarmé qui peut-être nous offrait tout à la fois une solution et un point de
départ : transformer la poésie en musique. Ecrire une partition expressément destinée à la
déclamation, à la déclamation d’un seul mot !2165 ». C’est aussi vers la « poésie sonore » que
le poème de 1897 tendrait alors.
Kolár insiste ensuite, à propos de sa propre généalogie esthétique, sur la tradition du
collage littéraire, sur l’influence de la poésie américaine moderne, puis évoque à nouveau
l’auteur du Coup de dés :
Dans le cas de Mallarmé, il ne s’agissait pas, comme on le dit parfois, de transgresser les lois du
langage, mais d’une cristallisation nouvelle et de la promulgation de nouvelles règles ayant dans le
domaine poétique force de loi. Mallarmé a fait quelque chose qui avait été jusque-là inconnu. En
élevant la forme au-dessus du contenu, il a dévoilé une nouvelle perspective poétique. Les Mots en
liberté de Marinetti ont ensuite été le premier geyser jailli sur le sol dont le Coup de dés avait
dressé la carte. La seule différence tenait au fait que Marinetti visait toujours la littérature. Cela
était une véritable recherche de mots. Les poèmes étaient censés devenir des tableaux parlant ou
verbaux. Mallarmé en revanche exigeait de la musique. (…) Apollinaire a fait un pas décisif au-
delà de Mallarmé (…) On pouvait deviner le sujet du poème au premier coup d’œil, sans avoir
besoin de connaître le français2166.

Kolár critique donc une certaine lecture moderniste du Coup de dés – nous l’avons rencontrée
en effet, circulant entre Dada et Tel Quel – qui en a fait un texte anti-syntaxique ; il insiste au
contraire sur sa dimension constructive de poème-cristal, plutôt cézannien, dirions-nous,
fondateur d’un nouveau formalisme littéraire. Mais ce discours maintient par ailleurs la
rhétorique avant-gardiste du dépassement, qui oriente ici le devenir poétique du côté de la
réification du signe. C’est bien un objet visible que le « poète concret » aspire à fabriquer.

2163
J. Kolár, Réponses, in M. Butor, Jirí Kolár. L’œil de Prague, suivi de La Prague de Kafka, Editions de la
Différence, 1986, p. 149-150.
2164
Ibid., p. 170.
2165
Ibid., p. 188.
2166
Ibid., p. 164.

466
Ajoutons que Kolár, lorsqu’il désigne cette tradition, ainsi que ses propres textes, parle de
« poésie évidente2167 ».

f) Du Brésil à Butor
Nous allons maintenant évoquer les recherches de Michel Butor, qui relèvent pour une
large part de ce que l’on pourrait appeler une « littérature concrète ». Précisons ici que Pierre
Garnier associe le travail de l’auteur de Mobile aux recherches spatialistes : « il faut signaler
d’ailleurs, dans le même sens, les réalisations de Michel Butor (technique du collage
linguistique créant le cinétisme et libérant l’énergie de langue)2168 ». En outre, fait assez
méconnu, le groupe Noigandres, qui noua des liens avec l’Europe, et en particulier avec la
France, – Haroldo de Campos, comme on l’a vu supra, a rencontré Boulez en 1954 lors d’une
tournée au Brésil du musicien accompagnant la troupe Barrault-Renaud ; il a collaboré à Tel
Quel comme à Change en publiant des poèmes et des textes sur la théorie de la traduction ; il
a vu son grand opus Galaxies (1984) préfacé par Roubaud –, a pu servir de relais entre le
Coup de dés et la pratique d’un Michel Butor. Si l’on en croit le livre-conversation que le
poète-romancier a donné en 1983, ce maillon brésilien a contribué à fonder une autre lecture
du poème mallarméen, en contrepoint d’une certaine vulgate nationale, qui n’a pas été sans
influence sur son propre travail :
M. L. : Mallarmé révolutionnaire comme l’ont compris les poètes brésiliens.
M. B. : La façon dont ils l’ont lu a certainement approfondi et éclairé la mienne. Ils ont en
particulier su développer avec leur poésie « concrète » ce que Mallarmé entendait par physique du
livre. Alors que certains représentants brillants de la conscience littéraire française traditionnelle
(Valéry, Blanchot) se sont efforcés d’interpréter les audaces du Coup de dés comme une façon de
nier l’aspect physique du livre par lui-même, les Brésiliens, comme un Claudel avant eux, si
merveilleusement parfois sensible au changement, ont su en recevoir l’évidence sauvage2169.

Butor entend donc distinguer ici deux approches divergentes du poème de 1897, à partir du
criterium de cette « physique du livre », qui sera un de ses leitmotiv critiques : c’est la voie
Claudel-Noigandres qu’il va donc choisir, et prolonger.

2) Butor et la « physique du livre » (1962-1968)

Dans les nombreux entretiens qu’il a pu accorder à la presse, Michel Butor est souvent
revenu sur sa dette envers l’œuvre de Mallarmé. En 1962, quand on l’interroge sur la quête du
livre qui anime ses personnages, il répond qu’elle reprend quelque chose du projet

2167
Ibid., p. 167.
2168
P. Garnier, Spatialisme et poésie concrète, op. cit., p. 55.
2169
M. Butor, M. Launay, Résistances. Conversation aux antipodes, PUF, 1983, p. 25.

467
mallarméen, et ajoute : « j’ai assez pratiqué Mallarmé et la pensée de Mallarmé. Il m’a
beaucoup influencé, beaucoup (…). Sur moi il y a une influence de Mallarmé certaine2170 ».
C’est au moment de la parution de Mobile, en 1962, que l’auteur de Degrés inscrit
explicitement sa recherche dans la tradition du Coup de dés, jointe à celle des « idéogrammes
lyriques » d’Apollinaire : « Mais remarquez bien que je n’ai rien inventé. Je voudrais bien
avoir inventé, et j’ai certainement inventé des petites choses, mais pas le principe : il y a eu
Mallarmé, le Coup de dés, Apollinaire, Calligrammes2171 ». Ailleurs, Butor, dans un entretien
de 1975, affirme sa fascination pour un texte dont la dimension cosmique oriente sa
démarche. Il commence par évoquer Mobile : « Les pages n’ont pas la même physionomie le
jour et la nuit. La nuit, le blanc du papier devient comme le noir de la nuit sur lequel se
détachent quelques étoiles. Les étoiles. Les étoiles qui passent sur cette page blanche devenue
noire, ce peuvent être Marilyn Monroe, etc. ». Puis il ajoute, en confondant les propos du
Maître et ceux du Disciple, ce qui prouve la puissance mythologique du commentaire de
Valéry : « Evidemment on peut rattacher ça à Mallarmé. Vous savez, Mallarmé qui dit
qu’avec le Coup de Dés il essaie d’amener la page à la puissance du ciel étoilé. Ça m’a
beaucoup travaillé. J’ai essayé moi aussi2172 ».
De fait, le « nouveau romancier » va publier à partir de Mobile une série de textes assez
inclassables, qui vont tous avoir la particularité d’explorer un livre conçu à la fois comme un
volume spatial à parcourir, et un objet matériel à voir. Ces deux composantes connexes du
nouveau travail de Butor se rencontrent alors à cette époque dans Description de San Marco,
ou bien dans Illustrations, parus tout deux en 1964. Cette reprise formelle du projet
mallarméen s’accompagne aussi au même moment d’une réflexion plus théorique, qui prend
place dans les pages de Répertoire. Ajoutons ici que Butor aura pour éditeur,
symboliquement, celui qui avait publié le Coup de dés en 1914 : « Le fait qu’il y ait une
recherche typographique a fait extrêmement plaisir à Gaston Gallimard. Il se trouve
qu’aujourd’hui les écrivains manquent un peu d’imagination à cet égard. C’est lui qui a publié
le Coup de dés de Mallarmé et Calligrammes2173 ». Ainsi, en faisant ce rappel historique,
Butor jette une passerelle entre les années cubo-futuristes et les années structuralistes. Dans
cette perspective, le poème mallarméen, couplé aux expériences d’Apollinaire, date de 1914.

2170
M. Butor, Entretiens. Quarante ans de la vie littéraire, éd. H. Desoubeaux, Joseph K., 1999, t. I, p. 204.
2171
Ibid., p. 188.
2172
M. Butor, F. Y. Jeannet, De la distance. Déambulation, Editions Ubacs, 1990, p. 94.
2173
M. Butor, Entretiens. Quarante ans de la vie littéraire, op. cit., t. I, p. 191. Notons que Butor se trompe ici
pour Calligrammes : c’est le Mercure de France qui se chargea de l’édition princeps de 1918.

468
Nous reviendrons plus loin sur la pratique propre à Butor du poème-objet dans notre partie
plus typologique qui tentera de poser le problème de la constitution d’une généalogie des
formes héritières du Coup de dés. Evoquons ici le discours théorique contemporain de Mobile,
qui témoigne d’une nouvelle actualité en France du poème mallarméen dans la création
comme dans la théorie littéraires des années 1960.

1. Mobile (1962)
La parution de Mobile a rencontré de nombreux échos dans la presse. Nous en retiendrons
ici deux en particulier, qui attestent le lien perçu à cette date entre l’expérience mallarméenne
du Coup de dés, et cette « étude pour une représentation des Etats-Unis » parue à l’âge du
« Nouveau Roman » et du décloisonnement accéléré des genres littéraires. Ainsi, Aragon,
dans une de ses chroniques des Lettres Françaises consacrée à l’analyse des principales
tendances de la littérature du moment, contredit l’avis de ceux qui ont présenté Mobile comme
une simple imitation servile de Calligrammes, et associe les deux œuvres, non sans ironie :
On reproche à son auteur ses dispositions typographiques, qui n’ont à vrai dire rien à faire avec
Guillaume Apollinaire, et relèvent plutôt du Coup de dés. Remarquez que personne, qui veut se
garder visage littéraire, ne parlerait ainsi de la typographie mallarméenne : entre nous soit dit, c’est
que typographie mise à part, on ne comprend généralement rien au Coup de dés tandis que ce qui
rend Butor vulnérable, son talon d’Achille, c’est comme pour le génie selon M. Teste qui cesse
d’en être un lorsqu’il est connu : on comprend, là est le péché. En d’autres termes, c’est trop
figuratif pour avoir le droit de ne pas se lire comme le journal2174.

Ainsi donc, si le texte de Butor, pour certains lettrés, n’est pas une grande œuvre, à la
différence du fameux Coup de dés, objet de culte pour amateur d’hermétisme, c’est qu’il a le
défaut majeur de ne pas être illisible… Aragon ne jouera pas les desservants du culte.
Dans une tout autre perspective, Roland Barthes commentera à son tour pour Critique la
parution de Mobile dans son article « Littérature et discontinu ». Il rappelle l’apparition,
depuis Mallarmé et les poètes de « l’Esprit nouveau », d’un trait définitoire inédit du genre
poétique : l’expressivité typographique, et plus largement l’exploitation esthétique, et
transgressive, du médium. Barthes écrit en effet :
(…) c’est la poésie et la poésie seule qui a pour fonction de recueillir tous les faits de
subversion concernant la matérialité du Livre : depuis Coup de dés, et les Calligrammes,
personne ne peut trouver à redire à « l’excentricité » typographique ou au « désordre »
rhétorique d’une « composition » poétique2175.

Ainsi, les attaques dont a pu faire l’objet Mobile prouvent que la poétique et la police des
genres n’admettent aucune entorse à la loi du livre imprimé en dehors de cet espace bien

2174
Aragon, « Un Parnasse à bâtons rompus », Les Lettres Françaises, 12-18 avril 1962, p. 8.
2175
R. Barthes, « Littérature et discontinu » (1962), Essais critiques, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 1299.

469
quadrillé : « passé la poésie, nul attentat au livre ne peut être toléré2176 ». Aux yeux de
Barthes, l’accueil souvent négatif réservé à Mobile montre que ce texte subvertit par deux fois
l’horizon d’attente du lecteur de 1962. Il transgresse la manière de composer un livre qui n’est
pas « de poésie », et la manière, pourtant assez ouverte, de composer un récit de voyage.
Barthes note en effet que « ce qui a été blessé, c’est l’idée même du Livre », et que « la liberté
que l’auteur prend à l’égard du Livre s’applique paradoxalement à un genre pour lequel la
société montre le plus grand libéralisme, et qui est l’impression de voyage2177 ».
L’intérêt pour notre réflexion de ces quelques lignes tient ici à l’inscription du Coup de
dés dans une problématique du genre. Il y a d’un côté les propos de l’écrivain, qui revendique
l’héritage poétique de Mallarmé et, de l’autre, l’idée formulée par le critique selon laquelle la
transgression des conventions de la présentation matérielle d’un livre, conformément à une
doxa héritée de l’histoire des formes, relève du seul genre poétique : Mobile ne serait donc
lisible en 1962 qu’en fonction de l’horizon générique du poème. Or, par sa thématique, il
appartient aux genres narratifs. C’est bien cet écartèlement générique, entre poésie et récit, qui
pose problème. Ainsi, la réception de Mobile nous renseigne aussi, par contrecoup, sur la
réception du Coup de dés, dont l’héritage trans-générique se voit ici parfaitement confirmé et
illustré.

2. Histoire et théorie du livre (I) : « le livre comme objet » (1964)


Répertoire I comporte un chapitre intitulé « Le livre comme objet », qui commente le
Coup de dés. Ce texte, prolongeant les réflexions du Claudel de la « Philosophie du livre »,
autre grand référence pour Butor, médite sur la matérialité de l’écriture dans l’histoire, ainsi
que sur les conditions de la lecture qu’elle rend possible, depuis le volumen antique jusqu’au
livre-marchandise de cette société de consommation qui s’affirme au moment où il rédige son
texte. Après avoir formulé en termes mallarméens la distinction entre la « colonne de prose »,
qui coupe le ruban de la parole de manière arbitraire, et le vers, qui s’achève en toute
nécessité – « la transcription est alors entièrement satisfaisante : nous nous trouvons devant le
« vers, ou ligne parfaite », comme dit Mallarmé2178 » – le romancier-poète aborde la question
des « caractères », en faisant référence au Coup de dés :
La métrique des tragiques grecs était elle-même une indication de diction, et toute disposition de
vers dans la page, tout découpage du texte en lignes inégales peut avoir la même valeur. Mallarmé
reste le meilleur exemple d’une telle utilisation métrique de la page, mais il faut rappeler qu’il

2176
Ibidem.
2177
Ibidem.
2178
M. Butor, « Le livre comme objet », Répertoire I, op. cit., p. 106.

470
considérait lui-même Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard comme une élévation au niveau
du poème de procédés déjà courant dans l’affiche, l’annonce, ou le journalisme2179.

Il faudra remarquer justement ici la précision typographique rare avec laquelle Butor cite le
titre du poème, si souvent maltraité dans l’histoire de sa réception, comme l’avait souligné
Valéry en 1920. Butor réinscrit le poème dans cette filiation graphique proposée par Mallarmé
lui-même dans une note de La Musique et les Lettres, louant le « parler nouveau » de
l’affiche, et ces véritables « poèmes » que constituent les « premier Paris2180 ». Butor isole
ensuite « quatre principes fondamentaux » qui caractérisent d’après lui la « typographie
expressive2181 » du poète. La technique typographique mise en place par le poète permettrait
en effet de réguler quatre aspects : le volume sonore (« les différences d’intensité dans
l’émission des mots »), avec l’idée que « l’ordre des intensités est chez Mallarmé équivalent à
celui des subordinations » ; les silences (« blancs entre les paragraphes ou strophes, plus ou
moins épais, blancs à l’intérieur des lignes, plus ou moins longs et surtout décalages plus ou
moins grands d’une ligne à l’autre ») ; l’intonation (« il est certain que Mallarmé a cherché de
plus un équivalent de la hauteur des sons ») ; et le timbre (« la différenciation très courante
entre deux « couleurs » typographiques : le romain et l’italique, qui correspond à la
transcription d’un timbre ou d’une voix »)2182. Le romancier nuance malgré tout la possibilité
de régler la hauteur dans les faits. Ceci ne pourrait concerner que la phrase-titre, « parce
qu’elle n’occupe jamais plus d’une ligne par page » ; il poursuit :
La direction verticale de haut en bas est tellement déterminante qu’on serait obligé, si l’on voulait
s’en tenir littéralement au principe mallarméen, dès qu’on a plusieurs lignes, d’avoir des pages
commençant toujours dans l’aigu et se terminant toujours dans le grave. Dans Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard, le principe s’applique de moins en moins à mesure que l’on s’éloigne
de cette proposition principale, très vite plus du tout2183.

Butor ajoute que Mallarmé n’a pas cherché à utiliser des « caractères de formes différentes »,
procédé qui à ses yeux n’a été « exploité jusqu’à présent que de la façon la plus
grossière2184 ». La fin de ce passage comporte une dimension programmatique double. Un
nouveau domaine s’offre à la pratique littéraire, qui peut suivre l’exemple mallarméen, en
l’enrichissant : « il faudra que peu à peu les écrivains apprennent à manier les différentes sortes
de lettres comme les musiciens leurs cordes, leurs bois et leurs percussions2185 ». D’autre part,
l’investigation critique et exégétique du Coup de dés, envisagée dans la perspective ouverte

2179
Ibid., p. 118.
2180
OC, t. II, p. 75.
2181
M. Butor, « Le livre comme objet », op. cit., p. 119
2182
Ibidem.
2183
Ibidem.
2184
Ibidem.
2185
Ibidem.

471
par Butor dans les pages antérieures du chapitre, ne fait que commencer : « il va de soi qu’une
étude plus poussée d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard permettrait d’y mettre en
évidence un certain nombre de fonctions que nous avons examinées sous les titres
précédents : énumérations, notes ou gloses2186 ». En 2007, ce programme reste toujours
d’actualité…
Butor commente le Coup de dés dans la section intitulée « caractères » de ce chapitre
consacré au « livre comme objet » : c’est la variation typographique qui l’intéresse avant tout.
On le voit, l’auteur de Degrés suit ici de près, et à la lettre, la préface de Cosmopolis qui
proposait le comparant de la partition, en s’inscrivant de fait dans la voie inaugurée par le
groupe « Art et Action ». Dans un texte contemporain intitulé « Mallarmé selon Boulez », il
ira encore plus loin dans ce sens, en faisant de la partition la principale clef de lecture du
poème : « la disposition typographique du Coup de dés, par exemple, n’étant immédiatement
sensible qu’à celui qui possède quelque familiarité avec des partitions d’orchestre (…)2187 ».
Le Coup de dés de Butor part du visible-lisible de la partition poétique pour aboutir à une
oralisation, en complet désaccord implicite avec la conception valéryenne du « dispositif »
typographique, exclusivement destiné à l’œil et à l’esprit. On a vu que Davies, pour des
raisons pratiques, estimait aussi quant à lui que cette idée de partition n’était que
métaphorique. Pour le poète-romancier à l’inverse, Mallarmé aurait donc mis au point une
technique typographique permettant de moduler les quatre grandes dimensions du son vocal
ou instrumental : la hauteur, l’intensité, le timbre et la durée. Notons ici qu’aux yeux de Butor
cette musicalisation mallarméenne quasi effective de la poésie ne semble pas avoir eu de
véritable descendance. L’usage « grossier » de la variation typographique viserait-il ici la
pratique des avant-gardes historiques, entre futurisme et dadaïsme ? En 1964, le Coup de dés
se trouverait sans postérité formelle, à moins que le « Nouveau Roman » se chargeât
d’explorer, sur le terrain du récit non évité, inévitable – « je suis venu au roman par nécessité.
Je n’ai pu l’éviter2188 » – mais renouvelé, cette question de l’instrumentation littéraire, et du
« livre comme objet » ? Ici s’ouvre alors un autre domaine d’investigation : les rapports
généalogiques éventuels entre Coup de dés et spatialisation du récit, en particulier chez
l’auteur de La Description de San Marco, nous y reviendrons plus loin.
Ainsi, à travers ce chapitre pionnier de Répertoire I, le Coup de dés se trouve inséré dans
une famille textuelle ou générique inhabituelle : il n’est pas associé à une série littéraire

2186
Ibidem.
2187
M. Butor, « Mallarmé selon Boulez », Répertoire II, Editions de Minuit, 1964, p. 244.
2188
M. Butor, « Intervention à Royaumont » (1959), ibid., p. 15.

472
comme chez Thibaudet (la « dive bouteille »-Hamlet-La Bouteille à la mer…), ni à une série
philosophique comme chez Blanchot (Hegel-Nietzsche-Heidegger-Bataille…), ni à une série
linguistique comme chez Kristeva (Saussure-Fonagy), mais à une série, difficile à qualifier –
formelle, matérielle, médiologique –, qui fait figurer le poème mallarméen, non seulement
dans un essai consacré au roman, mais en outre dans un chapitre qui l’amène à côtoyer les
guides, les dictionnaires et les encyclopédies, les listes de Rabelais, les manuels, les thèses, et
les annuaires téléphoniques. Rien de cocasse ni de burlesque dans cette liste de listes, mais
l’insistance d’une part sur ces fragments de texte produits par l’animal symbolique humain
qui offrent autre chose qu’une écriture discursive promise à une lecture cursive, inséparable
du primat de l’axe horizontal. Il s’agit d’autre part d’insister sur les dimensions souvent
négligées jusqu’ici du livre (notes, marges, typographie, mise en page, iconicité…), qui certes
participent à la construction du sens, fondent quelque chose comme l’inconscient de notre
« raison graphique », mais offrent aussi des sources d’expressivité nouvelles, en faisant du
livre non plus seulement le dépôt invisible et secondaire du concept, ou le simple support de
la pensée immatérielle, mais le fondement concret, objectal et matériel, de cette
immatérialité : le « livre comme objet », et non pas seulement le livre comme expression d’un
sujet.

3. Histoire et théorie du livre (II) : le « livre-partition » (1968)


Ajoutons à ce qui vient d’être dit qu’en 1968, Butor, dans « La littérature, l’oreille, l’œil »,
réitéra son désir de poursuivre avec l’auteur du Coup de dés l’exploration de ce nouveau type
de littérature fondée sur l’usage expressif de la typographie, le tout dirigé en vue d’une re-
musicalisation du littéraire : « Mallarmé estimait qu’il était temps que la littérature reprît à la
musique son bien, et a essayé lui-même de faire un livre-partition ; il est le primitif de nos
recherches2189 ». Désormais, dans cette littérature présente et à venir, « partition
2190
généralisée » qui suit le paradigme mallarméen de la « préface » de Cosmopolis, où le
texte pour l’œil prélude au sens pour l’oreille, où « tels mots sont vus plutôt que lus2191 », il
s’agira de noter « intonations, vitesses, intensités, hauteurs2192 ». L’écrivain devra « étudier,
comme les musiciens, l’aspect visuel de la page, la façon dont on va y distribuer les différents
éléments plus ou moins simultanés2193 ». Mais Butor ne s’en tient pas là ; il ajoute au
paradigme musical le paradigme architectural, ce qui va l’amener à prolonger la célèbre

2189
M. Butor, « La littérature, l’oreille, l’œil », Répertoire III, Editions de Minuit, 1968, p. 398.
2190
Ibid., p. 400.
2191
Ibid., p. 401.
2192
Ibidem.
2193
Ibidem.

473
méditation hugolienne du livre V de Notre-Dame de Paris, ce précis de médiologie avant la
lettre :
La place que tient un mot dans le déroulement de la phrase change son sens, mais aussi celle qu’il
tient dans le déploiement de la page, dans l’expansion du volume. Hugo déclarait que le livre était
une transformation moderne de l’architecture, une architecture devenue pleinement mobile du fait
qu’elle était, par sa multiplication, libérée de son lieu2194.

Si l’architecture était « page de pierre », la « page de papier » est à son tour architecture, art
de l’espace. C’est toute cette « physique du livre2195 » que l’auteur de Mobile entend exhumer
et explorer, dans le sillage d’un Hugo, qui la théorise, d’un Mallarmé, qui la pratique et
l’expose. Notons d’ailleurs ici que cette expression de physique du livre se rencontrait sous la
plume de Jacques Schérer dans l’introduction qu’il donnait en 1957 aux notes du
« Livre »2196.
En outre, tout en prenant acte de cette volatilisation de l’écrit, qui trouvait chez Hugo sa
meilleure métaphore dans le volatil (la pensée, depuis la révolution de Gutenberg, « se fait
troupe d’oiseaux, s’éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de
l’espace2197 » ) – image que reprendra souvent Mallarmé, le poète-romancier vise ici une
synthèse entre monument et événement, espace et temps, architecture et littérature, livre et
lieu. Il s’agirait de confier à l’art moderne, cet art spatialisé et musicalisé des années 1960,
héritier en partie du Coup de dés, la mission d’offrir un troisième volet à cette histoire décrite
par Hugo, qui faisait succéder à une civilisation de la maçonnerie une civilisation de
l’imprimerie : l’auteur de la « ville comme texte », qui postule une équivalence réversible
entre livre et édifice, rêve de la naissance d’une civilisation de la partition. Dans cette
optique, le discours littéraire programmerait un parcours spatio-temporel – c’est le livre-
partition, tandis que l’espace urbain et monumental déploierait un texte – c’est la ville-
partition. Autrement dit, pour Butor, ceci vivifie cela. Ce que l’histoire hugolienne présentait
comme séparé dans l’ordre de la succession temporelle – âge architectural, puis âge imprimé,
pourrait cette fois se voir réuni : construction d’un lieu concret, à lire comme une partition,
considéré moins comme un décor que comme le programme d’un « événement sonore » d’une
part, et rédaction d’un livre spatialisé-musicalisé, à parcourir comme une partie d’espace
d’autre part. Butor, qui semble ici se souvenir des rituels du Livre imaginés par Mallarmé,
entrevoit des salles où il y aurait des mots à prononcer ou des livres à feuilleter, et des textes
écrits en vue d’une performance d’acteur. Telle serait cette belle et nouvelle utopie artistique :

2194
Ibid., p. 402.
2195
Ibidem.
2196
J. Schérer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 47 et sqq.
2197
Hugo, Notre-Dame de Paris (1831), éd. S. de Sacy, Gallimard, coll. « folio classique », 2002, p. 247.

474
Nous pouvons avoir aujourd’hui l’idée d’une littérature de je ne sais quel siècle futur qui serait à la
fois architecture et livre : des sites, des monuments travaillés de telle sorte que puissent s’y
introduire des événements admirables dans lesquels le langage apparaîtrait sous tous ses aspects,
mais non pas fermés sur eux-mêmes, en communication avec tout un réseau de résonateurs
immeubles ou meubles, donc à la fois localisés et diffusés, à la fois destructibles et permanents,
ressuscitables.
Partition d’un événement sonore, partition d’un événement en général, nous devons
travailler au livre, en cette métamorphose aux débuts de laquelle nous assistons, comme à la
partition d’une civilisation2198.

Mais cette idée n’était pas si neuve. C’est à propos du Coup de dés, justement, qu’Edouard
Autant avait imaginé autour de 1920 une polyphonie utilisant l’espace sacré du lieu de culte
comme résonateur immeuble :
Ceci pour la réalisation du Texte d’ensemble.
Pour la réalisation des 2 arguments, considérant la dimension et le dispositif typographique,
l’émission se doit d’en déterminer l’intensité et la localisation (puissance et lieu).
Le dynamisme sonore sera donc cheminé au parcours des ondes et constitué d’un écho
amplifié et tonalisé (la localisation de ces deux arguments serait circonscrite à la limite des
voûtes cathédrales, croisées d’ogive, et en particulier celles de Notre-Dame-la-Grande de
Poitiers, génératrices de cette audition)2199.

Butor, en renouant à sa manière avec le vieux rêve de « l’art total2200 », que Hugo voyait
accompli dans l’office de la cathédrale gothique, que le wagnérisme situera ailleurs, rencontre
aussi avec cette nouvelle méditation sur les conditions matérielles de l’œuvre, l’esthétique de
la performance comme celle de l’art environnemental, qui traverse tout un pan de la création
contemporaine. Le Coup de dés lu et vu par l’auteur du Génie du lieu devient aussi ici, par
ricochet, « un des grands primitifs » de ces recherches artistiques multiples qui ont renouvelé
radicalement la notion d’œuvre. Implicitement, on rejoint ici la thèse de Broodthaers sur le
rôle de Mallarmé dans l’évolution de l’art moderne dans son rapport à l’espace, formulée à
peu près à la même époque, nous y reviendrons.

3) Tel Quel et Change

a) Le Coup de dés de Tel Quel (1964-1979)

1. Tel Quel et la « question Mallarmé »

2198
M. Butor, « La littérature, l’oreille, l’œil », op. cit., p. 403.
2199
Fonds « Art et Action », documentation manuscrite, B.N.F.
2200
L’architecture, avant l’entrée dans l’ère de l’imprimerie, est décrite comme « l’art total, l’art souverain, l’art
tyran », ibid., p. 248.

475
Pour le jeune Philippe Sollers, fondateur d’une revue placée sous le signe de Nietzsche –
« je veux le monde et le veux TEL QUEL2201 » –, fréquentant, au milieu des années 1960, le
séminaire de Roland Barthes, lié durablement à l’auteur de Sémiotikè, allié un temps à Derrida
ou à Genette, il y a une « question Mallarmé2202 » dont l’actualité ne fait aucun doute. Le
poète entre à Tel Quel en 1962 par l’intermédiaire de Gérard Genette qui rend compte, avec
« Bonheur de Mallarmé2203 », de la somme de Jean-Pierre Richard, qui vient de paraître en
1961. L’Univers imaginaire de Mallarmé, étude neuve par sa méthode et son projet, propose
de fait une autre manière de parcourir l’œuvre, qui renouvelle les approches critiques
existantes, tout en replaçant Mallarmé sur le devant de la scène littéraire. Après celui de
Barthes, le méta-discours de Genette inaugure alors une nouvelle conjoncture de l’histoire de
la réception de Mallarmé, qui se verra désormais abondamment convoqué, comme l’on sait, à
titre de « théoricien » de la littérature, et pour ainsi dire, de poète-pilote, à une époque où l’on
envisage, après Saussure, la linguistique comme « science-pilote ».
A Tel Quel, l’auteur de Crise de vers se voit retenu entre tous parce qu’on estime qu’il
occupe une « position clé2204 » dans cette crise de la culture occidentale qui s’est manifestée à
partir de la fin du XIXe siècle : « Nous disons que Mallarmé occupe dans ce mouvement une
place éclairante, parce que nous croyons la plus explicite son expérience du langage et de la
littérature, leur mise en question réciproque et l’exposition qu’il en a donnée2205 ». Ainsi, la
« question du langage », mise en lumière en particulier par Le Degré zéro de l’écriture, ou par
Les mots et les choses, vient alors croiser la « question Mallarmé ». Ces lignes de 1967 dues à
Roland Barthes résument assez bien l’image que l’on se fait de la césure mallarméenne dans
les rangs du groupe de Tel Quel : « Il a fallu attendre Mallarmé pour que notre littérature
conçoive un signifiant libre, sur quoi ne pèserait plus la censure du faux signifié, et tente
l’expérience d’une écriture enfin débarrassée du refoulement historique où la maintenaient les
privilèges de la pensée2206 ». De même, trait d’époque, cette vulgate se manifeste chez les
futurs fondateurs de la revue Poétique ; ainsi, pour donner un exemple parmi tant d’autres,
Todorov justifiera la liaison nécessaire entre « la poétique » et la linguistique par une
conception de la littérature assise sur un énoncé mallarméen : « c’est que la littérature est, au

2201
Epigraphe d’ouverture, Tel Quel, 1, printemps 1960.
2202
Ph. Sollers, « Littérature et totalité », L’écriture et l’expérience des limites (1968), Editions du Seuil, coll.
« Points », 1971, p. 69.
2203
G. Genette, « Bonheur de Mallarmé », Tel Quel, été 1962, p. 61-65, repris dans Figures I (1966), Editions du
Seuil, coll. « Points », 1976, p. 91-100.
2204
Ph. Sollers, « Littérature et totalité », L’écriture et l’expérience des limites, op. cit., p. 68.
2205
Ibidem.
2206
R. Barthes, « Plaisir du langage » (1967), Œuvres complètes, Editions du Seuil, éd. E. Marty, 1994, t. II,
p. 408.

476
sens le plus fort du terme, un produit du langage (Mallarmé disait : « le livre, expansion totale
de la lettre »)2207 ».
Les différents écrivains et intellectuels liés à Tel Quel vont donc jouer un rôle important
dans la construction de ce Mallarmé « pré-structuraliste ». Le nom de l’auteur de Divagations
apparaît en effet régulièrement dans les pages de la revue entre 1962 et 1979 ; c’est dire qu’il
accompagne la majeure partie de l’histoire du groupe. Cet usage telquelien du poète est
suffisamment connu pour nous interdire de le décrire trop longuement. A défaut de cette
description, ce qui nous intéressera ici sera plutôt, de manière généalogique, une
interprétation de cette interprétation, de manière à délimiter le cadre épistémologique, ou
idéologique, dans lequel on a pu lire le Coup de dés à cette date.
« Mallarmisme de Tel Quel », « telquelisme de Mallarmé », nous souhaiterions souligner
ici l’entrelacement et le croisement des positions. Il s’agirait ainsi de nuancer ces lignes de
François Dosse, qui entérinent un peu trop à nos yeux, en épousant ici le point de vue du
groupe, l’idée d’une orthodoxie mallarméenne véhiculée par Tel Quel :
Tout le projet de Tel Quel s’inscrit à l’intérieur du projet mallarméen en tant qu’expérimentation
de la littérature au-delà des genres et des limites, comme expérimentation de la conscience de soi
dans la mort, véritable suicide à partir duquel le langage reprend ses droits, outrepassant les limites
de la subjectivité de la conscience de l’auteur. Mallarmé, attentif à la rhétorique, à la philologie,
invite à la réflexion sémiologique, d’autant que le Livre à écrire renvoie à l’impossible comme
perspective. (…) Mallarmé ouvre donc le vaste programme de la pensée formelle2208.

Projet mallarmiste2209 plus que mallarméen peut-être, c’est ce que nous allons essayer de
montrer, dans les limites qui nous sont imparties. Pour ce faire, la confrontation du
« Programme » de Tel Quel exposé par Sollers en 19672210, avec sa présentation de Mallarmé
livrée un an auparavant dans l’article « Littérature et totalité2211 », sera assez éloquente. C’est
l’époque du « nouveau départ2212 » de la revue, dont le comité renouvelé s’est éloigné de
Robbe-Grillet et de la plupart des « nouveaux romanciers », pour se tourner plutôt vers la

2207
T. Todorov, « Définition de la poétique », Qu’est-ce que le structuralisme ?, 2, Poétique, Editions du seuil,
1968, p. 26.
2208
Fr. Dosse, Histoire du structuralisme. I.Le champ du signe, 1945-1966 (1991), rééd. Le Livre de Poche, coll.
« biblio essais », 1995, p. 399.
2209
Nous reprenons ici le mot de Mallarmé lui-même, employé dans sa lettre autobiographique à Verlaine de
1885 : « les jeunes poètes qui nous aiment (mallarmistes à part) », OC, t. I, p. 789.
2210
Ph. Sollers, « Programme », Tel Quel, 31, automne, 1967, p. 37, repris dans L’écriture et l’expériences des
limites, op. cit., p. 8-13.
2211
Ph. Sollers, « Littérature et totalité », Tel Quel, 25, printemps 1966, p. 81-95, repris dans L’écriture et
l’expériences des limites, op. cit., p. 67-87.
2212
Ph. Forest, Histoire de Tel Quel, 1960-1982, Editions du Seuil, 1995, p. 158-214. Pour un autre point de vue
sur cette histoire mouvementée et passionnée, par certains côtés ininterrompue, dont les effets perdurent jusqu’à
notre temps, voir, entre autres, Fr. Dosse, Histoire du structuralisme. Tome 1, op. cit., p. 398-400, et Histoire du
structuralisme. II.Le chant du cygne, 1967 à nos jours (1992), rééd. Le Livre de Poche, coll. « biblio essais »,
1995, p. 186-189.

477
« nouvelle critique » et le structuralisme littéraire, Barthes et Lacan, la relecture du marxisme
par Althusser, et la déconstruction.

2. Telquelisme de Mallarmé : « Littérature et totalité » (1966)


Rendons compte rapidement de la rhétorique et du lexique de « Littérature et totalité ».
Avec Valéry, on remarque que c’est au prix d’un « malentendu volontaire », d’une bonne
dose de « mauvaise foi », que l’on rattache le Maître au « symbolisme », courant « désuet,
renfermé, idéalisant, littéraire dans le plus mauvais sens du mot2213 ». Avec Valéry encore, et
puis l’auteur du Degré zéro de l’écriture, on cherche à approcher le cœur de ce qui passe pour
« l’intention » profonde de Mallarmé, à savoir : « donner au verbe écrire selon une formule de
Roland Barthes, sa fonction intransitive2214 ». Avec Blanchot, on note une mutation profonde
de l’histoire de la littérature depuis les années 1860, constitutive d’un « nouvel espace
littéraire2215 » ; et l’on tentera de saisir dans cet article la particularité de « l’expérience de
Mallarmé2216 », qui a mis en avant « l’impersonnalité nécessaire de l’auteur2217 », confronté à
une épreuve avec « le néant, la mort2218 », dont Igitur garde la trace la plus nette. Le langage
du poète cherchant à « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » expérimente que les
mots « se corrigent les uns les autres au moyen de la mort – de la négativité2219 », tandis que
cette poésie regarde vers « la fin du livre, son absence2220 ». Cette poésie rappelle ainsi que
« le langage a une fonction profondément négative, – qui n’est pas faite pour nommer quoi
que ce soit de particulier mais l’absence de ce qu’on nomme2221 ». Avec Bataille, on estime
que la mise en relation de l’économie et du langage amène Mallarmé à s’intéresser aux
« notions de théâtre, de fête, de fiction (…) dénonçant la pauvreté d’un certain type
d’économie impuissante à organiser son jeu, sa dépense2222 » ; quant au rêve du Livre, il pose
« l’impossible comme but2223 ». Avec le freudisme, et sa poursuite lacanienne, on montre que
ce « quelque chose d’occulte au fond de tous » évoqué par le poète anticipe sur l’inconscient
psychanalytique, dans la mesure où le « signifiant fermé et caché » que « Mallarmé

2213
Ph. Sollers, « Littérature et totalité », L’écriture et l’expérience des limites, op. cit., p. 66.
2214
Ibid., p. 68.
2215
Ibid., p. 67.
2216
Ibid., p. 68.
2217
Ibid., p. 70.
2218
Ibidem.
2219
Ibid., p. 73.
2220
Ibid., p. 68.
2221
Ibid., p. 75.
2222
Ibid., p. 74.
2223
Ibid., p. 80.

478
soupçonne en chacun (…) a, si l’on peut dire, été depuis scientifiquement prouvé2224 ». Cette
proposition mallarméenne ajoute Philippe Sollers, peut « s’éclairer pour nous d’un jour
nouveau si nous considérons les données de la psychanalyse et particulièrement celle-ci,
récente, que l’inconscient est justement structuré comme un langage2225 ». Ainsi, la pratique
poétique mallarméenne inséparable d’un suicide symbolique assimilé à un « sacrifice »,
aboutit à l’idée, lacanienne, que le « sujet est la conséquence de son langage2226 ». Avec le
marxisme, on dégage la présence chez Mallarmé d’une réflexion sur les conditions matérielles
de la littérature, que l’on déduit du « double état de la parole » exposé dans Crise de vers :
Cette distinction entraîne Mallarmé jusqu’à cette proposition étonnante où nous pouvons nous
reconnaître pleinement : « tout se résume dans l’esthétique et l’économie politique ». L’esthétique
est un phénomène d’économie de la langue, et la pensée même n’est compréhensible qu’en termes
d’économie (c’est la « mentale denrée »). L’économie politique pourra donc s’éclairer à partir du
langage (…)2227.

De plus, on souligne l’anti-hégélianisme ou l’hégélianisme inversé – un marxisme donc –


d’un projet qui place le livre ouvert à la « fin de l’histoire » : « Ainsi Hegel voyait-il la fin de
l’histoire sous forme d’un livre fermé : Mallarmé, lui, l’ouvre, le disperse, le retourne et le
rend à l’espace où nous apparaissons pour vivre, nous écrire, nous lire et mourir2228 » Dès
lors, toutes les conditions sont réunies pour que l’œuvre de Mallarmé livre en cette année
1966 une pensée éminemment actuelle, « celle de la révolution, dans son sens le plus
littéral2229 ».
Dans un texte de 1969, Pierre Rottenberg ira dans le même sens, en politisant davantage
l’approche, de manière à montrer finalement que la « lutte des classes » qui déchire le corps
social de la France, passe aussi, symboliquement, à travers le corpus poétique de Mallarmé.
Son auteur souligne en effet le « caractère profondément futur du texte mallarméen2230 ».
Quant à la « phase mallarméenne » de la littérature, elle doit se définir comme une « phase
dialectique et matérialiste2231 ». Dès lors, les « Œuvres complètes » éditées par Gallimard en
1945 enchaînent Mallarmé au « Grand Capital », alors que le poète, par son travail littéraire
pose « le problème strictement inverse d’une culture prolétarienne2232 ». Vu sous cet angle,
« le mouvement mallarméen commence à peine2233 ». De fait, une grande question ne cesse de

2224
Ibid., p. 79.
2225
Ibidem.
2226
Ibid., p. 72.
2227
Ibid., p. 74.
2228
Ibid., p. 80.
2229
Ibid., p. 87.
2230
P. Rottenberg, « Une lecture d’Igitur », Tel Quel, 37, printemps, 1969, p. 75.
2231
Ibid., p. 76.
2232
Ibid., p. 88.
2233
Ibid., p 91.

479
retentir, qui résonne souterrainement dans maint numéros de Tel Quel à cette époque :
« Mallarmé au service de qui, et pourquoi ?2234 ». Il serait sans doute trop facile aujourd’hui
de retourner cette question contre la revue elle-même, qui n’a pas manqué de se servir du
poète. Mais le retour sur cette période ne doit pas nous interdire pour autant de montrer les
limites de ces usages multiples, dont la dimension idéologique ne saurait être mise de côté.
Ainsi donc, le Mallarmé de Sollers se veut contemporain de Marx et de Freud ; le
soubassement philosophique de sa poésie est matérialiste ; ce Mallarmé de 1960 se donne
pour l’essentiel comme l’auteur des Divagations, d’Igitur, du Coup de dés, des « notes sur le
langage », et des fragments du « Livre » ; il n’a appartenu que malgré lui à cette époque
« symboliste », bien trop idéaliste et religieuse dans ses orientations littéraires pour être en
accord avec la pensée profonde de Mallarmé, comme l’avait dit Valéry ; son œuvre rencontre
le moment théorique constitué par la reprise du soupçon marxien et freudien, à travers
l’althussérianisme et le lacanisme ; sa poésie de l’absence et de la dépersonnalisation conduit
à Blanchot, qui en retour en souligne toutes les implications radicales ; sa conception du sens
et de la référence conduit à la « grammatologie » ; sa poésie anti-discursive et anti-
représentative annonce la notion intransitive de « texte », chère à Roland Barthes.
Au final, si l’on regarde de près comment travaille le texte de Philippe Sollers, il apparaît
clairement qu’il constitue une sorte de « totalité » signifiante et symptomatique qui rassemble,
implicitement autant qu’explicitement, les discours théoriques d’une certaine tradition de la
modernité, qui commence à Valéry, passe par Blanchot et Bataille, se prolonge avec Barthes,
Derrida et Lacan, le tout étant perçu à travers l’horizon du matérialisme dialectique. Le
Mallarmé de Tel Quel aura la particularité de montrer un visage dessiné par la série de ces
positions théoriques pour la première fois saisies ensemble, de manière simultanée,
synthétique ou syncrétique, totalisante ou éclectique, selon les points de vue.

3. Mallarmisme de Tel Quel : « Programme » (1967)


Le « Programme » de 1967 fait système avec l’article de 1966 consacré à Mallarmé, de
sorte qu’il apparaît non seulement comme un programme d’écriture, ou un programme de
revue, mais aussi comme un programme de lecture, qui serait en outre indissolublement, aux
yeux de Sollers, un compte rendu de lecture, l’œuvre lue étant celle de Mallarmé, et de
quelques autres. Rappelons les principales lignes de force de ce « manifeste » avant-gardiste
qui ne dit pas son nom.

2234
Ibid., p. 86.

480
Sollers fonde l’essentiel de son « Programme » sur une critique, commune à l’époque,
présente en particulier chez Foucault et Derrida, du concept d’« histoire », entendue non
seulement comme histoire continue et cumulative, linéaire et orientée, finaliste et
téléologique, mais aussi comme histoire « idéologique » par « censure », en un mot,
idéaliste2235. Il s’agit en effet de réintroduire la rupture dans l’histoire, en particulier dans
l’histoire de la « littérature », à partir de certaines pratiques radicales jugées déviantes, et
inscrites désormais dans la catégorie « texte ». A « l’histoire littéraire », jugée « idéologique »
et normative, se substituera une « histoire de l’écriture textuelle », dite aussi « histoire
monumentale », opposée à cette « histoire cursive » rejetée en bloc2236. Cette nouvelle histoire
suivra la ligne de fuite déployée par ces auteurs dont l’écriture « reconnaît la rupture », à
travers une pratique « irréductible au concept classique (représentatif) de « texte écrit »2237 ».
On privilégiera donc des œuvres dont on estime qu’elles sont chargées d’un « coefficient de
contestation théorique – formelle » élevé, parmi lesquelles, celles du couple majeur, souligné
par l’italique, « Lautréamont, Mallarmé2238 ». C’est bien évidemment le paradigme
révolutionnaire, paradigme par excellence de la coupure historique, appliqué simultanément et
indissolublement à la pratique littéraire comme à la praxis sociale, qui oriente toute cette
relecture marxiste :
Cette rupture textuelle, prise comme point de départ théorique, est contemporaine (…) de celle
manifestée dans la pensée et l’histoire occidentale par Marx et Engels, à savoir par la mise en
place de la dialectique matérialiste. Elle est la crise même, et la révolution violente, le saut, de la
lisibilité2239.

De plus, conformément à la leçon du marxisme, le regard porté sur le texte devra rendre
réversibles et solidaires théorie et pratique : « la théorie de l’écriture textuelle se fait dans le
mouvement de la pratique de cette écriture2240 ». La théorie est donc immanente à la pratique.
Ainsi, on mettra l’accent sur la dimension réflexive de l’écriture, théorisant sa pratique,
pratiquant sa théorie, dans un même geste :
A partir de la pratique, signifie qu’il est devenu impossible, à partir d’une rupture, précisément
situable dans l’histoire, de faire de l’écriture un objet pouvant être étudié par une autre voie que
l’écriture même (son exercice, dans certaines conditions). Autrement dit, la problématique
spécifique de l’écriture se dégage massivement du mythe de la représentation pour se penser dans

2235
Ph. Sollers traque « ce concept « d’histoire » posé par l’idéalisme expressif et instrumental »,
« Programme », L’écriture et l’expériences des limites, op. cit., p. 10.
2236
Ibidem.
2237
Ibid., p. 11.
2238
Ibid., p. 9.
2239
Ibidem.
2240
Ibidem.

481
sa littéralité et dans son espace (…) Economie dramatique dont le « lieu géométrique » n’est pas
représentable (il se joue)2241.

Enfin, le « texte », procès fondamentalement ouvert et dynamique, pure fonction travaillant à


la critique de toutes les substances, supprime « la fixation à « l’œuvre » ou à « l’auteur »2242 ».
Il est ce « jeu variable, plurilinéaire2243 », langage posé et nié, écriture qui est « à chaque fois,
destruction d’un langage2244 », qui se situe « du côté de l’action révolutionnaire en
cours2245 ».
Ce « Programme », pour le dire vite, relève une fois de plus de ce que Todorov, dans
Critique de la critique, appelle « l’idéologie romantique » ; mais il en offre, curieusement,
une variante freudo-marxiste. Il s’agit toujours en effet de proposer une alternative au régime
classique de la représentation, en valorisant non pas tant une esthétique de la création ou de la
présentation comme ce fut le cas à l’époque du modernisme et des premières avant-gardes
historiques, mais une esthétique de la production (Marx), qui est aussi une esthétique de la
transgression (Freud), qui peut se synthétiser dans cette formule de Sémiotiké (1969) : « le
travail transgressif de l’écriture poétique2246 ». Celui-ci trouvera ses illustrations les plus
manifestes dans une constellation de « textes-limites2247 ». Bien évidemment, le texte
mallarméen est de ceux-là. L’auteur d’Igitur se voit alors couplé, non pas à Rimbaud, mais à
Lautréamont, comme « expérimentateur2248 » de la modernité textualiste, rôle qu’il partagera,
on le sait, non sans surprise, avec des auteurs comme Dante, Sade, Artaud, Bataille, ou Joyce.
On comprend alors comment pourra se faire le nouage de l’avant-garde Tel Quel avec
l’œuvre de Mallarmé, et en particulier avec le Coup de dés. Ce nouage ne s’accomplira qu’au
prix d’une réduction instrumentalisante, dont on connaît les ressorts principaux. Nous
désignerons cet usage partial et orienté de l’œuvre de Mallarmé du nom de « mallarmisme ».
Tel Quel, au cours de l’histoire de la réception du poète, n’en a bien évidemment pas
l’apanage ni le monopole – que l’on pense à la lecture ô combien filtrante dans le sens de la
rationalisation d’un Valéry – mais en fournit un exemple particulièrement représentatif. Tout
cela est assez connu, et mériterait un examen précis des usages de la citation qui dissocie bien
souvent le fragment considéré tout à la fois d’un co-texte et d’un contexte, en y ré-associant
des catégories importées. Nous en donnons ici un aperçu synthétique.

2241
Ibid., p. 8.
2242
Ibid., p. 13.
2243
Ibid., p 12.
2244
Ibidem.
2245
Ibid., p. 13.
2246
J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 207.
2247
Ph. Sollers, « Introduction », L’écriture et l’expérience des limites, op. cit., p. 6.
2248
Ph. Sollers, « Littérature et totalité », art. cit., p. 69.

482
Ce « Programme » semble en effet beaucoup moins mallarméen que mallarmiste. Pour y
parvenir, on découpera dans le corpus de l’œuvre des « textes » significatifs ; on découpera
dans ces « textes » des phrases elles aussi significatives. Ce filtrage de l’œuvre passera par la
majorations de certains traits, tout juste esquissés, et la minoration, ou l’occultation, d’autres
traits, non compatibles avec le cadre de lecture dominant, à tous les sens du terme. Ainsi, le
travail de Mallarmé sur la syntaxe, que le poète définissait comme « pivot » et
« garantie »2249, se verra situé sur le terrain de la transgression, ou de la destruction d’un
langage. De la crise de Tournon, on retiendra la « découverte du Néant », sans rien dire de
son corollaire, la découverte de la Beauté2250. L’exigence de l’impersonnalité de l’œuvre,
plutôt associée chez Mallarmé à une double exigence structurale et archétypale, glissera du
côté de la « crise du sujet » cartésien, de la « mort de l’auteur », voire de la « mort de
l’homme », et plus largement d’un anti-humanisme, dont la filiation peut sembler beaucoup
plus nietzschéenne que mallarméenne. On pourrait continuer la liste des déplacements.
Quant à l’inscription de l’œuvre dans une « histoire monumentale », elle s’accompagnera
d’un refoulement partiel du cadre historique d’origine, jugé documentaire. Il est significatif de
souligner combien ce conflit des histoires croise ici le différend philosophique entre idéalisme
et matérialisme. Or, on ne saurait nier que l’époque symboliste a été, selon le mot de
nombreux historiens du mouvement, une « réaction idéaliste » face au positivisme et à sa
variante littéraire, le naturalisme. L’arrière-plan marxiste des années 1960, faisant primer le
monument sur le document, rendra invisible et impensable une telle donnée. La
« telquelisation » de Mallarmé passera par une dé-historisation violente, dont la formule
paradigmatique se trouvera dans Sémiotikè, à propos de la lettre fameuse de Mallarmé à
Cazalis dans laquelle il se décrit comme une « aptitude qu’a l’Univers Spirituel à se voir et à
se développer, à travers ce qui fut moi2251 » : « purgeons cet énoncé des tics d’une époque
religieuse2252 ». Ceci est un écho direct des positions de Sollers sur le symbolisme exposées
dans « Littérature et totalité » citées plus haut. Un tel impératif catégorique, tout à la fois
méthodologique et moral, dresse l’horizon d’attente, et de refus, d’une œuvre mutilée, dont la
prétendue « pureté » ne résulterait en fait que d’une entreprise de « purification ».
Enfin et surtout, pour ce qui nous occupe ici, on fera d’une des œuvres les plus a-nomales
du poète, à savoir le Coup de dés, une sorte d’hypostase de la force « transgressive » et
« révolutionnaire » de sa poésie. La critique du concept d’« histoire » aura pour effet, trait

2249
« Le Mystère dans les Lettres », OC, t. II, p. 232.
2250
Voir J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 214-215.
2251
Mallarmé, lettre à Cazalis du 14 mai 1867, OC, t. I, p. 714.
2252
J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 215.

483
général de ce moment structuraliste, dont on sait la tendance anhistoriciste, de sur-valoriser le
concept d’« espace », mot-clé récurrent du « Programme » de 1967, comme des travaux
théoriques de Julia Kristeva consacrés au « langage « poétique ». Cette catégorie fait partie
des composantes définitoires de « l’écriture textuelle » : « écriture : production, infini, réseau,
double, matérialisme, dialectique, espace2253 ». A « l’histoire de la littérature » traditionnelle
vient se substituer un « espace textuel2254 », à la fois interne à l’œuvre, avec le concept de
« paragramme » théorisé dans Sémiotikè, et externe à celle-ci, avec le concept
d’« intertextualité » importé à cette époque en France par la même Julia Kristeva. Or, on sait
que l’auteur du Coup de dés, à travers la médiation d’un Blanchot en particulier, a pu jouer un
rôle capital dans la mise en évidence de cette spatialité inhérente au fait littéraire. Ainsi,
l’espace de ce poème sera un terrain privilégié de théorisation, comme nous le verrons plus
loin, dans notre partie consacrée aux « pratiques ». De fait, le Coup de dés peut apparaître en
filigrane d’un manifeste qui cherche à promouvoir ce « lieu non géométrique » où le texte
déploie une scène anti-représentative, scène sur laquelle rien ne se dit, rien ne s’exprime, mais
où tout « se joue2255 », et tout se montre. En outre, un tel texte, présenté par son auteur comme
« un acte de démence », pourra se situer sans mal dans le territoire telquelien délimité par ces
« points stratégiques » que sont les mots-drapeaux suivants : « « mystique », « érotisme »,
« folie », « littérature »2256 ».
Un poème comme le Coup de dés ne pourra donc qu’intéresser vivement un groupe qui a
décidé de délimiter et d’approfondir, sans la réduire, cette « crise de la lisibilité », à travers les
catégories de la matérialité, de la spatialité, de la négativité et de la réflexivité, soit en un mot,
les principales coordonnées épistémologiques-idéologiques qui forment le « mallarmisme de
Tel Quel ».

4. Perspectives sur le Coup de dés

Le Coup de dés de Tel Quel fait l’objet de trois grands types d’usage en cette fin des
années 1960 : il peut être commenté dans le cadre d’une exégèse, expérimenté dans une
pratique de type artistique ou conceptuelle, et enfin cité dans le cours d’une analyse. Le travail
d’expérimentation, dû principalement à Marcelin Pleynet pour ce qui est de la création
poétique, à Julia Kristeva comme à Jacques Derrida pour ce qui est de la pratique
conceptuelle, sera présenté plus loin, dans notre partie consacrée à ces opérations

2253
Ph. Sollers, « Programme », L’écriture et l’expériences des limites, op. cit., p. 10.
2254
Ibid., p. 9.
2255
Ibid., p. 8.
2256
Ibid., p. 9

484
particulières2257. Evoquons ici quelques cas de citations représentatives, avant de présenter le
bref commentaire que Sollers donna du Coup de dés dans son article de 1966, « Littérature et
totalité ».

-Le travail de la citation (1964-1977)


Le Coup de dés fournit des phrases ou des fragments qui viennent émailler les discours.
Ces usages aphoristiques ou ornementaux du poème ne nous intéressent pas tant pour leur
contenu que pour leur caractère symptomatique : nous les voyons comme des signaux qui
trahissent l’intérêt de groupe de Tel quel pour un texte dont la présence sature de manière
diffuse de nombreux articles : ce sont les marqueurs d’une diffusion, les traces de l’intensité
d’une activité émettrice, les indicateurs de l’efficace d’un texte et de sa présence sur
« l’horizon d’attente » d’une époque. A propos de questions et de sujets divers, qui ne sont
pas forcément la poésie, on sollicite un texte qui peut servir de grand comparant ou de grand
référent.
Ainsi, Philippe Sollers affectionne tout particulièrement l’expression « tourbillon
d’hilarité et d’horreur ». Il la convoque en passant lors d’un entretien avec David Hayman de
1975, à propos de l’ambivalence de la farce, à ses yeux toujours mi-tragique, mi-comique :
« vous vous rappelez ce que Mallarmé écrit dans Un Coup de dés : « tourbillon d’hilarité et
d’horreur »2258 ». De même, l’auteur de Paradis la cite à nouveau dans une réflexion d’ordre
politique, à propos cette fois de l’œuvre de Sade : « le pouvoir se fait à coups de secret, c’est
pourquoi il est « tourbillon d’hilarité et d’horreur »2259 ». Dans un autre contexte, directement
rattaché à la problématique « littéraire » de l’écriture textuelle cette fois, Sollers évoque
rapidement le poème en 1969. Dans un article théorique qui prolonge et complète le projet
formulé dans « Programme », il situe explicitement le travail du groupe du côté du post-
structuralisme, dans le sillage des travaux de Derrida et de Kristeva, dont il entérine la
nécessaire « refonte théorique2260 ». La critique conjointe du modèle classique de la mimesis
et de la métaphysique idéaliste de la substance, le conduit ainsi à mettre en avant la série
« trace-espacement-transformation-texte2261 », qui fait de l’ancien objet « littéraire » une
entité ouverte, fonctionnelle, conçue comme une « pratique signifiante multivalente2262 ». Le
Coup de dés est alors convoqué en tant que poème méta-textuel, premier exemple significatif

2257
Voir plus loin le chapitre « Mises en concept ».
2258
« Entretien de D. Hayman avec Ph. Sollers (1975) », Tel Quel, 71-73, 1977, p. 31.
2259
Ph. Sollers, « Vers la notion de paradis », Tel Quel, 68, hiver 1976, p. 102.
2260
Ph. Sollers, « Survol / Rapports (blocs) / Conflit », Tel Quel, 36, hiver 1969, p. 7.
2261
Ibidem.
2262
Ibid., p. 10.

485
de ce qu’est le fonctionnement « textuel ». Il s’agit d’abord d’inclure l’infini : « le texte se
joue en effet dans une infinité où il reçoit, pour reprendre le mot de Mallarmé, une fonction
apparente de borne2263 ». Sollers se rappelle ici ce fragment mallarméen, qui sera également
souvent cité par Julia Kristeva dans Sémiotikè comme dans La Révolution du langage
poétique : « qui imposa une borne à l’infini2264 ». On sait en effet que le concept d’« infini »,
pensé de manière anti-théologique et anti-métaphysique, dans la proximité du calcul
différentiel, joue un rôle central dans la théorie de la « signifiance »2265. Puis, en adoptant une
position critique par rapport au travail de Jean-Pierre Richard, à la suite des attaques de
Derrida contre le « thématisme », Sollers note que le « texte » déploie :
non pas un « univers imaginaire » (un peu plus et c’est le contre-sens courant de l’écriture
comme transcription de « fantasmes ») mais la mouvance atteinte par la scription même dont
le Coup de dés [note : renvoi au livre de Cohn] présente sans doute pour la première fois, les
traits, le battement, l’imbrication, la dérive, le jeu d’espace « permettant à l’infini d’être » – le
retournement et la spatialisation de la langue à partir de la lettre – « sur tous les plans
simultanément remués » (Artaud)2266.

Ces lignes soulignent la dimension fondatrice du Coup de dés, qui occupe une place de choix
dans cette « histoire de l’écriture textuelle » qui s’écrit alors. Comme au temps du futurisme
italien, la nouvelle avant-garde se choisit ses ancêtres, et se fabrique une généalogie ad hoc.
Ici, on caractérisera le poème avec des catégories anti-substantialistes, qui valorisent, en
mimant la langue de l’auteur de La Grammatologie, le mouvement et la spatialité, la
différenciation et le décentrement, la non-identité à soi et l’anti-discursivité. A peu près au
même moment, dans un texte de Logiques (1968), coiffé d’une épigraphe nietzschéenne sur le
pouvoir de la fiction, l’auteur de Nombres se souvient encore d’une formule du Coup de dés
(« de cette conflagration / à ses pieds / de l’horizon unanime2267 ») pour décrire la
dépersonnalisation du sujet pris dans le devenir textuel : « ils ne sont jamais tant eux-mêmes
que lorsqu’ils atteignent cette région-là – horizon unanime sur lequel mille points de vue sont
possibles2268 ».
Plus tard, dans un article consacré au matérialisme philosophique, Sollers inscrit l’auteur
du Coup de dés dans la lignée d’un Cyrano de Bergerac ou d’un Gassendi, « écrasé par
Descartes2269 ». La réhabilitation des libertins érudits le conduit à opposer Mallarmé à Pascal :
« le pari pascalien est par avance, si l’on peut dire, la réaction négative, effrayée, fatiguée au

2263
Ibid., p. 11.
2264
OC, t. I, p. 381.
2265
Voir en particulier J. Kristeva, Sémiotiokè, op. cit., p. 115-119, et p. 232-240.
2266
Ph. Sollers, « Survol / Rapports (blocs) / Conflit », art. cit., p. 11.
2267
OC, t. I, p. 373.
2268
Ph. Sollers, Logiques, Editions du Seuil, 1968, p. 18.
2269
Ph. Sollers, « Sur le matérialisme II et III », Tel Quel, 56, hiver 1973, p. 28.

486
Coup de dés qui, lui, n’abolira jamais l’infinité des espaces, leur vide, leur silence
fondamental, statutaire2270 ».
En 1979 encore, Jean-Louis Houdebine insistera sur la mise en question de la référence
dans le poésie mallarméenne qui privilégie ceci :
le tracé d’un vers ou encore d’une arabesque : celle qui s’inscrit (on passe alors de l’unité-vers
à l’unité-page : le poème n’est jamais une unité pertinente chez Mallarmé) en « dessin » sur
les doubles pages du Coup de dés : l’arabesque d’un « emploi à nu de la pensée », d’où
« résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition »2271.

Il fera ensuite dialoguer Mallarmé et Joyce, qui selon lui proposent chacun une critique
complémentaire du récit classique. Quand la préface de Cosmopolis énonce « on évite le
récit », Joyce choisit de le faire proliférer, en rétorquant : « on le multiplie2272 ».
De même, Julia Kristeva, en dehors des essais théoriques sur lesquels nous reviendrons en
détail plus loin, ne manque pas d’évoquer allusivement le Coup de dés dans la revue Tel Quel,
et cela régulièrement, entre 1971 et 1976. Situé massivement du côté du « sémiotique, face au
« symbolique », le poème de 1897 incarne la force transgressive du langage poétique : on note
ainsi « les ellipses non-recouvrables d’Un Coup de dés2273 ». Puis, à propos de Mort à crédit,
on remarque qu’il n’y a « pas ici d’anomalies syntaxiques (comme Le Coup de dés ou les
glossolalies d’Artaud)2274 ». Ailleurs, on souligne l’anomalie syntaxique du « texte »,
« comme dans Un Coup de dés de Mallarmé », qui « empêche [le sens] de se compléter dans
un tout phrastique2275 ». Revenant sur le concept de « chora sémiotique », Julia Kristeva le
présente ainsi :
agencement archaïque du narcissisme primaire que le poète exhume pour défier la clôture du sens
(« rien n’aura eu lieu que le lieu », certes sinon « à l’altitude peut-être et aussi loin qu’un endroit
fusionne avec au-delà (…) le heurt sidéralement d’un compte total en formation », Mallarmé »)2276
(…).

La dernière double page du Coup de dés sert ici à illustrer l’infini de la « pratique
signifiante » théorisée à travers les catégories de la « sémanalyse ».
Enfin la revue, par deux fois, signale des ouvrages qui jettent une lumière nouvelle sur le
poème mallarméen. Sollers est sensible au dialogue Nietzsche-Mallarmé esquissé par Deleuze
dans Nietzsche et la philosophie : « « il faut y souligner un parallèle avec le Coup de dés de

2270
Ibid., p. 18.
2271
J. L. Houdebine, « La signature de Joyce », Tel Quel, 81, automne 1979, p. 52.
2272
Ibid., p. 53.
2273
J. Kristeva, « D’une identité l’autre », Tel Quel, 62, été 1975, p. 18.
2274
Ibid., p. 23.
2275
J. Kristeva, « Matière, sens, dialectique », Tel Quel, 44, hiver 1971, p. 29.
2276
J. Kristeva, « Noms de lieux », Tel Quel, 68, hiver 1976, p. 48.

487
Mallarmé2277 ». Il faut croire que Sollers ne retient qu’une partie de la lecture deleuzienne, ou
seulement le titre du sous-chapitre, puisque cette dernière, on l’a vu, rabattait le poème sur le
« vieux dualisme » métaphysique. En outre, Tel Quel salue avec énergie la somme de Robert
Cohn traduite en français en 1951, mais qui reste en 1969 un livre « scandaleusement
méconnu2278 ». Ces deux petites « notes de lecture » jouent ici un rôle décisif. En livrant les
goûts et les préférences de la revue, ces choix dessinent un horizon de lecture, ainsi que des
orientations méthodologiques et idéologiques nettes. De fait, la lecture vaguement hégélienne
d’un Gardner Davies ne sera jamais évoquée : Tel Quel a choisi un camp, et participe ainsi à
la mise en place d’une tradition exégétique du Coup de dés bien identifiable, inspirée de
Cohn, alimentée par un nietzschéisme diffus, et par conséquent étrangère à celle, idéaliste,
représentée par les travaux du critique australien.

-Le travail du commentaire (1966)


« Littérature et totalité » offre quelques remarques sur le Coup de dés, présentées, comme
c’est souvent le cas, au moment, final, de l’analyse, où il s’agit d’évoquer le rêve du « Livre ».
Après avoir posé « l’impossibilité de l’œuvre », Sollers estime, après toute une lignée de
commentateurs, que le Coup de dés constitue ce « fragment d’exécuté2279 » évoqué dans la
lettre autobiographique à Verlaine : « tout au plus va-t-il essayer d’en faire briller des
fragments2280 ». Voici comment l’auteur de Nombres envisage alors le poème :
Un de ces fragments (retour différé d’Igitur) va être le Coup de dés où l’écriture orchestre ses
nouveaux pouvoirs (non plus transcription d’un sens, mais surgissement comme spontané de
la surface écrite ; non plus enregistrement et entente d’une parole intérieure mais inscription
active en train de déployer son parcours ; non plus vérité ou secret d’un seul, référence
toujours humaniste, mais littéralité de personne dans un monde joué au dés) :

« Tout se passe en raccourci, en hypothèse ; on évite le récit. Ajouter que de cet


emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même,
résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition. »

Ce nouvel espace significatif se présente verticalement, debout, et c’est comme si la surface


unie du discours avait été redressée et déchirée, comme si le cercueil de la parole rhétorique
avait été défoncé et ouvert, comme si la langue subissait un viol marqué par la rupture en
profondeur – en écriture de la phrase. Le Coup de dés, on le sait, est en effet une seule phrase :
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard soumise à une dissémination et une désintégration
atomique, à une effervescence incessante, et la phrase, donc, que nous ne connaissions qu’en
surface, nous est ainsi donnée comme l’organisme le plus complexe, comme le résumé final de
toute complexité (comme un nom), - figure et limite de l’imbrication désormais manifeste du
monde, du hasard, du jeu et de la pensée où « l’homme » se produit (alors que la surface du
discours ne pouvait renvoyer finalement qu’à une dualité insoluble homme-monde). Dans cet

2277
Ph. Sollers, « Gilles Deleuze, Proust et les signes », Tel Quel, automne 1964, 19, p. 94.
2278
Ph. Sollers, « Survol / Rapports (blocs) / Conflit », art. cit., p. 11.
2279
OC, t. I, p. 788.
2280
Ph. Sollers, « Littérature et totalité », art. cit., p. 80.

488
espace, non plus unifié et horizontal, mais verticalement dédoublé – ce qui suppose, a priori,
une nouvelle physique, une nouvelle topologie –, nous n’avons plus le rapport habituel de
quelqu’un s’adressant à quelqu’un, mais une structure double à partir d’un texte. Scripteur et
lecteur passent du même côté de l’écran fictif et leurs opérations deviennent simultanées, et
complémentaires. Le même et l’autre se disent ensemble, quand le même parle l’autre se tait –
mais ce silence est encore une parole active et accentuée. La fiction est confirmée, c’est-à-dire
qu’elle est à chaque instant écrite et jouée à sa source. Le livre n’est rien d’autre que le
passage du monde au théâtre, l’apparition théâtrale du monde comme texte, l’« emploi à nu de
la pensée », l’opération : non pas une œuvre parmi d’autres mais la mise en œuvre de tout ce
qui est2281.

Ce commentaire relève d’abord d’une approche formaliste ; ce formalisme est typique de la


théorisation « textualiste » qui se dessine à la même époque, dans le sillage de la
« grammatologie », à partir de la matrice que constitue « Programme », dans les différentes
prises de position théoriques de Julia Kristeva, qui fourniront les matériaux de Sémiotikè
(1969). Le Coup de dés semble représenter ici quelque chose comme le paradigme du
« Texte », transgressif et révolutionnaire, non représentatif et productif, autonomisé et
dépersonnalisé, anti-logique, tabulaire, « infinitisé ».
Comme le « texte », le Coup de dés consacre le primat de l’écriture (« inscription ») sur la
parole (« entente »), conformément à la critique derridéenne du phonocentrisme ; comme le
« texte » encore, le poème mallarméen multiplie les gestes et les signes de la rupture : Sollers
déploie de fait une rhétorique de la transgression (« déchiré », « défoncé », « viol » etc.) qui,
tout en conjuguant textualité et sexualité, associe le poème à une forme de violence
symbolique dirigée contre le code linguistique et littéraire. Ce caractère transgressif passe par
la promotion de la verticalité, métaphore moins spatiale qu’organique ici semble-t-il, aux
résonances phalliques, que l’on retrouve chez Kristeva dès lors qu’il s’agit de caractériser la
« signifiance » : « Le « texte » (poétique, littéraire, ou autre) creuse dans la surface de la
parole une verticale où se cherchent les modèles de cette signifiance que le langage
représentatif et communicatif ne récite pas, même s’il les marque2282 ». Comme le « texte »,
le Coup de dés livre aussi une écriture en devenir, qui n’est pas représentation mais
« production signifiante ». Sollers retrouve le grand principe de l’autotélisme littéraire énoncé
par Ricardou : « l’aventure d’une écriture ». Le formalisme de cette lecture passe également
par la réduction du poème à la notion de phrase, indépendamment de tout contenu poétique.
Quant au mot, mallarméen, de « dissémination », on sait à quel avenir conceptuel il sera
promis peu après : nous y reviendrons ailleurs. Comme le « texte », le Coup de dés offre non
plus la ligne d’un discours, toujours plus ou moins vectorisé selon une durée historique, mais

2281
Ibid., p. 81-82.
2282
J. Kristeva, « Le texte et sa science », Sémiotikè, op. cit., p. 10-11.

489
le volume d’un espace autre, hétérotopique dirait Michel Foucault. Cette manière d’envisager
la spatialité nouvelle du « texte » se retrouvera, plus développée, dans les travaux de Julia
Kristeva sur la « signifiance » et le « paragrammatisme », phénomènes valorisant le plan
contre la ligne, le volume contre le plan2283. Quant à la question du rôle du lecteur, le Coup de
dés réalise pour Sollers l’idée mallarméenne de la lecture comme « pratique », qui met en
avant la dimension créatrice et productive de l’acte de lire. Sémiotikè reprendra aussi cette
idée d’un continuum fondamental entre lire et écrire, en posant le concept de texte comme
« écriture-lecture », en association avec le dialogue intertextuel2284.
Sollers assigne en outre au Coup de dés une portée philosophique minimale, située à
l’opposé de la lecture donnée par Deleuze dans son essai sur Nietzsche de 1962, livre pourtant
salué par Tel Quel. Sa lecture s’inscrit en effet dans le cadre de ce nietzschéisme diffus qui
imprègne tout un pan de la pensée de cette époque : l’affirmation dionysiaque du « jeu du
monde », et la proclamation libertaire de la « mort de l’homme ». Le Coup de dés, poème
anti-dualiste et anti-humaniste, dissout l’humanité dans le hasard : Mallarmé, pour Sollers, est
bien celui qui veut le monde « tel quel ».

5. Critique archéologique : l’horizon avant-gardiste

Il est important de souligner, pour situer cette lecture de Mallarmé dans la longue durée,
que Tel Quel entretient un rapport particulier vis-à-vis des avant-gardes historiques, dont il
s’agit de poursuivre le geste iconoclaste, sur de nouvelles bases. On trouve en effet, sous la
plume de Sollers en 1971 un article qui replace l’entreprise telquelienne dans un rapport de
filiation critique avec le surréalisme. On rappelle et salue le geste fondateur du groupe
rassemblé autour de Breton, qui aurait su rompre avec une conception « bourgeoise » de la
littérature2285. Tel Quel, comme le surréalisme, entend transgresser le code linguistique
dominant, associé à la classe dominante, explorer la force créatrice de l’inconscient, se
tourner vers l’Orient dans ce même mouvement de remise en cause des fondements de la
civilisation occidentale, et de pratique littéraire tournée vers l’action révolutionnaire. Mais
une fois posés les points de convergence, on s’écarte, dans un souci de différenciation,
cherchant à interdire de confondre les époques et les avant-gardes : Tel Quel sera un
mouvement d’inspiration freudienne, et non jungienne, tourné vers la Chine réelle de Mao, et

2283
Ibid., p. 239-240.
2284
Ibid., p. 120-122.
2285
Ph. Sollers, « Thèses générales », Tel Quel, hiver 1971, 44, p. 96.

490
non vers un Orient « mythifié », appuyant son projet révolutionnaire non sur le socialisme
utopique de Fourier, mais sur le matérialisme historique2286.
Ainsi, lorsque Sollers soutient que la phrase du Coup de dés est soumise à une
« désintégration atomique », il renoue de manière révélatrice avec cette « tradition moderne »
du discours critique consacrée au poème de 1897, inaugurée à l’époque futuriste, poursuivie
avec le cubisme, le dadaïsme et le surréalisme. Cette doxa moderniste réécrit la préface de
Cosmopolis : cette opération de relecture-réécriture remplace « subdivision » par
« destruction ». La distinction a toute son importance, sur le plan esthétique, et idéologique. Il
s’agit ici de choisir entre deux images antagonistes du poète : le constructeur ou le
destructeur. Sollers, comme Tzara, tire le Coup de dés vers ce versant négatif, qui place le
poème du côté de la démolition d’un ordre, syntaxique d’abord, socio-politique ensuite. Nous
verrons plus loin que le travail théorique de Julia Kristeva ira dans le même sens.
On ne saurait nier que Mallarmé soit l’auteur de textes qui ont marqué une certaine
rupture dans la manière de réfléchir et de pratiquer la littérature. Mais toute la difficulté
consiste à mesurer cette rupture. Ce que l’on peut objectivement constater, c’est que l’époque
du « tournant langagier » et de la vigueur du marxisme, ou de sa relecture althussérienne, a
choisi un certain type de rationalisation de l’œuvre, située dans un contexte de rejet de
l’idéalisme, et de critique systématique d’une certaine tradition métaphysique, dont on a cru
déceler les prodromes dans le « langage Mallarmé ». Tel Quel fut l’un des agents de cette
entreprise ; le Coup de dés lu par Sollers ou Kristeva en fut l’emblème.
Il est alors très significatif de s’apercevoir que les dimensions du poème que cette lecture
laisse dans l’ombre, à savoir, outre le contenu proprement poétique, la question du vers, ainsi
que la prise en compte de l’usage expressif de la typographie, vont à l’inverse se voir très
commentés dans la grande revue rivale, créée en 1968, à l’initiative de Jean-Pierre Faye, à la
suite d’une rupture avec Tel Quel, Change.

b) Le Coup de dés de Change (1968-1982)

1) Les frères ennemis : Change versus Tel Quel


Né d’une scission2287 avec le groupe de Tel Quel, le « collectif » Change est fondé en
1968 par l’écrivain Jean-Pierre Faye, qui réunit autour de lui des littérateurs et des

2286
Ibid., p. 97.
2287
Pour les détails concernant cette dissidence, voir Ph. Forest, Histoire de Tel Quel, op. cit., et Fr. Dosse,
Histoire du structuralisme, tome 2, op. cit., p. 189.

491
intellectuels comme Jacques Roubaud, Maurice Roche, Léon Robel, Jean Paris ou Mitsou
Ronat. Le titre choisi, tout en pointant en direction de Marx, renverse ironiquement le mot
d’ordre de la revue rivale, de sorte que Change sera, en apparence, dès le seuil de son titre, un
« anti-Tel Quel2288 ». Mais en réalité, il s’agirait plutôt d’un « contre-Tel Quel » dans la
mesure où les grandes options philosophiques et épistémologiques, au plan général, sont
identiques : un même socle marxiste, une même orientation formaliste inspirée par la
linguistique guident les deux groupes. En outre, comme le note Philippe Forest, les deux
revues se partagent les « mêmes références légendaires2289 », en particulier Mallarmé, Artaud
et Bataille. Enfin, à l’instar de Tel Quel, Change entend « réintroduire l’historicité2290 » dans
la structure ; c’est ainsi que Faye valorise le concept central de « transformation », mot-
drapeau de la revue, qui marque le « passage scientifique le plus décisif2291 » de l’époque à
ses yeux. Change participe ainsi à sa manière à ce grand mouvement d’historicisation du
structuralisme qui marque la fin des années 1960.
Cette communauté intellectuelle ne doit pas masquer les divergences, dont la principale
est la suivante : Change a choisi Chomsky contre Derrida, la « grammaire générative » contre
la « grammatologie ». On sait que la « sémanalyse » de Julia Kristeva, fondée sur le couple
phéno-texte / géno-texte, devra se situer contre la dichotomie chomskyenne compétence /
performance, et la « linguistique cartésienne » de l’Américain. Ces travaux, jugés finalement
« réactionnaires », feront l’objet d’une critique systématique, en raison de leur ancrage dans
une conception pré-freudienne du sujet2292. Autre opposition différentielle, le groupe de Faye,
par l’entremise de Léon Robel, russophone, accorde une large place au futurisme russe
comme aux travaux des formalistes russes, et diffuse les thèses du Cercle linguistique de
Prague2293, tandis que Tel Quel regarde plutôt vers Bakhtine, tout en se tournant vers la Chine
de Mao.
Avant de préciser l’image de Mallarmé véhiculée par le groupe Change, notons
immédiatement que Faye lui consacre un long texte rédigé fin 1968, et publié en 19692294, qui
peut se lire comme une réponse implicite à « Littérature et totalité » de Sollers, publié en 1968
dans Logiques. C’est dans ce rapport différentiel né du jeu des forces et des stratégies
traversant cette zone avant-gardiste du champ littéraire, qu’il faudrait donc situer cette lecture

2288
Ph. Forest, Histoire de Tel Quel, op. cit., p. 342.
2289
Ibid., p. 345.
2290
Fr. Dosse, Histoire du structuralisme, tome 2, op. cit., p. 190.
2291
Change, 1, Le montage, 1968, quatrième de couverture.
2292
Sur cet aspect, voir J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 220-222.
2293
Voir Change, 3, Le cercle de Prague, 1969.
2294
J. P. Faye, « Mallarmé, l’écriture, la mode », Change, 4, La mode, l’invention, 1969, p. 53-90.

492
de Mallarmé. Les tensions entre les deux groupes pourront ainsi se cristalliser en un point,
l’usage théorique et politique du poète justement : ce sera la vive polémique centrée sur la
question du « camarade Mallarmé2295 », que nous signalons ici sans nous y attarder, dans la
mesure où cette passe d’armes idéologique ne concerne pas le Coup de dés. Retenons malgré
tout l’idée importante, en matière de réception, d’une très forte politisation de l’œuvre de
Mallarmé en ces temps de contestation radicale de toutes les institutions, et autres « appareils
idéologiques d’Etat ».

2) Le mallarmisme Change : de Marx aux formalistes russes


De fait, l’article de Faye publié dans L’Humanité en 1969 donne le ton : Mallarmé a été
jusqu’ici la victime d’une vaste entreprise de défiguration. Il a subi « trois malheurs2296 », qui
ont pour nom Moréas, George, et Heidegger-Derrida. Le point commun de cette réception
mutilante tient dans l’assujettissement de cette œuvre poétique à une idéologie réactionnaire :
esthétisme mercantile, élitisme autoritaire, « révolution rétrograde » pré-fasciste, alors que
« Mallarmé témoignait en justice en faveur de ce qui était alors l’extrême-gauche2297 ». Faye
entend donc restituer « l’opération mallarméenne dans sa vérité ». Une autre généalogie
descendante doit être mise en avant, de façon à rétablir l’authentique
réception mallarméenne : « Mais le choc fructueux produit par Mallarmé a eu lieu ailleurs :
dans la littérature russe. La vague française y engendre le symbolisme russe. Celui-ci
provoque à son tour la naissance à Léningrad, de « l’école formelle de poésie » : l’Opoïaz et
Front Gauche ».
Ainsi, le Mallarmé « russe » que retient Faye sera essentiellement double : poète-
linguistique un temps engagé dans un projet de thèse sur le langage2298, il annonce le

2295
La polémique est déclenchée par l’article de Faye, « Le camarade « Mallarmé » », publié dans L’Humanité
(12 septembre 1969) ; se sentant implicitement visée et attaquée, la revue Tel Quel réplique dans les colonnes du
même journal, le 19 septembre, par l’intermédiaire de Sollers (« « Camarade » et camarade »), tandis que Claude
Prévost, rappelant ses titres (« agrégé d’allemand »), répond lui aussi dans L’Humanité du même jour, au nom de
La Nouvelle Critique (« Sur « le camarade Mallarmé » »).
2296
J. P. Faye, « Le camarade « Mallarmé » », L’Humanité, 12 septembre 1969.
2297
Ibidem. Faye fait ici allusion au procès Fénéon consécutif aux attentats anarchistes ; Mallarmé sera cité
comme témoin en juillet 1894.
2298
Faye salue ce « travail scientifique désintéressé », ibidem.

493
formalisme qui conduira au structuralisme ; poète-sociologue attentif au rôle de l’écrit dans la
constitution du lien social2299, il se montre soucieux d’interroger les rapports entre « économie
de la langue » et « monde économique ». Le double versant, symbolique et économique, de
cette œuvre, culmine dans l’image finale du poète-révolutionnaire, qui entend « changer le
monde ». Faye isole deux « faits mallarméens » jusque-là laissés dans l’ombre : Mallarmé,
sympathisant anarchiste, cité comme témoin au procès des Trente en 1894 ; Mallarmé
projetant la même année la création d’un « Fonds littéraire », initiative promise à un
lendemain qui a chanté puisque « c’est Gorki le réaliste, en fondant l’Union des Ecrivains
d’U.R.S.S., qui a rendu réelle l’idée mallarméenne ». Dès lors, Mallarmé n’est en rien ce
« poète exquis » ciseleur de bibelots qu’on a voulu voir en lui ; il faut définitivement le
détacher de cette « caricature que Sartre a fâcheusement donnée de lui en 1946 dans Qu’est-ce
que la littérature ? », pour affirmer qu’il est « avec nous » : « avec le « nous » le plus large :
celui qui travaille dans le sens de la libération la plus forte des pouvoirs humains d’invention.
Et l’invention d’une société nouvelle passant par l’invention du langage neuf qui va tramer et
articuler cette société ». Deux grands contemporains croisent alors leur chemin : « rien de
moins régressif que le chemin de Mallarmé. Chemin difficile sans doute (mais celui de Marx
ne l’est pas moins ?) » Faye isole ainsi une formule de Divagations, qu’il citera souvent :
« énoncer signifie PRODUIRE ».
Quant à l’article contemporain, plus développé, intitulé « Mallarmé, l’écriture, la mode »,
il permet à Faye de donner une caution littéraire au numéro de Change consacré à la mode,
sujet qui venait d’être abordé sous l’angle sémiologique par Barthes peu auparavant. Il ne fera
que préciser la thèse esquissée dans le texte de L’Humanité. Contrairement à ce que pourrait
laisser présager le titre, cet article ambitieux, plus citationnel que substantiel, offre une
traversée du parcours intellectuel et créateur de Mallarmé, scandé selon Faye par « quatre
césures », deux « d’ordre linguistique » (les « années de crise » autour de 1866, et les
« années du symbolisme » autour de 1886), deux à « l’accent économique » (les « années de
la mode », autour de 1874, et les « années du Livre », contemporaines des attentats
anarchistes et du projet du « fonds littéraire »)2300.
Au final, l’auteur des Langages totalitaires propose donc une lecture du poète qui recoupe
en partie – les exemples biographiques et la réception critique en moins – le Mallarmé
construit par Sollers à la même époque, et que l’on retrouvera, peu ou prou, dans La

2299
Après avoir cité La Musique et les Lettres, qui inscrit le « rapport social » dans l’espace de la « fiction »,
Faye note : « que tout pouvoir social soit constitué par cet anti-pouvoir qu’est la lettre, voilà un fait
mallarméen », ibidem.
2300
J. P. Faye, « Mallarmé, l’écriture, la mode », art. cit., p. 66-70.

494
Révolution du langage poétique. C’est la première fois que l’on cite certaines formules aux
résonances politiques tirées des Divagations, appelées à une certaine aura, différente, par la
suite2301. Notons cependant, pour marquer les différences entre les deux groupes, que l’une
des deux épigraphes qui ouvraient Sémiotikè (1969)2302 constitue la clausule de l’article « Le
camarade « Mallarmé » » : la formule « mot total, neuf, étranger à la langue » tirée de Crise
de vers. Mais l’opposition différentielle joue encore ici : Kristeva souligne « étranger à la
langue », tandis que Faye relève l’adjectif « neuf ». En effet, la transgression de Tel Quel ne
se confondra pas avec la transformation de Change. Et par certains côtés, en forçant un peu le
trait, on pourrait dire que Mallarmé, pour Change, est un poète russe, tandis que pour Tel
Quel, c’est un Chinois.
Quoi qu’il en soit, Barthes, dans Leçon, reprendra ce couplage Mallarmé-Marx,
« coupure » inaugurant cette « modernité » fondée sur un « nouveau prophétisme de
l’écriture », en synthétisant toutes ces lectures d’époque : « « changer la langue », mot
mallarméen, est concomitant de « changer le monde », mot marxien. Il y a une écoute
politique de Mallarmé, de ceux qui l’on suivi et le suivent encore2303 ». Change comme Tel
Quel représentent à merveille cette volonté, jusque-là inédite, de jeter les bases, matérialistes,
de cette « écoute politique de Mallarmé ». C’est la raison pour laquelle on ne saurait réduire
l’image mallarméenne véhiculée par ce « moment structuraliste » au formalisme sémiologique
ou textualiste. « Autotélisme » et « auto-référentialité » sont des catégories qui ne recouvrent
que très partiellement la réalité mallarméenne élaborée dans les années 1960. Le contenu réel
des discours critiques s’avère plus complexe, en raison de la complexité même et des
composantes du « structuralisme », et de son devenir. L’ouverture de l’œuvre de Mallarmé
sur l’Histoire date aussi de cette époque, dont on a surtout retenu, à tort, pour l’analyse
littéraire en général, l’idée de clôture du texte2304 : le retour à Mallarmé doit être pensé
comme contemporain, non seulement d’un « retour à Saussure », accessoirement ici, d’un
« retour à Freud », mais aussi d’un « retour à Marx ». Tel Quel et Change existent aussi à côté
de Poétique.

3. Perspectives sur Coup de dés

2301
La plus emblématique de toutes est « Tout se résume dans l’Esthétique et l’Economie politique » ; cette,
phrase de La Musique et les Lettres sera citée deux fois par Faye (« Mallarmé, l’écriture, la mode », art. cit., p.
60, et p. 68), convoquée par Sollers et Kristeva de même.
2302
J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 9.
2303
R. Barthes, Leçon, op. cit., p. 23.
2304
C’est le cas par exemple du parcours rétrospectif que propose T. Todorov dans Critique de la critique.

495
Le poème de 1897, qualifié hyperboliquement par Faye de « livre le plus admirable et le
plus singulier2305 », intéresse les membres de la revue, pour des raisons assez différentes de
celles qu’ont avancées les membres de Tel Quel. Change envisagera le Coup de dés
principalement sous trois angles : la question du vers, massivement explorée par Mitsou
Ronat, on va le voir, la question de la langue, et la question de la spatialisation du récit. Quant
aux considérations psychanalytiques, centrales pour Kristeva et Derrida, elles seront en
revanche laissées de côté. Comme dans la revue Tel Quel, le discours qui convoque le Coup
de dés mêle et juxtapose commentaire (Ronat), usages théoriques minimaux ou citations
stratégiques (Faye, Vuarnet, Paris, Jouffroy), et ré-écritures (Clemens)2306. Là encore, ces
différentes formes de sollicitation ont aussi pour nous un intérêt au plan de l’énonciation, dans
la mesure où elles révèlent la vitalité stimulante du poème mallarméen à cette date, qui
constitue alors un grand Référent.

-Grammaire générative
Le Mallarmé poète-linguiste élaboré de manière préférentielle par Faye fournit des
catégories permettant de penser la syntaxe « en deçà de cette opposition écriture-parole ». Cet
en-deçà, théorisé avec Chomsky selon la perspective qui envisage la langue comme
« machine de production2307 », n’est pas « l’archi-trace » de Derrida, mais une « prosodie ».
Faye précise cela avec un « montage » de citations – pratique récurrente à l’âge de la
dissémination et du cut up – tirées de Crise de vers et de la préface de Cosmopolis : « en
termes mallarméens : la prosodie retient la langue, tout à la fois comme « disparition
vibratoire » de sa parole et « espacement » de son écriture2308 ». Cette dichotomie entre
« énergie » et « tracé »2309 recoupe en quelque sorte ici le partage entre Poésies et Coup de
dés :
Faire entrer l’expérimentation sur ce champ double dans la « science du langage », c’est le propre
de la pratique mallarméenne. A travers le vers, à la fois « ligne parfaite » et « traits sonores
réguliers », et sur la page prise pour unité avec ses « subdivisions prismatiques », ce qui œuvre de
toute façon est prosodie (…) Fût-ce la prosodie sans précédents, qu’évoque la préface du Coup de
dés2310.

Ainsi, le poème de 1897 fait figure d’emblème du versant graphique de l’expérience


linguistique. Mais, plus important, et moins convenu, Faye fait ici écho à ce que Butor, à
propos du Coup de dés, nous allons y revenir plus loin, nomme précisément « l’utilisation

2305
J. P. Faye, « Mallarmé, l’écriture, la mode », art. cit., p. 66.
2306
Cette ré-écriture poétique sera brièvement évoquée dans notre partie consacrée aux « pratiques ».
2307
J. P. Faye, « Montage, production », Change, 1, Le montage, 1968, p. 9.
2308
Ibidem.
2309
Ibidem.
2310
J. P. Faye, « Mallarmé, l’écriture, la mode », art. cit., p. 65.

496
métrique de la page2311 », et que Laurent Jenny puis Michel Murat préciseront de manière plus
théorique dans les années 2000.
La syntaxe du poème donne lieu à un commentaire intéressant, révélateur de l’horizon
chomskyen qui détermine l’essentiel des prises de position de Change. Ainsi, Alain Jouffroy
peut écrire, dans un texte qui médite sur l’apport du surréalisme, et l’écriture automatique en
particulier : « une série infinie de propositions peut être engendrée à partir d’un seul coup de
dés lancé par une phrase2312 ». De fait, la phrase-titre du poème mallarméen se voit ici
identifiée à la structure profonde liée à la compétence, comme si le Coup de dés donnait à
voir, par transparence, les mécanismes de la création verbale. Le comparant linguistique
propre à ce « moment structuraliste » s’est substitué au comparant musical livré par le
contexte du symbolisme, et la « préface » de 1897 : le poème n’est plus construit sur la base
du point et du contre-point, mais selon l’étagement duel qui déploie une structure de surface à
partir d’une structure profonde. Le geste du « coup de dés » métaphorise un acte bien précis :
l’acte de parole. Derrière Chomsky, Change perpétue l’héritage formaliste de Valéry, qui
voyait dans la poésie mallarméenne une exploration des possibilités linguistiques. A la même
époque, Léon Robel, dans un numéro de la revue où il est, entre autres choses, question des
« anagrammes » de Saussure, écrivait : un nom propre « produit les vers avec les sons dont il
est formé2313 ». La phrase-titre du Coup de dés joue ici un peu le rôle du « mannequin »
saussurien, à ceci près qu’il se donne comme tel, explicitement, à l’image d’une formule à
appliquer, non pas « sous les mots », mais « avant les mots », ou bien « au-dessus des mots » :
pour Change, « un coup de dés jamais n’abolira le hasard » fonctionne comme une phrase-
nom propre. C’est dans cette perspective chomskyenne de l’infini des propositions engendrées
par le fini des régulations profondes que Faye pourra écrire, à propos des grandes utopies
formelles anticipant sur les recherches du XXe siècle :
Ce livre qui met la boîte hors d’elle-même, est un livre infini : c’est l’infini du langage, que
Hölderlin a su dire, comme prélude au Livre mallarméen. Il faut rallier ces deux grands inédits du
XIXe siècle – le Livre inaccompli de Mallarmé et les Essais de Hambourg hölderliniens sur la
démarche poétique, également inaccomplis, l’ensemble d’écrits le plus énigmatique de la langue
théorique européenne. Le premier annonce qu’il va produire le livre où s’achèvent tous les livres,
mais le dessein mallarméen n’est pas de vouloir borner le Coup de dés : le coup de dés du livre est
toujours recommencé car il s’agit avec lui, au contraire, de montrer les puissances infinies du
langage et les différents degrés de cette infinité2314.

2311
M. Butor, Essais sur le roman (1964), rééd. Gallimard, coll. « Tel », 1992, p. 149.
2312
A. Jouffroy, « Société secrète de l’écriture », Change, 7, Le groupe, la rupture, 1970, p. 35.
2313
L. Robel, « Une lecture des poètes », Change, 6, La poétique, la mémoire, 1970, p. 85.
2314
J. P. Faye, Commencement d’une figure en mouvement, Stock, 1980, p. 266.

497
Comme Tel Quel, Change valorise la notion d’infini, à partir ici d’une projection des « notes
du Livre » sur le Coup de dés, les deux textes au statut différent se voyant alors plus ou moins
confondus. Pour Faye, on le voit, le geste du « coup de dés » se veut éminemment réflexif et
méta-poétique : il parle des conditions de possibilité de l’Œuvre, dans la perspective
lumineuse d’une célébration euphorique du langage, et non comme un échec devant la
Contingence.
Autre fait de réception notoire révélé par cet énoncé d’Alain Jouffroy, la poétique
surréaliste du hasard créateur se trouve affiliée au Coup de dés, en vertu d’une assimilation
qui remonte, on l’a vu, à l’époque des avant-gardes historiques elles-mêmes : Ghil le déplorait
en 1923. A l’image de ce qui a lieu avec Tel Quel, Change lit le Coup de dés à l’aune de
l’avant-gardisme, comme si le poème mallarméen datait davantage de 1914 que de 1897.

-« On évite le récit »
Avec Change, dans une proximité encore avec ce qui a lieu du côté du groupe de Sollers –
on se souvient du couplage opéré par Derrida entre le nombre mallarméen et Nombres – on
associe volontiers le Coup de dés aux recherches expérimentales des romanciers. Notons ici le
lien établi entre Compact de Maurice Roche (1966) et le poème de 1897, tel qu’il apparaît
dans un article stimulant de Jean-Noël Vuarnet. Ce dernier évoque en 1970 les réflexions
contemporaines sur l’usage inédit que le roman peut faire désormais de l’espace de la page,
comme de la variation de la typographie :
Les inventions formelles ne sont pas distinctes de la profondeur du roman mais sont le corps
même, ou la chair d’un texte qui n’a lieu que par elles. Michel Butor écrit dans un article intitulé
« Le livre comme objet » : « Il faudra que peu à peu les écrivains apprennent à manier les
différentes sortes de lettres comme les musiciens leur instrument ». Et Francis Ponge de son côté :
« Pratiquement, les notions de littérature et de typographie à présent se recouvrent – non du tout
évidemment que toute typographie soit littérature, mais l’inverse, oui, c’est sûr »2315.

Vuarnet poursuit en voyant dans Compact, troué de ces « blancs » qui constituent une
« ponctuation élargie2316 », le passage d’une « logique grammaticale » à une « logique
idéographique2317 », dans une filiation avec Sterne et Apollinaire. Il rapproche cette « parole
polyphonique » du travail structuraliste de Lévi-Strauss qui tend à lire le mythe comme une
partition, ou de la dimension cosmique du travail romanesque de Gombrovicz ; puis vient
l’évocation rapide du Coup de dés. Déjà en 1969, dans « Le Camarade "Mallarmé" », Faye
avait salué Compact comme le « livre actuel le plus mallarméen et le plus rabelaisien à la

2315
J. N. Vuarnet, « Inscriptions, dessins, hiéroglyphes dans Compact de Maurice Roche », Change, 5, Le dessin
du récit, 1970, p. 24-25.
2316
Ibid., p. 25.
2317
Ibidem.

498
fois », proposant un roman « penché sur l’horizon des navigateurs2318 ». Vuarnet suit ici cette
appréciation : « Le Coup de dés scriptural correspond à une utilisation expressive de l’espace
de la page (j’allais dire de la plage) – au moyen de blancs, d’où l’écriture surgit en abyme
dans le flux-reflux du langage2319 ».
La réflexion et la création de Butor intéressent au plus haut point la revue. Rappelons ici
que l’auteur de La Modification n’est pas sans lien avec le « collectif » Change, puisqu’il
collabora au numéro 4 de 1969 consacré à la mode. Quant à Faye, il estime que l’œuvre de
Butor, dont l’un des mots-clefs est « répertoire », marque « l’apogée du structuralisme
littéraire2320 ». En outre, lorsqu’il présente son travail de romancier, il reprend à la préface du
Coup de dés une formule appelée à une riche postérité théorique – celle de « l’exclusion du
narratif » - qui touche aussi bien la poésie critique que le roman critique. L’auteur du Récit
hunique note en effet : « je me trouvais dans la situation de quelqu’un qui avait plutôt évité le
récit, qui n’avait pas raconté une histoire comme on doit le faire, comme on est censé pouvoir
et devoir le faire2321 ». La formule « on évite le récit » peut s’entendre alors comme un des
mots d’ordre du « Nouveau Roman », pris dans une acception large. Si l’on fuit le narratif, on
rencontre la spatialité de la Page, et la matérialité de l’Objet : ceci nous ramène à Compact, et
nous convie au cœur des deux textes de Michel Butor publiés dans ses Essais sur le roman
qui traitent de cette question, que nous allons présenter un peu plus loin. Examinons
maintenant le travail le plus spectaculaire consacré au Coup qui dés qui émana du collectif.

4. L’exégèse de M. Ronat : le poème du Douze (1978-1980)


Le groupe constitué autour de Mitsou Ronat, alors chercheur au C.N.R.S., donna en 1980
une édition du Coup de dés qui fit événement dans l’histoire de la réception du poème2322. Le
« livre » se présentait sous la forme d’une chemise contenant, outre le poème proprement dit,
un album critique et poétique, qui s’ouvrait par un texte de l’éditrice, « Cette architecture

2318
J. P. Faye, « Le camarade « Mallarmé » », art. cit.
2319
J. N. Vuarnet, art. cit., p. 29.
2320
J. P. Faye, Commencement d’une figure en mouvement, op. cit., p. 300.
2321
Ibid., p. 21.
2322
Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, édition mise en œuvre et présentée par Mitsou Ronat, réalisée
par Tibor Papp, avec la participation de Philippe Dôme, Jean-Pierre Faye, Rodolfo Hinostroza, Claude Minière,
Bruno Montels, Paul Nagy, Jacques Roubaud, Change errant / d’atelier, 1980.

499
spontanée et magique2323 », énonçant les grands principes de son édition, suivi de neuf
interprétations libres du poème mallarméen – ou, pour reprendre des mots oulipiens, des
créations, re-créations, récréations – ainsi que de la préface de Cosmopolis. Cette édition
était précédée d’une argumentation que Mitsou Ronat avait présentée dans deux articles :
« Un Coup de dés : mystère hurlé ?2324 » (1978), et « « le Coup de dés » : forme fixe ?2325 »
(1980), version plus synthétique et moins technique que le texte précédent. Ajoutons que
Ronat, aux côtés de Jacques Roubaud, et de Tibor Papp, les deux principaux collaborateurs du
projet, répondit aux questions de Françoise Han pour la revue Europe2326.

-Le contexte idéologique : Chomsky et Oulipo


Cette édition a vu le jour dans un climat intellectuel très précis, qu’il faut restituer pour en
apprécier tous les enjeux. Un tel travail est né dans un contexte de transdisciplinarité, autour
du cercle Polivanov2327, qui réunissait à Paris, depuis le début des années soixante-dix,
artistes, poètes, mathématiciens, linguistes et sociologues. L’édition de Mitsou Ronat se situe
alors au carrefour de plusieurs tendances, qui toutes partagent une préférence pour l’approche
formelle du fait littéraire, conformément aux idées dominantes d’une époque marquée par le
structuralisme.
Il y a tout d’abord le chemin emprunté par le groupe d’atelier, représenté ici par le poète-
typographe hongrois Tibor Papp, dont les intentions peuvent se lire dans le dossier critique et
poétique accompagnant le poème de Mallarmé2328. Ce texte stimulant, mi-historique, mi-
programmatique, médite sur les rapports entre poésie et typographie. Nous en tirons quelques
formules représentatives, qui sonnent comme des axiomes :
-« l’acte d’écrire ne s’achève qu’au moment où les pages sont définitivement formées » (p. 24)
-« le groupe d’atelier considère l’imprimerie comme l’outil de l’écrivain » (p. 24)
-« pour nous, l’écrivain assume son rôle jusqu’à la matérialité de son texte » (p. 24)
-« [nous] œuvrons en vue de la citoyenneté du texte au sens total (visualité comprise) » (p. 25)

2323
Ibid., p. 1-7.
2324
Cahiers Cistre, 5 (n° spécial Jakobson), L’ Age d’Homme, 1978.
2325
Communication du 25 juillet 1979 donnée lors du XXXIe Congrès de l’Association, publiée dans les Cahiers
de l’Association Internationale des Etudes Françaises, n°32, 1980, p. 141-147.
2326
Fr. Han, « Le Coup de dés, maintenant. Entretien avec M. Ronat, J. Roubaud et T. Papp », Europe, août-
septembre 1980, p. 159-167. Concernant la genèse de cette édition, on apprend que Ronat et Papp ont cherché
« des mois » avant de trouver les caractères ; il n’y avait rien chez Didot : ils ont fini par trouver ce qui leur
convenait chez un petit imprimeur, qui n’avait pas les caractères en nombre suffisant. Il a fallu alors composer,
tirer, puis démonter et recomposer pour imprimer l’autre moitié de page (ibid., p. 166).
2327
M. Ronat écrit en effet : « Le Cercle de Polivanov est l’un des rares lieux à Paris où des poètes et des
théoriciens ont envie de se rencontrer pour discuter de préoccupations communes, suivant en cela la belle
tradition du Cercle de Prague », « Cette architecture magique et spontanée », art. cit., p. 5-6.
2328
T. Papp, « Qui mentalement sépare », Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, éd. Ronat, op. cit.,
p. 24-25.

500
Ainsi, Tibor Papp, fort de l’exemple mallarméen, jette les bases d’une conception non pas
matérialiste mais matiériste de la poésie, désormais inséparable de ses conditions matérielles
d’existence. Le Coup de dés devient « un classique du genre2329 », à savoir ce genre qui
consiste à doubler la littéralité d’un texte d’une dimension visuelle. Avec Mallarmé s’ouvre
l’ère du poète-typographe, qui est aussi poète-imprimeur. Comme nous allons le préciser avec
la présentation de la thèse de Mitsou Ronat, ce que le Coup de dés met en évidence pour la
première fois, selon Tibor Papp, c’est que l’idéalité du sens d’un texte poétique, jusque-là
tributaire du seul manuscrit, déborde en aval de la chaîne de fabrication de l’objet-livre, pour
se confondre avec la matérialité du support : la typographie est une philologie2330. Il s’ensuit
que, faute de cette conscience matiériste et matérielle de la lettre du nouveau texte poétique,
le Coup de dés n’a jamais été édité : « il est étonnant tout de même de voir que les éditeurs
n’ont jamais éprouvé le besoin d’indiquer les différences avec l’original2331 ».
Ces remarques générales sont accompagnées de prises de positions précises relatives au
Coup de dés, vu sous l’angle de la typographie. Pour ce qui est de l’iconicité problématique
du poème, Tibor Papp est très clair :
(…) le graphisme du Coup de Dés ne peut pas être réduit à une icône qui renforcerait une
partie ou la totalité du contenu. Toute imagination aussi débordante soit-elle ne trouvera sur
les plages du Coup de Dés que dessin éphémère de son propre sable2332.

La démarche de Mallarmé se voit donc radicalement séparée des expériences mimétiques


antérieures, dont le modèle serait la Syrinx de Théocrite. L’enjeu serait d’ordre méta-
scripturaire : « c’est comment nous lisons, c’est la perception même de l’écriture que
Mallarmé a essayé de maîtriser et d’élucider par son écriture poétique2333 ». Par conséquent,
variant les corps typographiques, le poète élabore un autre mode de lecture : « il a conçu ainsi
des lectures autonomes par type de lettres2334 ». La vision de la page imprimée n’est plus celle
d’un bloc monolithique, vertical et justifié à gauche : « Mallarmé ne s’est pas arrêté à
transgresser la lecture classique, il a créé un nouveau code par la mise en jeu d’une insertion
irrégulière des blancs dans les vers2335 ».
Dans l’entretien donné à la revue Europe à la même époque, Papp livre d’autres réflexions
stimulantes et décisives. Il souligne, sans faire forcément allusion ici à une clé de lecture

2329
Ibid., p. 24.
2330
Il ne s’agit plus seulement de « d’éviter les déformations graphiques qui peuvent aliéner le texte pendant le
passage de l’état manuscrit à l’état commercial », mais de considérer aussi les « éléments visuels jouant un
certain rôle dans la formation définitive du texte », ibidem.
2331
Ibidem.
2332
Ibidem.
2333
Ibidem.
2334
Ibid., p. 25.
2335
Ibidem.

501
numérique, que Mallarmé, au vu des épreuves, souhaitait un livre-objet sans page de titre,
constitué de 24 pages offrant le même papier blanc, « aspect que les éditions précédentes
n’ont pas respecté » ; il ajoute : « Mallarmé a folioté un de ses jeux d’épreuves ». Ainsi, il faut
prendre acte que « le titre appartient au volume » 2336. Concernant l’alignement vertical des
mots, autre dimension négligée par les éditeurs, il remarque, à propos des changements
provoqués par l’introduction d’une majuscule au mot « abîme », que Mallarmé vise
explicitement un certain effet spatial : « il faut que cela chasse de l’autre côté, ce qui est le
contraire de l’habitude dans l’imprimerie. Il y a une oblique de 45° et il a tenu compte de ce
petit détail. Je pense qu’avec cela il est allé très, très loin2337 ». Commentant encore la double
page qui offre une répétition spéculaire de groupe « comme si », Papp y voit une amorce de la
poésie concrète, « basée sur la symétrie optique des mots2338 ».
L’autre influence vient des réflexions de Jacques Roubaud, qui, comme on l’a rappelé,
seconda Mitsou Ronat face aux attaques de Robert Greer Cohn. La Vieillesse d’Alexandre
venait d’être publiée en 1978, date à laquelle Ronat formulait pour la première fois sa thèse
sur le Coup de dés. Ce livre, qui cependant laisse dans l’ombre le poème de 1897, sert de
cadre théorique majeur pour aborder la question de la forme-vers postérieure à la « crise de
2339
vers » mallarméenne étudiée par Jacques Roubaud . La présence du mathématicien-poète
dans ce chantier poético-critique conduit à élargir le champ intellectuel de cette édition à
l’ensemble de l’Oulipo, dont les positions travaillent souterrainement le discours de Mitsou
Ronat, comme on le verra plus loin. Il faut noter que parmi les membres fondateurs du Cercle
Polivanov se trouvent de nombreux oulipiens (Le Lionnais, Roubaud, Perec, Bénabou). En
outre, comme nous allons le voir ensuite, la connaissance du mode de composition des
romans de Queneau a pu intervenir dans la genèse d’une telle lecture : le Coup de dés sera une
sorte de poème à contrainte numérique implicite.
S’il n’a pas publié à notre connaissance de texte critique sur le Coup de dés, Roubaud a pu
énoncer quelques propositions lors de cet entretien avec Françoise Han de 1980. Le poète-
mathématicien estime que le Coup de dés, comme nombre de textes mallarméens – il cite en
particulier Salut et le jeu sur le mot « coupe » – dit quelque chose du vers. Comme Ronat, il
estime que le vers traditionnel est une « sorte de personnage qui hante » cette poésie.
« L’obscession du Douze » en particulier doit s’entendre dès le titre qui, sans le h-, devient un

2336
Fr. Han, « Le Coup de dés, maintenant. Entretien avec M. Ronat, J. Roubaud et T. Papp », art. cit., p. 162.
2337
Ibid., p. 163.
2338
Ibidem.
2339
M. Ronat, dans ces divers travaux, renvoie à plusieurs reprises au « livre fondamental » (« Cette architecture
spontanée et magique », art. cit., p. 7) de Roubaud.

502
alexandrin, avec, en prime, un calembour plaisant : « n’abolira Lazare »2340. L’auteur de La
Vieillesse d’Alexandre ajoute que Mallarmé ne dut pas prendre « très au sérieux » les
recherches vers-libristes, et qu’il voulut avec son Coup de dés garder quelque chose de la
tradition, tout « en allant beaucoup plus loin que la plupart des gens ne l’ont fait jusqu’au
milieu du XXe siècle2341 ». Le texte reste à ses yeux « pessimiste » : « le Coup de dés est une
tentative impossible pour trouver une autre voie et préserver ce qui lui semble essentiel2342 ».
Enfin, il faut souligner le rôle déterminant joué par les thèses de Noam Chomsky sur le
langage, qui dominent les études de linguistique aux Etats-Unis comme en Europe, des années
1960 au début des années 19802343. Nous retrouvons un des aspects du socle épistémique qui
caractérisait l’analyse de Julia Kristeva. Notons ici que le linguiste Jean-Claude Milner,
membre du Cercle Polivanov, introducteur en France des théories chomskyennes avec Nicolas
Ruwet (Introduction à la grammaire générative, 1967) publiait justement en 1978 De la
syntaxe à l’interprétation. Sans entrer dans des considérations techniques qui excèdent nos
compétences ainsi que les limites de ce travail, nous pouvons retenir l’idée suivante : pour
Chomsky, le locuteur d’une langue donnée, détenteur d’un savoir intuitif sur cette langue (la
compétence), construit des énoncés (performance), dont la forme, variable à l’infini (structure
de surface), est déterminée par un nombre fini de schémas syntaxiques sous-jacents qui les
engendrent (structure profonde, qui constitue la grammaire générative de cette langue). Cette
grammaire sera dite générative dans la mesure où elle décrit les mécanisme qui engendrent
les énoncés. Le couple compétence / performance, héritier de la dichotomie saussurienne
langue / parole, instaure une dialectique entre la contrainte et la liberté, l’invariant du code et
la possibilité des variations à l’intérieur de ce même code. On rencontre alors un des concepts
chomskyens fondamentaux, celui de créativité2344. Parler, c’est ne pas essentiellement
appliquer des règles, c’est créer à partir d’un matériau linguistique donné2345. La pratique
artistique ou littéraire du langage n’est donc pour le linguiste américain qu’une radicalisation
d’une tendance générale propre à tout acte de langage. C’est ainsi que Mitsou Ronat pouvait
écrire, afin de rendre compte du rapport du Coup de dés aux contraintes formelles :

2340
Fr. Han, « Le Coup de dés, maintenant. Entretien avec M. Ronat, J. Roubaud et T. Papp », art. cit., p. 161.
2341
Ibid., p. 163.
2342
Ibid., p. 164.
2343
Pour une présentation synthétique de la pensée linguistique de N. Chomsky, voir O. Ducrot et J.M.
Schaeffer, « Linguistique générative », Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil,
(1995), coll. « Essais », 1999, p. 77-86.
2344
Pour un développement de cette notion, voir N. Chomsky, La Linguistique cartésienne, Seuil, 1969, p. 18-
59.
2345
Cette créativité manifeste ce « pouvoir d’infini inclus dans toute langue » ; elle est cette « possibilité que la
langue donne à ses locuteurs de construire des énoncés nouveaux au lieu d’avoir simplement à choisir à
l’intérieur d’un stock de phrases préexistant », ibid., p. 78.

503
« Mallarmé aurait senti que la créativité ne pouvait être libre qu’en s’appuyant sur des règles
rigoureuses : tout comme le langage dans la définition de Chomsky2346 ». Ailleurs, elle avoue
avoir cherché une « régularité sous-jacente sous ce chaos apparent2347 ».
Toutes ces influences se rencontrent en partie dans la revue Change, qui accueille des
contributions, entre autres, de Mitsou Ronat, de Jacques Roubaud, et qui fut partie prenante de
l’édition de 1980. Avant d’examiner la thèse qui sous-tend ce nouvel état du Coup de dés,
rappelons les données matérielles du problème, à savoir l’état des connaissances concernant le
statut éditorial du poème.

-Le contexte philologique : la redécouverte des épreuves corrigées (1960-1979)

En 1960, puis en 1965, Pierre Berès met en vente un jeu d’épreuves corrigées du Coup de
dés, ainsi qu’un tirage des lithographies de Redon, que le Bulletin de 1960 présentait comme
issues de « l’édition Lahure », en accord avec les déclarations de Valéry2348. En 1966, Cohn,
qui a eu accès à ce jeu par l’intermédiaire d’un collectionneur américain, en propose un fac-
similé, qu’il commente, en indiquant les variantes par rapport à l’édition de 19142349 ; mais il
continue de renvoyer à cette « édition Lahure », sans tenir compte du correctif apporté en
1965 par un supplément au Catalogue Berès. Il signale en outre l’acquisation, par la
Bibliothèque de Harvard, de quatre jeux supplémentaires, qu’il n’a pas eu le temps de
consulter. Après avoir noté « l’extrême importance2350 » de ces épreuves, le critique américain
invite Gallimard à rééditer le Coup de dés2351. Mais c’est le collectif Change qui répondra à
l’appel…
Si nous avons rappelé plus haut l’horizon idéologique ou épistémique de ce travail, il
faudrait ne pas oublier d’ajouter aussi l’existence d’un certain horizon philologique nouveau,
dégagé. Soulignons ainsi qu’au moment même où Ronat formule ses thèses dans deux
articles, publiés en 1978 et en juillet 1979, Danielle Mirham livre en janvier 1979 une étude
fouillée des épreuves alors accessibles2352. Elle est ainsi la première à véritablement corriger
le lapsus de Valéry concernant cette mystérieuse « édition Lahure », qui n’est autre que

2346
M. Ronat, « Le « Coup de dés » : forme fixe ? », art. cit., p. 147.
2347
Fr. Han, « Le Coup de dés, maintenant. Entretien avec M. Ronat, J. Roubaud et T. Papp », art. cit., p. 160.
2348
Pour une synthèse et des éclaircissements concernant cette question, nous renvoyons à D. Mirham, « The
Abortive Didot / Vollard edition of Un Coup de dés », French Studies, XXXII, n°1, janvier 1979, p. 39-56.
2349
R. Gr. Cohn, « The Lahure edition of the Coup de dés », Mallarmé’s Masterworks, New Findings, La Haye,
Mouton, p. 77-80.
2350
Ibid., p. 78.
2351
Ibid., p. 80.
2352
D. Mirham, « The Abortive Didot / Vollard edition of Un Coup de dés », art. cit.

504
l’édition Didot-Vollard2353. Son article documentaire, également tributaire de celui de Léon
Cellier concernant le travail graphique de Redon2354, revient sur la genèse du projet Vollard,
évoque le problème des lithographies, tout en livrant une minutieuse description des huit jeux
d’épreuves recensés.
Mitsu Ronat n’ignore bien évidemment pas ce contexte, mais elle estime qu’une nouvelle
édition du Coup de dés, pour être supérieure à celle de 1914, doit non seulement suivre les
indications des épreuves, mais aussi et surtout s’appuyer sur un socle théorique. Elle ne
partage donc pas les avis d’Yves Bonnefoy, qui estimait que l’édition de la NRF était « fidèle
et soignée2355 », ni de Danielle Mirham, jugeant cette version, « pour l’essentiel », fidèle aux
« intentions de Mallarmé2356 ».

-La thèse : la contrainte du Nombre


Au commencement de l’analyse de Mitsou Ronat, il y a le constat que la critique
mallarméenne s’est jusqu’ici trompée d’objet : « ni les poètes ni les critiques n’ont pensé que
la question première à poser était : Comment peut-on « écrire » le Coup de dés ? 2357». Les
travaux existants envisageaient le poème comme un texte fait, autorisant une herméneutique,
alors qu’il fallait le considérer comme un texte à faire, vu sous l’angle d’une esthétique de la
production. Le Coup de dés ne pouvait pas être compris avant la fin des années 1970, faute du
socle épistémique adéquat : « le cadre des grammaires génératives2358 ». Ce déplacement du
regard critique vers l’amont du texte rencontrait les thèses de Chomsky puisque ce dernier, on
l’a rappelé, cherchait à dégager des lois d’engendrement : Mitsou Ronat pratique ainsi ce qu’il
faut nommer, non pas critique génétique, mais critique générative. Or, ajoute-elle, ce défaut
d’horizon d’attente d’ordre théorique se doublait d’une lacune matérielle : « le poème Un
coup de Dés jamais n’abolira le Hasard n’existait pas physiquement jusqu’à
aujourd’hui2359 ». En effet, à ses yeux, toutes les éditions existantes du Coup de dés avaient
« trahi l’essence même du projet mallarméen2360 ». Même s’il y eut des critiques comme
Robert Cohn pour réclamer une nouvelle édition fidèle aux épreuves corrigées, ce fut, estime

2353
Ibid., p. 39.
2354
L. Cellier,
2355
Y. Bonnefoy, Igitur, Divagations, Un coup de dés, Gallimard, 1976, p. 437.
2356
D. Mirham, « The Abortive Didot / Vollard edition of Un Coup de dés », art. cit., p. 47-48. Nous traduisons.
2357
Ibid., p. 141
2358
Ibid., p. 142.
2359
Ibidem.
2360
Ibidem.

505
Mitsou Ronat, au nom d’une exigence éthique, et non théorique comme la sienne2361. Il y a en
effet ici un lien consubstantiel entre édition et interprétation.
Venons-en alors à ce que Mitsou Ronat appelle sa « petite découverte2362 » : « Tous les
choix paraissent l’effet d’un principe numérique2363 », ou encore : « le poème entier repose
sur un calcul2364 ». La loi d’engendrement du poème – ce secret de fabrication resté voilé
jusqu' à la mise à disposition de la lunette de Chomsky2365 – consisterait en effet en une
logique chiffrée, centrée sur le nombre 12, « l’unique nombre qui / ne peut pas être un autre »,
qui est le « double-six tombant de la main d’Igitur » ou encore le « nombre de
l’alexandrin2366 ». Indépendamment de la présence de ces théories linguistiques d’appui,
Mitsou Ronat présente sa découverte comme un fait purement spéculatif, jailli de l’étude
interne du texte ; il suffisait de posséder l’outillage mental adéquat : « aucun document
nouveau n’a surgi d’un grenier ou d’une bibliothèque oubliée. La découverte est tout
intellectuelle, les signes en sont visibles et accessibles à tous, spécialistes ou éditeurs de
Mallarmé2367 ». Nous reviendrons sur les implications d’une telle affirmation. Ainsi,
Mallarmé aurait programmé la composition de son poème selon la contrainte du nombre
douze.

c) Les six arguments : le Douze partout

Selon Mitsou Ronat « le nombre DOUZE apparaît partout, sous la forme de ses diviseurs
ou de ses multiples2368 ».
1) le nombre de pages : si l’on supprime la préface de Cosmopolis, qui apparaissait dans toutes
les éditions existantes alors qu’elle n’a pas lieu de figurer dans l’édition définitive, on obtient
un cahier de 24 pages. Mitsou Ronat précise que les épreuves sont bien numérotées de 1 à 24,
et que le titre doit impérativement faire partie du poème : elle s’appuie sur une note à
l’imprimeur, réitérée, qui exige que la page de titre soit imprimée sur le même papier que
l’ensemble2369.

2361
Robert G. Cohn « n’avançait pas d’arguments théoriques pour soutenir sa demande, son souci se présentant
davantage comme celui d’une fidélité morale », ibid., p. 143.
2362
M. Ronat, « Cette architecture spontanée et magique », art. cit. p. 1.
2363
Ibidem.
2364
Ibid., p. 2.
2365
« Il a fallu attendre quelque quatre-vingts années pour que ce visible soit vu ; attendre que le savoir de la
langue « rejoigne » l’aventure du poème (…) », ibid., p. 1.
2366
M. Ronat, « Le « Coup de dés » : forme fixe ? », art. cit., p. 144.
2367
Ibidem.
2368
M. Ronat, « Cette architecture spontanée et magique », art. cit., p. 3.
2369
Cette note a été reproduite dans l’appareil critique du poème par B. Marchal : « Au troisième tirage, la page
de titre, qui sert de couverture, est en couleurs (gris-vert). Sur l’épreuve corrigée pour l’imprimeur (…),
Mallarmé a noté : « Tenir la couverture en même papier blanc que tout le reste » », OC, t. I, p. 1323.

506
2) le nombre de lignes par page : Mitsou Ronat estime que le « nombre de lignes potentielles par
page est de 36 (dans le corps majoritaire)2370 », sans rien préciser de plus.

3) le rapport noir / blanc : le produit des deux chiffres précédents donne 864 ; la prise en compte
de l’unité de la double page aboutit à 432 lignes potentielles pour le poème dans son
ensemble, à condition de compter les lignes à partir d’un état du texte qui ne présente pas de
décalages à cause de la pliure médiane. Suit un dénombrement du nombre de lignes réelles,
soit 216, « c’est-à-dire la moitié de l’espace virtuel2371 ». Mitsou Ronat met ce résultat en
relation avec les notes du Livre publiées par Jacques Schérer en 1957 : « cette répartition égale
du blanc et du noir est prévue dans le Livre2372 » ; et de citer Mallarmé : « est-ce de ce qu’il y a
moitié de blanc (l’écrit noir ne se trouve qu’en 1/ 2) que je montre double sujet fourni par cet
écrit ».

4) le nombre de syllabes métriques : tout en reconnaissant la difficulté de l’entreprise, Mitsou


Ronat dénombre 1224 positions métriques, soit un nouveau multiple de 12 et de 24, à partir
des principes suivants : décompte appliqué à la double page, traitement classique du –e muet,
pas de diérèse ni de synérèse, enjambement dans le même corps typographique.

5) les corps typographiques : Mitsou Ronat a consulté, écrit-elle, des « catalogues d’imprimerie
de l’époque2373 », qui lui permettent de trouver de nouveaux multiples de 12 : corps 60 pour la
phrase-matrice, corps 36 pour le mot « poème » de la première page, corps 24 pour le nom de
Mallarmé et la séquence « si c’était le Nombre… ». Les deux autres corps du poème sont en
10 et 16.

6) le rapport pleine page / page de plomb : la mesure des dimensions des feuillets des épreuves
montre que la page utile (27 x 18 cm) offre le rapport 1 à 2 / 3, la double page le rapport 1 à 3
/ 4. De nouveau, Mitsou Ronat rapproche ces résultats des proportions mentionnées dans les
notes du Livre2374.

d) Corollaires
La thèse selon laquelle une telle logique numérique aurait présidé à l’élaboration du
poème dans sa forme matérielle entraîne une série de conséquences, que Mitsou Ronat
s’empresse de tirer.

Corollaire 1 : un poème inédit


Si le nombre Douze travaille souterrainement le texte, seule l’édition Ronat, qui seule
respecte le format, et donc les proportions voulues, ainsi que le corps des caractères et le
nombre de pages voulus, donne du poème une version authentique, rendant visible à même le
livre le principe qui en structure toute l’ordonnance : ce travail démontre la thèse selon

2370
M. Ronat, « Le « Coup de dés » : forme fixe ? », art. cit., p. 145.
2371
Ibidem.
2372
Ibidem.
2373
Ibid., p. 146.
2374
« la hauteur indique le nombre de lignes 18 / la largeur - leur longeur fragmentée 12 / l’épaisseur le jet de
leur addition soit de 1 à 2 / 3 », OC, t. I, p. 559.

507
laquelle le Coup de dés « n’aurait pas existé avant l’édition Change-d’atelier2375 », et qu’« il
n’était pas abusif de prétendre que le Coup de dés était jusqu’à ce jour inédit2376 ».

Corollaire 2 : une nouvelle forme fixe


La systématicité du nombre 12 devient un critère définissant une forme poétique fixe
inédite, invention d’un poète qui a médité sur la question du vers libre. Pourquoi ne pas
comparer les 14 vers du sonnet au 12 doubles pages du Coup de dés ? Ainsi, le poème est « la
réalisation unique d’une forme fixe inventée par Mallarmé ». En effet, « au lieu d’être
confronté aux contraintes du sonnet, Mallarmé devait « remplir » à moitié 24 pages de 36
lignes en composant de subtils équilibres2377 ». C’est ainsi que le poète de Crise de vers aurait
surmonté la contradiction entre tradition (le vers classique) et innovation (le vers libre), en
parvenant à écrire un poème en vers libres sans écrire un poème en vers libre. Le poème du
Douze aurait sauvegardé la régularité en la transposant de l’unité du Vers à l’unité de la Page,
de manière à révéler un inconscient littéraire :
Sa composition repose sur un échange du latent et du manifeste, dans la tradition et dans
l’innovation. Le visible, dans la tradition, c’est la contrainte de la versification ; l’invisible
c’est la page. Dans l’innovation, la page devient « visible », tandis que la contrainte formelle
s’y dissimule. Pour la découvrir, l’interprétation traditionnelle doit s’effacer devant la question
brûlante pour l’époque : comment écrire un poème en vers libre 2378?

Cette tension entre ces deux directions poétiques aboutirait ainsi à ce que Claude Minière,
dans le dossier critique de l’édition Ronat, nomme, en démarquant Breton, une forme
« Explosante-Fixée2379 », ou ce que l’éditrice elle-même appelle un « sonnet spatial2380 ».

Corollaire 3 : un poème méta-métrique ou la mort d’Alexandre


Dès lors, si le Coup de dés, par sa forme, répond à la question posée par l’existence du
vers libre, il y répond aussi par son contenu. Mitsou Ronat glisse ainsi, avec la caution de
Jacques Roubaud, dont elle a suivi « l’enseignement2381 », du plan typographique au plan
sémantique :
L’analyse formelle engendre un sens inédit : le Coup de dés ne raconterait-il pas sa propre
construction ? Jacques Roubaud avance à juste titre qu’il « narre la catastrophe » littéraire que
constitue la mort de l’alexandrin et l’avènement du vers libre. J’ajouterai : quand la littérature
fait naufrage, il naît un nouveau genre littéraire pour en faire le récit2382.

2375
M. Ronat, « Le « Coup de dés » : forme fixe ? », art. cit., p. 147.
2376
M. Ronat, « Cette architecture spontanée et magique », art. cit., p. 4.
2377
M. Ronat, « Le « Coup de dés » : forme fixe ? », art. cit., p. 147.
2378
M. Ronat, « Cette architecture spontanée et magique », art. cit., p. 2.
2379
Cl. Minière, « Le risque picaresque », Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, éd. Ronat, op. cit., p. 17.
2380
M. Ronat, « Cette architecture spontanée et magique », art. cit., p. 5.
2381
M. Ronat, « Un Coup de dés : mystère hurlé ? », art. cit., p. 62.
2382
M. Ronat, « Cette architecture spontanée et magique », art. cit., p. 2. Ou encore : « Le Coup de Dés
« raconte », précisément, la mort de la poésie classique, avec celle de son MAITRE (Victor Hugo), et son

508
Le naufrage du Maître cache celui du Mètre : à la manière d’un Cervantès qui édifiait le
tombeau du roman de chevalerie, d’un Flaubert qui se faisait le fossoyeur du romantisme,
Mallarmé, si l’on suit ces analyses, aurait fait du Coup de dés un mémorial de l’Alexandrin,
qui signale à la fois sa disparition et sa survivance. Ainsi, la « mémorable crise » évoquée
dans le poème « n’est pas tant celle de l’aventure humaine que celle de la littérature française
à la fin du siècle dernier, au moment où l’on abandonne les canons officiels pour créer le vers
libre2383 ». Précisons ici que Ronat s’écarte quelque peu de Roubaud, en discernant dans le
Coup de dés un optimisme formel :
Jacques Roubaud m’a confirmé (communication personnelle) qu’il défendait cette hypothèse
dans un texte encore inédit2384, avec toutefois, il me semble, une différence dans
l’accentuation. Pour lui, le poème est pessimiste et raconte la catastrophe, contrairement aux
textes critiques qui seraient optimistes. Pour moi, si le sens est partout pessimiste, la forme du
poème serait nécessairement optimiste (…)2385.

De fait, selon elle, le poème, dans un mouvement contre-réflexif, ne montrerait pas ce qu’il
dit : « il y aurait par conséquent un lien contradictoire entre le sens et la forme2386 ».
Dès lors, cet espace littéraire conçu comme un lieu de mémoire devient cette « œuvre
magistrale qui résume, la poussant à l’extrême, toute la pensée poétique du siècle2387 ». Vu
sous cet angle, le Coup de dés, dans sa forme mais aussi dans ses thèmes, est une position sur
le vers français. A bien considérer les choses en effet, la thèse de Mitsou Ronat est tout autant
une lecture numérique qu’une lecture métrique.

Corollaire 4 : une préfiguration du Livre


Fondé sur un principe numérique, le poème de 1897 ne peut que rappeler les spéculations
chiffrées révélées par Jacques Schérer dans l’édition de ce qu’il a appelé le « Livre » de
Mallarmé. Mitsou Ronat pense alors pouvoir donner des éléments positifs permettant de
trancher le vieux débat relatif au statut du Coup de dés par rapport au rêve du Livre. On a vu
que deux des six arguments ont été cautionnés par une référence à un passage de ces notes.
Ainsi s’énonce, en lettres capitales, l’affirmation suivante, aux allures de révélation auguste et
solennelle : « le Coup de Dés apparaît comme – sinon comme un fragment, car ses pages ne

« naufrage » en tant que poésie versifiée dans la page blanche. Je dirai que si la poésie n’est pas morte, de fait,
avec le XIXe siècle, c’est parce que le Coup de Dés lui a permis de mémoriser autrement la forme traditionnelle
», « Le « Coup de dés » : forme fixe ? », art. cit., p. 144.
2383
M. Ronat, « Un Coup de dés : mystère hurlé ? », art. cit., p. 62.
2384
Nous n’avons pas trouvé trace de ce texte.
2385
M. Ronat, « Un Coup de dés : mystère hurlé ? », art. cit., p. 62.
2386
Ibidem.
2387
M. Ronat, « Cette architecture spontanée et magique », art. cit., p. 2.

509
sont pas mobiles – comme une préfiguration du Livre, du Grand Œuvre dont Mallarmé a rêvé
toute sa vie2388 ».

Corollaire 5 : l’ouverture d’un grand chantier critique


Au total, une telle « découverte » fut pensée par Mitsou Ronat comme une rupture dans la
tradition critique du poème, sommée désormais de faire sa propre tabula rasa. Cette thèse, qui
n’a nullement l’intention d’épuiser l’interprétation, parce qu’elle est solidaire d’une édition
très fidèle aux intentions mallarméennes, doit pouvoir relancer tous les débats. Elle ne se veut
donc pas conclusive, mais inaugurale. Mitsou Ronat présente son édition comme « le premier
document susceptible de promouvoir une recherche plus profonde2389 ». Une nouvelle ère
critique s’annonce : « les découvertes concernant le Coup de Dés ne font que commencer (…)
les recherches ultérieures, sur le graphisme, la géométrie des figures, le rythme général, etc.,
nous préparent encore des révélations2390 ». On retrouve ici l’enthousiasme critique d’un
Butor qui en 1964, on l’a vu, avait lui aussi lancé un programme de recherche concernant la
matérialité formelle du Coup de dés.

-Le système « Ronat » : éditer-interpréter


Il résulte de tout cela que l’édition Ronat du Coup de dés n’est pas une édition comme les
autres : elle peut se définir, non pas tant comme une édition critique – nulles variantes, nuls
brouillons – que comme un système édition-interprétation. Elle se différencie radicalement de
la vieille édition donnée par la NRF en 1914, qui avait dissocié les deux plans. Il y avait d’un
côté l’exégèse de Thibaudet, complétée deux ans après par l’édition du Docteur Bonniot, dont
le nom n’apparaissait d’ailleurs pas. La comparaison de ces deux éditions marquantes permet
de mesurer tout l’écart qui sépare deux climats intellectuels très différents. Rappelons que
Thibaudet, rééditant son ouvrage en 1926, n’avait en rien modifié son commentaire après la
parution de l’édition de 1914, commentaire qui demeura attaché au texte de Cosmopolis :
visiblement, il était alors indifférent de commenter le poème dans sa version pré-originale ou
dans sa version définitive. La forme même du poème n’était pas une question.
Avec les recherches de Mitsou Ronat se met en place ce que l’on pourrait nommer une
herméneutique typographique, ou une typographie critique : édition avec interprétation

2388
Ibid ., p. 4.
2389
Ibid., p. 5.
2390
M. Ronat, « Le « Coup de dés » : forme fixe ? », art. cit., p. 147.

510
intégrée. Puisque « c’est dans cette forme que gît naturellement2391 le sens (ou l’un des sens)
du poème2392 », le seul respect de la forme, par un jeu de transparence idéale, suffit à rendre
visible le sens. Réduit à minima, aux frontières du silence, l’appareil critique pouvait se
limiter à un nombre unique : 12. A la limite, poussant cette logique de l’évidence sensible à
son terme, l’appareil critique pouvait disparaître. On aurait pu alors considérer ce travail
comme un chef-d’œuvre philologique absolu : l’identité parfaite, dans un même livre, entre
l’édition et l’interprétation.

f) Critique archéologique

L’édition Ronat, en dépit des réserves que ne manque par de soulever sa lecture
numérique, a l’immense mérite de rompre de manière nette, et historique, avec ce véritable
déni de la forme qui a enveloppé le Coup de dés au cours de l’histoire de sa réception, grande
constante du discours exégétique tenu jusqu’alors. La chercheuse notait ainsi à juste titre :
« Depuis trente ans, la critique mallarméenne s’est essentiellement consacrée à
l’interprétation du poème. Elle en a considéré les mots, comme s’ils étaient alignés dans une
page de prose2393 ». Quant à l’orientation idéologique de ce travail, elle relève en grande
partie de ce que nous pourrions nommer, en démarquant Blanchot-Foucault, non pas d’une
« pensée du dehors », mais d’une pensée du dessous, bien analysée par François Dosse
comme un des traits majeurs du moment structuraliste : « L’Occident s’interroge sur son
envers, sur les modes d’être de l’autre scène, invisible, lieu d’une présence révélée par son
absence même. (…) la post-modernité se construit alors dans la quête des mécanismes sous-
jacents (…)2394 ». A une époque où « l’archéologie » de Foucault dégage « l’impensé » de
l’histoire du savoir occidental, où Derrida « déconstruit » l’histoire de la métaphysique en
pointant ce contre quoi elle s’est constituée, où la grammaire générative traque les « structures
profondes », où l’ethnologie de Lévi-Strauss vise un « inconscient » des sociétés, où l’on
redécouvre avec enthousiasme les analyses de Saussure consacrées au « vers saturnien »,
hanté par un « mannequin » caché « sous les mots », où la notion marxiste d’« infra-
structure » continue à jouer un rôle déterminant, Mitsou Ronat croit exhumer la grande

2391
Il y aurait beaucoup à dire sur l’emploi de ce mot…
2392
M. Ronat, « Cette architecture spontanée et magique », art. cit., p. 1.
2393
Ibid., p. 2.
2394
Fr. Dosse, Histoire du structuralisme, I. Le champ du signe, op. cit., p. 408.

511
contrainte latente du Coup de dés, cette autre scène numérico-métrique enfouie sous le
poème, comme une architecture secrète en attente d’archéologues bien outillés.

5) Les échos d’une édition marquante (1980-2003)

-L’éloge de Critique : « une dette impayable » (1980)

Cette édition Ronat-Papp fit l’objet d’un compte rendu plutôt élogieux dans les pages de
la revue Critique, à travers une « note2395 » signée Jean-Claude Lebenstejn qui, par ses
précisions, son caractère méticuleux et approfondi, s’avère être en réalité beaucoup plus
qu’une simple note. De fait, son auteur profite de cette actualité éditoriale pour proposer la
première synthèse en français consacrée aux différents problèmes posés par l’édition de ce
poème singulier que constitue le Coup de dés. Ce texte vient ainsi combler les vides de la
notice de l’édition Mondor des Œuvres Complètes, dont « l’insuffisance [est] chaque jour plus
criante2396 ». Redevable de l’article très bien informé de Danielle Mirham, Lebenstejn revient
sur l’élaboration de ce projet qui lia un poète, un peintre, un marchand de tableaux devenu
également éditeur, et un imprimeur ; il offre une présentation précise de l’édition pré-
originale, comme de l’édition NRF de 1914, signale un certain nombre de variantes entre les
deux leçons du texte, et ouvre quelques pistes de recherche en posant les questions
décisives2397. La revue Critique livre alors ici la matière de cet appareil critique du Coup de
dés que l’édition Mondor, faute d’informations suffisantes, n’avait pu fournir en 1945. Quant
aux différentes exégèses du poème, Lebenstejn les laisse de côté, se contentant, pour ne pas
trop alourdir ni trop élargir son propos, d’en convoquer en note les principales : il retient les
analyses de Roulet, Cohn, Davies, Kristeva, et Ronat. Il signale cependant, à juste titre, le
paradoxe suivant, qui est une véritable constante de cette réception du Coup de dés sur la
longue durée : « peu de choses sur le dispositif graphique, bien qu’on y voie généralement la
nouveauté essentielle du poème2398 ».
Venons-en au travail du collectif Change et du groupe d’atelier. Lebenstejn s’empresse de
dire qu’il convient de « saluer ce risque pris de publier, enfin, le Coup de dés », ajoutant que
le poème « était à ce jour inédit2399 ». Les versions existantes trahissaient toutes la forme
précisément envisagée par le poète : « le Coup de dés n’y a lieu que pour mémoire, ou

2395
J. Cl. Lebensztejn, « Note relative au Coup de dés », Critique, n° 397-398, 1980.
2396
Ibid., p. 635.
2397
Voir J. Cl. Lebensztejn, « Note relative au Coup de dés », art. cit., p. 634-635. Il prolonge ici le travail déjà
fait par Cl. Roulet.
2398
Ibid., p. 634.
2399
Ibid., p. 633-634.

512
presque, à la façon d’une reproduction fortement réduite et imprécise2400 ». Cette édition de
1980 marque donc un tournant capital : elle est un « éblouissement » et un « fragment de
foudre2401 », pour celui qui, comme Lebenstejn, a eu « son enfance bercée2402 » par l’édition
de 1914. Fidèle aux épreuves corrigées de l’édition Vollard pour ce qui est du format (un in-
folio, et non un in-quarto), du caractère (un didot, et non un elzévir), de l’enchaînement des
pages (suppression de la préface destinée à la seule édition Cosmopolis), de l’espacement
entre les lignes, de la taille des marges internes et externes, de la concordance entre les lignes
de part et d’autre de la pliure centrale, de l’alignement vertical des lignes, l’édition Ronat
offre la « première tentative, réussie, pour réaliser le Poème de Mallarmé2403 ». Il faut alors
enregistrer un puissant effet de réception, puisque le Coup de dés « aura donc attendu 82 ans –
et toutes sortes d’infiltrations, d’effets et de contre-effets – les conditions de sa sortie2404 ».
La célébration enthousiaste de cette édition s’accompagne malgré tout de trois infimes
réserves2405. Le critique regrette d’abord l’absence des trois lithographies de Redon, qui
auraient pu être reproduites en annexe, puisque le doute demeure quant à leur mode
d’intégration dans le poème. Ensuite, Lebenstejn note que les pages ne sont pas brochées, ce
qui a pour effet de briser quelque peu « l’unité physique » de cette belle totalité indivise.
Enfin, il mentionne une erreur d’impression, qui peut avoir son importance pour le sens du
texte : il s’agit du « SI » que Tibor Papp n’a pas imprimé dans le même corps que la séquence
« C’ETAIT LE NOMBRE… ». Or, les épreuves corrigées de la main de Mallarmé stipulaient
de conserver le « même jeu », tout en imprimant le « SI » plus « fort ».
Lebenstejn aborde aussi l’exégèse qui fait corps avec l’édition. Mais précisons d’emblée
que cette « note » brise ce que nous avons appelé le « système éditer-interpréter », en
présentant un certain nombre de réserves vis-à-vis de cette hyper-valorisation du chiffre
122406. D’une part, « rien des préparatifs du Coup de dés ne nous restent » ; dès lors, dans
quelle mesure les fameuses « pages quadrillées2407 » du manuscrit évoquées par Mondor
seraient-elles davantage une « grille numérique » qu’une table permettant de réguler la taille
des caractères ? En outre, comment ne pas voir dans cette thèse une part d’arbitraire, estime-t-
il, quand on s’aperçoit que la phrase-titre, par exemple, comporte 13 syllabes, et que le poème
offre, sans le titre, 11 doubles pages ? De fait, par certains côtés, le nombre est partout, et
2400
Ibid., p. 641.
2401
Ibid. p. 653.
2402
Ibid., p. 641.
2403
Ibid., p. 653.
2404
Ibid., p. 654.
2405
Ibid., p. 658.
2406
Voir ibid., p. 651-653.
2407
H. Mondor, Vie de Mallarmé, op. cit. p. 795.

513
nulle part : il y a « tout un monde inconnaissable dans ces 12 Pages, plus volumineuses que
tous les livres ». C’est alors que Lebenstejn inscrit le Coup de dés dans la série des œuvres
dont le rêve d’absolue maîtrise ne saurait être rabattu, par le biais d’une clé unique, sur une
grille unidimensionnelle. Dans son irréductibilité à la rationalisation systématique, le poème
mallarméen se donne comme une « grandiose folie d’écriture contenant toute la raison, toute
la science du monde » ; il échappe à tous les dualismes : « matérialisme et idéalisme,
physique du livre et métaphysique du livre, bon sens et folie, s’interceptent et s’interpénètrent
sans merci, illisiblement, dans l’indistinction folle du nombre et du hasard ». Pour finir,
Lebenstejn estime que « nulle approche scientifique ne saura rendre raison de cette folie
rare ».
Au final, le travail du collectif Change et du groupe d’atelier constitue avant tout pour
Lebenstejn quelque chose comme un chef-d’œuvre philologique insurpassable. Quant à la
lecture métrico-numérique, elle se voit relativisée au nom de l’inconnaissable d’un texte
finalement inscrit dans la grande lignée des folies littéraires. On pourrait alors penser que
cette voie esquissée pour critiquer l’exégèse de Ronat n’est pas sans renouer avec le motif de
l’indicible et de l’ineffable du poétique, dont l’irréductibilité rendrait presque vaine toute
tentative de glose. Or, il nous semble plus légitime de postuler l’existence d’une raison
poétique mallarméenne, plus ou moins teintée d’empirisme, qui, à défaut d’être pure, peut se
laisser connaître, sans pour autant se laisser confondre avec cette raison mathématique et
chiffrée « découverte » par la chercheuse du C.N.R.S. C’est dans cette voie que s’orientera la
contre-argumentation proposée par Bertrand Marchal, comme nous allons le voir plus loin.

-La polémique avec R. Gr. Cohn (1982)


C’est dans les pages de cette même revue Critique que Robert Cohn va intervenir pour
attaquer cette nouvelle interprétation du poème, dans une lettre adressée à la rédaction2408. Le
critique américain estime que ce commentaire, somme de « simplifications2409 », relève du
réductionnisme numérique ou mathématique. Mallarmé, « homme de lettres par excellence »,
n’aurait jamais cédé, « au moment d’aborder une synthèse ambitieuse, à un jeu rudimentaire
de chiffres2410 ». En outre, à la suite de Lebenstejn, dont il salue « l’excellent article2411 »,
Cohn souligne que d’autres nombres pourraient tout aussi bien être allégués. Renvoyant à ses
propres travaux, il réaffirme la prédilection mallarméenne pour le trois hégélien et, surtout, le
2408
R. Gr. Cohn, « A propos du Coup de dés », Critique, n° 416, 1982. Ce texte a été reproduit dans Vues sur
Mallarmé, op. cit., p. 269-271.
2409
Ibid., p. 270.
2410
Ibidem.
2411
Ibid., p. 269.

514
« culte du quaternaire2412 ». Mais la liste pourrait s’allonger : « il y a de tout chez
Mallarmé2413 ».
L’équipe de Change errant / d’atelier se verra accorder un droit de réponse dans Critique.
Ronat entend rappeler le « cadre théorique2414 », lié aux thèses de Roubaud sur la poétique
exposées dans Change, qui accompagne son commentaire, tout en insistant sur les
divergences méthodologiques qui séparent les deux camps. On reprochera à Cohn d’avoir lui-
même opéré ce qu’il dénonçait, à savoir une simplification. Roubaud, de manière cinglante,
répondra en mathématicien à l’homme de lettres dont la véhémence ne fait que trahir une
incompétence en la matière : « son mépris de l’arithmétique (« le jeu rudimentaire des
chiffres ») s’accompagne d’ignorance (le 3 et le 4 sont deux diviseurs de 12, et interviennent
constamment dans son rôle prosodique)2415 ».
Il faut comprendre cette lecture numérique comme une lecture métrique, explique Mitsou
Ronat, la formalisation mathématique n’étant ici qu’au service d’une réflexion sur l’histoire
des formes poétiques : « le nombre 12 n’est pas un nombre quelconque dans l’histoire de la
poésie française : il est la base rythmique du mètre alexandrin, mètre dominant plusieurs
siècles et précisément mis en question au moment du Coup de dés2416 ». Ceci doit suffire à
échapper au procès touchant à l’arbitraire du 12. Le poème de Mallarmé doit être rattaché à
Crise de vers : il est « une réponse poétique à un questionnement théorique2417 ». Ainsi, le
Coup de dés peut se lire comme la « projection tridimensionnelle du vers classique2418 ». La
dimension méta-poétique n’épuise en rien le sens du poème : « l’un des sens du poème se
réfère au récit, au second degré, de l’évolution des formes poétiques à la fin du XIXe
siècle2419 ». Et de citer Roubaud, dont les thèses seraient illustrées à merveille par le Coup de
dés : « La littérature parle du langage en parlant d’autre chose, ne parle d’autre chose qu’en
parlant du langage, indissolublement… Toute littérature est mémoire, et code, d’une langue
et du langage2420 ». Dès lors, toute remise en cause véritable de cette lecture devrait prouver
« qu’il n’y a pas, dans le poème, trace de l’obsession mallarméenne quant à la mort et à la
renaissance de la poésie, symbolisées par la transposition du 122421 ». Roubaud, dans sa lettre

2412
Ibid., p. 271.
2413
Ibidem.
2414
M. Ronat, « Réponse à Robert Greer Cohn », Critique, n° 418, 1982, p. 276.
2415
« Lettre de Jacques Roubaud », ibid., p. 278.
2416
Ibidem.
2417
Ibidem.
2418
Ibidem.
2419
Ibid., p. 276-277.
2420
Ibid., p. 277.
2421
Ibidem.

515
à Critique, réaffirme cette position, qui est surtout la sienne, en soulignant combien le
Professeur de Stanford a raté l’enjeu proprement métrique de cette lecture du Coup de dés :
Dans sa plaintive lettre, le pauvre Robert Greer Cohn ne va pas jusqu’à employer une seule fois le
mot alexandrin. Il m’a semblé, et en dépit de Mr Cohn, je crois que je continuerai à le penser,
qu’insister (comme je l’ai fait moi-même dans mon livre La Vieillesse d’Alexandre) sur
l’importance que joue dans la poétique de Mallarmé, cet (sic) incarnation assez particulière du
« 12 » qu’est le vers majeur de la poésie française, était une hypothèse raisonnable et il n’est pas
question de réduire Mallarmé à cela2422.

Quant au rapport entre littérature et science, le duo Ronat-Roubaud ne l’envisage pas du


tout de la même manière que le critique américain, sans que le mot « science » soit vraiment
explicité, dans un camp comme dans l’autre. Alors que Cohn estime que le poète « n’avait
rien d’un scientifique ou d’un mathématicien au sens strict du mot2423 », Ronat rappelle de son
côté que l’on n’a « jamais constaté chez Mallarmé une aversion pour la science2424 », et
convoque son goût pour la combinatoire, ainsi que son projet de thèse de linguistique. La
référence aux « notes sur le langage » fait partie, comme on l’a vu plus haut avec la lecture de
Faye, d’un fait de réception typique des années structuralistes. Le critique américain, refusant
d’inscrire la pensée mallarméenne dans un cadre formel strictement normé, estime qu’il s’agit
« plutôt de structures épistémologiques d’une grande complexité, mais bien plus souples que
les structures de la géométrie ou des mathématiques2425 ». Cohn, dont l’interprétation
s’enracine dans les années 1945-1950, regardant surtout vers la philosophie, échappe quant à
lui au paradigme linguistique : c’est finalement à ce niveau que se joue le clivage, et
l’impossible dialogue, entre ces deux positions.

-La réponse philologique de B. Marchal : l’accès au manuscrit (2002)


Près de vingt ans plus tard, le chantier de la nouvelle édition des Œuvres complètes chez
Gallimard va permettre de jeter un autre éclairage sur cette question. Premier universitaire à
avoir eu accès au manuscrit de l’édition définitive, décrit allusivement par Mondor dans sa
Vie de Mallarmé, Bertrand Marchal, qui dispose aussi en 1998 de jeux d’épreuves
supplémentaires – Mitsou Ronat, travaillant sur le jeu d’épreuves de la collection
Rodocanachi, n’avait pas eu connaissance d’un 5e tirage2426 – peut apporter des éléments
neufs dans ce débat. Sa notice de l’édition de la Pléiade avance un argument de poids, qui fait
voler en éclat une bonne partie du château de cartes spéculatif du collectif Change. Le

2422
« Lettre de Jacques Roubaud », art. cit., p. 278.
2423
R. Gr. Cohn, « A propos du Coup de dés », art. cit., p. 270.
2424
M. Ronat, « Réponse à Robert Greer Cohn », art. cit., p. 277.
2425
R. Gr. Cohn, « A propos du Coup de dés », art. cit., p. 270.
2426
B. Marchal, « Mallarmé poète-éditeur : le cas du Coup de dés », art. cit., p. 354.

516
manuscrit comporte en effet cette phrase : « Chaque page / texte et blancs / est établie sur un
chiffre de / 40 lignes2427 ». Revenant en 2002 sur cette question épineuse de l’édition du Coup
de dés, l’auteur de La Religion de Mallarmé ajoute d’autres arguments, fondés sur
l’observation de la manière selon laquelle Mallarmé composa son manuscrit, et corrigea les
épreuves : on s’aperçoit alors que le poète ne travaillait pas en fonction d’une contrainte
numérique pré-existante. Si l’on tient compte du manuscrit, on découvre que c’est
l’imprimeur qui traduit en chiffres les indications non chiffrées du poète. Les notes de
Mallarmé fixent des « ordres de grandeur2428 », comme « très grandes capitales », précision
ensuite traduite par « 36 » ou « 28 », en marge, de la main de l’imprimeur2429. D’autre part, au
regard de la chronologie des tirages et des types de corrections effectuées, il apparaît que
Mallarmé pouvait modifier la dimension des caractères, ce qui est incompatible avec une
préméditation fondée sur un « calcul mathématique posé dès le manuscrit2430 ». Ainsi, comme
le note de manière conclusive Bertrand Marchal, il y a « une bonne part d’empirisme dans la
mise en place définitive2431 ». Nous sommes donc loin d’une logique a-prioriste ou
transcendantale, qui surplomberait l’élaboration matérielle du poème. Cependant, comme
Lebenstejn, Marchal ne remet pas en cause la qualité éditoriale du travail orchestré par Mitsou
Ronat, qui livra « la tentative la plus remarquable pour fournir enfin une édition fidèle2432 ».
On peut néanmoins ajouter que cette réfutation ne touche qu’une partie, certes la plus forte
et la plus spectaculaire, de la thèse : la contrainte du Douze. Quant à l’idée d’une réponse
poétique apportée à la question théorique de la « crise de vers », passant par une transposition
dans l’espace de la page des données métriques, elle peut conserver sa pertinence, étayée
d’ailleurs par la « préface » de Cosmopolis, ou certaines affirmations « quant au livre » du
dernier Mallarmé. De même, rattacher, indépendamment d’une pseudo-clé numérique, le
Coup de dés à une méditation sur le devenir du Mètre-Alexandrin, dans son rapport avec le
Maître-Hugo, peut avoir des aspects assez séduisants. Cette exégèse, aussi critiquable qu’elle
puisse être, ou paraître, aura eu l’immense mérite, inédit, comme était inédite l’édition
associée, d’inscrire le poème de 1897 dans l’histoire des formes ; le risque consisterait à l’y
enfermer.

2427
Cité dans Mallarmé, OC, t. I, p. 1322.
2428
B. Marchal, « Mallarmé poète-éditeur : le cas du Coup de dés », art. cit, p. 355.
2429
Voir OC, t. I, p. 1321-1322.
2430
B. Marchal, « Mallarmé poète-éditeur : le cas du Coup de dés », art. cit, p. 356.
2431
Ibidem.
2432
Ibid. p. 353.

517
6) Bilan
Avec Change, le Coup de dés entre dans une constellation théorique et pratique assez
singulière, assez différente, du bord telquelien. Il reçoit l’éclairage, ou l’ombre portée, de
travaux et d’analyses signés Jakobson et Chomsky, Zumthor et Paris, Roubaud et Faye. Il se
voit associé aux recherches romanesques d’un Maurice Roche ou d’un Michel Butor. Il
stimule et rencontre, tout à la fois, des réflexions sur la matérialité de la langue et du livre, le
devenir du vers, comme sur la mémoire des formes. Le poème accompagne ainsi
discrètement, comme une référence constante donnée en filigrane, ou en aperçu, l’aventure de
la revue, sans pour autant faire l’objet d’un article qui lui serait intégralement consacré ; c’est
Mitsou Ronat qui s’en chargera, mais dans d’autres tribunes. En revanche, on l’a vu, la revue
participera à cette grande et belle édition du texte, en y adjoignant des variations poétiques :
autant dire que le Coup de dés, incarnation de ce « change de forme » tant célébré par Jean-
Pierre Faye et ses amis, constitue pour le collectif un lieu de réflexion, et d’expérimentation,
particulièrement fréquenté.
En guise de final, nous choisissons de donner cet extrait d’un « poème critique » dû à
Jacques Darras, publié dans un numéro de Change consacré à « l’Espace Amérique », qui
concentre un certain nombre de motifs chers aux acteurs de cette nouvelle avant-garde, dans
la poursuite du dialogue avec les avant-gardes historiques :
la poésie ascensionnelle de frank o’hara
la ligne de verticalité
la verticalité du poème
son mouvement sur la page
depuis mallarmé le coup de dés – gestuel, non calligrammatique
comme dans les ailes de la colombe d’apollinaire mais abstrait ,
mouvement qui lance une poignée de lettres
qui est cette gageure qu’il y a à éployer une aile aléatoire
de mots de termes sur la page
l’espace moderne ni américain ni européen (duchamp crée l’espace)
quelque chose de tout autre
où les mouvements les traditions se mêlent
il faut penser la page avec les mots
(…)
lecture du poème (à cela mallarmé adjoint conjoint la dimension de dépli,
d’éventail, d’ouverture de l’aile des feuilles, voir mitsou ronat l’édition du
coup de dés)
suit la dimension du livre le médium qu’est le livre les poètes les significatifs
sont ceux qui ont utilisé l’instrument spirituel (voir ce que dit butor aussi) le
plus amplement.
(…)
la poésie se fait dans la bouche dit dada

518
dit tzara
oui mais se fait aussi sur la page
(…)2433.

En contrepoint de ces commentaires et de ces réappropriations avant-gardistes,


l’Université élabore elle aussi un discours neuf sur la poésie de Mallarmé, qui recoupe en
partie le travail des revues. Le point de contact entre le Mallarmé de Tel Quel et le Mallarmé
de l’Université sera en effet ce qui fut baptisé « Nouvelle Critique ». La thèse de Jean-Pierre
Richard consacrée au poète, publiée en 1961, saluée par Genette, remarquée par Foucault,
critiquée philosophiquement par Derrida, constitue un moment décisif de cette réorientation
des études mallarméennes, qui accompagne et stimule aussi, sans s’identifier nullement avec
eux, les usages théoriques, voire idéologiques, de l’œuvre du poète. Mais avant d’en venir à
L’imaginaire de Mallarmé, il convient de revenir plus précisément sur la publication
retentissante en 1957 des notes du « Livre », autre événement venu de l’Université, qui a eu
de nombreux échos, comme on l’a rappelé plus haut à propos de Blanchot en particulier, dans
les milieux littéraires, artistiques, et intellectuels.

G) Le renouveau des études mallarméennes : 1957-2007

1) J. Schérer : introduction au « Livre » de Mallarmé (1957)

L’auteur de L’Expression littéraire dans l’œuvre de Mallarmé (1947) a assorti sa


publication des brouillons du « Livre » – ce que l’on appelle désormais avec plus de rigueur
les « Notes en vue du Livre » – d’une longue introduction substantielle dans laquelle,
ponctuellement, se trouve établi un dialogue entre Coup de dés et projet de l’Œuvre. Cette
publication, qui nous intéresse ici au premier chef, va modifier considérablement le regard
porté sur le poème de 1897 ; elle constitue une médiation du même ordre que celle qui a vu
l’exhumation en 1926 des fragments d’Igitur, comme son envers symétrique : après l’amont
génétique, l’aval conclusif. Mais la sublimité quasi pharaonesque et la radicale nouveauté du
dessein auront exercé un tout autre pouvoir de fascination que le bref et lacunaire conte
nocturne. A compter de 1957, le poème va se trouver pris dans l’ombre portée de ces feuillets
manuscrits. Pour certains, les deux « œuvres », plus ou moins hâtivement, en arriveront à
s’identifier.

2433
J. Darras, « Notes abruptes sur la poésie de Frank o’Hara », Change, L’Espace Amérique, 41,1982,
p. 113-114.

519
Toute la difficulté, dès lors, sera de penser les rapports entre le poème presque achevé, et
le Livre inachevé. Cette question, posée bien avant 1957 certes – les confessions de certains
disciples ou la monographie de Cohn, en particulier, témoignent de cela – va se trouver
maintenant formulée avec davantage d’acuité, et moins d’incertitudes, puisque des matériaux
assez précis étaient pour la première fois soumis à l’examen. Nous verrons en outre, à la fin
de ce parcours critique, que des documents apparus ultérieurement sont venus nuancer
certaines des affirmations posées en 1957 par Schérer, en particulier à propos de la genèse du
Coup de dés. D’autres transcriptions récentes de ces feuillets, dues à Bertrand Marchal, puis à
Eric Benoît, assorties de commentaires, ont également prolongé et précisé les conclusions de
ce premier travail d’édition critique. Ajoutons ici – mais il n’est pas utile d’insister beaucoup
sur ce point – qu’il y aurait toute une étude à faire sur les résonances de cette publication de
1957, tant du point de vue de la théorie que de la pratique littéraires, de Leiris à Eco, en
passant par Boulez, Jabès ou Blanchot2434.

a) De la circonstance à l’absolu
Schérer propose ainsi plusieurs arguments qui rapprochent à ses yeux les deux projets.
Comme le Faune ou Hérodiade, le poème de 1897 serait à dissocier de tous les autres textes
publiés, qui relèvent d’une stimulation circonstancielle, et prennent place dans l’album, par
opposition au Grand Œuvre rêvé : « le Coup de dés ne semble être à aucun titre une œuvre de
circonstance : il date des dernières années du poète et présente des similitudes évidentes avec
le Livre2435 ». En effet, ajoute-t-il, « pour écrire le Livre, il faudra se délivrer complètement de
la circonstance2436 ». Par ailleurs, et surtout, cette proximité pourrait être légitimée par une
même ambition hyperbolique : « une tentative pour exprimer cet absolu qui a fait intrusion à
Tournon dans la conception mallarméenne de la littérature2437 ». L’ambition de nier le hasard
par l’architecture, qui traverse toute l’œuvre du poète, se trouve ici largement rappelée et
décrite par l’éditeur. Le livre hérité, traditionnel, devra être complètement renouvelé ; c’est
déjà ce que propose le poème de Cosmopolis :
Les œuvres "pures" de Mallarmé ont assurément une apparence étrange. Elles sont remarquables,
non seulement par l’emploi du système d’expression que leur auteur a imposé à toute son œuvre,
mais aussi par des recherches de forme plus particulières encore. (…) Que dire du Coup de dés ?
Même typographiquement, il dépasse à la fois la prose et la poésie habituelles, et n’est déjà plus
un livre2438.

2434
Dans son avant-propos de 1977, Schérer mentionne un « impact » qui s’avère « considérable » (Le « Livre »
de Mallarmé, op. cit., p. VIII).
2435
Ibid., p. 9.
2436
Ibid., p. 17.
2437
Ibid., p. 13.
2438
Ibid., p. 23-24.

520
Nous retrouvons cette idée d’un texte véritablement aporétique, qui défie l’effort de
classement, comme l’identification générique.

b) Le théâtre : la Page, la Nature


Un autre aspect, peu souligné jusqu’ici dans le poème, doit être pris en compte : sa
théatralité symbolique, mise en rapport avec l’ambition d’un résumé de l’univers. Le texte-
cosmos, offert à l’œil tient du theatrum, puisque la Nature est elle-même théâtre :
Les constellations du ciel sont sans doute le spectacle le plus grandiose qu’il soit donné à l’homme
de contempler. Elles effrayaient Pascal, elles rassuraient Kant, elles fascinaient Mallarmé. Elles lui
inspirent un aspect essentiel du contenu et de la forme de son Coup de dés. Or, le Coup de dés est
un poème, ou si l’on veut un livre ; il est même déjà, par certaines de ses ambitions, un échantillon
du Livre. Mais il est aussi théâtre, puisque Mallarmé dit dans sa préface qu’il a cherché à lui
donner une « mise en scène spirituelle exacte »2439.

Schérer rappelle que pour l’auteur de Bucolique, « le théâtre est le symbole de la nature
entière2440 ». Il poursuit en inscrivant le Coup de dés dans ce grand « parti pris cosmique2441 »
qui noue indissolublement Feuillet du Livre et « folio du ciel ».

c) Physique du Livre, métaphysique du Livre


Après le Valéry du Physique du livre, le Claudel de La philosophie du livre, Schérer
arpente les liens que l’auteur de Quant au livre a tenté d’explorer entre la pensée et son
support matériel. Nous sommes, là, au cœur du projet esquissé par ces brouillons. Il y a
d’abord la dialectique du noir et du blanc, qui mime en l’inversant « l’alphabet des astres »
évoqué dans L’action restreinte, puisque l’écriture est « une création inversée », et que
l’anthropocentrisme moderne voue l’homme à une contre-genèse, « création d’ombre »2442. Le
ratio du noir et du blanc est une raison tout autant poétique que philosophique. Comme le
note Schérer, qui se réfère au feuillet 189 de son édition (« moitié de blanc »), la distribution
dans le Livre aurait été quelque peu différente de ce qui est rappelé dans la préface de
Cosmopolis : non plus un « rapport du tiers », mais « un rapport de la moitié2443 »,
directement lié à la logique de la preuve. L’éditeur commente ainsi, more hegeliano : « le
livre se dédouble par la somme du noir et du blanc, si le noir et le blanc sont égaux. Au terme
de toute littérature, le noir et le blanc, ces frères ennemis, seraient réconciliés2444 ».

2439
Ibid., p. 25-26.
2440
Ibid., p. 25.
2441
Ibid., p. 26.
2442
Ibid., p. 50.
2443
Ibid., p. 52.
2444
Ibid., p. 52-53.

521
Il s’agit en outre de tenir compte des métaphores de l’objet-livre. Schérer, renvoyant au
vers fameux « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », estime que le livre-tombeau,
opposé ici au tombeau matériel, se voit abandonné dans le cadre du projet du Livre2445, tout
comme la métaphore du coffret, trop intimiste. C’est l’image du bloc qui s’impose, dans sa
« sécheresse géométrique de parallélépipède rectangle ». Schérer ne va pas jusqu’à parler de
livre-dé, tout simplement parce que l’image n’est pas donnée par Mallarmé. Mais on sait que
dans Igitur les dés roulant étaient associés à des blocs de matière : « la matière, les blocs, les
dés2446 ». Il ne serait sans doute pas exclu que le poète entende racheter l’arbitraire du bloc
matériel par la nécessité d’un bloc plus spirituel, le « livre architectural et prémédité2447 » visé
dans la lettre à Verlaine de 1885.
Ensuite, l’éditeur analyse une des grandes nouveautés du Livre : sa dimension cinétique
ou dynamique. Là encore, il y aurait continuité avec le Coup de dés, puisque la préface parle
de la « mobilité de l’écrit ». Schérer estime que cette volonté d’animer un livre-monument
« aboutit à la typographie du Coup de dés », et était « annoncée dès 18952448 » avec la
référence à ce passage décisif, effectivement, du Livre, instrument spirituel : « jet de
grandeur, de pensée ou d’émoi, considérable, phrase poursuivie en gros caractère, une ligne
par pages à emplacement gradué2449 ». Il ajoute : « cette mobilité aurait été sans doute utilisée
aussi dans le Livre2450 ». Le poème de 1897 offre un mode de construction du sens qui
annonce l’ouverture plurielle du Grand Œuvre : « grâce à ces variations, le Coup de dés
parvient à intégrer à la fois les valeurs de la prose et celles de la poésie2451. On ne peut sans
doute pas donner plus de souplesse à un livre broché selon les usages habituels2452 ». Mais
Schérer spécifie bien que cette plasticité ne « suffit pas », et que d’autres possibilités de mises
en mouvement seront envisagées : non plus le brochage, mais les feuillets mobiles, propices à
un jeu combinatoire, comme à des modes de lecture réversibles ou transversaux, selon une
« physique vertigineuse »2453. Mais le Coup de dés n’est pas cela.
Par ailleurs, la dimension musicale du poème de 1897 aurait trouvé des prolongements
dans le Livre. Exigence totalisante, « volonté de synthèse », et effet d’univers appellent le

2445
« Le Livre, qui abolit le hasard, ne saurait être un tombeau. Ce qui est "chu" du ciel dans le manuscrit n’est
point le livre, mais l’homme contingent qui en démontre le mécanisme », ibid., p. 54.
2446
OC, t. I, p. 482.
2447
Ibid., p. 788.
2448
J. Schérer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 58.
2449
OC, t. II, p. 227.
2450
J. Schérer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 58.
2451
Schérer note ailleurs que le Coup de dés n’est « ni vers ni prose », ibid., p. 141.
2452
Ibid., p. 85.
2453
Ibid., p. 58-61.

522
modèle symphonique : « créer un système d’expression littéraire aussi libre que celui de toute
musique, mais aussi faire entendre simultanément dans une même page les voix de différents
instruments. La structure du Livre devra être polyphonique2454 ».
Enfin, comme le note Schérer, une grande question se pose à la lecture de ces esquisses :
quelle forme littéraire aurait pris le Livre, pour peu qu’il en prît une ? L’éditeur suggère que le
Coup de dés aurait pu être un modèle possible : « peut-être Mallarmé aurait-il utilisé cette
forme typographique2455 ». Il ajoute :
Tel feuillet du manuscrit2456 semble déjà conçu pour être imprimé en caractères typographiques de
différents corps, séparés par des blancs qui indiquent des directions de l’esprit. Cette disposition
nouvelle n’est pas seulement d’une souplesse particulièrement bien adaptée aux multiples
confrontations que réclame le Livre. Elle permet aussi une figuration par la forme qui peut
évoquer les objets mêmes que mentionne le texte. Ce procédé était employé dans le Coup de dés
d’une façon encore élémentaire.

Bien évidemment, et avec regrets, nous ne pouvons dépasser, en l’état actuel des documents
disponibles, le stade des pauvres conjectures.

d) Analogies de contenu
Schérer dégage de ces feuillets quatre scénarios fragmentaires dotés de fortes résonances
mythiques2457, que nous nous permettons de résumer en leur donnant un semblant de titre :
L’invitation de la Dame ou le banquet ; L’appel ou la puissance de la parole ; Un homme et
deux femmes ou les métamorphoses du pli ; La mort ou le vieillard et l’enfant. Comme le
souligne l’éditeur, c’est la dernière des quatre esquisses narratives qui comporte quelques
similitudes avec Igitur et le Coup de dés : la thème de la mort associé à l’idée d’une action
décisive à accomplir, d’une part ; l’identité mouvante des deux personnages qui partagent une
même proximité avec le non-être, et qui, au final, n’en font plus qu’un, d’autre part :
Son héros est comme le maître du Coup de dés un vieillard. Comme Igitur, il se couche lui-même
vivant dans sa tombe. (…) Mallarmé appelle cette tombe « le truc de la mort de faim ». Le
vieillard s’y couche « pour montrer » quelque chose ; son geste, comme celui d’Igitur qu’il
reproduit, est une « preuve » ; sa mort « lui donne droit à recommencer ». (…) En outre, le
vieillard engendre son double, son anthithèse ou son complément, qui est un jeune homme. Ce
jeune homme, contenu dans le vieillard en même temps qu’il se distingue de lui, semble parfois
décrit, vers la fin du fragment, comme un ouvrier ou comme un enfant. Ces personnages à l’état
assez fluide s’efforcent d’accomplir l’acte symbolique dont la mort de faim n’était qu’une image
trompeuse. Pour définir cet acte, Mallarmé cherche à interpréter le mythe de la fausse mort, si
fréquent dans le folklore et dans la littérature (…) C’est ainsi que l’enfant-ouvrier devait délivrer
le vieillard « hanté » (…).

2454
Ibid., p. 76.
2455
Ibid., p. 141.
2456
Il renvoie au feuillet 16 de son édition.
2457
Ibid., p. 130-138. Schérer fait des rapprochements stimulants avec les mythes platoniciens, les mythes
d’Œdipe ou d’Orphée, ainsi qu’avec les mythes celtiques.

523
Cette analyse, importante à nos yeux pour ce qui est des débats relatifs au statut des figures du
Coup de dés, aide en effet à comprendre la dynamique du poème qui fait passer, de manière
fluide, du « Maître » à « l’ombre puérile ». Cela rend donc vain toute tentative de description
univoque d’un « système des personnages », dont l’identité serait stable.
Ainsi, dans le sillage de nombreux disciples du Maître de la rue de Rome, Schérer voit
dans le Coup de dés ce « fragment d’exécuté2458 » du Livre évoqué dans la lettre
autobiographique à Verlaine. De ce fait, cette introduction accorde un certaine place, somme
toute assez limitée, au Coup de dés, qui fait figure de grand Avant-Texte, ou de prélude au
Livre, qui en serait à l’inverse le passage à la limite, ou l’hyperbole. Situé dans une
perspective qui reste en partie téléologique, le poème n’est commenté ici – mais sans doute
est-ce à cause de l’objet même de cette publication si stupéfiante – qu’en fonction de ce qu’il
annonce de manière plus ou moins élaborée. Le poème de 24 pages se voit donc quelque peu
écrasé, ou réduit, par l’Opus dont il ne serait qu’un pâle reflet. Nous allons voir maintenant
qu’il en sera de même dans la thèse de Jean-Pierre Richard. Dans ce « siècle de Mallarmé »,
« l’effet Coup de dés » cède le pas à « l’effet Livre ».

2) J. P. Richard : « le jeu de la durée littéraire » (1961)

Après la monographie de Thibaudet, puis celle de Wais, L’Univers imaginaire de


Mallarmé constitue la troisième étude d’ensemble consacrée à l’œuvre du poète, rendue
nécessaire en partie à cause des inédits parus depuis l’édition des Œuvres Complètes de 1945,
désormais bien incomplètes : les notes du « Livre » en 1957, Les Noces d’Hérodiade en 1959,
le Tombeau d’Anatole en 1961. Comme on va le voir, de manière inévitable, ces parutions
contemporaines de la gestation de cette somme critique vont infléchir le regard porté sur
l’œuvre de Mallarmé, en le déportant sur certains textes, au détriment d’autres : le Coup de
dés passera quelque peu au second plan.

a) De la phrase au récit
C’est dans la section intitulée « autres formes poétiques », que l’auteur de L’Univers
imaginaire de Mallarmé s’intéresse principalement au poème de 1897. Dans les courtes pages
qu’il lui consacre2459, Jean-Pierre Richard commence par situer le Coup de dés entre le poème
régulier et le « poème critique » ; à la fin de sa vie, le poète envisageait de fait autre chose,
« un genre différent nommé par Mallarmé poème, et dont le Coup de dés constitue le seul
2458
OC, t. I, p. 788.
2459
J. P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 562-564.

524
exemple connu ». Comme dans la « Variation », il s’agit de « créer un objet scintillant ».
Cependant, à l’inverse de ce qui se passait antérieurement, cette dimension prismatique ne
rayonne pas à partir d’un « centre vide », mais déploie des « reflets » selon « l’épine dorsale »
d’une phrase, c’est-à-dire selon un « sens initialement posé, qui ne cesse jamais de les
gouverner de l’intérieur ». Comme dans le « poème critique », le blanc est essentiel, mais il
inverse sa fonction estime Richard, devenu « silence mélodique » et « "distance" blanche » :
Au lieu que le plein se dispose autour du vide, c’est donc plutôt le vide désormais qui se situe
parmi le plein. Le sens se poursuivra dès lors, comme dans tout poème, à plusieurs étages
d’importance, et d’existence, mais le Coup de dés est sans doute la seule œuvre mallarméenne qui
développe explicitement un thème, la seule où un sens soit visiblement posé et poursuivi. C’est
donc peut-être aussi son œuvre la plus claire, en tout cas la plus explicite.

Comme le jeune Mauclair en 1897, le critique insiste ici sur la lisibilité du Coup de dés, et son
caractère presque démonstratif ou didactique, inhérent à son organisation typographique
hiérarchisée. Il faut effectivement insister sur cette mutation apportée à l’extrême densité des
poèmes de la maturité réunis dans les Poésies. Mais cette clarté demeure somme toute
relative, dans la mesure où le poème ne se réduit pas à sa phrase-titre, ni à son « motif
secondaire ».
En outre, cette lisibilité nouvelle s’expliquerait aussi par la présence, rare, d’une séquence
événementielle : « même si "tout se passe par raccourci, en hypothèse", quelque chose se
passe, dont la moralité nous est en même temps donnée. L’œuvre n’est donc plus une caisse
de résonance, ni une toile d’araignée, mais un organisme temporel, successivement éclaté et
regroupé ». Nuançant donc les déclarations mallarméennes formulées dans la préface de
l’édition Cosmopolis, il concède au texte une véritable dimension narrative, fondée sur un
événement véritable, sans toutefois préciser lequel. Richard insiste alors sur la tension
installée par le poème entre instantanéité et successivité. Tel est le sens de ces « rêveries
profondes » consacrées à une forme poétique inédite qui aurait visé à la fois la fulgurance et le
développement, l’instant décisif et la durée constructive, le tableau et le film : « le besoin
d’abord d’une intuition instantanée et totalitaire, la nécessité ensuite d’une saisie successive,
d’une intelligence qui s’accorde à la nature temporelle de la lecture ». Richard poursuit :
Un volume global, fait de deux pages accouplées, mimera pour l’esprit un élément unitaire de
signification ; le cours suivi d’une seule phrase permettra d’autre part de dessiner dans le temps les
avatars successifs de cette unité. L’imagination dialectique conçoit alors cette succession comme
une suite d’éclatement et de regroupements, une alternance de mots-dentelles et de mots-nœuds.

Cette « dialectique » sera incarnée ici non par la conscience d’un personnage, comme dans
Igitur, mais par un récit : « toute lecture est en effet histoire, et pour supporter le cours de
cette histoire, rien de tel sans doute que la certitude prolongée d’une phrase. Mallarmé choisit

525
donc dans le Coup de dés de jouer le jeu de la durée littéraire, et pour cela il choisit la
plénitude focale ». Cependant, cette ambition totalisante se heurte à des limites, ratant la
synthèse dialectique de la structure et de l’histoire :
Mais il perd du même coup la circularité et la convergence du sens, il abandonne la puissance
récemment découverte d’une réciprocité apte à mobiliser le langage ; il se donne à lui-même,
et tout arbitrairement, l’initiative, sans plus chercher à l’extraire des mots, où elle continue
pourtant à sommeiller. Choix qui fut donc coûteux, mais peut-être fatal : car comment réaliser
à la fois, en une œuvre littéraire, la nécessaire instantanéité de toute intention structurale, et la
non moins nécessaire temporalité du mouvement par lequel la structure se crée et se développe
en nous ? Comment réconcilier le besoin d’immédiateté et la nécessité de la médiation ? Ce
problème, il nous semble que le Coup de dés, malgré sa virtuosité formelle, le pose sans le
résoudre ; le Livre sera, du moins le croyons-nous, un dernier essai de résolution.

Ainsi, pour Richard, le poème, trop linéaire, insuffisamment circulaire, reste un échec, que
seule l’entreprise véritablement structurale et combinatoire du « Livre » aurait pu racheter.
Mallarmé, tardivement, aurait comme renié, ou bien oublié, sa poétique de « l’initiative »
cédée aux mots, en temporalisant trop le poème : « le Coup de dés ne greffe dans le temps
qu’un ordre déjà par lui-même temporel, celui de l’ancienne architecture dialectique2460 ». A
l’inverse, c’est un espace structural que les séances du Livre auraient placé dans le temps.

b) Le motif de la « plume »
Après Thibaudet, Richard rappelle le halo hamlétien qui entoure le motif de la plume.
Mais il ajoute, en suivant Orliac et Wais sur ce point, que Mallarmé se souvient sans doute
aussi du Hugo de Pleine Mer, ou de La Plume de Satan :
Mais le rôle quasi emblématique et génétique de la plume dans le Coup de dés, où la métaphore
écume-plume fait jaillir le personnage d’Hamlet au milieu de la nuit. Cette image essentielle, de
l’écume-plume provient sans doute de Hugo (…). Dans La Plume de Satan sont en effet
rassemblés les principaux éléments de l’épisode de la plume du Coup de dés : celle-ci est chue de
la plume (sic) d’un ange (nous rejoignons ici la thématique mallarméenne originelle), cet ange est
un ange déchu et révolté (thème prométhéen de la plume jaillie, de la « petite raison virile »), elle
reste « au bord du gouffre ténébreux », elle rappelle « l’envergure » de l’ange, elle incarne les
« essors Démesurés bravant les hasards et les sorts » (thème du Coup de dés). Mais chez Hugo elle
fait finalement l’objet d’une métamorphose triomphale, devenant l’Ange Liberté, alors que chez
Mallarmé elle est noyée par le hasard déchaîné. La signification luciférienne, ou du moins
prométhéenne, de la plume dans le Coup de dés semble donc évidente2461.

Richard poursuit son propos par un rapide tour d’horizon critique. Il note que Wais juge
également cette révolte « ironique, dérisoire2462 », ce qui nous ramène effectivement à
l’équivoque que nous avions décelée plus haut dans l’analyse du critique allemand. Or, celle-

2460
Ibid., p. 566.
2461
Ibid., p. 445.
2462
Ibidem.

526
ci se maintient un peu ici tout de même. Le prométhéisme du Coup de dés est-il alors si
« évident » ?

c) Le motif de « la sirène »
Comme dans Salut, le Coup de dés présente le réseau écume-sirène-étoile. Richard situe la
sirène parmi la série des figures chimériques (nixes, nymphes, licornes, guivres) qui hantent la
poésie mallarméenne. La mort de la chimère se trouvera donc rapprochée de la noyade de la
sirène, avatar de la noyade d’Ophélie :
Mais comme à l’extinction de la Chimère survivait l’étoile, la sirène noyée se prolonge en écume
(…) par exemple dans A la nue et dans le Coup de dés. Et l’écume, de même, vise ultérieurement
l’étoile ; c’est, on le verra, une substance qui crée l’Idée. La sirène peut d’ailleurs, tout comme la
chimère, évoquer directement l’idée « …où interviendrait plus qu’à demi comme sirènes
confondues par la croupe avec le feuillage et les rinceaux d’une arabesque, la figure que demeure
l’idée (O. c., p. 328). Thème de l’accolement synthétique qui aboutit au dégagement d’une
idée2463.

Même si le réseau thématique, par définition, ne donne pas de grandes indications logiques
permettant une interprétation précise, il faut retenir, à l’encontre des analyses de Wais,
reprises par Lehnen, le lien opéré par Mallarmé, entre la sirène et l’Idée ; la figure aquatique
semble difficilement se situer du côté de la Matière, ou d’un principe ennemi de la Poésie,
comme le soutenait le critique allemand. Ou tout au moins, si l’on accorde quelque crédit à
cette polarisation de l’imaginaire mallarméen, en voyant dans la mort de la sirène le sacrifice
nécessaire à l’émergence de l’Esprit, il faudrait aussi prendre en compte le devenir-sirène de
l’Idée mallarméenne, en relation avec la ligne arabesque, qui est celle de la phrase poétique.
Ceci nous conduit à un motif connexe, celui de la torsion, présent dans le Coup de dés, et
souvent associé chez Mallarmé, comme le rappelle Richard, au funèbre (l’agonie de la
chimère) mais aussi à l’érotique (le spasme de la jouissance).

d) Le motif des « constellations »


Richard inscrit également la constellation finale du poème dans un réseau thématique lié à
l’expression imaginaire de l’absolu. Igitur annonce le Coup de dés, tout en proposant une
autre polarité symbolique :
(…) dans une Ancienne Etude d’Igitur, l’absolu, à la fin du conte, devait « exister (…) en dehors,
– lune au-dessus du temps », derrière les rideaux (O. c., p. 433). Notation particulièrement
intéressante, parce qu’elle prépare à la conclusion du Coup de dés : mais le jaillissement final
d’absolu y deviendra stellaire et non lunaire2464.

2463
Ibid., p. 216.
2464
Ibid., p. 514.

527
Concernant l’évolution poétique de Mallarmé, précise Richard, il faut d’abord remarquer la
dépréciation et l’abandon du motif de la lune, sans doute trop lié à l’héritage romantique.
C’est le motif de l’étoile, présent dès les poèmes de jeunesse, qui va se maintenir quant à lui
jusqu’au Coup de dés. Le critique revient alors sur ce thème, en montrant bien comment il
faut l’envisager, de manière duelle :
On devine assez aisément les raisons de cette substitution : de par leur éparpillement, leur
discontinuité, et leur dureté scintillante, les étoiles se prêtent beaucoup mieux que la lumière
lunaire, continûment déversée, à une thématique humaniste fondée sur les deux notions de hasard
objectif et de manifestation mentale. Car le champ d’étoiles symbolise d’abord le fourmillement
de la contingence, « le hasard infini des conjonctions » (Igitur, O. c., p. 435), mais chaque étoile
inscrit aussi sur le fond noir de la nuit les signes lumineux d’une pensée, peut-être d’une
écriture2465.

L’auteur de L’Univers imaginaire de Mallarmé met alors en relation un extrait de Conflit2466,


ainsi qu’un passage de Ballet2467, avec le final du Coup de dés. Dans les trois cas, ajoute-t-il,
le poète convertit la contingence des étoiles singulières en nécessité spirituelle : « le hasard
semble devenir matériellement pensée2468 ». Quant à cette image d’un alphabet céleste, elle se
verra rapprochée d’un passage de Dogme et Rituel d’Eliphas Levi.
Dans cette perspective, qui est celle de la reconfiguration de l’imaginaire et de la pensée
de Mallarmé au sortir de la crise de 1866-1870, rapatriant la divinité sur Terre, pour la
redéployer ensuite à partir de l’Homme, l’absolu devient immanent à l’esprit :
Celles-ci incarnent alors la double puissance, jaillissante et combinatoire, de l’esprit : le relatif, le
corrélatif, débouchent par elles sur un ordre nécessaire. Elles figurent « divers rapprochements
scintillés absolus (Noces, p.59). Ces rapprochements peuvent même, par exemple à la fin du Coup
de dés, comporter une signification glorieuse et sacramentelle. Les pierreries-étoiles forment alors
une sorte de couronne : ainsi pour Poe, « stellaire, de foudre, projeté… très loin de nous
contemporainement à qui il éclata en pierreries d’une couronne pour personne, dans maint siècle
d’ici » (O. c., p. 531). Il n’est point de meilleur commentaire au thème stellaire chez Mallarmé que
la célèbre rêverie de Valéry, menée à propos du Coup de dés (…)2469.

On le voit, le Mallarmé de la maturité, pour Richard, aura opéré une « conversion


anthropocentrique2470 » de l’Idéal, inséparable ici du discrédit symbolique pesant sur le motif
lunaire. L’absolu mallarméen, tel qu’il se manifeste dans le Coup de dés de manière
emblématique, sera fondamentalement subjectif et projectif. On peut alors ajouter ici un autre
passage de L’univers imaginaire de Mallarmé, tiré du chapitre consacré à la

2465
Ibidem.
2466
« Mallarmé constate que "les constellations s’initient à briller", et il émet le vœu que parmi "l’obscurité qui
court sur l’aveugle troupeau, aussi des points de clarté, telle pensée tout à l’heure se fixassent" », ibidem.
2467
« "l’incohérent manque hautain de signification qui scintille en l’alphabet de la nuit" consent à tracer le mot
Viviane, et à s’ordonner dans "la danse idéale des constellations" », ibidem.
2468
Ibidem.
2469
Ibid., p. 515.
2470
Ibidem.

528
« Phénoménologie de la lumière », qui envisage le surgissement stellaire comme un avatar,
non pas de la bombe anarchiste, mais du feu d’artifice, à travers une « exaltation
pyrotechnique », qui est aussi « certitude ascensionnelle », opposée au thème du jet d’eau
retombant, mollesse négative :
De l’un à l’autre s’étend en somme tout l’espace spirituel qui sépare le monde fané du monde
idéal, toute l’étendue rêveuse qui distingue l’univers passif de l’eau de l’univers actif du feu.
Et d’un feu déchiré, mental, interrogatif, en voie d’apothéose : « veillant, doutant, roulant
brillant et méditant », le feu d’artifice (ou plutôt sa figure mathématisée : le coup de dés)
inscrit en lui le « heurt successif sidéralement d’un compte total en formation ». Ce que réalise
ici le Coup de dés c’est le développement, éclaté et embrasé, d’une matière en un esprit.
Comme le dit encore Mallarmé à propos se l’opération idéalisante : « Un feu d’artifice, à la
hauteur et à l’exemple de la pensée, épanouit la réjouissance idéale ».

C’est la première fois que le poème de 1897 se trouve rapproché de ce passage de La Musique
et les Lettres. Nous verrons plus bas que Bertrand Marchal et Jacques Rancière reprendront
cette association métaphorique, pour l’interpréter dans un sens politique, ce que Richard ne
fait pas ici.
Ailleurs enfin, Richard compare le sonnet en –yx au Coup de dés, en rattachant le
surgissement stellaire final à la disparition d’êtres chimériques :
Avec l’intervention de la licorne, animal magique et chimérique, un lien s’établit : de sa corne
fabuleuse jaillissent implicitement la pensée (thème occultiste), les dés, qui fixent le hasard en
constellations. Le combat amoureux de la licorne et de la nixe entraîne donc, génétiquement,
l’apparition et la fixation du « septuor » stellaire. Enfin, comme dans le Coup de dés, ce
surgissement a lieu à partir d’une profondeur aquatique (ici le miroir) en laquelle les animaux
fabuleux se sont noyés (comme les divers personnages du Coup de dés)2471.

On sait que la licorne était présente aussi dans Igitur, à travers un calembour : « Le Cornet est
la Corne de licorne – d’unicorne2472 ». A suivre le critique sur ce point, on pourrait prolonger
ses remarques en notant que « l’association belliqueuse licorne-nixe », lue dans le sonnet en –
yx comme une « opposition érotique eau-feu »2473, se retrouve peut-être dans le Coup de dés
sous la forme de l’antagonisme entre le « prince amer de l’écueil », caractérisé par sa « petite
raison virile / en foudre »2474, et la sirène, qui va « souffleter » le « faux manoir »2475.

e) Critique archéologique
Ainsi donc, si l’on pose la thèse d’un « Mallarmé heureux » et, que l’on considère
parallèlement le Coup de dés comme un « échec », on ne saurait accorder à ce texte une
position cardinale : c’est bien ce qui se produit dans L’Univers imaginaire de Mallarmé. Le

2471
Ibid., p. 216.
2472
OC, t. I, p. 476.
2473
J. P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 215.
2474
OC, t. I, p. 379.
2475
Ibid., p. 381.

529
poème sera surtout convoqué en appendice, moins commenté qu’Igitur, et finalement
envisagé comme une œuvre de transition. Comme le montre bien l’index des textes cités, le
Mallarmé de Richard est avant tout l’auteur d’Hérodiade et du Faune, le poète des Tombeaux,
et celui dont l’œuvre totalisante devait culminer dans le projet du « Livre ». La phrase qui
ouvre le chapitre qui suit immédiatement les lignes consacrées au Coup de dés est la
suivante : « Nous voici donc parvenu au fameux Livre2476 ». Cette lecture n’échappe donc pas
à une certaine vision téléologique du parcours mallarméen – sans doute liée à l’hégélianisme
méthodologique imprégnant cette lecture – qui procéderait par dépassements successifs, pour
culminer dans la combinatoire de l’Œuvre total et définitif, le « Livre ». De fait, on sait que le
Mallarmé présenté ici est de part en part dialecticien, sur le mode hégélien ; relevons ce
passage, un parmi tant d’autres : « (…) le dépassement de la réalité relève ici encore d’une
imagination qui dialectise. (…) Une double négation s’achève en une affirmation
spatiale2477 ». Ainsi, la pensée poétique mallarméenne se verra analysée à travers un horizon
herméneutique qui est celui de l’idéalisme allemand, et surtout la philosophie de Hegel, dont
l’œuvre, La Philosophie de la Nature traduite par Véra en particulier, loin de se limiter à
donner au critique un outillage mental ou une méthode, sera parfois citée également comme
pensée du monde dialoguant avec celle du poète.
Cependant, au début des années 1960, ce Mallarmé hégélien brille de ses derniers feux.
On a vu que le livre de Cohn avait tenté de situer cette œuvre poétique du côté de « l’anti-
synthèse », non sans équivoque, puisque cette lecture faisait osciller la pensée mallarméenne
entre platonisme et intuition post-structuraliste. Hyppolite, en 1958, allait lui aussi quelque
peu dans ce sens. Les années qui vont suivre la parution de L’Univers imaginaire de
Mallarmé tourneront l’épaule à cette approche hégélianisante. Il y a d’un côté une sorte de
« réaction matérialiste », qui, dans le sillage de Sartre, mais aussi dans un contexte de
nietzschéisation d’un certain pan de la pensée française, va chercher à arracher la poésie
mallarméenne à l’idéalisme, qu’il soit de type platonicien ou hégélien. On ne pourra plus
admettre, comme l’avait fait Richard avec nuances2478, que cette poésie relève d’une pensée
de la transcendance, mot désormais imprononçable. Le Mallarmé des années structuralistes
sera placé comme l’on sait sous le signe des grands maîtres du soupçon, Marx, Freud, et
Nietzsche. Salué par Genette, le livre de Richard se verra reprocher sa méthode dialectique

2476
J. P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 565.
2477
Ibid., p. 398-399.
2478
On lira effet par exemple : « (…) un au-delà, qui n’est en fait que la transcendance du je à lui-même et au
monde », ibid., p. 399. Mais Richard souligne bien que la mort de Dieu prive l’homme, et le poète, de toute
transcendance hypostasiée et substantielle.

530
par Derrida, qui aiguisera ainsi les armes de la déconstruction sur ce « thématisme » jugé trop
prisonnier d’une conception substantialiste du sens.
Par ailleurs, et d’un autre côté, les nouveaux travaux universitaires qui vont naître à partir
des années 1980, en particulier et surtout ceux de Bertrand Marchal, dans l’après-
structuralisme, tout en gardant l’idée forte développée pour la première fois par Richard d’une
« conversion anthropocentrique2479 » de Mallarmé, ne solliciteront plus vraiment la
dialectique hégélienne. Un autre paradigme critique va voir le jour, celui de la fiction.

3) Mallarmé poète de la fiction

a) B. Marchal : « tautologie » et « autonomie des signes » (1985)

Avec Lecture de Mallarmé (1985) et La Religion de Mallarmé (1988), qui constituent une
sorte de diptyque, puis ses travaux d’édition accompagnant la refonte des Œuvres Complètes,
Bertrand Marchal, après Thibaudet, Wais et Richard, offre la quatrième étude d’ensemble
marquante de l’œuvre du poète. Même si la teneur de ce travail, dont les conclusions
dominent depuis vingt ans l’horizon critique mallarméen, n’est plus à présenter, tentons d’en
dégager les grandes lignes de force, de manière à situer dans un cadre de pensée plus large
l’analyse du Coup de dés qui nous est ici offerte.

1. Mallarmé à la lettre
Le premier livre propose une série d’exégèses consacrées principalement aux grands
poèmes de la maturité ; le second, centré sur l’étude de Divagations et des « besognes »,
réhabilitées, que furent Les Dieux antiques et Les Mots anglais, réinscrit le projet poétique
mallarméen dans un contexte post-révolutionnaire et post-chrétien. Dans les deux cas,
Marchal, empruntant les chemins de la philologie, tournera le dos aussi bien au thématisme
d’un Richard, sacrifiant la syntaxe et la diachronie au profit des « courts-circuits
imaginaires2480 », qu’à la sémanalyse d’une Kristeva, s’occupant « davantage de l’inconscient
paragrammatique du texte que du texte lui-même2481 ». Littérateur par excellence, écrivain de
la lettre, Mallarmé devra être lu de manière littérale. De fait, tandis que La Religion de
Mallarmé explicitera comment le ressaisissement poétique de la lettre pourra se redéployer en
direction de l’être-ensemble politique de la Cité, à travers la description d’une anthropologie

2479
Ibid., p. 515.
2480
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 8.
2481
Ibid., p. 9.

531
linguistique du divin, inséparable de la célébration du « génie symbolique2482 » de l’Homme,
Lecture de Mallarmé maintiendra l’exigence d’un sens du poème mallarméen, rendu
accessible par une attention à la lettre du texte. Marchal entendra revenir à ce « mot à mot
ingrat2483 » assez négligé depuis les premiers exégètes, et remplacé depuis lors par de vastes
spéculations, tributaires de l’appareillage conceptuel des sciences humaines. A la conception
immanente du sens héritée des années de crise, liquidant Dieu et l’Absolu pour renvoyer la
poésie, contre toute illusion référentielle, à son statut de pratique verbale, répondra une
exégèse immanente refusant l’illusion biographique.

2. La « fiction au carré »
C’est ainsi que le concept de « fiction », dont on trouve la formulation la plus nette dans
les « Notes sur le langage », servira de passerelle entre les deux ouvrages critiques. Après
Poulet qui, dans La distance intérieure (1952), avait souligné la parenté entre la fiction
cartésienne et l’entreprise mallarméenne de création négative, dans le sillage de Richard qui
avait noté l’existence chez l’auteur du Faune d’une « esthétique fictionnelle » consistant à
« engendrer le faux2484 », Marchal va enrichir et approfondir cette thèse en partant de
l’appropriation mallarméenne des travaux de mythologie comparée réalisés par Max Müller,
et vulgarisés par le révérend Cox, dont le poète s’est fait le traducteur. Dans Lecture de
Mallarmé, le poème mallarméen, rapporté à du négatif (« il ne s’y passe rien2485 » ) comme à
du réflexif (« la poésie n’a d’autre sujet qu’elle même2486 »), se subsume dans le fictif, à
savoir, « du faux qui se donne pour faux ou du faux qui désigne le faux, comme une espèce de
fiction au carré2487 ». Ainsi, les termes privilégiés employés par le poète pour décrire son dire
seront « mensonge », ou « simulacre », ce qui a pour conséquence de « rappeler l’évidence
d’une indépassable fiction2488 ». Au final, cette poésie de la poésie n’a « d’autre sujet que la
fiction du langage2489 ». C’est à ce niveau que s’opère la rupture avec le lyrisme romantique,
et plus largement avec la tradition discursive de la littérature, fondée sur une hétéronomie du
langage par rapport au sujet parlant : « dans un poème de Lamartine, il ne peut y avoir de
réflexion de la poésie par elle-même, simplement parce que la poésie n’a pas d’autonomie par

2482
B. Marchal, La Religion de Mallarmé, op. cit, passim.
2483
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 7.
2484
J. P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 330.
2485
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 304.
2486
Ibidem.
2487
Ibid., p. 305.
2488
Ibid., p. 306.
2489
Ibidem.

532
rapport au moi2490 ».
Réfléchir le langage revient à réfléchir le « procès du sens2491 ». Mais une telle formule
doit être précisée. Pour Marchal, il s’agit de la dissocier d’un « narcissisme stérile2492 » d’une
part, et d’une assimilation, résumée sous le nom moderne de paragrammatisme, au travail du
rêve d’autre part. Le narcissisme linguistique mallarméen doit être abordé sous un angle
« épistémologique2493 » : le poème n’exhibe pas un désir refoulé à travers une symbolisation
figurante-défigurante, mais exhume la dimension mytho-poétique du langage. Le poète,
fondamentalement démystificateur, ne montre pas sur la scène de l’écriture un mythe
personnel, mais déconstruit toute mythologie :
Or, s’il est une démarche constante de Mallarmé, ce n’est pas de recréer des mythes (comme le fait
Wagner), mais au contraire de retrouver derrière les mythes l’articulation d’une syntaxe primitive.
Le travail poétique prend à rebours le processus mythique, et ce travail de déconstruction est
possible parce que la production mythologique procède moins d’un inconscient personnel que
d’un inconscient historique interne au langage2494.

Ainsi, la « scène primitive » mallarméenne, si cette notion est maintenue, ne sera pas d’ordre
sexuel, mais d’ordre cosmique, puisque le drame qui s’y joue, loin de concerner le meurtre du
Père, vise la mort du Soleil, et que son noyau n’est pas pulsionnel, mais linguistique : un sens
oublié – onyx / ongle, ou bien hasard / dé – que la science étymologique, ou la conscience
poétique, remotivera. L’œuvre de Mallarmé, dont le projet pourrait se résumer dans la volonté
de « rendre l’initiative aux mots, et au langage sa conscience2495 », à cause de cette dimension
critique et réflexive, déplacerait alors la question séculaire de la mimesis en substituant le
rapport poésie / mythologie au rapport art / réalité.

3. Le Coup de dés
Le poème de 1897, dont la préface énonce l’exclusion du narratif, donnerait à la poésie
mallarméenne son mot d’ordre capital : « tout se passe, par raccourci, en hypothèse ». C’est
sur cette dimension anti-dramatique et anti-narrative que Marchal va insister, en rattachant de
ce fait le Coup de dés à toute l’œuvre poétique de la maturité, placée sous le signe de cette
« liturgie de l’absence2496 » qui en fait une sorte d’inversion systématique du catholicisme. Ce
ne sera donc pas « une œuvre en rupture d’œuvre2497 », mais un texte paradigmatique, qui

2490
Ibid., p. 306-307.
2491
Ibid., p. 307.
2492
Ibidem.
2493
Ibidem.
2494
Ibid., p. 310.
2495
Ibid., p. 9.
2496
Ibid., passim.
2497
Ibid., p. 269.

533
énonce quelques grandes formules qui régissent l’univers mallarméen construit à partir de son
« drame fondateur », qui n’est autre que le « drame d’Igitur2498 ». Comme il le dit lui-même,
Marchal ne livre pas ici la lecture du Coup de dés, saisie totale et encyclopédique des
relations entre le lisible et le visible du texte, entreprise monumentale dont on a pu rencontrer
des exemples avec Roulet ou Cohn, mais une lecture, d’abord fondée sur la prise en compte
de la syntaxe du poème, ce qui la rapproche de celle de Davies ; elle sera en outre orientée en
fonction du fil directeur rassemblant toutes les exégèses précédentes, à savoir le concept
mallarméen de fiction. Certains apports de cette nouvelle interprétation passeront aussi,
comme souvent, par des rapprochements inédits entre différents passages de l’œuvre.

-La continuité thématique avec Igitur


Cette interprétation du Coup de dés ne saurait être séparée ici, comme il en advient
souvent, de celle d’Igitur. Contrairement à ce qu’avait proposé, on s’en souvient, la tradition
critique héritée de Bonniot et de Royère, le conte inachevé, pour Marchal comme pour Davies
ou Cohn, doit être perçu comme un avant-texte du poème de 1897 – « la formule du Coup de
dés n’énonce rien de plus, à trente ans de distance, que le conte inachevé2499 » – et non
comme son antithèse. Marchal insiste sur la nécessité d’en finir avec cette idée d’un « échec »
du Coup de dés, qui n’a rien d’un démenti philosophique final, ni d’un aveu qui
« fonctionnerait comme la révélation in fine d’un échec absolu et [qui] renverserait à jamais le
veau d’or poétique2500 ». Plus loin, l’universitaire précise ironiquement cette idée, en visant la
tradition critique héritée de Thibaudet, que nous avons appelée « la doxa négative », tombée
dans le piège de la téléologie :
Il est une lecture trop simple et trop courante de Mallarmé, qui fait de son œuvre une dramaturgie
culminant dans ce qu’on appelle l’échec du Coup de dés. Mallarmé aurait ainsi vécu toute sa vie
du rêve d’abolir le hasard, pour s’apercevoir in fine qu’un Coup de dés jamais n’abolirait le
hasard : destin exemplaire, drame parfait, échec total. Il y aurait dans le Coup de dés à la fois une
révélation et un aveu, révélation d’une impasse absolue, aveu d’un échec définitif. Mallarmé
n’avait qu’à mourir, ce qu’il fit2501.

Cette prise en compte première et dernière du hasard se situe en effet « au principe même de
son œuvre2502 ».
Quant au contenu même du récit, Marchal l’analyse à travers la référence, à la fois
retrouvée et détournée, au cogito cartésien, qui ferait d’Igitur un comédien, et de son moi

2498
Ibid., p. 314.
2499
Ibidem.
2500
Ibid., p. 269.
2501
Ibid., p. 313-314.
2502
B. Marchal, notice du Coup de dés, OC, t. I, p. 1316.

534
reconquis une fiction de la « volonté artiste2503 ». Au final, un tel cogito esthétique, posé en
1869 comme une sortie de la crise, réinscrivait l’absolu dans l’immanence du jeu littéraire. Le
Coup de dés de 1897, estime Marchal, repose sur ces bases philosophiques. Comme dans
Igitur, nous retrouvons le thème de l’héritier dépositaire d’un acte absolu à accomplir, résultat
d’un « rêve immémorial qui n’est rien d’autre que la maladie d’idéalité2504 ». Mais, de même
qu’Igitur, selon toute vraisemblance, aurait simplement « secoué2505 » les dés, de même, le
Maître « hésite » à ne pas jeter les dés ; Marchal est le premier à souligner cette dimension
négative de l’hésitation, qui fait d’emblée de l’acte absolu un acte vain. Et si l’acte se voit
suspendu, et non pas radicalement écarté ou refusé, c’est, « ancestralement » comme dit le
poète, par une « solidarité ancestrale2506 » envers ceux dont il est l’héritier.

- Structure close et logique de « l’hypothèse »


Cependant, le Coup de dés, s’il conserve la matière et l’ordre symbolique du récit de
1869, transposé dans un espace maritime et ouvert, en modifie sensiblement la forme, tant au
plan logique que typographique. Le poème donnera en effet une version « dédramatisée2507 »
du conte, fondée sur une « composition quasi musicale dont la forme même abolit le
drame2508 ». Comme l’indique Marchal, toute la spécificité du Coup de dés peut être dégagée,
par contraste, d’une comparaison avec La Bouteille à la mer de Vigny, dont le matériau
poétique est à peu près similaire. La divergence mallarméenne tient dans la mise en forme de
ce topos, fondamentalement anti-narrative, échappant à la chaîne du post hoc ergo propter
hoc parce qu’elle repose sur une figure étymologique créant un effet de bouclage :
(…) il est tout entier contenu dans une seule phrase d’allure axiomatique et où s’énonce en fait une
tautologie : le hasard, en effet, signifie étymologiquement « le dé », si bien que le poème loin de se
développer selon une linéarité dramatique, ne peut que se lover à l’intérieur d’une forme close. De
la même façon, dans le sonnet en -ix, un jeu similaire sur « ongles et « onyx » signalait la
fermeture d’un poème replié sur lui-même et voué à une consomption interne. Tout est donc joué
d’avance, dès le premier mot, de sorte que le poème ne fonctionne plus sur le mode chronologique
– que le temps constitue la voie royale de la providence narrative ou le simple support d’une
écriture engagée dans la conquête aventureuse de vérités incertaines – mais celui de
l’amplification interne qui distend la phrase première, compréhensive de toute réalité (sans
toutefois en altérer, grâce à la typographie, le dessin), et suspend la reconnaissance tautologique en
gonflant l’espace entre dé et hasard (…)2509.

Nous trouvons donc ici implicitement une réfutation de la lecture de Davies, qui concevait la

2503
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 285.
2504
Ibid. p. 278.
2505
« Igitur secoue simplement les dés », OC, t. I, p. 477.
2506
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 278.
2507
Ibid., p. 274.
2508
Ibidem.
2509
Ibid., p. 272.

535
ligne du texte de manière dialectique, et donc historique. Si le poème phrastique ne déroule
donc pas une histoire, il déploie en revanche une géographie, et une musique : « Dès lors,
l’inflation spatiale de la phrase constitutive du Coup de dés ne joue pas comme une
prolongation de la chronologie narrative, mais comme une variation musicale autour d’un
thème donné2510 ». Cet espace tabulaire, et non plus seulement linéaire, ainsi musicalisé, va de
pair avec la mise en place d’un mode d’écriture, et de lecture, contrapuntique, voire
chorégraphique :
De même que, dans toute variation, la découverte successive de la mélodie est constamment
parasitée par la rémanence du thème, qui joue à chaque instant le rôle d’une synthèse anticipée
et obnubile en partie le temps intrinsèque de l’œuvre, la lecture du Coup de dés doit
abandonner le « va-et-vient successif incessant du regard, une ligne finie, à la suivante », pour
une « vision simultanée de la Page », qui permet la rémanence oculaire du thème et le
mouvement presque chorégraphique des groupes de mots tout autour2511.

Marchal dégage donc ici une dimension capitale de la forme-sens du texte, jusqu’ici peu
soulignée. Il ne s’agit pas simplement de noter, comme l’ont fait très tôt Gide et Valéry,
l’intrusion du pictural et du musical dans le poétique. Une œuvre littéraire qui substitue,
comme axe dominant, la tautologie à la chronologie, majore par contrecoup l’espace au
détriment du temps, la topologie au détriment de la généalogie, la simultanéité au détriment
de la linéarité. Comme il a pu le formuler ailleurs, l’universitaire constate que Mallarmé,
nouveau géomètre du vers et de la page, avec son Coup de dés, « invente la poésie dans
l’espace2512 ». C’est bien parce que l’être se dit de manière tautologique et univoque – « un
coup de dés jamais n’abolira le hasard », « rien n’aura eu lieu que le lieu », ou bien encore
« n’est que ce qui est » – que l’événement nécessaire échappe, et que l’histoire, dans tous les
sens du terme, s’avère impossible. Au vu de cette analyse, la singularité de la forme-sens du
Coup de dés résiderait donc dans ce que nous pourrions appeler le système tautologie-
topologie, qui noue indissolublement contingence et espace, hasard et musique.
Puisque rien ne peut advenir quand le Dé constitue l’alpha et l’oméga de l’action humaine,
le « drame » ne peut exister que sur un mode virtuel, comme l’avait déjà bien remarqué Sven
Johansen en 1945. Le poème tautologique implique le poème hypothétique. Le texte multiplie
en effet les signes, lexicaux et grammaticaux, de la réalité conditionnelle, dont on pourrait
aisément faire le relevé systématique : « pur jeu d’hypothèses que le Coup de dés : y a-t-il eu
un naufrage ? Y a-t-il même eu Maître ? Rien en définitive n’aura eu lieu que le lieu2513 ».

2510
Ibid., p. 273.
2511
Ibidem.
2512
B. Marchal, « La poésie française (après 1850) », Dictionnaire du XIXe siècle européen (1997), sous la dir.
de M. Ambrière, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 1004.
2513
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 305.

536
Résumons ici la démonstration de Marchal2514. Les « circonstances éternelles » sont comme
« écrasées typographiquement par l’évidence d’un "JAMAIS" anticipé qui verrouille en
quelque sorte d’emblée le poème » ; le « naufrage » à défaut d’être avéré, est « seulement
posé comme un cas limite destiné à donner plus de force à l’axiome du Coup de dés » ; le
Maître, introduit par un « SOIT », qui « doit être pris absolument au sens de Supposons (que),
sur le « modèle des énoncés mathématiques », ne « surgit, lui aussi, qu’à titre d’hypothèse » ;
quant au « navire », qu’il faut dire fantôme, il possède lui aussi « un caractère irréel », comme
l’atteste l’emploi de la locution « en tant que » ; le « si » n’ouvre pas sur un potentiel, mais,
devant être lu comme un « même si », replie les données dramatiques sur un irréel.
Par conséquent, le thème du naufrage est beaucoup plus qu’un thème. Il dit l’essence
même de l’action ou de l’historicité humaines, à savoir sa dimension fondamentalement
accidentelle :
Le naufrage, en effet, n’est pas un simple accident, qui affecterait tel navire sans remettre en cause
pour autant le principe même de la navigation, demeuré inaccessible dans son essence. Et le
naufrage n’est pas un accident, à tous les sens de ce mot, parce qu’il est, si l’on peut dire, l’essence
même de la réalité. Ce que dit le Coup de dés, c’est en somme qu’il n’y a pas d’autre réalité que le
naufrage ; en d’autres termes, que l’immersion de tout dans tout et la dissolution de l’esprit même
dans la profusion hasardeuse d’un monde sans issue2515.

-Le Maître, un « Hamlet ironique »


Dans cette perspective, la référence à Hamlet, bien identifiée dès 1912 par Thibaudet,
devra être lue de manière distanciée :
L’évocation du drame hamlétien, cependant, a perdu dans le Coup de dés sa valeur dramatique,
dénouée d’avance par un « COMME SI » répété, et ne joue plus, en quelque sorte, que comme une
citation ironique, dans la mesure où, comme on l’a vu, la reconnaissance tautologique qui donne sa
forme au poème, si elle annule d’emblée la possibilité même du drame, doit être aussi la
totalisation ou la mise en mémoire d’une expérience2516.

Pour ce qui est du « système des personnages » esquissé par le poème, Marchal fait de
« l’ombre puérile », identifiée ici au « démon » porteur du rêve ancestral, celui de « tout
idéalisme spiritualiste2517 », un représentant du jeune Hamlet ; il rappelle à cet effet les
formules du texte de Crayonné au théâtre consacré à cette figure si décisive pour Mallarmé,
désignée en particulier comme la « juvénile ombre de tous ». Cette « ombre » serait, comme
avatar du Maître, « une fois le Nombre avéré, la promesse de sa renaissance spirituelle2518 ».
Marchal ajoute :

2514
Ibid., p. 274-277.
2515
Ibid., p. 276-277.
2516
Ibid., p. 281.
2517
Ibid. , p. 279.
2518
Ibid., p. 278.

537
Jeter le dé, ce serait, c’eût été, vaincre le naufrage et la mort ; c’eût été, pour le vieillard,
abandonner aux flots sa défroque mortelle pour renaître en cette « ombre puérile » rendue
invulnérable et maîtresse des flots. Mais l’adjectif puéril est ici à double entente : s’il évoque la
grâce d’une jeunesse éternisée comme la figure de la vierge Ophélie « jamais noyée », il dénonce
aussi cette « ombre » comme une illusion infantile2519.

Et de fait, l’injonction à « rire » qui accompagne la silhouette d’Hamlet, est perçue par
l’auteur de La Religion de Mallarmé comme un nouvel indice de ce climat d’ironie : « la
citation d’un Hamlet "soucieux / expiatoire et pubère", dénoncée dès l’abord comme une
illusion, s’achève elle aussi sur la dérision : "rire / que / si…" 2520».
Quant à la « sirène », double de l’Ophélie intérieure, sœur des sirènes noyées de Salut ou
du sonnet A la nue…, elle incarne à son tour, aussi, le rêve d’absolu voué à
l’engloutissement :
(…) scintille la figure soudainement apparue d’une sirène, image encore d’une illusion que le
poète, à la façon du prince d’Elseneur qui « fixe au dedans les yeux sur une image de soi qu’il y
garde intacte autant qu’une Ophélie jamais noyée », porte en lui comme le rêve de l’esprit. Cette
sirène (…) ne résiste pas à la réalité des flots, pas plus que le roc en forme de faux manoir
d’Elseneur qui la porte, vite dissipé par la brume, quand le rêve de l’esprit en eût fait un refuge
dans le naufrage et « une borne à l’infini »2521.

Nous verrons plus loin que cette lecture du statut de la sirène se verra contestée par Lübecker,
qui, en héritier de Wais, en fera une entité beaucoup plus active au sein d’un poème re-
dramatisé. Notons encore que, contrairement aux lectures de Sollers et de Kristeva, celle de
Marchal fait du projet mallarméen une tentative pour limiter l’infini, ici apparenté au domaine
sans bornes du Hasard, et non à le libérer, selon une logique transgressive.

-« S’installer dans la fiction »


Dans le cercle de la tautologie de l’être, le hasard semble donc avoir le dernier mot. Ce
serait oublier l’exception stellaire, qui, certes ne « se donne d’ailleurs pas comme une
certitude avérée, mais comme une possibilité2522 ». Elle est une « projection » située « en
dehors des calculs humains », et constitue le « véritable coup de dés2523 ». Marchal l’interprète
alors comme un changement d’optique, passage d’un ordre à un autre, ou « Transposition »,
qui irait, en démarquant le poète, du « fait » à « l’idéal » :
En fait, ce coup de dés céleste, qui réalise idéalement le coup de dés manqué, n’annule en rien – ni
même ne corrige – la tautologie avérée, mais déplace en quelque sorte le lieu de la poésie, de la
réalité sinistre de l’abîme à la pure fiction d’un espace idéal ; de l’abîme au ciel constellé, il n’y a
pas de continuité, pas d’« élévation ordinaire », mais un saut extraordinaire du réel à l’imaginaire,

2519
Ibid., p. 278-279.
2520
Ibid., p. 281.
2521
Ibid., p. 281-282.
2522
Ibid., p. 283.
2523
Ibidem.

538
même si cet imaginaire se fond dans une représentation spatiale2524.

Une comparaison est faite alors avec le passage fameux de La Musique et les Lettres – qui
intéressera peu après, pour d’autres raisons, le Bourdieu des Règles de l’art – où l’énoncé de
la « formule absolue » du « n’est que ce qui est » donnait lieu au « démontage impie de la
fiction », et, du même coup, au rappel du « jeu » littéraire qui consiste à projeter « à quelque
élévation défendue et de foudre, le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate ». La
constellation serait donc l’image de ce projectile qui remplit fictivement le ciel vide, ou
satisfait la faim humaine « d’autre chose », ou encore, pour le dire avec le poète lui-même, la
figure de ce « feu d’artifice, à la hauteur et à l’exemple de la pensée », qui « épanouit la
réjouissance idéale ». Marchal commente alors cela :
Cette « formule absolue » est bien celle qui s’énonce dans la tautologie du Coup de dés ; mais la
poésie fût-elle reconnue comme un « leurre », Mallarmé maintient, par delà la désaffection d’un
rêve idéaliste, une exigence spirituelle qui s’autorise cette fois d’une justification nouvelle (…) :
le plaisir2525.

Dès lors, à l’autonomie du monde plus que jamais extérieur, répondra l’autonomie du
langage, dans ce qui pourrait s’apparenter, de prime abord, à un face à face entre deux
solipsismes : « Le rêve spirituel d’une tradition ancestrale ainsi métaphysiquement annulé, la
poésie n’est plus qu’une fiction à usage interne2526 », tandis que le « langage, même réévalué
par la poésie, ne sort pas de la fiction2527 ». La leçon du Coup de dés peut alors se résumer de
la sorte : « Le monde, dans son identité absolue, ne souffre aucune extériorité, aucune
transcendance, et l’homme est, à la limite une hypothèse inutile. Telle est, poussée jusqu’en
ses conséquences ultimes, la logique mallarméenne de l’éviction du sujet et de l’initiative
rendue au langage2528 ».
Cet enclos de l’universelle fiction, reconnu comme tel, deviendra l’aire de jeu du poète, et
plus largement de l’homme, privé de tout « triomphalisme », réduit à une figure « précaire,
évanescente », qui ne tient debout que par sa « volonté artiste2529 » ; Marchal ajoute :
Puisque « Toute Pensée émet un Coup de Dés », la pensée elle-même ne peut pas dépasser les
fictions qu’elle produit continuellement. Il est donc vain de s’abandonner aux tentations
prométhéennes ou prophétiques : plutôt que de s’obstiner à vouloir dire vrai, comme si la
vérité – ou plus largement la réalité – état accessible aux mots, le poète doit s’installer dans la
fiction pour en revendiquer le Glorieux Mensonge, et rendre ainsi le texte à son autonomie2530.

Ainsi, le mécanisme fictionnalisant, qui, pour le Mallarmé des « Notes sur le langage »

2524
Ibidem.
2525
Ibid., p. 284.
2526
Ibidem.
2527
Ibid., p. 285.
2528
Ibid., p. 274.
2529
Ibid., p. 285.
2530
Ibidem.

539
constitue le « procédé même de l’esprit humain2531 », se verrait à la fois dévoilé et glorifié
dans le Coup de dés, qui proposerait « un double mouvement, de démontage et d’exaltation de
la fiction ».

-« Émancipation du langage »

Marchal va plus loin. Non seulement il constate cette double clôture, celle du monde, et
celle de la fiction, mais il estime que le poème maritime peut être lu comme l’allégorie d’un
langage sans maître, « tourbillonnaire2532 » ; l’océan ne serait pas la figure de la Matière, ni de
l’Histoire, comme on a pu couramment l’envisager, conformément à la vieille topique, mais
celle du Langage :
Il y a, dans le Coup de dés, la reconnaissance d’une émancipation du langage, d’un langage qui
semble, en noyant le Maître, rejeter toute maîtrise jusqu’à renvoyer la notion même de sujet à la
contingence la plus probable. Si seule une transcendance, comme Mallarmé en a la conviction peut
fonder la vérité du langage, la mort de Dieu a plongé le monde, pour le poète, dans un délire de
représentations qui n’est que le tourbillon d’un langage autonome où le sens, figé par l’usage
courant, vacille et glisse perpétuellement. Comme le Maître du Coup de dés, le poète découvre
l’impossibilité de retrouver la maîtrise perdue d’un langage dont « jadis il empoignait la barre »,
au temps où l’œil stellaire de Dieu, garant d’une navigation qu’il balisait idéalement dans le ciel
nocturne, donnait sens à l’aventure humaine2533.

Puis de citer un passage des Mots et les choses rappelant l’étrangeté de ce langage dont
l’homme est exclu, puisque, « depuis des millénaires », il « s’est formé sans lui2534 ». Dans
cette logique, qui est celle d’une forme d’aliénation, seule « l’intériorité du langage2535 » se
donne comme intériorité, et lieu de constitution, ou de donation, du sens.

-Jouer le jeu
Une fois l'homme absenté, une fois le monde réduit à son être tautologique, il s’agira alors
de se vouer à la « célébration esthétique du langage lui-même2536 ». Tel est le geste
séparateur, fondamentalement critique, opéré par ce qui ressemble à un kantisme poétique :
rapatrier l’homme vers son lieu propre, celui de la fiction, face à un inconnaissable identifié
ici à la contingence. Le poème le plus composé qui soit – et le Coup de dés pourrait en être le
paradigme – « n’échappe pas au hasard », puisque « l’art d’écrire est, par nature,
combinatoire2537 ». Marchal réinscrit alors Mallarmé dans la tradition des théories ludiques de

2531
OC., t. I, p. 504.
2532
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 287.
2533
Ibid., p. 286-287.
2534
M. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 334.
2535
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 287.
2536
Ibidem.
2537
Ibid., p. 288.

540
l’art : « au rêve de maîtrise succède le plaisir du jeu2538 ». Il ajoute immédiatement :
Dire cela, c’est dire que le hasard contient l’art, et que l’œuvre ne saurait se concevoir comme
une chance de salut. Puisque l’esprit ne peut dépasser le langage qui le constitue, il ne produit
que des fictions. Tel est le leitmotiv de toute la poésie mallarméenne, et la signification
littérale du Coup de dés2539.

Cette espace, proprement littéraire, que le poème s’applique à majorer et à magnifier, n’a pas
d’autre raison d’être :
Par delà l’énoncé du truisme mallarméen par excellence, le Coup de dés inaugure une poétique
nouvelle qui tire toutes les conséquences de la reconnaissance d’une indépassable fiction : son
espace n’est plus le monde où se perdent ou s’essoufflent toujours les chants et les voix
prophétiques, mais l’espace à conquérir du faux ciel de vélin où, à défaut du hasard universel, le
hasard des mots est désormais banni2540.

Les limites du monde humain sont linguistiques, telle serait au bout du compte, total, la leçon
du Coup de dés.

4. Critique archéologique : de Mallarmé à Mallarmé, par Foucault, Blanchot et Nietzsche ?

Au total, dans les pages qu’il consacre au poème, Bertrand Marchal insiste sur la
dimension tautologique du texte ainsi arraché à toute forme de progression linéaire. Dé-
dramatisé, dé-temporalisé, le poème spatial deviendrait alors l’affirmation exemplaire d’une
Fiction verbale, qui n’est rien d’autre que l’unique lieu assigné à l’Homme tout à la fois déchu
de son magistère transcendant, et orphelin de Dieu : dépossédé de toute maîtrise, le voici
désormais enveloppé dans le Signe, et développé dans le Jeu. Le Coup de dés est ainsi replacé
dans son contexte épistémologique de crise : crise de la représentation, crise du sujet, crise de
la transcendance. Il en serait l’emblème, « bien au-delà des libérations purement formelles du
vers » ; pour Marchal, il est le texte mallarméen par excellence qui « consacre l’autonomie
des signes2541 ».
Ainsi, à suivre cette analyse, Mallarmé aurait sa place, par le fait même de sa pratique
poétique, dans cette ligne de pensée qui court entre la théorie des « entités fictives » de
Bentham, le « jeu » de Nietzsche, la philosophie du « Als Ob » de Vaihinger, la « fonction
fabulatrice » de Bergson, la philosophie des « formes symboliques » de Cassirer, les « jeux de
langage » de Wittgenstein, « l’espace transitionnel » de Winnicot, le « leurre » de Lacan, et
« l’illusio » de Bourdieu2542 ; l’auteur des Dieux antiques, réduisant le nomen au numen, plus

2538
Ibidem.
2539
Ibidem.
2540
Ibidem.
2541
B. Marchal, « Introduction », OC, t. I, p. XXXVI-XXXVII.
2542
Dans La Religion de Mallarmé, Marchal décrit la découverte roborative de la fiction par Mallarmé en des
termes qui synthétisent assez bien cette filiation philosophique : « (…) la fiction retourne et dépasse la limitation
négative de l’illusion pour en faire la fonction exclusive et indépassable de l’esprit humain, voué de toute

541
largement, appartiendrait aussi à la grande tradition du nominalisme. Marchal expliciterait
ainsi une mutation dont Mallarmé aurait été la grande figure, celle qui ferait passer du génie
romantique, centré sur les facultés créatrices de l’Artiste, au génie symbolique, fondé sur la
dimension poétique intrinsèque des langues, ou du langage.
Chez Mallarmé, ce fictionnalisme critique ne serait pas pour autant un solipsisme claustral,
ni un illusionnisme cynique. Une comparaison s’impose ici à nos yeux avec la thèse défendue
dans La Structure de la poésie moderne. On sait qu’Hugo Friedrich terminait en 1956 son
parcours de la poétique mallarméenne par son fameux et spectaculaire « seul avec la
langue2543 », qui impliquait sous sa plume une forme d’aristocratisme littéraire autant qu’une
position ontologique : « la poésie de Mallarmé représente la solitude absolue2544 ». Le critique
allemand ajoutait, dans un commentaire d’une soixantaine de pages qui laissait le Coup de dés
pratiquement dans l’ombre2545, privilégiant plutôt Poésies et Divagations :
L’œuvre de Mallarmé éprouve le réel comme insuffisant, la transcendance comme le néant, le
rapport entre ces deux termes comme une indissoluble dissonance. Que reste-t-il donc ? Un « dire »
qui porte en soi sa propre évidence. Le poète est seul avec sa langue. C’est dans la langue qu’il
trouve sa patrie2546.

Marchal, en 1985, tout à la fois renoue, en surface, obliquement, avec cette lecture – Friedrich
parlait par exemple de « la langue du Comme-Si2547 » inventée par le poète de la
« transcendance vide2548 », qui pousse cette parole à n’être plus qu’« extériorisation de soi-
même2549 », et voyait dans l’identification de la poésie et du jeu l’expression de « la liberté
absolue de l’esprit créateur2550 » – et la modifie considérablement. Alors que Friedrich
analysait cette œuvre en des termes hégéliens2551, dégageait un « schéma ontologique2552 »

éternité au jeu du comme si. Elle est le monde de l’être-au-monde et son unique loi : les religions, l’art, la science
elle-même, ne sont que les formes infiniment variées de l’éternelle fécondité d’un génie de la fiction inhérent à
l’humanité parce qu’il définit en fait la forme de sa présence au monde. L’homme n’est rien d’autre qu’un
animal symbolique. C’est dire que la fiction n’a pas grand chose à voir avec la fantaisie : fiction nécessaire, car
c’est elle surtout qui donne sens au monde, bref qui le rend vivable, si bien qu’à défaut d’une caution extérieure
du côté de l’être, cette fiction trouve en elle-même, par sa logique réflexive, sa preuve interne » (op. cit., p. 88-
89).
2543
H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, op. cit., p. 195.
2544
Ibid., p. 196.
2545
Il évoque rapidement Igitur (ibid., p. 175), voit dans la prose de Divagations cet « effet de synthèse que fait
naître le contrepoint en musique » (ibid., p. 165), mais peut écrire, comme si le Coup de dés n’existait pas : « sa
poésie conserve la convention des règles métriques et strophiques, toute la technique traditionnelle du vers »,
ibid., p. 161. Quant au poème de 1897 lui-même, il est évoqué en quatre lignes, à propos de la « dissonance
ontologique ». Texte disposant la phrase selon une « structure contrapuntique », il reprend Igitur, en formulant
un échec : « même le Néant ne peut être atteint, parce que la pensée ne saurait échapper au hasard, celui de la
langue et celui du temps. L’homme y devient le "prince amer de l’écueil" », ibid., p. 184.
2546
Ibid., p. 196.
2547
Ibid., p. 144.
2548
Ibid., p. 174, et passim.
2549
Ibid., p. 169.
2550
Ibid., p. 161.
2551
« l’être pur et le pur néant deviennent identiques comme chez Hegel », ibid., p. 175.

542
fondé sur une dialectique de l’être et du néant, évoquait encore « l’échec du contact entre
l’homme et l’absolu2553 » en privilégiant ces fameuses « catégories négatives2554 » propres
selon lui à la modernité poétique tout entière, l’auteur de La Religion de Mallarmé, comme on
la dit, n’use plus de ces catégories, longtemps dominantes au sein du discours critique, pour
mettre en avant le concept de fiction. Au cours de son analyse, Friedrich maintient l’idée
d’absolu, et fait de Mallarmé un tenant de l’idéalisme, non pas platonicien, mais allemand.
Marchal, à l’inverse, dans Lecture de Mallarmé tout au moins2555, décrit l’auteur d’Igitur
comme un poète qui a « liquidé » rêve d’absolu et tentation idéaliste. Pour Marchal, à
l’inverse de Friedrich, Mallarmé n’est plus un poète de l’âge de la métaphysique2556.
Mais si l’auteur de la Religion de Mallarmé a pu quitter cette logique négative incarnée
par la voie critique d’un Friedrich, c’est qu’une autre conjoncture idéologique a vu le jour ;
entre les années 1950 et les années 1980, la « question du langage » s’est posée autrement,
imposant un tournant épistémologique désormais bien connu, dont un François Dosse a pu
faire l’histoire. Marchal, qui, parmi les exégètes du poète, est sans doute celui qui a le plus
insisté sur les fragments des « Notes sur le langage », en sera un héritier partiel. Quant à
l’attention nouvelle portée sur les rapports entre langage et mythologie, qui va conduire à
sortir de l’ombre Les Dieux antiques et Les Mots anglais, on pourrait aussi l’inscrire dans ce
contexte structuraliste. Dans ces travaux critiques, le regard, et l’objet qu’il crée, vient sans
doute de ce moment de l’histoire intellectuelle française, tandis que la méthode philologique
le déborde, et s’en l’éloigne : l’héritage du structuralisme ne sera donc que restreint.
Ainsi, cette lecture de 1985 convoque plus explicitement une autre configuration
intellectuelle que celle décrite plus haut. Mallarmé, avec le Coup de dés, éminemment,
conjuguerait anti-humanisme et tout-linguistique : nous reconnaissons-là quelques traits
spécifiques du moment structuraliste. De fait, deux mots-clefs traversent de manière
récurrente cette lecture du Coup de dés, l’homme, dont on va dire le statut d’hypothèse, voire
de fiction2557, et le langage, dont on affirme l’autonomie. Un nom propre est cité, celui de
Foucault. Cette référence à l’auteur des Mots et les choses, dont la pensée réfléchit en
particulier celle de Blanchot, et réactualise celle de Nietzsche, viendrait alors dessiner le cadre

2552
Ibid., p. 171-183.
2553
Ibid. , p. 185.
2554
Ibid., p. 133.
2555
Dans La Religion de Mallarmé, Marchal parlera plus volontiers d’« absolu littéraire » (op. cit., p. 97).
2556
Friedrich voit dans la « poésie pure » mallarméenne une quête de « l’essence » des choses (ibid., p. 190), et
soutient que le néant, pour l’auteur d’Igitur, étranger à tout nihilisme moral, reste « un concept ontologique
d’origine purement idéaliste » (ibid., p. 175).
2557
Nous relevons : « l’homme est, à la limite, une hypothèse inutile » (ibid., p. 274), ou encore, « la figure de
l’homme, précaire, évanescente, n’est peut-être, en somme, qu’une fiction » (ibid., p. 285).

543
philosophique livrant certaines des coordonnées intellectuelles de cette interprétation du Coup
de dés. A lire ce commentaire, il semblerait que la mort du Maître soit identifiée à la mort de
l’homme, inséparable de la mort de Dieu, formule récurrente sous la plume de Marchal. Dans
l’article « L’homme est-il mort ? », Foucault écrivait en effet :
A partir d'Igitur, l'expérience de Mallarmé (qui était contemporain de Nietzsche) montre bien
comment le jeu propre, autonome, du langage vient se loger là précisément où l'homme vient de
disparaître. Depuis, on peut dire que la littérature est le lieu où l’homme ne cesse de disparaître au
profit du langage. Où « çà parle », l’homme n’existe plus2558.

Quant à l’océan du Coup de dés, lieu vide d’où parlerait un langage sans maître, il ne serait
pas sans analogie, dans cette perspective, avec la « pensée du dehors » blanchotienne telle que
la décrit le philosophe :
(…) le sujet qui parle n’est plus tellement le responsable du discours (celui qui le tient, qui
affirme, et juge en lui, s’y représente parfois sous une forme grammaticale disposée à cet
effet), que l’inexistence dans le vide de laquelle se poursuit sans trêve l’épanchement indéfini
du langage2559.

De plus, en insistant sur sa dimension tautologique, Marchal prolongerait cette « culture non
dialectique2560 » qui caractérisait selon Foucault, en 1966, la nouvelle conjoncture
philosophique post-sartrienne, liée au développement de la « raison analytique », dont le
formalisme structuraliste était un des avatars.
Héritage restreint disions-nous, et cela pour plusieurs raisons, ce qui atteste l’extrême
complexité de cette tentative de description archéologique des mouvements plus ou moins
souterrains qui affectent le sol des idées entre symbolisme et structuralisme. D’une part,
comme on ne saurait l’ignorer, c’est Mallarmé lui-même, entre entente attentive et
malentendu plus ou mois fécond, qui a pu servir de caution au structuralisme, Foucault lisant
Blanchot lisant Mallarmé. D’autre part, certains contemporains de Mallarmé eux-mêmes, dans
le contexte de la réaction idéaliste, et de mode schopenhaurienne, qui caractérise le
symbolisme littéraire et artistique des années 1880, ont pu déjà insister sur cette question de la
fiction. Ainsi, un Wyzewa pouvait écrire en 1886 :
La philosophie de M. Mallarmé est celle que lui commandaient ses qualités natives. Il admit la
réalité du monde, mais il l’admit comme une réalité de Fiction. La nature, avec ses chatoyantes
féeries, le spectacle rapide et coloré des nuages, et les sociétés humaines effarées, ils sont rêves de
l’Ame ; réels : mais tous rêves ne sont-ils point réels ? Notre âme est un atelier d’incessantes
fictions, souverainement joyeuses lorsque nous les connaissons notre créature2561.

Il ajoute ensuite, parlant de l’époque des poèmes en prose comme le Spectacle interrompu :

2558
M. Foucault, « L’homme est-il mort ? », Dits et écrits, t. I, op. cit., p. 572.
2559
M. Foucault, « La pensée du dehors », ibid, p. 547.
2560
M. Foucault, « L’homme est-il mort ? », ibid., p. 570.
2561
T. de Wyzewa, « M. Mallarmé. Notes » (1886), cité dans Mallarmé, coll. « Mémoire de la critique », op. cit.,
p. 105.

544
« la philosophie de M. Mallarmé, durant cette période de sa vie, est ainsi la reconnaissance de
l’impérissable Fiction2562 ». En 1887 encore, le disciple de Mallarmé interprète la mandore du
sonnet Une dentelle s’abolit…, dans la perspective d’une naissance spirituelle, comme le
symbole de « l’intime vie de Fiction2563 ». Vittorio Pica, quant à lui, faisant siennes les
analyses de Wyzewa, auxquelles il se réfère, commente Mallarmé en 1891 selon un point de
vue platonicien qui oppose de manière dualiste un monde faux à un monde vrai :
Le sujet de ces plus récents poèmes est toujours formé par les émotions que les idées
métaphysiques éveillent dans l’âme du poète, qui s’obstine noblement à rechercher sous les
aspects changeants et innombrables de la vie matérielle (par les positivistes proclamée réelle,
mais qu’il juge fictive), les vérités éternelles de la vie idéale2564.

Plus loin, il précise cela, en passant de Platon à l’idéalisme allemand, comme la plupart des
intellectuels du temps, ce qui donne l’impression aujourd’hui d’un « vertigineux
syncrétisme2565 », après avoir évoqué Victorieusement fui… et Mes bouquins refermés… :
Dans ces nouveaux sonnets de Mallarmé, qui tous décrivent les tristesses du poète, relégué dans le
monde des réalités fictives, et les délices qu’il éprouve à pouvoir s’abandonner aux joyeux rêves de
l’âme, triomphe une conception philosophique du monde subtilement idéaliste, qui est la même que
celle de Richard Wagner et qui se rattache à celle de Platon et de Fichte. Selon cette conception
philosophique, l’univers n’est qu’une création de notre âme, et ce que nous appelons choses ne sont
que les apparences de nos idées ; seule notre âme vit et, puisque le monde où nous vivons est notre
ordinaire création, elle peut, lorsqu’elle acquiert conscience de sa puissance créatrice, nous faire
vivre d’autres idées, d’autres mondes.Vaincre l’apparence de la vie et conquérir le monde serein de
l’illusion : voici la mission du poète et du penseur2566.

Il souligne aussi combien « nous avons perdu la conscience de notre pouvoir créateur », et que
la mission de l’art consiste justement à « créer volontairement et consciemmment2567 » ce
monde idéal.
Ainsi, d’un côté, le travail philologique de Marchal renoue en partie avec le discours de
l’époque de la « mêlée symboliste », qu’il a contribué à faire connaître, qu’il a aussi
reformulé, développé, et explicité. Mais d’un autre côté, on peut noter un certain écart, lié
cette fois au contexte para-structuraliste. Un certain saut épistémologique se fait jour : la
fiction de l’âme devient fiction du langage, et l’idéalisme de Mallarmé se voit « liquidé ».
Dans Lecture de Mallarmé, Marchal voit dans Prose l’expression d’un « idéalisme du
regard2568 », qui situe l’idée non dans la chose, non dans un au-delà de la chose, mais dans la
vue, c’est-à-dire dans le regard porté sur la chose. Mais son analyse du sonnet en –yx, d’Igitur
2562
Ibid., p. 106.
2563
T. de Wyzewa, « Les livres » (1887), cité dans Mallarmé, coll. « Mémoire de la critique », op. cit., p. 123.
2564
V. Pica, « Les Modernes byzantins » (1891), cité dans Mallarmé, coll. « Mémoire de la critique », op. cit., p.
213.
2565
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 18.
2566
Ibid., p. 219.
2567
Ibid., p. 189-190.
2568
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 112.

545
et du Coup de dés, qui constitue l’armature de cette interprétation d’ensemble de l’œuvre
mallarméenne, comme on l’a rappelé, associe la sortie de la crise des années 1860, et l’entrée
dans l’âge de la Fiction, à une rupture avec l’idéalisme : « il fallait qu’Igitur poussât jusqu’à
l’absurde la logique de l’Acte pour guérir de sa maladie d’idéalité, cette névrose de
l’absolu2569 » ; on lit encore : « le langage réflexif de Mallarmé ne congédie le monde que
pour mieux le retrouver, débarrassé des illusions idéalistes2570 ». De fait, l’universitaire, pour
qualifier la pensée poétique mallarméenne, emploie de manière systématique le mot
d’« immanence », qui, sous sa plume, semble souvent opposé à « idéalisme » : doit-on y voir
une autre effet du moment structuraliste, et para-nietzschéen ? La contradiction n’est
qu’apparente. Il s’agit en fait de s’entendre sur le terme, piégé, d’« idéalisme », et d’envisager
sans doute le passage, au moment d’Igitur, d’un idéalisme à un autre, tout à fait compatible
avec une pensée de l’immanence2571.
Sous cette plume encore, c’est la « volonté artiste » plus que la « puissance créatrice de
l’âme » qui sera mise en avant. Nous retrouvons ici le problème des rapports entre Nietzsche
et Mallarmé, présenté plus haut à propos de la lecture de Deleuze, et qui mériterait à lui seul
tout un travail. Doit-on parler de convergence réelle entre ces deux œuvres, ou – mais, dira-t-
on, c’est le perspectivisme du penseur allemand lui-même qui nous permet, aujourd’hui, de
poser cette question – de nietzschéisation de Mallarmé, devenu a posteriori, à cause de la
vitalité de la réception de Nietzsche en France, poète du jeu, des puissances du faux, et de
l’illusion assumée comme telle ? Le « glorieux Mensonge » de la poésie rencontre-t-il le
« Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité » ? Dans sa lettre fameuse à Redon, où il
est question du « grand Mage inconsolable et obstiné chercheur d’un mystère qu’il sait ne pas
exister », Mallarmé écrit : « c’eût été la Vérité2572 ». Ce mot, Nietzsche l’aurait-il accepté ?
Au final, ce que nous découvrons ici de manière exemplaire, avec les travaux de Bertrand
Marchal, c’est donc un Mallarmé entre deux siècles, ce qu’il est, positivement, en dépit de sa
biographie, à cause de sa bibliographie, contemporain de Pica et de Foucault, de Wyzewa et
de Blanchot.

2569
Ibid., p. 267.
2570
Ibid., p. 187.
2571
Sur cette question particulièrement retorse et délicate, nous renvoyons aux mises au point de D. Combe,
« L’"idéalisme" mallarméen », Mallarmé. Actes du colloque de la Sorbonne, op. cit., p. 27-43, et de L. Jenny, La
Fin de l’intériorité, op. cit., p. 17-22, qui renvoie en particulier à la typologie élaborée par Ph. Junod dans
Transparence et opacité (Lausanne, L’Age d’Homme, 1976), distinguant, pour l’époque symboliste, idéalisme
de l’idée, idéalisme de l’Idéal, et idéalisme du phénomène.
2572
Mallarmé, lettre à Redon du 2 février 1885, OC, t. I, p. 783.

546
b) J. Rancière : « la politique du coup de dés » (1996)

Jacques Rancière avec sa dense monographie de 1996, Mallarmé. La Politique de la


sirène, donne ici une de ses nombreuses contributions à la question de la « politique de la
littérature ». Il s’agira pour lui de rompre avec l’image désormais convenue d’un Mallarmé lu
à travers Sartre ou Blanchot2573, en mettant l’accent sur l’ancrage de cette pensée poétique
dans un moment historique, celui de la IIIe République, entre scandale du Panama et affaire
Dreyfus, anarchisme et socialisme. Mais, rappelons-le, cette « politique de la littérature » n’a
rien à voir avec la reconstitution d’une opinion, ou la description d’une littérature militante. Il
s’agit tout au contraire de poursuivre ici une réflexion autour du concept de « partage du
sensible », mis en place ponctuellement dès La Mésentente en 1995. Dans La Politique de la
sirène, cette conception de l’esthétique se trouve nettement affirmée : « l’esthétique est non
point la "théorie de l’art" mais la pensée de la configuration du sensible qui instaure une
communauté2574 ». Le Mallarmé de Rancière, comme celui de Marchal, est un auteur
utopique. Il proposerait son propre « pari », relatif à cette grande question qui a traversé tout
le XIXe siècle post-révolutionnaire, à savoir celle de « l’avenir terrestre de la religion2575 »,
que l’époque a principalement pensé sous les formes du culte de l’homme désaliéné, du culte
civique, ou du culte du Progrès.
Rancière a choisi de placer ce parcours de l’œuvre mallarméenne sous le signe d’une
figure chimérique qui traverse le poème et la poétique de Mallarmé, la sirène. Il s’en explique
dans le premier chapitre, consacré à l’analyse de deux poèmes maritimes qui se répondent
l’un l’autre en raison de leur position au sein de l’architecture des Poésies, A la nue… et
Salut. Le philosophe considère le dialogue de ces deux poèmes comme la « fable » de cette
esthétique politique. Le « ou bien … ou bien … » du sonnet A la nue…, texte constitué d’une
seule phrase, donne les grands principes qui fondent le mode d’existence de l’objet poétique
mallarméen : ligne arabesque et syntaxe mobile, substitution de l’hypothèse au récit, tension
entre le majeur (grand drame du naufrage) et le mineur (petit plongeon de la sirène),
hésitation entre l’avoir lieu (existence invisible du naufrage) et le non-lieu (vengeance de
l’abîme répondant à l’absence du naufrage par la noyade)2576. Ainsi, la sirène mallarméenne
abandonnerait le statut fallacieux et fatal que lui a donné la tradition homérique ; moins figure

2573
Notons cependant, avec cette phrase de 1959 à l’appui, que l’on pu aussi figer la lecture de Mallarmé
proposée par Blanchot, et la réduire : « On commence depuis quelque temps à se rendre compte que Mallarmé
n’était pas toujours enfermé dans son salon de la rue de Rome. Il s’est interrogé sur l’histoire », Le livre à venir,
op. cit., p. 315.
2574
J. Rancière, La Politique de la sirène, op. cit., p. 53.
2575
Ibid., p. 56.
2576
Ibid., p. 15-26.

547
que principe même de la figuration, elle symboliserait cette poétique de la fiction : « la sirène
n’est plus un être trompeur de fiction, elle est l’acte, le suspens même de la fiction : la
transformation du récit en hypothèse évanouissante2577 ». Le rapport de cette figure de la
fiction, emblème de l’acte poétique, à l’abîme, milieu de vie ou milieu de mort, symbolisera
alors le rapport de l’œuvre à son public, et celui de l’auteur à son époque : « Ce que la sirène
métaphorise, ce que le poème effectue, c’est alors très précisément l’événement et le risque
calculés du poème dans une époque et un « milieu mental » non encore prêts à les
accueillir2578 ». Pour Rancière, l’idée paradoxale d’une sirène noyée énonce le statut du
poème ; il se donne et se retire tout à la fois, selon une noyade qui ne serait que simulacre ou
« dérobade » protectrice, la sirène demeurant une être fondamentalement aquatique : « le
poème mallarméen est comme le logos vivant platonicien. Il lui importe de choisir ceux
auxquels il convient ou ne convient pas de parler. C’est lui et non point l’Océan qui est avare,
quitte à réserver une richesse future pour tous. Ce n’est pas l’abîme qui a noyé la sirène
(…)2579 ».
D’où cette « politique de la sirène », qui n’est pas celle de l’autruche, ni celle de
l’albatros, et encore moins celle de l’aigle ou du lion. Rancière y voit une politique de la
fiction, confondue avec celle de l’action restreinte imposée par le tunnel de l’époque – l’heure
n’est pas au « grand naufrage », mais à la « sirène discrète2580 » – vouée à célébrer l’Homme
en tant qu’« animal chimérique2581 », et à fonder en pensée les « rituels de consécration de la
grandeur commune2582 ». Le Coup de dés sera le grand poème de ce « pari » de Mallarmé.

1. Le poème de l’avenir
Après Thibaudet et Marchal, Rancière entend faire dialoguer le poème mallarméen avec le
thème de la « Bouteille à la mer » cher à Vigny, en marquant l’écart entre les époques ;
Mallarmé relève d’un autre régime d’historicité, comme d’un autre régime esthétique :
De ce poème non plus il n’est pas trop difficile de comprendre ce qu’il « veut dire ». Nul besoin
d’y retrouver, comme tel interprète, les sept jours de la création du monde. Ce n’est point l’Esprit
de Dieu qui plane sur les eaux. Le décor qu’il plane nous le connaissons déjà : course de la nef
poétique sur l’océan de l’époque. Au temps de Vigny, on y jetait, en alexandrins, la bouteille du
message poétique destiné à une postérité, chargée de la tâche identique de toute postérité :
recueillir l’héritage de l’idéal méconnu en son temps. A l’époque de Mallarmé, on a « oublié la

2577
Ibid., p. 24.
2578
Ibid., p 25.
2579
Ibid., p. 24.
2580
Ibid., p. 65.
2581
Ibid., p. 70, et passim.
2582
Ibid., p. 54.

548
manœuvre », perdue avec la barre antique de l’alexandrin – sabotée par les adeptes du vers impair
et du vers libre, emportée en sa tombe avec l’ogre hugolien2583.

Dès lors, le Coup de dés peut être lu comme une réponse à cette double « crise »
diagnostiquée dans La Musique et les Lettres : la crise « idéale » et la crise « sociale ».
Concernant le versant « social », le poème, à travers la polarité abîme / nef, métaphoriserait le
couple foule / art, tout en doublant l’horizontalité démocratique d’une verticalité nouvelle, à
partir d’une sorte de jeu du « comme si », qui tout à la fois donne et retire l’Idée-Nombre :
Cette « conflagration de l’horizon unanime » invite au geste décisif, illuminant de l’or du vaisseau
qui sombre les fêtes de l’avenir. Mais ce jet ne peut plus être celui du message confié au temps,
enfermé dans sa bouteille. Ce que « l’horizon unanime » contient de promesses et de menaces
mêlées interdit le jeu ancien de la bouteille à la mer, la partie jouée « au nom des flots ». L’oubli
de la manœuvre ancienne et le changement des accessoires signifie aussi ceci : l’esprit n’est plus
ce qu’on jette à la mer, un message à enfermer sous contenant étanche. Il est la pure puissance de
se projeter, de tracer sur un espace propre, un dessin de lui-même. Avec ses deux dés, l’esprit doit,
sur le lieu qui le nie, instituer son lieu, créer son théâtre : grand naufrage ou ondoiement de
sirène ? « Mystère précipité hurlé » ou « insinuation simple au silence enroulée avec ironie » ?
L’occasion unique est aussi le risque absolu. Il faut transmettre et ne pas livrer le nombre. Il faut le
transmettre parfait, victorieux, mot par mot, du hasard, sous sa triple figure : personnalité de
l’auteur, trivialité du sujet, irréductibilité de la langue. Mais ce hasard vaincu, rite accompli de
l’Idée, ne sera jamais lui-même que jet de dés, affirmation hyperbolique de la pure contingence. Et
ce jeu du hasard nié et réaffirmé, il faut lui-même le livrer, sans l’y perdre, à un autre hasard, celui
de l’abîme éployé, prêt à l’engloutir. Il faut donc inclure dans le jeu l’hésitation à le jouer, dessiner
dans le jet du poème, dans sa « victoire » sur son hasard propre, la partie hasardeuse qu’il joue
avec l’abîme. Il faut déployer pour les fêtes du futur, et dérober gouffre présent de vaine faim ce
« recommencement des conditions ainsi que des matériaux de la pensée ». A ce prix, le tracé
évanouissant de l’idée n’est pas une partie nulle, égalité des hypothèses apportées et emportées par
l’écriture des lignes comme par celle des pas, mais il opère ce « triomphale renversement dont
parle « L’action restreinte », projection du doute radical en hyperbole céleste, fixation de le fiction
tournoyante en un point fixe où la constellation inscrite sur « quelque surface vacante et
supérieure » avère le chiffre de ses étoiles comme rite exact de l’Idée, fragment authentique du
Livre (…)2584.

2. Le « symbole » et la « preuve » : « le feuillet authentique »

Ensuite, concernant le versant « idéal », il s’agit de préciser la spécificité du Coup de dés


par rapport à d’autres textes qui semblent orchestrer le même matériau thématique ou
imaginaire (le sonnet en –yx, le sonnet A la nue… par exemple). Rancière, à ce niveau de son
parcours critique de l’œuvre du poète, revient alors sur la question de la mimesis
mallarméenne, en prolongeant les analyses de la « double séance », qui avaient en particulier
insisté sur la notion, anti-platonicienne, d’une mimesis sans modèle, copie sans original,
« référence sans référent2585 ». Cependant, aux yeux de l’auteur de La Chair des mots, la

2583
Ibid., p. 98.
2584
Ibid., p. 99-100.
2585
J. Derrida, « La double séance », La Dissémination, op. cit., p. 255.

549
« mimique » propre au Coup de dés n’est pas une « mimique qui n’imite rien2586 », sans pour
autant relever d’une pensée de la représentation. Dans les pages précédentes, Rancière avait
justement décrit et parcouru le « cercle de la mimésis » mallarméen, à partir d’une
confrontation avec la définition hégélienne du symbole. Il estime que Mallarmé, poète de la
« fiction », ne s’inscrit pas vraiment dans la tradition du romantisme allemand des frères
Schlegel, à cause d’une divergence dans la vision de la nature, sans pour autant renoncer à la
vocation spéculative du poème, contestée par Hegel. Tel est ce projet poétique : « pensée qui
est identité immédiate de la pensée et de la forme, dans l’élément même de la pensée ; (…)
langage abstrait qui écrit en même temps, dans le tracé des signes, la puissance de pensée qui
lui donne lieu2587 ». Le symbole hégélien, rappelle Rancière, était un moyen terme, disqualifié,
entre forme plastique et signe abstrait ; Mallarmé visera pourtant le symbole, soit la rencontre
entre matérialité et idéalité, ce qui le conduira à confronter le poème avec la musique et la
danse2588. Il gardera de l’art musical son pouvoir d’abstraction, mais il refusera son mutisme
a-signifiant ; il gardera de l’art chorégraphique son pouvoir de figuration, mais il refusera sa
fugacité a-scripturale. Musique et danse ne seront donc que des « simulacres » du poème,
conçu de son côté comme le vrai « théâtre de l’esprit pur2589 ». Mais, simultanément, le poème
doit imiter ces deux modèles : d’où le « cercle » mimétique, qui concerne ici le vieux
problème de la « correspondance des arts » et du parergon : « jamais Mallarmé n’arrive à
penser ce modèle premier sinon comme l’imitation de ses imitations2590 ». C’est ici que
s’opère la divergence avec la lecture de Mimique donnée par Derrida, dont l’approche serait
trop intransitive :
Mais deux choses sont à distinguer. Mallarmé congédie l’art de la représentation et l’idée-modèle,
mais il maintient pour le poème un statut mimétique : le poème n’imite aucun modèle, mais il
trace sensiblement le mouvement de l’idée, l’idée comme le mouvement de son propre
jaillissement. Que l’idée même ne soit que fiction, cela n’empêche pas qu’il y ait une copie
première de son mouvement, à retrouver, mimée dans l’écriture des timbres ou des pas, et à
rapatrier au livre en son antériorité. L’artifice suprême doit être une copie véridique de la pièce
écrite « au folio du ciel ». La copie première ne peut montrer son modèle. Elle n’en doit que plus
impérieusement s’authentifier, montrer par le point dernier qui la sacre et le silence qui la clôt
qu’elle est bien cette copie première. Elle doit présenter les « preuves nuptiales » de l’Idée, le
rituel ou le sacrement premier dont les autres répètent le symbole2591.

Ainsi donc, l’absence de « modèle » antérieur ou extérieur au poème débouche sur la


nécessité, dans le cadre de cette poétique de la présentation, de cette dynamique de

2586
Ibid., p. 254.
2587
J. Rancière, La Politique de la sirène, op. cit., p. 88.
2588
Ibid., p. 88-94.
2589
Ibid., p. 92.
2590
Ibid., p. 95.
2591
Ibid., p. 95-96.

550
l’instauration, de présenter une « preuve » interne à l’œuvre elle-même, sans cesse dédoublée,
comme l’a bien souligné Jacques Schérer2592. Tout l’effort mallarméen, poursuit Rancière,
consistera – ce sera le « devoir du livre2593 » – à donner cette preuve par le Poème,
authentifiant et la Littérature, et l’Homme. Tel Orphée qui doit montrer ce qu’il n’a pu voir,
présenter l’Absente, l’artiste de l’âge de la fiction doit façonner quelque chose à partir de
rien :
Au poète « orphique », de même, il suffit, pour toute cosmogonie, d’inscrire le rite premier de
l’idée, projetant sur ce qui seul est la lumière de ce qui a disparu, de montrer, dans son
authenticité, un feuillet du livre qui authentifie notre séjour. Il faut seulement montrer que ce
feuillet est bien authentique, qu’il imite bien l’Idée, cette « musique des rapports entre tout », dont
l’imitation authentique ne se laisse jamais apercevoir dans les copies qui la falsifient2594.

On comprend dès lors la spécificité du Coup de dés : présenté ici comme « le feuillet
authentique2595 », il doit instaurer une pragmatique de la « preuve », ressort nouveau de cet
âge de la fiction qui a remplacé celui de la croyance. C’est dans ce cadre-là qu’il faudra
penser sa logique mimétique, inséparable d’une autonomie esthétique comme d’une
autonomie politique et sociale.
Ainsi, différent de tel sonnet maritime apparenté, le poème de 1897 ne se contente pas de
dire, il fait. Mais cette action, proche en cela de l’acte performatif, est consubstantielle au
dire ; le poème ne fait pas ce qu’une poétique aurait dit avant lui, de même qu’il ne dit pas ce
que serait sa poétique :
Mais il y a ce que le poème dit du poème et ce que le poème effectue comme poème. Il y a ce que
le poème effectue dans sa particularité, une élévation singulière de calice, et il y a le sacrement
premier que cette élévation répète. Le Coup de dés a perdu sa partie s’il n’énonce rien d’autre que
l’idéal ou la métaphore du travail poétique. Mais il ne l’a pas encore gagnée s’il n’est qu’une
effectuation singulière de cette idée du poème. Il doit être le sacrement initial par lequel toute
effectuation et la sienne en particulier sont consacrées. Ce que le Livre doit faire, ce qu’il doit
étaler sur la feuille double et dérober dans le repli du volume, c’est fixer et authentifier le rite
premier2596.

Le poème, pour conjurer le « rien » qui lui préexiste, doit « présenter la figure matériellement
ressemblante de ce qu’il dit et de ce que le poème fait en général2597 ». La dimension
idéogrammatique du texte consister à faire miroiter un dire dans un faire, un dire dans un
montrer, un discours dans une figure, avec une tension entre signe de l’idée, et signe de
l’objet :

2592
J. Schérer, « La notion de preuve », Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 91-96.
2593
J. Rancière, La Politique de la sirène, op. cit., p. 79.
2594
Ibid., p. 96.
2595
Ibid., p. 98.
2596
Ibid., p. 100-101.
2597
Ibid., p. 101.

551
Le jeu du navire et de l’Océan, de la main qui retient et projette, du dé qui roule et du compte
sidéral s’arrêtant au point du sacre doit être avéré pour tout poème à venir, pour tout feu d’artifice
illuminant les fêtes du futur. C’est ici que la mimétique antimimétique de l’Idée atteint son point
de paradoxe. Seule la mimésis typographique peut attester que c’est bien le jeu premier de l’esprit
qui s’inscrit ici. Mais aussi, elle ne peut l’attester qu’au prix de mimer simplement sur la double
page l’inclinaison du navire ou le tracé de la constellation2598.

Si Mallarmé vise la preuve, c’est que le modèle des « Belles-Lettres », inséparable d’une
codification et d’une hiérarchisation des genres en fonction d’un style, d’un sujet ou d’un
effet, a laissé la place à la « Littérature », pratique autonome, vouée à trouver en elle-même,
par elle-même, sa propre loi, ses propres règles du jeu. Le Coup de dés devient ici le grand
poème de la crise d’identité de la littérature, hantée par la question de l’auto-fondation.
Rancière situe alors le texte dans une réflexion plus large, touchant à l’histoire de la
représentation, croisant esthétique des genres et politique des genres :
Le mot de littérature veut dire ceci : le représenté ne prescrit plus ni genre, ni style. Aucun
écrit ne peut désigner la règle qui le légitime ni le public qui témoigne pour lui. Il doit, à
chaque fois, prouver qu’il est bien de la littérature, une effectuation singulière de cette
puissance sans norme qui est vérifiée par son seul acte2599.

C’est alors que la question de la « preuve », liée à ce que Mallarmé dans sa lettre à Gide
appelait « l’estampe originelle2600 », amène à rencontrer celle de l’incarnation. La création
littéraire, pour Rancière, doit se mesurer au paradigme biblique du Verbe devenu Chair. Ce
thème, qui sera développé deux ans après dans La Chair des mots (1998), se voit ici amorcé, à
propos du Coup de dés :
Si la question du livre chez Mallarmé atteint sa plus grande radicalité, c’est que, plus que tout
autre, il veut tenir sur une double exigence : il fait du poème la religion de l’avenir ; mais il
refuse en même temps toute incarnation à cette religion et tout corps qui garantisse le poème :
corps du sujet qu’il représente ou de la communauté qu’il anime. (…) La « preuve » de la
littérature atteint alors sa radicalité dans le paradoxe de Mallarmé, qui peut s’énoncer ainsi : le
poème doit contenir, dans la seule matérialité de son dispositif, l’incorporation qui le garantit.
Sa forme doit être en même temps le corps et l’idée de son idée. Mais ce point dernier du sacre
le reconduit peut-être, selon la prédiction de Hegel, à l’impasse du symbole : le navire dont la
forme s’évanouit pour nous assurer qu’elle n’est pas celle d’un vulgaire navire, mais le pur
tracé de l’idée ; l’idée qui, à l’inverse, affole la page de ses arabesques pour se faire le
vaisseau du temps qui sombre et la scintillation de l’avenir que son couchant illumine2601.

3. Critique archéologique

Ainsi, avec Lyotard, Rancière se présente comme l’un des rares philosophes qui, dans son
commentaire du Coup de dés, pense simultanément forme et sens, lisible et visible.
L’exigence mimétique du texte se voit rattachée à ce long processus occidental de

2598
Ibid., p. 101-102.
2599
Ibid., p. 103.
2600
Mallarmé, lettre à Gide du 14 mai 1897, OC, t. I, p. 816.
2601
J. Rancière, La Politique de la sirène, op. cit., p. 105.

552
l’autonomisation de l’art et de la société, marqué par le retrait des référents transcendants.
Dans le double sillage de Sartre et de Derrida, contre Thibaudet, il dessine l’image d’un
Mallarmé anti-platonicien, étranger à tout dualisme. Mais cette approche immanentiste ne sera
pas reversée ni du côté d’un désenchantement, ni du côté d’une déconstruction. L’auteur de
Divagations et du Coup de dés, que l’on crédite ici d’une conscience historique forte, se voit
décrit comme le fondateur d’un ordre nouveau. De fait, Rancière, sans doute en raison de son
propre parcours intellectuel, ne peut pas ne pas être attentif à cette « écoute politique de
Mallarmé2602 » formulée pour la première fois à l’époque de Tel Quel et de Change,
reformulée ici avec le concept de « partage du sensible ». Dans cette perspective, Mallarmé
sera présenté comme un auteur « moderne », au sens où Rancière l’entend, à savoir comme
une figure éminente du « régime esthétique de l’art », et comme un héritier des Lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme de Schiller. Le poète vise lui aussi à articuler, de manière
indissoluble, formes d’art et formes de vie. Au final, il déploie aux yeux de Rancière une
véritable « politique du coup de dés2603 », ce qui rapproche sa lecture du court métrage des
Straub que nous allons présenter plus loin : révolution esthétique et révolution politique
marchent la main dans la main, en lançant les dés. « L’action restreinte » formulée
poétiquement dans le Coup de dés, se rapprocherait moins d’une morale provisoire, d’un
scepticisme distancié, d’un attentisme prudent, voire d’un nihilisme passif, que de la « pensée
marxiste de la maturation nécessaire des conditions révolutionnaires2604 ». Politique de la
sirène, et de la taupe. Dès lors, dira-t-on qu’il rencontre, très obliquement, le Blanqui de
L’éternité par les astres ? C’est Nieztsche, et non Mallarmé que Rancière convoque
explicitement dans sa préface ; mais, implicitement, ces lignes, confrontées à La Politique de
la sirène, prennent un accent mallarméen – ce Mallarmé lu et vu à travers l’horizon de la
révolution : « Il faut donc à chaque coup nier et affirmer en même temps le hasard. A ce prix
peut-être, un des milliards de Blanqui verra une fois briller la lueur d’un monde d’homme
libres2605 ». Puisque la ligne droite progressiste a fait place à la « bifurcation2606 », à la
probabilité d’un clinamen entre la série de la nécessité (la préparation politique), et la série de
la contingence (les circonstances), il convient « à chaque retour des dés parier à nouveau pour
le choc régénérateur2607 ».

2602
R. Barthes, Leçon, op. cit., p. 23.
2603
J. Rancière, La Politique de la sirène, op. cit., p. 65.
2604
Ibid., p. 64.
2605
J. Rancière, « Préface » à Blanqui, L’Eternité par les astres, Les Impressions nouvelles, 2002, p. 25.
2606
Ibid., p. 24.
2607
Ibidem.

553
Cependant, au regard de cette analyse, quelques ambiguïtés demeurent selon nous, deux
principalement. Il y a d’une part la question du modèle de la mimesis mallarméenne. D’un
côté le philosophe postule l’existence d’une imitation sans modèle, faisant de l’Idée une
fiction immanente au poème. Mais de l’autre, il est question de la création d’une « copie
véridique de la pièce écrite "au folio du ciel" ». Cette dernière expression mallarméenne
renvoie de fait au vieux topos du liber mundi, que le poète de la « tragédie de la nature »
semble se réapproprier. Autrement dit, peut-on écarter si facilement le dualisme dans le cas
d’une pensée poétique archétypale, qui vise le « Type » associé aux « rêves de sites ou de
paradis2608 », ainsi que les « aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur2609 » ?
Ensuite, il nous semble que Rancière ne distingue peut-être pas assez exigence
typographique et souci calligraphique. Il est à remarquer qu’il emploie volontiers, à de
multiples reprises dans l’ouvrage, les mots tracé et tracer2610. Cette métaphore obsédante a
quelque chose de symptomatique. Derrière ces termes, c’est le paradigme graphique ou
calligraphique qui s’impose, en partie tiré du paradigme chorégraphique. Or, n’est-ce pas aller
contre le modèle probatoire de l’estampage, qui est aussi indissolublement chez Mallarmé
celui de la sigillographie, et celui de la statuaire ? La pragmatique de la preuve passe par les
motifs du coup, du sceau ou de la frappe, le tout devant être mis en rapport avec cette
« esthétique typographique » dont Thibaudet parla le premier dès 1912. Dès lors, le Coup de
dés nous semble peut-être moins un tracé qu’une frappe de l’Idée, à la manière de cette
médaille porteuse d’une « figure », contrepoint symbolique nécessaire, trop vite oublié, du
« chiffre » économique : « la pièce de monnaie, exhumée aux arènes, présente, face, une
figure sereine, et pile, le chiffre brutal universel2611 ». La gravure ou l’estampe donnent à la
forme-sens sa pérennité sculpturale, par l’entremise de cette « caresse statuaire créatrice à
l’idée2612 », que le tracé évanescent ne peut donner. Ajoutons que le choix du « Didot » pour
l’édition définitive peut s’interpréter dans ce sens. Comme le rappelle Massin, ce caractère,
dont la création est contemporaine de la construction du Palais-Bourbon comme du Palais
Brongniart, connote avec ses pleins et ses déliés si caractéristiques la « monumentalité d’une

2608
Mallarmé, « Richard Wagner », OC, t. II, p. 157.
2609
Mallarmé, « Ballets », ibid., p. 171.
2610
Nous en relevons au moins cinq occurrences : la fiction mallarméenne est « tracé de schèmes, virtualité
d’événements et de figures » (J. Rancière, La Politique de la sirène, op. cit., p. 47) ; le poème est « tracé des
signes », (ibid., p. 88) ; la Loïe Fuller « trace » des figures avec ses pas (ibid., p. 92) ; le poème « n’imite aucun
modèle, mais il trace sensiblement le mouvement de l’idée » (ibid., p. 95) ; le Coup de dés vise à racheter le
« tracé évanouissant de l’Idée » (ibid., p. 100). Mais peut-être accordons-nous ici trop d’importance à ce qui
reste une simple métaphore ?
2611
Mallarmé, « La Cour », OC, t. II, p. 267.
2612
Mallarmé, « Confrontation », ibid., p. 264.

554
inscription lapidaire2613 ». Dans cette perspective, et sans anticiper sur la fin de notre travail, il
nous semble que le Coup de dés ne saurait être, comme certains calligrammes d’Apollinaire,
ou les « phrases pour éventails » claudéliennes, un poème manuscrit ; ce n’est pas le tracé
d’un geste qui intéresse Mallarmé dans ce texte spatialisé ; il ne s’agit pas non plus de revenir
en amont de l’imprimerie, avec une construction figurative faite de main d’homme. Le plomb
typographique, dont la présence nous paraît décisive, fondamentalement nécessaire, rachète la
précarité de la plume et de la main, fondamentalement tâtonnantes, fondamentalement
contingentes.

c) N. Lübecker : le « sacrifice de la sirène » (2002)

Le Sacrifice de la sirène2614, publié en 2002, est la version remaniée d’une thèse de


Doctorat dirigée par Julia Kristeva, et soutenue en 2000 à l’Université de Paris-VII. Le livre,
composé selon un apparent mouvement inductif, commence par étudier le Coup de dés puis
élargit le champ de son investigation en abordant la « poétique de Mallarmé », envisagée ici,
en accord avec la leçon de La Musique et les Lettres, sous l’angle du rapport entre esthétique
et politique. La structure de cette étude est fondée sur un postulat assumé : le poème constitue,
comme l’avait déjà formulé Davies, non pas le terme d’un parcours soldé par l’échec ou le
symptôme d’une folie, mais un symbole, ou un paradigme de la poétique mallarméenne tout
entière2615. Lübecker s’attache moins à cerner le Coup de dés en tant que tel, de manière
purement structurale ou immanente, que sa représentativité. Il s’agit alors de faire dialoguer
poétique restreinte et poétique générale, selon une démarche qui mime le parcours d’un cercle
herméneutique. Ainsi le commentaire circule du poème (« première partie ») à sa « contre-
partie sociale2616 » (« deuxième partie »), puis, une fois cette « contre-partie sociale »
caractérisée, revient au poème (« conclusion »). Ainsi, Lübecker s’inscrit dans la tradition
critique récente qui accorde une importance capitale à la dimension socio-politique de la
pensée mallarméenne, qu’elle se nomme religion chez Marchal, ou politique chez Rancière.
Précisons cette dialectique de la partie et du tout en résumant la thèse du livre.

1. Le poème thétique

2613
Massin, La Mise en pages, op. cit., p. 102.
2614
N. Lübecker, Le Sacrifice de la sirène. « Un Coup de dés » et la poétique de Mallarmé, Museum
Tusculanum Press (Etudes Romanes 53), Université de Copenhague, 2003.
2615
« le poème est particulièrement représentatif – c’est-à-dire à la fois une œuvre isolée (particulière) et un
emblème du reste de l’œuvre (la représentativité) », ibid., p. 11.
2616
Lübecker reprend la formule mallarméenne de La Musique et les Lettres (OC, t. II, p. 76).

555
L’ouvrage de Lübecker se présente avant tout comme une lecture réactive. A la structure
Cohn-Davies succède le couple oppositionnel Marchal-Lübecker. Comme Marchal, Lübecker
s’interroge sur la question de l’événement : quelque chose a-t-il lieu ? Mais à la différence de
Marchal, qui nouait la thèse tautologique du monde objectif reposant sur le hasard au repli du
poème sur l’hypothèse, comme au repli de la condition de l’homme sur l’indépassable fiction,
il cherche à re-dramatiser le texte, en y décelant un acte accompli2617. L’agent de cet acte
serait la sirène évoquée à la huitième double page. Lübecker donne plusieurs arguments pour
appuyer cette thèse.
Tout d’abord, ce qu’il nomme « l’incident de la sirène2618 », ainsi que son « épisode
d’appui » (la chute de la plume à la page neuf) posséderaient une autonomie propre. Lübecker
brandit ici l’autorité de Davies2619 qui, dans cette double page justement, avait choisi de ne
pas commencer à lire par le haut de la page (« soucieux… ») comme il le fait pour le reste du
texte, mais avait isolé l’unité consacrée à l’aigrette. Le passage pourrait ainsi se lire comme
une petite parenthèse insérée dans la grande parenthèse que constituent les passages en
italique du poème (pages VI à IX). Le critique note que les deux fragments commencent par
une majuscule (« La lucide… » ; « Choit la plume… »). En outre, une comparaison entre la
version de Cosmopolis et celle de l’édition définitive montre que les deux épisodes figuraient
à l’origine à l’intérieur d’une parenthèse. Or, il se trouve que Mallarmé a placé une parenthèse
dans le sonnet en –yx comme dans le sonnet A la nue. Son analyse de l’usage mallarméen de
la parenthèse aboutit à l’idée que celle-ci marque une rupture syntaxique (pas d’inversion,
style relativement non marqué) et sémantique (changement de décor), et, loin de concerner
l’accessoire, enchâsse l’essentiel : « elle propose la réponse à une question centrale et suggère
(sans pour autant la révéler) qu’il existe une explication à la situation du poème2620 ». Il en
irait de même dans le Coup de dés. Par ailleurs, un regard jeté sur les formes verbales du
poème montre que ces deux passages sont les seuls à présenter un verbe au passé simple
(« qui imposa » ; « d’où sursauta »), temps par excellence de l’actualisation et du récit, si l’on
se réfère, comme c’est le cas ici, au système de Benveniste. Lübecker conclut : « ainsi, les
deux passages sans inversions grammaticales que la version Cosmopolis avait situés entre
parenthèses, sont précisément les seules parties au passé simple2621 ».

2617
« Le sacrifice de la sirène vise une dramatisation du poème mallarméen. En ceci notre analyse diffère de
nombreuses lectures ayant vu le jour ces dernières années. », ibid., p. 16. Dans le système de la critique, comme
dans le système de signes saussurien, il n’y a que des différences…
2618
Ibid., p. 33, et passim.
2619
Ibid., p. 35.
2620
Ibid., p. 34.
2621
Ibid., p. 39.

556
L’acte de la sirène est rattaché à la page précédente par l’entremise du mot « foudre », et
viendrait mettre un terme à l’hésitation. Lübecker souligne le contraste entre le Maître
hésitant et la sirène impatientée : « les premières feuilles du poème suivent les tergiversations
d’un maître (…) maintenant, et pour la première fois dans le poème, il se passe quelque
chose : au moment d’une foudre une figure impatiente soufflète un roc2622 ». Ce coup de
queue a pour effet immédiat de libérer l’infini : « la conclusion de l’incident est
spectaculaire : il n’y a plus de borne vers l’infini2623 ». Cette lecture s’oppose explicitement à
celle de Cohn, comme à celle de Marchal, qui tous deux dans leur analyse du passage, malgré
des postulats différents, occultent, aux yeux de Lübecker, le soufflet de la sirène. Elle trouve
en Davies une nouvelle caution (prise en compte de la sirène dans la dramaturgie dialectique),
tout en rejetant sa lecture hégélienne aboutissant à l’assomption de la Notion pure, dégagée du
poids atavique humain représenté par le roc-manoir2624.

2. La sirène selon Mallarmé


Une fois l’acte posé dans sa réalité effective, il reste à l’interpréter. Lübecker propose
ainsi trois lectures de l’événement.
Tout d’abord, cet épisode permet de préciser le rapport de Mallarmé au mythe de la sirène,
dont il garderait certaines données (l’hybridité et la séduction), tout en recomposant les traits
de cette figure traditionnelle. Selon Lübecker, le poète en fait un « être positif », doté d’une
puissance démystificatrice (elle ruine l’illusion du « manoir »), qui est aussi puissance de
rupture (elle brise la loi de l’hérédité) et puissance d’ouverture (elle restitue l’infini à lui-
même)2625.
Ensuite, Lübecker précise sa lecture immanente en voyant un lien analogique entre le
poing du Maître et le roc de l’océan. Dès lors, faire disparaître le roc d’un coup de queue
revient à évacuer la question du coup de dés ; à la folie du Maître hésitant répondrait le
soufflet de la sirène agissante (Lübecker rappelle que notre mot « folie » aurait pour étymon le
latin follis signifiant « soufflet »)2626. Ainsi, la principale leçon de l’acte s’énonce de la sorte :

2622
Ibid., p. 42.
2623
Ibid., p. 43.
2624
Pour les détails de cette discussion critique, voir p. 45-48.
2625
« (…) Mallarmé complique les choses en corrompant ce mythe de la sirène : traditionnellement les sirènes
sont des séductrices qui par leurs chants attirent les marins vers leur perdition ; dans le poème, la sirène fait
l’inverse : elle dissout le roc sur lequel le prince semble avoir déjà fait naufrage. Et c’est précisément cette
ouverture vers l’infini et la révolte contre les simulacres de fondement (rien, à première vue, ne semble plus
solide qu’un roc) qui font de la sirène un être positif. », ibid., p. 44.
2626
« (…) on peut penser que l’incident de la sirène propose cet acte de folie : d’un côté parce que le soufflet de
la sirène constitue un écho à la folie du maître, de l’autre parce que l’incident se déroule alors que la raison virile
est en foudre », ibid., p. 57.

557
« il propose le moment où la folie se produit, le problème du coup de dés est dépassé, le
poème s’ouvre sur la deuxième partie, la main s’ouvre, le mystère est libéré et – oui ! – les dés
sont jetés2627 ». Phrase curieuse entre toutes, torse, assez nébuleuse, dont on retiendra l’idée
d’un dépassement de l’alternative (jeter / ne pas jeter) par le coup de queue de la sirène.
Il propose enfin une autre lecture de « l’incident » en circulant dans le corpus mallarméen.
Convoquant Planches et Feuillets (1893) et Solitude (1895) où se rencontrent aussi, dans
d’autres contextes, des sirènes, comparants privilégiés de l’Idée, il note que la figure
mythique métaphorise l’idée littéraire dans sa complexité sinueuse : « la pensée littéraire est
sirène2628 ». Ainsi, l’écriture suggestive de Mallarmé obéit à une véritable « poétique de la
sirène2629 », et « la bifurcation de la queue symbolise une irréductibilité qui fait du discours
littéraire un discours distinct du discours social2630 ». Véritable symbole de la poésie
mallarméenne, la sirène devient une figure médiatrice entre deux états de la langue, mais aussi
entre deux états du monde, dans la mesure où elle véhicule le mystère de l’homme2631. En
outre, dans le droit fil déjà bien déroulé par Cohn, Lübecker ne manque pas de souligner la
dimension sexuelle de cette « idée-sirène2632 ». La dramatisation du Coup de dés va de pair
avec une sexualisation du texte2633, qui associe coup de dé et accouplement, comme
l’indiquerait la page des « Fiançailles ». Il note que le surgissement de la figure féminine suit
immédiatement la mention d’une « petite raison virile / en foudre », ce qui situe la sirène dans
la sphère de l’irrationnel et du pulsionnel, comme de la transgression2634. D’autre part,
conséquence de ce qui précède, le critique interroge le thème de la foudre, qui fait système
avec celui de la sirène. La conférence sur Villiers sert de texte-écho : le Coup de dés livrerait
donc aussi l’un des ces « moments de foudre2635 » qui permet à l’homme d’accéder, dans la
fulgurance, à un niveau existentiel profond, trésor et secret, où gît la royauté spirituelle de
l’Homme. Ce mystère intime, que Mallarmé nomme dans Solennité « le pur de nous-même »,
est rapproché par Lübecker du Type défini dans Richard Wagner, « Figure que Nul n’est »

2627
Ibid., p. 58.
2628
Ibid., p. 60.
2629
Ibidem.
2630
Ibid., p. 61.
2631
« la sirène peut rendre un peu du spectacle ayant lieu sur la scène intérieure (le secret de l’homme) dans le
monde profane », ibid., p. 60.
2632
Voir p. 61-62.
2633
Tel est le programme annoncé en introduction : « il ne nous déplairait pas que la présente étude pousse à une
sexualisation de ce poème souvent considéré comme la négation de toute apparence corporelle ou physique au
profit d’une métaphysique pure », ibid., p. 16.
2634
« la sirène peut se lire comme une incarnation (et donc une représentation) de la complexité qui domine dans
les profondeurs », ibid., p. 72.
2635
OC, t. II, p. 36.

558
surgi dans « quelque éclair suprême2636 », et de la « centrale pureté » évoquée dans la lettre à
Vielé-Griffin de 1891 ; il est interprété comme un « lieu où être et non-être se
confondent2637 ». Le coup de soufflet qui évapore la borne « imposée à l’infini » aurait donc
pour effet d’ouvrir sur cette part mystérieuse de l’humain. C’est à ce niveau qu’intervient la
logique sacrificielle.

3. Le poème sacrificiel
Selon Lübecker, le Coup de dés est le théâtre d’un sacrifice2638. Qu’est-ce qu’un
sacrifice ? L’analyse se fonde ici sur une extrapolation faite à partir de la définition proposée
par Mauss et Hubert dans leur Essai sur le sacrifice. Ces derniers l’envisagent comme « une
communication entre le monde sacré et profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-
dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie »2639. Mutatis mutandis – le sacré de
Mallarmé n’est pas celui exhumé par l’anthropologie, le sacrifice mallarméen sera
symbolique – cela devient chez Lübecker : une « communication entre deux mondes à travers
une négation2640 ». Dès lors, ce schème sacrificiel pourra se rencontrer dans toute l’œuvre du
poète : sacrifice de la danseuse, mais aussi du Type, ou encore des objets, jusqu’à « l’absente
de tous bouquets » elle-même2641. Cette notion intéresse le critique parce qu’elle sert de pivot
entre la poésie et sa « contre-partie sociale » : « comme les anthropologues, Mallarmé semble
attribuer au sacrifice une fonction sociale2642 ».
Lübecker estime que la Fable, « vierge de tout », esquissée dans Richard Wagner est
fondée sur « l’apparition-disparition du Type2643 » ; ainsi, selon lui, « au moment de la
foudre, le Type disparaît en ouvrant vers la Figure que Nul n’est2644 ». Le grand spectacle
collectif rêvé par le poète relevant le défi wagnérien serait d’essence sacrificielle, en précisant
que le sacré mallarméen doit s’entendre en termes d’immanence : « le Type est identique à la
victime de Mauss et Hubert : il est cette chose détruite qui permet d’instaurer un contact entre
le monde immédiat des spectateurs et (le Mystère de) l’Homme2645 ». Une même logique
gouvernerait le Coup de dés : le coup de foudre, suivi du coup de queue de la sirène, qui vient

2636
OC, t. II, p. 157.
2637
Ibid., p. 65.
2638
La notion de sacrifice, comme le signale Lübecker lui-même, est un lieu commun de la critique
mallarméenne, de Cohn à Badiou, en passant par Assad et Davies.
2639
Ibid, cité p. 14.
2640
Ibid., p. 15.
2641
Ibidem
2642
Ibidem.
2643
Ibid., p. 66.
2644
Ibid., p. 67.
2645
Ibidem.

559
sceller la mort du Maître-Type, exhument le fondement de l’homme et du poème, cette
« centrale pureté » liée à la mort et au désir, à l’être et au néant2646.

4. Le poème « critique » et « utopique »


Dans la tradition de Thibaudet, qui avait le premier rapproché le Coup de dés du passage
de la Bibliographie de Divagations où se trouve une définition de ce que Mallarmé nomme
« poème critique2647 », Lübecker estime que ce poème dans lequel les blancs « assument
l’importance » doit être rattaché à cette même logique2648. Le Coup de dés serait à la fois une
mise en pratique de la théorie esquissée dans cette Bibliographie, ainsi qu’une radicalisation
de ce mode d’écriture discontinu et troué. Cette « liberté » (le mot est de Mallarmé) gagnée
par cette forme amène cette conclusion : « essentiellement, il y a identité entre poésie et
liberté2649 ». Telle est la vision de Lübecker du « poème critique » mallarméen, celle d’une
pensée libre2650, inséparable de la crise des conventions poétiques.
Mais si le Coup de Dés relève du genre du « poème critique », c’est aussi parce que,
comme Confrontation, comme Sauvegarde, il est une proposition sur la société en crise qui, à
travers le capitalisme et l’anarchisme, le wagnérisme et le conservatisme esthétique2651,
refoule son néant constitutif : « le poème peut se lire comme la description d’une société
déracinée2652 ». Achevant son herméneutique circulaire par une lecture socio-politique du
Coup de dés, qui serait une illustration de son analyse de la « contre-partie sociale » de la
poésie, Lübecker, tout en se défendant de verser dans l’allégorisme, estime que les
circonstances éternelles du poème sont les « circonstances de la Troisième République », et
que le Maître représente, par delà son Type abstrait, « le citoyen de la société postérieure à la
commune », écartelé entre l’Abîme (l’absence de fondement) et le roc (l’illusion d’un
fondement garanti par la transcendance)2653.
Dès lors, ce versant critique peut se doubler d’un versant utopique. La sacrifice du Maître
laisse émerger la « constellation-fiction », vue non pas seulement comme un symbole du
poème lui-même, mais aussi comme un « idéal social » : une « structure harmonieuse qui se
lève à partir d’une confrontation avec un irreprésentable universel2654 ». Ainsi, le néant

2646
Pour le détail de l’analyse, voir p. 59-72.
2647
OC, t. II, p. 277.
2648
« (…) le Coup de dés constitue un aboutissement du poème critique », Lübecker, op. cit., p. 31, ou encore :
le Coup de dés est une « variation sur le poème critique », ibid., p. 201.
2649
Ibid. , p. 31.
2650
« cette pensée libre qui s’appelle la poésie », ibid., p. 32.
2651
Ce sont les quatre grandes questions que Lübecker aborde dans sa deuxième partie.
2652
Ibid., p. 203.
2653
Pour les détails de cette interprétation, voir ibid., p. 201-204.
2654
Ibid., p. 205.

560
fondateur de la condition humaine aurait enfin trouvé cette représentation que les grands
cadres de la pratique sociale oblitèrent. Le Coup de dés donnerait à lire et à voir cette utopie
qui énonce et montre, sur le papier, ce « triomphal renversement2655 » selon lequel il est
permis de forger un modèle social à partir d’un modèle esthétique2656.

5. Critique archéologique
Nous retenons ici du livre de Lübecker ce qu’il contient d’apparemment novateur, à savoir
son étude de « l’incident de la sirène ». Le grand mérite de cette analyse consiste à isoler un
passage du poème de manière à en montrer l’autonomie et la cohérence tant sur le plan
interne, qu’externe. Ainsi, comme le soutient Lübecker, on pourrait admettre l’existence d’un
acte pris en charge par la sirène, doté d’une fonction structurelle importante puisqu’il
constitue le moment symétrique du coup de dés médité par le Maître. C’est cette fonction
structurelle de la sirène que la lecture d’un Marchal par exemple, sans doute en raison de son
exigence synthétique2657, passe sous silence, et que l’ouvrage de Lübecker met à jour pour la
première fois. Malgré tout, l’analyse soulève un grand nombre d’objections.
Première objection : la démonstration n’est pas sans équivoque. Tantôt il est question
d’une action accomplie (dramatisation)2658, tantôt d’une action virtuelle (dé-dramatisation),
qui invalide la prétendue nouveauté de cette lecture2659. Cette posture ambiguë transparaît
dans ce passage symptomatique, qui trahit un embarras à concilier actuel et virtuel :
(…) notre lecture ne voudrait nullement faire du poème un récit linéaire – ni enlever au poème son
statut d’hypothèse. S’il est vrai qu’en général le poème évite l’action dramatique, l’incident de la
sirène propose une exception. Que le poème soit hypothèse (« tout se passe en hypothèse ») ne
signifie donc pas qu’il ne se passe rien dans cette hypothèse2660.

Finalement, Lübecker ne retrouve-t-il pas purement et simplement la thèse qu’il s’efforce de


relativiser ? Un tel flottement dans la formulation semble dénoncer une hésitation à assumer
complètement cette conception actualisante du poème.
D’autre part, la formule « sacrifice de la sirène » n’est pas vraiment éclaircie quant à la
valeur du « génitif » : qui fait l’objet d’un sacrifice ? Les développements sur le Type, ainsi

2655
Cette formule de l’Action restreinte (OC, t. II, p. 218), se voit ici interprétée en dehors de son contexte
initial.
2656
« (…) Mallarmé – comme tant d’autres utopistes littéraires – cherche à abolir la distinction entre le contexte
social et la littérature. Non pas en rapprochant la littérature du monde, mais au contraire, en l’isolant pour que,
ultérieurement, elle constitue un modèle de construction sociale. », ibid., p. 182.
2657
Rappelons que le Coup de dés fait l’objet d’un chapitre chez Marchal, ce qui n’autorise pas les mêmes
développements que ceux offerts dans le cadre d’un volume monographique, comme c’est le cas pour Lübecker.
2658
« pour la première fois dans le poème, il se passe quelque chose » , ibid., p. 42 ; ou encore : « (…) le coup de
queue (l’unique acte accompli du poème) », ibid., p. 57.
2659
« (…) le poème propose l’hypothèse d’une action accomplie », ibid., p. 83.
2660
Ibid., p. 47.

561
que la seule occurrence de cette formule dans le corps du livre laissent entendre que c’est le
maître qui s’impose comme victime :
(…) l’ouverture vers l’infini (vers cette durée que constitue la mort) n’est donc pas à considérer
comme un élément tragique. La disparition du maître (et de ses représentants, témoigne de la
volonté d’absorbation (sic) complète – et temporaire (le poème est circulaire) – dans l’univers. Le
maître atteint le fond de sa pensée, il disparaît en tant qu’individu, et se laisse « ensevelir / aux
écumes originelles ». Par le sacrifice de la sirène, il va aussi loin que possible dans sa tentative de
connaître l’infini (…)2661.

Mais comment faire de la sirène un sacrificateur, sans tomber dans le délire interprétatif ? A
d’autres endroits du livre, Lübecker, pour ajouter à la confusion, fait de la sirène un avatar du
Maître2662, ou bien postule que c’est la sirène qui disparaît2663 (comme sacrifiée ?). En outre,
la question de la mort du Maître ne va pas sans difficultés. Le poème, à aucun moment, ne la
pose comme telle. Par ailleurs, c’est forcer considérablement la lettre du texte que de voir le
Maître s’« ensevelir / aux écumes originelles », puisque c’est de la plume qu’il s’agit.
En outre, il faudrait revenir de manière plus rigoureuse sur cette question du sacrifice
mallarméen, ce qui n’est pas le lieu ici. Néanmoins, pour le dire vite, Lübecker parle du
sacrifice du Type, alors que les textes soulignent plutôt l’importance du sacrifice du moi
personnel (du poète, de l’opérateur, de l’acteur, de la danseuse) dans l’épiphanie du Type. Le
Type n’est pas sacrifié, mais virtuel : la « Figure que Nul n’est » n’est en rien une Figure
annulée comme le soutient Lübecker, mais une entité caractérisée par la nullité du Moi, c’est-
à-dire, pour employer le langage de Mallarmé et de son siècle, un Soi.
Pour en terminer sur ce registre de la confusion, mentionnons que Lübecker identifie,
pêle-mêle, le secret de l’homme et la « centrale pureté »2664 de la lettre à Vielé-Griffin, qui
équivaut à l’infini, qui se confond, comme on vient de le lire, avec la mort, mais aussi avec ce
point où être et néant, voire fini et infini2665, s’équivalent… La circulation entre les textes
conduit au nivellement, et chose plus grave, à la contradiction interne, d’une page à l’autre de
l’argumentation.
Deuxième objection : comment faire de « l’incident de la sirène » une « exception » à la
loi du non-événement alors que la lettre du texte elle-même mentionne une autre exception, la

2661
Ibid., p. 71.
2662
« (…) la sirène est l’agresseur, elle n’est qu’une figure à l’intérieur du Maître », ibid., p. 92. Le sacrifice
devient ici un suicide…
2663
« (…) est-ce une manière d’indiquer que la sirène se noie ? », ibid., p. 65.
2664
Il semble très difficile de voir dans cette notion une catégorie existentielle ou psychologique comme le fait
Lübecker : il ne s’agit pas de la « centrale pureté » résidant au cœur de l’homme, mais du résultat obtenu par un
« deux à deux » entre les objets, qui relève de l’ordre de la mimesis ou de la rhétorique. Il faut plutôt la
considérer comme une définition mallarméenne de la métaphore, proche du « tiers aspect fusible et clair » de
Crise de vers, OC, t. II, p. 210.
2665
« (…) la sirène ouvre vers l’infini en enlevant une pierre tombale, (…) elle efface la distinction entre le fini
et l’infini, la vie et la mort », ibid., p. 70.

562
seule, celle fournie par l’apparition, tout aussi hypothétique d’ailleurs (« excepté peut-être »),
de la constellation ? Une telle lecture ne conduit-elle pas à une réécriture du poème : « rien
n’aura eu lieu que le lieu excepté peut-être un coup de sirène » ?
Troisième objection : si l’action envisagée tient à la présence d’une sirène, encore faut-il
préciser la modalité de cette présence. Rappelons les mots du texte : « La lucide et
seigneuriale aigrette / de vertige / au front invisible / scintille / puis ombrage / une stature
mignonne ténébreuse / debout / en sa torsion de sirène2666 ». Ce qui est posé, c’est le
mouvement de torsion de cette stature ; la sirène est ici, comme toutes les entités du poème
soumises à métamorphose, non pas même un comparant, notion rendue justement caduque par
cette dynamique des formes, mais un point de fuite de la forme, une forme en fuite, une forme
d’à côté. Elle tient peut-être de ce que Lyotard nomme figural. Il est manifeste que
l’esthétique mallarméenne se refuse en tout cas à fixer l’identité des êtres et des objets : selon
nous, il n’est pas de sirène dans le Coup de dés, tout au plus pouvons-nous évoquer un
devenir-sirène de l’aigrette, qui elle-même constituait un avatar de la plume, qui elle-même
figurait l’hésitation du Maître, qui lui-même n’est sans doute qu’une hypothèse, comme le
soulignait Bertrand Marchal (« soit (…) le Maître »).
Quatrième objection : si l’on garde l’idée très stimulante d’une équivalence symbolique
entre coup de dés et coup de queue, folie et soufflet, poing et roc, ne faudrait-il pas plutôt dire
que l’hésitation du Maître finit ici en queue de poisson, et que cette parenthèse tient plus de
l’incidente que de l’incident, non pas événement décisif mais clausule, mi-sérieuse mi-
plaisante, venant mettre un terme au doute ? Le coup de queue de la sirène, conformément au
fameux desinat in piscem horacien retourné et assumé par Mallarmé dans Solitude, et cité par
Lübecker lui-même, aurait dès lors une fonction non pas inchoative (ouvrir sur l’infini, ouvrir
sur le néant fondateur) mais conclusive. Le geste esquissé par cette figure double, duelle,
voire duplice, tient de la révérence irrévérencieuse, renvoyant l’hypothèse du Maître, du
prince et du manoir au néant. L’infini libéré ne serait alors rien d’autre que celui du ciel et de
la mer, que la double page suivante pourra nommer « neutralité identique du gouffre ». Le
soufflet vient en effet clore le suspens parenthétique, en volatilisant les linéaments d’un drame
virtuel (personnage à la toque piqué de l’aigrette, décor aristocratique du manoir), et rend dès
lors possible la chute de la plume. Ainsi, dans cette perspective, le coup de queue de la sirène
n’aurait rien d’un « dépassement métaphysique », mais relèverait plutôt de la logique du
travestissement burlesque (le coup de dés dégradé en coup de croupe), ou bien de la scène

2666
Nous soulignons.

563
héroï-comique (la queue bifurquée haussée au rang de dilemme, de carrefour du destin). Dans
tous les cas, cet acte s’impose à nos yeux comme un avatar de l’Acte, réalisé si l’on veut,
mais selon une double distanciation : sur le mode fabuleux (la sirène, et non le Maître), et sur
le mode mineur (un coup de queue, et non un coup de dés ; un souffle produit par un soufflet,
et non l’Esprit).
Dès lors, le Coup de dés retrouve la structure duelle du sonnet A la nue accablante tu,
présentée sous la forme d’un ou bien… ou bien… Lübecker s’efforce pourtant, à l’encontre de
la tradition critique dominante, d’accuser l’écart entre les deux textes, en soutenant que le
sonnet adopte un point de vue rétrospectif (« un drame a eu lieu : lequel ? »), tandis que le
poème de Cosmopolis, déroulant un drame en cours, serait prospectif (« quel sera le
dénouement du drame ? »), ce qui l’amène à opposer l’actualité du coup de queue à la
virtualité du coup de dés :
Le texte acquiert un caractère dramatique le distinguant radicalement d’un sonnet tel que A la nue
accablante tu. Le sonnet propose une scène après un événement obscur. Reste l’écume – seul
témoin du drame qui s’est déroulé sur la mer. Même en tant qu’hypothèse, le grand poème est
beaucoup plus dramatique que le sonnet. Dans le Coup de dés, l’hypothèse du drame se déploie
devant le lecteur2667.

De nouveau, nous retrouvons cette formulation confuse qui mêle curieusement


hypothétique et dramatique. Selon nous, pour ce qui est de Coup de dés, l’idée de drame, au
sens premier d’action, reste illusoire ; l’illusion dramatique naît de la présence d’une
succession entre un type d’acte (abolir d’un coup de dés) et un autre (abolir d’un coup de
croupe). Il faut bien distinguer dramatisation et succession. Il n’est jamais question, dans les
deux poèmes, que du passage d’une hypothèse majeure (le naufrage et les dés) à une
hypothèse mineure (la sirène et sa queue). En revanche, si l’on veut sauver cette idée du
passage dramatique à l’acte, le geste de la sirène ne tient-il pas finalement de la mimique,
comme le programmait Igitur ? On peut le considérer, encore une fois, non comme un
« dépassement métaphysique », mais comme une simple simulation parodique, qui autorise à
énoncer que rien n’aura eu lieu que le lieu. Le Coup de dés serait alors cet espace où
l’hypothèse du Tout se mue en actualisation du Rien : quelque chose s’accomplit, et ce
quelque chose n’est rien, est le rien.
Cinquième objection : dans quelle mesure le poème critique, illustré par les textes de
Divagations peut-il être identifié avec la forme inédite que Mallarmé met en œuvre dans le
Coup de dés ? Du point de vue strictement formel en effet, il semble difficile de ne pas situer
le poème de 1897 du côté des recherches vers-libristes. Le Coup de dés et les textes de

2667
ibid., p. 47.

564
Divagations constituent à nos yeux deux réponses complémentaires et parallèles à la question
du vers libre : la forme du Coup de dés ne saurait se confondre avec celle du « poème
critique », dont elle constitue moins un aboutissement, qu’un complément. Il va de soi que de
telles affirmations méritent de plus amples développements : nous reviendrons sur cette
question en présentant le livre de Michel Murat.
Au total, ce qui se présente comme une « nouvelle lecture – nettement plus
dramatique2668 » du Coup de dés cache en réalité une lecture oublieuse de ses sources, qui
feint d’ignorer Johansen, mentionné en bibliographie2669, et, à travers lui, Wais, absent :
Lübecker laisse dans l’ombre cette tradition critique qui, comme on l’a vu supra, a pourtant
essayé d’interpréter l’acte de la sirène. Rappelons que, dès 1938, Wais isolait un incident de
la sirène, qui n’était certes pas un sacrifice, mais une vengeance ; une lecture néo-hégélienne,
qui retrouve, sous la dramatisation du sacrifice, un mouvement dialectique de négation
positive2670 ; une lecture « crypto-marchalienne » enfin, qui, sans forcément convoquer les
mêmes textes-relais, n’en demeure pas moins tributaire de cette logique de la fiction adossée à
un « néant fondateur » mise en évidence par La Religion de Mallarmé2671. De Lübecker à
Marchal pour la question de l’événement, de Lübecker à Wais pour l’action de la sirène,
comme de Lübecker à Davies pour la question du sacrifice, il y a la différence de billard à
pillard, différence structurale qui rend possible le jeu à l’intérieur d’une même structure. Cette
lecture joue, ingénieusement, avec la tradition critique, qu’elle enrichit localement, mais elle
ne modifie pas globalement les règles du jeu : il n’est pas de nouveauté sans nouveau
paradigme.

2668
Ibid., p. 17.
2669
C’est justement Johansen qui avait employé le terme intermezzo pour évoquer le passage de la sirène ;
Lübecker le reprend à son compte sans mentionner ni discuter les analyses du critique scandinave (« il est donc
logique que de nombreux critiques voient dans la partie en italique (de feuille six à neuf) un intermezzo » , ibid.,
p. 35).
2670
Doit-on rappeler que Hegel voyait l’itinéraire sacrificiel du Christ comme une dialectique ? Comme l’écrit
Meschonnic, « Jésus est le schéma vivant de la dialectique », « Le fonctionnement du sacré dans le signe chez
Hegel », Le signe et le poème, Gallimard, 1975, p. 115. Chez Lübecker, comme chez Davies, le Maître est, meurt
et ressuscite sous la forme idéale de la constellation, Notion pure, d’un côté, Fiction de l’autre.
2671
Notons une différence capitale entre les deux lectures : pour Marchal, la poésie selon Mallarmé n’est pas
conçue comme un modèle du politique, mais comme son principe même, en tant que fiction consciente d’elle-
même, conscience du soubassement linguistique de la Cité. La position de Lübecker est-elle une réelle position
personnelle, ou bien trahit-elle une lecture hâtive des travaux de B. Marchal ? L’auteur du Sacrifice de la sirène
donne lui-même la réponse à cette question lorsqu’il note que la confrontation Mallarmé-Descartes, chez
Marchal, apparaît « tout dernièrement dans les notes de la nouvelle édition de la Pléiade », ibid., p. 56. Ces notes
ne font en réalité que reprendre des thèses développées bien avant, dès Lecture de Mallarmé (1985) et La
Religion de Mallarmé (1988)… Sur cette question voir notre article « Igitur ou l’hyperbole de la folie »,
Littératures, n° 48-49, P.U.M., printemps-automne 2003, p. 95-117.

565
4) E. Benoit : le poème de « l’hymen » (1998)

Après Schérer et Marchal, un autre commentateur et éditeur d’une partie de ces « notes en
vue du "Livre" », Eric Benoit, a proposé des rapprochements avec le Coup de dés, dans un
ouvrage qui ne donne pas pour autant une analyse détaillée du poème2672. Cette lecture, qui
renoue sans le dire avec la filiation critique de l’anti-synthèse et de la pensée de
l’indétermination – de Garcia Bacca à Derrida en passant par Blanchot, Hyppolite et Cohn2673
–, vise à situer Mallarmé dans « la crise du déterminisme scientifique qui bouleverse la
Littérature à la fin du XIXe siècle2674 », inséparable d’une remise en question de la notion de
système. L’auteur postule en effet ici un isomorphisme entre pensée littéraire et pensée
scientifique : Mallarmé devient le « contemporain de Thompson qui met en évidence
l’électron en 1897, et des premiers travaux de Planck2675 ». Nous nous bornons ici à une
présentation trop rapide de l’ouvrage, qui ne manque pas d’étayer son propos, en faisant
dialoguer « schèmes épistémologiques » et « schèmes poétiques ».
Il faut alors noter que la démarche de Benoit inverse une tendance qui a pu consister, par
assimilation réductrice, à projeter la logique combinatoire du Livre sur le poème. Ici, c’est le
Coup de dés, lu selon un certain angle, qui permet de penser l’inachèvement essentiel, et non
accidentel, du « Livre ». Benoît, en effet, après Johansen et Marchal, souligne la dimension
virtuelle des « actes » évoqués par le poème, qui serait finalement gouverné par une logique
de l’hymen, entendu dans son double sens d’« hymen-union » et d’« hymen-voile »2676. Le
Maître, comme son « fils », hésite, pour laisser intact l’Idée-Fiancée, qui est aussi l’Idée-
Nombre. Benoit insiste sur l’entrelacement de trois lignes dans le Coup de dés, à l’image
d’une grande partie des autres textes de celui qui parla « d’épouser la Notion » : la ligne
cosmique, mystique ou métaphysique ; celle de la procréation érotique ; et celle de la création
poétique. Le poème éclaire certains noyaux narratifs du « Livre » – en particulier celui que

2672
Voir E. Benoit, Mallarmé et le Mystère du « Livre », Champion, 1998, p. 275-285, p. 385-387, p. 391-395, et
passim. Cet ouvrage assez créatif, marqué par une écriture non académique, très personnelle, usant
abondamment du calembour, peut dérouter, en séduisant, comme en agaçant. Il a en outre la particularité, malgré
sa bibliographie succincte, de type universitaire, de ne présenter aucun dialogue explicite avec la critique
antérieure : sa lecture y gagne en légèreté.
2673
On trouvera donc les mêmes ambiguïtés que chez Cohn : Benoit, à propos des « purs motifs rythmiques de
l’être », convoque la pensée archétypale, étudiée par Eliade et Durand (ibid., p. 107) ; il rappelle l’importance du
« drame solaire », qui renvoie à une pensée du cycle (ibid., p. 110). Mais le Coup de dés est spirale (ibid., p.
282), et cette poésie appartient au socle épistémique de la physique quantique. Pour ajouter à la confusion,
l’ouvrage est émaillé de nombreuses références bibliques au statut équivoque ; son auteur note dans l’œuvre de
Mallarmé un « thématisme chrétien », ainsi qu’une « problématique chrétienne » (ibid., p. 335).
2674
Ibid., p. 385.
2675
Ibid., p. 386.
2676
Ibid., p. 280.

566
nous avons appelé L’Invitation de la Dame –, autant qu’il est éclairé par eux. Ainsi, dans ce
poème des Fiançailles, il y a « équivalence de l’union et de la séparation2677 ».
De même que le Maître disparaît sans « pouvoir déverser encre ni semence2678 », de
même, la constellation finale n’est jamais qu’un compte total en formation ; son point dernier
est « toujours-après, éternellement ultérieur », et le poème finit par se « réenrouler sur lui-
même2679 », selon un mouvement non pas circulaire, mais spiralé. Notons que cette lecture
escamote le mot sacre, qui n’est à aucun moment commenté.
Ce que dit le poème, c’est donc que l’Un est irréalisable, qu’il y a un « écart différentiel
qui jamais n’abolira ce hasard interstitiel entre l’asymptote et le Nombre irréductiblement
indéchiffrable2680 ». Le non-lieu ainsi que l’entre-deux dominent, puisque « accomplir le
Livre, consommer l’Hymen érotico-mystique avec l’Idée, serait mettre à mort la littérature
tout entière2681 ». Dans ces conditions, Benoit estime que le hasard mallarméen n’est pas une
« tare », mais « l’inépuisable réservoir d’indétermination », offrant « d’imprévisibles
nouveautés néguentropiques, moteur perpétuel de création continue2682 ».
Cette lecture amplifie donc les remarques d’un Garcia Bacca ou d’un Hyppolite, tout en
renouant indirectement avec la lecture surréaliste d’un Man Ray. Elle permet surtout à son
auteur, qui valorise, après Marchal, la formule « il s’arrête à temps en cette Opération2683 », de
faire du Coup de dés, version poétique du démon de Maxwell et du principe d’Heisenberg, la
clef de lecture des Lectures du « Livre ».

5) L’approche métrico-formelle : L. Jenny (1998 / 2002)et M. Murat (2005)

a) L. Jenny : « pré-modernisme » et « lieu pensant »

En 1952, Marcel Raymond avait esquissé un essai de typologie concernant les recherches
de Mallarmé présentées dans le Coup de dés, et les expérimentations modernistes ; ces lignes
constituent une excellente introduction au livre de Laurent Jenny :
Tout se passe comme si le poème, à mesure que son unité psychique se désagrège, éprouvait le
besoin de se conformer à un principe d’unité visuelle. Seulement, c’est la figure d’une pensée
profondément élaborée et cohérente qu’apporte le Coup de Dés, et cela suffit à distinguer la

2677
Ibid., p. 279.
2678
Ibid., p. 277.
2679
Ibid., p. 282.
2680
Ibidem.
2681
Ibid., p. 287-288.
2682
Ibid., p. 385.
2683
OC, t. I, p. 607.

567
tentative de Mallarmé de celles des pseudo-futuristes modernes, qui se détournent des
constellations intérieures que dessine la pensée pure, pour mieux s’offrir à l’empreinte des objets,
et à présenter à leurs sollicitations un plasma anonyme, cédant aux moindres mouvements de
l’extérieur2684.

Comme nous allons le voir dans les pages qui vont suivre, c’est cette dialectique entre
intérieur et extérieur, figuration de la pensée et figuration de l’objet, envisagée sous l’angle
littéraire, que l’auteur de La fin de l’intériorité2685 a choisi d’explorer. Cet ouvrage peut être
considéré en effet a posteriori comme un approfondissement de ces brèves remarques
formulées dans De Baudelaire au surréalisme, à cette différence, qu’ici, le point de départ
sera mallarméen – De Mallarmé au surréalisme pourrait être le nouveau titre de ce chantier –,
que la manière d’écrire l’histoire littéraire aura bénéficié, plus ou moins explicitement, des
apports de la « nouvelle histoire », et que le modernisme ne sera pas forcément disqualifié.

1. Histoire, théorie et pratique littéraires

Dans La fin de l’intériorité, livre couronné par le prix Henri Mondor, sous-titré « théorie
de l’expression et invention esthétique dans les avant-gardes françaises (1885-1935) »,
Laurent Jenny cherche à renouveler l’histoire littéraire, tant par le choix de son objet d’étude
que par sa méthode. En effet, il s’agit d’une part d’étudier « l’avant-garde » en France, dans
trois de ses manifestations successives (symbolisme, modernisme, surréalisme). Ce travail
vise une réhabilitation, contre la sociologie de Bourdieu qui réduit à ses yeux l’avant-
gardisme à une affaire de « position » dans le « champ littéraire » polarisé par l’économique
et le symbolique. Jenny reproche en effet à cette sociologie de privilégier l’intention
stratégique sur l’innovation formelle ainsi que la dimension cognitive de l’œuvre. Il cherche
en outre à aller contre une certaine vision de l’esthétique, représentée ici par les travaux de
Jean-Marie Schaeffer, qui dénonce dans l’avant-gardisme sa tendance à la mythologisation de
l’Histoire comme de l’Artiste2686.
Laurent Jenny entend d’autre part faire une histoire qui ne serait ni une histoire des idées,
ni une histoire positiviste, ni une histoire formaliste, mais une « histoire de l’inventivité
esthétique2687 » qui aurait pour objet la confrontation des idées littéraires et de leur pratique
réelle. Par « idées littéraires » il faudra entendre idées sur la littérature, représentation que la
littérature se fait d’elle-même (réflexivité), et non idées reflétées par la littérature, éclairage de

2684
M. Raymond, De Baudelaire au surréalisme, op. cit., p. 242.
2685
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, P.U.F., 2003.
2686
Voir « Introduction », ibid., p. 2-5.
2687
Ibid., p. 2.

568
la littérature par des idées extra-littéraires (contextualisation)2688. Cette orientation critique se
veut explicitement héritière des réflexions de Jacques Rancière développées dans la Parole
muette (1998), comme, plus implicitement, du travail de François Brunet sur « l’idée de
photographie2689 ».
Un tel travail se fixera alors pour objectif d’analyser l’écart entre ce que la littérature dit
d’elle-même et ce qu’elle montre, entre ce qu’elle fait, et ce qu’elle dit qu’elle fait.
L’opposition épistémologique classique entre théorie et histoire se voit de la sorte déplacée
vers l’opposition entre théorie littéraire et pratique littéraire, le tout se trouvant inscrit dans
une historicité qu’il faut dégager. Complément des travaux des formalistes russes sur
l’évolution des formes, des genres et des codes, cette « histoire de l’idée de littérature2690 »
ajoute à une histoire des écarts entre les formes, qu’elle maintient, une histoire des écarts entre
idées et formes. C’est justement cet écart qui constitue pour Laurent Jenny un des « moteurs
internes2691 » majeurs de l’histoire littéraire, dans la mesure où la forme excède toujours
l’idée.
Après ce détour par la méthode, venons-en à la thèse du livre : l’histoire de l’inventivité
des trois avant-gardes étudiées entérine selon Laurent Jenny « la fin de l’intériorité », soit le
passage d’une logique de la représentation d’une intériorité, fondée sur un paradigme musical
(symbolisme), à une logique de la présentation d’une extériorité, fondée sur un paradigme
pictural (modernisme) puis photographique (surréalisme). L’étude du symbolisme consiste à
pointer tous les malentendus dont il est porteur ; Laurent Jenny voit dans ce mouvement
l’illustration parfaite de l’écart entre idée et pratique, écart redoublé par une tension interne à
la théorisation des formes. Il commence par décrire en effet les « contradictions théoriques du
symbolisme2692 », puis la « méconnaissance du monologue intérieur2693 », et enfin « la
spatialité manquée2694 » du vers libre. Par conséquent, le symbolisme se définit ici comme un
mouvement littéraire inconscient de lui-même, aveugle sur la réalité des formes qu’il
engendre. Le symbolisme théorique, dont Laurent Jenny souligne le caractère syncrétique,
envisagé ici depuis les prises de position de Moréas jusqu’aux thèses de Tancrède de Visan,
oscillerait entre métaphysique de l’Idée et physiologie de la Vie, entre les influences diffuses
de l’idéalisme allemand et celles du vitalisme de Bergson, de sorte que la question de
2688
Voir ibid., p. 7.
2689
Fr. Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, P.U.F., 2000. Ce livre n’est cité qu’une fois, ibid.,
p. 140.
2690
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 7.
2691
Ibid., p. 12.
2692
Ibid., p. 15-35.
2693
Ibid., p. 35-46.
2694
Ibid., p. 46-59.

569
l’expressivité littéraire se trouverait écartelée entre subjectivisme (poétique expressive du
Moi) et impersonnalité (poétique expressive de l’Idée, de la Volonté, du Soi ou de la Vie,
inséparable d’une annulation du moi individuel). Ainsi, cette tendance à la dépersonnalisation
faisant du moi un pur réceptacle conduirait à remettre en question la frontière entre intériorité
et extériorité : « l’idée expressive de la poésie est au bord de basculer en son contraire, c’est-
à-dire un nouvel âge de la représentation2695 ».
De même, la confrontation entre la pratique du monologue intérieur que propose Dujardin
dans les Lauriers sont coupés (1888) et la présentation théorique qu’il peut en faire a
posteriori en 1931, lors d’une réédition de son livre, débouche, aux yeux de Laurent Jenny,
sur une équivoque : le monologue est théorisé comme la transcription d’une intériorité alors
que, dans les faits, le lecteur découvre un sujet traversé par une extériorité ; l’innovation
formelle se donne finalement comme une « présentation littérale de la conscience », menacée
d’anonymat, charriant des « fragments d’extériorité2696 » qui ouvrent l’unité psychique du
sujet monologuant. Quant au discours sur le vers libre enfin, il omet de mettre en avant ce qui
fait la spécificité de cette autre invention formelle symboliste : sa dimension visuelle et
spatiale, consubstantielle à son existence proprement typographique. Ecoutons l’auteur :
Les innovations modernistes de la poésie apollinarienne étaient en germe chez les premiers
symbolistes. Le vers libre, en effet, impliquait déjà l’espace comme nouvel élément constitutif du
signifiant poétique. Cependant, l’idée « musicale » de la littérature, alors dominante, empêchait
d’en apercevoir la nouveauté. Le changement de paradigme métaphorique de la poésie, entre 1885
et 1913, a manifesté à la fois l’inconsistance de l’idée « musicale » de la poésie et son
inadéquation à la réalité du vers libre2697.

Un peu plus loin, il complète l’argumentation, en faisant référence à la tripartition fameuse


proposée par Brunetière en 18882698 : « reconnaître la spatialité du vers libre, ce serait
régresser à l’époque parnassienne, où la peinture était l’art dominant2699 ». D’autre part, il
estime qu’un tel refoulement de cette spatialité va de pair avec la sauvegarde d’une
conception expressive de la littérature.
De fait, en lisant les écrits théoriques d’un Gustave Kahn, d’un Robert de Souza ou d’un
Edouard Dujardin, Laurent Jenny en vient à souligner l’écart profond qui sépare la forme
concrète du vers libre de son idéologisation, imprégnée de Schopenhauer et de Wagner – cette

2695
Ibid., p. 33.
2696
Ibid., p. 46.
2697
Ibid., p. 13.
2698
Dans un article publié dans la Revue des Deux-Mondes (1er novembre), il propose un parcours de l’histoire
de la littérature à travers trois grands comparants : le Classicisme est architectural ; le Romantisme, le Parnasse
et le Naturalisme sont picturaux ; le Symbolisme est musical.
2699
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 58.

570
« hypothèque musicale2700 » – et qui ne propose finalement selon lui que des
« indéfinitions2701 ». Le discours symboliste sur le vers libre se caractérise en effet à ses yeux
par son inconsistance (le flou catégoriel), ou sa non-pertinence (unité rythmique, sémantico-
syntaxique, et / ou oratoire), double écueil conduisant à des confusions entre vers libre et vers
régulier d’une part, entre vers et prose d’autre part ; le symbolisme serait ainsi incapable de
discerner ce qu’est véritablement le vers libre, à savoir une unité typographique : Laurent
Jenny s’en remet ici à la définition de Roubaud exposée dans la Vieillesse d’Alexandre. C’est
à ce niveau de l’analyse qu’intervient le geste poético-critique mallarméen, interprété comme
le don d’une conscience. En effet, pour Laurent Jenny, au final, le symbolisme est « un grand
découvreur de formes, qui ne lui servent de rien, parce que rebelles à son idée2702 ». C’est le
Coup de dés qui va tirer ces formes de leur sommeil pour en montrer la véritable spécificité :
La spatialité va faire son chemin. Mallarmé joue ici un rôle décisif de médiateur. Reprenant ses
« mots » au symbolisme, il leur confère une entente entièrement nouvelle. Sous couvert de
« musique », il établit de façon éclatante la spatialité du vers, en proposant, avec le Coup de dés,
une radicalisation du vers typographique2703.

2. La place du Coup de dés dans « l’histoire de l’inventivité esthétique »


Le chapitre intitulé « Mallarmé : musique, espace, pensée », avait déjà fait l’objet d’une
publication en 19982704. Le texte est repris ici sans modification. La thèse générale vient
d’être évoquée : le poème, senti comme mise à nu du caractère visuel et spatial du vers libre,
offre la présentation d’une pensée objectivée dans l’espace poétique, et constitue par là un
moment de transition entre idée expressive de la littérature, fondée sur un paradigme musical,
et idée impressive, associée au paradigme pictural. Le Coup de dés parvient en effet à
« intégrer et dépasser la leçon du vers libre2705 » ; il s’affirme comme une « nouvelle
chance2706 » donnée à cette forme méconnue dans son être. C’est justement parce que le
poème mallarméen constitue « une radicalisation du vers typographique » qu’il peut dégager
le statut proprement spatial et visuel du vers libre. Précisons maintenant l’argumentation de
Laurent Jenny, en dégageant ce qui définit à ses yeux les mutations apportées par l’existence
du Coup de dés.

2700
Ibid., p. 54.
2701
Ibid., p. 51-57.
2702
Ibid., p. 58.
2703
Ibid., p. 58-59.
2704
Poésie 85, Belin, p. 115-122.
2705
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 36.
2706
Ibid., p. 47.

571
-Transposition spatiale du vers
L’auteur montre que le rapport équivoque qui lie Mallarmé au symbolisme passe par une
sorte d’ironie polyphonique qui lui permet d’user du lexique de l’époque à travers des
glissements sémantiques décisifs : ainsi de l’emploi du mot « musique » et du mot « vers ».
Partant de cette idée que de nombreux mots mallarméens se « déclinent en antanaclase2707 », il
précise que « le Vers ne se réduit pas au vers ». Il y a en effet chez Mallarmé une Idée du vers
qui subsume le vers dans son actualisation pratique, ce que confirment toutes les interventions
critiques du poète. Dès lors, on peut nier le vers sans nier le Vers : le Coup de dés parvient à
un dépassement de l’antinomie vers régulier / vers libre, par le biais d’une spatialisation de la
métrique, qui ne se confond pas avec sa négation pure et simple. Parlant du vers libre, Laurent
Jenny écrit : « l’intelligence de Mallarmé aura été d’en reconnaître la nature
fondamentalement spatiale et de chercher à transposer dans l’espace l’équivalent d’une
structure métrique »2708. Par cette transposition, perçue comme un changement d’échelle, le
Vers n’est donc pas nié, mais en quelque sorte agrandi et déployé aux dimensions de la page ;
Laurent Jenny, en démarquant la célèbre formule mallarméenne, parle d’« expansion totale du
vers2709 ». Les données élémentaires de la versification se déplacent : la pliure de la double
page peut fonctionner comme césure. Une telle lecture tire ainsi les conséquences de la
déclaration mallarméenne de la « préface » de Cosmopolis, faisant de la Page la nouvelle
unité substituée à celle du Vers. La structuration géométrique des entités rythmiques et
typographiques remplace le schème proprement métrique :
(…) on y retrouve étendu à la pliure du livre l’axe de symétrie du vers césuré, axe autour duquel
pourront se distribuer dans un cadre géométrique strict des valeurs non plus seulement rythmiques,
phonétiques et sémantiques, mais aussi spatiales et chromatiques. C’est ce que réalise
concrètement le Coup de dés (1897), dans la revue Cosmopolis. La succession des doubles pages
du poème y accomplit « l’expansion totale de la lettre », c’est-à-dire le déploiement de sa spatialité
inhérente. Les jeux de rapport s’enrichissent de n’être plus seulement linéaires mais tabulaires2710.

Notons ici en passant l’inexactitude historique et matérielle d’un tel propos : même si
Mallarmé, dès 1897, corrige les épreuves de l’édition Didot-Vollard qui présente
effectivement l’unité nouvelle de la « double page », ce n’est, effectivement, qu’en 1914 que
les lecteurs de l’édition de la NRF pourront voir cette « double page ». De toute façon, la
version de Cosmopolis, comme l’indique la « préface », ne présente pas encore cette
distribution du matériau poétique. Ce sont donc les épreuves de l’édition en volume qui
réalisent concrètement cette nouvelle métrique de la Page.

2707
Ibid., p. 60.
2708
Ibid., p. 63.
2709
Ibid., p. 62.
2710
Ibidem.

572
Le couple linéaire / tabulaire, utilisé en particulier par les théoriciens du Groupe µ certes,
mais présent déjà de manière implicite dans les commentaires du Coup de dés fournis par
Gide ou Valéry que nous avons rencontrés, semble ici pertinent : il resterait à illustrer ces
déclarations par un travail précis sur la lettre du texte. L’analyse de Laurent Jenny, formulée
la première fois dans le cadre d’un article, restera programmatique. Nous verrons que ce sera
l’apport de l’ouvrage de Michel Murat que de tenter de réaliser ou d’exécuter, en prouvant
par l’exemple, ce programme critique.

-Autonomisation du blanc
Laurent Jenny s’intéresse en outre au rôle du blanc typographique. Reprenant les
déclarations de la « préface » de Cosmopolis, il rappelle que le Mallarmé du Coup de dés
déplace la question du blanc, non de manière quantitative (il y a autant de blanc), mais
qualitative (le blanc est distribué autrement)2711. Le poète l’a dit : il ne transgresse pas, il
disperse. Un tel déplacement qualitatif conduit à un changement profond de statut. Laurent
Jenny estime que le poème de 1897, tout à la fois différent et tributaire des textes en vers
réguliers non ponctués, opère une scission entre la dimension phonologique (le nombre) et
visuelle (les marges) du vers :
Le temps est venu de dissocier ces deux systèmes pratiquement coïncidents mais théoriquement
indépendants. Le Coup de dés radicalise la fonction du blanc, qui désormais sert à isoler dans la
page des séquences verbales de tous ordres, indépendamment du nombre et de la syntaxe. Cet
usage diacritique entraîne une distribution dans la double-page qui peut aussi être appréciée selon
des valeurs purement plastiques de symétrie ou de parallélisme, d’équilibre ou de contraste2712.

S’il fallait caractériser cela, écrivons que généralisé, le blanc, de marginal qu’il était – à
tous les sens du terme – devient central – à tous les sens du terme. Plus précisément, il
devient, pourrions-nous dire, intervallaire ou interstitiel. Il s’autonomise pour se charger de
valeurs nouvelles, qui sont en particulier, mais pas exclusivement, extra-littéraires,
graphiques, ce que Broodthaers a bien saisi, en proposant à son tour une nouvelle
radicalisation, comme le rappelle à juste titre Laurent Jenny. Ainsi, pour prolonger cette
lecture, nous pourrions soutenir que le Coup de dés se caractériserait par ce que
l’anthropologie des mythes appelle « mutilation qualifiante » : le défaut du côté du Nombre,
et donc de l’oreille, se trouverait compensé par un excès du côté du Visible, et donc de l’œil.
En forçant quelque peu le trait, on pourrait soutenir que la poésie s’affirmerait au même
moment sourde et voyante, muette et visible. C’est cette sur-valorisation de l’œil que trahit
l’existence d’un manuscrit quadrillé, fait inouï dans l’histoire de la poésie française. Le

2711
Ibid., p. 64.
2712
Ibidem.

573
poème ne s’adresse plus seulement à une oreille qui écoute une durée, mais aussi à un œil qui
parcourt un espace ; on s’en souvient, Gide a pu énoncer cette nouvelle loi du poème dès
1913.

-Iconicité fugitive
L’analyse du statut du blanc conduit inévitablement à reposer la question de la dimension
iconique du poème. L’universitaire note :
Le poème est donc dès lors parole et dessin. Et la composition de la double-page, à travers de
valeurs chromatiques du noir et du blanc, devient le support de symbolisations de divers types.
Analogiquement peuvent transparaître des icônes de forme du monde. Mallarmé les a lui-même
indiquées2713. [il cite alors un passage de la lettre à Gide, dans sa version donnée par Valéry en
1920]

Mais Jenny précise aussitôt que cette iconicité n’a rien de « calligrammatique », qu’elle se
limite à une « figuration fugitive de telle ou telle allure de ces choses », qu’il existe une
« relation miroitante » entre le dispositif formel et les séries thématiques du texte. Deux
remarques s’imposent. D’une part l’auteur se réfère à une leçon fautive de la lettre à Gide, qui
substitue la « lecture » aux « Lettres », et oublie le « etc » après l’allusion au « vaisseau ».
Autrement dit, Mallarmé n’a fait qu’indiquer le principe de son travail, illustré de deux
exemples (la constellation, le vaisseau), en suggérant que la série des objets ou des actes n’est
pas close : Mallarmé n’a donc pas tout indiqué. D’autre part, le vocabulaire ici employé reste
plutôt métaphorique (« figuration fugitive », « relation miroitante »). Le travail de
typologisation qui confronterait le poème-estampe mallarméen à l’idéogramme lyrique
apollinarien reste à faire. La question se voit assez vite écartée, à l’image de ce qu’avait fait
Gérard Genette dans Mimologiques.

-Nouveau partage des formes poétiques


Laurent Jenny estime, à partir des déclarations de la « préface » de Cosmopolis, que
l’existence du Coup de dés amène Mallarmé à « repenser le système2714 » présenté « en
1895 » dans « Averse ou critique ». A la dichotomie vers régulier / vers libre fondée sur
l’opposition entre le collectif et l’individuel, l’impersonnel et le subjectif se substituerait la
triade vers libre (toujours représentatif du « chant personnel »), antique vers (réservé cette
fois à « l’empire de la passion et de la rêverie » ) et « poème typographique » (nouvellement
associé à « imagination pure et complexe ou intellect »). Il écrit : « il y a désormais trois

2713
Ibidem.
2714
Ibid., p. 65.

574
formes poétiques fondamentales2715 ». Cette lecture nous semble un peu contestable dans la
mesure où Mallarmé écrit que le Coup de dés « participe » du vers libre et du poème en prose,
ce qui prouve qu’il en est sans doute davantage une variante qu’une alternative. D’autre part,
la note donnée à Cosmopolis envisage non pas une triade mais une dichotomie, qui instaure le
nouveau couple « antique vers » / poème de « l’intellect ». En effet, Laurent Jenny, qui
transforme le binaire en ternaire, manque le système analogique : le Coup de dés est à la
symphonie ce que l’antique vers est au chant personnel. Rappelons ces lignes de la
« préface » de Cosmopolis :
Le genre, que c’en devienne un comme la symphonie, peu à peu, à côté du chant personnel, laisse
intact l’antique vers, auquel je garde un culte et attribue l’empire de la passion et des rêveries ;
tandis que ce serait le cas de traiter, de préférence (ainsi qu’il suit) tels sujets d’imagination pure et
complexe ou intellect (…)2716.

Indéniablement, le poème de 1897 semblerait remettre en question le partage, non pas de


1895 comme l’écrit l’auteur – la formule « occasions amples » citée par Laurent Jenny ne se
trouve pas dans « Averses ou critique » – mais de 1892 (« Vers et musique en France2717 »),
repris en 1897 dans « Crise de vers »2718. Notons ici qu’il conviendrait de considérer
l’évolution du discours mallarméen sur le vers, en tenant compte des publications en revue, et
du travail de montage des textes. Comme nous allons le voir plus loin, Michel Murat
s’engagera sur cette voie. La situation nous paraît en tout cas plus complexe que ne le suggère
Laurent Jenny, puisque la préface, qui introduit un nouveau venu, paraît quelques mois après
Divagations, qui, avec « Crise de vers », maintient la dichotomie vers libre / vers régulier
énoncée en 1892 sur la base de l’opposition subjectivité / impersonnalité. Ainsi, en 1897, dans
cette « préface » de Cosmopolis, Mallarmé semblerait reprendre sous l’étiquette « antique
vers » ce qu’il réservait au vers libre, à savoir l’expression de la subjectivité, ou « modulation
individuelle2719 ». Sommes-nous en présence d’une contradiction théorique, ou d’une
mutation esthétique ?
En outre, Laurent Jenny omet de rappeler ici que la réflexion mallarméenne sur le vers est
indissociable d’une méditation sur le livre d’une part, et sur le hasard d’autre part : autant de
domaines décisifs dès lors qu’on cherche à cerner la forme du Coup de dés que ce chapitre
laisse dans l’ombre. Ainsi, comme nous le verrons plus bas avec l’analyse de l’ouvrage de
Michel Murat, c’est en méditant en particulier sur l’ordonnancement du livre qu’a pu naître

2715
Ibidem.
2716
OC, t. I, p. 392.
2717
OC, t. II, p. 301.
2718
Voir B. Marchal, OC, t. II, note p. 1643.
2719
« La Musique et les Lettres », ibid., p. 64.

575
dans l’esprit du poète cette idée d’un éventuel dépassement du vers libre, qui mène tout droit
au Coup de dés. C’est à ce niveau – le passage du vers à la page et au livre – que la
contradiction que l’on vient de mentionner peut disparaître, puisque la fin de « Crise de vers »
aborde justement cette question du livre.

-Instauration d’un « lieu pensant »


Laurent Jenny complète cette analyse à partir de l’idée valéryenne de figuration de la
pensée, jointe au concept, forgé par le phénoménologue Jacques Garelli, de lieu pensant. Le
Coup de dés instaurerait une scène où, pour la première fois, une pensée s’objectiverait. Il
note : « il est figure d’une pensée, non plus du tout comme traduction de l’intériorité, mais,
mais comme extériorité intelligible2720 ». Le poème propose alors une « nouvelle image de la
pensée2721 », définie comme spatialité (« il n’y a pas de pensée sans espacement »), « figure »,
au sens moins géométrique que chorégraphique du terme (« libre jeu de relation entre les
signes et toutes leurs propriétés inhérentes »), déploiement de l’aléatoire (équivalence entre
penser et jeter les dés), et dépassement de cet aléatoire (« le poète ressaisit la part
« hasardeuse » des signes inscrits dans la page pour faire sens avec elle »). Ce que le Coup de
dés expose, c’est un « calcul sur des signes », passant par une « dynamique linéaire » (la
relation syntaxique) et une « dynamique tabulaire2722 » (la relation figurale).
Cette objectivation de la pensée dans l’espace fait du lieu pensant un lieu mental. Laurent
Jenny en vient à évoquer la polémique de 1919 suscitée par cette tentative d’orchestration
polyphonique du poème dont nous avons parlé précédemment. L’auteur suit ici le jugement
de Valéry. Réaffirmant le « caractère fondamentalement non musical du Coup de dés2723 », il
estime que le mode de constitution du sens réside dans son existence spatiale, qui associe le
visible au lisible. Poème pour l’œil, il « interdit l’oralisation », qui ne ferait que mutiler sa
nature profonde. L’argument théorique se double ici de l’argument biographique, fondé sur le
témoignage valéryen, qui précisa en effet que Mallarmé lui fit une lecture à voix haute de son
poème entièrement plate et dépourvue d’effets particuliers.

-Dépassement du vers libre

2720
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 67.
2721
Ibidem.
2722
Ibid., p. 68.
2723
Ibid., p. 66.

576
Au final, Laurent Jenny considère la forme du Coup de dés comme un au-delà du vers
libre : « Mallarmé a donc, de loin, dépassé la question du vers libre. Il a déployé d’un coup
toutes les conséquences de la spatialité dont ce dernier était l’indice2724 ». Dès lors, Mallarmé,
marquant un moment « pré-moderniste » qui met « en sursis2725 » le symbolisme, scellerait
l’histoire de l’intériorité symboliste, et programmerait ainsi la conquête moderniste de
l’extériorité, en dessinant avec le Coup de dés ce que Laurent Jenny appelle un « plan de
configuration2726 », système formel qu’il retrouvera dans les « poèmes-conversations » ou les
« calligrammes » par exemple.

3. Critique archéologique

Au vu de ce parcours de la réception critique du Coup de dés, nous pouvons dire qu’une


telle analyse réoriente le propos, en renouvelant l’approche du texte. Ce travail aura donc
considéré véritablement la forme du poème, à l’opposé d’une longue tradition faite de silence
et de déni en la matière. Le Coup de dés, en partie arraché à un certain arraisonnement
philosophique, se voit rattaché à des problématiques d’ordre littéraire, qui touchent
simultanément le devenir du vers et la question de la mimesis. D’autre part, cette forme
mallarméenne a le mérite d’être resituée dans la chaîne évolutive de l’histoire des formes. Une
telle lecture participe donc de ce mouvement de retour à l’Histoire qui caractérise la réaction
anti-structuraliste. Comme le groupe Ronat-Roubaud, Laurent Jenny historicise le Coup de
dés en le situant par rapport à la question posée par l’irruption du vers libre symboliste. Mais
cette thèse constitue une variante des animateurs de la revue Change, à partir de postulats
méthodologiques très différents : le Vers, ici réduit au Nombre, loi d’engendrement latent et
thème manifeste du poème, se trouve là réduit à son principe et son degré zéro, le blanc
typographique. Dans La Fin de l’intériorité il n’est plus question de nombre mais d’espace ;
mais, dans les deux analyses, le poème se fonde sur une logique de transposition du vers.
Cependant, cette historicisation ne va pas sans difficultés. Laurent Jenny nous semble
adopter quelque peu le point de vue d’un de ses objets d’étude : l’avant-garde, au sens
historique du terme. Cela paraît d’autant plus inaperçu que l’auteur du livre présente le
symbolisme comme une avant-garde. Or, cette caractérisation, qui reste problématique
puisque les symbolistes n’ont pas véhiculé de discours de la table rase, n’est à aucun moment
questionnée. Il nous semble important, comme le fit par exemple Michel Décaudin à la fin de

2724
Ibid., p. 65.
2725
Ibid., p. 71.
2726
Passim.

577
La Crise des valeurs symbolistes, d’insister sur la spécificité de la création artistique à partir
du cubisme et du futurisme. Laurent Jenny livre ainsi une lecture avant-gardiste du Coup de
dés, non sans téléologie. Même si Mallarmé, pour Cosmopolis, envisage le point de vue de
l’avenir, cet horizon d’une postérité éventuelle n’autorise pas forcément le commentateur à
projeter ce qu’il sait de cet avenir.
Tout d’abord, le discours reprend ici à l’avant-gardisme ses catégories, en utilisant un de
ses mots-emblèmes les plus caractéristiques : dépassement. La Fin de l’intériorité, portant
dans son titre même la logique de la fin de l’art, qui est celle de l’avant-garde, lit finalement le
Coup de dés sous un angle futuriste. Ecoutons Giovanni Lista : « les mots en liberté
constituent un "dépassement du vers libre2727" ». Cependant, à en croire Laurent Jenny, le
dépassement a déjà eu lieu. Le poème de 1897 ne relève-t-il pas plutôt d’une logique de
synthèse, ce qui est différent ? Nous reviendrons sur ce point à propos de la présentation du
livre de Michel Murat. Ensuite, l’universitaire soutient que la théorie mallarméenne n’est pas
intelligible dans le présent de son énonciation ; c’est l’avenir moderniste qui saisira toute la
portée de Mallarmé, dont le Coup de dés constitue un « moment pré-moderniste », catégorie
téléologique par excellence. Ainsi, les fidèles « disciples » qui rencontrent le Maître tous les
Mardis font des contresens sur son discours traversé par la figure retorse de l’antanaclase2728.
L’incompréhension attestée qui marque l’accueil du Coup de dés de la part des disciples
autorise-t-elle à généraliser un malentendu qui aurait concerné en particulier la définition
mallarméenne du vers ? En outre, comme nous avons essayé de le montrer plus haut, les
avant-gardes vont donner effectivement au poème de 1897 un cadre d’intelligibilité – ce que
soutient Jenny d’ailleurs implicitement ici – mais ne faudrait-il donc pas aussi le présenter de
ce fait, en inversant la donne, comme un poème post-moderniste ? Le Coup de dés anticipe en
inventant autant qu’il est inventé a posteriori, à une époque où la connaissance du texte au
sein même des milieux avant-gardistes pose problème, comme nous l’avons vu. Il nous
semble qu’il faille dialectiser l’histoire des formes, d’autant que la parution en volume du
Coup de dés en 1914 brouille les repères, et les périodisations fixées, de l’histoire littéraire
traditionnelle.
A partir de là, le poème n’est rien d’autre que ce que signale sa position dans une
chronologie linéaire orientée par le présent de l’historien : un poème de transition. Cela
suppose donc que le Coup de dés existe sur une ligne qui va du vers libre au « calligramme »
en passant par les « mots en liberté » ; or, l’existence de cette ligne unique, qui situerait sur un

2727
G. Lista, in Marinetti, Manifestes du futurisme, op. cit., p. 11.
2728
Voir L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 60.

578
même plan ces trois tentatives emblématiques, ne va pas sans difficultés ; nous y reviendrons
dans notre partie typologique. Une telle lecture postule donc une continuité dans le
« dépassement » et la surenchère formelle, qui est aussi accroissement du degré de
conscience. Avec le modernisme le vers libre coïnciderait enfin avec son essence.
L’essentialisme est en effet le corollaire obligé de la téléologie. Les symbolistes manquent la
« réalité » de la forme du vers libre à cause d’une « hypothèque » musicale2729. Le paradigme
musical qui sert de grand référent symboliste se trouvé ici en effet jugé en fonction d’une
définition normée transhistorique, et non pas seulement décrit : on lui reproche son manque de
pertinence. L’analyse de Laurent Jenny présuppose en effet une approche essentialiste du vers
libre, qui se trouverait défini avec pertinence par Jacques Roubaud, bien après l’intervention
formelle des avant-gardes historiques, tandis que le symbolisme des années 1880, lui, ne
savait pas ce qu’il faisait.
Le lecteur se trouve donc amené à suivre le fil conducteur de la « figuration de la
pensée », posé dès l’épigraphe empruntée à Valéry, et tiré de son texte fameux relatif au Coup
de dés publié en 1920. Or, il nous semble important ici, au cours de ce travail archéologique,
de questionner les deux mots de cette formule génératrice de la thèse du livre.
Pensée : qu’est-ce qui légitime l’usage de cette notion pour aborder le symbolisme ? En
quoi cette période mêlant, comme l’a rappelé Laurent Jenny d’ailleurs, différentes formes
d’idéalisme, oscillant entre un versant spéculatif et un versant spiritualiste, accordant autant
de poids au mot idée qu’au mot âme ou au mot esprit, serait-elle englobée dans le seul projet
d’une « figuration de la pensée » ? Nous pouvons poser la même question à propos des
futuristes, d’Apollinaire, et des surréalistes : ces écrivains sont-ils véritablement intéressés par
le problème de la pensée ? L’épigraphe du livre, à défaut d’être une illustration de la thèse, en
est le programme ; il semble alors difficile de ne pas voir dans cette lecture un pur et simple
réductionnisme valéryen. Tout se passe comme si le « poème de l’intellect » mallarméen,
auquel cette phrase fait allusion, en 1920, dans un contexte précis, qui n’est d’ailleurs pas le
dernier mot de Valéry comme nous l’avons vu – fait capital ici – servait d’axe de rotation ou
de point-origine, autour duquel on peut faire tourner l’avant (symbolisme) et l’après
(modernisme). C’est à la lumière d’une lecture valéryenne du poème de 1897 que Laurent
Jenny va lire toute cette période qui va du symbolisme au surréalisme, en la subsumant dans
une seule et même problématique. Cela n’est possible qu’à travers une équivoque maintenue
quant au sens du mot « figuration ».

2729
Ibid., p. 54.

579
Figuration : Pour le Valéry de la « Lettre au Directeur des Marges », le Coup de dés
marque une rupture parce qu’il substitue au discours de la pensée la figuration de la pensée.
Or, c’est cette opposition entre lisibilité et visibilité qu’escamote à nos yeux Laurent Jenny
lorsqu’il place cette formule du côté de la simple extériorisation. Il donne donc de cette
phrase une signification très large, polarisée par le couple intérieur / extérieur, qui lui permet
ainsi de suivre la poésie sur plusieurs décennies, à travers des textes assez étrangers les uns
aux autres. Il use de cette phrase pour conduire une réflexion sur l’expressivité littéraire, alors
que le Valéry lecteur et contemplateur du Coup de dés esquissait, à travers le couple lisible /
visible, qui est aussi le couple discours / figure, une méditation poétique sur la figurabilité de
la pensée, ce qui n’est pas la même chose. Valéry visait en effet moins l’objectivation que la
spatialisation.
La Fin de l’intériorité n’est donc pas seulement un livre qui fait du Coup de dés l’objet de
son discours ; c’est aussi un livre qui, par le truchement de Valéry, commentateur pris pour
garant, en fait un usage historico-théorique.

b) M. Murat : questions de forme, entre métrique et stylistique

La monographie que Michel Murat a consacrée tout récemment au Coup de dés, saluée
elle aussi par le Prix Henri Mondor, est venue combler une lacune de l’histoire de la réception
critique de l’œuvre. En effet, si l’on excepte le livre très discutable de Virginia La Charité2730,
il faut souligner que « la forme du Coup de dés n’a jamais fait l’objet d’une étude
d’ensemble2731 ». Ce qui ne veut pas dire, bien évidemment, que l’enjeu formel du texte soit
demeuré pour autant, comme on l’a vu tout au long de notre parcours, un territoire
complètement vierge. De Thibaudet à Jenny, en passant par Gide et Valéry, Johansen et
Bernard, Cohn et Davies, Kristeva et Lyotard, Ronat et Roubaud, on a pu commenter, de
diverses manières, la mise en espace du poème2732. Mais ces remarques avaient leurs limites.
Si l’on excepte le travail qui a vu le jour dans l’entourage du groupe Change, ainsi que le
chapitre de La Fin de l’intériorité mentionné précédemment, la grande majorité de ces

2730
The Dynamics of Space. Mallarmé’s « Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard », Lexington (Kentucky),
French Forum publishers, 1987. Nous reviendrons sur cet ouvrage lors de notre bilan critique.
2731
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 8.
2732
Nous ajoutons à ce panorama notre propre Mémoire de DEA, soutenu à Paris IV en 2002 en présence de B.
Marchal et de M. Murat, qui avait tenté, dans sa deuxième partie, de jeter les bases d’une approche de la forme
du poème inspirée par les travaux de Peirce, en particulier à partir de la notion de diagramme (Le Poème pour
l’œil, op. cit., p. 104-105). Nous avions en outre vu dans le Coup de dés la mise en place d’une relève dialectique
du vers, rapprochée de la dynamique des « tombeaux » (ibid., p. 96-97). Nous avions proposé un dénombrement
de mètres, entiers ou démembrés, qui dessinaient ce que nous avions appelé le « fantôme de la métrique » (p. 71-
77), en insistant en particulier sur « l’image spectrale du Douze » (ibid., p. 72).

580
analyses, souvent courtes, laissaient de côté la question du vers. Par ailleurs, un flou
générique persistait ; certains parlaient, toujours de manière allusive, de « vers libre »,
d’autres de « poème en prose », voire de « poème critique », tandis que Suzanne Bernard
voyait dans le Coup de dés une « synthèse du vers et de la prose2733 ». Quant à Pierre-Olivier
Walzer, il estimait en 1963 que le poème ne relevait ni de la prose, ni du vers libre, mais se
donnait comme la « contribution [de Mallarmé] à la "crise de vers"2734 ». L’ouvrage de
Michel Murat va aider « l’hydre à vider son brouillard ».
La problématique sera la suivante : comprendre « comment Mallarmé, poète
profondément attaché à la tradition versifiée, a pu se porter aussi loin dans le sens d’une
avant-garde qu’il avait suscitée sans pourtant s’y reconnaître2735 ». La réponse majeure à cette
interrogation viendra de l’étude du « rapport de la forme nouvelle avec le vers », qui constitue
pour Murat « une clé de la compréhension du poème », « non la seule, mais la plus
décisive2736 ». La crise spirituelle des années 1860 avait posé le contenu du poème ; la « crise
de vers » des années 1880 va faire naître une forme2737 :
Les interrogations de l’époque de Tournon ont été réactivées chez Mallarmé après un laps de vingt
ans par la prise de conscience de la « crise de vers » et d’une crise sociale sous-jacente. Mais alors
même que l’usure du grand vers exigeait une relève, l’examen attentif des nouveautés apportées
par le vers-librisme allait le convaincre d’une impasse2738.

La troisième voie, Mallarmé la trouvera en changeant d’échelle, en passant d’un niveau


architectonique à un autre ; telle sera, dans ses grandes lignes la thèse de cet ouvrage :
C’est en méditant sur le livre et les dispositifs typographiques, au moment même où il faisait
ce constat, qu’une solution inédite s’est imposée : le poème, depuis l’espace dans lequel il se
dispose, entreprend une confrontation avec le vers conçu comme unité typographique, tandis
que l’idée du Nombre absolu impliqué par la métrique ancienne se trouve incorporée à la
fiction et à la thèse qu’elle démontre2739.

On le voit, cette analyse aura donc une dimension génétique, qui n’est pas sans rappeler la
méthode de Georges Forestier appliquée au théâtre de Corneille : non pas étudier les traces
matérielles de la création en acte, mais tenter de recomposer le cheminement esthétique qui
conduit à choisir certaines caractéristiques formelles plutôt que d’autres. C’est une généalogie
proprement poïetique que Murat va proposer dans cet ouvrage établissant une esthétique de la
création, qui se doublera ensuite d’un arpentage de la forme exhumée, et délivrant alors une
stylistique de l’œuvre.

2733
S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire à nos jours, op. cit., p. 311.
2734
P. O. Walzer, Essai sur Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 234.
2735
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 6.
2736
Ibidem.
2737
Rien ne sera dit par ailleurs du retour thématique d’Igitur.
2738
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 6-7.
2739
Ibid., p. 7.

581
Ce livre se compose en effet de deux parties. L’une s’intéresse à la théorie mallarméenne
du vers exprimée dans Divagations, ainsi que dans les articles non recueillis, et la
correspondance ; l’autre étudie la pratique renouvelée du vers expérimentée dans le Coup de
dés. L’ouvrage contient en outre un parcours du texte « « page à page2740 », qui a choisi de
distinguer quatre niveaux d’approche, le tout se voyant complété par une « paraphrase
sommaire » : la typographie, la mimesis, la thèse et la fiction. La « mimesis » concerne ici
l’aspect mimologique, iconique ou idéogrammatique du texte. La « thèse » suit le contenu
abstrait et argumentatif du poème, lié à la phrase-titre ; quant au terme « fiction », il renvoie
ici au contenu cette fois concret, imagé, et narratif du poème, lié surtout au thème hamlétien.
Le livre s’achève enfin sur une « Bibliographie du Coup de dés2741 », récapitulatif précieux
qui manquait à ce jour, et dont nous sommes très redevable pour ce travail.

1. Positions sur le vers


L’auteur commence donc par étudier la position critique de Mallarmé vis-à-vis des
mutations subies par le vers (« Mallarmé et le vers libre »), selon un parcours d’abord
chronologique (« chronique d’un témoin »). Ce travail de mise à plat des textes relatifs au
vers, prenant en compte les publications en revue, attentif au « travail de montage2742 »
effectué par le poète dans Crise de vers, redonne à la pensée mallarméenne tout son
cheminement. Certes, il existait, antérieurs à ce livre, de nombreux aperçus relatifs au vers
mallarméen, proposés, selon des perspectives singulières, par Albert Thibaudet (vers et
histoire littéraire)2743, Jacques Schérer (vers et mise en page)2744, Suzanne Bernard (vers et
genres littéraires)2745, Jean-Pierre Richard (vers et dialectique)2746, Gérard Genette (vers et
cratylisme)2747, Jacques Roubaud (vers et description métrique pure)2748, Henri Meschonnic
(vers et typographie)2749, Benoît de Cornulier (« méthode métricométrique »)2750, Bertrand
Marchal (vers et « théologie des lettres »)2751, ou encore plus récemment Graham Robb (vers

2740
Ibid., p. 173-176.
2741
Ibid., p. 177-179.
2742
Ibid., p. 25.
2743
A. Thibaudet, « Le vers », La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 218-277.
2744
J. Schérer, L’Expression littéraire dans l’œuvre de Mallarmé, Nizet, 1947, p. 197-210.
2745
S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, op. cit., p. 311-326
2746
J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 536-547
2747
G. Genette, Mimologiques, op. cit., p. 293-318.
2748
J. Roubaud, La Vieillesse d’Alexandre. Enquête sur quelques états du vers français, Maspero, 1978, p. 37-60
et passim.
2749
H. Meschonnic, Critique du rythme, Verdier, 1982, p. 310-311.
2750
B. de Cornulier, Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Editions du Seuil, 1982, p. 145-209.
2751
B. Marchal, La Religion de Mallarmé, op. cit., p. 479-493.

582
et « crise de vers »)2752 et Jean-Pierre Bobillot (la synthèse par le vers)2753. Mais ces
commentaires ne reliaient pas forcément le vers des Poésies au vers du Coup de dés, et ne
décrivaient pas non plus une ligne évolutive.
Michel Murat restitue quant à lui la position mallarméenne dans son historicité comme
dans sa complexité ; il souligne combien elle pouvait inclure de compromis et d’équivoque, ce
que masque traditionnellement la pratique rituelle de la citation tronquée et décontextualisée.
De fait, le poète va passer d’une « conception assez conservatrice, proche de Banville2754 » à
des vues plus souples, associant intérêt pour la réforme, « prudence2755 » et
« atermoiements2756 ». Mallarmé ne cesse de voir le vers libre du point de vue du « vieux
dogme du vers », ce qui l’amène principalement à vanter la forme nouvelle de manière
négative, presque uniquement parce qu’elle renouvelle l’ancienne, menacée d’usure, et la
sanctuarise en la réservant à certaines circonstances poétiques. Mallarmé instaure une
diplomatie du mètre, qui comprend le « souci de ménager des issues (sinon des confrères) ». Il
s’agit aussi de « se ménager » soi-même, quand on reste, dans sa pratique, fidèle au vers
régulier : « il ne pouvait, sans se déjuger, adopter un point de vue aussi moderniste2757 ». Les
propositions sur le vers se voient donc ici expliquées par des positions dans le champ
littéraire. Le diagnostic de la « crise de vers » est perçu par Murat comme la conscience d’un
« danger », qui amènerait Mallarmé à modifier « sa ligne de défense en associant aux

mainteneurs de la forme ancienne des novateurs qui la "ressuscitent" ou la régénèrent, de

manière à tenir à distance les purs vers-libristes2758 ». Le vers libre se définirait avant tout aux
yeux du poète par son pouvoir régénérateur ; il tient de la source, du baptême et de l’orage.
Par conséquent, il faut bien constater que pour Mallarmé le « vers libre ne constitue pas une
alternative véritable, susceptible de se substituer au vers régulier, et qu’il faut chercher une
complémentarité2759 ».
Murat estime que c’est l’article paru dans The National Observer en 1892, « Vers et
musique en France2760 », qui marque « le point culminant de la faveur que Mallarmé aura

2752
G. Robb, Unlocking Mallarmé, New Haven et Londres, Yale University Press, 1996, p. 194-217.
2753
J. P. Bobillot, Trois Essais sur la poésie littérale de Rimbaud à Denis Roche, d’Apollinaire à Bernard
Heidsieck, Al Dante, 2003, p. 134-141, et passim.
2754
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 13.
2755
Ibid., p. 18.
2756
Ibid., p. 25.
2757
Ibid., p. 22.
2758
Ibid., p. 20.
2759
Ibid., p. 23.
2760
Voir OC, t. II, p. 299-302.

583
accordée au vers libre2761 ». En effet, l’article que publie La Revue Blanche en 1895, « Averse
ou critique2762 », sera nettement plus défavorable, Mallarmé réaffirmant la « nécessité de la loi
métrique », venant « clore l’épisode du vers libre et renvoyer celui-ci du côté de la prose2763 ».
C’est le cas en particulier dès l’importante lettre à Charles Bonnier de 1893, dans laquelle il
définit le vers libre comme une « prose, délicate, nue, ajourée2764 ». Cette liquidation n’est pas
sans arbitraire ; elle ne résulte pas de publications nouvelles : elle prend ainsi tout « le poids
d’une décision théorique2765 ». En outre, Mallarmé, qui ne cessera de voir dans le vers-
librisme un individualisme littéraire – phénomène d’« individuation2766 » écrit Murat – n’en
fait pas un genre2767.
Cependant, ajoute l’universitaire, il ne faudrait pas voir dans cette chronologie « une
image exacte de la pensée de Mallarmé2768 », puisque tous ces points de vue seront présents
ensemble dans ce texte sédimenté que demeure Crise de vers, qui maintient au final cet
« embarras2769 » mallarméen vis-à-vis du vers-librisme que Valéry avait noté après sa
rencontre avec le poète en 1891. Toujours est-il que dès 1895, dans « Averses ou critique »,
Mallarmé méditait sur un au-delà du vers qui ne fût pas le vers libre, à savoir le livre de vers.
Comme le note Murat, « la mention de l’acte poétique ouvre des possibilités plus abstraites,
en appelant à une métrique transposée ou métaphorique2770 ». Ainsi, la « réflexion sur le livre
dénoue et relance celle qui s’achevait avec le vers libre2771 ».
Puis la lecture de Murat se fait plus analytique : l’auteur rappelle les principales
caractéristiques de la théorie mallarméenne du vers, en s’appuyant en particulier sur l’article
de 1887 consacré au Forgeron de Banville (« une métrique absolue »). L’universitaire
discerne une fidélité à la tradition – « cette théorie n’est pas originale2772 » – qui
s’accompagne malgré tout d’un travail de « redéfinitions2773 ». Le principe de la régularité
n’est pas forcément numérique ; le principe de la rime n’est pas forcément phonique. Il
s’accorde avec Laurent Jenny pour souligner cette idée d’antanaclase du vers, qui fonde
simultanément une conception métrique et non métrique du vers, selon une tension qui

2761
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 29.
2762
Voir OC, t. II, p. 329-332.
2763
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 29.
2764
OC, t. I, p. 808.
2765
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 33.
2766
Ibid., p. 18.
2767
Ibid., p. 34.
2768
Ibid., p. 29.
2769
Cité par M. Murat, ibid., p. 24.
2770
Ibid., p. 37.
2771
Ibid., p. 38.
2772
Ibid., p. 39.
2773
Ibid., p. 49.

584
« permet à Mallarmé de garder les deux bouts de la chaîne2774 ». Dès lors, le Coup de dés
devient possible :
Le vers comme unité typographique, d’une part, le dispositif articulé aux trois niveaux du vers, de
la page, et du livre, d’autre part, seront les matériaux du Coup de dés. L’antanaclase permet donc
de faire émerger de manière peut-être inopinée, sans rompre avec la tradition, une conception non
métrique du vers, c’est-à-dire une alternative radicale à cette tradition2775.

Ensuite, Murat décrit l’essai mallarméen de typologie du vers-librisme contemporain (« la


variation »), qui distingue « l’alexandrin desserré », les « jeux à côté » de 11 ou 13 syllabes,
du « vers libre » proprement dit, que Mallarmé a conceptualisé sous la catégorie, sans doute
péjorative, de « vers "polymorphe"2776 ». On relèvera en particulier ce constat que Mallarmé,
rejoignant les Parnassiens sur ce point, ne voit pas dans le passage à la ligne une condition
suffisante de la définition du « vers libre » comme vers : « le découpage typographique ne
suffit pas2777 ». En effet, dans Planches et Feuillets, texte de 1893, Mallarmé condamne, après
Heredia, « l’artifice des blancs2778 ». Cependant, comme le note Murat, en 1897, les choses
seront différentes : « le Coup de dés tranchera dans l’autre sens, celui de "l’intervention" des
blancs2779 ». Il discerne en outre chez Mallarmé une critique implicite des théories
contemporaines du vers libre proposées par Kahn, Mockel ou Vielé-Griffin, qui reposent sur
une approche syntaxique et accentuelle, identifiant niveau métrique et niveau prosodique.
Dans ces conditions, le vers régulier devient un cas particulier du vers libre, ce que refuse
Mallarmé :
(…) dans sa pratique comme dans sa théorie publiée, il maintient avec une grande fermeté le
principe d’une distinction des formes, entre le vers « numérique » et un vers polymorphe qui reste
à inventer. Cette distinction permet de penser la relation de « réminiscence » et l’inscription de
l’ancienne forme comme citation dans la nouvelle, chose impossible quand on considère
l’alexandrin comme un cas particulier du vers libre2780.

Enfin, l’universitaire s’intéresse à la méditation mallarméenne sur le livre qui délimite un


nouvel espace propre à penser la question métrique (« du vers au vers par le livre »). C’est en
effet, avec Quant au livre principalement, une « conception globale de la mise en page qui
constitue l’horizon générique où va s’inscrire le Coup de dés2781 ». Cette visée de
« l’ordonnance du livre de vers2782 » posée en 1895 dans « Averses ou critique », constitue

2774
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 23.
2775
Ibid., p. 51.
2776
OC, t. II, p. 300.
2777
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 61.
2778
OC, t. II, p. 194.
2779
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 62.
2780
Ibid., p. 68.
2781
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 82.
2782
OC, t. II, p. 331.

585
aux yeux de l’universitaire le grand « scénario de sortie de crise2783 », qui va amener
Mallarmé du côté de cette « jeunesse » qui « bégaya le magique concept de l’Œuvre2784 », soit
de « l’avant-garde », et de la « modernité ».
Par ailleurs, Murat fait un rapprochement inédit qui pourrait à ses yeux éclairer la genèse
du texte, relatif à un événement touchant la vie littéraire : la mort de Verlaine, survenue en
janvier 1896. Murat écrit : « Mais il est possible que sa mort sans succession (« il n’en laisse
ni n’en prit aucune ») ait levé un obstacle symbolique et que Mallarmé sans en avoir
conscience l’ait attendue pour se lancer dans sa tentative : car Verlaine ne pouvait voir le
Coup de dés2785 ».
Murat récapitule le chemin que cette histoire génétique vient de retracer :
(…) la conceptualisation de la forme nouvelle est presque achevée. L’idée du poème précède
le poème, et cet ordre même caractérisera la démarche des avant-gardes au côté desquelles
Mallarmé s’engage (si incongru que puisse paraître le mot). Le rapport du dispositif à la
fiction est indiqué, sans être encore actualisé dans un motif : le « maître », avant d’apparaître
comme un personnage, est le maître du livre, son opérateur2786. Une pensée du livre a pris la
relève d’une pensée du vers2787.

Il y aurait donc eu antériorité d’une poétique sur le poème, selon un apriorisme bien identifié
chez celui qui fut très tôt héritier du « Poetic Principle » de Poe.
2. Description d’une forme
Dans une deuxième partie, Michel Murat va étudier « la forme du Coup de dés »
proprement dite, en la déclinant en particulier sur le mode du genre, de la structure, du statut
du vers, et de son mode de lecture. Ce sont ces quatre points qui caractérisent principalement
à nos yeux son apport à la tradition critique dont nous retraçons l’histoire. Notons que son
analyse accorde une large importance à la préface de Cosmopolis, dispensatrice
d’« indications essentielles2788 », à la différence de Cohn, par exemple, qui avait décidé de la
laisser de côté. Murat estime qu’elle remplit, sans ironie aucune, une fonction
« pédagogique », destinée à dessiner un horizon d’attente en prenant « appui sur le connu »,
en situant « par rapport à des références en partie familières2789 ».

-La question de la structure

2783
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 83.
2784
OC, t. II., p. 332.
2785
Ibid., p. 87.
2786
On pourrait malgré tout rétorquer à cela que « le Maître » apparaît bien avant dans la poésie mallarméenne,
dans le sonnet en -yx.
2787
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 87.
2788
Ibid., p. 95.
2789
Ibid., p. 96.

586
Comme nous l’avons annoncé plus haut en introduction, Murat voit dans le Coup de dés
une structure duelle, constituée d’une thèse et d’une fiction : « le dispositif est lui-même
commandé depuis deux structures centrales : la "phrase capitale" et la fiction2790 ». Il ajoute :
La « phrase capitale », génératrice du poème, en constitue la thèse – le Coup de dés peut à bon
droit être considéré comme un poème à thèse – ou le thème philosophique et intellectuel. Cette
thèse porte son sens en elle-même, mais dans le poème elle n’est pas dissociable de la fiction. Les
deux sont en effet liés sur un triple plan. Argumentatif, d’abord : la fiction constitue le
développement des « circonstances » qui permettent la validation de la thèse par un raisonnement
a fortiori. Syntaxique en second lieu : par une sorte de syllepse le groupe nominal « le hasard » est
la fois complément de « n’abolira » dans la phrase titre et attribut d’une phrase secondaire, « si
c’était le nombre ce serait le hasard » qui se rattache au seul événement énoncé dans la fiction, le
« rire ». Enfin, dans l’énoncé lui-même la syntaxe introduit une dramatisation2791.

Notons que cette bipartition recompose la typologie tripartite donnée par le poète dans son
« Observation », qui distinguait quant à lui un « motif prépondérant », un « motif
secondaire », et des « motifs adjacents2792 ». Il y a bel et bien un continuum entre thèse et
fiction.
A ce niveau de son analyse, Murat en vient à discuter la lecture de Marchal. Selon lui, la
structure du poème, dès son titre, par l’emploi du futur et de l’adverbe « jamais », comme par
l’antéposition de « jamais », « solennise les circonstances » et trahit « une dimension
existentielle de frustration, de dérision et de souffrance ». Il ajoute : « l’énoncé de la loi
incorpore les affres de la crise : le Coup de dés est tout entier un poème de la crise, il n’offre
aucune position surplombante, aucune place pour un spectateur2793 ». Comme Lübecker avant
lui, dont il recommande le livre, Murat entend re-dramatiser le texte. Il estime que le « drame
ne se déduit pas d’une tautologie, et ne peut s’y réduire ». Jugeant que l’interprétation de
Marchal « intellectualise le poème sans contrepartie et en neutralise le pathos », il entend
réhabiliter tout « l’enjeu existentiel » d’un texte qui se donne comme un « drame de la
pensée2794 ». Comme Lübecker, il voit dans la « fiction » quelque chose qui a lieu, en
l’occurrence un « rire », « événement pur qui se produit en tant qu’idée, et qui par conséquent
est à la fois dans la fiction et hors de la fiction, événement et commentaire2795 ». Pour étayer
une telle approche du poème, Murat entend distinguer entre récit et narrativité. Si le Coup de
dés reste bien un poème de « l’hypothèse » étranger à la concaténation chronologico-logique
de faits, il ne présente pas moins des « phénomènes », selon une sorte de « Sonate des

2790
Ibid., p. 96-97.
2791
Ibid., p. 98.
2792
OC, t. I, p. 391.
2793
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 98.
2794
Ibid., p. 98-99.
2795
Ibid., p. 98.

587
spectres » anticipée2796, le tout n’étant pas sans rappeler ces « fragments de mythes » relevés
par Cohn, et, finalement, les recherches graphiques de Redon :
Cependant ce statut d’hypothèse n’exclut nullement la narrativité : celle des phénomènes qui
surgissent ou disparaissent, d’enchaînements ou ruptures de causalités, de péripéties, et celle des
affects qu’ils entraînent. Bien au contraire l’ouverture de l’hypothèse, la réduction du temps à un
ultime instant paradoxal démesurément dilaté par des strates d’apposition successives, font passer
le récit dans une sorte de quatrième dimension qui est celle de la suggestion : elles introduisent le
lecteur dans un monde spectral où tournent des instances contradictoires mais d’une grande
densité corporelle, à l’image de « l’ombre puérile » (p. V). Dans l’épisode central en italique, ce
processus de concrétion va jusqu’à susciter, au bout de la hiérarchie syntaxique, les deux seuls
passés définis du poème (« qui imposa » et « d’où sursauta ») ; quelque donc « eut lieu », qui n’est
pas d’ordre hallucinatoire : le développement même de l’hypothèse suscite des fragments narratifs
dont l’énergie se dégage instantanément, comme de brèves implosions stellaires2797.

De fait, pour Murat, le texte contient une dimension dramatique indéniable ; il est un « drame
de l’intellect2798 », qui ne saurait se limiter à réfléchir l’histoire du vers. Une telle approche
renoue alors avec les premiers commentaires du poème. Pour Thibaudet ; « l’œuvre s’élève de
la pire angoisse2799 » ; Valéry voit surgir « toute une tempête spirituelle menée de page en
page jusqu’à l’extrême de la pensée2800 » ; Mondor, en 1947, voyait dans le Coup de dés un
« drame de la pensée2801 ». Nous sommes donc loin d’une lecture circulaire du texte, couplant
clôture du monde et autonomie des signes. Murat voit dans la double page du Hasard une
« révélation2802 ». Ce n’est donc pas fortuit non plus si le mot de « fiction » reprend avec
Murat son seul sens de récit fictif ou d’invention, ce qui place cette analyse sur un terrain
« désintellectualisé », beaucoup moins philosophique que celui arpenté par Marchal. Il en
allait tout autrement pour l’auteur de La Religion de Mallarmé, qui tirait davantage la
« fiction » mallarméenne vers l’idée, large, d’activité symbolique. Mais c’est dans un autre
contexte épistémologique que Le Coup de dés de Mallarmé intervient. Quand Marchal,
comme nous avons essayé de le suggérer, lisait le poème dans le sillage distancié du
« tournant linguistique », Murat, comme Lübecker d’ailleurs, aborde le texte dans un moment
théorique marqué par un « tournant éthique », un « retour au sujet », et un « retour à
l’histoire ». Le Coup de dés deviendra alors « drame » et « affect » : on aura substitué pathos
et mythos à logos.

-La question du genre

2796
Murat fait ce rapprochement, ibid., p. 107.
2797
Ibid., p. 99-100.
2798
Ibid., p. 170.
2799
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 388.
2800
Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 624.
2801
H. Mondor, L’Heureuse Rencontre de Valéry et Mallarmé, op. cit., p. 119.
2802
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 148.

588
Mallarmé, qui ne fut pas simplement un « témoin2803» de la « crise de vers », doit être
aussi présenté comme un fondateur, conformément à ses déclarations de 1897, qui visaient
« l’avenir qui sortira d’ici », l’équivalent littéraire du « genre » de la « symphonie », et une
série de textes similaires2804. Le Coup de dés, comme le souligne Murat, marque donc, contre
l’individualisme vers-libriste, un « retour au genre », ainsi qu’à la conception collective ou
communautaire du poème : « un coup d’arrêt est donné au processus d’individuation de la
forme2805 ». Mais de quel genre s’agit-il ? Murat entend situer le Coup de dés par rapport aux
deux indications génériques données par Mallarmé : le poème en prose et le vers libre.
La structure duelle qu’il dégage permet selon lui de rattacher le texte de 1897 à la tradition
baudelairienne du Spleen de Paris : « dans le Coup de dés, thèse et fiction s’articulent en une
structure indissociablement argumentative, figurative et narrative, constituant une fable
critique. Or, la fable est un schème structurel (et dans certains cas un hypotexte)
caractéristique du poème en prose2806 ». Quant au « poème critique », forme mallarméenne où
convergent « poème en prose et essai critique », il reste un « pendant », plutôt qu’un « sous-
genre » du « poème ». En dépit des liens de surface entre « poème critique » et Coup de dés
(rôle des blancs et discontinuité), la forme pratiquée dans Divagations tire son sujet d’une
« circonstance de la vie ordinaire », et reste au final de la prose, alors que la « fiction » de
1897 tient plutôt du « conte2807 », et propose « une forme nouvelle qui a le statut du vers2808 ».
Celle-ci doit donc être soigneusement distinguée du « poème critique », visant « tels rythmes
immédiats de pensée ordonnant une prosodie2809 ». Thibaudet, puis, plus près de nous,
Lübecker, avaient rapproché le poème de 1897 de ces lignes qui achevaient la note
bibliographique de Divagations ; Murat sépare les deux projets : « une telle formule ne peut
désigner ni préfigurer le Coup de dés, poème long bâti sur l’articulation de la double
page2810 ».
Quant au vers libre, Murat estime « qu’il ne joue en tant que tel aucun rôle
déterminant2811 ». Il ajoute, après avoir rappelé que l’essentiel du poème de 1897 venait
d’Igitur et de méditations sur le livre, l’affiche ou la danse :

2803
Ibid., p. 91.
2804
OC, t. I, p. 392.
2805
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 100.
2806
Ibid., p. 101.
2807
Ibidem.
2808
Ibid., p. 102.
2809
Ibid., p. 277.
2810
Ibid., p. 82.
2811
Ibid., p. 102.

589
La relation entre le Coup de dés et le vers libre n’est ni structurale ni génétique : elle est
historique, au sens à la fois de l’actualité des « poursuites particulières à notre temps », et de
l’historicité plus abstraite de la crise et de la « retrempe » du vers. Sur ces deux plans le Coup de
dés « participe » d’un processus plus large (mais « participer » n’est pas « procéder de »). La
mention du vers libre a une visée pédagogique : elle inscrit certains aspects du poème (la variation
des marges et de la dimension des segments avant tout) dans un paysage relativement familier :
elle suggère comme horizon l’idée d’une tradition moderne (« l’avenir qui sortira d’ici »). Mais la
conclusion se porte au-delà du vers libre2812.

En outre, concernant le nouveau partage générique donné en 1897 entre « antique vers » et
forme nouvelle dédiée à l’expression de « l’intellect », Murat, s’opposant à Jenny sur ce point,
remarque que cette dichotomie liquide le vers libre2813. Il n’y aurait donc plus à cette date,
pour l’auteur d’Hérodiade et du Coup de dés, que deux formes vivantes. Une conclusion
s’impose alors :
Le poème nouveau se trouve par conséquent délié de toute obligation envers la langue des vers, en
particulier pour la scansion du e atone, qui cesse d’être un enjeu. Le même partage confère à toute
structure métrique reconnaissable (tout mètre virtuel) un caractère de citation, avec les valeurs
symboliques qui s’y attachent. Ces deux traits caractérisent le « vers libre standard » des
modernistes, dont le Coup de dés sera l’anachronique contemporain2814.

Enfin, il reste à évoquer la mention générique « POEME » qui devait figurer sur la page
de titre, et dont nous avons parlé plus haut. Murat y voit une réactualisation de « la
composition épico-philosophique, dans laquelle, selon la formule de Vigny, "une pensée
philosophique est mise en scène sous une forme Epique ou Dramatique"2815 ».

-La question de la lecture


Que faire de la métaphore de la partition et de cette éventualité donnée par le poète de
« lire à haute voix » en fonction de la mise en page et de la variété typographique ? Comme
on l’a vu, Valéry d’abord, au moment de « l’affaire Art et Action », puis Davies et Bernard
ensuite, ont refusé cette modalité. Murat prend position à son tour sur cette question, en
souhaitant relativiser l’ascendant valéryen en la matière. Il estime en effet qu’on ne peut se
contenter de voir dans le Coup de dés un simple mouvement de visualisation picturale du dire
poétique, qui serait désormais dé-musicalisé : le poète maintient en effet « l’exigence pour le
vers de "l’épreuve orale" ; il se refuse à dissocier la vue de l’ouïe2816 ». Murat soutient que le
poème prévoyait « deux modes de lecture », « celui de la "partition" guidant la lecture à voix
haute, et la pure vision intellectuelle à la manière de Valéry2817 ». Il considère que les deux

2812
Ibid., p. 102-103.
2813
Ibid., p. 103.
2814
Ibidem.
2815
Ibid., p. 103-104.
2816
Ibid., p. 86-87.
2817
Ibid., p. 84.

590
lectures sont indépendantes : « Mallarmé "ajoute" ensuite l’idée de partition, qui n’est pas
nécessairement liée à la première : la lecture à voix haute ne découle pas de la lecture par
l’œil, elle n’en n’est pas non plus l’aboutissement ; car il est manifeste que la lecture optique
se suffit à elle-même2818 ». L’universitaire poursuit de la sorte, en retrouvant une partie des
arguments donnés en 1920 par les défenseurs du projet d’Art et Action :
On pourrait penser que la « partition » sert avant tout, dans la préface, à donner à l’extravagance
du poème un semblant de raison. Mais cette explication est insuffisante. Je suis porté à croire que
le poète « ajoute » la mention de la lecture à haute voix parce qu’il lui paraît nécessaire, ou
évident, que le poème ait lieu aussi selon cette modalité, qu’il ouvre aussi un monde sonore.
Mallarmé avait créé le théâtre de paroles de la rue de Rome, il avait su incorporer l’oralité au
rythme intellectuel de sa prose ; il pensait le poème comme musique de mots – d’un côté la voix
parlée, de l’autre, l’idée de ce qui serait dans son ordre une sorte de psalmodie. De même qu’il
n’est pas seulement tautologie mais drame en hypothèse, le Coup de dés n’est pas un pur espace
plastique, il crée aussi un espace sonore (…)2819.

Murat ajoute l’argument de la lecture faite par Mallarmé devant Valéry, mais on se rappelle
que le disciple avait raconté cela pour justement infirmer la thèse de la pertinence de
l’oralisation, puisque le poète avait lu « sans le moindre "effet"2820 ». Enfin, un dernier point
pourrait étayer cette idée d’une lecture sonore : le mention du « presque un art ». Murat
commente ainsi :
Le mot art nous fait sortir non de la littérature mais de sa saisie strictement textuelle et
générique ; il vise deux aspects essentiels qui sont la performance (au sens où nous
l’entendons dans les arts du spectacle) et l’inscription dans une pratique et une institution
sociales. Cette conception de la poésie comme performance publique – complémentaire du
rapport intime de maître à disciple – est clairement exposée dans « La Déclaration foraine » et
dans les notes en vue du Livre (…) ce livre était aussi la musique2821.

L’universitaire conclut en imaginant qu’il « n’est pas même certain que [Mallarmé] n’aurait
pas accueilli avec sympathie le projet de représentation de Jean Royère et Fernand Divoire
(…)2822 ».
Relativement aux conditions pratiques d’une telle lecture, Murat précise que la page-
portée ne régule pas les graves et les aigus, mais le « mouvement de la voix », la « courbe
intonative », puisqu’il s’agit « d’"émission orale" et non de chant ». Et ce « mouvement doit
correspondre à la courbe syntaxique de la période », selon une logique ascendante /
descendante. Quant au jeu sur le romain et l’italique, il doit introduire un « changement de
style dans la diction, que l’interprétation doit essayer de représenter par une modulation de

2818
Ibid., p. 106.
2819
Ibid., p. 107.
2820
Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 623.
2821
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 109-110.
2822
Ibid., p. 109.

591
débit ou de timbre2823 ». Ainsi, pour Murat, comme la phrase du Démon de l’analogie, « le
Coup de dés aussi se produit à l’ouïe en même temps qu’à la vue, comme un orage avec
foudre et tonnerre2824 ». Il ne sera pas seulement destiné à une oreille intérieure ; il est
« mimésis de la voix2825 », et « espace sonore et musique de mots2826 ». Une partie de
l’ouvrage aura d’ailleurs pour objet l’étude des réseaux phoniques du poème, au niveau de la
syllabe, du morphème et du mot2827.

-La question du vers


Le Coup de dés doit donc être reçu comme « un poème en vers », à condition de postuler
une « redéfinition du vers2828 ». Michel Murat étudie alors minutieusement cette trans-
métrique mallarméenne qu’il nomme « métrique de pages » et « métrique de mots », sentie
finalement comme une métrique ironique, procédant par citation (« actualisation de mètres
virtuels2829 »), « déconstruction » des conventions syllabiques, et mise en fiction. Il note en
effet :
Mallarmé agit « hors d’anciens calculs », en neutralisant les conventions du vers ancien dont il
conserve la mémoire sous forme de citation, et dont il assure la relève par des procédés nouveaux
de couplage. Entre la forme du vers et celle du livre, il crée un lien par le moyen du pli central et
de la césure de page. Il reconstruit le poème à partir de grandes structures syntaxiques qu’il
découpe, dispose et regroupe en configurations signifiantes, parfois mimétiques comme la
constellation nommée à la dernière page2830.

Cette forme nouvelle, écrit-il, « échappe au vers libre, mais répond aux mêmes principes,
qu’elle démultiplie et radicalise2831 ». Quant aux « fondements2832 » de ce renouvellement
formel, ils sont au nombre de deux : la segmentation qui produit des « groupements de mots »
ou « unités typographiques », et la double page, qui présente une sorte de repère double
constitué d’une « diagonale descendante » et d’une « symétrie axiale (homologue à la césure
dans l’alexandrin)2833 ».
L’auteur propose alors un modèle possible de description formelle du poème, qu’il nous
est difficile de résumer ici, complétant celui qu’a fourni en son temps Mitsou Ronat. Murat
effectue classement et typologisation (« pages liées » / « pages non liées » ; sérialité de la

2823
Ibid., p. 161.
2824
Ibid., p. 160.
2825
Ibid., p. 163.
2826
Ibid., p. 157.
2827
Ibid., p. 163-167.
2828
Ibid., p. 111.
2829
Ibidem.
2830
Ibid., p. 7-8.
2831
Ibid., p. 91.
2832
Ibid., p. 111.
2833
Ibid., p. 111-112.

592
rime dé-lexicalisée, « pliure de page » et « césure de page »), relevés et dénombrements
statistiques (nombre de segments2834 ; mètres virtuels), étude stylistique de la segmentation
comme de la récurrence phonique. Les conclusions sont les suivantes : « abandon de tout
principe de périodicité2835 » propre à cette métrique établie « hors d’anciens calculs » ;
« neutralisation métrique » qui, par le jeu des coupes, détruit l’hésitation entre « langue des
vers et diction de prose2836 », si bien que la « réalisation du e atone ne pose pas problème », et
que « rien n’oblige le lecteur à prendre parti quant à la langue des vers : nous sommes dans un
autre système2837 » ; définition du vers par la coupe : « la coupe ici fait le vers2838 » ; « relève
structurale2839 » ou « retrempe », qui passe par l’autonomisation de séquences « produisant un
effet de coalescence2840 », comme par le « couplage », ne procédant plus par rimes
lexicales2841, mais par « séries2842 » d’unités liées grammaticalement.
Enfin, le problème des rapports entre mètre et syntaxe se pose sur de nouvelles bases :
Les formes particulières que prennent dans le Coup de dés concordance et discordance sont
déterminées par le rapport entre unités courtes et périodes complexes. L’excentricité du poème
invite à penser que la discordance y domine. Or on verra qu’il en produit l’effet, mais que si l’on
envisage la structure des segments, le poème est plutôt concordant : il se règle sur une allure de
base qui offre une corrélation évidente avec la mise en page2843.

Quant à la disposition sur la page, elle fait dominer un « escalier analytique », « découpage
concordant » qui prend deux formes, celle de « l’escalier proprement dit », et celle du
« tuilage2844 ». Murat ajoute :
La coupe « analytique » produit une focalisation artificielle sur chacun des composants, obligeant
le lecteur à envisager la totalité de son potentiel de sens ; il en résulte aussi un effet de ralenti, et
même de projection « image par image ». D’autre part la diagonale descendante marque l’avancée
du discours ; elle équivaut dans un texte normalement mis en page à la progression linéaire de
droite à gauche. La disposition en escalier cumule par conséquent les marques du vers (verticalité,

2834
Murat distingue le « segment », apparenté à « l’unité typographique », du « vers », qui décrit la même unité
en tenant compte de la disposition sur la page et de la variation typographique (ibid., p. 144). Le poème contient
ainsi 202 segments, allant de 1 à 19 syllabes. Le Coup de dés se caractérise comme un « texte ultra-segmenté »
(ibid., p. 145). Quant aux groupements d’unités, ils ne sont ni strophes, ni phrases, mais « unités à la fois
argumentatives et métriques » (ibid., p. 148).
2835
Ibid., p. 112.
2836
Ibid., p. 114. Murat compare les deux traitements du groupe « circonstances éternelles » dans Cosmopolis et
dans la version définitive ; la coupe ajoutée fait qu’« il n’y a plus à opter entre vers et prose ».
2837
Ibid., p. 119. Murat dénombre 4 alexandrins virtuels (ibid., p. 118-119), 4 décasyllabes virtuels 4/6, fait
d’autant plus remarquable que « le décasyllabe n’est pas un vers de Mallarmé » (ibid., p. 117).
2838
Ibid., p. 143.
2839
Ibid., p. 113.
2840
Ibid., p. 122.
2841
Murat précise que « le Coup de dés n’est pas rimé », ce qui marque une rupture forte par rapport à la pratique
vers-libriste contemporaine, comme par rapport à l’esthétique mallarméenne du « sceau » (ibid., p. 124).
2842
Ibid., p. 125.
2843
Ibid., p. 146.
2844
Ibid., p. 146.

593
parallélisme, formation de paradigme) et celles de la prose (progressivité, continuité,
narrativité)2845.

Mais le poème offre aussi de la discordance, à cause de la « liberté de coupe » :


Le texte donne l’impression globale d’être fortement enjambant. Cet enjambement ne prétend pas,
comme dans la poésie et le théâtre romantiques, rétablir dans le cadre du vers un rythme
« naturel » du discours. Mais il va aussi à rebours des conceptions vers-libristes, clairement
formulées par Vielé-Griffin ou Mockel, qui font de l’« analyse logique » le principe même de la
segmentation et prescrivent la concordance. Il s’inscrit avec éclat contre toute l’esthétique du
naturel et de l’« expressivité ». Il assume le caractère artificiel du vers ; il prouve que la découpe
ne suit pas l’analyse logique d’une période, mais que pour le lecteur elle est véritablement
l’« opérateur » de cette analyse2846.

Au final, c’est bien d’un « espacement de la syntaxe » qu’il s’agit. Le procédé dominant de la
coupe « introduit dans le poème une irrégularité et une imprévisibilité dynamisantes, parfois
dramatisantes2847 ».

3. Critique archéologique
L’espace textuel du Coup de dés a désormais un cadastre. Cette analyse métrique, tout à la
fois description et catégorisation, a le grand mérite de mettre fin méthodiquement et
techniquement aux décennies d’hésitations en matière générique. C’est la première fois
véritablement que l’on jette sur le poème un regard de métricien-stylisticien2848. Les intuitions
fortes d’un Butor, qui parlait en 1964 de « l’utilisation métrique de la page2849 », se trouvent
donc nettement précisées. Le travail de Mitsou Ronat, qui avait posé l’idée d’une métrique
transposée, se voit tout à la fois infirmé dans ses postulats arithmosophiques, à la suite du
correctif donné par Bertrand Marchal dans son article de 2002, et prolongé dans ses
descriptions métriques. Cependant, tandis que Ronat percevait le Coup de dés comme un
poème de la « crise de vers », Murat en fait un texte-issue qui en offre une résolution. La
logique du renouveau se substitue à celle de la mélancolie ; la dynamique du dé- (chute,
déclin, descente, désastre) laisse place à celle du re- (recommencement, retrempe, relève). Le
regard du vingtiémiste l’emporte : le Coup de dés date peut-être finalement ici davantage de
1914 que de 1897. Mais ce regard continue celui de Mallarmé lui-même, qui visait « l’avenir
qui sortira d’ici2850 » :
Dans la pensée qu’émet le Coup de dés « il y a recommencement » simultanément et
corrélativement du vers, du poème, et du livre. Ce n’est ni une rupture, comme dans la table rase

2845
Ibid., p. 147.
2846
Ibid., p. 149.
2847
Ibid., p. 150.
2848
Pour les minutieuses analyses stylistiques des effets micro-structuraux, dont nous ne pouvons rendre compte
ici dans le détail, nous renvoyons à la lecture de l’ouvrage.
2849
M. Butor, Essais sur le roman (1964), op. cit., p. 149.
2850
OC, t. I, p. 392.

594
des avant-gardes, ni une relève comme dans la dialectique hégélienne, mais la reconstruction du
système entier sur de nouvelles bases, « hors d’anciens calculs » (…)2851.

Valéry, le premier, comme on l’a rappelé, avait vu dans le Coup de dés une « machine de
langage2852 » proposant un « dispositif2853 » singulier. Michel Murat, en nuançant l’hyper-
rationalisation de l’esthétique mallarméenne élaborée par l’auteur de Monsieur Teste, fait
malgré tout du texte de 1897 un « poème à dispositif2854 ». Ce mot de « dispositif », que la
pensée d’un Foucault a pu, entre autres, introduire dans les sciences humaines, revient en effet
de manière récurrente sous sa plume2855. Ce n’est pas un trait d’époque. Il s’agit d’un effort de
typologie qui permet de distinguer le Coup de dés et son éventuelle lignée poétique, des autres
formes de poésie dans l’espace que le modernisme a pu faire naître à partir du futurisme
italien.
Michel Murat aborde le texte en spécialiste du vers. Son intention dominante n’est donc
pas dans ce livre, qui suit tantôt Gardner Davies, tantôt Bertrand Marchal, tantôt Nikolaj
Lübecker, de fournir un nouvel essai d’interprétation globale du poème, à moins de considérer
cette formalisation comme une herméneutique minimale2856. Comme l’indique le titre de la
deuxième partie, son objet reste la « forme » du texte, et cette section de l’ouvrage
« n’abordera que de manière occasionnelle les problèmes d’interprétation2857 ». Ainsi, on
pourra peut-être regretter que le devenir du vers dans le Coup de dés ne soit pas véritablement
rattaché à la question du hasard. Le chapitre décrivant la « métrique absolue » mallarméenne
laisse de côté le cratylisme du vers – que Genette dans Mimologiques avait qualifié de
« secondaire » – rémunérant « le défaut des langues » et la présence du hasard au cœur même
du matériau linguistique. Le sens de la forme n’est abordé que d’un point de vue externe,
génétique et historique, en relation avec la « crise de vers ». L’approche interne de la question
du rapport entre abandon du vers régulier et hasard, liant ce que l’universitaire appelle thèse,
fiction et dispositif, ne fait l’objet que de quelques lignes au détour d’un commentaire de
l’alexandrin « virtuel » que constitue « l’unique Nombre qui ne peut pas / être un autre ».
Murat écrit en effet, en retrouvant quelque chose de la lecture méta-métrique fournie par le

2851
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 170.
2852
Valéry, Œuvres, op. cit., t. I, p. 780.
2853
Ibid., p. 624.
2854
Si cette formule de se trouve pas exactement dans Le Coup de dés de Mallarmé, elle a fait l’objet d’un
développement récent dans le cadre des derniers cours de M. Murat donnés à la Sorbonne.
2855
Voir M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 87, 94, 95, 96, 107, 141 et passim.
2856
La brève partie consacrée au « rire du poème » (ibid., p. 152-156), qui insiste sur l’humour noir et la « féérie
comique » liée à l’épisode de la sirène, éclaire une dimension du texte peu commentée jusqu’ici.
2857
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 95.

595
couple Ronat-Roubaud présentée plus haut, qui voyait dans le Coup de dés une mise en page
de la mort de l’alexandrin :
A ce nombre unique s’oppose le « compte total en formation », formule qui convient à la
conception nouvelle du vers comme « mot total », aléatoirement produit par l’émission d’une
pensée. C’est pourquoi dans le poème le vers-Nombre est associé à la figure du « secret » et du
« legs » ancestral : mais il est contenu dans le poème et n’en constitue pas le principe ; il sera
matériellement et logiquement contredit par la formulation de la thèse.
Je résume : écrire en vers participe d’une croyance à l’absolu. La version de Cosmopolis
rompait avec une telle pratique, dissociant métaphysique et poétique ; c’était une position presque
d’avant-garde. En corrigeant son poème, Mallarmé approfondit son historicité : il y incorpore une
représentation de cette croyance, et dresse lui-même le tombeau du vers comme « monument en ce
désert, avec le silence, au loin »2858.

Plus loin, l’universitaire conclut ainsi sur ce point, en se démarquant cette fois des thèses
du groupe Ronat-Roubaud : « le poème sert ainsi d’épilogue à la « crise de vers » ; mais le
vers n’en est pas pour autant le sujet ; le Coup de dés est un drame de l’intellect, où le vers
n’est que l’image du « Nombre qui ne peut pas être un autre » et de l’ensemble de croyances,
d’espoirs et de devoirs qui y sont attachés2859 ». Il note cependant, à la suite de nombreux
commentateurs anciens et modernes, que « partout le poème parle de lui-même2860 ».
Dans un même ordre d’idée, la notion mallarméenne de preuve, sans laquelle il nous
paraît difficile de comprendre le souci iconique du texte, n’est pas véritablement mentionnée,
ce qui amène Michel Murat à insister sur « l’autonomie » du texte par rapport à sa mise en
espace ; celle-ci, selon lui, ne joue un rôle véritable que du point de vue de la genèse sur
manuscrit :
C’est en effet le texte, c’est-à-dire l’ensemble que constitue la thèse et la fiction, qui commande le
dispositif. Sous le rapport de l’intelligibilité, le texte est pour l’essentiel autonome. (…) Ce qui
sépare la version en simple page de Cosmopolis de la version voulue par Mallarmé (et presque
achevée) en double page, ce sont les variantes textuelles. Quitte à paraître provocant, on doit
même soutenir que le texte découpé par membres syntaxiques que fournit Gardner Davies, c’est
encore le Coup de dés – ceci bien entendu sous l’angle de l’intelligibilité, qui est une perspective
strictement fonctionnelle. Il en va autrement quand on adopte une perspective génétique (…) mais
cela n’empêche nullement l’autonomie sémiotique du texte une fois la composition achevée2861.

Nous pensons au contraire, en suivant Valéry de près sur ce point, et en raison de


l’importance de cette esthétique de la « preuve » bien décrite par Jacques Schérer dans son
introduction aux notes du « Livre », qu’il n’y a pas d’« intelligibilité » du poème sans sa
visibilité – ce qui ne veut pas dire primat du visible sur le lisible, mais corrélation nécessaire.
La spatialisation n’est pas tant « génétique » qu’herméneutique : c’est toute la question de la
forme-sens, de la forme qui accueille la maxime selon laquelle « Toute Pensée émet un Coup

2858
Ibid., p. 121.
2859
Ibid., p. 170.
2860
Ibid., p. 152.
2861
Ibid., p. 94.

596
de Dés ». Rappelons simplement qu’entre la version de Cosmopolis et la version en volume,
les variantes étaient loin de ne concerner que la lettre du texte ou la découpe des unités : ce
sont tous les idéogrammes, liés au plateau horizontal de la double page, que la feuille verticale
du périodique ne pouvait rendre, comme Mallarmé le regrettait dans la lettre à Gide où il
écrivait que la « pagination » était « tout l’effet2862 ». Cette analyse pourrait donc se voir selon
nous prolongée en associant davantage le mètre et l’être, en élargissant les riches
commentaires locaux que ce livre donne des effets de sens liés à cette nouvelle métrique de
page.
C’est la raison pour laquelle la logique mallarméenne de la Rime ne nous semble pas
seulement transposée du plan lexical au plan grammatical comme le soutient Michel Murat :
« le couplage du Coup de dés met en évidence un rapport élémentaire de répétition et de
différenciation, et lui donne comme "sceau" l’identité sonore des morphèmes
grammaticaux2863 ». Cohn, et Johansen avant lui, avaient bien noté la récurrence dans le
poème de la forme de l’Ourse. En partant de ce constat, on pourrait développer l’idée d’une
forme de régularité plastique, qui transposerait cette fois la rime, à travers ce que nous
appellerions un leitmotiv visuel, du plan lexical au plan typographique, faisant passer du
couplage des Vers au couplage des Pages2864. La constellation apparaît nettement, en dehors
de la dernière Page, sur les Pages 3, 4, 5, 6 (deux fois, en miniature, avec un effet de symétrie
de part et d’autre de la pliure centrale), 7, 9 (deux fois encore, successivement de haut en bas
cette fois), et 10. Quant aux Pages 1 et 2, elles la font apparaître scindée, chacune des deux
parties se trouvant sur une Page. Seules deux Pages semblent moins concernées : celle de
l’hésitation du Maître, et celle de la Sirène, que l’on pourrait lier dramatiquement si l’on se
réfère aux lectures issues de Wais. Il y aurait là selon nous un effet de macro-structuration, à
approfondir, qui rentrerait tout à fait dans la logique stimulante de cette « métrique de page ».
Rappelons que Mallarmé était tout à fait sensible à cette idée d’un écho à distance situé à
un niveau structural supérieur à celui du vers, lorsqu’il écrivait à Heredia en 1893 : « Le livre,
ouvert à une page quelconque, les deux chefs-d’œuvre apparus se répercutent en un multiple
écho glorieux et l’on a l’impression monumentale du tout, avant et après2865. » Les sonnets
des Trophées, rendus déjà similaires extérieurement par la présentation visuelle propre à la
forme fixe, constituent des paires virtuelles, que la lecture actualise. Dans un même esprit, on

2862
Mallarmé, lettre à Gide du 14 mai 1897, OC, t. I, p. 816.
2863
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 124.
2864
Il ne s’agit pas ici d’une rime de part et d’autre de la pliure entre la page de gauche et la page de droite, mais
d’une rime entre les doubles pages. Murat sur ce point écrit à juste titre : « la composition en double page ne
constitue pas une structure homologue de la rime », ibid., p. 140.
2865
Mallarmé, lettre à Heredia du 23 février 1893, Correspondance, op. cit., t. VI, p. 53.

597
le sait, Mallarmé pense le livre en termes de structure fondée sur le principe du Deux. On
rencontre une série de formules équivalentes (« des motifs de même jeu s’équilibreront,
balancés, à distance2866 » ; « parallélisme, devant son regard, de feuillets2867 ») qui insistent
sur cette idée que la rime opère bien au-delà de sa définition stricte : l’antanaclase
mallarméenne touche aussi le mot « rime ». Quant à Ronat et Papp, ils avaient mentionné en
1980 l’existence dans le Coup de dés de « rimes graphiques2868 », dont le meilleur exemple,
inaugurant la « poésie concrète » à leurs yeux, serait le doublet « comme si », autant
typographique et visuel que grammatical.
Par ailleurs, si l’on reste attentif aux métaphores mallarméennes, on peut remarquer que la
rime se voit dotée d’une fonction d’authentification au moment précis où le livre de vers
« élimine le hasard2869 » ; elle s’inscrit dans ce réseau imaginaire de la preuve et du sceau :
(…) l’acte poétique consiste à voir soudain qu’une idée se fractionne en un nombre de motifs
égaux par valeur et à les grouper ; ils riment : pour sceau extérieur, leur commune mesure
qu’apparente le coup final2870.

L’apparentement réalisé par cette rime sigillaire mime l’application frappée d’un sceau sur
une charte ou un diplôme. Rimer est donc sceller, estampiller, assener un coup de sceau. Or,
la lettre souvent citée à Camille Mauclair n’énonce pas autre chose :
Au fond, des estampes : je crois que toute phrase ou pensée, si elle a un rythme, doit le
modeler sur l’objet qu’elle vise et reproduire, jetée à nue, immédiatement, comme jailli en
l’esprit, un peu de l’attitude de cet objet quant à tout. La littérature fait ainsi sa preuve : pas
d’autre raison d’écrire sur du papier2871.

Comment comprendre sinon cette formule curieuse qui relève à première lecture d’un pur
pléonasme (« écrire sur du papier ») ? Mallarmé n’insiste pas seulement sur la dimension
iconique, idéogrammatique de son poème ; il souligne aussi que la connexion d’un support et
d’une inscription mécanisée (la forme du typographe, la presse de l’imprimeur) fait déjà sens
à elle seule : celle-ci produit au regard quelque chose comme l’estampille de la littérature, de
la même manière que la rime mallarméenne doit se comprendre comme l’estampille du vers.
La Rime peut donc se voir transposée encore d’une autre manière, à travers l’iconicité cette
fois. Les formes plastiques du poème riment avec les formes du monde ; l’Ourse poétique
rime avec l’Ourse cosmique, puisque « l’homme poursuit noir sur blanc2872 » l’écriture céleste

2866
« Crise de vers », OC, t. II, p. 211.
2867
« Quant au livre », ibid., p. 224.
2868
Fr. Han, « Le Coup de dés, maintenant. Entretien avec M. Ronat, J. Roubaud et T. Papp », art. cit., p. 163.
2869
« Crise de vers », ibid., p. 211.
2870
Ibid., p. 209.
2871
Lettre à Camille Mauclair, 8 octobre 1897, OC, t. I, p. 818.
2872
OC, t. II, p. 215.

598
en l’inversant à la manière d’un négatif photographique. Au cratylisme du Vers, le Coup de
dés aurait substitué un cratylisme de la Page.
Par ailleurs, la théorie mallarméenne du vers comprend un aspect socio-politique, que des
formules comme « instrument héréditaire », « nombre officiel », « cadence nationale »2873,
« monument public2874 », ou « commune mesure2875 » suffisent à attester, à une époque où la
question de l’individualisme, comme celle de la mémoire nationale, se posent à la République
de manière aiguë. Quand le Mallarmé de La Musique et les Lettres essaie de tenir ensemble
esthétique et économie politique, on peut imaginer que le souci du vers reste à ses yeux
inséparable du souci de la communauté. Ce couplage de la numération métrique et politique
peut éventuellement servir d’entrée pour une telle lecture double du Coup de dés. Mais cela
nous conduit vers un autre terrain, que le livre de Michel Murat n’a pas souhaité aborder,
privilégiant une approche plus strictement, et techniquement, littéraire. D’autres chantiers
critiques peuvent ainsi venir prolonger cette stylistique du vers par une politique du vers. En
effet, on sait que pour Mallarmé un gouvernement véritable doit « mirer celui de
l’univers2876 » ; le Coup de dés n’est-il pas à sa manière un des ces miroirs, plus ou moins
brisé ?

2873
« Vers et musique en France », OC, t. II, p. 300, et « Crise de vers », ibid., p. 206-207.
2874
Mallarmé, lettre à G. Kahn du 7 juin 1887, OC, t. I, p. 794.
2875
« Crise de vers », OC, t. II, p. 209.
2876
« Un gouvernement mirera, pour valoir, celui de l’univers », OC, t. II, p. 76.

599
INDEX NOMINUM DU VOLUME I

Baudelaire, 53, 68, 80, 97, 99, 103, 111,


A 136, 185, 187, 204, 205, 299, 306, 307,
Adam, 66, 100, 365 308, 345, 358, 407, 423, 424, 425, 439,
Adéma, 133, 136, 137 534, 535, 547, 548
Adorno, 431 Beauduin, 139, 145, 148, 149, 152
Aegerter, 137 Beausire, 274
Aish, 238, 288 Bec, 66
Albert, 247, 273, 399, 400, 401, 402, 405, Béhar, 155, 156, 159
406, 411, 412, 414, 415, 416, 417 Benjamin, 133, 177, 431, 432, 433, 434
Albert-Birot, 109, 145, 160, 176, 180, 189, Benoit, 7
190 Berdjaev, 120
Anglès, 82, 83, 90 Berès, 251, 475
Apollinaire, 9, 11, 13, 24, 71, 73, 92, 93, Bergman, 95, 169
94, 109, 110, 111, 113, 114, 122, 128, Bergson, 70, 71, 296, 386, 396, 510, 536, 6
129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, Berkeley, 13, 76, 241, 282
137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 145, Bernard, 73, 82, 116, 124, 290, 299, 300,
146, 147, 149, 151, 154, 155, 159, 168, 301, 302, 303, 304, 305, 306, 307, 308,
171, 174, 175, 180, 181, 183, 185, 189, 546, 547, 548, 556
190, 192, 212, 239, 246, 260, 308, 419, Bernier, 166
421, 424, 435, 436, 439, 441, 442, 470, Berrichon, 73
522, 545, 548 Bidou, 121
Arbouin, 134, 135, 136, 421 Billy, 92, 93, 129, 132, 133, 135, 136, 140,
Arensberg, 127, 129 192, 260
Aristide, 166, 237, 288 Blanchot, 18, 22, 26, 32, 230, 231, 232,
Aristote, 27, 106, 331 344, 345, 351, 352, 362, 363, 364, 365,
Artaud, 454, 458, 459, 463 366, 367, 368, 369, 370, 371, 372, 373,
Athys, 51 374, 375, 376, 377, 378, 379, 380, 381,
Audi, 26 382, 383, 384, 385, 395, 408, 409, 410,
Austin, 34, 38, 42, 43, 57, 61, 62, 227, 440, 445, 450, 452, 456, 481, 489, 490,
251, 252, 266, 267, 268, 269 509, 512, 513, 515, 533
Autant, 22, 150, 156, 159, 160, 161, 166, Blanqui, 521
169, 170, 172, 173, 258, 447 Bobillot, 548
Bocquet, 82
B Bonneau, 240, 241
Bonnefoy, 18, 377, 476
Badiou, 14, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 33, 35, Bonnet, 179, 180, 181, 183, 184, 194
272, 361, 526 Bonniot, 3, 91, 95, 96, 105, 160, 162, 163,
Baldwin, 185 165, 166, 192, 217, 218, 219, 220, 221,
Ball, 154, 156, 157 223, 224, 232, 240, 257, 259, 266, 273,
Banville, 549, 550 274, 275, 276, 286, 311, 324, 326, 328,
Barre, 69, 83, 241 334, 367, 427, 428, 481, 503
Barthes, 350, 351, 442, 448, 449, 450, 452, Borel, 313, 314, 320
466, 467, 520 Boschetti, 138, 140
Barzun, 129, 131, 145, 148, 149, 150, 151, Boschot, 96, 192, 206, 210, 211, 213, 214,
154, 155, 156, 159, 160, 170, 171, 173, 215, 216, 217, 224, 243, 286, 303
189, 192 Bouhous, 186
Bataille, 362, 365, 369, 379, 380, 384, 385, Boulez, 5, 9, 421, 440, 445, 490
408, 445, 451, 452, 454, 463 Bourdieu, 110, 140, 507, 510, 535

600
Bourliouk, 13 250, 252, 268, 280, 286, 308, 322, 340,
Bowness, 112 388, 440, 443, 491
Braque, 10, 108, 109, 110, 112, 113, 117, Clouard, 192, 235, 236, 238, 239, 240
118, 120, 144, 154, 318 Cocteau, 109, 141, 145, 147, 148, 153,
Braunschvig, 240 160, 174, 180, 187, 212, 228, 229, 239,
Brennan, 61, 62, 394 286
Breton, 18, 127, 132, 136, 139, 178, 179, Cohn, 9, 11, 34, 222, 240, 251, 281, 298,
180, 181, 182, 183, 184, 186, 189, 190, 299, 308, 311, 318, 321, 322, 323, 324,
191, 193, 194, 196, 212, 213, 286, 426, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332,
462, 479 333, 334, 335, 355, 362, 395, 418, 420,
Brisset, 127, 428 425, 433, 458, 459, 473, 475, 476, 482,
Broodthaers, 8, 17, 431, 448, 540 484, 485, 486, 489, 499, 503, 523, 524,
Bury, 49 525, 526, 533, 546, 552, 553, 562
Butor, 421, 438, 439, 440, 441, 442, 443, Combe, 514
444, 445, 446, 447, 448, 468, 469, 470, Compagnon, 20, 189
480, 488, 559, 6 Contat, 345
Cooperman, 265
C Corbin, 390
Cabat, 73 Cornulier, 548
Caizergues, 147, 148 Corvin, 159, 160
Campa, 3, 138, 372 Crotti, 128
Campion, 26, 33, 34
Campos, 5, 9, 40, 420, 421, 422, 423, 424, D
425, 426, 431, 434, 437, 438, 440 Damase, 148
Camus, 148 Darras, 488
Canat, 69 Daudet, 187
Cardile, 104, 105, 123 Davet, 53, 54, 415
Carrouges, 407, 408, 426 Davies, 31, 34, 35, 61, 191, 233, 272, 308,
Casella, 69, 73, 87 316, 333, 335, 336, 337, 338, 339, 340,
Cassirer, 437, 510 341, 342, 343, 344, 362, 379, 394, 404,
Cassou, 114, 121, 143, 194, 261 415, 445, 460, 482, 503, 504, 523, 524,
Cattard, 54 526, 532, 546, 556, 560, 561
Celan, 33, 424 Debon, 133, 136, 137, 138, 140, 141, 142
Cellier, 475 Debray, 14
Cendrars, 109, 135, 141, 145, 148, 154, Debussy, 145, 212, 306
155, 239 Décaudin, 47, 52, 53, 54, 70, 71, 73, 82,
Cézanne, 106, 108, 111, 114, 115, 116, 131, 132, 136, 137, 138, 139, 142, 147,
117, 119, 124, 144, 174 148, 149, 150, 170, 214, 410, 544
Charpentier, 221, 236 Delaunay, 112, 113, 120, 122, 148, 149,
Chaumeix, 240, 241 154, 155
Chenal, 184, 187 Deleuze, 14, 17, 26, 28, 30, 32, 220, 248,
Chevrier, 1, 3, 10, 105, 110, 112, 117, 118, 386, 390, 394, 395, 396, 397, 398, 399,
119, 120, 122, 127, 427 400, 402, 404, 406, 407, 408, 409, 410,
Chomsky, 464, 467, 468, 471, 474, 476, 459, 462, 514
477, 488 Delfel, 386, 388, 389, 390
Christian, 174, 175, 176, 177, 192, 194, Denis, 115, 116, 548
196, 431 Derain, 129
Cioran, 5, 9 Dermée, 109, 174, 175, 179
Claretie, 69 Derrida, 5, 26, 27, 32, 33, 318, 331, 334,
Claudel, 11, 18, 59, 86, 90, 98, 103, 150, 335, 355, 375, 379, 395, 407, 409, 425,
151, 168, 193, 200, 201, 202, 203, 204, 448, 452, 453, 456, 457, 464, 465, 467,
205, 221, 229, 230, 231, 232, 240, 248, 469, 482, 489, 500, 517, 518, 520, 533
Détrie, 11

601
Didier, 135 Gauthier-Ferrières, 69
Didi-Huberman, 379, 380 Genette, 79, 375, 448, 489, 500, 541, 548,
Divoire, 134, 135, 151, 152, 155, 156, 159, 560
160, 161, 163, 167, 168, 169, 170, 171, George, 34, 38, 63, 67, 268, 269, 270, 272,
173, 174, 175, 181, 557 295, 332, 419, 431, 465
Donguy, 9, 418, 419, 420, 421, 424, 437, Ghéon, 85, 87
439 Ghil, 34, 53, 58, 63, 81, 119, 151, 171,
Dosse, 299, 449, 450, 463, 481, 482, 511 193, 195, 197, 198, 199, 200, 202, 205,
Doubrovkine, 3, 14, 63, 119 208, 213, 259, 266, 274, 286, 301, 302,
Duchamp, 126, 127, 128, 129, 144, 154, 303, 322, 469
180, 185, 186, 191, 192, 193, 195, 314, Gide, 40, 53, 54, 55, 57, 58, 59, 60, 63, 64,
426, 427, 428, 429, 430 65, 66, 71, 81, 82, 83, 87, 88, 89, 90, 91,
Ducros, 119, 174, 179 103, 105, 111, 112, 137, 140, 142, 149,
Duhamel, 85 160, 178, 196, 207, 209, 216, 223, 227,
Dujardin, 57, 76, 87, 160, 182, 183, 186, 228, 232, 233, 234, 241, 252, 257, 278,
189, 191, 198, 208, 209, 213, 215, 217, 286, 312, 322, 341, 349, 376, 384, 410,
218, 228, 286, 288, 302, 337, 536, 537 411, 412, 415, 417, 435, 505, 520, 539,
Duvaldizier, 153 540, 546, 562
Gilson, 26
E Gleizes, 113, 114, 115, 117, 124, 128, 129
Eco, 421, 429, 430, 490 Gomringer, 9, 419, 420, 422, 437
Eliade, 331, 332, 533 Gongora, 174
Eliot, 221, 222 Gourmont, 67, 68, 70, 85, 86, 87, 123, 124,
Elkaïm-Sartre, 344, 345, 352, 354, 359 125, 141, 151, 192, 195, 198, 208, 248,
Escoube, 73 266, 286
Guth, 241
F
H
Fabureau, 137, 265, 266, 288
Fauchereau, 13, 111, 113, 114, 122 Habermas, 14
Faÿ, 242 Halpert, 112
Faye, 463, 464, 465, 466, 467, 468, 469, Hegel, 31, 34, 182, 227, 241, 268, 282,
470, 471, 486, 488 306, 313, 324, 336, 352, 358, 359, 365,
Federn, 69 384, 385, 386, 390, 393, 434, 445, 451,
Flaubert, 239, 345, 356, 479 499, 511, 518, 520, 532
Fleury, 390 Heidegger, 28, 30, 367, 377, 384, 385,
Fontainas, 58, 61, 73, 96, 204, 205, 211, 445, 465
214, 217, 218, 220, 257, 286 Heisenberg, 387, 534
Forest, 450, 463 Henriot, 238
Fort, 41, 53, 55, 70, 71, 98, 122, 129, 242 Héraclite, 397, 415
Forth, 410, 411 Hölderlin, 33, 365, 377, 384, 469
Foucault, 14, 15, 16, 17, 18, 20, 25, 26, 29, Hubert, 139, 526, 527
375, 407, 409, 453, 461, 481, 489, 509, Huelsenbeck, 154, 155, 156, 157, 192
512, 515, 560 Hugo, 33, 46, 94, 99, 154, 156, 183, 214,
Fraenkel, 181 215, 222, 236, 239, 284, 446, 447, 448,
Fretet, 42, 261 479, 487, 496, 510
Husserl, 367
G Hyppolite, 26, 222, 314, 335, 386, 390,
391, 392, 393, 394, 395, 499, 533, 534
Gaède, 402, 412, 413 Hytier, 42, 158, 159
Garcia Bacca, 386, 6
Garnier, 9, 418, 434, 435, 436, 437, 438, J
440
Gaubert, 69 Jacob, 109, 135, 145, 160, 180, 187, 212
Jaloux, 162, 168, 169, 212

602
Jammes, 53, 73, 87 Lévi, 268, 325, 470, 482
Janko, 154, 155, 192 Lévinas, 367, 372, 377, 385
Janneau, 116 Lichtenberger, 38, 39, 40, 41, 57, 95, 96,
Jarry, 98, 428 225, 286, 288, 411
Jeanneret, 114, 126, 143, 152, 174, 177, Lista, 97, 98, 99, 100, 101, 103, 105, 123,
178, 179 125, 157, 170, 171, 172, 173, 192, 544
Jenny, 1, 11, 109, 123, 246, 307, 320, 352, Louÿs, 133, 252
380, 468, 513, 514, 534, 535, 536, 537, Lübecker, 14, 272, 311, 379, 507, 522,
538, 539, 540, 541, 542, 543, 544, 545, 523, 524, 525, 526, 527, 528, 529, 530,
546, 550, 555 531, 532, 553, 554, 555, 560
Johansen, 267, 290, 291, 292, 293, 294, Lucini, 105
295, 296, 297, 298, 299, 308, 505, 532, Luque, 66
533, 546, 562
Joubert, 372, 373, 377, 378 M
Jouffroy, 467, 468, 469 Macherey, 29, 33
Joyce, 9, 321, 333, 418, 420, 424, 454, 459 MacLuhan, 434
Mallet-Stevens, 185
K Man Ray, 184, 185, 186, 187, 193, 357,
Kahn, 51, 54, 57, 65, 67, 73, 80, 84, 98, 534
99, 100, 101, 103, 114, 199, 202, 205, Marcadé, 13
207, 244, 245, 286, 300, 322, 537, 551, Marcello-Fabri, 148, 152, 153, 154, 189,
563 286
Kahnweiler, 106, 107, 108, 109, 110, 111, Marchal, 1, 3, 7, 8, 14, 18, 19, 33, 39, 40,
113, 114, 115, 116, 117, 118, 124 41, 42, 50, 53, 56, 57, 78, 79, 91, 166,
Kant, 30, 115, 214, 254, 388, 490 255, 272, 273, 320, 324, 332, 333, 344,
Kolár, 438, 439 354, 371, 403, 413, 477, 484, 486, 487,
Kyrou, 186 490, 498, 500, 501, 502, 503, 504, 505,
506, 507, 508, 509, 510, 511, 512, 513,
L 514, 515, 516, 523, 524, 528, 530, 532,
La Charité, 251, 546 533, 534, 541, 546, 548, 553, 554, 559,
Labracherie, 137 560
Lacroix, 185 Margueritte, 66
Laforgue, 103, 126, 127, 151, 302 Marinetti, 9, 13, 17, 63, 97, 98, 99, 100,
Lahure, 78, 210, 227, 232, 251, 252, 475 101, 102, 103, 104, 105, 118, 123, 127,
Lalou, 85, 192, 239, 241 131, 134, 137, 139, 147, 148, 150, 154,
Landeau, 210 159, 170, 192, 286, 373, 439, 544
Lanson, 85 Maritain, 407
Lara, 150, 156, 159, 160, 163, 166, 167, Markov, 13
169, 173, 229, 258 Marquet, 26, 28
Lauterbach, 247, 414, 415, 417 Martino, 242
Lautréamont, 126, 127, 181, 182, 183, 185, Marx, 335, 434, 452, 453, 454, 463, 465,
213, 407, 453, 454 466, 500
Lavaud, 71, 73, 83, 163, 164, 165, 167, Massin, 522
169, 173, 223, 236 Masson, 55, 87, 136, 171, 172, 173, 192,
Le Blond, 49, 53, 56 412, 429
Le Cardonnel, 69, 266 Massot, 144, 153, 175, 181, 194, 195, 196,
Léautaud, 77, 84, 210, 243, 266, 286 199, 213, 242
Lebensztejn, 482, 483, 484, 485, 487 Matisse, 144
Leclercq, 166, 167, 168, 301 Mauclair, 33, 34, 52, 55, 56, 57, 59, 60, 63,
Lefébure, 34, 284, 301, 336, 346 65, 66, 67, 68, 71, 75, 90, 98, 154, 197,
Lehnen, 33, 34, 268, 269, 270, 272, 295, 198, 199, 202, 207, 208, 218, 219, 222,
332, 496 227, 256, 286, 288, 312, 322, 341, 413,
Leiris, 183, 184, 286, 490 416, 494, 563

603
Mauron, 230, 273, 276, 309, 310, 311, O
312, 313, 314, 315, 316, 317, 318, 319, Orfer, 50
320, 325, 333, 352, 353, 362 Orliac, 281
Maurras, 66, 222 Ozenfant, 113, 114, 119, 126, 129, 130,
Maxwell, 314, 391, 534 134, 143, 144, 145, 146, 152, 174, 177,
Mellerio, 226 178, 179, 180, 181, 189, 192, 195, 286
Melville, 268, 270, 271
Mendès, 69, 78, 98, 247, 413 P
Mercereau, 72, 119, 129, 159
Meschonnic, 183, 332, 532, 548 Palazzeschi, 104, 123
Metzinger, 113, 124, 129 Palmier, 431
Meunier, 69 Panard, 132, 136, 141
Millan, 38, 40 Papini, 103, 104, 123, 286
Mirham, 475, 476, 482 Papp, 471, 472, 473, 474, 475, 482, 483,
Mitty, 66 563
Mockel, 33, 70, 71, 72, 74, 75, 76, 77, 78, Parsons, 66
84, 98, 197, 200, 210, 216, 222, 223, Pascal, 203, 248, 284, 458, 490
242, 243, 244, 261, 266, 286, 343, 413, Paz, 5, 9, 10, 11, 128, 420, 422, 424, 426,
551, 559 427, 428, 429, 430, 431, 6
Mondor, 22, 34, 57, 110, 204, 226, 227, Petnikov, 13
228, 229, 230, 232, 233, 234, 248, 250, Pica, 33, 55, 67, 76, 98, 122, 355, 358,
252, 255, 256, 257, 278, 302, 312, 325, 372, 513, 515
345, 359, 362, 404, 482, 484, 486, 535, Picabia, 154, 175, 180, 181, 182, 194, 195
546, 553, 554 Picasso, 9, 108, 110, 111, 112, 117, 118,
Montfort, 82, 163, 164, 165 119, 120, 129, 143, 144, 154, 318
Moore, 210 Pignatari, 420, 421, 437, 438
Moréas, 53, 54, 66, 68, 69, 71, 236, 465, Planck, 9, 533
536 Platon, 27, 30, 31, 33, 282, 331, 332, 358,
Mornet, 243 386, 388, 513, 6
Müller, 268, 333, 501 Poe, 34, 55, 66, 69, 87, 99, 220, 221, 222,
Murat, 1, 3, 10, 11, 14, 163, 251, 280, 307, 240, 329, 358, 388, 406, 417, 498, 552
320, 322, 380, 468, 532, 534, 539, 541, Poincaré, 145
542, 544, 546, 547, 549, 550, 551, 552, Poizat, 70, 205, 206, 207, 286, 288, 303, 4
553, 554, 555, 556, 557, 558, 559, 560, Ponge, 221, 469
561, 562, 564 Pruraux, 118
Mus, 41
R
N Rabelais, 87, 132, 135, 136, 245, 445
Natanson, 51, 52, 64, 66, 411 Rambaud, 221
Nectoux, 58 Rancière, 1, 19, 26, 354, 498, 515, 516,
Nerval, 130, 407 517, 518, 520, 521, 522, 523, 535
Nietzsche, 16, 32, 38, 225, 247, 248, 252, Raynal, 111
273, 333, 335, 365, 369, 385, 386, 394, Rebell, 71, 414, 415, 417
395, 396, 397, 398, 399, 400, 401, 402, Redon, 10, 33, 63, 78, 79, 91, 226, 227,
403, 404, 405, 406, 407, 408, 409, 410, 232, 252, 346, 475, 483, 514, 553
411, 412, 413, 414, 415, 416, 417, 445, Régnier, 53, 54, 66, 67, 71, 72, 74, 193,
448, 459, 462, 500, 509, 510, 512, 514 197, 198, 202, 204, 206, 208, 218, 281,
Noailles, 185, 187 285, 286, 309, 322, 323
Noisay, 73 Retinger, 69
Nordau, 67, 70, 244, 285 Retté, 47, 48, 49, 50, 51, 53, 56, 67, 68, 70,
Noulet, 273, 274, 359, 386 82, 236, 302
Reverdy, 10, 109, 110, 111, 117, 139, 143,
145, 146, 160, 168, 180, 189, 192, 239

604
Revon, 133, 134, 192, 212, 213, 242 Schopenhauer, 264, 358, 396, 403, 537
Richard, 48, 318, 393, 448, 458, 489, 494, Schuré, 413, 416, 417
495, 496, 497, 498, 499, 500, 501, 513, Severini, 111, 113, 114, 118, 121, 122,
521, 548 123, 124, 125, 126, 129, 143, 192, 286,
Rider, 365, 399, 407, 410, 417 422
Rimbaud, 13, 103, 111, 117, 126, 131, Signoret, 66
136, 143, 144, 151, 154, 162, 172, 174, Silver, 129, 174, 177, 178, 179, 181
181, 182, 183, 185, 187, 196, 274, 296, Simias, 137
454, 548 Soffici, 103, 104, 111, 117, 118, 119, 123,
Rivière, 90 134
Robb, 548 Sollers, 26, 408, 448, 449, 450, 451, 452,
Robel, 13, 463, 464, 468 453, 454, 455, 456, 457, 458, 459, 460,
Romains, 73, 154, 156, 171 461, 462, 463, 464, 466, 469, 507
Ronat, 14, 113, 298, 380, 463, 467, 471, Somville, 94, 147, 148, 149, 151, 152, 153
472, 473, 474, 475, 476, 477, 478, 479, Souday, 148, 211, 221
480, 481, 482, 483, 484, 485, 486, 488, Soula, 90, 211, 232, 261, 262, 264, 275,
543, 546, 558, 559, 561, 563 276, 297, 318, 335
Rosset, 26 Souriau, 388
Rottenberg, 452 Souza, 47, 48, 49, 51, 70, 71, 100, 537
Roubaud, 420, 440, 463, 471, 473, 474, Stanguennec, 26
475, 479, 485, 486, 488, 537, 543, 545, Steinmetz, 354
546, 548, 561, 563 Stieglitz, 185
Roulet, 232, 234, 249, 251, 256, 257, 275, Strindberg, 5
276, 277, 278, 279, 280, 281, 290, 294, Strowski, 69
295, 298, 299, 305, 312, 318, 321, 322, Symons, 66, 67
326, 328, 331, 482, 503
Roussel, 29, 51, 127, 428 T
Royère, 70, 73, 83, 85, 115, 161, 163, 165, Tailhade, 68, 73
166, 167, 173, 196, 206, 212, 216, 224, Tasteven, 13
225, 232, 235, 240, 258, 259, 260, 261, Taupin, 137
266, 273, 274, 276, 286, 358, 367, 373, Thérive, 212, 237
503, 557 Thibaudet, 18, 22, 42, 65, 69, 72, 73, 74,
Rybalka, 345 77, 80, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 89, 90, 93,
103, 110, 112, 113, 114, 117, 125, 134,
S 137, 138, 141, 145, 162, 167, 174, 184,
Sabot, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32 191, 192, 196, 201, 203, 204, 205, 208,
Saillet, 139, 146, 168 209, 211, 214, 219, 221, 222, 226, 227,
Saint-Georges de Bouhélier, 53 228, 232, 235, 239, 240, 243, 244, 245,
Saint-Point, 169, 171, 173, 258 246, 247, 248, 249, 250, 252, 259, 261,
Salmon, 70, 77, 94, 111, 135, 140, 174, 266, 267, 273, 276, 284, 285, 287, 288,
180, 212 291, 294, 295, 296, 298, 299, 300, 306,
Salomon, 58, 81 307, 309, 311, 313, 318, 322, 327, 338,
Sand, 38 341, 347, 359, 368, 373, 376, 378, 390,
Sanouillet, 126, 154, 158, 174, 175, 179, 393, 394, 397, 404, 407, 410, 414, 416,
194 445, 481, 494, 496, 500, 503, 506, 516,
Sartre, 15, 18, 26, 32, 222, 344, 345, 346, 520, 522, 527, 546, 548, 553, 555
347, 348, 349, 350, 351, 352, 353, 354, Tissier, 49
355, 356, 357, 358, 359, 360, 361, 362, Todorov, 20, 26, 110, 116, 449, 454, 467
394, 395, 428, 465, 499, 515, 520 Tomkins, 128, 129
Schelling, 34, 75, 76, 282 Tugendhold, 119, 120
Schérer, 220, 307, 324, 356, 362, 374, 375, Tzara, 9, 139, 154, 155, 156, 157, 158,
381, 382, 390, 393, 446, 477, 480, 489, 175, 179, 180, 189, 191, 192, 193, 196,
490, 491, 492, 493, 518, 533, 548, 561 286, 439, 463

605
U Veyne, 14, 23
Ungaretti, 221, 222, 424 Vielé-Griffin, 51, 54, 73, 98, 245, 281,
300, 526, 529, 551, 559
V Vigny, 65, 84, 133, 239, 240, 241, 248,
283, 353, 504, 516, 555
Valéry, 5, 9, 11, 17, 18, 22, 27, 39, 42, 57, Villiers, 34, 75, 80, 86, 131, 137, 142, 154,
58, 59, 61, 63, 64, 65, 74, 77, 78, 79, 84, 155, 247, 300, 336, 526
85, 88, 91, 95, 96, 111, 112, 158, 159, Visan, 68, 70, 71, 536
160, 161, 163, 164, 165, 166, 167, 168, Voirol, 129, 130, 145, 156, 170, 173
169, 173, 177, 186, 192, 193, 195, 196, Vollard, 22, 41, 42, 57, 59, 64, 78, 79, 91,
197, 201, 202, 204, 205, 206, 207, 209, 111, 209, 210, 224, 226, 227, 228, 232,
210, 211, 212, 214, 217, 221, 222, 223, 234, 252, 286, 475, 476, 483, 539
224, 225, 226, 227, 229, 232, 233, 235, Vuarnet, 467, 469, 470
236, 237, 238, 242, 243, 244, 245, 247,
248, 250, 251, 252, 253, 254, 255, 256, W
257, 258, 262, 274, 275, 280, 284, 287,
Wagner, 99, 174, 214, 227, 241, 283, 396,
288, 296, 300, 301, 304, 306, 307, 308,
410, 413, 414, 502, 513, 521, 526, 527,
322, 344, 363, 372, 373, 374, 375, 376,
537
384, 392, 395, 397, 402, 410, 411, 412,
Wais, 34, 249, 266, 267, 268, 269, 270,
413, 416, 417, 422, 440, 441, 443, 450,
271, 272, 273, 290, 291, 292, 293, 295,
452, 455, 468, 475, 491, 498, 505, 539,
296, 298, 299, 311, 318, 322, 327, 337,
540, 542, 545, 546, 550, 553, 554, 556,
389, 395, 494, 496, 500, 507, 532, 562
560, 561
Walch, 77, 285
Van Bever, 77, 266
Warnod, 135, 136
Van Lerberghe, 70
Wayne, 186
Vellay, 66
Wiener, 314, 390, 391, 393
Verhaeren, 71, 73, 98, 100, 104, 150
Wyzewa, 33, 76, 78, 213, 215, 222, 301,
Verlaine, 38, 40, 55, 58, 67, 69, 71, 80, 87,
358, 411, 413, 417, 513, 515
88, 89, 91, 99, 100, 103, 111, 149, 205,
231, 236, 239, 241, 323, 333, 337, 353,
Z
381, 382, 450, 460, 492, 493, 548, 551
Zukofsky, 137

606
TABLE DES MATIÈRES DU VOLUME I

Introduction

1. « Réception critique » : réception………………………………………………………………7


2. « Archive » : archè, archivistique, archéologie…………………………………………...….11
a) L’archivistique………………………………………………………………………………………..12
b) L’archéologie selon Foucault…………………………………………………………………..…….14
c) La critique mallarméenne comme formation discursive………………………………………...……17

d) Archéologie de la

« modernité »………………………………………………………………..….…18

3. Archéologie de l’archéologie…………………………………………………………….……20
4. « Réception critique » : critique………………………………………………………………21
5. Questions posées à la postérité……………………………………………………………..…21
a) Les chemins de « l’invention »…………………………………………………………………….…22
b) L’héritage littéraire……………………………………………………………………………….…..23
c) La « transcendance » du texte : le Coup de dés transposé……………………………………………25
d) « Littérature et philosophie mêlées »…………………………………………………………………25
1. Essais de typologie………………………………………………………………………..27
2. Usages herméneutiques de la philosophie / usages philosophiques de la littérature……..31
3. Mallarmé, « poète-penseur » ?……………………………………………………………33

Première partie. Histoire archéologique : la réception en discours

(Volume I)

I. Première institutionnalisation : l’exhumation (1897-1945)

A) La réception immédiate (1897) : chronique d’un relatif silence


1) Cosmopolis………………………………………………………………………………………..…….38
2) L’accueil de 1897………………………………………………………………………..………….…..42
3) Les raisons d’un silence……………………………………………………………………………….. 50
4) Le symbolisme entre reflux et renouveau……………………………………………….……………...52
5) Dans les plis des correspondances : pastiches, réticences et sidérations……………………………….57
6) Conclusion : un silence équivoqué…………………………………………………………………..….62

B) La disparition (1898-1910)
1) Les hommages de 1898………………………………………………………………………………....65
2) Le mutisme de l’institution littéraire…………………………………………………………………....67
3) Un néo-symbolisme sans Coup de dés (1905-1910)…………………………………………………....70
a) Le groupe de Vers et Prose……………………………………………………………………....71
b) Le groupe de La Phalange……………………………………………………………………....73

607
4) Le fil ténu de la tradition : l’exception des Mardistes…………………………………………………..74
a) A. Mockel : une « dissertation lyrique » (1899)………………………………………………....74
b) P. Léautaud : l’apparition bibliographique (1900)……………………………………………....77
c) La reprise du projet Vollard (1900)……………………………………………………………..78
d) G. Kahn : la conversion au vers libre (1901-1902)…………………………………………..…80
e) R. Ghil : « je vais le revoir » (1908)…………………………………………………………….81

C) L’invention (1910-1948)
1) Le premier groupe de la NRF (1912-1914)…………………………………………………………82
a) Mallarmé à la NRF………………………………………………………………………………82
b) L’exégèse fondatrice de Thibaudet : l’échec de la quête de l’Absolu (1912)…………………...84
c) L’importance décisive du livre de Thibaudet…………………………………………………....84
d) R. de Gourmont : « la manie typographique » (1913)…………………………………………...86
e) Gide et la conférence du Vieux-Colombier : poème-tableau, poème-symphonie (1913)……….87
f) L’éditionde 1914…………………………………………………………………………………90
g) La réception de 1914…………………………………………………………………………….92

2) Les avant-gardes historiques (1912-1931)


a) Le futurisme italien………………………………………………………………………………97
1. Marinetti lecteur de Mallarmé : du modèle au repoussoir………………………………..99
2. La place du Coup de dés dans la « révolution typographique » futuriste……………….100
3. L’autre futurisme…………………………………………………………………….….103

b) Entre cubisme et futurisme : le Coup de dés des peintres……………………………………...105


1. Les origines mallarméennes du cubisme
a) La thèse de Kahnweiler (1946-1948)……………………………………………………...106
b) La thèse de Fauchereau (1982)…………………………………………………………….111
c) Mallarmé : « le Cézanne de la poésie »……………………………………………………115
d) Les discours contemporains du cubisme…………………………………………………..117

2. Les peintres devant le Coup de dés : création et théorisation


a) L’appropriation cubo-futuriste : G. Severini (1916).............................................................122
b) Démontage, dessin, lecture : Duchamp (1915-1918)……………………………………...126
c) « Psychotypie » et « psychométrique » : A. Ozenfant (1916)……………………………..129

c) Les poètes de « l’Esprit Nouveau »…………………………………………………………….130


1. Apollinaire devant le Coup de dés
a) Le discours d’Apollinaire………………………………………………………………….131
b) La première réception critique des « calligrammes » (juin 1914-1918)…………………..133
c) Le discours de la critique apollinarienne…………………………………………………..137
d) Une volonté d’occultation ?………………………………………………………………..139
e) Bilan : un mentir vrai ?…………………………………………………………………….141

2. Coup de dés et « poésie cubiste »…………………………………………………….....143


3. Le silence théorique des poètes……………………………………………………...….145

d) De la « réforme typographique » mallarméenne au « poème simultan » (1916)………………154

e) «Art et Action » (1919-1920)…………………………………………………………………..158


1. Le laboratoire « Art et Action »…………………………………………………………158
2. « Un chef-d’œuvre disputé » : la polémique (1919-1920)………………………………160
3. La matrice théorique du spectacle : « fusion des arts », « simultanéisme » et
polyphonie »………………………………………………………………………………..169

f) Le groupe de la revue L’Esprit Nouveau (1920-1921)………………………………………....174


1. Le Coup de dés à L’Esprit Nouveau…………………………………………………….174
2. Les équivoques du « purisme » : entre avant-gardisme et « retour à l’ordre »…………177

g) L’autre « esprit nouveau » : le groupe de « Littérature » (1922-1923)………………………...181


1. Breton : le Mallarmé du Coup de dés « reste à découvrir » (1923)……………………..181
2. Convergences esthétiques ?……………………………………………………………..183

608
h) Cinéma surréaliste: les productions du vicomte de Noailles (1929)…………………………...185
1. Man Ray, Les Mystères du château du dé……………………………………………………...185
2. Pierre Chenal, Un coup de dés… ………………………………………………………………187

i) Bilan : un poème post-moderniste………………………………………………………………188

3) La mémoire des Mardistes (1913-1936)…………………………………………………………...196

a) H. de Régnier : « la suprême tentative » (1913)………………………………………………..196


b) R. Ghil : l’impasse du formalisme (1923)………………………………………...…………....197
c) Claudel : poème de la Page, poème de « l’abdication » (1925-1926)………………………….200
d) A. Fontainas : un « fragment » du Livre (1930)………………………………………………..204
e) A. Poizat : un poème « écrit pour Valéry » (1930)……………………………………………..205
f) C. Mauclair « un aveu désespéré » (1935)……………………………………………………...207
g) E. Dujardin : « la confrontation de l’homme et de l’univers » (1936)………………………....208

4) L’institutionnalisation progressive (1917-1947)…………………………………………………...209

a) La vie littéraire : commémorations, études, et documents…………………………………...209

1. Le 25e anniversaire de la mort de Mallarmé (1923)…………………………………….209


2. L’étude d’A. Boschot : un « poème orchestral » (1923-1925)………………………….213
3. La révélation d’Igitur : un nouvel éclairage sur le Coup de dés (1925)………………...217
4. L’hommage de la NRF (1926)…………………………………………………………..221
5. Le nouveau témoignage de Valéry (1927-1928)………………………………………..222
6. Le nouveau témoignage d’A. Lichtenberger : « l’effort vers le néant » (1928)………...225
7. A. Vollard : Souvenirs d’un marchand de tableaux (1937)………………….………….226
8. H. Mondor : un « journal moderne » (1941)…………………………………………….226
9. Le Coup de dés à la Société des Gens de Lettres (1942)………………………………..228
10. Claudel : contre le Coup de dés (1942)………………………………………………...229
11. Blanchot : « le naufrage consciemment chanté » de l’Œuvre ; « l’une des œuvres les plus
illustres de la poésie française » (1943)……………………………………………………230
12. La notice des Œuvres complètes (1945)……………………………………………….232
13. H. Mondor : une « œuvre de notre patrimoine » (1947)……………………………….232
14. H. Thomas : « Il y a cinquante ans paraissait le Coup de dés » (1947)………………..234

b) Histoires de la littérature, histoires du symbolisme, anthologies (1917-1947)………………235

c) Les premières exégèses : les défricheurs (1912-1948)……………………………………….243

1. Thibaudet : l’exégèse pionnière ; « échec » et picturalité (1912)………………………………243


2. Valéry : aux sources de la mythologie du Coup de dés (1920-1943)…………………………..250
a) Le récit du Témoin…………………………………………………………………………250
b) Le commentaire du Poète………………………………………………………………….252
c) L’analyse des Cahiers……………………………………………………………………...255
d) Equivoques ?………………………………………………………………………………256

3. J. Royère : un « cérémonial » (1927)…………………………………………………………...258


4. C. Soula : une « structure syllogistique » (1931)……………………………………………….261
5. H. Cooperman : un poème wagnérien (1933)…………………………………………………..265
6. H. Fabureau : une « conclusion pessimiste » (1933)…………………………………………...265
7. K. Wais : « naufrage », « sacrifice », et « sauvetage » (1938 / 1959)………………………….266
a) Igitur : révolte contre la tentation de l’Absolu…………………………………………….268
b) Le Coup de dés (I) : révolte contre la sirène………………………………………………269
c) Le Coup de dés (II) : révolte « luciférienne » et « sauvetage du hasard »…………………270
d) Critique archéologique…………………………………………………………………….272

8. E. Noulet : « dernier cri silencieux » et « chant glacé » (1940)………………………………..274


9. P. Beausire : le « drame du génie humain » (1942)…………………………………………….274
10. Cl. Roulet : la première monographie (1943)…………………………………………………275
a) Une réécriture de la Bible : « théogonie » et « cosmogonie »……………………………..276
b) Considérations sur la structure…………………………………………………………….277
c) Considérations sur la forme…………………………………………………………….….278
d) Critique archéologique…………………………………………………………………….280

609
11. A. Orliac : « drame du moi » et « désastre irrémédiable » (1948)……………………………281

d) Bilan : le tournant des années 1925-1930……………………………………………………...285

II. Seconde institutionnalisation : l’interprétation (1945-2005)

A) L’horizon du symbolisme : Johansen (1945) et Bernard (1951/1959)…………………...290


1) S. Johansen : une lecture para-structuraliste (1945)……………………………………………….290
a) Le développement des symboles : « l’opposition entre la mer et le ciel »……………………..291
b) « L’esthétique de la typographie »…………………………………………………………….294
c) Critique archéologique………………………………………………………………………....295

2) S. Bernard : une lecture philologique (1951 / 1959)………………………………………………299


a) Le poème n’est pas seul: l’esthétique d’une génération……………………………………..…300
b) « Partition littéraire » et « spatialisation de la musique poétique »…………………………….303
c) Le poème de toutes les synthèses……………………………………………………………....306
d) Critique archéologique…………………………………………………………………………306

B) Une lecture psycho-critique : Mauron (1948-1950)……………………………………...309


1) D’Igitur au Coup de dés : la « seconde crise dépressive »…………………………………………………...309
2) D’Igitur au Coup de dés : un infléchissement………………………………………………………………..310
3) La structure du poème : « trois tableaux »……………………………………………………………………311
4) Le contenu manifeste : « chaos triomphant » et « pessimisme intellectuel »………………………………...312
5) Mallarmé et Borel : « le miracle des singes dactylographes »………………………………………………..313
6) Le contenu latent (I) : l’Œdipe maritime et nécrophile………………………………………………………314
7) Le contenu latent (II) : le « fantôme de la jeune Maria »…………………………………………………….315
8) Critique archéologique………………………………………………………………………………………..318

C) Deux monographies fondatrices : Cohn (1949-1951) et Davis (1953)…………………...321

1) R. Gr. Cohn : le poème de « l’anti-synthèse » (1949-1951)……………………………………….321


a) L’épistémologie profonde : « multiplicité », « anti-synthèse » et « jeu »……………………...323
b) Syntaxe…………………………………………………………………………………………326
c) Analyse détaillée……………………………………………………………………………….328
d) Iconicité………………………………………………………………………………………...330
e) Critique archéologique : Eliade ou Derrida ?…………………………………………………..331

2) G. Davies : la dialectique de la « Notion pure » (1953)……………………………………………335


a) Le Coup de dés face au rêve de l’Œuvre……………………………………………………….336
b) Le passage d’Igitur, conte, au Coup de dés, poème……………………………………………337
c) La composition : décor, actions, images………………………………………………………..338
d) Le sens global…………………………………………………………………………………..339
e) La disposition typographique…………………………………………………………………..340
f) Critique archéologique

D) Le Coup de dés des critiques-écrivains : Sartre (1947-1952) et Blanchot (1955 / 1959)...344

1) Sartre : « rigoureusement existentialiste » (1947-1952)…………………………………………...344


a) Poésie négative…………………………………………………………………………………345
b) Réification du langage………………………………………………………………………….347
c) « Drame ontologique » et « naufrage de la bourgeoisie »……………………………………...352
d) L’anti-dialectique du hasard et de la nécessité………………………………………………....355
e) Critique archéologique………………………………………………………………………....357

2) Blanchot : le poème du désœuvrement (1955-1959)………………………………………………362


a) La question du langage : la disparition non-dialectique…………………………………….….363
b) La question de la mort : le poème de l’impossible……………………………………………..367
c) La question de l’espace : la profondeur linguistique…………………………………………...372
d) La question du hasard : forme-sens…………………………………………….………………378

610
e) La question du Livre : à venir……………………………………………………………….….381
f) Critique archéologique : la poésie du dehors, ou rien n’aura eu lieu que le rien………………384

E) Bergson, Platon, Hegel, Nietzsche, ou quatre lectures philosophiques : Garcia


Bacca (1945-1948), Delfel (1951), Hyppolite (1958) et Deleuze
(1962)………………………………………………………………………......386
1) J. D. Garcia Bacca : une lecture probabiliste (1945-1948)…………………………………...……386
2) G. Delfel : « l’appel de l’absolu » (1951)………………………………………………………….388
a) Le platonisme de Mallarmé…………………………………………………………………….388
b) Lecture du Coup de dés………………………………………………………………………...389

3) J. Hyppolite : le Coup de dés entre hégélianisme et cybernétique (1958)…………………………390


a) De Hegel à Wiener……………………………………………………………………….…….390
b) Critique archéologique…………………………………………………………………………393

4) G. Deleuze : le poème du « nihilisme » (1962)……………………………………………………396


a) La thèse………………………………………………………………………………………....396
b) Critique archéologique………………………………………………………………………....399
1. Nietzsche contra Mallarmé………………………………………………………………..399
2. Un nietzschéisme mallarméen ?…………………………………………………………...401
3. Un nietzschéisme inversé ?………………………………………………………………...405
4. Le couple Mallarmé / Nietzsche : généalogie d’une tradition……………………………..407
5. Composition du Coup de dés et première réception de Nietzsche en France……………..410

F) Les nouvelles avant-gardes :……………………………………………………………...418

1) Autour de la « poésie concrète » (1953-1968)…………………………………………………….418

a) E. Gomringer : le « poème-constellation » (1953-1954)……………………………………….419


b) Le groupe brésilien Noigandres (1948-1964)………………………………………………….420
1. Un poème anti-linéaire……………………………………………………………………..421
2. Le paradigme de la modernité : l’autoréférence…………………………………………...422
3. Un poème à la descendance foisonnante : la « lignée-Mallarmé »………………………..424
4. Du Coup de dés moderne au Coup de dés post-moderne…………………………………425
5. L’autorité d’O. Paz : « œuvre ouverte » et « pendant du Grand Verre » (1967)…………426
6. L’horizon médiologique : de W. Benjamin (1928) à H. de Campos (1968)………………431

c) Autour de la revue Les Lettres : le « spatialisme » de P. Garnier (1962-1963)………………..434


d) Critique archéologique : les mots et les choses, les sons et les images………………………..436
e) J. Kolár : « cristallisation nouvelle » et « nouvelles règles » (1961-1986)…………………….438
f) Du Brésil à Butor……………………………………………………………………………….440

2) Butor et la « physique du livre » (1962-1968)……………………………………………………..440

a) Mobile (1962)…………………………………………………………………………………..442
b) Histoire et théorie du livre (I) : « le livre comme objet » (1964)………………………………443
c) Histoire et théorie du livre (II) : « le livre-partition » (1968)…………………………………..446

3) Tel Quel (1964-1979) et Change (1968-1982)…………………………………………………….448

a) Le Coup de dés de Tel Quel (1964-1979)……………………………………………………..448


1. Tel Quel et la « question Mallarmé »……………………………………………448
2. Telquelisme de Mallarmé : « Littérature et totalité » (1966)……………………450
3. Mallarmisme de Tel Quel : « Programme » (1967)……………………………...453
4. Perspectives sur le Coup de dés…………………………………………………456
-Le travail de la citation……………………………………………………..457
-Le travail du commentaire………………………………………………….460

611
5. Critique archéologique : l’horizon avant-gardiste………………………………..462

b) Le Coup de dés de Change (1968-1982)……………………………………………………….463


1. Les frères ennemis : Change versus Tel Quel……………………………………465
2. Le mallarmisme de Change : de Marx aux formalistes russes…………………...465
3. Perspectives sur le Coup de dés………………………………………………….467
-Grammaire générative………………………………………………………467
-« On évite le récit »…………………………………………………………469
4. L’exégèse de M. Ronat : le poème du Douze (1978-1980)……………………...471
-Le contexte idéologique : Chomsky et Oulipo……………………………..471
-Le contexte philologique : la redécouverte des épreuves corrigées (1960-
1979)…………………………………………………………………………475
-La thèse : la contrainte du Nombre…………………………………………476
-Les six arguments…………………………………………………………..477
-Corollaires…………………………………………………………………..478
-Le « système » Ronat : éditer-interpréter…………………………………...481
-Critique archéologique……………………………………………………...481
5. Les échos d’une édition marquante………………………………………………482
-L’éloge de Critique : « une dette impayable » (1980)……………………482
-La polémique avec R. Gr. Cohn (1982)……………………………………484
-La réponse philologique de B. Marchal : l’accès au manuscrit (2002)…….486
6. Bilan……………………………………………………………………………..488

G) Le renouveau des études universitaires (1961-2007)…………………………………….489


1) J. Schérer : introduction au « Livre » de Mallarmé (1957)………………………………………...489
a) De la circonstance à l’absolu…………………………………………………………………...489
b) Le théâtre : la Page, la Nature………………………………………………………………….490
c) Physique du Livre, métaphysique du Livre…………………………………………………….491
d) Analogies de contenu…………………………………………………………………………..493

2) J. P. Richard : « le jeu de la durée littéraire » (1961)………………………………………………494


a) De la phrase au récit……………………………………………………………………………494
b) Le motif de la « plume »……………………………………………………………………….496
c) Le motif de la « sirène »……………………………………………………………………….496
d) Le motif des « constellations »…………………………………………………………………497
e) Critique archéologique…………………………………………………………………………499

3) Mallarmé, poète de la fiction………………………………………………………………………500


a) B. Marchal : « tautologie » et « autonomie des signes » (1985)……………………………….500
1. Mallarmé à la lettre………………………………………………………………500
2. La « fiction au carré »……………………………………………………………501
3. Le Coup de dés…………………………………………………………………...502
-Continuité thématique avec Igitur…………………………………………………..503
-Structure close et logique de « l’hypothèse »………………………………………..504
-Le Maître : un « Hamlet ironique »………………………………………………….506
-« S’installer dans la fiction »………………………………………………………...507
-« Emancipation du langage »………………………………………………………..508
-« Jouer le jeu »………………………………………………………………….……509
4. Critique archéologique…………………………………………………………...509

b) J. Rancière : « la politique du coup de dés » (1996)…………………………………………...515


1. Le poème de l’avenir……………………………………………………………..516
2. Le « symbole » et la « preuve » : les « feuillets authentiques »………………….517
3. Critique archéologique…………………………………………………………...520

c) N. Lübecker : « le sacrifice de la sirène » (2003)………………………………………………522


1. Le poème thétique………………………………………………………………..523
2. La sirène selon Mallarmé………………………………………………………...524
3. Le poème sacrificiel……………………………………………………………...526
4. Le poème « critique » et « utopique »……………………………………………527
5. Critique archéologique…………………………………………………………...528

612
4) E. Benoit : le poème de « l’hymen » (1998)……………………………………………………….532

5) L’approche métrico-formelle : L. Jenny (1998 / 2002) et M. Murat (2005)……………………….534

a) L. Jenny : « pré-modernisme » et « lieu pensant »……………………………………534


1. Histoire, théorie, et pratique littéraires…………………………………………..535
2. La place du Coup de dés dans « l’histoire de l’inventivité esthétique »…………538
-Transposition spatiale du vers……………………………………………………….538
-Autonomisation du blanc…………………………………………………………….539
-Iconicité fugitive……………………………………………………………………..540
-Nouveau partage des formes poétiques……………………………………………...541
-Instauration d’un « lieu pensant »……………………………………………………542
-Dépassement du vers libre…………………………………………………………...543
3. Critique archéologique…………………………………………………………..543

b) M. Murat : questions de forme, entre métrique et stylistique…………………………546


1. Positions sur le vers………………………………………………………………548
2. Description d’une forme…………………………………………………………552
-La question de la structure…………………………………………………………..552
-La question du genre………………………………………………………………...554
-La question de la lecture……………………………………………………………..555
-La question du vers………………………………………………………………….557
3. Critique archéologique…………………………………………………………....559

INDEX NOMINUM DU VOLUME I……………………………………….565

613
Seconde partie

Pratiques : la réception en actes

VOLUME II

614
615
I) Les « transpositions » du Coup de dés

Qu’a-t-on fait du Coup de dés ?


Nous venons de parcourir différentes positions critiques qui ont pu être tenues sur le Coup
de dés, au cours de cette histoire archéologique des discours : nous avons décrit ce que l’on
avait dit du poème. Mais il est un autre pan de cette fortune posthume du texte, qui participe
de sa dimension de mythe littéraire, liée cette fois aux différentes formes de transposition
dont il a pu faire l’objet. De fait, la réception du Coup de dés déborde le cadre strictement
littéraire. Une telle réappropriation d’une œuvre en dehors de son identité générique d’origine
n’a rien d’inhabituel dans le devenir moderne des œuvres, souvent confrontées au phénomène
de l’adaptation. Les opérations communes que l’on a pu faire subir à un poème au cours du
XXe sont connues : réécriture, récitation, mise en scène, mise en musique, illustration,
traduction, conceptualisation littéraire ou philosophique, explication scolaire, exégèse
universitaire, édition critique.
La spécificité du Coup de dés en la matière nous semble de deux ordres. Il y a d’une part
l’extrême ouverture du champ concerné par ces transpositions, qui se déploie des arts
graphiques aux arts du spectacle, en passant par la philosophie et la théorie littéraire. Peu
d’œuvres littéraires ont connu de tels usages transversaux et pluridisciplinaires. Le Coup de
dés, en dehors de sa réception chez les écrivains, a fait dessiner ou peindre ; il a fait composer
de la musique ; mais il a aussi fait penser, conceptualiser, ou théoriser. Le Coup de dés n’a
sans doute pas la postérité abyssale et protéiforme d’Œdipe-Roi ni d’Hamlet, mais il partage
avec ces œuvres cette large transversalité des usages, qui en font simultanément, sur un
double versant et artistique, et spéculatif, des machines à créer, et des machines à penser.
D’autre part, ces transpositions n’ont fait, bien souvent, que prolonger ou révéler, une
certaine dimension proprement trans-littéraire du Coup de dés, qu’il faut bien définir comme
un objet sémiotique complexe, à tous les sens du terme. Poème-estampe, poème-partition,
poème-chorégraphie, poème-affiche, poème-symphonie, mais aussi à sa manière poème
philosophique, un tel texte est déjà en lui-même une sorte de transposition de l’écrit littéraire
normé. Cependant, le Coup de dés restait un texte « écrit sur du papier », consubstantiel à
l’espace de la page. Et l’on sait que le poète cherchait avant tout à « achever la transposition,
au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien2877 ». Autrement dit, ce versant
de la réception va en quelque sorte aller à rebours de l’esthétique mallarméenne : le
mouvement de transposition ira de la poésie vers son dehors. Les « transpositions » que nous

2877
OC, t. II, p. 212.

616
allons décrire maintenant seront dans cette perspective toujours-déjà des contre-
transpositions. Mais on pourrait les considérer aussi comme une succession d’analyses trait
par trait d’un poème que Mallarmé envisageait sans doute comme un effort de synthèse :
transposer le Coup de dés en image, voix, musique ou concept reviendra à le purifier, à le
défaire, ou à le démonter.
Précisons cela en suivant un parcours cette fois non plus tant chronologique que
typologique, champ par champ, support par support, domaine par domaine.

A. Mises en image(s) :

1) Arts plastiques :

a) Redon : projet d’« illustration » de l’édition Vollard (1896-1898)

Nous trouvons une toute première transposition du Coup de dés, contemporaine du projet
poétique de Mallarmé, dans trois des quatre lithographies proposées par Odilon Redon dont
nous disposons – une pierre lithographique aurait été perdue apprendra-t-on en 1913 par
André Mellerio, auteur du premier catalogue de l’œuvre graphique de l’artiste : « quatre
planches furent commandées à Redon et exécutées par lui. La pierre de l’une d’entre elles fut
perdue dans un transport effectué par l’imprimerie (successeur de Lemercier). Des trois autres
ci-dessous indiquées, quelques très rares essais furent tirés à Paris2878 ». L’inachèvement du
projet fait que ces estampes ne constituent donc que des tirages d’essai, dont le nombre exact
reste d’ailleurs encore méconnu. Une autre incertitude demeure : où auraient pris place ces
lithographies ? Une seule indication nous est fournie par une lettre de Redon à Mallarmé ;
elles auraient sans doute été « séparément placées », tout en étant tirées sur « papier blanc,
c’est-à-dire sur celui du texte2879 ».

1. Genèse et postérité du projet


Le souhait, émis par Vollard, de publier ce que l’on n’appelle pas encore un « livre
d’artiste », réunissant texte de Mallarmé et illustrations de Redon, remonte au moins à la fin
de l’année 1896 : le marchand de tableaux rêvait alors de « la plus belle édition du

2878
A. Mellerio, Odilon Redon, Société pour l’étude de la gravure française, 1913, p. 124. Il existe une édition
revue et corrigée de ce volume ancien : Odilon Redon. Les estampes – The Graphic Work. Catalogue raisonné,
éd. A. Hyman, Alan Wofsy Fine Arts, San Francisco, 2001 ; les planches sont reproduites p. 388-393. Le
département des Estampes de la Bibliothèque Nationale de France possède un tirage de ces lithographies. C’est
le cas aussi, à notre connaissance, de la Bibliothèque de Harvard, du Art Institute de Chicago, du Museum of
Modern Art de New-York, du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux.
2879
Lettre de Redon à Mallarmé du 20 avril 1898, citée par B. Marchal, OC, t. I, p. 1320.

617
monde2880 ». Redon se mit peut-être au travail à partir de l’été 1897, voire plus tard, au
printemps 18982881, à une époque où une autre collaboration avec Vollard l’amène à imaginer
une troisième série d’estampes pour La Tentation de saint Antoine de Flaubert, ainsi qu’une
suite illustrant l’Apocalypse.
Nous ne présenterons pas ici à nouveau dans tous ses détails l’amitié entre les deux
hommes, ni l’histoire de cette collaboration, qui se confond en partie avec les aléas de
l’édition Vollard du Coup de dés2882. Nous souhaitons principalement envisager cette question
sous l’angle esthétique, tout en suivant le fil de l’histoire de la réception.
Ainsi, notons immédiatement que l’existence même du travail de Redon est restée
longtemps dans l’ombre. La destinée posthume de ces lithographies a accompagné celle,
chaotique, de l’édition définitive du Coup de dés, interrompue par la mort du poète. Fait
capital ici, lorsque André Mellerio publie en 1913 son catalogue raisonné de l’œuvre
lithographié, comme l’ont remarqué les spécialistes, il ne fait aucun rapprochement entre ces
trois estampes et le Coup de dés ; en outre, il les date de 1900. La présentation, dans
l’introduction, du lien entre Mallarmé et Redon se limite au rappel de leur « rapports
d’intimité2883 ». C’est en 1923, dans une refonte de sa monographie, que Mellerio, au détour
d’une note, mentionnera l’existence du projet relatif au poème mallarméen. Il traite de
« l’illustration chez Redon », évoque quelque titres, puis écrit : « il a lieu d’ajouter : La
Maison hantée, Texte de BULWER-LYTTON (traduction de René Philippon) – Encore les
planches d’essai pour : Le Coup de Dés du poète STÉPHANE MALLARMÉ2884 ». Cependant,
ce correctif ne sera que partiel dans la mesure où les notices descriptives des lithographies,
placées en fin d’ouvrage, resteront celles de 19132885. Dans le volume de 1923, ces « planches
d’essai », nommées pour la première fois, ne sont pas encore explicitement identifiées. Ainsi,
comme le précisera Gamboni, l’identification de ces trois estampes viendra des Etats-Unis,
dans un ouvrage de 1944 consacré à Vollard : Una Johnson citera en appendice un extrait

2880
Lettre de Vollard à Mallarmé du 14 décembre 1896, citée par B. Marchal, OC, t. I, p. 1318-1319.
2881
Voir la notice de B. Marchal, OC, t. I, p. 1319-1320.
2882
Sur cette question, voir U. E. Johnson, « Ambroise Vollard éditeur » (1867-1939). An appreciation and
catalogue, New-York, Wittenborn, 1944, p. 209-211 ; R. Bacou, « Mallarmé et Redon », Odilon Redon, Genève,
Pierre Cailler, t. I (« La vie et l’œuvre »), 1956, p. 88-97 ; R. Gr. Cohn, « The Lahure edition of the Coup de
dés », Mallarmé’s Masterwork, op. cit., p. 77-80 ; « Stéphane Mallarmé », in Lettres de […]à Odilon Redon, éd.
R. Bacou, Corti, 1960, p. 131-146 ; L. Cellier, « Mallarmé, Redon et "Un Coup de dés" », C.A.I.E.F., n° 27, mai
1975, p. 363-375 ; D. Mirham, « The Abortive Didot-Vollard edition », art. cit., p. 45-47 ; P. Florence,
Mallarmé, Manet and Redon. Visual and Aural Signs and the Generation on Meaning, Cambridge, Cambridge
University Press, 1986, p. 84-126 ; Fr. Chapon, Le Peintre et le livre. L'âge d'or du livre illustré en France
(1870-1970), Flammarion, 1987, p. 26-27, et p. 305 ; D. Gamboni, La plume et le pinceau, Odilon Redon et la
littérature, Minuit, 1989, p. 82-83 et p. 186-188 ; J. P. Morel, « Mallarmé-Vollard. A qui la faute ? (Le Coup de
dés, une affaire pas éteinte) », art. cit., p. 34-49 ; B. Marchal, notice du Coup de dés, OC, t. I, p. 1318-1320 ; J.
M. Nectoux, Mallarmé. Un clair regard dans les ténèbres, op. cit., p. 132-145 ; J. Fr. Chevrier, L’Action
restreinte, op. cit., p. 74-77.
2883
A. Mellerio, Odilon Redon (1913), op. cit., p. 39.
2884
A. Mellerio, Odilon Redon, H. Floury éditeur, 1923, p. 118.
2885
Ibid., p. 189.

618
d’une thèse de Doctorat non publiée due à une certaine Roberta Morgan, de l’Université de
Harvard, qui proposa la toute première analyse comparée des lithographies et du poème2886.
Mais, les choses sont un peu plus complexes : nous avons en effet retrouvé, grâce à Una
Johnson2887, un passage très peu connu de la revue L’Estampe et l’Affiche, dirigée par André
Mellerio et Clément Janin, daté d’avril 1899, qui mentionne le projet d’illustration du Coup
de dés, en préparation ; il s’agit de présenter, dans un entrefilet intitulé « Les éditions
Vollard » , le catalogue en cours de réalisation :
Nous mentionnons encore, comme étant en voie avancée d’exécution, le Jardin des supplices de
M. Octave Mirbeau, avec 20 estampes de ces curieuses taches teintées monochromes et nettement
cerclées où se complaît le maître sculpteur Rodin. Un coup de dés, de Mallarmé, contiendra quatre
œuvres d’Odilon Redon (…)2888.

Ce texte, signé « A. M », montre que Mellerio n’a jamais ignoré l’édition Vollard
lithographiée du Coup de dés. Cela nous apprend en outre que le projet ne fut pas
complètement ni définitivement abandonné à cause de la mort du poète, ce que confirme
l’échange de lettres de 1900 entre Vollard et Valéry présenté plus haut.
Comment alors expliquer la lacune de 1913 ? Doit-on faire l’hypothèse d’un oubli, à plus
de dix ans d’intervalle ? La monographie de Mellerio paraît l’année même de la publication
de l’exégèse de Thibaudet : il n’a sans doute pas pu avoir à nouveau connaissance du travail
de Redon que le critique de la NRF mentionne en passant. Quant à la note de 1923, doit-on y
voir un indice supplémentaire de la redécouverte progressive du Coup de dés dans le courant
des années 1920 ? Il nous semble malgré tout très difficile de soutenir, comme le fera Dario
Gamboni en 1989 dans La plume et le pinceau, que cette absence de mention du poème
mallarméen dans le catalogue de 1913 résulte d’une volonté d’occultation. Ce dernier écrit en
effet : « l’échec de cette collaboration ressort suffisamment d’un abandon du projet et d’une
attitude de Redon et de Vollard que la mort de Mallarmé ne suffit pas à expliquer » ; il ajoute,
à propos de cette édition, que le peintre « ne désirait pas la voir publiée2889 ». Mellerio aurait
volontairement fait silence sur un travail que Redon aurait en partie renié, sous prétexte qu’il
n’en parle pas dans ses écrits. Ce sera le seul argument avancé. Rappelons qu’en 1937,
Ambroise Vollard explique que le refus de Didot ne l’empêche pas de songer un jour à
reprendre ce projet ; il dispose du travail de Redon : « j’ai conservé soigneusement les
lithographies qu’exécuta Odilon Redon pour l’illustration de ce livre, et le moment viendra,
j’espère, où le Coup de dés paraîtra2890 ». Comme l’on sait, il n’en fut rien, et le marchand-

2886
U. E. Johnson, « Redon’s illustrations for "Un Coup de dés" by Mallarmé », « Ambroise Vollard éditeur »
(1867-1939), op. cit., p. 209-211.
2887
Voir U. E. Johnson, « Ambroise Vollard éditeur ». Prints, Books, Bronze, New-York, Museum of Modern
Art, 1977, p. 145.
2888
A. M, « Les éditions Vollard », L’Estampe et l’Affiche, 15 avril 1899, p. 99.
2889
D. Gamboni, La plume et le pinceau, op. cit., p. 188.
2890
A.Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux, op. cit., p. 287-288.

619
éditeur ne livra pas d’autres précisions ; mais suspecter ici le peintre et ami intime de
Mallarmé paraît assez déplacé, même si Redon n’eut sans doute pas une tâche facile, comme
nous allons le préciser. Toujours est-il que Mellerio n’hésitera pas à nommer les planches
d’essai du Coup de dés en 1923, ce que semble ignorer Gamboni.
De même, du côté des mallarmistes, si l’on excepte la note de Thibaudet qui dès 1912-
1913 mentionne l’existence de ce projet2891, ainsi que l’extrait d’une lettre de Redon à
Mallarmé citée par Mondor dans sa biographie de 1941, évoquée plus haut, il fallut attendre
les années 1960, et les ventes Berès faisant réapparaître des jeux d’épreuve de l’édition
Vollard, pour que l’intérêt, quoique très limité et très réservé d’ailleurs, vienne se porter sur
ces illustrations. Ainsi, les tout premiers commentateurs du poème, les disciples de Mallarmé
compris, Claudel, Gide et Valéry inclus, n’auront jamais rien dit du travail de Redon, qui
n’aura pas même été mentionné. Du côté des spécialistes du peintre-graveur, c’est au travers
de la publication de ses lettres inédites que l’on put commencer à préciser les modalités de ce
projet, de façon à en préciser la chronologie2892. Quant à Redon lui-même, qui a laissé des
écrits autobiographiques, et des textes critiques, il n’en dit rien2893.
Ajoutons ici que pour Cohn, qui a eu accès à un tirage des lithographies acquis lors de la
vente de 1960 par un Américain – il les reproduit dans son livre de 1966 – elles sont d’un
« intérêt secondaire2894 ». L’universitaire ajoute que l’artiste bordelais, livrant avec ces
gravures une manière et un contenu qui relèvent de son art le plus « typique », était
« incapable de comprendre la pensée profonde de Mallarmé2895 ». Enfin, il clôt la réflexion en
écartant d’un geste ce travail graphique jugé parasite : « il semble évident que ces illustrations
n’étaient en aucune manière une partie de l’Œuvre2896 ». On aura compris ce qui gêne ici
Cohn, indépendamment peut-être d’un certain préjugé logocentrique séculaire qui conduit à
hiérarchiser entre la lettre et l’image : si le Coup de dés constitue un fragment du Livre,
comme il le soutient fermement depuis 1951, l’apparition de ces lithographies vient quelque
peu remettre en question l’armature de sa thèse. Accompagné de ces quatre images, le poème
perdrait alors de sa pureté totalisante. C’est Léon Cellier, en 1975, qui a le premier tenté de
regarder véritablement le travail de Redon, de façon à le faire dialoguer avec le texte, tout en
établissant des rapprochements avec d’autres œuvres visuelles de l’artiste2897.

2891
« L’éditeur vendit alors ces épreuves définitives avec quatre lithographies d’Odilon Redon qui devaient
accompagner le poème, à un amateur, je ne sais qui », La Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 385.
2892
Voir Lettres de […]à Odilon Redon, op. cit., p. 131-146.
2893
Voir O. Redon, A soi-même. Journal 1867-1915 (1922), Corti, 2000.
2894
Ibid. p. 78. Nous traduisons.
2895
Ibidem.
2896
Ibid., p. 77.
2897
L’association de ces trois gravures avec l’édition Vollard du Coup de dés ne semble pas encore aller de soi :
c’est ainsi que le tout récent catalogue de l’exposition du Musée Léon Dierx de la Réunion, dont la commissaire
fut Laurence Madeline, intitule « La femme au hennin » de Mellerio « Brünhilde (crépuscule des dieux) », et la

620
2. Iconologie
Qu’en est-il de l’interprétation ? Depuis 1944, dans le prolongement de la première
description donnée par Mellerio, le discours tenu sur ces lithographies a consisté à identifier
les motifs, dans un dialogue avec le poème de Mallarmé, comme avec d’autres œuvres de
Redon. L’enjeu aura dont été jusqu’à présent principalement d’ordre iconologique.
Cependant, commençons par là, il existe une première tradition critique, que l’on peut
faire remonter d’ailleurs à une remarque de Redon lui-même rapportée par Jacques Morland,
qui voudrait que le Coup de dés soit proprement irreprésentable, voire complètement étranger
à l’univers onirique de l’auteur de L’Hommage à Goya. Monstre d’abstraction, il n’offrirait
rien à montrer. C’est le point de vue par exemple de Richard Hobbs, que Gamboni partagera
lui aussi2898, en faisant de l’hermétisme du poème une des raisons de l’échec de l’entreprise :
Mais ces considérations étaient secondaires en comparaison de la difficulté qu’il y avait à trouver
des motifs. Une partie du lexique de Mallarmé peut se rattacher superficiellement aux
préoccupations de Redon, mais il n’y a pas d’images évocatrices susceptibles de conduire
naturellement à une représentation visuelle. Redon interprète des détails du texte, comme les mots
« ombre puérile », présents sur une lithographie sous la forme d’une tête d’enfant, mais le résultat
de l’ensemble reste déroutant. De tels détails manquaient de réelle proximité avec le style de
Redon, si bien que le projet de collaboration entre Mallarmé et Redon, deux des figures les plus
marquantes du symbolisme français, se solda par un échec2899.

Et de fait, si l’on en croit Jacques Morland, le peintre se serait plaint de la dimension abstraite
du Coup de dés : « songez qu’il n’y avait pas un mot qui ne fût abstrait ! Ah ! si seulement il
avait parlé d’une chaise ou d’un démon !2900 ». Ce jugement rejoint en partie la stupeur des
tout premiers lecteurs du poème, déconcertés comme il se doit, mais il montre aussi les
difficultés auxquelles fut confronté celui qui devait « illustrer » un texte si obscur. Or, comme
le remarquait déjà Johansen en 1945, « on ne comprend pas entièrement que Redon se soit
plaint du manque de points de repères fixes2901 » ; Léon Cellier, de même, rappelle à juste
titre que « le Coup de dés n’est pas abstrait2902 ». Le texte fait affleurer en effet, au détour
d’un mot, un certain pittoresque, à commencer par le motif du dé, prolongé par les thèmes de
la tempête et du naufrage, ou ceux du manoir, et du ciel étoilé, topoï de la tradition
iconographique ; à cela s’ajoutent des figures (Maître, démon, ombre puérile, prince, stature
mignonne ténébreuse, aigrette, sirène), et des « accessoires », morceaux de « décor », ou
éléments « décoratifs » (écume, aile, barbe, barre, os, voile, plume, aigrette, toque, roc).

date de 1894…Voir Odilon Redon. Le ciel, la terre, la mer, R.M.N. / Musée Léon Dierx, 2007, p. 176. La page
des « repères biographiques » (p. 220) consacrée aux années 1890 ne dit rien non plus de ce projet d’illustration.
2898
Il note qu’avec ce projet d’illustrer le Coup de dés, le « danger était à son comble », D. Gamboni, La plume
et le pinceau, op. cit., p. 186.
2899
R. Hobbs, Odilon Redon, Boston, New Graphic Society, 1977, p. 120. Nous traduisons.
2900
Cité dans R. Bacou, « Mallarmé et Redon », Odilon Redon, op. cit., p. 96.
2901
S. Johansen, Le Symbolisme, op. cit., p. 354.
2902
L. Cellier, « Mallarmé, Redon et "Un Coup de dés" », art. cit., p. 371.

621
Autrement dit, en dépit de sa difficulté syntaxique réelle, et de sa mise en page novatrice, le
poème offre, non pas des realia certes, ni une histoire qui pourrait devenir l’historia du
peintre, mais les linéaments très concrets d’un récit virtuel doté d’un décor minimal, et d’un
personnel dramatique lui aussi minimal, le tout pouvant s’inscrire dans une certaine topique,
littéraire et picturale : si les chaises manquent à leur place – Mallarmé n’est pas Ionesco – il y
a bel et bien un démon dans le Coup de dés !
En dépit de ces difficultés, Redon a été en mesure de fournir des images, elles-mêmes
difficiles à interpréter, certes en raison du symbolisme à la fois très personnel et très ouvert,
comme toujours chez Redon, mais en partie aussi à cause de l’inachèvement du travail, et de
la disparition d’une des quatre lithographies, qui nous prive d’une vision d’ensemble. La base
de cette recherche iconologique aura dont été le catalogue de Mellerio, dont nous donnons ici
les notices de 1913 ; précisons qu’à cette date, aucun titre n’est donné, ni de la part de Redon,
ni de la part de l’éditeur :
Planche I, 30 x 24 (Mellerio, n° 186) : Femme de profil vers la gauche, coiffée d’une sorte de
hennin surmonté d’une folie. Elle regarde un amalgame confus d’objets divers.
Planche II, 20 x 7 cm (Mellerio, n° 187) : A gauche, en bas, une tête d’enfant, vue de face. Au
loin, un arc-en-ciel partie sombre et partie lumineux. Au-dessus, des fleurs comme jetées dans
l’espace.
Planche III, 26 x 24 cm (Mellerio, n° 188) : Une femme tournée vers la gauche, et portant sur
la tête une toque ornée de plumes. Son long corps mince rejette le buste en arrière, faisant saillir la
poitrine en une courbe gracieuse de lignes2903.

Ajoutons, ce qui a son importance, que Madame Redon aurait noté sur la lithographie la plus
petite, celle de « l’enfant », comme l’indique Jean-Michel Nectoux, la mention « ex-
libris »2904.
Les commentateurs ultérieurs ont enrichi, voire corrigé, ces lignes somme toute assez
évasives, que Léon Cellier qualifiera d’« ingénues2905 ». Nous trouvons une description-
interprétation plus précise de deux de ces trois gravures dans le livre de Jean-Michel
Nectoux :
Une autre planche mêle, en une sorte de feuillet d’esquisses superposées, des lignes
géométriques suggérant quelque cadre, orné d’une tête d’oiseau dressée, deux grands dés, l’un
posé, l’autre flottant en l’espace, un beau profil féminin aux yeux baissés, enfin et surtout, pour
figure principale, un noble et froid profil de femme, sorte de fée au bonnet surmonté d’un
improbable animal à tête humaine, s’achevant en hippocampe.
La composition placée en tête de volume (ex-libris) est la plus belle, associant dans sa partie
supérieure, avec une sorte d’évidence, une tête de taureau et un corps céleste brillant dans
l’obscurité du ciel ; une manière d’arc-en-ciel traverse la partie inférieure où apparaît un visage
d’enfant au regard sombre, interrogatif et doux, celui d’Arï Redon, sans doute. Et dans la gravité
de ce visage semble s’exprimer le souvenir d’un deuil, celui qu’éprouvèrent Redon, comme
Mallarmé, à la perte de leur fils : Jean Redon, mort en bas âge, en 1886, Anatole Mallarmé,

2903
A. Mellerio, Odilon Redon (1913), op. cit., p. 124.
2904
« L’exemplaire de Redon, annoté par son épouse (The Art Institute of Chicago), porte la mention "ex-libris",
rendue possible par sa taille très réduite par rapport aux autres illustrations », J. M. Nectoux, Mallarmé. Un clair
regard dans les ténèbres, op. cit., p. 228. Cette indication ne figure pas dans le catalogue édité par Mellerio.
2905
L. Cellier, « Mallarmé, Redon et "Un Coup de dés" », art. cit., p. 371.

622
disparu à huit ans, en 1879. (…) Par son ampleur visionnaire, la profondeur de ses noirs, L’Enfant
à l’arc-en-ciel approche seul la grandeur cosmique du poème de Mallarmé2906.

Mais, à la différence de Mellerio, Nectoux donne des titres (« La Femme au hennin »,


« L’Enfant à l’arc-en-ciel », et « La Femme à l’aigrette »2907), ce qui a pour effet selon nous
de figer l’image dans une interprétation close, nous allons y revenir.
Pour ce qui est du lien avec le contenu du Coup de dés, on a très tôt rapproché l’enfant de
la planche II de « l’ombre puérile »2908. La présence de cette figure enfantine a reçu un
éclairage intéressant donné par Cellier, tributaire des analyses de Jean-Pierre Richard2909,
comme de la parution en 1961 de Pour un tombeau d’Anatole. Sa lecture se fonde sur la prise
en compte d’éléments biographiques : le grand point de contact entre le poème et les
lithographies serait l’enfant mort. Redon et Mallarmé, « pères douloureux2910 », ayant tout
deux perdu un enfant jeune, dialogueraient en quelque sorte de manière silencieuse à travers
cette image d’un petit fantôme. Le visage de l’enfant du Coup de dés rappelle de très près les
portraits d’Ari, second fils des Redon qui eut pour marraine Geneviève, la fille de Mallarmé.
Le lien pourrait alors être tissé avec la planche de la sirène, Mallarmé décrivant la mort
d’Anatole comme une noyade2911 : l’enfant de la lithographie serait ce « petit naufragé2912 »
du Coup de dés aquatique, comme de la vie terrestre des deux amis. Ainsi, on rapprochera
cette planche du pastel intitulé « L’enfant devant l’aurore boréale » (1894), qui représente un
visage enfantin cette fois de profil, absorbé dans la contemplation d’une source de lumière
diffuse et orangée. Cette thèse, « la plus précise et relativement convaincante2913 » écrira
Gamboni, constitue une petite doxa critique, reprise sans grand changement par Nectoux, on
l’a vu, comme par Jean-François Chevrier, qui précise cela en rattachant cette image au drame
solaire mallarméen :
Ce dessin fait écho au fameux portrait au pastel d’Arï, L’enfant à l’aurore boréale (1894), que
Redon avait offert à Mallarmé. Le titre de ce portrait contient trois fois le phonème « or » qui
renvoie aux initiales de la signature, O. R. L’évocation généalogique rejoint le symbole de
résurrection, dans un mythe solaire d’engendrement2914.

Par contre, comme l’a bien noté Cellier, le descriptif de la planche III est très insuffisant :
Mellerio omet de préciser la présence d’une queue de sirène, ce qui change tout ! Or, on sait

2906
J. M. Nectoux, Mallarmé. Un clair regard dans les ténèbres, op. cit., p. 142.
2907
Ibid., p. 141-143.
2908
Johnson, Cohn, Cellier, Hobbs.
2909
« L’ombre puérile » du Coup de dés se voit en effet rapprochée du petit Anatole : « celui-ci portait sans
doute sur son lit de mort le costume marin que nous font connaître aussi ses photographies », J. P. Richard,
L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 139. Le Tombeau d’Anatole présente de fait des phrases qui
confirment cette « rêverie de l’océan, de la mort traversés » (ibidem).
2910
L. Cellier, « Mallarmé, Redon et "Un Coup de dés" », art. cit., p. 375.
2911
« petit marin – costume mis / quoi ! – pour grande traversée / une vague t’emporta / mer, ascite », OC, t. I,
p. 542.
2912
Ibid., p. 374.
2913
D. Gamboni, La plume et le pinceau, op. cit., p. 187.
2914
J. Fr. Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 76.

623
que cette figure hybride constitue un motif assez répandu dans l’œuvre onirique et fabuleuse
du maître des Noirs. En outre, comme l’avait bien vu Roberta Morgan, il s’agit bien moins
d’une « femme » que d’un être androgyne, en accord avec la figure du « prince amer de
l’écueil » coiffé de la plume d’Hamlet, et présenté aussi comme « une stature mignonne
ténébreuse / debout / en sa torsion de sirène ». Il est alors possible, comme l’a fait Penny
Florence2915, de rapprocher cette figure de la sirène de la suite Les Origines (1883), que la
notice de Mellerio décrit comme un « torse de femme à l’aspect hommasse2916 ».
Quant à la planche I, Morgan, puis Cohn et Cellier la considèrent comme une vision de
l’ensemble du Coup de dés : elle n’aurait pas le même statut que les deux autres, centrées sur
une scène ou une figure particulière du poème. Cellier voit dans cette figure féminine,
rapprochée de la « Déesse de l’Intelligible » de la suite Hommage à Goya, une représentation
allégorique de la « Pensée de Mallarmé2917 ». Et, de fait, l’auteur d’Epouser la notion
rejoignait Redon sur ce point, le remerciant pour cette « étude de femme, que vous appelez si
justement la déesse de l’Intelligible2918 ». Ainsi, pour prolonger ce propos, nous pourrions
soutenir que cette planche incarne ce que le poète, dans une lettre à Barrès de 1885, soit
exactement à la même date, a appelé « le seul drame à faire », à savoir « celui de l’Homme et
de l’Idée2919 ». C’est bien ce que Redon semble dessiner ici, dans cette perspective idéaliste
qui constitue le socle philosophique diffus commun aux deux artistes : un face à face, qui est
aussi affrontement, entre le Dé en mouvement et l’Idée permanente, entre la Matière dispersée
et la Notion concentrée.
On a pu en outre inscrire cette lithographie dans la lignée des profils féminins très
nombreux, coiffés, voilés, ou casqués, parfois de style florentin comme ici, que Redon a pu
dessiner2920. Jean-François Chevrier, rappelant l’influence de Piero della Francesca, ajoute :
« Redon s’était-lui même confronté à l’épure hermétique du poème de Mallarmé, et il répond
par une spéculation géométrique qui combine un arc de cercle, suggestion de la mécanique
céleste, et les cubes d’un jeu de dés2921 ». Quant à l’être zoomorphe qui surmonte la coiffe, il
a pu être rapproché de la figure d’Oannès, « être singulier ayant une tête d’homme sur un
corps de poisson2922 » comme le présente Flaubert dans La Tentation de saint Antoine ;
Cellier écrit : « on dirait que Oannès se pose, se recueille ou s’assoupit sur la tête de la femme

2915
P. Florence, Mallarmé, Manet and Redon, op. cit., p. 90-92.
2916
Odilon Redon. Les estampes – The Graphic Work. Catalogue raisonné, op. cit., p. 110.
2917
L. Cellier, « Mallarmé, Redon et "Un Coup de dés" », art. cit., p. 371.
2918
Mallarmé, lettre à Redon du 2 février 1885, OC, t. I, p. 783.
2919
Mallarmé, lettre à Barrès du 10 septembre 1885, ibid., p. 786.
2920
C’est le cas de L. Cellier (« Mallarmé, Redon et "Un Coup de dés" », art. cit., p. 371), de R. Bacou, J. Fr.
Chevrier (L’Action restreinte, op. cit., p. 76).
2921
J. Fr. Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 76.
2922
Flaubert, La Tentation de saint Antoine, Œuvres, éd. A. Thibaudet et R. Dumesnil, Gallimard, 1951, t. I,
p. 114.

624
sereine qui incarne la Pensée mallarméenne2923 ». Le titre complet de la gravure, citation de
Flaubert, est le suivant : « Oannès : Moi la première conscience du Chaos, j’ai surgi de
l’abîme pour durcir la matière, pour régler les formes2924 ». Un autre passage du texte
flaubertien peut éclairer cette figure qui surgit après le « Buddha » ; Oannès, « patriarche avec
de petits bras », déclare qu’il est « le contemporain des origines », et qu’il a « habité le monde
informe où sommeillaient des bêtes hermaphrodites »2925. Redon, dans cette planche du Coup
de dés, avec ce petit être endormi au corps zoomorphe, retrouve quelque chose de l’univers
aquatique primordial marqué par la confusion des règnes avant le geste séparateur d’Oannès,
lui-même doté d’une identité hybride. Il pourrait alors faire penser à « l’ultérieur démon
immémorial » évoqué dans le poème de Mallarmé qui, comme Oannès, tient à la fois du
patriarche (immémorial) et de l’enfant (ultérieur), tout en se situant entre la forme et
l’informe, l’esprit et la matière, puisqu’il provoque la « conjonction » entre le Maître et la
mer.
Toujours est-il que cette double coiffe constitue sans doute un des aspects les plus
intrigants, et les plus fascinants, de cette série d’estampes. Doit-on y voir une attaque de la
Matière en direction de l’Esprit, à l’image de ce qui a lieu sur la lithographie qui servit de
frontispice à la brochure contemporaine de Mellerio intitulée Le Mouvement idéaliste en
peinture (1896)2926 ? Voici comment elle fut décrite dans le catalogue de 1913 : « Une tête
lumineuse aux traits ascétiques est tournée vers le ciel, les yeux fermés, avec un air de
souffrance intérieure. Cependant, un monstre, à la face hideuse, enroulant ses anneaux noirs
au cou de la victime, semble lui ronger le crâne2927 ».
Une autre piste interprétative a pu être avancée. Roseline Bacou a fait un rapprochement
entre « la Femme au hennin » et un pastel de Redon connu depuis son exposition en 1917
sous le titre de « Jeanne d’Arc ». Elle notait : « la coiffure, avec ses enroulements sur la
nuque, rappelle celle que porte la femme de profil dans la planche d’essai pour Un coup de
Dés de Mallarmé, datant des années 1898-18992928 ». Quant à l’éditrice du récent catalogue de
l’œuvre peint et dessiné, elle commentera ainsi ce pastel : « l’âme régénérée serait-elle cette
forme minuscule et anthropomorphe, lovée contre la nuque à l’endroit où le voile s’enroule

2923
L. Cellier, « Mallarmé, Redon et "Un Coup de dés" », art. cit., p. 372.
2924
Odilon Redon. Les estampes – The Graphic Work. Catalogue raisonné, op. cit., p. 310-311.
2925
Flaubert, La Tentation de saint Antoine, op. cit., p. 114.
2926
Redon y est décrit comme un des représentants, avec Puvis de Chavanne et Gustave Moreau, de cette
peinture qui refuse la « sensation directe », pour exalter la « transformation cérébrale, purement subjective », A.
Mellerio, Le Mouvement idéaliste en peinture, H. Floury, 1896, p. 9.
2927
Odilon Redon. Les estampes – The Graphic Work. Catalogue raisonné, op. cit., p. 334-335. Voir la
reproduction dans notre annexe 4.
2928
R. Bacou, Musée du Louvre. La Donation Arï et Suzanne Redon, Ministère de la Culture et R.M.N., 1984,
p. 55.

625
sur lui-même et se métamorphose en queue de serpent ?2929 ». Ainsi, l’animal aquatique
« inférieur », que l’on pourrait inscrire dans le fameux bestiaire sous-marin de l’auteur des
Origines, se verrait plutôt associé ici à un principe spirituel supérieur, tête de la tête, tête à la
seconde puissance, tout en plongeant son identité dans l’Océan primordial. Un détail
significatif pourrait corroborer cette lecture. L’homoncule marin a les yeux clos, tandis que la
femme a les siens bien ouverts, l’ensemble constituant un système symbolique duel et
complémentaire. L’être endormi figure peut-être l’Inconscient, principe de la Vie universelle,
en rapport avec l’âme et le versant nocturne de l’existence, qui détermine la vie consciente,
allégorisée ici à travers une femme aux yeux ouverts. Toujours est-il qu’avec cette image tirée
de l’Abîme du Coup de dés, nous sommes au cœur du projet artistique de Redon de cette
époque des Noirs, situé au croisement entre darwinisme et mysticisme : la frontière entre
anthropomorphisme et zoomorphisme vacille. Par ailleurs, cette dimension « embryonnaire »,
involutive ou régressive, de l’homme-hippocampe, peut aussi être mise en relation avec les
formes hybrides et duelles, toutes liées à l’élément aquatique, du Coup de dés : ombre puérile
ou stature mignonne ténébreuse / debout / en sa torsion de sirène.
Nous voudrions ajouter encore quelques éléments à ces analyses de type iconologique,
avant d’aborder d’autres aspects de cette transposition d’art. La tête d’oiseau de la planche I
n’a jamais vraiment été commentée. Or elle trouve son explication dans le poème : c’est
l’aigrette, non pas seulement plume qui coiffe la toque, mais aussi oiseau blanc apparenté au
héron, mot qui en constitue l’étymon : Redon a pris soin de dessiner explicitement la huppe.
Quant au motif de l’oiseau, on sait qu’il traverse le poème, qu’il s’agisse d’aile, de vol, ou de
plume. Mais si nous relevons cela, ce n’est pas en raison d’un souci naturaliste ou de quelque
lubie ornithologique, mais à cause de la perspective mythologique qui en découle : l’histoire
de Scylla, la fille du roi de Mégare Nisus, métamorphosée en « aigrette » (« ciris ») à cause de
son amour coupable pour l’assiégeant Minos. Rappelons le passage ovidien, qui décrit un
mouvement de suspension aérien que l’on retrouvera dans le Coup de dés :
Quand son père la vit, - car il planait déjà dans les airs, et venait d’être changé en aigle de mer aux
ailes fauves, - il allait déchirer de son bec recourbé la malheureuse ainsi accrochée ; prise de peur,
elle lâcha la poupe, et comme elle retombait, on put la croire soutenue par une brise légère qui
l’empêchait de toucher les flots ; c’était des plumes ; grâce à ce plumage, métamorphosée en
oiseau, on l’appelle aigrette, et elle a tiré ce nom du cheveu qu’elle avait coupé2930.

Ajoutons que Mallarmé-traducteur de Cox revient sur cette fable dans Les Dieux antiques,
sans parler cependant de la métamorphose en aigrette : il évoque la noyade, ou le fait d’être
changé en poisson2931. Scylla, par condensation de ce double destin, peut être rattachée, dans

2929
Odilon Redon. Catalogue raisonné de l’œuvre peint et dessiné. Volume I : Portraits et figures, éd. A. Lacau
Saint Guily et M. Ch. Decroocq, Wildenstein Institute / La Bibliothèque des Arts, 1992, p. 102.
2930
Ovide, Les Métamorphoses (livre VIII), éd. J. Chamonard, GF-Flammarion, 1966, p. 207.
2931
Mallarmé, OC, t. II, p. 1531.

626
l’imaginaire mallarméen, à la série des sirènes noyées. L’ensemble n’est pas sans faire écho à
ce Coup de dés en miniature que constitue le sonnet A la nue… :
Dans le si blanc cheveu qui traîne
Avarement aura noyé
Le flanc enfant d’une sirène2932

La conjonction inhabituelle cheveu-noyade pourrait faire directement écho au mythe de


Scylla.
De plus, il nous semble intéressant de revenir sur la planche de « l’enfant ». Jean-François
Chevrier note que « l’arc-en-ciel » identifié par Mellerio peut être suspecté2933. Il nous semble
possible de préciser cela. La question du hasard posée par le poème nous amène à voir dans
cette forme semi-circulaire un avatar de la Roue de Fortune, motif beaucoup plus familier de
Redon que celui de l’arc-en-ciel, que l’on rencontre à notre connaissances dans au moins trois
estampes : la gravure « La Roue » appartenant à la suite Dans le rêve de 18792934, le
frontispice d’hommage à Edgar Poe de 18822935, ainsi que le vieux Chevalier de 18962936. On
peut remarquer la présence régulière de points sur la planche de 1897, difficile à associer à
l’écharpe d’Iris, rappelant par contre les formes géométriques qui ponctuent les roues
précédemment citées. En outre, le motif de la Roue de Fortune nous semble davantage en
accord avec la tristesse du visage : précarité d’un destin qui oscille entre le néant et l’être.
Cette mélancolie réside peut-être dans le fait de n’être pas encore né, ou bien d’être mort-né,
autrement dit, dans le statut ontologique équivoque d’ombre, en écho direct à cette « ombre
puérile » associée au « naufrage » du Maître. Ce que Mellerio a identifié comme un « arc-en-
ciel » semble diviser le monde en deux espaces qui n’appartiennent pas au même niveau de
réalité, et vient couper une partie du visage, ou occulter le haut du crâne, comme si un rideau,
celui de la grande Nuit, était en train de tomber sur l’enfant mélancolique. Pourquoi ne pas
voir là aussi un avatar du « voile d’illusion » évoqué dans cette double page du Coup de dés
où le Mariage fertile, réduit à de simples « Fiançailles », et l’Acte tant attendu – geste
créateur, geste procréateur – font défaut ? Cette lithographie semble montrer le poids des
astres sur la vie de l’Enfant, dont le visage est presque barré par un ciel zodiacal trop lourd,
signe ou mémoire d’un désastre.
De même, le mouvement circulaire présent sur la planche I, se confondant avec la
trajectoire d’un dé lancé, fait écho à l’arc de cercle de la lithographie précédente : on peut

2932
Mallarmé, OC, t. I, p. 44.
2933
« un arc de cercle (un arc-en-ciel ?) », ibidem.
2934
Voir Odilon Redon. Les estampes – The Graphic Work. Catalogue raisonné, op. cit., p. 88-89. Voir la
reproduction dans notre annexe XXXX.
2935
Ibid., p. 72-73. Voir la reproduction dans notre annexe XXXX.
2936
Ibid., p. 332-333.

627
encore y voir une variante de la Roue de Fortune, motif traditionnel qui aurait peut-être
permis à Redon de rattacher le « coup de dés » à une pensée emblématique identifiable.

3. Positif /négatif : la rencontre entre le lithographe des « noirs » et le poète des « blancs »
En juillet 1897, dans une lettre adressée à Redon, Vollard, suivant les volontés du poète,
souhaite que les « illustrations soient en noir » ; le marchand précise cela, en se faisant l’écho
d’une conversation qui portait sur une planche de L’Apocalypse réalisée par Redon :
Monsieur Mallarmé, après l’avoir beaucoup admiré, m’a dit : « Oui, mais pour les planches que
Redon fera pour mon ouvrage, il importe qu’il y ait un fond dessiné : sinon, si le dessin se présente
sur un fond blanc comme dans cette planche, cela fera double emploi avec le dessin de mon
texte »2937.

Réagissant un peu comme il l’avait fait avec Debussy – « je croyais l’avoir moi-même mis en
musique2938 ! » – le poète semble ici presque marquer l’autonomie et la complétude
graphiques de son œuvre. Redon, dans sa lettre à Mallarmé d’avril 1898 déjà mentionnée plus
haut, semble entériner ce choix esthétique : « je vous propose de dessiner blond et pâle, afin
de ne pas contrarier l’effet des caractères, ni leur variété nouvelle2939 ». Comme le note
Nectoux, « le poète témoigne de son inquiétude devant le possible redoublement de l’effet
graphique de la typographie, innovation majeure de son texte2940 ». Ainsi donc, cette
collaboration a pour effet indirect de nous renseigner sur les intentions esthétiques du poète.
Le geste du graveur amène Mallarmé à préciser son propre domaine d’intervention graphique.
Ce partage complémentaire et inversé des valeurs plastiques conduit alors à rapprocher
typographie et lithographie. On comprend alors ici ce que Mallarmé entend par « je suis pour
– aucune illustration2941 ». Il s’agirait de quelque illustration bien spécifique, ni
photographique, ni cinématographique, mais lithographique, sous conditions. Comme le
soulignait Cellier, « pour Mallarmé, Redon est le peintre du noir2942 ». Dès 1907, Marius-Ary
Le blond, dans un très bel article consacré au Redon coloriste, avait déjà situé ces deux
œuvres sous le signe de la grande Nuit romantico-symboliste :
Par cette dramaturgie apocalyptique, Redon avait attiré l’admiration des lettrés d’il y a vingt
ans que les contes de Villiers de l’Isle Adam d’une sombreur cruelle, les poèmes en prose de
Mallarmé d’un crépuscule sibyllin, les œuvres fantastiques d’Edgar Poë traduites alors par

2937
Lettre de Vollard à Redon du 5 juillet 1897, citée par B. Marchal dans OC, t. I, p. 1319.
2938
Cité par H. Mondor, Vie de Mallarmé, op. cit., p. 370.
2939
Lettre de Redon à Mallarmé du 20 avril 1898, citée par B. Marchal dans OC, t. I, p. 1320.
2940
J. M. Nectoux, Mallarmé. Un clair regard dans les ténèbres, op. cit., p. 144.
2941
Mallarmé, réponse à l’enquête sur le « roman illustré par la photographie » (janvier 1898), OC, t. II, p. 668.
2942
L. Cellier, « Mallarmé, Redon et "Un Coup de dés" », art. cit., p. 306.

628
Mallarmé après Baudelaire et illustrées par Manet, l’inspiration énigmatique de toute la poésie
symbolique avait préparés aux émotions d’un art fantasmagorique, grandiose et rare2943.

On sait en effet que le poète remercia le graveur en 1885 pour son envoi des suites constituant
son Hommage à Goya, dispensateur de « songes salomoniques2944 » ; en 1888, il célèbre les
« noirs royaux comme la pourpre2945 » des lithographies illustrant la Tentation de Flaubert ;
en 1891 à propos de Songes, Mallarmé note : « Vous agitez dans nos silences le plumage du
Rêve et de la Nuit. (…) l’invention a des profondeurs, à l’égal de certains noirs, ô lithographe
et démon2946 ». Or, avec le Coup de dés, Redon, plus que jamais, aurait dû livrer son œuvre
aux noirs. « Illustrer » le poème revenait à dessiner sur fond noir en regard d’un « dessin » sur
fond blanc : la lithographie devait être, dans l’esprit du poète, un négatif de la typographie.
On voit alors combien il serait visiblement fort peu légitime d’introduire de la couleur dans un
tel système : André Masson, comme on va le voir plus loin, passera outre, en toute
connaissance de causes.
Mais si l’on regarde les tirages d’essai, on a le sentiment que la volonté de Mallarmé n’a
pas vraiment été satisfaite : si Redon a dessiné « blond et pâle »2947, il a maintenu un fond
blanc pour au moins deux des trois lithographies : seule la planche de « l’enfant à l’arc-en-
ciel » correspond aux vœux du poète. C’est bien ce que Jean-François Chevrier est selon nous
le premier à remarquer :
Les trois illustrations subsistantes réalisées pour Un coup de dés (1897) ressortissent au
registre des formes claires, comme la moitié des illustrations du troisième album de la
Tentation de saint Antoine (1896). (…) Pour illustrer Mallarmé, Redon a choisi la clarté, en
écho aux blancs rythmiques du texte, et contre l’obscurité reprochée au poète2948 .

Même si la correspondance semble montrer que le choix du peintre était somme toute assez
réduit face aux intentions précises du poète, il n’en demeure pas moins que c’est un peu
comme à contre-emploi par rapport à son image mallarméenne que Redon devait jouer ici de
son crayon : pour le Coup de dés, n’aurait-il pas dû se muer en peintre du blanc ?

4. Métamorphose et hybridité
Finalement, si l’on regarde le travail effectué par Redon, on s’aperçoit qu’il a privilégié
les figures-silhouettes du poème. Il semble alors erroné de considérer, comme le fait Nectoux,
qu’« une seule de ces planches entretient un rapport direct avec le texte : la sirène à

2943
M. A. Leblond, « Odilon Redon. Le merveilleux dans la peinture » (La Revue illustrée, 20 février 1907), cité
dans Odilon Redon. Le ciel, la terre, la mer, op. cit., p. 37.
2944
Mallarmé, lettre à Redon du 2 février 1885, OC, t. I, p. 783.
2945
Mallarmé, lettre à Redon du 19 décembre 1888, Correspondance, t. III, p. 279.
2946
Mallarmé, lettre à Redon du 10 novembre 1891, Correspondance, t. IV, p. 326.
2947
On peut noter qu’au plan biographique, le projet d’illustration du Coup de dés prend place à une époque de
grand changement dans la vie réelle et symbolique de Redon : il vend le domaine familial médocain de
Peyrelebade, fondamentalement associé à son travail des « noirs » : sur cet aspect, voir R. Bacou, Odilon Redon,
op. cit., t. I, p. 130-132.
2948
J. Fr. Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 76.

629
l’aigrette2949 ». L’aigrette-oiseau, « l’ombre puérile », le lancer du dé, et peut-être aussi le
couple mallarméen Dé / Idée, « l’ultérieur démon immémorial », le mouvement des astres, ou
encore les accidents du sort que la Roue de Fortune pourrait symboliser, comme nous avons
essayé de le montrer, trouvent des équivalents plastiques chez Redon. Mais ce
questionnement de type illustratif orienté par le repérage de motifs reste peut-être fort
secondaire. Un des enjeux majeurs de ces lithographies, à nos yeux insuffisamment souligné
jusqu’ici, tient dans une rencontre esthétique entre le poète et le peintre autour de la notion de
métamorphose, ou de vie des formes, d’une part, comme sur le thème de l’hybridité d’autre
part, son corollaire. C’est peut-être cette dimension qui fit dire à Redon que Mallarmé était
pour lui « un allié d’art d’une sûreté absolue2950 ».
Ce que le travail graphique du lithographe dévoile ou actualise ici, ce sont ces « images
motrices » étudiées par Johansen à la suite de Thibaudet, qui font que le Coup de dés présente
des chaînes d’avatars, des figures dynamiques et entrelacées, glissant les unes dans les autres,
sans identité stable : non pas tant des formes que des transformations, des processus de
germination, de croissance, de dégradation, à l’instar de ce que suggèrent nombre de gravures
de Redon, présentant des « formes transposées ou transformées2951 » dira-t-il lui-même.
L’ombre de l’évolutionnisme, du transformisme, voire du vitalisme esthétique2952 de l’ami
d’Armand Clavaud, dont les recherches exploraient les « confins du monde imperceptible,
cette vie intermédiaire entre l’animalité et la plante, cette fleur ou cet être, ce mystérieux
élément qui est animal durant quelques heures du jour et seulement sous l’action de la
lumière2953 », se projetterait alors quelque peu sur le poème. Avec Redon, artiste par
excellence de l’imagination productrice chère au romantisme visionnaire, le Coup de dés se
donne à voir comme un réservoir de formes soumises au « régime nocturne » de la création,
cette dimension gliscomorphe identifiée par Gilbert Durand dans ses recherches sur
« l’imagination symbolique ». Le lithographe des Origines enfante des êtres hybrides, croisés,
métissés, littéralement chimériques, situés en deçà de la division des règnes, qui vole en
éclats. Les catégories de Durand, indépendamment des réserves que l’on pourra émettre sur
certaines de ses analyses, ou sur le caractère trop massif ou réducteur de ses typologies,
peuvent aider à décrire les lithographies destinées au poème de 1897. Ainsi la « structure
mystique » du « régime nocturne », dont le verbe moteur est « confondre », comprend par

2949
J. M. Nectoux, Mallarmé. Un clair regard dans les ténèbres, op. cit., p. 141.
2950
Lettre de Redon à Mellerio du 2 octobre 1898, cité dans R. Bacou, Odilon Redon, op. cit., p. 97.
2951
O. Redon, A soi-même, op. cit., p. 26.
2952
La question est quelque peu débattue parmi les spécialistes de Redon qui tentent de faire dialoguer son
bestiaire plastique avec les données scientifiques de l’époque, entre Darwin et Lamarck ; mais on convoque aussi
« l’inconscient » de Hartmann, vulgarisé en particulier par Laforgue, et « l’élan vital » de Bergson ; sur cet
aspect, voir B. Larson, « Le voyage de Darwin et les rivages de Redon », Odilon Redon. Le ciel, la terre, la mer,
op. cit., p. 106-115, et D. Gamboni, « Odilon Redon et la "nature naturante" », ibid., p. 117-127.
2953
O. Redon, A soi-même, op. cit., p. 18.

630
exemple les figures, ou « archétypes substantifs », de « l’Enfant », du « Microcosme », de
« l’Animal Gigogne » ou de la « Mère »2954. La gravure de la « Femme au hennin » montre en
effet une structure gigogne typique, redoublée, qui greffe un être hybride – l’homoncule
primordial (?) – sur un être devenant à son tour hybride, de manière à nier la notion même
d’in-dividu : il y a une « viscosité » de l’image nocturne qui condense et mêle une chaîne
d’existences. De même, l’enfant surmonté de la tête de taureau établit des correspondances
mystérieuses entre le monde d’en bas et le monde d’en haut, entre la terre et l’air, entre
l’humanité et l’animalité. Tel est cette esprit de « synthèse magnétique2955 », sans doute teinté
de mysticisme, que Redon tire du Coup de dés, ou projette sur lui, à partir de la lanterne
magique de son esprit.
La confusion « gliscomorphe » rencontre l’indétermination musicale. C’est aussi cette
idée d’un art suggestif, porteur d’une esthétique de la vibration, qui permet à Redon de
dialoguer intimement avec Mallarmé :
L’art suggestif est comme une irradiation des choses pour le rêve où s’achemine aussi la pensée.
Cet art suggestif est tout entier dans l’art excitateur de la musique, plus librement, plus
radieusement. (…) Mes dessins inspirent, et de se définissent pas. Ils ne déterminent rien. Ils nous
placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l’indéterminé2956.

Décrivant son propre travail, Redon donne plus loin comme une présentation indirecte de
l’Idée mallarméenne serpentant sur la Page du Coup de dés, entre les blancs :
Imaginez des arabesques ou méandres variés se déroulant, non sur un plan, mais dans l’espace,
avec tout ce que fourniront pour l’esprit les marges profondes et indéterminées du ciel ;
imaginez le jeu de leurs lignes projetées et combinées avec les éléments les plus divers (…)
vous aurez, là, la combinaison ordinaire de beaucoup de mes dessins2957.

En outre, ce que ces planches rendent visibles, ce sont ces « éléments épars de mythes
individuels2958 » relevés par Cohn dans le poème de 1897. Le bestiaire fabuleux du peintre
donne corps et visage à des potentialités du Coup de dés, à peine esquissées, puisque le récit
est évité : il procède à la mise en image de sa topique implicite, tout en révélant son
soubassement élémentaire et mythologique.
Mais ce travail avec Redon inaugure aussi autre chose : la tradition du livre d’artiste,
formule entendue dans un sens large2959. Comme le rappelait Georges Le Rider en 1977, dans
un « Avant-Propos » s’ouvrant sur une référence au Coup de dés, à l’époque d’une exposition
organisée par la Bibliothèque Nationale sur les liens entre le littérateur et le peintre, Mallarmé

2954
G. Durand, L’imagination symbolique (1964), P.U.F., 2003, p. 95.
2955
M. A. Leblond, « Odilon Redon. Le merveilleux dans la peinture », art. cit., p. 38.
2956
Ibid., p. 26-27.
2957
Ibid., p. 27.
2958
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 476.
2959
Sur cette question, voir en particulier Fr. Chapon, Le Peintre et le livre, op. cit., ainsi que la récente et
volumineuse synthèse d’A. Mœglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste (1960-1980), Jean-Michel Place /
Bibliothèque Nationale de France, 1997. Comme le titre l’indique, il s’agit ici de cerner un « genre » nouveau,
qui renouvelle la tradition du livre illustré.

631
ne « refusait pas l’association de l’image et de l’écrit, mais il la voulait conforme à sa
conception de la poésie2960 ». Le Conservateur ajoutait, à propos de ce dialogue entre plume et
pinceau de 1897 : « Cet exemple définit assez bien les formes nouvelles qu’a prise à notre
époque la collaboration de l’écrivain, de l’artiste et du maître-artisan. L’illustration, qui refuse
d’être la traduction ou le commentaire visuel d’un texte, cherche à le transposer dans un autre
langage2961 ». Le Coup de dés appartient également à cette histoire du livre rare et précieux,
qui conjoint un poète et un peintre pour le plaisir du collectionneur et de l’esthète, du
bibliophile et de l’iconolâtre. Dans la continuité du Corbeau et du Faune illustrés par Manet,
il aurait été un de ces « livres de dialogue2962 » dont parle Yves Peyré, et le premier volume
publié par Vollard.

b) Picasso : du Coup de dés au Coup de thé ? (fin 1912-début 1913)

Il existe un débat entre les historiens de l’art concernant un collage de Picasso daté par
Pierre Daix de la fin de l’année 1912, à partir de l’indication fournie par la date lisible sur un
pan du journal employé2963. Il s’agit d’une œuvre appartenant à la première génération des
papiers collés, intégrant un morceau du périodique Le Journal portant la date du « 4 décembre
1912 », et dont la « une » a été tronquée ; Picasso a en effet substitué la séquence verbale
« Un coup de thé » à « Un coup de théâtre ». Nous reproduisons ce collage en annexes2964.
Certains estiment qu’il aurait peut-être comme origine ou comme enjeu la connaissance
du Coup de dés mallarméen. Le premier a avoir émis cette hypothèse est sans doute Robert
Rosenblum dans un article pionnier de 1973 consacré à la pratique cubiste du collage2965.
L’historien de l’art, insistant sur la logique du calembour qui anime ces œuvres, rapproche
« urnal » d’« urinal », et « coup de thé » de « coup de dés », formule qui n’est autre que « le
titre du fameux poème de Mallarmé Un coup de dés n’abolira jamais le hasard (sic) dont la
liberté typographique fut une inspiration majeure pour les poètes du cercle de Picasso, et dont
le sujet inscrit dans le titre même, un dé, était un objet commun dans les natures mortes de
Picasso2966 ». Quelques années plus tard, en 1982, Serge Fauchereau revient sur cette piste
interprétative, en précisant l’analyse :
A cela j’ai l’impression de voir un commentaire en forme de pied de nez dans un papier collé de
Picasso qu’on intitule habituellement Bouteille et Journal sur une table ou Coup de théâtre (1912)

2960
G. Le Rider, « Avant-Propos », Le livre et l’artiste (1967-1976), Bibliothèque Nationale, 1977, p. V.
2961
Ibidem.
2962
Y. Peyré, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre (1874-2000), Gallimard, 2001, p. 6, et passim.
2963
Voir P. Daix, Le Cubisme de Picasso. Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Ides et Calendes, Neuchâtel,
1979, p. 293. Notons que la date du journal ne suffit pas à dater le collage…
2964
Voir Annexe 4.
2965
R. Rosenblum, « Picasso and the Typography of Cubism », Picasso in Retrospect, ed. R. Penrose and J.
Golding, Praeger Publisher, New-York, Washington, 1973, p. 49-75.
2966
Ibid. p. 52. Nous traduisons.

632
mais qu’on devrait plutôt intituler Un coup de thé puisque le fragment de journal collé ne
comporte que la moitié du dernier mot, coupure qui ne peut être fortuite lorsqu’on connaît la
malice de Picasso. En fait de thé, le dessin ne propose d’ailleurs ni tasse ni théière mais bien un
verre et une bouteille de marasquin, boisson plus forte : au thé, fût-il servi par Mallarmé ou Proust,
Picasso et son ami Apollinaire préfèrent les alcools2967…

L’ironie dominerait donc dans une œuvre qui prendrait le parti d’une vigoureuse modernité
contre un mallarmisme d’académie ou de salon. Ce collage de 1912 serait un geste polémique
ou provocateur dirigé contre la génération des symbolistes, et particulièrement l’hôte des
Mardis. Dans les années 1990, quelques historiens de l’art reprennent cette question lors
d’une table ronde consacrée au couple Picasso / Braque. Ainsi, Rosalind Krauss, inspirée du
dialogisme de Bakhtine, pense pouvoir situer ce collage de 1912 dans un horizon esthétique
qui contient le Coup de dés et Zone2968. Après avoir rappelé la position critique de Mallarmé
vis-à-vis du journal, l’auteur du Photographique voit dans le Coup de dés, esquisse du Livre,
un anti-journal. Le poème offre en effet à ses yeux un « démenti esthétique à la forme
grossière du journal2969 ». A l’inverse, le modernisme d’un Apollinaire avec Zone, qui chante
l’affiche, et celui d’un Picasso, qui introduit dans l’espace pictural l’imprimé après
manipulation, fait du journal un matériau esthétique : les deux amis parviennent ainsi à une
forme de sublimation artistique du journal par le journal. Dès lors, le collage de Picasso, mis
en résonance avec le poème-manifeste apollinarien de 1912, est vu comme un « événement
dialogique », qui est « peut-être un écho ironique2970 » du Coup de dés, dans le sillage de
Serge Fauchereau. Rosalind Krauss, tout en rappelant la date de publication du poème
mallarméen (1897), l’amitié Picasso-Apollinaire et le point de vue de quelques « spécialistes
d’Apollinaire », qui estiment que l’auteur de Zone connaissait le Coup de dés depuis 18972971,
place surtout son analyse sur le terrain dialogique. Le formalisme méthodologique guide son
propos, qui laisse de côté la question positiviste de l’influence.
Malgré tout, la discussion qui suivit son intervention revint sur ce terrain, pour plutôt
majoritairement infirmer l’idée d’un lien direct entre « Coup de dés » poétique et « Coup de
thé » graphique2972. Ainsi, tandis que Pierre Daix estime que Rimbaud et non Mallarmé,

2967
S. Fauchereau, La Révolution cubiste, op. cit., p. 39.
2968
R. Krauss, « The Motivation of the Sign », in Picasso and Braque. A Symposium, organized by W. Rubin,
moderated by K. Varnedoe, ed. L. Zelevansky, The Museum of Modern Art of New-York, New-York, 1992,
p. 261-286.
2969
Ibid., p. 276. Nous traduisons.
2970
Ibid., p. 278. Nous traduisons.
2971
Ibid., p. 291-292. R. Krauss prend pour caution deux travaux américains assez mal informés : C. Mackworth,
qui dans Guillaume Apollinaire and the Cubist Life (Horizon press, New-York, 1963), estime qu’Apollinaire a
dû lire le poème en 1897, puisque son goût le « portait naturellement vers les petites revues de l’époque » (p. 16)
– or, Cosmopolis n’a rien d’une « petite revue » – et Scott Bates dont le Guillaume Apollinaire (Twayne
Publishers, Boston, 1989), à propos des « idéogrammes lyriques », convoque le Coup de dés, « republié en 1912
(sic) » (p. 106). Les deux ouvrages semblent en outre ignorer qu’Igitur ne fut révélé au public qu’en 1925 : les
deux auteurs parlent de ce texte comme s’il pouvait être connu d’Apollinaire (Guillaume Apollinaire and the
Cubist Life, op. cit., p. 95 ; Guillaume Apollinaire, op. cit., p. 76).
2972
Voir Picasso and Braque. A Symposium, op. cit., p. 290-292.

633
occupait le groupe des poètes liés à Picasso2973, Mark Roskill annonce qu’il n’a « pas trouvé
de preuve de la circulation d’Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard à Paris à cette
époque2974 », David Cottington rappelle que Thibaudet avait souligné dans sa monographie de
1912 le peu de notoriété dont jouissait le poème à cette date, que Cosmopolis était peu
diffusée2975. Mais Yves-Alain Bois de son côté soutient « qu’il est impossible qu’Apollinaire
ne le connaisse pas2976 », et Robert Rosenblum rattache volontiers, comme dans son article de
1973, les dés cubistes au dés mallarméens2977. Quant à Kirk Varnedoe, il préfère laisser de
côté la médiation mallarméenne pour voir un jeu provocateur sur les clichés linguistiques :
« coup de thé » fait écho selon lui à une expression comme « coup de rouge »2978. La
discussion s’achève par cette phrase de compromis due à Yves-Alain Bois : « le fait qu’Un
coup de dés ait été republié en 1914 prouvait que les problèmes qu’il soulevait connaissaient
une grande actualité2979 ».
Quelles réponses apporter dans ce débat entre érudits au vu de nos recherches ? En
décembre 1912, avant la publication du livre de Thibaudet, avant la conférence de Gide, avant
la publication en volume de 1914, le Coup de dés, s’il est connu, existe de manière
extrêmement confidentielle. Il n’est pas possible de le qualifier de « fameux » comme le fait
Robert Rosenblum, à moins de préciser pour qui. Il n’est pas exclu en revanche
qu’Apollinaire le connaisse effectivement à cette date, en particulier à cause de ses liens avec
le groupe de La Phalange, associé à la genèse du travail d’exégèse de Thibaudet. C’est
seulement en février 1914 dans Les Soirées de Paris, comme on l’a vu plus haut, que l’auteur
de Zone, allusivement, évoquera le Coup de dés par écrit. Notre pauvre certitude sublunaire
s’arrête là : « tout ce qu’on ne peut dire il faut le taire »… Le débat philologique, ou
positiviste, doit alors être relayé par des analyses plus théoriques, ou plus formelles.
Quant à la présence du dé dans nombre de toiles cubistes, il est clair qu’elle peut tout à
fait se passer de la référence au poème de 1897. C’est à la fois un motif traditionnel de
l’histoire de la peinture – pensons aux représentations de la Passion du Christ – et un motif
que l’on peut expliquer par l’actualité cubiste elle-même (géométrisation du réel, étiquette
« cubiste » péjorative héritée du critique Louis Vauxcelles…). Cependant, on sait que
Duchamp a témoigné d’une actualité forte de la réflexion sur le hasard autour de 1912, au
moment justement de ses Stoppages-Etalons (« l’idée du hasard, auquel beaucoup de gens

2973
Ibid., p. 291.
2974
Ibidem. Nous traduisons.
2975
Ibid., p. 292.
2976
Ibidem. Nous traduisons.
2977
Ibidem.
2978
Ibidem.
2979
Ibidem. Nous traduisons.

634
pensaient à cette époque-là, m’avait également frappé2980 »), qui n’est peut-être pas étrangère
à l’exhumation du poème mallarméen par Thibaudet.
Cependant, au niveau archéologique, il est intéressant de voir certains commentateurs des
années 1970-1990 négliger l’histoire de la réception du Coup de dés, et verser dans cette
illusion rétrospective qui consiste à projeter le présent sur le passé. La recherche des sources
passe par delà l’historicité de l’œuvre lue et reçue. L’histoire positiviste devient négation de
l’histoire. Finalement, on pourrait ainsi souscrire au jugement d’Yves-Alain Bois qui, dans un
article stimulant de 1988 revenait sur la « leçon de Kahnweiler2981 », en réhabilitant les
analyses du marchand théoricien, à la lumière des catégories saussuriennes, de manière à
postuler avec lui que le signe plastique cubiste vaut comme valeur et non comme
signification. Il terminait sa démonstration par un retour sur la filiation mallarméenne du
cubisme telle qu’elle fut mise en avant par Kahnweiler. Tout en rappelant qu’il y a chez le
« marchand-philosophe » un certain nombre de jugements jugés peu lucides, il le rejoint
volontiers lorsque ce dernier enracine le cubisme dans la poétique mallarméenne : « il
redevient formaliste lorsqu’il insiste avec bonheur sur la démarche mallarméenne et celle du
cubisme synthétique2982 ». Bois en arrive alors à préférer cette approche à celle de certains
historiens positivistes : « Il ne se contente pas du rapport anecdotique qu’entretiennent telles
ou telles œuvres de Picasso avec Un coup de dé (sic) (l’occurrence la plus frappante,
participant de ce qu’on pourrait nommer, détournant Freud, la logique du mot d’esprit cubiste,
est ce papier collé où le titre de l’article de journal « Un coup de théâtre » devient « Un coup
de thé »)2983 ». Il y aurait donc des rapports plus féconds, parce que plus profonds, entre
mallarmisme et cubisme : mais lesquels ? Yves-Alain Bois n’en dira pas plus.

c) Duchamp : les notes dessinées de 1915

Comme on l’a vu plus haut, Duchamp a recopié en 1915 une partie du Coup de dés sur
une feuille qui contient en outre des éléments dessinés2984. L’ensemble reste un document de
travail, une manière de s’approprier le texte, et non une œuvre à part entière, même si la
notion d’« œuvre », dans le cas de Duchamp, a quelque chose d’éminemment problématique.
Quoi qu’il en soit, ces mots relevés et ces lignes dessinées n’en constituent pas moins une
lecture, et par certains côtés une interprétation, qui est aussi une illustration, ou une
transposition, minimale.

2980
M. Duchamp, Ingénieur à temps perdu. Entretiens avec P. Cabanne, Belfond (1967), 1977, p. 78.
2981
Y.- A. Bois, « La leçon de Kahnweiler », Cahiers du Musée National d’Art Moderne, n°23, printemps 1988,
p. 29-56.
2982
Ibid., p. 46.
2983
Ibidem.
2984
Voir Annexe 4.

635
Jean-François Chevrier note : « abrégeant le poème, il ne retient que les mots imprimés en
caractère romain majuscule de corps intermédiaire et les rares mots commençant par une
majuscule2985 ». Cette description n’est pas tout à fait exacte. Duchamp démonte le poème en
suivant l’une des quatre séries typographiques2986, à savoir celle du corps de base, dans sa
variante réalisée en capitale et en romain – le corps intermédiaire concerne la séquence « si
c’était le nombre ce serait » – tout en y adjoignant une partie de la formule finale, imprimée
dans le corps de base, mais en bas de casse (« Toute Pensée Coup Dés »). Duchamp isole
effectivement les mots en bas de casse affectés d’une majuscule, à l’exception du mot
« Choit », laissé de côté sans doute à cause de son statut différent. Il semble retenir en effet
les termes qui sont susceptibles d’être lus comme des allégories ou des essences. Ces termes-
majuscules, il les encadre, ou bien, une fois, les entoure (« Abîme »). L’ensemble donne
l’impression de la volonté d’établir une analogie entre le mot encadré et la face d’un dé,
comme le notent Molly Nesbit et Naomi Sawelson-Gorse2987.
Le crayon qui recopie se double d’un crayon qui encadre, se triple d’un crayon qui
dessine, instaurant ici un continuum entre le geste scripturaire et le geste graphique. Du lisible
émerge un visible, en accord avec le thème du lancer de dés. Il n’est pas exclu en effet que la
forme graphique qui surmonte la première ligne soit un équivalent de la formule initiale « UN
COUP DE DÉS ». Ou bien, dans une tout autre perspective, on peut aussi imaginer que
Duchamp associe le lancer, matérialisé par un cornet en mouvement et des dés réduits à des
points noirs, à la forme de la constellation de l’Ourse qui vient clore le poème, constituée,
conformément à l’appellation « Septentrion », de sept points. Mais cette piste reste assez peu
probable dans la mesure où le chiffre « 7 » n’est pas vraiment représenté sur la page par sept
points noirs clairement identifiables ; seuls trois points sont perceptibles, alors que Duchamp
ne semble pas mettre en valeur ici les angles du quadrilatère de façon à faire apparaître un
total de 7. On peut imaginer encore que les dés, jetés sur le poème, sont comme une
confirmation graphique, visible, du verdict de la phrase-titre : le hasard rature la littérature.
Il y a en outre une autre intervention patente qui consiste à réduire la dernière formule à
une sorte d’équation à quatre termes, en ne retenant que les mots à majuscule, comme si la
présence de cette lettre pouvait d’ailleurs autoriser à rapprocher cette phrase terminale de la
série typographique du même corps imprimée en lettres capitales. L’ellipse des copules
souligne alors la symétrie de la structure phonique fondée sur une double assonance (Toute
Pensée Coup Dés).

2985
J. Fr. Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 188.
2986
Le poème fait usage de quatre corps différents : petit corps, corps de base, corps intermédiaire, grand corps.
Voir Annexe 7.
2987
M. Nesbit et N. Sawelson-Gorse, « Concept de rien : nouvelles notes de Marcel Duchamp et Walter Conrad
Arensberg », art. cit., p. 51.

636
Malgré tout, en l’absence du feuillet 1, et compte tenu de la ténuité de ces « signes »
duchampiens, l’analyse de cette lecture-transposition ne peut guère aller beaucoup plus loin à
nos yeux. Il semble en outre difficile et non pertinent de comparer ce feuillet d’exercice au
travail d’illustration de Redon, situé sur un tout autre registre. Notons que Duchamp exploite
de manière plutôt réaliste le motif du lancer de dés : on peut s’étonner du caractère quelque
peu redondant de ces griffonnages. Mais cette page laisse surtout entrevoir cette idée d’une
analogie forte et symbolique entre le mot, signe noir sur papier blanc, et le dé, carré de points
noirs sur fond blanc. Par ailleurs, Duchamp, avec cette réduction structurelle du poème, opère
un démontage qui semble isoler moins un noyau signifiant que des lignes de force. Il s’agit
peut-être de découper des plans, de constituer un tracé régulateur, un peu comme si l’on
procédait à une analyse cubiste de la forme du Coup de dés : le compotier du poème est brisé.

d) Masson : le Coup de dés calligraphié (1948 / 1961)

L’œuvre graphique d’André Masson, peintre-poète comme on a pu le caractériser, est


nourrie de poésie. Mallarmé, aux côtés de Baudelaire, de Rimbaud ou de Lautréamont, fait
partie des auteurs qu’il a aimés et fréquentés assidûment. On connaît pas ailleurs son vif
intérêt pour Nietzsche, ce qui peut éventuellement aider à comprendre sa rencontre avec le
Coup de dés.
Il réalise en 1922 un tableau intitulé « Coup de dés », exposé à la Galerie Simon de la rue
Blomet, et acquis par Hemingway2988. Leiris a décrit dans un texte de 1940 l’univers des
toiles de cette époque où il peint Fumeurs et Buveurs, avec une facture et des motifs qui
relèvent encore du cubisme ; le peintre introduit dans ses compositions « tous les instruments
du jeu : cartes, dés, dominos2989 ». Il ajoute, projetant l’esthétique surréaliste sur des objets
cubistes : « Pour Masson, les personnages qui les manient deviendront, essentiellement, des
"magiciens", et ces objets des signes, des talismans où se trouvent condensées toutes les
forces obscures du devenir et de la chance2990 ». Au même moment, le tableau devient, non
plus « opération magique », mais « explication de l’univers2991 ». Quelques années plus tard,
Leiris reviendra sur cette période en évoquant plus précisément la présence diffuse du poème
mallarméen, établissant comme une connexion souterraine entre les années 1920, et les
années 1940, date à laquelle Masson va illustrer le texte :
Non pas idéogrammes ou apparences d’idéogrammes, tels ceux dont il a souvent usé dans sa
peinture, mais lignes qui seraient intrinsèquement des idées, soudain issues de sa « petite raison

2988
Ce tableau est évoqué très allusivement par M. Jouhandeau, « André Masson », NRF, n° 144, 1er septembre
1925, p. 379 (« l’arête vive, aigue, solennelle des corps dans le Coup de dés »). Nous n’avons pas pu trouver de
reproduction de cette œuvre.
2989
Leiris, « Eléments pour une biographie », in André Masson (1940), André Dimanche, 1993, p. 10.
2990
Ibid., p. 11.
2991
Ibidem.

637
virile / en foudre », comme on lit dans Un Coup de dés… Sans doute n’est-ce pas un effet du
hasard jamais aboli, s’il est advenu que Masson, passé la maturité, se fit l’illustrateur de ce livre
après avoir, vers ses débuts, peint et dessiné bien des joueurs que paraissent menacer, sinon
commencer de bousculer, un naufrage ou la fin du monde2992.

En 1948, Masson travaille à l’illustration du Coup de dés2993. On sait que le peintre, pour
cette œuvre, « possède l’édition originale parue à la NRF en 19142994 ». Selon Françoise
Levaillant, il ne s’agit pas seulement pour Masson d’une expérience esthétique ou d’un
hommage : « c’est aussi une réponse à l’échec de Vollard2995 ». Comme on va le voir en effet,
l’auteur de Massacres va souhaiter reprendre ce que Redon avait laissé, en réorientant
radicalement le travail du lithographe des Noirs. Mais en raison de déboires liés à la question
des droits d’auteur, l’ouvrage ne paraîtra qu’en 1961, comme l’indique une lettre de 1949
adressée à Kahnweiler : « Le Mallarmé me semble remis pour une date incertaine, car une
nouvelle loi, paraît-il, enlève l’ouvrage en question du domaine public. Il y a des démêlés
difficiles avec des tas de gens2996 ». Il faudra attendre le rachat des droits à Gallimard pour
que le projet aboutisse.
Commençons par décrire l’ouvrage2997. Masson fait précéder le texte illustré d’un
« Avertissement de l’illustrateur » dont voici le contenu :
Mallarmé, peu enclin à l’illustration avait cependant distingué celle que lui proposait Odilon
Redon. Le projet était aux antipodes de la présente entreprise. Au lieu de proposer « un dessin
blond et pâle afin de ne pas contrarier l’effet des caractères ni leur variété nouvelle » comme le
voulait Redon, est mise en avant la couleur.
Résultat du surgissement des mots, de leur diapason.
Pour caractériser davantage le commentaire graphique de typographie point. Le peintre, tel un
chinois, calligraphie le texte admiré sans distinguer peinture et poésie.
Non pas illustration mais variations sur un thème. Mouvements, trajectoires, échos suscités par le
Poème2998.

Masson, on l’aura compris, va littéralement orientaliser le Coup de dés, en tournant


complètement le dos à la voie symboliste de la vision intérieure, matérialisée dans l’usage du
noir et du blanc. Il s’agit pour lui de substituer la calligraphie à la typographie, le pinceau au
plomb, le geste à l’impression, l’arc-en-ciel au ciel étoilé. Françoise Levaillant ajoute avec
raison, en opposant ce travail à celui qu’il a effectué pour un autre livre lithographié, de dix

2992
Leiris, « La ligne sans bride » (1968-1971), in Masson, Massacres et autres dessins, Hermann, 1971, n. p.
2993
Sur cette question voir Fr. Will-Levaillant, Catalogue des ouvrages illustrés par André Masson (1924-1971),
Librairie Giraud-Badin, 1973, p. 69 ; Fr. Levaillant « Le prétexte du livre. André Masson graveur et
lithographe », in André Masson, Livres illustrés de gravures originales, Centre littéraire Fondation Royaumont,
1985, n. p ; L. Saphire, P. Cramer, André Masson. Catalogue raisonné des livres illustrés, Patrick Cramer
éditeur, Genève, 1994, p. 124-127 .
2994
Fr. Levaillant « Le prétexte du livre. André Masson graveur et lithographe », art. cit., n. p.
2995
Ibid., n. p.
2996
Cité par Fr. Levaillant « Le prétexte du livre. André Masson graveur et lithographe », art. cit., n. p.
2997
Il existe un exemplaire de cette édition du Coup de dés à la Réserve de la Bibliothèque Nationale de France
(côte RESG-YE-391). La Bibliothèque littéraire J. Doucet en possède également un exemplaire.
2998
Masson, « Avertissement de l’illustrateur », Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, Amateurs du livre
et de l’estampe modernes, imprimerie Mourlot Frères, 1961.

638
ans antérieur, Voyage à Venise (Editions de la Galerie Louise Leiris, Aix-en-Provence,
imprimerie de Léo Marchutz, 1952), qui contenait un texte de Masson lui-même :
Au contraire, Un Coup de dés, transposition de l’écriture d’un auteur par un autre, constitue une
transgression des interdictions chiffrées et déchiffrables de Mallarmé quant à la typographie. La
réécriture et l’illustration de ce texte sont un enjeu, un « va-tout » pour le maître qui s’y risque, et
si nous disons ici le maître, c’est bien par référence à la culture sino-japonaise où la copie apporte
la preuve de l’original2999.

Ainsi, à suivre cette belle idée, le jeu des preuves se redouble : la « preuve » de la littérature
que visait le poète avec son poème-estampe se prolonge à un autre niveau, dans l’espace et le
temps de la correspondance des arts.
Quant aux « illustrations » elles-mêmes, elles restent bien évidemment ici « non-
figuratives », au sens courant du terme, pour exposer, à l’intérieur des blancs typographiques,
devenus dans cette nouvelle version une véritable surface blanche à enduire, des signes et des
taches, des zébrures et des lignes, des dessins. Ajoutons que chaque double page comporte
une dominante chromatique traitée en camaïeu. Le texte lui-même est calligraphié en
couleurs, en accord avec la dominante la Page. En outre, le calligraphe ne suit pas forcément
l’horizontalité de la ligne d’écriture ; le texte peut être écrit verticalement comme s’il
s’agissait d’une pluie de caractères, ou de manière ondulatoire. La « plume » se voit dessinée,
tandis qu’une silhouette de sirène se trouve esquissée dans le « S » du mot « SI ».
Masson substitue donc à la variation typographique originale, qui offrait des noirs plus ou
moins foncés en fonction de la graisse, du corps et de la face, une variation calligraphique,
qui est aussi une variation chromatique. Les silences et les blancs mallarméens disparaissent :
la couleur se signale, irréalise le texte, qui prend des aspects féériques, et se colore de
résonances rimbaldiennes. Masson donne ici une sorte d’« illuminated plate » enveloppant les
mots du Coup de dés. Le peintre-scribe a remplacé le poète-typographe. Cette « illustration »
calligraphique ne sera pas pour autant calligrammatique. C’est un monde de forces, et non de
formes, un espace germinatif saturé de « signes en rotation », pour reprendre la formule
d’Octavio Paz. Masson introduit aussi du cinétisme dans le cadran de la page écrite, en faisant
onduler la structure quadrillée sous-jacente du poème, conformément à son esthétique de la
« ligne sans brides3000 » dont parlait Leiris à son propos, faisant écho lui-même à cette « ligne
errante » que Gertrude Stein se plaisait à suivre dans son œuvre graphique.

e) Broodthaers : « Exposition littéraire autour de Mallarmé » (1969-1970)

2999
Fr. Levaillant « Le prétexte du livre. André Masson graveur et lithographe », art. cit., n. p.
3000
Leiris, « La ligne sans bride », op. cit., n. p.

639
En 1969, le ci-devant « poète » Marcel Broodthaers, devenu « artiste » depuis 1964, ou
plus précisément comme le note Jean-François Chevrier, « artiste-homme de lettres3001 »,
organise à Anvers, ainsi qu’à Cologne, une « exposition littéraire autour de Mallarmé », qui
aura pour centre, pour thème, pour matériau et pour enjeu, le Coup de dés3002. Dans une
déclaration faite en 1973, l’artiste belge explicitera en deux mots l’objet de cette « œuvre » :
« Quant à l’idée d’établir un rapport direct entre littérature et arts plastiques, je pense l’avoir
fait en prenant comme sujet le Coup de dés de Mallarmé, et cela il y a quelques années3003 ».
D’emblée, nous voilà confronté à un travail de type réflexif, méta-artistique, situé dans le
sillage des gestes démystificateurs d’un autre Marcel, dont l’ironie ne sera pas absente. Mais
il y a une seconde filiation à rappeler, décisive aussi, celle de Magritte. C’est par l’entremise
du peintre surréaliste, son compatriote et maître, que Broodthaers découvre le Coup de dés
semble-t-il, comme il l’avouera en 1969, dans la « lettre ouverte » qu’il distribuera le jour du
vernissage : « Pourquoi ? Sans doute, Magritte rencontré, il y a longtemps, m’invite à méditer
ce poème. Donc, j’oubliai, je méditai… aujourd’hui, je fais cette Image3004 ». Cela n’a rien
d’anecdotique ici : cette « exposition » du Coup de dés comportera en effet plusieurs
références au travail de Magritte. Anny De Decker écrit : « dans le fond de la galerie étaient
accrochées quatre plaques en plastique, représentant chacune une pipe combinée avec des
lettres de l’alphabet et sans rapport direct avec le thème de l’exposition ». Nous verrons que le
rapport existe bel et bien, de manière oblique, sinon obvie, puisque Ceci n’est pas une pipe, à
l’instar du Coup de dés, pose comme l’on sait la question des liens entre lisible et visible.
En outre, si l’œil et l’esprit de Broodthaers se portent sur ce texte à cette date, c’est en
raison d’une certaine actualité, picturale et intellectuelle ; il s’en explique ainsi, toujours dans
cette lettre de 1969 : « Un coup de Dés… Actuellement beaucoup de références : W.
Swennen, J. M. Vlaeminck… Aussi Lacan. « Ecrits »… dans une somme mallarméenne3005 ».
De fait, comme nous l’avons rappelé plus haut, le moment « structuraliste », entendu au sens
large, convoque volontiers le Coup de dés, qui constitue une référence majeure, de Deleuze à
Derrida, en passant par Tel Quel. Le travail de Broodthaers s’inscrit donc aussi dans cette
conjoncture théorique marquée par le primat du linguistique, et l’assomption du signifiant.

3001
J. Fr. Chevrier, « L’artiste-homme de lettres », in L’Action restreinte, op. cit., p. 275-283.
3002
Pour une description très détaillée, photographies à l’appui, de cette exposition, nous renvoyons à la notice
d’Anny De Decker, « Exposition littéraire autour de Mallarmé : Marcel Broodthaers à la Deblioudebliou / S »,
Marcel Broodthaers, catalogue sous la dir. de C. David et V. Dabin, Galerie du Jeu de Paume / R.M.N., 1991,
p. 138-145. Nous donnons par ailleurs en annexe (annexe 6) des éléments peu connus de ce travail, empruntés à
ce catalogue. Pour une analyse de cette « œuvre », voir A. Mœglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste, op.
cit., p. 20-21 ; J. Rancière, L’espace des mots. De Mallarmé à Broodthaers, Musée des Beaux-Arts de Nantes,
2005 ; J. Ph. Antoine, Marcel Broodthaers, Moule, Muse, Méduse, Les Presses du Réel, 2006, p. 53-65.
3003
M. Broodthaers, cité dans Marcel Broodthaers, catalogue sous la dir. de C. David et V. Dabin, op. cit., p. 13.
3004
Ibid., p. 140.
3005
Ibidem.

640
Le travail de Broodthaers a acquis une certaine célébrité comme « image », c’est-à-dire
comme transposition graphique du Coup de dés ; nous souhaitons ici commencer par un
aspect méconnu, insuffisamment souligné à nos yeux de cette entreprise, à savoir sa
dimension d’exposition. Avant de réduire le texte du poème à des lignes noires, l’artiste belge
a décidé de le montrer dans le cadre d’une « exposition littéraire autour de Mallarmé ». Avant
d’interroger le lien entre lisible et visible, ce sont les rapports équivoques entre l’œuvre d’art
et son lieu – lieu de conservation, lieu de dépôt, lieu d’exposition, lieu de culte – que
Broodthaers met en scène selon nous : avec cette visibilité nouvelle donnée au Coup de dés, il
questionne l’espace du Musée, ou de la Galerie, voire celui de la Bibliothèque. Enfin, avant
de dissocier le lisible du visible, Broodthaers commençait par dissocier un titre, conservé,
d’un auteur, remplacé, d’une part, tout en substituant un sous-titre (« Image »), porteur d’une
indication générique décisive, à un autre (« Poème »). Une série de questions générales
naissent de ces manipulations ironiques et perverses dont l’art moderne, et contemporain,
depuis Duchamp, est coutumier : qu’est-ce qu’une œuvre ? Qu’est-ce qu’un auteur ? D’autres
questions, intrinsèquement liées au statut du texte mallarméen se posent aussi : qu’est-ce que
le Coup de dés, livre, ou objet d’art ? Où ranger, où situer le Coup de dés, dans un Musée, ou
bien dans une Bibliothèque ?

1. Exposer le Coup de dés

-Description du « système »
Nous voudrions insister ici, grâce à la documentation fournie par le catalogue de
l’exposition consacrée à Broodthaers en 1991 au Jeu de Paume, sur un aspect fort peu
commenté de ce travail, à savoir son caractère systémique. Jusqu’ici, la plupart des analyses
existantes se sont concentrée uniquement sur le plus spectaculaire, la réduction graphique du
poème, devenu « image », pure visibilité de lignes noires. Cette approche partielle évacue
l’essentiel du dispositif, qui s’avère beaucoup plus complexe. Or, lisons ce que Broodthers
écrivit en 1969 dans sa « lettre ouverte » :
Sur aluminium anodisé, des sillons gravés exactement dans le même ordre et la même dimension
que la typographie du texte du poème : Un coup de Dés de Mallarmé. Enfin sur papier
mécanographique transparent. Système de supports correspondant au papier Monval et au vélin
d’Arches de l’édition originale (1914)3006.

Le mot « système » nous semble ici décisif. Comme nous allons maintenant le préciser, cette
« exposition littéraire » allait véritablement décliner le Coup de dés sous différentes formes,
formes de visibilité certes, mais aussi formes de lisibilité, dont « l’image » n’est qu’un
versant.
3006
M. Broodthaers, cité dans Marcel Broodthaers, catalogue sous la dir. de C. David et V. Dabin, op. cit., p.
140.

641
Il s’agit donc d’abord d’organiser une exposition ; Broodthaers en sera le commissaire, et
l’homme-orchestre, de A à Z, à une époque où il vient de créer un « Musée d’Art moderne »
fictif à son domicile, rue de la Pépinière3007. Il y aura donc un carton d’invitation :
L’invitation au vernissage de l’exposition prit la forme d’une carte postale où figurait d’un côté la
reproduction du portrait de Mallarmé – identique à celui figurant sur la couverture des Œuvres
complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade – avec à sa droite le nom du destinataire ; de l’autre
côté, ce même portrait de Mallarmé était accompagné, à gauche cette fois, du nom de Marcel
Broodthaers et de l’inscription : « Deblioudebliou / S »3008.

Il y aura en outre une sorte de dossier de presse minimal, sous la forme d’une « lettre
ouverte » destinée aux « amis », distribuée le jour du vernissage, expliquant la teneur du
projet, ainsi que sa genèse3009. Quant au « objets » exposés, ils proviennent d’un véritable
travail d’édition, précisé en partie dans la « lettre ouverte » comme on vient de le voir :
Pour l’« Exposition littéraire autour de Mallarmé », Broodthaers avait prévu une édition inspirée
du poème de Stéphane Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Cette édition
comportait trois versions différentes : sur plaque d’aluminium anodisé, sur papier
mécanographique transparent et une dernière sur papier courant, c’est-à-dire opaque3010.

Nous pouvons alors décrire avec Anny de Decker le « système » éditorial comme suit :
-version sur aluminium : 12 plaques au format 32 x 50 cm reproduisant le poème sous forme de
lignes dont la longueur et l’épaisseur respectent la typographie mallarméenne ; Broodthaers avait
prévu un tirage à 10 exemplaires, qui n’a pas pu être réalisé pour des raisons financières.
-version sur papier transparent : tirage à 90 exemplaires ; le « livre » est muni d’un carton blanc
qui permet de regarder chaque page en évitant les effets de transparence. Chaque exemplaire est
numéroté de 1 à 90, et signé « M. B. ».
-version sur papier opaque : tirage à 300 exemplaires. Il s’agit d’un « livre » dont la couverture
imite graphiquement la couverture de l’édition NRF de 1914 ; le nom de « Marcel Broodthaers »
remplace celui de « Stéphane Mallarmé », le sous-titre « IMAGE » remplace « POÈME », le nom
des deux galeries éditrices, ainsi que leur domiciliation (Wild White Space, Anvers / Michael
Werner, Cologne) remplacent le sigle « NRF ». Broodthers reproduit en outre le système préface /
texte de l’édition Bonniot : le poème dé-spatialisé sert de préface, le texte proprement dit devient,
comme sur les plaques d’aluminium, une série de lignes noires. Ce livre est conçu par Broodthaers
comme le catalogue de l’édition sur aluminium (la quatrième de couverture porte la mention :
« exemplaire catalogue ») ; ajoutons qu’il fut mis en vente lors de l’exposition.

Ainsi, comme le note Anny De Decker, « le tirage de 10 exemplaires sur aluminium anodisé
et de 90 sur papier mécanographique transparent se justifie également en regard de l’édition
originale dont il avait été tiré 10 exemplaires hors commerce sur papier Monval et 90
exemplaires sur vélin d’Arches3011 ».

3007
A propos de ce travail, voir « Musée d’Art Moderne. Département des Aigles (1968-1972) », Marcel
Broodthaers, catalogue sous la dir. de C. David et V. Dabin, op. cit., p. 189-231 (documents), et p. 294-301
(textes) ; J. Fr. Chevrier, « L’artiste-homme de lettres », in L’Action restreinte, op. cit., p. 278-279.
3008
A. De Decker, « Exposition littéraire autour de Mallarmé : Marcel Broodthaers à la Deblioudebliou / S »,
Marcel Broodthaers, op. cit., p. 141. Cette inscription est un écho humoristique au nom de la galerie d’Anvers :
Wild White Space.
3009
Nous l’avons reproduite intégralement dans notre « Annexe 6 ».
3010
A. De Decker, « Exposition littéraire autour de Mallarmé : Marcel Broodthaers à la Deblioudebliou / S »,
Marcel Broodthaers, op. cit., p. 140.
3011
Ibid., p. 140-141.

642
Broodthaers fut aussi le scénographe de l’exposition. Il fit peindre en noir le sol de la
galerie. Il imagina alors écrire par terre, à la craie blanche, le texte du Coup de dés ; mais
l’idée fut abandonnée après quelques essais. Cependant, il trouva un autre support, beaucoup
plus inattendu, qui donna au poème une autre visibilité, des plus décalées :
Sur le mur de gauche se trouvait un ensemble composé de trois chemises et d’un costume. Les
chemises, d’un bleu très foncé, trouvées dans un stock américain et originaires de la police du
Texas, étaient recouvertes du texte d’Un coup de dés écrit à la craie. Sur deux des cintres en bois
qui les soutenaient, étaient inscrits les mots : « Un coup de dés » et « l’ombre ». Sur le troisième,
le mot « voile » fut ajouté ultérieurement3012.

Cette scénographie comportait également une dimension sonore :


A droite, se trouvait un socle noir diffusant un enregistrement d’Un coup de dés récité par
Broodthaers. Après trois coups frappés comme au théâtre, on l’entendait lire le poème de
Mallarmé six à sept fois de suite avec des variations de lecture. L’enregistrement se termine par un
pur bruitage3013.

De plus, « l’éditeur » exposait bien évidemment ses « livres », ou « images » :


Sur les murs, des planches peintes en blanc disposées à l’oblique, permettaient, tel un pupitre, de
présenter, à droite, les douze plaques en aluminium, à gauche l’édition sur papier
mécanographique transparent, ainsi qu’un exemplaire de l’édition originale, prêté par un ami
bibliophile. (…) Sur une table, placée devant l’ensemble, était exposé l’exemplaire catalogue, en
vente pour le public3014.

On apprend par Anny De Decker que « l’artiste » avait aussi regardé du côté du métier de
relieur : « avant le projet définitif de l’édition, Broodthaers avait fait un "Projet de reliure
pour un coup de dés", avec la mention "L’alphabet est un dé à 26 faces", accompagné de
dessins de 27 dés couverts de lettres3015 ».
Enfin, à travers cette entreprise véritablement totale comme on l’aura compris,
Broodthaers se fit organisateur de colloque et critique d’art :
Immédiatement après le vernissage eut lieu dans la maison A 37 90 89, à la Beeldhouwersstraat
d’Anvers dirigé alors par Kasper König, une lecture et un débat sur un Coup de dés, dirigé par
Pierre Verstraeten, professeur de philosophie à l’Université libre de Bruxelles. Il s’opposa d’une
façon véhémente au travail de Broodthaers qui, avec son brio habituel, réussit à réfuter la
critique3016.

Pierre Verstraeten s’est surtout intéressé à la philosophie de Sartre ; il a pu évoquer à son


propos le Coup de dés, comme nous l’avons vu plus haut. Mais nous n’avons pas pu trouver
tracer de ce débat.

-Les feuillets de 1970 : histoire d’une « exposition » et « théorie » d’un poème


Il faut ajouter qu’en 1970, lors de l’exposition organisée par la galerie MTL de Bruxelles,
Broodthaers offrit aux spectateurs des feuillets dactylographiés et manuscrits qui peuvent être

3012
Ibid., p. 140.
3013
Ibid., p. 141.
3014
Ibidem.
3015
Ibidem.
3016
Ibidem.

643
considérés comme les esquisses ou les travaux préparatoires de « l’œuvre » de 19693017.
Certains de ces documents concernent en effet le travail de transposition du Coup de dés. On
y découvre Broodthaers recopiant le poème sans mise en espace, à l’instar de ce qu’il
proposera dans « l’exemplaire catalogue » ; « l’artiste » ajoute des considérations sur le tirage
et le support de l’édition nouvelle qu’il va entreprendre.
Mais ces feuillets investissent Broodthers d’un rôle que nous n’avons pas encore
rencontré : celui d’esthéticien, ou de théoricien de l’art. En effet, ce sont ces documents
manuscrits qui comportent ses déclarations fameuses sur le statut fondateur du Coup de dés :
« M. est la source de l’art contemporain (…) Il invente inconsciemment l’espace
moderne3018 ». Mais il y a aussi ces lignes, moins connues :
Un coup de dés

Ce serait un traité de l’art. Le dernier en


date, celui de Léonard de Vinci a perdu de son importance
car il accordait aux Arts Plastiques une part trop grande, et
on le devine aujourd’hui, à ses maîtres (les Médicis ?3019).

-Interprétations
Comment dès lors interpréter cette collection d’objets à l’identité précaire, réunis dans une
salle blanche et noire ?

1) Editer, reproduire, produire : Marcel Broodthaers auteur du Coup de dés


L’exposition montrait finalement deux « éditions » du Coup de dés : celle de 1914 dont
Mallarmé était l’auteur, et celle de 1969, dont Broodthaers était l’auteur :

Il a été tiré de cette image du poème de Mallarmé UN COUP DE


DES JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD le 25 novembre 1969, à
Anvers, 10 exemplaires sur aluminium anodisé numérotés de I à X,
et 90 exemplaires sur papier mécanographique transparent,
numérotés de 1 à 90. Le tout constituant une édition originale
copiée sur l’édition du texte du Poème de 19143020.

Or, ce que l’on a jusqu’ici insuffisamment souligné, c’est la signification attachée à ce geste
qui consiste à pasticher l’édition de la NRF, dont l’artiste belge s’inspire très fidèlement, pour

3017
Nous donnons dans notre Annexe 4 la transcription des feuillets manuscrits relatifs au Coup de dés.
3018
Ibid., p. 12.
3019
Ibidem.
3020
Texte manuscrit, raturé, rédigé à la fin du texte du Coup de dés recopié indépendamment de sa mise en
espace, voir Marcel Broodthaers, catalogue sous la dir. de C. David et V. Dabin, op. cit., p. 149.

644
ce qui est du tirage, comme pour ce qui est de la présentation matérielle du « livre », maquette
et charte graphique comprises. Toute l’équivoque réside dans cette tension piquante entre
l’original et la copie : « édition originale copiée ». Ceci est et n’est pas une nouvelle édition
du Coup de dés. Broodthaers copie l’œuvre originale de 1914 : même titre, même tirage,
même couverture, même disposition typographique ; mais Broodthaers transforme sa copie en
œuvre originale : auteur différent, sous-titre différent, version du texte différente puisque
privée justement de son statut d’écrit imprimé et lisible !
Nous voilà donc soumis à quelque chose qui s’apparente à une « fiction » digne d’un
Borges : on trouverait de nombreux échos entre « l’Image » de Broodthaers et la « technique
de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées3021 » révélée dans le vertigineux
« Pierre Ménard, auteur du Quichotte ». Chez l’écrivain argentin, pour le dire vite, l’œuvre
était nouvelle par le simple fait d’être réécrite à une autre époque ; chez l’artiste belge, en
dehors de l’anachronisme, lui aussi présent, inévitable, l’œuvre devient originale par le
simple fait de changer et de forme, et de support. Comme Pierre Ménard, Marcel Broodthaers
introduit de « petites variations » leibniziennes dans l’original pour produire une œuvre
nouvelle qui est aussi une reproduction. Cette œuvre au second degré, n’est donc pas un
pastiche littéraire du Coup de dés, mais ce que l’on pourrait nommer, faute de mieux, un
pastiche éditorial ; elle ne constitue pas à proprement parler une réécriture, mais, si l’on
considère la seule « image, une « dé-écriture », en un mot, la grande rature d’une œuvre de
littérature. Tout se passe comme si Broodthaers, dans ce qui serait peut-être aussi un pastiche
d’appareil critique, donnait un somptueux avant-texte du Coup de dés : son raturage complet,
ou encore son brouillon systématique. Le narrateur de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte »
témoignait ainsi : « Je me rappelle ses cahiers quadrillés, ses ratures noires, ses symboles
typographiques particuliers et son écriture d’insecte3022 ». Tandis que le créateur-plagiaire
nîmois vouait à la destruction tout le chantier génétique, par définition inutile, de cette œuvre
déjà écrite, le créateur-plagiaire belge choisirait de l’exposer, en ne gardant que lui.
En outre, on remarque un tour de vis réflexif supplémentaire puisqu’il existe un livre qui
reproduit ce travail, tiré à 300 exemplaires cette fois, faisant fonction de « catalogue ». De
plus, le texte se voit reproduit sur des chemises texanes, reproduit sous forme sonore à travers
son enregistrement, qui lui-même est reproduit plusieurs fois. Par ailleurs, le décor contrasté
de l’exposition, fondé sur l’opposition du blanc et du noir, reproduit à même le lieu une
dimension décisive du poème. Par un effet de spécularité entre l’espace typographique et
l’espace scénographique, le contenant mime son contenu.

3021
Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » (1939), Fictions, Œuvres Complètes, t. I, éd. J. P. Bernès,
Gallimard, 1993, p. 475.
3022
Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », op. cit., p. 474.

645
Ainsi, avant d’envisager la logique de la transposition proprement dite, il convient de
souligner l’importance ici de la logique de la reproduction créatrice, celle qui propose une
déclinaison du poème, ou bien, pour emprunter un terme au vocabulaire musical, des
variations. Cette « orchestration d’une idée poétique » que Valéry discernait volontiers dans le
Coup de dés aurait-elle trouvé ici une de ses applications dans la présentation du poème lui-
même ? Broodthaers organise à sa manière en 1969 l’orchestration d’une œuvre poétique.

2. Exposer l’exposition
Broodthaers n’est pas Marinetti ; sa remise en question du musée ne passe pas par
l’incendie et la voie des flammes, mais par la distanciation ironique. On connaît le soupçon
qui pèse ici sur le Musée : l’artiste belge y voit une institution nécessaire, « comme
l’hôpital3023 ». Toute son œuvre répond à l’existence de l’institution muséale, et pose cette
question : comment créer à l’époque du Musée ?
En 1969, par un effet de mise en abyme vertigineux, une galerie expose l’exposition
organisée par un « artiste ». Comme on l’a rappelé plus haut brièvement, Broodthaers
inaugure au même moment à Bruxelles son « Musée d’Art moderne. Département des
Aigles », dont l’emplacement coïncide avec son lieu de vie. Il s’agira principalement
d’exposer, dans ce contre-musée, présenté comme une « rêverie subversive3024 », des caisses
vides, et des reproductions d’œuvres d’art sous la forme de cartes postales. Cette « exposition
littéraire autour de Mallarmé » participe de la même logique. A défaut d’une œuvre primaire,
on expose une œuvre secondaire, image d’une œuvre déjà existante.
Quel sens donner à ce pli réflexif, qui semble chez Broodthaers la seule condition de
possibilité de l’œuvre d’art ? Peut-être pouvons-nous y voir un dialogue avec Duchamp. Faire
de l’exposition d’une œuvre une œuvre, n’est-ce pas poser à nouveau cette
question démystificatrice : « peut-on faire des œuvres qui ne soient pas "d’art" ?3025 »
L’« anartiste » répond en exposant un objet usuel ; « l’artiste-homme de lettres » expose
l’exposition. Ressaisissons le « dispositif » de 1969. Ce que Broodthaers « artiste », tour à
tour commissaire d’exposition, scénographe, éditeur, relieur, performeur, marchand d’art,
critique d’art et esthéticien, met donc en scène ici dans une Galerie, à travers ce système, c’est
non seulement une œuvre transposée, le Coup de dés, mais aussi et surtout l’institution du
Musée elle-même et, plus largement, le système du « monde de l’art », c’est-à-dire l’ensemble
des médiations matérielles et symboliques qui assurent l’existence d’une œuvre dite
« artistique » dans la Cité. Broodthaers, après Duchamp, donnerait alors à sa manière dans

3023
Broodthers, cité dans un article de 1969, reproduit dans Marcel Broodthaers, catalogue sous la dir. de C.
David et V. Dabin, op. cit., p. 301.
3024
Ibidem.
3025
Duchamp, Duchamp du signe, op. cit., p. 105.

646
« l’art sociologique », exhumant les mécanismes et les ressorts qui façonnent de la « valeur
esthétique ».
Ici encore on retrouverait peut-être un écho de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » :
Il n’y a pas d’exercice intellectuel qui ne soit finalement inutile. Une doctrine philosophique est au
début une description vraisemblable de l’univers ; les années tournent et c’est un pur chapitre –
sinon un paragraphe ou un nom – de l’histoire de la philosophie. En littérature, cette caducité est
encore plus notoire. « Le Quichotte – m’a dit Ménard – fut avant tout un livre agréable ;
maintenant il est un prétexte à toasts patriotiques, à superbe grammaticale, à éditions de luxe
indécentes. La gloire est une incompréhension, peut-être la pire3026.

Broodthaers dira un peu la même chose, de manière tout aussi cynique : « à s’occuper d’art,
on ne tombe jamais que d’un catalogue à l’autre3027 ». C’est peut-être dans cette perspective
qu’il faudrait analyser l’usage ironique que l’artiste belge fait ici de la « gloire » de Mallarmé.
Le « carton d’invitation » reproduit la photographie du poète qui orne l’édition des Œuvres
Complètes de 1945 : cette « exposition » va exposer une figure institutionnalisée du
patrimoine littéraire, tandis que l’artiste belge va à son tour fabriquer des « éditions de luxe
indécentes ».
Mais cette « œuvre » de 1969 comporte un autre niveau réflexif dans la mesure où elle
expose une œuvre elle-même déployée dans l’espace grand ouvert de ses doubles pages,
destinées à l’œil, comme à l’esprit : exposition d’un poème de l’exposition.

2. Transposer le Coup de dés : Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Image

La transposition que propose ici Broodthaers, conversion des lignes de mots en ligne
pures, dissociation du graphein par glissement comme régressif de l’écriture-graphie au trait-
graphique, nous semble pouvoir comporter plusieurs interprétations, nullement incompatibles
entre elles d’ailleurs. Comment nommer alors cette inhabituelle « transposition d’art » :
réduction formaliste, œuvre conceptuelle, réification critique, désacralisation
ironique, détournement néo-dadaïste, recyclage post-moderne ? Sans doute un peu tout cela à
la fois, comme nous allons le préciser maintenant.

-Un noli me legere


Le passage de la poésie aux arts plastiques, avant de fonder la trame de cette
« exposition », constitue d’abord le mouvement même de la trajectoire biographique de
Broodthaers, qui abandonne cyniquement en 1964 le livre de poème, fondamentalement
invendable, pour l’image d’art, commercialement rentable3028. Il y aurait donc ici de prime

3026
Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », op. cit., p. 474.
3027
Broodthers, texte de 1973, cité dans Marcel Broodthaers, catalogue sous la dir. de C. David et V. Dabin, op.
cit., p. 231.
3028
« Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie »,
déclaration de 1964 citée par J. Ph. Antoine, Marcel Broodthaers, op. cit., p. 7.

647
abord comme un résumé du parcours de son auteur, que l’on rencontre déjà dans une œuvre
antérieure, souvent associée3029 à ce travail sur le Coup de dés : Pense-Bête, de 1964. Ici
comme là, on rencontre la même logique de réification du signe littéraire, devenu proprement
illisible, conformément à cet interdit de la lecture, ce noli me legere qui travaille l’imaginaire
de « l’artiste-homme de lettres » : « le livre est l’objet qui me fascine, car il est pour moi
l’objet d’une interdiction3030 ». Tel était l’enjeu de Pense-Bête, sculpture réalisée à partir des
invendus du recueil de poèmes portant le même titre ; Broodthaers commente : « on ne peut
ici lire le livre sans détruire l’aspect plastique ». C’est bien, mutatis mutandis, ce qui se passe
avec la transposition du Coup de dés de 1969 : le poème, objet tabou, objet censuré, se voit
frappé d’une interdiction.
Ce n’est donc pas un hasard si l’idée du caviardage surgit ici. On se rappelle d’ailleurs que
c’est dans le contexte de la censure opérant en temps de guerre qu’André Lichtenberger s’est
souvenu du Coup de dés en octobre 1914 : « chaque fois qu’ouvrant la Guerre Sociale ou
quelque autre feuille (car le traitement ne lui est pas particulier) je lui trouve l’aspect un peu
déconcertant du poème de Mallarmé3031 ». De même, Jean-François Chevrier pourra écrire :
« comme par un caviardage systématique, il réduit le poème à une disposition de lignes ou de
bandes typographiques abstraites. Là où la mobilité typographique du poème avait trouvé une
expansion à l’image des constellations, la lettre du poème devient un pur jeu de traits3032 ».
Dans un même esprit, on pourrait rapprocher « l’image » de Broodthaers de « Lautgedicht »,
poème noirci, caviardé, conçu par Man Ray en 1924, publié dans le numéro 17 de la revue
391. Ici, on reconnaît la structure, le squelette, ou la silhouette, d’un texte versifié constitué de
strophes, devenu un système de bandes noires, véritable tableau abstrait, ou plutôt, dans
l’esprit dadaïste, poème négatif, poème moins raturé que nié. Jérôme Peignot y verra le
« calligramme d’un poème3033 ». Il est vrai que l’on peut considérer alors le geste de
Broodthaers comme une forme d’iconoclasme inversé, qui frappe le texte d’un interdit.
L’artiste belge ne brise pas l’image en vertu d’une soumission à la loi du Verbe,
conformément à l’existence d’un au-delà infigurable ; il détruit le texte par la vertu même de
l’image, dans une tradition subversive et transgressive héritée de Dada.
Cependant, cette transposition-transgression ne ferait pas que reproduire en abyme la
métamorphose de Broodthaers, elle nous donnerait aussi une clef d’interprétation des
transformations de l’histoire de l’art moderne :

3029
Voir J. Fr. Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 280 ; J. Rancière, L’Espace des mots, op. cit., p. 31 ; J.
Ph. Antoine, Marcel Broodthaers, op. cit., p. 8-14.
3030
Broodthaers, entretien de 1974, cité par J. Ph. Antoine, Marcel Broodthaers, op. cit., p. 11.
3031
A. Lichtenberger, « Réminiscence », art. cit.
3032
J. Fr. Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 275.
3033
J. Peignot, Du Calligramme, chêne, 1978, p. 36.

648
Qu’est-ce que l’Art ? Depuis le XIXe siècle, la question est sans cesse posée tant à l’artiste, qu’au
directeur de Musée, qu’à l’amateur. En fait, je ne crois pas qu’il soit sérieux de définir l’art et de
considérer la question sérieusement, sinon au travers d’une constante, à savoir la transformation de
l’art en marchandise. Ce processus s’accélère de nos jours au point qu’il y a superposition des
valeurs artistiques et commerciales. S’il s’agit d’un phénomène de réification, l’Art serait la
représentation singulière de ce phénomène, une sorte de tautologie3034.

En archéologue des biens culturels, Broodthaers dévoilerait méthodiquement,


rigoureusement, la liste des instances qui fabriquent la valeur artistique dans une société
donnée. De la chemise au livre en passant par la bande sonore, la conférence, et l’image
graphique, ce sont en quelque sorte tous les produits dérivés d’une œuvre, et non plus ses
variations orchestrales, que cette exposition épinglerait sur les murs blancs et immaculés de la
Galerie. C’est sans doute le travail de « recyclage culturel3035 » opéré par le Pop Art que
Broodthaers vise ici avec cette présence burlesque des chemises texanes : ce qui peut être
considéré à cette date comme l’icône d’une certaine histoire poétique internationale3036, à
savoir le Coup de dés, devient un simple décor, motif vestimentaire et ornement du jour.
Comme chez les artistes Pop, les signes du quotidien se confondent avec les signes de l’art, et
le Magasin fait irruption dans le Musée. Mais ceci constitue sans doute le seul petit point de
contact éventuel avec le Pop Art ; Broodthaers, disciple de Magritte, « artiste-homme de
lettres » dont l’objet principal réside dans le dévoilement de toutes les médiations, ne peut
souscrire à ce mot de Warhol : « la réalité n’a pas besoin d’intermédiaire, il faut simplement
l’isoler de son environnement et la porter sur la toile3037 ».
Ce travail nous place donc au centre de ce que Jacques Rancière a nommé le « partage du
sensible », point de croisement entre esthétique et politique. C’est bien dans cette direction
que portera l’analyse que l’auteur de La Parole muette a donnée en janvier 2004, lors d’une
conférence prononcée au Musée des Beaux-Arts de Nantes, du dialogue entre Broodthaers et
Mallarmé, comme nous allons le voir maintenant.

-L’interprétation de J. Rancière : la « réification » entre esthétique et économie politique

a) L’Image de Broodthaers : de la « surface d’échange » (Mallarmé) au « tableau noir » (Broodthaers)


La réflexion de Rancière part du constat d’un paradoxe : le Broodthaers praticien
contredirait le Broodthaers théoricien. L’un énoncerait, de manière mallarméenne, le primat

3034
Broodthaers, « Etre bien-pensant ou ne pas être. Etre aveugle » (1975), cité dans Marcel Broodthaers, op.
cit., p. 268.
3035
J. Baudrillard, La Société de consommation (1970), Gallimard, coll. « folio essais », 1986, p. 149.
3036
Il est clair, et c’est là un fait capital qui sépare radicalement à nos yeux Broodthaers des artistes Pop, que
Mallarmé – on nous pardonnera pour ce rappel – n’est pas Marilyn Monroe : le matériau privilégié de l’ancien
poète belge reste la culture savante (outre l’auteur du Coup de dés, La Fontaine, Baudelaire, Heine, Nerval d’un
côté, Magritte de l’autre). Sur les liens, et les différences, entre le travail de Broodthaers et celui de Warhol, voir
J. Fr. Chevrier, L’Action restreinte, op. cit., p. 278 ; J. Ph. Antoine, Marcel Broodthaers, op. cit., p. 130-139.
3037
Cité dans J. Baudrillard, La Société de consommation, op. cit., p. 180-181.

649
des « mots-idées » sur les « formes plastiques »3038, tandis que l’autre, dans son geste, anti-
mallarméen, de négation du lisible, abolirait ce qui fonde l’art moderne, à savoir son être-
signe : « Broodthaers affirme le pouvoir des mots d’engendrer des espaces. Or, l’application
qu’il en fait du poème de Mallarmé semble contredire ce principe, puisqu’il a précisément
séparé mots et images3039 ». Ainsi, dans une première approximation, on pourrait penser que
l’artiste belge réfuterait le programme esthétique du Coup de dés visant l’instauration d’un
espace lisible-visible : « il n’y a pas d’espace propre des mots. Il y a les mots et il y a
l’étendue3040 ». Le geste de Broodthaers serait, au sens propre, un geste critique, séparateur,
brisant le rêve mallarméen de synthèse.
Afin de spécifier cela, Rancière va alors faire retour sur la question de la modernité en art.
Le philosophe déconstruit une nouvelle fois ici le « paradigme moderniste » échafaudé, entre
Lessing et Greenberg, sur les idées d’autonomisation croissante, et de pureté du médium3041.
Or, estime-t-il, le projet moderne tient dans une dynamique contraire : non pas la « surface
pure », mais la « surface d’échange »3042. L’art dit « moderne » tirerait à l’inverse sa
modernité de son impureté. Mallarmé, avec son Coup de dés, relèverait de cette tradition
moderne, (comme entre autres, l’Apollinaire des Calligrammes ou les futuristes, Rodtchenko
ou Schwitters) qui pousse la littérature vers la musique, ou la peinture, et conduit
symétriquement la peinture vers la musique, ou la littérature. En outre, et cela est capital,
« l’échange » opéré entre les signes et les formes, se fait aussi entre les signes, les formes, et
les actes. La modernité identifie formes d’art et formes de vie, selon une « révolution
esthétique3043 » inédite, celle qui lance un mot d’ordre unique, dédoublé seulement, hérité de
Schiller, et de l’idéalisme allemand : changer l’art-changer la vie. Cette « surface d’échange »,
carrefour des pratiques artistiques et politiques, est aussi « surface de l’impropriété », ou
encore « surface du communisme esthétique »3044.
Or, ce que « l’image » du Coup de dés de 1969 expose, c’est tout simplement la fin de cet
âge moderne : « la grande utopie – symboliste, simultanéiste, futuriste ou dadaïste – de
l’identité des signes, des formes, et des actes, s’est en quelque sorte gelée3045 ». Ce gel de la
« surface d’échange » prend deux formes. D’une part, il résulte de « l’effet Greenberg » : les
formes-signes modernes sont devenues modernistes, pures surfaces réflexives et intransitives,

3038
Rancière se réfère à une déclaration de l’artiste belge soutenant que la construction d’un volume n’est rien
d’autre que l’écriture d’un volume (L’Espace des mots, op. cit., p. 7).
3039
Ibidem.
3040
Ibid., p. 9.
3041
Sur cette question, voir aussi J. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique-
éditions, 2000, p. 26-45.
3042
J. Rancière, L’Espace des mots, op. cit., p. 13.
3043
Ibidem.
3044
Ibid., p. 22.
3045
Ibid., p. 23.

650
« gardiennes de l’autonomie de l’art3046 ». Le véritable projet esthétique de la modernité a été
défiguré et occulté par une construction théorique et idéologique bâtie a posteriori. D’autre
part, le rêve synthétique de la forme-signe a été réalisé, historiquement, ironiquement, à
travers la réification inhérente au capitalisme moderne : « la transformation des pensées et des
mots en objets de culte commun, rêvée par le poète a déjà eu lieu. Elle s’appelle tout
simplement marchandise ». Cette « image », raturant la littérature, réduisant le lisible-visible à
du simple visible, c’est-à-dire un illisible, dévoilerait ce processus de marchandisation des
mots-idées : « la plastification du poème est une opération artistique qui met en scène la
réification3047 ». Ce que Broodthaers exhiberait, en dernière instance, ce n’est pas le devenir-
forme du signe, mais son pur avatar économique : son devenir-chose, confondu avec son
devenir-marchandise : « Il s’agit d’utiliser la poétique mallarméenne (la puissance
spatialisante des mots-idées qui récuse le privilège plastique de la forme) pour confronter
cette puissance à la puissance ordinaire qui transforme en choses les signes de l’échange3048 ».
Broodthaers va alors promouvoir un autre type de surface sensible : le « tableau noir »,
lieu d’exposition de la crise du paradigme moderne, « surface de la confrontation de l’art de la
surface avec la logique de la marchandise3049 ». Il ne s’agira plus de viser la « fusion » des
signes, des formes, et des actes, mais d’interroger leurs rapports, d’accuser « l’écart » entre les
mots et les images, entre les mots et les choses, comme entre l’art et la vie. Rancière
poursuit :
Ce que Broodthaers récuse, c’est le pouvoir métamorphique attribué à la spatialisation des mots.
C’est l’idée de la surface comme sensorium commun où les pensées deviendraient des formes ou
les objets des signes. C’est le pouvoir homogénéisant du médium. Le tableau noir n’est pas un
médium à métamorphoses. Les signes s’y dessinent sans pour autant cesser d’être des signes3050.

Le Coup de dés délimitait un espace des mots : le geste critique de « l’artiste-homme de


lettres » entérine une scission, plaçant d’un côté « les mots sans espace » – la « préface » de
« l’exemplaire catalogue » – et de l’autre « l’espace sans les mots3051 » – les lignes noires de
« l’image ». Broodthaers le démystificateur répondrait au poète : « il n’y a pas plus d’alphabet
des astres que de forme formatrice d’une vie nouvelle3052 ». L’artiste belge, dans ce
questionnement du lien problématique entre les mots et les choses, rejoindrait alors en partie,
et en partie seulement3053, le Magritte de Ceci n’est pas une pipe, évoqué justement dans la
salle de cette « exposition », comme on l’a précisé plus haut. L’enjeu de ce travail consisterait

3046
Ibid., p. 24.
3047
Ibid., p. 32.
3048
Ibid., p. 33.
3049
Ibid., p. 24.
3050
Ibid., p. 30.
3051
Ibid., p. 34.
3052
Ibid., p. 25.
3053
Rancière range cependant Magritte, pour qui, selon lui, « dans un tableau les mots sont de la même substance
que les images » (ibid., p. 27), du côté du programme avant-gardiste.

651
à montrer « comment les mots deviennent des choses3054 ». Contrairement à ce qui a lieu avec
le Pop Art, estime Rancière, ce geste ne consiste pas à recycler de manière plus ou moins
équivoque les icônes ou les objets de la société de consommation, mais à saisir ce point où
« les signes se font images ou choses », en exhibant les « signes de la fonction image3055 ».
Ainsi, à suivre cette analyse, ce travail de l’artiste belge, héritier des tableaux-alphabets de
Magritte, montrerait, en image, sans légende, par son dispositif même : « Ceci n’est pas un
poème ».
Broodhtaers, prenant acte de la réification de l’art moderne, doit jouer Mallarmé contre
Mallarmé : « L’opposition mallarméenne de l’artifice gratuit à la nécessité marchande s’est en
effet retrouvée retournée par le processus de l’esthétisation marchande dont le graphisme
symboliste a été l’initiateur. Il faut donc le retourner à nouveau ». L’affiche publicitaire avait
stimulé la genèse du Coup de dés, qui entendait fonder une autre économie ; mais cette
spatialisation nouvelle tombe dans la réification ; tel est le processus que montrerait
Broodthaers, conduisant, avec cette image illisible, « rébus impossible3056 », à ce que
Mallarmé soit « accompli dans sa réfutation » : « ainsi, l’art qui dénonce le devenir-marchand
est-il aussi l’art qui accomplit honnêtement le principe de ce devenir-marchand. Tout près de
Mallarmé et au plus loin3057 ».
Au total, aux yeux de Rancière, la rencontre Mallarmé / Broodthaers aura été le « choc de
deux grandes politiques esthétiques, de deux grandes formes de dépassement de l’art ». L’un,
l’auteur du Poème, aura visé un « art qui dépasse la singularité des arts et des supports pour
construire des formes de l’espace commun » ; l’autre, l’auteur de l’Image, aura proposé un art
« qui dénonce sa propre prétention utopique en en faisant voir le rapport de ses formes à
celles de la vie aliénée »3058.

b) Le Poème de Mallarmé
Cette analyse n’est possible qu’en fonction d’une relecture de Mallarmé, principalement
dégagée des cadres d’intelligibilité fournis par Sartre d’un côté, et par Blanchot de l’autre. On
se rappelle que l’auteur de Qu’est-ce que la littérature ? situait le poète en général, et
Mallarmé en particulier, dans le champ des arts plastiques justement. La poésie, contrairement
à la prose, était décrite comme une vaste entreprise de réification des mots, devenus opaques,
in-signifiants, et de ce fait fondamentalement inaptes à porter un engagement politique ou une
responsabilité éthique. Et la poésie réifiée devenait peinture. Quant à l’auteur de L’Espace
littéraire, il voyait surtout dans Mallarmé un écrivain de l’impersonnalité et de la descente

3054
Ibid., p. 30.
3055
Ibid., p. 37.
3056
Ibidem.
3057
Ibidem.
3058
Ibid., p. 38.

652
dans la pure nuit sans jour de l’acte d’écrire. Dans les deux cas, le Poème négatif perdait de
vue l’horizon du monde, et le sens de l’Histoire.
Rancière envisage « la modernité » autrement, et la question sartrienne de la réification
sera présentée de manière inverse dans ses effets. Ici, la poésie réifiée pourra devenir le
support d’un acte politique, dans le cadre du « partage du sensible », mais aussi, ironie de
l’histoire, marchandise. La conception anti-formaliste du paradigme moderne rappelée dans la
conférence de Nantes ira en effet de pair chez Rancière, comme on l’a vu plus haut, avec une
réévaluation complète de l’œuvre mallarméenne, prolongeant les analyses de l’auteur de La
Religion de Mallarmé. Développé en 1996 dans Mallarmé. La Politique de la sirène, ce ré-
éclairage sera résumé en 2004 en quelques pages : l’auteur de Divagations, loin de
promouvoir une vision autotélique du poème, coupée de l’Histoire, entendrait, sur le mode
utopique, fonder une autre forme de « symbolisation de la communauté3059 », inséparable
d’une « autre économie », d’un « contre-compte3060 », celui du Vers, celui du noir sur blanc.
Ce dont le Poème se verrait investi, ce serait « l’auto-célébration de l’animal chimérique
comme tel », le dévoilement des « artifices de l’élévation humaine », pensés sur le modèle du
« 14 juillet républicain »3061. Le programme utopique mallarméen consisterait à doubler
l’horizontalité de l’échange de l’économie politique, par une verticalité essentielle, esthétique,
condition de la mise en forme de la « grandeur commune3062 », et symbolisée par le feu
d’artifice, gerbe dorée destinée à illuminer ce « nouveau ciel collectif3063 ». Dans cette
perspective, Rancière insistera longuement sur la dimension matérielle de cette esthétique
politique qui entend nouer espace des mots et espace des actes3064. Il note que « la pureté
spirituelle du poème se manifeste par un tracé spatial propre », tandis que dans le Coup de
dés, le mouvement des lignes mime le mouvement de la pensée. Mallarmé ne dissocie jamais
« pureté idéale du poème » et « dispositif matériel spécifique ». C’est bien ce matérialisme
poétique qui rend possible une ouverture du Poème sur son dehors politique.
On voit alors quelle sera la fonction du Coup de dés selon Rancière : donner à la Cité
idéale son feu d’artifice idéal. Image de ce « nouveau ciel collectif », dont il dresse comme la
carte, le poème assurerait le « déploiement spatial d’un prestige dont le feu d’artifice fournit
volontiers l’exemple3065 ». Il est le poème utopique par excellence, celui du beau lieu. Ce
n’est donc pas un hasard si le dernier chapitre de La Politique de la sirène, intitulé « le devoir

3059
Ibid., p. 17.
3060
Ibid., p. 33.
3061
Ibid., p. 17.
3062
Ibid., p. 18.
3063
Ibid., p. 19.
3064
Ibid., p. 13-15.
3065
Ibid., p. 15.

653
du livre », s’achevait sur un commentaire du poème de 18973066, symbole ici, moins du livre à
venir, que de la communauté à venir, cette communauté œuvrée par le Coup de dés.

c) Retour à Broodthaers : d’une « estampe » l’autre, ou le bris du symbole


« L’estampe » de Mallarmé, si l’on se souvient de la lecture de Rancière formulée dans La
Politique de la sirène, marquait donc le passage d’une théologie de l’incarnation à une
poétique de l’incarnation, qui était aussi une politique de l’incarnation. Il s’agissait, par le
biais de cette « mimétique antimimétique3067 », d’instaurer l’Idée de manière immanente, à
travers un symbole, et un processus relevant d’une sorte de pragmatique de la « preuve ». La
littérature romantique, éprouvant et expérimentant la dissolution chimique des genres et des
styles, comme la désagrégation tout aussi chimique d’un modèle social holiste, était amené à
rejouer, sur d’autres bases, la dialectique chrétienne du verbe et de la chair, du corps
christique et du corpus biblique : « en abandonnant les codes et les hiérarchies de la
représentation, la littérature retrouve le cercle de l’incarnation qui avère le texte et du texte
qui avère l’incarnation3068 ». Que fait alors Broodthaers avec son « estampage » sur
aluminium anodisé ? Il brise l’unité du symbole, disjoint les deux moitiés de la tessère : d’un
côté, l’idée, reléguée en préface, de l’autre la forme, simple surface. La face du Coup de dés,
« vera icona » de la littérature authentifiée et de la communauté fondée, est défaite. La « vraie
image » disparaît, recouverte par cette « image » qui se signale comme image fausse, image
du faux, et faux Coup de dés. « L’artiste-homme de lettres » fabrique, pour reprendre ce
concept forgé par Jean Starobinski à propos d’Hamlet, un « hémi-symbole3069 ». Pour le dire
autrement, il désincarne le poème, si bien que nous retrouvons ici, éclairée différemment,
l’idée que nous avions avancée plus haut d’un iconoclasme inversé. Il s’agit bien d’une mise
en crise effective, en acte, de l’incarnation littéraire héritée du romantisme allemand.
On peut aussi analyser cette disjonction comme la mise en évidence du « parler, ce n’est
pas voir » cher au Blanchot de L’entretien infini. Broodthaers montre la coupure entre le
visible et l’énonçable, imageant le passage fameux de Foucault situé dans le premier chapitre
des Mots et les choses :
Mais le rapport du langage à la peinture est un rapport infini. Non pas que la parole soit imparfaite,
et en face du visible dans un déficit qu’elle s’efforcerait en vain de rattraper. Ils sont irréductibles
l’un à l’autre : on a beau dire ce que voit, ce qu’on voit ne se loge pas dans ce qu’on dit3070.

Si Magritte, selon Foucault, « défait3071 » le calligramme d’Apollinaire, Broodthaers, quant à


lui, « défait » le symbole de Mallarmé. La « tautologie3072 » propre au calligramme, qui,
3066
J. Rancière, La Politique de la sirène, op. cit., p. 98-108.
3067
Ibid., p. 101.
3068
Ibid., p. 104.
3069
J. Starobinski, « Hamlet et Freud », préface à E. Jones, Hamlet et Œdipe (1949), Gallimard, coll. « tel »,
1980, p. XXIII.
3070
M. Foucault, Les mots et les choses (1966), Gallimard, coll. « tel », 1990, p. 25.

654
mutatis mutandis, opérait aussi dans la logique de la « preuve », laisse place à une logique des
contraires entre deux ensembles qui ne sont plus isomorphes. A moins de voir dans ce travail,
pour reprendre la formule de Peignot citée plus haut, le « calligramme d’un poème ».
Au final, en prolongeant ici les analyses de Rancière, cette dissociation de l’unité
symbolique peut s’interpréter comme un geste éminemment post-moderne, si l’on accorde
quelque réalité à ce terme, en l’employant ici dans le sens, conceptualisé par Lyotard, du deuil
de l’utopie3073. Broodthaers, qui dessine un lieu sans mot, et recopie des mots sans lieu,
délimiterait alors les contours d’une communauté désœuvrée.

-L’exposition de la « valeur d’exposition » ?


Ce n’est pas tout. Le dispositif de Broodthaers mis en place en 1969-1970 pose la question
suivante : que signifie l’acte d’exposer un livre ? La méditation fameuse de Walter Benjamin
sur « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » formulée dans les années 1930,
revivifiée à l’époque de Baudrillard et de Debord, entre « société de la consommation » et
« Société du Spectacle », peut sembler un détour un peu obligé ici : risquons ce passage, plus
ou moins parisien.
Au cours de son analyse du travail de Broodthaers, Jean-François Chevrier a pu
convoquer le texte de Benjamin recueilli en 1927 dans Sens unique, que nous avons présenté
plus haut, à propos des poètes concrets brésiliens. Le commissaire de l’exposition « L’art
moderne selon Mallarmé » estime que le projet artistique du disciple de Magritte doit être
radicalement distingué de la lecture benjaminienne, prolongée ensuite par la théorie des
médias et les chantres de la « révolution Marconi » :
Dans les années 1960, McLuhan a développé l’image d’un Mallarmé prophète de l’âge post-
alphabétique, tandis que les artistes pop puis les conceptuels ont souscrit aux modèles de l’affiche
publicitaire et du fichier. Le Card File (1962) de Robert Morris est présenté en 1967 dans
l’exposition Language to Be Looked at and / or Things to be Read à la Dwan Gallery de New
York.
Broodthaers a joué lui aussi de ce chiasme du lisible et du visible. Mais l’artiste-homme de
lettres se distingue de l’artiste conceptuel autant que de l’artiste-artisan. L’impersonnalité à
laquelle tend le poète comme opérateur de jeux de langage dans l’espace du Livre (« expansion
totale de la lettre », dit Mallarmé) n’est pas celle d’un producteur de concepts. La posture surannée
de l’homme de lettres rompt l’illusoire adhésion à l’actualité, sans être pour autant un appel à une
réserve d’archaïsme. A la différence de Benjamin, Broodthaers n’oppose pas l’actualité du langage
publicitaire à l’archaïsme du livre. L’art contemporain est l’espace intermédiaire et impur qui
rompt le contraste binaire entre la clôture nocturne du livre et l’ouverture radieuse de l’utopie.
Broodthaers récuse le conceptualise américain mais conteste également le projet d’actualisation
des fonds mythiques, archaïques, mis en œuvre par Beuys. Dans Magie (1973), il s’oppose à
Beuys comme Mallarmé s’était démarqué du wagnérisme. Le costume noir d’Igitur n’est pas le
vêtement de feutre de Beuys.

3071
M. Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana, 1973, p. 17.
3072
Ibid., p. 21.
3073
Rancière, dans sa conférence, n’emploie pas le terme. En revanche, il en propose une analyse dans Le
Partage du sensible, op. cit., p. 41-44.

655
Broodthaers rapporte les prophéties et les utopies à des jeux de langage et des exercices de
rhétorique3074.

Plus loin, Chevrier fait de Broodthaers, héritier des « tableaux de mots » de Magritte, un
contemporain de la redécouverte de la rhétorique par Genette, comme des recherches sur le
signifiant menées dans les parages du structuralisme. Ainsi, dans cette perspective, le travail
de l’artiste belge constituerait une sorte de déconstruction linguistique du réel, plutôt qu’une
critique de la culture inspirée par les représentants de l’Ecole de Francfort.
Nous voudrions revenir ici sur ce point, en articulant les choses autrement, du point de
vue de l’œuvre de Mallarmé, plutôt que de celle de Broodthaers, ainsi que Jean-François
Chevrier l’a fait dans les lignes citées plus haut. La décision, artistique, qui consiste à
« exposer » le Coup de dés nous renseigne sur la nature même du poème, que l’on peut
analyser avec les catégories de Benjamin, qui a esquissé de tout façon, rappelons-le, à l’instar
des dadaïstes, ou des surréalistes, deux visions, radicalement opposées, de Mallarmé. Il y a
d’abord le Mallarmé auteur du Coup de dés, évoqué effectivement dans « Expert-comptable
assermenté » de 1927 ; rappelons le passage :
C’est Mallarmé qui, quand il aperçut au beau milieu de l’édification cristalline de son œuvre
assurément traditionnaliste l’image de ce qui venait, a pour la première fois incorporé avec Un
Coup de dés les tensions graphiques de la publicité dans la présentation typographique. Les essais
d’écriture que les dadaïstes entreprirent par la suite ne provenaient certes pas de leur esprit de
construction, mais des réactions nerveuses, assurées, des gens de lettres. C’était pour cette raison
quelque chose de beaucoup moins durable que la tentative de Mallarmé, qui procédait de l’essence
même de son style. Mais cela permet de reconnaître l’actualité de ce que, comme une monade,
Mallarmé découvrit dans sa chambre close, en harmonie préétablie avec tous les événements
décisifs de notre époque, dans l’économie, la technique, la vie publique. L’écriture, qui avait
trouvé un asile dans le livre imprimé, où elle menait sa vie indépendante, est impitoyablement
traînée dans la rue par les publicités et soumise aux hétéronomies brutales du chaos économique.
C’est l’apprentissage sévère de sa forme nouvelle3075.

Comme nous l’avons soutenu plus haut, cette lecture nous semble dialectiser le rapport du
poème à l’affiche, qui n’est pas seulement célébrée ici. Pour Benjamin, on sait que le cinéma,
art par excellence de la reproductibilité de l’œuvre d’art, donnerait aux « masses » une voie
d’émancipation en leur donnant une conscience ; rachetant la machine par la machine, il
permettrait de nier l’aliénation du jour travaillé grâce au spectacle nocturne de l’acteur jouant
devant l’œil mécanique de la caméra, et par là même ré-humanisant la condition de
l’ouvrier3076. De la même manière, avec le Coup de dés, l’écrit exposé et multiplié dans le
cadre des échanges économiques, se trouverait racheté et relevé par son intégration dans
l’espace symbolique du poème.

3074
J. Fr. Chevrier, « L’artiste-homme de lettres », in L’Action restreinte, op. cit., p. 276.
3075
W. Benjamin, « Expert-comptable assermenté », Sens unique, op. cit., p. 163-164.
3076
W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935, première version), Œuvres,
trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch, Gallimard, 2000, t. III, p. 88.

656
Mais il y a aussi peu après, dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, le
Mallarmé de « l’autonomie » de l’art, le poète « cristallin » d’une œuvre « assurément
traditionnaliste » :
Quand apparut le premier mode de reproduction vraiment révolutionnaire – la photographie
(contemporaine elle même des débuts du socialisme) – l’art sent venir la crise que personne, cent
ans plus tard, ne peut plus nier, et il réagit à ce qui s’annonce par la doctrine de « l’art pour l’art »,
qui n’est autre qu’une théologie de l’art. C’est d’elle qu’est né ce qu’il faut appeler une théologie
négative sous la forme de l’idée d’un art pur, qui refuse non seulement toute fonction sociale, mais
encore toute évocation d’un sujet concret (en littérature, Mallarmé fut le premier à occuper cette
position)3077.

Ainsi, sans trop de surprises, le Mallarmé du Coup de dés sera plus progressiste que le
Mallarmé des Poésies3078. La « valeur cultuelle », inséparable d’une fonction théologique de
l’art, aura cédé la place, dans cette œuvre finalement scindée en deux, à cette nouvelle
« valeur d’exposition », liée cette fois à une fonction politique. Autrement dit, si l’on souscrit
à cette lecture mi-sociologique, mi-médiologique, on peut interpréter le geste de Broodthaers
comme suit : l’artiste belge, en transformant le poème en « image », ne ferait que révéler cette
« valeur d’exposition ». Il exhiberait quelque chose comme l’infrastructure du Coup de dés :
l’affiche cachée sous le poème, la modernité technique déposée sous l’écrit imprimé, la
lithographie travaillant sous la typographie. Le fait de choisir les supports de l’aluminium
anodisé, comme celui du papier mécanographique, irait dans ce sens. Mallarmé livrait un
poème en 12 Pages ; Broodthaers en propose une version en 12 Plaques : c’est la
reproductibilité mécanique, dont Mallarmé aurait pris acte en 1897, que l’artiste belge
donnerait à voir à son tour.
Une variante de cette analyse benjaminienne été avancée récemment par Philippe Ortel
qui a tenté de rapprocher la spatialisation du Coup de dés des débuts du cinématographe, en
utilisant, conformément à une certain doxa critique désormais bien installée, l’outillage
conceptuel fourni par la sémiologie de Peirce, notamment la triade icône / indice /

3077
W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935, première version), op. cit.,
p. 77.
3078
Précisons ici qu’Adorno discutera cette thèse selon lui insuffisamment « dialectisée », dans une lettre
adressée à Benjamin de 1936, qui dit bien tout l’écart qui sépare ces deux visions de « l’autonomie » esthétique.
Pour Adorno, il faut radicalement distinguer l’art « auratique » de l’art « autonome », qui n’est pas intégralement
« cultuel », ni « contre-révolutionnaire », contrairement à ce qu’affirme Benjamin. Mallarmé, dans cette
perspective, ne sera pas écarté comme un poète « réactionnaire », mais célébré comme un poète matérialiste :
« ainsi, si dialectique que soit votre travail, il ne l’est pas quand il traite de l’œuvre d’art autonome elle-même ; il
reste extérieur à l’expérience élémentaire qui m’est chaque jour plus évidente dans mon expérience musicale
propre, expérience élémentaire d’après laquelle l’application la plus rigoureuse de la loi technologique à l’art
autonome a précisément pour effet de transformer celui-ci et qu’au lieu de le transformer en tabou et de le
fétichiser, elle rapproche au contraire ceux qui la produisent, de la liberté, de la production consciente. Je ne
connais pas de meilleur programme matérialiste que cette phrase de Mallarmé dans laquelle il définit les poèmes
non pas comme nés de l’inspiration mais comme faits avec des mots », Th. W. Adorno, Sur Walter Benjamin,
op. cit., p. 168-169. Ajoutons que le philosophe-musicologue encouragera son destinataire à écrire un livre sur
l’auteur de Divagations : « (…) je souhaite toujours pour ma part que vous écriviez, comme son contrepoint, un
travail sur Mallarmé, travail qu’à mon avis vous nous devez comme une contribution des plus importantes »
(ibid., p. 168).

657
symbole3079. Ortel rappelle la réponse du poète à l’enquête de 1898 sur l’illustration
photographique, Mallarmé écrivant : « que n’allez-vous droit au cinématographe, dont le
déroulement remplacera, images et textes, maint volume, avantageusement3080 ». Il émet alors
l’hypothèse que le dernier Mallarmé aurait pu trouver un « modèle » pour son poème de 1897
dans le nouveau dispositif optique dévoilé en 1895 :
Tout se passe comme si le cinéma obligeait le livre à s’interroger sur lui-même, à se souvenir de
son origine, de cette époque où il n’était encore que volumen, parchemin qu’on déroulait pour lire.
Et comme les retours aux origines sont aussi des moments de refondation, on peut se demander si
le repoussoir inventé par les frères Lumière n’a pas offert un modèle aux ultimes réflexions de
Mallarmé sur le Livre ainsi qu’à sa poétique. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (mai
1897), que le poète vient d’achever à cette date, nous semble le confirmer3081.

En apparence, tout oppose le poème au cinématographe. Poème non mimétique, le Coup de


dés relèverait principalement de l’indice et du symbole, mais non de l’icône :
Au premier abord, le poème est aux antipodes du cinéma, d’abord parce qu’il traite réflexivement
de la création littéraire, ensuite parce qu’il s’appuie, pour la figurer, sur le continuum trace-
symbole, au détriment de tout contenu figuratif : l’étoilement indiciel des mots sur la page se
donne pour la projection directe d’une pensée traduite verbalement3082.

Ortel poursuit malgré tout son analyse en prenant comme caution les remarques de Valéry : ce
dernier avait décrit le Coup de dés, on l’a vu, comme une « machine toute nouvelle » et,
ailleurs, comme un « spectacle idéographique ». D’un spectacle l’autre, le poème mallarméen
dialoguerait avec le cinéma, en en transposant certains procédés :
Pourtant, le lexique machinique employé par Valéry montre bien qu’aux yeux des
contemporains le paradigme « machine-matière » issu des nouvelles images est devenu un modèle
énonciatif : entre l’objet-livre (dispositif) et les mots-traces couvrant l’écran de la page, le sens
s’obscurcit, et avec lui les images mentales qu’on pourrait former à la lecture, sans que soit
menacé pour autant le déploiement de l’œuvre. Bien entendu, l’analogie qu’on tente de dégager ici
avec le cinéma ne porte pas sur l’effet produit (l’image) mais sur les mécanismes employés.
Entre la trace indicielle du texte et la crise intellectuelle qu’il est censé dire, le niveau
intermédiaire de l’icône est remplacé par la voix du lecteur : il n’est plus appelé à se représenter
les choses mentalement, mais à vivre le texte avec son souffle. Ce n’est pas un lecteur qu’on
demande, mais un technicien de la lecture. (…) Le texte canalise et rythme le flux verbal du
lecteur comme le cinéma le flux lumineux des images. Le rituel auquel Valéry eut le privilège
d’assister, quand Mallarmé lui lut pour la première fois cette œuvre, derrière une tapisserie, au
fond de sa chambre (obscure), montre qu’en basculant dans la logique du spectacle, cette poésie,
qui s’apparentait à un cérémonial religieux rejoignait aussi des plaisirs plus modernes. En
enclenchant la lecture à haute voix, une voix « prise au plus près de sa source », le poème bat
d’ailleurs le cinématographe sur son propre terrain, puisque celui-ci restera muet jusque dans les
années 19203083.

3079
Pour une recension du livre novateur de Ph. Ortel, voir la note de D. Grojnowski, « Littérature et
photographie », Critique, n° 678, novembre 2003, p. 865-869 ; sur cette question des rapports entre paradigme
photographique et paradigme indiciaire, nous nous permettons de renvoyer à la synthèse qu’en donnait notre
article « Les légendes de la photographie », Critique, n° 678, novembre 2003, p. 870-881. Par ailleurs, le lien
entre indiciarité et Coup de dés avait été abordé dans notre DEA de 2002, Le Poème pour l’œil, op. cit., p. 104-
109.
3080
Mallarmé, réponse à l’enquête sur le « roman illustré par la photographie » (janvier 1898), OC, t. II, p. 668.
3081
Ph. Ortel, La littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, J.
Chambon, 2002, p. 137.
3082
Ibid., p. 137.
3083
Ibid., p. 138.

658
Ainsi donc, c’est par la lecture, l’émission orale des mots, que le Coup de dés retrouverait
quelque chose du cinéma, art projectif.
Ortel ajoute d’autres points de contact, jugés plus secondaires, entre le poétique et le
cinématographique3084 : l’unité de la double page qui « agrandit l’espace d’inscription comme
l’écran de cinéma celui du tableau » ; la phrase unique, non ponctuée, « cultive
typographiquement une forme de "déroulement" temporel proche du déroulement filmique ;
enfin, la dimension cinétique du texte revendiquée par Mallarmé dans sa préface de 1897, qui
rapprocherait le Coup de dés de ces « œuvres de la fin du siècle [qui] cherchent à mimer les
choses dans le temps, sans doute parce que l’accélération de l’histoire rend alors plus sensible
cette dimension de l’existence ». En outre, précise Ortel, la référence au modèle musical de la
symphonie fournie explicitement par Mallarmé ne rend pas vaine pour autant cette piste
d’interprétation : « les modèles apparents ne sont pas nécessairement les modèles
agissants3085 ». Notons ici que Massin, grand amateur et connaisseur du Coup de dés, comme
nous allons le voir plus bas, avait déjà fait au début des années 1990 ce lien entre poème et
cinéma : « c’est à partir du Coup de dés – et du Coup de dés seulement – que l’on commence
à prendre la double page du livre dans l’acception d’une page unique, semblable en cela à la
forme adoptée par l’écran du cinéma (…)3086 ».
Pour conclure sans conclure sur ce travail para-mallarméen de l’artiste belge, donnons la
parole à Daniel Oster, autre arpenteur posthume de l’univers du poète, visiteur attentif de
l’exposition du Jeu de Paume :
En fait tout ce que présente Broodthaers est un hommage, une manière violente de rappel, un
catafalque. Une sorte de happening post mortem et un peu ripoliné couleur cimaise. Avec des
intuitions assez belles comme ce costume noir, devenu par la suite « Costume d’Igitur », ces pipes
type Magritte, cet enregistrement (…).
Idée essentielle de tout cela, d’ailleurs toute mallarméenne, des VINGT-SIX lettres de
l’alphabet lancées, d’où texte, mais pas n’importe comment. Tous les livres du monde sont écrits
d’avance dans ce stock stochastique. Et donc, en ce sens, tous les livres sont là. Par conséquent,
on arrête. Chute des dés, point final, mort. Chaque phrase est un coup de dés (ou CDD), contrat à
durée déterminée). Mais comme au jeu, on n’arrête pas. Pas de décavés du langage. A minuit,
roulette russe.
Dommage, dit Thomas, que les lettres ne soient pas que VINGT-QUATRE. Il y en a deux de
trop. Ça, on le sait depuis longtemps. Voir les Rhétoriqueurs du XIIIe siècle et suivants3087.

Ainsi, un Mallarmé au tombeau, revenant. Mais aussi un Mallarmé survenant toujours, dans la
relance perpétuelle des dés, et la reconduite incessante du « Jeu suprême ». Mort et vie de la
littérature, art des lettres, et de la poésie, nombre de l’être.

2) Cinéma
3084
Ibid., p. 139.
3085
Ibidem.
3086
Massin, La Mise en pages, Hoëbeke, 1991, p. 14.
3087
D. Oster, La Gloire, P.O.L., 1997, p. 23.

659
a) Courts-métrages surréalistes (1929)

1. Man Ray, Les Mystères du château du dé

-D’un hasard l’autre : le legs dadaïste


Le premier point de contact immédiat et évident entre les deux œuvres se trouve être le
motif du hasard. L’intérêt de ce film réside en effet dans cette confrontation explicite entre le
hasard mallarméen et le hasard dadaïste3088. Comme l’on sait, si l’on se réfère à l’origine
légendaire du mouvement, le nom « dada » est le produit du hasard, ce qui suffit,
symboliquement, à définir l’esprit dadaïste par cette in-définition même, tandis que Mallarmé,
comme l’on sait aussi, cherche, structurellement, organiquement, aux niveaux du vers, du
poème, et du livre, à vaincre le hasard « mot par mot3089 ». Le poète d’Hérodiade est bien loin
de composer comme le fera un Max Ernst, assemblant « les éléments au gré du hasard ou de
son bon plaisir3090 ». Bien évidemment, dans une première approximation, on ne saurait que
souligner tout ce qui sépare deux époques, et deux rapports à l’aléatoire a priori
diamétralement opposés : tentative d’abolir le hasard par le recours à l’Art d’un côté, volonté
d’abolir l’Art au moyen du hasard de l’autre. Une esthétique de la Nécessité laisse la place à
une anti-esthétique de la Contingence. Mais nous allons voir que cette vision, attendue, n’est
peut-être pas totalement satisfaisante à propos du film Les Mystères du château du dé.
Premier constat, chez Mallarmé, le Maître hésite à ne pas jeter les dés, alors qu’avec Man
Ray cette hésitation cardinale disparaît : l’un tente de préserver tous les possibles, alors que
l’autre entend explorer tous les possibles. A l’inverse de ce qui se produit dans le poème, le
hasard, dans le film, devient le grand moteur du récit, en tant que catalyseur, principe actif et
dynamique. Conformément à l’esprit dadaïste, il s’agit, comme le disait Arp, d’obéir à cette
« loi du hasard, » qui « inclut en elle toutes les lois », dans un « abandon total » à
l’inconscient, qui permet au final de « créer de la vie pure3091 ». Conformément à l’esprit
surréaliste aussi, la soumission au hasard, signe de cet état de disponibilité cher à l’auteur de
Nadja, permet de faire surgir ce merveilleux moderne désormais opposé au mystère
symboliste. On sait que Breton fit en effet de « l’acceptation du hasard3092 » l’un des mots
d’ordre décisifs du surréalisme, à côté de la voie de l’automatisme verbal ou graphique, de
celle de l’exploration du rêve, et de celle encore de la technique du collage.

3088
Pour une analyse large de cette question du hasard littéraire, voir en particulier E. Köhler, Le Hasard en
littérature. Le possible et la nécessité, Klincksieck, 1986. Dans ce livre quelque peu décevant par rapport aux
promesses de son titre, Mallarmé, comme les dadaïstes et les surréalistes, a droit à quelques pages, mais aucune
comparaison n’est faite entre ces différentes esthétiques.
3089
Le Mystère dans les Lettres, OC, t. II, p. 234.
3090
Desnos, Nouvelles Hébrides et autres textes, éd. M.- Cl. Dumas, Gallimard, 1978, p. 311.
3091
Cité dans E. Köhler, Le Hasard en littérature, op. cit., p. 72.
3092
Breton, Le Surréalisme et la peinture, Gallimard, nouvelle éd., 1928-1965, p. 64.

660
Ainsi, de même que Picabia et Duchamp, selon le témoignage de Desnos, « vivaient en
Amérique à « pile ou face » (pile ou face pour prendre telle ou telle rue, pile ou face pour se
lever ou se coucher, pour dormir ou rester éveillé3093 », de même, les personnages masqués de
Man Ray jouent leur vie aux dés, dans la plus parfaite des exaltations. Alors que le Maître
hésite sur le bien-fondé de l’agir, le personnage dadaïste abolit toute forme d’hésitation :
partir ou ne pas partir, se baigner ou ne pas se baigner, rester ou ne pas rester, ne sont pas des
alternatives cruciales mais des possibilités équivalentes, envisagées sans tragique ni pathos.
L’enjeu n’est justement ici que jeu, dans un film en grande partie hédoniste et solaire, ludique
et sensuel, accompagné d’airs de samba, et en cela complètement étranger au Coup de dés
mallarméen. Rrose Sélavy a formulé ce nouveau principe vitaliste : « Les lois de nos désirs
sont des dés sans loisir ».
Deuxième constat, comme chez Mallarmé cette fois, le film distingue deux niveaux
d’exercice du hasard. Les deux œuvres convergent sur ce plan. L’aventure des « voyageurs »,
et en particulier les différents lancers de dés des personnages, se trouvent en effet encadrés
par un lancer de dés initial et final, pris en charge par une main mystérieuse, artificielle,
proprement in-humaine, à sa manière, elle aussi, « froide d’oubli et de désuétude ». De même,
dans le Coup de dés, au quasi-lancer du Maître fait écho le quasi-lancer du ciel étoilé. Dans le
film, cette main aux dés peut évoquer l’intervention d’une puissance supérieure, allégorie du
Destin, du Temps – qui, on le sait depuis Héraclite, est un enfant qui joue aux dés - ou de la
Mort. Or, le chiffre humain que la caméra nous laisse voir (le 7 au bord de la piscine, qui
déclenche l’activité corporelle), fait directement écho au 7 sur-humain du début du film. Cette
répétition abolit donc l’apparente logique du Hasard dans la mesure où les jeux étaient déjà
faits : ce qui est coup de dés aux yeux des hommes s’avère coup du sort par intervention des
puissances transcendantes. Le Hasard se retourne en Destin. De même, la fin du film qui
amène le couple à « rester » à la suite à un lancer de dés nous confronte à la main montrant
non plus un 7 mais un 6, qui a décidé de leur sort, rester, soit durer et perdurer, dans l’éternité
sculpturale de l’amour et du marbre, comme l’atteste le procédé de solarisation qui identifie le
couple à la statue face à laquelle ils dansent. Le rapport incipit / clausule est donc fondé à la
fois sur un chiasme et une antithèse : le film s’ouvre sur un duo d’hommes décidant de
« partir », alors que la main vient de livrer le chiffre 7, tandis qu’il se clôt sur un couple
masculin / féminin décidant de « rester », avant que la main ne livre le chiffre 6. Notons que
la caméra ne nous permet pas de lire la somme des deux lancers concernés, celui du café pour
le duo, celui du jardin pour le couple. Seul le lancer médian, celui du bord de la piscine,
accompagné de la phrase-titre mallarméenne, nous fait voir un 7 (4+3). Ainsi, au sublime

3093
Desnos, Nouvelles Hébrides et autres textes, op. cit., p. 325.

661
final du ciel étoilé mallarméen fait écho ici le sublime final de la solarisation, tous deux mis
en relation avec un autre niveau ontologique : espace de la constellation cosmique ou
poétique chez le poète, espace du belvédère et de la statuaire chez le cinéaste-photographe.
Troisième constat, les deux œuvres posent chacune à leur manière la question du lieu.
Dans le poème, du lancer, effectué dans des « circonstances éternelles », devait résulter un
acte pur, mettant en contact avec un absolu. Or, le quasi-lancer débouche chez Mallarmé, de
manière provisoire, sur le quasi-néant : « rien n’aura eu lieu que le lieu ». Nous assistons ainsi
à une dissociation de l’acte et du lieu, ce qui revient à dire que le lieu seul constitue
l’événement : pur lieu d’aucun avoir lieu, sinon celui de sa présentation-même. Dans le film
de Man Ray à l’inverse, le lancer, associé à « partir » ou à « rester », doit déterminer un
rapport au lieu, qu’il soit voyage ou demeure, mouvement ou immobilité. Tout lancer ici
engendre un « événement » qui consiste à occuper ou non un lieu : quitter ou non Paris,
quitter ou non le bord de la piscine, quitter ou non le château. Mais l’appel au hasard qui
consacre la démission de la volonté – symbolisée peut-être par cette tête toujours recouverte
d’un bas de soie3094 – transforme cet événement en pseudo-événement, un pur avoir-lieu
arbitraire. Dès lors, la « formule absolue » qui résume les Mystères du château du dé sera
quelque chose comme : « tout lieu aura eu son avoir lieu ». L’événement dadaïste est joué ou
simulé : jeter les dés, porter un masque, jouer au ballon, imiter la statue en prenant la pose ;
l’événement mallarméen est construit ou architecturé : relier les étoiles en constellation, relier
les mots en poème3095.
Pour terminer sur cette question du hasard, il nous semble intéressant ici de convoquer la
revue dadaïste Dés, et son unique numéro, publié en 1922. Ces lignes-manifeste, signées
Pierre-Mac Orlan, constituent un excellent commentaire « par anticipation » du court-métrage
de Man Ray :
Il y a d’abord les dés éparpillés sur la table, autour de la table les hommes attentifs aux
décisions de la chance. Il y a surtout les dés avec leur aspect petites maisons à six étages pour
banlieue. L’as avec son unique fenêtre rappelle l’Orient à défaut d’un spectacle plus intime. En
mettant les trois dés l’un sur l’autre, les six tournés du même côté, on obtient une belle maison à
18 étages, tels les grattes-ciels nous sollicitent. (…)
Les dés sont les maîtres de l’aventure (…) Ils sont nécessaires et apportent toujours le bienfait
d’une décision rapide. (…) Les dés servent d’instinct aux personnes qui en sont dépourvues.
Les routes à suivre, indiquées par la combinaison des dés dispersés sur la table, on peut
essayer d’atteindre le but 3096.

3094
Sur un plan plus anecdotique, le recours au bas de soie fut un moyen trouvé par Man Ray pour mettre à l’aise
les amis du producteur, sollicités pour évoluer devant la caméra. Il s’agissait aussi de « créer une atmosphère de
mystère et d’anonymat », Man Ray, Autoportrait, op. cit., p. 248.
3095
Nous nous éloignons quelque peu ici de la lecture de B. Marchal qui insiste sur la caractère feint et simulé de
l’acte dans Igitur, à partir de la phrase « il secoue simplement les dés », Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 267.
Mais cela mériterait un plus ample développement.
3096
P. –M. Orlan, « Dés », Dés, n°1 (non paginé).

662
L’ouverture du film n’est autre que l’incipit de ce texte ; de même, comme on l’a vu,
l’analogie entre formes architecturales et forme du dé se trouve à l’origine du scénario. Man
Ray appartient à cette constellation dadaïste qui voit dans le hasard la source vive d’un grand
appel d’air, directement en accord avec cette célébration de la « spontanéité », si récurrente
dans les manifestes de Tzara.

-Syntaxes
On a pu aussi comparer les syntaxes respectives des deux œuvres. Ainsi Jean-Marc
Bouhous écrit :
A l’inverse de Mallarmé, pour qui chaque vers du poème était une « notation de pensée,
l’accomplissement de la notion pure » (Soula) dans une structure versificatrice éclatée, de laquelle
la fiction devait « affleurer et se dissiper », Man Ray établit le texte du film avec un respect de la
syntaxe qui l’apparente plus à la poésie surréaliste3097.

Il semble difficile de souscrire à ce jugement exposé de manière trop rapide et schématique,


surtout lorsqu’il s’agit de comparer le langage verbal et le montage cinématographique, c’est-
à-dire des ensembles non isomorphes. D’une part Mallarmé, « syntaxier », a toujours respecté
la syntaxe, qu’il investit du rôle cardinal de « pivot3098 ». Par ailleurs, la caractérisation du
Coup de dés par l’éclatement nous semble inadéquate – nous y reviendrons – parce que trop
tributaire de la rhétorique comme de la pratique avant-gardiste, et en particulier futuriste.
La « préface » de 1897 parlait d’« espacement3099 » ou de « subdivisions prismatiques3100 »,
ce qui suppose encore une fois une composition architecturée, graduée, feuilletée ou stratifiée.
A partir de là, que dire de la syntaxe poétique du Coup de dés au regard de la « syntaxe »
cinématographique des Mystères du château du dé ?
Premier constat, et c’est sans doute ce que semble vouloir dire Jean-Marc Bouhous, le
film, étranger à toute composition contrapuntique, est beaucoup plus narratif et continu que le
poème. Il ne cherche en aucune manière à donner un équivalent visuel du Coup de dés.
Malgré tout, cette narrativité reste des plus rudimentaires : comme dans Entr’act par exemple,
il s’agit plutôt d’une succession de tableaux ou de séquences assez autonomes juxtaposées de
manière assez arbitraires et vidées de tout contenu psychologique. La structure du film reste
très simple, fondée sur la linéarité, en rapport avec le thème du voyage, et de l’exploration
d’un lieu. Ajoutons en outre, comme le remarque à juste titre Jean-Marc Bouhous3101, que
Man Ray, lorsqu’il convoque la phrase-titre mallarméenne au centre du film, ne tient pas
compte du découpage syntaxique quaternaire du poème3102. Cela laisse penser qu’il cite le

3097
J. M. Bouhous, « Les Mystères du château du dé », op. cit., p. 92.
3098
OC, t. II, p. 232.
3099
OC, t. I, p. 391.
3100
Ibidem.
3101
J. M. Bouhous, « Les Mystères du château du dé », op. cit., p. 100.
3102
Voir annexe 5.

663
poème de mémoire, et /ou que son dialogue avec l’œuvre de Mallarmé ne va sans doute pas
au-delà de la phrase-titre, seul véritable catalyseur du projet filmique.
Deuxième constat, le principe de l’analogie qui dicte la dynamique des images du Coup
de dés reste absent du court-métrage au niveau de l’enchaînement des plans et des séquences.
Le montage fonctionne essentiellement, en dépit de la fantaisie dadaïste-surréaliste – celle-ci
est thématique et non structurelle –, sur le mode chronologico-logique.

-Topique surréaliste
Les Mystères du château du dés est aussi, comme L’Etoile de mer, avec qui il partage
certaines affinités, accompagné de fragments poétiques inscrits sur les intertitres. Mais Man
ray n’a pas choisi de convoquer le Coup de dés à ce niveau de la composition, alors même
que les deux œuvres ont en commun une thématique aquatique, et la présence de filles des
eaux. Globalement ici, les deux œuvres vont plutôt s’opposer de manière frontale : à l’espace
ouvert et chaotique des eaux salées de l’Océan va succéder l’espace clos et protégé de la
piscine aux eaux douces et pacifiées ; les périls du naufrage laissent la place aux joies et aux
jeux de la baignade. Au Minuit du lancer mallarméen succède le Midi du corps épanoui : la
scène de la piscine se passe en effet à midi, comme l’indique la présence visible d’une horloge
sur un des plans du film. Mais il serait sans doute excessif de voir dans cette opposition
objective une transposition délibérée, ludique voire ironique, du poème dans un autre registre.
Nous ne pensons pas toucher à la « vérité intrinsèque » des Mystères du château du dés en
soutenant que ce film serait quelque chose comme le Coup de dés mallarméen jeté dans une
piscine méridionale. Il n’y a là que deux rêveries aquatiques indépendantes, et très éloignées,
dont la mise en parallèle ne nous semble pas ici d’un intérêt particulier.
Quant au motif central de la main, il nous semble indéniablement devoir relever du climat
surréaliste. On sait que la main joue un rôle déterminant dans l’imaginaire onirique et la
symbolique élémentaire de Nadja : main de feu sur l’eau de la Seine, main dessinant un éclair
dans le ciel aux abords de la rue de Seine, main rouge peinte sur les « maisons arabes ». Ainsi,
la main se fait indicatrice de « la Merveille », doigt pointé en direction des signes de la ville,
et plus largement de la vie, conçue comme « cryptogramme ». Mais le récit de Breton lui-
même est aussi cette main qui désigne, par l’intermédiaire des index photographiques,
d’autres mains : main dessinée par l’héroïne, main peinte par les autres intercesseurs, et en
particulier De Chirico, dans son tableau de 1914 intitulé « L’Enigme de la Fatalité »3103. La
main de Man Ray qui ouvre et clôt le court-métrage de 1929 semble une réplique authentique
3103
Voir M. Fagiolo dell’Arco, A. Jouffroy, W. Schmied, D. Porzio, De Chirico, Chêne / Hachette, 1979, p. 286.

664
de cette main géométrisée du peintre, qui évoque un automate ou une créature artificielle. Les
têtes au bas de soie ne sont d’ailleurs pas sans affinité avec les mannequins au visage lisse et
ovoïde du peintre italien, à une époque post-dadaïste où la figure humaine se trouve
questionnée et mise en crise. De fait, la formule « L’Enigme de la Fatalité » pourrait très bien
s’appliquer aux Mystères du château du dé, à condition de remplacer le damier noir et blanc
du peintre par le dé dadaïste. Il nous semble en outre intéressant de rapprocher le tableau du
peintre italien, grand lecteur de Nietzsche, de ce passage déjà cité d’Aurore :
Et si vous vouliez conclure : « Il n’y a donc qu’un seul royaume, celui de la bêtise et des
hasards ? » - il faudrait ajouter : oui, peut-être, n’y a-t-il qu’un seul royaume, peut-être n’y a-t-il ni
volonté ni cause finale, et peut-être est-ce nous qui nous les sommes imaginées. Ces mains de fer
de la nécessité qui secouent le cornet du hasard continuent leur jeu indéfiniment : il arrivera donc
forcément que certains coups ressemblent parfaitement à la finalité et à la sagesse. Peut-être nos
actes de volonté, nos causes finales, ne sont-ils pas autre chose que de tels coups – et nous
sommes seulement trop bornés et trop vaniteux pour comprendre notre extrême étroitesse d’esprit
qui ne sait pas que c’est nous-mêmes qui secouons, avec des mains de fer, le cornet à dés, que
dans nos actes les plus intentionnels, nous ne faisons pas autre chose que de jouer le jeu de la
nécessité3104.

On peut alors imaginer un croisement entre le « coup de dés » mallarméen et le nietzschéisme


diffus qui imprègne les milieux surréalistes.
La scène mystérieuse montrant une sorte de « ballet mécanique » qui fait s’animer les
châssis des toiles de la collection des Noailles n’est pas sans rappeler également ce passage de
Nadja : « des escaliers secrets, des cadres dont les tableaux glissent rapidement et
disparaissent ». Cette exploration d’une demeure vide, peuplée d’objets-talismans, lieu d’où
surgit une « inquiétante étrangeté » manifeste, tient beaucoup du voyage au « pays des
pièges » évoqué par Breton dans son récit halluciné. Quant au château des Noailles, il peut
aussi se voir comme un avatar du château de Saint-Germain, avec ces deux voyageurs, Man
Ray et Boiffard, qui semblent accomplir le rêve de Breton : « se laisser enfermer la nuit dans
un musée pour pouvoir contempler à leur aise, en temps illicite, un portrait de femme qu’ils
éclairent au moyen d’une lampe sourde ».
Au final, seul un lien ténu relie le film de Man Ray au poème spatial de Mallarmé. Le
point de contact essentiel réside dans le motif du hasard, dont l’axiologie se voit en revanche
complètement retournée, même si le film exhibe selon nous une hésitation, qui est aussi une
contradiction, typiquement surréaliste, entre aléatoire et fatalité, « hasard objectif » et hasard
subjectif, contingence et signification3105. Après avoir suivi d’autres voies que celles
empruntées par Mallarmé, le surréalisme dit aussi, au bout du compte : il y a et il n’y a pas de
hasard. Mais une grande différence demeure : nulle magie, nul magnétisme du hasard chez le
poète du Coup de dés.

3104
Nietzsche, Aurore, (trad. H. Albert, traduction révisée par J. Lacoste), Œuvres, op. cit., t. I, p. 1049.
3105
Ce sera l’enjeu central de L’Amour fou.

665
2. P. Chenal, Un coup de dés…

Une fois que l’on admet l’hypothèse que le Coup de dés mallarméen aurait servi de
catalyseur dans la genèse du court-métrage, on s’aperçoit vite que le film est bien loin du
poème, dont la seule trace patente se trouverait dans le titre3106. L’œuvre de Chenal se donne
en effet comme une bouffonnerie mêlant les registres fantastique et carnavalesque, qu’il
présentait comme « l’une des plus farfelues » des « slapstick comedies3107 » imaginées par lui.
On y entend résonner le rire Dada ; on y voit aussi à l’œuvre quelque chose de la rage
destructrice Dada, dirigée ici vers l’institution de l’Académie. Le ton général n’est pas sans
rappeler un autre court-métrage, plus fameux celui-là, Entr’acte de René Clair et Francis
Picabia, réalisé peu avant, en 1924. Ici, la course finale burlesque ne concerne plus un
enterrement mais un mariage, dans une sorte de jeu d’inversion ludique. De même, la
disparition surnaturelle des personnages peut faire écho à l’escamotage illusionniste accompli
dans la prairie avec la baguette du mort ressuscité que l’on peut voir dans le film de René
Clair. L’homoncule-marionnette prolonge la présence de ces figurines dont la tête se gonfle
dans le film de 1924. Rappelons enfin que le vélo était aussi dans Entr’acte un accessoire de
cinéma propice à la farce.
Au final, on voit donc que si le film de Chenal doit dialoguer avec une œuvre pré-
existante, c’est davantage du côté du cinéma dadaïste qu’il faut regarder. Cependant, il n’est
pas impossible d’y voir aussi une forme de recyclage du hasard mallarméen, obtenu à partir
d’un poème dont on retient la phrase-titre, devenue mot d’ordre esthétique ou slogan
moderniste. Faut-il voir, dans cette inversion de la logique mallarméenne, une lecture
« sauvage » qui tiendrait alors peut-être autant du contresens que de la parodie ? Chenal
donnerait alors avec son court-métrage burlesque une version éminemment prosaïque du
Coup de dés, dont le sublime cosmique et la quête d’un absolu du geste créateur se verraient
retournés en grande farce, scabreuse, de la création ? Le « Maître » englouti par l’abîme n’est
plus qu’un écrivain « raté », un Gulliver piteux aussi, qui, après avoir jeté des hommes-dés,
jette sa machine à écrire : triomphe du coq-à-l’âne dans lequel le hasard facétieux engendre
tour à tour l’attendu et l’inattendu.

3. Bilan : une œuvre-cliché


Ainsi, à travers l’exemple de ces deux courts-métrages jumeaux, il apparaît que le Coup
de dés a pu se voir investi d’un statut que l’on pourrait qualifier d’épigraphique. Il intervient
au seuil du film de Chenal selon le procédé du titre-citation. Quant à Man Ray, il convoque le

3106
Voir annexes 5.
3107
Ibidem.

666
Coup de dés à trois niveaux, surtout en tant que phrase-programme en ouverture des Mystères
du château du dés, avant la mise en place de la narration ; en tant que phrase illustrative aussi,
découpée et inscrite sur trois cartons successifs au milieu de la narration ; enfin en tant que
référence allusive, peut-être, avec le titre du film, qui s’apparente à un titre-pastiche. Deux de
ces trois références, comme chez Chenal, se trouvent également en position de seuil. Dès lors
le lien entre le film et le poème doit s’interpréter comme tout lien entre une œuvre et son
épigraphe, et donc selon les différentes modalités de ce type d’intertextualité. Cet usage
épigraphique du Coup de dés dans un contexte post-dadaïste soulève alors, comme on l’a vu,
quelques difficultés d’interprétation : filiation sincère ou détournement ironique ;
transposition parodique, travestissement burlesque ou simple variation stimulée par une
phrase ? En toute certitude, mais ce ne sera qu’une première approximation un peu
insuffisante, il y a transposition minimale, moins transtextuelle que transgénérique, du poème
au cinéma, ou à ce que Man Ray appelle, à propos d’Emak Bakia, « ciné-poème ». Mais si
l’on accorde au Mystères du château du dé le statut de « ciné-poème », la dimension
proprement poétique du film ne vient pas du Coup de dés. Nous écrivons bien « transposition
minimale » dans la mesure où aucun des deux films ne constitue une véritable recherche
d’équivalents cinématographiques du texte poétique mallarméen : le régime épigraphique
l’emporte, à l’inverse de ce qui se produit dans le cadre du travail mis en œuvre en 1919 par le
groupe « Art et Action » par exemple. On sait que L’Etoile de mer a pu être présenté par son
auteur comme un « poème de Robert Desnos tel que l’a vu Man Ray » ; il n’en va pas de
même avec le poème de « Stéphane Mallarmé », qui n’est pas vu ni lu mais cité, projeté, ou
pour prendre un verbe éminemment surréaliste, trouvé, tel un objet sur lequel précipite le
regard désirant.
Par ailleurs, le point commun important de ces deux usages du texte réside dans l’absence
de référence à une instance auctoriale, à savoir le nom de Mallarmé, qui n’apparaît pas en
particulier chez Man Ray qui cite la phrase-titre du Coup de dés avec des guillemets toujours
certes, mais sans l’attribuer à un auteur. Comment interpréter cela ? Il ne s’agit plus ici d’une
éventuelle stratégie d’occultation, hypothèse assez absurde dans ce contexte, mais plutôt du
signe du caractère désormais célèbre du texte mallarméen dans les milieux artistiques et
littéraires : l’allusion suffit. Ainsi, le film de Man Ray, et dans une certaine mesure aussi le
film de Chenal avec son titre suspensif, témoignent excellemment, dès 1929, du statut quasi
proverbial d’une œuvre dont la phrase-titre existe comme une référence commune, en passe
d’entrer en quelque sorte dans le domaine public. Un coup de dés… de Chenal occupe alors
une position médiane ou équivoque en offrant une « intitulation » qui flotte entre le titre-
citation et le titre-cliché cher aux surréalistes de « Champs magnétiques », de « Corps et

667
biens » ou du « Mouvement perpétuel ». Cette hésitation nous semble assez révélatrice
justement de ce moment où le Coup de dés devient, pour l’avant-garde, une œuvre-cliché.

b) J. M. Straub, D. Huillet : « Toute révolution est un coup de dés » (1977)

Le couple Huillet-Straub a réalisé un court-métrage de 11 minutes centré sur le Coup de


dés3108. On sait que la littérature constitue un matériau capital pour cette œuvre
cinématographique qui a exploré la poésie de Hölderlin, le théâtre de Corneille et de Brecht,
ou le roman de Marguerite Duras. Jean-Marie Straub, lors d’une projection récente de ce film,
s’est expliqué sur l’origine de ce projet3109. Le jour d’une promenade au Cimetière du Père-
Lachaise, face au mur des Fédérés, va naître le désir de faire un film sur la Commune qui « ne
ressemble en rien » à ce qui fut fait sur cette période. Les dernières barricades se trouvaient
aux environs de la Gare Saint-Lazare, précise Straub, non loin de la rue de Rome. Mallarmé,
contrairement à ce que « certains » ont pu affirmer, fut « irréprochable » dans cette affaire,
affirme le cinéaste, avec sa véhémence habituelle. Le sujet est trouvé : associer le Coup de
dés, poème « survolé au lycée », au mur des Fédérés. Straub ajoute : « "Rien n’aura eu lieu
que le lieu", c’est tout notre cinéma ». Mais à la différence de tous les autres films qu’il a pu
réaliser, celui-ci prend pour matériau des phrases « qu’[il] ne comprend pas ». On apprend
aussi que le court métrage a été tourné au Père-Lachaise pendant deux jours, les 9 et 10 mai
1977.
Le film commence par une citation empruntée à Michelet, qui donne son titre au court-
métrage : « toute révolution est un coup de dés ». Puis la caméra présente, en contre-plongée,
dans un mouvement semi-circulaire orienté vers la droite, successivement, des frondaisons
verdoyantes, un morceau de ciel, une antenne, puis des arbres en fleurs. L’œil de la caméra se
fixe ensuite sur ce que l’on identifie comme le mur des Fédérés, fraîchement fleuri de
bouquets. Ensuite, nous percevons, en plongée cette fois, les graviers du sol, qui conduisent
vers une pelouse. Un plan d’ensemble, très bref, fait voir des hommes et des femmes assis en
silence sur le gazon, comme en attente, recueillis. Cette séquence d’ouverture demeure
silencieuse, à l’exception de la rumeur de la ville qui se laisse percevoir timidement. La
séquence suivante propose une récitation du Coup de dés opérée par 9 récitants assis, filmés

3108
Sur cette transposition voir en particulier L. Séguin, « Aux distraitement désespérés que nous sommes » (Sur
les films de J. M. Straub et D. Huillet, Editions Ombres, Toulouse, 1991, p. 146-147 ; B. Turquety, « L’image-
arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie et cinéma », Fabula LHT, n°2, 2006-12-01,
www.fabula.org /1ht/document227.html ; Ph. Lafosse, L’Etrange Cas de Madame Huillet et de Monsieur
Straub. Comédie policière avec D. Huillet, J. M. Straub et le public, ainsi que H. Joubert-Laurencin, J.
Rancière, P. Sztulman, Ombres / A propos, 2007, p. 15-28.
3109
Projection du mardi 26 février 2008, au cinéma « Reflet Médicis », 3 rue Champollion dans le 5e
arrondissement de Paris, en présence du réalisateur. Nous retranscrivons ici ses propos.

668
en cadrage serré. Comme l’indique Benoît Turquety, « chaque acteur est isolé dans un cadre
le temps de dire sa partie3110 ». Une fois le texte dit, la caméra offre une vue panoramique qui
donne à voir, au premier plan, un morceau du mur d’enceinte du cimetière et, au loin, des
immeubles, des toits, de la fumée, ainsi qu’un ciel gris. Le film montre ensuite la couverture
du Coup de dés, puis la célèbre photographie de Mallarmé au plaid prise par Nadar fils à la fin
de la vie du poète.
Comme le précise le générique final du film, il s’agit d’une « (ré)citation » du texte :
explorons donc maintenant ce double statut conféré ici par le couple de cinéastes au poème :
texte récité, porté par des corps, rendu audible par des voix, mais aussi texte cité, convoqué
dans le contexte de l’histoire politique française.

1. La récitation : mise en corps, mise en voix


Le principe directeur de la mise en voix est le suivant : au corps typographique
correspondra le corps physique du récitant. Les Straub « accouplent le corps de l’acteur et le
corps de la typographie3111 ». Quant à la répartition des corps sur la pelouse, elle peut faire
penser à la distribution du texte sur la page ; le cadrage est « penché », à cause de la colline,
comme le « bâtiment » du poème maritime3112, et la « constellation des corps des récitants les
uns auprès des autres dessine en quelque sorte une constellation3113 », estime de son côté
Philippe Lafosse. La distinction capitale / minuscule sera transposée par la différence des
sexes. Quatre femmes et cinq hommes vont donc réciter le poème alternativement, le montage
coïncidant précisément avec la mise en page, comme le note Benoît Turquety, qui n’identifie
pas cependant les « motifs » comme la majorité des exégètes :
Ce jeu de répartition règle directement le rythme du montage : les doubles pages dominées
par d’assez longs morceaux en minuscules romaines ou italiques (le motif prépondérant et le
secondaire) se déduisent en un plan de Danièle Huillet puis un de Marilù Parolini,
entrecoupés de plans brefs sur deux hommes. Par contraste, la double page aux six types de
caractères produit un subit et radical changement de rythme, une accélération du montage, qui
en devient très « heurté », pour reprendre le terme. Les deux dernières doubles pages laissent
revenir peu à peu à une cadence plus tranquille. Ainsi, la machine rythmique du film est

3110
B. Turquety, « L’image-arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie et cinéma », art. cit.,
p. 10.
3111
L. Séguin, « Aux distraitement désespérés que nous sommes » (Sur les films de J. M. Straub et D. Huillet, op.
cit., p. 146.
3112
B. Turquety, « L’image-arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie et cinéma », art. cit.,
p. 12.
3113
Ph. Lafosse, L’Etrange Cas de Madame Huillet et de Monsieur Straub, op. cit., p. 16.

669
entièrement dictée par la structure du poème : on coupe quand on change de caractère /
(ré)citant, et seulement là3114.

L’universitaire poursuit son analyse du rythme, en soulignant cette fixité généralisée :


Donc, le film est un montage – cut – de plans fixes sur des acteurs fixes. De plus, ces acteurs ne se
regardent pas les uns les autres – les femmes regardent vers la gauche du cadre, les hommes vers
la droite, selon des angulations variées – : ainsi, aucun des passages de plan du film ne relève de
l’une des formes classiques du raccord – raccord regard, raccord mouvement – formes codifiées
entre autres dans un but de lissage de la matière3115 .

Les Straub élaborent donc ici ce que l’on pourrait nommer un montage césuré, fortement
scandé, puisque les plans s’enchaînent d’une manière des plus « abruptes3116 », en accord avec
le mouvement rythmique de la profération. De fait, Turquety remarque que la diction, faisant
entendre une métrique (les –e muets et les diérèses sont prononcées) martèle le texte,
produisant un « renforcement des césures ». Ce jeu mimétique entre « changement de plan »
et « changement de caractère » sera placé ici sous le signe de « l’interruption et de la
syncope3117 ». Il en déduit, comme si le cadrage se faisait ici « forme symbolique », une
philosophie de l’histoire proche du messianisme de Benjamin, visant l’arrêt du temps, à
travers un beau rapprochement, benjaminien, entre révolution cinématographique et
révolution politique :
L’immobilité n’est pas nécessaire seulement aux œuvres d’art : elle est essentielle dans
l’histoire, où il s’agit de produire un « blocage messianique des événements, autrement dit (…)
une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé » (Benjamin, Sur le concept
d’histoire). La Commune tenta d’opérer ce blocage ; Mallarmé par le Livre, de supprimer le temps
– cendres – en l’instant suspendu d’un coup de dés, libération soudaine.
Dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » mais ailleurs aussi,
Benjamin explicite l’importance que, dans cette optique, le cinéma revêt : il est un modèle pour
l’histoire, celui d’une avancée par à-coups, interruptions, sautes, arrêts. Celui où l’illusion
historiciste voit son « préjugé continuiste » voler sourdement en éclats vingt-quatre fois par
seconde3118.
Le discontinu de la mise en page typographique du Coup de dés, transposé dans la mise en plan
d’un montage cinématographique syncopé, marquerait ainsi dans la forme la coupure historique.

2. La citation : des morts de la Commune aux mots du Poète


Le Coup de dés, texte « enfermé dans la mémoire de la Commune de Paris3119 », se voit
donc cité, c’est-à-dire cité à comparaître devant le tribunal de l’Histoire : dans quelle
intention ? On a pu donner une première réponse : pour faire œuvre de mémoire, ou de
commémoration, en donnant des mots à ceux qui en furent privés. Benoît Turquety a ainsi

3114
B. Turquety, « L’image-arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie et cinéma », art. cit.,
p. 11.
3115
Ibid., p. 12.
3116
Ibidem.
3117
Ibid., p. 13.
3118
Ibidem.
3119
L. Séguin, « Aux distraitement désespérés que nous sommes » (Sur les films de J. M. Straub et D. Huillet, op.
cit., p. 147.

670
souligné la dimension funéraire de cette mise en voix, qui a peut-être quelque chose de
l’oraison :
La film est donc un tombeau – pratique éminemment mallarméenne, obsession
straubienne – offerts à ceux à qui il n’en fut pas donné. Ce tombeau ne dit pas son nom, ne se
présente pas comme tel, puisque l’on peut ne pas savoir que quelqu’un gît dessous ; mais cela
eût été impossible : de tombeau, ceux-là n’en eurent pas. Il s’agit donc d’inventer une
sépulture sans inscription et sans pierre, de signaler par une absence l’absence de sépulcre, de
ne prononcer aucun des noms de ceux qui furent un jour trop dangereux pour que leurs noms
puissent être consignés. Prononcer alors autre chose : un poème, celui-ci3120.

Le poème mallarméen viendrait combler les silences de l’histoire. De fait, le film montre, non
pas des suppliants, puisque le dieu manque à l’autel, mais des figures hiératiques aux yeux
hagards, des blocs de paroles, ou des ombres parlantes, peut-être celles des Communards
fusillés eux-mêmes. Louis Séguin esquisse brièvement cette interprétation lorsqu’il écrit que
« le corps peut aussi être un cadavre, la dépouille des suppliciés de l’Histoire3121 ».
Cette dimension lazaréenne du film avait déjà été quelque peu avancée par Deleuze, qui
notait, au détour d’une analyse d’Image-temps, la valeur chtonienne de cet espace traversé par
les mots ; mais pour le philosophe, le jeu cosmique tend à faire taire le drame historique, qui
doit lutter pour s’affirmer dans toute sa verticalité événementielle :
Mais inversement, l’image visuelle, le paysage tellurique développe toute une puissance esthétique
qui découvre les couches d’histoire et de luttes politiques sur lesquelles il est bâti. Dans « Toute
révolution est un coup de dés », des personnes disent le poème de Mallarmé sur la colline du
cimetière où sont enfouis les cadavres des communards : elles se répartissent les éléments du
poème d’après leur caractère typographique, comme autant d’objets déterrés. Il faut maintenir à la
fois que la parole crée l’événement, le fait lever, et que l’événement silencieux est recouvert par la
terre. L’événement, c’est toujours la résistance, entre ce que l’acte de parole arrache et ce que la
terre enfouit. C’est un cycle du ciel et de la terre, de la lumière extérieure et du feu souterrain, et
plus encore du sonore et du visuel, qui ne reforme jamais un tout, mais constitue chaque fois la
disjonction des deux images, en même temps que le nouveau type de leur rapport, un rapport
d’incommensurabilité très précis, non pas une absence de rapport3122.

Comme dans le système de Foucault, le visible et l’énonçable ne sont pas isomorphes, les
mots et les choses ne se recouvrent pas.
Mais on peut aussi voir cette mise en scène comme une manière de re-jouer la révolution.
Comme le note Turquety, l’action qui accompagne la diction contribue à politiser le poème :
Danièle Huillet, récitant, garde son point fermé posé sur son genou, et le soulève légèrement en
évoquant cette "conflagration à ses pieds /de l’horizon unanime » (…). Voir un simple geste – ce
poing un peu levé –, à un certain moment de l’audition d’un texte, mis en valeur d’être l’unique

3120
B. Turquety, « L’image-arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie et cinéma », art. cit.,
p. 11.
3121
L. Séguin, « Aux distraitement désespérés que nous sommes » (Sur les films de J. M. Straub et D. Huillet, op.
cit., p. 146.
3122
G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Les Editions de Minuit, 1985, p. 334.

671
mouvement de l’actrice durant l’ensemble du film, peut alors en transformer l’écoute, faire surgir
pour l’oreille des valeurs auparavant enfouies3123.

Le mots « chef » ou « cadavre » par exemple, que le Coup de dés contient effectivement,
prendront ici une résonance toute particulière. La situation d’énonciation, celle du site fourni
par le Mur des Fédérés et la mémoire de la « semaine sanglante » de mai 1871, transforme la
référence endophorique en référence exophorique, déictique, pour parler comme les
linguistes ; le lexique du naufrage se change en vocabulaire de l’émeute, par la vertu même de
cette récitation effectuée dans un espace énonciatif qui actualise le sens autrement.
On pourrait alors réfléchir aussi aux rapports entre la parole d’une part, et les lieux et les
époques d’autres part, à partir d’une situation d’énonciation emboîtée, schéma assez fréquent
dans ce pan du cinéma straubien qui s’apparente au « théâtre en plein air3124 ». Comme le
souligne Jacques Rancière, qui a esquissé une périodisation de cette filmographie, l’époque
dialectique de ce cinéma, placée sous le signe de Brecht – les années 1970 – propose un
« système d’écarts dans la topographie et d’écarts dans la diction du texte3125 ». Le film Les
yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de
choisir à son tour (Othon), tourné en 1969 parmi les ruines de la Rome antique et les klaxons
de la Rome moderne, représente à merveille cela. « Toute révolution est un coup de dés »
présenterait ainsi quelques affinités avec ce travail de distanciation spatio-temporelle et
linguistique. Avant de monter des séries typographiques hétérogènes, les Straub montent des
temporalités et des spatialités à la fois proches et lointaines, désaccordées et raccordées.
Mais l’écart établi dans le court-métrage de 1977 ne viendrait peut-être pas ici d’abord
d’un contraste d’époque3126 – le texte de Mallarmé pouvant être dit, ici, peu ou prou
contemporain et de la Commune, et du Michelet de La Révolution française, dont le livre a
été réédité en 1869, et de l’après 1968, à travers une sorte de « long XIXe siècle »
révolutionnaire – mais d’une opposition entre le cosmique et l’historique. Les Straub, en
situant cette « (ré)citation » dans l’enceinte du Père-Lachaise, face au Mur des Fédérés, face
aux toits de la ville, introduisent l’histoire, mais aussi son récit, dans un poème qui semblait
fermé à toute événementialité humaine, replié dans un non-lieu océanique, et un avoir-lieu
incertain situé sur le seul plan stellaire.
Cependant, on ne saurait nier que le film soit construit aussi sur un contraste d’espace-
temps, qui oppose le temps de l’action, historique, et le temps de la diction, poétique, le temps
de la chaleur de l’événement, et le temps de la froideur du monument, l’histoire vécue et

3123
B. Turquety, « L’image-arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie et cinéma », art. cit.,
p. 12.
3124
J. Rancière, cité dans Ph. Lafosse, L’Etrange Cas de Madame Huillet et de Monsieur Straub, op. cit., p. 141.
3125
Ibid., p. 142.
3126
Le film Othon opérait en effet le montage de trois époques : la Rome impériale, la monarchie française du
XVIIe siècle, et la Rome moderne servant de cadre au tournage de 1969.

672
l’histoire commémorée ; qui affronte aussi la terre sanglante et la page poétique, la page
poétique et la plaque commémorative. Alors que le film Othon faisait sourdre, tant bien que
mal, dans une lutte entre articulation et désarticulation, le vers de Corneille sur fond de bruits
urbains, « Toute révolution est un coup de dés » fait naître la parole sur le fond d’un silence
assourdissant. Les « blancs » du poème prolongent les censures et les silences de l’histoire. Le
film dialectiserait ainsi les rapports entre Commune et Coup de dés. Le monument de parole
dévoilerait le silence de l’événement enterré – mise à mort des acteurs, fin de partie perdue,
échec du « coup de dés », refroidissement funéraire et patrimonial de l’action révolutionnaire
– tandis que l’événement, dans sa clameur éteinte, depuis le sol que des pas armés ont foulé,
révélerait la part d’histoire que contient le poème aquatique et aérien. Dira-t-on alors que les
Straub donnent au texte de Mallarmé la terre qui lui manquait ?

3. Echos révolutionnaires : les mots d’ordre du Coup de dés


La mise en relation du « coup de dés » mallarméen et de la « révolution » politique ne date
pas des Straub. On en trouverait un avant-goût chez Michel Leiris, formulé sur un autre
registre. En 1976, dans Frêle bruit, l’auteur de la Règle du jeu évoque mai 1968, et la
floraison des maximes contestataires que l’événement a fait lever dans l’espace public ; il
imagine alors autre chose, non sans humour :
UN COUP DE DÉS JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD. Combien j’aimerais entendre le
fulgurant axiome de Mallarmé débité en chœur sur le rythme 4-2 5-2, avec claquements de
mains, comme un slogan de manifestation populaire ! Mais comment honorer l’ABSENTE DE
3127
TOUT BOUQUET si LA SOCIÉTÉ EST UNE FLEUR CARNIVORE ?

A la même époque encore, dans un chapitre rédigé en 1976 de Théorie du sujet, ouvrage
publié en 1982, Alain Badiou se saisit du poème mallarméen pour énoncer l’audace du pari
intellectuel et de la promesse révolutionnaire :
Notre chance de marxistes est-elle « oiseuse » ? Certes ! Qui parierait aujourd’hui un centime
sur la révolution en France ? Notre pensée, pourtant, émet ce coup de dés ! C’est qu’elle en a
le ressort de patience, sachant produire, à son échelle, la logique radicale dont la fortune
grossière des événements n’est que le hasard premier3128.

C’est aussi dans La Révolution du langage poétique, publié en 1974, et plus largement dans la
mouvance de Tel Quel et de Change, comme on l’a rappelé plus haut, que l’on trouverait
certains échos d’époque, liant politique et esthétique dans le creuset d’une lecture marxiste de
Mallarmé. On sait que Julia Kristeva insista sur les liens entre milieux symbolistes et milieux
anarchistes3129. Elle ne manqua pas d’évoquer le rapport de l’écrivain « marginal » à la
Commune de Paris, mais en centrant son analyse du lien entre « procès de la signifiance » et
« négativité » sur le rapport du poète à la mort au front de son ami Regnault. Le jeu des

3127
Leiris, Frêle bruit (1976), La Règle du jeu, Gallimard, éd. sous la dir. de D. Hollier, 2003, p. 899.
3128
A. Badiou, Théorie du sujet, op. cit., p. 113.
3129
J. Kristeva, « L’anarchisme politique ou autre », La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 421-440.

673
citations tronquées3130 laissera dans l’ombre, soulignons-le, le seul et unique passage, bref,
dans lequel Mallarmé fait allusion à la Commune, sans la nommer ainsi d’ailleurs, sur un
mode négatif, très éloigné toutefois de la vindicte haineuse d’un Flaubert3131. Kristeva, qui
parla de « l’installation ironique3132 » concomitante du fonctionnaire coupé de l’actualité
politique, développera ensuite comme l’on sait l’idée d’un anarchisme prudent du poète3133,
voué à une destruction « sémiotique » de l’ordre « symbolique », le tout se voyant coloré par
le concept de « dépense » emprunté à Bataille3134. On retiendra ici, pour ce qui nous occupe,
que si le Coup de dés peut faire allusivement l’objet d’une lecture politique, ce sera par le
biais de la « sémanalyse », en privilégiant la problématique du Sujet et du Texte, seules
instances « souveraines » ici, sur celle de la Communauté, avec laquelle il faut justement
rompre pour « accéder à l’infinité du procès de la signifiance3135 », irréductible à toute saisie
diachronique ou synchronique :
Si, comme l’écrit Mallarmé, « rien n’aura eu lieu que le lieu », si donc le procès n’est pas une
histoire ou une structure d’unités relationnelles, mais une effraction qui s’efface, son futur
antérieur qui n’est pas laisse sa mesure par rapport au lieu traversé, qui, lui, est : langage, mode de
production, rapports de production et de reproduction3136.

La phrase du Coup de dés énonce l’axiome du mode d’existence de la « signifiance ». Le


texte se pose en s’opposant ; il est à la fois un hors-temps et un contemporain ; son régime
d’historicité se dit au « futur antérieur » : « un texte est toujours avant son après son époque
par le mouvement de la négativité qui le traverse (…) mais il est pas ailleurs de son temps, au
point qu’il le représente dans la phase téthique de rejet3137 ». Si Jean-Marie Straub, qui résume
volontiers tout l’esprit de son cinéma par « rien n’aura eu lieu que le lieu », formulerait sans
doute d’une autre manière cette idée d’une œuvre dialectique dont témoigne « Toute
révolution est un coup de dés », Kristeva, renvoyant dos à dos historicisme et structuralisme,
se saisit de cette même phrase pour en faire le mot d’ordre de la « révolution du langage
poétique », dont le sol idéologique est le freudisme. L’écart différentiel qui sépare Straub de
3130
Ibid., p. 405-407.
3131
Il s’agit de la lettre à Cazalis du 23 avril 1871, écrite depuis Avignon où réside alors Mallarmé. Le professeur
d’anglais, principalement affecté par la mort au front de son ami Regnault, décrit « l’émeute » remuant la « ville
malheureuse » comme un « fléau », assimilé à une « peste ou contagion », inséparable d’une vieille « laideur »
sociale présente depuis les « vingt dernières années ». Les sentiments dominants sont donc la résignation devant
l’inéluctable qui semble davantage venir de la Nature que de l’Histoire, mais aussi la compassion (« je plains les
victimes »), et finalement « l’indifférence » (OC, t. I, p. 761). Précisons encore que la quasi majorité de ces
appréciations ne figurent pas dans les pages d’analyse de La Révolution du langage poétique. Au contraire,
Kristeva rappellera volontiers la conférence de Louise Michel de 1886 donnée à l’initiative de Baju, directeur du
Décadent, ou bien inversera le témoignage de John Payne cité par Mondor (Vie de Mallarmé, op. cit., p. 492), en
situant le poète non plus du côté d’un républicanisme feint, mais d’un aristocratisme feint (La Révolution du
langage poétique, op. cit., p. 422).
3132
« Mallarmé s’installe ironiquement pendant la Commune », J. Kristeva, La Révolution du langage poétique,
op. cit., p. 405.
3133
J. Kristeva, « L’écrivain-anarchiste prudent », ibid., p. 428-432.
3134
Ibid., p. 435.
3135
Ibid., p. 569.
3136
Ibid., p. 365.
3137
Ibid., p. 364.

674
Kristeva est peut-être celui qui distingue la « cité chorale » de la « chora sémiotique », toutes
deux héritées de Platon. Ce ne sera donc pas le même « lieu » ni le même « avoir-lieu » que
l’on visera à travers ce Mallarmé retrempé, ici et là, dans les conditions historiques de sa
« production » poétique.
Enfin, comme on l’a vu aussi, Jacques Rancière, voyant dans Mallarmé l’adepte d’une
« politique du coup de dés3138 », et dans « l’action restreinte » un écho de la « pensée marxiste
de la maturation nécessaire des conditions révolutionnaires3139 », reprendra plus près de nous
ce fil d’une lecture éminemment politique du poème de 1897. Mais tandis que les Straub
voyaient plutôt le Coup de dés comme un tombeau de la révolution populaire, et son lieu de
mémoire, l’auteur de La Nuit des prolétaires en fera plutôt un berceau, et sa matrice
utopique3140.

B) Mise en scène : « Art et Action » (1919 / 1942)

D’après les indications fournies par les documents du fonds « Art et Action », il est
possible de décrire les intentions des concepteurs, ainsi que le contenu du spectacle, dont on
peut avoir un aperçu par quelques clichés photographiques conservés.
Afin de légitimer une telle mise en scène, le groupe avance trois arguments majeurs. On
commence d’abord par se référer au paratexte mallarméen lui-même, qui semble justifier aux
yeux des Autant une telle oralisation du poème. Les membres d’« Art et Action » inscrivent le
Coup de dés dans un genre précis ; il s’agit pour eux d’un « poème polyphonique » ou d’un
« poème orchestral », comme le précisent les légendes des clichés ou bien les programmes des
spectacles. C’est la préface de Cosmopolis qui sert donc de caution théorique ; Autant
l’indique très nettement dans un texte manuscrit non daté : « La préface écrite par Mallarmé
implique une réalisation composée orchestralement (cf édition NRF de 1914) ». L’exemplaire
de l’édition du Coup de dés de 1914, en possession du groupe, montre en effet qu’Edouard
Autant a souligné au crayon tous les passages qui vont dans le sens d’une lecture musicale du
poème ; il pointe en effet les mots et groupes de mots suivants : « blancs », « silence »,

3138
J. Rancière, Mallarmé, op. cit., p. 65.
3139
Ibid., p. 64.
3140
Signalons, concernant cette question de la politique du poème, l’analyse de J. Cl. Milner, rédigée dans le
contexte de l’effondrement du bloc soviétique, qui voit dans le sonnet Le vierge, le vivace… un résumé de
l’histoire poétique et politique du XIXe siècle, scandée par trois cygnes et leur chant, soit trois moments : Hugo,
Baudelaire, Mallarmé – Platon venant poser le mythe. Le tombeau mallarméen, niant tout à la fois et l’espoir
hugolien, et la mélancolie baudelairienne, constate que « rien n’a eu lieu ». Milner fait du sonnet un avant-texte
du Coup de dés, poème qu’il réduit au « rien n’aura eu lieu que le lieu », tandis que la constellation finale reste
« en froidure, désuétude et oubli » (Mallarmé au tombeau (1999), in Constats, Gallimard, coll. « folio essais »,
2002, p. 179). La « journée pour le peuple », rabattue sur l’écume du jour, la dentelle de la mode, et la prose du
journal, a été définitivement engloutie. Ainsi, le Mallarmé du « Cygne » et du « Coup de dés » énonce que le
« XIXe siècle n’a pas eu lieu » (ibid., p. 204).

675
« mesure », « accélérer », « ralentir », « le scandant », « l’intimant », « une partition »,
« contre-point de cette prosodie », « sans présumer de l’avenir qui sortira d’ici, rien ou
presque un art », « la Musique entendue au concert », « je les reprends ». C’est bien ce que
précise Divoire dans l’article déjà cité, au moment de la polémique : « « Art et Action » de
son côté s’appuie sur la préface de Mallarmé, où ce libre artiste prévoit les « novations
actuelles », et emploie les mots musique, symphonie, etc…3141 ».
Ensuite, on estime que mettre en scène c’est expliciter, et donc rendre le texte plus
accessible. C’est bien ce qui ressort d’un extrait d’une coupure de presse conservée par les
Autant :
« Un Coup de dés », poème de Mallarmé. « polyphoné par Mme Lara et dit derrière un
symbolique décor, le poème de Mallarmé, difficilement intelligible à la lecture s’éclaire de lueurs
mystérieuses et fugitives ».

Si le poème de Mallarmé se révèle si obscur, pense-t-on, c’est qu’il n’est pas considéré tel
qu’il est, à savoir comme un canevas, un programme, un texte à dire, une « partition ». Il
demande, pour être véritablement saisi, à être complété, actualisé, réalisé, soit tout à la fois
oralisé (la polyphonie) et visualisé (le décor). L’interprétation scénique vaut aussi comme
interprétation sémantique. On voit sans doute affleurer ici, par delà l’aspect promotionnel du
spectacle, les ambitions didactiques d’« Art et Action », qui vont s’affirmer dans les années
1930.
Enfin, l’actualité artistique, projetée rétroactivement sur le poème de 1897, conduit à
penser dans le camp d’« Art et Action » que Mallarmé avait anticipé sur les recherches
modernistes des années 1910. Divoire convoque cet argument :
La jeune association, voulant porter Mallarmé jusqu’à notre temps, où les conséquences des
pressentiments du poète se sont développées et réalisées, a conçu l’interprétation d’un Coup de Dé
(sic) par plusieurs voix. Ce n’est nullement du « simultanisme », mais si l’on veut de la
polyphonie, soigneusement réglée3142.

Ainsi, le débat de 1919-1920 permet au poète simultaniste d’inscrire le Coup de dés dans une
filiation, même s’il cherche ici, sans développement aucun, à bien distinguer « simultanisme »
et « polyphonie ».
Pour avoir une idée du lien établi entre le poème et sa mise en voix, il faut commencer par
prendre en compte les réflexions d’Edouard Autant, qui a médité sur la composition du
poème. Le fonds contient en effet un court texte manuscrit non daté3143 proposant une analyse
succincte de la structure du texte. Autant dégage alors, « pour la scène », « 2 éléments
dramatiques » :
1°) le texte, spécialement suggestif, qui, dans son ensemble contient la projection sensible de
toute l’œuvre en chaque auditeur,

3141
F. Divoire, « L’art de décourager l’art », Comoedia, 7 décembre 1919.
3142
Ibid.
3143
Voir Annexe 3.

676
2°) deux arguments cartésiens qui étonnent par leur rigoureuse formalité : l’un distribué au
cours de l’ouvrage, le second en thème de conclusion :
a) UN COUP DE DÉS
JAMAIS
N’ABOLIRA
LE HASARD

b) TOUTE PENSÉE ÉMET UN COUP DE DÉS

On voit ainsi que le metteur en scène ne manque pas de pointer l’ambivalence du Coup de
dés, qui offre une dimension poétique (la « fiction » dont parle la préface de 1897), et une
dimension plus discursive ou argumentative (la « phrase capitale » évoquée toujours dans
cette même préface). Le poème conjugue la suggestion et la formalisation. D’autre part,
Autant franchit un certain degré dans l’appropriation du poème de 1897 en estimant que le
texte « contient la projection sensible de toute l’œuvre en chaque auditeur ». Cette formule un
peu confuse va toujours et encore dans le sens du projet : le poème, loin de se suffire à lui-
même, loin de se limiter à la surface sensible du papier et à l’espace mental de la lecture, ne
trouve son accomplissement que dans une extériorité : il n’est que programme et matrice,
canevas et esquisse, bref, partition. Enfin, il est à noter qu’un tel projet envisage forcément le
poème dans une perspective « dramatique ». La pétition de principe conduit au cercle
tautologique : puisqu’il est fait pour la scène, il renferme une dimension scénique, voire un
drame, ce que manifestent le poème entier comme les « arguments cartésiens ». Nous allons
voir plus bas que les choix en matière de polyphonie consisteront justement à dramatiser le
poème.
Autant poursuit de la sorte, après avoir cité les formules de la préface qui impliquent selon
lui une mise en voix :
Ceci pour la réalisation du Texte d’ensemble.
Pour la réalisation des 2 arguments, considérant la dimension et le dispositif typographique,
l’émission se doit d’en déterminer l’intensité et la localisation (puissance et lieu).
Le dynamisme sonore sera donc cheminé au parcours des ondes et constitué d’un écho
amplifié et tonalisé, ( la localisation de ces deux arguments serait circonscrite à la limite des
voûtes cathédrales (croisées d’ogive et en particulier celles de Notre-Dame-la-Grande de
Poitiers, génératrices de cette audition)3144.

Ainsi, il apparaît à la lecture de ce passage, encore assez obscur somme toute, et visiblement
resté lettre morte quant à la réalisation effective, que le metteur en scène cherchait à trouver
des équivalents sonores de l’ampleur typographique comme du poids sémantique de ces
« arguments cartésiens » du côté de l’acoustique propre aux édifices gothiques.
Nous trouvons d’autres indications scéniques, non moins énigmatiques, dans un texte de
Divoire faisant partie du fonds, et sans doute inédit :

3144
Fonds « Art et Action », documentation manuscrite, B.N.F.

677
(…) Son intention précisée en sa préface de réaliser le « Coup de dé (sic) » orchestralement peut
admettre une distribution de 3 masses vocales le décor ainsi constitué d’un mur polyphonique ■
figurativement pointés en marche exprimant en architecture le mouvement du poème chaque
interprète y a son rang et sa distance au mur polyphonique mesures vocalement dans le but
d’assouplir le stationnement aux interférences des ondes sonores • le trait mixte, rectiligne, indiqué
mesurant les distances des interprètes peut être considéré comme le développement linéaire de la
parabole de résonnance soit : quatre phases d’évolution à la base desquelles sont tissés les fils
tendus en liaisons convergentes et ascendantes, telles des attractions proportionnelles aux
destinées3145.

Ce texte s’éclaire quand on le rapproche des photographies du spectacle de 1922 et de 1942.


Le décor, créé par le jeune Claude Autant-Lara, devait en effet se composer de quatre
panneaux verticaux - le « mur polyphonique » correspondant aux « quatre phases », que le
cliché doit amputer d’une partie (le quatrième panneau n’est pas visible) - couverts de motifs
géométriques (trapèzes, cercles, lignes horizontales mimant une portée, figures mimant les
faces d’un dé…), qui présentait aussi des groupe de fils partant du sol et convergeant en un
point du panneau (symboles de ces « attractions proportionnelles aux destinées ») . Il s’agit
ainsi d’une mise en image de la dynamique quaternaire du poème, bien soulignée par Autant
dans son découpage structurel du poème. Le Coup de dés, perçu ici comme poème orienté,
linéaire et progressif, offrirait en quelque sorte le déroulement d’un drame en quatre actes. Par
ailleurs, il est intéressant de noter que le groupe « Art et Action » introduit la notion de destin,
complètement étrangère à l’univers mallarméen, mais de toute évidence convoquée ici à cause
de la présence du « ciel étoilé » , que l’on interprète selon des schémas classiques ou topiques.
Il nous reste enfin à présenter l’esprit dans lequel le groupe a envisagé cette polyphonie.
Nous donnons en annexes la version définitive du spectacle, celle de 1942, telle qu’elle
apparaît dans la documentation manuscrite du fonds3146. Au vu des quelques livrets de travail
de 1919 conservés3147, la version du Théâtre de la Renaissance aurait sans doute été réalisée
conformément à la même logique, avec un nombre de récitants plus élevé (treize voix au lieu
de neuf à la Société des Gens de Lettres). Quels principes pouvons-nous dégager de la lecture
de cette distribution des voix ? Cette polyphonie se trouve réglée selon trois critères : le
nombre de voix (de une à neuf), le timbre de la voix (« tessiture ») et le volume sonore de la
diction (« valeur »). Les choix opérés dans cette combinatoire à trois éléments se font aussi
bien en fonction de la typographie que du sens. Enfin, le répartition des voix suppose une
découpe du texte en unités minimales. Cela engage donc toute une interprétation du poème.
Dressons quelques constats.

3145
Extrait du texte référencé sous le titre « Le Simultané est », deuxième partie, « Etude sur le décor et la mise
en scène des œuvres polyphoniques et simultanées ». Nous pensons pouvoir dater ce texte des années 1920 (sur
cette question, voir Annexe 3).
3146
Voir Annexe 3, « Distribution des voix ».
3147
Ces livrets ne sont pas référencés dans le catalogue « Art et Action ». Ils nous ont été communiqués par
Madame Coutin, conservateur au Département des « Arts du spectacles » de la B.N.F.

678
Notons d’emblée qu’il n’y a aucune systématicité dans l’association d’un type de voix,
d’un volume sonore et d’un nombre de voix à un type typographique. En effet, si la phrase
vertébrale est traitée de manière identique en ces différents fragments (voix centrale,
fortissimo), il n’en va pas de même pour les autres séries typographiques. Ainsi, la série du
corps de base majuscule « Quand bien même…», homogène sur le plan typographique chez
Mallarmé, sera tantôt prononcée à une voix (« soit », « rien », « excepté », « peut-être »),
tantôt à deux (« une constellation »), tantôt à trois (« du fond d’un naufrage »), tantôt à quatre
(« n’aura eu lieu »), tantôt toutes les voix ensemble (« quand bien même lancé dans des
circonstances éternelles », « le maître », « que le lieu »). Il apparaît donc nettement ici que le
niveau sémantique se mêle au niveau typographique, voire prime sur celui-ci : on estime, non
sans arbitraire, que certains mots sont lestés d’un poids sémantique plus élevé que d’autres, ce
qui entraîne une variation de traitement. Ainsi, page 3, on va marquer par le volume sonore
des termes non marqués typographiquement et inscrits dans une série homogène (le corps de
base, en romain) : « d’aile » et « la sienne » se verront singularisés, à l’inverse de ce qui se
produit dans le poème. Souvent, le nombre de voix augmente en fonction de la charge
sémantique supposée telle : « que le lieu » (toutes les voix) est lu comme plus chargé de sens
que « rien » (une seule voix). Ou bien, pour le dire autrement, l’introduction de la variation
permet de dramatiser le texte. Une formule comme « une élévation ordinaire verse l’absence »
(page 10), prononcée en chœur, prend une dimension tout autre par rapport à son insertion
beaucoup plus neutre dans l’espace silencieux de la page lue.
Concernant la tessiture, nous serions tenté de percevoir a priori une certaine cohérence
dans le traitement. Le romain se voit associé aux voix graves, puis l’entrée en scène de
l’italique page 6 fait apparaître les voix claires. Mais il existe en réalité des exceptions à cela,
ce qui suffit à invalider l’idée d’un principe général systématique : une voix grave prononce
« prince amer de l’écueil » (page 5) – la rupture se faisant encore sans aucun doute au nom du
sens – et la présence de voix claires se maintient pages 10 et 11, alors que l’italique a disparu.
De même, la série des participes présents de la dernière page fait alterner le grave et le clair,
sans autre justification que le souci de la variation phonique ou celui du couplage sémantique
(« veillant » avec « roulant », « doutant » avec « brillant et méditant »). Par ailleurs, la taille
du corps n’influe en rien sur le timbre choisi : un regard sur la page 9 suffit à établir cela.
Enfin, la position du mot ou du groupe de mots sur la verticalité de la page ne semble pas
avoir non plus été prise en compte pour jouer sur les graves et les aigus, comme pouvait le
suggérer la préface de Cosmopolis, qu’Edouard Autant a pourtant lue avec attention.
Pour ce qui est du volume sonore il n’est pas forcément guidé par la typographie seule.
Ainsi, la page 10 offre par exemple des cas où la valeur « forte » accompagne un mot en
lettres capitales (« excepté ») et un groupe en lettres minuscules (« à l’altitude ») ; la valeur

679
« mezza voce » page 9 concerne le groupe « indifféremment mais autant », mais pas
« davantage ni moins », pourtant mis sur le même plan typographique. Page 9, la valeur
« forte » s’applique indifféremment à de l’italique comme à du romain, à la lettre capitale
comme à la minuscule, au corps de base comme à un corps plus petit, ou plus grand. De
même, le « pianissimo » ne va pas forcément de pair avec le corps le plus petit, comme
l’indique la page 10 (« une élévation ordinaire verse l’absence »). Page 6, l’italique conduit à
des traitements très variables, qui convoquent aussi bien le « forte », le « mezza voce », le
« piano » que le « pianissimo ».
Au final, on voit que la rigueur du dispositif typographique mallarméen n’a pas trouvé son
équivalent phonique avec « Art et Action », qui ne cherche pas à répondre à un système par
un système. Une telle mise en scène polyphonique introduit donc davantage d’hétérogénéité
dans le poème. A l’unité des séries typographiques on a substitué la diversité des traitements
phoniques ; à la variation typographique hiérarchisée on a substitué un effet général de
polyphonie. Enfin, cette mise en voix a souvent privilégié la dimension sémantique sur la
dimension typographique, alors que la préface de Cosmopolis associait de manière cruciale
l’idée de « partition » à la « différence des caractères d’imprimerie », de sorte que le groupe
« Art et Action » a pu introduire de la diversité phonique là où le texte restait matériellement
invariant. L’insistance expressive sur certains termes non marqués a contribué à dramatiser
fortement le poème, par le biais d’une orchestration qui prit finalement un tour assez
expressionniste et théâtralisé, sans doute en rapport avec l’esprit futuriste. Ces partis pris ont
donc contribué à ajouter une variation seconde, en grande partie arbitraire et superflue, à une
variation typographique déjà existante, mais souvent sous-exploitée. Valéry n’avait peut-être
pas tort lorsqu’il évoquait un spectacle qui allait « abolir, au moyen d’interprètes, tout ce
profond calcul par le hasard »…

C) Mise en musique : Boulez, Coup des dés et « œuvre ouverte »


(1950-1959)

Il y eut comme l’on sait une rencontre posthume décisive entre Mallarmé et Boulez : Pli
selon Pli en fut l’éclatante et fameuse manifestation. Cet opus, amorcé dans les années 1960
et poursuivi en tant que « work in progress » jusqu’à la fin des années 1980, marque, comme
l’écrit Philippe Albèra, « le moment ultime d’un dialogue très profond avec l’œuvre de
Mallarmé, dont on mesure aujourd’hui le rayonnement intense sur l’intervention créatrice

680
comme sur la formulation théorique de Boulez3148 ». Précisons immédiatement ici qu’en
raison de notre incompétence foncière en matière de musicologie, nous nous bornerons à
présenter des données factuelles, tout en faisant le point sur les déclarations de Boulez
relatives au Coup de dés. Cette synthèse pourra peut-être servir de base documentaire pour
d’éventuels travaux de littérature comparée dont nous sommes bien incapables.
Le musicien, ainsi qu’il l’a confié, « a découvert Mallarmé en 1946 ; on ne l’étudiait
quasiment pas à l’école, où l’on nous dictait au contraire des poésies d’Anna de Noailles3149 ».
Puis il commence à le lire activement entre 1948 et 19503150. C’est l’époque du
cinquantenaire de la mort du poète, et de la relance de l’intérêt exégétique suscitée par la
publication des travaux d’Henri Mondor, entre la monumentale biographie et le volume des
Œuvres Complètes. Boulez a alors environ vingt-cinq ans. Mallarmé joue donc un rôle non
négligeable au cours des années de formation intellectuelle du musicien. Cette référence
littéraire a pu être ensuite réfléchie et mise en mots au cours des différents entretiens que la
célébrité a fait germer ; elle s’est aussi explicitée dans la correspondance du compositeur avec
ses deux grands interlocuteurs successifs que furent Cage, puis Stockhausen3151. De fait, c’est
depuis la littérature que le compositeur va chercher les voies du renouvellement musical. A
l’origine de son questionnement et de sa recherche formelle, il y a moins « des considérations
musicales que les contacts littéraires3152 ». Deux écrivains vont jouer un rôle décisif pour lui,
l’auteur du Coup de dés et celui d’Ulysse. Pour Boulez, c’est en s’inspirant « des exemples de
Joyce et de Mallarmé » que l’on va pouvoir « repenser dans son entier la notion de forme3153 »
en musique. En effet, à ses yeux, la littérature a pris de l’avance : ces deux écrivains que
Boulez associent à un effort extrême de réflexivité, sont « allés loin dans la structure mentale
d’une œuvre3154 ». Ailleurs, il énonce une thèse semblable :
Ces réflexions sur la conception de l’œuvre musicale nous font espérer une nouvelle poétique, une
manière autre d’écouter. C’est en ce point précis que la musique manifeste peut-être son plus
grand retard par rapport à la poésie, par exemple. Ni Mallarmé – celui du Coup de dés – ni Joyce
n’ont d’équivalent dans la musique de leur époque3155.

1) D’un « formalisme » l’autre


C’est la poétique structurale de Mallarmé qui a particulièrement attiré Boulez, qui semble
ainsi lire l’auteur de Divagations dans le sillage de Valéry :
3148
Ph. Albèra, « …l’éruptif multiple sursautement de la clarté… », Pli selon Pli de Pierre Boulez. Entretien et
études, Editions Contrechamps, Genève, 2003, p. 61.
3149
Ph. Albèra, « Entretien avec Pierre Boulez », Pli selon Pli de Pierre Boulez, op. cit., p. 7.
3150
Voir « Points de repère », Pierre Boulez. Eclats 2002, éd. Cl. Samuel, Mémoire du Livre, 2002, p. 415.
3151
La correspondance avec Stockhausen demeure encore à ce jour inédite.
3152
P. Boulez, « Sonate "que me veux-tu ? " », Points de repères, Bourgois, 1981, p. 151.
3153
Ibid., p. 152.
3154
Ibid., p. 151.
3155
P. Boulez, « Recherches maintenant », Relevés d’apprenti, éd. P. Thévenin, Seuil, coll. « Tel Quel », 1966,
p. 31.

681
Mallarmé est l’un des poètes qui s’est préoccupé de la façon la plus aiguë de l’aspect formel du
langage. On observe dans la poétique de Mallarmé une discipline, et une réflexion sur la discipline
formaliste, dont je ne connais pas, dans ce domaine, d’équivalent. Et l’influence que j’ai reçu de
Mallarmé est d’autant plus forte que sa démarche peut se transcrire dans une autre matière
artistique3156.

Ailleurs, précisant cette lecture du poète, il souligne la dimension minérale d’une poésie
dense et dure – « quelque chose de très compact3157 » – en établissant une comparaison très
stimulante avec la phrase de Proust :
Ce qui m’a attiré, c’est d’abord la personnalisation du langage, car aucun littérateur n’a écrit de
cette façon-là et transformé le français à ce point. Aussi bien d’ailleurs dans les textes en prose que
dans les poèmes en vers ou dans les essais. La formulation est telle qu’il faut concasser la pierre
avant de saisir le sens. Pour moi, Mallarmé et Proust représentent les deux extrêmes : chez l’un,
vous êtes en face d’un bloc minéral ; chez l’autre, vous vous perdez comme dans un labyrinthe et
au bout d’une page, vous devez commencer à vous réorienter. Ce sont deux approches
complètement différentes du langage, mais aussi fascinantes l’une que l’autre. D’un côté il y a
toute une série d’incidentes par rapport à l’arête générale de la page, alors que de l’autre, la
disposition des mots vous oblige à reconstituer les rapports. Dans un cas ce sont les phrases qui
doivent être rapportées les unes aux autres, dans l’autre cas ce sont les mots. Et je trouve très
impressionnante la façon dont Mallarmé a reformulé la langage français3158.

On voit ici que le statut de la phrase dans le Coup de dés viendrait brouiller cette typologie
polaire. Gide, on s’en souvient, avait justement imaginé que la mise en page du poème de
1897 pouvait rendre visible l’ossature complexe de la phrase proustienne :
Vous m’avez dit que souvent la longueur des phrases de Proust vous exténue. Mais attendez
seulement mon retour et je vous lis ces interminables phrases à haute voix : comme aussitôt tout
s’organise ! comme les plans s’étagent ! comme s’approfondit le passage de la pensée !…
J’imagine une page de Guermantes imprimée à la manière du Coup de dés de Mallarmé ; ma
voix donne aux mots-soutiens leur relief ; j’orchestre à ma façon les incidentes, je les nuance,
tempérant ou précipitant mon débit (…)3159.

Ainsi, Boulez aura trouvé dans ce que nous pourrions appeler le langage-Mallarmé « la
rigueur du formalisme », ce qui l’a conduit à se dire qu’il devait « trouver un équivalent de
cette rigueur-là3160 ».

2) Le « modèle » du Coup de dés ou le « hasard absorbé »


Il faut savoir, pour commencer, que Boulez envisagea un moment une transposition
musicale du poème mallarméen, entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, bien
avant donc le projet qui deviendra Pli selon Pli. Il existe quelques traces ténues de ce travail
dans la correspondance avec John Cage, entre juin et décembre 1950. Boulez mentionne la
gestation d’une « nouvelle œuvre, "the Work in Progress" ! », et ajoute que « ce ne sera pas

3156
Boulez, entretien, in Pierre Boulez. Eclats 2002, op. cit., p. 315.
3157
Ph. Albèra, « Entretien avec Pierre Boulez », Pli selon Pli de Pierre Boulez, op. cit., p. 8.
3158
Ibid., p. 7.
3159
Gide, « Billet à Angèle », La NRF, mai 1921, repris dans Essais critiques, op. cit., p. 291.
3160
Ph. Albèra, « Entretien avec Pierre Boulez », Pli selon Pli de Pierre Boulez, op. cit., p. 8.

682
d’un abord aisé3161 ». Un peu après, il précise qu’il faudra « réaliser un instrument
spécialement accordé ». L’éditeur de cette correspondance, Jean-Jacques Nattiez, note qu’il
s’agissait d’une « œuvre pour chœur et grand orchestre3162 ». Cette correspondance nous
apprend de plus que le poète Georges Guy s’est adressé à Cage pour qu’il écrive de la
musique en vue d’une lecture du Coup de dés : « j’aimerais bien, mais je lui ai dit que tu
pourrais avoir déjà composé une telle musique et qu’il devait plutôt s’adresser à toi3163 ».
Nous n’avons pas d’autre éléments sur ce projet.
Ainsi, c’est vers le Coup de dés, et non les sonnets, que Boulez s’est d’abord tourné.
Même si le projet n’a pas vu le jour, le texte a continué a nourrir le compositeur plus ou moins
souterrainement. Comme Boulez l’a répété à plusieurs reprises, ce n’est pas la publication des
notes du « Livre » en 1957 qui a influencé de manière déterminante son travail ; celui-ci avait
déjà reçu l’impulsion du Coup de dés, lu et médité auparavant :
Ma propre réflexion avait été nourrie depuis longtemps par le Coup de dés. Quand j’ai réfléchi sur
ce poème, je l’ai ressenti en terme de « forme ouverte » comme un modèle pour la Troisième
sonate. La typographie même du Coup de dés me conduisait à une réflexion structurelle qui
rejoignait la forme ouverte dont Stockhausen et moi avions entrepris l’investigation3164.

Ailleurs, il précise : « c’est mon frère qui m’a signalé l’existence du Livre tel que Jacques
Schérer l’avait présenté dans une publication de 1957 : j’ai donc découvert cela après coup,
mais je l’avais imaginé à partir du Coup de dés3165 ». Cependant, dans cette recherche, il y a
en réalité, comme toujours, une convergence d’influences diverses ; Boulez évoque aussi le
Joyce de Finnegans Wake. Dans les tous les cas, le compositeur confie qu’il avait « réfléchi à
une forme de type circulaire3166 ». Quant au « Livre » présenté par Schérer, il l’a « confirmé»
dans sa démarche personnelle centrée sur la « flexibilité formelle3167 ».
Le Coup de dés est une voie pour sortir du néo-classicisme formel. Le poème sera
sollicité, dans un article important du début des années 1960 (« Sonate "que me veux-tu ?" »)
aux côtés des romans de Joyce, pour répondre à cette question : comment « composer des
œuvres destinées à être renouvelées à chaque exécution » ? Comment, en art, créer les
conditions de la « révolution permanente3168 » ? Boulez se dit sensible à la notion moderne de
labyrinthe – « un des sauts les plus considérables, sans retour, qu’ait accompli la pensée
occidentale3169 » – qui lui permet de ne « plus concevoir l’œuvre comme une trajectoire

3161
Boulez, lettre à Cage de l’été 1950, P. Boulez / J. Cage, Correspondance, éd. J. J. Nattiez, Bourgois, 1991,
p. 123.
3162
Ibid. p. 103.
3163
Cage, lettre à Boulez du 1er mai 1953, ibid., p. 228.
3164
Boulez, entretien, in Pierre Boulez. Eclats 2002, op. cit., p. 321.
3165
Ph. Albèra, « Entretien avec Pierre Boulez », Pli selon Pli de Pierre Boulez, op. cit., p. 7.
3166
Ibid., p. 322.
3167
Ibidem.
3168
P. Boulez, « Sonate "que me veux-tu ? " », Points de repères, op. cit., p. 151.
3169
Ibid., p. 152.

683
simple, parcourue entre un départ et une arrivée3170 ». Cependant, il précise que la remise en
question du « cycle fermé » de l’œuvre classique ne doit pas déboucher sur le « hasard pur »,
mais doit privilégier le « choix non déterminé » : « il ne saurait y avoir de totale
indétermination3171 ». Boulez ajoute alors :
De nouveau, il me faut en référer à une expérience personnelle. A lire et à relire attentivement le
Coup de dés, j’avais été vivement impressionné par sa présentation typographique et constaté
qu’elle se rapporte à une forme si nouvelle qu’elle ne peut être autrement distribuée : la matière
typographique a dû, pour Mallarmé, se métamorphoser. (…) Un pareil dispositif formel, visuel,
physique, décoratif sans qu’il se le propose – par surcroît – m’avait incité à lui rechercher des
équivalents musicaux3172.

L’œuvre qui en sera nourrie sera la Troisième Sonate. Elle reposera sur cette composition
soumise à ce que Boulez nomme la « liberté dirigée3173 » qui doit selon lui dominer les
grandes œuvres. Cette formule vient en fait tout droit de l’introduction de Schérer aux notes
du « Livre », dans une partie intitulée « Grandeur et servitude de l’analyse combinatoire » 3174.
Ainsi, parti du Coup de dés, le compositeur travaille sur une œuvre construite avec de
« grands ensembles centrés autour d’un faisceau de possibilités3175 », puis la parution du
« Livre », véritable « révélation3176 », vient confirmer et préciser ces intuitions. On le voit,
pour Boulez, comme pour Cohn à la même époque, le Coup de dés anticipe et esquisse avec
force le projet du Livre total : l’un ne va pas sans l’autre.
Dans une perspective similaire, la réflexion sur le rôle du hasard dans la création et
l’interprétation de l’œuvre musicale moderne, telle qu’elle peut apparaître dans l’échange
théorique avec Cage, doit sans doute quelque chose au Coup de dés. En mai 1951, l’auteur du
Credo in US écrit : « Tu peux voir d’après mes activités actuelles combien j’étais intéressé
lorsque tu travaillais ton Coup de dés d’après Mallarmé3177 ». Lorsque Cage célèbre le hasard
qui est « venu pour nous donner de l’inconnu » face aux machines « trop parfaites », et par là
même « stupides3178 », Boulez affirme, à propos de Music of Changes tout récemment achevé,
que « le hasard doit être très contrôlé3179 ». Le compositeur entrevoit alors de son côté dans
une lettre de 1953 des « conversations déjà animées et qui promettent de rebondir encore sur
la nécessité du hasard3180 ». C’est l’époque où le compositeur français durcit ses positions sur
cette question de « l’alea » qui donnera lieu à un article paru dans la NRF en 1958. En 1954, il
écrit à Cage : « Evidemment, de ce côté-là, nous sommes toujours en désaccord : je n’admets

3170
Ibid., p. 153.
3171
Ibid., p. 154.
3172
Ibid., p. 155.
3173
Ibid., p. 162.
3174
J. Schérer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 88.
3175
P. Boulez, « Sonate "que me veux-tu ? " », Points de repères, op. cit., p. 157.
3176
Ibid., p. 155.
3177
Cage, lettre à Boulez du 22 mai 1951, P. Boulez / J. Cage, Correspondance, op. cit., p. 153.
3178
Cage, lettre à Boulez du 17 janvier 1950, ibid., p. 78.
3179
Boulez, lettre à Cage de décembre 1951, ibid., p. 181.
3180
Boulez, lettre à Cage de juin 1953, ibid., p. 231.

684
pas – et je ne crois pas que je ne l’admette jamais – le hasard comme composante d’une
œuvre faite. J’élargis la possibilité de musique stricte ou libre (contrainte ou non). Mais du
hasard, point ne puis en supporter la pensée !3181 » Pour finir sur cet aspect, d’après un
témoignage de Joan Peyser, Cage en vint à reprocher à Boulez d’avoir mieux accueilli le
hasard à partir de la publication des notes du Livre, comme si la source mallarméenne était
plus pure, et la seule digne d’appropriation : « avec Mallarmé cela devenait soudainement
acceptable3182 ».
La Troisième Sonate, que l’on a pu, en suivant Boulez lui-même, associer au Livre
mallarméen, n’est pas sans lien avec le Coup de dés. Son l’écriture commence en 1955 ; elle
comporte cinq « formants » dont l’un s’intitule « Constellation ». Boulez l’a décrit comme un
« pivot3183 », un point fixe qui doit « rester au centre de l’édifice3184 ». On peut y voir sans
aucun doute une « transsubstantiation3185 » – c’est ainsi que Boulez envisage le passage du
Domaine Poétique au « Domaine Musical » – du « septuor » du sonnet en –yx, ou du
« septentrion aussi nord » du Coup de dés. Philipe Albèra précise cette parenté formelle entre
les deux œuvres : « L’idée d’une forme polyvalente, ramifiée, ouverte à des parcours
multiples, qui traduirait en quelque sorte la structure complexe du « Coup de dés », connaîtra
une longue gestation avant de se réaliser pleinement dans le projet jamais abouti de la
Troisième Sonate pour piano3186 ». Plus loin, le musicologue ajoute :
(…) ce que Boulez recherche dans ces années qui précèdent Pli selon Pli, suivant le modèle du
« Coup de dés » et du Livre, c’est la conception organique d’une construction musicale fondée sur
la multiplicité, capable de traduire formellement des structures sonores complexes, polyvalentes et
hétérogènes, dans lesquelles le bruit et le silence ont été intégrés3187.

En outre, dans son débat avec le Stockhausen de Klavierstück XI, Boulez sollicite
volontiers le Coup de dés de manière à rappeler que le hasard guette toute création qui ne
serait pas suffisamment encadrée par la contrainte formelle. Le compositeur français reproche
à son homologue allemand d’être « allé trop loin » dans la part d’autonomie laissée à
l’interprète, de sorte que son œuvre a engendré un « nouvel automatisme3188 ». Il ajoute :
« pour avoir l’air d’ouvrir les portes à la liberté, il ne les ouvre en réalité qu’à un hasard qui
me semble être un ennemi absolu de l’authenticité de l’œuvre3189 ». Boulez poursuit ainsi, en
filant la métaphore mallarméenne : « l’interprète me semble procéder comme par des coups
de dés, des coups d’œil qui ne sont que des coups de dés ; et il en résulte la transformation de

3181
Boulez, lettre à Cage de juillet 1954, ibid., p. 237.
3182
Cité par J. J. Nattiez, ibid., p. 29.
3183
P. Boulez, « Sonate "que me veux-tu ? " », Points de repères, p. 160.
3184
A. Goléa, Rencontres avec Pierre Boulez, Slatkine, 1982, p. 241.
3185
Boulez, entretien, in Pierre Boulez. Eclats 2002, op. cit., p. 315.
3186
Ph. Albéra, « …l’éruptif multiple sursautement de la clarté… », art. cit., p. 71.
3187
Ibid., p. 72.
3188
Boulez, propos rapportés par A. Goléa, Rencontres avec Pierre Boulez, op. cit., p. 229-230.
3189
Ibidem.

685
durée, de timbre et d’intensité de structures sonores et rythmiques préétablies et qui restent,
elles, immuables3190 » ; le verdict tombe : « et s’il nie le hasard, s’il n’en veut pas, s’il ne
songe qu’à une forme supérieure de la liberté, qu’il n’oublie surtout pas qu’"un coup de dés
jamais n’abolira le hasard"3191 ».
Un autre point le sépare du compositeur allemand. Boulez défend une conception
hétérogène et discontinue du temps musical ; et encore une fois, c’est vers le Coup de dés, et
ses « subdivisions prismatiques de l’Idée » qu’il regarde, comme l’atteste cette lettre
importante à Stockhausen de décembre 1954 :
(…) quelque chose de très important pour moi ; le désir d’un temps non homogène de
développement, alors que vous tenez avant tout à l’unité dans un temps homogène. Je crois que la
grande nouveauté dont a besoin la musique est la pulvérisation d’un temps unitaire. Vous appelez
cela l’esprit français de la suite. Mais je crois qu’en disant cela vous passez complètement à côté
du problème important. Pour Dieu, relisez Joyce et le Coup de dés de Mallarmé ; et vous verrez
exactement de quoi je veux parler, qui n’a rien à voir avec le printemps, l’automne ou quelque
autre saison. Connaissez-vous Rimbaud ? (Saison en Enfer). Vous verrez également par là ce que
je signifie par « nouvelle dimension de l’œuvre ». De même Cézanne, plus important sur beaucoup
de points que Klee (id. Debussy-Webern). Au fond, nous restons encore sur un héritage poétique :
Cézanne-Mallarmé-Debussy3192.

Il ajoute, que du côté de Mallarmé, la postérité s’est limitée à « lutter contre la préciosité, chez
Apollinaire de peu de poids ! », de sorte que ce que l’on voit en lui « est ce qu’il y a de plus
caduc3193 ». Comme en 1923, la formule de Breton garde toute son actualité : « le Mallarmé
du Coup de dés reste à découvrir ».
De plus, à la même époque, Boulez confesse à Stockhausen son ambition rituelle et
sacrale – dont Pli selon Pli gardera quelque chose – qui s’enracine dans une religiosité
laïcisée et démystifiée, dont il trouve une manifestation chez le Mallarmé du Coup de dés.
Après avoir écrit à son destinataire que l’époque des grands rêves collectifs, évangéliques ou
épiques, était révolue, il ajoute :
Pour moi, cela m’est interdit ; je n’y crois pas – et je ne puis arriver à y croire. Alors, il faut bien
se reporter sur quelque chose d’autre. Et cette antinomie du sacré et du laïque – j’entends cette
détermination sacrée de la musique, sans objet religieux, mais dans une conscience laïque, athée,
que peut-elle produire ? C’est pourquoi une épopée humaine est à reconstruire, sans trop y croire,
où l’homme n’explorera que son vertige du rien. Il y faut un certain humour, en même temps
qu’une négation complète de tout pouvoir. Voilà l’origine de mon amour démesuré pour le « Coup
de dés » de Mallarmé, qui signifie pour moi l’exploration la plus profonde que l’on ait faite
jusqu’à présent. Le premier titre était Igitur ou la Folie d’Elbehnon ; cela confine en effet à une
espèce de folie métaphysique, - seule prise de conscience, si l’on peut dire !, - de ce vertige dont je
vous faisais part. Voilà pourquoi je ne vois pas d’un bon œil cette Messe, que je vois avant tout
comme une fuite dans le passé, et un recours à une épopée périmée3194.

3190
Ibid., p. 231.
3191
Ibidem.
3192
Boulez, lettre à Stockhausen de décembre 1954, cité par Ph. Albéra, « …l’éruptif multiple sursautement de la
clarté… », art. cit., p. 73-74.
3193
Ibidem.
3194
Boulez, lettre à Stockhausen d’octobre 1954, cité par Ph. Albéra, « …l’éruptif multiple sursautement de la
clarté… », art. cit., p.77-78.

686
Boulez renoue ici à sa manière avec certaines déclarations fameuses de La Musique et les
Lettres, qui associaient le « jeu » littéraire à « une attirance supérieure comme d’un vide » que
l’opération poétique allait pouvoir combler par des choses « solides et prépondérantes »
spiritualisées et projetées « à travers l’espace vacant3195 », selon un modèle que l’humour
mallarméen justement qualifiait de « pyrotechnique non moins que métaphysique3196 ». Pour
Boulez donc, le Coup de dés, comme il le sera aussi pour Bertrand Marchal, semble être cette
absolu humain projectif, tout à la fois projection et projectile.
Quant à la gestation spirituelle de Pli selon Pli, elle passe par la formulation en octobre
1957 d’un programme aux colorations mallarméennes indéniables, fondé encore sur le legs du
Coup de dés, mais aussi sur l’idée du Livre circulaire, qui « ne commence ni ne finit » :
Cher Karlheinz, j’avais hâte de vous faire part de cette épiphanie. Maintenant que nous avons une
technique de base suffisamment solide et assez large, il nous faut travailler fortement sur la
poétique. Par cette forme que j’envisage pour cette Sonate, j’ai : 1/ le hasard dirigé 2/ le labyrinthe
choisi 3/ la coupure dans le temps 4/ la structure assumée 5/ le cycle fermé par les sigles, mais
ouvert par la possibilité de le renouveler – il faut donc un principe d’identité entre le sigle initial et
le signe final. Ainsi l’Œuvre renaît perpétuellement d’elle-même. Création, dès qu’elle est lancée,
elle n’a dans son existence plus de FIN3197.

La structure en boucle du Coup de dés trouverait ici une de ses définitions, ou descriptions.
Ajoutons qu’à la même époque exactement, Boulez publie un article théorique dans la
NRF qui s’intitule « Alea ». Le texte souligne combien le hasard est une véritable « hantise »
pour « plusieurs compositeurs de [sa] génération », et s’en prend alors à la fois au « hasard
par inadvertance » qui caractérise le mode de composition de l’auteur de Music of Changes,
implicitement visé ici, et au « hasard par automatisme3198 », qui résulte du travail des tenants
de la pure objectivité du processus créateur. Boulez, lecteur d’Igitur, visera une forme de
synthèse entre ces deux polarités : « l’ultime ruse du compositeur ne serait-elle pas
d’absorber ce hasard ? Pourquoi ne pas apprivoiser ce potentiel et le forcer à rendre des
comptes, à rendre compte ? ». Introduire le hasard dans la composition sera qualifié, avec
Mallarmé, de « folie utile3199 ». Il s’agira de « concilier composition et hasard », « éléments
mobiles » et « structures fixes ». L’auteur de la Troisième Sonate vise alors la réunion du
génie occidental (le « cycle fermé »), et du génie oriental (la « chance »)3200. Après
l’instauration de cette esthétique para-mallarméenne de la liberté dirigée, voici celle du
hasard absorbé.

3195
OC, t. II, p. 67.
3196
Ibid., p. 76.
3197
Boulez, lettre à Stockhausen du début octobre 1957, cité par Ph. Albéra, « …l’éruptif multiple sursautement
de la clarté… », art. cit., p. 76.
3198
P. Boulez, « Alea » (1957), Relevés d’apprenti, op. cit., p. 44.
3199
Ibid., p. 45-46.
3200
Ibid., p. 48-50.

687
Ainsi, comme le note Philippe Albéra, « l’importance accordée au Coup de dés, d’un
point de vue aussi bien poétique que philosophique, apparaît comme une inclination
permanente tout au long des années quarante et cinquante ; elle demeure comme un projet,
dont les œuvres plus récentes gardent peut-être la trace (?), au moment où le portrait de
Mallarmé s’accomplit3201 ». De fait, on verra Boulez écrire à Stockhausen en 1959 ces lignes
quelque peu énigmatiques, dès lors qu’elles se limitent à ces mots : « J’ai agrandi le plan de
mon Mallarmé, jusqu’à en faire une œuvre longue qui me liquidera Mallarmé pour quelque
temps jusqu’à ce que je reprenne goût au Coup de dés – qui sera essai d’une synthèse
totale3202 ».
Boulez fait donc partie de ces artistes-penseurs des années 1960 qui vont faire de
Mallarmé un des grands « patrons » de l’esthétique. L’héritage issu de « l’Esprit nouveau » et
du surréalisme se trouve ici balayé ; le compositeur oppose à plusieurs reprises dans ces textes
critiques le triumvirat Debussy-Cézanne-Mallarmé à la trinité Stravinski-Picasso-Apollinaire.
Il proclame que « les fulgurances du Coup de dés font tituber certains éclairs surréalistes pour
personnes pâles3203 ». Le poème de 1897, grande manifestation de l’esthétique structurale de
Mallarmé, aura donc servi à Boulez de pierre de touche et de point fixe dans sa création
comme dans sa réflexion théorique. Les articles théoriques, ainsi que les débats avec Cage et
Stockhausen, montrent un Boulez qui se livre à la poétique de l’opera aperta, tout en refusant
celle de la musique aléatoire : c’est un peu toute la double polarité de la réception du Coup de
dés qui se trouve ici condensée dans ces joutes théoriques, entre le constructivisme
d’ascendance valéryenne et le « lâchez tout » de la forme post-dadaïste. Boulez théoricien,
dont les premiers textes critiques sont rassemblés en 1966 dans la collection « Tel Quel » du
Seuil dirigée par Sollers, fait au final une lecture post-structuraliste du poème de 1897 : ni
hasard pur, ni structure, mais structuration, structure en devenir, work in progress. Le Coup
de dés boulézien croise alors celui des Brésiliens de Noigandres, comme celui d’Octavio Paz.

D) Mises en « concept »

1) Le champ de la théorie littéraire

Nous voudrions ici parcourir à grands traits d’autres aspects de la réception du poème de
1897, qui a pu jouer a posteriori le rôle de révélateur de certaines dimensions du fait littéraire.

3201
Ph. Albéra, « …l’éruptif multiple sursautement de la clarté… », art. cit., p. 61.
3202
Boulez, lettre à Stockhausen de la fin de l’année 1959, cité par Ph. Albéra, « …l’éruptif multiple
sursautement de la clarté… », art cit., p. 61.
3203
P. Boulez, « La corruption des encensoirs », Relevés d’apprenti, op. cit., p. 34.

688
Cet objet nouveau a conduit à forger des catégories nouvelles, de sorte qu’il s’agit maintenant
de tenter de mesurer les effets théoriques et spéculatifs du Coup de dés. A nos yeux, Blanchot
ou Kristeva, Lyotard, Deleuze ou Badiou, dans les textes que nous allons parcourir, parlent
moins du poème, qu’ils ne parlent depuis le poème, dans une perspective qui déborde le cadre
de la seule poésie. Nous voudrions surtout insister sur la notion d’« espace littéraire », et c’est
donc avec Blanchot qu’il faudrait commencer ce tour d’horizon.

a) Blanchot et les conditions de l’œuvre (1955-1969)

Non seulement Blanchot dit quelque chose du Coup de dés comme nous l’avons vu
précédemment, en fonction d’une problématique qui est la sienne – le Coup de dés de Blanchot – mais
le texte de Mallarmé permet aussi en retour à Blanchot de dire quelque chose de la littérature : il y
donc aussi un Blanchot du Coup de dés. C’est lui qui va nous occuper maintenant, dans cette partie de
notre travail visant à pointer quelques usages théoriques du poème mallarméen. Cependant, nous
avons bien conscience que cette distinction peut sembler non seulement quelque peu artificielle, mais
surtout contraire à la pensée même de Blanchot, que l’on sait maintenue dans l’exigence de
l’indifférenciation et de la neutralisation. Nous la conservons malgré tout, de manière à montrer la
présence souterraine et souvent implicite du Coup de dés, en complément de sa présence plus aérienne
et plus explicite décrite plus haut.
Par ailleurs, soulignons d’emblée, qu’à l’image de ce qui a lieu dans la philosophie de Derrida, le
concept de concept se trouve ici proprement déplacé. Il s’agit en réalité, au sein de cette pensée
antisystématique, et antisubstantielle, de « concepts qui voudraient échapper à toute
conceptualisation3204 ».

1. Penser Mallarmé, penser la littérature


En 1967, lors d’un entretien, Foucault proclame, non sans emphase : « c’est Blanchot qui
a rendu possible tout discours sur la littérature3205 ». L’auteur de L’espace littéraire fait ainsi
figure de maître de la Nouvelle Critique, et devient pour cette génération une sorte de grand
« penseur transcendantal de la littérature3206 ». Sa démarche, pour une part, prolonge le geste
de Mallarmé qui a consisté à « scruter » l’acte d’écrire « jusqu’en l’origine ». La conception
blanchotienne de la littérature aura des accents mallarméens, ou plus précisément,
mallarmistes. Il nous reste à déterminer, en dépit de la difficulté de la tâche, quelle rôle a pu
joué le Coup de dés dans cette effort théorique.
On sait que Blanchot forge en partie son « concept » d’« espace littéraire » à partir d’une
certaine lecture de Mallarmé. Le chapitre inaugural du livre, intitulé « la solitude essentielle »,
qui pose de manière musicale les grand motifs de l’ouvrage à partir de la grande thèse de
l’intransitivité de l’œuvre – l’impersonnel et l’anonymat, l’interminable et l’incessant, le
neutre et le dehors, l’œuvre et la mort – peuvent se lire comme des variations mallarméennes,
avant même que le nom du poète ne soit écrit. De nombreuses phrases résonnent en effet

3204
Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 596.
3205
Cité par Ch. Bident, Maurice Blanchot. Partenaire invisible, op. cit., p. 454.
3206
Ibidem.

689
comme des échos : « celui qui écrit l’œuvre est mis à part3207 », où l’on entend le « qui
l’accomplit intégralement se retranche3208 » de la conférence sur Villiers ; « la solitude de ce
qui n’exprime que le mot être3209 », phrase rappelant la lettre à Vielé-Griffin de 1891, que
Blanchot citera plus loin, dans laquelle Mallarmé évoquait le concentré de mystère que
contient le mot-programme « c’est3210 ». On pourrait continuer de la sorte. Plus loin dans
l’essai, Blanchot confirmera l’importance cardinale de la réflexion mallarméenne : « de ce
caractère de l’œuvre, c’est Mallarmé qui a eu la plus ferme conscience3211 ».
D’autre part, on peut lire dans ce premier chapitre des phrases prononcées dans le cadre
d’une réflexion large sur la littérature, qui sont aussi, simultanément, formulées pour
caractériser la seule « expérience de Mallarmé ». Ainsi, l’idée centrale selon laquelle l’auteur
de la Musique et les Lettres noue indissolublement la pratique de la littérature à la critique de
ses conditions de possibilité (« la littérature quand celle-ci est devenue le souci de sa propre
essence3212 ») se voit à nouveau affirmée lorsqu’il s’agit pour Blanchot de définir le sens
d’une littérature qui n’est plus « classique », qui ne transcende plus le « Je » par le « Nous »
de l’universalité. Ayant rompu avec le système du « Je-Tu », voué désormais à
l’impersonnalité du « Il », et en cela entré dans « l’interminable », « l’écrivain, entraîné hors
de soi par la littérature en quête de son essence, essaie de sauver ses rapports avec le monde et
avec lui-même3213 ». Blanchot est bien le critique-écrivain du ressassement.
Ainsi, cet entrelacs permanent de la critique de Mallarmé et de la critique de la littérature
conduit à faire coïncider, dans l’esprit du lecteur, mais surtout dans l’esprit de Blanchot lui-
même, le « cas Mallarmé » avec le cas littéraire par excellence. On parvient ainsi à une forme
d’identification entre l’œuvre du poète et une certaine « essence » de la littérature moderne.
Blanchot écrit donc moins sur Mallarmé qu’avec et à partir d’un certain Mallarmé : celui de
Crise de vers et d’Igitur principalement en 1955 dans L’Espace littéraire, mais aussi celui
dont il retient des propositions jugées emblématiques, au risque de les décontextualiser.
Comme nous allons le voir, le Coup de dés joue aussi son rôle dans ce travail de
réappropriation blanchotienne du matériau mallarméen.
Cette « expérience » mallarméenne, analysée plus particulièrement dans L’Espace
littéraire, occupe un « point central », lieu de la coexistence des contraires : affirmation de
l’œuvre et négation de l’œuvre vouée à la recherche de son « origine », que Blanchot nomme
« désœuvrement ». La poésie mallarméenne est tout entière apparition-disparition,

3207
Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 14.
3208
OC, t. II, p. 23.
3209
Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 15.
3210
OC, t. I, p. 806.
3211
Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 294.
3212
Ibid., p. 44.
3213
Ibid., p. 21.

690
affirmation-négation, présence-absence de soi-même et du monde : réunion, en un même
« point », du Midi de l’évidence et du Minuit de l’extinction. Soumise à « l’impossible »,
comme la littérature tout entière selon Blanchot, dont elle semble l’intensification ou la
concentration, impossible de l’œuvre et de la mort, elle appartient à « l’incessant,
l’interminable ».
Dans le cadre de cette lecture blanchotienne du fait littéraire déployée depuis l’œuvre de
Mallarmé, plusieurs passages vont maintenant nous intéresser au premier chef, directement en
rapport avec le Coup de dés, dont la mention, allusive ou fragmentaire, a pour fonction
d’illustrer une réflexion plus large.

2. Penser la question de « l’œuvre » et du « mourir » (1955)


Comme on l’a déjà signalé, mais dans une autre perspective – celle de l’exégèse –
Blanchot associe le Coup de dés à la question, centrale pour lui, du « puis-je mourir ? » :
(…) le poème pour Mallarmé dépend d’un rapport profond avec la mort, n’est possible que si
la mort est possible, si, par le sacrifice et la tension auxquels s’expose le poète, elle devient en
lui pouvoir, possibilité, si elle est un acte, l’acte par excellence (…). Il faut toutefois prolonger
les remarques de Georges Poulet : Igitur est un récit abandonné qui témoigne d’une certitude à
laquelle le poète n’a pas pu se tenir. Car il n’est pas sûr que la mort soit un acte, car il se
pourrait que le suicide ne fût pas possible. Puis-je me donner la mort ? Ai-je le pouvoir de
mourir ? Un coup de dés jamais n’abolira le hasard est comme la réponse où demeure cette
question. Et la « réponse » nous laisse pressentir que le mouvement qui, dans l’œuvre, est
expérience, approche et usage de la mort, n’est pas celui de la possibilité – fût-ce la possibilité
du néant – mais l’approche de ce point où l’œuvre est à l’épreuve de son impossibilité3214.
On a vu que la mort du « Maître » du Coup de dés, « cadavre par le bras écarté du secret qu’il
détient », représente pour Blanchot le moment décisif du poème qui « répond » sans répondre à la
« question » des questions. Le vieillard du poème meurt dans la contingence et la dépossession.
L’acte, celui de jeter les dés, celui de mourir justifié, celui de faire œuvre, relève de l’impossible.
C’est ce fil directeur que Blanchot privilégie pour commenter le texte, de manière à en faire
l’emblème de la condition de l’écrivain. On assiste bel et bien ici à une sorte de transposition
conceptuelle du Coup de dés, qui devient le poème du mourir, mort à l’œuvre, et œuvre vivant de
sa mort. Cette partie de l’essai pointe alors immédiatement en direction du chapitre intitulé
« l’œuvre et l’espace de la mort3215 », où figurent les commentaire d’Igitur et du Coup de dés, mais
aussi une réflexion sur Rilke.
Il faudrait dès lors souligner cette concordance frappante entre ces différents usages théoriques du
Coup de dés et l’énonciation par Blanchot, pour la première fois dans L’Espace littéraire, de cette
idée d’une œuvre qui fait « l’épreuve de son impossibilité ». Ce thème, déjà posé littérairement
dans Thomas l’obscur, va devenir ensuite un véritable leitmotiv du livre3216, et de tous les livres de
Blanchot. La catégorie de l’impossible, en grande partie héritée de Bataille, et de Lévinas, se
trouve donc illustrée ici par le poème mallarméen, ou consolidée à partir de lui.
Décrivant ce « point central » vers lequel tend le poème mallarméen, Blanchot écrit :
Ce moment de foudre jaillit de l’œuvre comme le jaillissement de l’œuvre, sa présence totale,
sa « vision simultanée ». Ce moment est en même temps celui où l’œuvre, afin de donner être
et existence à ce « leurre » que la « littérature existe », prononce l’exclusion de tout, mais par
là s’exclut elle-même, en sorte que ce moment où « toute réalité se dissout » par la force du

3214
Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 45-46.
3215
Ibid., p. 103-209.
3216
Ainsi, à deux reprises, en ouverture de chapitre, Blanchot écrit : « l’œuvre attire celui qui s’y consacre vers le
point où elle est à l’épreuve de son impossibilité », ibid., p. 105, et p. 213. Plus loin, on trouve à nouveau :
l’œuvre désigne une région où l’impossibilité n’est plus privation mais affirmation », ibid., p. 296.

691
poème est aussi celui où le poème se dissout et, instantanément fait, se défait. Cela, certes, est
déjà extrêmement ambigu. Mais l’ambiguïté touche à plus essentiel. Car ce moment qui est
comme l’œuvre de l’œuvre, qui, en dehors de toute signification, de toute affirmation
historique, esthétique, exprime que l’œuvre est, ce moment n’est tel que si l’œuvre, en lui,
s’engage dans l’épreuve de ce qui toujours par avance ruine l’œuvre et toujours en elle
restaure la surabondance vaine du désœuvrement3217.

Cette analyse n’est pas sans rappeler le commentaire du Georges Poulet sur le temps poétique
mallarméen, doublement orienté, à la fois développé dans la « fiction » d’une durée élidant le
présent pour jouer de l’anticipation comme de la remémoration, et concentré dans la
fulgurance de l’éclat définitif3218. Mais ici, Blanchot ne retient que cette logique de l’instant
éblouissant, en fonction de son insistance sur ce « point » qui fonde et ruine la littérature.
« L’espace littéraire » devient en effet assez vite un espace concentré, réduit à la seule
question du centre et du point. Il n’est sans doute pas exclu de voir d’ailleurs ici une certaine
réappropriation du fameux « point » de la dialectique surréaliste, à partir d’une base
commune, la pensée de Hegel3219 ; mais cela ouvre une autre question, étrangère à notre
propos.
Ainsi, ce lieu « ambigu » que désigne le poème mallarméen est ce pivot autour duquel
l’affirmation bascule en son contraire. Le jeu entre le tout et le rien de la littérature se trouve ici
formulé implicitement à travers deux formules tirées du Coup de dés. On aura reconnu d’abord la
« préface » de Cosmopolis, dans laquelle Mallarmé présentait le nouveau rythme offert à la pensée
dans le cadre d’une dispersion du blanc sur la Page, qui remplace l’écoute successive du
Vers : « L’avantage, si j’ai droit à le dire, littéraire, de cette distance copiée qui mentalement
sépare des groupes de mots ou les mots entre eux, semble d’accélérer tantôt et de ralentir le
mouvement, le scandant, l’intimant même selon une vision simultanée de la Page3220 ». Or, fait
intéressant ici, Blanchot cite cette formule comme l’avait déjà fait Georges Poulet, dans un même
contexte, celui d’une réflexion sur le temps et la fulgurance3221. Tous les deux font de cette
« vision simultanée de la Page » le point d’aboutissement de toute durée mallarméenne, et de tout
poème mallarméen. Mais partant de cette formule, Blanchot aboutit par ailleurs à des conclusions
tout autres : il ne s’agit plus d’assister à la « création d’un moment éternel3222 », mais à
l’apparition lumineuse de l’œuvre comme totalité absolue, en ce point où elle va disparaître
totalement, absolument. Poulet y voit l’expression d’une cristallisation arrachée au temps, bloc ou
stèle ; Blanchot la perçoit au contraire comme la formule qui tire le poème du côté de la
scintillation, étincelle ou éclat.
Dans un deuxième temps, une autre formule, cette fois tirée du poème lui-même (« dans ces
parages / du vague / en quoi toute réalité se dissout3223 »), livre une image destinée à caractériser la
double disparition du monde et de l’œuvre, conformément à cette double négativité qui oriente le
« mythe de Mallarmé ». Or, dans le Coup de dés, la « dissolution », évoquée dans le contexte
océanique et brumeux du fantôme hamletien et de l’acte à accomplir, n’a sans doute pas cette
portée. Il n’est pas évident du tout qu’elle soit en rapport avec quelque négativité paradoxale liée à
la nomination poétique.
Ainsi, l’idée d’une œuvre paradoxalement absolue, totale et vaine, verticale, autonome, résumée
dans le seul fait, intenable, qu’elle est, passe par la sélection de deux formules décontextualisées
extraites du Coup de dés. Ce poème permet à Blanchot de penser ce point autour duquel l’œuvre,

3217
Ibid., p. 48.
3218
G. Poulet, Etudes sur le temps humain, t. II (Plon, 1952), « La distance intérieure », op. cit., p. 349.
3219
Le dialogue avec l’esthétique surréaliste se trouve en particulier dans L’Entretien infini (« Le demain
joueur », op. cit., p. 597-619).
3220
OC, t. I, p. 391.
3221
G. Poulet, Etudes sur le temps humain, t. II (Plon, 1952), « La distance intérieure », op. cit., p. 349.
3222
Ibid., p. 350.
3223
OC, t. I, p. 385.

692
affirmée dans son éclat comme totalité (« la vision simultanée de la Page ») après avoir tout nié
(« toute réalité se dissout »), bascule en son contraire, et se nie (« se dissout »). Le poème, enfermé
dans le cadre d’une esthétique de la dissolution par le biais de ce qui s’apparente à une réduction
négative, se trouve donc limité ici à illustrer le thème du « désœuvrement ».
3. Penser la question de la création (1955)
On le sait, Blanchot fonde l’essentiel de sa pensée, de sa démarche critique, et de sa
rhétorique, sur le paradoxe, entendu à la fois comme contre-doxa, soit renversement du sens
commun – ce qu’il nomme la « facilité3224 » –, de manière interne (« écrire pour mourir » et
non pour vivre ou pour échapper à la mort), mais aussi comme contradiction, soit maintien
des contraires sans résolution ni dépassement. Dans cet esprit, il entend revoir et inverser la
dynamique qui oriente la création : l’artiste ne part pas du monde pour aller vers l’art. Il ne
s’agit pas pour lui de regarder artistiquement l’objet usuel de manière à le dépouiller de son
usage. Le poète, le peintre, parce qu’il sont déjà en chemin vers l’œuvre, parce qu’ils sont
entrés dans cet « espace » littéraire ou pictural, vont rencontrer un objet qui va précipiter sur
lui et concrétiser ce devenir-œuvre :
C’est au contraire parce que, par un renversement radical, il appartient déjà à l’exigence
de l’œuvre que, regardant tel objet, il ne se contente nullement de le voir tel que celui-ci
pourrait être s’il était hors d’usage, mais il fait de l’objet le point par où passe l’exigence de
l’œuvre et, par conséquent, le moment où le possible s’atténue, les notions d’utilité, de valeur,
s’effacent, et le monde « se dissout »3225.

On retrouve, cité entre guillemets, ce fragment du Coup de dés mentionné plus haut, qui
acquiert, sous la plume de Blanchot, le statut de formule-refrain ou de phrase-symbole. Le
texte mallarméen semble donc amené, comme par métonymie, à incarner la puissance
négative de l’œuvre d’art. Cet « espace » de l’œuvre, inséparable de l’état radical de la
« solitude essentielle », suppose la mise à mort du monde, que Blanchot nomme quelques
lignes plus loin les « apparences neutralisées du monde3226 ». Fait intéressant à souligner ici,
la formule « toute réalité se dissout » fait suite à une autre formule fameuse du Coup de dés,
présente sur la double page précédente : « la neutralité identique du gouffre3227 ». Il n’est pas
impossible que la catégorie du neutre, que Blanchot développera surtout dans les années
1960, pour se cristalliser dans L’Entretien infini de 1969, émerge aussi dans cette proximité
théorique avec le poème mallarméen.
Au final, le Coup de dés, dans ce chapitre de L’Espace littéraire, devient un des textes-clés aidant
à désigner ce « point central » qui constitue pour Blanchot le moteur de l’acte d’écrire. Quelques
lignes après ces allusions au poème que nous venons de mentionner, on peut lire : « écrire est

3224
Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 49, et passim.
3225
Ibid., p. 50.
3226
Ibid., p. 51.
3227
OC, t. I, p. 383.

693
l’approche de ce point3228 ». On passe, par l’aphorisme, d’un poème singulier à « l’essence » de la
littérature. Blanchot, et il n’est pas le seul dans ce cas, fait un usage aphoristique du Coup de dés,
au double sens du terme : il découpe des fragments du texte, qui lui permettent ensuite de tenir un
discours à valeur de vérité générale, gnomique, sur la littérature. Le poème, œuvre-citation, est lu
comme cette réserve d’aphorismes qui permet en retour d’écrire de nouveaux aphorismes.

4. Penser l’orientation de la littérature (1959)


La question de l’avenir de la littérature vient clore l’essai justement intitulé, en écho au
projet mallarméen du « Livre », Le Livre à venir. Or, comme on l’a vu plus haut, pour
Blanchot, « Un Coup de dés est le livre à venir3229 ». A la question « Où va la
littérature ?3230 » semble répondre l’énoncé suivant : « la littérature va vers le Coup de dés ».
Le poème de 1897 acquiert ainsi le statut de l’œuvre littéraire moderne par excellence. Mais
cet « avenir » visé par Blanchot n’est ni messianique, ni prophétique, ni avant-gardiste. Même
si le critique-écrivain évoque « l’avenir du livre3231 » envisagé, à partir de la spatialité du
Coup de dés, comme un possible renouvellement de la linéarité occidentale du signe, il ne
s’agit pas ici d’une histoire réelle, ni symbolique. Il faut envisager en effet cet « à venir » dans
la perspective d’une conception plutôt involutive et anhistorique de la littérature, malgré les
apparences :
Pourtant sa dernière œuvre est un « poème ». Poème essentiel (et non pas un poème en prose),
mais qui, pour la première et l’unique fois, rompt avec la tradition : non seulement consent à la
rupture, mais inaugure intentionnellement un art nouveau, art encore à venir et l’avenir comme
art. Décision capitale, et œuvre elle-même décisive3232.

Blanchot ne se veut pas ici historien des formes, mais prophète paradoxal. Sa philosophie du
temps, en partie héritée de Heidegger et de Nietzsche, n’est ni linéaire, ni orientée. Si la
littérature va vers son origine, elle va aussi indissolublement, d’un même mouvement, vers ce
qui la déborde, et la déporte sans cesse. Le Coup de dés, poème circulaire, poème du retour
du lancer des dés, mais aussi poème de l’instant affirmateur ou instaurateur, semble donc
constituer pour Blanchot une « entente nouvelle » du temps littéraire.

5. Penser la pensée à l’épreuve de « l’aléa » (1962-1969)


Deux articles consacrés à l’œuvre de Georges Bataille, publiés sous forme d’hommage au
moment de la mort de son ami, puis recueillis dans L’Entretien infini – « L’affirmation et la
passion de la pensée négative3233 » et « Le jeu de la pensée3234 » –, font un usage aphoristique
et dé-contextualisé du Coup de dés qui peut sembler assez inattendu.

3228
Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 51.
3229
Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 326.
3230
Ibid. , p. 263-340.
3231
Ibid., p. 319.
3232
Ibid., p. 317.
3233
Nouvelle Revue française, n° 118, octobre 1962, p. 577-592.
3234
Critique, n° 195-196, août-septembre 1963, p. 734-741.

694
Dans le premier article, Blanchot décrit précisément ce qu’il faut entendre par expérience
intérieure, par delà les clichés qui convoquent hâtivement érotisme et mysticisme. Il montre
alors implicitement que Bataille ne peut s’en tenir à la lecture hégélienne-kojévienne du
travail du négatif, inséparable d’une pensée de la totalité et de l’unité ; selon Blanchot,
l’auteur de la Somme athéologique entend plutôt révéler une autre dimension de l’humain,
située à côté, ou au-delà de l’action productive, cette « passion » du négatif associée à l’idée
de dépense, consistant à « affirmer cette radicale négation qui n’a plus rien à nier3235 ». Une
telle « expérience-limite » fait l’épreuve de ce qui excède le tout, « lorsque tout est atteint »,
que tout est fait, et que « l’homme n’a plus rien à faire3236 ». Une fois que toutes les
possibilités sont épuisées, il reste l’impossible, cette rencontre avec « l’absolu (sous forme de
totalité)3237 », lorsqu’il ne peut plus être dépassé. Un tel dépassement de l’indépassable
conduit à l’affirmation de la pure négation, ou encore à la pure affirmation sans contenu, ce
« Oui décisif3238 » qui se confond avec le non-savoir et le non-pouvoir, faisant de l’expérience
intérieure une « expérience de la non-expérience3239 », à savoir une expérience sans sujet.
Ainsi, ne rien affirmer revient à affirmer le hasard. Zarathoustra n’est pas loin ; mais c’est
l’auteur du Coup de dés qui se voit sollicité par Blanchot pour donner ses mots à la
formulation de cette radicale mise en question de l’être et de la pensée :
Affirmation en qui tout échappe et qui elle-même échappe, échappe à l’unité. C’est même là tout
ce qu’on peut énoncer d’elle : elle n’unifie pas et ne se laisse pas unifier. De là qu’elle apparaisse
se jouer plutôt du côté du multiple et avec ce que Georges Bataille nomme « la chance » : comme
si, pour la jouer, il fallait non seulement tenter de remettre la pensée au hasard (don déjà difficile),
mais s’en remettre à la seule pensée qui, dans un monde en principe unifié et destitué de tout
hasard, émette encore un coup de dés en pensant de la seule manière affirmative, au niveau de la
pure affirmation : celle de l’expérience intérieure3240.

Dans ce contexte du refus de la maîtrise, et de l’éloge du non-savoir, Mallarmé, nietzschéisé,


à une époque, pourtant, où Deleuze sépare distinctement les deux coups de dés, devient un
allié. Le poème de 1897 dessine l’emblème de cette « expérience-limite » qui livre la pensée à
l’épreuve du dehors et de la dispersion dirait Blanchot, à la chance aurait dit Bataille. Grand
texte de l’acéphalité, il énonce un principe de dépassement de toute forme de totalisation : il
n’est donc plus question de lire cette œuvre poétique à la lumière de Hegel. Une telle
conception du poème, associée à une pensée du multiple, annonce en réalité l’autre regard que
Deleuze portera sur cette œuvre, ainsi que les développements postérieurs de Badiou, quoique
rattachés à une tradition philosophique différente.

3235
Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 305.
3236
Ibidem.
3237
Ibid., p. 307.
3238
Ibid., p. 310.
3239
Ibid., p. 311.
3240
Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 310-311.

695
Dans un même ordre d’idées, Blanchot pourra écrire dans son article de 1963, à propos de
la parole mise au service de « l’inconnu », et du « jeu de la pensée » :
Dans le dialogue que nous considérons, c’est la pensée même qui se joue en nous appelant à
soutenir, en direction de l’inconnu, l’illimité de ce jeu, lorsque penser, c’est, comme le voulut
Mallarmé, émettre un coup de dés. Il s’agit, dans ce mouvement, non pas de telles ou telles
manières de voir et de concevoir, fussent-elles importantes, mais toujours de l’unique affirmation,
la plus étendue, la plus extrême, au point qu’affirmée elle devrait, épuisant la pensée, la rapporter
à une tout autre mesure, la mesure de ce qui ne se laisse pas atteindre, ni penser. Cette affirmation
ne peut que rester latente, en retrait dans tout ce qu’on affirme d’elle : non seulement parce qu’elle
ne saurait être maîtrisée, mais parce qu’elle échappe à toute unité, portant avec elle le rapport
infiniment distant d’où vient tout ce qu’elle affirme3241.

L’affirmation du hasard, encore une fois, libératrice et transgressive, ouvre sur l’infini du non-
savoir.
Pour terminer sur ce point, on pourrait évoquer aussi « Le demain joueur », article de
1967 publié dans la NRF et consacré au surréalisme. Blanchot médite sur « l’expérience » de
la rencontre dans Nadja, et rapproche le hasard surréaliste du hasard mallarméen :
Comme si la rencontre – le hasard, celui de Nietzsche, celui de Mallarmé, soit le hiatus entre
plusieurs niveaux de réalité, plusieurs systèmes de détermination, entre le dehors et le dedans,
entre divers champs de connaissance, soit l’impossible retour à l’unité et la manifestation
paradoxalement unique de la différence (donnée d’un coup et en un moment, en un lieu) – ouvrait
dans le monde de l’avènement, une distance sans terme où ce qui arrive d’une manière abrupte et
comme de foudre (dirait Mallarmé), est l’inarrivée même3242.

On le voit, il semblerait ici que le trois « expériences », celle de Bataille, celle de Breton et
celle de Mallarmé, n’en fassent plus qu’une. Dans tous les cas, il s’agit de faire l’épreuve de
ce qui excède tout savoir et tout pouvoir, tout sujet et toute intériorité constituée. Pour
Blanchot Nadja veut dire : « la rencontre nous rencontre3243 ». Le concept de « hasard
objectif », tout comme la fameuse définition de Cournot, sont jugés insuffisants ; ce qui
advient – le « mystère du hasard » –, c’est plus précisément ici « l’irruption du dehors3244 »,
ou encore, « l’éclat de la différence », la « non-contemporanéité de ce qui est donné dans
l’unité de la présence3245 ». Mais Nadja veut dire aussi désœuvrement, l’aléa qui disperse la
parole, le « demain joueur » qui « toujours voudrait briser le livre3246 ». Ce récit, sous la
plume de Blanchot, devient un frère du Coup de dés : « le jeu, l’aléa, la rencontre. Ces mots
désignent, sans le définir, le nouvel espace – espace qui est le vertige de l’espacement3247 ».
Ainsi, il y a, pour l’auteur de L’Espace littéraire, une sorte de grande continuité entre
Nietzsche, Mallarmé, Breton, et Bataille, qui noue raison et déraison, en exposant l’œuvre, et
la pensée, à la « force neutre du désarrangement », ce dernier terme devant s’entendre comme

3241
Ibid., p. 318-319.
3242
Ibid., p. 607.
3243
Ibid., p. 608.
3244
Ibidem.
3245
Ibid., p. 609.
3246
Ibid., p. 617.
3247
Ibid., p. 618.

696
« l’énergie de l’intermittence3248 ». Dans tous les cas surgit une même expérience de mise en
question, et de mise à l’épreuve de tout, du tout : « Danger : le danger par où, à la place de
l’œuvre, s’introduit le jeu de l’absence d’œuvre3249 ».

6. Penser « l’absence de livre » (1969)


Le dernier chapitre de L’Entretien infini, d’une grande densité, d’abord paru dans le
numéro d’avril 1969 de la revue L’éphémère, intitulé « L’absence de livre », vient clore
symboliquement le livre qui le contient, tout en le désignant comme échappant, et faisant
défaut. Le Coup de dés n’y est pas cité explicitement, mais sa présence, quand on sait qu’il
constitue pour Blanchot la trace ou la figure du Livre mallarméen, affleure çà et là. La « fin »
de L’entretien infini motive l’épigraphe qui l’inaugure, empruntée au début de la conférence
sur Villiers : « ce jeu insensé d’écrire3250 ». Blanchot commence par distinguer trois modalités
du « livre » : le livre empirique, forme singulière d’un savoir ; le livre transcendantal, qui rend
possible tout savoir ; le livre total ou « Œuvre », qui affirme « la totalité des rapports »,
associé à deux noms, Hegel et Mallarmé3251. Or, ces trois modalités restent assujetties à une
métaphysique de la présence, comme à une pensée du temps continu et linéaire. L’ensemble
reste tributaire du modèle biblique, qui n’est jamais pour Blanchot que l’actualisation
particulière d’un mode d’être plus général, fondamentalement théologique, intrinsèquement
lié au « livre » entendu comme présence d’un contenu et déroulement à partir d’un présent,
temps orienté et espace centré : « le livre est d’essence théologique. C’est pourquoi la
première manifestation (la seule aussi qui ne cesse de se déployer) du théologique ne pouvait
être qu’en forme de livre. Dieu en quelque sorte ne reste Dieu (ne devient divin) qu’en parlant
par le livre3252 ». Or, avec Mallarmé, estime Blanchot, survient le « pressentiment3253 » d’un
autre rapport, celui qui associe l’Œuvre non plus seulement au livre, mais aussi à l’absence de
livre, ce que le poète va nommer « Le Livre » :
Mallarmé, face à la Bible où Dieu est Dieu, élève l’œuvre où le jeu insensé d’écrire se met à
l’œuvre et déjà se désavoue, rencontrant l’aléa en son double jeu : nécessité, hasard. L’Œuvre,
absolu de la voix et de l’écriture, se désœuvre, avant même qu’elle ne s’accomplisse, avant qu’elle
ne ruine, en s’accomplissant, la possibilité de l’accomplissement. L’Œuvre appartient encore au
livre et, ainsi, contribue à maintenir le trait biblique de toute Œuvre, cependant désigne la
disjonction d’un temps et d’un espace autre (au neutre), cela même qui ne s’affirme plus en
rapport d’unité. L’Œuvre comme livre conduit Mallarmé hors de son nom. L’Œuvre où régit
l’absence d’œuvre conduit celui qui ne s’appelle plus Mallarmé jusqu’à la folie (…) Le suicide :
ce qui est écrit comme nécessité dans le livre se dénonce comme hasard dans l’absence de livre.
Ce que l’un dit, l’autre le redit, et ce dire qui redouble, de par le redoublement, détient la mort, la
mort de soi3254.
3248
Ibid., p. 613.
3249
Ibid., p. 618.
3250
OC, t. II, p. 23.
3251
Blanchot, « L’absence de livre », L’Entretien infini, op. cit., p. 621.
3252
Ibid., p. 627.
3253
Ibid., p. 630.
3254
Ibid., p. 627-628.

697
Par ailleurs, cette « absence de livre » trouverait un de ses modèles prototypiques dans
cette Thora originelle décrite par une certaine tradition kabbalistique, « Thora écrite » qui ne
serait pas autre chose que les Tables de la Loi brisées par Moïse, et qui aurait « précédé la
"Thora orale"3255 ». Comme chez Derrida, il faut penser en termes d’archi-trace : « il y a là
une proposition énigmatique faite à la pensée. Rien ne précède l’écriture. Cependant l’écriture
des premières tables ne devient lisible qu’après et par la brisure – après et par la reprise de la
décision orale, laquelle renvoie à l’écriture seconde, celle que nous connaissons (…)3256 ».
Blanchot voit alors dans cette archi-trace, dans cette « neutralité de l’inarticulation initiale »,
une « écriture blanche », rendue invisible par « l’invisibilité d’une flamme sans couleur »,
et opposée à une « écriture noire », celle de la Loi éclairée par le « feu noir »3257. Cette très
belle méditation conduit alors à rapprocher de manière assez inattendu le Coup de dés, poème
que Blanchot dans le Livre à venir voyait comme « rassemblé de par la dispersion », de ce
modèle kabbalistique de la « première écriture », saisie dans sa « configuration
d’invisibilité », perçue comme moment d’un « hors parole » tourné « seulement vers le
dehors », « absence et fracture »3258. Ainsi, pour Blanchot l’écriture s’oppose à la loi, comme
l’absence de livre s’oppose au livre, comme la pure extériorité s’oppose à l’intimité de la
présence. Le « livre à venir », dépôt de cette écriture d’avant la loi, d’avant toute limitation et
délimitation, désigne cette « pure-impure fraction du fragmentaire » qui précède tout
« infraction »3259. Il est fondamentalement expérience de la chute, puisque « la loi est le
sommet » : « la chute, la chute essentiellement aléatoire dans le hasard inessentiel3260 ».
L’alpha et l’oméga de « l’absence de livre » est le désastre.
Mallarmé, engagé dans ce « jeu insensé d’écrire », aura pour Blanchot aménagé un espace
pour ce dehors, sans aller jusqu’au bout de cette démarche3261 : il aura donné le
« pressentiment », avec le Coup de dés, d’un « livre » qui serait d’essence athéologique.

7. Penser l’espace de la littérature : de Blanchot à Foucault et Genette


On sait qu’une certaine modernité littéraire s’est affirmée en se détournant de la catégorie
de l’histoire, par le biais de nombreuses médiations, littéraires et extra-littéraires, à
commencer par l’irruption désastreuse de l’Histoire elle-même. Les années structuralistes
auront été le grand moment de saisie de cette nouvelle dimension de la littérature, aussi bien

3255
Ibid., p. 630.
3256
Ibid., p. 630-631.
3257
Ibid., p. 631.
3258
Ibidem.
3259
Ibid., p. 633.
3260
Ibid., p. 636.
3261
« Seulement, Mallarmé ne nomme pas encore l’absence de livre ou il ne reconnaît en elle qu’une manière de
penser l’Œuvre, l’Œuvre comme échec ou impossibilité », ibid., p. 630.

698
au plan de la création que de la théorisation. La convergence entre la parole critique de
Blanchot et la nouvelle actualité du Coup de dés nous semble devoir être ici soulignée.
Comme l’écrit Dominique Combe, c’est bien l’auteur du « double état de la parole » et du
Coup de dés qui « engage les hostilités », en proclamant cette « exclusion du narratif3262 ».
Ceci n’a pas seulement comme conséquence la valorisation de la pureté du poème, ainsi que
la mise en mouvement de la littérature en direction de sa propre essence ; il s’agit aussi, pour
la littérature, de se définir autrement, sur le mode spatial.
Ainsi, pour le Foucault des années 1960, qui rend compte pour la revue Critique de
l’œuvre d’Ollier, du jeune Le Clézio, ou de Butor, la littérature du XXe siècle, après Nietzsche
et Joyce, découvre que « le langage est (ou, peut-être est devenu) chose d’espace3263 ». Alors
qu’« écrire, pendant des siècles, s’est ordonné au temps », à travers le double modèle du
« retour homérique » et de « l’accomplissement des prophéties juives », la modernité vient
rompre avec ce « faire retour » de l’acte d’écrire, comme avec la pensée de la ressemblance
qui l’accompagnait. Le penseur de l’hétérotopie ajoute : « l’espace est dans le langage
d’aujourd’hui la plus obsédante des métaphores », parce que « c’est dans l’espace que le
langage d’entrée de jeu se déploie, glisse sur lui-même, détermine ses choix, dessine ses
figures et ses translations3264 ». Le langage, modélisé par la linguistique en termes de système
ordonné par des axes verticaux et horizontaux, se trouve simultanément exploré de la même
manière par la littérature romanesque. Foucault note encore, parlant du fait littéraire : « mais à
nouveau il est voué à l’espace : où donc pourrait-il flotter et se poser, sinon en ce lieu qui est
la page, avec ses lignes et sa surface, sinon en ce volume qui est le livre ?3265 » De fait, s’il y a
un langage de l’espace, c’est bien, pour Foucault commentateur de Roussel, parce qu’il y a un
espace propre au langage, et que ce qui supporte les mots tient lieu de scène, de table
d’orientation, ou de territoire.
Au même moment, Genette, dans « Littérature et espace », texte placé en partie sous le
patronage de Blanchot, interroge à son tour la spatialité du fait littéraire en des termes assez
voisins. Il commence par isoler une dimension spatiale de la littérature, qualifiée de
« primaire3266 », consubstantielle au système de la langue décrit par la linguistique
saussurienne et post-saussurienne, comme table de valeurs, « relations purement
différentielles3267 ». La distinction langue / parole coïncide avec le partage espace / temps.
Genette écrit : « Saussure et ses continuateurs ont mis en relief un mode d’être du langage
qu’il faut bien dire spatial, encore qu’il s’agisse là, comme l’écrit Blanchot, d’une spatialité

3262
D. Combe, Poésie et récit. Une rhétorique des genres, José Corti, 1989, p. 11.
3263
M. Foucault, « Le langage de l’espace », Critique, avril 1964, repris dans Dits et écrits, op. cit., t. I, p. 435.
3264
Ibidem.
3265
Ibid., p. 439.
3266
G. Genette, « La littérature et l’espace », Figures II (1969), Editions du Seuil, coll. « Points », 1979, p. 44.
3267
Ibid., p. 45

699
"dont ni l’espace géométrique ordinaire ni l’espace de la vie pratique ne nous permettent de
saisir l’originalité" ». Ces lignes sont en fait tirées du chapitre du Livre à venir commenté plus
haut, dans lequel Blanchot analyse le Coup de dés. Genette ajoute que cette spatialité se
trouve approfondie dans la notation propre à l’écriture elle-même, trop longtemps enfermée
dans sa fonction simple de retranscription de la parole ; le théoricien poursuit alors ainsi :
On commence à comprendre aujourd’hui qu’elle est un peu plus que cela, et Mallarmé déjà disait
que « penser, c’est écrire sans accessoires ». Du fait de la spatialité spécifique que l’on vient de
rappeler, le langage (et donc la pensée) est déjà une sorte de d’écriture, ou si l’on préfère, la
spatialité manifeste de l’écriture peut être prise pour symbole de la spatialité profonde du langage.
Et tout au moins, pour nous qui vivons dans une civilisation où la littérature s’identifie à l’écrit, ce
mode spatial de son existence ne peut être tenu pour accidentel et négligeable. Depuis Mallarmé,
nous avons appris à reconnaître (à re-connaître) les ressources dites visuelles de la graphie et de la
mise en page et l’existence du Livre comme une sorte d’objet total, et ce changement de
perspective nous a rendu plus attentifs à la spatialité de l’écriture, à la disposition atemporelle et
réversible des signes, des mots, des phrases, du discours dans la simultanéité de ce qu’on nomme
un texte3268.

Le Coup de dés peut donc se lire comme un poème saussurien, méta-linguistique, ainsi que
Valéry l’avait noté dans ses Cahiers. Il ne serait pas tant disposition du langage dans l’espace
que révélation de l’espace coextensif au langage. Le Coup de dés exposerait ainsi les relations
spatiales propres à la langue. Le point de départ qui légitimerait un tel discours résiderait à
nos yeux surtout dans le rapport inédit instauré entre le titre et son développement. Le texte se
fait poème de la phrase dans la mesure où il exhibe l’aventure de la phrase, faite autant
d’incidences syntaxiques que d’accidents thématiques. Le poème réalise un relevé de la
topographie de la langue, tout en opérant le « démontage impie » de sa propre genèse, qui
raconte le passage d’une phrase-titre à une phrase-poème. Nous retrouvons à ce niveau la
logique mallarméenne du pli ou de l’éventail, appliquée à des faits linguistiques, ainsi qu’une
des modalités de la tautologie, affirmée au plan proprement phrastique. Il y aurait par ailleurs
une autre manière d’illustrer cette spatialité de la langue telle qu’elle se donne à saisir dans le
poème mallarméen, à travers la catégorie rhétorique de la figure.
Terminons ici avec un autre texte de Genette publié dans les années 1960, « Raisons de la
critique pure », qui convoque une nouvelle fois le Coup de dés par le biais de la médiation
blanchotienne :
Que le temps de la parole soit toujours déjà situé et en quelque sorte préformé dans l’espace de la
langue, et que les signes de l’écriture (au sens banal) soient d’une certaine façon, dans leur
disposition, mieux accordés à la structure de cet espace que les sons de la parole dans leur
succession temporelle, cela n’est pas indifférent à l’idée que nous pouvons nous faire de la
littérature. Blanchot dit bien que le Coup de dés voulait être cet espace « devenu poème ». Tout
livre, toute page, est à sa façon le poème de l’espace du langage, qui se joue et s’accomplit sous le
regard de la lecture. La critique n’a peut-être rien fait, ne peut rien faire tant qu’elle n’a pas décidé
– avec tout ce que cette décision implique – de considérer tout œuvre ou toute partie d’œuvre
littéraire d’abord comme un texte, c’est-à-dire comme un tissu de figure où le temps (ou, comme

3268
Ibidem.

700
on dit, la vie) de l’écrivain écrivant et celui (celle) du lecteur lisant se nouent ensemble et se
retordent dans le milieu paradoxal de la page et du volume3269.

Le Coup de dés permet donc à cette date de donner des arguments à la critique du
phonocentrisme déployée dans De la grammatologie, qui accompagne la construction du
concept d’écriture, de scripteur, et de texte. Il incarne à lui seul cette nouvelle définition de la
littérature, ressaisie dans son être étymologique d’art de la lettre. Mallarmé, avec son poème
de 1897, rend visible cette idée que la « langue est elle-même d’abord une écriture, c’est-à-
dire un jeu fondé sur la différence pure et l’espacement, où c’est la relation vide qui signifie,
non le terme plein3270 ».
Une telle conception de la littérature, on le sait, consonne avec les vues du groupe de la
revue Tel Quel. Le Coup de dés, promu grand paradigme du texte, sert de caution poétique à
une modélisation théorique dont on va trouver des échos chez Kristeva, comme chez Derrida.

b) J. Kristeva : « sémanalyse » du « langage poétique » (1969-1974)

Au sein du groupe lié à la revue Tel Quel, c’est Julia Kristeva qui s’est le plus intéressée
au Coup de dés, dont elle offre de nombreux commentaires, plus ou moins développées, entre
1969 et 1974. Le poème mallarméen se voit en effet souvent sollicité à l’appui de ce travail de
théorisation du « langage poétique », dans trois essais, Sémiotikè (1969), Essais de sémiotique
poétique (1972), et La Révolution du langage poétique (1974). Avant de décrire cet usage
théorique du Coup de dés, nous présenterons brièvement le cadre épistémologique dans lequel
il s’inscrit, à savoir la « sémanalyse ».

1. Pour une « sémanalyse »


Dans Sémiotikè, essai paru en 1969 qui réunit les réflexions de deux années de recherche,
dont certains aspects ont paru dans la revue Tel Quel, Julia Kristeva entend jeter les bases
d’une « science du texte3271 », la « sémanalyse », qui serait une formalisation des pratiques
signifiantes irréductibles à la stylistique, la linguistique ou la sémiotique existantes3272. Une
science nouvelle s’impose, qui puisse se faire isomorphe à l’objet nouveau qu’elle décrit, à
savoir non plus la « littérature », justiciable, en dehors des sciences du langage, d’une
philologie, d’une philosophie, d’une psychologie, d’une sociologie, ou de leurs croisements,
3269
G. Genette, « Raisons de la critique pure », Figure II, op. cit., p. 17.
3270
Ibidem.
3271
Sur cet aspect épistémologique, voir le premier chapitre du livre, qui se veut le discours de la méthode de
l’ensemble, « Le texte et sa science », Sémiotikè, op. cit., p. 9-28, ainsi que le début du chapitre
« L’engendrement et la formule », p. 217-228.
3272
Quant à la philologie, « science du texte » historique et fondatrice, elle ne sera pas évoquée.

701
mais le « texte », produit d’un « travail » spécifique nécessitant la création d’un concept, celui
de « signifiance ». Ce concept sera défini comme suit : « travail de différentiation, de
stratification et confrontation qui se pratique dans la langue, et dépose sur la ligne du sujet
parlant une chaîne signifiante communicative et grammaticalement structurée3273 », ou
encore, contre une conception statique et close de la structure : « opération dont la structure
n’est qu’une retombée décalée3274 ». Le « texte » présente alors une structure à double fond, le
« phéno-texte », surface où le sens se dépose comme phénomène ou formule, et le « géno-
texte », profondeur verticale où a lieu une opération qui est processus d’engendrement du
sens3275. Ce « géno-texte » croise alors la mise en place de la « chora sémiotique », lieu
d’ouverture « pulsionnelle » du signe et du sujet, devenu « rejet »3276.
Cette « sémanalyse » emprunte ses fondements théoriques et ses modèles à un champ de
connaissances et de formalismes particulièrement diversifié : le matérialisme dialectique du
marxisme, les grandes catégories de la psychanalyse freudienne et lacanienne, et en particulier
celles liées à la théorie du rêve, la sémantique structurale, les intuitions de Saussure
concernant les « anagrammes », la « grammatologie » de Derrida, la théorie du « dialogisme »
de Bakhtine ou le concept de « défamiliarisation » hérité des formalistes russes, les « bases
pulsionnelles de la phonation » de Fonagy, le calcul différentiel de Leibniz, la théorie
mathématique des ensembles, la logique de Boole, ou celle de Dedekind. Il s’agit alors de
formaliser le fonctionnement du « langage poétique », entendu au sens de la « fonction
poétique » étudiée par Jakobson, en montrant toutes les « opérations » qui en font, pour le dire
vite, un anti-logos, irréductible à la série signe saussurien / sujet cartésien / logique
aristotélicienne. Ce « langage poétique » sera en effet décrit comme une « écriture
paragrammatique » qui repose sur une logique « dialogique », incluant le Tiers, transgressant
la loi et le code, doublant la dimension « linéaire » du signe d’un versant « tabulaire », ruinant
la « barre » entre signifiant et signifié. Ce « paragrammatisme » poétique sera opposé à la
pratique courante du langage, « grammatique » et « monologique », excluant le Tiers, parce
que soumise à l’impératif de l’échange communicationnel. Résumée à grands traits, cette
théorie de la « littérarité » repose, de manière explicite et assumée, sur une conception
matérialiste du langage, indissociable d’une approche matérialiste de l’Histoire, ainsi que sur
une critique radicale de la notion de sujet cartésien. C’est à l’intérieur de ce cadre
épistémologique délimitant une autre théorie du sens, une autre théorie du sujet, que l’œuvre

3273
J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 11.
3274
Ibid., p. 218.
3275
Sur cet aspect voir, J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 217-228.
3276
Sur cette autre dimension, voir cette fois J. Kristeva, « Préliminaires théoriques », La Révolution du langage
poétique, op. cit., p. 11-171.

702
de Mallarmé va se voir située, convoquée presque exclusivement, comme caution et exemple,
aux côtés de celle de Lautréamont.

2. Racines mallarméennes de la « sémanalyse » ?


On sait que cette théorisation, loin de se contenter de s’appliquer de l’extérieur à la
poésie, prétend trouver une de ses légitimations majeures dans la réflexion de Mallarmé,
présentée comme moment théorique fondateur, comme si la poétologie mallarméenne ne
faisait que se continuer, se préciser et s’approfondir dans la « sémiotique poétique », sans
rupture ni saut. Le geste critique de Mallarmé est perçu comme un geste théorique qui n’a
plus qu’à trouver un supplément de rationalisation grâce aux acquis de la sémiologie, de la
psychanalyse, des mathématiques modernes, et du marxisme. Ainsi, Julia Kristeva multiplie
les formules qui font du « texte » mallarméen le paradigme théorique et pratique de cette
« signifiance », dont il restait à inventer le « mot », puisque la « chose » existait déjà dans
Crise de vers comme dans le Coup de dés. Elle pourra écrire en effet : « Mallarmé était un des
premiers à comprendre et à pratiquer ce caractère du langage poétique3277 », ou encore : « Ce
fonctionnement poétique de constante négation d’une logique dans laquelle pourtant il
s’inscrit, Mallarmé le premier en a fait la théorie de même que la pratique3278 ». La
sémiologue post-structuraliste trouve la caution de l’auteur de Crise de vers pour remettre en
question la notion jugée trop statique et trop substantialiste de « structure » : « poser le géno-
texte c’est donc viser une traversée de la position structurale, une transposition. « Cette visée
je la dis Transposition – Structure une autre » écrit Mallarmé3279 ». Décontextualisée, la
phrase mallarméenne ne parle plus le langage du XIXe siècle, ni celui de son co-texte
d’origine – le couple « Transposition » / « Structure » chez Mallarmé ne recouvre pas, on s’en
doute, la dichotomie structuralisme / post-structuralisme – mais vient légitimer a posteriori
une rationalisation théorique étrangère. Dans ces conditions, un tel usage du poète cache un
fait d’homonymie : Mallarmé n’est pas « Mallarmé », « Structure » n’est pas« structure ».
Nous ne développerons pas plus avant cet aspect, qui imposerait une analyse attentive des
modalités de la citation du corpus mallarméen dans les différents essais de Julia Kristeva, car
une telle « déconstruction » de la « sémanalyse » nous ferait sortir des limites imparties à ce
travail. Notons seulement ceci : la grande dichotomie phéno-texte / géno-texte, et ses variantes
signification / signifiance, symbolique / sémiotique, participent de toutes ces grandes
tentatives de catégorisation du « langage poétique » qui se sont succédé depuis les formalistes
russes, mais qui s’enracinent aussi, de manière plus lointaine, dans la grande opposition signe
/ symbole étudiée par Tzvetan Todorov, dont on trouve une actualisation singulière avec

3277
Ibid., p. 197.
3278
Ibid., p. 207.
3279
Ibid., p. 222.

703
Mallarmé, qui posait l’existence d’un « double état de la parole », et dont se souvient ici Julia
Kristeva. Ainsi s’approfondit ce vieux topos des « deux langages » : « à la surface du phéno-
texte le géno-texte joint le volume. A la fonction communicative du phéno-texte le géno-texte
oppose la production de signification3280 ». Mais, par delà cette continuité apparente, les
fondements épistémologiques diffèrent : Mallarmé renouvelle la topique, mais il n’est pas du
tout évident que cette reconfiguration rencontre, comme le soutient Kristeva, les mutations
opérées par les œuvres mêlées de Marx, Nietzsche, Saussure et Freud.

3. Usages théoriques du Coup de dés : un quasi-paradigme du « Texte »


La « sémanalyste » choisit le Coup de dés pour aborder quelques « problèmes de
sémiotique littéraire3281 » ; le poème permet de justifier la théorisation de certaines
composantes de la « pratique signifiante » mise en œuvre dans le « texte » dit « moderne ».
Julia Kristeva écrit : « les textes de Mallarmé nous donneront la possibilité de décrire le
dispositif sémiotique au niveau morphophonémique et au niveau syntaxique3282 ». Le poème
Prose sera sollicité pour le premier niveau, le Coup de dés pour le second. L’essentiel de
l’intérêt porté au poème de 1897 résidera en effet pour Julia Kristeva dans sa construction
syntaxique. Si nous faisons une lecture synchronique et transversale de ces différents
commentaires, nous pouvons distinguer plusieurs traits qui, aux yeux de la théoricienne, sont
particulièrement patents dans le poème mallarméen.

-« Transgressions » logiques et syntaxiques


Le Coup de dés illustrerait tout d’abord le jeu transgressif que le « texte », dans ses
opérations « sémiotiques », instaure avec la normativité de l’ordre logico-syntaxique imposé
par le fonctionnement « symbolique ». Dans le corpus mallarméen, on isole « le texte qui
semble le plus irrégulier du point de vue syntaxique, Un coup de dés3283 ».
Le langage poétique mallarméen constitue une entorse à la « Loi de commutativité3284 »,
qui veut que les déplacements syntaxiques, dans l’usage courant, n’affectent pas le sens. Cet
écart se manifeste de deux manières. Tout d’abord, « l’énoncé poétique n’obéit pas à l’ordre
grammatical (linéaire) de la phrase non-poétique3285 ». Julia Kristeva poursuit : « il serait
difficile, sinon impossible, d’ordonner cette suite dans une phrase régulière à sujet, verbe et
objet, et même si l’on y arrivait, ce serait au détriment de l’effet de sens observable du texte

3280
Ibid., p. 223.
3281
J. Kristeva, « Sémanalyse et production de sens, quelques problèmes de sémiotique littéraire à propos d’un
texte de Mallarmé : Un coup de dés », Essais de sémiotique poétique, Larousse, 1972, p. 207-234.
3282
J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 207.
3283
Ibid., p. 276.
3284
J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 199.
3285
Ibid., p. 200.

704
poétique3286 ». Une telle mise en cause de la linéarité phrastique, et sa règle de complétude –
dimension « holophrastique3287 » du discours courant – passe certes par la multiplication de
ces perturbations que sont l’ellipse, l’inversion, et l’apposition ; mais la spécificité du
« texte », et du Coup de dés, vient de la présence de procédures plus radicales : « les
emboîtements infinis » et les « suppressions non recouvrables »3288. Qu’est-ce à dire ? Ces
deux procédures ont ceci de particulier, qu’on « ne peut pas reconstituer la structure sous-
jacente3289 », soit à cause d’un surplus de sens dû à la prolifération des liens syntaxiques, soit
à cause d’un défaut de sens, causé par l’irruption du « pré-symbolique », que Julia Kristeva
rattache à la catégorie psychanalytique des « processus primaires » :
(…) la linéarité indispensable à la prédication s’en trouve empêchée ; (…) entre alors en jeu
l’autre pôle du langage, celui de la transposition et de la condensation, qui d’abord
complémentaire de la contiguïté, a tendance à la remplacer et à rétablir des opérations sémiotiques
pré-syntaxique, une domination des signes par le rejet pulsionnel, et donc l’immersion du sujet
parlant dans la chora sémiotique3290.

Ainsi ce type de langage poétique combine l’infra-linguistique et le supra-linguistique, et un


poème comme le Coup de dés va donc apparaître comme le lieu et le moment, pour la langue,
d’un retour du refoulé : « Mallarmé cherche, dans le langage, les opérations qui conditionnent
son fonctionnement mais que refoule l’usage normatif3291 ». Dès lors, le poème devient un
« combat contre la linéarité syntaxique3292 », et le Coup de dés, à la fois puits et labyrinthe, en
présente une forme hyperbolique, faite de lacunes et d’excroissances syntaxiques, qui
interdisent l’exhumation des structures de base :
(…) avec Un coup de dés, pareille reconstruction s’avère souvent impossible. De nombreux
syntagmes s’emboîtent mais leur subordination est imprécise et ils échouent à constituer une
phrase. Ce sont surtout les règles d’emboîtement et de suppression qui nous paraissent déroger aux
règles grammaticales admises pour l’usage courant de la langue3293.

En guise d’illustration de ces procédures déviantes, Julia Kristeva commente d’abord


assez longuement la phrase-titre du poème3294. En partie inspirée par la grammaire générative,
elle croit y distinguer des phrases-patrons sous-jacentes à partir desquelles la syntaxe se
déploie : « la phrase constituante est X lance les dés3295 ». Ainsi, « le verbe est comme caché
par le nom coup, qui sémantiquement souligne l’élément moteur de l’énoncé3296 ».

3286
Ibid., p. 201.
3287
Sur cette question voir J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 265-269.
3288
Ibid., p. 269.
3289
Ibidem.
3290
Ibid., p. 269-270.
3291
Ibid., p. 272-273.
3292
Ibid., p. 270.
3293
Ibid., p. 271.
3294
Pour les détails de l’analyse, nous renvoyons à J. Kristeva, Essais de sémiotique poétique, op. cit., p. 230-
232, ainsi qu’à La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 276-280.
3295
J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 276.
3296
Ibid., p. 277.

705
En outre, Julia Kristeva estime que le « texte » fonctionne selon un mécanisme associatif
relevant des « processus primaires » freudiens :
UN – désigne une totalité indivisible, d’ailleurs vite effacée par ce « deux » (de) qui vient
après « coup » et sert de transition vers la pluralité : « un coup de dés » > un… deux des.
COUP – marque la violence, la pensée, un accès à la pensée, à l’acte ou mieux à la
signifiance. Mallarmé emploie souvent ce mot pour désigner la lumière : « tout à coup l’éruptif
multiple sursautement de la clarté, comme les proches irradiations d’un lever du jour » (La
musique et les lettres). (…) Mallarmé associe aussi coup à musique et à lumière : coup-cymbale-
soleil (…)3297.

La description de cette irruption du « sémiotique » dans le « symbolique » doit être complétée


à partir des théories de Fonagy :
A ces opérations de déplacement et de condensation, on peut ajouter les transpositions
pulsionnelles : les bases pulsionnelles des phonèmes k,d, b, occlusives vélaires, dentales et labio-
dentales, investissent la séquence d’agressivité, de charge négative, de rejet, que viennent
expliciter les deux négations suivantes : le sème négatif d’abolira et la négation morpho-
syntaxique par jamais3298.

Ainsi, à titre d’exemple encore, « soit / swa/, par déplacement et condensation, connote les
sèmes « soie », « lisse », « clarté », etc., qui s’opposent à « abîme » mais concordent avec
« blanchi »3299 ».
Par ailleurs, la commentatrice croit déceler dans la syntaxe venant se greffer sur la phrase-
titre, « une ambiguïté », qui « reste possible3300 » :
La séquence Quand bien même lancé… peut s’enchâsser en tant que syntagme adverbial de
condition au verbe de la matrice : … n’abolira le hasard, quand bien même lancé…
Du fond d’un naufrage est un syntagme prépositionnel qui se rattache à lancé, mais peut-être aussi
à étale qui suit juste après, mais peut-être aussi au verbe de la phrase matrice : Un coup de dés
jamais le hasard du fond d’un naufrage3301.

Dès lors, la théoricienne de la « signifiance » en tire des conclusions, qui l’amènent à postuler
dans tout le poème l’existence d’une syntaxe « ouverte », virtuellement polyvalente :
La disposition spatiale du texte sur la page, avec ses isolements des syntagmes et des
séquences, et la possibilité ainsi ouverte de les emboîter ou de les coordonner en haut ou en
bas, à droite ou à gauche, crée des possibilités multiples qu’on ne saurait ici examiner en
détails, encore moins à épuiser3302.

Ainsi, Mallarmé semble a priori anticiper Chomsky, mais en réalité il n’en est rien, dans la
mesure où la construction du poème radicalise ces procédures syntaxiques, les pousse au-delà
des capacités mémorielles du lecteur, et bloque au final la prédication :
Par ce procédé, Mallarmé semble démontrer ce que les grammaires génératives formulent
théoriquement, à savoir que les langues naturelles supposent des emboîtements successifs dont on
ne peut pas limiter le nombre. Pourtant, la récursivité des règles grammaticales restreint ou en tout

3297
J. Kristeva, Essais de sémiotique poétique, op. cit., p. 230.
3298
J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 278.
3299
Ibid., p. 283.
3300
Ibid., p. 280.
3301
Ibidem.
3302
Ibidem.

706
cas définit des enchâssements grammaticaux. (…) Or, on constate que les séquences emboîtées
dans la phrase matrice du texte Un coup de dés (la phrase-titre), sont d’une part incomplètes, et
d’autre part pseudo-emboîtées car on trouve difficilement, ou on ne trouve pas du tout, des
éléments à leur droite ou à leur gauche. Cet emboîtement très lâche est, par contre, illimité. Le
principe des emboîtements finis ne semble pas pertinent dans cette pratique signifiante3303.

Puis, Julia Kristeva s’attache à dégager cette anti-normativité de la seconde double page, faite
de « suppressions non récupérables3304 ». Sans donner ici l’intégralité de cette analyse3305,
nous indiquons quelques commentaires qui nous paraissent révélateurs de la démarche
adoptée :
Soit est la première forme verbale personnelle et temporelle introduite dans le texte ; mais elle
est impersonnelle et de catégorie modale indéfinie (subjonctif, optatif ou impératif ?). Pour un
impératif que serait agrammatical ; l’optatif exigerait la répétition (soit-soit) mais elle
manque ; quant au subjonctif, on ne trouve pas la suite qui le commande ; on peut aussi retenir
la valeur « autrement dit ».
étale, adjectif, est également une forme verbale personnelle et temporelle, 3e personne du
singulier (« l’abîme étale ») ; il peut être aussi un substantif pour le même adjectif ; mais si on
peut lui supposer Abîme blanchi comme syntagme nominal sujet (encore que la disposition sur
la page vise à couper leur lien), il lui manque le SN-objet. (…)
plane désespérément est un SV qui se « pseudo-emboîte » dans la séquence L’abîme blanchi
étale furieux sous une inclinaison, éventuellement à partir d’inclinaison avec suppression de
qui : inclinaison (qui) plane désespérément. Mais la mise en page produit l’effet d’un
détachement de plane en dehors du contexte syntaxique, en tant que lexème polyvalent : 1.
synonyme de plate 2. outil tranchant pour travailler le bois ; etc. Or, ce SV peut aussi se
rattacher au SN abîme, et alors il serait coordonné à la séquence indéterminée (non finie)
L’abîme étale (et) (l’Abîme) plane.
très à l’intérieur résume est un syntagme verbal dont le SN1 est indéfini : Abîme, inclinaison,
aile, ou l’ensemble des séquences précédentes3306 ?

On l’aura compris, cette approche postule une syntaxe complètement ouverte, flottante, placée
sous le signe de l’indétermination ; les hypothèses syntaxique sont émises, sans être
tranchées : le point d’interrogation, comme le très symptomatique « etc. », scandent le
discours critique. Julia Kristeva conclut sur ce point de la sorte, après avoir montré comment
la signification se trouvait avec le Coup de dés « infinitisée3307 » :
(…) il n’y a pas de « trouble de verbe » ni d’emplois agrammaticaux » mais plutôt une sorte
de sur-grammaticalité qui rejette la linéarité phrastique initialement et nécessairement
respectée et qui tend à reconstituer un rythme sémiotique trans-linguistique, spatial, organisant
les restes pulsionnels non symbolisés. La négativité agit ici comme un surplus syntaxique, qui,
à la longue, apparaît comme une défaillance linguistique, mais qui n’en est pas moins
productrice de nouveaux rythmes, ici syntaxiques3308.

De même, la disposition des « blancs » sur la page du poème, brièvement commentée, établit
un compromis entre sémiotique et symbolique, qui place le lecteur en situation de liberté
surveillée :

3303
Ibidem.
3304
Ibid., p. 281.
3305
Voir ibid., p. 282-283.
3306
Ibid., p. 282.
3307
Ibid., p. 283.
3308
Ibidem.

707
(…) ils sont les signes de la scansion, du rythme syntaxique nouvellement articulé contre et dans
la syntaxe. (…) ce procédé typographique représente bien l’éclatement de la linéarité syntaxique
et constitue, pour le lecteur, un appui, qui l’aide à effectuer lui-même un tel découpage sans pour
autant « se perdre », puisqu’un artifice typographique reconstitue un schéma secondaire
« structurant » l’infinité du procès signifiant3309.

Ainsi, analysée en ces termes, la syntaxe du Coup de dés semble a priori illustrer à
merveille le statut ambivalent du « dispositif sémiotique », ni linguistique, ni anti-
linguistique, mais trans-linguistique, dans la mesure où le sémiotique théorisé par Julia
Kristeva, proche de la notion de pré-symbolique, constitue une sorte de régime de sens
intermédiaire entre l’a-symbolicité (celle de la psychose par exemple) et la symbolicité (celle
du discours normalisé). Le Coup de dés se donne comme un « texte-limite », conformément
aux visées et aux choix de Tel Quel, dont la « sur-grammaticalité » peut sans cesse se
retourner en « sous-grammaticalité ».

-Composition « trans-linguistique »
Dans un second temps, en contrepoint de l’aspect transgressif, cette lecture syntaxique
entend montrer l’émergence oblique d’une structuration proprement sémiotique : « Après
avoir dégagé le procès du langage et le rejet qui le porte, et après avoir constaté l’ébranlement
du thétique qui s’ensuit, il nous faut insister sur la spécificité de la nouvelle « structure », du
nouveau sens, du nouveau dispositif produit par le texte3310 ». Cette dernière sera dominée par
des « scansions syntaxiques », que Julia Kristeva associe à la polarité syntagme nominal /
syntagme verbal, dont elle va étudier le ratio sur l’ensemble des doubles pages du Coup de
dés3311. Cette dichotomie recoupe le clivage thétique / non-thétique, le verbe, à ses yeux,
lestant le texte d’une positivité qui limite l’équivoque. Ainsi, les syntagmes verbaux de la
double page du « Maître » seront analysés comme suit :
La signification, toujours pulvérisée, se centre autour de ces pivots-verbaux, se pose plus assurée
en eux. Cette modalité spécifique du procès mallarméen dans cette partie du texte, rejoint la
signification de la même partie : le surgissement du Maître, l’imposition de l’Un, le dépassement
de la division, dans une sériation numérique3312.

Le ratio syntagme verbal / syntagme nominal détermine, en fonction de la dominante, des


parties ; Julia Kristeva en dénombre six, rattachées à l’objet « dé », dont l’équilibre relève
symboliquement d’une structuration post-hégélienne :
Cette composition dont les six mouvements ou parties se trouvent correspondre aux six faces
du dé, a pu être identifiée au principe de la triade hégélienne. Nous y verrons plutôt une
alternance, les deux premiers mouvements posant la disjonction, le 3e et le 4e développant le
relâchement du noyau SN-SV, le 5e revenant à la position thétique, le 6e rappelant la
possibilité de sa rupture : l’ensemble étant l’appareil qui rend possible une constellation, un

3309
Ibid., p. 284.
3310
Ibid., p. 284-285.
3311
Ibid., p. 285-287.
3312
Ibid., p. 285.

708
dispositif trans-linguistique, faisant passer le sémiotique dans la symbolique, le jeu dans la
thèse, le hasard dans l’Un.
En résumé, le texte brise la linéarité de la syntaxe normative et tend à lui substituer un
« polymorphisme » syntaxique3313.

Ainsi, la « constellation » finale du poème devient l’allégorie de ce primat du sémiotique sur


le symbolique : « un nouveau dispositif s’installe – une constellation, le poème. Un coup de
dés affirme ainsi la possibilité de transgresser le thétique (le syntaxique) en l’excédant3314 ».

-Hyper-spatialisation du langage
Ensuite, et en contrepartie encore de cette rupture avec la linéarité et la prédication de la
syntaxe dite « courante », le poème spatialise le mode de production du sens, et s’affranchit
de la ligne, comme du plan ; le discours critique renoue ici avec le commentaire inaugural
d’un Valéry ou d’une Gide :
L’énoncé poétique n’est lisible dans sa totalité signifiante que comme une mise en espace
des unités signifiantes. Chaque unité a sa place nettement définie et inaltérable dans le tout.
Ce principe, latent et à l’œuvre dans chaque texte poétique, est mis à jour lorsque la littérature
prend conscience de son irréductibilité au langage parlé, et Mallarmé en donne le premier
exemple frappant. La disposition spatiale d’Un coup de dés vise à traduire sur une page le fait
que le langage poétique est un volume dans lequel s’établissent des rapports inattendus
(illogiques, méconnus par le discours) ; ou même une scène de théâtre « exigeant l’accord
fidèle du geste extérieur au geste mental »3315.

Cette analyse doit être rapprochée d’un autre passage de Sémiotikè dans lequel la
« sémanalyste » cherche à théoriser la signifiance comme processus « nombrant », et non plus
dénotant, inspiré du calcul différentiel leibnizien. Le « texte » substitue au signe-plan, biface,
de la sémiologie saussurienne le signe-volume, multi-plan, de la sémanalyse, qui ruine la
« barre » signifiant / signifié, et ouvre sur « l’infini » du sens ; l’espace du texte est un
« espace nombrant » :
Disons ici que la feuille saussurienne dont les deux faces représentaient le signe,
est devenue volume dans lequel le signifiant et un signifié et réciproquement, sans
arrêt. Or, ce qui met en branle le texte n’est pas leur rapport, mais le passage de ce
volume-espace blanc et infini de la signifiance à la différentielle marquée dans le
texte3316.

3313
Ibid., p. 287-288.
3314
Ibid.,p. 287.
3315
J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 201.
3316
Ibid., p. 239.

709
Julia Kristeva continue ainsi, en soulignant cette théâtralisation de l’écriture poétique :
Igitur et Un coup de dés furent conçus pour une scène de théâtre : Mallarmé les pense comme des
drames (donc comme des ensembles d’unités signifiantes non-linéarisables, mais se répondant,
s’entrechoquant dans une interaction constante obéissant à une scénographie rigoureuse). Un coup
de dés d’ailleurs porte comme sous-titre : « Scène de théâtre, ancien Igitur ». On sait avec quel
soin Mallarmé arrangeait les feuilles et les phrases du poème, en veillant à la disposition exacte de
chaque vers et du blanc (« l’espace vacant ») qui entoure3317.

Il faut relever quelques inexactitudes. La « sémanalyste » semble confondre le morceau


d’Igitur intitulé « Le coup de dés3318 », avec le poème de 1897, qui n’a jamais été « conçu
pour une scène de théâtre », à la différence de la première version du Faune, interférant peut-
être ici aussi dans l’esprit du commentateur. Mais cette référence au « théâtre » dans Igitur
reste quant à elle assez mystérieuse, et si peu explicitée dans ces notes fragmentaires orientées
somme toute vers le genre narratif du conte fantastique, que cela interdit toute affirmation de
ce type. Enfin, la référence au « drame » n’est pas sans poser problème, surtout dans un texte
comme le Coup de dés, saturé de formes marquant la virtualité, et désigné par Mallarmé
comme un espace, plutôt qu’une durée, où « tout se passe par raccourci, en hypothèse ; on
évite le récit ».
De manière conclusive, Julia Kristeva ajoute les lignes suivantes :
Dans Un coup de dés même, le champs des opérations poétiques inobservables, irréductibles aux
unités et à la logique « réelles » de la parole est nettement désigné : « dans ces parages du vague
en quoi toute réalité se dissout ». Les jonctions uniques qui s’y opèrent, ne tolèrent pas de
classifications bivalentes, mais relèvent du probable : « cette conjonction suprême avec la
probabilité ». La logique de la parole (la raison) pourtant se fait savoir à chaque instant dans ce fin
travail de transgression « irrésistible mais contenu par sa petite raison virile, en foudre » et « qui
imposa une borne à l’infini ». Il n’empêche que la production de sens poétique – du sens
« nouveau » que la parole un jour absorbera – se produit dans un espace autre, structurellement
différent de l’ordre logique qui le cerne :
« sur quelque surface vacante et supérieure
le heurt successif
sidéralement
d’un compte total en formation »
Une autre scène est ainsi ouverte dans le texte culturel de notre civilisation à partir de ce
« nouveau » que l’écriture de Mallarmé, de Lautréamont, etc., a introduit. La scène vide (« surface
vacante »), distante de celle où nous parlons comme des sujets logiques ; une « autre scène » où se
produit cette jonction de signifiants (« heurt successif ») qui échappe aux catégories de la logique
bivalente (« sidéralement ») mais qui, vue depuis la scène de la parole, s’ajoute à ses lois logiques
et, comme nous avons essayé de la représenter par la structure orthocomplémentaire3319, n’en
donne pas moins un résultat que la société se communique, échange, (« un compte total ») comme
une représentation d’un processus de production inobservable (« un compte total en
formation »)3320.

3317
Ibid., p. 201-202.
3318
Voir OC, t. I, p. 476-477.
3319
Inspirée de Dedekind, cette structure montre le croisement du grammatique et du paragrammatique, de la
logique classique et d’une contre-logique : voir J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 203-207
3320
Ibid., p. 208-209.

710
On le voit, le langage du Coup de dés, de manière mi-littérale, mi-figurée, fournit ici le
métalangage de la théorie de la signifiance. Dans cette perspective, le poème de 1897 se voit
doté d’une dimension réflexive et auto-référentielle particulière : il n’est pas méta-poétique,
mais, plus précisément, méta-textuel. Julia Kristeva y voit une parfaite « fiction théorique »
qui ne cesse de dire ce qu’elle fait : la théorie du « texte » moderne travaillant contre la
logique binaire et contre le sujet substantiel. Quant à l’espace poétique, c’est avant tout
l’équivalent de l’espace de l’inconscient construit par la psychanalyse, substituant un ana-
logos à un logos.
Notons, pour finir sur ce point, que la « sémanalyste » rattache la tension entre hasard et nécessité
à sa dichotomie sémiotique / symbolique, et que si Igitur comme le Coup de dés, offrent tous deux
une réflexion du processus de génération du sens, il n’en demeure pas moins que l’un ne répète
pas l’autre :
Les écrits les plus significatifs de Mallarmé se débattent dans cette problématique de la loi de la
parole (« l’absolu ») et des opérations (« hasardeuses », multivoques, connotées chez Mallarmé
par « constellations » ou « sidéralement »). Igitur et Un coup de dés – drames écrits qui mettent en
scène le processus même de la production du texte littéraire – dévoilent cette oscillation de
l’écriture entre le Logos et les chocs signifiants. Si Igitur impliquait une négativité dialectique, une
soumission à la loi (syllogistique) excluant les « opérations orthocomplémentaires » du
fonctionnement (« pas d’astres ? le hasard annulé ? »), Un coup de dés nie (…) Igitur et trace les
lois de cette « folie utile » qu’est le travail producteur à l’intérieur du Logos, ce « hasard »
qu’aucun « coup de dés » n’abolira3321.

A partir de bases épistémologiques complètement différentes, Julia Kristeva renoue avec la


tradition exégétique inaugurée par Bonniot et Royère qui voyait dans le poème des années
1890 un renversement de la thèse sous-jacente au conte des années 1860. Mais alors que les
commentaires des années 1920 discernaient dans Un Coup de dés jamais n’abolira le Hasard
l’aveu d’une échec, l’analyste des années 1970 y distingue un « travail » libérateur, liée au
déploiement de l’énergie pulsionnelle, comme au jeu transgressif avec les codes.

-Crise du sujet cartésien


Si le « texte moderne » marque l’ouverture du signe saussurien, il est aussi pour Julia
Kristeva, de manière conjointe et simultanée, ouverture du sujet cartésien. La rupture de
l’ordre syntaxique et chronologico-logique, met conjointement en crise la prédication, la
narration, et le rapport thétique entre le sujet et l’objet : « le temps qui est alors énoncé n’est
plus le temps linéaire mais une multiplicité d’instants. La vérité que le texte signifie n’est plus
unique mais plurielle et incertaine, et l’objet dénoté est mis en procès. Le sujet parlant y
risque son unité (…)3322 ». Le Coup de dés, à travers le devenir du « Maître », perçu comme
allégorie du Sujet, ne dit pas autre chose :
Voici donc la « théorie » mallarméenne du fonctionnement poétique présentée dans le « récit »
d’Un coup de dés : une extériorité (abîme, gouffre) est à saisir et à dompter par une démarche de

3321
Ibid., p. 208.
3322
J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 289.

711
mise en ordre dans laquelle le sujet s’objective. (Le Maître devient plume) et l’infinité s’ouvre
pour qui ne veut pas se laisser borner par sa « petite raison virile »3323.

Ailleurs, commentant le mot « dé », associé paragrammatiquement à un réseau signifiant tiré


de l’étymon (datum, « ce qui est donné »), comprenant « offrande » et « sacrifice », Kristeva
envisage le coup de dés comme un « coup de sacrifice », par lequel « le sujet de la parole
s’abolit pour atteindre l’infinité des signifiants, laquelle ne sera jamais abolie »3324.
La théoricienne perçoit ainsi le poème de 1897 comme une forme-sens parfaite, faisant
« l’expérience des limites » du fonctionnement symbolique :
(…) une adéquation rare entre le dispositif sémiotique et la dénotation : l’objet de la
dénotation textuelle, c’est aussi le fonctionnement sémiotique du texte. Le drame du sujet
écrivant, qui se confond avec le drame d’un sujet ontologique ou historique dans le signifié du
texte, découvre la syntaxe et la composition qui en elles-mêmes pratiquent ce drame. Le
décalage de la forme et du contenu est ici réduit au minimum : les phrases, comprimées et
emboîtées dans une constellation souple, mobile, mais nécessairement grammaticales, plus-
que-syntaxiques, exposent par leur facture ce qu’elles énoncent, à savoir que la maîtrise
symbolique (grammaticale, logique) est une limite entre la perte symbolique (la « folie ») et ce
surplus de symbolicité qu’est le texte moderne3325.

Dès lors, la fameuse analogie de Valéry entre « constellation » mallarméenne et « ciel étoilé »
kantien, sera revue et corrigée de la sorte :
En oubliant l’ironie de la question, Valéry y voyait plutôt l’acte suprême d’une nouvelle
morale, un équivalent de la morale, une poétique ; quand, en fait, « un tourbillon d’hilarité et
d’horreur » s’étale, par lequel le sujet emporte les lois du langage pour creuser, à travers elles,
ce qui résume, d’un « intérieur » trans-subjectif, leur rythme infini3326.

-Du « récit » à « l’idéologie de l’acte signifiant »


C’est dans le chapitre de ses Essais de sémiotique poétique consacré au Coup de dés que
Julia Kristeva commente le plus le « contenu » du poème, ainsi que l’enchaînement des
motifs. Il est vrai cependant que cette notion même de « contenu » n’a pas vraiment de sens
dans une perspective textualiste qui fait dominer l’auto-référentialité et la spécularité infinies
de « l’écriture ». C’est la raison pour laquelle, précisément, Julia Kristeva ne peut envisager
ce qu’elle appelle le « récit » du Coup de dés que comme un moment, superficiel, qui délivre
une « idéologie de l’acte signifiant »3327.
L’océan déchaîné allégorise la « signifiance infinie » que l’homme tente de maîtriser par le
« Nombre » ou « l’Esprit ». Cet homme, vieillard, mais aussi enfant, présente la « déchirure
du sujet », en conflit entre « l’ancestral », « l’histoire monumentale », et la mer, « qui est
aussi la mer génératrice – la langue génératrice de sens ». Cette lutte est une « folie », en tant
que « combat contre la symbolicité » ; cette « folie », liée ici à ce que Julia Kristeva nommera
peu après « chora sémiotique », s’origine dans la mer-mère, matrice du « rythme

3323
J. Kristeva, Essais de sémiotique poétique, op. cit., p. 234.
3324
Ibid., p. 231.
3325
J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 290.
3326
Ibid., p. 291.
3327
J. Kristeva, Essais de sémiotique poétique, op. cit., p. 232.

712
sémiotique ». Le « Maître » refuse de « sombrer dans la folie de la mer (de la mère) », et
décide de « passer outre ». C’est alors que s’opère une sorte de métamorphose : c’est la
« plume », objectivation du « Maître », qui assume cette « folie maîtrisée », puisque l’acte
d’écrire est « pour Mallarmé l’acte par excellence d’accéder à la signifiance sans l’amputer ».
Dès lors, le poème décrit un conflit qui aboutit à la négation de l’opposition entre le sujet et
l’objet (« c’est ce qu’annoncent des sèmes opposés ou des lexèmes comme velours /
blancheur ») ; le sujet et le discours cèdent la place au « scripteur » et au « texte » :
Ainsi le Nombre, que le Maître – instance de la Loi et de la division du sujet – cherchait dans le
naufrage de la signifiance au seuil de la folie, le scripteur le trouve. Mais le scripteur n’est plus ce
sujet, il est le sujet nié, l’anonymat « de dos » du chef d’orchestre », la « plume solitaire ».

Cette « signifiance » repose sur la multiplicité du nombre, associée aux étoiles, tout en restant
« fragile » : « le gouffre, le hasard le guettent ». La négativité règne :
Or, l’acte de la plume est un résultat « nul humain » - c’est-à-dire qu’il dissout le sujet même,
et ce que le sujet se donne dans son rationalisme comme une réalité : « dans ces parages du
vague en quoi tout réalité se dissout ». A la place du sujet divisé, l’écriture numérique installe
une combinatoire, un calcul dans le signifiant, un « jeu » avec les mots, un coup de dés en
contradiction avec le hasard qui le fonde. Le sujet et sa réalité écartés, « rien n’aura eu lieu que
le lieu ». Cette loi est à lire non seulement dans le sens que Heidegger donne à la « nouvelle
époque de la pensée » : pas de sujet-homme, mais tout de même sujet-agent, levier de la
pensée, subjectité. Mallarmé va plus loin : aucun lieu central ne maîtrise le travail signifiant
dans le texte ; le texte est la dissolution même du lieu central – du Maître à force d’être un
travail de formulation, d’organisation, de mise en formule numérique. Rien à la place du sujet,
« excepté peut-être une constellation » : le texte, issue stellaire, tissu de nombre, qui comme
des astres, est le désastre d’une infinité de sens que nous sommes invités à reconstruire.
De chaque nombre – différentielle signifiante – du texte, un saut est à effectuer « à
l’altitude peut-être où un endroit fusionne avec au-delà ». (…) Le texte-constellation ne doit
pas présenter tout ce qu’il est susceptible de marquer : il est une constellation « froide d’oubli
et de désuétude ». Il est le lieu neutre, « vacant et supérieur », où se joue la production du sens,
le travail de la pensée : « pas tant /qu’elle n’énumère : sur quelque surface vacante et
supérieure / le heurt/ successif/ sidéralement/ d’un compte total en formation »3328.

Ainsi, le poème est lu comme la dramatisation allégorique du conflit, sous-jacent au


« procès de la signifiance », entre le sémiotique (maternel / féminin) et le symbolique
(paternel / masculin). Julia Kristeva, qui suit ici exclusivement le fil directeur de la « question
du sujet », réduit le poème au couple « Maître » / « plume », en écartant les autres « actants »
(le « démon », et la « sirène » en particulier), ou les autres motifs (la /le « voile »,
« l’écume », le « manoir » etc.). Rappelons que Jean Hyppolite avait lui aussi insisté sur cette
dichotomie dans son article de 1958, qu’il interprétait cependant tout autrement3329.
Cette courte analyse tirée des Essais de sémiotique poétique consonne avec la philosophie
de la déconstruction, à travers ses ancêtres immédiats (le « neutre » selon Blanchot), et son
représentant actif, lié à Tel Quel (Jacques Derrida), dont les catégories affleurent ici
(présenter /marquer). La critique de la centralité, et en particulier la centralité de la structure,

3328
Pour l’ensemble de cette analyse, voir J. Kristeva, Essais de sémiotique poétique, op. cit., p. 232-234.
3329
J. Kristeva cite l’article du philosophe, ibid., p. 234.

713
avait été un enjeu capital de L’Ecriture et la différence. Comme chez Derrida, ainsi que nous
le verrons plus loin, le Coup de dés semble s’achever, de manière très symptomatique, sur
l’expression « compte total en formation ». L’« arrêt » sur le « sacre » du « point dernier »,
complètement refoulé, ne saurait prendre place dans une pensée de l’ouverture infinie, qui est
aussi une pensée matérialiste. Cette formule innommable ne sera jamais citée, ni par Sollers,
ni par Kristeva, ni par Derrida. Plus largement, on entend ici les échos de cette « crise du
sujet » contemporaine du structuralisme, de la théorie lacanienne, de la pensée d’un Deleuze,
ou d’un Foucault : le « naufrage du Maître » se voit inscrit dans la série mort de l’Homme-
mort de l’auteur. Le Texte, autonome, acéphale, sans origine ni fin, étranger à toute archè,
comme à tout telos, s’est substitué aux grands Référents traditionnels.

-« Signifiance » restreinte
Ainsi, au vu de ce panorama, si le Coup de dés peut apparaître comme un paradigme du
« dispositif sémiotique du texte » analysé surtout sous l’angle syntaxique, cette exemplarité
comporte cependant un certain nombre de limites, liées pour Julia Kristeva à l’itinéraire
singulier de Mallarmé, comme au contexte historique déterminant son œuvre.
On reprochera au « nombre » mallarméen de rester encore prisonnier d’une conception
cartésienne de la numération, entendue comme « mise en ordre de l’infini3330 », qui présente
de ce fait l’infini comme un « infini-dehors », c’est-à-dire, dans l’axiologie de Tel Quel, un
mauvais infini. Cet « infini-dehors » est décrit en effet comme ce qui est « exclu3331 » et du
sujet, et du nombre, pour caractériser d’un même mouvement la spatialité et la divinité. Le
poème de 1897 semble alors écartelé entre cartésianisme et anti-cartésianisme :
Le « nombre » dont parle Mallarmé rappelle le nombre cartésien, et le récit que Un coup de dés
donne de la façon mallarméenne de comprendre le processus signifiant, donc l’idéologie
mallarméenne, est une idéologie constructiviste et phénoménologique, d’ailleurs minée de
l’intérieur par le jeu du signifiant anti-subjectif et anti-cartésien qui semble dire : Jamais la surface
n’abolira le volume3332.

Aux yeux de Julia Kristeva, dans son contenu « narratif », le Coup de dés reste assujetti à une
pensée de l’ordre, comme à une théorie du sujet identifié à un ego transcendantal. Ce n’est
que par sa forme et ses « opérations » qu’il révèle sa modernité critique. La « sémanalyse », à
l’inverse, entend se situer intégralement dans la filiation leibnizienne du calcul différentiel qui
met en avant un « infini-point3333 », de manière à prendre acte de l’introduction de l’infini
dans le signe, et dans le sujet :
L’infini-point obéit aux lois de transition et de continuité : rien n’équivaut à rien et toute
coïncidence cache en fait une distance infiniment petite. Il ne forme donc pas de structure, il pose

3330
J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 234.
3331
Ibid., p. 235.
3332
J. Kristeva, Essais de sémiotique poétique, op. cit., p. 232.
3333
J. Kristeva reprend cette formule à A. Badiou, dont elle cite l’article « La subversion infinitésimale »,
Cahiers pour l’analyse, n°9, Sémiotikè, op. cit., p. 234.

714
des fonctions, des relations, qui procèdent par approximation. (…) L’unité est donc disloquée. Le
nombre-signe, miroir unifiant est brisé (…) A la place d’une combinaison d’unités en un tout, le
signifiant illimité dispose des différentielles3334.

Ce retour à Leibniz permet ainsi une critique, et une sortie, de la linguistique saussurienne, et
du structuralisme statique, qui posent la langue comme système de différences. Dès lors, Julia
Kristeva fera de Mallarmé un poète encore trop pascalien, offrant avec le Coup de dés une
œuvre qui présente elle aussi ses « deux infinis », mais d’une autre manière, dans une tension
entre le dire et le faire, qui trahit aussi une transition entre le XIX e siècle et le XXe siècle :
Mais cet infini-dehors pour le « récit » s’est avéré être un infini-point dans la pratique de
Mallarmé, là où le « nombre » se présente comme une différentielle signifiante et marque l’infini
dans le jeu de la langue dont le sens n’a pas de dehors. Nous établissons ainsi une contradiction du
texte mallarméen, historiquement situable et explicable : d’une part, la pratique d’une analyse
rigoureuse de la logique du signifiant, de l’autre, l’énoncé précieux d’une idéologie métaphysique
qui pour l’époque ne rejoignait pas moins l’avant-garde de la pensée européenne :
l’hégélianisme3335.

On remarquera la dissymétrie axiologique : rigueur « sémiotique » face à préciosité


« métaphysique ». Mais Mallarmé sera excusé de son hégélianisme dans la mesure où cette
philosophie sera présentée comme « avant-gardiste ».
Ainsi, sur ce plan, c’est Nombres (1968) de Philippe Sollers, et non le Coup de dés, qui
pourra servir de paradigme pour cette « fonction numérique du signifiant3336 », capable
d’accueillir « l’infini-point », ce bon infini :
Le nombre mallarméen, idéologiquement, possède un infini-dehors, un infini-support qu’il indique
tout en en restant séparé, et se parle comme une hallucinatoire et évidente maîtrise de la totalité en
somme : « existât-il autrement qu’hallucination éparse d’agonie… », « évidence de la somme pour
peu qu’une ».
Les nombres dont traite Nombres s’inscrivent dans un autre domaine : celui du géno-texte
infini et marqué, de la marque-infinie3337.

Notons ici que Julia Kristeva se sépare quelque peu du Jacques Derrida de La Dissémination
(1972) qui, comme nous allons le voir plus loin, avait placé sa lecture de Nombres sous le
signe du Coup de dés. Il y a de fait quelques divergences de positions au sein de la
« nébuleuse Tel Quel ».
Au final, cet usage théorique du Coup de dés, centrée principalement sur la question de
l’ordre logico-syntaxique, rejoint la lecture politique que développera la fin de La Révolution
du langage poétique : ce que nous avons appelé « signifiance » restreinte fait système avec ce
que Julia Kristeva appelle de son côté « l’anarchisme prudent3338 » de Mallarmé. Le
traitement de la syntaxe accompagne l’engagement dans la société.

3334
Ibid., p. 236.
3335
J. Kristeva, Essais de sémiotique poétique, op. cit., p. 234.
3336
J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 229.
3337
Ibid., p. 243.
3338
Voir J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 428-432.

715
4. Critique archéologique
En 1978, dans L’Amour de la langue, essai sur le nouage entre désir et langue,
psychanalyse et linguistique, Jean-Claude Milner, reprend la question de l’arbitraire
linguistique, qu’il situe à la fois dans le signe, et hors du signe ; il écrit alors : « l’arbitraire, en
ce sens, ne fait que nommer la rencontre : ce que Lacan nomme mieux contingence, et ce que
Mallarmé nommait Hasard3339 ». Il poursuit en note, citant le passage de Crise de vers relatif
au « hasard demeuré aux termes » : « il s’ensuit que le Coup de dés est une proposition sur la
langue3340 ». Cette formule résume assez bien le point de vue dominant de Tel Quel, et que
Julia Kristeva développé le plus, lisant le poème de 1897 à partir de l’horizon du « linguistic
turn » des années structuralistes et post-structuralistes. Mais en dépit d’un certain formalisme,
une telle approche ne dira strictement rien de la question du vers, ni de l’usage expressif et
structurel de la typographie : comme on l’a vu plus haut, ce sont les membres du groupe lié à
la revue rivale, Change, qui s’en chargeront. Paradoxalement, il s’agit donc ici d’une
théorisation qui valorise la catégorie de la spatialité pour l’intégrer avant tout dans son
métalangage, sans pour autant en faire un outil véritablement descriptif du Coup de dés. La
« mise en page », quand elle est commentée, n’est interprétée que comme opérateur de
polysémie.
En outre, l’approche syntaxique néglige certaines données sémantiques ; cette lecture qui
part à la recherche quasi statistique des syntagmes verbaux ou nominaux, ne tenant compte
que des catégories grammaticales, laisse dans l’ombre des pans entiers de cette autre
« composition » du Coup de dés, que Julia Kristeva occulte : le mot « hésite » sera identifié
comme un verbe que l’on associera hâtivement à l’actualisation thétique liée au nom
« Maître », mais on ne dira rien de l’hésitation de ce « Maître », motif cardinal du poème qui
restera à jamais inaperçu. En rabattant le Coup de dés sur la « question du sujet », Julia
Kristeva, paradoxalement encore, laisse de côté l’enjeu éthique d’un poème posant le difficile
exercice de l’acte et de la décision. Nous nous limiterons à ce seul exemple significatif : pour
une autre approche syntaxique du Coup de dés, critique indirecte de la démarche engagée
dans La Révolution du langage poétique, nous renvoyons à notre bilan des exégèses, vu sous
l’angle de la syntaxe. Enfin, il serait facile de critiquer la dérive associative liée à
l’application des catégories psychanalytiques au texte écrit. La lecture critique se mue en
« écoute flottante », si bien que l’on ne sait plus très bien qui associe véritablement :
l’écrivain, ou son interprète ? En certains endroits du commentaire, le Coup de dés oscille
entre texte poétique et test projectif, statut que sa forme lui a naturellement fait endosser de
toute manière, indépendamment des époques et des méthodes.

3339
J. Cl. Milner, L’Amour de la langue, Editions du Seuil, 1978, p. 58.
3340
Ibidem.

716
Quant au socle philosophique de ce travail, anti-idéaliste, il sera donc anti-hégélien. Comme
Jacques Derrida, comme Philippe Sollers, Julia Kristeva a choisi Cohn et Hyppolite contre
Davies3341 : « On lira avec profit, pour ces compositions, l’ouvrage de R. G. Cohn, L’Œuvre de
Mallarmé : Un coup de dés3342 », fondé, on l’a vu, sur l’idée d’anti-synthèse. De même, la
« sémanalyste » verra dans l’article de Jean Hyppolite « le meilleur essai de comparaison entre
Mallarmé et le système de Hegel », précisément parce que « l’auteur présente la tentative
mallarméenne comme « la logique de Hegel devenue sa propre mise en question »3343 ». Ainsi se
constitue une filiation critique et exégétique philosophiquement et idéologiquement marquée.
Dans une perspective similaire, on insistera majoritairement, malgré ce que nous avons dit de cette
« signifiance » restreinte, sur la dimension anti-pascalienne du Coup de dés. Comme Philippe
Sollers, Julia Kristeva estime que Mallarmé entend s’affranchir des limites de la rationalité (cette
« petite raison virile » que l’on se plaît à relever), pour ouvrir l’infini, par delà toutes les
« bornes ». Or, cette thèse mériterait, on s’en doute, un ré-examen, que notre travail, au vu de son
objet, ne peut qu’esquisser ici. Notons seulement que l’infini nous paraît chez Mallarmé,
contrairement à ce qui se produit dans la pensée radicalement matérialiste prônée par Tel Quel,
couplé, de manière négative, au hasard. L’auteur du Coup de dés serait à nos yeux beaucoup plus
pascalien qu’anti-pascalien, quand il associe l’infini à aléatoire inhumain, comme à la matière
amorphe : celle de l’océan, ou bien celle des amas stellaires, avant leur organisation par le regard
de l’homme, ou du poète, ce « lecteur d’horizons3344 ». Citons Igitur : Mallarmé y évoque le
« hasard infini des conjonctions3345 », et l’idée que « de l’Infini se séparent et les constellations, et
la mer3346 ». De même, la quête de cet Absolu approché par la « race » ancestrale devenue « pure »
conduit à une limitation de l’infini : « Tout ce qu’il en est c’est que sa race a été pure : qu’elle a
enlevé à l’Absolu sa pureté, pour l’être, et n’en laisser qu’une Idée elle-même aboutissant à la
Nécessité : et que quant à l’Acte, il est parfaitement absurde : mais que l’infini est enfin fixé3347 ».
De fait, en admettant que le poème de 1897 continue la pensée poétique du conte, si le Coup de
dés semble condamner ou rendre impossible « l’imposition » d’une « borne à l’infini », ce n’est
pas à cause d’un parti pris anti-rationaliste ou libertaire visant à ouvrir l’infini du signe et du sujet,
mais parce que cette tentative semble vouée à l’échec, en raison des limites de l’esprit humain.
Dans le « système » mallarméen, borner l’infini équivaut, peu ou prou, à abolir le hasard,
l’ensemble constituant un horizon chimérique. Dans cette perspective, si Marx renverse Hegel, Tel
Quel, conformément à son entreprise de dé-spiritualisation, dans un geste qui n’est pas sans
dimension carnavalesque, renverse Mallarmé.
Ainsi donc, on voit poindre les limites de ce travail. La « sémanalyse » doit affronter un
double écueil symétrique. Il y a d’une part la réduction du langage poétique au langage
mallarméen, par excès d’induction. Du point de vue de la théorie de la littérature, on peut se
demander si cette théorie ne repose pas sur une sur-valorisation des « textes-limites », dont le
Coup de dés serait le prototype. Nous ne faisons que mentionner cet aspect, étranger ici à
notre propos. D’autre part, on peut y voir aussi une réduction du langage du texte mallarméen
au langage de la « science du texte », par excès de déduction cette fois. Du point de vue de la
fidélité à la poétique mallarméenne, aspect qui nous importe davantage en ces pages, il
semble que Julia Kristeva aboutisse à une sur-rationalisation de la réflexion critique de
Mallarmé, qui va de pair avec un usage partial, idéologique, et stratégique, de la citation.

3341
La monographie du critique australien ne sera jamais citée par aucun des protagonistes de l’aventure de Tel
Quel. Le nom de Davies apparaît seulement chez Julia Kristeva, dans une liste mentionnant « les lecteurs
hégélianisant de Mallarmé », La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 534.
3342
Ibid., p. 283.
3343
Ibid., p. 287.
3344
« Bucolique », OC, t. II, p. 253.
3345
OC, t. I, p. 483.
3346
Ibidem.
3347
Ibid., p. 477.

717
De fait, l’ambiguïté ou la « contradiction » que Julia Kristeva croit déceler dans le Coup
de dés entre « énoncé » et « pratique », logos et anti-logos, hégélianisme et anti-hégélianisme,
« idéologie » et critique de « l’idéologie », symbolisme suranné et avant-gardisme
transgressif, doit être rabattue selon nous sur les équivoques de sa propre méthode. Cette
prétendue « contradiction » n’est jamais que la preuve de la résistance du poème mallarméen
à la « sémanalyse » entendue comme démarche matérialiste fondée sur « l’idéologie » de la
transgression, appliquée à un auteur dont le « matérialisme », construit par des injonctions
censitaires douteuses – « purgeons cet énoncé des tics d’une époque religieuse3348 » – reste à
prouver. Quant à la dimension « transgressive » de cette poésie, elle semble davantage
redevable au Roland Barthes du Plaisir du texte ou de Leçon, faisant de la littérature « une
tricherie salutaire3349 » avec la langue-pouvoir, que du Mallarmé de Sauvegarde rêvant d’une
Académie française idéale. Mais nous ne saurions ici trancher un tel débat, qui encore une fois
nécessiterait de plus amples développements argumentés.
Malgré tout, cette lecture se voit en effet particulièrement gênée de rencontrer l’idée
mallarméenne de la « garantie » de la « syntaxe », alors même qu’il s’agit de fonder une
théorie du « langage poétique » sur les bases d’une « transgression » de la syntaxe dite
« normative ». Sur la même page, on peut lire :
(…) avec Un coup de dés, pareille reconstruction s’avère souvent impossible. De nombreux
syntagmes s’emboîtent mais leur subordination est imprécise et ils échouent à constituer une
phrase. Ce sont surtout les règles d’emboîtement et de suppression qui nous paraissent déroger aux
règles grammaticales admises pour l’usage courant de la langue3350.

Puis, quelques lignes plus loin :


Soulignons pourtant, avant de préciser ces dérogations, que les règles syntaxiques sont
maintenues en leur grande majorité, comme seule garantie, non seulement de la
communication, mais aussi de l’unité du sujet parlant. (…) L’énoncé qui affirme le plus
nettement la permanence syntaxique est sans doute celui-ci : « Quel pivot, j’entends, dans ces
contrastes, à l’intelligibilité ? Il faut une garantie - / la Syntaxe »3351.

Que conclure ? Le Coup de dés est-il oui ou non une anti-syntaxe ? La perplexité est à son
comble lorsqu’on apprend que ce qui est « irreconstituable » ne l’est que
« provisoirement3352 », et que le commentateur-théoricien insistera « davantage sur ce dé-
chaînement des constituants plutôt que sur la possibilité (toujours réelle) de leur enchaînement
syntaxique3353 ». L’ambivalence théorique, celle du sémiotique entendu comme trans-

3348
J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 215.
3349
R. Barthes, Leçons (1978), Editions du Seuil, coll. « Points essais, 1989, p. 16.
3350
J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 271.
3351
Ibidem.
3352
Ibidem.
3353
Ibidem.

718
linguistique, glisse alors vers une autre ambivalence, idéologique cette fois, liée à l’ancrage
historique de la poésie de Mallarmé. C’est cette « ambivalence de l’ambivalence » qui ressort
de la lecture de l’essai de Julia Kristeva de 1974. D’un côté le Coup de dés incarne le
« dispositif sémiotique » en tant que dispositif transgressif ; de l’autre, il n’en est qu’une
approximation, parce que Mallarmé ne sait pas ce qu’il fait.
Le sous-titre de La Révolution du langage poétique donne la clé de cette équivoque, qui
nous semble aussi une méprise : « l’avant-garde à la fin du XIXe siècle ». Julia Kristeva lit
Mallarmé, et en particulier le Coup de dés, ainsi que Lautréamont d’ailleurs, à travers un
horizon d’attente dessiné par les avant-gardes historiques. Son langage critique, saturé, à
propos du Coup de dés, de formules relevant d’une rhétorique de la négativité pure
(« pulvérisation », « éclatement », « brisure », « dispersion », etc. ), non seulement retrouve la
langue des manifestes futuristes ou dadaïstes, mais en outre semble fait pour décrire les
productions éminemment « transgressives » de ces textes surgis autour de la Grande Guerre.
On se rappelle le jugement de Tzara sur le Coup de dés :
La poésie-activité de l’esprit désagrège le dur ciment d’une forteresse qui passait pour
inattaquable : la syntaxe. Mallarmé, en tirant des conclusions légitimes, arrive en certains cas à
supprimer la ponctuation, et dans Un Coup de dés, à disposer typographiquement les blancs et les
caractères différents selon un mode nouveau, riche de significations et de germes à
retardement3354.

Ici, l’auteur de La Révolution du langage poétique adopte le point de vue du chef de file du
dadaïsme, et l’on ne s’étonnera donc pas qu’elle fasse tout pour ajouter sans le dire, comme
on l’a vu, de la « transgression » dans le Coup dés, tout en disant explicitement regretter le
caractère incomplet et partiel de ces « attaques » mallarméennes. On condamnera ainsi le rôle
structurant des « blancs », décrit comme « fétichisation de la scansion », dont le rôle limite
« l’infinité du procès3355 ».
Dès lors, la « contradiction » ne se situe pas ailleurs que dans cette démarche qui associe
non sans grand écart, le dire de la « sémanalyse », fondé sur l’idée avant-gardiste de
« destruction », au faire symboliste de la poésie mallarméenne, qui dans le Coup de dés
comme ailleurs, repose sur l’idée de « suggestion » ou de « vibration », de « battement » ou
de « pli », d’« espacement » ou de « gradation ». Pour Julia Kristeva la phrase-titre du poème
est « dispersée dans le texte3356 ». Mot daté, éminemment situable lui aussi, comme cet
hégélianisme intempestif de Mallarmé, « dispersion » renvoie aux Anagrammes de Saussure
présentés durant cette période par Jean Starobinski, en particulier dans Tel Quel3357, comme à
la « dissémination » de Jacques Derrida. C’est donc cette confusion des époques et des

3354
Tzara, « Essai sur la situation de la poésie », art. cit., p. 17.
3355
J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 284.
3356
J. Kristeva, Essais de sémiotique poétique, op. cit., p. 229.
3357
J. Starobinski, « Le texte dans le texte », Tel Quel, 37, printemps 1969.

719
œuvres, des poétiques et des épistémologies, qui conduit à prendre la construction méthodique
et architecturée de la Multiplicité – « les subdivisions prismatiques de l’Idée3358 » – pour la
destruction pulsionnelle et aléatoire de l’Unité : le Coup de dés, selon Julia Kristeva, fait en
effet « passer le sémiotique dans le symbolique, le jeu dans la thèse, le hasard dans l’Un3359 ».
Dans un contexte para-nietzschéen encore une fois, ou bien dans un geste qui renoue avec la
valorisation dadaïste-surréaliste du hasard créateur, Julia Kristeva, comme Philippe Sollers
dans son article de Tel Quel sur le matérialisme cité plus haut, tire le Coup de dés vers une
poétique de l’aléatoire libérateur, le texte étant ce lieu du « travail producteur à l’intérieur du
Logos, ce « hasard » qu’aucun « coup de dés » n’abolira3360 ».
Majoritairement telquelien, mais historiquement trop hégélien, métaphysiquement un peu
trop pascalien aussi, et implicitement pas assez avant-gardiste, tel est au final le Coup de dés
de Julia Kristeva : une étape, à dépasser, qui mène à Nombres.

2) Le champ de la philosophie :

a) Deleuze : « Toute pensée émet un coup de dés » (1969-1991)


Le jugement de Deleuze sur Mallarmé formulé en 1962 dans Nietzsche et la philosophie
va changer du tout au tout. Dans les années 1970-1990, le coup de dés mallarméen sera en
effet convoqué, non plus comme repoussoir du nietzschéisme, mais comme accompagnateur
d’une « philosophie de la différence ». Ainsi dès Différence et répétition de 1968, on voit
Deleuze se référer rapidement et allusivement au « coup de dés » mallarméen, comme nous
allons le voir plus loin. A partir de cette époque, et jusqu’à la fin de sa vie, le philosophe fera
ponctuellement quelques allusions au poète. On connaît surtout l’ouvrage sur Leibniz et le
baroque paru en 1988, convoquant ça et là Mallarmé, poète du pli, finalement situé dans ce
courant intellectuel et esthétique3361.
Il n’est pas exclu que la position de Foucault exposée dans Les mots et les choses en 1966,
faisant dialoguer étroitement Nietzsche et Mallarmé, ait joué son rôle dans cette conversion
du regard. On peut aussi penser à l’étude d’Umberto Eco consacrée à « l’œuvre ouverte »,

3358
OC, t. I, p. 391.
3359
J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 288.
3360
J. Kristeva, Sémiotikè, op. cit., p. 208.
3361
« le concept opératoire du Baroque est le Pli, dans toute son extension et sa compréhension : pli selon pli »,
G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Les Editions de Minuit, 1988, p. 47 ; concernant plus explicitement
Mallarmé, celui d’Hérodiade, de l’éventail, du journal, et des feuillets du Livre, voir aussi p. 43-44, et en
particulier cette assertion décisive : « le pli est sans doute la notion la plus importante de Mallarmé ».

720
mentionnée dans une note de Différence et répétition3362. Toujours est-il que Deleuze va dès
lors présenter un autre Mallarmé. Mais cette nouvelle appropriation du poète se fera plus
discrète, plus ponctuelle. Elle passera par cet usage aphoristique dont nous avons déjà parlé,
de façon à servir une pensée philosophique, indépendamment de toute volonté d’exégèse, ou
de commentaire suivi.
Une question demeure cependant. Doit-on accorder, comme l’a fait Jean-Clet Martin3363,
un rôle cardinal au Coup de dés au sein de la philosophie deleuzienne ? Bien évidemment, il
ne nous appartiendra pas de trancher ici une telle question, même s’il convient de rappeler que
Deleuze a constamment affirmé, non sans provocation, « la supériorité de la littérature
anglaise-américaine3364 », et que le nom de Mallarmé ne figure pas dans ce texte-clef
concernant ses vues sur la littérature que constitue le premier chapitre de Critique et clinique,
« La littérature et la vie3365 ». Il y a dans cette philosophie tout un pan vitaliste qu’il serait
difficile de rattacher à l’esthétique mallarméenne.
Nous nous bornerons dans un premier temps à présenter de manière archéologique la
lecture de Martin, qui a bénéficié, précisons-le, d’une certaine caution de Deleuze lui-même.
Ce dernier a en effet accepté de laisser publier en guise de préface une lettre envoyée à
l’auteur de l’ouvrage en juin 19903366. Nous verrons d’abord comment cette Philosophie de
Gilles Deleuze entend montrer les affinités entre la pensée poétique de Mallarmé et celle de
l’auteur de Différence et répétition, avant de faire un panorama des références deleuziennes
au poème.

1. J. Cl. Martin : le « coup de dés » de la philosophie deleuzienne (1993)


Jean-Clet Martin isole trois formules littéraires qui permettent d’approfondir la
présentation du concept deleuzien de « distribution nomade » : entre « le temps sorti de ses
gonds » shakespearien, et « le jardin aux sentiers qui bifurquent » borgesien, nous trouvons
« le coup de dés3367 » mallarméen. Confronté à cet essai de synthèse portant sur la pensée
d’un philosophe lecteur et commentateur de Mallarmé, notre travail de réception, franchissant
un degré dans la réflexivité et l’analyse des méta-discours, rencontre un objet singulier. Le
Coup de dés mallarméen se donne en effet ici comme une œuvre qui permet de penser la
pensée d’un penseur ; Jean-Clet Martin, qui ne se contente pas de faire écho aux différents

3362
G. Deleuze, Différence et répétition, P.U.F., 1968, p. 94.
3363
J.-Cl. Martin, « Le coup de dés », La Philosophie de Gilles Deleuze (1993), Petite Bibliothèque Payot, 2003,
p. 130-168.
3364
G. Deleuze, Cl. Parnet, Dialogues, op. cit., p. 45-63.
3365
G. Deleuze, Critique et clinique, Les Editions de Minuit, 1993, p. 11-17.
3366
Deleuze salue un effort de « rigueur » et de « compréhension » (ibid., p. 7), tout en précisant sa pensée en
quelques traits : « souvent la différence entre nous est plutôt une question de mots » (ibidem).
3367
Ibid., p. 130-168.

721
usages deleuziens du Coup de dés, choisit de synthétiser et d’incarner certains concepts créés
par Deleuze à travers ce poème, lui-même réduit, symboliquement, à quelques phrases. Les
formules « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » ou « Toute pensée émet un coup de
dés » se voient alors investies d’une double fonction. Ce sont tout d’abord des armes tournées
contre le kantisme et l’hégélianisme ; ce sont ensuite des images du concept de « distribution
nomade », dans son articulation avec les concepts de « virtuel », de « différence », et de
« multiplicité ». A la fin de son chapitre, Jean-Clet Martin ira même jusqu’à placer toute la
philosophie deleuzienne, dans son mode de création et d’articulation des concepts, sous le
signe du « coup de dés » mallarméen : « l’œuvre de Deleuze se présente effectivement comme
un coup de dés avec des plans et des dimensions différemment prolongeables3368 ». Précisons
tout cela.
Commençons par souligner la manière, proprement deleuzienne, d’envisager les rapports
entre les textes. Si l’on peut confronter Kant et Mallarmé, cette confrontation se fera, non pas
sur le mode généalogique de l’influence, ou typologique de l’intertextualité, ni sur le mode
heuristique du comparatisme, mais sur le mode génétique de la mutation, ou sur le mode
rhizomatique du pullulement. C’est ainsi que les formules mallarméennes seront envisagées
comme des virus mutogènes, venant tracer de nouvelles lignées évolutives :
Bien sûr, la formule de Mallarmé n’a pas grand-chose à voir avec l’économie textuelle de la
critique kantienne. Mais cette altérité de la formule à l’égard du texte kantien n’interdit pas de
transcrire son code par contagion latérale, alliance contre-nature qui peut retentir sur
l’équilibre des structures constituées. La formule peut être incubée au texte en question et y
produire une mutation des codes ; elle peut passer du texte de Mallarmé au texte de Kant en y
transportant des germes qui peuvent produire une évolution ou une involution des énoncés
critiques3369.

Et de citer un passage de Mille plateaux, insistant sur la volonté de substituer une pragmatique
des intensités et des fonctionnements, à une sémiotique des significations : « On ne
demandera jamais ce que veut dire un livre (…) un livre n’existe que par le dehors et au-
dehors »3370. Ainsi, l’usage critique et clinique du poème mallarméen appartient tout entier à
cette philosophie des multiplicités, fondamentalement hostile aux arborescences comme aux
catégorisations héritées de l’idéalisme. « Inoculer3371 » le Coup de dés mallarméen dans le
corpus kantien conduit la philosophie, comme la poésie, sur la voie de la
« déterritorialisation » :
C’est un régime de pullulement comme pour le devenir qui saisit le chat et le babouin dont un
virus C opère l’alliance. Un tel devenir crée de façon anhistorique et antigénéalogique. Pourquoi
un texte devrait-il se définir selon l’exigence généalogique des genres et des caractères ? Il n’y a
pas de genres poétiques, mais des populations textuelles très variables d’un milieu à un autre.

3368
Ibid., p. 160.
3369
Ibid., p. 133.
3370
Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 10, cité dans J. –Cl. Martin, La Philosophie de Gilles
Deleuze, op. cit., p. 135.
3371
Ibid., p. 133.

722
Ainsi, pour qui veut souscrire à cette manière d’envisager les rapports textuels, l’usage
deleuzien de la littérature se trouvera légitimé au nom même de cette pensée de la
« déterritorialisation » : nulle approximation, nulle désinvolture, nul délire anachronique, mais
un geste proprement philosophique, qui fait de l’hybridation une méthode.
Que retiendra-t-on alors des formules virales du Coup de dés ? Tout d’abord, une
alternative à la pensée kantienne, enfermée dans une logique du Même, et de ce fait jugée
fixiste. Mallarmé livrera les mots d’ordre d’une action portée contre la clôture du système des
places fixes, contre le cercle de la Reconnaissance, contre les distributions sédentaires des
concepts et des facultés : « "Toute pensée émet un coup de dés" : une autre formule pour un
nouveau principe de répartition et un nouveau système de jugement, formule dont le choc
arrache au ciel la constellation d’une distribution nomade3372 ». Plus loin, Jean-Clet Martin
précise cette idée :
Mais lorsque la guerre souffle sur le sol de la reconnaissance, lorsque les strates de la récognition
se liquéfient sous la contrainte du temps, le cercle qui va de la synthèse de récognition à la table
des catégories, du sens commun au bon sens, est parcouru de syncopes qui témoignent de la
puissance d’un autre principe de répartition, autres constellations où, du fond des circonstances
éternelles (sic), jamais un coup de dés n’abolira le hasard3373.

Le « coup de dés » manifeste l’irruption du chaos dans le système, et affole le sens commun
produit par les catégories et les concepts qui unifient le divers sensible :
Il n’y a pas que du bons sens dans la pensée. S’y manifeste l’étrange fascination du chaos auquel
mène l’acte critique. Dans le cercle tranquille que parcourt Kant et qui passe d’une synthèse
somme toute empirique à une analytique orientée, on peut toujours inscrire la fêlure d’une
formule, un virus de la pensée qui laisse sourdre le souffle délirant d’une autre puissance de
distribution. « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard »3374.

Mallarmé propose une autre table, celle sur laquelle roulent les dés, et qui ouvre tous les
horizons de l’indétermination, que le kantisme barre ou refoule : « La table du jugement n’est
alors rien d’autre que ce prélèvement sédentaire qui laisse derrière lui les réseaux d’une
distribution nomade, l’émission d’un coup de dés qui se replie à l’infini3375 ».
(…) toutes les formules, toutes les combinatoires déplient leur différence et se chevauchent dans la
tête étoilée du penseur : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Ici, rien n’est facile, rien ne
se livre tout à fait à la reconnaissance et à son redoublement. Ici, tout s’entrechoque, un peu
comme pour ces dés dont on filmerait la trajectoire au ralenti afin de dénombrer toutes les
constellations que déplie le fil de leur chute interminable et que replie le compte total en
retombant sur la table3376.

Ensuite, les formules du Coup de dés offriront une alternative à la pensée hégélienne, dont
on vise le concept de synthèse dialectique. Le nombre donné par le « coup de dés » fait
événement en actualisant une entité qui se distingue à partir de ce qui demeure indistinct,

3372
Ibid., p. 130.
3373
Ibid., p. 132.
3374
Ibid., p. 133.
3375
Ibid., p. 138.
3376
Ibid., p. 140.

723
ensemble virtuel métaphorisé par la « nuée », la « traîne », le « cortège de gouttes », ou la
« queue de comète » :
(…) chez Mallarmé, vu par Deleuze, le principe de la distinction ne concerne aucune dialectique.
Eclair et ciel noir se distinguent sur un mode affirmatif. En ce sens, la comète que réalisent les dés
dans leur chute interminable, cette comète surplombe leur propre accomplissement de telle sorte
qu’aucune exclusion ne disloque l’ensemble des formules incompossibles (…) Il n’y a donc pas de
point final pour ponctuer le processus aléatoire du chiffre fatal.3377.

D’une part, la distinction opère de manière non pas négative, mais affirmative, c’est-à-dire par
inclusion : l’éclair et le ciel noir appartiennent au même « milieu », caractérisé par la
multiplicité. D’autre part, la dynamique du « coup de dés », proprement interminable, n’est
jamais achevée à un niveau supérieur qui supprime et conserve : le nuage de l’aléa rend
impossible toute synthèse.
Dès lors, les formules mallarméennes mettent en avant une pensée qui ruine toute
métaphysique ou mythologie de la profondeur. La distribution nomade des concepts, comme
le milieu de la distinction affirmative, exhibent des surfaces, selon une logique purement
immanente :
Le coup de dés n’a pas de fond. Ni fond, ni sans-fond, il se déploie en surface, une surface sur
laquelle coexistent beaucoup de singularités. Toutes les singularités entrent dans des séries,
produisent des constellations déterminées, mais elles ne sont pas toutes visibles. C’est la surface
Vasarely, l’effet Vasarely. Seule une formule se distingue, mais d’autres géométries insistent à la
surface du visible, des constellations qu’on ne peut pas distinguer de celle qui se distingue. Sur
cette surface unique apparaissent des formes divergentes. Tout se passe en elle. Il n’y a pas de plan
de transcendance, pas de monde séparé idéal. Tout est là, sur le même plan. (…) « Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard », cette belle formule de Mallarmé ne contient aucune négativité. Elle
concerne la construction d’un plan d’immanence, elle développe des effets de type Vasarely 3378.

Au final, on voit clairement toutes les torsions et les distorsions que Jean-Clet Martin fait
subir simultanément au poème mallarméen comme au philosophème deleuzien. Tout d’abord,
il ne dit strictement rien du revirement du philosophe vis-à-vis de Mallarmé, et en arrive à
confondre finalement sur un même plan « coup de dés » mallarméen et « coup de dés »
nietzschéen, par delà la distinction radicale de Nietzsche et la philosophie. Soulignons que
dans ce chapitre de son ouvrage consacré à l’auteur de Différence et répétition, c’est
Mallarmé, et non pas Nietzsche, qui oriente toute la présentation du concept de « distribution
nomade ». Le Coup de dés se voit certes associé à Zarathoustra comme à la « Loterie à
Babylone » de Borges, mais c’est lui qui surplombe, de par sa phrase-titre érigée en leitmotiv
philosophique, l’ensemble de la démonstration. Ainsi, Jean-Clet Martin, sur cette question, ne
semble regarder que vers le second Deleuze, celui qui se borne à convoquer le Coup de dés à
titre de « formule » pour le faire entrer dans sa philosophie des multiplicités. Nous assistons
ici à une forme de sur-valorisation du poème mallarméen, dont l’importance philosophique

3377
Ibid., p. 143.
3378
Ibid., p. 144.

724
n’est peut-être pas pour Deleuze aussi emblématique que ne le laisse supposer cet essai, qui
ne cesse d’en marteler les phrases aphoristiques.
D’autre part, on retrouve ici une tendance lourde propre à une certaine réception du
poème, qui a consisté, dans le sillage du moment nietzschéen des années 1960, de la
déconstruction, comme des poétiques de l’opera aperta, à tirer le texte mallarméen vers
l’indétermination et l’aléatoire, le pluriel et le mouvement, la dissémination et l’ouvert. Ainsi,
la lecture deleuzienne de Jean-Clet Martin prend, plus ou moins consciemment, le complet
contre-pied de la lecture de Valéry qui, on le sait, comparait volontiers en 1920 la page céleste
du Coup de dés au ciel étoilé de Kant. D’une époque l’autre, c’est tout un paradigme
philosophique qui change, sous la forme d’une petite révolution copernicienne. Comme à
l’époque dadaïste et surréaliste, le Coup de dés mallarméen se voit associé à une poétique du
hasard affirmé et affirmateur, porteuse d’une charge critique contre le rationalisme occidental.
Le poème de 1897 offre alors une pleine et entière positivité, contrairement à la lecture
dominante inaugurée par Thibaudet.
Il est ainsi très révélateur de constater que Jean-Clet Martin use sans cesse du terme
« constellation » en l’employant au pluriel ; or, le Coup de dés mallarméen ne vise qu’une
constellation, et pas n’importe laquelle, celle de l’Ourse. De plus, Mallarmé, hanté par
« l’unique Nombre qui ne peut pas être un autre », accepterait sans doute difficilement
l’absolu relativisme soutenant que « tous les coups sont victorieux3379 », dans la perspective
d’un ludisme pur, et de ce « jeu idéal » décrit par Deleuze dans Logique du sens. Cette sur-
valorisation du multiple va de pair avec la sur-valorisation du verbe « émettre » dans « Toute
Pensée émet un Coup de Dés ». Notons que ce terme n’a pas été affecté par Mallarmé d’une
majuscule – Jean-Clet Martin ne cite jamais le poème avec ce degré de précision, ce qui,
d’ailleurs, fait partie des traits symptomatiques de l’usage aphoristique du texte – et que le
poète insiste sans doute bien davantage sur l’identité entre la pensée et la contingence, que sur
la dimension nomade de la pensée frappée de précarité.
Dans un même ordre d’idées, il est en outre très révélateur de le voir occulter totalement la
question de l’arrêt du mouvement, « point dernier » et « sacre »3380. La critique deleuzienne
de l’Aufhebung conçue comme « point final » et terme d’un processus, que l’on choisit de
symboliser par ce « coup de dés » mallarméen prétendument « interminable », n’est pas sans
s’exposer elle-même à la critique. Même s’il faut bien admettre que le poème s’achève sur
une clausule qui peut sembler ouverte dans la mesure où c’est bien le hasard qu’elle inscrit
comme terme, et que la fin puisse s’interpréter comme une relance des dés, il n’en demeure
pas moins que la poétique mallarméenne reste une poétique du sacre, et que la composition

3379
Ibid., p. 147.
3380
OC, t. I, p. 387.

725
circulaire allant du « coup de dés » inaugural, majuscule, au « coup de dés », final, minuscule
peut aussi être lue comme une forme de clôture nécessaire, fondée sur la Répétition, ce qui
nous ramènerait ici plutôt à Kant qu’à Deleuze : le cercle du Même, plutôt que la nuée du
Virtuel ou le rhizome du Multiple. De même, on sait que l’acte accompli, dans un des
scénarios d’Igitur, aboutissait à une fixation de l’infini, selon un schéma qui rappelle
l’apothéose stellaire qui vient clore et enclore le sonnet en –yx : « l’infini est enfin fixé3381 ».
La « distribution » mallarméenne des signes semble beaucoup plus sédentaire que nomade.
De fait, ces variations deleuziennes de Jean-Clet Martin mettent en avant l’équivoque du
statut de la formule « Toute Pensée émet un Coup de dés », qui oscille entre une valeur
conclusive et une valeur inchoative, ainsi que l’ambiguïté de la fin du poème, qui semble
fournir simultanément un arrêt et une relance, le sacre désirable de la Nécessité et celui, sans
doute regrettable, du Hasard.
Mais revenons à la source : Deleuze lui-même.

2. « Toute pensée émet un coup de dés » : Mallarmé ou la formule


Pour Deleuze, le Coup de dés ne livre pas une forme, destinée à une reprise avant-gardiste
ou expérimentale dans le champ de la poésie ; il délivre effectivement une formule, comme l’a
souligné Jean-Clet Martin, à savoir une phrase opératoire dans le champ de la philosophie, et
des sciences humaines. A la différence de la formule de Bartleby, la formule mallarméenne
n’est bien évidemment pas une « agrammaticalité » ; elle n’est pas non plus une contre-
éthique de la résistance liée à un « néant de volonté3382 » : elle constitue plutôt une épure
philosophique, ou une signature conceptuelle. La phrase terminale du poème de 1897 servira
ainsi tout à la fois pour synthétiser la méthode structuraliste, mais aussi, plus précisément,
pour présenter la conception de la pensée dans la philosophie de Foucault ; elle sera encore et
surtout à l’œuvre dans la présentation que Deleuze a pu faire de sa propre pensée. Nous avons
bien conscience que ces extraits n’ont alors de sens qu’à être resitués dans une globalité, celle
du système deleuzien.

-Une des formules du deleuzisme (de Logique du sens à Qu’est-ce que la philosophie ?)

Logique du sens (1969), éloge et parcours des surfaces déployées de « Lewis Carroll aux
stoïciens3383 », est un livre dont la construction même, faite de séries et de figures, se trouve
présentée en introduction avec des termes mi-nietzschéens, mi-mallarméens :

3381
Ibid., p. 477.
3382
G. Deleuze, « Bartleby ou la formule », in Melville, Bartleby. Les Iles enchantées, GF-Flammarion, 1989,
p. 188.
3383
G. Deleuze, Logique du sens, Editions de Minuit, 1969, p. 7.

726
Comme sur une surface pure, certains points de telle figure dans une série renvoient à d’autres
points de telle autre : l’ensemble des constellations-problèmes avec les coups de dés
correspondants, les histoires et les lieux, un lieu complexe, une « histoire embrouillée » – ce livre
est un essai de roman logique et psychanalytique3384.

Par ailleurs, ce coup d’essai accorde un petit commentaire à la combinatoire mallarméenne du


« Livre total », dans un chapitre relatif au « jeu idéal3385 », ou « jeu pur », fondamentalement
non-réel, distingué du jeu normal, réglé, dispensateur de « distributions fixes3386 », et lié à des
modèles mondains, extra-ludiques, ceux de la vie réelle, de l’action morale et de l’activité
économique. Il s’agit ici de donner un aperçu d’un jeu sans règles, sans vainqueurs ni vaincus,
dont les composantes seraient celle de la pensée elle-même, et de l’œuvre d’art3387. C’est un
jeu qui n’est pas sans coloration nietzschéenne, affirmation totale de tout le hasard : Logique
du sens reprend et approfondit certaines orientations de Nietzsche et la philosophie, et de
Différence et répétition, dans la proximité de la pensée structuraliste qui substitue le sens
produit en surface, au sens donné comme hauteur idéaliste ou profondeur existentialiste3388.
Déjà, le livre de 1968 distinguait « bon » et « mauvais jeu ». Le « bon jeu », ou « jeu divin »,
échappe au partage catégoriel et moral entre gain et perte, bien et mal qui caractérise le pari
de Pascal, et qui relève plus largement d’un « nomos sédentaire » ; il met ses propres règles en
jeu, et se situe « par delà le bien et le mal » : « l’enfant- joueur ne peut que gagner – tout le
hasard étant affirmé chaque fois et pour toutes les fois3389 ». Un tel ludus, s’il n’est pas
pascalien, est « celui dont Héraclite parle peut-être, celui que Mallarmé invoque avec tant de
crainte religieuse et de repentir, Nietzsche avec tant de décision3390 ». On le voit, les
réticences à l’endroit de l’auteur du Coup de dés ne sont pas encore complètement évacuées.
Un an plus tard, ce sera chose faite.
Logique du sens revient en effet sur ce thème. Un tel « jeu divin » passe par des coup
distincts mais rapportés à « un seul et même lancer, ontologiquement un3391 » :
Chaque coup émet des points singuliers, les points sur les dés. Mais l’ensemble des coups est
compris dans le point aléatoire, unique lancer qui ne cesse de se déplacer à travers toutes les
séries (…). L’unique lancer est un chaos, dont chaque coup est un fragment. Chaque coup
opère une distribution de singularités, constellation3392.

Cette « distribution nomade3393 » des singularités implique un autre temps, celui de l’Aiôn,
incorporel, linéaire, illimité, superficiel (le présent n’est rien), et non le temps de Chronos,
corporel, cyclique, limité, profond (le présent est tout). D’un coté, l’événement incarné, de

3384
Ibidem.
3385
Ibid., p. 74-82.
3386
Ibid., p. 74.
3387
« C’est donc le jeu réservé à la pensée et à l’art », ibid., p. 76.
3388
Voir « Du non-sens », ibid., p. 83-91.
3389
G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 152.
3390
Ibid., p. 362.
3391
G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 75.
3392
Ibid., p. 75-76.
3393
Ibid., p. 76.

727
l’autre, l’Evénement pur, qui n’est jamais donné dans un présent. Pour Deleuze, cet autre jeu,
et cet autre temps, se rencontrent chez le Mallarmé de Mimique, du « Livre » et du Coup de
dés. Ce « milieu, pur, de fiction » dont parle le poète se trouve ici rapproché de la théorie
stoïcienne des incorporels, et de ce « présent vide de l’Aiôn3394 ». Le philosophe écrit ainsi,
en retrouvant quelque chose de l’aphorisme héraclitéen faisant du temps un « enfant qui joue
au tric-trac », tout en s’appropriant l’idée borgésienne d’un labyrinthe constitué d’une seule et
unique droite :
L’Aiôn, c’est la ligne droite que trace le point aléatoire ; les points singuliers de chaque événement
se distribuent sur cette ligne, toujours par rapport au point aléatoire qui les subdivise à l’infini, et
par là les fait communiquer les uns avec les autres, les étend, les étire sur toute la ligne. (…)
L’Aiôn, c’est le joueur idéal ou le jeu. Hasard insufflé et ramifié. C’est lui le lancer unique dont
tous les coups se distinguent en qualité. (…) C’est le jeu de Mallarmé, c’est-à-dire « le livre » :
avec ses deux tables (la première et la dernière feuilles sur un même feuillet plié), ses séries
multiples intérieures douées de singularités (feuillets mobiles permutables, constellations-
problèmes), sa ligne droite à deux faces qui réfléchit et ramifie les séries (« centrale pureté »,
« équation sous un dieu Janus »), et sur cette ligne le point aléatoire qui se déplace sans cesse,
apparaissant comme case vide d’un côté, objet surnuméraire de l’autre (hymne et drame, ou bien
« un peu de prêtre, un peu de danseuse », ou encore le meuble de laque fait de casiers et le
chapeau hors case, comme éléments architectoniques du livre)3395.

Plus loin, il voit dans le fragment relatif au « vieillard mort de faim » et à « l’enfant né de la
parole », figures et moments rattachés à la temporalité du retour, éternel sans être cyclique,
propre à l’Aiôn, « le point aléatoire qui se déplace sur la ligne, point d’Igitur et du Coup de
dés3396 ». C’en est donc bien terminé de l’anti-nietzschéisme de Mallarmé.
Au final, on voit ici un Deleuze littéralement conceptualiser les notes du « Livre », situées
dans les parages d’Igitur et du Coup de dés, à travers une construction très personnelle, qui
réassemble certains matériaux mallarméens en fonction d’une pensée du hasard affirmé et
ramifié. Ainsi, dans cette perspective d’une articulation entre le jeu pur et l’événement pur,
Mallarmé, Lewis Carroll et les stoïciens appartiennent alors à une même série philosophique.
On notera que si le thème mallarméen du « coup de dés » peut entrer dans le système
deleuzien, c’est par le biais de son identification et de son intégration dans le projet plus vaste
du « Livre », entendu comme œuvre fondamentalement ouverte et décentrée, sérielle et
tabulaire, proliférante et rhizomatique, si l’on anticipe sur l’époque de Mille plateaux.
On retrouve cette idée du coup de dés créateur dans Qu’est-ce que la philosophie ?
(1991). L’image est récurrente dans cet ouvrage ; elle définit l’activité propre de la
philosophie, seule créatrice de concepts : « les concepts philosophiques sont des touts
fragmentaires qui ne s’ajustent pas les uns aux autres, puisque leurs bords ne coïncident pas.
Ils naissent de coups de dés plutôt qu’ils ne composent un puzzle3397 ». Le concept, qui n’est

3394
Ibid., p. 80.
3395
Ibid., p. 80-81.
3396
Ibid., p. 82.
3397
Ibid., p. 38.

728
en rien une idée générale, mais une « multiplicité », et donc un composé doté « d’un
chiffre3398 », se voit décrit aussi comme la « constellation d’un événement à venir3399 ».
Pour Deleuze, c’est Igitur et le Coup de dés qui forment maintenant un seul et même
texte, comme si le conte donnait une figure, et le poème un lieu ainsi qu’une formule. C’est
très net dans ce passage qui présente le personnage conceptuel, dans son rapport au plan
d’immanence, défini quelques pages auparavant3400 :
Le personnage conceptuel et le plan d’immanence sont en présupposition réciproques. Tantôt le
personnage semble précéder le plan, et tantôt le suivre. C’est qu’il apparaît deux fois, il intervient
deux fois. D’une part, il plonge dans le chaos, il en tire des déterminations dont il va faire les traits
diagrammatiques d’un plan d’immanence : c’est comme s’il s’emparait d’une poignée de dés, dans
le hasard-chaos, pour les lancer sur une table. D’autre part, à chaque dé qui retombe il fait
correspondre les traits intensifs d’un concept qui vient occuper telle ou telle région de la table,
comme si celle-ci se fendait suivant les chiffres. Avec ses traits personnalistiques, le personnage
conceptuel intervient donc entre le chaos et les traits diagrammatiques du plan d’immanence, mais
aussi entre le plan et les traits intensifs des concepts qui viennent le peupler. Igitur. Les
personnages conceptuels constituent les points de vue selon lesquels des plans d’immanence se
distinguent ou se rapprochent, mais aussi les conditions sous lesquelles chaque plan se trouve
rempli par des concepts de même groupe. Tout pensée est un Fiat, émet un coup de dés :
constructivisme. Mais c’est un jeu très complexe, parce que le lancer est fait de mouvements
infinis réversibles et pliés les uns dans les autres, si bien que la retombée ne peut se faire qu’à
vitesse infinie en créant les formes finies qui correspondent aux ordonnées intensives de ces
mouvements : tout concept est un chiffre qui ne préexistait pas. Les concepts ne se déduisent pas
du plan, il faut le personnage conceptuel pour les créer sur le plan, comme il le faut pour tracer le
plan lui-même (…)3401.

Comme on le voit, concept et plan sont construits sur fond de chaos, à partir du geste décisif
et affirmateur d’un opérateur-carrefour, artiste et géomètre, le personnage conceptuel.
Cette notion de personnage conceptuel permet en particulier le passage de la philosophie
à l’art, et réciproquement : « l’art ne pense pas moins que la philosophie, mais il pense par
affects et percepts. Ce qui n’empêche pas que les deux entités passent souvent l’une dans
l’autre, dans un devenir qui les emporte toutes deux (…)3402 ». Les plans se croisent, ou se
recoupent : « le plan de composition de l’art et le plan d’immanence de la philosophie peuvent
se glisser l’un dans l’autre, au point que des pans de l’un soient occupés pas des entités de
l’autre3403 ». Artistes et philosophes échangent leurs fonctions. Alors que des philosophes
peuvent faire entrer leur pensée dans un devenir-artistique, inversement, des artistes peuvent

3398
Ibid., p. 21.
3399
Ibid., p. 36.
3400
Pour le dire trop vite, Deleuze distingue le plan d’immanence, propre à la philosophie, du plan de
composition, propre à l’art, et du plan de référence, propre à la science. Ce sont trois manières, passant
respectivement par le concept, par l’affect et le percept, et enfin par la fonction, d’affronter par le cerveau le
chaos. Le plan d’immanence, par rapport aux concepts sur lequel ils résonnent, se placent ou se déplacent, est
défini comme « Un-Tout illimité », « table », « milieu fluide », « réservoir », « machine abstraite », « horizon
absolu », « courbure variable », « image de la pensée », objet fractal (ibid., p. 38-59).
3401
G. Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 73.
3402
Ibid., p. 64.
3403
Ibid., p. 65.

729
conduire leur œuvre vers un devenir-philosophique ; Mallarmé3404, pour Deleuze, aux côtés de
beaucoup d’autres3405, appartient à cette lignée de « penseurs » qui sont « "à moitié
philosophes" » et accoucheurs d’œuvres « aux pieds déséquilibrés » : « Igitur est précisément
un tel cas, personnage conceptuel transporté d’un plan de composition sur un plan
d’immanence : son nom propre est une conjonction3406 ».

-La formule du structuralisme (1973)


Dans un article publié en 1973, intitulé « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? », qui
fait écho à certaines analyses de Logique du sens, Deleuze, procédant par approfondissements
successifs à partir de la triade lacanienne qui servira de cadre général au propos, expose sept
critères distinctifs d’une démarche qui a pour moment inaugural et principal la reconnaissance
d’un tiers situé en deçà et par delà l’opposition entre réel et imaginaire : le symbolique. Le
deuxième critère est celui de la spatialité : le symbolique est inséparable d’une conception
locale ou positionnelle du sens. Ceci entraîne deux conséquences. Tout d’abord le sens,
« effet de position », est une « production » de la structure, qui livre toujours un excès de
sens. Ensuite, cette approche topologique conduit l’homme structuraliste, véritable homo
ludens, à mettre en avant le modèle du jeu :
La seconde conséquence, c’est le goût du structuralisme pour certains jeux et certain théâtre,
pour certains espaces de jeu et de théâtre. Ce n’est pas un hasard que Lévis-Strauss se réfère
souvent à la théorie des jeux, et donne tant d’importance aux cartes à jouer. Et Lacan, à des
métaphores de jeu qui sont plus que des métaphores : non seulement le furet qui court dans la
structure, mais la place du mort qui circule dans le bridge. Les jeux les plus nobles comme les
échecs sont ceux qui organisent une combinatoire des places dans un pur spatium infiniment
plus profond que l’étendue réelle de l’échiquier et l’extension imaginaire de chaque figure. Ou
bien Althusser interrompt son commentaire de Marx pour parler théâtre, mais d’un théâtre qui
n’est ni de réalité, ni d’idées, pur théâtre de places et de positions dont il voit le principe chez
Brecht, et qui trouverait peut-être aujourd’hui son expression la plus poussée chez Armand
Gatti. Bref, le manifeste même du structuralisme doit être cherché dans la formule célèbre,
éminemment poétique et théâtrale : penser, c’est émettre un coup de dés3407.

Ainsi, la formule mallarméenne, signe ici du jeu de la pensée plutôt que symptôme de sa
foncière contingence, se voit réinscrite au sein de ce grand paradigme spatial du jeu, qui
traverse toutes ces années structuralistes et post-structuralistes, et qui relève en partie d’un
nietzschéisme diffus, comme on l’a rappelé plus haut. Le Coup de dés de 1897 délivre une
phrase-clé qui synthétise ces nouvelles opérations que la méthode structuraliste met en œuvre

3404
Notons que Deleuze paraphrase Mallarmé pour décrire le statut du personnage conceptuel, distingué de la
personne du philosophe : « je ne suis plus moi, mais une aptitude de la pensée à se voir et se développer à travers
un plan qui me traverse en plusieurs endroits », ibid., p. 62.
3405
Deleuze cite aussi : Hölderlin, Kleist, Rimbaud, Kafka, Michaux, Pessoa, Melville, Lawrence et Miller.
3406
G. Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 65.
3407
G. Deleuze, « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? », Le XXe siècle. Histoire de la philosophie VIII, sous
la dir. Fr. Châtelet (1973), Hachette, coll. « Pluriel », 2000, p. 307.

730
dans la champ de l’anthropologie, de la philosophie politique, de la psychanalyse, et de la
création littéraire d’avant-garde.
Effectivement, cette présence de la modélisation spatiale se rencontre par exemple dans ce
passage fameux de Race et Histoire, dans lequel l’auteur de La Pensée sauvage remet en
question l’idéologie du progrès, fondée sur une conception téléologique de l’histoire et une
vision technocentriste de la culture. Il faut alors spatialiser les données : « Le développement
des connaissances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l’espace des formes de
civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps3408 ». Dès
lors, cette conception linéaire et cumulative de l’histoire une fois écartée, la modélisation du
devenir historique change aussi de forme, et de comparant privilégié. Puisque l’histoire est
faite de discontinuités et de réorientations incessantes – « sauts et « bond » –, à la figure de
l’homme qui marche (homo viator), il faudra substituer celle de l’homme qui joue (homo
ludens) :
L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par
chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est
acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui,
chaque fois qu’il les jette, les voit s’éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes
différents3409.

Ainsi, tandis que la science structuraliste « étale dans l’espace » ses objets, par un bel effet de
réciprocité, l’homme dans l’histoire, aux yeux de Lévi-Strauss, est un homme qui joue, dont
l’activité constructive, pourrait-on dire ici avec Deleuze, « émet un coup de dés ».
Deleuze ajoute ensuite un troisième critère distinctif, celui des rapports entre différentiel
et singulier. Après une définition du structuralisme comme primat de la place sur l’occupant,
il s’agit de le définir comme primat des relations sur les termes, à partir de la notion
linguistique de phonème : « les phonèmes n’existent pas indépendamment des relations dans
lesquelles ils entrent et par lesquelles ils se déterminent3410 ». Ainsi, rapproché de la logique
du calcul différentiel, le symbolique est « détermination réciproque au sein d’un rapport3411 »
entre des éléments non-déterminés en eux-mêmes. Deleuze poursuit, en ajoutant une seconde
dimension :
Aux déterminations des rapports différentiels correspondent des singularités, des répétitions de
points singuliers qui caractérisent les courbes ou les figures (un triangle par exemple a trois
points singuliers). Ainsi la détermination des rapports phonématiques propre à une langue
donnée assigne les singularités au voisinage desquelles se constituent les sonorités et les
significations de la langue. La détermination réciproque des éléments symboliques se
prolonge dès lors dans la détermination complète des points singuliers qui constituent un
espace correspondant à ces éléments. La notion capitale de singularité, prise à la lettre, semble
appartenir à tous les domaines où il y a structure. La formule générale « penser, c’est émettre

3408
Cl. Lévi-Strauss, Race et histoire (1952), Gallimard, coll. « folio essais », 1987, p. 38.
3409
Ibidem.
3410
G. Deleuze, « A quoi reconnaît-on le structuralisme? », art. cit., p. 308.
3411
Ibid., p. 309.

731
un coup de dés » renvoie elle-même aux singularités représentées par les points brillants sur
les dés. Toute structure présente les deux aspects suivants : un système de rapport différentiels
d’après lesquels les éléments symboliques se déterminent réciproquement, un système de
singularités correspondant à ces rapports et traçant l’espace de la structure. Toute structure est
une multiplicité 3412.

Etre structuraliste revient ainsi à tenter de dégager des « éléments symboliques », incarnés
dans des êtres réels ; des « rapports différentiels », actualisés dans des relations réelles ; et des
« points singuliers », associées à des places imaginaires. Dans le cadre des « structures
élémentaires de la parenté », cela s’illustre ainsi : l’élément « frère » entre dans le rapport
frère / sœur, et occupe un certain point dans la structure donnée.
Plus loin enfin, à propos du critère de la « case vide », et de son corollaire, l’excès de sens,
le philosophe, après Joyce et Roussel, convoque Mallarmé, celui du « Livre » et du Coup de
dés, œuvres qui sont autant de mises en forme(s) de « l’objet = x » :
Chez Mallarmé, nous trouvons des systèmes de rapports entre séries, et des mobiles qui les
animent, d’un tout autre type encore. Notre but n’est pas d’analyser l’ensemble des procédés qui
ont fait et font la littérature moderne, jouant de toute une topographie, de toute une typographie du
« livre à venir », mais seulement de marquer dans tous les cas l’efficacité de cette case vide à
double face, à la fois mot et objet3413.

Ainsi, le structuralisme, conceptualisé par Deleuze, trouve sa « formule générale » chez le


Mallarmé du Coup de dés. La constellation poétique conduit à la structure, tandis que la
variation typographique s’interprète de manière sérielle, et que le blanc de la page, « vide
papier que la blancheur défend », délimite cette case vide qui rend possible le jeu du sens et
du non-sens.

-La formule de la « pensée du dehors » (le complexe Blanchot-Foucault-Deleuze, 1986)

La langue du Coup de dés hante le commentaire deleuzien de l’œuvre de Foucault. Ce


dialogue avec Mallarmé apparaît lorsqu’il s’agit de caractériser cette « pensée du dehors » que
l’auteur des Mots et des choses a fait sienne à partir de sa lecture de Blanchot. La critique de
l’intériorité débouche sur une pensée du milieu, qui rencontre l’affirmation de l’aléa comme
condition, et être-même de la pensée, puisque celle-ci « s’adresse à un dehors qui n’a pas de
forme3414 » :
C’est que l’intérieur suppose un début et une fin, une origine et une destination capables de
coïncider, de faire « tout ». Mais, quand il n’y a que des milieux et des entre-deux, quand les mots
et les choses s’ouvrent par le milieu sans jamais coïncider, c’est pour libérer des forces qui
viennent du dehors, et qui n’existent qu’en état d’agitation, de brassage et de remaniement, de
mutation. En vérité, des coups de dés, car penser, c’est émettre un coup de dés3415.

3412
Ibidem.
3413
Ibid., p. 326.
3414
Ibid., p. 93.
3415
Ibidem.

732
Voir et parler relèvent de la forme, et des formes du savoir – ce que Deleuze appelle « le
stratifié » ; penser, qui se loge dans « l’interstice entre voir et parler », appartient à la force,
aux rapports de forces identifiés au pouvoir – le dehors, ou ce que Deleuze nomme le « non-
stratifié », ou encore le « stratégique ». Mais pour Deleuze, qui s’éloigne ici partiellement,
nous semble-t-il, de l’origine blanchotienne du concept de « dehors », il y a dans cette
ouverture par le milieu un grand appel vitaliste, associé à la puissance libératrice du hasard. Il
faut arriver en effet à « faire du dehors un élément vital et renaissant3416 », et toute la
résistance au « bio-pouvoir » sera fondée sur ce projet : libérer la vie prisonnière en l’homme.
Plus loin, l’auteur de Différence et répétition analyse le dedans comme un « pli du
dehors3417 », en rattachant cette idée au thème de la « doublure » mis en avant par Foucault
dans son livre sur Roussel :
Car ce que Raymond Roussel avait découvert, c’était : la phrase du dehors ; sa répétition dans une
seconde phrase ; la minuscule différence entre les deux (« l’accroc ») ; la torsion, la doublure ou le
redoublement, de l’une à l’autre. L’accroc n’est plus l’accident du tissu, mais la nouvelle règle
d’après laquelle le tissu externe se tord, s’invagine et se double. La règle « facultative », ou
l’émission du hasard, un coup de dés. Ce sont, dit Foucault, les jeux de la répétition, de la
différence, et de la doublure qui les « rapporte »3418.

Ce dehors sans intériorité psychologique, qui ne se confond pas avec une extériorité, en lisant
Deleuze, ce pourrait être aussi l’océan du Coup de dés : « comme si le navire était un
plissement de la mer3419 » ; ou le non-événement de l’acte visé par le Maître : « l’espace du
Dehors, là où précisément le rapport est un "non-rapport", le lieu un "non-lieu"3420 ». On
retrouverait alors l’analyse du poème donnée par Blanchot. De même, la méthode
roussellienne des parenthèses, décrite comme multiplication des « plissements dans la
phrase3421 », pourrait s’appliquer, mutatis mutandis, à la syntaxe emboîtée du poème
mallarméen.
Deleuze conclut son livre sur la réponse donnée par l’œuvre de Foucault à la question
heideggerienne du « qu’appelle-t-on penser ? ». La réponse est la suivante : « penser, c’est
expérimenter, c’est problématiser3422 ». Le thème de l’aléa reviendra donc ici quand il s’agit
d’associer le problème de la pensée non plus au problème du savoir – « expérimenter » la
« disjonction » entre voir et parler –, mais au problème du pouvoir, et donc du dehors :
Puis, en fonction du pouvoir comme problème, penser c’est émettre des singularités, c’est lancer
les dés. Ce qu’exprime la coup de dés, c’est que penser vient toujours du dehors (…). Penser n’est
ni inné ni acquis. Ce n’est pas l’exercice inné d’une faculté, mais ce n’est pas non plus un learning
qui se constitue dans le monde extérieur. A l’inné et à l’acquis, Artaud opposait le « génital », la
génitalité de la pensée comme telle, une pensée qui vient d’un dehors plus lointain que tout monde

3416
Ibid., p. 106.
3417
Ibid., p. 104.
3418
Ibid., p. 105.
3419
Ibid., p. 104.
3420
Ibid., p. 92.
3421
Ibid., p. 106.
3422
Ibid., p. 124.

733
extérieur, donc plus proche que tout monde intérieur. Faut-il appeler Hasard ce dehors ? Et en effet
le coup de dés exprime le rapport de forces ou de pouvoir le plus simple, celui qui s’établit entre
singularités tirées au hasard (les nombres sur les faces)3423.

Deleuze renvoie alors en note à la « trinité Nietzsche-Mallarmé-Artaud » qui se trouve


« invoquée3424 » à la fin des Mots et les choses.
Au final, on voit donc Deleuze, entre Logique du sens et Qu’est-ce que la philosophie ?,
faire un usage philosophique assez fréquent du Coup de dés, plus ou moins explicite, et
toujours très ponctuel. Le poème du lancer, du dé, et de ses points en rotation, puis de la
constellation de points, perçue comme mobile et jamais fixée, permet de figurer l’articulation
des concepts deleuziens de singularité et de multiplicité, tout en rattachant l’ensemble au
concept d’événement pur, lié par ailleurs à la théorie stoïcienne des incorporels. Ce qui frappe
alors, c’est la quasi indiscernabilité entre les trois coups de dés, mallarméen, nietzschéen, et
deleuzien : pour parler comme le philosophe, ils appartiennent à la même « zone de
voisinage », et semblent suivre le même mouvement de « capture ». Mallarmé se voit ainsi
situé dans cette grande série des penseurs de l’immanence, qui ont contribué à « renverser le
platonisme ». Mais d’un autre côté, l’auteur de Qu’est-ce que la philosophie ?, penseur
concret de la vague et de l’herbe, de la ligne et du pli, se glisse dans un espace devenant
littéraire. Entre la poésie de Mallarmé et la philosophie de Deleuze, il semble que l’on puisse
établir un rapport qui est celui que Mille plateaux décrit entre la guêpe et l’orchidée : non pas
« imitation ni ressemblance, mais explosion de deux séries hétérogènes dans la ligne de fuite
composée d’un rhizome commun3425 ». Reste à définir, ou à questionner, cette éventuelle
communauté.

b) Lyotard : le concept de « figural ou « le sensible dans le sensé » (1971)

1. Le concept d’« espace figural »


Discours, Figure, contribution à une « critique pratique de l’idéologie3426 », est le fruit
d’une réflexion exposée à Nanterre entre 1967 et 1969 sous l’égide de l’esthéticien Mikel
Dufrenne. Jean-François Lyotard expose dans ce livre-somme le concept de figural, promis à
une assez belle fortune dans le champ esthétique et philosophique3427, qu’il forge dans le but
de répondre au problème des rapports entre le lisible et le visible. Un tel « parti pris du

3423
Ibid., p. 125.
3424
Ibidem.
3425
G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 17.
3426
J. Fr. Lyotard, Discours, Figure, Klincksieck, 1971, p. 19.
3427
Voir en particulier Figure, figural, L’Harmattan, 1999. Notons ainsi par exemple l’importance de ce concept,
et de la voie théorique qu’il a pu ouvrir, dans la pensée d’un G. Didi-Huberman. L. Jenny, dans La Parole
singulière (Belin, 1990), a cherché également à explorer la fécondité du « figural » en l’appliquant à la pratique
littéraire post-mallarméenne.

734
figural3428 », fondamentalement anti-rationaliste, doit s’entendre comme une « défense de
l’œil3429 » développée contre une certaine tradition occidentale logocentrique, d’ascendance
platonicienne, qui aurait sacrifié la figure au discours, le sensible à l’intelligible, à travers la
promotion de la rationalité discursive. De fait, Lyotard part en lutte contre « toute la ratio
occidentale, qui tue l’art en même temps que le rêve3430 ». La figure, tirée vers le sens,
envisagé comme « l’autre de la signification3431 », liée à la désignation, à l’expression, à la
force, au continu, au geste, à la pulsion, à la différence, à l’opacité silencieuse du sensible,
sera envisagée comme l’autre du discours, véritable enjeu de cette réflexion. Contre une
herméneutique du symbole, il s’agira de fonder une énergétique de la figure. L’incipit du livre
choisira ainsi, de manière emblématique, de jouer Breton contre Claudel, en opposant « l’œil
existe à l’état sauvage » à « l’œil écoute »3432.
Dans cette entreprise de réhabilitation du sensible, Lyotard trouvera deux alliés théoriques
majeurs : la phénoménologie de Merleau-Ponty, avec laquelle il va cependant engager un
dialogue critique, et la Traumdeutung freudienne, qui lui fournira les éléments essentiels pour
nouer le visible au pulsionnel, en s’appuyant sur les opérations du « travail du rêve », qu’il
mettra en rapport, sans les confondre, avec celles du travail de l’œuvre. Quant au corpus de
textes et d’images sollicité, il sera pour l’essentiel redevable aux « travaux européens situés
entre 1880 et 1930 : Saussure, Frege, Freud, Mallarmé, Cézanne, Lhote, Klee…3433 ». Ce
découpage chronologique, doublé d’un choix esthétique et théorique, visant une certaine
césure « moderne », ne l’empêchera pas de traiter aussi de l’image médiévale, comme des
recherches formelles de Butor. Ajoutons, pour clore notre brève présentation liminaire, que
cette réflexion théorique s’inscrit en droite ligne dans les débats suscités par la vogue du
structuralisme philosophique, et contribue à sa manière, dans le sillage des travaux de
Derrida, dont elle s’inspire explicitement, ou de ceux de Kristeva, dont elle ne dit mot, à
amorcer cette phase de reflux du mouvement. Discours, Figures fait ainsi apparaître une de
ces « premières fissures3434 » visibles au sein du structuralisme, caractérisées en particulier
par des attaques contre les conceptions statiques et closes de la structure, la permanence
oblique des philosophies du sujet, et le primat du linguistique, qui perpétue « la
métaphysique » : « on ne rompt pas du tout avec la métaphysique en mettant du langage
partout3435 ». Lyotard ne sera guère équivoque sur ce point, puisque le « figural » doit

3428
J. Fr. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 9.
3429
Ibid., p. 11.
3430
Ibid., p. 14.
3431
Ibid., p. 18.
3432
Voir ibid., p. 9-11.
3433
Ibid., p. 163.
3434
Fr. Dosse, Histoire du structuralisme. II. Le chant du cygne, op. cit. p. 11.
3435
J. Fr. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 14.

735
contribuer, énergiquement, à « dissiper le prestige présent du système3436 », et que l’œil qu’il
cherche à promouvoir est « l’œil de personne3437 ».

2. La preuve par l’exemple : le cas du Coup de dés


Dans l’ordre de la démonstration, le Coup de dés constitue le premier exemple cité
d’irruption de la figure dans le discours. Que « l’œil est dans la parole3438 », Mallarmé l’a
expérimenté à même les doubles pages de son texte, en exposant le langage dans sa dimension
de visibilité :
Avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Mallarmé dérobe radicalement le langage
articulé à sa fonction prosaïque, de communication ; il révèle en lui un pouvoir qui l’excède, le
pouvoir d’être « vu » et pas seulement lu-entendu ; le pouvoir de figurer et pas seulement de
signifier3439.

Lyotard va alors proposer une lecture figurale du poème mallarméen, tributaire de l’analyse
de Davies d’une part – seul exégète cité dans ces pages de 1971 – et prolongeant d’autre part
quelques formules fameuses de Valéry, en particulier celle-ci – « la figure d’une pensée » –
aisément rattachées à sa réflexion sur les limites et les croisements entre voir et parler. Ainsi,
comme chez Badiou, la philosophie pense « sous condition » de la poésie, dans la tradition du
dernier Heidegger : « on ne s’étonnera pas qu’ici aussi la philosophie vienne trop tard et
qu’elle ait tout à apprendre des poètes3440 ». Ecoutons alors la leçon du Coup de dés.

-Une poétique de l’idée sensible

Lyotard commence par dissiper un malentendu. La présence d’une certaine figurabilité


dans le Coup de dés ne doit pas laisser entendre que le poète aurait abandonné le monde de la
signification, pour basculer dans une pure et simple réification du langage : il serait « absurde
de prendre ce livre comme une partition ou un tableau, de simuler que les mots ne sont pas
des mots et ne veulent rien dire3441 ». Il y a un signifié du poème, que le philosophe, en se
référant à Davies, résume ainsi : « produire une œuvre absolue3442 ». La production de ce dire
« intemporel, inétendu, incommunicable et incréé3443 » présuppose une série d’opérations
négatives ou ascétiques :
Ce lieu sans lieu et cet instant sans temps sont le hasard aboli. Un discours posé sur cette
surface « vacante et supérieure », comme il est dit à la fin du Coup de dés, ne doit plus rien à

3436
Ibid., p. 11.
3437
Ibid., p. 56.
3438
Ibid., p. 13.
3439
Ibid., p. 62.
3440
Ibid., p. 60.
3441
Ibid., p. 62.
3442
Ibidem.
3443
Ibidem.

736
la circonstance sensible, sociale, affective (…). C’est à ce prix que le discours pourra produire
ce que Mallarmé nomme la « notion essentielle », le véritable objet poétique3444.

Lyotard rejoint ici certaines des analyses de Blanchot. L’objet poétique passe par la double
négation de l’objet empirique, et du sujet empirique ; un tel « mouvement d’élimination »
consacre « l’accomplissement de la perte de l’objet, sans lequel point de littérature3445 ». La
mise en évidence de cette coupure entre le langage et le monde, constituante du dire, ferait de
Mallarmé un exact contemporain de Saussure, dont la poésie consacrerait, sur le plan de la
pratique, la thèse conventionnaliste :
La poétique de Mallarmé paraît mener à son terme la propriété fondamentale du langage, que
Saussure élaborait en même temps, l’arbitraire du signe par rapport à l’objet qu’il signifie.
L’« élimination » mallarméenne, c’est l’approfondissement de l’espacement de référence
comme distance infranchissable qui sépare le verbe et la chose et garantie au premier sa portée
d’idéalité3446.

Ce processus d’abstraction du monde par l’exercice du langage, qui reste poétique, ne quitte
pas pour autant le sensible : « Cette re-création donne à voir son objet, et ce voir, serait-il lui-
même idéal, notionnel, comme son objet, est néanmoins emprunté à la constitution libidinale
du sujet de la vision3447 ». Lyotard cite alors un passage de la conférence sur Villiers :
« l’agonie dans laquelle on ressuscite ce qu’on a perdu pour le voir3448 ». Ce libidinal est situé
certes du côté du « travail de mort que la littérature fait sur le monde », mais se double
également d’un souci de représentation sensible : « Cette importance du visible présent jusque
dans l’espace vacant du retrait, Mallarmé l’a soulignée indirectement quand dans ses lettres, il
insiste sur le caractère sensuel de sa démarche notionnelle3449 ». Lyotard convoque alors
quelques lettres fameuses des années de crise, où il est question d’une sensation de l’Idée, et
d’une jouissance de la notion. En outre, si Mallarmé valorise si intensément la dimension
littérale – l’espace et la matérialité de la lettre – de la littérature, c’est qu’il accorde un certain
privilège à la représentation visuelle de la parole qu’est l’écriture ; celle-ci livre la « trace
visible de l’idée3450 », en présentant « une sorte de schème qui est inclus dans le mot, sa
formule d’action, une chorégraphie motivée, recélée dans son arbitraire3451 ». Il ajoute :
« l’écrit institue, ce que ne fait pas la parole, une dimension de visibilité, de spatialité sensible
qui permettra justement de faire voir l’univers recréé à partir de la divine transposition3452 ».
Notons bien ici que pour Lyotard, c’est au sein même de la non-motivation du signe que
s’accomplit cette recréation schématique du sensible. Il ne sera pas question, à aucun moment,

3444
Ibid., p. 63.
3445
Ibidem.
3446
Ibid., p. 63.
3447
Ibidem.
3448
OC, t. II, p.
3449
J. Fr. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 63.
3450
Ibid., p. 64.
3451
Ibidem.
3452
Ibidem.

737
d’envisager la question de l’iconicité du Coup de dés dans une perspective cratylienne ou
mimologique. C’est la raison pour laquelle le philosophe écarte la lecture de Fraenkel, qui
avait cru pouvoir discerner, dans ce qu’il nommait « dessins transconscients », des objets ou
des contenus psychiques identifiables : « il est évident que la forme plastique n’a pas de
contenu (au sens de : signifié)3453 ». Ainsi, pourrions-nous dire, en reformulant quelque peu ce
commentaire, le mode de représentation du sensible transposé en langage poétique sera, pour
l’auteur de Discours, Figure, de l’ordre du schème figural, et non du mimème figuratif. Ce
que le Coup de dés donne à voir, ce n’est pas tel ou tel objet sensible, mais le sensible en lui-
même, dans son rythme abstrait et sa dynamique d’épure ; de la chose, le poème livrera
« plutôt que son profil clos, son mouvement, sa présence plastique3454 ».

-Le « schème » de la contingence sensible


La poétique de Mallarmé repose donc sur une tension, et non une synthèse ou un désir de
synthèse, entre idéalité du monde et matérialité du langage : « c’est à partir de cette contradiction
que s’élabore Igitur et que sera écrit le Coup de dés3455 ». Il s’agit alors de penser la forme-sens du
poème, en articulant figuration sensible et contenu intelligible. Lyotard fonde son raisonnement
sur la double équivalence suivante : contingence-sensible d’une part, et contingence-référence
linguistique d’autre part. Le rêve de l’œuvre absolue, abolissant le hasard, devrait aussi, en tant
que langage absolu, abolir le monde extra-linguistique, identifié ici au monde sensible ; or, cette
opération s’avère impossible :
L’œuvre, parce qu’elle parle dans la vacance de toute condition extrinsèque au pur discours et ne
donne que la notion, doit abolir le hasard, c’est-à-dire l’autre du langage, sa référence. Mais ce que
dit le Coup de dés, c’est que le langage n’abolit pas son autre, que l’œuvre fait elle-même partie du
sensible, et qu’il n’y a pas à choisir entre l’écrit et y renoncer, qu’en somme le problème est faux,
que toute façon : « rien n’aura eu lieu que le lieu ». Que le langage et son autre soient inséparables,
c’est la leçon du Coup de dés et d’Igitur et de Mallarmé3456.
De fait, l’œuvre d’écriture, offerte à l’œil, est encore un objet sensible, frappé de contingence.
Mais ce n’est pas tout, dans la mesure où le poète va prendre acte de cette aporie, non seulement
par le discours, mais aussi par la figure :
(…) cette indissociabilité, Mallarmé entend qu’on s’y consacre et qu’on s’y soumette : non d’un
coup de chapeau donné poliment du sein du langage, en la signifiant ; mais en la faisant voir,
encore, et donc en insinuant le plan, emblème de la contingence, dans le signe, sceau de la notion.
De là le travail sur la typographie qui est loin d’être « puéril »3457.

La forme du poème, en étroite corrélation avec son contenu, se voit donc envisagée ici tout à
la fois comme une figure (du) sensible, et une figure du hasard (la dimension tabulaire du
« plan »), qui vient faire irruption de manière conflictuelle dans cette quête de l’absolu portée
par le discours de la nécessité (la dimension linéaire du « signe » et de la « notion »). On
comprendra alors l’attaque contre Davies, à qui Lyotard reprend ce qualificatif de « puéril ».
Ce dernier, en occultant la figure, occulte l’essentiel :

3453
Ibid., p. 69.
3454
Ibid., p. 70.
3455
Ibid., p. 64.
3456
Ibidem.
3457
Ibidem.

738
Le critique qui fait remarquablement comprendre le signifié du Coup de dés, manque
complètement sa présence expressive. Laquelle prend sa revanche en se frayant un chemin jusque
dans les mots du commentateur3458 ; car il s’agit bien, avec cette singulière typographie, de lever la
répression du désir qui dans l’écrit affecte l’espace figural.

Lyotard appuie son analyse sur les indications de Mallarmé données à Gide dans sa lettre du
printemps 1897, ainsi que sur le commentaire de Valéry formulé en 1920 ; cette mimesis de
rythme en rapport avec « l’estampe originelle » dont parle le poète dans sa lettre, ou cette
figuration de la pensée décrite par le témoin ébloui du Coup de dés, confirment Lyotard dans
l’idée que ce poème présente un langage véritablement sensible, offrant une certaine
réalisation du projet phénoménologique :
Le voilà donc ce langage rêvé par Merleau-Ponty, ou du moins son protocole d’expérience. Il a
fait entrer en lui le sensible, il ne parle plus seulement par sa signification, il exprime par ses
blancs, ses corps, le pli de ses pages. Il a accepté de se déconstruire, il a résigné certaines des
contraintes de la typographie qui sont celles de la langue, donné asile à des attentes, à des
pesanteurs, à des accélérations qui prennent corps d’une étendue sensible. Par là la poésie radicale
exhibe qu’il y a du sensible dans le sensé3459.

Le philosophie du langage de Merleau-Ponty constitue en effet un point de départ important


de la réflexion de Lyotard sur la dimension sensible du discours. En ouverture de son essai,
comme nous l’avons signalé, le philosophe annonce qu’il entend marcher dans les pas de
l’auteur du Visible et de l’invisible, tout en se gardant de « dissoudre le dire dans le voir » :
« trouver un langage pour signifier ce qui est la racine du signifier », et « faire du langage un
geste3460 ». Mais avec Lyotard, le chiasme entre le voyant et le visible devient chiasme entre
le dicible et le figurable : « tout discours a son vis-à-vis, l’objet dont il parle, qui est là-bas,
comme son désigné dans un horizon : vue bordant le discours ». Le discours peut passer à la
figure parce que la figure passe dans et par le discours : « elle y est logée3461 ». Le langage est
à la fois « scindant », distanciation par rapport au sensible, et « scindé », incorporation du
sensible, de sorte que « la figure est dehors et dedans3462 ». Le Coup de dés sera une
manifestation de cet « œil du discours3463 ».
Le primat du sensible, et de l’indépassable contingence, que figurerait la disposition
typographique du poème, amène Lyotard à commenter la constellation finale d’une manière
assez inhabituelle ; si sa présence contre-balance le constat amer du « rien n’aura eu lieu que
le lieu » – « formulation inexacte en son pessimisme si on devait entendre qu’écrire n’est rien,

3458
Davies écrivait en effet : « Mallarmé n’avait pu réprimer un désir, partagé d’ailleurs par certains
contemporains, de reproduire visuellement sur la page imprimée l’image de objet évoqué dans le texte », G.
Davies, Vers une explication rationnelle du « Coup de dés », op. cit., p. 175.
3459
J. Fr. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 68-69.
3460
Ibid., p. 11.
3461
Ibid., p. 13.
3462
Ibidem.
3463
Ibidem.

739
que seul demeure le sensible, l’abîme du Coup de dés3464 » – elle n’en reste pas moins située
pour le philosophe sur le plan du sensible contingent ; la page écrite de l’œuvre absolue ne
saurait se confondre avec le ciel étoilé. En suivant Davies, Lyotard rappelle la corrélation
métaphorique établie par Mallarmé entre écriture humaine et écriture cosmique, fondée sur
l’inversion des valeurs :
Ce lieu qui aura eu lieu après le poème, ou qui aura même eu lieu après que le poète aura sombré
sans rien produire, ce n’est pas rien. On sait qu’à la fin du Coup de dés, où justement les dés ne
sont pas jetés, où l’œuvre n’est pas écrite, apparaît néanmoins la figure de la Grande Ourse : rien
n’a eu lieu, que cette constellation. (…) Le ciel nocturne, négatif du texte, donc ? Pas tout à fait et
pas seulement : écrire blanc sur noir, c’est écrire avec l’encre du hasard dans l’élément de l’absolu.
L’absolu est la trace immuable en tant que signe, présence du verbe (le mot est de Mallarmé, dans
les écrits sur le langage), le blanc est le sens absent. La constellation, c’est « l’infini fixé », le
blanc de l’indéfini capté dans le signe. Seulement ce signe n’est pas un livre, c’est une forme : ni
ombre, ni blanc, les deux. Et c’est en ce sens que c’est un lieu3465.

Quelques lignes plus loin, Lyotard verra dans la constellation l’image de « la neutralité
absolue du sensible3466 ». Quant au poème, il constitue une « réplique » du ciel étoilé, forme
sensible dont les éléments sont situés « en-deçà des contraintes de la structure3467 ».

-La « forme » contre la « structure »


Lyotard, peu avant d’évoquer le cas du Coup de dés avait distingué la forme, rattachée à
une stylistique des écarts, de la structure, redevable d’une linguistique de la norme ; la figure,
située du côté de la fiction, conformément à l’étymologie du terme, surgit alors à la fois
comme processus de transformation et processus de transgression : « La fiction, qui est ce qui
fait de la figure avec du texte, consiste entièrement dans un jeu sur les intervalles ; la figure
est une déformation qui impose à la structure des unités linguistiques une autre forme. Celle-
ci n’est pas réductible aux contraintes de la structure3468 ». C’est en grande partie la spécificité
du Coup de dés, soutenue par sa « préface » qui associe étroitement mise en fiction et mise en
page, qui l’amène à envisager les choses en ces termes. Dès lors, quelques pages plus loin, le
commentaire du poème ne pourra qu’insister sur sa spatialité transgressive.
De fait, quant à ce sensible du sensé évoqué plus haut, il trouve sa manifestation non pas
tant dans l’épaisseur du signifiant – « pas directement dans la "matière" des mots (qu’est-elle
au juste ? leur figure écrite, imprimée ? leur sonorité ? la couleur des lettres ?)3469 » – que
dans leur « arrangement3470 », à savoir leur mode de relation dans l’espace. Lyotard note que
le « dérangement des significations consiste en des formes : les éléments (mots) sont isolés

3464
Ibid., p. 65.
3465
Ibidem.
3466
Ibid., p. 70.
3467
Ibid., p. 65.
3468
Ibid., p. 61.
3469
Ibid., p. 69.
3470
Ibidem.

740
par des distances imprévues, marquées de variabilité, ils occupent des " places
variables"3471 ». Le Coup de dés, « texte spacieux » marqué par « un dérangement de
l’arrangement qui fait la signification », ouvre et libère une « spatialité spacieuse3472 » faite de
formes introduisant du jeu dans la structure de la langue. C’est ainsi que l’espace du poème,
qui puise ses valeurs dans « notre expérience visuelle et gestuelle, perceptive ou
imaginaire3473 », se dote de plusieurs dimensions, qui enrichissent le seul déroulement
linéaire d’un logos discursif :
Qu’est-il donc cet espace du Coup de dés ? Logique, parce que des mots y sont inscrits ; sensible
parce qu’il y a entre les termes est aussi importants que les termes (c’est le caractère essentiel de la
figure selon Lhôte) ; imaginaire parce que la figure de ces intervalles est régie seulement par la
fiction portée par le discours3474.

-Un double chiasme : les « miroirs » du poème


Par l’entremise de son schématisme typographique, qui n’est pas un mimologisme, on l’a
vu, le Coup de dés se présente cependant comme une surface déformée par un objet ; la figure
s’enfonce comme un coin dans le discours :
C’est cette distance référentielle même qui, après rotation d’un angle droit, vient placer sa figure
dans la ligne du discours, et la distendre, la disperser en chose « simultanée » à soi. La désignation
immigrant dans la signification ; le discours, sans perdre sa force de renvoi, se bardant d’une autre
force, celle des choses du désir, et sollicitant l’œil comme elles. Voilà le contact : la chose dont on
parle introduite dans ce qu’on dit, et pas intelligemment introduite, mais sensiblement, grâce à
cette ressource inépuisable du sensible, ce hasard échappant à toute abolition, qui est qu’il peut
accueillir et le texte et le non-texte ; la réalité sensible se faisant scène et salle, se représentant
constituée en miroir par le jeu du texte et de la figure sur elle ; l’anamorphose3475.

On sait que pour Lyotard, « l’œil c’est la force3476 », ce qui implique une déformation de
la forme. Le poème de Mallarmé se voit alors inscrit dans cette philosophie de la chair
désirante, complément critique de la « philosophie de la chair savante3477 » de Merleau-Ponty,
qui envisage le figural comme un événement posé dans « l’espace vacant ouvert par le
désir3478 ». Telle sera la conception du visible privilégiée par l’auteur de L’économie
libidinale, une modalité, non du dicible ni du perceptible, mais du désirable. L’objet visible,
dans ces conditions, ne relève pas d’un « Je-Tu du langage », ni d’un « On de la perception »,
mais d’un « Ça du désir3479 ». Le figural, lieu du continuum entre sensible et intelligible, se
voit d’ailleurs constamment associé au phantasme, catégorie qui assure le passage entre
conscient et inconscient.

3471
Ibid., p. 69.
3472
Ibidem.
3473
Ibid., p. 65.
3474
Ibid., p. 69.
3475
Ibid., p. 70.
3476
Ibid., p. 14.
3477
Ibid., p. 22.
3478
Ibidem.
3479
Ibid., p. 23.

741
C’est donc l’objet du désir qui vient anamorphoser la surface discursive. Le Coup de dés
doit être vu selon une « perspective dépravée », celle de la figure, et pas seulement lu selon
une perspective centrée, liée à la logique du discours. On circule alors du sensible à
l’intelligible par un jeu spéculaire, qui est le jeu même du figural. Dans le poème, Lyotard
distinguera alors, de manière récapitulative, deux types de spécularité3480. On rencontre tout
d’abord un effet de miroir entre le contenu intellectuel du texte (« objet de signification »),
qui énonce « il n’y a pas de notion (de signifié) hors du sensible », et sa forme graphique-
plastique (« objet de signifiance »), qui expose ce primat du sensible. Ainsi, « le premier objet
fait comprendre le second, le second fait voir le premier ». Le lisible et le visible se
déterminent réciproquement : le poème dit ce qu’il montre, et montre ce qu’il dit. Lyotard
usant du couple Sinn / Bedeutung emprunté à Frege, écrit : « la signification est présentée
visuellement en sens, le sens est présenté intelligemment en signification ». Ensuite, si l’on
quitte ce niveau macro-structural, et synchronique, on aperçoit un deuxième mode de
spécularité, lié plutôt à la « diachronie du volume ». Il s’agit du « chiasme », déjà identifié par
Davies, entre la phrase-titre et la phrase finale, que le philosophe décline sur le plan du
signifiant (répétition croisée de « coup de dés »), comme sur le plan du signifié : « la pensée
n’abolit pas l’impensé, mais l’impensé contient la pensée ». Cet effet de chiasme donne une
certaine « épaisseur » spatiale au poème, qui libère un « excès de sens », situé en deçà et au-
delà de la « signification ».
Dès lors, Lyotard isole trois types de « figures3481 » à l’œuvre dans le Coup de dés. Les
figures qui portent sur le signifié linguistique (principe de la métaphore), celles qui touchent
au signifiant linguistique (principe de la rime), et celles qui sont portées par le signifiant
graphique (rythme visuel). Ainsi, le poème propose un continuum de figures qui confirme la
thèse du continuum entre discours et figure, entre pur lisible et pur visible : « elles forment
chaîne ou relais entre l’ordre discursif intelligible et l’ordre spatio-temporel sensible, elles
avèrent la présence de formes susceptible de traverser les parois qui séparent le monde
intelligible et le monde sensible ». La conclusion de cette analyse, qui est aussi la conclusion
du chapitre, reprend la distinction entre réflexion et surréflexion. Lyotard emprunte ce concept
de surréflexion au Merleau-Ponty du Visible et l’invisible, en le redéfinissant selon ses
propres présupposés comme le pouvoir de « peindre et de dessiner avec et dans les mots3482 ».
En effet, la spécularité visée par le figural n’est pas d’ordre spéculatif : elle ne « consiste pas à
réfléchir le désigné en signifié », mais se caractérise comme « quelque chose de l’espace de

3480
Ibid., p. 71.
3481
Ibidem.
3482
Ibid., p. 53.

742
référence qui venant se loger dans le discours, y produit des anomalies et s’y rend ainsi
visible3483 ».

-Un anti-hégélianisme : l’approfondissement de la « crise du savoir »


Le socle philosophique qui sous-tend cette poésie n’est pas l’idéalisme hégélien ; Lyotard
tient à manifester son désaccord avec Davies sur ce point. Il donne alors trois arguments qui
attestent cette divergence entre le poète et l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit :
Rien n’est moins hégélien que cette pensée, le Coup de dés ne peut que faire partie de l’abîme-
hasard. Maintenir le question du sens jusqu’au bout dans l’élément de la contingence est contraire
à la postulation que tout le réel est rationnel ; penser la pensée comme combinaison fortuite parmi
d’autres possibles est, selon les termes de la préface à la Phénoménologie de l’esprit, demeurer
dans l’extériorité et le formalisme propre à la mathématique, et notamment à la combinatoire ;
abîmer enfin toute combinaison actuelle en tant que pensée ou œuvre dans la neutralité absolue du
sensible, au point d’en trouver l’équivalent dans une constellation, c’est bonnement effacer
l’inégalité entre le pour-soi de l’immédiateté naturelle et l’en-soi pour-nous du savoir médiatisé.
Avec Mallarmé, la crise du savoir s’approfondit : car non seulement elle se dit dans un discours de
signification qui en un sens maintient le savoir dans son élément et dans sa présomption, mais la
réflexion saisit précisément ce discours de signification comme un leurre, comme un tour que le
savoir joue au non-savoir, et elle déjoue ce tout en jouant le jeu du recessus3484, en plaçant l’espace
sensible et libidinal dans son discours même, le tour du trope. Ainsi est-il exprimé que la vraie
notion, c’est la sensualité qui la donne, et que la transcendance est immanente. Cette surréflexion a
sa parente non chez Hegel, qui appartient à la tradition de l’Occident, mais chez Cézanne et dans
tout l’ébranlement plastique dont il a été le sismographe et le dénotaneur, chez Nietzsche, bientôt
chez Freud3485.

Ainsi, par son anti-rationalisme, sa conception probabiliste de la pensée, et sa thèse du primat


du sensible qui rend impossible toute totalisation par la médiation de l’esprit, le Coup de dés
serait donc un démenti à l’idéalisme hégélien. Cette poésie doit être située dans une pensée de
type immanentiste, anti-occidentale, écrit-il sans plus de précisions ; Mallarmé, poète-penseur
de la modernité critique, appartiendrait alors à cette lignée des grands maîtres du soupçon.

3. Critique archéologique : un poème « à brouter » ?


On l’aura compris, cette lecture du Coup de dés appartient à l’une des phases bien
identifiées de ce que Habermas a appelé en 1985 le « discours philosophique de la
modernité », d’inspiration nietzschéenne et heideggerienne, qui marque comme l’on sait une
grande partie de la pensée française dans les années 1960. Comme Derrida, comme les
intellectuels qui gravitent autour de Tel Quel ou de Change, Lyotard inscrit Mallarmé dans ce
mouvement de critique du logocentrisme occidental. Sa poésie, jugée post-hégélienne, se voit

3483
Ibid., p. 72.
3484
Le recessus, libidinal, lié à la surréflexion, que Lyotard oppose au processus, dialectique, est proche de la
régression psychanalytique, sans pour autant se confondre avec elle. L’auteur de Discours, Figure emploie ce
concept, qu’il oppose au geste de Merleau-Ponty, pour nommer le mouvement, affranchi des contraintes du
logos, qui permet de rejoindre l’expérience « originaire » décrite par la phénoménologie, mais sur la base d’une
« déconstruction » de l’acte de voir, qui est aussi une critique des philosophies de la conscience : voir Discours,
Figure, op. cit., p. 53-60.
3485
Ibid., p. 70.

743
détachée de toute forme d’obédience à l’idéalisme allemand qui imprégnait de manière
diffuse les milieux symbolistes, pour être rattachée à la tradition de la déconstruction de la
métaphysique, ici identifiée dans Discours, Figure à Nietzsche et à Freud. Rencontrant
Hyppolite, Cohn et Tel Quel sur la question de l’anti-hégélianisme mallarméen, Lyotard se
singularise toutefois ici par sa reprise critique de la pensée de Merleau-Ponty. Le Coup de dés
devient ainsi le grand poème du sensible, investi d’un pouvoir déictique de désignation, dont
la « latéralité3486 » introduit l’horizon du monde. Ainsi se réaliserait ce « rêve » linguistique
de la phénoménologie évoqué ci-dessus, dont on trouve par exemple une formulation forte
dans cette phrase de la Prose du monde, qui nous semble ici faire directement écho aux
propos de Lyotard : « nous vénérons tous secrètement cet idéal d’un langage qui, en dernière
analyse, nous délivrerait de lui-même en nous livrant aux choses3487 ». Ce projet suppose
l’existence d’un continuum entre voir et parler et, comme le note de manière très synthétique
Deleuze à propos du problème du commencement du langage, l’idée phénoménologique selon
laquelle « le Monde parle3488 ». Pour Lyotard, aussi étonnant que cela puisse paraître au
premier abord, il semblerait donc que le pouvoir de figuration schématique du Coup de dés
puisse se situer dans le cadre de cette philosophie de la chair qui a pour horizon le monde, son
épiphanie, en tant qu’elle est portée par un langage qui aurait pour fin de disparaître, ou de
« faire lever3489 » un sens logé dans le murmure silencieux des choses. Or, dans quelle mesure
peut-on soutenir que la poésie mallarméenne aurait pour vocation ou ambition de nous livrer
aux choses ? Avec une telle orientation, Lyotard s’éloigne de la doxa critique, dominante
malgré le recentrement opéré vers le monde sensible par la somme de Jean-Pierre Richard,
pour anticiper quelque peu sur deux autres lectures assez récentes de Mallarmé, d’inspiration
phénoménologique, celle de Bonnefoy, et celle de Stanguennec.
Comment Lyotard parvient-il à construire cette thèse ? Selon nous, il opère deux types de
déplacements, qui accomplissent, en la rendant possible, une forme de transposition, ici
philosophique. Il y a d’une part la re-catégorisation du « double état de la parole » présenté
dans Crise de vers, sur la base d’une opposition entre logos et anti-logos, signification et
sens, parole intelligible et parole sensible, et finalement entre discours et figure. Cette
présentation des choses rejoint par certains côtés, l’anti-hégélianisme en moins, les analyses
d’un Jean-Pierre Richard, parti quant à lui à la recherche des « schèmes imaginaires » du
poète, qui est « aussi quelqu’un pour qui le monde extérieur existe3490 ». Avec Richard,
« l’Idée » mallarméenne créée par le langage poétique est rapprochée de « ce que les

3486
Ibid., p. 19.
3487
M. Merleau-Ponty, La Prose du monde (1969), Gallimard, coll. « Tel », 1992, p. 8.
3488
G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 62.
3489
Ibidem.
3490
J.- P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 21.

744
philosophes nomment aujourd’hui essence concrète3491 » ; elle est aussi « abstraction
sensible3492 ». Ailleurs, revenant sur cette « eidétique », l’auteur de L’Univers imaginaire de
Mallarmé précise que la « notion » n’est pas un « concept », mais un « objet de
contemplation3493 ». Cette lecture de Lyotard renoue aussi à sa manière avec ce
« matérialisme de l’idée » pointé par Hyppolite. Mais, tout en retrouvant une tradition
exégétique, Lyotard, par le biais insistant du legs phénoménologique, semble, à certains
endroits de son analyse, tirer l’idée sensible du poète vers le pur sensible ; l’expression
mallarméenne de « notion pure », jamais employée par Lyotard3494, amputée de son adjectif
qualificatif, se mue tantôt en « notion sensible », tantôt en signifié intelligible que la figure
vient « déranger », et qui semble alors relever paradoxalement de ce que Mallarmé appelle
« langage brut ».
Ainsi, aux yeux du philosophe, ce que Mallarmé nomme « langage essentiel » serait à la
fois langage sensible et langage du sensible. Or une question se pose ici : de quel sensible est-
il fait mention ? Peut-on, comme le fait Lyotard, concilier Valéry (la figure de la pensée) et
Merleau-Ponty (le langage de la chose même) ? De fait, il semble difficile de limiter le
« langage essentiel » visé par l’acte poétique au seul visible-sensible, en le rendant co-extensif
au seul figural. La construction du sens, contre la logique de la signification, passe aussi et
surtout par la syntaxe. Par ailleurs, comme le notait Jean-Pierre Richard, l’ambition
structurale de cette poésie liée à une conception archétypale de la nature – « Idée tangible
pour intimer quelque réalité aux sens frustes3495 » – nous conduit aussi vers une « tentation
mathématique » : c’est tout naturellement (le Coup de dés en fournit une nouvelle preuve,
consciente, celle-là) que l’abstrait devient chez lui figure, géométrie3496 ». C’est donc toute
cette approche, qui rappelle l’importance d’une figuration étrangère au concept de figural, que
remet en question le sensualisme phénoménologique de Lyotard.
En outre, l’auteur de Discours, Figure opère un second déplacement : il identifie sensible
et hasard, sans distinguer entre sensible du donné naturel, et sensible du poétiquement
construit. La dimension visible du poème ne peut plus relever que de la seule contingence ;
l’idée d’un ordre poétique n’a plus sa place dans cette équation matérialiste. Nous trouvons
une confirmation de ce mode de raisonnement dans le commentaire de l’apparition finale de
la constellation. Au lieu d’y voir un événement, comme la vulgate critique, il y voit avant tout
une forme et un lieu. En outre, il fait de la Grande Ourse l’image de « la neutralité absolue du

3491
Ibid., p. 412.
3492
Ibid., p. 413.
3493
Ibid., p. 457.
3494
Voir les formules suivantes : « la notion (ou le signifié) » (J. Fr. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 64),
« « il n’y a pas de notion (de signifié) hors du sensible » » (ibid., p. 71).
3495
OC, t. II, p. 253.
3496
J.- P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 458.

745
sensible3497 », formule qui démarque le poème lui-même (« la neutralité identique du
gouffre »), mais en amalgamant deux espaces opposés, celui de la mer et celui du ciel, et deux
moments successifs du poème, celui de l’acte humain, et celui de l’acte transposé sur le plan
céleste. La constellation n’est donc pas ici une signature de l’absolu, la manifestation d’un
« ordre nécessaire3498 », comme on l’a pensé traditionnellement de Thibaudet à Richard, en
passant par Davies, mais un lieu contingent, ou une forme hasardeuse. Alors que Sartre
occultait ce moment céleste du poème, Lyotard, qui l’évoque somme toute, en arrive
finalement, de manière similaire, à l’annuler en tant que possibilité d’une mise en ordre du
cosmos par l’esprit humain.
Dès lors, par un retournement auquel nous sommes maintenant habitués, qui est celui de la
modernité avant-gardiste, l’impossible abolition du hasard devient promotion du sensible, et
donc, par ricochet, apologie du hasard, entendu ici, on l’a vu, comme « ressource inépuisable
du sensible3499 ». Il ne sera pas étonnant, à travers cette lecture qui place le Coup de dés,
paradigme pour Lyotard de la « poésie radicale3500 », opposée à la « poésie pure », sous le
signe non pas d’une raison graphique, mais d’une pulsion figurale, qui se veut aussi érotique
des formes et énergétique des gestes, de retrouver cette rhétorique de la projection-
explosion déjà rencontrée au moment des avant-gardes historiques, reprise à l’époque de Tel
Quel : sur la page, l’idée n’est pas subdivisée de manière prismatique, mais la gestualité et le
mouvement de l’objet désigné viennent « la disperser en chose « simultanée » à soi3501 ».
Ainsi, au final, pour l’auteur de Discours, Figure, le Coup de dés est un espace où se
formule et se figure une thèse sur le sensé : il y a du sensible dans le sensé. Lyotard en
propose une autre formulation : il y a de l’impensé dans la pensée. De fait, on l’a vu, à
l’inverse de ce que diront d’autres commentateurs de l’œuvre, il n’y a donc pour lui aucune
tautologie dans la phrase-titre, reformulée comme suit : « la pensée n’abolit pas l’impensé »,
tandis que « Toute Pensée émet un Coup de Dés » devient, en chiasme, « l’impensé contient
la pensée ». Poème pour l’œil davantage que poème pour l’esprit, le Coup de dés selon
Lyotard livre un texte à « brouter3502 », si l’on reprend cette formule de Klee appliquée au
tableau, et citée comme mot d’ordre figural au début de l’ouvrage. Ce que le Coup de dés
donne à voir, c’est donc un monde « flottant3503 » entre signe et figure, qui fait émerger, à
travers le langage, l’autre du langage. Le poème-figure de 1897 accomplit ce que le discours
philosophique de Lyotard manque toujours, la présentation sensible du Concept dans sa
3497
Ibid., p. 70.
3498
Ibid., p. 515.
3499
J. Fr. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 70.
3500
Ibid., p. 62.
3501
Ibid., p. 70.
3502
Ibid., p. 14.
3503
Ce terme revient à deux reprises dans le commentaire de la double page du « Hasard » reproduite dans le
livre : voir ibid. p. 401-402.

746
vérité, puisque ce « livre-ci n’est pas vrai », tributaire qu’il est des « contraintes de la
composition typographique, qui sont celles de la signification et de la ratio3504 » : Discours,
Figure coïncide avec son être et son objet quand il s’ouvre pour déployer, ce qui est bien plus
ici qu’une citation, une double page du Coup de dés3505.

c) Derrida : la chaîne conceptuelle différance-dissémination-espacement (1967-1972)

1. Mallarmisme et déconstruction
On connaît toute l’importance de Mallarmé pour ceux qui tentèrent, dans les années 1960,
de renouveler les méthodes des sciences humaines comme la théorie et la pratique de la
littérature. Le poète est aussi une pièce maîtresse de la philosophie de Derrida, qui va se
déployer sur les marges du structuralisme. La série d’entretiens qui forment la matière de
Positions (1972) multiplie les actes d’allégeance conceptuelle à la pensée mallarméenne.
Ainsi, entre autres exemples, à propos de l’espacement, Derrida croise l’idée mallarméenne de
« l’opération », qu’il envisage comme une autre formulation de ce que sa pensée cherche à
mettre à nu : « « un mouvement « productif », « génétique », « pratique », une « opération »,
si vous voulez, avec aussi, son sens mallarméen3506 ». Comme le note Pierre Zima, « c’est
vers le texte, littéraire, poétique, que s’oriente la déconstruction française, dont l’un des
concepts clés – la dissémination – est d’origine mallarméenne3507 ». On sait que le mot se
trouve plusieurs fois chez Mallarmé. On le rencontre dans le finale fameux du Mystère dans
les Lettres : « (…) et quand s’aligna, dans une brisure, la moindre, disséminée, le hasard
vaincu mot par mot, indéfectiblement le blanc revient (…)3508», ainsi que dans une rêverie
cratylienne sur la lettre S, « lettre analytique, dissolvante et disséminante, par excellence3509 ».
Dans Crayonné au théâtre encore, Mallarmé écrit à propos du « tissu » du vers libre de
Dujardin : « il s’espace et se dissémine3510 ». Ajoutons que la médiation de Blanchot a dû
jouer un rôle décisif. On se souvient que le critique, dans Le livre à venir, avait insisté sur la
construction, dans le Coup de dés, d’un espace autre : « L’espace poétique, source et
"résultat" du langage, n’est jamais à la manière d’une chose ; mais toujours "il s’espace et il se
dissémine"3511 ».
Ajoutons, et cela n’a rien de fortuit ici, que ce terme a été repris par Philippe Sollers dans
son texte de 1966, « Littérature et totalité » : « Le Coup de dés, on le sait, est en effet une

3504
Ibid., p. 18.
3505
Ibid., p. 66-67.
3506
J. Derrida, Positions, Editions de Minuit, 1972, p. 130.
3507
P. V. Zima, La déconstruction. Une critique, PUF, 1994, p. 5.
3508
« Le Mystère dans les Lettres », OC, t. II, p. 234.
3509
OC, t. II, p. 475.
3510
Ibid., p. 194.
3511
Blanchot, « Le livre à venir », Le livre à venir, op. cit., p. 320-321.

747
seule phrase : Un coup de dés jamais n’abolira le hasard soumise à une dissémination et une
désintégration atomique, à une effervescence incessante (…)3512 ». Ce mot d’une époque qui
s’intéresse désormais à « la structuration sans la structure », se rencontre aussi dans S/Z, à
propos du texte scriptible : « le ré-écrire ne pourrait consister qu’à le disséminer, à le
disperser dans le champ de la différence infinie3513 ». La langue de Mallarmé hante la
métalangue de la pensée post-structuraliste.
Pour le dire vite, rappelons que la dissémination, dans le champ de la théorie littéraire, est
pour Derrida une voie associée à la critique du thématisme para-hégélien de l’auteur de
L’Univers imaginaire de Mallarmé, résumée dans la formule « dialectique de la totalité » qui
donne son titre à l’un des sous-chapitres du livre3514, ainsi qu’aux théories formalistes
d’inspiration structuraliste contemporaines, arrimant le texte à l’hypostase d’une structure
close et statique. Plus largement encore, au plan philosophique, on sait que cet anti-concept
permet de formuler une critique de la métaphysique occidentale, fondée sur ce que Derrida
appelle « la détermination de l’être comme présence3515 », inséparable des concepts d’identité
à soi et de référence, couplée à une théologie du centre, de l’origine, et de la fin. La
« déconstruction » de cette tradition, geste d’inspiration nietzschéenne, en grande partie
orienté contre le système hégélien, ira de pair avec la construction d’une philosophie de la
différance, valorisant la marge et le carré, le délai et le recul, la division et la dispersion, le
mouvement infini et l’indétermination. C’est sur ce terrain anti-substantialiste que se fera la
rencontre avec un Mallarmé que l’on s’attachera à dégager d’une pensée idéaliste3516 qui a
dominé les lectures de l’œuvre du poète, depuis Thibaudet jusqu’à Richard. Derrida
présentera donc dans La Dissémination un Mallarmé anti-platonicien et anti-hégélien, dont le
rapport au sens comme à la présence se verra figuré, plus que conceptualisé, par l’hymen, jeu
incessant du voilement et du dévoilement.
Qu’en est-il maintenant du Coup de dés dans la genèse ou la légitimation de cette série
conceptuelle différance-dissémination ? En apparence, Derrida, contrairement à Julia
Kristeva, ne fait pas grand cas du poème proprement dit : son « commentaire » se déploie
essentiellement à partir des Divagations et des notes du « Livre », qui donnent leur titre à son
article fameux, « La double séance », lui-même centré sur la question de la mimesis
mallarméenne telle qu’elle peut se lire dans Mimique. Cependant, le poème joue un certain

3512
Ph. Sollers, « Littérature et totalité », art. cit., p. 81-82.
3513
R. Barthes, S / Z, Editions du Seuil (1970), rééd., coll. « Points essais », 1976, p. 11.
3514
J. P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 419-437.
3515
J. Derrida, L’Ecriture et la différence, Editions du Seuil (1967), rééd. Coll. « Points essais », 1979, p. 411.
3516
« La déconstruction des couples d’opposition métaphysiques pourrait désamorcer, neutraliser le texte de
Mallarmé et servir les intérêts investis dans son interprétation traditionnelle et dominante, c’est-à-dire jusqu’ici,
massivement idéaliste. C’est dans ce contexte, et contre lui, qu’on peut et doit souligner le « matérialisme de
l’idée », J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 255-256.

748
rôle, de manière oblique, dans L’Ecriture et la différence, ponctuellement, et surtout dans La
Dissémination.

2. Du Coup de dés au post-structuralisme : « l’espacement »


Le poème mallarméen oriente tout d’abord la lecture de L’Ecriture et la différence de
1967. Dans ce cas en effet, l’usage théorique du poème, réduit à minima, passe par un usage
épigraphique de la préface de Cosmopolis, Derrida épinglant un mot mallarméen, qui va
devenir un mot d’ordre de la déconstruction. L’essai s’ouvre par cette épigraphe : « le tout
sans nouveauté qu’un espacement de la lecture », Préface à Un coup de dés3517 ». Cette
formule fait écho à une remarque du philosophe dans un entretien de la même époque,
lorsqu’il ne manque par de rappeler, à propos du jeu qu’il souhaite introduire entre ses livres,
« la nécessité de ces « blancs », dont on sait, depuis Mallarmé au moins, qu’ils « assument
l’importance »3518 ».
Dans l’essai, encadré par deux textes relatifs au structuralisme, l’idée d’espacement va
prendre tout son sens dès lors qu’il va falloir saper l’idée de centralité et de stabilité
structurales. Dans le chapitre « La structure, le signe et le jeu », il s’agit, rappelons-le
brièvement, de montrer les apories de la conception lévi-straussienne de la structure, écartelée
au final selon Derrida entre décentrement et nostalgie du centre. C’est la raison pour laquelle
il s’avère nécessaire d’envisager un post-structuralisme, dont la philosophie de la différence
serait la voie privilégiée. Pour Derrida, la structure, dans sa conception classique, est un
espace centré ; la structure moderne, surgie à partir de la critique des postulats de la
métaphysique occidentale élaborée par la triade Nietzsche-Freud-Heidegger, apparaît à
l’inverse comme décentrée. Cette absence de centre, qui est aussi absence d’origine et de fin,
ruine de toute « archéologie » et de toute « eschatologie »3519, va de pair avec le défaut d’un
« signifié central, originaire ou transcendantal », qui était cette « présence pleine et hors
jeu3520 », désormais en fuite. Dès lors, la structure offre ce qui est pour Derrida sa véritable
« structuralité », à savoir son jeu, fondamentalement assumé comme tel, de manière
nietzschéenne : « l’absence de signifié transcendantal étend à l’infini le champ du jeu et de la
signification3521 ».
Le structuralisme sera cette pensée qui fait primer l’espace sur le temps, le vide sur le
plein, l’absence sur la présence, l’interprétation sur la vérité. Ainsi, il notait, après avoir
évoqué les remarques de Lévi-Strauss sur le « mana », conçu comme « signifiant flottant »,

3517
J. Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 7.
3518
J. Derrida, Positions, op. cit., p. 11.
3519
J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu », L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 410.
3520
Ibidem.
3521
Ibid., p. 411.

749
identifié à une « valeur symbolique zéro3522 » qui détermine le sens comme excès : « on
comprend alors pourquoi le concept de jeu est important chez Lévi-Strauss. Les références à
toutes sortes de jeu, notamment à la roulette, sont très fréquentes, en particulier dans
Entretiens, Race et Histoire, la Pensée sauvage3523 ». Puis, reprochant à Lévi-Strauss d’en
rester au « jeu sûr » de la substitution, comme au « déchiffrement » orienté en direction de la
lettre manquante, Derrida valorise de son côté le « hasard absolu » et « l’affirmation »
dionysiaque, ouverte en direction de « l’indétermination génétique » et de « l’aventure
séminale de la trace », inséparable d’une lettre toujours déjà mouvante3524.
On retrouvera peu après une telle conception du fonctionnement du sens chez le Roland
Barthes de S/Z. L’essai commence par une ouverture méthodologique d’inspiration
nietzschéenne, qui entend amener désormais le critique, comme l’écrivain, à « remettre
chaque texte non dans son individualité, mais dans son jeu3525 ». Contre la « structure », il
s’agit de déployer le « paradigme infini de la différence3526 ». On sait que cela passera par
l’opposition entre le lisible et le scriptible, dichotomie recoupant le clivage telquelien
représentatif / productif. C’est avec l’auteur de la Généalogie de la morale que l’on pense
l’acte critique et créateur - « interprétation (au sens que Nietzsche donnait à ce mot) » - tandis
qu’« interpréter un texte, ce n’est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou moins
libre), c’est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait ». Le texte, dans cette perspective,
doit être mis en connexion avec le « jeu infini du monde », contre « l’Idéologie, le Genre, la
Critique ». Telle sera alors la physionomie de ce nouvel objet labyrinthique, ouvert et mobile,
stellaire et polymorphe, acéphale et rhizomatique :
Dans ce texte idéal, les réseaux sont multiples et jouent entre eux, sans qu’aucun puisse coiffer
les autres ; ce texte est une galaxie de signifiants, non une structure de signifiés ; il n’a pas de
commencement ; il est réversible ; on y accède par plusieurs entrées dont aucune ne peut être à
coup sûr déclarée principale ; les codes qu’il mobilise se profilent à perte de vue, ils sont
indécidables (le sens n’y est jamais soumis à un principe de décision, sinon par coup de dés) ;
de ce texte absolument pluriel, les systèmes de sens peuvent s’emparer, mais leur nombre n’est
jamais clos, ayant pour mesure l’infini du langage3527.

Ici, dans le contexte théorique propre à une époque où l’on croise volontiers Mallarmé et
Nietzsche, on ne sait plus très bien qui du Coup de dés ou de Zarathoustra fournit son
modèle.
Ainsi donc, le Coup de dés, perçu comme un poème du nombre et du hasard qui serait une
apothéose linguistique du Jeu, exposant une langue mise en espace, pour Derrida, comme
pour Barthes, ou les autres membres de Tel Quel, mais aussi pour le Deleuze de « A quoi

3522
Ibid., p. 424.
3523
Ibid., p. 425.
3524
Ibid., p. 427.
3525
R. Barthes, S / Z, op. cit., p. 9.
3526
Ibid., p. 9-10.
3527
Ibid., p.12.

750
reconnaît-on le structuralisme ? », devient un des paradigmes de cette conception ouverte du
texte littéraire. Le « hors-livre » qui dé-limite La Dissémination propose, en hommage à
Mallarmé, une autre conception du texte :
L’excès aventureux d’une écriture qui n’est plus dirigée par un savoir ne s’abandonne pas à
l’improvisation. Le hasard ou le coup de dés qui « ouvrent » un tel texte ne contredisent pas la
nécessité rigoureuse de son agencement formel. Le jeu est ici l’unité du hasard et de la règle,
du programme et de son reste ou de son surplus.3528

On fait à cette époque du Coup de dés une œuvre qui ruine tous les déterminismes, comme
tous les finalismes, fondamentalement dé-centrée, abolissant, à travers le naufrage de la
Maîtrise, toute origine, et toute fin. Le sens, roulant sur un espace tabulaire, prolifère hors-
hiérarchie ; pris dans une telle économie du « blanc », perpétuellement espacé, le référent
glisse et diffère, parce qu’il manque toujours à sa place. Quoiqu’absent du corps explicite de
La Grammatologie comme de L’Ecriture et la différence, surtout sollicité dans La
Dissémination pour ses connotations sexuelles comme nous allons le voir plus bas, le Coup de
dés-épigraphe semble pourtant hanter la théorisation de Derrida, dont « l’esthétique »,
rappelle François Dosse, « s’inspire du programme mallarméen3529 ». Le concept de
différance, qui vise à mettre en avant le « devenir-espace de la chaîne parlée », à travers le
« jeu systématique des différences, des traces de différences, de l’espacement par lequel les
éléments se rapportent les uns aux autres3530 », peut s’enraciner dans une certaine lecture du
poème de 1897.
Ainsi, dans « La double séance », le commentaire de Mimique passe par une formulation
empruntée au Coup de dés, ré-écrit : « seul a lieu l’entre, le lieu, l’espacement qui n’est rien,
l’idéalité (comme néant) de l’idée3531 ». Plus loin, on trouve aussi ceci : « Dans la
« constellation » des blancs, la place d’un contenu sémique reste quasiment vide : celle du
sens « blanc » en tant qu’il est référé au non-sens de l’espacement, au lieu où n’a lieu que le
lieu3532 ». Le Coup de dés, par ses formules, comme par son existence matérielle de texte mis
en espace – dimension qui ne sera somme toute jamais analysée en tant que telle, comme chez
Kristeva – nourrit toute cette critique de la métaphysique de la présence du présent. Comme
l’écrit encore l’historien du structuralisme, la pensée de Derrida, dans sa remise en cause de
tous les « fondements », « préfère les marges mallarméennes3533 », et son inscription, contre
tous les avatars de la présence comme de la proximité, vient se loger dans le « blanc

3528
J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 71.
3529
Fr. Dosse, Histoire du structuralisme. Tome 2, op. cit., p. 34.
3530
J. Derrida, Positions, op. cit., p. 38-39.
3531
J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 263.
3532
Ibid., p. 314.
3533
Fr. Dosse, Histoire du structuralisme. Tome 2, op. cit., p. 38.

751
textuel3534 ». Dès lors, cette mise en exergue, au seuil de L’Ecriture et la différence, pourrait
s’entendre aussi comme un aveu de filiation théorique-pratique.

3) Sous Nombres, le Coup de dés


L’étude de Nombres, initialement parue dans Critique en 1969, puis reprise dans La
Dissémination en 1972, s’ouvre sur une épigraphe tirée de la dernière double page du Coup de
dés, donnée au lecteur sans référence aucune, comme si le poème mallarméen, non seulement
« parlait sans nom d’auteur », conformément aux visées textualistes, mais encore faisait partie
d’un horizon commun, ou d’une actualité vive impliquant la connivence : « pas tant / qu’elle
n’énumère / sur quelque surface vacante et supérieure le heurt successif / sidéralement / d’un
compte total, en formation3535 ». La numération de Mallarmé va dialoguer avec celle de
Philippe Sollers, dans un texte critique singulier, qui remet en cause les présupposés du
discours de l’exégèse, comme la logique surplombante et verticale du compte rendu,
expression qui, ici, va prendre tout son contre-sens. Non seulement Derrida situe son
« texte », de manière purement immanente, dans le même mouvement d’écriture que le
« texte » à commenter, comme si la langue de Sollers se disséminait dans la langue du
philosophe-scripteur, et réciproquement, mais encore, comme l’indique l’épigraphe, dotée ici
d’une fonction justement disséminante, cette « lecture en quelque sorte co-opératrice3536 » va
disperser le poème de 1897 à l’intérieur de l’espace scripturaire second branché sur l’espace
premier ouvert par Philippe Sollers. De fait, « tout commence dans le pli de la citation3537 »,
de sorte que le Coup de dés fera office à la fois de terme et de germe, à côté d’autres
« opérations » anonymes, d’un texte comme Nombres, et d’un texte comme La
Dissémination.

-Greffes
De fait, Derrida ne cesse de pratiquer la greffe du texte du Coup de dés sur le texte de
Nombres, à travers l’activité de montage-démontage exercée par son écriture-découpe. La
critique de la scénographie classique se dit en mots mallarméens : « si une fois encadré, ce qui
se donne pour apérité, élément ou avènement d’ouverture, n’est plus qu’un effet d’ouverture
topologiquement assignable, rien alors n’aura eu lieu que le lieu3538 ». La logique associative
soude le poème au « récit » ; à partir d’un fragment de Nombres (« comme on se retrouve par
la volonté d’un coup de dés dans l’une des mauvaises cases du jeu oublié »), on déroule le fil

3534
Ibid., p. 41.
3535
Ibid., p. 351.
3536
J. Derrida, Positions, op. cit., p. 61.
3537
J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 384.
3538
Ibid., p. 360.

752
de la critique du cogito, non sans donner à percevoir les échos du « naufrage » du « Maître »
du Coup de dés :
Dans cette échéance aux arêtes nombreuses, celui qui dit je au présent, dans l’avènement dit
positif de son discours, ne saurait avoir que l’illusion de la maîtrise. Alors même qu’il croit
conduire les opérations, à chaque instant et malgré lui sa place – l’ouverture au présent de
quiconque croit pouvoir dire je, je pense, je suis, je vois, je sens, je dis, (vous, par exemple,
ici, maintenant), – est décidée par un coup de dés dont le hasard développe ensuite
inexorablement la loi3539.

De même, la temporalité paradoxale de Nombres se mesure et se dénombre à travers la


sommation finale du « coup de dés » stellaire :
Le double fond de l’imparfait en appelle, ici du moins, à un temps sans fondement et sans
limite, un temps, somme toute, qui ne serait plus un « temps », un temps sans présent, le
compte total privant le carré de son sol, le laissant suspendu dans l’air. Dès qu’il y a double
fond, il n’y a plus de fond du tout en formation (…)3540.

Un autre fragment de Nombres évoque la nuit : « pourtant le vue n’est pas altérée, elle reste
vive, précise (distinguant de mieux en mieux le semis d’étoiles, semblant le multiplier,
l’amener à une incandescence froide, à un calcul dont il ignorerait les principes et les
lois)3541 ». Comme pour Valéry ou Régnier, la présence, ici textuelle, du ciel étoilé motive
l’évocation du poème de 1897. Le texte de Sollers, aux yeux de l’auteur de La
Dissémination :
fait conspirer toute une constellation textuelle (…) tout un champ d’aimantation dont vous
choisissez ici de détacher ce diamant, plus que fragmenté par la violence arbitraire de
l’abstraction, le comparant à un autre tout à l’heure extrait d’un coffret de rêve et d’écriture, de
silence et de mort ou, si vous préférez, d’un fermoir ou écrin qui vous attend plus bas (…)3542.

Immédiatement après3543, « plus bas », Derrida insère sur une double page un montage de
fragments empruntés aux trois dernières doubles pages du « coffret »-Coup de dés, qui ne
forment plus ainsi qu’une seule double page, dans une présentation qui n’est pas tout à fait
fidèle à la variation typographique. Le poème se voit en outre amputé du passage relatif à la
« chute de la plume », ainsi que de tous les mots en corps de base de l’avant-dernière double
page, pour « s’achever » sur le morceau cité en exergue, avec la formule « compte total en
formation ». Contre les principes de la rigueur philologique, la « violence arbitraire » de la
greffe disséminante sort l’écrit mallarméen de son écrin d’origine pour le disposer sur l’écran
d’une page, de sorte que le Coup de dés n’est plus, à l’issue de cette « opération », identique à
lui-même. La transposition-citation derridéenne du poème mallarméen fonctionne ici comme
une sorte de déconstruction minimale : le poème, espacé de lui-même, diffère.

3539
Ibid., p. 361.
3540
Ibid., p. 374.
3541
Ibid., p. 386.
3542
Ibid., p. 387.
3543
Ibid., p. 388-389.

753
-Pan-textualisme et pan-sexualisme : du Coup de dés à la « dissémination »
Cette découpe greffée de la fin du Coup de dés s’accompagne d’un commentaire qui fait
écho à certaines analyses de la « double séance3544 », et qui s’appuie plus largement sur le jeu
de langage théorique éminemment derridéen qui couple, selon la paronomase, le signe (sema),
et la semence (semen). Le penseur de la déconstruction s’est expliqué : « nous jouons ici, bien
entendu, sur la ressemblance fortuite, sur la parenté de pur simulacre, entre le sème et le
semen3545 ». Derrida explore ainsi une sorte de théorie séminale du signe, qui arrime la
textualité à la sexualité selon un matérialisme sémantique ou sémiotique rejoignant la
« sémanalyse » de Kristeva, et annonçant le Plaisir du texte de Barthes.
L’auteur de « la dissémination » rattache ainsi le récit de Sollers à la tradition du
matérialisme philosophique, en remarquant la nécessaire liaison des « théories atomistes » et
des « théories du sperme3546 ». Il poursuit : « chaque terme est bien un germe, chaque germe
est bien un terme3547 ». Dans cette perspective, le texte est une « production séminale et
chiffrée3548 ». Derrida interprète la dernière double page du Coup de dés selon cette démarche
qui « écoute » et radiographie le signifiant textuel en fonction de ses résonances sexuelles :
La constellation n’est pas froide au point de ne donner nul signe de vie dans le nombre des
étoiles qui la composent ; ce sens de fertilité continuée du site-mère (mélange androgyne
d’étoiles et de ciel : con et st) est appuyé par les éléments mère, elle, le caudal qu’elle, la
liaison né, et l’élément nu rappelle la nudité de la procréation (aussi bien sur le plan physique
que sur le plan mental)3549.

Conformément à la relecture par Julia Kristeva du Saussure des « anagrammes », on


paragrammatise le texte, qui dissémine des sèmes ; la germination se fait ici à partir des
termes « constellation », « qu’ », « elle » et « énumère ». Dès lors, l’acte terminal du poème
est vu comme un acte sexuel cosmique, qui serait aussi une sorte de parthénogenèse de la
Nature elle-même :
L’enfantement, Coup de dés final, provient d’un procréateur androgyne : la nature, résumée
dans la constellation ; ses produits sont des stades ultérieurs d’elle-même en devenir
symbolisés par la guirlande d’étoiles individuelles de l’Ourse ; ces étoiles ont ambigument des
produits mâles : spermes, et femelles : œufs ou les deux à la fois : enfants, et les trois idées
sont résumées dans le mot semence : la lettre m dans énumère est donc un bon exemple de
« M traduit le pouvoir de faire, donc la joie mâle et maternelle… le nombre » (Les Mots
anglais)3550.

Ainsi, le coup de dés stellaire n’est pas ici la métaphore de l’acte absolu transposé sur le plan
de l’idéal comme chez Thibaudet, ni l’épure céleste du Grand Œuvre, mais la manifestation
d’une cosmo-gonie, qu’il faudrait entendre de deux manières : nature engendrant (semence

3544
Voir en particulier, à propos du sonnet A la nue…, J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 324-326.
3545
J. Derrida, Positions, op. cit., p. 62.
3546
J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 369.
3547
Ibidem.
3548
Ibid., p. 373.
3549
Ibid., p. 390.
3550
Ibidem.

754
des astres), et nature engendrée (naissance des astres). Le philosophe estime donc que le heurt
successif du « coup de dés » est « le « jeu suprême » lui-même, l’acte ou ses produits, ses
enfants, les étoiles de la constellation en formation en vue du compte total3551 » ; il est ce
« heurt érotique en vue d’une consommation3552 ». Derrida ajoute : « la valeur
« disséminante » de l’s est ici très appropriée, successif dans le sens littéral de dissémination :
semer des graines3553 ».
Avec Derrida, le ciel étoilé du Coup de dés ne livre ni une métaphysique ni une éthique,
mais une physique : « la nature, résumée dans la constellation ». Mais cette « nature » est
inséparable du signe, si bien que cette physique se dédouble en physique de la nature (semen)
et physique du langage (sema), conformément au programme de la « dissémination », de part
en part matérialiste. Cette lettre « M », que Derrida inscrit, en s’autorisant du cratylisme des
Mots anglais, dans une série sexuelle, n’est jamais ici que la grande signature de la Matière.
Ainsi donc, la déconstruction propose une lecture tout à la fois vitaliste3554 et textualiste
du Coup de dés, qui a tendance à privilégier deux zones du poème : la formule « rien n’aura
eu lieu que le lieu », légitimant, à côté d’autres textes convoqués dans « La double séance »,
une transposition de la poésie mallarméenne au sein de cette philosophie de l’espacement ; le
motif de la « constellation », qui permet cette fois de transposer le poème du coté d’une
théorie séminale du sens indécidable, résumée dans le mot « dissémination », qui semble
remotivé, en partie, mais non exclusivement, par le ciel étoilé mallarméen envisagé
simultanément comme réserve séminale et complexe sémiotique. La « constellation » du
Coup de dés, associé à la série indétermination-infini-semence-signification, une nouvelle
fois, fait figure de paradigme du Texte moderne.
Mais il y aurait aussi d’autres prolongements possible de cette lecture, en envisageant la
manière avec laquelle Derrida pratique lui-même, dans le mode de composition de ses
« livres », cette écriture de « l’espacement ». Sa critique de l’archè et du telos, son refus de
hiérarchiser entre le texte et sa glose, l’amène à imaginer des objets ouverts qui ruinent la
linéarité successive du temps traditionnel de la lecture. Ainsi, un ouvrage polyphonique et
étoilé comme Glas (1974) pourrait être rattaché à ce lointain ascendant qu’est le Coup de dés.
Ajoutons enfin que ce type de lecture du texte mallarméen n’est pas si neuf, comme
Derrida le souligne lui-même :
Dans une démonstration qui ne laisse aucun doute, R. G. Cohn a reconstitué la chaîne qui relie
le blanc à la semence, par directe attribution ou par la constellation sémique du lait, de la sève,

3551
Ibidem.
3552
Ibidem.
3553
Ibid., p. 391.
3554
Nous suivons sur ce point Fr. Dosse, qui pointe un certain vitalisme à l’œuvre dans la pensée de Derrida,
Histoire du structuralisme. Tome 2, op. cit., p. 51.

755
des étoiles (qui riment si souvent avec voile) ou par la voie lactée qui inonde le « corpus »
mallarméen3555.

Il nous reste alors à interroger davantage cette filiation critique, qui n’est pas sans intérêt dans
la perspective d’une approche archéologique des discours.

4. Une source éventuelle et méconnue de la déconstruction : le Coup de dés de Cohn


Derrida, poursuivant dans La Dissémination sa critique du « thématisme » de Richard
amorcée dans L’Ecriture et la différence, se réfère à plusieurs reprises à la monographie de
Cohn consacrée au Coup de dés, parue dans sa traduction française, rappelons-le, en 1951.
C’est autour de la question de l’hégélianisme présumé de Mallarmé que les deux auteurs vont
se retrouver, dans une proximité philosophique particulièrement forte. Dans une note, qui
nous apparaît a posteriori décisive pour ce qui concerne la généalogie des concepts de la
déconstruction, le philosophe français indique en effet un allié en la personne du critique
américain : « Il faudrait citer tout entières – et peut-être en discuter certains moments
spéculatifs – les analyses que R. G. Cohn réserve à ce qu’il appelle l’« antisynthèse » et le
« schéma tétrapolaire » de Mallarmé3556 ».
Cette filiation discrète n’a bien évidemment pas échappé à Cohn. En 1988, il publie un
article dans French Review3557 dans lequel il entend se situer par rapport au Derrida de La
Dissémination, avec les armes de la polémique, art que le critique américain affectionne tout
particulièrement :
Dans tout cela il s’appuie, comme il a l’amabilité de le reconnaître, sur nos travaux antérieurs
dans l’Œuvre de Mallarmé : Un coup de dés. Ceci nous met dans une position assez délicate :
nous lui savons gré de son soutien, et de sa préférence clairement affichée pour notre approche
ouverte plutôt que celle de Richard ; mais par ailleurs, nous avons de sérieuses réserves à
propos de toute une partie de son analyse, particulièrement en ce qui concerne son concept
bien connu de l’hymen, concept que nous trouvons tout à fait erroné3558.

Cohn va alors contester l’idée que Mallarmé aurait à l’esprit le sens « trop technique,
biologique, anatomique, médical3559 », du mot « hymen », sur lequel Derrida insiste trop à ses
yeux, livrant alors des considérations quelque peu « maladroites et même grotesques3560 ». Il
rappelle sa thèse principale : « l’hymen est encore une fois une sorte de synthèse mobile :
l’hymen se situe entre des entités polaires3561 ». Il continue : « toute cette dialectique
complexe se résume en ce mot-clé pour Mallarmé, « jeu » (…). On est très loin de la

3555
Ibid., p. 325.
3556
J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 319.
3557
R. Gr. Cohn, « Derrida on Mallarmé, French Review, vol. 65, n°6, 1988, repris in R. Gr. Cohn, Vues sur
Mallarmé, op. cit., p. 273-282.
3558
R. Gr. Cohn, « Derrida sur Mallarmé » (1988), ibid., p. 273.
3559
Ibid., p. 274.
3560
Ibidem.
3561
Ibid., p. 276.

756
membrane biologique dans tout cela et elle n’a rien à voir là-dedans3562 ». Puis il évoque à
nouveau l’anti-hégélianisme mallarméen, point de vue qu’il partage avec Derrida, et pour
cause, insinue-t-il ironiquement :
Nous sommes d’accord avec Derrida sur un point important ici : Mallarmé n’est pas
« hégélien » (ni « platonicien »). Il faudrait bien que nous soyons d’accord puisque c’était là la
thèse de notre précédente étude sur le Coup de dés, étude dans laquelle nous avons soutenu
que Mallarmé avait dépassé Hegel d’une manière cruciale3563.

Mais Cohn en restera aux divergences. Il reproche à la déconstruction, en dépit de cet accord
sur l’anti-hégélianisme, de rester enfermée dans une approche unidimensionnelle des
phénomènes étudiés :
(…) Derrida et bien d’autre se sont trompés, non seulement dans le domaine des études
mallarméennes, mais aussi en ce qui concerne beaucoup d’autres choses de notre époque : ils
sont obsédés par une dimension unique – ici c’est l’indécidable, appelez-le comme vous
voulez – par la chaîne monotone, monolinéaire de la déconstruction. Leur jeu est celui de
l’apprenti sorcier, avec les conséquences que l’on connaît3564.

De fait, Cohn terminera son article de manière ambiguë, marquant tout à la fois la proximité
et la distance : Derrida, avec son concept de différence, effectivement rapproché de cette
« polypolarité », « manque son coup de très peu à la fois3565 », mais rate aussi la « véritable
vision épistémologique de Mallarmé3566 »…
Ainsi, l’opposition entre l’anti-synthèse de Cohn et la dissémination de Derrida ne nous
semble pas aussi tranchée que le critique américain veut la voir, bien au contraire. Ce dernier
présente, dans cette mise au point de 1988, sa conception du schéma tétrapolaire comme
suit : « les deux pôles sont devenus quatre, et ainsi de suite, dans une régression
potentiellement infinie3567 ». Est-ce si différent de ce qu’écrit Derrida dans cette
déconstruction de la notion de « préface » que constitue le « hors-livre » de La Dissémination,
ni face, ni pré-face, ni post-face, mais morceau considéré justement comme un « texte
quatrième3568 » ? On trouve en effet ceci, qui fait du nombre quatre le chiffre par excellence
de la déconstruction : « Autre pratique des nombres, la dissémination remet en scène une
pharmacie où l’on ne peut plus compter ni par un, ni par deux, ni par trois, tout commençant
par la dyade. (…) Les marques de la dissémination (…) y « ajoutent » le plus ou le moins
d’un quatrième terme3569 ».
Le fait de passer du « tétrapolaire » au « polypolaire » ne nous semble pas vraiment
changer la donne philosophique. Cohn, se référant constamment à la mallarméenne

3562
Ibid., p. 277.
3563
Ibidem.
3564
Ibid., p. 279.
3565
Ibid., p. 280.
3566
Ibid., p. 281.
3567
Ibid., p. 278.
3568
J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 37.
3569
Ibid., p. 35-36.

757
« symphonique équation propre aux saisons », valorise malgré tout le quatre. En outre, et
symétriquement, le « quatre » de Derrida, qui s’écrit aussi charte, carte ou carré, refus du
cercle théologique ou hégélien, signifie l’infini de la « dissémination », par opposition aux
configurations de type moniste, dualiste, ou ternaire, ce qui nous ramène du côté du
« polypolaire » cher au critique américain. Quant à l’indécidable, mot-symbole de la
déconstruction pour Cohn, il semble qu’il faille en nuancer la présentation qu’en propose
rapidement le critique américain. Derrida écrit par exemple dans La Dissémination : « la
« logique de l’hymen » que nous déchiffrons ici n’est pas une logique de la neutralité
négative, ni même de la neutralité tout court3570 ». Cette phrase fait écho à la structure de la
« double marque », qui suppose dans ce travail une phase positive de « re-marque » du terme
déconstruit. Le mouvement derridéen consiste à renverser une opposition hiérarchisée – ce
qui en fait tout autre chose qu’une logique du neutre, pour ensuite la dédoubler. La
déconstruction, philosophie du passage, se trouvera donc plutôt en dehors, toujours, de
l’opposition décidable /indécidable3571.
La « régression potentiellement infinie » de Cohn, inséparable de cette « épistémologie
polypolaire3572 », qui n’est rien d’autre que la multiplicité infinie des polarités, trouve à nos
yeux son correspondant dans la « dissémination » vue comme une « certaine théorie de la
digression3573 », qui ouvre un espace où s’agite « la contradiction sans fin, marquée dans la
syntaxe indécidable du plus3574 ». De même, commentant le surgissement de la constellation
du Coup de dés, le critique américain écrit, juste après avoir rageusement affirmé que
Mallarmé n’avait rien d’un « « déconstructionniste » effréné » : « nous ne pouvons jamais
atteindre la signification absolue, ni ne pouvons, non plus, nier son existence là-bas, quelque
part dans l’espace-temps (…)3575 ». Or, qu’est-ce cela sinon une formulation de l’indécidable,
à travers un ni / ni qui pose l’impossible dépassement entre la présence et l’absence ? Enfin,
Cohn, on l’a dit, reproche à Derrida de « réduire à une « chaîne »3576 » unidimensionnelle ce
qui est multidimensionnel. Or, on sait que le philosophe plaide, contre l’illusion historiciste et
l’écueil téléologique, pour une « histoire différentielle », qui serait aussi une « histoire
stratifiée3577 », faite de coupures, de lignes brisées et enchevêtrées.
Cohn et Derrida : si loin, si proche, dira-t-on volontiers. De fait, Cohn remarque que
Derrida en « savait long » sur « les discussions philosophiques » proposées par son livre sur le

3570
Ibid., p. 256.
3571
Sur ce point voir J. Derrida, La dissémination, op. cit., p. 9-12, et Positions, op. cit., p. 56-59.
3572
R. Gr. Cohn, Vues sur Mallarmé, op. cit., p. 280.
3573
J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 37.
3574
Ibid., p. 57.
3575
R. Gr. Cohn, Vues sur Mallarmé, op. cit., p. 279.
3576
Ibid., p. 278.
3577
J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 77.

758
Coup de dés, mais il ajoute aussitôt qu’il « n’a jamais donné suite3578 ». Il y a les querelles
d’amour-propre, et les positionnements stratégiques au sein de ce champ de forces que
constitue pour partie « la critique » : Cohn, renvoyé en bas de page, estime que Derrida aurait
pu davantage s’acquitter de ses dettes, et en arrive alors à simplifier de manière caricaturale
l’analyse du concept d’hymen de manière à accuser un écart entre les deux lectures qui est
loin d’être tel que le critique américain le laisse entendre. On sait que l’hymen de Derrida n’a
rien d’anatomique ; il relève de ces non-concepts forgés pour instaurer une contre-logique du
« ni / ni3579 » : l’hymen dit ce ni-voilé-ni-dévoilé que le philosophe croit déceler dans ces
« opérations » textuelles mallarméennes qui échappent à toute relève dialectique. Mais, en
profondeur, il y a surtout le rôle non négligeable joué par le travail du critique américain sur
le Coup de dés dans la genèse de la chaîne conceptuelle derridéenne différance-espacement-
dissémination. Par la médiation critique de Cohn, le Coup de dés apparaît donc comme une
des pièces-maîtresses de la déconstruction. Cet aspect se trouve quelque peu masqué à la fois
par le choix des textes commentés par Derrida (Mimique, les notes du « Livre » surtout), et
par la place particulièrement ténue en effet que prennent les analyses de Cohn dans
l’économie générale de La Dissémination. Même si, comme l’a rappelé Derrida dans
Positions3580, cette orientation de sa pensée s’enracine d’abord dans des lectures et un
questionnement internes au champ proprement philosophique, celle-ci a croisé, entre autres
choses, une analyse du Coup de dés saluée par la revue Tel Quel en 1969, comme on l’a
signalé plus haut. Cette lecture de Cohn a laissé des traces, indéniables et discrètement
revendiquées, dans la méditation de Derrida. Le geste polémique du critique américain n’a
sans doute pas d’autres raisons d’être.

d) Badiou : autour du concept d’« événement » (1986-2004)

1. Philosopher « sous condition » de Mallarmé3581


La poésie de Mallarmé occupe une place centrale dans l’œuvre d’Alain Badiou, dont les
études philosophiques se doublent d’« études mallarméennes et mathématiques3582 ». La
formule en dit long sur ce dialogue posthume, qui semble ériger le poète en véritable
« Maître », et en interlocuteur capital. Longtemps médité, Mallarmé fait figure de compagnon
de route indéfectible, qui se verra régulièrement convoqué de manière privilégiée, à des titres
divers, entre Théorie du sujet (1982) et Logiques des mondes (2006). Badiou précise ainsi la

3578
Ibid., p. 279.
3579
Voir à ce propos, en dehors des analyses de La Dissémination, J. Derrida, Positions, op. cit., p. 59.
3580
J. Derrida, Positions, op. cit., p. 93.
3581
Nous n’avons pris connaissance du texte de J. Rancière consacré au dialogue entre Mallarmé et Badiou qu’au
moment de l’achèvement de ce travail, après la rédaction de ces lignes (« Le poète chez le philosophe »,
Politique de la littérature, Galilée, 2007, p. 205-229).
3582
A. Badiou, Deleuze, op. cit., p. 9.

759
nature de cette complicité : « depuis vingt ans, Mallarmé est pour moi emblématique du
rapport entre philosophie et poésie3583 ». En outre, dans une conférence prononcée en
Espagne, il se pose cette question : « Mallarmé penseur et / ou poète ?3584 ». Tout son travail
semble répondre : « penseur » ; Mallarmé est perçu comme l’inventeur de « prodigieux
opérateurs soustractifs3585 ». Ce dialogue entre le poète et le philosophe sera présenté comme
un geste inscrit dans la tradition heideggerienne :
Heidegger a certainement tenté un placement de sa spéculation sous la contrainte pensante de
Hölderlin, de Rilke ou de Trakl. Lacoue-Labarthe est engagé dans une révision dont Hölderlin
est l’enjeu, et dont Paul Celan est un opérateur crucial. J’ai moi-même désiré que la
philosophie soit contemporaine des opérations poétiques de Mallarmé3586.

Dans le tout récent Logiques des mondes, Badiou synthétise ainsi l’apport mallarméen,
complémentaire du legs beckettien :
A Mallarmé je devais une compréhension intensifiée de ce que c’est qu’une ontologie soustractive,
soit une ontologie où l’excès événementiel convoque le manque, de telle sorte qu’en résulte l’Idée.
(…) Mallarmé raconte comment le naufrage convoque, chez le capitaine englouti qui inscrit le
manque à la surface des flots, l’imminence de l’Abîme. Alors au Ciel vient la Constellation3587.

Si l’on en croit ces deux passages, l’enjeu est de taille : le Coup de dés se voit présenté
comme une sorte de véritable matrice philosophique et un accélérateur de pensée.
Le poème de 1897 est en effet le texte mallarméen le plus constamment sollicité. Nous
présenterons ici les deux commentaires les plus développés que Badiou a livrés du Coup de
dés3588, le premier dans le cadre d’une conférence de 19863589, dont le texte sera repris sans
véritable remaniement dans L’Etre et l’événement (1988)3590, le second dans Petit manuel
d’inesthétique (1998)3591. Précisons d’emblée que le texte de la conférence, intitulé « Est-il
exact que toute pensée émet un coup de dés ?», autonome, et ayant pour objet la poétique
mallarméenne, n’a pas tout à fait le même statut énonciatif que le chapitre de L’Etre et
l’événement, partie d’une totalité conceptuelle et démonstrative, dans laquelle il s’agit de
poser une thèse philosophique. Malgré tout, de l’un à l’autre « texte », le contenu de l’énoncé
reste le même.
Badiou consacre donc une partie de L’Etre et l’événement au Coup de dés, ouvrage
particulièrement difficile d’accès au non-philosophe, confessons-le, livre-somme qui déploie

3583
A. Badiou, Conditions, op. cit., p. 108.
3584
Ibidem.
3585
Ibidem.
3586
A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 61.
3587
A. Badiou, Logiques des mondes. L’être et l’événement 2, Seuil, 2006, p. 573-574.
3588
Nous laissons de côté l’ébauche d’analyse qui se trouve dans Théorie du sujet (Editions du Seuil, 1982, p.
111-113), dans la mesure où elle fera l’objet par la suite d’une amplification plus substantielle dans L’Etre et
l’événement, puis dans le Petit Manuel d’inesthétique.
3589
A. Badiou, « Est-il exact que toute pensée émet un coup de dés ? », Les Conférences du perroquet, n°5,
janvier 1986.
3590
A. Badiou, « Méditation dix-neuf. Mallarmé », L’Etre et l’événement, Editions du Seuil, 1988, p. 213-220.
3591
A. Badiou, « Une dialectique poétique : Labîd ben Rabi’a et Mallarmé », Petit Manuel d’inesthétique,
Editions du Seuil, 1998, p. 75-89.

760
l’ensemble des grands concepts créés en vue de reprendre la question de l’être en l’articulant à
la mathématique. Deleuze l’a écrit : « la théorie de Badiou est très complexe3592 ». Notre
présentation restera sans doute très en-deçà de cette complexité. Le chapitre qui nous intéresse
appartient à ce que le philosophe a nommé, en ouverture du livre, des « méditations
textuelles », distinguées des « méditations conceptuelles », et des « méditations méta-
ontologiques3593 ». La médiation textuelle entend « interpréter, en un point singulier, des
textes de la grande histoire de la philosophie ». Cette « grande histoire » regroupera dans cet
essai onze noms, cités dans leur ordre d’apparition : « Platon, Aristote, Spinoza, Hegel,
Mallarmé, Pascal, Hölderlin, Leibniz, Rousseau, Descartes, et Lacan3594 ». La densité comme
la technicité de cette analyse nous obligeront à citer de longs passages.
Comment Mallarmé peut-il appartenir à « l’histoire de la philosophie » ? Cela est rendu
possible si l’on expose la théorie avancée par Badiou des rapports singuliers qui doivent
exister à ses yeux entre la littérature, et plus largement l’activité artistique d’un côté, et la
philosophie de l’autre. Revenons ici plus précisément sur ce que nous avons déjà esquissé en
introduction, lors de la discussion de la typologie proposée par Philippe Sabot.
Un an après L’Etre et l’événement (1988), Badiou fait paraître Manifeste pour la
philosophie, ouvrage à la fois programmatique et récapitulatif, dans lequel il redonne à la
philosophie une tâche essentielle, orientée par la question de la vérité, et cela par-delà le
thème de la « fin de la philosophie ». Il distingue alors quatre « procédures génériques » de
vérité, le mathème, le poème, l’invention politique et l’amour, qui sont à ses yeux les quatre
« conditions » de la philosophie. Quant à l’histoire de la philosophie, elle est faite de
« sutures » successives qui ont consisté à lier exclusivement, de manière restrictive, la
philosophie à l’une de ces quatre procédures, au lieu de chercher à les rendre
« compossibles ». Le travail amorcé depuis L’Etre et l’événement cherche alors à « dé-
suturer » la philosophie en réhabilitant le mathème d’une part – Badiou se veut l’héritier de la
théorie des ensembles – de manière à fonder une « ontologie du multiple », et à sortir de
« l’âge des poètes3595 » symbolisé par le couple Nietzsche / Heidegger, comme du « tournant
langagier » d’autre part, en maintenant la catégorie du « sujet », élaborée sur de nouvelles
bases, lacaniennes, et en dénonçant l’opposition, « construite » par la tradition
heideggerienne, entre mathème et poème : Badiou se voudra à la fois lecteur de Cantor et de
Celan3596.

3592
G. Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 144.
3593
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 25-26. La « méta-ontologie » désigne ici la mathématique.
3594
Ibid., p. 25.
3595
Sur ce thème, voir A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, Seuil, 1989, p. 49-58.
3596
Pour une présentation de cette philosophie à la fois moins synthétique et plus informée que la nôtre, voir en
particulier G. Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 143-144 ; Fr. Wahl, « Le soustractif »,
Conditions, op. cit., p. 10-54.

761
En 1992, dans Conditions, Badiou continue à approfondir ce mode de situation de la
philosophie par rapport aux quatre « procédures génériques ». Dans le chapitre intitulé « Le
recours philosophique au poème3597 », il propose une première typologie des rapports entre
« le dire des poètes et la pensée du penseur3598 ». Le moment parménidien associe les deux de
manière indiscernable ; le moment platonicien les dissocie en hiérarchisant sous la forme de
l’exclusion ; le moment aristotélicien les dissocie mais en faisant de la poésie un objet de
savoir, à l’intérieur de « la poétique », si bien que le rapport entre les deux activités est un
rapport d’inclusion3599. Quant à Heidegger, il symbolise « l’âge des poètes », mais son souci
du poème n’est pour Badiou qu’une « restauration », incapable de proposer un quatrième
mode de nouage, dans la mesure où cette ontologie reste une « mé-compréhension du sens
mathématique de l’Idée3600 ». Le « maintenant » que Badiou essaie de fonder doit faire en
sorte, en proclamant la fin de « l’âge des poètes », que la poésie soit « déchargée de toute
rivalité identifiante avec la philosophie3601 ». Désormais, le poème n’est plus qu’une simple
« opération singulière de la vérité » : il s’agit de « sortir de Heidegger sans revenir à
l’esthétique3602 », qui placerait la philosophie en position d’instance classificatrice et
normative. Dans cette perspective, la vérité, horizon de toute la philosophie de Badiou,
irréductible à toute herméneutique, se verra dissociée du sens et associée à l’événement. Ce
dernier est un excès, un indécidable et un incalculable ; en outre, sa nomination est « toujours
poétique3603 ». C’est à ce niveau qu’intervient une des formes du « recours philosophique au
poème », car si la vérité est un « trou dans le sens3604 », c’est au langage poétique qu’il
revient d’aménager cette opération de forage : « pour nommer un supplément, un hasard, un
incalculable, il faut puiser dans le vide du sens, dans le défaut des significations établies, au
péril de la langue3605 ».
Le poème sera dès lors placé sous le signe de Mallarmé : il est ce moment de la
« production de la Notion », destiné à « faire surgir une « pureté présente », à savoir « la
séparation, la froideur de ce qui n’est présent que de n’avoir plus aucun lien présentifiant avec
la réalité3606 ». Il poursuit :
On pourrait soutenir que la poésie est la pensée de la présence du présent. Et que c’est précisément
pour cela qu’elle ne rivalise nullement avec la philosophie, laquelle a pour enjeu la compossibilité
du Temps, et non la pure présence. Seul le poème cumulerait les moyens de penser hors-lieu, ou
au-delà de tout lieu, « sur quelque surface vacante ou supérieure », ce qui du présent ne se laisse

3597
A. Badiou, Conditions, op. cit., p. 93-107
3598
Ibid., p. 94.
3599
Ibid., p. 94-96.
3600
Ibid., p. 98.
3601
Ibid., p. 99.
3602
Ibidem.
3603
Ibid., p. 100.
3604
Ibid., p. 102.
3605
Ibid., p. 100.
3606
Ibidem.

762
pas réduire à sa réalité, mais convoque l’éternité de sa présence : « Une constellation, froide
d’oubli et de désuétude ». Présence qui, loin de contredire au mathème, implique aussi « l’unique
Nombre qui ne peut pas être un autre »3607.

Pour Badiou en effet, comme on va le voir plus en détails, le surgissement de la constellation


du Coup de dés constitue l’événement en tant qu’il est pourvoyeur d’un nom. Ainsi, à
l’inverse de ce qui a lieu chez Heidegger, le poème renoue ici, de manière emblématique avec
le Coup de dés, grand texte du Nombre, avec le mathème, « condition » par excellence de
cette philosophie qui fait de la mathématique la seule ontologie possible. Tel est désormais ce
quatrième rapport, formulable à travers cette question tout à la fois problématique et
programmatique: « qu’est-ce qui, dans l’acte de la philosophie comme dans son style de
pensée, se trouve dès l’origine sous la condition du poème, en même temps que sous celle du
mathème, ou de la politique, ou de l’amour ?3608 » Quant au poème, conçu avec le Coup de
dés, comme « présence du présent dans le transpercement des réalités » et « nomination de
l’événement dans le saut hors des intérêts calculables3609 », il est bel et bien « dé-suturé » de
la philosophie, pour devenir le lieu d’une vérité-événement qui lui est propre.
Dans son Court Traité d’ontologie transitoire (1992), Badiou reconduira cette association
poético-mathématique, et fera ainsi de Mallarmé le « contemporain inconscient de
Cantor3610 ». L’auteur du sonnet en –yx, d’Igitur et du Coup de dés, qui aurait pour rêve de
fixer l’infini, se voit alors rattaché à cette tradition de « laïcisation de l’infini », anti-
théologique, et anti-romantique. La constellation de l’Ourse, « emblème de la notion
pure3611 » est comprise comme fixation de l’être liée à une ontologie du Nombre, qui est aussi
une « ontologie ensembliste du multiple pur », puisque le système de Badiou pose
l’équivalence de l’ontologie et de la mathématique, identifiée à la théorie des ensembles.
De même, dans son Petit Manuel d’inesthétique de 1998, Badiou reviendra sur ces
questions en rappelant la nécessité, contre Platon, de ré-associer le poème au mathème. La
caution de ce couplage sera surtout l’auteur du Coup de dés :
Mallarmé est ici exemplaire : l’enjeu du coup de dés poétique est bien que surgisse, « issu
stellaire », ce qu’il appelle « l’unique nombre qui ne peut pas être un autre ». Le poème est au
régime idéal de la nécessité, il ordonne le désir sensible à l’avènement aléatoire de l’Idée3612.

Le philosophe poursuit ainsi :


(…) le poème moderne s’identifie lui-même comme pensée. Il n’est pas seulement l’effectivité
d’une pensée livrée dans la chair de la langue, il est l’ensemble des opérations par lesquelles
cette pensée se pense. Les grandes figures poétiques, qu’il s’agisse pour Mallarmé de la
Constellation, du Tombeau ou du Cygne, ou pour Rimbaud du Christ, de l’Ouvrier ou de
l’Epoux infernal, ne sont pas des métaphores aveugles. Elles organisent un dispositif

3607
Ibid., p. 99-100.
3608
Ibid., p. 101.
3609
Ibid., p. 100.
3610
A. Badiou, Court Traité d’ontologie transitoire, Editions du Seuil, 1998, p. 139.
3611
Ibidem.
3612
A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 36.

763
consistant, où le poème vient machiner la présentation sensible d’un régime de la pensée :
soustraction et isolement pour Mallarmé, présence et interruption chez Rimbaud3613.

Ces différents passages de Condition, du Court Traité d’ontologie transitoire et du Petit


manuel d’inesthétique résument à grands traits l’analyse du Coup de dés énoncée dans la
conférence de 1986, et reprise dans L’Etre et l’événement. Comme on le voit déjà, nous
sommes ici confrontés à un véritable usage philosophique de la littérature, assumé comme
tel, et pour cause : il engage toute une conception du rapport entre philosophie et vérité.
Qu’en est-il donc, plus précisément maintenant, de cette manière de penser
philosophiquement avec Mallarmé dans cette « méditation textuelle » continuée ?

2. Poétique de « l’événement »
Badiou commence par une définition synthétique de la poétique de Mallarmé, avant d’en
saisir le déploiement exemplaire dans le Coup de dés. Le philosophe propose une lecture
dramatique de cette poésie, qui n’est pas centrée à ses yeux sur la négation, ni sur la réflexion,
comme l’ont affirmé de nombreux commentateurs antérieurs, mais sur l’action. Le Mallarmé
de Badiou sera un poète qui articule la question du langage non pas à celle de l’être et du
néant, mais à celle de l’événement et de la vérité, concepts majeurs de cette philosophie. En
rupture avec la tradition romantique d’une poésie de la nature, Mallarmé aurait pris acte de
l’entrée du monde dans un âge de la Technique, qui l’aurait amené à déplacer l’enjeu du
poème de la « contemplation » vers l’accueil de « l’événement » :
Il est essentiel de comprendre que, aux antipodes de la connexion du rêve et de la nature, où
s’origine la vision romantique, et que Baudelaire n’a qu’à demi disjointe, parce qu’il en a encore la
nostalgie, Mallarmé soutient qu’à l’époque de l’emprise technicienne, du cartésianisme accompli
dans son effective possession, la Nature a cessé de valoir comme référent de la métaphore
poétique : « la Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs
inventions formant notre matériel ».
Je soutiendrai donc que le réel dont le texte mallarméen propose l’attente n’a jamais la figure
déployée du spectacle. La doctrine de Mallarmé dévoue la poésie à l’événement, c’est à dire au pur
« il y a » de l’occurrence. On s’est mépris sur la fonction du négatif chez Mallarmé parce qu’on a
cru y discerner un désespoir nihiliste3614.

En effet, si Badiou concède que l’on rencontre chez Mallarmé d’indéniables « procédures de
l’absence », il n’en demeure pas moins que cette « dialectique » n’a « qu’une valeur
opératoire » :
elle organise une expérience où capter, toute factualité soustraite, la pure essence de ce qui
advient. La question mallarméenne n’est pas : qu’est-ce que l’être ? Sa question est : qu’est-ce que
« avoir lieu », qu’est-ce que « se produire » ? Y a-t-il un être du ce-qui-advient en tant qu’il
advient ?3615

3613
Ibid., p. 37.
3614
A. Badiou, « Est-il exact que toute pensée émet un coup de dés ? », art. cit., p. 6.
3615
Ibidem.

764
On voit ici combien Badiou, retrouvant, mutatis mutandis, quelque chose de l’analyse d’un
Claudel, qui estimait dans la « Catastrophe d’Igitur » que Mallarmé, pour la première fois, ne
s’était pas placé devant la nature comme devant un « spectacle », mais comme devant un
« texte3616 », prend ses distances vis-à-vis d’un Sartre, qui considérait cette poésie comme une
infinie variation sur le « Rien ». Son Mallarmé sera implicitement construit contre celui
façonné par l’auteur de L’Etre et le Néant.
Le « double état de la parole » mallarméen s’interprétera alors comme suit : le « langage
brut » réfère à la « massive réalité3617 » – le factuel –, tandis que le « langage essentiel »
dévoile l’essence du réel, qui n’est pas de l’ordre de l’Idée-Forme, rattachée à cette tradition
romantique du « spectacle », mais de l’ordre de l’Evénement. Ainsi, cette poésie du pur ce-
qui-advient, présentation de l’« imprésentable3618 », ne sera pas pour autant une poésie de la
Présence, théophanique ou épiphanique, comme le soutient un Yves Bonnefoy par exemple :
« ce n’est pas qu’elle puisse le vouer à la Présence, c’est au contraire qu’elle le plie à la
fonction paradoxale de la maintenance de ce qui, radicalement singulier, action pure, serait
sans lui tombé dans la nullité du lieu3619 ». Ainsi, ce que Mallarmé nomme « Notion pure »
sera rangé par Badiou dans la catégorie de l’événement : « étant aboli, l’événement va
cependant fixer son décor dans l’éternité d’une « notion pure »3620 ». Ailleurs, il note

également : « il n’y a de notion pure que du pur "il y a"3621 ». Cette poésie se dévouera donc à

l’accueil du « surgir », et sera « rationnelle nomination de ce qui ne se laisse compter qu’une


fois ». Il ajoute : « c’est bien au point du réel que Mallarmé consacre la littérature3622 ».
Le théorème fondamental est alors le suivant : « un poème de Mallarmé fixe toujours le
lieu d’un événement aléatoire qu’il convient d’interpréter à partir de ces traces3623 ». Ainsi,
lire, c’est fondamentalement interpréter, et interpréter revient à interpréter non pas un objet,
ou un symbole, mais un lieu hanté. Le monde mallarméen se donne comme un « système
d’indices ». Ainsi, Badiou en arrive à déplacer le mystère poétique vers l’énigme policière :

« cet "hermétisme" doit plutôt être pensé dans la catégorie de l’énigme, au sens policier du

terme3624 ». Il poursuit : « Nulle poésie n’est plus soumise à l’action car le sens (univoque) du
texte dépend de ce qu’on déclare s’être produit ». Ailleurs, il écrit :

3616
Claudel, Œuvres, op. cit., p. 511.
3617
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 214.
3618
C’est un des mots-clés de la pensée développée dans L’Etre et l’événement.
3619
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 214.
3620
Ibid., p. 213.
3621
A. Badiou, « Est-il exact que toute pensée émet un coup de dés ? », art. cit., p. 8.
3622
Ibid., p. 6.
3623
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 213.
3624
A. Badiou, « Est-il exact que toute pensée émet un coup de dés ? », art. cit., p. 7.

765
Le sens, à mon avis toujours univoque, du texte de Mallarmé, ne résulte pas d’un en-dessous
symbolique, ou d’une obsession thématique. Il n’y a dans Mallarmé aucune profondeur. Le sens
résulte de la détection de ce qui s’y est produit, de la mise en jeu événementielle dont nous
n’avons, au départ, que le décor3625.

Dès lors, le plus souvent, ajoute-t-il, « les poèmes ont une structure dramatique3626 ». Puis
Badiou expose sa propre schématisation théorique de l’événement, qui va lui donner les mots
pour nommer ce qui se produit dans le Coup de dés. Il s’agit en particulier du couple
conceptuel site événementiel / intervention :
Un événement n’a pas lieu n’importe où. Il y a ce que j’appellerai des sites événementiels, dont la
structure d’être est une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour que s’y décline le
multiple essentiellement paradoxal qu’est l’événement. Cette structure tient toujours à ce que le
site est au bord du vide, en ceci que les termes qui composent la présentation-multiple ne sont pas,
eux, présentés. Un site événementiel est, dans une situation globale, un multiple qui est compté-
pour-un sous la condition que ce qui lui appartient ne le soit pas. (…) L’intervention interprétante
procède, à parti de l’événement, à la mise en circulation d’un nom de cet imprésentable. Le site
événementiel conjoint ainsi la solidité de l’un-multiple à l’errance du vide, laquelle ne se fixe que
dans la dialectique de l’événement et de l’intervention. En substance : une intervention est ce qui
fait nom d’un événement imprésenté du site pour qualifier l’événement dont ce site est le site. Un
poème de Mallarmé est une intervention fictive3627.

Ainsi donc, la théorie de l’événement procède d’une théorie du lieu, entendu non pas comme
matrice ou réserve d’une multiplicité virtuelle – Badiou refuse la catégorie du virtuel, qu’il
laisse à Deleuze, nous y reviendrons – mais comme équivalent de l’ensemble vide des
mathématiques. Quant à l’événement proprement dit, il s’impose comme plénitude ou
complément à travers un acte de nomination (l’intervention), qui dégage la multiplicité à
partir de l’unicité du site, tout en l’établissant comme entité fixée. Badiou pense en effet
l’événement dans son articulation avec le vide, l’un et le multiple. Ce schéma se voit précisé
de la sorte :
Le poème est une intervention aux abords d’un site événementiel dont il institue la fiction. Cette
intervention vise à détecter l’événement dont le nom rompra la séparation avec le vide. Parce que
cette séparation entre le vide et l’un, le site et l’imprésentable, l’ordre ordinaire, celui de la réalité,
la perpétue. Or cette séparation est une injustice faite à l’être. La poésie est vérité parce qu’elle
propose une fiction réparatrice au regard d’une injustice de l’être. Cette injustice est que
l’événement soit interdit d’être3628.

La nomination permet donc à l’imprésentable de se présenter, à l’extra-ordinaire d’advenir.

3. Le cas du Coup de dés

-L’événement au carré
Le commentaire du Coup de dés va venir illustrer cette schématisation conceptuelle.
Badiou estime en effet que le poème n’est rien d’autre qu’une parfaite mise en scène et en
image de ce qui constitue l’essence de l’événement : « son enjeu est la doctrine de

3625
Ibidem.
3626
Ibidem.
3627
Ibid., p. 8.
3628
Ibid. p. 9-10.

766
l’événement comme telle, et non son investissement dans telle ou telle figure3629 ». Dans cette
perspective, si le Faune « investit l’événement » dans la « figure » de la nymphe, si le sonnet
Surgi de la croupe et du bond… « investit l’événement » dans la « figure » de la rose, le
poème de 1897 en revanche aura la particularité de circonscrire la pure événementialité de ce
qui advient. Ce Coup de dés, moins poème que « texte de pensée », Badiou n’hésite pas à le
considérer, hyperboliquement, comme « le plus grand texte théorique qui existe sur les
conditions d’une pensée de l’événement3630 ».
Ainsi, le début du poème, posant l’abîme du ciel et de la mer constitue l’équivalent imagé
du site événementiel : « Dans Un coup de dés… la métaphore de ce que tout site événementiel
est au bord du vide est bâtie à partir d’un horizon désert sur une mer orageuse3631 ». Le navire,
pur mirage du lieu, pur effet d’un creux donnant la coque, et d’une vague donnant la voile,
relève de cet imprésentable contenu dans tout site : « Mallarmé présente génialement ce
paradoxe en composant à partir du site – l’Océan désert – un multiple fantôme, qui
métaphorise l’inexistence dont le site est la présentation. Dans le cadre scénique vous n’avez
que l’Abîme, mer et ciel indistinguables3632 ». Dès lors, le lieu engendre l’action : « ainsi
l’événement va-t-il non seulement se produire dans le site, mais à partir de la suscitation de ce
que le site contient d’imprésentable3633 ». Quant à l’intervention, elle consiste à nommer
l’événement du nom de « coup de dés », à partir de l’évocation du Maître, qui surgit au bord
du vide, dans le site de l’abîme-naufrage : « que le geste de jeter les dés soit porté par le
capitaine que tire littéralement du lieu nu le naufrage d’un navire inexistant – donc la
disparition d’un non-être – nous indique que le nom de l’événement, sa circulation à la
surface de la réalité, ne peut en effet qu’être prélevé dans le vide que borde le site
événementiel ». Puis Badiou s’interroge : pourquoi un tel nom ? Il répond :
Ce geste symbolise l’événement en général, soit ce qui, purement hasardeux, ininférable de la
situation, n’en est pas moins un multiple fixe, un nombre, que rien ne peut modifier dès lors
qu’il a étalé – « reployé la division » - la somme des faces visibles. Un coup de dés conjoint
l’emblème du hasard à celui de la nécessité, le multiple erratique de l’événement à la
rétroaction lisible du compte. L’événement dont il s’agit dans Un Coup de Dés est donc la
production d’un symbole absolu de l’événement. L’enjeu du lancer des dés « du fond d’un
naufrage » est de faire événement de la pensée de l’événement3634.

Le poème est donc fondamentalement méta-événementiel. Par conséquent, une question surgit
à nouveau : quelle forme pourra prendre un tel événement au carré ? Badiou écrit alors : « un
événement dont le contenu est l’événementialité de l’événement ne peut à son tour avoir pour
forme que l’indécision ». La volonté de réaliser l’acte absolu se confond avec le suspens

3629
Ibid., p. 10.
3630
Ibidem.
3631
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 214.
3632
Ibidem.
3633
3634
Ibid., p. 215.

767
d’une « hésitation elle-même absolue3635 ». Cette suspension de l’acte passe par l’alternative
non résolue entre « jouer la partie », ou « n’ouvrir pas la main ». Badiou poursuit :
Dans le premier cas, on manque l’essence de l’événement, puisqu’on décide de façon
anticipante qu’il va se produire. Dans le second cas, de même, puisque « rien n’aura eu lieu
que le lieu ». Entre l’événement annulé par la réalité de son appartenance visible à la situation,
et l’événement annulé par sa totale invisibilité, la seule figure représentable du concept de
l’événement est la mise en scène de son indécidabilité3636.

C’est la raison pour laquelle le poème va dès lors, à partir de l’hésitation du Maître au bras
levé au dessus des flots, multiplier les avatars figurés de cette indécision, en proposant une
« stupéfiante série de transformations métaphoriques autour du thème de l’indécidable3637 ».
Cette parade suspensive verra défiler le voile, qui succède à la voile, pour des « fiançailles de
l’événement et de la situation », réunissant le vieillard et la mer ; puis la plume, qui devient
aigrette, et « s’ajuste au socle marin comme à une toque de velours » ; enfin intervient la
sirène, brisant la fantasmagorie : « dans cette ombre où à nouveau tout risque de se perdre,
surgissent une sirène et un roc – tentation poétique du geste et massivité du lieu – qui vont
cette fois conjointement s’évanouir ». Badiou interprète ainsi :
Comprenons : l’équivalence indécidable du geste et du lieu est à ce point raffinée, sur la scène des
analogies, par ses transformations successives, qu’une seule image supplémentaire anéantit
l’image corrélative : l’impatient geste de la queue d’une sirène, invite à jeter les dés, ne peut que
faire disparaître la limite à l’infinité de l’indécision, c’est-à-dire la visibilité locale de l’événement,
et ramener le site originel, qui congédie les deux termes du dilemme, faute d’avoir pu établir entre
eux une dissymétrie tenable, d’où puisse s’énoncer la raison d’un choix. Sur aucun roc discernable
de la situation n’est plus disposée la chance mythologique d’un appel3638.

Ensuite, le retour de la plume qui va « s’ensevelir aux écumes originelles », marque le retour
à l’abîme initial, sur fond de non-lieu de l’acte : « elle n’aura pu ce gouffre, ni le joncher (jeter
les dés) ni le fuir (éviter le geste), elle aura exemplifié l’impossibilité du choix rationnel – de
l’abolition du hasard – et se sera, dans cette identité neutre, simplement abolie ». Son
« délire » aurait été de « pouvoir décider de l’acte absolu » ; mas elle s’est heurté, « cime », à
« l’essence indécidable de l’événement3639 ». Ainsi donc, toutes les figures de la suspension et
de l’entre-deux affirmeraient le caractère indécidable et incalculable de tout événement.
Ensuite, Badiou commente ce qui se situe en « incise de ce développement figuratif », à
savoir la « leçon abstraite » de cette imagerie présente dans la formule « si c’était le nombre
ce serait le Hasard ». En d’autres termes, le Nombre aurait été la signature d’un événement
« en situation », doté d’une existence, d’une limite, et d’un contenu, et ce caractère finalement
« quelconque » l’aurait séparé de la visée véritable, celle de « l’événement de l’événement, la

3635
Ibidem.
3636
Ibid., p. 215-216.
3637
Ibid., p. 216.
3638
Ibid., p. 216-217.
3639
Ibid., p. 217.

768
notion absolue du « il y a3640 ». A ce moment du poème, avec le « rien n’aura eu lieu que le
lieu », surgit la question suivante : « Faut-il donc conclure, de façon nihiliste, que le « il y a »
est pour toujours in-fondé, et que la pensée, se vouant aux structures et aux essences, laisse
hors de son champ la vitalité interruptrice de l’événement ?3641 ». Non, le « rien » ne sera pas
le dernier mot du texte, puisque la constellation vient comme une « promesse » ; Badiou la
considère ainsi : entité située à la fois « hors de tout calcul possible – et donc, dans une
structure qui est elle-même celle de l’événement », mais aussi « en synthèse de tout ce qui
précède », surgissant dans un « hors-lieu » en tant que « figure essentielle du nombre », et
« concept de l’événement ». Cet avoir-lieu stellaire s’interprète en fonction de ce qui précède :
Pour le comprendre, il faut se souvenir qu’au terme des métamorphoses où s’inscrivait l’indécision
(bras du maître, voile, plume, Hamlet, sirène), ce n’est pas au non-geste que nous parvenions, mais
à l’équivalence du geste (lancer les dés) et du non-geste (ne pas les lancer). La plume qui
retournait aux « écumes originelles » était ainsi le symbole purifié de l’indécidable, elle ne
signifiait pas le renoncement à l’action. Que « rien » n’ait eu lieu voulait donc seulement dire que
rien de décidable dans la situation ne pouvait figurer l’événement en tant que tel. En faisant
prévaloir le lieu sur l’idée qu’un événement puisse y être calculé, le poème accomplit l’essence de
l’événement lui-même, qui est justement d’être, de ce point de vue, incalculable. Le « il y a » pur
est simultanément hasard et nombre, multiple et ultra-un, en sorte que la présentation scénique de
son être délivre seulement du non-être, puisque tout existant se réclame, lui, de la nécessité
structurée de l’un. En tant que multiple in-fondé, auto-appartenance, signature indivise de soi,
l’événement ne peut que s’indiquer au-delà de la situation, quoiqu’il faille parier qu’il s’y est
manifesté.
Ainsi, le courage qu’il y a tenir le geste dans son équivalence au non-geste, et de risquer ainsi
l’abolition dans le site, est-il récompensé par le surgissement surnuméraire de la constellation, qui
fixe au ciel des Idées l’ultra-un de l’événement3642.

Ce passage difficile nécessite au moins un « éclaircissement », relatif au concept d’ultra-un.


Badiou le définit comme suit : « « une caractéristique fondamentale de l’événement est qu’il
est ultra-un, en ceci que l’élément déterminant du multiple qu’il est est lui-même3643 ». Ce
concept désigne donc ce qui subsume le multiple de l’événement, mais de manière purement
immanente.
Puis Badiou commente le nombre sept, associé à la constellation de l’Ourse, qu’il juge
purement « arbitraire » ; ce n’est pas à ses yeux l’expression du Nombre de la Nécessité : ce
« total d’un quatre et d’un trois (…) n’a donc rien à voir avec la Parousie du compte suprême
que symboliserait, par exemple, le double six3644 ». C’est la raison pour laquelle, d’après lui,
la constellation reste « froide d’oubli et de désuétude ». Il poursuit ainsi : « Cependant la
constellation équivaut soustractivement, « sur quelque surface vacante et supérieure », à tout
l’être dont est capable ce qui advient, et qui nous fixe pour tâche de l’interpréter, puisqu’il

3640
Ibidem.
3641
Ibid., p. 218.
3642
Ibid., p. 219.
3643
A. Badiou, « Est-il exact que toute pensée émet un coup de dés ? », art. cit., p. 14.
3644
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 220.

769
nous est impossible de le vouloir ». Le philosophe termine en récapitulant les principaux
acquis de sa démonstration :
De ce que « un coup de dés jamais n’abolira le hasard », il ne faut pas conclure au nihilisme, à
l’inutilité de l’action, encore moins au culte gestionnaire de la réalité et des liens fictifs qui y
pullulent. Car si l’événement est erratique, et que du point des situations on ne peut décider qu’il
existe ou n’existe pas, il nous est imparti de parier, c’est-à-dire de légiférer sans loi quant à cette
existence. L’indécidabilité étant un attribut rationnel de l’événement, la garantie salvatrice de son
non-être, il n’est d’autre vigilance que d’en devenir, par l’angoisse de l’hésitation comme par le
courage du hors-lieu, et la plume, qui « voltige au bord du gouffre », et l’étoile, « à l’altitude peut-
être »3645.

-Du Maître sacrifié à « l’événement de vérité »


Badiou revient en 1998 sur le Coup de dés dans son Petit manuel d’inesthétique, livre
interrogeant à nouveau les rapports entre art et philosophie, et qui a pour matériaux
principaux une série d’articles consacrés à la poésie, à la danse, au théâtre, et au cinéma. Le
chapitre intitulé « Une dialectique poétique : Labîd ben Rabi’a et Mallarmé » se donne
comme une analyse comparée de deux textes – l’un écrit en langue arabe durant l’âge pré-
islamique, l’autre en langue française à l’époque industrielle – qui ont en commun d’associer
un lieu vide, ici, le désert des nomades, là, l’océan des naufrages, un Maître, et le
surgissement de la vérité. Badiou, qui croit à « l’universalité des grands poèmes » sans croire
beaucoup à la « littérature comparée », mesure tout à la fois « une proximité dans la pensée »,
et « l’immensité d’un écart »3646. S’il y a en effet une « dialectique poétique » entre ces deux
textes, c’est qu’ils proposent chacun une conception de la vérité symétriquement inverse.
Concernant le poème mallarméen, l’analyse reprend rapidement l’essentiel de ce qui avait
été dégagé dans L’Etre et l’événement, à travers une formulation beaucoup plus accessible,
privée de son appareil conceptuel. Badiou rappelle le mouvement duel et contrasté du texte :
indécision humaine devant l’acte, puis surgissement de la constellation, qui réalise l’acte sur
un autre plan : « chez Mallarmé, il y a l’impossibilité du maître à faire un choix (…) et c’est
de cette hésitation que résulte d’abord la menace que rien n’ait eu lieu que le lieu, puis le
chiffre stellaire3647 ». Badiou énonce à nouveau l’idée cardinale d’une identité entre lancer et
ne pas lancer : « il hésite à jeter les dés, il fait s’équivaloir le geste et le non-geste ». Il pose
ensuite une hypothèse de lecture, postulat qui va guider toute son analyse : « admettons un
instant que, pour Mallarmé, la Constellation qui surgit imprévisiblement après le naufrage du
Maître, soit un symbole de ce qu’il appelle l’Idée, ou la vérité3648 ».
Le deux poèmes répondent alors à une même question : « quels sont les rapports du lieu,
du maître, et de la vérité ?3649 ». Leur point de départ se révèle identique : « le maître de vérité

3645
Ibidem.
3646
A. Badiou, « Une dialectique poétique : Labîd ben Rabi’a et Mallarmé », op. cit., p. 75.
3647
Ibid., p. 77.
3648
Ibidem.
3649
Ibid., p. 78.

770
doit traverser la défection du lieu, pour lequel, et à partir duquel, il y a vérité » ; mais leur
réponse diffère. L’ode arabe associe le Maître à la vérité dans une perspective purement
immanente, tandis que le Coup de dés dissocie le Maître, englouti, de la vérité, qui surgit
quant à elle de manière transcendante, sous la forme d’une constellation. Badiou écrit en
effet :
(…) la vérité résulte de ce que le maître a disparu dans l’anonymat du lieu vide et s’est, en somme,
sacrifié pour que la vérité soit. (…) Le vide du lieu crée une disjonction du maître et de la vérité :
celui-là disparaît dans l’abîme, et celle-ci, absolument impersonnelle, surgit comme au-dessus de
cette disparition3650.

Cette voie mallarméenne présente alors une force, et deux faiblesses. Pour Badiou, sa
positivité consiste en effet dans le refus de suspendre l’existence de la vérité à une position de
maîtrise, à la différence de ce qui se passe dans le poème arabe ; en revanche, le Coup de dés
livre une conception de la vérité doublement négative : théologiquement sacrificielle d’une
part, ontologiquement dualiste d’autre part. Le philosophe note en effet que « le maître reste
en somme chrétien », tributaire d’une « doctrine du sacrifice », et que « Mallarmé maintient
un dualisme ontologique, et une sorte de transcendance platonicienne de la vérité3651 ». De
l’autre côté, la vérité que propose le poème arabe, certes immanente, certes étrangère à cette
logique sacrificielle, aura pour défaut notoire d’être inséparable du Maître, et de l’amour du
Maître. Il s’agira alors pour Badiou de proposer un dépassement de cette « dialectique
poétique », en renvoyant à sa propre philosophe de l’événement, qui cherche en effet à sauver
la vérité, en l’arrachant au double péril et de la transcendance, et de la maîtrise : « il faut
recomposer pour notre temps une pensée de la vérité qui soit articulée sur le vide sans passer
par la figure du maître. Ni par le maître sacrifié ni par le maître suscité3652 ».

4. Le Coup de dés et notre présent : un poème-paradigme

Comme nous allons le voir avec les deux exemples qui vont suivre, Badiou a pu aussi convoquer
le poème mallarméen à titre de modèle afin de commenter notre devenir historique, ou notre
devenir artistique.
-Démocratie et capitalisme (1998)
On l’a vu supra, Badiou, qui tenta un parallèle dans son Petit Manuel d’inesthétique entre
le Coup de dés et une ode de Labîd ben Rabi’a, a dégagé deux structures de la vérité, qui sont
aussi « deux orientations de la pensée3653 » : la vérité transcendante-anonyme coupée de la
maîtrise, et la vérité immanente-personnelle couplée à la maîtrise. Cette interprétation se
poursuivait alors par un élargissement de la réflexion, portant cette fois sur notre époque, la

3650
Ibid., p. 81.
3651
Ibid., p. 83.
3652
Ibid., p. 86.
3653
A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 83.

771
« modernité », tiraillée entre ces deux paradigmes : « c’est précisément ce choix, et
l’impossibilité de ce choix, que j’appelle pour ma part la modernité3654 ». Voici la première
branche de l’alternative :
Nous avons d’un côté l’univers de la science, non dans sa singularité pensante, mais dans la
puissance de son organisation financière et technique. Cet univers dispose une vérité anonyme,
complètement séparée de toute figure personnelle du maître. Seulement, la vérité, organisée
socialement par le capitalisme moderne, exige le sacrifice de la Terre. Cette vérité est, pour la
masse des consciences, totalement étrangère et extérieure. Chacun en connaît les effets, mais
personne n’en domine la source. La science, dans son organisation capitaliste et technique, est une
puissance transcendante, à laquelle il faut sacrifier le temps et l’espace3655.

Cette situation historique pourra donc être décrite à travers la voie mallarméenne du Coup de
dés : « comme le maître de Mallarmé, je dois sacrifier toute maîtrise du choix pour que la
vérité scientifique, dans sa socialisation technique et capitaliste, suive son cours
transcendant3656 ». De plus, la disparition du maître du Coup de dés sera mise en parallèle
avec la crise de l’autorité, et le discrédit portant sur les grands référents : « mais qu’est-ce que
la démocratie moderne ? C’est uniquement ceci : personne n’est obligé d’aimer un
maître3657 ». Enfin, l’identité entre lancer et ne pas lancer pourra être associée au
désenchantement (ou au réalisme) politique contemporain :
(…) Mallarmé montre qu’il faut sacrifier le choix lui-même, pratiquer l’équivalence
du choix et du non-choix, et qu’alors surgit une vérité impersonnelle. Exactement comme
aujourd’hui, dans la démocratie : choisir tel président est strictement équivalent à ne pas le
choisir, car la politique sera la même, étant commandée par la transcendance de
l’organisation capitaliste de la science et des aléas du marché3658.

Quant à la voie de Labîd ben Rabi’a, elle servira de modèle pour formuler l’aporie du
communisme, dirigée contre la vision purement capitaliste de la science : choix personnel d’une
vérité immanente, mais aliénation dans la parole du maître. L’histoire, de Charybde en Scylla,
nous accule devant une double impasse :
Nous en sommes toujours là. Nous sommes, si je puis dire, entre Mallarmé et la mu’allaqa. D’un
côté, la démocratie qui nous débarrasse de l’amour du maître, mais qui nous assujettit à la
transcendance unique des lois de la marchandise, et élimine toute maîtrise sur la destinée
collective, toute réalité du choix politique. D’un autre côté, le désir d’une destinée collective
immanente et voulue, d’une rupture avec l’automatisme du capital. Mais alors, le despotisme
terroriste, et l’obligation de l’amour du maître3659.

Le pouvoir de la libre décision, fondatrice d’une vérité authentique, nous est alors confisqué :
« dans tous les cas c’est la possibilité du choix qui disparaît, que le maître soit sacrifié pour
une puissance anonyme, ou qu’il nous demande de nous sacrifier par amour pour lui3660 ».

3654
Ibidem.
3655
Ibid., p. 83-84.
3656
Ibid., p. 84.
3657
Ibidem.
3658
Ibid., p. 86.
3659
Ibid., p. 85.
3660
Ibidem.

772
Ainsi, le Coup de dés, très loin de son contexte d’origine, aura servi ici de paradigme pour
conceptualiser le moment ultra-capitaliste de notre histoire démocratique. On aura compris
que cette lecture n’a strictement aucune visée historique. Mallarmé ne livre pas une pensée
politique, plus ou moins anticipatrice ou visionnaire ; il fournit à Badiou une matrice
conceptuelle. Au sein de cette « dialectique poétique », la polarité-Coup de dés aura en effet
pour fonction de décrire un des versants de la théorie de la vérité. Le poème mallarméen,
transposé de cette manière, permet au philosophe de créer une modélisation des rapports entre
maîtrise et vérité, que l’on pourra éventuellement appliquer à l’histoire, ici à notre
« modernité ».
Malgré tout, contre toute attente, celui qui dans Théorie du sujet se plaisait à mesurer les
chances de la constellation-révolution, voit dans la disparition du Maître l’équivalent du
nihilisme passif, et dans l’issue stellaire du poème, le surgissement de la vérité scientifique
instrumentalisée par le Capital. Ici, la constellation finale du poème, au sein de cette structure
de vérité, joue donc le rôle de la transcendance d’une vérité anonyme, produite, avec la
complicité impuissante des « masses » aliénées, par un complexe scientifico-capitaliste. Nous
retrouvons alors l’équivoque de la lecture de Badiou, qui majoritairement, et cela jusqu’au
très récent Logiques des mondes de 2006, identifie sa philosophie au geste mallarméen, mais
qui ponctuellement aussi, comme dans ce curieux chapitre de 1998, s’en éloigne, pour en
pointer le vague nihilisme.

-Le Coup de dés contre le « formalisme romantique » (2004)


Dans un chapitre de son essai récent, Circonstances (2), Badiou esquisse « Un manifeste
de l’affirmationnisme », dirigé contre les dérives d’une époque, la nôtre, que le philosophe
estime dominée par la permanence, dans le domaine artistique et social, du paradigme
romantique de l’expressivité à tout va, à la fois vitaliste et naturaliste. Contre cette empire du
chaud et du charnel, qui est aussi domination de la particularité – le moi, la communauté – il
s’agit à ses yeux de renouer avec le mathème et la rigueur impersonnelle, dans le sillage d’un
Pessoa qui chantait « la mathématique de l’Idée », et affirmait que le binôme de Newton était
aussi beau que la Vénus de Milo. Le poète du Coup de dés servira aussi de caution dans cette
entreprise qui vise à « doter l’art de sa nécessaire froideur, au sens où déjà Mallarmé
réclamait pour l’Idée poétique qu’elle survienne froide d’oubli et de désuétude, comme une
constellation3661 ». Badiou appelle de ses vœux un « art-pensée », qui soit, contre toutes les

3661
A. Badiou, « Troisième esquisse d’un manifeste de l’affirmationnisme », Circonstances, 2, Ligne/ Léo
Schéer, 2004, p. 93.

773
tentations « nihilistes » du moment, contre toutes les fuites mystiques, le déploiement d’une
« constellation affirmative3662 ».
Ainsi, de manière rapide mais symptomatique, le Coup de dés, saisi ici comme un texte
« froid » chargé d’une positivité désincarnée, dans le sillage, cette fois, de la lecture donnée à
l’époque de L’Etre et l’événement, se voit brandi comme un bouclier dirigé contre une époque
artistique plutôt honnie à cause de ses complaisances mystico-pornographiques : Pessoa, et
Mallarmé peuvent nous guérir de la « pornographie tibétaine3663 » de notre temps. Le
croirons-nous ?

5. Critique archéologique
On l’aura compris, ces deux lectures cherchent avant tout à contrebalancer les
interprétations nihilistes et pessimistes du Coup de dés, et parmi elles, celle de Sartre en
particulier. Si Badiou parvient à lester ainsi le poème d’une positivité assez inédite, qui n’est
pas sans rappeler la théorie du poème d’un Yves Bonnefoy, c’est qu’il fonde son analyse sur
un socle philosophique de type « classique3664 », c’est-à-dire antérieur à la critique kantienne
d’une part, et fondamentalement hostile au « linguistic turn » d’autre part. Nous verrons alors
que c’est de manière tout à fait naturelle et cohérente qu’il s’inscrit dans les pas d’un
mallarmiste étranger aux effets du structuralisme, adepte d’une lecture idéaliste du poète,
Gardner Davies. Cependant, on peut noter un certain infléchissement chez Badiou dans sa
manière d’envisager le Coup de dés. La lecture de 1998 introduit pour la première fois le
thème du sacrifice, vite associé au christianisme, qui a pour effet direct d’accuser un certain
écart entre le poème mallarméen, et sa propre conceptualisation de l’événement-vérité.
Serions-nous alors confrontés à un revirement du même type que celui que l’on a rencontré
chez Deleuze, opérant ici toutefois en sens inverse, dans la mesure où il va de l’adhésion
philosophique totale à la distance critique partielle ?
Badiou développe une œuvre en réaction contre ce grand mouvement anti-platonicien qui
a dominé selon lui la pensée philosophique depuis Nietzsche, et résumé par cette formule :
« guérir du platonisme, c’est d’abord guérir de la vérité3665 ». Il conçoit en effet son geste
philosophique comme un « geste platonicien3666 » visant à ré-associer la philosophie à la
mathématique comme à l’amour, sans retomber pour autant dans une « pensée de l’Un3667 » :

3662
Ibid., p. 94.
3663
Ibid., p. 92.
3664
« Disons que la philosophie de Deleuze, comme la mienne d’ailleurs, est résolument classique. Et il est assez
facile de définir, en la matière, le classicisme. Est classique toute philosophie qui ne se soumet pas aux
injonctions critiques de Kant », A. Badiou, Deleuze, op. cit., p. 69.
3665
A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, op. cit., p. 82.
3666
Ibid., p. 79.
3667
Ibid., p. 85.

774
au platonisme de l’Un succédera un « platonisme du multiple3668 », qui aura pour enjeu de
parvenir à concilier pensée du multiple et exigence de vérité. Cette conciliation passera par
une théorie de l’événement fondée sur le concept de « multiplicité indiscernable3669 ». Cette
philosophie de la vérité-événement se présentera comme une alternative aux conceptions
théologiques de la vérité, comme au nihilisme de « l’atomistique généralisée » ; il s’agira de
marquer une « nouvelle étape dans la doctrine de la vérité », entendue comme « procédure
réglée dont le résultat est un multiple supplémentaire3670 ».
Une fois rappelée l’orientation générale de cette philosophie, on comprend mieux
comment Badiou insiste sur l’absence de nihilisme mallarméen, et en arrive à considérer la
constellation du Coup de dés comme un événement de vérité de type platonicien (fixation au
ciel des Idées).
En 2006, dans Logiques des mondes, Badiou donnera un résumé de son analyse, cette fois
d’une simplicité confondante : « l’excès événementiel convoque le manque, de telle sorte
qu’en résulte l’Idée. (…) Mallarmé raconte comment le naufrage convoque, chez le capitaine
englouti qui inscrit le manque à la surface des flots, l’imminence de l’Abîme. Alors au Ciel
vient la Constellation3671 ». Cette épure de la dynamique du poème n’est jamais qu’une
reprise de la lecture de Gardner Davies, telle que nous l’avons présentée plus haut. Badiou a
en effet toujours rappelé et revendiqué haut et fort sa dette vis-à-vis des travaux du critique
australien, injustement méconnu selon lui - « tout ce que je dois à Gardner Davies3672 »
confessera-t-il en 1992 dans Conditions – et considéré comme « le plus grand interprète de
Mallarmé3673 ». On pourra ainsi noter plusieurs points de rencontre entre les deux analyses.
Il y a tout d’abord l’idée du poème comme drame. Badiou salue le titre de l’essai de
Davies intitulé « Mallarmé et le drame solaire » qui a le mérite de situer d’emblée cette poésie
dans le cadre d’une méditation sur l’événement3674. On a vu que Davies, non sans équivoque à
propos du caractère virtuel de l’action, décrivait le poème comme une dramaturgie de la
« notion pure », scandée par des moments décisifs, qui constituent autant de micro-
événements. Ensuite, Badiou reprend à Davies l’insistance sur le caractère hypothétique du
navire, pure fiction du lieu océanique ouvert et vide3675. De plus, le critique, qui voyait dans le
Coup de dés la mise en œuvre d’une « dialectique des contraires», estimait que le poème
aboutissait à « l’équivalence du coup de dés et de l’inaction totale », maintenait le non-choix

3668
Ibidem.
3669
Ibid., p. 60.
3670
Ibid., p. 35-39.
3671
A. Badiou, Logiques des mondes. L’être et l’événement 2, Seuil, 2006, p. 573.
3672
A. Badiou, Conditions, op. cit., p. 109.
3673
A. Badiou, « Est-il exact que toute pensée émet un coup de dés ? », Les Conférences du perroquet, n°5,
janvier 1986, p. 7.
3674
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 213.
3675
G. Davies, Vers une explication rationnelle du « coup de dés », op. cit., p. 71.

775
entre les deux options, situation qui se résolvait dans un dépassement fourni par « l’évocation
du coup de dés idéal, symbole de l’Absolu3676 ». Badiou, parlant d’« équivalence du geste et
du non-geste », reste dans cette droite ligne. Quant à la logique sacrificielle pointée dans le
Petit Manuel d’inesthétique, elle rejoint d’assez près la logique négative du développement
hégélien suivi par le critique. La formule « drame conceptuel3677 » que Badiou propose pour
qualifier le poème se trouve en accord parfait avec la présentation qu’en donne Davies. Ce
dernier, on l’a vu, le considérait à la fois comme développement d’une action poétique et
démonstration philosophique. Enfin, le refus chez le philosophe de voir quelque tentation
nihiliste à l’œuvre dans le Coup de dés retrouve l’appréciation du critique australien, qui fut
un de ceux qui contribuèrent à inverser cette doxa négativiste : avec Davies, le poème se
voyait en effet dégagé de la perspective de l’échec ou de l’impasse3678.
Ainsi, la dette envers le critique australien, qui commence sans doute par se situer sur le
terrain à la fois minimal et capital de la syntaxe – Davies est un des rares sinon le premier à se
confronter minutieusement à la lettre du texte, afin d’en établir avant tout une lisibilité
grammaticale – nous sembler aller plus loin : Badiou assimile aussi les conclusions de Davies
portant sur la dynamique générale du poème, et la vision du monde qui en découle.
Pour Badiou, on l’a vu, la « Notion pure » mallarménne n’est pas la notion d’un objet,
mais la notion d’une temporalité : elle n’est pas surrection d’une essence concrète, mais
présent pur. Cette poésie ne se fait pas le recueil d’un objet pur parce qu’absent ou absenté,
mais ouvre le lieu du pur présent, celui du pur « il y a ». Avec l’auteur du Coup de dés, la
poésie devient « la pensée de la présence du présent3679 », réceptacle de la « pure
présence3680 ». On reconnaîtra dans cette lecture une des caractéristiques majeures de la
réception de Mallarmé qui s’est affirmée à partir de la fin des années 1980, avec en
particulier, sur le plan universitaire, le livre d’André Stanguennec, Mallarmé et l’éthique de la
poésie (1992), orientant tout le projet mallarméen vers la visée du « séjour », et, dans une
perspective moins philosophique, l’introduction aux Poésies de Mallarmé dans la collection
« Poésie » éditée par Gallimard, qui a substitué en 1992 l’œil d’Yves Bonnefoy à l’esprit de
Sartre. A l’opposé d’un Derrida qui traquait dans l’histoire de la métaphysique occidentale
toutes les formes de la « détermination de l’être comme présence3681 », Badiou s’inscrit donc
dans cette filiation critique en rupture avec le « Linguistic Turn » et la « French Theory » des
années 1960-1970, en y ajoutant l’éclairage philosophique qui lui est propre. Sa conception

3676
Ibid., p. 158.
3677
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 220.
3678
G. Davies, Vers une explication rationnelle du « coup de dés », op. cit., p. 175-177.
3679
A. Badiou, Conditions, op. cit., p. 10.
3680
Ibidem.
3681
J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », L’Ecriture et la
différence, op. cit., p. 411.

776
du poème, proche, semble-t-il ici, de la pratique des écrivains liées à la revue L’Ephémère,
tire ainsi Mallarmé vers la « présence », mot-symbole d’un « âge des poètes » qui n’est plus
celui des années 1880.
Badiou, on vient de le voir, inscrit véritablement sa lecture dans le cadre fourni par
Gardner Davies, tant sur le plan logique de l’enchaînement de la démonstration et de la
dynamique des images, que sur le plan axiologique du jugement porté sur la vision du monde
délivrée par le poème. L’écart entre les deux interprétations se fera alors sur le terrain
épistémologique, le critique australien usant de catégories hégéliennes, et le philosophe
exploitant ses propres concepts, forgés avec le livre-système que constitue L’Etre et
l’événement. Mais une difficulté surgit alors : comment concilier ces deux approches ?
Badiou construit toute sa philosophie sur des bases immanentistes ; c’est à partir de ce
socle commun qu’il engage sa discussion avec la pensée deleuzienne :
Certes, il ne s’agit ni d’identité, ni même de convergence. Il s’agit d’une opposition frontale, mais
conceptuellement assignable à une conviction partagée, quant à ce qu’on peut exiger aujourd’hui
de la philosophie, et quant au problème central qu’elle doit traiter : celui d’une pensée immanente
du multiple3682.

De plus, il fait de Mallarmé le grand poète qu’il suture à sa philosophie, du moins entre
Théorie du sujet (1982) et Conditions (1992). Or, la lecture qu’il propose du Coup de dés, et
de la poésie mallarméenne en général, va changer quelque peu de nature à partir justement de
cette confrontation avec Deleuze. Dans son essai sur l’auteur de Différence et répétition de
1997, comme dans le Petit Manuel d’inesthétique de 1998, Badiou, accentuant quelques traits
à peine esquissés à l’époque de L’Etre et l’événement (1988), semble tirer le poète vers une
pensée de type idéaliste, qui situe l’Idée ou la Notion pure dans un lieu transcendant. Ainsi,
on a vu plus haut qu’il souscrivait finalement à la première lecture deleuzienne du Coup de
dés, anti-nietzschéenne, et dualiste. En outre, confrontant la poésie de Mallarmé à celle de
Pessoa, il estime que l’auteur de Crise de vers propose un « usage strictement dialectique de
la négation3683 », qu’il distingue de la « négation flottante » du poète de l’hétéronymie.
Ailleurs, il note aussi : « (…) Mallarmé résume toute la transposition dialectique du sensible
en Idée par les trois mots suivants : " nuit, désespoir et pierrerie", ou "solitude, récif,
étoile"3684 ».
Ainsi, tout se passe comme si Badiou, en s’opposant à Deleuze sur la question du « coup
de dés », en arrivait à s’opposer à lui-même : tout en marquant l’écart entre une conception
nietzschéenne-deleuzienne du hasard – relevant d’une « ontologie vitaliste3685 » – et une

3682
A. Badiou, Deleuze, op. cit., p. 11-12.
3683
A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 66.
3684
Ibid., p. 39.
3685
A. Badiou, « L’ontologie vitaliste de Deleuze », Court Traité d’ontologie transitoire, Seuil, 1998, p. 61-72.

777
conception mallarméenne-mathématique – relevant d’une « ontologie soustractive3686 »,
formule utilisée tout à la fois, fait symptomatique, pour la pensée kantienne et la poésie
mallarméenne – il recrée un Mallarmé poète de la transcendance, coïncidant avec le premier
Deleuze, qui n’est autre, sur ce plan, que le dernier Badiou… Ce dernier Badiou regardera
alors tout autant sinon davantage vers un Pessoa que vers un Mallarmé. Dans le Petit Manuel
d’inesthétique, on apprend que la philosophie doit désormais tenter de penser « à la hauteur
de Pessoa3687 », ce qu’elle n’a encore jamais fait. Le chapitre, après avoir opposé deux
conceptions poétiques du négatif, affrontera deux visions du rapport entre l’auteur et l’œuvre,
l’une nouant l’Anonyme à l’Un-Tout, l’autre articulant l’Hétéronyme au Multiple :
(…) Pessoa a déployé une littérature entière (…) en quoi il a dépassé le projet mallarméen du
Livre. Car ce projet avait pour faiblesse de maintenir la souveraineté de l’Un, de l’auteur, même si
cet auteur s’absentait du Livre jusqu’à être anonyme. L’anonymat mallarméen reste prisonnier de
la transcendance de l’auteur. Les hétéronymes (…) s’opposent à l’anonyme, en ce qu’ils ne
prétendent ni à l’Un ni au Tout, mais installent originairement la contingence du multiple. De là,
ils composent, mieux que le livre, un univers. Car l’univers réel est à la fois multiple, contingent et
intotalisable3688.

Ainsi, à cette date, le Mallarmé de Badiou se voit intégralement réinscrit dans une lignée
idéaliste, la série Platon-Kant-Hegel, tandis que la poésie de Pessoa joue désormais le rôle que
jouait le Coup de dés à l’époque de L’Etre et l’événement, à savoir celui qui consiste à
permettre de fonder, « entre Platon et l’anti-Platon », une « véritable philosophie du multiple,
du vide, de l’infini3689 ».
Si l’on revient maintenant plus précisément sur le contenu des deux lectures de Badiou, on
peut distinguer plusieurs points de discussion, que notre compétence, bien évidemment, ne
pourra situer principalement, de manière acceptable, que sur le terrain philologique. Le
philosophe, on l’a vu, estime que le Coup de dés, poème de l’indécision, offre une saisie
poétique de l’événementialité, conçue comme indécidable ; mais comment concilier alors
cette dimension méta-événementielle avec l’événement de l’apparition de la constellation ? Il
semblerait, à lire Badiou, qu’il y ait deux événements distincts dans le poème : celui, réflexif,
qui a pour contenu l’équivalent du geste et du non-geste, lorsque le philosophe écrit : « un
événement dont le contenu est l’événementialité de l’événement ne peut à son tour avoir pour
forme que l’indécision3690 » ; mais aussi celui qui correspond au surgissement du nombre
stellaire, moment du surnuméraire, qui dans la philosophie de Badiou constitue justement
l’événementialité pure. Au total, l’enjeu du poème semble alors osciller entre le méta-

3686
A. Badiou, « L’ontologie soustractive de Kant », ibid., p. 153-164. Cette formule qualifie aussi la position
mallarméenne, comme on l’a vu plus haut : voir A. Badiou, Deleuze, op. cit., p. 109.
3687
A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 62.
3688
Ibid., p. 73.
3689
Ibid., p. 74.
3690
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 215.

778
événementiel, le pur événementiel, et le non-événementiel, jusqu’à confondre ces trois
modalités.
En conséquence, Badiou se voit obligé d’établir un lien de causalité qui peut sembler
assez contestable, en rapport avec le motif du sacrifice, entre la disparition du Maître hésitant
et l’apparition de la constellation. Dans Théorie du sujet, il note déjà que celle-ci est une
« production inventive qui récompense la bravoure mentale » ; il aura fallu le « courage de
disparaître3691 » pour rendre possible l’exception stellaire, envisagée ici selon une logique de
rémunération, ou de contre-don. Dans le Petit Manuel d’inesthétique, il confirme et appuie
cette thèse : « (…) la vérité résulte de ce que le maître a disparu dans l’anonymat du lieu vide,
et s’est, en somme, sacrifié pour que la vérité soit3692 ». En réalité, le glissement de l’acte
humain suspendu à sa réalisation céleste ou idéale se fait d’abord de manière successive ; le
passage de la succession à la causalité, qui n’a rien d’évident, relève du saut interprétatif. De
fait, rien dans la syntaxe du Coup de dés ne contribue à faire découler l’acte idéal de l’acte
réel suspendu.
Par ailleurs, rejoignant la lecture donnée dans Nietzsche et la philosophe, Badiou ne
commente pas l’équivalence métaphorique assez peu traditionnelle entre le mouvement des
astres et celui des dés, ce qui revient à occulter la question mallarméenne du ciel-hasard, en le
référant rapidement au « ciel des Idées » platonicien. Mais à l’inverse, et paradoxalement, il
estime que l’existence précaire de la constellation débouche sur la nécessité d’en faire l’objet
d’un pari. Puisque ce Septentrion n’est qu’un simple sept, et non un double six, « il nous est
imparti de parier, c’est-à-dire de légiférer sans loi quant à cette existence3693 ». On retrouve ici
la thème pascalien du « oui, mais il faut parier » déjà mis en avant par Thibaudet3694. La
difficulté réside alors dans l’intégration de ce motif au sein de la philosophie de l’événement
de Badiou, qui se veut pourtant isomorphe à la poésie de l’événement livrée dans le Coup de
dés. Quelle est donc cette nécessité de parier sur « le surgir » qui « ne se laisse compter
qu’une fois3695 », puisque c’est ainsi que l’événement se voit défini de manière
synthétique pour Badiou ? Pourquoi parier lorsque c’est l’intervention d’une nomination qui
entérine le « ce-qui-advient » ? Pourquoi parier quand l’événement relève de la pure
immanence et du pur visible ? Le philosophe qui « suture » Mallarmé à sa pensée parle de
pari sur l’avenir, quand il bâtit pour son propre compte une théorie de l’événement-vérité en
art établie sur l’action fondatrice et le recueil de la présence : « la philosophie reconnaîtra que

3691
A. Badiou, Théorie du sujet, op. cit., p. 112-113.
3692
A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 81.
3693
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 220.
3694
« Ce coup de dés comporte le Poète entier ; ce qu’il a joué, d’un pari à la Pascal, c’est sa vie », Thibaudet, La
Poésie de Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 392.
3695
A. Badiou, « Est-il exact que toute pensée émet un coup de dés ? », Les Conférences du perroquet, n°5,
janvier 1986, p. 6.

779
toute nomination d’un événement, convoquant la retenue de ce qui disparaît, toute nomination
de la présence événementielle, est d’essence poétique3696 », ou encore : « en même temps
qu’il est, comme pensée de la présence sur fond de disparition, une action immédiate, le
poème, comme toute figure locale d’une vérité, est aussi un programme de pensée3697 ».
Enfin, plus largement, et à propos des rapports entre poésie et philosophie, on peut
s’interroger. Comment concilier la fin, prononcée et attendue, de « l’âge des poètes », âge
dont Mallarmé fait partie selon Badiou, âge marqué par la « suture » heideggerienne poésie-
philosophie, et cette exigence de faire en sorte « que la philosophie soit contemporaine des
opérations poétiques de Mallarmé3698 » ? D’un côté, donc, il semble que nous retrouvions ici
la position de surplomb occupée par le poème. Mais d’un autre côté, la pratique du
commentaire mise en œuvre par le philosophe, qui pense principalement le couple poésie /
philosophie à travers l’opposition, historique et construite, mais jamais questionnée comme
telle, entre métaphore et concept, donne l’impression de nous reconduire vers le « schème
didactique » ou le « schème herméneutique », qui enferment tous deux le poème dans la
simple mise en forme d’une pensée qui lui reste extérieure. Comment ne pas discerner une
certaine transcendance du philosophème sur le poème lorsque Badiou rencontre dans
Mallarmé « un traitement métaphorique du concept d’indécidabilité3699 » ? Peut-on poser
l’existence d’une véritable pensée poétique, pensée en poésie et pensée de poésie, quand on
estime que « Dans Un coup de dés… la métaphore de ce que tout site événementiel est au
bord du vide est bâtie à partir d’un horizon désert sur une mer orageuse3700 » ? Ces formules
laissent plutôt entendre que la poésie, loin d’être la condition de la philosophie, n’en est que
l’illustration.

6. La confrontation avec Deleuze


Alain Badiou, dans le livre très personnel et passionné qu’il a consacré à Deleuze3701,
revient sur les analyses deleuziennes du thème du « coup de dés ». Sa position, à cet égard,
n’a strictement rien de commun avec celle d’un Jean-Clet Martin, médiateur qui se veut
orthodoxe du « deleuzisme ». Le philosophe de L’Etre et l’événement entend marquer toute la

3696
A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 46.
3697
Ibid., p. 41.
3698
A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 61.
3699
A. Badiou, L’Etre et l’événement, op. cit., p. 216.
3700
Ibid., p. 214.
3701
A. Badiou, Deleuze. La « clameur de l’être », Hachette, coll. « Pluriel », 1997. Comme souvent chez Badiou
– c’était déjà le cas dans le livre de 1995 consacré à Beckett – il s’agit de prendre le contrepied d’une certain
vulgate. Badiou entend en effet montrer en quoi la philosophie deleuzienne reste tributaire d’une ontologie de
l’Un, d’une pensée de type « classique », et relève, contre tous les « malentendus » hédonistes et anarchisant
auxquels cette pensée aurait donné lieu, d’une « discipline » philosophique constructiviste, et d’une sorte d’ethos
philosophique aristocratique.

780
différence qui sépare sa pensée de celle de Deleuze3702, ce qui l’amène du même coup à
séparer son Mallarmé de celui de l’auteur de Différence et répétition :
Je me rends compte peu à peu que, en développant une ontologie du multiple, c’est vis-à-vis de
Deleuze que j’inscris ma tentative, et de nul autre. Car la pensée du multiple opère sous deux
paradigmes, de longue date pointés par Deleuze : le paradigme « vital » (ou « animal ») des
multiplicités ouvertes (dans la filiation bergsonienne), et le paradigme mathématisé des ensembles,
qu’on peut tout aussi bien dire « stellaire », au sens de Mallarmé. Dès lors, il n’est pas trop inexact
de soutenir que Deleuze est le penseur contemporain du premier paradigme, et que je m’efforce
d’abriter, jusque dans ses extrêmes conséquences, le second3703.

Badiou, qui n’a pas manqué de relever le revirement deleuzien relatif à l’appréciation
philosophique de la pensée mallarméenne, visible dès Différence et répétition (1968), estime
que le Coup de dés appartient bel et bien à une vision du monde de type dualiste. Il convient à
ses yeux d’opposer strictement Mallarmé d’un côté, et le couple Nietzsche-Deleuze de
l’autre :
Or, si la question du jeu, du lancer des dés, du hasard est si importante pour Deleuze (comme elle
l’est pour Mallarmé et pour Nietzsche), c’est qu’il lui importe au plus haut point de réfuter la
conception probabiliste du retour éternel et de maintenir, jusqu’au cœur de la puissance infinie de
l’Un, les droits de la divergence et de l’improbable. Notons en passant que cette volonté
deleuzienne s’oppose nettement à celle de Mallarmé, penseur sur lequel, entre la forte critique de
Différence et répétition et les tentatives d’annexion de Foucault ou du Pli, la position de Deleuze a
considérablement évolué. A mon sens, c’est la disposition initiale qui est la bonne. Aucun
compromis n’est possible entre le vitalisme de Deleuze et l’ontologie soustractive de Mallarmé.
Sur le hasard en particulier, les maximes de l’un et de l’autre sont diamétralement opposées. Celle
de Mallarmé est : « l’Infini sort du Hasard, que vous avez nié ». Celle de Deleuze, comme nous
allons le voir, doit se dire : « le Hasard sort de l’Infini, que vous avez affirmé »3704.

Badiou, qui se trompe ici en situant la « forte critique » dans Différence et répétition, et non
dans Nietzsche et la philosophie, procède à une révision des jugements, qui doit conduire à
une réaffirmation de l’anti-nietzschéisme de Mallarmé, par delà les captations d’héritage : il
s’agit de donner raison aux premières intuitions du premier Deleuze. Badiou refuse en effet de
situer Mallarmé du côté de la « joie affirmative des simulacres3705 » propre à cette conception
nietzschéo-deleuzienne de l’éternel retour, qui ramène un unique lancer consistant à affirmer
tout le hasard, comme Deleuze n'a cessé de le répéter depuis Nietzsche et la philosophie. Le
« coup de dés » mallarméen, à ses yeux, fonde un cosmos, radicalement étranger à toute idée
de chaosmos. Plus loin, il continue, en posant l’alternative indépassable : « d’un côté,
conception ludique et vitale du hasard ; de l’autre, conception stellaire du Hasard de hasard.
Nietzsche ou Mallarmé, finalement3706 ». On voit que les « maximes » en question sont des
variations sur Igitur, et non sur le Coup de dés proprement dit : « l’infini sort du hasard, que

3702
Badiou décrit sa pensée comme un « platonisme du multiple », tandis qu’il situe Deleuze du côté d’un
« platonisme du virtuel » (ibid., p. 69, et passim). Son attaque porte sur le concept de « virtuel », dans lequel il
voit la permanence d’une forme de « transcendance ». C’est ainsi qu’il met en doute la fidélité deleuzienne à
l’injonction d’une théorie univoque de l’Etre.
3703
Ibid., p. 11.
3704
Ibid., p. 109.
3705
Ibid., p. 108.
3706
Ibid., p. 116.

781
vous avez nié. Vous mathématiciens, expirâtes – moi projeté absolu. Devais finir en
infini3707 ». Toute la difficulté tient dans le conception mallarméenne de l’infini, qui semble
osciller semble-t-il entre absolu et hasard, bon infini, et mauvais infini.
Notons ici que cette position critique n’a rien de neutre quand on sait les convergences, et
les divergences, entre les deux philosophes. Deleuze, la « clameur de l’Etre », qui s’ouvre par
« C’est une étrange histoire que celle de mon non-rapport à Gilles Deleuze3708 », se donne
tout à la fois comme un hommage au penseur respecté, et un dialogue posthume destiné à
clarifier les positions respectives. Les matériaux du sous-chapitre intitulé « Nietzsche ou
Mallarmé » proviennent en partie d’un échange de lettres entre Badiou et Deleuze :
Tout à la fin de l’année 1993, à propos du concept d’indécidable, qui nous est commun quoique
dans des usages fort différents, Deleuze reprenait dans une lettre la question du coup de dés dans
sa connexion directe avec le virtuel. (…) Pendant l’été 1994, je soulignais à quel point nous nous
opposions sur le hasard3709.

Le Coup de dés constitue ainsi une sorte de champ d’affrontement et de pierre de touche pour
deux philosophies de l’événement à la fois proches et lointaines. Il y aura donc eu une autre
(petite ?) « bataille du Coup de dés », après celle de 1919-1920 enclenchée par l’initiative
d’« Art et Action », située cette fois sur le terrain philosophique, dans le silence de la
correspondance privée et des méditations non-cartésiennes.

E) Mises en page

1) Massin : un graphiste compagnon du Coup de dés (1966-1968)

L’ancien directeur artistique de Gallimard3710 s’est beaucoup intéressé au Coup de dés,


poème qui a accompagné et nourri tout à la fois une réflexion théorique comme une pratique
créatrice. C’est surtout à la fin des années 1960 que cet intérêt pour le poème va
principalement se manifester, même si Massin continuera à l’évoquer dans les décennies
suivantes.

a) « Interprétations typographiques » (1966)

Dans les années 1960, Massin propose plusieurs transpositions typographiques d’œuvres
contemporaines, qui prolongent l’idée mallarméenne du poème-partition, à une époque, on l’a
rappelé plus haut, où un Michel Butor cherche à transcrire typographiquement l’espace
américain dans Mobile (1962), où la revue Les Lettres se fait la tribune du « spatialisme » et

3707
OC, t. I, p. 474.
3708
A. Badiou, Deleuze., op. cit., p. 7.
3709
Ibid., p. 113-115.
3710
Massin exerça cette fonction dans cette maison d’édition de 1958 à 1979.

782
de la « poésie concrète », où « l’aventure sémiologique » bat son plein, où la machine à écrire
et le livre de poche se démocratisent, amenant ainsi la création littéraire à s’interroger sur ses
moyens propres. Massin se place dans cet « entre-deux3711 » que célébrera Barthes en 1970
lors de la sortie de La lettre et l’image, qui instaure un « trajet circulaire de la lettre et de la
figure3712 ». Vont naître alors quelques livres d’artiste dans lesquels la mise en page, par le
biais d’une typographie expressive, va se faire mise en scène, et mise en voix. Dans tous les
cas, comme Massin a pu le confier dans un entretien de 2003, il s’agit d’explorer une voie
déjà empruntée par les avant-gardes historiques, poursuivie par les expérimentations lettristes
et post-lettristes, qui a consisté à refuser « l’abstraction imposée par l’alphabet3713 ». Il
faudrait signaler ici le legs que Massin a reçu de Pierre Faucheux (1925-1999), typographe,
architecte et graphiste qui a participé comme lui à l’aventure des « clubs de livres ». Dans une
édition de Maldoror de 1950 parue au Club du Meilleur Livre, Faucheux avait proposé une
mise en page qui n’est pas sans rappeler quelque chose du Coup de dés : « déploiement de la
page de titre sous forme d’une suite de doubles pages d’ouverture typographiant une à une, à
l’échelle de la page, les lettres du mot "Maldoror" en caractère Didot3714 ». Ce que Mallarmé
avait réalisé au niveau de la phrase se voyait repris au niveau du mot.
En 1964, Massin donne de La Cantatrice chauve une « interprétation typographique3715 ».
Elle consistera principalement à imaginer une sorte de coq-à-l’âne visuel, ou de collage
typographique, exploitant la variété des corps et des graisses, de manière à suggérer
plastiquement la cacophonie et l’absurde des dialogues. On verra ainsi des phrases jaillir
obliquement, des mots se chevaucher ou se sur-imprimer, en blanc sur fond noir parfois pour
rendre l’obscurité de la scène, l’ensemble rappelant d’assez près une typographie expressive
futuriste ou dadaïste plus que mallarméenne3716. De nombreuses mises en page sont en effet
beaucoup plus explosives qu’architectoniques. En 1966, il propose une mise en page
expressive de la pièce de théâtre de Ionesco Délire à deux, jouée en 1962 au Studio des
Champs-Elysées. Ce livre novateur constituera le premier ouvrage publié dans la collection
« la lettre et l’esprit » inaugurée par Gallimard. Voici comment le graphiste présentait alors le
travail effectué :
Prolongeant l’expérience récente d’une mise en scène typographique de la « Cantatrice
chauve », le metteur en page s’est efforcé cette fois de transcrire la voix humaine et le son.
Cette écriture parlée, ou calligraphie sonore si l’on veut, vise à restituer le volume, la hauteur,
la durée, le timbre, et l’accent tonique – si faible soit-il en français – de la voix des deux

3711
Barthes, « L’esprit de la lettre » (1970), Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 865.
3712
Ibid., p. 864.
3713
Massin, in Ecritures d’Artistes. Entretien avec Massin, Galerie hors-sol, 2003, n. p.
3714
R. Jubert et M. Rouard-Snowman, Massin et le livre. La typographie en jeu / Massin and books. Typography
at play, ENSAD / Archibooks, 2007, p. 46.
3715
Ionesco, La Cantatrice chauve, anti-pièce, suivie d'une scène inédite ; interprétations typographiques de
Massin et photographique d'Henry Cohen d'après la mise en scène de Nicolas Bataille, Gallimard, 1964.
3716
Voir « Annexe 7 ».

783
interprètes ainsi que l’environnement sonore, à l’aide d’une typographie modulée, et de taches
ou accidents graphiques divers3717.

L’argument de la pièce est le suivant : un homme (Jean Louis Barrault) et une femme (Tsilla
Chelton) se disputent, tandis qu’une émeute gronde dans la rue. Massin tente donc par
différents procédés de rendre visible cet environnement sonore particulièrement bigarré3718.
Les pages seront très compactes, maculées de-ci de-là d’éclats, de taches, d’éclaboussures, qui
font penser à des balles ou à des pierres venues cribler des vitres. Il donne naissance à une
« calligraphie vocale », fondée sur une « typographie à pas variables » liée à une « plastique
de la page » ; le tout vise la « perspective de réconciliation de l’image et du verbe »3719. En
outre, il associe à chacun des deux personnages un type de caractère qui correspond à son
profil vocal : « le choix des différents corps ou inclinaisons tend à rendre sensibles les
modulations d’une voix féminine et les incessantes variations d’humeur du personnage » ;
Tsilla Chelton parlera à travers « un caractère Garamont italique "redressé" ». Quant à Jean-
Louis Barrault, « il s’exprime au moyen d’un caractère qui est un amalgame du Robur noir et
du Cheltenham gras » ; Massin ajoute : « plus grave, plus noire, plus statique, cette voix joue
souvent le rôle d’un faire-valoir »3720.
Enfin, en 1966 toujours, donnant corps à un texte de Tardieu, il tente un « essai
d’orchestration typographique3721 », dont l’objectif est cette fois le suivant :
Dans Conversation-sinfonietta de Jean Tardieu, le metteur en page, reprenant l’optique
mallarméenne du Coup de dés, dispose les voix d’un septuor vocal au niveau même de leur
registre et place en quelque sorte le lecteur dans le rôle de chef d’orchestre3722.

La notice de cette œuvre présentée dans La Lettre et l’image ajoute : « dans ce septuor vocal,
les voix sont représentées par des caractères typographiques différents et sont disposées dans
la page au niveau même de leur registre3723 ».
Signalons ici que Tardieu, dans le chapitre « L’écriture comme geste » du volume des
« Sentiers de la création » intitulé Obscurité du jour (1974), ne cacha pas sa fascination pour
le Coup de dés, poème qu’il découvrit avec ravissement, après les calligrammes, lus et vus
pour la première fois dans la revue SIC :
Enfin, quand j’ai connu l’admirable Mallarmé du Coup de dés, j’ai révéré cette architecture
typographique où la proportion des signes se substitue au rythme sonore, où tantôt l’isolement des
mots, tantôt leur groupement produit sur l’intelligence l’effet d’un orage, lointain ; le bruit feutré
de la foudre nous parvient après l’éclair, le sens après le son. Dans cet immense poème, tout est

3717
Massin, « Mode d’emploi », Délire à deux, Gallimard, 1966, p. 5.
3718
Voir « Annexe 7 ».
3719
Massin, « Mode d’emploi », Délire à deux, op. cit., p. 5.
3720
Ibid., p. 6.
3721
Tardieu, Conversation-sinfonietta. Essai d’orchestration typographique, Gallimard, 1966. Voir « Annexe
7 ».
3722
Massin, La Lettre et l’image. La figuration dans l’alphabet latin du huitième siècle à nos jours. Préface de R.
Queneau, Gallimard, 1970, p. 226.
3723
Ibid., p. 279.

784
gestes de l’esprit. Une nuit incomparable envahit les pages et se sont les mots qui sont les
« blancs »3724.

On le voit, chez Tardieu, c’est moins l’oreille que l’œil qui se trouve sollicité par le poème
typographique faisant surgir toute une imagerie mentale faite d’obscurité et de jour. Ce n’est
pas le poème-partition qu’il retient ici, mais le poème-calligraphie, en faisant peut-être écho à
ces « gestes de l’Idée » dont parlait Mallarmé. Le lecteur-spectateur regarde alors le sens dans
le blanc des mots. Plus loin, l’auteur de la « Môme néant » ajoutera qu’il ne chercha
cependant jamais à « imiter l’inimitable Coup de dés qui est un livre ayant commencement et
fin, et dont on tourne les pages3725 ». Il dit avoir plutôt tenté des recherches autour de la
« simultanéité », en visant le « tableau »3726.
Revenons à Massin. Si dans cet essai avec Tardieu le legs mallarméen se trouve
explicitement réaffirmé, il n’en demeure pas moins que Délire à deux participe aussi d’une
logique assez similaire. Dans les deux cas, il s’agit bien de créer un jeu de correspondance
entre la lettre et la voix, à travers un code typographique reposant sur la variété. Pour Délire à
deux, Massin inverse donc le programme du Coup de dés. Avec Mallarmé, la variation
typographique et la position sur la page permettaient « pour qui veut lire à haute voix », de
fournir un cadre expressif à une oralisation modulée par le texte : on allait de la lettre à la
voix. Mais un seul caractère, le didot, était employé. A contrario, Massin qui exploite la
technique du parangonage, part de la voix, et des bruits, qu’il chercher à imiter, sous la forme
d’une onomatopée graphique, ou d’un mimologisme acoustique, appelés ici « calligraphie
sonore ». Ce travail renoue par la même occasion avec l’héritage futuriste, et transpose du
même coup les recherches calligrammatiques d’Apollinaire du visuel vers l’auditif. Mais c’est
avec Conversation-sinfonietta que Massin rejoint au plus près le Coup de dés, en renouvelant
l’idée du poème-partition, que Butor reprendra lui aussi à son compte un peu plus tard,
comme on l’a vu supra.

b) Le poème-éventail (1967-1968)

L’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de la rue d’Ulm a consacré tout
récemment une exposition à l’œuvre de l’ancien Directeur Artistique de Gallimard, intitulé
« Massin et le livre. La typographie en jeu3727 ». Les deux commissaires, Roxane Jubert et
Margot Rouard-Snowman, offraient au regard, réunis dans une même vitrine, un exemplaire
de Cent mille milliards de poèmes, conçu par Massin, des éventails décorés, et un « objet de
papier » sur lequel on pouvait lire des formules tirées du Coup de dés. Le catalogue décrit

3724
Tardieu, Obscurité du jour, Skira, 1974, p. 62.
3725
Ibid., p. 67.
3726
Ibidem.
3727
Voir le catalogue de cette exposition, Massin et le livre, op. cit.

785
ainsi le travail inabouti du typographe, réalisé autour de 1967-1968, dans cette décennie qui
l’a amené à transposer graphiquement La Cantatrice chauve (1964), Conversation-sinfonietta
(1966), et Délire à deux (1966) :
Maquettes en papier plié reproduisant différentes parties du poème (dont le début). 26 x 19 cm.
Projet inachevé, resté en l’état, destiné à typographier le Coup de dés sous la forme d’un éventail.
L’intention était de faire sortir le texte du format du livre et de la page, en le faisant rayonner sur
une surface circulaire, de manière à ce que la fin ramène au début3728.
C’est en 1991, dans un ouvrage sur la mise en page qui aborde en réalité ce sujet de manière
pluridisciplinaire et non cloisonnée, instaurant un dialogue étroit entre la page et le cube
scénographique, la page et le cadrage photographique ou cinématographique, la page et l’espace
architectural, que Massin s’est expliqué plus précisément sur ce projet de transposition. Dès le
début, l’ouvrage est placé sous le signe du Coup de dés. Le directeur artistique de Gallimard
commence par préciser qu’il a choisi d’écrire « mise en page(s) » au pluriel : « il n’existe pas de
livre constitué par une seule page3729 ». Le livre est fondamentalement pour lui double page, ce qui
implique son ouverture. Il ajoute, imaginant alors un autre modèle géométrique pour le livre :
Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que celui-ci, abandonnant son aspect de parallélépipède
rectangle, prît la forme d’un anneau de Moebius. J’ai imaginé cette possibilité à une époque où
j’étais troublé à la fois par le Coup de dés de Mallarmé et par les Cent Mille Milliards de
poèmes de Queneau, ce qui revient au même, tant le propos de l’un comme l’autre vise à
aboutir au Livre total, interminable, sans cesse recommencé, cyclique. Et, dans cet esprit,
j’avais imaginé pour le poème cosmique de Mallarmé une forme circulaire ; puis, jugeant ce
parti un peu scolaire, et soucieux de m’aventurer dans un monde régi par la quatrième
dimension, ou tout au moins d’en apercevoir l’une des manifestations les plus tangibles, je
pensais au fameux anneau de Moebius. Las ! Je me heurtai, sur le plan pratique, aux plus
grandes difficultés : comment consulter un pareil livre, comment le ranger, et comment enfin
ne pas être embarrassé par cette grande forme molle, car il n’était pas question, bien sûr, de
réduire l’importance des pages, voulue telle par Mallarmé (même si l’édition de son poème lui
a échappé de son vivant), tout l’espace joue un rôle premier dans le Coup de dés3730.
Livre en rotation, livre annulaire, livre circulaire, livre-roue, livre borgesien aussi, tels sont les
structures que Massin envisagea donc pour porter la matière spirituelle du Coup de dés. On voit
que les notes du « Livre » publiées par Schérer en 1957 continuent d’influencer la vision du
poème de 1897. Le modèle mallarméen du livre-bloc, tombeau ou coffret, se trouve donc ici
largement abandonné ; mais le graphiste reste fidèle à cet autre modèle du livre qu’est l’aile, la
feuille volante, pliée, repliée, et dépliée, vivifiée par le souffle, celui de la nature ou de l’esprit.
On retrouve ainsi dans ce projet une des préoccupations constantes qui traversent les recherches
visuelles de Massin : mettre la lettre en mouvement, de manière à ce que l’esprit qu’elle porte
redevienne souffle. Présentant la collection « La lettre et l’esprit » en 1966, il écrivait, en
soulignant les nouveaux pouvoirs suggestifs des techniques visuelles inspirées de l’art de la scène,
de la musique ou de la publicité : « le livre devient un spectacle animé de son mouvement
propre3731 ». Cette transposition du Coup de dés peut donc être ainsi rapprochée de son
expérimentation menée avec Queneau, visant à découper la page autrement.
Massin ne pouvait ignorer le goût du poète pour les éventails, et son esthétique du « pli
selon pli » ; il imaginait peut-être aussi quelque chose comme un « éventail de Monsieur
Mallarmé », hommage au poète qui aimait associer le mot et l’objet, enrichissant ainsi la
tradition des deux textes recueillis dans les Poésies. Le graphiste actualise un des possibles du
poème, tout en soulignant sa dimension circulaire. Il s’agit de matérialiser dans un objet, qui
n’est plus le livre-codex dont on tourne les pages, la composition syntaxique comme la mise

3728
Ibid., p. 112.
3729
Massin, La Mise en pages, op. cit., p. 11.
3730
Ibidem.
3731
Massin, cité dans Massin et le livre. La typographie en jeu, op. cit., p. 16.

786
en espace du texte, en proposant une variante du livre-volumen. Massin prolonge l’éventail
virtuel de la phrase-titre en expansion, augmentée d’incidentes comme autant de plis, déroulée
selon un feuilletage des pages, par un éventail réel. Exégèse en acte, lecture-performance qui
fait ce qu’elle lit, cette transposition fascinante constitue sans doute un des meilleurs
commentaires synthétiques et fulgurants du Coup de dés, dans la perspective d’une critique
baudelairienne : là un sonnet face à un tableau, ici un éventail face à une esthétique du pli.
Massin conjugue assez bien l’esprit et la lettre du texte mallarméen transposé dans un espace
qu’il semble appeler.
Ajoutons pour finir que le graphiste, tant dans La Lettre et l’image, que dans La Mise en
pages, aura fait œuvre d’historien des formes par son souci de faire dialoguer des textes
dotées de propriétés formelles approchantes. C’est ainsi que des pages du Coup de dés se
voient confrontées à des pages de la Jeanne d’Arc de Péguy3732, parue « tiens ! la même année
que le Coup de dés3733 ». Le graphiste note que « Péguy fait jouer au blanc le rôle principal, et
traduit la durée sous une forme spatiale ». De même, Mallarmé donne au blanc un rôle
temporel, et non pas seulement spatial, en tant que « traduction visible de la durée » :
Comme on dit dans la jargon des techniciens, le Coup de dés de Mallarmé aurait pu être monté en
boucle, tant cette entreprise spatiale implique aussi une cation cyclique se déroulant dans le temps.
Et si comme l’écrit Barthes, « l’écriture de Mallarmé postule le silence », nous pouvons ajouter
que celui-ci, pour l’auteur du Coup de dés, trouve sa traduction exacte dans le blanc de la page3734.

Le Coup de dés fait figure de poème-carrefour où se croisent Massin et ses transpositions


graphiques, Butor et ses livres stéréophoniques, les compagnons de Lure et leurs
expérimentions typographiques. Un Cahier de Lure symbolise assez ce croisement créatif,
celui de 1971, dans lequel Gérard Blanchard, typographe, Massin, et Fernand Baudin, autre
typographe3735, vont publier un dossier d’hommage dédié à Michel Butor. Baudin, dans les
feuillets manuscrits qu’il consacre à la poétique de l’auteur de Mobile, ne manque pas de citer
le chapitre intitulé « livre-objet » de Répertoire I, avec sa référence au Coup de dés, précédée
de cet énoncé programmatique : « la ligne qui forme un volume3736 ».

2) Des « Rencontres Internationales de Lure » au « Coup de dés télématique » (1982)

3732
Massin, La Lettre et l’image, op. cit., p. 220-222. Nous reproduisons une page du drame de Péguy en annexe.
3733
Massin, La Mise en pages, op. cit., p. 77.
3734
Ibid., p. 76.
3735
F. Baudin (1918-2005), typographe belge, compagnon de Lure, a été Conseiller typographique auprès de la
Bibliothèque royale Albert-Ier de Bruxelles.
3736
F. Baudin, « Butor », Dossier Butor, Cahiers de Lure, 1971, p. 9.

787
Gérard Blanchard (1927-1998), typographe, graphiste, illustrateur, graveur, mais aussi
historien d'art, Chancelier des Rencontres internationales de Lure3737, et Maître de
conférences à Paris III, fait partie de ces passionnés de la chose écrite qui n’ont pas manqué
de méditer sur le compte du Coup de dés. Son nom reste en particulier attaché à une
transposition télématique du poème, qui se situe au croisement entre mise en page et mise en
image, dans la mesure où elle arrache le poème à l’espace de la page pour le porter à l’écran,
tout en considérant ce même écran comme un écrin d’écriture.

a) Une transposition sur écran : un « nouvel "état" » du Coup de dés


En 1981, une étudiante de l’Ecole des Beaux-arts de Besançon, Nadine Boichot, dirigée
par Gérard Blanchard, alors Coordinateur du Département Communication, réédite, dans le
cadre de son diplôme de fin d’étude, le Coup de dés selon son « état » qui fut celui de
Cosmopolis. Blanchard qualifie ce travail d’« œuvre pie », dans la mesure où cette version du
poème se trouve être non seulement « célèbre et méconnue »3738, mais la seule publiée du
vivant de Mallarmé. L’édition posthume, nulle et non avenue, se voit radicalement rejetée :
L’édition de la N.R.F. en 1914, d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, est une
mystification, une approximation maintes fois dupliquée et répétant les mêmes fautes d’un
caractère « Garamond » choisi contrairement à l’avis du poète qui après maintes recherches avait
trouvé chez Didot ce qui lui convenait pour la grande édition préparé par Lahure3739.

Blanchard rendra par contre hommage, à plusieurs reprises, à l’édition Ronat, réalisée « avec
piété3740 », écrit-il, et qui « renouvelle la fidélité au projet mallarméen3741 ».
La deuxième phase du projet est décrite comme suit :
La réalisation d’une cassette vidéo comportant une réflexion filmée sur la « nouvelle épigraphie »
que constitue la télématique. Cette cassette comprend :
1) la définition de l’épigramme (d’après Guillaume Colletet, 1658) ;
2) quelques inscriptions de la Grèce et de Rome ;
3) « les bergers d’Arcadie » inscription pour un tombeau d’après Nicolas Poussin ;
4) stèles de la Chine et du Japon. « Cent phrases pour éventail » de Paul Claudel ;
5) les inscriptions Mallarméennes (sic) du « coup de dés… ».
Sont venues se rajouter par la suite à cette étude : les stèles de McLuhan, dans la traduction de
Jean Paré et leur traduction graphique « en français » de Gilles Robert (M. McLuhan,
« Counterblast » (version française) H.M.H., 1969) ainsi qu’une conférence faite en 1979 au
Congrès sur la création et la réalisation de programmes Télétel3742.

3737
Créées en 1952, à l'initiative du typographe et illustrateur Maximilien Vox et de Giono, ces rencontres
dédiées aux arts et aux métiers du livre, tenues Lurs-en-Provence durant l’été, furent à l’origine de « l’école de
Lure ».
3738
G. Blanchard, « Recours à Mallarmé », L’Ecriture télématique. Année zéro, Les Cahiers de Lure, 1985, p.
103.
3739
G. Blanchard, « Pour un "Coup de dés" télématique », L’Ecriture télématique. Année zéro, op. cit., p. 109.
On notera le maintien ici de l’erreur propagée par Valéry concernant le nom de « Lahure ».
3740
G. Blanchard, « Recours à Mallarmé », L’Ecriture télématique. Année zéro, op. cit., p. 103.
3741
G. Blanchard, « L’heure des télétextes », Communication et langages, n° 51, 1982, p. 16.
3742
G. Blanchard, « Pour un "Coup de dés" télématique », art. cit., p. 106.

788
Enfin, le travail réalisé à partir de la version Cosmopolis a consisté à découper le poème en le
faisant apparaître par fragments sur l’écran, sous forme d’inscriptions lumineuses se détachant
sur un fond noir. Ce nouvel « état » comme le nomme Blanchard qui reprend le mot de la
préface de 1897, aura en outre été diffusé à la télévision le 2 mars 1981, présenté à Lurs-en-
Provence lors des Rencontres de Lure de l’été 1982, mais aussi au Centre de
Perfectionnement des journalistes, à l’Institut d’Etude du Livre, et au laboratoire de
télématique de l’Université de Montréal3743. Ajoutons que la projection de Lurs eut lieu avec
accompagnement musical : « la musique du "Coup de dés télématique" a été composée par
Bernard RENOUL (Ecole des Beaux-Arts de Besançon) avec des collages-citations du
Vaisseau fantôme de Wagner3744 ».
Quelles furent les motivations de ce projet ? Blanchard répond de la manière suivante :
Notre propos a été, en réalisant sur « Antiope-Antenne 2 », un état télématique de Un Coup de dés
jamais n’abolira le hasard, de découvrir l’actualité ludique de l’idée de Stéphane Mallarmé en
1897, ainsi que sa leçon applicable, croyons-nous à l’exercice télématique en cours3745.

La numération poétique croise le comput informatique :


Le nombre (inscrit sur le dé symbolique) que tient dans sa main tout programmateur de poème
comme d’ordinateur, est ce à quoi ne cesse de rêver l’homme qui voudrait, par calcul, abolir le
hasard, l’angoisse de mort, les remugles de l’inconscient… C’est cela que et en scène, en quelques
brefs tableaux, Mallarmé dans son poème « Un coup de dés… »3746.

Dans un autre article de ce même Cahier de Lure de 1985, Blanchard note la fécondité
heuristique du poème en ces temps qui visualisent les textes sur des écrans, à partir de
nouveaux calculateurs :
Ces pages sont pleines, pour nous, d’une étrange actualité. Elles tombent tout à fait à propos à
l’heure où les machines à calcul de notre âge informatique – je pense à des sortes de dés ultra-
perfectionnés – nous poussent à nous intéresser à l’Art qui leur conviendrait. Le mode d’emploi de
Mallarmé trouve, à propos de télétextes, toute sa nouveauté3747.

De plus, le nouveau mode d’affichage du texte retrouverait quelque chose de « l’alphabet


des astres » mallarméen : « avec la télématique il est désormais possible d’écrire
"lumineusement sur champ obscur"3748 ». Ainsi, dans le cadre de cette transposition-inversion
lumineuse – affichage de « configurations inscrites en texte de lumière3749 » –, ce seront les
« noirs » qui « assumeront l’importance » : le texte, doté d’une valeur non pas tant
épigraphique qu’épiphanique, surgira de la profondeur nocturne de l’écran. Les signes
poétiques seront autant de veilleuses allumées dans la nuit : signaux phosphorescents, ou

3743
Ibid., p. 107.
3744
G. Blanchard, « Pour une troisième ponctuation », L’Ecriture télématique. Année zéro, op. cit., p. 115.
3745
G. Blanchard, « Pour un "Coup de dés" télématique », L’Ecriture télématique. Année zéro, Les Cahiers de
Lure, 1985, p. 106.
3746
Ibid. p. 107.
3747
G. Blanchard, « Pour une troisième ponctuation », art. cit., p. 115.
3748
G. Blanchard, « Pour un "Coup de dés" télématique », art. cit., p. 108.
3749
« Expérimentation à Lurs 1982. Pour un renouveau de la typographie française », ibid., p. 104.

789
mieux encore, néons sur fond de néant. Le Coup de dés télématique, retournant complètement
le sublime mallarméen, livre donc le négatif du Coup de dés typographique : le « mystère » de
la « goutte de ténèbres » reposant au fond de l’encrier aura été dissipé. Ainsi s’annonce
l’entrée dans l’âge de la télécommunication.
Comme nous allons le préciser maintenant, le poème de 1897 va servir de caution pour
défendre et illustrer les potentialités scripturaires nouvelles apportées par l’écran télématique.

b) « Recours à Mallarmé » : néo-épigraphie et télématique


Le développement naissant de la « télématique » et du « vidéo-texte », dans un contexte
d’informatisation de la société, a relancé le débat sur l’avenir de l’écrit, et les mutations de la
« Galaxie Gutenberg ». Blanchard est de ceux pour qui la « page-écran » reste une page, qui
renouvelle le genre des formes brèves et des « textes courts ». Il s’en explique dans deux
articles contemporains du projet de l’Ecole des Beaux-Arts de Besançon, publiés dans la
revue Communication et langages3750. L’ensemble sera synthétisé dans le numéro des Cahiers
de Lure de 1985 intitulé « L’Ecriture télématique. Année zéro ». Comme on vient de
l’apercevoir, l’idée générale défendue par celui qui deviendra Chancelier des Rencontres de
Lure est la suivante : la télématique entend faire revivre la tradition épigraphique et
épigrammatique. L’écriture sur écran perpétue le signe lapidaire :
Il faut considérer les télétex comme un nouvelle épigraphie. L’écran, ce n’est pas une page de
papier, fût-elle détachée du livre ou préalable au livre, comme dans les télétextes par exemple.
C’est une surface d’inscriptions particulière. Un plan géométrique définissable, plus semblable à la
pierre des stèles, des tombeaux, des temples, ou des socles de statues.
Alors que le livre contient un texte dont la longueur peut s’étendre, l’écran (comme la stèle) ne
peut contenir que des textes courts3751.

Le Coup de dés, poème de l’inscription, découpé en « tableaux », relève lui aussi de cette
généalogie. Blanchard précise cela :
Mallarmé pose le problème du vers ou de la ligne mesurée. Verlaine aussi. Ce n’est pas à autre
chose que nous contraignent les télétextes (dit « télétex ») ; les écrans dans leurs faibles
dimensions, dans leur difficultés à sa faire lire (lettres de lumière sur fond de nuit à l’inverse de la
« macule » habituelle imprimée sur papier). L’écran d’inscription de la télématique (qui peut être
aussi notre poste de télévision) oblige à resserrer la façon d’y écrire – épigrammatique – dans tous
les sens du mot. Il faut compter les mots, il faut « calibrer » tous les textes au plus juste comme on
le fait ordinairement dans une publicité soignée (espace d’une annonce, d’une affiche aussi est un
espace réduit).
Ce sont de telles préoccupations qui contraignent Mallarmé à cette extraordinaire occupation
de l’espace que présente son poème Un coup de dés… tentative qui participe du « vers libre » et
du « poème en prose », c’est-à-dire de cette rupture qui, en son temps, veut déplacer la ligne de
démarcation entre la prose et le vers3752.

3750
G. Blanchard, « L’heure des télétextes », Communication et langages, n° 51, 1982, p. 11-17 ; « Du Coup de
dés télématique », Communication et langages, n° 52, 1982, p. 114-117.
3751
G. Blanchard, « Pour une poétique de la typographie télématique », L’Ecriture télématique. Année zéro, op.
cit., p. 86.
3752
G. Blanchard, « Pour un "Coup de dés" télématique », art. cit., p. 108.

790
L’expérimentation de ce « Coup de dés télématique » entend montrer « à quelle source il faut
puiser pour une réflexion sur la pratique d’un genre nouveau dans ses moyens mais certes très
ancien dans ses prémices. Elle introduit en même temps qu’à un nouvel "état" du poème, à
une réflexion fondamentale sur la néo-épigraphie des télétextes3753 ».
Ainsi, le Coup de dés, rattaché à cette « néo-épigraphie » télétextuelle, serait alors perçu
moins comme une suite d’idéogrammes, ou un « album d’imagerie abstraite », pour reprendre
la formule de Valéry, que comme une série d’épigrammes, formules inscrites sur un bloc-
page. Et de fait, cette transposition du Coup de dés passera par un travail de segmentation du
texte, que d’aucuns pourront percevoir comme une vaste entreprise de défiguration. Les
reproductions des écrans, que ce Cahier de Lure fournit, montrent par exemple que la masse
textuelle présente sur la dernière page de Cosmopolis sera redistribuée en trois pages-écran
successives3754. Quant au caractère italique, il aura tout simplement disparu :
Maintenant il n’y a plus d’italique dans les télétex. (…) tout a été normalisé sur le plan
typographique, et principalement pour des raisons techniques : les télétex prennent très
difficilement les obliques, car on n’a pas encore réalisé les anamorphoses qui pencheraient le
caractère de l’écriture télétex. Donc la technique dit « non » à l’italique et « oui » à la couleur, qui
dans les télétex remplace l’italique3755.

Finalement, ce travail s’inscrit dans la droite ligne des analyses de McLuhan, grand maître
à penser de ces années d’expérimentation sur les nouveaux moyens de communication,
souvent cité par Blanchard. Une autre référence théorique nourrit ces travaux qui se
ressaisissent de la poésie typographique de Mallarmé, celle de Jack Goody, dont l’essai
consacré à la « Raison graphique » a été traduit en français en 1978. Le développement des
médias audio-visuels, comme dans tout moment de transition médiologique, suscite un retour
réflexif sur le médium anciennement dominant : la crise de l’écrit croise son historicisation
comme sa théorisation.

3) Le Coup de dés des typographes et des graphistes

Né de l’affiche au XIXe siècle, le Coup de dés, avec le XXe siècle, retourne à l’affiche :
« voilà un poème qui aura fasciné bien des typographes3756 ». On le sait, il constitue un des
maillons majeurs de l’histoire du livre d’art, du livre d’artiste, du livre-objet, mais aussi de
l’histoire de la typographie expressive, et de ce que l’on a coutume d’appeler désormais « la
communication visuelle ». On a vu que Christian, dans un article de L’Esprit nouveau de
1921, évoquait déjà le poème dans une réflexion sur l’évolution de la typographie. Peu avant
le travail de Massin, Jacques Damase, en 1966, intitule un ouvrage proposant un panorama

3753
G. Blanchard, « Recours à Mallarmé », art. cit., p. 103.
3754
Ibid., p. 106.
3755
G. Blanchard, « Pour une troisième ponctuation », art. cit., p. 112.
3756
Massin, cité dans Massin et le livre. La typographie en jeu, op. cit., p. 111.

791
historique de l’exploration des potentialités de la lettre imprimée « La révolution
typographique depuis Mallarmé3757 ». L’éditeur d’art écrivait alors : « l’étrange poème qui
parut en mai 1897 à Londres (sic) dans la revue Cosmopolis “Un coup de dés jamais n’abolit
(sic) le hasard” peut être considéré, historiquement, comme le premier boulet de canon qui
réveilla l’esprit du livre moderne3758 ». Plus loin, il ajoute cette précision capitale :
« l’influence de Mallarmé ne concerne pas seulement la poésie, elle coiffe tous les problèmes
typographiques3759 ». Le legs mallarméen sera explicité en ces termes : « l’originalité de
Mallarmé est d’avoir conçu la symphonie du Coup de dés également comme un art de
l’espace, une instantanéité structurale, du type de la peinture et de l’architecture3760 ». Le livre
de Damase montrera alors des exemples de recherches situées au croisement entre poésie et
arts graphiques, tout ce « qui a marqué la typographie depuis le début du siècle3761 ». Voici
quelques noms cités : Morgenstern, Apollinaire, Cendrars, Tzara, Ball, Duchamp, Man Ray,
Picabia, Delaunay, Léger, Arp, Cassandre, Grosz, Schwitters, Klee, Mondrian, Haussmann,
Chopin… Pour le dire vite, ce sont ces artistes que l’exposition de Barcelone et de Nantes
organisée par Jean-François Chevrier choisira de faire dialoguer avec l’auteur du Coup de dés.
Il y a là quelques noms qui figuraient aussi dans un livre publié en 1969 par le Directeur de la
revue londonienne Typographica, graphiste et typographe, Herbert Spencer (1924-…), qui a
fait date, mais qui ne dit rien en revanche du poème mallarméen. Dans Pionneers of Modern
Typography en effet, contrairement à ce que soutient Damase, la « révolution » commence
avec le futurisme italien, seul point de départ envisagé ici3762.
Quant à Massin, il estime que toute réflexion sur la mise en page doit commencer par une
référence au Coup de dés, véritable terminus a quo en la matière :
C’est à dessein que d’entrée de ce livre j’ai fait référence à Mallarmé. En effet, c’est à partir du
Coup de dés – et du Coup de dés seulement – que l’on commence à prendre la double page du
livre dans l’acception d’une page unique, semblable en cela à la forme adoptée par l’écran du
cinéma (…)3763.

Contrairement à un Benjamin, qui voyait surtout dans le poème une verticalisation de l’écrit,
c’est par l’horizontalisation de la surface d’exposition des signes que la révolution
mallarméenne opère ici. Blanchard lui aussi parle de « l’espace horizontal » du Coup de dés,
qui annonce « l’écran de télévision »3764.

3757
J. Damase, La révolution typographique depuis Mallarmé, Galerie Motte, Genève, 1966.
3758
Ibid., p. IX.
3759
Ibid., p. XXI.
3760
Ibid., p. XXVI.
3761
Ibid., p. XII.
3762
Voir H. Spencer, Pionneers of Modern Typography (1969), revised edition, with a new foreword by Rick
Poynor, London, Lund Humphries, 2004.
3763
Massin, La Mise en pages, op. cit., p. 14.
3764
G. Blanchard, « Du Coup de dés télématique », art. cit., p. 115.

792
On comprend alors pourquoi le Coup de dés aura pu engendrer différentes formes de
transpositions plus ou moins apparentées à la logique de la projection, comme si une partie de
la postérité du poème avait consisté dans une sortie de la Page : né de l’exposition et de
l’affichage, le poème de 1897 retourne à l’exposition et à l’affichage. « Art et Action » en
1919, Broodthaers en 1969-1970, les typographes de Lure en 1982, les commissaires de
l’exposition d’Orsay de 1998, chacun à leur manière, auront été tentés par la projection du
poème sur un autre support que celui de la page imprimée.
Plus loin, lorsque Massin évoque en graphiste, ou en maquettiste, dans un chapitre intitulé
« Le contrepoint », le mode de composition d’une double page, on peut soutenir qu’il retrouve
ici quelque chose des réflexions du Mallarmé de Quant au livre concernant les effets de
symétrie – « imaginer un motif en vue d’un endroit spécial3765 » – que le poète chercha à
mettre en œuvre dans le Coup de dés : « quand on dispose dans l’espace d’une page (ou d’une
double page) deux images, il est inévitable que s’établisse entre elles un lien, soit par
opposition, soit par analogie3766 ».
En outre, le Coup de dés est perçu par Blanchard comme un modèle de référence
permettant de réfléchir à la répartition de l’information sur l’écran, dans une perspective
structuraliste :
Il faut mettre à découvert, ensemble, à la fois la structure qui régit globalement le temps de la
lecture des télétextes et les deux axes (verticaux et horizontaux) qui organisent chaque écran
comme un tableau. La lecture linéaire (axe syntagmatique) du texte et la lecture verticale des
colonnes (axe paradigmatique). Le travail sur Mallarmé a permis une telle réflexion3767.

La « méthode de Mallarmé3768 » a partie liée aussi avec les modes de lecture modernes :
(…) on est amené à réfléchir sur l’idée à exprimer en mots-clefs pilotant des pages-écran
considérés comme des agglomérats logiques et composés comme tels. N’est-on pas ainsi proche
de cette « subdivision prismatique de l’Idée » que Mallarmé montre en mobilisant toutes les
ressources de la typographie3769.

Plus loin, le Chancelier des Rencontres de Lure ajoute :


Ce travail de coupure de la ligne, outre la mesure qui peut être ainsi marquée, s’applique au sens,
voire à l’irradiation des mots dans l’œil et dans la conscience : Mallarmé en télématique. Ainsi se
dégage de l’impagination (sic) de la ligne un jeu équivalent à celui qui règle les rimes, qui
organise une lecture croisée à la fois verticale et horizontale. Les techniques de lecture rapide
mettent en évidence, aujourd’hui, cet « écrémage » des mots-clefs, ce lexique essentiel du poème
qui se réduit au titre de l’énoncé : « …Un coup de dés (…) jamais (…) n’abolira (…) le
hasard »3770.

3765
« Le livre, instrument spirituel », OC, t. II, p. 226.
3766
Massin, La Mise en pages, op. cit., p. 81.
3767
G. Blanchard, « L’heure des télétextes », art. cit., p. 17.
3768
G. Blanchard, « Pour un "Coup de dés" télématique », art. cit., p. 110.
3769
Ibid., p. 110.
3770
Ibid., p. 111.

793
Enfin, comme Damase en 1966, Blanchard assigne au Coup de dés un place décisive dans
l’histoire de la typographie, léguant à l’avenir une « leçon de mise en page3771 » :
Les incertitudes des « états » successifs ainsi que les feuillets épars de l’élaboration du « Livre »
ultime, nous autorisent à dire qu’il faut saisir en marche une pensée qui fonde la typographie
moderne sur une reconsidération de l’espace de la page, et sur le dispositif qui isole dans les
blancs mesurés les mots et les fragments de la phrase comme autant de signifiants successifs.
L’usage d’une « échelle des corps » qui marque les rapports de l’ultra-capitale à la petite capitale
tout comme la différence entre la majuscule et la minuscule est, pour nous, une leçon suprême de
typographie visible. La sensualité Mallarméenne s’exerce aussi sur le choix significatif qui
équilibre traditionnellement l’usage de l’italique et du romain. Tout l’art typographique est là, rien
de moins3772.

Pour clore ce panorama de l’héritage typographique du Coup de dés, il faudrait évoquer


les histoires de la typographie, du graphisme et du design. Le poème mallarméen y figure
souvent en ouverture, comme texte « précurseur », « avant-coureur », ou « fondateur ». Mais
cela n’a pas été toujours le cas. Serge Lemoine a bien résumé la situation dans la préface à un
livre récent qui vient justement marquer une certaine rupture dans l’historiographie française
relative à ce sujet : « La typographie et la France : deux mondes, deux entités, qui se sont
révélées incompatibles3773 ». La tradition des « Arts and Crafts » est britannique, le Bauhaus
et la « Neue Typographie » germaniques. A en croire ce tableau, la France serait restée à
l’écart des grands courants de la typographie expressive du XXe siècle, ce qui expliquerait
qu’elle n’ait rien à transformer en objet historique, et ce malgré Toulouse-Lautrec, ou
Mallarmé : « il y eut pourtant Stéphane Mallarmé et la révolution de son Coup de dés… : sans
conséquences en France, tandis que Marinetti et les futuristes italiens en tiraient leur profit,
bientôt suivis par les artistes et poètes dadaïstes3774 ». Et de fait, même si ce « sans
conséquences en France » mériterait sans doute quelques précisions ou correctifs – ce que
notre travail fera à sa manière ici – il n’en demeure pas moins que les histoires de la
typographie en langue française sont rares, et que le Coup de dés ne sera reconnu comme
fondateur en la matière qu’à partir des années 1960. Tschichold ne mentionne pas Mallarmé
dans sa Neue Typographie de 1928. Il en est de même dans les ouvrages du typographe
anglais Stanley Morison (1889-1967), qui privilégient la typographie humaniste et
classique3775. Il en sera de même pour Pionneers of Modern Typography d’Herbert Spencer
(1969), comme nous l’avons déjà signalé. Ce lieu commun d’un Coup de dés fondateur
d’autre chose que d’une tradition purement poétique, remonte alors, à notre connaissance,
pour ce qui est de la France, au livre de Jacques Damase, paru en 1966. En ce qui concerne les
grandes « nations typographiques », l’Angleterre et les Etats-Unis, l’Allemagne et la Russie,
3771
G. Blanchard, « Pour une troisième ponctuation », art. cit., p. 115.
3772
G. Blanchard, « Recours à Mallarmé », L’Ecriture télématique. Année zéro, op. cit., p. 103.
3773
S. Lemoine, « Préface » à R. Jubert, Graphisme, typographie, histoire, Flammarion, 2005, p. 5.
3774
Ibidem.
3775
S. Morison, The typographic book, 1450-1935. A study of fine typography through five centuries, with an
introductory essay by S. Morison ; and supplementary material by Kenneth Day, London, E. Benn, 1963.

794
la recherche mériterait d’être menée avec davantage de précisions que nous n’avons pu le
faire ici.
Nous en trouvons cependant une première occurrence dans un livre publié à Londres en
1966 par Kenneth Day, continuateur des travaux de Stanley Morison, intitulé Book
Typography. Le Coup de dés se voyait mentionné cependant dans un chapitre rédigé en
anglais par un typographe français que nous avons déjà rencontré, Gérard Blanchard. Ce
dernier rappelait l’histoire du poème, citait des passages de la correspondance, l’intégralité de
la préface de Cosmopolis, et ajoutait que Mallarmé avait « élevé la typographie au rang d’un
moyen d’expression de haute valeur ». Il continuait : « là, pour la première fois, le blanc du
papier ne jouait pas seulement un rôle esthétique, mais devenait une composante du poème
lui-même3776 ». Blanchard, de manière assez hyperbolique, estimait que « ces vingt pages sont
plus importantes dans l’histoire du livre imprimé que tous les autres volumes qui se publiaient
à l’époque ». Il faisait enfin du Coup de dés un texte « pionnier de l’assymétrisme3777 »,
concept défendu par Jan Tschichold dans le contexte de la « Neue Typographie » de la fin des
années 1920.
L’horizon contemporain en tout cas, depuis une quinzaine d’années, multiplie sans
surprise les références au poème mallarméen, qui deviennent d’ailleurs, quel que soit le
domaine considéré, assez pléthoriques. Ainsi, entre autres exemples, l’universitaire
américaine Johanna Drucker, en 1994, dans un essai consacré à la « typographie
expérimentale » entre 1909 et 1923, The Visible Word, présente brièvement le « legs de
Mallarmé3778 », en faisant du Coup de dés la « pierre de touche, à la fois historique et
esthétique, pour toutes les expérimentations typographiques ultérieures3779 ». Richard Hollis
encore, graphiste, professeur de lithographie et design à Londres, dans son ouvrage de
synthèse intitulé Le Graphisme de 1890 à nos jours, reproduit une double page du Coup de
dés, en le présentant comme un poème qui « rompait toutes les conventions
typographiques3780 ». De même, Richard Wlassikoff, dans son Histoire du graphisme en
France de 2005, donne une page du poème3781, puis souligne, à propos de la parution du livre
de Thibaudet de 1912, « l’influence profonde sur l’art plastique qu’a commencé d’exercer la
poésie de Mallarmé et sa recherche pour le Coup de dés3782 ». Il ajoute que le poème de 1897,

3776
G. Blanchard, « Book typography in France (1800-1914) », in Book typography, 1815-1965, in Europe and
the United States of America, Edited by Kenneth Day, London, E. Benn, 1966, p. 75. Nous traduisons.
3777
Ibidem.
3778
J. Drucker, The visible word. Experimental typography and modern art : 1909-1923, Chicago / London,
University of Chicago press, 1994, p. 50-60. Nous traduisons.
3779
Ibid., p. 50.
3780
R. Hollis, Le Graphisme de 1890 à nos jours (1997), trad. de l'anglais par Ch. Monnatte et R. Jubert, éd.
revue et augmentée, Thames et Hudson, 2002, p. 37.
3781
R. Wlassikoff, Histoire du graphisme en France, Les Arts décoratifs / Carré, 2005, p. 42-43.
3782
Ibid., p. 34.

795
« poussant la logique symboliste à son terme », pose les « jalons d’une authentique révolution
typographique3783 ». Quant à la graphiste et historienne de l’art Roxanne Jubert, elle ne
manque pas non plus de se référer au Coup de dés dans sa toute récente histoire de la
typographie expressive, préfacée par Serge Lemoine. Dans son chapitre intitulé « Affirmation
de la modernité », elle souligne que Mallarmé « occupe généralement une place de choix dans
l’histoire de la typographie », et qui plus est « déterminante », dans la mesure où il a contribué
par ses innovations formelles à la « modernisation du graphisme3784 ». Jubert précise que ces
recherches se sont faites « en dehors des pratiques directement liées aux métiers de la
communication visuelle3785 ». Ajoutons que la synthèse récente consacrée à L’Art moderne et
contemporain publiée sous la direction de Serge Lemoine fait figurer le Coup de dés aux
côtés de May Milton de Toulouse-Lautrec (1895) et de Priester de Lucian Bernhard (vers
1905), dans un chapitre consacré à « l’art de l’affiche3786 » au tournant du XIXe siècle.
Terminons ce panorama par un curiosité savoureuse. Il s’agit d’un livre de livres dû à Jean
Méron, Orthotypographie, préfacé par Fernand Baudin, et publié en 2002. Cette « recherche
bibliographique » classe et répertorie des ouvrages jugés importants domaine par domaine (les
lettres, la pagination, etc.), et constituant une sorte de panthéon patrimonial. Dans la section
intitulée « Le livre et sa culture », nous trouvons cité le Coup de dés3787. Voici, d’autres titres
qui composent l’inventaire, à la Rabelais autant qu’à la Butor, dans lequel le poème apparaît
pour le XIXe siècle : Roret, Manuel du peintre et du sculpteur (1833) ; Segond, Traité
élémentaire des accents hébreux (1841) ; Rambures, Sténographie musicale (1852) ; Denis,
Arte plumaria (1875) ; Guignet, Les Couleurs (1889) ; Pinsard, L’Illustration du livre
moderne et la photographie (1897) ; Lefranc, Renseignements sur la peinture à l’œuf et sur
les procédés des peintres primitifs (1897)… Au regard de cette liste, le Coup de dés n’est
donc pas un poème, mais un traité : Broodthaers avait donc raison.
Comme on vient de le voir, l’intérêt des typographes, des graphistes, et des historiens du
livre d’artiste pour le Coup de dés nous conduit directement au problème de son héritage
formel et générique. C’est tout l’enjeu de la formule mallarméenne de 1897 : « presqu’un
art3788 ». Le poète avait bien conscience de proposer un texte débordant le cadre strict des
moyens habituels dévolus au « littérateur pur et simple3789 » qu’il choisit de redevenir au
sortir des années de crise. Prenant lui-même en charge, pour des raisons de haute esthétique,

3783
Ibid., p. 30.
3784
R. Jubert, Graphisme, typographie, histoire, op. cit. p. 135-136. Plusieurs reproductions du poème (page du
manuscrit, pages du texte imprimé dans sa version de 1914) accompagnent les analyses.
3785
Ibid., p. 136.
3786
R. Jubert, « L’art de l’affiche (1895-1905) », in L’Art moderne et contemporain : peinture, sculpture,
photographie, graphisme, nouveaux médias, sous la direction de S. Lemoine, Larousse, 2006, p. 26-27.
3787
J. Méron, Orthotypographie. Recherches bibliographiques, Convention Typographique, 2002, p. 310.
3788
OC, t. I, p. 392.
3789
Mallarmé, lettre à Cazalis du 3 mars 1871, OC, t. I, p. 759.

796
le choix de la police, des corps typographiques, des casses, des graisses et des faces, ainsi que
les effets de mise en page liés à la distribution des blancs, Mallarmé devient artisan de son
œuvre en intervenant en aval de la fabrication du livre, à un niveau jusque-là réservé aux
représentants des métiers du livre. Il fait ainsi du Coup de dés un prototype du livre d’artiste,
tout en donnant une sorte de leçon inaugurale de typographie expressive. Son geste intéresse
donc d’une part les poètes exploitant ces nouvelles dimensions du poème, comme les
professionnels de la mise en scène de l’écrit opérée à des fins économiques d’autre part. Le
Coup de dés se situe donc à la source d’une triple tradition : bibliophilique, littéraire,
graphique.
Il nous reste maintenant à parler des poètes.

II. La création littéraire : les reprises formelles

Toute notre première partie a tenté de décrire ce que les poètes des différentes avant-
gardes successives avaient pu dire – ou ne pas dire – du Coup de dés. Nous voudrions aborder
maintenant la question du faire, à travers ce que nous avons appelé les reprises formelles du
texte. La question qui surgit est alors la suivante : le genre que Mallarmé envisageait dans son
« Observation » placée en tête du poème dans la revue Cosmopolis en mai 1897 existe-t-il ?
Une telle question relève tout à la fois d’une étude de la réception, et la déborde :
commençons par questionner la question.

A) Exposition du problème

Nous touchons effet ici aux limites du champ de notre recherche, ce point où l’histoire de
la réception bascule du côté de l’histoire des formes et de la théorie des formes. Poser la
question du genre, c’est bien se poster à un carrefour : « le genre est le lieu de rencontre de la
poétique générale et de l’histoire littéraire événementielle3790 ». La première partie de ce
travail a tenté de retracer les voies par lesquelles le Coup de dés a pu s’insérer dans différentes
traditions tout en s’institutionnalisant : c’était le versant historique. Il s’agirait maintenant
d’aborder l’autre versant de ce processus d’institutionnalisation, à partir de la poétique,
puisque, comme a pu le rappeler Todorov encore, la généricité reste inséparable d’une
normalisation liée à des institutions : « dans une société, on institutionnalise la récurrence de
certaines propriétés discursives, et les textes individuels sont produits et perçus par rapport à

3790
T. Todorov, « L’origine des genres », La notion de littérature et autres essais, Editions du Seuil, coll.
« points », 1987, p. 36.

797
la norme que constitue cette codification. Un genre, littéraire ou non, ce n’est rien d’autre que
cette codification de propriétés discursives3791 ».
Nous ne reviendrons ici que très ponctuellement sur les propos des écrivains ou des
artistes. Si l’on se maintient dans le cadre d’une étude de réception, il s’agirait maintenant de
présenter une autre « formation discursive », celle qui a tenté de proposer une typologie, voire
une généalogie de certaines formes poétiques modernes en traitant le Coup de dés comme une
référence majeure. Ce sont donc les allusions au poème mallarméen sous la plume des
théoriciens des formes ou des historiens, que nous allons parcourir principalement. Ainsi,
pour prendre l’exemple du futurisme italien, ce n’est plus le discours de Marinetti ou de
Severini qui nous occupera, mais celui de Giovanni Lista ; le pli réflexif est capital : il mérite
d’être marqué. Nous abandonnons la parole des acteurs ou des contemporains pour suivre
celle des commentateurs ultérieurs. Cette partie de notre travail visera à nouveau des
discours ; nous n’aborderons les pratiques littéraires que médiatisées. Nous resterons
principalement historien critique de la réception du Coup de dés. Ce n’est qu’à l’extrême fin
de ce parcours, en guise de synthèse, que nous proposerons un essai personnel de « filiations »
formelles.
L’étude de la réception se noue dialectiquement à l’étude du genre. On sait que le genre
détermine l’horizon d’attente d’un texte, tandis que la lecture, en retour, envisagée en
diachronie, par les questions nouvelles qu’elle pose au texte, peut déplacer son horizon
générique. L’histoire de la réception n’est donc pas seulement une histoire des interprétations
successives, elle est aussi une histoire des identifications génériques progressives : le
« poème » de Mallarmé publié d’abord dans la revue Cosmopolis se trouve concerné au
premier chef par ce processus, puisque nous serions confrontés à un moment fondateur, à une
césure qui poserait la question difficile de « l’origine d’un genre3792 ». La caractérisation
générique du Coup de dés constitue de fait le grand débouché « naturel » de ce parcours
historique. En 1897, le lecteur découvre, pour reprendre un terme récurrent sous la plume de
la critique journalistique du moment, un « genre inconnu », tandis que l’auteur écrit
explicitement qu’il a conscience de fonder – éventuellement, c’est l’un des enjeux de la
formule « Toute Pensée émet un Coup de Dés » – une tradition : « le genre, que c’en
devienne un comme la symphonie3793 ». C’est donc dans l’histoire que le Coup de dés va
pouvoir se doter d’une identité générique, par l’intermédiaire des poètes, des philosophes, des
artistes, mais aussi des typographes, ou des graphistes, bref de tous ceux qui, dans le cadre
d’une pratique, vont littéralement reconnaître le poème. Mais c’est aussi dans la théorie,

3791
Ibid., p. 33.
3792
Sur cette question voir en particulier T. Todorov, « L’origine des genres », La notion de littérature et autres
essais, op. cit., p. 27-46.
3793
OC, t. I, p. 392.

798
même si la frontière entre les deux champs demeure perméable, que le poème sans nom peut
acquérir une existence quelque peu stable. Cependant, comme nous l’avons rappelé à
plusieurs reprises, la théorisation de la forme du Coup de dés est restée finalement assez
limitée. Tentons pour finir d’explorer cette direction, en précisant qu’il ne s’agira ici que de
prolégomènes à des études futures.
Nous allons surtout nous appuyer dans cette partie sur le travail théorique de Jean-Marie
Schaeffer exposé en 1989 dans Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Cet ouvrage, qui venait
prolonger les travaux de Todorov, de Frye, et de Käte Hamburger, abordait la généricité en
tirant profit des théories de la communication et de la linguistique pragmatique. Le texte,
comme tout acte verbal, était décrit comme un « acte sémiotique complexe », tendu entre
deux polarités, celle du « cadre communicationnel », qui comprend les données de
l’énonciation (niveaux de l’émetteur, du récepteur, des fonctions de l’acte de parole), et celle
de la « réalisation » de l’acte discursif, qui correspond au contenu de l’énoncé au plan
sémantique et syntaxique, ce dernier terme devant s’entendre au sens large, incluant les
aspects phonétiques, prosodiques, métriques, et plus largement structurels3794. Précisons ici
cependant que le théoricien ne mentionnait pas le versant typographique de la communication
littéraire. Définir un genre revient dès lors à se référer à l’un ou plusieurs de ces niveaux.
Schaeffer résumait ainsi ses conclusions, qui visaient à restituer une complexité ; une genre
n’est pas seulement une classe de textes dotés de caractéristiques communes, mais plutôt
l’actualisation de quatre possibles génériques :
(…) la logique générique est non pas unique mais plurielle : « classer des textes » peut vouloir dire
des choses différentes selon que le critère est l’exemplification d’une propriété, l’application d’une
règle, l’existence d’une relation généalogique ou celle d’une relation analogique3795.

De fait, si l’on considère la polarité énonciation / énoncé, on peut distinguer deux grandes
« logiques génériques » : celle de « l’exemplification », dont le genre « récit » pourrait être
l’exemple-type, et celle de la « modulation », dont le genre « sonnet », cette fois, pourrait être
le meilleur représentant. La « modulation » elle-même peut se présenter sous trois formes :
« modulation par application », associée à une « règle » ; « modulation hypertextuelle »,
livrant une « classe généalogique » ; « modulation par ressemblance », débouchant sur une
« classe analogique »3796. A cette typologie s’ajoute une distinction capitale pour nous ici
entre « généricité auctoriale » et « généricité lectoriale », tenant compte, après les travaux de
Jauss, de l’importance des données contextuelles dans la construction du sens d’une

3794
Pour un aperçu synthétique de cette première formalisation, voir en particulier J. M. Schaeffer, Qu’est-ce
qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 116. Nous introduisons le couple énonciation / énoncé, que Schaeffer ne
sollicite pas explicitement, mais qui nous semble à la fois résumer et simplifier son propos.
3795
Ibid., p. 181.
3796
Pour un nouvel aperçu synthétique de cette formalisation définitive, voir J. M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un
genre littéraire ?, op. cit., p. 181.

799
œuvre3797. Enfin, Schaeffer, reprenant l’idée d’Arthur C. Danto consistant à décrire le monde
de l’art comme le lieu où s’opère un « enrichissement rétroactif des entités3798 », rappelle que
les genres, au cours de l’histoire, font l’objet, par le biais de phénomènes de
« recontextualisation », de « re-créations génériques ». Ainsi, par exemple, le développement
du roman aura conduit à percevoir dans l’Odyssée une dimension romanesque. Cette œuvre se
sera vue ainsi dissociée de l’Iliade qui fut quant à elle plus strictement maintenue dans son
cadre épique d’origine. Les œuvres sont donc beaucoup moins « polysémiques » ou
« éternelles », que dotées d’une « capacité de décontextualisation, et donc de
recontextualisation, qui est inhérente à tout acte communicationnel »3799. Eliot avait déjà noté
cela en 1917 dans son article « La tradition et le talent individuel » ; toute œuvre novatrice
entraîne une reconfiguration du système littéraire antérieur : « les monuments existants
forment entre eux un ordre idéal que modifie l’introduction de la nouvelle (vraiment
« nouvelle ») œuvre d’art3800 » ; Eliot précise que toute œuvre n’existe pleinement que dans
une série : « aucun poète, aucun artiste, dans quelque art que ce soit, n’a son sens complet par
lui-même ». Henri Fluchère, dans son introduction aux Essais choisis de l’auteur de The
Waste Land, ajoute à son tour : « Telle œuvre du XVIe siècle pourra apparaître sous un jour
neuf dans la mesure où une œuvre moderne projettera sur elle une lumière imprévue en même
temps que l’œuvre moderne sera mise à sa juste place grâce à sa confrontation avec
l’ancienne3801 ». La description de l’identité générique du Coup de dés doit s’écrire en
fonction de cette « dynamique rétrospective3802 », qui amène à suivre « ces déplacements
intergénériques des œuvres à travers leurs recontextualisations successives3803 ». Le poème
mallarméen éclaire les recherches typographiques de Sterne, tout en étant éclairé par les
« mots en liberté » futuristes.
Une fois posé ce cadre théorique, abordons plus précisément la question du genre du Coup
de dés à travers une série de remarques générales.

1) « Généricité auctoriale »
La réception immédiate est d’abord celle d’un divorce radical entre généricité auctoriale
et généricité lectoriale. D’un côté, l’auteur esquisse un cadre générique, au niveau paratextuel
comme au niveau textuel ; de l’autre, le texte n’est pas associé par ses premiers lecteurs à une

3797
Ibid., p. 147-155.
3798
A. C. Danto, « The Artworld » (1964) cité par J. M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit.,
p. 143.
3799
« Contexte et réception générique », ibid., p. 141-147.
3800
T. S. Eliot, « La tradition et le talent individuel » (1917), Essais choisis, trad. H. Fluchère, Editions du Seuil
(1950), rééd. 1999, p. 29.
3801
Ibid., p. 16.
3802
J. M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 143.
3803
Ibid., p. 147.

800
classe existante. Mallarmé esquisse pourtant, comme nous l’avons vu en présentant les
analyses de Michel Murat, un horizon générique pour son texte. Plusieurs indications sont
livrées par l’« Observation » de Cosmopolis, si décisive pour ce qui nous occupe maintenant :
« poème », dans la formule « OBSERVATION RELATIVE AU POÈME3804 », et sa variante
« Poésie – unique source » ; « participer » du « poème en prose » et du « vers libre » ;
« dessin » de la pensée ; « contrepoint » d’une « prosodie », « symphonie », « espèce de
leitmotiv » ; « sujets d’imagination pure et complexe ou intellect ». Quant à la mention
« POÈME » de l’édition Vollard, qui devait précéder le titre, elle introduit peut-être une
nuance de sens différent entre les deux emplois du terme, nous y reviendrons plus bas.
Mais cette présentation de l’auteur restait partielle : Mallarmé n’avait pas nommé sa
trouvaille, à la différence, avant lui, de Baudelaire, et après lui, de Marinetti, ou bien
d’Apollinaire. Nous sommes donc confrontés à une absence de baptême auctorial. Ceci aura
des conséquences sur l’odyssée posthume du texte. Il y a un certain nominalisme du genre,
puisque les œuvres individuelles constituent les données premières, et peut-être dernières du
fait littéraire. Autrement dit, une œuvre dont l’inscription générique reste indéfinie, privée de
nom, existera elle-même de manière indéfinie, à travers une visibilité problématique. C’est la
raison pour laquelle le détour par nos deux formations discursives – la critique des écrivains,
la critique professionnelle – dont l’une des fonctions consiste à nommer, s’avère décisif, sans
être un moyen exclusif. Les œuvres poétiques, par leur existence même, jouent aussi bien
évidemment un rôle capital dans le processus historique qui a contribué à doter le Coup de dés
d’une identité générique.
D’autres éléments ajoutent, du fait même de Mallarmé, à l’indétermination générique.
L’auteur souligne dans sa « préface » le caractère très novateur et anti-traditionnel de son
texte : « directions très hardies » ; « œuvre qui manque de précédents » ; « œuvre d’un
caractère entièrement nouveau », « essai »3805. En outre, l’édition en volume, privée de la
« préface » de Cosmopolis, aurait accentué encore cette indétermination, en livrant un texte
nu, sans encadrement paratextuel, à moins que le poète ait envisagé a posteriori l’édition pré-
originale comme une propédeutique à la lecture du texte définitif.

2) L’impureté générique : vers une nouvelle synthèse des genres ?


D’autres difficultés se font jour à un autre niveau. La modernité littéraire européenne,
depuis le romantisme, a remis en question le partage classique des genres. Cet âge
« chimique », marqué par la dissolution des grands cadres génériques, et en particulier la
recomposition de la distinction prose / poésie, a redécoupé l’espace littéraire autrement, tout

3804
Nous soulignons, OC, t. I, p. 391.
3805
OC, t. I, p. 392.

801
en visant un idéal de synthèse. L’« Observation » de Cosmopolis, regardant en direction de
ces « poursuites particulières et chères à notre temps, le vers libre et le poème en prose3806 »,
s’inscrit en droite ligne dans cette tendance profonde de l’histoire des formes et des genres.
Celle-ci a vu naître avec le romantisme un moment où il existe des formes apparentées à
plusieurs genres : la trans-généricité fait irruption. On sait aussi que le mélange des genres a
pu se constituer de manière interne à la littérature, ou bien, si on l’envisage plus largement, de
manière externe, par importation de modèles extra-littéraires (peinture, musique, puis
photographie, cinéma). Pour ce qui est du Coup de dés, à ne considérer que le discours de
l’auteur formulé en 1897, la trans-généricité s’impose ; Mallarmé tire le texte du côté de deux
formes hybrides, le poème en prose et le vers libre. A cela s’ajoutent les comparants extra-
littéraires que sont la symphonie, les arts graphiques (dessin, dit la « préface » ; estampe dit la
correspondance ; affiche disait Divagations), et éventuellement la danse. Au niveau formel, le
poème, qui n’a rien de la forme pure, constitue donc une hybridation au carré. Il offrirait ainsi
une généricité multiple.
Mais l’époque – le symbolisme – est celle des grandes synthèses. A ce niveau de notre
parcours, il faudrait citer également cette déclaration peu connue du poète livrée à Gustave
Kahn au moment même où il travaille à l’édition définitive du Coup de dés : « une œuvre
suprême à venir emploiera les deux formes3807 », à savoir vers libre et vers régulier assoupli.
Toute la difficulté consisterait alors à identifier le statut du mètre dans ce poème nouveau :
présence spectrale et lazaréenne, comme le soutenaient Ronat et Roubaud, ou bien citation
ironique, comme le défend plus près de nous Michel Murat ?
Le Coup de dés serait-il une version de cette « œuvre suprême », renvoyant dos à dos les
tenants de chaque forme, et proposant une synthèse des possibles du vers ? Mallarmé semble
désigner dans cette lettre son propre travail en cours, parachevant l’histoire dialectique du
vers décrite dans La Musique et les Lettres, et dont Kahn venait de se faire l’écho dans son
étude sur le vers libre placée en ouverture de ses Premiers Poèmes (1897) : après le moment
romantique de la « fusion3808 » incarnée par Hugo, a suivi le moment symboliste de la crise –
entendu étymologiquement, et sur le mode hégélien, comme « scission3809 » – séparant vers
régulier d’un côté, vers libre et poème en prose de l’autre3810, avant de laisser place à
l’horizon d’une nouvelle union – noce ou hymen – accouchant d’un chant impersonnel,
synthèse de la loi métrique et du moi lyrique : « au vers impersonnel ou pur s’adaptera
3806
OC, t. I, p. 392.
3807
Mallarmé, lettre à Gustave Kahn du septembre 1897, Correspondance. Lettres sur la poésie, éd. B. Marchal,
Gallimard, coll. « folio classique », 1995, p. 634. B. Marchal corrige l’erreur de lecture qui se trouve dans
l’édition Mondor-Austin (Correspondance, t. IX, p. 276). Il faudrait lire emploiera et non remplacera. Cette
lettre n’est pas citée par M. Murat dans son ouvrage consacré au poème de 1897.
3808
La Musique et les Lettres, OC, t. II, p. 64.
3809
Ibid., p. 75.
3810
« Sûr, nous en sommes là, présentement, la séparation », ibidem.

802
l’instinct qui dégage, du monde, un chant, pour en illuminer le rythme fondamental et rejette,
vain, le résidu3811 ». Avant d’être recommencement, le poème de 1897 tiendrait de la relève
dialectique, au plan des intentions tout au moins. Dans cette perspective, le Coup de dés,
espace déployant le « rythme fondamental » du monde, serait bien un « fragment » du Livre,
envisagé comme entreprise encyclopédique de totalisation des genres. Dès lors, la généricité
du Coup de dés ne serait plus multiple, mais synthétique, une et unitaire.
Cependant, la mention « Poème » qui devait figurer sur la page de titre de l’édition
Vollard, comme l’a souligné Michel Murat, semble évoquer la tradition du grand poème
épico-philosophique, et La Bouteille à la mer en particulier, qui constitue un des intertextes
majeurs du Coup de dés, comme on a pu le rappeler depuis Thibaudet. Ainsi, cette indication
globale, renouant de manière inédite chez le Mallarmé disciple de Poe et de Baudelaire avec
la tradition du long poème, paraît à première vue réinscrire alors le texte en amont de la
dissolution des genres, en introduisant à ce niveau davantage de « pureté générique ». Mais au
regard du mode d’ordonnancement de cette matière épico-philosophique, cette première
impression s’évanouit : la mention « Poème », si on lui donne ce référent traditionnel, nous
semble plutôt fournir un critère supplémentaire d’impureté générique. Par ailleurs, le Coup de
dés tient sa « longueur » de sa mise en espace, et ne constitue qu’une grande variation sur une
phrase unique. Il ne sera jamais qu’une transformation du « long poème ».
En outre, la référence ultime, par delà ces comparants extra-littéraires, à la « Poésie,
unique source », si l’on considère la majuscule, nous semble devoir être interprétée comme
l’autre nom, historique, ancien, classique, de la « littérature » : le Coup de dés relève bien de
la seule res litteraria. La mention « Poème » peut alors se voir investie d’un sens très large,
qui déborde toute référence générique particulière.
L’horizon d’attente du Coup de dés envisagé du point de vue du genre, tel qu’il est
construit par le poète lui-même, semble donc tendu entre deux extrêmes, l’identité générique
du poème philosophique d’une part, et l’altérité générique de l’hybridation redoublée d’autre
part, le tout se situant dans l’horizon d’une synthèse qui dépasserait l’opposition entre vers
libre et vers régulier. Au final, ce « poème » se donne bien comme un objet formel tout à la
fois littéraire trans-générique, et trans-littéraire si l’on tient compte de ses comparants. Mais
dira-t-on aussi, ce ne sont que des comparants, et seules les transpositions que nous avons
parcourues ici en font véritablement une œuvre trans-littéraire dans la mesure où elles
actualisent la dimension extra-littéraire virtuelle du texte, qui reste un texte.
Ainsi, le genre dont le Coup de dés serait fondateur, si genre il y a, s’avère beaucoup
moins donné que construit; il résultera forcément en grande partie d’une élaboration a

3811
Ibid., p. 75.

803
posteriori. D’autres points délicats surgissent ici. La question de la « filiation » ne va pas sans
difficultés si l’on rappelle que la logique de la tabula rasa, qui est le propre de l’avant-
gardisme, est justement celle de l’anti-tradition. De plus, on l’a vu, l’histoire de
« l’invention » du Coup de dés a été malgré tout jalonné par quelques usages stratégiques du
texte, dans une perspective, souvent, de légitimation. En dépit de sa rhétorique de la rupture,
l’avant-gardisme se trouve en effet des ancêtres dont les œuvres servent d’auctoritas et de
caution. Le Coup de dés fut de celles-là, on l’a vu, pour certains futuristes italiens, ou pour les
dadaïstes. Une autre question délicate se pose alors : dans quelle mesure l’historien ou le
théoricien doit-il suivre la généalogie établie par les acteurs ? L’« adéquation à la chose » ne
viendra-t-elle pas d’une nécessaire distanciation, qu’elle soit historique ou théorique ?
Les choses se compliquent à nouveau. Cette modélisation du genre, en toute logique,
supposerait une comparaison entre la forme du Coup de dés, au préalable décrite précisément,
et la série des textes avec lesquels il partagerait des propriétés communes. Or, comme notre
parcours critique l’a montré, la réception universitaire du poème mallarméen a été marqué,
paradoxalement, par un certain déni de la forme. Il a fallu attendre 2005, et le livre de Michel
Murat, pour qu’une description formelle précise du Coup de dés, envisagée sous l’angle du
genre, et de la forme du vers, voit le jour.
A notre connaissance, seul un article récent, dû à l’universitaire et comparatiste Muriel
Détrie, publié en 1995 dans la revue Littérature et Nation, a posé, avec un certain degré de
précision, la question qui nous occupe : « Un Coup de Dés a-t-il été imité ?3812 ». Toutes les
autres remarques se trouvent, dans la majorité des cas, éparpillés dans des monographies
consacrées à chacune des avant-gardes, ou aux auteurs rapprochés de Mallarmé. Les travaux
historiques du poète Jacques Donguy, mentionnés plus haut, ont apporté de nombreux
éléments très précieux, mais ils ne s’appuient pas sur une description précise de la forme du
Coup de dés, et tendent par ailleurs souvent à amalgamer discours des acteurs et discours de
l’historien. Son auteur s’en explique dès l’introduction du livre. Il avoue suivre une « méthode
plutôt anglo-saxonne », cherchant à « s’appuyer sur des faits, des documents3813 » : la théorie
ne sera donc qu’à peine effleurée.
Dans ces conditions, l’étude de l’héritage formel du poème, ne se contentant pas de
simples remarques ou intuitions, reste à venir. Ainsi, ce sont ces remarques, ces premiers
essais de typologie et de généalogie, que nous allons présenter ici.

B) Les formes poétiques

3812
M. Détrie, « Un Coup de Dés a-t-il été imité ? », Littérature et Nation, n° 15, 1995, p. 13-34.
3813
J. Donguy, Poésies expérimentales. Zones numériques, op. cit., p. 7.

804
1) L’influence et la référence
La critique, très tôt, dès les années 1920, a véhiculé l’idée d’une influence du Coup de dés
sur les avant-gardes, au moment où elles étaient en passe de devenir, justement,
« historiques ». Ainsi, en 1925, Pierre Martino, peut écrire du poème de 1897 : « Il a eu une
grande influence sur les manifestations les plus récentes de la poésie contemporaine3814 ».
Deux ans plus tard, Jean Royère, dans son Mallarmé, ira dans le même sens :
(…) il est l’aboutissement et, dans une certaine mesure, la justification d’une existence qui s’est
liée à l’absolu. C’est pourquoi nombreux sont aujourd’hui ceux qui justement exaltent cette
gestation graphique de l’avenir, car c’est cela qu’une esthétique à ce point appuyée sur des sujets
encore insoupçonnés, et la regardent comme l’apport capital de Mallarmé3815.

De plus, soulignons ici que Thibaudet, dans la version de 1926 de sa monographie consacrée
à Mallarmé, avait mentionné la nouvelle fortune doit jouissait depuis peu le Coup de dés
auprès de la jeune génération. Il note, nuançant son propos de 1912 qui faisait d’Hérodiade le
seul poème à avoir eu une grande influence : « c’était vrai en 1911, quand j’écrivais ce livre.
Mais la jeune littérature d’aujourd’hui subit fortement l’influence du dernier ouvrage de
Mallarmé, Un Coup de Dés3816 ». Plus loin encore, à propos des recherches visuelles du
poème de 1897, il peut écrire : « le procédé a été sérieusement exploité depuis par Apollinaire
et l’école de l’Elan3817 ». De même, en 1936, alors qu’il esquisse le portrait de la « génération
de 1914 », Thibaudet en vient à parler des poètes de « l’aventure », ceux qui ouvrent des voies
situées en dehors des territoires quadrillés par la tradition, en rompant de manière radicale
toute attache avec le discours. Il montre que cette voie poétique poursuit le chemin arpenté
par les « Cinq » poètes maudits de l’époque symboliste, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé,
Corbière et Lautréamont : « Romances sans paroles, Les Illuminations, Un Coup de dés, les
poèmes marins de Roscoff, Maldoror, sont autant de départs pour la mer inconnue3818 ». Plus
loin il note que l’héritage du symbolisme, concernant Mallarmé, est doublement pris en
charge ; à la question de savoir qui parmi les poètes de 1880 compte encore en 1914, il
répond : « Verlaine dans une certaine mesure, Mallarmé par Valéry d’une part, par les tenants
du Coup de dés d’autre part, un peu Corbière par son imagerie populaire et maritime,
Lautréamont par le surréalisme, - enfin la fortune extraordinaire de Rimbaud3819 ». Le legs
mallarméen est scindé en deux massifs ; l’œuvre est polarisée, idéologiquement clivée, tendue
entre tradition (Valéry) et aventure (Breton). Ajoutons que c’est dans ce chapitre seulement
que le critique de la NRF mentionne le Coup de dés, texte exclusivement tourné selon lui vers

3814
P. Martino, Parnasse et Symbolisme, Armand Colin, 1925, p. 128.
3815
J. Royère, Mallarmé, op. cit., p. 15.
3816
A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé (1926), op. cit., p. 355.
3817
Ibid., p. 391.
3818
A. Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Stock, 1936, p. 549.
3819
Ibid., p. 554.

805
le XXe siècle. En effet, le panorama rapide qu’il dresse de la poétique mallarméenne quelques
pages plus haut, centrée à ses yeux sur le credo « céder l’initiative aux mots », ne dit rien du
poème de 1897, alors qu’il évoque pour finir le « cap de la postérité3820 », et la poésie comme
une aventure maritime.
En 1945, Julien Benda dresse le portait d’une « France byzantine » qui a renoncé à
l’expression de la pensée pour sombrer dans le « triomphe de la littérature pure », amour du
mot pour lui-même, entorse au principe du « in verbis amare verum, non verba3821 ». Le Coup
de dés devient l’archétype d’une poésie qui tourne le dos à la clarté analytique du Logos, tout
en cherchant à réaliser le vieux rêve démiurgique du « tota simul », que Benda nomme « furie
du total3822 ». L’auteur de la Trahison des clercs suit ainsi toute cette lignée d’écrivains
simultanéistes, héritiers de Mallarmé, en particulier Apollinaire et ses Calligrammes, Cocteau
et son Cap de Bonne-Espérance :
Une aspiration parente de cette soif du simultané est celle par laquelle certains littérateurs
modernes veulent que la présentation matérielle de leur œuvre exprime leur état d’âme dans la
multiplicité de ses conditions, avec ses espoirs et ses retraits, ses rutilances et ses pâleurs, ses va-
de-l’avant et ses biaisements, et non pas dans sa seule expression verbale, c’est-à-dire
intellectuelle, dénuée de ces modules ; c’est ce qu’ils ont tenté d’obtenir par la disposition
graphique de leur œuvre, avec ses minuscules et ses capitales, ses encres diversifiées, ses suites de
pages blanches, ses autres qui portent trois mots, ses autres archipleines, ses lignes verticales ou
horizontales. L’exemple-type est Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard. (…) Voir le
commentaire, évidemment sympathique, de Thibaudet, sur l’esthétique inspiratrice de cette
graphie3823.

Henri Clouard, en 1947, ne fera que reprendre une idée déjà éculée : « Un Coup de dés sert de
référence à tous les poètes qui ont tenté de donner autant et plus même de valeur aux
« blancs » qu’aux « noirs » : Apollinaire, Cendrars, Reverdy, Cocteau et même l’auteur de
L’Homme cosmogonique3824 ».
Plus près de nous, la vulgate perdure. Pierre-Olivier Walzer notait en 1963 que le Coup de
dés avait eu « une influence considérable sur les lettres du XXe siècle3825 », tout en citant,
pêle-mêle, Barzun et Apollinaire, Claudel et Joyce, Pound et Cummings, Stèle et Mobile.
Serge Fauchereau écrit en 1976, dans un livre consacré aux avant-gardes : « introduire en
force la typographie dans la poésie n’est pas le privilège du futurisme ; il y a eu le Coup de dé
(sic) de Mallarmé, et certaines compositions idéographiques, vieilles comme l’écriture elle-
même3826 ». Il ajoutera : « A priori, les recherches idéogrammatiques d’Apollinaire se situent

3820
Ibid., p. 481.
3821
J. Benda, La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure, Gallimard, 1945, p. 117.
3822
Ibid., passim.
3823
Ibid., p. 46-47.
3824
H. Clouard, Histoire de la littérature française. Du symbolisme à nos jours (1885-1914), Albin Michel,
1947, p. 55.
3825
P. O. Walzer, Essai sur Stéphane Mallarmé, Seghers, 1963, p. 238.
3826
S. Fauchereau, Expressionnisme, dadaïsme, surréalisme et autres ismes, Denoël / Les Lettres nouvelles,
1976, p. 89.

806
plutôt dans la lignée de Mallarmé mais se trouvent encouragées par les audaces
futuristes3827 ». Robert Sabatier notait en 1977 que le poème, « premier exemple du jeu des
blancs et des types de caractères » a eu une double postérité, tant du côté d’Apollinaire que de
Reverdy, de Bernard Noël, de Denis Roche et de Marcelin Pleynet3828. De même, en 1996,
Michel Décaudin et Daniel Leuwers voyaient dans le Coup de dés l’exemple d’une « poésie
éclatée » qui « joue du caractère ondulatoire de la ligne imprimée » et qui va « connaître une
belle fortune chez les descendants de Mallarmé3829 », sans autres précisions.
Que retenir de ces dires, qui sont davantage de l’ordre de la pétition de principe, que de
l’analyse ? Un impressionnisme critique domine, qui a tendance à rapprocher assez
hâtivement les expériences, sans jamais vraiment donner les propriétés communes. Quelques
traits génériques affleurent somme toute, que nous retrouverons plus loin : la dimension
« simultanéiste » ; la majoration des « blanc » et la discontinuité du texte ; la variété
typographique. On remarquera aussi l’ouverture générique de cet héritage présumé : Joyce
côtoie Apollinaire, Mobile figure à côté du Cap de Bonne-Espérance. L’art moderne du récit
pourrait devoir quelque chose au poème mallarméen.

2) La convergence sans l’influence


Cependant, il existe, plus près de nous, des propos beaucoup plus substantiels. L’article de
Détrie va donc nous servir de base. Son intention consiste au départ à éclaircir l’une des ces
nombreuses généalogies donnée par la critique, mallarméenne ici en l’occurrence, en la
personne de Pierre-Olivier Walzer, qui notait en 1963 que le Coup de dés avait eu « une
influence considérable sur les lettres du XXe siècle3830 », sans justifier plus précisément cette
assertion ; il donnait les noms suivants : Barzun et Apollinaire, Claudel et Segalen, Joyce,
Pound et Cummings. Détrie s’interroge : est-il certain que le Coup de dés soit à l’origine de
tant d’œuvres, ou tout au moins de ces œuvres ? Le premier acte de cet article consiste alors à
restreindre le corpus ; la comparatiste laisse volontairement de côté les livres illustrés comme
la Prose du Transsibérien, ainsi que les « tentatives isolées3831 » qui ne sont pas rattachées à
un projet esthétique global – elle évoque ainsi les textes d’Albert-Birot, d’Aragon, de
Soupault, de Cummings. Elle va alors concentrer son analyse sur quatre auteurs : Apollinaire,
Claudel, Segalen et Pound. Même si son intérêt pour les transferts culturels entre l’Occident et

3827
S. Fauchereau, La Révolution cubiste, op. cit., p. 161.
3828
R. Sabatier, Histoire de la poésie française. La poésie du dix-neuvième siècle. 2 Naissance de la poésie
moderne, Albin Michel, 1977, p. 315.
3829
M. Décaudin, D. Leuwers, De Zola à Apolllinaire, Histoire de la littérature française, dirigée par Cl.
Pichois, Garnier-Flammarion, 1996, p. 217.
3830
P. O. Walzer, Essai sur Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 238.
3831
M. Détrie, « Un Coup de Dés a-t-il été imité ? », art. cit., p. 31.

807
l’Extrême-Orient explique ce choix qui peut sembler arbitraire, il a le mérite de circonscrire le
travail en lui conférant des dimensions raisonnables.
La comparaison va reposer ensuite sur la distinction de quatre critères formels3832 : la
saisie simultanée du texte sur la page ; l’absence de pagination, qui « n’impose pas une
lecture unique », et consacre le « primat de l’espace sur le temps » ; le rôle des blancs, qui
entraîne une « autonomie des blocs », et contribue à « distendre le lien syntaxique », ainsi
qu’à ouvrir le texte sur « plusieurs lectures possibles » ; la variété typographique enfin. Ces
quatre aspects sont présents dans le Coup de dés estime Détrie ; les poètes postérieurs
envisagés ici vont les conserver, tout en les transformant, ou en allant « plus loin que
Mallarmé ». Ainsi, Claudel introduira des blancs à l’intérieur d’un mot ; Apollinaire ne se
limitera pas à l’horizontalité de la ligne ; Pound incorporera des partitions et jouera du
polyglottisme. Au final, tous ces auteurs parviennent à « transformer le livre en objet ».
Cependant, abordant ensuite le terrain de l’influence, l’universitaire invalide au final la
thèse d’une filiation directe entre le Coup de dés et ses quatre auteurs, en soutenant plutôt
l’idée d’une convergence a posteriori : c’est la rencontre avec l’écriture chinoise qui fonde
leur pratique, et « non le choc de la découverte du Coup de dés3833 ». Si Claudel semble « le
plus proche de Mallarmé », Pound, malgré sa connaissance du poème de Cosmopolis comme
nous l’avons rappelé au début de ce travail, « ignore Mallarmé » – Eliot notera ce point dans
ses Essais – Segalen ne dit rien du Coup de dés à notre connaissance3834, et chez Apollinaire,
on cherchera « en vain une reconnaissance de dettes à l’égard de Mallarmé3835 », ce que notre
travail documentaire a effectivement confirmé, ce qui ne signifie pas pour autant, ajouterons-
nous, qu’il ignorait le texte. La conclusion est la suivante : « la filiation n’est pas directe entre
Mallarmé et ces auteurs, mais c’est plutôt le modèle de l’écriture chinoise qui a conduit ceux-
ci à retrouver par eux-mêmes les techniques utilisées dans le Coup de dés3836 ».
En outre, la proximité apparente des moyens ne doit pas être confondue avec les effets et
les intentions. Détrie propose alors une lecture du projet poétique du Coup de dés, qui lui
permet de séparer radicalement ce poème des tentatives des quatre auteurs considérés. Elle
estime tout d’abord que les « intentions de mimétisme3837 » qui semblent émerger des lettres à
Gide et à Mauclair, « destinées à des amis, non à l’impression », ne sauraient « en aucune
manière constituer un exposé de la poétique mallarméenne ni une clé d’interprétation d’Un

3832
Ibid., p. 15-19.
3833
Ibid., p. 22.
3834
Les deux épais volumes de la correspondance édités récemment pour les années 1893-1919 (Fayard, 2004),
ne disent rien du Coup de dés.
3835
M. Détrie, « Un Coup de Dés a-t-il été imité ? », art. cit., p. 21-22.
3836
Ibid., p. 14.
3837
Ibid., p. 28.

808
Coup de Dés3838 ». Ensuite, elle ajoute que « créditer Mallarmé d’une intention mimétique »
s’avère « curieux», au vu de ce qu’elle estime être une esthétique de l’abstraction et de
l’idéalisation. Le poème mallarméen reste « un autre monde, essentiel, détaché de toute
matérialité, fait de notions idéales3839 ». De ce fait, sa motivation reste interne ; il ne la trouve
pas dans un « rapport analogique au monde », mais « en lui-même », dans sa structure. Et si le
Verbe évoqué dans les « Notes sur le langage » est bien « l’expression parfaite de la structure
du cosmos », le poème cherchera à « retrouver l’Idée du Verbe ». Détrie poursuit ainsi :
Les expériences typographiques d’Un Coup de Dés trouvent leurs justifications dans cette
ambition de révéler la structure du monde par les moyens du Langage. Ainsi, le lien métaphorique
entre le texte et son apparence visuelle nous semble en définitive non point répondre à une
intention délibérée de la part de Mallarmé, mais constituer plutôt à ses yeux une confirmation a
posteriori de la justesse de son langage poétique3840.

En conclusion, et dans ces conditions, elle isole, du point de vue esthétique, le poème de
1897, des autres tentatives analysées ici : « Avec une telle conception de la poésie, on est loin,
malgré les apparences, des tentatives d’Apollinaire, Segalen, Pound et Claudel. En effet, si
ceux-ci ont partagé avec Mallarmé une commune ambition de totalité, chacun aussi a tenté à
sa manière de rattacher la poésie au réel3841 ». Tandis que l’auteur de Crise de vers cherche à
« inventer un nouveau langage détaché du monde », les aventuriers du réel offrent une
« réconciliation entre le langage et le monde3842 ». Au final, dirions-nous, entre le Coup de
dés et ces quatre autres auteurs, il y a, à suivre cet article, ni influence, ni convergence
esthétique, mais simple convergence formelle, et qui plus est, partielle.
Cette idée d’une relation de convergence qu’il faudrait substituer à un rapport d’influence,
se rencontre aussi aujourd’hui du côté des spécialistes actuels d’Apollinaire, comme nous
l’avons vu plus haut. C’est le cas en particulier de Claude Debon et de Laurence Campa. Il
s’agit ainsi de relativiser un certain discours dominant qui a pu sur-valoriser le rôle du Coup
de dés dans l’émergence des recherches formelles futuristes et post-futuristes. Même si nous
avons compliqué cette présentation des faits en introduisant l’hypothèse d’une stratégie
d’occultation, ce n’est pas pour sur-déterminer à nouveau l’effet du poème mallarméen. Nous
répétons ici qu’il faut saisir la création poétique et l’histoire des formes, comme toute histoire,
de manière poly-causale, en l’envisageant comme montage et croisement de séries
temporelles hétérogènes. L’intérêt de l’article de Muriel Détrie tient justement dans le rappel
de l’existence d’une autre temporalité génétique, et d’un autre modèle, celui de l’idéographie
chinoise.

3838
Ibid., p. 28-29.
3839
Ibid., p. 29.
3840
Ibid., p. 29-30.
3841
Ibid., p. 30.
3842
Ibidem.

809
On trouverait une approche assez similaire dans la confrontation rapide entre le Coup de
dés et les mots en libertés futuristes menée en 1984 par Noëmi Blumenkranz-Onimus. Elle
commence par noter la présence d’une éventuelle influence, quoique déniée, puisque, comme
on l’a rappelé plus haut, Marinetti « tente de se démarquer avec agressivité de Mallarmé, dont
il semble avoir connu en 1913 le Coup de dés3843 ». Cette influence concerne surtout d’après
elle les idées formulées par Mallarmé dans l’« Observation » de 1897 : « Incontestablement, à
partir du Supplément, Marinetti a été influencé par la fameuse préface de Mallarmé à un Coup
de Dés. De nombreux passages des derniers manifestes y ont de toute évidence leur point de
départ, notamment ceux qui concernent la révolution typographique3844 ». La critique avance
alors avec justesse quatre exemples que nous donnons ici, car ils permettent de fonder
concrètement la comparaison :
-Manifeste technique de la littérature futuriste (1912) : « c’est moyennant des analogies très vastes
que ce style orchestral, à la fois polychrome, polyphonique et polymorphe, peut embrasser la vie
de la matière3845 » ;
-Supplément au manifeste technique de la littérature futuriste (1912) : « un espace blanc, plus ou
moins long, indiquera au lecteur les repos ou les sommeils plus ou moins longs de
l’intuition3846 » ;
- L’imagination sans fil et mots en liberté (1913) : « nous emploierons aussi, dans une même page
3 ou 4 encres de couleurs différentes et 20 caractères différents s’il le faut. Par exemple : italiques
pour une série de sensations semblables et rapides, gras pour les onomatopées violentes, etc.
Nouvelle conception de la page typographiquement picturale3847 ».
-La splendeur géométrique et mécanique et la sensibilité numérique (1913) : « nous abolissons en
conséquence les vieilles proportions (romantiques, sentimentales, et chrétiennes) du récit3848 » ;

Ainsi, on peut noter une certaine convergence formelle – mais non assumée comme telle par
Marinetti – entre Coup de dés et motlibrisme, du point de vue d’abord de la théorisation : rôle
des blancs, musicalisation, variation typographique, « exclusion du narratif ».
Mais, et quelques éléments de ces citations le montrent bien, l’écart apparaît aussi très vite
entre les deux projets poétiques. Là encore, la convergence formelle relative conduit à une
divergence esthétique. La critique poursuit ainsi : « Marinetti part de Mallarmé pour en
renverser le sens profond (…). A la conception métaphysique de la poésie chez Mallarmé
répond une conception purement physique chez les Futuristes3849 ». De l’idéalisme au
matérialisme, ce sont deux philosophies radicalement opposées qui s’affrontent ; tout le
monde en conviendra aisément : entre Mallarmé et Marinetti, il y a bien coupure
épistémologique.

3) La coupure esthétique

3843
N. Blumenkranz-Onimus, La Poésie futuriste italienne, Klincksieck, 1984, p. 29.
3844
Ibid., p. 34.
3845
G. Lista, Futurisme. Manifestes, documents, proclamations, op. cit., p. 134.
3846
Ibid., p. 140.
3847
Ibid., p. 146.
3848
Ibid., p. 148.
3849
Ibid., p. 35.

810
De manière plus radicale, certains commentateurs vont aller jusqu’à dénier toute forme de
convergence, qu’elle soit formelle ou esthétique, entre le Coup de dés et les expériences des
avant-gardes historiques. Cette idée affleure avec Thibaudet dès 1922, même si, on vient de le
voir, ce jugement n’aura pas été son dernier mort, et qu’il aura fini par davantage accepter
l’idée d’une filiation. En effet, dans son article intitulé « Mallarmé et Rimbaud », il dresse le
bilan de l’influence de l’auteur d’Hérodiade ; il perçoit la ligne qui aboutit à Valéry –
« l’hommage à Valéry comporte, qu’on le veuille ou non, un hommage à Mallarmé3850 » –
puis l’autre descendance mallarméenne :
Quant à l’influence positive exercée par Un coup de dés (exhumé en 1914 du tombeau de
Cosmopolis) sur les essais de poésie ou de prose littéraire ou calligrammatique, elle n’a donné que
des curiosités de bibliothèque, qui font passer quelques quarts d’heure agréables, mais dont aucune
ne rappelle évidemment en quoi que ce soit le caractère presque tragique de cet admirable poème3851.

Le jugement du critique de la NRF est sans appel : le Coup de dés n’a pas d’héritiers dignes
de lui. Thibaudet note bien la présence d’une « influence positive », mais celle-ci passe pour
contre-productive, vaine, dérisoire et anecdotique. Le grandiose monument n’a engendré que
de futiles documents vidés de toute substance poétique. Les poètes de « l’Esprit nouveau », et
Apollinaire en premier lieu, se voient donc déjà renvoyés dans les oubliettes de l’histoire
littéraire.
Ce Thibaudet-là aura des successeurs. C’est le cas en particulier de Marcel Raymond,
dans ce passage déjà cité de son livre fameux de 1952, De Baudelaire au surréalisme :
Tout se passe comme si le poème, à mesure que son unité psychique se désagrège, éprouvait le
besoin de se conformer à un principe d’unité visuelle. Seulement, c’est la figure d’une pensée
profondément élaborée et cohérente qu’apporte le Coup de Dés, et cela suffit à distinguer la
tentative de Mallarmé de celles des pseudo-futuristes modernes, qui se détournent des
constellations intérieures que dessine la pensée pure, pour mieux s’offrir à l’empreinte des
objets, et à présenter à leurs sollicitations un plasma anonyme, cédant aux moindres
mouvements de l’extérieur3852.

Deux poétiques s’affrontent de manière frontale et polarisée, entre cosmos et chaos,


subjectivation et dé-subjectivation : celle de l’intériorité ordonnée et stable, face à celle de
l’extériorité centrifuge et dynamique. Nous avons vu que Laurent Jenny a considérablement
nuancé cette bipartition.
Robert Cohn, au même moment, parle quant à lui d’une « influence superficielle3853 » du
Coup de Dés sur Apollinaire, sans en dire plus. Butor de son côté, dans l’article « le livre
comme objet » de 1960, ne dit strictement rien du poème mallarméen au chapitre des
« figurations », qui s’intéresse aux poèmes figurés, et aux calligrammes. Dans une perspective
similaire, le typographe belge Fernand Baudin voit en 1969 dans le Coup de dés un poème

3850
A. Thibaudet, « Mallarmé et Rimbaud », NRF, 1er février 1922, cité dans A. Thibaudet, Réflexions sur la
littérature, éd. A. Compagnon et Ch. Pradeau, Gallimard, 2007, p. 631-632.
3851
Ibid., p. 632.
3852
M. Raymond, De Baudelaire au surréalisme, op. cit., p. 242.
3853
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 422.

811
systémique, plus cérébral que sensoriel, solidaire de la vieille raison typographique, opposé à
l’esprit dadaïste :
Il est bon de remarquer en passant que Mallarmé a certes, lui aussi, dans son Coup de dés,
bouleversé la mise en page typographique. Mais le désordre, la subversion qu’il a créés, ne sont
qu’apparents. En fait, les mots sont loin d’être libérés. Il sont au contraires plus étroitement
subordonnés au sens. Toute ponctuation est supprimée. Mais elle est remplacée par un usage
surabondant du blanc, et par une gradation, très précise et exacte, dans les divers caractères et leur
emplacement, par rapport au sens. Et ce système, car s’en était un, ne s’adressait pas à l’œil, mais
à l’esprit : il s’agissait d’une « subdivision de l’Idée » et d’une « mise en scène spirituelle
exacte ». La syntaxe n’est pas supprimée : elle est renforcée. Tout cela est aux antipodes de
Dada3854.

Nous trouvons là une alternative forte au discours avant-gardiste, développé de Tzara à Tel
Quel, qui insistait à l’inverse, on l’a vu, sur l’esthétique transgressive du poème, décrit en
termes de pulvérisation, d’éclatement ou de destruction. Baudin nous semble davantage fidèle
au projet de Mallarmé, qui parlait effectivement des « subdivisions3855 prismatiques de
l’Idée ».
L’idée d’une divergence esthétique avec l’avant-gardisme se rencontre aussi chez
Giovanni Lista, historien du futurisme italien, qui tend à adopter le point de vue de Marinetti :
L’action marinettienne est inédite. Les quelques exemples d’essais graphiques qu’on peut tirer de
la littérature des siècles précédents, ne sont que de timides tentatives par rapport aux idées
marinettiennes et à la gestualité contenue dans les planches typographiques futuristes3856.

Ailleurs, il note la logique de radicalisation mise en place par le futurisme, en soulignant une
coupure survenue dans l’histoire des formes, représentée par cette « abolition de la linéarité
gutenberguienne de l’écriture que le futurisme avait accompli dès 1913 en dépassant
l’exemple du Coup de dés de Mallarmé3857 ». De fait, les mots en liberté constituent un
« dépassement du vers libre3858 ». Même si Lista concède quelque éventuelle influence
mallarméenne, celle-ci se traduirait au final par des résultats esthétiques très éloignés les uns
des autres : « La recherche typographique de Marinetti s’inspire certainement de ces
suggestions, mais elle évoluera vers la planche auto-illustrative conçue comme un véritable
tableau doué d’une spatialité autonome et multiforme3859 ». Lista, écartant le Coup de dés,
entend simultanément rapprocher les « idéogrammes lyriques » : « nous refusons toute
cohérence à une thèse qui fait contenir dans quelques pages d’un Coup de dés de Mallarmé

3854
F. Baudin, « Typo-DaDa DaDa-Typo. Au royaume des bilingues », Cahiers Dada-surréalistes (« dada et la
typographie »), n° 3, 1969, p. 42.
3855
Nous soulignons.
3856
G. Lista, Futurisme. Manifestes, documents, proclamations, op. cit., p. 132.
3857
G. Lista, « Les caractères du futurisme français à travers l’œuvre de Pierre Albert-Birot », Présence de
Marinetti, L’Age d’Homme, 1982, p. 168.
3858
G. Lista, in Marinetti, Manifestes du futurisme, op. cit., p. 11.
3859
G. Lista, Marinetti, Seghers, 1976, p. 117.

812
toute la recherche de l’écriture futuriste et dans le même temps exclut tout rapport entre cette
même écriture et les calligrammes d’Apollinaire3860 ».
Giovanni Lista en arrive à inverser la perspective : ce sont les futuristes qui ont
« inventé » le Coup de dés. Comment Marinetti est-il arrivé à se défaire du vers libre pour
accoucher du concept de « mots en liberté » ? Dans sa biographie du chef de file du futurisme,
tout en convoquant des raisons d’ordre esthétique et idéologique (pratique du vers libre, attrait
pour les recherches graphiques des affichistes, goût prononcé pour la gestualité déclamatoire,
bergsonisme et vitalisme), il propose en outre deux éléments de réponse liés à l’actualité
littéraire et artistique de l’année 1912. Il mentionne d’une part l’exposition fameuse des
peintres futuristes organisée par Félix Fénéon à la galerie Bernheim-Jeune en février, dont le
catalogue, rédigé par Boccioni, a pu servir de stimulant intellectuel et de déclencheur. Il y est
en effet question de « synthèse », de « simultanéité », de « sensation dynamique » et de
« lignes-forces »3861, autant de concepts qui peuvent donner envie à un conquérant de la
Forme comme Marinetti de renouveler le vers libre existant.
D’autre part, il évoque la parution du livre de Thibaudet sur Mallarmé, qui avait la
particularité de « reproposer ainsi pour la première fois cet étrange poème3862 » qu’est le
Coup de dés. Mais le critique s’empresse d’ajouter, en spécifiant que l’essai ne « comporte
pas d’achevé d’imprimé »3863 : « il est néanmoins impossible de savoir si Marinetti a
réellement eu connaissance de ce livre3864 ». Puis il poursuit :
Il est plus que probable que la seconde édition de l’essai, publiée en 1913, ait été occasionnée par
l’offensive que menait Marinetti au nom du motlibrisme dans les milieux littéraires parisiens,
suscitant ainsi un grand intérêt pour ces recherches. Autrement dit, sans le futurisme et le travail
des avant-gardes, le destin du Coup de dés aurait pu être celui des idéogrammes d’un Petrus
Durean ou d’un Morgenstern : une curiosité à mettre au compte du japonisme3865.

Il existe en effet une réimpression du livre de Thibaudet, qui ne modifie que le sous-titre de
son livre, remplaçant « étude critique » par « étude littéraire ». Ainsi, Giovanni Lista estime
finalement que c’est le futurisme, et plus largement l’avant-gardisme qui est directement à
l’origine de l’invention pérenne du Coup de dés. Si l’on peut accorder une part de pertinence à
cette assertion, qui néglige cependant tout ce que cette « invention » doit aussi au premier
groupe de la NRF, il semble par ailleurs pour le moins exagéré de justifier la réimpression du
livre de Thibaudet qui, privée de toute justification positive, semble ici très arbitraire, par la

3860
G. Lista, Marinetti et le surréalisme, Bulzonie Editore, Rome, 1974, p. 124.
3861
Voir Boccioni, Carra, Russolo, Balla, Severini, « Les Exposants au public » (1912), cité dans G. Lista,
Futurisme. Manifestes, documents, proclamations, op. cit., p. 167-171.
3862
G. Lista, Marinetti. L’anarchiste du futurisme, op. cit., p. 135.
3863
La Bibliographie de la France enregistre sa parution dans son fascicule du 31 janvier 1913 ; les premières
recensions que nous avons trouvées datent de février 1913. L’exemplaire du dépôt légal que nous avons consulté
à la B.N.F. porte le cachet « 1912 » : le livre a donc dû paraître dans les derniers mois de cette année 1912.
3864
G. Lista, Marinetti. L’anarchiste du futurisme, op. cit., p. 136.
3865
Ibidem.

813
seule question du motlibrisme, et donc par la seule nécessité de redonner un chapitre de
l’étude, celui consacré au Coup de dés…
Plus récemment, Laurent Jenny a pris lui aussi position sur cette question3866. Il note que
« là où Mallarmé trouve la simultanéité spatiale dans l’approfondissement du vers libre,
Marinetti la découvre dans son abandon3867 ». Le futurisme, avec ses « tableaux-poèmes3868 »,
rompra les ponts avec le modèle musical symboliste, pour explorer un espace plastique. De
même, Apollinaire abandonne la scénographie typographique du Coup de dés, pour
expérimenter une esthétique du discontinu et de l’hétérogène : « la Lettre-Océan ne nous
convie pas à un calcul et leurs valeurs à partir duquel se déploierait une dramaturgie de la
pensée, mais à des parcours et des collages de représentations3869 ». Enfin, le poème
mallarméen reste encore largement dominé par une logique successive, tandis que le
modernisme accouche volontiers de modes de composition « rayonnants » et circulaires, voire
tourbillonnaires3870.

C) Les formes narratives

Notre propos consistera ici à introduire le Coup de dés, d’une manière qui ne pourra rester
que trop allusive, dans une histoire de la modernité narrative, en soulignant l’idée que
l’histoire du récit peut croiser l’histoire du poème, et que le roman du passé n’explique pas à
lui seul le roman du présent. Nous n’allons pas non plus revenir ici sur les mutations
profondes qu’a pu connaître le roman français depuis Paludes ou La Recherche du temps
perdu3871. Il ne s’agirait pas non plus de faire naître encore une fois une modernité narrative
du seul Coup de dés, idée absurde. Nous voudrions simplement noter que la volonté d’éviter
le récit formulée dans l’« Observation » de mai 1897, qui a pu servir d’emblème à cette
« exclusion du narratif3872 » marquant tout un pan de l’histoire de la poésie, et plus largement
de la littérature, peut inscrire le Coup de dés dans une série textuelle assez vertigineuse.
Ainsi, la question posée est la suivante : que rencontre-t-on lorsque l’on « évite le récit » ?
La théorie des genres aurait deux réponses principales à donner : ou bien le discours, ou bien

3866
Nous renvoyons bien évidemment au livre entier, dont l’enjeu, précisément, consiste à suivre la ligne qui
passe par le Coup de dés, tout en s’en démarquant, le modernisme réorientant les préoccupations de l’âge
symboliste.
3867
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 78.
3868
Ibid., p. 79.
3869
Ibid., p. 97.
3870
Ibid., p. 98.
3871
Pour une synthèse récente sur cette question, nous renvoyons à H. Godard, Le Roman, modes d’emplois,
Gallimard, coll. « folio essais », 2006.
3872
Sur cette question, nous renvoyons au livre de D. Combe, Poésie et récit, op. cit.

814
la représentation, ce qui revient à dire, en des termes pseudo-aristotéliciens, ou bien le genre
lyrique, ou bien le genre dramatique. Or, dans le cas du Coup de dés, ces réponses paraissent
peu satisfaisantes. Seule l’idée d’un théâtre transposé sous la forme d’une mimique
typographique, qui serait aussi une chorégraphie mentale – non plus « écriture corporelle »
comme sur la scène réelle, mais danse écrite sur la Page – aurait quelque pertinence. En outre,
la référence, implicite, à Hamlet établit un dialogue avec le drame ou la tragédie. Mais les
marques génériques structurelles du théâtre font défaut. Nous abandonnerons ici
partiellement3873 cette voie, peut-être à tort3874, pour revenir à la question des formes
narratives modernes.
Mallarmé, en réalité, a dit ce que le contournement du récit signifiait : le dessin et le
contrepoint, l’estampe et la symphonie, la mise en scène spirituelle exacte et la partition. Le
Coup de dés promeut en effet deux des grands paradigmes à partir desquels le narratif va se
reconfigurer, dans le creuset du symbolisme : la musique et l’espace. Ces deux notions ont en
commun une remise en question de la linéarité chronologico-logique héritière de l’adage
scolastique post hoc ergo propter hoc. Le poème mallarméen pourrait ainsi se voir rapproché
des recherches, très nombreuses, qui ont introduit dans le récit le discontinu et l’hétérogène,
l’analogique et le simultané, en passant souvent d’ailleurs par d’autres médiations : celle du
collage pictural, ou bien celle du montage cinématographique. Ces remarques se situent bien
évidemment à un niveau très général, avec le risque de conduire à un nivellement hâtif des
textes. Il n’en demeurent pas moins que cette « tradition moderne » existe bien, dès lors que le
récit aura intégré, plus ou moins consciemment, une nouvelle vision du monde façonnée par
la révolution des transports et des moyens de communication, la science relativiste, les
cataclysmes de l’Histoire, et un certain décentrement anti-humaniste issu des mutations
idéologiques opérées par les grands maîtres du soupçon. Par delà les coupures
épistémologiques, la forme multi-dimensionnelle du Coup de dés peut malgré tout se voir
situé en amont d’une série générique construite sur la base de l’analogie.
La voie musicale, entendue surtout ici dans sa composante harmonique, et non mélodique,
pourrait concerner les récits fondés sur ce que Kundera, dans son Art du roman de 1986,
appelle le « contrepoint romanesque », ou la « polyphonie romanesque »3875. Il s’agit d’un
mode de composition simultané, qui entrelace des séries, thématiques ou génériques, égales et
unifiées, par opposition à un mode de composition « unilinéaire3876 ». On trouverait de
nombreux exemples dans l’histoire du roman au XXe siècle de cet aspect, à commencer peut-

3873
Nous allons revenir plus loin sur l’inscription du Coup de dés dans l’horizon générique des genres
dramatiques sérieux.
3874
On pourrait aussi construire l’identité générique du Coup de dés sur la base des réécritures d’Hamlet, ce que
nous ne ferons pas ici, pour ne pas ajouter encore à l’aspect déjà trop pléthorique de ce travail.
3875
M. Kundera, L’Art du roman (1986), Gallimard, coll. « Folio », 2006, p. 95.
3876
Ibid., p. 92.

815
peut-être par Les Faux-Monnayeurs, roman des plus mallarméens, qui pourrait avoir pour
sous-titre « démontage impie de la fiction », et qui, on le sait, posait, à travers Edouard,
comme limite idéale au roman « sans sujet », l’Art de la fugue de Bach. On sait que certains
représentants du Nouveau Roman, et en particulier Claude Simon, qui se réfère lui aussi à
Bach3877, ont construit ainsi leurs textes. Ricardou note que dans La Route des Flandres la
décomposition d’un ordre successif se trouve compensée par la recomposition d’un autre
ordre, déplacé à un autre niveau :
(…) le déchronologie joue en rôle capital. Libérés de la pure succession chronologique qui les eût
liés par une seule de leurs faces, les événements sont rapprochés de toutes les manières, mis en
présence selon une sorte de présent éternel, où l’ordre chronologique le cède à un ordre
morphologique3878.

Ces lignes, si l’on suit la lecture proposée par Bertrand Marchal, auraient quelque pertinence
pour le Coup de dés. Le théoricien complète cette analyse en identifiant dans ce roman de la
« débâcle » la constitution de « séries », qui établissent entre elles de « latérales
relations3879 », et ne cessent de s’entrecroiser à partir d’une « polyphonie sémantique3880 ».
Ces séries sont en fait ici d’abord des séries temporelles distinctes, communicant entre elles
de manière analogique3881, en vertu, ainsi que l’atteste la genèse du texte, d’un code des
couleurs qui permet à l’écrivain d’ordonner sa matière romanesque comme une matière
picturale ou musicale, en fonction d’accords ou de contrastes chromatiques. Le Coup de dés,
quant à lui présentait d’abord des séries typographiques distinctes, liées entres elles en
fonction d’une logique syntaxique en expansion. Tandis que le poète articule syntaxiquement
des séries typographiques hétérogènes dans l’espace de la page, le romancier circule
analogiquement, par le biais de la conception lacanienne – mais aussi mallarméenne d’ailleurs
– du mot comme « nœud de significations3882 », d’une série temporelle à une autre, au sein de
l’espace diégétique. Néanmoins, dans les deux cas, il y a bien montage simultané de niveaux
distincts. En outre, Simon et le Mallarmé du Coup de dés se rejoignent sans doute aussi, en
dépit de leurs différences patentes, par la volonté de créer un artefact verbal qui soit un effet
de chaos, ce qui explique cette tension formelle entre décomposition et recomposition.
Plus proche encore de la structure contrapuntique du Coup de dés, Butor, dans Description
de San Marco, use de la variété typographique pour monter ensemble, en les entrelaçant, deux
voix : celle de la foule des touristes, et celle de l’observateur qui guide le lecteur dans l’espace

3877
C’est le cas pour Leçon de choses (voir J. Ricardou, Le Nouveau Roman (1973), Editions du Seuil, coll.
« Points », 1990, p. 219) ; par ailleurs, Simon a confessé sa fascination pour Bach dans un entretien de 1988 (L.
Dällenbach, Claude Simon, Editions du Seuil, 1988, p. 179).
3878
J. Ricardou, Problèmes du nouveau roman, Editions du Seuil, 1967, p. 50.
3879
Ibid., p. 51.
3880
Ibid., p. 53.
3881
Précisons que Ricardou terminait ce texte consacré à La Route des Flandres par une citation du passage
fameux de Crise de vers concernant le « défaut des langues », et le projet poétique de re-motivation des signes.
3882
Simon, Discours de Stockholm, Editions de Minuit, 1986, p. 28.

816
architectural de la basilique. Un autre texte de 1973 peut faire songer au « dispositif »
mallarméen : Intervalle, sous-titré « anecdote en expansion »3883. Cette œuvre, projet de
scénario filmique inabouti, d’une grande densité, démultiplie les procédés simultanéistes du
Coup de dés, faisant jouer l’extrême simplicité de l’argument apparent – la rencontre
amoureuse dans un hall de gare au cours de l’attente du train – et l’extrême complexité de la
forme narrative, qui offre un savant montage des voix et des motifs, en usant d’une variation
typographique dotée d’une fonction à la fois diacritique, plastique, et musicale. Comme
Mallarmé, le narrateur, par ailleurs très gidien, tenant un journal de sa création en cours,
considère l’affiche comme un modèle possible, quasi synesthésique ici : « Je voulais
expliquer mes intentions en ce qui concerne les lettres des affiches : il s’agit de percussions
optiques3884 ».
Quant à la voie spatiale, elle concernerait la contestation du récit mimétique par la
majoration de l’espace au détriment du temps. Mais ce n’est pas tant l’hypertrophie du
descriptif qui nous semble pertinente ici, même si Butor, par exemple, va renouveler la
description en retrouvant des procédés que l’on trouve chez Mallarmé. Il s’agirait plutôt de la
promotion de l’axe paradigmatique, sur le modèle de la rime, qui crée un effet de profondeur
spatiale. C’est encore au sein de la nébuleuse du Nouveau Roman, à une époque où Mallarmé
sert de caution théorique forte à Jean Ricardou, et que les réflexions autour de la mise en
abyme convoquent volontiers l’auteur du sonnet en –yx, que l’on trouverait des exemples de
cette promotion du paradigme spatial que nous avons évoqué plus haut à propos de l’auteur de
L’Espace littéraire.
Ainsi, dans Mobile, Butor crée un effet d’espace en jouant de la verticalité à deux
niveaux : celui de la double page dépliée, celui de la liste paradigmatique. Perros, rendant
compte de sa lecture à son ami, écrit en 1961 : « c’est aussi un livre qu’on regarde, Mallarmé
t’aurait embrassé3885 ». L’idée de la forme-constellation structure le livre, qui s’ouvre sur la
« nuit noire » comme dans le Minuit mallarméen, et se referme sur le thème du ciel constellé,
la dernière page célébrant la « nuit claire pleine d’étoiles ». Dans Description de San Marco,
le volume de papier concurrence le volume de pierre, en déployant une « physique du livre »
dans laquelle les blocs typographiques organisent les « jeux de l’espace verbal aux prises avec
les choses3886 ». On pourrait évoquer également le récit de Maurice Roche, Compact que l’on
a pu associer au Coup de dés, dans l’entourage de la revue Change en particulier. Ici, la
variation typographique régule une variation énonciative, à travers un jeu sur les pronoms,

3883
Nous remercions B. Marchal d’avoir attiré notre attention sur cette œuvre de Butor.
3884
Butor, Intervalle, Gallimard, 1973, p. 32.
3885
M. Butor, G. Perros, Correspondance (1955-1978), Joseph K, 1996, p. 83.
3886
M. Foucault, « Le langage de l’espace », art. cit., p. 440.

817
ainsi qu’une variation temporelle, à travers un jeu sur les temps verbaux ; l’ensemble est mis
au service de l’exploration contrapuntique d’un espace mental qui est aussi un espace urbain.
Au final, ces deux tendances – musicalisation et spatialisation – convergent dans le grand
projet simultanéiste commun à de nombreux auteurs explorant le complexité de l’être-au-
monde, à travers la multiplicité des contenus de conscience ou des points de vue. Il s’agit là
d’un immense territoire ouvert par le roman proustien et joycien, que nous ne faisons
qu’indiquer ici.
Par ailleurs, ce rapport critique au récit mimétique, factuel et linéaire, logique et
chronologique, pourrait être aussi rattaché a posteriori au programme flaubertien du « livre
sur rien », et donc aux différents projets romanesques qui ont pu viser, de manière
asymptotique, le roman sans histoire ni personnage. De fait, éviter le récit amènerait alors à
rencontrer le style, comme cela avait pu être déjà le cas pour Gide dès 1895 avec Paludes3887,
roman antérieur au Coup de dés certes, mais né dans le contexte théorique du symbolisme et
des Mardis de la rue de Rome. Le poème de 1897, évitant le récit, appartient à ce moment de
poétisation du récit qui caractérise l’époque d’A Rebours et de Sixtine3888.
Dans un même ordre d’esprit, une fois que le récit négatif se fait réflexif, et devient
abymé, on pourrait convoquer ici la composition de certaines œuvres des Nouveaux
Romanciers à partir de ce que Ricardou appelle un « fragment producteur3889 », dans « La
Bataille de la phrase », texte qui essaie de répertorier différents « dispositifs par lesquels le
texte s’engendre3890 ». Le romancier peut inverser le principe de l’épigraphe, qui ne serait
plus illustrative a posteriori, mais véritablement matricielle, faisant ainsi office de « précis
programme thématique ». Ricardou évoque alors son roman La Prise de Constantinople
(1965)3891 :
Mais le fragment sait non moins établir une loi ordinale. Comme ce phénomène est souvent
imperceptible, j’en signalerai une très élémentaire occurrence dans ce même roman. Partie du mot
Rien, cette fiction s’élargit et se termine à hauteur de constellation, tandis qu’insensiblement se fait
jour l’idée que rien n’aura eu lieu que le livre. Le modèle ordinal est évidemment cette proposition
du Coup de dés : « Rien n’aura eu lieu que le lieu excepté peut-être une constellation »3892.

On pourrait alors rapprocher ce mode de composition du projet du Livre tel qu’il a pu être
formulé par Ghil en 1923, et qui n’est pas sans similitudes avec la structure en expansion du

3887
Voir en particulier H. Godard, Le Roman, modes d’emplois, op. cit., p. 33-42.
3888
Sur cette question de la poétisation du roman entre symbolisme et surréalisme, voir M. Raimond, La Crise
du roman, José Corti, 1966.
3889
Ricardou, « La bataille de la phrase », Pour une théorie du nouveau roman, Editions du Seuil, 1971, p. 122.
3890
Ibid., p. 118.
3891
Le brouillon que donnera Ricardou peu après dans Le Nouveau Roman situe cette recherche dans une
proximité implicite avec le Mallarmé des « Notes sur le langage » comme celui du Livre, qui « ne commence ni
ne finit ». On peut lire en effet : « recherches pour une subversion de l’objet livre », « pas de langage qui ne
produisent une fiction » / « pas de fiction sans langage » ; le rapport spéculaire entre langage et fiction se trouve
synthétisé et réfléchi dans le calembour paronomastique prose / prise : « pas de Prose sans Prise » / « Pas de
Prise sans Prose » (Ricardou, Le Nouveau Roman, op. cit., p. 196).
3892
Ricardou, « La bataille de la phrase », Pour une théorie du nouveau roman, op. cit., p. 123.

818
poème de 1897. Si l’on en croit ce témoignage, Mallarmé aurait imaginé quatre « livres-
thème » dérivés chacun d’une « proposition génératrice », du type « moi n’étant pas, rien ne
serait »3893. L’héritage mallarméen croiserait alors celui du Roussel de Comment j’ai écrit
certains de mes livres, dont on sait la fascination exercée à cette date sur nombre de pratiques
formalistes : la littérature à « dispositif » glisse alors du côté de la littérature à « procédés » ou
à « contraintes ». A cela s’ajoute la rationalisation valéryenne de Mallarmé, si décisive pour
Ricardou, qui conduit à faire du langage la grande materia prima indépassable. Le Coup de
dés propose donc à sa manière une bataille de la phrase qui offre un modèle d’écriture
permettant de laisser proliférer des cellules narratives à partir d’un noyau propositionnel
général et « générateur3894 ». Au commencement du langage, il y a le langage, semble-t-on
répéter inlassablement depuis que l’écrivain a décidé de céder « l’initiative au mots ».
Nous venons de considérer ici trop rapidement quelques exemples qui nous semblent
représentatif d’un renouvellement des formes narratives dont la généalogie pourrait passer par
le Coup de dés. Il s’agirait ici pour l’essentiel, si l’on excepte le cas de Butor et de Ricardou,
qui ont revendiqué explicitement l’héritage formel du Coup de dés, de la construction d’une
classe textuelle « analogique », fondée une « modulation par ressemblance ».

D) Essai de typologie historique

1) La « généricité lectoriale » (I) : les baptêmes posthumes


Au regard de la réception critique du poème, envisagée sur la longue durée, il apparaît que
de nombreuses appellations différentes ont pu être avancées. Certaines de ces étiquettes
apparaissent volontiers comme des noms proto-génériques ou para-génériques, dans la
mesure où elles ne sont pas véritablement imposées.
A l’époque des avant-gardes historiques, si l’on en croit le témoignage de 1922 du poète
Marcello-Fabri, le poème mallarméen semblerait avoir été à l’origine de « ce que, sans ironie,
3895
l’on a baptisé le poème-coup-de-dés ». Mais nous n’avons pas trouvé trace ailleurs de
cette formule. Sinon, nous l’avons répété, les mentions du poème mallarméen sont rares sous
la plume des protagonistes des avant-gardes. La reconnaissance relative du Coup de dés ne
passe pas vraiment par un travail de définition théorique. Cependant, nous rencontrons au
final trois expressions porteuses d’une certaine dimension générique. Tzara, en 1916, rattache
le Coup de dés à la forme du « poème simultan3896 » ; en 1918, Georges-Armand

3893
R. Ghil, Les Dates et les Œuvres, op. cit., p. 234.
3894
Ricardou, « L’impossible Monsieur Texte », Pour une théorie du nouveau roman, op. cit., p. 66.
3895
Marcello-Fabri, « Bilan poétique », art. cit.,p. 1029.
3896
Tzara, « Note pour les bourgeois », Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 492.

819
Masson parle d’« essai de déclamation typographique3897 » ; quant aux membres d’Art et
Action, ils situent le texte du côté du « poème polyphonique » ou du « poème orchestral3898 ».
Pour ce qui est des disciples de Mallarmé, plusieurs formules sont à considérer. Valéry en
1920 qualifie le texte de « partition littéraire » et de « poème visuel3899 » ; Paul Leclercq, en
1921, reprend l’idée de « partition verbale3900 » ; Adolphe Boschot en 1923 parlera à son tour
de « poème orchestral3901 » ; quant à Claudel, il évoque en 1925 ce « grand poème
typographique et cosmogonique3902 ».
Si l’on considère maintenant l’époque des nouvelles avant-gardes, on trouve à la fois une
reprise de ces formules para-génériques, ainsi qu’un renouvellement. On a vu que le poète
suisse Gomringer associait en 1953-1954 le Coup de dés à l’idée de « poème-
constellation3903 ». Précisons que cette formule sera reprise par Haraldo de Campos en
19553904. Donguy nous apprend encore que ce mot servira à deux autres poètes concrets, qui
suivent la voie de Gomringer : le Tchèque Ladislav Novak (1925-1999) sous-titre une partie
de son livre Hommage à Jackson Pollock « Constellations »3905 ; le poète concret autrichien
Gerhard Rühm intitule un recueil des années 1950 Konstellationen3906. Nous retrouverons le
terme à nouveau en 1980 dans un article de la revue Action poétique, rédigé par le poète et
traducteur Maurice Regnault :
Caractéristiques principales de la page poétique dite moderne :
- libre emploi de tous les éléments typographiques ;
- double primat des figures combinées (en proportions diverses) ou non, de la constellation
et de la colonne.
(…) L’auteur décisif : Mallarmé3907.
En 2003, Pierre Garnier proposait un recueil intitulé « Les Constellations en 2002 » ; un court
texte préliminaire réassociait Mallarmé et Gomringer : « sans doute la fin rejoint-elle là
l’origine. Ces Constellations faites avec des point finaux – sans doute aussi des points initiaux
– présentent l’idée de Mallarmé et la fin ouverte des poèmes d’Eugen Gomringer, appelé en
1953 Constellations3908 ». Les « poèmes » en question se présentent sur une double page : la
belle page comporte un titre (?) en français, situé en bas, tandis qu’un ou plusieurs « points »

3897
G. A. Masson, art. cit., p. 11.
3898
Fonds « Art et Action », B.N.F.
3899
Valéry, « Souvenirs littéraires », Œuvres, op. cit., t. I, p. 779-780.
3900
P. Leclercq, « Les Mots et la Musique. A propos d’Un Coup de Dés de Stéphane Mallarmé », art. cit., p. 40.
3901
A. Boschot, Chez nos poètes, op. cit., p. 97.
3902
Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », Œuvres en prose, éd. J. Petit et Ch. Galpérine,
Gallimard, 1965, p. 15.
3903
E. Gomringer, Theorie der Konkreten Poesie, op. cit., p. 12.
3904
« La conception de la structure pluridivisée ou capillarisée qui caractérise le poème-constellation mallarméen
(…) », Haroldo de Campos, « L’œuvre d’art ouverte », Diaro de Sao Paulo, 1955, cité dans Poésure et Peintrie,
op. cit., p. 523.
3905
J. Donguy, Poésies expérimentales. Zones numériques, op. cit., p. 51.
3906
Ibid., p. 53.
3907
Maurice Regnault, « Quant à la page », Action poétique, n° 82-83, 1980, p. 59.
3908
P. Garnier, Constellation, Le Corridor bleu, 2003, p. 7.

820
noirs figurent des étoiles au dessus ; l’autre page reprend ce titre en trois langues (anglais,
espagnol, et allemand)3909. La quatrième de couverture présente la projet ainsi : « ces
constellations se veulent la clôture de la poésie écrite et son ouverture sur l’espace ». On peut
considérer en effet cette expérimentation comme une liquidation mallarméenne de la poétique
du Coup de dés. Le visible, comme chez Broodthaers, se substitue radicalement et
définitivement au lisible.
Le Coup de dés sera ensuite décrit comme une des sources de la « poésie concrète » par
les Brésiliens de Noigandres en 1958, puis rattaché à la « poésie spatialiste » par les membres
de la revue Les Lettres, et Pierre Garnier en particulier, au début des années 1960. Quant à
Butor, il insistera surtout en 1968 sur l’idée de « livre-partition3910 ». A l’inverse, un Denis
Roche fera au même moment du Coup de dés un des paradigmes de cette « poésie
regardée3911 », complément de la « poésie parlée », qui sont devenues désormais parfaitement
« inadmissibles », et dont il faut proclamer « la fin ».
Plus près de nous, le poète Jacques Donguy, qui décrit dans son dernier ouvrage-somme
quatre courants poétiques « expérimentaux » (la « poésie concrète », la « poésie sonore », la
« poésie visuelle », et la « poésie numérique »), situe le Coup de dés à l’origine de la seule
« poésie concrète »3912. Ajoutons que son « Anthologie » de « poésie concrète » s’ouvre par la
reproduction d’une double page du poème de 18973913.

2) La « généricité lectoriale » (II) : les traits génériques du Coup de dés


Nous proposons maintenant une tentative de description des déterminations génériques du
Coup de dés, en synthétisant l’apport des différents travaux critiques présentés dans le cadre
de ce travail. Nous proposons de dégager sept traits qui nous semblent définir le poème
mallarméen de 1897, et qui nous paraissent susceptibles de délimiter le cadre d’un genre : 1)
l’unité de la double page ; 2) la variété typographique ; 3) la simultanéité-contrepoint ; 4) la
simultanéité-idéogramme ; 5) l’espacement et la segmentation des unités verbales ; 6) le
texte-partition ; 7) les axes épique-tragique, philosophique et sublime-cosmique.
Le dernier critère n’est pas sans faire difficultés. En effet, il s’agit d’un trait générique à
dominante thématique ou sémantique, qui semble être justifié doublement, de manière interne
et externe. La référence péritextuelle « Poème » d’une part, la mention paratextuelle d’une
forme destinée aux sujets « d’imagination pure ou intellect » d’autre part. Le thème central, et
vertébral, du hasard pose un questionnement de type philosophique. Par ailleurs, l’idée d’une

3909
Voir Annexe 2.
3910
M. Butor, « La littérature, l’oreille, l’œil », art. cit., p. 398.
3911
D. Roche, « Leçons sur la vacance poétique. Fragments », in Eros énergumène (1968), Gallimard, coll.
« Poésie », 2001, p. 14.
3912
J. Donguy, Poésies expérimentales. Zones numériques, op. cit., p. 13.
3913
Ibid., p. 68-69.

821
acte absolu, réalisé dans des « circonstances éternelles », peut donner un texte une coloration
prométhéenne, comme l’ont souligné certains commentateurs, on l’a vu, ce qui ajoute à
l’ancrage épique du poème, et ouvre à un dialogue avec le romantisme, entre Vigny et Hugo
par exemple. De plus, la référence intertextuelle implicite à Hamlet, comme on l’a dit, inscrit
le texte dans un horizon tragique ou dramatique. En outre, si l’on considère un peu
superficiellement le contenu du Coup de dés, qui convoque tempête et ciel étoilé, nous
pouvons, au regard d’une certaine tradition occidentale, qui irait de la Genèse à Kant, en
passant par le romantisme, ajouter la référence au sublime, que l’on associerait ici à la
dimension cosmique du texte. Ces déterminations s’opposent différentiellement aux traits
génériques suivants : prosaïque, réaliste, historique. L’ensemble de ces traits, qui proposent
les règles de lecture les plus facilement reconnaissables sans doute pour un lecteur de 1897,
constitue une première approche de la topique du Coup de dés, qui pourrait s’élargir, presqu’à
l’infini, en fonction de la culture littéraire du lecteur-commentateur ; nous serions alors sur le
terrain de ce que Riffaterre appelle l’intertextualité aléatoire, et non plus obligatoire.
Mais l’idée d’épopée, connotée par l’indication « Poème », se trouve contredite par la
préface qui présente un texte qui « évite le récit ». En réalité, comme le montre l’existence
d’un débat critique sur le caractère dramatique du poème, cette formule doit s’entendre
comme la volonté de rompre avec une conception linéaire et mimétique du temps narratif. La
distinction proposée par Michel Murat à propos du Coup de dés entre narrativité et récit3914
peut être reprise ici. Au regard de la réception du texte, on peut soutenir qu’il existe une série
textuelle qui aurait des parentés génériques avec le poème mallarméen au sein des genres
narratifs, mais renouvelés au XXe siècle à partir des nouveaux paradigmes évoqués plus haut :
musique, et arts de l’espace en particulier. Le poème mallarméen, et l’exemple de Butor le
montre parfaitement, peut conduire à des formes qui exploitent la narrativité sans le récit, par
spatialisation ou musicalisation. Ainsi, Mobile, qui renouvelle le genre du récit de voyage,
comme l’avait souligné Barthes, sera une « étude pour une représentation des Etats-Unis » ;
Intervalle, qui traite des possibles de la rencontre amoureuse dans un hall de gare, sera décrit
comme une « anecdote en expansion ».

3) « Modulations génériques » du Coup de dés

Une fois que l’on a posé cette série de déterminations génériques, on peut tenter de lire
l’histoire littéraire détermination par détermination. C’est ainsi, à croisant ces différents
niveaux d’approche du poème, que l’on peut esquisser une réponse à la question du « genre »

3914
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit. p. 99.

822
construit à partir du Coup de dés. Nous donnons en annexe un schéma qui rend compte de ce
parcours nécessairement multi-dimensionnel, à la fois historique et typologique3915.
Mais ajoutons que ce schéma ne doit pas être lu en faisant du Coup de dés la cause des
formes qui lui sont antérieures, en vertu du modèle biologique qui a longtemps prévalu dans
le discours porté sur les genres, d’Aristote à Brunetière, par analogie avec les espèces
vivantes. Nous ne proposons ni filiations, ni arbre généalogique, mais un construction
typologique orienté dans l’histoire des textes : nous recensons des séries littéraires plutôt que
des descendants directs. Très rares sont d’ailleurs les auteurs figurant sur ce tableau qui se
sont situés explicitement dans le sillage du poème mallarméen. Mais leur silence théorique
n’empêche pas pour autant le théoricien de les associer au Coup de dés.
D’autre part, nous avons vu avec l’article de Muriel Détrie qu’une convergence formelle
peut exister à partir de plusieurs impulsions – le Coup de dés, mais aussi l’idéogramme
chinois – ce qui nous conduit à réaffirmer que l’existence du poème de 1897, à elle seule, ne
saurait suffire à expliquer les œuvres des poètes considérés ici. Il faudrait noter aussi qu’il y a
des traits génériques plus saturés que d’autres : la détermination « unité de la double page »
est assez rare dans l’histoire littéraire, alors que la dimension idéogrammatique a pu être plus
largement représentée. Pour cette série, nous ne donnons que quelques titres à nos yeux
révélateurs, et renvoyons, pour davantage de références, aux ouvrages de Massin (la Lettre et
l’image) et de Peignot (Du Calligramme). Signalons également que nous mentionnons le plus
souvent dans ce tableau les textes significatifs les plus anciens, dans une production donnée
qui a pu se poursuivre.
Il nous semble enfin nécessaire de faire figurer quelques éléments qui interviennent en
amont du Coup de dés. Puisque toute œuvre existe dans une série, pourquoi ne pas
mentionner les textes que le poème mallarméen, par un effet d’« enrichissement rétroactif »,
contribue à réévaluer ? Cet aspect, même s’il est difficile à déterminer, fait encore partie de la
réception du poème. C’est alors aussi l’occasion de souligner, avec Todorov, qu’« un nouveau
genre est toujours la transformation d’un ou de plusieurs genres anciens : par inversion, par
déplacement, par combinaison3916 ». La question de la création ou de la fondation du genre se
voit ainsi rendue à sa caducité, pour être remplacée par une réflexion sur l’évolution. Par
ailleurs, l’existence de ces pratiques antérieures au Coup de dés, ou bien contemporaines de sa
genèse, rappelle que les expériences formelles postérieures au poème mallarméen pourront le
croiser, converger avec lui, sans pour autant passer par lui.
Dès lors, cette approche historique et typologique de la généricité du poème de 1897
vérifierait à nouveau cette définition de la littérature donnée par Schaeffer : « un agrégat de

3915
Voir Annexe 9.
3916
T. Todorov, « L’origine des genres », La notion de littérature et autres essais, op. cit., p. 30.

823
classes fondées sur des notions diverses, ces classes étant le précipité actuel de toute une série
de réaménagements historiques obéissant à des stratégies et des critères notionnels
divers3917 ».

4) Bilan

Ainsi, deux présentations exactement opposées de la fortune littéraire du Coup de dés


nous semblent à éviter. Il y a celle de la « doxa de l’influence » qui, sur des bases purement
intuitives, dote le poème d’un héritage immense : toute poésie, un tant soit peu visuelle ou
spatialisée, qui ne relève pas du poème-colonne, en serait l’héritière. Ainsi, des « mots en
liberté » aux « typoèmes » de Peignot, des « calligrammes » au « logogrammes » de
Dotremont, des « poèmes-collages » au « cut-up », des « poèmes simultanés » et
« polyphoniques » aux poèmes-performances, des « poèmes cubistes » au créations
« lettristes », des « poèmes synoptiques » aux poèmes « spatialistes », tout sortirait de cette
grande matrice mallarméenne, hypostasiée en Mare Nostrum de l’espace littéraire moderne,
ou moderniste.
A l’inverse, il y a la thèse de Cioran, qui fait du Coup de dés, on l’a vu, une « magnifique
impasse3918 ». Pour le dire autrement, le poème, privé de tout héritage, serait une sorte de
texte-hapax, situé d’emblée, dès 1897, en dehors, au-dessus ou bien au-delà des recherches
ultérieures. Ces deux lectures radicales sont infirmées par la documentation historique,
comme par le classement théorique des formes. Si l’on peut effectivement soutenir que le
Coup de dés, en tant que forme-sens nouant spatialisation et hasard, ne saurait être repris tel
quel sans verser dans le pastiche – ce que fit approximativement Brennan en 1897 – il n’en
demeure pas moins que du point de vue de la « généricité lectoriale », la forme du Coup de
dés, selon les critères considérés, a fait l’objet de « modulations génériques ». Il faut sans
doute donner raison à Serge Meitinger lorsqu’il écrit que « nul poète, après Mallarmé, ne s’est
plus vraiment lancé dans la composition d’un dispositif d’une telle complexité3919 ». Mais le
texte n’est pas pour autant sans héritage. Il est cet « instrument spirituel » dont ont joué
différemment les poètes postérieurs. C’est alors à l’échelle de l’histoire des genres que le
poème-partition prend tout son sens. Ou bien, pour le dire autrement, assorti d’une identité
générique particulièrement complexe, composée de traits multiples, le poème constitue à lui
seul une sorte de genre enveloppé : c’est la complexité de son « dispositif » qui fait de lui non

3917
J. M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 76.
3918
Cioran, « Valéry face à ses idoles » (1970), Exercices d’admiration, op. cit., p. 80.
3919
S. Meitinger, Stéphane Mallarmé, Hachette Supérieur, 1995, p. 148.

824
plus seulement un texte individuel, mais un texte-genre, un texte-archétype, un Urtext. Telle
est peut-être ici la leçon ultime du pli mallarméen.

825
CONCLUSION

Nous voudrions conclure ce travail de deux manières successives et différentes. Il s’agira


d’abord de parcourir à nouveau, mais transversalement, les discours et les pratiques que nous
avons décrites, de façon à délimiter les questions soulevées, transmises, résolues, ou laissées
sans réponses. Cette nouvelle traversée des époques nous permettra de revenir en particulier
sur les trois « batailles du Coup de dés » qui ont pu donner lieu à des polémiques. Deux de ces
discussions ont été publiques : la bataille de la Déclamation, opposant le laboratoire de
théâtre « Art et Action » à Bonniot et Valéry en 1919-1920 ; la bataille du Nombre, opposant
Cohn à Ronat et Roubaud en 1980-1982. La dernière controverse, la bataille du Hasard, est
restée privée, repliée dans une correspondance inédite datant des années 1992-1994, dont un
livre de 1997 s’est pourtant fait l’écho : il s’agit de la « disputatio intime3920 » entre Badiou et
Deleuze portant sur le statut de l’événement.
Puis, en guise de clôture maintenue ouverte, nous tenterons de poser autrement le
problème du devenir historique du Coup de dés.

A) Bilan critique :

Nous voici maintenant amenés à quitter la voie chronologique empruntée plus haut pour
proposer un panorama plus synthétique et plus typologique des différents enjeux critiques
soulevés par le Coup de dés entre 1897 et 2007. Ce status quaestionis consistera d’abord à
dégager les principales apories, qui résultent tant des lacunes dans la documentation que des
conflits dans l’interprétation – tourniquet des discours, valse des axiologies. Ces difficultés
touchent selon nous cinq domaines privilégiés : la genèse de l’œuvre ; son statut ; la
description de sa forme ; l’analyse de son contenu ; le problème de l’édition. Après avoir
exposé ces différents points d’achoppement, nous présenterons les perspectives critiques qui
s’offrent selon nous à la recherche de demain.

3920
A. Badiou, Deleuze, op. cit., p. 115.

826
1) Apories critiques

a) La question de la genèse

1. Une genèse mieux connue (octobre 1896-mai 1897)


En 1945, au moment de la recension de la première monographie consacrée au poème due
à Claude Roulet, Svend Johansen proposa un bilan des connaissances et des lacunes relatives
au Coup de dés3921. Beaucoup d’incertitudes demeuraient sur ce texte pris dans un « cône
d’ombre3922 ». Le critique danois avouait qu’il était confronté à une « technique qui nous
semble nouvelle chez Mallarmé et sur laquelle nous ne possédons absolument aucun
renseignement3923 ». Il notait que la correspondance restait muette sur la genèse du texte ;
Mallarmé n’évoquait explicitement son poème pour la première fois qu’au moment de sa
parution, en mai 1897. Qu’était devenu le manuscrit aux pages quadrillées, rapidement
évoqué par Mondor dans sa biographie ? Existait-il des brouillons ? Quel rapport le Coup de
dés entretenait-il avec le projet du Livre ? Que penser des témoignages de certains disciples
(Kahn, Ghil, Valéry repris par Thibaudet), qui situaient le poème dans un cycle de textes
similaires à venir, alors que Mallarmé lui-même, au moment de sa mort, reprenait
Hérodiade ? Il est vrai que la notice de 1945 proposée par Mondor et Aubry dans leur édition
des Œuvres Complètes chez Gallimard, comme on l’a rappelé plus haut, fournissait peu
d’éléments à cette date. Face à un corpus documentaire peu abondant, l’exégèse devait alors
s’appuyer sur la préface de Cosmopolis, que Johansen estimait « très générale3924 », centrée
surtout sur la typographie ; sur Igitur ; sur certaines pages de Divagations méditant sur la
forme du livre ; et sur le sonnet A la nue…, publié en 1895, ce qui conduisait le critique
danois à dater la composition du poème de cette année-là. Il suivait en outre Wais qui estimait
qu’Igitur avait dû « ressusciter chez Mallarmé dans les années précédant le création du Coup
de dés3925 ». Quant au lien éventuel entre le Coup de dés et le Grand Œuvre, Johansen estimait
qu’il devait être particulièrement ténu, le Livre se voulant un ouvrage « volumineux3926 ».
A plus de cinquante ans d’écart, la situation est quelque peu différente. L’approche
philologique du Coup de dés a pu être nettement précisée, ce dont témoigne la publication de
la nouvelle mouture des Œuvres Complètes proposée par Bertrand Marchal en 1998 pour le
tome I, qui jetait en particulier un éclairage nouveau sur le poème de 1897. Ces lignes de
Mondor écrites en 1947 ne sont plus dès lors d’actualité : « il n’est pas facile de préciser la
date de la conception du Coup de Dés, l’allure des premiers états, sa durée de maturation.

3921
S. Johansen, « Le problème d’Un Coup de dés », art. cit., p. 282-289.
3922
Ibid., p. 289.
3923
Ibid., p. 284.
3924
Ibid., p. 285.
3925
Ibid., p. 287.
3926
Ibid., p. 287.

827
L’on sait que l’inventeur tenait particulièrement à son invention3927 ». La notice de l’édition
annotée par Marchal récapitule en effet quelques découvertes ou redécouvertes qui ont enrichi
entre temps notre connaissance du poème, tout en offrant des éléments inédits. Ajoutons que
notre propre travail, qui nous a permis de retrouver deux articles d’André Lichtenberger,
complète la perception que nous pouvons avoir aujourd’hui de la maturation de ce projet3928.
Quant à la publication en 2007 par Françoise Morel du fac-similé du manuscrit, nous allons y
revenir, elle constitue un événement de taille.
La genèse du Coup de dés s’est d’abord précisée grâce à la parution en 1983 du volume de
la correspondance pour l’année 1897, qui allait éclairer davantage « l’œuvre sans doute la plus
importante de l’année3929 ». Austin proposait ainsi un aperçu rapide de l’avancée du travail
entre janvier et mai 18973930, marquée pour ce qui est de cette période, il faut le souligner, par
de récurrentes crises d’insomnie. Dans une lettre à Elémir Bourges de mars 1897, Mallarmé
revient sur son hiver parisien et douloureux, précédé d’un mois de novembre 1896 passé en
solitaire à Valvins, faisant suite à une « très triste saison3931 » à cause, en particulier, de l’état
de santé de Madame Mallarmé :
J’ai été, il paraît, comme une bête féroce, un fauve, en cage, les premiers mois ; sans décolérer :
puis ai dépensé ma fureur et finalement on est toujours dompté. Les gens me harassent ici, rien ne
m’intéresse, alors je m’enferme et travaille, privé d’air ou de sortir, dans les pires conditions.
L’insomnie de chaque nuit se creuse d’un lendemain de fatigue, inutile ; et, c’est chaque jour, la
descente d’une marche, dans le vide et le dégoût. Surtout, l’insupportable conscience de faire
quelque chose d’absurde. Paris et votre serviteur n’ont rien à faire l’un de l’autre3932.

Une telle lettre peut donner des arguments à ceux, comme Mauron, qui associent le Coup de
dés à une seconde période de crise, rejouant celle qui avait débouché sur Igitur, même si l’on
doit s’empresser d’ajouter que la profondeur existentielle et les implications esthétiques n’ont
sans doute rien de commun. De même, l’idée d’un drame de l’intellect, dont le poème serait
la mise en scène transfigurée, sur laquelle insiste Michel Murat, pourrait trouver ici quelque
appui d’ordre biographique.
De plus, à la lecture de ces lettres de l’année 1897, il était alors possible de voir comment
Mallarmé caractérisait son œuvre en gestation : « grosse besogne3933 » en janvier; « poème de
10 pages3934 » et « travail long3935 » dont le poète dit « sortir » en février ; « une des œuvres

3927
H. Mondor, L’Heureuse Rencontre de Valéry et Mallarmé, op. cit., p. 107.
3928
Voir A. Lichtenberger, « Réminiscence », La Guerre sociale, 12 octobre 1914, et « « L’effort vers le néant »,
Victoire, 5 juin 1928.
3929
L. J. Austin, « Introduction », in Mallarmé, Correspondance, op. cit., t. IX, p. 15.
3930
Ibid., p. 15-16.
3931
Mallarmé, lettre à Mirbeau du 27 novembre 1896, Correspondance, op. cit., t. VIII, p. 310.
3932
Correspondance, op. cit., t. IX, p. 92.
3933
Ibid., p. 46.
3934
Ibid., p. 69.
3935
Ibid., p. 79.

828
les plus originales qui soient3936 » et « poème, bizarre3937 » en mars. Une remarque s’impose :
Mallarmé reste toujours très allusif, et ne donne ni titre, ni intentions, ni indications
génériques.
Cependant, cette publication de la Correspondance ne disait rien encore des rapports
entretenus par le poète avec la revue Cosmopolis ; et, comme on l’a dit plus haut, Austin
confondait Henri et André Lichtenberger. Les circonstances qui ont déclenché ce travail
restaient donc encore mystérieuses en 1983. C’est en 1994, grâce à la biographie de Charles
Gordon Millan, que ce contexte va se préciser. Le biographe signale que le poète fut contacté
par le secrétaire de Cosmopolis en octobre 18963938 ; il cite en outre une lettre de mars 1897,
dans laquelle on apprend que Lichtenberger défendit le texte à la rédaction contre les
réticences nombreuses qu’il souleva3939. Millan livre aussi une réponse de Mallarmé, traduite
en anglais, dans laquelle le poète rappelle, comme il l’écrira dans la « préface » de mai, qu’il
n’a pas « transgressé les règles3940 ». Toutes ces lettres, alors inédites, appartiennent à des
collections privées.
Quant à l’édition de la Pléiade de 1998, elle apporta des éléments supplémentaires. Son
éditeur citait d’autres lettres inédites de Lichtenberger permettant ainsi d’affiner la
chronologie3941. Marchal précisait aussi que la « Note de la rédaction », exigée par la revue,
avait été en réalité rédigée par le poète lui-même3942, ce que confirmera le volume de fac-
similés tout récemment publié par Françoise Morel : le texte manuscrit s’y trouve
reproduit3943. Marchal décrivait aussi précisément pour la première fois le manuscrit du
poème3944, qui fut exposé en 1998 au Musée d’Orsay, et dont deux doubles pages furent
reproduites dans le Catalogue de cette exposition du centenaire3945. Le nombre de lignes par
page était donné avec précision, ce qui invalidait la thèse de la contrainte du Douze soutenue
par Ronat, comme on l’a vu3946. On découvrait aussi le titre prévu initialement, que la version
de Cosmopolis allait modifier : « Jamais un Coup de dés n’abolira le Hasard3947 ». De
nouveau, l’édition Morel de 2007 allait donner un visage à cet objet, entièrement reproduit en
fac-similé.

3936
Ibid., p. 108.
3937
Ibid., p. 120.
3938
G. Millan, Mallarmé. A Throw of the Dice, op. cit., p. 308.
3939
Ibid., p. 310.
3940
Ibid., p. 311.
3941
OC, t. I, p. 1318-1319.
3942
Ibid., p. 1327.
3943
Mallarmé, Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, éd. Fr. Morel, op. cit., n. p.
3944
OC, t. I, p. 1321-1322.
3945
Mallarmé (1842-1898). Un destin d’écriture, op. cit., p. 51 et p. 132.
3946
OC, t. I, p. 1322.
3947
Ibid., p. 1323 et p. 1325.

829
L’appareil critique de Bertrand Marchal donnait également, outre les variantes de l’édition
Cosmopolis, la transcription d’un brouillon de la « préface » de 1897, avec ses deux états3948.
A la lecture de ces lignes, ce qui peut frapper un lecteur moderne qui connaît la suite de
l’histoire littéraire européenne, c’est la proximité des termes mallarméens avec la
terminologie qui sera celle, quelque dix années plus tard, d’un Marinetti : « la parole se
profère libre dans le domaine des sons et de l’intelligence, et pour ainsi dire, y suspend son
vol à l’esprit ». Mallarmé conçoit l’idée d’une parole en liberté. Mais l’analogie s’arrête là,
car le poète français évoquait une « suite d’images reliées rattachées par un fil3949 », sans se
faire le chantre d’une « imagination sans fil ». On apprend en outre que le « dispositif » du
poème, comme Valéry l’a confirmé par la suite, fut posé tel quel dès le départ : « voici un
poème conçu puis exécuté3950 selon des habitudes en vérité tout à fait différentes d’autres qui
défraient notre tradition ».
Par ailleurs, Marchal donnait des avant-textes du Coup de dés3951. On peut identifier
l’esquisse de plusieurs doubles pages : celle de l’Abîme et du navire ; celle de la sirène et de
la borne ; celle de la constellation. On relève des termes suggestifs que le poète n’a pas
retenus : destinées – qui peut rappeler Vigny – agratuité, tragique, relégué, banni. Le champ
lexical de la preuve est davantage représenté : atteste, étalant, avéré. Enfin, une « note »
inédite donnait quelques très brèves mais précieuses indications sur les rapports entre l’idée
poétique et sa traduction matérielle sur la page que l’on feuillette ; Mallarmé écrit, à propos
des caractères : « (…) ceux du texte descendent toujours et cette descente de la page – ce sens
– est conforme à l’ombre des caractères noirs sur blanc qui creusent du mystère à chaque page
s’entassant (et rejetée si lue) pour laisser éclater en hauteur le texte à la page suivante3952 ».
L’espace de la page est donc pensé comme orienté à la fois physiquement et symboliquement,
en fonction d’une sorte de loi gravitationnelle, qui est celle du sens de la lecture, et d’une loi
spirituelle, qui est celle du sens de l’existence, faite d’ombre et d’éclat.

2. L’édition Didot-Vollard (tirages entre juillet 1897 et novembre 1897)


La matériel génétique relatif aux épreuves corrigées de l’édition définitive du Coup de dés
s’est aussi largement précisé depuis la vente Berès de 1960, qui avait donné lieu à une
première investigation réalisée par Cohn. Le volume de la correspondance pour l’année 1897,
paru en 1983, permit d’abord de connaître les destinataires qui reçurent différents jeux
d’épreuve. D’autre part, le travail de recension des épreuves de l’édition Vollard effectué en
1979 par Danielle Mirham – elle avait décrit huit jeux – fut complété en 1998 par Bertrand

3948
Ibid., p. 403.
3949
Ibidem.
3950
Nous soulignons.
3951
OC, t. I, p. 404-406.
3952
Ibid., p. 407.

830
Marchal, qui révéla l’existence de neuf autres jeux, tout en proposant un essai de datation,
distinguant ainsi cinq tirages différents effectués entre juillet et novembre 18973953. L’appareil
critique mentionnait en outre la localisation de ces jeux, quand ils ne figuraient pas entre les
mains de collectionneurs, dont certains noms étaient donnés. L’édition Morel de 2007 a levé
l’anonymat, tout en donnant un aperçu complet d’un jeu, décrit comme le « premier »3954,
ainsi que la première page d’un autre jeu, plus tardif. En outre, cette édition critique de 1998
dressait un bilan des corrections effectuées par Mallarmé tirage après tirage, somme toute très
peu nombreuses concernant la lettre du texte.
Par ailleurs, concernant la mystérieuse interruption du projet Vollard, Jean-Paul Morel
donna en 1992 quelques éclaircissements. Morel, pour cet apport documentaire important,
avait mis à profit les recherches de Gordon Millan destinées à l’appareil critique du tome II
des Œuvres complètes qui aurait dû paraître chez Flammarion3955. C’est ainsi qu’il proposa
cet échange de lettres demeuré jusque-là inédit entre Vollard et Valéry, évoqué plus haut, et
datant vraisemblablement de 1900. Quant à la référence aux Souvenirs d’un marchand de
tableaux (1937), ouvrage cité pour la première fois en 1975 par Léon Cellier3956, ignoré de
Mondor, elle se trouve à nouveau exploitée dans cet article.
Celui qui est devenu entre temps le biographe de Vollard3957 tente quelque peu ici de
réhabiliter le marchand de tableaux. Il souligne que Mallarmé, tout en affirmant comme
toujours son extrême exigence dans la réalisation matérielle de l’œuvre, se trouvait engagé en
1898 avec plusieurs éditeurs : outre Vollard pour Hérodiade et le Coup de dés, le poète était
en pourparlers avec Deman pour les Poésies, et avec Fasquelle pour une autre édition des
Poésies. Morel écrit : « comme le révèle la lettre adressée par Mallarmé à Vollard le 16 mai
1898 (…) où il tente un peu gauchement de se justifier, le Poëte, comme cela s’est déjà
produit, ne s’y retrouve plus bien dans ses promesses, légèrement concurrentes…3958 ».
Isabella Checcaglini ajoute, dans son texte qui accompagne l’édition du Coup de dés
parue chez Ypsilon en 2007, que le Catalogue complet des éditions d’Ambroise Vollard de
1930 mentionne le Coup de dés, en stipulant qu’il est « en préparation »3959 ; on se rappelle
qu’en 1937, Vollard écrivait encore : « (…) le moment viendra, j’espère, où le Coup de dés

3953
Ibid., p. 1323-1324.
3954
Au vu de la datation proposée par B. Marchal, il s’avère que ce n’est pas le cas ; il s’agit d’un troisième
tirage, comme l’atteste la mention manuscrite « Faire la couverture de papier blanc comme le reste ». C’est sans
doute cette précision qui a motivé le choix de ce fac-simile. Mais on peut regretter qu’un jeu du dernier tirage, en
possession de Fr. Morel, n’ait pas été choisi…
3955
J. P. Morel, « Mallarmé-Vollard. A qui la faute ? », art. cit., p. 38.
3956
L. Cellier, « Mallarmé, Redon et "Un Coup de dés" », art. cit.
3957
Voir J. P. Morel, C’était Vollard, Fayard, 2007.
3958
J. P. Morel, « Mallarmé-Vollard. A qui la faute ? », art. cit., p. 37.
3959
I. Checcaglini, « Brève histoire de l’édition Vollard du Dé », Relativement au poème Un Coup de Dés jamais
n’abolira le Hasard, Ypsilon, 2007, n. p.

831
paraîtra3960 ». Toujours d’actualité en 1899 comme on l’a vu avec l’article de Mellerio paru
dans L’Estampe et l’Affiche du 15 avril, le projet, près d’aboutir autour de 1900, aurait donc
été repris autour des années 1930. Vollard mourut en 1939 : cette édition, comme le note
Joseph Benhamou, resta donc une édition « fantôme3961 ».

b) La question de la forme

1. Le déni de la forme

La réception du Coup de dés reste paradoxale. En matière d’exégèse, le poème de 1897 a


donné lieu à un nombre assez restreint d’études d’ensemble : six au total en plus d’un siècle,
dont deux publiées dans les années 2000. Par ailleurs, toujours sur le plan critique, le texte,
malgré l’effet des avant-gardes, a longtemps fait l’objet d’un impensé, celui de sa forme.
Reprenons le panorama sous cet angle. A sa parution en 1897, les quelques entrefilets
exhumés entérinent l’idée d’un poème sans horizon d’attente : pages « incompréhensibles »,
« essai d’un art nouveau », « genre entièrement nouveau », ou encore « forme inconnue ». A
cette époque, pour la grande majorité des lecteurs, la forme n’est pas un impensé mais un
impensable. Dans le champ littéraire lui-même, si l’on excepte le cas de Valéry, observateur
attentif comme l’on sait du « dispositif » du poème, si l’on met à part les remarques
fulgurantes d’un Gide ou d’un Claudel, les premiers commentaires du texte, bien que nés pour
la majorité dans l’entourage du Maître de la rue de Rome, nient ou dénient cette forme
nouvelle. Ghil, dans sa lettre à Brussov de 1908 résume bien cette situation : « tout le monde a
omis cela, et pour la raison qu’on ne comprit pas3962 ». Certaines de ces tendances se
perpétuent jusqu’à nous.
On rabat la forme sur le symptôme. Ainsi, pour Remy de Gourmont, qui est pourtant un
des premiers à décrire assez précisément le dispositif spatial dont il donne un extrait, le poème
est le fruit d’une « manie typographique », qui constitue à ses yeux une « maladie de
l’esprit3963 ». On rabat la forme sur le formalisme. Aux yeux d’un René Ghil, qui commente le
texte en 1923, le Coup de dés signale l’impasse d’une dérive du Verbe, purement gratuite,
technicienne et grammairienne. On rabat la spatialisation du poème sur la linéarité de la
prose : le poème est vu en tant que contenu, et cela se pratique avec d’autant plus de légitimité
apparente que le docteur Bonniot exhume en 1925 un texte fondamental éclairant la genèse de

3960
A. Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux, op. cit., p. 288.
3961
J. Benhamou, in Mallarmé, Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, éd. Fr. Morel, op. cit., n. p.
3962
Ghil, lettre à V. Brussov du 2 juin 1908, René Ghil-Valère Brussov, Correspondance, op. cit., p. 269.
3963
R. de Gourmont, « L’exégèse de Mallarmé », Promenades littéraires, Mercure de France, 1913, p. 252.

832
l’œuvre, mais qui est en prose, Igitur. Cette réduction, de loin la plus dominante, oriente la
plupart des exégèses, de Thibaudet à Lübecker, en passant par la réception philosophique du
texte. En effet, pour Sartre, Garcia Bacca, Delfel, Hyppolite, Deleuze ou Badiou, le Coup de
dés est avant tout le lieu du Concept, qu’il soit donné comme tel, construit ou déconstruit.
Chez Derrida, c’est surtout l’espace en tant qu’espacement qui se trouve considéré ; mais ce
terme renvoie chez lui bien davantage à une formule opératoire permettant de saper la
tradition métaphysique de la présence, et la conception classique du « concept », plutôt qu’à
une réalité matérielle saisie empiriquement dans le poème. Seul Jacques Rancière pose la
question de la mimesis, en de courtes pages. Quant à Robert Cohn, il analyse les
« idéogrammes » du poème en fonction de son « schéma quadripolaire », quand il ne déploie
pas en tous sens son imagination projective.
Autre cas de figure : le commentaire tient compte de la forme, tout en maintenant le déni.
On rabat l’inconnu de la forme sur le connu de la forme, souvent avec condescendance, ce qui
neutralise le pouvoir de rupture du poème : le Coup de dés renoue avec la tradition séculaire
de la poésie figurée, de Théocrite à Rabelais, en passant par Raban Maur ; ou bien il perpétue
les « fantaisies » typographiques du romantisme et du post-romantisme, de Sterne et Nodier à
Lewis Carroll. C’est la position ancienne, d’un Thibaudet, mais aussi celle, plus proche de
nous, d’un Gardner Davies. Autre possibilité, on rabat la forme sur le commentaire qu’en
donne Mallarmé dans son « Observation relative au poème » destinée aux lecteurs de l’édition
Cosmopolis. Sans vraiment questionner la métaphore musicale, le Coup de dés devient poème
symphonique, simple équivalent littéraire du wagnérisme. Dès 1899, Albert Mockel, premier
critique à reparler du Coup de dés, avant Thibaudet, consacre une quinzaine de lignes au
poème, qu’il range sous la rubrique du lyrisme musical. En 1923, Adophe Boschot, qui offre
malgré tout un commentaire assez développé du texte, très précieux compte tenu de la date,
fait du Coup de dés un « poème orchestral avec leit-motivs3964 ». Cette variation a-critique sur
la « préface » de 1897 constitue dès lors un des grands lieux communs de la réception du
texte.
Pour en finir avec ce déni de la forme, qui s’analyse beaucoup plus en terme d’épistémè
qu’en termes de cécité intellectuelle, il a fallu justement qu’un certain nombre d’obstacles
épistémologiques soient levés. D’une part, ce sont les poètes modernistes qui, les premiers,
des futuristes aux poètes concrets, vont, dans et par leur pratique, de manière plus ou moins
souterraine et intentionnelle, aider à penser cette forme inconnue. D’autre part, le linguistic
turn dans sa version post-structuraliste et déconstructiviste, joint aux postulats de la Nouvelle
Critique, va réorienter, on le sait, les grandes directions de l’exégèse.

3964
A. Boschot, « Le wagnérisme de Stéphane Mallarmé », L’Echo de Paris, 4 octobre 1923, p. 4.

833
2. L’intérêt nouveau pour la forme
L’invention de la forme du Coup de dés date de ce moment, au cours duquel, pour le dire
(trop) vite, le Texte se substitue au Discours, tandis que le savoir d’appui vient non plus de
l’histoire ou de la rhétorique, mais de la linguistique, de la psychanalyse et de la sémiotique.
On pourra alors mentionner le travail pionnier de Svend Johansen, stimulant et trop méconnu,
alors même qu’il a été traduit en français. Cet universitaire danois, lecteur tout à la fois
attentif et critique de Kurt Wais, propose en 1945 un commentaire très développé du Coup de
dés, qui se donne à lire comme un travail pré-structuraliste, réduisant le poème à des couples
de motifs oppositionnels, et cherchant à voir ce système à l’œuvre dans l’espace même de la
double page : il est le premier à penser le sens du poème dans son rapport simultané avec le
dispositif typographique. Des remarques précieuses seront faites par la suite à propos de la
dimension idéogrammatique du texte, ou sa structuration musicale, par Roulet et Cohn.
Puis intervient le groupe de la revue Change, et l’édition-interprétation du Coup de dés
donnée par Mitsou Ronat et Tibor Papp en 1980, au moment de la découverte française de la
linguistique générative. La métrique, et l’abandon du vers compté, deviennent pour la
première fois l’enjeu du texte, qui se trouve décrit comme un tombeau de l’Alexandrin.
D’autres voies se trouvent explorées dans cette époque du « tout linguistique ». Il faudrait
signaler ici, dans le contexte du post-structuralisme, et du retour à Freud, les analyses de Julia
Kristeva3965. La sémanalyste s’intéresse surtout aux « déviances » de la syntaxe, dans le cadre
d’une conceptualisation du langage poétique moderne, qui devient le lieu par excellence du
travail de la « signifiance », et du surgissement du sémiotique dans le symbolique. Quant à
Discours, Figure, texte contemporain, reprenant lui aussi le legs freudien, il offre à notre
connaissance une des rares approches à coloration phénoménologique du Coup de dés3966.
Lyotard, parti de la philosophie de la chair de Merleau-Ponty, qu’il complète par la
figurabilité freudienne, étudie les formes du chiasme entre sensible et sensé dans un poème
qui emblématise le concept de « figural ». Enfin, plus récemment, c’est à Laurent Jenny et à
Michel Murat, que l’on doit une reprise de la question de la forme dans son rapport au devenir
3965
On pourrait ajouter aussi René Lindekens, qui a proposé en son temps une description sémiotique du poème,
très technique, et selon nous assez peu productive au final, dans la mesure où le sens du poème n’est pas
interrogé simultanément (« De l’image comme texte au texte comme image : analyse de l’iconicité de Un Coup
de dés », Dans l’espace de l’image, Aux Amateurs de livre, 1986, p. 67-94 ; « Figures : Un Coup de dés,
représentation sémiotique de la syntaxe typographique », ibid., p. 95-108).
3966
Il faudrait mentionner toutefois l’usage du concept de « lieu pensant » proposé par L. Jenny, hérité des
travaux de J. Garelli, dont la pensée avait aussi stimulé en son temps la thèse, non publiée, de S. Meitinger.
Même si, par ailleurs, A. Stanguennec a tenté lui aussi une lecture en partie heideggerienne de Mallarmé
(Mallarmé et l’éthique de la poésie, op. cit.), il faut bien souligner l’extrême rareté des interprétations
phénoménologiques, ce qui ne doit pas surprendre si on rattache ce constat à la vulgate qui ferait de cette œuvre
poétique une immense variation continuée sur l’absence et la disparition, bien loin de toute phénoménalité de
« la chose même ».

834
du vers, insistant sur l’idée de transposition des données métriques, reconfigurées dans
l’espace de la double page.
Soulignons ici que le Coup de dés, à la différence des Chats ou des sonnets des Chimères,
n’a pas eu ses interprètes strictement structuralistes. La fortune critique, théorique,
philosophique du poème mallarméen, si l’on excepte le cas isolé et sans descendance de
Johansen, est pour l’essentiel post-structuraliste3967. Une telle absence en dit long justement
sur la structure même de ce poème anomal. C’est l’ouverture ou l’éclatement de la structure
que le Coup de dés a permis de penser, chez Sollers, Kristeva, ou Derrida.

3. Questions de composition
Autre point débattu, sans l’être de manière très répandue cependant, l’organisation du
poème. Cet aspect se trouve au carrefour entre forme et contenu. La « préface » de
Cosmopolis distinguait trois groupes de motifs typographiquement distincts : un motif
« prépondérant », un motif « secondaire », et des motifs « adjacents3968 ». Mais cette
indication, tout en étant décisive, reste descriptive et partielle. Ainsi, Roulet a cru discerner
dans le poème une structure tripartite calquée sur le modèle de l’ode3969 pindarique,
correspondant à la succession de trois grands règnes3970 ; Cohn, quant à lui, met en avant une
structure quaternaire à partir de la segmentation de la phrase-titre en quatre éléments,
rattachés à un cycle saisonnier.
Plutôt que de chercher de grands massifs symboliques, la structure doit pouvoir être
dégagée à partir de considérations syntaxiques. Ainsi, Roulet a pu noter la présence de
majuscules, qui ouvrent 3 séquences autonomes (« Une insinuation… » / « La lucide… » /
« Choit la plume… »), que Davies appellera « parenthèses » : la suspension de la « plume » ;
« l’incident de la sirène », étudié par Lübecker ; et la « chute » de la plume confondue
avec l’écume. Marchal rejoint le critique australien, tout en précisant les choses, quand il
analyse ces trois séquences parenthétiques comme des modulations sur l’hésitation du
Maître : « un développement en trois temps suspend, à la faveur d’une parenthèse, le fil
logique de la phrase pour illustrer le dilemme du Maître3971 ». Quant à Murat, il dénombre
dans le poème « deux périodes », « la première constituant le développement de la fiction et la
seconde son épilogue (à partir de "RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU")3972 ».

3967
La lecture quelque peu oulipienne de Ronat, visant une « forme fixe » sous-jacente, comporte cependant une
coloration structuraliste.
3968
OC, t. I, p. 391. Nous renvoyons à notre annexe 6 pour la présentation précise de ces différents niveaux
typographiques, que l’on peut nommer plans ou séries.
3969
On sait que la notion d’ode appartient au vocabulaire et aux préoccupations de Mallarmé, sans que le terme
soit véritablement explicité. Affecté d’une majuscule, il a pu être associé à certains projets de l’Œuvre.
3970
Le règne de Dieu (les cinq premières doubles pages) ; le règne du Nombre (la quatre suivantes ; le règne du
Hasard (le deux dernières).
3971
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 279.
3972
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 145.

835
4. Questions d’iconicité
Dans son ouvrage fameux de 1970 préfacé par Queneau, consacré aux explorations
visuelles de l’écriture, La Lettre et l’image, Massin évoque le Coup de dés dans un chapitre
intitulé « Vers figurés et calligrammes3973 ». De même Jérôme Peignot, estime, tout en
précisant que « Mallarmé n’a jamais composé de calligrammes », qu’il est parvenu dans le
Coup de dés à « élaborer le calligramme de l’univers3974 » ; le typoète ajoute : il donne le
« spectacle de la création du langage », donc « c’est bien d’un calligramme (le latin se sert du
même mot pour désigner la forme et la beauté) qu’il s’agit » ; il y a bien figuration « même si
elle n’apparaît pas d’une façon bien distincte3975 ». Ces remarques isolées, peu étayées, sont
révélatrices. Elles montrent la difficulté qu’il y a à caractériser la dimension visible du poème,
ainsi que la tentation, souvent rencontrée, de rapprocher le Coup de dés du calligramme.
Un premier conflit interprétatif se fait jour : le poème est-il finalement abstrait ou
figuratif ? Peut-on user de la formule de Peignot, employée à propos des vers mêlés de La
Fontaine : « calligramme abstrait3976 » ? Toute une lignée de commentateurs, depuis
Thibaudet, a majoritairement parlé plus volontiers d’idéogramme3977 ; Valéry parla quant à lui
de « spectacle idéographique », et d’« imagerie abstraite3978 ». Genette, dans ses
Mimologiques, note sans doute trop hâtivement que le Coup de dés, avec sa « poétique
"spatiale" », « ne s’appuie sur aucun mimologisme graphique3979 ». Il semble nécessaire
effectivement de distinguer calligrammes apollinariens et « estampes » mallarméennes, sans
toutefois évacuer la question du mimologisme. Le Coup de dés présente une imitation
schématique, et non thématique, qui offre à l’œil indissolublement voyant-lisant, moins des
formes que des forces, moins des objets que des trajets : plusieurs commentateurs du poème
ont souligné cet aspect3980.
Cette question en amène une seconde, formulée par exemple par Muriel Détrie : « n’est-il
pas curieux de créditer Mallarmé d’une intention mimétique ?3981 ». Le poème de 1897 visait-

3973
Massin, La Lettre et l’image. La figuration dans l’alphabet latin du huitième siècle à nos jours. Préface de R.
Queneau, Gallimard, 1970, p. 155-244.
3974
J. Peignot, Du Calligramme, op. cit., p. 35.
3975
Ibid., p. 219.
3976
Ibid., p. 212.
3977
Plus récemment, Jean-Luc Steinmetz a avancé le terme de « spiritogramme » (« Vers le spiritogramme »,
Stéphane Mallarmé, Actes du colloque de la Sorbonne du 21 novembre, éd. André Guyaux, Presses de
l'Université de Paris-Sorbonne, 1998, p. 181-190). En ce qui nous concerne, notre DEA avait tenté de convoquer
la triade de Peirce, et plus particulièrement l’un des deux types d’icône, non pas l’image, mimesis d’objet, mais
le diagramme, mimesis de relations (Th. Roger, Le Poème pour l’œil, op. cit., p. 104-105).
3978
Valéry, Œuvres, t. I, op. cit., p. 627.
3979
G. Genette, Mimologiques (1976), Edition du Seuil, coll. « Points », 1999, p. 317.
3980
Nous pensons en particulier aux remarques de Lyotard, Rancière, Jenny, Lübecker, et Murat.
3981
M. Détrie, « Un Coup de Dés a-t-il été imité ? », art. cit., p. 29.

836
il la création d’une seconde esthétique ? Une telle interrogation ne se pose que si l’on conçoit,
de manière trop étroite, cette poésie comme le résultat d’une esthétique de l’idéalisation du
monde, reposant sur l’abstraction. Ce serait omettre deux éléments majeurs : la gestualité et la
théâtralité de l’Idée, dans son rapport à la chorégraphie, d’une part ; la volonté d’établir une
preuve par une confrontation, dans son rapport à la loi de la Rime, déployée en véritable « loi
symbolique du monde3982 », d’autre part. Dans ces conditions, le Coup de dés ne fait que
mettre en forme concrètement nombre de propos exposés théoriquement dans Divagations.

-Les leçons de la mise en page : comment lire ?

La variation typographique et « l’espacement » des unités verbales modifient


considérablement la lecture courante, « le va-et-vient successif incessant du regard, une ligne
finie, à la suivante, pour recommencer3983 ». Ceci a plusieurs conséquences, sur le plan
syntaxique, comme sur le traitement réservé au texte, à savoir sa possible mise en voix.
Comme nous l’avons vu, les avis divergent là encore. Pour certains, comme Mauclair dans sa
lettre à Mallarmé de 1897, Gide dans son Billet à Angèle de 1921, ou encore Richard dans son
Univers imaginaire de Mallarmé, le visible du dispositif typographique assure
l’intelligibilité ; il constitue la condition de lisibilité du poème spatialisé. D’où l’idée
valéryenne d’un poème-phrase dépliant la notion même de phrase. Le Coup de dés, exhumant
sa structure, mettant à nue ses articulations, ses incidentes, et ses emboîtements, devient dès
lors l’un des textes les plus limpides du Mallarmé de la maturité. Inutile d’ajouter que ce point
de vue resta assez marginal. Par ailleurs, la syntaxe du Coup de dés a pu être décrite de
manière radicalement opposée. D’un côté, Kristeva décèle une organisation phrastique
toujours en excès ou en défaut, fondamentalement transgressive et indéterminée, conduisant à
l’idée de syntaxe ouverte. De l’autre, des commentateurs soucieux de rigueur philologique
comme Davies ou Marchal, fidèles au principe mallarméen faisant de la syntaxe le
« pivot3984 » de l’intelligibilité, affrontent la lettre du texte, et livrent tous deux, avec quelques
désaccords, une « syntaxe du Coup de dés », qui n’a plus rien de mobile ou de volontairement
indécidable3985. Cependant, l’auteur de La Religion de Mallarmé est le premier à noter la
double construction du « SOIT que », conférant au texte un mode de construction, et de
lecture, multidimensionnels, guidé par une double logique, à la fois typographique et
grammaticale. L’autre point du texte fonctionnant de la même manière – le double statut du
complément « HASARD » – avait déjà été quant à lui souligné. Il résulte de cela que le

3982
B. Marchal, OC, t. I, p. 1377.
3983
« Le livre, instrument spirituel », OC, t. II, p. 226.
3984
« Le Mystère dans les Lettres », ibid., p. 232.
3985
Voir G. Davies, Vers une explication rationnelle du « coup de dés », op. cit., p. 179-186 ; et B. Marchal,
Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 289-293. Resterait la question du nombre de « phrases » ; tout dépendra alors de
la définition adoptée pour le concept de phrase, hautement problématique de point de vue du linguiste.

837
poème offre une syntaxe subdivisée, étagée, « graduée3986 », déployée dans une œuvre
architectonique et constructive, beaucoup plus cézannienne que marinettienne. Mais ce n’est
pas comme cela que l’avant-garde l’aura perçu majoritairement, ainsi qu’en témoigne la
lecture de l’auteur de La Révolution du langage poétique. De Tzara aux frères Campos, en
passant par Tel quel, on fera du poème un grand mobile, un objet voué à des lectures
combinatoires, dont la composition ne serait pas hiérarchique, mais anarchique : poème
pulvérisé, texte-attentat, bombe typographique, opera aperta. Virginia La Charité3987,
radicalisant cette position, voudra lire le Coup de dés dans tous les sens, à la manière des Cent
mille milliards de poèmes de Queneau, ce qui manque de pertinence, comme le souligne
Murat3988.
En outre, cette étude de réception a bien montré qu’une des trois grandes « batailles du
Coup de dés » s’est tenue sur le terrain de l’oralisation. La partition typographique
commande-t-elle une lecture purement mentale ou bien orale et extériorisée ? En réalité, le
seuil auctorial que constitue la « préface » de Cosmopolis a pu être sollicité par les tenants des
deux bords. La position de Bonniot-Valéry s’est maintenue jusqu’à nous chez Laurent
Jenny3989, tandis que Michel Murat, après Royère ou Divoire, défendrait assez volontiers, sur
le principe – nous avons vu en quoi, dans les faits, il y avait sans doute une certaine infidélité
au poème – le projet d’« Art et Action », en se référant à cette « épreuve orale3990 » du Vers,
visée par Mallarmé dans un texte posthume et fragmentaire datant sans doute de 18953991. De
fait, il existe bel et bien sous la plume de l’auteur du Démon de l’analogie des allusions à des
mises en scène de la parole poétique, à commencer par le poème en prose intitulé « La
déclaration foraine », jusqu’au projet des séances ou Lectures du Livre. Il est indéniable en
outre que toute oralisation pertinente devrait être commandée par la prise en compte de la
variation typographique, et donnerait à entendre un équivalent sonore du texte stratifié et
modulé. Il n’y aurait donc pas vraiment à ce niveau concurrence entre les deux modes
d’appropriation du texte, mais prolongement de la vision-intellection par l’audition. Mais,
comme l’a affirmé Valéry, il manquerait quelque chose, à savoir la dimension proprement
plastique et tabulaire, simultanéiste et idéogrammatique : cette « figure d’une pensée » dont a
parlé celui qui entendit le Maître lire justement, sans effets, son texte. Nous ajouterions pour
notre compte, même si Mallarmé semblait attendre de la profération poétique un « écho

3986
On sait que « Le livre, instrument spirituel » décrit ce qui sera réalisé dans le Coup de dés : « un jet de
grandeur, de pensée ou d’émoi, considérable, phrase poursuivie, en gros caractère, une ligne par page à
emplacement gradué », OC, t. II, p. 227.
3987
V. La Charité, The Dynamics of Space, op. cit.
3988
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 94-95.
3989
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 66-67.
3990
« [Sur le vers] », OC, t. II, p. 474.
3991
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 159.

838
plausible » rencontré « haut et dans la foule3992 », que c’est toute la logique de la preuve, liée
aux « estampes », qui se verrait également sacrifiée. Ajoutons ce témoignage de Mondor, qui
justifie la lecture à voix haute de manière circonstancielle :
D’après Valéry, Mallarmé « ne lisait jamais ses vers devant témoins ». S’il lut à son jeune ami le
Coup de Dés, ce fut dans l’intimité du tête à tête, parce que « l’extraordinaire nouveauté de cet
ouvrage lui avait paru, sans doute, justifier une expérience directe de son effet ». L’effet ne devait
pas être seulement pour l’oreille, mais pour les yeux3993.
Le « pour qui veut lire à haute voix » de Cosmopolis semblerait ainsi plutôt une concession faite à
un usage social du poème – la récitation mondaine, la déclamation, la lecture publique – seulement
renouvelé par le poème-partition. La nouveauté serait alors de l’orchestrer en silence, pour un
espace mental, ou bien de le lire et de le contempler comme un espace plastique. On pourrait
ajouter enfin, sans vouloir clore aucunement cette question, que la bivalence syntaxique
s’accommode mal de l’oralisation successive, et que l’intelligibilité du poème passe par sa
lecture : écouter le Coup de dés reviendrait sans doute à faire l’expérience du naufrage du sens.

C. La question du contenu

1) Du « hasard » à la « constellation » : continuité ou antagonisme ?

De quoi parle le Coup de dés ? L’histoire de la réception du texte, faite de déplacements


diachroniques d’horizons, ou de conflits synchroniques d’horizons, amène à présenter toute
une gamme de réponses. Pour résumer, le champ interprétatif peut se découper en fonction
d’un critère discriminant majeur : l’articulation entre le motif inaugural du « coup de dés » –
l’acte dont le contenu reste obscur, et le degré de réalité incertain – et le motif final de la
« constellation » – l’autre événement, dont la précarité n’est pas moins vive, et le contenu
symbolique pas moins ouvert. Toute la difficulté vient à nos yeux d’un brouillage proprement
mallarméen de la topique traditionnelle du ciel étoilé, qui se trouve associé d’abord, comme
chez Nietzsche, au hasard, à un roulement de dés sur une table céleste. Par ailleurs, la prise en
compte, ou la non-prise en compte de l’exception stellaire, comme nous l’avons souvent
remarqué, sert aussi de criterium déterminant pour faire le départ entre lectures plutôt
idéalistes, et lectures plutôt matérialistes ; mais cette bipartition reste assez schématique, et
mérite d’être affinée. Quant à la référence à la constellation elle-même, elle peut être très
différemment exploitée selon que l’on segmente le texte ou non. Certains commentateurs, tel
Milner3994, s’arrêtent à « froide d’oubli et de désuétude », oubliant justement la suite du texte ;
d’autres, assez nombreux, de Blanchot à Benoit, occultent l’idée d’« arrêt » et de « sacre ».
A un premier niveau de synthèse, on peut dire que le poème a pu être compris tour à tour,
comme une méditation sur la précarité de la création poétique (la constellation symbolise le
Coup de dés lui-même, ou bien le rêve de l’œuvre totale et nécessaire) ; comme une

3992
« [Sur le vers] », OC, t. II, p. 474.
3993
H. Mondor, L’Heureuse Rencontre de Valéry et Mallarmé, op. cit., p. 112.
3994
J. Cl. Milner, Mallarmé au tombeau, op. cit., p. 179.

839
méditation sur les limites de l’esprit humain, et le caractère relatif de la connaissance (la
constellation symbolise alors la mise en ordre du cosmos par le regard de la science) ; comme
une méditation sur les structures de la langue (la constellation symbolise ici le système
linguistique) ; ou enfin comme une méditation sur l’événement (la constellation symbolise
alors la structure ou la nature de l’événement). Mais le Coup de dés peut être aussi abordé
comme un drame ou un récit mettant en scène une cosmogonie, voire une théogonie ; une
réécriture plus ou moins ironique d’Hamlet, le « drame de l’Homme et de l’Idée3995 », ou le
drame de l’intellect.
Afin de compléter cet aperçu récapitulatif, il convient d’évoquer les appareils conceptuels
plus ou moins implicites à l’œuvre dans les différentes exégèses ou transpositions présentées
plus haut, à savoir le sol épistémologique qui les rend possibles. Au plan archéologique en
effet, il nous semble possible de distinguer trois grandes configurations de pensée, en fonction
du statut et du poids conférés au hasard. Dans une perspective à dominante platonicienne, le
poème relève d’une ontologie dualiste, opposant la mer-hasard au ciel-nécessité. L’ordre
humain, conformément à l’énoncé de la phrase-titre, conçu comme une loi d’airain écrasante,
se trouve soumis à l’empire de la contingence ; l’espoir d’un ordre nécessaire, situé en aplomb
de l’homme, se trouve dans l’apparition incertaine de la constellation septentrionale, qui fait
suite au naufrage humain. Ce fut la lecture de Thibaudet, qui eut de nombreux échos, et donna
lieu à des variations. Elle connut en particulier une modulation fondée sur l’opposition
pessimisme / optimisme, en fonction de l’importance et de l’attention données à la
constellation. Deleuze, dans son Nietzsche et la philosophie de 1962, y souscrit encore.
Ensuite, dans une perspective à dominante hégélienne, le Coup de dés, essentiellement
dramatique et sacrificiel, déroule les aventures de la dialectique, et l’odyssée de la conscience.
Mallarmé ajouterait une nouvelle fois, après le sonnet en –yx ou le sonnet du « cygne », une
métamorphose au corpus ovidien. Dès lors, la constellation consacrerait l’apothéose de la
Notion pure (Davies), ou le surgissement d’un « événement de vérité » (Badiou)3996. Pour
d’autres commentateurs « hégéliens », le poème trouve son optimisme dans une sorte de foi
dans le Devenir. Austin estime certes que « le coup suprême dépasse les possibilités d’un seul
individu3997 » ; mais il ajoute aussitôt, en brandissant non pas tant la loi des grands nombres,
que la loi des grands hommes :
Il faut comprendre qu’un seul coup de dés n’abolira jamais le hasard ; mais que toutes les pensées
des hommes sont autant de tentatives qui acheminent l’Idée de l’Univers vers le « point dernier qui

3995
Mallarmé, lettre à Barrès du 10 septembre 1885, OC, t. I, p. 786.
3996
Comme nous l’avons dit, ce dernier se réfère plutôt à Platon, mais sa lecture suit de près celle du critique
australien ; la coloration philosophique de son commentaire reste à nos yeux d’obédience idéaliste quoi qu’il en
soit.
3997
L. J. Austin, « Mallarmé et son critique allemand », art. cit., p. 191.

840
le sacre ». Pour que ce sacre ait un sens, l’Univers a besoin de l’esprit humain et de ses
pensées3998.

De même, Chisholm considère que la constellation en mouvement déroule symboliquement la


« somme progressive de la solide créativité humaine3999 ». Le « compte total en formation »,
c’est l’Histoire elle-même qui l’accomplit, conformément à l’axiome téléologique
mallarméen : « le monde est fait pour aboutir à un livre » ; conformément encore à l’idée
d’une Livre total mais collectif, réalisé par le devenir historique : « bible comme la simulent
des nations4000 ».
Enfin, une perspective à dominante nietzschéenne, qui aurait des ramifications ou des
variantes bergsoniennes, dadaïstes-surréalistes, ludiques, probabilistes, relativistes, voire
quantiques, non seulement renverse la « doxa négative » qui ferait du poème un aveu d’échec,
mais voit dans le Coup de dés la célébration de la puissance créatrice du hasard. Le paradigme
physique de la thermodynamique avancé par Hyppolite, repris par Benoit ; la conjonction du
vitalisme bergsonien et de l’indéterminisme scientifique chez Garcia Bacca ; l’orientation
fondamentalement anti-hégélienne d’un Cohn, d’un Blanchot, d’un Derrida ou d’un Lyotard ;
le nietzschéisme affiché de Tel Quel, ou de Deleuze relisant Mallarmé autrement à partir de
Différence et répétition, conduisent le poème vers des horizons herméneutiques et des usages
spéculatifs ou poétiques a priori très éloignés du bassin « symboliste » originaire. Quant aux
analyses de Marchal, nous avons essayé de montrer qu’elles s’enracinaient dans le moment
structuraliste, tout en le débordant par l’enquête philologique : le modèle mallarméen de la
fiction qu’il met en avant, rattaché à une anthropologie linguistique, inscrit Mallarmé entre
Humboldt et Cassirer ; tandis que sa lecture spécifique du Coup de dés tire le poète vers la
critique nietzschéenne du sujet cartésien. Les frères Campos, Boulez, Paz liront quant à eux le
poème à l’aune du modèle de l’opera aperta décrit par Eco.
Ainsi, inévitablement, l’histoire de la réception du Coup de dés doit être raccordée à
l’histoire intellectuelle française. Ces changements de paradigmes suivent le passage de la
primauté des « trois H » (Hegel, Husserl, Heidegger) à celle des trois grands « maîtres du
soupçon » (Nietzsche, Marx et Freud). Cette tripartition platonicien / hégélien / nietzschéen,
commode, mais sans doute simplificatrice, nous permet de donner une Stimmung épistémique
dominante à l’ensemble des discours parcourus. Le poème aura été finalement envisagé de
trois manières : comme un chaos ; comme un cosmos ; et comme un chaosmos. Il aura dit la
séparation entre deux ordres ; le rêve ou la réalisation d’une synthèse totalisante ; le jeu du
monde, celui de la pensée, ou encore celui de la littérature.

3998
Ibidem.
3999
A. R. Chisholm, Mallarmé’s Grand Œuvre, Manchester, Manchester University Press, 1962, p. 97. Nous
traduisons.
4000
« Crise de vers », OC, t. II, p. 212.

841
L’ordre triadique donné ici présente, pour l’essentiel, une orientation diachronique. Mais
il faut mentionner aussi l’existence évidente de conflits synchroniques, de permanences, et de
réactions : l’armature philosophique de Cohn s’oppose à celle de Davies4001 ; Benoit perpétue
« l’anti-synthèse » du critique américain ; et Badiou entend restituer le platonisme. Ajoutons
deux remarques. Notre travail, pour être plus précis, aurait pu davantage tenir compte encore
que nous n’avons pu le faire ici, faute d’espace, de temps, et de compétences, des effets de
réception internes au champ philosophique lui-même : la réception de Mallarmé croise la
réception de Platon, de Hegel et de Nietzsche. Par ailleurs, et symétriquement, les différentes
lectures du Coup de dés se sont vues régulièrement reconfigurées, ré-éclairées, à cause d’un
fait décisif concernant l’œuvre de Mallarmé : son caractère incomplet et instable lié aux
différentes révélations posthumes. La réception du Coup de dés croise alors la réception
d’Igitur, des « notes en vue du Livre », ou des brouillons du Tombeau d’Anatole. On ne
soulignera jamais assez combien la publication de Schérer en 1957 a pu à la fois redonner une
actualité au Coup de dés, l’éclipser, et réorienter sa lecture du côté des poétiques de l’opera
aperta, comme de « l’art informel », chez les poètes concrets brésiliens, chez Octavio Paz,
chez Boulez, ou même chez Massin.

2. Les « personnages » : polarisation ou « état fluide4002 » ?

Wais est le premier à avoir tenté une lecture précise du poème tenant compte des
« instances » majeures qui y figurent. Johansen en 1945, avec des nuances, puis Lehnen en
2006, ont prolongé explicitement cette voie interprétative, restée somme toute très marginale,
en partie à cause de l’absence de traductions ; Lübecker, de manière implicite quant à lui, et
plus syncrétique, n’a fait que perpétuer cette lignée. Comme nous l’avons déjà dit, il s’agit
pour ces commentateurs d’identifier avec netteté ce que nous nommons de manière neutre,
puisqu’il y a justement conflit herméneutique en la matière, les « instances » du poème, qui
deviennent alors des personnages symboliques attachés à une polarité précise, dans le cadre
d’un texte forcément et corollairement dramatique, et dramatisé. A l’inverse, chez Mauron,
Cohn4003, Davies, Marchal, ou Benoit, ces instances acquièrent un caractère plus « fluide » :
l’identité devient hybride, flottante, androgyne, soumise à métamorphoses, à l’instar de ce qui
apparaît-disparaît dans l’univers de Redon. Qu’en est-il des rapports entre le « Maître »,
« l’aïeul », « le démon », la « mer », « l’ombre puérile », le « prince amer de l’écueil », et la
« stature mignonne ténébreuse en sa torsion de sirène » ? Pour répondre à cette question, un

4001
Il ne s’agit pas d’une opposition polémique, comme nous l’avons vu, mais d’une divergence de fait,
décelable a posteriori chez deux auteurs qui ont travaillé séparément, et ont proposé en même temps une analyse
du poème.
4002
J. Schérer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 138.
4003
Le critique américain parle ainsi de « poète-sirène » (R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de
dés », op. cit., p. 465).

842
détour par l’intratextualité mallarméenne, convoquant des poèmes qui appartiennent au même
complexe – Salut et A la nue… pour le versant maritime, Igitur et le sonnet en –yx pour le
versant nocturne – sera nécessaire.
La voie Wais-Johansen-Lehnen fait du Maître un « fils » révolté, né de « l’aïeul » et de la
mer », qui refuse d’accomplir, au prix de sa vie, l’acte légué consistant à nier le hasard. La
« sirène », symbole de la materia féminine éprise de spiritualité absolue, se venge en noyant
le Maître inactif ; un tel sacrifice libère sa pensée humaine, qui existe sur un mode sublime, à
travers une constellation. Chez Johansen, qui semble s’écarter de Wais, le poème affirme un
idéalisme dualiste, et l’Absolu – « coup de dés pur » opposé à un « coup de dés pratique »4004
– transcende l’humain ; à l’inverse, pour les deux autres critiques, Mallarmé, après la crise
d’Igitur, reconduite finalement dans le drame du Coup de dés, se serait plutôt converti à une
pensée « humaniste4005 », terrestre et vitaliste. Si l’on suit Lehnen, la constellation serait donc
l’image de ce moyen terme qui existe entre la Matière sans Esprit, et l’Esprit Absolu
désincarné. Ce que le Maître refuse, c’est à la fois « l’absolu anti-humain et la soif de
rédemption de la matière (symbolisée par le principe féminin et analogue au "refus du
féminin", qu’on aime surtout attribuer au poète de L’Etoile de l’Alliance)4006 ».
Pour étayer cette lecture, ces commentateurs s’appuient sur le sonnet A la nue…. Il a fallu
attendre 1938 pour que ce texte hermétique soit rapproché du Coup de dés : c’est Wais, « le
premier4007 », qui a fait dialoguer ces deux textes, suivi ensuite par Roulet dans le domaine
français. On y voit « une des épaves du poème principal4008 », offrant le même matériel
symbolique que le Coup de dés, mais orchestré de manière opposée. Lehnen résume ainsi
l’analyse de Wais4009 :
C’est la sirène, force de l’abîme, qui a noyé le maître (seule explication du cheveu blanc) qui est,
lui, le « flanc enfant d’une sirène », selon l’indication généalogique du Coup de dés (« enfant » lu
comme substantif attribut et non comme épithète). L’humanité authentique et tragique se
constituerait donc selon Mallarmé dans cette double opposition à la fois aux forces de l’abîme et à
la « perdition haute », fatalement alliées, comme dans les « fiançailles » des ancêtres et les
affinités secrètes entre Hérodiade et saint Jean4010.

Dans cette perspective, la sirène constitue bien un « principe hostile4011 » à la poésie


mallarméenne4012, qu’il faudrait poser face à l’autre polarité, spirituelle et bénéfique, celle

4004
S. Johansen, « Analyse d’Un Coup de dés », Le Symbolisme, op. cit., p. 332.
4005
L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George, op. cit., p. 164.
4006
Ibidem.
4007
S. Johansen, « Analyse d’Un Coup de dés », Le Symbolisme, op. cit., p. 325.
4008
Ibid., p. 327.
4009
La même idée se trouvait chez Johansen : L’abîme a « noyé l’homme, enfant d’une sirène » ; « flanc » doit
s’entendre « comme pars pro toto pour l’homme » ; l’abîme est « furieux que la "perdition haute" ne se soit pas
accomplie – la même chose qu’aurait dû accomplir le coup de dés », ibid., p. 328.
4010
L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George, op. cit., p. 163-164.
4011
Ibid., p. 162.
4012
La « nixe » du sonnet en –yx se verra analysée dans les mêmes termes : le conflit licorne / nixe symboliserait
ici l’antagonisme entre la pureté et l’impureté, l’esprit et la matière (ibid., p. 159-161).

843
représentée par Orphée, et les Muses4013. D’où le thème a priori paradoxal de la noyade des
sirènes dans Salut ; pour Lehnen, c’est toute la « réussite de la navigation poétique4014 » qui
en dépend.
Ces commentateurs ont peut-être tendance à escamoter la figure de « l’ombre puérile », ce
« quelqu’un ambigu » qui semble être le destinataire du « legs » opéré par le Maître « en
disparition ». Ils confondent alors dans une seule et unique figure et le « Maître », et
« l’ombre puérile », et « le prince amer de l’écueil » ; quant à « la stature mignonne
ténébreuse debout en sa torsion de sirène » qui reçoit la plume-écume, elle se voit réduite à
« la sirène ». Il semble donc difficile de lire le poème en envisageant l’engloutissement du
Maître au moment de l’acte de la créature marine puisque le texte semble évoquer sa
disparition bien avant, avec une vague qui libère son « ombre », et qu’il introduit aussi
d’autres figures, qui semblent constituer comme des avatars du Maître, tout en métaphorisant
la suspension de l’acte, liée à l’hésitation, idée ici absente. Autrement dit, une question se
pose : la sirène constitue-t-elle un double féminin du Maître, ou, au contraire, comme le
soutient ici le critique allemand, une polarité symbolique opposée ? De fait, c’est la référence
à la relecture mallarméenne du couple Hamlet-Ophélie, convoquée ou non, qui permet de
choisir l’une des deux branches de cette alternative. Ce sera la voie suivie par Davies4015,
Marchal et Benoit, qui insistent au contraire sur la féminisation de l’Idée chez Mallarmé,
comme sur l’érotisation de son esthétique, inséparable alors d’une identification de la sirène
aquatique insaisissable, et de l’Idée poétique aux lignes sinueuses, comme l’indique ce
passage de Planches et Feuillets, datant de 1893 : « telle portion incline dans un rythme ou
mouvement de pensée, à quoi s’oppose tel contradictoire dessin : l’un et l’autre, pour aboutir
et cessant, où interviendrait plus qu’à demi comme sirènes confondues par la croupe avec le
feuillage et les rinceaux d’une arabesque, la figure, que demeure l’idée4016 ». Cette sirène
enfantine, et non mère d’un enfant comme chez Wais, se trouve alors associée au processus
d’idéalisation, tout en étant dépositaire d’un rêve de virginité4017.

3. La « fiction » : « drame » ou « tautologie » ; luciférien ou hamlétien ?

4013
L. Lehnen, s’inspirant d’un dictionnaire des symboles, réinscrit la pensée mallarméenne dans cette tradition
qui fait des sirènes des rivales des Muses, coiffées, après leur victoire sur les femmes-oiseaux, d’une plume, et
d’Orphée, celui qui aurait prophétisé leur défaite et leur mort devant un navigateur résistant à leurs séductions
chantées (ibid., p. 162).
4014
Ibidem.
4015
En dehors sa monographie de 1953 déjà évoquée, Davies reprendra ses vues dans Mallarmé et la « couche
suffisante d’intelligibilité », José Corti, 1988 ; le critique australien voit dans les sirènes de Salut « l’apparition
fugitive de l’Idée » (p. 13).
4016
OC, t. II, p. 195.
4017
Davies note que son intervention permet d’atteindre un « degré de pureté impersonnelle compatible avec
l’accomplissement de l’acte » (Mallarmé et la « couche suffisante d’intelligibilité », op. cit., p. 382) ; Marchal
quant à lui parlera de « "l’ombre puérile" aux traits de sirène qui fascinera le Maître du Coup de dés », lue
comme « image d’une virginité idéale », et rapprochée de « l’Ophélie jamais noyée » de l’Hamlet mallarméen
(Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 184).

844
Un des enjeux herméneutiques majeurs tient en effet dans la manière de considérer la
« fiction », au sens étroit du terme. C’est toute la question de l’acte, et de l’événement qui en
découle. Deux voies critiques s’opposent. D’un côté, avec Johansen, Dragonetti4018, puis
Marchal, on insiste sur la virtualité totale des acteurs et des actions4019. Le texte décline les
différents modes de « l’hypothèse », conformément à la déclaration de la « préface » de
Cosmopolis : « on évite le récit ». Dès lors, l’existence humaine, raturée, par le Hasard, ne
peut que contempler au loin une figure de l’Absolu (Johansen), ou se replier sur son aire
fictionnelle propre, dont la constellation verbale serait l’image (Marchal).
D’un autre côté, avec Wais et Lübecker, Davies et Badiou, Murat encore, le poème est
perçu comme un drame, avec somme toute quelques différences notables. Certains
considèrent que la « sirène » se venge en sacrifiant le « Maître » révolté contre la soif d’un
Absolu désincarné ; d’autres suivent un mouvement dialectique d’idéalisation qui débouche
sur la parousie de la « Notion pure », ou l’événement de la vérité, dans sa multiplicité
imprésentable et excessive.
Ce conflit d’interprétation en cache un autre : le poème est-il de coloration prométhéenne,
et luciférienne, ou bien hamlétienne ? S’appuyant en particulier sur le motif de la plume
angélique, et la référence intertextuelle à Hugo, Wais, Orliac et Richard soulignent volontiers
la dimension hybristique et démiurgique de l’acte visé par le Maître, le bras brandi « comme
on menace un destin et les vents ». A l’inverse, depuis Thibaudet, Davies et Marchal, malgré
leurs divergences, insistent sur la présence spectrale d’Hamlet dans le Coup de dés, qui hante
littéralement le poème, et introduit le grand motif double de l’hésitation, et de l’ironie.
Ajoutons sur ce point un élément qui n’a pas été beaucoup souligné jusqu’ici, et qui
mériterait une analyse approfondie : il y a indéniablement dans le Coup de dés une
forme de dramatisation proprement typographique, couplée à ce que l’on pourrait
appeler l’aventure de la phrase. La variation des corps, des faces et des graisses donne à
la configuration du texte une expressivité faite de contrastes, comme l’a souligné Anne-
Marie Christin4020, tandis que le suspens syntaxique, le jeu des incidentes et des
appositions, « l’espacement » des unités, le déploiement de la phrase-tire en 4 segments,
qui sont comme 4 actes, instaurent, ainsi que l’écrivait Mallarmé dans « l’Observation »
de Cosmopolis, un mouvement de « retraits, prolongements, fuites4021 ». Il y a ainsi
comme un décalage entre la virtualité spectrale des acteurs et des actes, et la réalité

4018
« Tout restera dans le suspens de la vibration, dans la virtualité », R. Dragonetti, « Métaphysique et poétique
(Hérodiade, Igitur, Le Coup de dés » (1979), Etudes sur Mallarmé, Ga nd, Romanica Gandensia, 1992, p. 151.
4019
On trouvera un écho récent de cette lecture, qui convoque en outre les catégories de la linguistique de
Guillaume, et le concept deleuzien de virtuel, chez L. Bougault, « Du virtuel dans un Coup de dés de Stéphane
Mallarmé », Revue Romane, XXXII, 1, 1997, p. 87-111.
4020
A. M. Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, 1995, p. 118.
4021
OC, t. I, p. 391.

845
matérielle de la typographie, qui libère toute une événementialité optique, plastiquement
ténébriste ou luministe. C’est bien cette première tentative de dramatisation
typographique, décrite en partie par Serge Meitinger4022, qui séduira les futuristes.

d. La question du statut

Nous souhaitons récapituler ici les analyses du poème qui ont tenté de le rapprocher
d’autres textes mallarméens, de manière à l’éclairer sous l’angle de l’intratextualité. De
nouvelles questions surgissent alors : quel est le statut du Coup de dés par rapport à Igitur
bien évidemment d’abord, mais aussi par rapport au sonnet en -yx, proche par le contenu
thématique, et la dynamique structurelle ? Il s’agira enfin d’aborder les liens avec le projet du
Livre.

1. Le rapport à Igitur : rupture ou continuité ?

Comme nous l’avons dit, les premiers commentateurs ont eu tendance à opposer les deux
textes, en les inscrivant dans une histoire biographique marquée par le déclin de l’âge, et
l’ascension du désenchantement. Le point de départ de cette tradition critique vient de
l’introduction rédigée par Bonniot à son édition des fragments du conte publiée en 1926. Le
Coup de dés devenait le poème du renoncement désespéré au rêve d’Absolu. Ce fut ensuite
l’opinion dominante jusqu’aux années 1950 : Royère en 1927, et d’autres après lui comme
Emilie Noulet, firent en effet du poème « l’antithèse4023 » du conte. Mauron aussi, tout en
concédant qu’Igitur livre le noyau métaphysique du Coup de dés, estime qu’entre les deux, il
y a la différence qui sépare l’acte réel de l’acte virtuel. Enfin, il faudrait mentionner ici le
Blanchot de L’Espace littéraire, qui a considérablement nuancé et complexifié cette lecture,
tout en maintenant l’idée d’une opposition entre les deux textes : l’un brandit encore l’illusion
de la maîtrise de la mort, tandis que l’autre fait l’épreuve interminable du mourir.
Les premières divergences datent cependant de la même époque ; mais elles n’eurent
aucun véritable écho en France : il s’agit du commentaire original de Wais, publié en 1938,
qui visait à prendre le contre-pied de la vulgate « négative » héritée de Thibaudet, qui s’est
vue finalement reconduite et amplifiée par les analyses suscitées en France par la publication
d’Igitur. Dans cette perspective, du conte au poème, il y a la même idée, non pas celle d’un
renoncement à l’Absolu, mais au contraire celle d’une libération, qui amène le poète à
réinscrire sa pensée, comme sa poésie, dans le devenir de la Vie, et l’horizon de la Terre. Par
certains côtés, les commentaires qui vont se développer à partir des années 1950 vont

4022
Il voit dans le poème la mise en place d’une sorte de théâtre typographique dont les personnages seraient les
différents corps (S. Meitinger, Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 149-150).
4023
J. Royère, Mallarmé, op. cit., p. 133.

846
poursuivre en partie cette voie méconnue dessinée par Wais. Cohn qui, lui aussi, entend
renverser l’axiologie venue de Thibaudet, ne voit aucune rupture entre Igitur et le Coup de
dés : le texte de 1869, qui lui donnera un des arguments de sa thèse, relève de cette même
« syntaxe » quadripolaire qui traverse selon lui toute la pensée mallarméenne de la maturité.
De même, Davies voit à l’œuvre dans les deux textes un même processus hégélien
d’idéalisation, qui débouche sur la synthèse de la « Notion pure ». Mais, comme le fera aussi
Marchal, il souligne les différences : ligne narrative épurée, condensation des motifs,
réduction du récit à un pur moment de crise. Ajoutons que le critique australien, après Wais,
insiste sur l’hésitation devant l’acte, chez Igitur comme pour le Maître, donnée capitale, qui
permet de conduire à un autre accomplissement, sur le mode idéal et non-humain. Mais
contrairement à la lecture donnée par le critique allemand, l’Absolu n’est pas renié, ou nié,
mais maintenu à l’horizon sous la forme de la constellation, et rendu possible par un sacrifice.
Une autre voix interprétative se fait entendre sous la plume de Bertrand Marchal. Igitur et
le Coup de dés disent bien la même chose : nulle césure esthétique ou épistémologique. Mais
le mouvement n’est plus du tout dialectique, puisqu’il n’y a plus ni mouvement ni événement
possibles : « Igitur secoue simplement les dés4024 ». La tautologie de la reconnaissance a
succédé à la dramaturgie de la révélation. Le poème, replié sur lui-même face à une extériorité
contingente, découvre l’espace de la fiction, confondu avec l’univers symbolique de l’homme
parlant.
Au final, malgré ces divergences de lecture, tout le monde s’accorde bien évidemment,
plus ou moins implicitement, pour faire d’Igitur la matrice du Coup de dés : l’étude
approfondie du conte, quoique fort difficile à mener en raison de l’inachèvement du texte, en
raison aussi de l’obscurité même de ce récit nocturne, constitue un passage obligé pour toute
analyse sérieuse du poème. Des questions demeurent : que faire de cette distance temporelle
entre les deux œuvres – près de trente ans ? Mallarmé aurait-il dit sur ce point ce qu’il
confessa à propos de « l’idéal à vingt ans » : « je me fus fidèle4025 » ? Par ailleurs, peut-on,
comme nous l’avons fait ici-même, arguer de l’actualité nietzschéenne pour expliquer le
retour du motif du « coup de dés », resté en sommeil entre 1869 et 1896 ? Si tel était le cas,
quel profit herméneutique en tirer ?

2. Le rapport avec le sonnet en-yx : le Coup de dés, « forme fixe » ?

Le célébrissime sonnet du ptyx, que Mallarmé présenta à Cazalis en 1868 comme un texte
« "blanc et noir" », qui pourrait évoquer une pièce vide contenant un miroir avec « sa

4024
OC, t. I, p. 477.
4025
OC, t. II, p. 672.

847
réflexion, stellaire et incompréhensible, de la grande Ourse4026 », présente de nombreux points
communs avec Igitur, dont il est contemporain, comme avec le Coup de dés, ainsi que l’ont
remarqué de nombreux commentateurs modernes4027 : jeu étymologique inaugural sur hasard
comme sur onyx, conduisant à un cercle tautologique4028 ; mouvement descendant du
« Maître », qui s’absente aux Enfers ou dans l’Abîme ; ouverture du regard en direction du
nord ; présence de figures fabuleuses (licornes et nixe ; sirène) ; bascule du poème sur un
« mais », un « encor que », ou sur un « excepté », assortis dans les deux cas d’un « peut-
être » ; apparition finale d’une constellation, septuor ici, septentrion là ; moment qui se
« fixe » ici, qui fait l’objet d’un « sacre » là. Toute la difficulté consiste à articuler
l’ensemble : quel profit pour la compréhension du Coup de dés, par delà le simple constat de
la cohérence d’un imaginaire, et de la constance d’un réseau thématique ou symbolique ?
Bertrand Marchal propose une lecture identique des deux textes : dans les deux cas, le
négatif implique le réflexif, qui conduit à la célébration du fictif. Il y a « conversion positive
du néant4029 ». Cette interprétation sera donc partiellement auto-référentielle, puisque le
dernier mot n’est pas la réflexion, mais la fiction : la positivité4030 vient de la constellation,
décrite comme « simulacre poétique », forme purement verbale, mais produite par le
« glorieux mensonge de la poésie qui illumine le ciel vide de ses élévations fictives4031 ».
Qu’en est-il alors de cette réflexivité dans le Coup de dés, qui n’est plus un ensemble
constitué de sept paires de rimes ?
Il est possible de prolonger cette analyse. Roger Dragonetti avait bien noté, parmi toutes
les modalités de la réflexion présentes dans le poème de 1868-69, celle qui couple le ciel
étoilé aux vers rimés du sonnet : « Cet échange d’écriture, opéré par la réflexivité, est ce qui
donne au poème sa dimension cosmique, dont le chiffre sept se redouble en quatorze vers
dans la structure en écho du sonnet spéculaire4032 ». Quant à Françoise Morel, dans son
exégèse de 2007, elle associe brièvement la structure de la constellation du Coup de dés à la
forme du sonnet, « bien oubliée, désuète, au moment où Mallarmé en écrit tant4033 ». Elle
ajoute : « Un coup de Dés, comme ce sonnet, est allégorique de lui-même, pour n’aboutir
finalement qu’à un grand vide4034 ». Il y aurait selon nous à approfondir ces intuitions. On se

4026
OC, t. I, p. 1189.
4027
Ce rapprochement est absent du livre de Thibaudet ; il faut attendre les années 1950, avec Cohn et Davies,
pour qu’il soit établi.
4028
Voir B. Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 272.
4029
OC, t. I, p. 1191.
4030
L. Lehnen, dans sa critique, néglige sans doute cette dimension de l’interprétation de B. Marchal, qui se voit
trop réduite à une conception « déconstructive » (Mallarmé et Stefan George, op. cit., p. 158).
4031
OC, t. I, p. 1191.
4032
R. Dragonetti, « La littérature et la lettre » (1969), Etudes sur Mallarmé, op. cit., p. 69.
4033
Fr. Morel, « Observations relatives à Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard », in Mallarmé, Un Coup
de Dés jamais n’abolira le Hasard, éd. Fr. Morel, op. cit., p. 191.
4034
Ibid., p. 192.

848
rappelle que Mitsou Ronat avait cru voir, dans une transposition systématique du 12, la
création, avec le Coup de dés, d’une nouvelle forme fixe. Johansen considérait déjà que le
poème, marqué par la forme dominante de l’Ourse, offrait un « système4035 » typographique ;
Cohn soulignera aussi la permanence de cette forme duelle, en la rattachant à son modèle
explicatif tétrapolaire4036. Cependant, le critique danois n’applique par le principe de la
métamorphose, établi à propos des symboles, au domaine des formes typographiques. Il
postule l’existence d’une forme dominante, invariante, mais se heurte à des écarts. De même
qu’il néglige la variation typographique au niveau de la taille des corps et de l’usage de la
casse, de même il ne rend pas compte de ce qui nous semble caractériser la mise en page, et
en espace, du Coup de dés : non pas un invariant formel, mais une variation sur une forme
significative, identifiée à la forme de la Grande Ourse – l’aile, privilégiée par Johansen n’en
serait qu’un avatar. Le poème ne proposerait donc pas un système, mais un leitmotiv
typographique. Doit-on conclure que le poème spatial aurait tenté d’élaborer une autre forme
de réflexivité que celle du sonnet en -yx, proprement mimétique, passant cette fois non plus
par le rectangle du sonnet et de ses rimes, mais par la double page et son idéogramme soumis
à variations sur l’ensemble du texte, comme s’il s’agissait d’une sorte de sonnet plastique en
devenir ?

3. Le rapport au « Livre » : « fragment d’exécuté » ou texte autonome ?

Sur le rapport entre le Coup de dés et le Livre, le témoignage des Mardistes joue un rôle
de premier plan. Mais si l’on compare les avis en la matière, les divergences dominent.
Certains, à commencer par Albert Mockel, et cela dès 1899, dissocient les deux projets.
Valéry, dans une lettre importante de 1930 adressée à Fontainas, confirme cette thèse, comme
nous l’avons vu. Le Coup de dés, pour eux, n’est que le premier essai d’un nouveau genre, le
poème de l’intellect, que Mallarmé aurait exploré par la suite sous la forme d’un « cycle » de
textes construits sur le même mode. Gustave Kahn en 1901, on s’en souvient, avait parlé lui
aussi de ce projet d’une série de neuf autres textes semblables au Coup de dés. Thibaudet,
ayant eu confirmation de cela par Valéry, véhiculera également cette version des faits dans sa
monographie de 1912 ; il en sera de même de la biographie de Mondor. Quant à René Ghil,
très critique sur le compte du poème comme nous l’avons dit, il estime que ces pages
formalistes n’ont strictement aucun rapport avec l’Œuvre. Cette position sera celle de
Johansen en 1945 (« ce grand poème semble avoir une position assez isolée4037 »), puis de
Davies, qui estime que le système Igitur-Coup de dés n’appartient pas au projet de l’Œuvre,

4035
S. Johansen, « Analyse d’Un Coup de dés », Le Symbolisme, op. cit., p. 336.
4036
R. Gr. Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : « Un Coup de dés », op. cit., p. 81.
4037
S. Johansen, « Le problème d’Un Coup de dés », art. cit., p. 286.

849
qui, en tant qu’Ode, Hymne, ou poème orphique, aurait sollicité les ressources du vers, et de
la voix lyrique4038. Le poème de 1897 visait quant à lui l’intellect.
Cependant, dès 1913, Régnier fait du poème une esquisse du Livre rêvé, sans donner
d’arguments ; il sera suivi ensuite par Claudel, Fontainas, Mauclair, et Dujardin. Rappelons
cependant ici que l’auteur de La Philosophie du livre, rendant compte d’une conversation
avec Mallarmé, avait distingué trois voies vers la grande Synthèse : par le Vers, par le
Théâtre, et par le Livre. Le Coup de dés, en tant qu’« équation typographique », appartenait à
la troisième et dernière voie4039. Jean Royère aussi, dans son étude de 1927, fera du poème
« un fragment incontestable de l’Œuvre4040 ».
Les analyses plus modernes divergent également. Mais il est indéniable que la parution en
1957 des feuillets manuscrits rend caduc tout un pan des commentaires antérieurs. Cohn, se
référant à la lettre à Verlaine de 1885, tout en convoquant certains disciples, fera du Coup de
dés ce « fragment d’exécuté » qui dessine l’horizon de « l’explication orphique de la Terre »,
voire la réalisation du Livre lui-même. Schérer, moins affirmatif, le suivra toutefois, en
justifiant plus précisément son jugement par des références à certaines données matérielles et
thématiques qu’il était le premier à révéler. Le Coup de dés, à ses yeux, préparait et annonçait
le Livre, en donnant une première ébauche. Il en sera de même pour Guy Michaud, dans sa
monographie de 1958, qui suit de près, en la saluant, la thèse de Cohn4041.
A l’inverse, plus près de nous, Michel Murat renoue plutôt avec la thèse de Mockel-
Valéry, et rejoint Davies ; il sépare les deux projets, tout en parlant de compromis :
Dans le « Livre » projeté en effet, le dispositif devait se subordonner entièrement la fiction, celle-
ci se composant selon une saisie aléatoire, dans une combinatoire pratiquement illimitée. Il en
résulte que le « Livre » ne peut être un « Poëme », et qu’il doit se priver non de sa dimension
philosophique, mais de sa résonance existentielle, c’est-à-dire de son drame. Le compromis adopté
permet en préservant la linéarité globale de la composition de conserver entre les deux plans un
rapport de détermination réciproque4042.

Bertrand Marchal, de son côté, avait rappelé en 1998 l’ambiguïté du statut du Coup de dés4043,
tout en notant, à la suite de Schérer, des ressemblances thématiques entre le poème et certains
noyaux narratifs esquissés dans les brouillons. A la différence de l’éditeur de 19574044, il
rapproche plutôt le poème du scénario de L’Invitation de la Dame. Marchal rappelle que

4038
« Il est difficile de croire que Mallarmé eût abandonné le vers traditionnel dans une œuvre qui devait
représenter l’archétype du livre », G. Davies, Vers une explication rationnelle du « Coup de dés », op. cit.,
p. 157.
4039
Claudel, « La catastrophe d’Igitur », op. cit., p. 511.
4040
J. Royère, Mallarmé, op. cit., p. 11.
4041
« Le Coup de dés est donc bien un premier fragment de ce "Livre" », Mallarmé, Hatier, 1958, p. 171.
4042
M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé, op. cit., p. 170.
4043
« fragment du Livre ou œuvre "totale" », OC, t. I, p. 1315.
4044
B. Marchal n’interprète pas de la même manière le scénario de La Mort (ibid., p. 1382) : il y a selon lui
plutôt opposition ou complémentarité entre le vieillard et l’enfant, qui représenteraient deux attitudes devant le
Mystère de la vie, et non une sorte de continuité dans la métamorphose comme le suggérait Schérer.

850
l’auteur d’Epouser la notion identifie le rapport du Poète à l’Idée au rapport de l’Homme à la
Femme :
L’Opérateur se retrouve ainsi, devant l’Opération, comme face à l’acte, Igitur ou le Maître du
Coup de dés. S’il est vrai que l’Idée est inviolable ou ce qui revient au même, qu’elle n’est
rien, l’Opérateur se trouve confronté à cette alternative : dévoiler l’idée, ou la revoiler, manger
la dame ou mourir de faim4045.

Ajoutons que l’un des maître-mots du Coup de dés, le verbe « hésiter », lié au thème
hamlétien, se trouve dans les feuillets manuscrits, à propos du scénario du Vieillard : « hésite
(dîner) ou boit4046 ». L’éditeur des Œuvres Complètes a en outre précisé pour la première fois
la datation de l’écriture de certains de ces feuillets ; le projet semble avoir été repris de
manière assez active entre 1891 et 18954047, soit très peu de temps avant la sollicitation de la
revue Cosmopolis.
Pour Eric Benoit, comme nous l’avons vu, le Coup de dés éclaire le projet du « Livre »,
qu’il faut penser de manière antisystématique, et anti-hégélienne. Il en serait la condition de
possibilité plus que le prélude ou l’ébauche. La rencontre entre poétique de l’hymen et
physique des quanta le conduit à soutenir que « le Livre entier n’est qu’un vaste coup de dés
polyédrique, bloc qui convoque toute la Bibliothèque » ; contrairement à Dieu, « le Livre lui,
joue aux dés4048 ». Ce dernier Mallarmé a rompu avec l’hégélianisme de sa jeunesse4049,
comme avec le projet de totalisation du monde par le déploiement de l’Esprit. Benoit estime
que le Coup de dés nous rappelle que le « non-déterminisme » est « essentiel » pour le
« fonctionnement de l’univers comme de la littérature4050 ». Les séances du Livre en auraient
été la confirmation scénique.
Au vu de ce panorama, il nous semble alors possible d’éclairer autrement cette question
des rapports entre « Livre » et Coup de dés, en tenant compte à la fois du discours
apparemment divergent des disciples, et des feuillets manuscrits disponibles, qui présentent
quelques similitudes thématiques4051 indéniables avec le poème de 1897. René Ghil livrait en
1923 un témoignage très précieux concernant le projet du Livre, qui peut nous aider à y voir
plus clair. Il écrivait en effet, nous l’avons rappelé, que l’Opus Magnum aurait contenu, au

4045
Ibid., p. 1383.
4046
Ibid., p. 555.
4047
Ibid., p. 1378.
4048
Ibid., p. 387.
4049
Cette lecture n’est pas sans équivoque : Benoit consacre un chapitre aux rapports entre le poète et la Foule
qui associe Absolu hégélien et Absolu mallarméen. Il affirme en effet que le poète conçoit « l’Esprit comme
universalité de l’esprit humain », Mallarmé et le mystère du « Livre », op. cit., p. 101. A suivre ces lignes, qui
seront démenties dans la suite de l’ouvrage, Mallarmé resterait fidèle à la dialectique de l’Individuel et de
l’Universel, qui fonderait une « relation esthétique absolue ».
4050
Ibid., p. 393.
4051
Il semble très difficile, contrairement à ce qu’a avancé Schérer, de rapprocher formellement certains feuillets
fragmentaires des pages spatialisées du Coup de dés.

851
sein des 20 volumes4052, quatre « livres-thèmes » construits chacun sur une « proposition
génératrice4053 ». Or, cette présentation décrit à merveille le poème de 1897, ce que ne
remarquait pas l’auteur du Traité du Verbe. Pourquoi ne pas voir dans le Coup de dés un de
ces « livres-thèmes » ? On peut en outre noter une coïncidence troublante : les différents
projets du Livre envisagent le plus souvent un dispositif fondé sur la lecture de 24 feuillets,
associée à la présence de 24 assistants4054 ; or, comme l’ont remarqué à juste titre Tibor Papp
et Mitsou Ronat, le Coup de dés, texte sans page de titre, est un poème de 24 pages :
« déploiement de la feuille en le volume selon 244055 ». Les deux systèmes se distinguent
cependant, puisque celui du Livre envisageait un pli des feuillets aboutissant plutôt à 16
pages ; mais la base de départ – 24 unités – reste identique : une même structure symbolique
aurait-elle été à l’œuvre dans les deux cas, en tant que principe, quitte à se déployer ensuite
selon des modalités différentes ?
Le poème aurait alors un double statut : tout à la fois texte autonome, promis à un
développement générique dans sa veine, mais aussi, peut-être, partie d’une totalité plus
grande, « livre-thème » intégré au vaste ensemble du Livre. Il est possible de concilier les
deux approches, tout en marquant la nécessaire coupure radicale entre une logique du livre
broché, et celle d’une combinatoire de feuillets mobiles. Dans cette perspective, la formule
« fragment d’exécuté » pourrait s’entendre non pas comme essai, esquisse ou ébauche, mais
comme partie achevée et autonome d’un tout composé de parties très différentes les unes des
autres. Le Coup de dés ne serait donc pas une version rudimentaire ou élémentaire du Livre,
mais un de ses éléments ; non pas le prototype de l’Œuvre, mais un de ses types multiples.
Cette approche reste principalement philologique. La présentation des difficultés
concernant les rapports entre Livre et Coup de dés resterait incomplète si elle ne tenait pas
compte d’une autre orientation, beaucoup plus philosophique, celle de Maurice Blanchot.
Nous avons vu que son analyse se situait en deçà, ou au-delà, des enjeux historico-
documentaires. A ses yeux, le poème du « compte total en formation » est proprement le livre
à venir. L’épreuve du Maître, qui est celle du mourir, conduit à orienter toute la Littérature
vers « l’absence d’œuvre » : le Coup de dés en est l’image.

e) La question de l’édition

Editer le Coup de dés ne fut pas une mince affaire, et cela le restera, puisque l’œuvre
demeurera définitivement non définitive. Pourtant, depuis la tentative la plus approchante

4052
Ce chiffre est confirmé par les notes publiées par Schérer : « le Livre aurait compris vingt volumes. C’est un
nombre qui revient à plusieurs reprises », Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 101.
4053
R. Ghil, Les Dates et les Œuvres, op. cit., p. 234.
4054
Voir J. Schérer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 100-102, et B. Marchal, OC, t. I, p. 1379.
4055
« Notes en vue du "Livre" », OC, t. I, p. 590.

852
livrée en 1980 par le groupe réuni autour de Mitsou Ronat, d’autres essais ont vu le jour4056.
En 1987, c’est l’Imprimerie Nationale qui se veut fidèle au projet Vollard en livrant un texte
« composé à la main en caractère de style "Didot" particulièrement apprécié par Stéphane
Mallarmé ». Cependant, cette édition s’écarte des intentions du poète pour ce qui est des
marges centrales, inexistantes, le tout conduisant à un texte exagérément centré. Par ailleurs,
comme dans l’édition Change errant / d’atelier, il s’agissait de feuillets mobiles, non reliés et
non brochés. De plus, le titre, contrairement aux épreuves corrigées, était imprimé
intégralement en majuscules. En 2004, c’est au tour de Michel Pierson de proposer un nouvel
état du texte basé sur les épreuves acquises par la B.N. F., respectant le choix du Didot ainsi
que le format ; mais, de nouveau, le texte se présente sous forme de feuillets détachés. Les
éditeurs ajoutent que cette édition « tient compte des corrections et vœux manuscrits de
l’auteur et rectifie, très respectivement, quelques erreurs de l’imprimerie Firmin-Didot ».
Nous avons eu un échange de courrier en mai 2008 avec Michel Pierson, qui précise son
travail et ses intentions en ces termes :
Cher Monsieur, j'ai décidé de faire une édition du Coup de Dés aussi fidèle que possible au
projet Vollard quand j'ai constaté, en 2002, qu'il n'en existait aucune respectant la composition
typographique conçue par Mallarmé, dans son format d'origine. J'ai été animé de la volonté de
réparer une sorte d'injustice, et de permettre au public de lire et de voir le Coup de Dés "dans sa
mise en scène spirituelle exacte", tel que Mallarmé voulait qu'il fût, une des caractéristiques
majeures de cette œuvre étant, vous le savez, l'impossibilité d'en dissocier le fond de la forme ou
l'esprit de la lettre. Mon édition n'est pas reliée parce que je n'ai pas estimé qu'il était nécessaire
qu'elle le soit. Vous observerez d'ailleurs qu'il s'agit d'une sorte de partition et que la meilleure
façon de la déchiffrer est de la disposer sur un pupitre, ce qui rend à mon avis, le brochage et la
reliure superflus. Je connais enfin très bien l'édition de la revue Change, dite édition Ronat. En son
temps, elle a constitué un progrès considérable par rapport à la très médiocre version réalisée par
le docteur Bonniot. Mais Tibor Papp (typographe de très grand talent qui est le véritable artisan de
cette édition) n'a pu, en 1980, procéder autrement qu'à partir de plombs d'imprimerie, et il lui a été
impossible de retrouver l'extraordinaire caractère italique du projet Vollard, pour la bonne raison
que ce caractère a disparu définitivement du catalogue de la maison Firmin-Didot. Si bien que le
beau travail de Papp n'est fidèle à l'original que pour la moitié et que toutes les pages en italique,
imprimées en Didot standard, donnent l'impression d'être aplaties ou interprétées un ton en
dessous, toujours pour parler comme d'une œuvre musicale. Dans notre édition, Denis Péraudeau
et moi avons redessiné et reconstitué ces caractères à l'identique - ou aussi à l'identique que
possible - (ce qui ne pouvait évidemment être fait en 1980), et c'est pourquoi je crois que notre
édition a été la première à restituer le Coup de Dés dans sa vérité d'origine, 107 ans après sa
conception4057 ( ! )

Enfin, tout récemment, en 2007, l’éditeur Ypsilon entend faire événement en publiant une
version présentée comme un « hommage à Stéphane Mallarmé », réalisant « la première
édition de Un Coup de Dés conforme à la volonté de l’auteur ». Cette conformité, outre le
respect du format, et du choix du Didot, tient aussi dans la volonté délibérée de fournir une
édition qui soit un livre broché. Bernard Noël reproche en effet à l’édition Ronat d’être « un

4056
Pour de plus amples précisions, nous renvoyons à notre « bibliographie du Coup de dés ».
4057
Nous reproduisons cette lettre avec l’aimable autorisation de M. Pierson.

853
cahier et non un livre4058 ». Mais cette « première » consiste surtout, pour l’éditrice qui assure
la direction scientifique du travail, Isabella Checcaglini, dans le fait d’associer de manière
inédite le poème aux lithographies de Redon. Elle écrit en effet :
Un simple accident comme la perte ou l’endommagement d’une pierre ne peut justifier seul le
manque d’une quatrième planche du moment que les trois autres furent imprimées. Finalement, la
quatrième lithographie n’existe que dans le projet initial alors que les trois lithographies
accompagnent les rares jeux d’épreuves du poème. Quelle place auraient-elles eu dans le livre ?
Nous ne le savons pas, mais la question fait rêver. Sans doute hors texte et la plus petite d’abord
(Mme Redon écrivit derrière elle : « ex-libris »)4059.

C’est ainsi que « L’enfant à l’arc-en-ciel » figure effectivement sur la page de titre, sous le
nom de l’auteur, et que les deux autres gravures encadrent le texte. L’enchaînement précis est
le suivant : titre « Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard » ; lithographie représentant
« la sirène » ; page de titre complète ; texte ; lithographie de la « femme au hennin ». Cette
édition ne contient donc plus seulement les « 24 pages4060 » que Mallarmé envisageait.
Par ailleurs, cette interprétation des faits, qui légitime une édition jugée « conforme »
alors qu’elle ne contient que trois des quatre lithographies prévues initialement, nous semble
quelque peu contestable. D’une part, Vollard désirait que les lithographies soient
« importantes4061 », en taille, mais aussi sans doute en nombre, dans la mesure où, écrit-il,
l’on n’achèterait pas l’ouvrage pour le texte, déjà disponible dans Cosmopolis, mais surtout
pour les gravures. Par ailleurs, l’article de Mellerio que nous avons retrouvé parlait encore en
1899 de quatre gravures : « Un coup de dés, de Mallarmé, contiendra quatre œuvres d’Odilon
Redon (…)4062 ». Il en sera de même sous la plume de Thibaudet en 1912. Le « projet initial »
n’a donc pas changé sur ce point. Et s’il a été modifié par la suite, parler de la « volonté de
l’auteur » n’a plus aucun sens. François Chapon notait par ailleurs en 1987 que les
commentateurs ne s’accordent guère sur l’ordre d’apparition des gravures, ce qui l’amène à
écrire : « on ne peut conclure à un état définitif de l’illustration en fonction de la mise en page
et de la typographie ». Plus loin, il s’interroge : « étaient-elles définitives ? » 4063.
Cette insistance nouvelle sur les gravures de Redon se trouve également justifiée dans
cette édition de 2007 au plan esthétique, voire idéologique, non sans paradoxe. Noël estime en
effet que le Coup de dés a été trop longtemps et majoritairement considéré comme un poème
abstrait. L’auteur du Château de Cène entend par ces images redonner au texte la chair qu’on
lui a refusée. Cette situation ne manque pas de piquant quand on remarque que cette édition-
coffret se veut aussi un événement en tant que première traduction arabe du poème : hiatus ou

4058
B. Noël, « Divagation », Relativement au poème Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, op. cit., n. p.
4059
I. Checcaglini, « Brève histoire de l’édition Vollard du Dé », op. cit., n. p.
4060
Mallarmé, lettre à Vollard du 15 septembre 1897, OC, t. I, p. 817.
4061
Vollard, lettre à Redon du 5 juillet 1897, ibid., p. 1319.
4062
A. M, « Les éditions Vollard », art. cit., p. 99.
4063
Fr. Chapon, Le peintre et le livre, op. cit., p. 305.

854
dissonance entre culte des images, incarnation du Verbe d’un côté, et tradition iconoclaste de
l’autre.
Au total, comme on vient de le voir, les années 2000, riches en parutions nouvelles
relatives au Coup de dés, auront été marquées par une sorte de surenchère, amorcée depuis
l’édition Ronat-Papp de 1980, dans la volonté de donner enfin une édition « fidèle » et
« authentique » du poème, comme s’il s’agissait de parachever le projet Vollard. Mais
l’édition Pierson, comme l’édition Checcaglini, en dépit de leur mérite indéniable, manquent
à nos yeux leur objet, si tant est qu’on puisse l’atteindre : d’un côté des feuillets non brochés,
de l’autre des lithographies placées arbitrairement, en forçant quelque peu les données
philologiques avérées4064. Dans les deux cas, il s’agit moins d’éditer que d’interpréter. Quant
à « l’édition » Morel, beaucoup moins ambitieuse, elle livre, généreusement, un matériel
génétique particulièrement précieux, et non un état, plus ou moins fidèle, du poème. La
version « recomposée », donnée par « commodité4065 », sert uniquement de référence au
commentaire juxtalinéaire proposé par la fille d’Henry Charpentier4066.
Ainsi donc, comme le signalait Marchal en 2002, l’avortement du projet Vollard n’a pas
eu que des effets négatifs : il n’a « pas peu contribué, en interdisant la fétichisation d’une
forme définitive, à l’invention d’un espace littéraire nouveau ». Il est à sa manière, dans un
sens qui ne sera pas uniquement blanchotien, ce « livre à venir4067 » qui entretient le souci de
poésie dans l’espace public, en créant aussi des objets éditoriaux nouveaux. La parution du
fac-simile du manuscrit rend désormais possible de nouveaux projets d’édition.

2) Perspectives critiques

Quelles voies s’ouvrent désormais à la critique mallarméenne désireuse d’approfondir la


compréhension du Coup de dés ? Les recherches à venir, en complément d’éventuelles
nouvelles analyses internes, peuvent s’inscrire en amont comme en aval du poème de 1897.
Tout d’abord, une étude génétique globale et récapitulative du texte reste à faire, depuis
que le manuscrit, pièce centrale, se trouve être plus facilement accessible. Mais il faudrait
pour cela disposer simultanément de tous les jeux d’épreuves connus, ce qui est plus difficile
à obtenir, compte tenu de leur éparpillement, et de leur présence, pour certains, dans des
collections privées. Ensuite, une analyse de la topique du poème nous semble nécessaire. Elle

4064
Si l’on souhaite éditer le Coup de dés avec les lithographies de Redon, ce qui nous semble très légitime, la
prudence philologique doit selon nous conseiller de les présenter sans les ordonner, et complètement séparées
du texte, en respectant la suite ininterrompue des « 24 pages » souhaitée par Mallarmé. Tout autre choix serait de
l’ordre de l’intervention a posteriori, et devrait se présenter comme tel.
4065
Mallarmé, Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, éd. Fr. Morel, op. cit., n. p.
4066
On regrettera toutefois le choix de l’encre – un bleu ciel – qui perd de vue le contraste du noir et du blanc, si
décisif ici.
4067
B. Marchal, « Mallarmé poète éditeur : le cas du Coup de dés », art. cit., p. 359.

855
pourrait porter, dans l’esprit de la recherche de Curtius consacrée au Moyen-âge latin, sur les
motifs du ciel étoilé, et de la navigation poétique. Une autre question s’y rattache : à l’époque
où Mallarmé compose son Coup de dés, où surgissent en revue les premières traductions
fragmentaires de Zarathoustra, où Strindberg rédige en français pour le numéro du 15
novembre 1894 de la Revue des revues son programme esthétique concernant « le Hasard
dans la production artistique4068 », qu’en est-il de la question du hasard dans les milieux
littéraires et artistiques ? L’enquête qu’avait menée Suzanne Bernard sur les formes poétiques
contemporaines du poème pourrait être complétée par une recherche sur ce thème, quitte à
situer ensuite Mallarmé dans une tradition littéraire, artistique et philosophique qui s’est
intéressée au hasard, avant le moment moderniste, avant Dada et Duchamp ; celle-ci existe en
effet, enracinée dans l’épisode fameux, narré par Pline, de « l’éponge de Protogène »4069.
L’écume du Coup de dés viendrait-elle aussi de ces eaux légendaires ?
En outre, et de manière plus cruciale, il nous faut signaler l’absence d’une véritable étude
sur la forme-sens du Coup de dés, menée sous l’angle des rapports entre l’abandon du vers
compté, instrument de « lutte » contre le hasard, et l’irruption nouvelle en 1897 dans l’œuvre
de Mallarmé, à une époque où les fragments d’Igitur ne sont pas connus, du thème du hasard,
entendu non plus seulement comme motif critique ou théorique, tel qu’il put être exposé dans
la correspondance ou les Divagations, mais comme motif proprement poétique. En dehors des
brèves remarques de Sartre, qui soulignait le lien entre tentation mimétique et tentative de
dépassement de la contingence ; de Blanchot, voyant la nécessité réapparaître dans l’identité
entre dire le hasard et montrer le hasard ; de Ronat, faisant la lecture méta-métrique du poème
que l’on sait ; et de Lyotard enfin, qui interroge les effets de spécularité entre sensible et
intelligible, la question de la forme-sens reste en friche.
Par ailleurs, il faudrait compléter le panorama de la réception, en élargissant le champ aux
domaines étrangers. L’œuvre moderniste du poète espagnol Vincent Huidobro, la Russie
futuriste, le Londres « vorticiste » de la revue Blast, l’Amérique de Pound et des
« Objectivistes » – Zukofsky en tête –, entre autres choses, manquent cruellement dans le
travail ici présenté. Mais là encore, le cadre strict de l’étude de réception peut se voir
débordé : l’enquête formelle précise, conduite sous l’angle historique et / ou théorique,
portant sur les transformations opérées par le Coup de dés dans la poésie du XXe siècle reste à

4068
Ce texte est reproduit dans Strindberg. Peintre et photographe, R.M.N., 2001, p. 149-153. Nous remercions
J. Fr. Chevrier de nous avoir fait découvrir ce texte.
4069
Sur cette question, nous renvoyons en particulier à H. W. Janson, « The "Image Made by Chance" in
Renaissance Thought », in De Artibus Opuscula XL. Essays in Honor of Erwin Panofsky, New York, New York
University Press, 1961, I, pp. 254-266 ; E. Kris, O. Kurz, L’image de l’artiste, Rivages, 1987, p. 75-77 ; J. Cl.
Lebensztejn, « Le hasard, un dessein invisible », L’Art de la tache. Introduction à la "Nouvelle méthode"
d'Alexander Cozens, Ed. du Limon, 1990, p. 131-XXX ; G. Didi-Huberman, « La couleur d'écume ou le
paradoxe d'Apelle » (1986), in L’image ouverte : motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Gallimard, 2007,
p. 67-95.

856
écrire, à partir des jalons offerts par les analyses de Laurent Jenny et de Michel Murat, comme
par la somme documentaire de Jacques Donguy. De même, l’esquisse de typologie générique
que nous avons tentée peut appeler des essais de poétique comparée : « Mallarmé et
Claudel », « Mallarmé et Reverdy » ; « Mallarmé et Butor » ; « Mallarmé et du Bouchet » ;
« Mallarmé et Jabès »…

B) Le Coup de dés : « legs en la disparition / à quelqu’un / ambigu »

1) Entre lieu et espace, aura et exposition

Si l’on suit Broodthaers, Mallarmé aurait inventé « inconsciemment l’espace moderne ».


Jean-François Chevrier comprend l’adverbe dans deux sens distincts : « intuitivement » et
« selon les modes de travail de l’inconscient4070 ». Il en déduira une exposition post-
mallarméenne construite selon la méthode cubiste ou cinématographique du montage,
conformément à une esthétique du discontinu dont on trouverait les germes dans le poème en
prose « blanchi » d’Aloysius Bertrand, ainsi qu’une manifestation forte dans la « forme
constellée du Coup de dés4071 ». Il nous semble stimulant de poursuivre ces remarques, en
s’interrogeant sur le lieu ou l’espace qu’un tel poème appelle4072. Les artistes que nous avons
évoqués ont déployé ou investi, à partir du poème, d’autres sites que celui de la Page, comme
si ce texte exposant était voué à être exposé. Redon, par ses lithographies nocturnes, semble
creuser un espace onirique comme Mallarmé avait pu « creuser » le vers lors des nuits de
Tournon, et creuser la Page, une fois confronté à Wagner, et à la « crise de vers ». Les
formations-déformations du lithographe replient le Minuit du lancer sur un espace mental
dans les plis duquel travaille le rêve ; à l’inverse, les typographes ou graphistes tels que
Massin ou Blanchard visent une déploiement diurne du texte, qui retourne à l’affiche urbaine
d’où il avait pu naître, ou renoue avec la tradition épigraphique, en s’inscrivant désormais sur
l’écran moderne, entre télématique et télévision. Pour Rancière, c’est à la Cité tout entière que
le poète tend une utopie scintillante, à travers l’offrande évanouissante d’un présent qui
anticipe la fondation à venir d’un autre espace communautaire. Pour Jenny, le Coup de dés
dessine une « nouvelle image de la pensée4073 », non pas deleuzienne, mais en partie
structurale, en partie phénoménologique, constituée cinétiquement comme « mouvement

4070
J. Fr. Chevrier, L’action restreinte, op. cit., p. 33.
4071
Ibid., p. 21.
4072
J. Fr. Chevrier distingue la logique du lieu, associée au hiératique, de celle de l’espace, située du côté du
mouvement. Le Coup de dés serait un texte installant un suspens entre composantes statiques et composantes
dynamiques : « le suspens est l’image d’un lieu espacé » (ibid., p. 21).
4073
L. Jenny, La Fin de l’intériorité, op. cit., p. 67-69.

857
intentionnel » et « dynamique de relations4074 ». Pour les Straub, le poème mallarméen trouve
son lieu dans un lieu de mémoire, qui devient aussi scène ouverte pour épeler des mots et
rappeler des morts. Benjamin enfin confronte dans les années 1920 la verticalité du Coup de
dés à la sur-exposition de l’écrit imprimé dans la cité capitaliste marquée par la feuille de
journal et l’affiche publicitaire : l’espace poétique tout à la fois recueille le « chaos
économique4075 » et le rédime. L’écrit a délaissé le rite du Livre et le temple de la
Bibliothèque, pour s’exposer dans la Rue : le poème mallarméen en serait la trace.
Il y a donc face au spectateur du Coup de dés tout un possible d’espèces d’espace. Notre
travail, principalement historique, a tenté de dérouler cette réception selon la ligne d’une
chronologie, et l’épaisseur d’un volume. Il y aurait une autre manière de procéder, plus
mallarméenne peut-être, qui pourrait prendre la forme d’une exposition, réunissant dans la
contiguïté, et la contemporanéité cette fois, tous ces espaces, tous ces objets, de manière à
constituer non plus une encyclopédie mais un cercle, non plus l’histoire de la réception, mais
sa topographie, ou sa topologie esthétique : une chambre du temps, une chambre de ce temps
du Coup de dés devenu sensible entre des murs réels. Le poème de 1897, à cause de ses
avatars du XXe siècle, ne peut se contenter de se loger dans une bibliothèque réelle ; il
trouverait aussi une place dans une salle de concert, sur une scène de théâtre, un écran de
cinéma, une surface lithographiée ou calligraphiée, un plan d’immanence, une table de
concepts, un musée réel ou imaginaire, bref, à l’intérieur d’un équivalent moderne de ce grand
atlas Mnémosyne rêvé par Aby Warburg pour l’image classique : survivance et inactualité
d’un Coup de dés intempestif.

2) Institutionnalisation restreinte

En 1988, un volume scolaire consacré à la littérature française du XIXe siècle publié par
Hatier, sous la direction de Georges Décote et Joël Dubosclard, écrivait à propos des poètes
de « la tentation de l’absolu » (Rimbaud, Lautréamont, et Mallarmé), que ces œuvres livraient
« une quête vouée à l’échec » ; on ajoutait : « et la tentative de Mallarmé n’a-t-elle pas trouvé
ses propres limites dans l’inachèvement et l’obscurité de "Un coup de dés jamais n’abolira le
hasard" ?4076 » Retour à Thibaudet. A moins que le temps ne passe pas. Le grand public
ignore largement un texte difficile à reproduire, difficile à lire, écrit par un « auteur difficile »,
de toute façon peu soluble dans la salle de classe quelle que soit l’œuvre mallarméenne
considérée. C’est en partie à cause de sa lettre même, de son format, de sa matière
typographique, que le Coup de dés échappe à la transmission scolaire, comme à la

4074
Ibid., p. 68.
4075
W. Benjamin, « Expert-comptable assermenté », Sens unique, op. cit., p. 163.
4076
Itinéraires littéraires. XIXe siècle, t. II, sous la dir. de G. Décote et J. Dubosclard Hatier, 1988, p. 343.

858
communication universitaire normée4077. Mais dira-t-on, c’est le lot – l’heur, ou le malheur –
de la grande majorité des textes poétiques que de circuler et d’exister de manière ésotérique.
Cependant, l’identité du Coup de dés ne se limite pas à cette confidentialité, qu’il faut
circonscrire à un espace donné, social et géographique, comme à un temps donné.
Le constat de Mitsou Ronat, formulé en 1980, reste donc en grande partie inexact : « ce
texte a été d’une certaine manière fétichisé, c’est ce qui l’a tué, plus exactement qui l’a
empêché de naître4078 ». D’un côté, on peut soutenir que le poème n’a pas vraiment été une
« passion française », comme l’a noté justement Donguy4079 : nulle fétichisation nationale
entre 1897 et 1945, mais un scepticisme silencieux, majoritairement, chez les disciples du
Maître ; des allusions extrêmement rares, voire inexistantes sous la plume des poètes français
aujourd’hui panthéonisés, acteurs des premières avant-gardes, ce qui nous a conduit à émettre
l’hypothèse d’une stratégie d’occultation ; la permanence d’une lecture catastrophiste du
poème chez les premiers exégètes de Mallarmé ; une édition du Coup de dés en 1914 assez
peu fidèle au projet originel. Mais, d’un autre côté, cette époque est celle d’une première
forme de reconnaissance, difficile à mesurer. L’intérêt pour le poème vient, comme le
regrettait Bonniot dans une lettre inédite à Valéry de 1914, de l’étranger, ou de certains
milieux littéraires français marginaux, en communication justement avec cette avant-garde
étrangère : apparition de traductions européennes à une époque où il ne semble pas encore
véritablement reconnu en France4080 ; dissidence marinettienne ; dadaïsme du Cabaret
Voltaire ; groupe « Art et Action ». Cette tradition se perpétuera par la suite : série d’exégètes
étrangers (Roulet, Cohn, Davies, La Charité) ; série de captations d’héritage avant-gardistes
dont la légitimité passe, entre autres choses, par la caution française de Mallarmé (Gomringer,
groupe « Noigandres », Kolár, Paz). Quant aux premières monographies consacrées au
poème, elles sont venues d’amateurs écrivant hors-institution : ce fut le cas de Soula, de
Roulet, et de Davies.
Ainsi, le Coup de dés, aura en grande partie résisté, en France d’abord, au statut de texte
classique, parce qu’il résiste à la notion même de classe : classe scolaire, classe textuelle.
Rien de commun avec le « sonnet des voyelles » ou les Correspondances baudelairiennes. Cet
objet formel proprement irrégulier doit-il être rattaché à cet « éon » baroque qui a traversé
l’espace et l’histoire du monde occidental ? Son aura hors de France s’expliquerait alors
ainsi : Mallarmé aurait livré à la postérité un texte en mouvement, centrifuge et gliscomorphe,

4077
C’est ce que note N. Lübecker (Le sacrifice de la sirène, op. cit., p. 11).
4078
Fr. Han, « Le Coup de dés, maintenant. Entretien avec M. Ronat, J. Roubaud et T. Papp », art. cit., p. 166.
4079
Le poème a été « mieux reconnu à l’étranger », J. Donguy, « Sans présumer de l’avenir », Les Echos de
Mallarmé, op. cit., p. 5.
4080
Rappelons que R. Cansinos-Assens le traduit en espagnol en 1919, quand E. Cardile l’offre en langue
italienne en 1920.

859
foisonnant et chaotique, paradoxal et ténébriste, en rupture avec un certain « génie classique »
français. Mais il n’est bien évidemment pas non plus en France un texte maudit.
Son « invention », à partir des années 1910, vint de deux bords assez éloignés du champ
littéraire : le premier groupe de la NRF, qui donna une exégèse avec Thibaudet, et une édition
du poème, assurée par le docteur Bonniot, à partir d’une suggestion de Claudel ; le groupe
« Art et Action », et plus largement les poètes modernistes, dont les œuvres, et non les
discours, vont donner au Coup de dés une véritable visibilité en l’inscrivant a posteriori dans
une série textuelle, non sans malentendus, ce qui nous amène à faire du poème de 1897-1914
un texte au final post-moderniste. Ce sont les avant-gardes historiques, par leurs œuvres, plus
ou moins malgré elles, puisque ni Marinetti, ni Apollinaire, pour prendre deux noms
symboliques, n’ont pu nommer publiquement le Coup de dés, puis surtout par leur
institutionnalisation, qui donnent selon nous au Coup de dés un horizon d’attente qu’il n’avait
pas. En 1947, René Jasinski, professeur à la Sorbonne, est un des premiers à reconnaître aux
recherches dadaïstes une certaine « grandeur4081 » ; en 1950, Michel Sanouillet dépose en
Sorbonne son sujet de thèse, qui deviendra en 1965 Dada à Paris4082. Les premières
monographies consacrées au poème mallarméen sont concomitantes. Le Coup de dés semble,
en partie, une « invention » de l’historicisation du modernisme. Mais il y eut une autre source
de légitimation. L’intervention de Valéry, trois ans après la parution de La Jeune Parque,
dans le cadre de cette controverse portant sur une interprétation « polyphonique » et
« simultanéiste » du poème, va contribuer tout à la fois à sceller une certaine vision du Coup
de dés – que l’on pourrait à la rigueur qualifier de fétichiste, ou de fétichisante – tout en le
gratifiant d’une plus large audience. Celle-ci s’est donc véritablement affirmée à partir des
années 1950, entre les premières exégèses monographiques et les réappropriations venues de
la « poésie concrète » ; le « moment structuraliste », entendu au sens large, ainsi que le climat
nietzschéen de tout un pan de la vie intellectuelle française, condenseront cette nouvelle
promotion posthume.
Cette histoire, comme toute histoire, est faite de brisures et de réorientations. Les pics
d’intensité de « l’activité » du Coup de dés nous semblent les suivants4083 : 1912-1922, entre
« mots en liberté » et « mots sans rides » ; 1951-1980, entre exégèse fouillée,
conceptualisation, et création poétique expérimentale. Deux grands moments donc : l’un,
moderniste, faisant du poème un modèle d’écriture peut-être, et un référent doté d’une
existence littéraire véritable surtout ; l’autre, post-structuraliste, faisant du poème un modèle
de pensée, sans cesser d’être à nouveau, et cette fois de manière plus patente, un modèle

4081
Cité par Michèle Humbert, « Préface », Dada à Paris, op. cit., p. xi.
4082
Ibidem.
4083
Pour davantage de précisions, nous renvoyons à notre Annexe 1.

860
d’écriture. Il faut ajouter que cette « activité », d’une époque à l’autre, va croissant et
élargissant le cercle des domaines concernés. Son devenir historique aura donc tenu dans
l’émergence graduelle, assez souterraine, au sein du champ littéraire, artistique, et
philosophique, d’une mythologie ésotérique.

3) « Noir sur banc » : poème aporétique, poème épiphanique

Ce statut de mythe littéraire ésotérique peut se décliner doublement. Le Coup de dés a


tout d’abord constitué lors de sa parution, puis longtemps après encore, une véritable aporie
poétique. Gide y a vu un texte-limite – un « promontoire » jeté dans la nuit, en attente d’une
aube possible, écrit-il à Mallarmé en 1897, comme un « point extrême » de la pensée humaine
énonce-t-il en 1913– tandis que Cioran y verra en 1970 une « magnifique impasse ». Poème
de l’impossible et du chemin impraticable pour certains, après quoi, en poésie, le silence ou le
vide, le Coup de dés aurait conduit la poésie du XXe siècle dans les ornières d’une modernité
négative hantée par la parole ascétique et le « blanc » désincarné. Sur un autre plan, il
multiplierait les conflits irrésolus, et maintiendrait les paradoxes ouverts : paradoxes de
l’édition ; paradoxes de l’interprétation ; paradoxes de la situation historique et esthétique
d’un texte mouvant entre archaïsme, modernité, et post-modernité ; paradoxes du mode
d’existence, tendu entre la littérature, et ce qui n’est plus elle (estampe, théâtre, danse,
musique, affiche), entre régime allographique et régime autographique, reproductibilité et
résistance à la reproductibilité. Cet état aporétique s’explique doublement.
Le poème, qui réunit dans une confrontation l’homme, la mer, et le ciel étoilé, présente
une dimension archétypale indéniable, qui peut alors autoriser les spéculations les plus
variées, ou les plus folles. Par ailleurs, son déploiement spatial inédit dans l’horizontalité
tabulaire de la double page, instaurant un « espacement » de l’écriture et de la lecture, ainsi
qu’un mimologisme abstrait, ouvre l’interprétation sur le multiple et le pluriel, voire
l’indétermination ou l’indécidable, comme on le soutiendra dans un contexte post-
structuraliste. Cette aporie s’incarne dans le double héritage antinomique, valéryen et
blanchotien, d’un poème écartelé entre astre et désastre : page « élevée à la puissance du ciel
étoilé » ici, « chute sous la nécessité désastreuse », « espacement du mourir4084 », et « nuit
libérée d’étoiles4085 » là.
Mais le Coup de dés ne se réduit pas au paradoxe ; il apparaît aussi comme une éclaircie,
ou un horizon créateur, soit une traversée des apories. Cet état cette fois épiphanique se

4084
M. Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 9.
4085
Ibid., p. 13.

861
manifeste selon nous de deux manières. Avec ce ou cette « physique du livre », Mallarmé
aura dévoilé l’inconscient à la fois typographique et plastique de la chose littéraire, dont se
souviendront nombre de poètes après lui, de Claudel et Valéry à Leiris, Ponge, du Bouchet et
Butor, en passant par Apollinaire et Albert-Birot, pour ce qui est de la tradition française.
Comme le notait Ponge en 1957, la littérature existe « de plus en plus désormais par les
yeux4086 » ; il ajoutait, dans ce « véritable manifeste typographique4087 » qui s’en remettait à
« Mallarmé, Apollinaire, les dadaïstes » : « pratiquement, les notions de littérature et de
typographie à présent se recouvrent (non du tout, évidemment que toute typographie soit
littérature, mais l’inverse, oui, c’est très sûr)4088 ». Ainsi, le Coup de dés dévoile l’autre de la
littérature, et finalement aussi, l’autre du livre, à savoir sa dimension d’objet offert à la
perception, et non pas seulement de signe destiné à l’intellection.
Il sera aussi a posteriori ce grand texte-carrefour dont pourront s’autoriser à la fois ceux
des poètes modernes qui restent attachés à l’espace de la Page, nouvellement investi, jusqu’à
l’épure du poème, et ceux qui s’en détachent, pour aller vers la bande magnétique, la
« performance », ou l’écran d’ordinateur. Un de ses effets, et non des moindres, aura été sans
aucun doute de contribuer, pour le meilleur, et pour le pire – toujours ce « mallarmisme » – à
dissocier profondément poésie et lyrisme personnel. Le Coup de dés fait entendre la voix du
silence, la voix de personne, ou bien, à l’autre extrême, la voix de la Foule, fédérée par le
partage de la Partition. C’est bien autour de la question du sujet, de la subjectivité, et de
l’individuation, que se cristallise cette réception du poème, tant au plan littéraire qu’au plan
politique, ou philosophique : modernisme, structuralisme. Le Coup de dés révèle l’autre du
sujet.
Ainsi, ce texte ne s’est pas contenté d’être éclairé par l’histoire intellectuelle française ; il
a contribué aussi quelque peu, aux côtés bien évidemment d’autres œuvres, à la façonner en
retour. Son langage a servi de métalangage à la théorie littéraire post-structuraliste, comme à
une certaine conceptualisation philosophique engagée dans un projet de critique de la raison
instrumentale, du logocentrisme, et du sujet autonome. Derrida, Deleuze, Lyotard ont vu, sans
doute plus que lu, dans ce texte espacé, un modèle permettant de penser un envers, ou un en-
deçà, de la ratio occidentalis. Dans ces conditions, l’événement épiphanique du Coup de dés,
folie graphique, aura éclairé l’autre de la modernité occidentale, en aidant à raccorder la
pensée à des sources pré-socratiques, comme à des lointains étrangers aux schémas de la
civilisation de l’alphabet. Poème emblématique d’un mouvement de « retour aux

4086
Fr. Ponge, « Proclamation et petit four » (1957), Œuvres, éd. sous la dir. de B. Beugnot, Gallimard, 1999,
t. I, p. 641.
4087
B. Beugnot, « Introduction », Fr. Ponge, Œuvres, op. cit., p. XXVI.
4088
Fr. Ponge, « Proclamation et petit four » (1957), op. cit., p. 641.

862
idéogrammes4089 », poème incluant le hasard dans son contenu et sa forme de façon à feindre
l’aléa, le Coup de dés prend des allures de texte égyptien, chinois, carolingien, ou héraclitéen.
La postérité du Coup de dés, alors, se retourne en antériorité : elle tourne notre regard vers
un certain Orient, vers une certaine origine de l’Occident. L’archive dévoilerait-elle,
obliquement, une archè ?

4089
A. M. Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, op. cit., p. 109.

863
ANNEXES

Annexe 1 : La réception du Coup de dés en quelques dates (1897-2007)

Annexe 2 : Quelques recherches formelles méconnues (1916-1922)

Annexe 3 : Le Coup de dés interprété par « Art et Action » (1919-1942)

Annexe 4 : Le Coup de dés des artistes (Redon, Picasso, Duchamp, Focillon, Broodthaers)

Annexe 5 : Le Coup de dés au cinéma

Annexe 6 : Les séries typographiques du Coup de dés

Annexe 7 : Les principaux travaux critiques consacrés du Coup de dés

Annexe 8 : Les « modulations génériques » du Coup de dés

864
ANNEXE 1 : la réception du Coup de dés en quelques dates

La réception immédiate : 1897


Entrefilets :
- 27 avril : Emile Berr, Le Figaro
- 29 avril : Le Soir, Bruxelles [reprise à l’identique du texte du Figaro]
- 30 avril : G. J, « Le mouvement intellectuel », Le National
- 30 avril : Le Jour [reprise à l’identique du texte du National]

- 1er mai 1897 : édition Cosmopolis

- mai : Le Messager de Toulouse, Toulouse [reprise à l’identique du texte du National]


- 4 mai : Le Gaulois [non signé]
- 4 mai : Pontaillac (alias Alexandre Hepp), Le Journal
- 4 mai : Le Temps [non signé]
- 9 mai : « Littérature à musique », La Chronique, Bruxelles
- mai : Le Matin
- 23 mai : « F. R. », L’Hebdomadaire des Pays-Bas, La Haye
- 20 juin : Le Patriote, Bruxelles [reprise à l’identique de l’entrefilet du Figaro]

Articles :
- 1er mai : Henri Lapauze, Le Gaulois
- 12 mai : « Courrier de l’étranger », L’Indépendance belge, Bruxelles [non signé]
- 15 mai : Le Sphinx, L’Evénement
- 18 mai, Journal rouannais, Rouen [reprise à l’identique du texte de L’Evénement]

Parodie :
- 15 août : Adolphe Retté, « Idylle diabolique », La Plume

La disparition : 1898-1910

- 1898 : « L’idéal à vingt ans », L’Abeille de Fontainebleau, Fontainebleau (2 septembre)


- 1898 : Mauclair, « L’esthétique de Mallarmé », La Grande Revue (1er novembre)
- 1899 : Mellerio, « Les éditions Vollard », L’Estampe et l’Affiche (15 avril)
- 1899 : Mockel, Stéphane Mallarmé : un héros
- 1900 : Léautaud, notice bibliographique des « Poètes d’aujourd’hui » (Mercure de France)
- 1901 : Mauclair, L’Art en silence
- 1901 : Kahn, La Revue blanche ; repris dans Symbolistes et décadents (1902)
- 1906 : Walch, Anthologie des poètes français contemporains
- 1908 : Ghil, lettre à Valère Brussov

L’invention : 1910-1930

- 1910 : Thibaudet, La Phalange (20 décembre)


- 1912 : Régnier, « Choses d’hier et de jadis », Journal des Débats (14 juillet), repris en 1913 dans
Portraits et souvenirs
- 1912 (décembre) -1913 (janvier) : Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé
- 1913 : 27 janvier, lettre de Claudel à Gide suggérant une édition du Coup de dés ; 22 novembre,
conférence de Gide au Vieux-Colombier (« Verlaine et Mallarmé »)
- 1913 : Gourmont, « L’exégèse de Mallarmé », Le Temps (9 mars), repris dans Promenades littéraires
- 1913 : Marinetti, « Dopo il verso libero le parole in libertà », Lacerba, (15 novembre).
- 1914 : Papini, Mercure de France (1er février)

- 21 juillet 1914 : parution du Coup de dés en volume à la NRF

- 23 juillet 1914 : recension satirique d’André Billy dans Paris-Midi


- 25-30 juillet 1914 : lettre d’Apollinaire à Fagus (« je n’ai vu qu’il y a 2 jours le Coup de dés »)
- 27 juillet : recension hostile, non signée, dans le Gil Blas

865
- 28 août 1914 : recension favorable dans la revue futuriste La Voce (le « fameux » Coup de
dés)
- août 1914 : Breton charge Théodore Fraenkel de lui acheter le Coup de dés
- 1914 : A. Lichtenberger, « Réminiscence », La Guerre sociale (12 octobre)
- 1916 : Severini, « Symbolisme plastique et symbolisme littéraire », Mercure de France (1er février)
- 1916 : Ozenfant, L’Elan, février (« psychotypie et psychométrie »)
- 1916 : Tzara, « L’Amiral cherche une maison à louer », Cabaret Voltaire (15 mai)
- 1917 : Osmont, Le Mouvement symboliste
- 1918 : Georges-Armand Masson, « Aladinisme », La Caravane
- 1918 : lettre de Dermée à Tzara (Mallarmé sert de caution pour se préserver de la censure)
- 1919-1922 : Cocteau, Cap de Bonne-Espérance (projet de préface, non publiée)
- 1919 : Una jagada de dados jamas abolirà el acaso, trad. Rafael Cansinos-Assens, Cervantes, Madrid
(novembre)
- 1919 : Bonniot fait interdire l’orchestration polyphonique du Coup de dés (groupe « Art et Action »
dirigé par le couple Autant-Lara) prévue au Théâtre de la Renaissance le 14 novembre.
- 1919 : J. Royère, La Poésie de Mallarmé, Conférence du 14 novembre 1919 au Théâtre de la
Renaissance (Emile-Paul Frères)
- 1919 : G. Lavaud, « La grande misère de la poésie française », Les Marges (15 décembre)
- 1920 : Valéry, « Lettre au directeur des Marges », Les Marges (15 février)
- 1920 : G. Lavaud, Les Marges (15 février)
- 1920 : traduction en langue italienne (Enrico Cardile)
- 1921 : Paul Leclercq, Les Feuilles libres (janvier)
- 1921 : Christian, « La typographie », L’Esprit Nouveau (11-12, août-septembre)
- 1922 : P. de Massot, De Mallarmé à 391
- 1922 : Breton, « Les mots sans rides »
- 1922 : Marcello-Fabri, « Bilan poétique », Revue de l’Epoque (février) ; repris en 1925 dans 1925 et
notre art)
- 1922 : Masson, Un coup de dés (huile sur toile)
- 1922 : Lalou, Histoire de la littérature française contemporaine
- 1923 : lettre de Breton à Dujardin : le Mallarmé du Coup de dés reste à « découvrir »
- 1923 : Ghil, Les Dates et les Œuvres
- 1923 : Régnier, Proses datées
- 1923 : Clouard, La Poésie française moderne. Des romantiques à nos jours
- 1923 : Vaissière, Anthologie poétique du XXe siècle
- 1923 : Revon, « Note sur Mallarmé et l’état actuel de la poésie », La Muse française
- 1924 : Leiris, Journal

- 1925 : révélation d’Igitur


- 1925 : Claudel, « La philosophie du livre », NRF (1e octobre)
- 1925 : Boschot, Chez nos poètes
- 1925 : Faÿ, Panorama de la littérature contemporaine
- 1926 : Fort et Mandin, Histoire de la poésie française depuis 1850
- 1927 : Monda et Montel, Bibliographie des Poètes Maudits
- 1927 : Mornet, Histoire la littérature et de la pensée françaises contemporaines
- 1927 : Royère, Mallarmé
- 1927 : Thérive, Du siècle romantique
- 1927 : Charpentier, Le Symbolisme
- 1927 : Ellis, Stéphane Mallarmé in English Verse, Londres
- 1928 : A. Lichtenberger, « L’effort vers le néant », Victoire
- 1928 : Ozenfant, Art
- 1928 : Walter Benjamin, « Expert-comptable assermenté », Sens unique
- 1929 : Man Ray, Les Mystères du château du dé (court métrage produit par le vicomte de Noailles)
- 1929 : Pierre Chenal, Un coup de dés (court métrage produit par le vicomte de Noailles)
- 1930 : Fontainas, Dans la lignée de Baudelaire
- 1931 : Tzara, «Essai sur la situation de la poésie », Le surréalisme au service de la révolution
- 1937 : Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux

Les premières exégèses : 1930-1950

- 1931 : Soula, Gloses sur Mallarmé

866
- 1933 : Cooperman, The Aesthetics of Stéphane Mallarmé, New-York
- 1933 : Fabureau, Stéphane Mallarmé
- 1938 : Wais, Mallarmé
- 1940 : réimpression de l’édition de 1914
- 1942 : représentation du Coup de dés par Art et Action à la Société des Gens de Lettres (festivités du
centenaire de la naissance de Mallarmé)
- 1942 : Beausire, Essai sur la poésie et la poétique de Mallarmé
- 1943 : Blanchot, « Le Livre », Le Journal des Débats (20 janvier)
- 1943 : Roulet, Elucidation…
- 1943 : réédition en fac-similé de l’édition de 1914 (Roulet, Neuchatel, Ides et Calendes)
- 1943 : traduction en langue espagnole (Agustin O. Larrauri)
- 1945 : Johansen, Le Symbolisme
- 1945 : Benda, La France byzantine
- 1947 : H. Thomas, « Il y a cinquante ans paraissait Un Coup de dés » (Combat, 12 septembre)
- 1948 : Orliac, Mallarmé tel qu’en lui-même
- 1948 : Miomandre, Mallarmé
- 1948 : Sartre, lettre à Beauvoir (un poème « rigoureusement existentialiste »)
- 1948 : lithographies d’André Masson
- 1950 : Valéry, Ecrits divers sur Stéphane Mallarmé

Les monographies / les nouvelles avant-gardes : 1950-1980

- 1949-1951 : Cohn, L’Œuvre de Mallarmé « Un Coup de dés »


- 1951 : Bernard, « Le Coup de dés replacé dans une perspective historique »
- 1951-1952 : Boulez, projet d’orchestration du Coup de dés
- 1952 : réédition par Gallimard de l’édition de 1914
- 1953 : Davies, Vers une explication rationnelle du « coup de dés »
- 1953 : Sartre, « Stéphane Mallarmé », Ecrivains célèbres (t. III) ; repris en 1966, préface des Poésies
(Gallimard)
- 1954 : Gomringer : brève allusion au Coup de dés dans son manifeste de « poésie concrète »
- 1955 : Campos, « l’œuvre d’art ouverte »
- 1955 : Blanchot, L’Espace littéraire
- 1956 : traduction en langue anglaise (Daisy Aldan)

- 1957 : Schérer, le « Livre » de Mallarmé

- 1958 : Hyppolite, « Le Coup de dés et le message »


- 1959 : Blanchot, Le Livre à venir
- 1960 : vente Berès : épreuves de « l’édition Lahure », et lithographies de Redon
- 1961 : Masson, «Avertissement de l’illustrateur »
- 1962 : Deleuze, Nietzsche et la philosophie
- 1964 : Ponge, Quelques notes sur Eugène de Kermadec ; Pour André du Bouchet
- 1964 : Butor, « le livre comme objet », Essais sur le roman
- 1966 : Cohn, Mallarmé’s Master Work. New Findings
- 1966 : Damase, La révolution typographique depuis Mallarmé
- 1966 : Tardieu / Massin, Conversation-Sinfionetta
- 1966 : traduction en langue japonaise (S. Akiyama ; fonds Mondor de la Bibliothèque Doucet)
- 1967-1968 : projet de Massin (le poème-éventail)
- 1968 : Roche, « Leçons sur la vacance poétique », en tête d’Eros énergumène
- 1969 : Broodthaers, « Exposition littéraire autour de Mallarmé » (Anvers / Cologne)
- 1969 : Deleuze, Logique du sens
- 1971 : Lyotard, Discours, Figure
- 1972 : Kristeva, Essais de sémiotique poétique
- 1979 : Sartre, « l’engagement de Mallarmé », Obliques (texte de 1952)

- 1980 : édition Ronat ; polémique Cohn / Roubaud-Ronat (Critique, 1980-1982)

867
Horizon contemporain
- 1981-1982 : « état télématique » du Coup de dés par N. Boichot et G. Blanchard (« Antiope-Antenne
2 » le 12 mars 1981 ; rediffusion aux Rencontres de Lure, le 25 août 1982)
- 1983 : Mallarmé, Correspondance, éd. Mondor / Austin, t. X, (janvier-novembre 1897)
- 1985 : Marchal, Lecture de Mallarmé
- 1988 : Badiou, L’Etre et l’événement
- 1989 : Hélène Sage, « Un coup de dés… » (extraits), Comme une image (adaptation musicale)
- 1991 : Exposition Broodthaers au Jeu de Paume
- 1992 : J. P. Morel, « Mallarmé-Vollard. A qui la faute ? (Le Coup de dés, une affaire pas éteinte),
Poésie 92
- 1994 : Millan, Mallarmé. A Throw of the Dice
- 1995 : traduction en langue allemande (W. Richard Berger)
- 1997 : Bibliothèque Nationale de France : acquisition d’un jeu d’épreuves corrigées de l’édition
Vollard
- 1998 : Badiou, Petit manuel d’inesthétique
- 1998 : exposition du centenaire au Musée d’Orsay
- 2002 : Jenny, La Fin de l’intériorité, récompensé par le Prix H. Mondor en 2004
- 2003 : Lübecker, Le sacrifice de la sirène
- 2005 : Murat, Le coup de dés de Mallarmé, récompensé par le Prix H. Mondor en 2006
- 2005 : Chevrier, L’Art moderne selon Mallarmé (catalogue de l’exposition de Nantes)
- 2005 : Rancière, L’espace des mots
- 2005 : Jean-Paul Michel, Poursuivre avec Mallarmé [Un salut], William Blake & Co
- 2006 : Bibliothèque Nationale de France : acquisition d’un jeu d’épreuves corrigées de l’édition
Vollard

- 2007 : édition Françoise Morel (fac-similé du manuscrit, d’un jeu d’épreuves ; exégèse)

- 2007 : première traduction en langue arabe, par Mohammed Bennis (Ypsilon Editeur)
- 2007 : première édition du Coup de dés accompagnée des lithographies de Redon (I. Checcaglini et B.
Noël, Ypsilon Editeur)

868
Annexe 2 : Recherches formelles méconnues

Nicolas Beauduin, Signes doubles. Poèmes sur trois plans, Povolozky, 1921.

Incipit d’Ennoïa :

TON NOM

écho mystique
des 8 béatitudes évangéliques
(Orbe et Centre)
je ne veux pas le graver sur le sable
du périssable
du contingent
Monogramme de dédicace.
Je ne veux pas qu’il s’efface
Ombre morte
TON NOM

Il vola oiseau sur mes lèvres


Il chanta
Harpes et sistres
ENNOIA de symphonie

au seuil de mon âme éblouie

Encore, écoute !…

Il résonne Il tinte

et glisse en ma chair douloureuse


l’angoisse sainte
des contritions amoureuses.

869
Nicolas Beauduin, L’Homme cosmogonique, Povolozky, 1922.

Extrait de la première partie (page 9) :

Les Hommes

Nos doutes sont évanouis


Dans le décor mécanique où tout s’éclaire
(rythmes moléculaires)
vibre l’orchestration des forces.

Les cylindres d’acier hérissés d’aillettes


clament l’Objectif-Nouveau
celui de l’Aile
HOMMES - OISEAUX
tandis qu’un clair frisson s’exalte avec délices
du gouvernail aux pâles de l’hélice.

Ha nouvelle phase du monde !

Tout agrandi au diaphragme de ses rêves


l’Homme conquérant ausculte les cieux
plein d’un élan mystérieux
le poussant vers les sphères brûlantes
au ronflement des Machines - Volantes.

Retours

Ha les puissances du Moi !


analyses desséchantes, effrois
des soirs de doute traversés de mauvais anges, décadences
pessimisme vain des esprits déprimés,
désir d’anormal qui tordait nos aînés, magismes
odeur de la mort qu’ils humaient dans le vent,
dédain pour l’art athlétique et vivant,
écoles diaboliques, musées
pleurs sur l’acropole,
regrets de l’Agora et du Forum, tristesses monochromes
tout cela s’est enfui dans un passé sans nom,
essaim de monstres noirs et de démons.

870
Final (XII, « La Ville en Moi »):

Etre Gonflé d’un monde sans pareil


en en moi grondent des Machines
gésine et tourbillonnent des soleils.

Torture-joie
Force qui crée qui broie

Nombres rayons }
} battent à coups de rage
Lumières images }

Tous les désirs hantent mon sang

Ville-fournaise
où le fer brûle }
paroxysme de la matière
où l’air hennit }
où tout explose

vert
bleu Apothéose en l’infini
rouge
or

Ha mon corps règne il-li-mi-té


Monde je m’augmente de tes formes
et mon esprit ombre et clarté
s’arrête, épouvanté, en voyant,
(loi des équivalents)
(synchronismes sur plusieurs plans)
en moi même apparaître

1
—=1
1

(mathématique d’identité)

DE L’ETRE
la Cosmogonique-Unité
DE L’ETRE

871
Fernand Divoire, Ivoire au soleil. Poème à trois plans concentriques,
La Vie des Lettres, 1922.

Page 2 :

PLUS UN MOT

Plus une goutte d’encre


qui soit littérature
qui soit besogne d’homme de lettres.
Plus un mot qui vienne au dehors.

PLUS RIEN
DES CHOSES
QUI N’ONT PAS DE RACINE

Plus un mot des choses

qui ne trouvent pas de racine en toi


parcequ’elles n’ont pas de racine
et sont des fleurs d’un jour
et sont instantanément vie et mort
vie et mort simultanées.

Spontanément.
Ou rien.
Rien qui ne viennent de l’intérieur.
Rien de lu ni d’entendu.
Il veut brûler toutes les herbes
Dont le vent lui a confié les graines
Cultiver, marier les graines,

872
Page 3 :

doser couleurs, lignes, parfums,


disposer, tirer le cordeau,
c’est métier de jardinier.
C’est métier,
pas spontané.
Je ris.
Il veut créer des graines.
Ah ! créer des graines !
Il ne veut pas répéter ce mot
que je lui jette de l’extérieur.
Il ne veut pas
de ma belle semence de doute.
Il ne veut pas douter.

UN CRI
OUI
S’IL ÉCLATE

Un cri ?
Oui.

873
Fernand Divoire, Itinéraires (Poèmes avec Parenthèses), Stock, 1928.

Extrait de la « Note technique » (p. 8) :

1°) Dans les Poèmes avec parenthèses, l’auteur souhaite que l’on regarde comme formant
poème les mots imprimés en caractères forts, au commencement des lignes.
Le reste n’est à ses yeux qu’un développement explicatif.
L’auteur se contenterait volontiers du poème marginal, si ce poème donnait un juste départ de
ses propres ondes. Mais le lecteur ne saurait pas entourer chaque mot d’assez de silence. D’où
les parenthèses.

Extrait de la page 12, correspondant au texte d’Ivoire au soleil cité plus haut, ici remanié :

3. PLUS UN MOT

4. Plus une goutte d’encre


qui soit littérature
qui soit besogne d’homme de lettres.
Plus un mot qui vienne au dehors.

5. PLUS RIEN
DES CHOSES
QUI N’ONT PAS DE RACINE

6. Plus un mot des choses


qui ne trouvent pas de racine en toi
parcequ’elles n’ont pas de racine
et sont des fleurs d’un jour
et sont instantanément vie et mort
vie et mort simultanées.

7. Spontanément.
Ou rien.
Rien qui ne viennent de l’intérieur.
Rien de lu ni d’entendu.
Il veut brûler toutes les herbes
Dont le vent lui a confié les graines
Cultiver, marier les graines,
doser couleurs, lignes, parfums,
disposer, tirer le cordeau,
c’est métier de jardinier.

874
C’est métier,
pas spontané.

Annexe 3 : Le Coup dés interprété par « Art et Action » (1919-1942)

Nous proposons ici différents documents, tirés du fonds « Art et Action » déposé à la Bibliothèque de
l’Arsenal en 1952, et en partie répertoriés dans Art et Action. Laboratoire de théâtre. Catalogue (1912-1952),
Réunion des bibliothèques nationales / Bibliothèque de l’Arsenal, 1952. Nous adjoignons la mention « inédit »
quand le document mentionné n’a pas été cité dans la thèse de Michel Corvin, Le Laboratoire de théâtre Art et
Action. Etude sur le théâtre de recherche entre les deux guerres. Université de Lille III, 1973 (version abrégée :
Le Théâtre de recherche entre les deux guerres. Le laboratoire Art et Action, L’Age d’homme / la Cité,
Lausanne, 1976).

1) Extrait de l’arrêt du Tribunal Civil de la Seine (14 novembre 1919) : inédit

(…) Attendu que le Docteur Bonniot nous demande, en sa qualité de seul héritier du poète Stéphane
Mallarmé de décider qu’il soit sursis à la représentation de « Un Coup de dés » annoncée pour aujourd’hui à
16h30 au Théâtre de la Renaissance.
Attendu qu’il fonde sa prétention sur ce que l’exécution projetée telle qu’elle résulte des énonciations du
programme ne correspondrait pas à la conception artistique du poète.
Attendu que les défenseurs ne rapportent pas la preuve de l’autorisation nécessaire du repésentant du poète
Mallarmé.
(…) il sera sursis à l’exécution annoncée du poème « Un Coup de dés ».

Président Servin4090.

2) Les différentes représentations du spectacle à Paris :

-14 novembre 1919, Théâtre de la Renaisance (création) : représentation interdite par voie d’huissier sur ordre du
Docteur Bonniot, exécuteur testamentaire de Mallarmé. Le poème devait être interprété à 13 voix
-7 mai 1920, Atelier de Jeanne Ronsay (le fonds n’apporte aucune information supplémentaire)
-4 et 5 mars 1922 (le fonds n’apporte aucune information supplémentaire)
-24 novembre 1923, Théâtre Raymond Ducan (le fonds n’apporte aucune information supplémentaire)
-27, 28 et 29 mars 1931 (le fonds n’apporte aucune information supplémentaire)
-22 mars 1942, Société des Gens de Lettres : représentation proposée dans le cadre du centenaire de la naissance
de Mallarmé ; présentation de Dujardin ; causeries de Fargue et de Cocteau, en tant que membres de l’Académie
Mallarmé. Interprétation du Coup de dés à 9 voix, et lecture de poèmes.

3) Troupe de la création (1919): 13 personnes


voix centrale : M. de Max
autres voix : Mlle Garcia Mlle Viala Mlle Méthivier
Mlle Le Quéré Mlle Beit Mlle Reylda
M. Fraticelli M. Marnès Mlle Dolly-Fairly
M. Dollone M. Corne M. Vermeil

4090
Fonds « Art et Action », documentation éditée , B.N.F. Cet arrêt a été collé sur une page de l’édition du
Coup de dés de 1914, exemplaire personnel des Autant.

875
4) Troupe de la Société des Gens de Lettres (1942) : 9 personnes
voix centrale : Georges Lycan
autres voix : Mlle Artémis Mlle Garcia Mme Bonnet
Mlle Fargue M. Barthet M. Berthon
Mlle Akakia-Viala M. Doublet

5) Conception du spectacle (texte manuscrit non daté, rédigé et signé par Edouard Autant) :
inédit
Composition scénique du poème « Un Coup de dé (sic) »
La composition littéraire du poème « Un Coup de dé (sic) » se décompose pour la scène en 2
éléments dramatiques :
1°) le texte, spécialement suggestif, qui, dans son ensemble contient la projection sensible de
toute l’œuvre en chaque auditeur,
2°) deux arguments cartésiens qui étonnent par leur rigoureuse formalité : l’un distribué au
cours de l’ouvrage, le second en thème de conclusion :
c) UN COUP DE DÉS
JAMAIS
N’ABOLIRA
LE HASARD

d) TOUTE PENSÉE ÉMET UN COUP DE DÉS

La préface écrite par Mallarmé implique une réalisation composée orchestralement (cf
édition NRF de1914)

[citation fautive de quelques passages de la préface de 1897 : « contrepoint de cette pensée


(sic) ; « la Musique entendue au concert »]

Ceci pour la réalisation du Texte d’ensemble.


Pour la réalisation des 2 arguments, considérant la dimension et le dispositif typographique,
l’émission se doit d’en déterminer l’intensité et la localisation (puissance et lieu).
Le dynamisme sonore sera donc cheminé au parcours des ondes et constitué d’un écho amplifié et
tonalisé, ( la localisation de ces deux arguments serait circonscrite à la limite des voûtes cathédrales
(croisées d’ogive et en particulier celles de Notre-Dame-la-Grande de Poitiers, génératrices de cette
audition)4091.

4091
Fonds « Art et Action », documentation manuscrite, B.N.F.

876
6) Fragment inédit, non daté, non signé :
Le « Coup de dés », ce poème de Mallarmé difficilement intelligible à la lecture s’éclaire à la scène de
lueurs mystérieuses et fugitives4092.

7) Extrait inédit d’un programme de 1922 :


« Un Coup de dés », poème de Mallarmé. « polyphoné par Mme Lara et dit derrière un symbolique
décor, le poème de Mallarmé, difficilement intelligible à la lecture s’éclaire de lueurs mystérieuses et
fugitives ».

8) Extrait du texte référencé sous le titre « Le Simultané est »4093 ; deuxième partie, « Etude
sur le décor et la mise en scène des œuvres polyphoniques et simultanées » :

Polyphonie :
(…) Son intention précisée en sa préface de réaliser le « Coup de dé (sic) » orchestralement
peut admettre une distribution de 3 masses vocales le décor ainsi constitué d’un mur
polyphonique ■ figurativement pointés en marche exprimant en architecture le mouvement du
poème chaque interprète y a son rang et sa distance au mur polyphonique mesures
vocalement dans le but d’assouplir le stationnement aux interférences des ondes sonores • le
trait mixte, rectiligne, indiqué mesurant les distances des interprètes peut être considéré
comme le développement linéaire de la parabole de résonnance soit : quatre phases
d’évolution à la base desquelles sont tissés les fils tendus en liaisons convergentes et
ascendantes, telles des attractions proportionnelles aux destinées.

9) En marge d’une photographie du décor du spectacle de 1922 (inédit) :


Les Dés voués à l’inquiétude de leur mouvement jusqu’à l’impénétrable fortune, luttant contre
l’inévitable des destinées : le faisceau des voix, suivant dans le Temps, chaque étape, chaque heurt,
[texte interrompu]

4092
Phrase manuscrite, notée sur un carton accompagnée de la mention « la Presse ». Il s’agit sans doute d’une
phrase tirée d’un article de presse, appréciée par les Autant, comme le montre le second fragment cité, qui
comporte des guillemets.
4093
Il s’agit d’un texte dactylographié en partie inédit, non daté et non paginé, daté de « 1932 » par le Catalogue,
et cité par M. Corvin dans sa thèse de 1973. Il comporte deux parties distinctes. La première s’intitule « Le
simultané est » ; en nous reportant à l’anthologie de Barzun L’Art orphique, qui cite le texte de cette
« conférence devant le public d’Art et Action en septembre 1923 », « mainte fois reproduit ou cité depuis lors »
(L’Art orphique, op. cit., p. 14), nous voyons qu’il faut revoir cette datation. La deuxième partie, située
immédiatement après, intitulée « Etude sur le décor et la mise en scène des œuvres polyphoniques et
simultanées », ne semble pas avoir été publiée. Il est possible qu’elle date aussi de ces années 1920, et non de
1932.

877
10) Distribution des voix en 19424094 :
La documentation propose le dispositif suivant :

a) Tessiture des voix :


Voix centrale : très grave
Voix 2, 3, et 4 : grave
Voix 5, 6, et 7 : claire
Voix 8 : très claire
Voix 9 : moyenne

b) Valeur des voix :


Normale / forte / fortissimo / piano / pianissimo / mezza voce

Nous transcrivons sur cette base l’ensemble du Coup de dés interprété de cette manière. Sauf
indication, c’est la valeur « normale » qui est employée.

Page 1 :
Voix centrale, fortissimo : UN COUP DE DÉS

Page 2 :
Voix centrale, fortissimo : JAMAIS
Toutes les voix, forte : QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES
Voix 2,3 et 4 : DU FOND D’UN NAUFRAGE

Page 3 :
Voix 2 : SOIT
Voix 3 : que
Voix 4 : l’Abîme
Voix 2 : blanchi
Voix 4 : étale
Voix 3 : furieux
Voix 3- 2 : sous une inclinaison
Voix 3- 2 : plane désespérément
Voix 5, pianissimo : d’aile
Voix 2, piano: la sienne
Voix 3 : par avance retombée d’un mal à dresser le vol
Voix 4 : et couvrant les jaillissements
Voix 3 : coupant au ras les bonds
Voix 2 : très à l’intérieur résume
Voix 2-3, piano : l’ombre enfouie dans la profondeur par cette voile alternative
Voix 2-3-4 : jusqu’adapter
Voix 4 : à l’envergure
Voix 3 : sa béante profondeur en tant que la coque
Voix 2-4 : d’un bâtiment
Voix 2-4, piano: penché de l’un ou l’autre bord
4094
La distribution des voix en 1919 peut être reconstituée à partir de documents non référencés dans le
Catalogue, qui nous ont été communiqués par la responsable du fonds, Madame Coutin. Mais les informations
venant de cette source restent lacunaires, beaucoup moins précises que celle proposées par les documents du
fonds classés par les donateurs, qui ont choisi de se limiter à la représentation de 1942. C’est donc cette version
du spectacle que nous donnons ici, visiblement la plus fidèle à l’esprit du travail du Laboratoire.

878
Page 4 :
Toutes les voix, forte : LE MAÎTRE
Voix 4: hors d’ancien calculs
Voix2 : où la manœuvre avec l’âge oubliée
Voix3 : surgi
Voix4 : inférant
Voix3 : jadis il empoignait la barre
Voix4 : de cette conflagration à ses pieds
Voix3 : de l’horizon unanime
Voix 2: que se prépare
Voix 4: s’agite et mêle
Voix : au poing qui l’étreindrait
Voix : comme on menace un destin et les vents
Voix, forte : l’unique Nombre qui ne peut pas être un autre
Voix4-6-7, piano : Esprit
Voix 6 : pour le jeter
Voix 3-4 : dans la tempête
Voix 4 : en reployer la division et passer fier
Voix 2, mezza voce : hésite
Voix 4, forte : cadavre par la bras
Voix 3, forte : écarté du secret qu’il détient
Voix 2 : plutôt
Voix 4 : que de jouer
Voix 4 : en maniaque chenu
Voix 2 : la partie
Voix 3 : au nom des flots
Voix 2-3, forte : un
Voix 2-3 : envahit le chef
Voix 2 : coule en barbe soumise
Voix 4, mezza voce : naufrage cela
Voix 2, forte : direct de l’homme
Voix 3 : sans nef
Voix 2 : n’importe
Voix 4 , mezza voce : où vaine

Page 5 :
Voix 3 : ancestralement à n’ouvrir pas la main
Voix 2 : crispée
Voix 4 : par delà l’inutile tête
Voix 2 : legs en la disparition
Voix 3 : à quelqu’un
Voix 2, piano : ambigu
Voix 4 : l’ultérieur démon immémorial
Voix 3 : ayant
Voix 2 : de contrées nulles
Voix 4 : induit
Voix 2-4 : le vieillard vers cette conjonction suprême avec la probabilité
Voix 4 : celui
Voix 3 : son ombre puérile
Voix 4, mezza voce : caressée et polie et rendue et lavée
Voix 2 : assouplie par la vague et soustraite

879
Voix 3 : aux durs os perdus entre les ais
Voix 2, forte : né
Voix 4 : d’un ébat
Voix 3 : la mer par l’aïeul tentant ou l’aïeul contre la mer
Voix 4, mezza voce : uen chance oiseuse
Voix 2, forte : Fiançailles
Voix 3 : dont
Voix 4: le voile d’illusion rejaillit leur hantise
Voix 2, piano : ainsi que le fantôme d’un geste
Voix 3, piano : chancellera
Voix 4, piano : s’affalera
Voix 2, mezza voce : folie
Voix centrale, fortissimo : N’ABOLIRA

Page 6 :
Voix 5 : COMME SI
Voix 7, piano : une insinuation
Voix 5, piano: simple
Voix 6, piano: au silence
Voix 5, piano: enroulée avec ironie
Voix 6 : ou
Voix 7 : le mystère
Voix 9, forte : précipité
Voix 6, forte : hurlé
Voix 5 : dans quelque proche
Voix 9, forte : tourbillon d’hilarité et d’horreur
Voix 6, pianissimo : voltige
Voix 6, forte: autour du gouffre
Voix 8 : sans le joncher
Voix 5 : ni fuir
Voix 5-7, mezza voce : et en berce le vierge indice
Voix 5-7 : COMME SI

Page 7 :
Voix 8, piano : plume solitaire éperdue
Voix 5 : sauf
Voix 5-7 : que la rencontre ou l’effleure une toque de minuit
Voix 6 : et immobilise
Voix 9, forte : au velours chiffonné par un esclaffement sombre
Voix 5 : cette blancheur rigide
Voix 6 : dérisoire
Voix 9 : en opposition au ciel
Voix 8, forte : trop
Voix 6 : pour ne pas marquer
Voix 5 : exigüment
Voix 6 : quiconque
Voix 3 : prince amer de l’écueil
Voix 7 : s’en coiffe comme de l’héroïque
Voix 9 : irrésistible mais contenu
Voix 7 : par sa petite raison virile
Voix 6-9 : en foudre

Page 8 :
880
Voix 6 : soucieux
Voix 9 : expiatoire et pubère
Voix 6, mezza voce : muet
Voix 5 : rire
Voix 8 : que
Voix 5-7, forte : SI
Voix 5 : la lucide et seigneuriale aigrette
Voix 9 : de vertige
Voix 6 : au front invisible
Voix 7 : scintille
Voix 6 : puis ombrage
Voix 5, pianissimo : une stature mignonne ténébreuse
Voix 7 : debout
Voix 5, pianissimo : en sa torsion de sirène
Voix 6, forte : le temps
Voix 9, forte : de souffleter
Voix 6 : par d’impatientes squames ultimes
Voix 9, forte : bifurquées
Voix 6-9, forte: un roc
Voix 5-7 : faux manoir
Voix 6-9 : tout de suite
Voix 5-7: évaporé en brumes
Voix 6-9, forte: qui imposa
Voix 5-7: une borne à l’infini

Page 9 :
Toutes les voix, forte : C’ETAIT
Voix 5-7, forte: issu stellaire
Toutes les voix, forte : LE NOMBRE
Toutes les voix, forte : EXISTÂT-IL
Voix 5-7 : autrement qu’hallucination éparse d’agonie
Toutes les voix, forte : COMMENÇÂT-IL ET CESSÂT-IL
Voix 4 : sourdant que nié et clos quand apparu
Voix 8, mezza voce : enfin
Voix 4 : par quelque profusion répandue en rareté
Toutes les voix, forte : SE CHIFFRÂT-IL
Voix 4 : évidence de la somme pour peu qu’une
Toutes les voix, forte : ILLUMINÂT-IL
Voix 3-6-9, forte : CE SERAIT
Voix 7 : pire
Voix 5-7: non
Voix 6: davantage ni moins
Voix 5-9, mezza voce : indifféremment mais autant
Voix centrale, fortissimo : LE HASARD
Voix 5, mezza voce : Choit
Voix 7, mezza voce : la plume
Voix 6 : rythmique suspens du sinistre
Voix 7 : s’ensevelir
Voix 2, mezza voce : aux écumes originelles
Voix 8 : naguères d’où sursauta son délire jusqu’à une cime
Voix 3, forte : fétrie
Voix 9, forte : par la neutralité identique du gouffre

881
Page 10 :
Voix 5, forte : RIEN
Voix 3 : de la mémorable crise
Voix 2 : où se fût
Voix 9 : l’événement
Voix 6 : accompli en vue de tout résultat nul
Voix 4 : humain
Voix 4-5-6-7, forte : N’AURA EU LIEU
Toutes les voix, pianissimo : une élévation ordinaire verse l’absence
Toutes les voix, forte : QUE LE LIEU
Voix 4-9, mezza voce : inférieur clapotis quelconque comme pour disperser l’acte vide
Voix 2 : abruptement qui sinon
Voix 5-7: par son mensonge
Voix 9 : eût fondé
Voix 6 : la perdition
Voix 3 : dans ces parages
Voix 5 : du vague
Voix 2-4-9 : en quoi toute réalité se dissout

Page 11 :
Voix 8, forte : EXCEPTÉ
Voix 5, forte : à l’altitude
Voix 7, forte : PEUT-ÊTRE
Voix 5-7 : aussi loin qu’un endroit
Voix 5-7 : fusionne avec au delà
Voix 3-6-9 : hors l’intérêt
Voix 4 : quant à lui signalé
Voix 2 : en général
Voix 6 : selon telle obliquité par telle déclivité
Voix 5 : de feux
Voix 8, forte : vers
Voix 5 : ce doit être
Voix 5 : le Septentrion aussi nord
Voix 5-8, forte : UNE CONSTELLATION
Voix 6, forte : froide d’oubli et de désuétude
Voix 4, mezza voce : pas tant
Voix 7 : qu’elle n’énumère
Voix 2 : sur quelque surface vacante et supérieure
Voix 3 : le heurt successif
Voix 5 : sidéralement
Voix 6 : d’un compte total en formation
Voix 7 : veillant
Voix 2 : doutant
Voix 5 : roulant
Voix 4 : brillant et méditant
Voix 4 : avant de s’arrêter
Voix 8 : à quelque point dernier qui le sacre
Toutes les voix, pianissimo : Toute Pensée émet un Coup de Dés

882
Annexe 4 : le Coup de dés des artistes

1) Les lithographies d’Odilon Redon (1897-1898)

Planche I, 30 x 24 (Mellerio, n° 186) : Femme de profil vers la gauche, coiffée d’une sorte de
hennin surmonté d’une folie. Elle regarde un amalgame confus d’objets divers.

Planche II, 20 x 7 cm (Mellerio, n° 187) : A gauche, en bas, une tête d’enfant, vue de face. Au
loin, un arc-en-ciel partie sombre et partie lumineux. Au-dessus, des fleurs comme jetées dans
l’espace.

Planche III, 26 x 24 cm (Mellerio, n° 188) : Une femme tournée vers la gauche, et portant sur
la tête une toque ornée de plumes. Son long corps mince rejette le buste en arrière, faisant saillir la
poitrine en une courbe gracieuse de lignes4095.

2) Picasso, « Un coup de thé »4096 (1912-1913)

Titre habituel : « Bouteille, verre, et journal sur une table »


Technique : papier collé et fusain sur papier
Format : 62 x 48
Première exposition : 1937

3) Duchamp : Quand bien même (1915)

-Notes et dessin

-Archives Arensberg, Francis Bacon Library, Claremont, Californie.

4) H. Focillon : Un coup de dés jamais / n’abolit (sic) le hasard (s. d.)

-Crayon sur papier : 0, 309 x 0, 210


-Bucarest, Cabinet des Estampes

4095
A. Mellerio, Odilon Redon (1913), op. cit., p. 124.
4096
Voir P. Daix, Le Cubisme de Picasso. Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Ides et Calendes, Neuchâtel,
1979, p. 293.

883
5) Marcel Broodthaers (1969-1970)
A) Lettre ouverte stencilée distribuée à Anvers, en décembre 1969, le jour du vernissage de
« Exposition littéraire autour de Mallarmé : Marcel Broodthaers à la Deblioudebliou / S »4097 :

Antwerpen, 2 décembre ‘69

Chers amis,

Sur aluminium anodisé, des sillons gravés exactement dans le même ordre
et la même dimension que la typographie du texte du poème : Un coup de Dés
de Mallarmé. Enfin sur papier mécanographique transparent. Système de
supports correspondant au papier Monval et au vélin d’Arches de l’édition
originale. (1914) Le travail de copie a été exécuté sur l’exemplaire n°35
appartenant à Monsieur Duboscq.

Pourquoi ?
Sans doute, Magritte rencontré, il y a longtemps, m’invite à méditer ce
poème. Donc, j’oubliai, je méditai… aujourd’hui, je fais cette Image.
Je dis Adieu. Longue période vécue. Adieu à tous, hommes de lettres décé-
dés. Artistes morts.
Nouveau ! Nouveau ? Peut-être. Excepté. Une constellation.

Un coup de Dés…
Actuellement beaucoup de références : W. Swennen, J. M. Vlaeminck…
Aussi Lacan. « Ecrits »… dans une somme mallarméenne. Le dernier
alinéa, page 892 :
« Le seul énoncé absolu a été dit par qui de droit : à savoir qu’aucun
coup de dés dans le signifiant, n’y abolira jamais le hasard, - pour la
raison, ajouterons-nous, qu’aucun hasard n’existe qu’en une détermina-
tion de langage, et ce sous quelque aspect qu’on le conjugue, d’automa-
tisme ou de rencontre ».
Qui de droit : Lettres volées à l’alphabet.

Ceci à l’occasion d’une exposition (A voir aussi le poème de Mallarmé


écrit sur des chemises de la police de Dallas.) de ces plaques, de ces
livres et d’une lecture sur le sujet par Pierre Verstraeten.

Marcel Broodthaers

Exposition – W. W. S. Lecture : A 37 90 89

4097
Cette lettre est reproduite dans Marcel Broodthaers, catalogue sous la dir. de C. David et V. Dabin, Galerie
du Jeu de Paume / R.M.N.,1991, p. 140.

884
B) Transcription de feuillets manuscrits exposés en 1970 à Bruxelles (Galerie
MTL)4098 :
Feuillet 24099 :

Il a été tiré de cette image du poème de Mallarmé UN COUP DE DES


JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD le 25 novembre 1969, à Anvers,
10 exemplaires sur aluminium anodisé numérotés de I à X, et 90
exemplaires sur papier mécanographique transparent, numérotés de 1
à 90. Le tout constituant une édition originale copiée sur l’édition du
texte du Poème de 1914.

Feuillet 3 :

1) Un Coup de dés… [dessins des doubles pages du poème, le texte étant réduit à des lignes]
(tirage illimité)

publie… (j’édite)

2) projections dias. Système de lecture.


3) couverture nrf. objet / bibliothèque, armoire, fenêtre ? / prison,
expression momentanée du hasard
4) son ; hauteur et durée en fonction du volume de la typographie > musique essentielle
(compréhensible)

Théorie : M. > « la Poésie est la source »


M. est la source de l’art contemporain.
nouvelle notion d’espace, démonstration
par (1) (que M. ne pouvait produire à son époque). Il
invente inconsciemment l’espace moderne.

Influence profonde sur la nature de


l’image par le message du Coup
de dés… d’Igitur. cf Magritte
(prince amer de l’écueil) (coque…)
La pensée de M. aboutit à 2 voies
1. l’espace 2. l’Image
réunies dans un seul esprit

destruction
du Donc le mot ou l’idée – indissolublement
critique d’art lié à l’être se trouve être à l’origine des
notions modernes d’espace dans les Arts Plastiques

4098
Ces feuillets sont reproduits dans Marcel Broodthaers, catalogue sous la dir. de C. David et V. Dabin, op.
cit., p. 149. Il s’agit de feuillets tirés d’un ensemble de 19, constituant la « partie A », fragment d’un tout
constitué de 4 parties.
4099
Texte manuscrit, raturé, rédigé à la fin du texte du Coup de dés recopié indépendamment de sa mise en
espace.

885
et la musique. Tout autre mystère

Feuillet 4 :

Négation profonde de l’esprit philosophique


puisqu’il entraîne la pensée vers des
rapports artistiques entre les hommes,
c’est-à-dire n’abolissant pas

Un coup de dés

Ce serait un traité de l’art. Le dernier en


date, celui de Léonard de Vinci a perdu de son importance
car il accordait aux Arts Plastiques une part trop grande et
on le devine aujourd’hui, à ses maîtres (les Médicis ?)

Y a-t-il négociation ou montage entre


le mot et l’image ? entre l’idée et son
théâtre M. ?

A partir du Coup de dés, cette quantité


négligeable imprimée, tout courage
devenu inutile, le « meurtre est ne (s’il fût jamais qu’une image criminelle)
non-écrit. Il fut, sans certitude.

M. comme précurseur de l’Art Contemporain.


M. modèle

Modèle
Mallarmé
Magritte
Marcel
Musée

M. ensuite les prolongements dans différents


mode (sic) spectacle total à partir d’une
idée unique (Il est faussement,

886
Annexe 5 : le Coup de dés au cinéma

A) Man Ray, Les Mystères du château du dé (1929)

Fiche descriptive du film4100 :

-court-métrage en 35 mm, noir et blanc, muet, 25 minutes


-assistant-opérateur : Jacques-André Boiffard
-interprètes : Charles de Noailles, Marie-Laure de Noailles, Marcel Raval, Lily Pastré, Etienne de
Beaumont, M. et Mme Henri d’Urcel, Jacques André Boiffard et Man Ray
-producteur : Charles de Noailles
-visa de censure : 26 avril 1929
-tournage : villa Mallet-Stevens (Hyères)
-accompagnement sonore : Gymnopédies 1 et 2 d’Erik Satie ; Samba Tembo de T. Krudson ; Batucada
de Don Alfonso ; Swinga-Dilla Street de R. Johnson-Silver ; Shu-Shu de Almeida et De Souza
-première présentation privée au domicile parisien des Noailles le 1er mai 1929 ; projection privée au
Studio des Ursulines le 12 juin 1929 avec Un Chien andalou de Buñuel et Dali ; projections publiques
au Studio des Ursulines le 14 juin, et du 4 octobre au 30 décembre 1929

Synopsis :

Deux points blancs surgissent du fond de l’écran noir, et


grandissent en se rapprochant. Un intertitre indique alors : « Un coup
de dés jamais n’abolira le hasard ». Une main artificielle contient deux
dés, dont le total fait sept. Apparaissent alors deux « châteaux »,
l’antique surplombant le moderne. Deux hommes, attablés dans un
café parisien, jettent les dés pour savoir s’ils vont partir. Les dés les
lancent dans l’aventure. Ils voyagent en automobile avant d’arriver

4100
Source : Les Films de Man Ray, Centre National d’Art et de Culture, G. Pompidou, cassette vidéo VHS,
1998.

887
dans un château énigmatique, en apparence inhabité. Ils visitent
l’intérieur du château. Une nuit se passe.
Le lendemain, ils découvrent quatre personnes en peignoir, la tête
recouverte d’un bas de soie, couchés par terre, et jouant aux dés. Deux
dés géants, lancés au milieu des peignoirs vides, font un total de 7.
Ces hommes et ces femmes évoluent alors dans une piscine,
plongeant, nageant, se peignant les cheveux, jouant avec un tuyau
souple. Une fois sortis de l’eau, exhibant leurs maillots rayés, la tête
toujours enveloppée d’un bas de soie, ils exécutent des mouvements
de gymnastique, font les pendus, jouent avec des balles et des ballons.
Ils s’allongent ensuite sur le sol de la terrasse, s’endorment, et
disparaissent.
Un homme et une femme surviennent alors, le visage recouvert
d’un bas de soie. Ils marchent sur le gazon du jardin, non loin d’une
paire de dés géants, qu’ils mettent en mouvement de leurs pieds. La
nuit tombe. L’homme et la femme montent sur la terrasse, enlèvent
leurs manteaux, dansent à proximité d’une statue d’angle, puis se
figent dans une pose sculpturale pendant que l’image se solarise. La
caméra opère alors un mouvement rotatif de 180 degrés en montrant
les arbres et le ciel. De nouveau cette main artificielle qui laisse
apparaître un total de 6 cette fois, puis laisse tomber les dés. Le film
s’achève sur cette main vide, qui retombe, comme morte, saisie en
gros plan.

888
Texte présenté sur les cartons :

-Comment deux voyageurs arrivèrent à Saint-Bernard, et ce qu’ils virent dans les ruines d’un
vieux château, au-dessus desquelles s’élève un autre château de notre époque.

Les voyageurs : MAN RAY


J. – A. Boiffard

-« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard »

- Loin de là, à Paris

-« On part ? »

-« On ne part pas. »

-«On part ! »

-« Où allons-nous ? »

-Les portes de Paris s’ouvre sur l’inconnu…

-… à toute vitesse, par monts et par vaux, à travers la France

-Prestigieux, comme marqué par un étrange destin, un château…

-Etoile du jour

-L’intrus

-Personne

-Personne

-Personne, PERSONNE !

-Les secrets de la peinture

- C’est alors que retentit pour la première fois, dans ces salles, cette question, cette humaine
question : « où sommes nous ? »

-« Allons nous-en, sortons. »

-« Ainsi vit la nuit »


- Mais quand parut le matin

-Insolites, dans un coin oublié :

-« Un coup de dés… »

889
-«… jamais n’abolira… »

-« …LE HASARD »

-Existe-t-il des fantômes d’action ?…des fantômes de nos actions passées ? Les minutes
vécues ne laissent-elles pas des traces concrètes dans l’air et sur la terre ?

-La femme…la jongleuse

-Eve sous marine

-Les déités des eaux vives


Laissent couler leurs cheveux

-Piscinéma

-Mane-Thecel-Phares

- Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre


Marchait et respirait dans un peuple de Dieux
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère…

-Minerve casquée

- Passe, il faut que tu suives


Cette belle ombre que tu veux

- Ô ! Sommeil, Ô ! Soleil, ma vie sera


soumise à tes lois
Et je fermerai les yeux
quand tu disparaîtra.

-Belle étoile d’amour, belle étoile d’ivresse…

-Alors les deux voyageurs arrivèrent dans ces lieux.

-Qui montèrent sur les terrasses.

-Deux voyageurs qui cherchèrent…

-Deux voyageurs qui restèrent ?

-Deux voyageurs qui ne restèrent pas ?

-Deux voyageurs qui restèrent.

-… Mais quand vint la seconde nuit…

-…QUI RESTÈRENT.
-FIN.

B) Pierre Chenal, Un Coup de dés… (1929)

890
Fiche descriptive du film4101 :
-35 mm / 16 min.
-Réalisation et scénario : Pierre Chenal
-Photographie : Jean Goreaud
-Production : vicomte et vicomtesse de Noailles
-Projection au Studio des Ursulines en 1929

Synopsis rédigé par Chenal4102 :


Un coin de Paris. : un type en train de pédaler disparaît tout à coup. Son vélo continue à
rouler tout seul. Une guinguette à Nogent : une jeune femme danse avec son futur mari.
Soudain elle disparaît. Le futur mari continue à danser puis s’arrête interloqué. D’autres
disparitions aussi étranges se succèdent, les badauds ne semblent pas s’en étonner. Un
écrivain en mal d’inspiration, affalé devant sa machine à écrire, observe les disparus qui
viennent de réapparaître sur la table, sous la forme d’homoncules, tout ahuris de se trouver
devant un géant au regard vitreux. La main de l’écrivain s’empare du cornet à dés dans lequel
il enfourne les petits personnages avec l’espoir que de leur rencontre fortuite puisse surgir
l’inattendu ! Il secoue fortement le cornet et renverse son contenu sur la table. Hélas, les
intrigues qui se nouent sous ses yeux sont d’une écœurante banalité. Dégoûté, notre amateur
balance ses anti-héros par la fenêtre. Le cycliste retombe sur son vélo et pédale, la danseuse
et son partenaire reprennent leur danse, ainsi de suite…Toujours sous l’emprise de la colère,
l’écrivain flanque sa machine à écrire par la fenêtre. Passe un très vieux et tremblotant
académicien en habit vert, sabre et bicorne. La machine lui tombe sur le crâne et le pulvérise.
Un intertitre apparaît sur l’écran :
« Drame de la jalousie ! Un écrivain raté tue un immortel ».
Chez Gégène, à Nogent. Tous les disparus-réapparus, en tenue de carnaval, chevauchent des
vélos dissymétriques, suivent, abominablement secoués, le couple de jeunes mariés qui
pédalent à folle allure vers l’église.

C) Danièle Huillet / Jean-Marie Straub, « Toute révolution est un coup de dés »


(1976)

Fiche descriptive du film4103 :


– France, 10 min ; 35 mm, couleur, format 1/1,37.
– (ré)citants : Helmut Färber, Michel Delahaye, Georges Goldfayn, Danièle Huillet ; Manfred Blank, Marilù
Parolini, Aksar Khaled, Andrea Spingler, Dominique Villain.
– Photographie : Willy Lubtchansky, Dominique Chapuis.
– Son : Louis Hochet, Alain Donavy.
– Montage, production : Danièle Huillet et Jean-Marie Straub.
– Tournage : deux jours au cimetière du Père-Lachaise, Paris, 9 et 10 mai 1977.
– Matériel : une Arriflex 120, un Nagra.

4101
Source : P. Chenal, Souvenirs du cinéaste. Filmographie. Témoignage. Documents, éd. P. Matalon, Cl.
Guiguet, J. Pinturault, Editions Dujarric, 1987, p. 30.
4102
Ibid., p. 29.
4103
Source : Site de la Cinémathèque française (Benoît Turquety).

891
Annexe 6 : Les séries typographiques du Coup de dés

« l’intérieur du Poème4104 » : 4 corps typographiques


1) « Très grandes capitales4105 » : « un coup de dés / jamais / n’abolira / le hasard »

[« Motif prépondérant »]

2) Corps intermédiaire en capitale et en italique (« italiques plus fortes ») : « si4106 / c’était / le


nombre / ce serait »

[« Motif secondaire »] ?

3) Corps de base

a) en capitale, romain (« capitales romaines du corps ») : « quand bien même lancé dans des
circonstances / éternelles / du fond d’un naufrage / soit / le Maître / existât-il / commençât-il et cessât-
il / se chiffrât-il / illuminât-il / rien n’aura eu lieu que le lieu / excepté peut-être une constellation »

[« Motif secondaire »] ?

b) capitale, italique (« grandes capitales d’italique »): « comme si / comme si »

[« Motif adjacent »]

c) bas de casse, romain (« romain bas de case ») : « que l’Abîme », etc.

[« Motif adjacent »]

d) bas de casse italique : « Une insinuation », etc.

[« Motif adjacent »]

4) Petit corps, bas de casse (« petit caractère de notes »)

1) romain : autrement qu’hallucination éparse d’agonie / sourdant que nié et clos quand apparu /
enfin / par quelque profusion répandue en rareté / évidence de la somme pour peu qu’une

2) italique : issu stellaire / pire / non / davantage ni moins / indifféremment mais autant

[« Motifs adjacents»]

Soit, au total : 8 variantes typographiques

4104
Indication du manuscrit, voir OC, t. I, p. 1321, et S. Mallarmé, Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard,
éd. Fr. Morel, op. cit. La page de « titre », si cette notion est maintenue (le manuscrit corrige « page 1 » par
« titre »), ajouterait au moins un autre corps pour le titre : « italiques d’un corps supérieur à celui employé dans
l’intérieur du Poème ».
4105
Indication du manuscrit, voir OC, t. I, p. 1321-1322, et S. Mallarmé, Un Coup de Dés jamais n’abolira le
Hasard, éd. Fr. Morel, op. cit.
4106
Certains commentateurs du poème ont cru que ce mot était isolé typographiquement – plus gras – de la
séquence « si / c’était / le nombre / ce serait », élevant le nombre de variantes typographiques à 9 ; or, au regard
des indications du manuscrit, il n’en n’est rien.

892
Annexe 7 : Les principaux travaux critiques
-approches à Publications mallarméennes

dominante posthumes
Thibaudet, -approches à
1912
philologique dominante
1914, Un Coup de dés formaliste

et / ou Valéry, 1920 et / ou

-approches à
dominante
1925, Igitur
anti-idéaliste
-approches à

Wais, 1938
Roulet, 1943-
1947
Johansen,
1945
Cohn, 1951-
1966 Blanchot,
Davies, 1953 Bernard, 1955-1959
1951-1959 1957, Notes du Livre
Hyppolite,
Deleuze, 1958
1962

1966, épreuves corrigées

Lyotard,
1971

Derrida, Kristeva,
1969-1974
1972
Mirham,
Lebenstejn,
1979 1980 Ronat, 1978-
1980
Marchal,
1985-2002

Rancière,
Badiou, 1996-2005 Jenny, 1998-
Benoit,
1988-2006
2002 1998
Lübecker,
2003

Murat, 2005

893
894
INDEX NOMINUM DU VOLUME II

Bonniot, 593, 662, 777, 783, 789, 797,


A 804, 810, 811
Albéra, 636, 637, 638 Boschot, 772, 784
Albert-Birot, 759, 764, 813 Bouchet (du), 808, 813, 819
Apelle, 807 Bougault, 796
Apollinaire, 583, 584, 585, 601, 605, 637, Bouhous, 613, 614, 592, 596
639, 737, 744, 753, 757, 758, 759, 760, Boulez, 631, 632, 633, 634, 635, 636, 637,
761, 763, 764, 766, 811, 813 638, 639, 792, 793
Aragon, 759 Brecht, 619, 622, 682
Aristote, 712, 774 Brennan, 776, 572, 583, 584, 586
Austin, 754, 779, 780, 792, 820, 574, 579 Breton, 611, 615, 616, 637, 648, 687, 757,
Autant, 626, 627, 628, 630 Broodthaers, 590, 591, 592, 593, 594, 595,
Autant-Lara, 628 596, 597, 598, 599, 600, 602, 603, 604,
605, 606, 607, 608, 610, 744, 748, 773,
B 808
Brussov, 783
Bacou, 569, 572, 575, 576, 580, 581, 596 Butor, 650, 687, 734, 737, 739, 748, 763,
Badiou, 624, 639, 647, 666, 688, 711, 712, 768, 769, 771, 773, 774, 808, 813
713, 714, 715, 716, 717, 718, 719, 720,
721, 722, 723, 724, 725, 726, 727, 728, C
729, 730, 731, 732, 733, 777, 784, 791,
793, 796 Cage, 632, 633, 635, 639
Baju, 624 Campos, 772, 789, 792
Barrès, 575, 791 Cansinos-Assens, 810
Barthes, 670, 699, 702, 706, 734, 739, 774 Cardile, 810
Barzun, 758, 759, 829 Carroll, 678, 680, 784
Baudelaire, 579, 588, 600, 626, 716, 753, Cellier, 569, 571, 572, 573, 574, 575, 579,
755, 763, 818, 574, 579, 580, 588 782
Baudin, 739, 748, 763, 764 Cézanne, 637, 639, 687, 695
Baudrillard, 600, 606 Chapon, 569, 582, 805
Benda, 757 Checcaglini, 782, 805, 806
Benhamou, 783 Chenal, 616, 617, 618
Benjamin, 606, 607, 608, 621, 744, 809, Chevrier, 569, 574, 575, 578, 580, 586,
818, 589, 591, 602 590, 592, 598, 599, 600, 606, 607, 744,
Benoit, 791, 792, 793, 794, 795, 802 807, 808
Berès, 571, 781 Chisholm, 792
Bergson, 581 Christin, 797, 814
Bernard, 807 Cioran, 776, 812
Bernhard, 748 Claudel, 571, 687, 716, 740, 758, 759, 760,
Beugnot, 813 761, 772, 783, 801, 808, 811, 813
Blanchard, 739, 740, 741, 742, 743, 744, Clavaud, 581
745, 746, 747, 808 Clouard, 758
Blanchot, 603, 605, 639, 640, 641, 642, Cocteau, 758
643, 644, 645, 646, 647, 648, 649, 650, Cohn, 569, 571, 574, 575, 582, 635, 668,
651, 652, 665, 684, 685, 688, 699, 791, 695, 707, 708, 709, 710, 763, 777, 781,
792, 797, 803, 807, 813 784, 785, 786, 792, 793, 794, 798, 799,
Boccioni, 765 800, 801, 810
Boiffard, 616 Combe, 650, 766
Bois, 584, 585, 586 Compagnon, 763, 589
Bonnefoy, 696, 717, 726, 728 Corneille, 619, 623
Cournot, 648

895
Cummings, 758, 759 G
Gamboni, 569, 570, 572, 574, 581
D
Garcia Bacca, 784, 792
Daix, 583, 584 Garnier, 759, 772, 773
Damase, 743, 745, 746 Ghil, 770, 778, 783, 801, 803
Danto, 751 Gide, 571, 585, 633, 660, 691, 760, 770,
Darwin, 581 783, 788, 812
Davies, 668, 688, 690, 691, 694, 697, 726, Godard, 766, 770
727, 728, 784, 786, 788, 791, 793, 794, Golding, 583, 595
795, 796, 798, 799, 801, 810 Goléa, 636
De Decker, 590, 591, 593, 594 Gomringer, 772
Debord, 606 Gourmont, 783
Décaudin, 758, 759 Guillaume, 584, 740, 796, 578, 583, 584,
Deleuze, 591, 622, 639, 647, 665, 672, 585, 586
673, 674, 675, 676, 677, 678, 679, 680,
681, 682, 683, 684, 685, 686, 696, 702, H
711, 712, 713, 718, 726, 729, 732, 733, Habermas, 695
777, 784, 791, 792, 814 Hamburger, 751
Delfel, 784, 591, 602 Han, 573
Derrida, 591, 640, 649, 652, 654, 665, 667, Hartmann, 581
668, 671, 687, 695, 699, 700, 701, 702, Hegel, 643, 647, 649, 668, 695, 708, 712,
703, 704, 705, 706, 707, 708, 709, 710, 730, 792, 793
711, 728, 784, 786, 792, 814 Heidegger, 646, 664, 688, 701, 711, 713,
Descartes, 713 714, 792
Détrie, 756, 759, 760, 761, 775, 787 Hobbs, 572, 574
Didi-Huberman, 686, 807 Hölderlin, 619, 681, 711, 713
Didot, 569, 570, 735, 740, 781, 804, 805 Hollis, 747
Divoire, 626, 627, 628, 789 Hugo, 626, 754, 773, 796
Dosse, 687, 703, 707 Huillet, 618, 619, 620, 621, 622
Dragonetti, 796, 799, 800 Humbert, 811
Drucker, 747 Husserl, 792
Duchamp, 586, 807 Hyppolite, 665, 668, 695, 696, 784, 792
Dujardin, 699
Durand, 581 J
Duras, 619
Janson, 807
E Jenny, 686, 763, 765, 785, 787, 789, 808,
809
Eco, 672, 792 Johansen, 572, 581, 778, 785, 786, 793,
Eliot, 752, 760 794, 796, 800, 801
Johnson, 569, 570, 574
F
Jouhandeau, 588
Fauchereau, 583, 584, 758 Joyce, 632, 634, 637, 650, 684, 758, 759
Flaubert, 569, 575, 576, 579, 624 Jubert, 735, 737, 746, 747, 748
Florence, 569, 575
Fluchère, 752, 578 K
Foucault, 605, 622, 640, 650, 665, 672,
Krauss, 583, 584
678, 684, 685, 696, 733, 769
Kris, 807
Freud, 586, 605, 655, 687, 695, 701, 785,
Kristeva, 624, 625, 639, 652, 653, 654,
792
655, 656, 657, 658, 659, 660, 661, 662,
Frye, 751
663, 664, 665, 666, 667, 668, 669, 670,
671, 672, 687, 700, 703, 706, 785, 786,
788

896
Kundera, 767 Michelet, 619, 623
Kurz, 807 Millan, 780, 782, 820
Milner, 626, 667, 791
L Mirham, 569, 781
La Charité, 789, 810 Mockel, 784, 800, 801
Lacan, 591, 667, 682, 713 Mœglin-Delcroix, 582, 590
Laforgue, 581 Mondor, 571, 579, 624, 631, 754, 778,
Lafosse, 619, 620, 622 779, 782, 790, 801
Lahure, 569, 740 Moreau, 576, 594
Lamarck, 581 Morel, 569, 779, 780, 782, 783, 800, 806
Lara, 627 Morgan, 569, 574, 575
Larson, 581 Murat, 752, 754, 755, 756, 774, 779, 785,
Le Rider, 582 786, 787, 789, 796, 801, 808
Lebensztejn, 807
Leblond, 579, 582 N
Lehnen, 793, 794, 795, 799 Nattiez, 633, 635
Leibniz, 654, 666, 672, 713, 590 Nectoux, 569, 573, 574, 579, 580
Leiris, 588, 589, 590, 624, 813 Nesbit, 587
Lemoine, 746, 747, 748, 594 Nietzsche, 588, 615, 616, 646, 647, 648,
Leuwers, 758, 759 650, 655, 672, 676, 679, 685, 695, 701,
Lichtenberger, 599, 779, 780 702, 713, 726, 731, 733, 790, 791, 792,
Lübecker, 783, 786, 787, 793, 796, 810, 793
Lyotard, 605, 639, 686, 687, 688, 689, Noailles, 616, 631
690, 691, 692, 693, 694, 695, 696, 697, Nodier, 784
698, 785, 787, 792, 807, 814 Noël, 758, 805

M O
Mackworth, 584 Orlan, 613
Magritte, 591, 600, 602, 605, 606, 610, Orliac, 796
836, 837, 838 Ortel, 608, 609
Man Ray, 599, 610, 611, 613, 614, 615, Oster, 610
616, 617, 618, 744 Ovide, 577
Manet, 569, 575, 579, 582, 594
Marchal, 568, 569, 579, 613, 637, 754, P
768, 778, 780, 781, 782, 786, 788, 792, Papp, 785, 803, 804, 806, 810
794, 795, 796, 798, 799, 802, 803, 806, Pascal, 679, 713, 731
Marinetti, 596, 746, 750, 753, 761, 762, Payne, 624
764, 765, 781, 811 Paz, 590, 639, 792, 793, 810, 577, 602
Martin, 672, 673, 674, 675, 676, 677, 678, Peignot, 599, 605, 775, 776, 787
732 Penrose, 583, 595
Marx, 655, 669, 682, 792 Perros, 769
Massin, 610, 734, 735, 736, 737, 738, 739, Pessoa, 681, 725, 729, 730
743, 744, 745, 775, 787, 793, 808 Peyré, 583
Masson, 580, 588, 589, 590, 771 Philippon, 569
Mauclair, 760, 788, 801 Pierson, 804, 806
Mauron, 779, 793, 797 Platon, 625, 626, 712, 715, 730, 791, 793
Meitinger, 776, 785, 797 Pleynet, 758
Mellerio, 568, 569, 570, 571, 572, 573, Pline, 807
574, 576, 578, 581, 783, 805 Ponge, 813
Merleau-Ponty, 687, 691, 693, 694, 695, Pound, 618, 619, 620, 621, 622, 758, 759,
696, 697, 785 760, 761, 808
Méron, 748 Protogène, 807
Michel, 624

897
Puvis de Chavanne, 576 Spinoza, 712
Stanguennec, 696, 728, 785
Q Starobinski, 605, 671
Queneau, 736, 738, 787, 789 Stein, 590
Sterne, 752, 784
R Stockhausen, 632, 634, 636, 637, 638, 639
Straub, 618, 619, 620, 621, 622, 623, 624,
Raban Maur, 784 625, 809
Rabelais, 748, 784 Strindberg, 807
Rancière, 591, 598, 600, 601, 602, 603, Swennen, 591
604, 605, 606, 619, 622, 625, 711, 784,
787, 808, 820, 594, 603, 604 T
Raymond, 763
Redon, 568, 569, 570, 571, 572, 573, 574, Tardieu, 736, 737, 819
575, 576, 577, 578, 579, 580, 581, 582, Théocrite, 784
587, 589, 782, 794, 805, 806, 808 Thibaudet, 570, 571, 575, 581, 584, 585,
Reverdy, 758, 808, 581, 588 677, 697, 700, 706, 731, 747, 755, 757,
Ricardou, 767, 768, 769, 770, 771 758, 762, 763, 765, 778, 783, 784, 787,
Richard, 574, 696, 697, 700, 707, 708, 791, 796, 798, 799, 800, 805, 810, 811,
788, 796, 820, 571, 578, 603 Todorov, 655, 749, 750, 751, 775
Rimbaud, 584, 588, 637, 681, 715, 757, Toulouse-Lautrec, 746, 748
762, 763, 809 Turquety, 618, 619, 620, 621, 622
Roche, 758, 769, 773, 819, 583, 589 Tzara, 613, 671, 744, 764, 771, 789
Ronat, 740, 754, 777, 780, 785, 786, 800,
803, 804, 805, 806, 807, 810 V
Rosenblum, 583, 584, 585 Valéry, 570, 571, 596, 609, 631, 632, 651,
Roskill, 584 660, 663, 676, 688, 691, 697, 705, 740,
Roubaud, 754, 777, 810 743, 757, 762, 771, 776, 777, 778, 779,
Roulet, 778, 785, 786, 794, 810 781, 782, 783, 787, 789, 790, 800, 801,
Rousseau, 713 810, 811, 813
Royère, 662, 756, 757, 789, 797, 801 Varnedoe, 584, 585, 596
Rubin, 584, 596 Verlaine, 742, 757, 801, 817, 584, 587
Vigny, 773, 781
S Vlaeminck, 591, 836
Sabatier, 758 Vollard, 568, 569, 570, 571, 579, 583, 589,
Sanouillet, 811, 588, 593 753, 755, 781, 782, 783, 804, 805, 806,
Sartre, 594, 603, 697, 716, 726, 728, 784, 817, 818, 820, 569, 570, 572, 573, 594,
807 595, 598, 600, 604, 607
Saussure, 651, 654, 655, 671, 687, 688,
689, 706 W
Sawelson-Gorse, 587 Wagner, 741, 808
Schaeffer, 750, 751, 752, 775 Wais, 778, 785, 793, 794, 796, 798
Schérer, 634, 635, 738, 793, 801, 802, 803, Walzer, 758, 759
Segalen, 759, 760, 761 Will-Levaillant, 588
Séguin, 618, 620, 621, 622 Wlassikoff, 747
Simon, 767, 768
Sollers, 639, 665, 666, 668, 671, 699, 704, Z
705, 706, 786 Zima, 699
Soula, 614, 810 Zukofsky, 618, 619, 620, 621, 622, 808
Soupault, 759
Spencer, 744, 746

898
Bibliographie

899
Bibliographie primaire

FEDERN (Robert), Répertoire bibliographique de la littérature française des origines jusqu’à nos jours, R.
Federn, 1913.

Bibliographie de la France. Journal de l’imprimerie et de la librairie, n° 38, 18 septembre 1914, p. 596.

MONDA (Maurice) et MONTEL (François), Bibliographie des Poètes maudits, I. Stéphane Mallarmé, Giraud-
Badin, 1927.

THIEME (Hugo P.), Bibliographie de la littérature française de 1800 à 1930, 1933, réimpr. Slatkine Reprints,
Genève, 1983.

PLACE (Jean-Michel) et VASSEUR (André), Bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe et XXe
siècles, Editions J. M. Place,1974, t. II (18-1915) et 1977, t. III (1915-1930).

TALVART (Hector) et PLACE (Joseph), Bibliographie des auteurs modernes de langue française (1801-1956),
Edition de la Chronique des lettres françaises, 1956, t. 13.

RONDEL (fonds de la Bibliothèque Nationale rattaché au Département des Arts du Spectacle ; recueils factices
d’articles de presse relatifs à Mallarmé, composés par Auguste Rondel, banquier et collectionneur, entre 1925 et
1934, et donnés à l’Etat) :
-le 25e anniversaire de la mort de Mallarmé : côte 8-RJ-1835
-sur la vie de Mallarmé : 4-RF-44936 (2)
-lettres inédites, devoirs d’écolier, vers traduits de l’anglais : 8-RJ-1832
-Igitur : 8-RJ-1840
-les portraits et les peintres de Mallarmé : 8-RJ-1838
-l’Académie Mallarmé : 8-RJ-1860
-le procès des lettres de Mallarmé à Zola (mars 1929) : 8-RF-49172
-articles divers : 8-RJ-1861
-la mort de Mallarmé : 8-RJ-1833
-les Mardis de Mallarmé en 1913 : 8-RT-4220
-articles de Valéry sur Mallarmé : 8-RJ-1859

MORRIS (D. Hampton), Stéphane Mallarmé : Twentieth Century Criticism (1901-1970), Mississippi, Romance
Monographs, 1977.
— Stéphane Mallarmé : Twentieth Century Criticism (1972-1979), Mississippi, Romance Monographs, 1989.

OLDS (Marshall C.), FISHER (Dominique D.), et DAMS KROPP (Sonja), « Stéphane Mallarmé », dans A
Critical Bibliography of French Literature, vol. V (19th century), David Baguley éd., Syracuse University Press,
1994, t. 2, [couvre la décennie 1980-1989].

RANCŒUR (René), Bibliographie de la littérature française, Armand Colin, années 1966-1995, 1967-1995
(repris par Marianne Pernoo-Bécache à partir de 1997).

KLAPP (Otto), Bibliographie der französischen Literaturwissenschaft, Francfort, Klostermann (repris par Astrid
Klapp-Lehrmann à partir de 1986).

900
Bibliographie secondaire

I. Bibliographie du Coup de dés

A) Editions du Coup de dés

1) Édition préoriginale :

« Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard », Cosmopolis, mai 1897.

2) Fac-similé de l’édition préoriginale :

La Première Édition d’« Un Coup de dés » par Stéphane Mallarmé, présentée par David Mus, Dijon, Éditions
du Tiroir, 1996.

3) Fac-similé du manuscrit et d’un jeu d’épreuves de l’édition définitive :

Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, éd. Fr. Morel, La Table ronde, 2007. [Cette édition, établie à partir
de la collection de Fr. Morel, contient 7 fac-similés : 1. fac-similé de l’édition Cosmopolis ; 2. fac-similé d’une
épreuve corrigée de la « préface » de Cosmopolis ; 3. fac-similé de quatre avant-textes du poème, peu lisibles ; 4.
fac-similé du texte manuscrit de la « Note de la Rédaction » de 1897 ; 5. fac-similé du manuscrit de l’édition
Vollard ; 6. fac-similé des « premières épreuves » corrigées de l’édition Vollard ; 7. fac-similé de la première
page d’un jeu d’épreuves postérieur, reproduite en quatrième de couverture ; le volume contient en outre une
version « recomposée » du poème, imprimé avec une encre bleue ciel, suivie d’un commentaire de Fr. Morel,
intitulé « Observations »]

4) Éditions établies d’après les épreuves de l’édition définitive :

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, Éd. de la Nouvelle Revue Française, 1914. [édition au format
quarto, parue en juillet, reproduisant la « préface » de l’édition Cosmopolis, accompagnée d’une note d’Edmond
Bonniot ; tirage : 10 exemplaires hors commerce sur papier Monval et 90 exemplaires sur vélin d’Arches ; ré-
impressions : 1940, 1952, 1993, 2000 ]

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, éd. Mitsou Ronat, Change errant / d’atelier, 1980.

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, Imprimerie Nationale, 1987. [« poème composé à la main en
caractère de style « Didot » particulièrement apprécié par Stéphane Mallarmé » ; 500 ex. numérotés sur vélin
d’Arches ; édition en feuillets non reliés, sans marge centrale, avec majoration des marges latérales]

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, éd. Honorine Tepfer, Gentilly, impr. Hofer, 1989. [« 32 feuillets
montés à la chinoise ; un frontispice avec empreinte originale dessinée par H. Tepfer ; couverture avec empreinte
originale de l’artiste ; tirage à 58 ex. sur vélin d’Arches, les 10 premiers numérotés de I à X, comportant en outre
une incision originale sur carton d’H. Tepfer, le tout dans un coffret, les 48 suivants numérotés de 1 à 484107 » ;
le poème édité d’après les « épreuves Lahure » est imprimé avec un Baskerville, et accompagné d’une version
« blanche », faite d’incisions et de gaufrages]

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, Michel Pierson et Ptyx, Editeurs, Paris, Londres, Séville, 2004.
[« restitution de la composition typographique conçue par Mallarmé pour le projet d’édition Vollard de 1897, à
partir des photographies des épreuves conservées à la BNF ; restitution « au format d’origine » ; « tient compte
des corrections et vœux manuscrits de l’auteur et rectifie, très respectivement, quelques erreurs de l’imprimerie

4107
Voir H. Tepfer, « Toute réalité se dissout », La Part du livre, n° 2, juin 1990, p. 1-12.

901
Firmin-Didot » ; imprimé en Angleterre ; 15 ex. sans emboîtage numérotés (I à XV) et lithographie hors-texte
originale de Jorge Camacho ; 60 ex. numérotés de 1 à 60]

Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard. Avec trois compositions d’Odilon Redon, Ypsilon Editeur, 2007. [
4 volumes in-quarto au format 38 x 28 cm, imprimés en Italie, dans un coffret ; 1er volume : Un coup de Dés
jamais n’abolira le Hasard illustré par Odilon Redon ; 2ème volume : Un coup de dés traduit en arabe par
Mohammed Bennis, 3ème volume : Relativement au poème : « Journal d’une traduction » de Mohammed Bennis ;
« Une brève histoire de l’édition Vollard du Dé » d’Isabella Checcaglini, « Divagation » de Bernard Noël. Les
mêmes textes forment le 4ème volume dans leur traduction arabe. Tirage unique à 99 exemplaires ; l’édition est
présentée comme suit : « En hommage à Stéphane Mallarmé nous avons réunis dans un coffret de quatre
volumes : la première édition de Un Coup de Dés conforme à la volonté de l’auteur (…) »]

5) Editions d’art :

Stéphane Mallarmé, Poésies et un poème, Editions de la Roseraie, coll. des poètes maudits, Rome, 1945. [édition
présentée ainsi : « édition complète ne varietur des vers de Stéphane Mallarmé avec, en plus, l’hermétique et
fascinant poème en prose Un coup de dés jamais n’abolira le hasard selon la version définitive de l’auteur au
moment de sa mort ». On précise que la collection fut « projetée et réalisée pendant l’occupation allemande de
Rome », comme « hommage à la France ». Le titre, la phrase-titre, ainsi que les mots « si » et « le hasard » sont
imprimés en or ; le poème est paginé ; un liseré couleur or court tout au long du poème, avec la mention à
gauche de « Stéphane Mallarmé », et à droite de « poème »]

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, préface et lithographies d’André Masson, Amateurs du livre et de
l’estampe modernes, impr. Mourlot Frères, 1961. [« 77 ex. nominatifs sur chiffons d’Arches ; 25 ex. lettrés de A
à Y réservés aux collaborateurs de l’œuvre »]

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, E. Engelberts, gravures originales au verni mou de Jean Lecoultre,
Genève, Crouge-Genève : impr. Dumaret et Golay ; Saint-Prex : impr. P. Sarto, 1975. [tiré à 115 ex. ; contient
une lettre du 30 septembre 1975 de J. Lecoultre à l’éditeur et une notice de P. Sarto]

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard. Image, Galerie WWS, Anvers / Galerie Michael Werner, Cologne,
1969 [« édition » de M. Broodthaers sur plaques d’aluminium anodisé, et sur papier mécanographique
transparent]

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, édition Baudry, gravures par Ch. Vielle, « Aux amateurs de livres »,
1989 [édition illustrée de 5 gravures de Christiane Vielle, grand vélin d’Arches, 97 ex. ; présenté comme un
« nouvel état du Coup de dés » ; italique et phrase capitale à l’encre rouge ; aucun respect de l’iconicité ; pas de
prise en compte de l’unité de la double page ; peu de place donnée aux blancs ; gravures abstraites dominées par
le noir, le blanc, et le gris]

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, poème bloc poème, Désir-Hasard-Dés, Albert Dupont, L’Inéditeur,
1999. [le livre commencé en 1995, a été imprimé en typographie par François Huin et l’Imprimerie S.A.I.G. ; il a
été tiré à 30 ex. numérotés de 1 à 30, à 11 ex. HC numérotés de I à XI ; tous les exemplaires sont signés Albert
Dupont ; le poème de Mallarmé ainsi que le « Poème-Bloc » d’A. Dupont ont été imprimés en sérigraphie sur
polyester transparent par l’atelier Eric Seydoux ; les dés-cubes gravés et encrés par A. Dupont ont été réalisés par
l’atelier Bio-Plastique ; l’emboîtage été fabriqué par Créa-Bois ; ouvrage publié avec le concours du C.N.L.]

B) Traductions du Coup de dés :

Una jagada de dados jamas abolirà el acaso, trad. Rafael Cansinos-Assens, Cervantes, Madrid, novembre
1919.

Il poema di Stéphane Mallarmé, trad. Enrico Cardile, Naples, Trinchera, 1920.

Un coup de dés (Un Golpe de dados), trad. Agustin O. Larrauri, Cordoue, Mediterranea, 1943.

902
Un coup de dés. A Throw of the Dice never will abolish Chance, trad. Daisy Aldan, New-York, Tiber Press,
1956.

Un coup de dés jamais n’abolira le Hasard, trad. et note de Fr. Piselli, Padoue, Rebellato, 1961.[traduction de la
version de Cosmopolis]

Dice Thrown Never Will Annul Chance, trad. Br. Coffey, avec l’aide de R. Gr. Cohn, Dublin, Dolmen Press,
1965.

Un Coup de dés jamais n’abolira le Hasard, trad. S. Akiyama, 1966.

Un Coup de Dés. Ein Würfelwurf, trad. M. L. Erlenmeyer, Walter-Drück, Olten / Freiburg, 1966.

A Throw of the Dice Will Never Abolish Chance, London, Tetrad, 1985 [Translation by Neil Crawford.
Aquatints by Ian Tyson.; 40 copies printed.The pagination and typography follow Ronat's edition.

Un colpo di dadi mai abolirà il caso, Milano, trad. Maurizio Cucchi, Edizioni Ampersand di Valeggio sul
Mincio 1987

A Throw of the Dice Will Never Abolish Chance, Santa Cruz, Californie, Greenhouse Review Press, 1990
[Traduction de D. J. Waldie; illustrations de G. Young ; 60 exemplaires].

Un Coup de dés jamais n’abolira le Hasard, trad. W. Richard Berger, Klaus Detjen, Göttingen, Steidl, 1995.

C) Filmographie :

MAN RAY, Les Mystères du château du dé, 1929.


CHENAL (P.), Un Coup de dés, 1929.
STRAUB (J. –M.), HUILLET (D.), « Toute révolution est un coup de dés », 10 min., 35 mm, France, 1976.

D) Discographie :

BALLIF (Cl.) compositeur / JOUINEAU (J.) chef de chœur, Un coup de dés. Op. 53, chœurs et ensemble
instrumental de Radio France (1980), Arles, Harmonia mundi France, 1984.

SAGE (H.) et VITET (B.), « Un coup de dés » (extraits), Comme une image, Grrr, 1989.

BARRY (G.) compositeur, Un coup de dés, quatuor vocal comp. pour le Hilliard Ensemble (1994), contenu dans
Hilliard Songbook, new music for voices / Barry Guy, Morton Feldman, Ivan Moody... [et al.], The Hilliard
Ensemble, Munich, ECM records GmbH ; Antony : distrib. Polygram-Division Mercury, 1996.

LAVANT (D.), Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Editions Thélème [s. d.].

E) Livres consacrés au Coup de dés :

AUDI (P.), La Tentative de Mallarmé, P.U.F., 1997.

COHN (R. Gr.), L’Œuvre de Mallarmé « Un Coup de Dés », traduit par R. Arnaud, Librairie Les Lettres, 1951.

DAVIES (G.), Vers une explication rationnelle du « Coup de dés », Corti, 1953 et 1992.

FRAENKEL (E.), Les Dessins trans-conscients de Stéphane Mallarmé. A propos de la typographie de « Un


coup de dés », Nizet, 1960.

LA CHARITÉ (V.), The Dynamics of Space, Mallarmé’s « Un Coup de Dés », Lexington, French Forum
Publisher, 1987.

903
LÜBECKER D’ORIGNY (N.), Le Sacrifice de la sirène. « Un coup de dés » et la poétique de Stéphane
Mallarmé, (Etudes Romanes 53), Museum Tusculanum Press, Université de Copenhague, 2003.

MURAT (M.), Le Coup de dés de Mallarmé. Un recommencement de la poésie, Belin, 2005.

ROULET (Cl.), Élucidation du poème de Stéphane Mallarmé « Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard »,
Neuchâtel, Ides et Calendes, 1943.
—Eléments de poétique mallarméenne d’après le poème « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard »,
Neuchâtel, Editions du Griffon, 1947.
—Version du poème de Mallarmé : « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard », Neuchâtel, Éditions du
Griffon, 1949.
—Traité de poétique supérieure : « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard », Version du poème et synthèse
critique, Neuchâtel, H. Messeiller, 1956.

SOULA (C.), La Poésie et la pensée de Stéphane Mallarmé. Un coup de dés. Commentaire autographe sur
l’édition originale, Champion, 1931 ; repris sous le titre « Essai sur Un Coup de dés » dans Gloses sur
Mallarmé, Diderot, 1945, p. 200-239.

F) Articles consacrés au Coup de dés :

ALBRECHT (Fl.), « Livre musical et partition littéraire : le Coup de dés, poème asymptotique ? », Les Cahiers
Stéphane Mallarmé, n°3, Peter Lang, Automne 2006.

ANDERSON (R.), « Hindu Myths in Mallarmé : Un Coup de dés », Comparative Literature, hiver 1967.

ARON (P.), « Notes sur le Coup de dés de Mallarmé », Studi Francesi, XVII, 3, 1983.

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-Le Jour, 30 avril 1897.
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-Le Matin, mai 1897.
-Le Messager de Toulouse, mai 1897.
-« Librairie », Le Temps, 4 mai 1897.
-« La littérature à musique », La Chronique, Bruxelles, 9 mai 1897.
-« Courrier de l’étranger », L’Indépendance belge, Bruxelles, 12 mai 1897.
-Le Sphinx, « Echos. Arts et lettres », L’Evénement, 15 mai 1897.
-Le Patriote, Bruxelles, 20 juin 1897.
-« L’idéal à vingt ans », L’Abeille de Fontainebleau, Fontainebleau, 2 septembre 1897.
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II. Autres articles et ouvrages cités

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— Lettres à sa marraine (1915-1918), éd. M. Adéma, Gallimard, 1979.
— Les Peintres cubistes, éd. L. C. Breunig et J.-Cl. Chevalier, Hermann, 1980.
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BARZUN (H. M.), L’Ere du Drame. Essai de Synthèse Poétique Moderne, Figuière, 1912.
— « La génération des temps dramatiques et la " beauté nouvelle" », Poème et Drame, Anthologie Artistique et
Critique Moderne, vol. II, janvier 1913.
— « Après le symbolisme », Poème et Drame, Anthologie Artistique et Critique Moderne, vol. IV, mai 1913.
— « Initiation à l’esthétique simultanée », Poème et Drame, vol. IV, mai 1913.
— L’Art orphique, Morancé, s. d. [1930].

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BATAILLE (G.), L’Impossible, Les Editions de Minuit, 1962.

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—La Part du feu, Gallimard, 1949.
—L’écriture du désastre, Gallimard, 1980.
—Chroniques littéraires du Journal des débats (avril 1941-août 1942), éd. Ch. Bident, Gallimard, 2007.

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Provence, juin-septembre 1985, n°15.
—« Autour du post-moderne », fragments d’une conversation avec H. de Campos. Propos recueillis par L.
Giraudon et I. Oseki-Depré, Aix-en-Provence, juin 1985, Banana Split, juin-septembre 1985, n°15.
—Galaxies, préface de J. Roubaud, traduction et présentation par I. Oseki-Dépré et l'auteur, La Souterraine / la
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928
TABLE DES MATIÈRES

929
Introduction

6. « Réception critique » : réception………………………………………………………………7


7. « Archive » : archè, archivistique, archéologie…………………………………………...….11
a)
L’archivistique………………………………………………………………………………………..12
b) L’archéologie selon
Foucault…………………………………………………………………..…….14
c) La critique mallarméenne comme formation discursive………………………………………...……17

d) Archéologie de la « modernité »………………………………………………………………..….…18

8. Archéologie de l’archéologie…………………………………………………………….……20
9. « Réception critique » : critique………………………………………………………………21
10. Questions posées à la postérité……………………………………………………………..…21
a) Les chemins de « l’invention »…………………………………………………………………….…22
b) L’héritage littéraire……………………………………………………………………………….…..23
c) La « transcendance » du texte : le Coup de dés transposé……………………………………………25
d) « Littérature et philosophie mêlées »…………………………………………………………………25
1. Essais de typologie………………………………………………………………………..27
2. Usages herméneutiques de la philosophie / usages philosophiques de la littérature……..31
3. Mallarmé, « poète-penseur » ?……………………………………………………………33

Première partie. Histoire archéologique : la réception en discours (Volume I)

I. Première institutionnalisation : l’exhumation (1897-1945)

D) La réception immédiate (1897) : chronique d’un relatif silence


1) Cosmopolis………………………………………………………………………………………..…….38
2) L’accueil de 1897………………………………………………………………………..………….…..42
3) Les raisons d’un silence……………………………………………………………………………….. 50
4) Le symbolisme entre reflux et renouveau……………………………………………….……………...52
5) Dans les plis des correspondances : pastiches, réticences et sidérations……………………………….57
6) Conclusion : un silence équivoqué…………………………………………………………………..….62

E) La disparition (1898-1910)
1) Les hommages de 1898………………………………………………………………………………....65
2) Le mutisme de l’institution littéraire…………………………………………………………………....67
3) Un néo-symbolisme sans Coup de dés (1905-1910)…………………………………………………....70
a) Le groupe de Vers et Prose……………………………………………………………………....71
b) Le groupe de La Phalange……………………………………………………………………....73
4) Le fil ténu de la tradition : l’exception des Mardistes…………………………………………………..74
a) A. Mockel : une « dissertation lyrique » (1899)………………………………………………....74
b) P. Léautaud : l’apparition bibliographique (1900)……………………………………………....77
c) La reprise du projet Vollard (1900)……………………………………………………………..78
d) G. Kahn : la conversion au vers libre (1901-1902)…………………………………………..…80

930
e) R. Ghil : « je vais le revoir » (1908)…………………………………………………………….81

F) L’invention (1910-1948)
1) Le premier groupe de la NRF (1912-1914)…………………………………………………………82
a) Mallarmé à la NRF………………………………………………………………………………82
b) L’exégèse fondatrice de Thibaudet : l’échec de la quête de l’Absolu (1912)…………………...84
c) L’importance décisive du livre de Thibaudet…………………………………………………....84
d) R. de Gourmont : « la manie typographique » (1913)…………………………………………...86
e) Gide et la conférence du Vieux-Colombier : poème-tableau, poème-symphonie (1913)……….87
f) L’éditionde 1914…………………………………………………………………………………90
g) La réception de 1914…………………………………………………………………………….92

2) Les avant-gardes historiques (1912-1931)


a) Le futurisme italien………………………………………………………………………………97
1. Marinetti lecteur de Mallarmé : du modèle au repoussoir………………………………..99
2. La place du Coup de dés dans la « révolution typographique » futuriste……………….100
3. L’autre futurisme…………………………………………………………………….….103

b) Entre cubisme et futurisme : le Coup de dés des peintres……………………………………...105


1. Les origines mallarméennes du cubisme
a) La thèse de Kahnweiler (1946-1948)……………………………………………………...106
b) La thèse de Fauchereau (1982)…………………………………………………………….111
c) Mallarmé : « le Cézanne de la poésie »……………………………………………………115
d) Les discours contemporains du cubisme…………………………………………………..117

2. Les peintres devant le Coup de dés : création et théorisation


a) L’appropriation cubo-futuriste : G. Severini (1916).............................................................122
b) Démontage, dessin, lecture : Duchamp (1915-1918)……………………………………...126
c) « Psychotypie » et « psychométrique » : A. Ozenfant (1916)……………………………..129

c) Les poètes de « l’Esprit Nouveau »…………………………………………………………….130


1. Apollinaire devant le Coup de dés
a) Le discours d’Apollinaire………………………………………………………………….131
b) La première réception critique des « calligrammes » (juin 1914-1918)…………………..133
c) Le discours de la critique apollinarienne…………………………………………………..137
d) Une volonté d’occultation ?………………………………………………………………..139
e) Bilan : un mentir vrai ?…………………………………………………………………….141

2. Coup de dés et « poésie cubiste »…………………………………………………….....143


3. Le silence théorique des poètes……………………………………………………...….145

d) De la « réforme typographique » mallarméenne au « poème simultan » (1916)………………154

e) «Art et Action » (1919-1920)…………………………………………………………………..158


1. Le laboratoire « Art et Action »…………………………………………………………158
2. « Un chef-d’œuvre disputé » : la polémique (1919-1920)………………………………160
3. La matrice théorique du spectacle : « fusion des arts », « simultanéisme » et
polyphonie »………………………………………………………………………………..169

f) Le groupe de la revue L’Esprit Nouveau (1920-1921)………………………………………....174


1. Le Coup de dés à L’Esprit Nouveau…………………………………………………….174
2. Les équivoques du « purisme » : entre avant-gardisme et « retour à l’ordre »…………177

g) L’autre « esprit nouveau » : le groupe de « Littérature » (1922-1923)………………………...181


1. Breton : le Mallarmé du Coup de dés « reste à découvrir » (1923)……………………..181
2. Convergences esthétiques ?……………………………………………………………..183

h) Cinéma surréaliste: les productions du vicomte de Noailles (1929)…………………………...185


1. Man Ray, Les Mystères du château du dé……………………………………………………...185
2. Pierre Chenal, Un coup de dés… ………………………………………………………………187

i) Bilan : un poème post-moderniste………………………………………………………………188

931
3) La mémoire des Mardistes (1913-1936)…………………………………………………………...196

a) H. de Régnier : « la suprême tentative » (1913)………………………………………………..196


b) R. Ghil : l’impasse du formalisme (1923)………………………………………...…………....197
c) Claudel : poème de la Page, poème de « l’abdication » (1925-1926)………………………….200
d) A. Fontainas : un « fragment » du Livre (1930)………………………………………………..204
e) A. Poizat : un poème « écrit pour Valéry » (1930)……………………………………………..205
f) C. Mauclair « un aveu désespéré » (1935)……………………………………………………...207
g) E. Dujardin : « la confrontation de l’homme et de l’univers » (1936)………………………....208

4) L’institutionnalisation progressive (1917-1947)…………………………………………………...209

d) La vie littéraire : commémorations, études, et documents…………………………………...209

1. Le 25e anniversaire de la mort de Mallarmé (1923)…………………………………….209


2. L’étude d’A. Boschot : un « poème orchestral » (1923-1925)………………………….213
3. La révélation d’Igitur : un nouvel éclairage sur le Coup de dés (1925)………………...217
4. L’hommage de la NRF (1926)…………………………………………………………..221
5. Le nouveau témoignage de Valéry (1927-1928)………………………………………..222
6. Le nouveau témoignage d’A. Lichtenberger : « l’effort vers le néant » (1928)………...225
7. A. Vollard : Souvenirs d’un marchand de tableaux (1937)………………….………….226
8. H. Mondor : un « journal moderne » (1941)…………………………………………….226
9. Le Coup de dés à la Société des Gens de Lettres (1942)………………………………..228
10. Claudel : contre le Coup de dés (1942)………………………………………………...229
11. Blanchot : « le naufrage consciemment chanté » de l’Œuvre ; « l’une des œuvres les plus
illustres de la poésie française » (1943)……………………………………………………230
12. La notice des Œuvres complètes (1945)……………………………………………….232
13. H. Mondor : une « œuvre de notre patrimoine » (1947)……………………………….232
14. H. Thomas : « Il y a cinquante ans paraissait le Coup de dés » (1947)………………..234

e) Histoires de la littérature, histoires du symbolisme, anthologies (1917-1947)………………235

f) Les premières exégèses : les défricheurs (1912-1948)……………………………………….243

1. Thibaudet : l’exégèse pionnière ; « échec » et picturalité (1912)………………………………243


2. Valéry : aux sources de la mythologie du Coup de dés (1920-1943)…………………………..250
a) Le récit du Témoin…………………………………………………………………………250
b) Le commentaire du Poète………………………………………………………………….252
c) L’analyse des Cahiers……………………………………………………………………...255
d) Equivoques ?………………………………………………………………………………256

3. J. Royère : un « cérémonial » (1927)…………………………………………………………...258


4. C. Soula : une « structure syllogistique » (1931)……………………………………………….261
5. H. Cooperman : un poème wagnérien (1933)…………………………………………………..265
6. H. Fabureau : une « conclusion pessimiste » (1933)…………………………………………...265
7. K. Wais : « naufrage », « sacrifice », et « sauvetage » (1938 / 1959)………………………….266
a) Igitur : révolte contre la tentation de l’Absolu…………………………………………….268
b) Le Coup de dés (I) : révolte contre la sirène………………………………………………269
c) Le Coup de dés (II) : révolte « luciférienne » et « sauvetage du hasard »…………………270
d) Critique archéologique…………………………………………………………………….272

8. E. Noulet : « dernier cri silencieux » et « chant glacé » (1940)………………………………..274


9. P. Beausire : le « drame du génie humain » (1942)…………………………………………….274
10. Cl. Roulet : la première monographie (1943)…………………………………………………275
a) Une réécriture de la Bible : « théogonie » et « cosmogonie »……………………………..276
b) Considérations sur la structure…………………………………………………………….277
c) Considérations sur la forme…………………………………………………………….….278
d) Critique archéologique…………………………………………………………………….280

11. A. Orliac : « drame du moi » et « désastre irrémédiable » (1948)……………………………281

932
d) Bilan : le tournant des années 1925-1930……………………………………………………...285

II. Seconde institutionnalisation : l’interprétation (1945-2005)

A) L’horizon du symbolisme : Johansen (1945) et Bernard (1951/1959)…………………...290


1) S. Johansen : une lecture para-structuraliste (1945)……………………………………………….290
a) Le développement des symboles : « l’opposition entre la mer et le ciel »……………………..291
b) « L’esthétique de la typographie »…………………………………………………………….294
c) Critique archéologique………………………………………………………………………....295

2) S. Bernard : une lecture philologique (1951 / 1959)………………………………………………299


a) Le poème n’est pas seul: l’esthétique d’une génération……………………………………..…300
b) « Partition littéraire » et « spatialisation de la musique poétique »…………………………….303
c) Le poème de toutes les synthèses……………………………………………………………....306
d) Critique archéologique…………………………………………………………………………306

B) Une lecture psycho-critique : Mauron (1948-1950)……………………………………...309


1) D’Igitur au Coup de dés : la « seconde crise dépressive »…………………………………………………...309
2) D’Igitur au Coup de dés : un infléchissement………………………………………………………………..310
3) La structure du poème : « trois tableaux »……………………………………………………………………311
4) Le contenu manifeste : « chaos triomphant » et « pessimisme intellectuel »………………………………...312
5) Mallarmé et Borel : « le miracle des singes dactylographes »………………………………………………..313
6) Le contenu latent (I) : l’Œdipe maritime et nécrophile………………………………………………………314
7) Le contenu latent (II) : le « fantôme de la jeune Maria »…………………………………………………….315
8) Critique archéologique………………………………………………………………………………………..318

C) Deux monographies fondatrices : Cohn (1949-1951) et Davis (1953)…………………...321

1) R. Gr. Cohn : le poème de « l’anti-synthèse » (1949-1951)……………………………………….321


a) L’épistémologie profonde : « multiplicité », « anti-synthèse » et « jeu »……………………...323
b) Syntaxe…………………………………………………………………………………………326
c) Analyse détaillée……………………………………………………………………………….328
d) Iconicité………………………………………………………………………………………...330
e) Critique archéologique : Eliade ou Derrida ?…………………………………………………..331

2) G. Davies : la dialectique de la « Notion pure » (1953)……………………………………………335


a) Le Coup de dés face au rêve de l’Œuvre……………………………………………………….336
b) Le passage d’Igitur, conte, au Coup de dés, poème……………………………………………337
c) La composition : décor, actions, images………………………………………………………..338
d) Le sens global…………………………………………………………………………………..339
e) La disposition typographique…………………………………………………………………..340
f) Critique archéologique

D) Le Coup de dés des critiques-écrivains : Sartre (1947-1952) et Blanchot (1955 / 1959)...344

1) Sartre : « rigoureusement existentialiste » (1947-1952)…………………………………………...344


a) Poésie négative…………………………………………………………………………………345
b) Réification du langage………………………………………………………………………….347
c) « Drame ontologique » et « naufrage de la bourgeoisie »……………………………………...352
d) L’anti-dialectique du hasard et de la nécessité………………………………………………....355
e) Critique archéologique………………………………………………………………………....357

2) Blanchot : le poème du désœuvrement (1955-1959)………………………………………………362


a) La question du langage : la disparition non-dialectique…………………………………….….363
b) La question de la mort : le poème de l’impossible……………………………………………..367
c) La question de l’espace : la profondeur linguistique…………………………………………...372
d) La question du hasard : forme-sens…………………………………………….………………378

933
e) La question du Livre : à venir……………………………………………………………….….381
f) Critique archéologique : la poésie du dehors, ou rien n’aura eu lieu que le rien………………384

E) Bergson, Platon, Hegel, Nietzsche, ou quatre lectures philosophiques : Garcia


Bacca (1945-1948), Delfel (1951), Hyppolite (1958) et Deleuze
(1962)…………………………...386
1) J. D. Garcia Bacca : une lecture probabiliste (1945-1948)…………………………………...……386
2) G. Delfel : « l’appel de l’absolu » (1951)………………………………………………………….388
a) Le platonisme de Mallarmé…………………………………………………………………….388
b) Lecture du Coup de dés………………………………………………………………………...389

3) J. Hyppolite : le Coup de dés entre hégélianisme et cybernétique (1958)…………………………390


a) De Hegel à Wiener……………………………………………………………………….…….390
b) Critique archéologique…………………………………………………………………………393

4) G. Deleuze : le poème du « nihilisme » (1962)……………………………………………………396


a) La thèse………………………………………………………………………………………....396
b) Critique archéologique………………………………………………………………………....399
1. Nietzsche contra Mallarmé………………………………………………………………..399
2. Un nietzschéisme mallarméen ?…………………………………………………………...401
3. Un nietzschéisme inversé ?………………………………………………………………...405
4. Le couple Mallarmé / Nietzsche : généalogie d’une tradition……………………………..407
5. Composition du Coup de dés et première réception de Nietzsche en France……………..410

F) Les nouvelles avant-gardes :……………………………………………………………...418

1) Autour de la « poésie concrète » (1953-1968)…………………………………………………….418

a) E. Gomringer : le « poème-constellation » (1953-1954)……………………………………….419


b) Le groupe brésilien Noigandres (1948-1964)………………………………………………….420
1. Un poème anti-linéaire……………………………………………………………………..421
2. Le paradigme de la modernité : l’autoréférence…………………………………………...422
3. Un poème à la descendance foisonnante : la « lignée-Mallarmé »………………………..424
4. Du Coup de dés moderne au Coup de dés post-moderne…………………………………425
5. L’autorité d’O. Paz : « œuvre ouverte » et « pendant du Grand Verre » (1967)…………426
6. L’horizon médiologique : de W. Benjamin (1928) à H. de Campos (1968)………………431

c) Autour de la revue Les Lettres : le « spatialisme » de P. Garnier (1962-1963)………………..434


d) Critique archéologique : les mots et les choses, les sons et les images………………………..436
e) J. Kolár : « cristallisation nouvelle » et « nouvelles règles » (1961-1986)…………………….438
f) Du Brésil à Butor……………………………………………………………………………….440

2) Butor et la « physique du livre » (1962-1968)……………………………………………………..440

a) Mobile (1962)…………………………………………………………………………………..442
b) Histoire et théorie du livre (I) : « le livre comme objet » (1964)………………………………443
c) Histoire et théorie du livre (II) : « le livre-partition » (1968)…………………………………..446

3) Tel Quel (1964-1979) et Change (1968-1982)…………………………………………………….448

a) Le Coup de dés de Tel Quel (1964-1979)……………………………………………………..448


1. Tel Quel et la « question Mallarmé »……………………………………………448
2. Telquelisme de Mallarmé : « Littérature et totalité » (1966)……………………450
3. Mallarmisme de Tel Quel : « Programme » (1967)……………………………...453
4. Perspectives sur le Coup de dés…………………………………………………456
-Le travail de la citation……………………………………………………..457
-Le travail du commentaire………………………………………………….460

934
5. Critique archéologique : l’horizon avant-gardiste………………………………..462

b) Le Coup de dés de Change (1968-1982)……………………………………………………….463


1. Les frères ennemis : Change versus Tel Quel……………………………………465
2. Le mallarmisme de Change : de Marx aux formalistes russes…………………...465
3. Perspectives sur le Coup de dés………………………………………………….467
-Grammaire générative……………………………………………………467
-« On évite le récit »……………………………………………………….469
4. L’exégèse de M. Ronat : le poème du Douze (1978-1980)…………………….471
-Le contexte idéologique : Chomsky et Oulipo……………………………471
-Le contexte philologique : la redécouverte des épreuves corrigées (1960-
1979)…………………………………………………………………………475
-La thèse : la contrainte du Nombre…………………………………………476
-Les six arguments…………………………………………………………..477
-Corollaires…………………………………………………………………..478
-Le « système » Ronat : éditer-interpréter…………………………………...481
-Critique archéologique……………………………………………………...481
5. Les échos d’une édition marquante………………………………………………482
-L’éloge de Critique : « une dette impayable » (1980)……………………482
-La polémique avec R. Gr. Cohn (1982)……………………………………484
-La réponse philologique de B. Marchal : l’accès au manuscrit (2002)…….486
6. Bilan……………………………………………………………………………..488

G) Le renouveau des études universitaires (1961-2007)…………………………………….489


1) J. Schérer : introduction au « Livre » de Mallarmé (1957)………………………………………...489
a) De la circonstance à l’absolu…………………………………………………………………...489
b) Le théâtre : la Page, la Nature………………………………………………………………….490
c) Physique du Livre, métaphysique du Livre…………………………………………………….491
d) Analogies de contenu…………………………………………………………………………..493

2) J. P. Richard : « le jeu de la durée littéraire » (1961)………………………………………………494


a) De la phrase au récit……………………………………………………………………………494
b) Le motif de la « plume »……………………………………………………………………….496
c) Le motif de la « sirène »……………………………………………………………………….496
d) Le motif des « constellations »…………………………………………………………………497
e) Critique archéologique…………………………………………………………………………499

3) Mallarmé, poète de la fiction………………………………………………………………………500


a) B. Marchal : « tautologie » et « autonomie des signes » (1985)……………………………….500
1. Mallarmé à la lettre………………………………………………………………500
2. La « fiction au carré »……………………………………………………………501
3. Le Coup de dés…………………………………………………………………...502
-Continuité thématique avec Igitur…………………………………………………..503
-Structure close et logique de « l’hypothèse »………………………………………..504
-Le Maître : un « Hamlet ironique »………………………………………………….506
-« S’installer dans la fiction »………………………………………………………...507
-« Emancipation du langage »………………………………………………………..508
-« Jouer le jeu »………………………………………………………………….……509
4. Critique archéologique…………………………………………………………...509

b) J. Rancière : « la politique du coup de dés » (1996)…………………………………………...515


1. Le poème de l’avenir……………………………………………………………..516
2. Le « symbole » et la « preuve » : les « feuillets authentiques »………………….517
3. Critique archéologique…………………………………………………………...520

c) N. Lübecker : « le sacrifice de la sirène » (2003)………………………………………………522


1. Le poème thétique………………………………………………………………..523
2. La sirène selon Mallarmé………………………………………………………...524
3. Le poème sacrificiel……………………………………………………………...526
4. Le poème « critique » et « utopique »……………………………………………527
5. Critique archéologique…………………………………………………………...528

935
4) E. Benoit : le poème de « l’hymen » (1998)……………………………………………………….532

5) L’approche métrico-formelle : L. Jenny (1998 / 2002) et M. Murat (2005)……………………….534

a) L. Jenny : « pré-modernisme » et « lieu pensant »……………………………………534


1. Histoire, théorie, et pratique littéraires…………………………………………..535
2. La place du Coup de dés dans « l’histoire de l’inventivité esthétique »…………538
-Transposition spatiale du vers……………………………………………………….538
-Autonomisation du blanc…………………………………………………………….539
-Iconicité fugitive……………………………………………………………………..540
-Nouveau partage des formes poétiques……………………………………………...541
-Instauration d’un « lieu pensant »……………………………………………………542
-Dépassement du vers libre…………………………………………………………...543
3. Critique archéologique…………………………………………………………..543

b) M. Murat : questions de forme, entre métrique et stylistique…………………………546


1. Positions sur le vers………………………………………………………………548
2. Description d’une forme…………………………………………………………552
-La question de la structure…………………………………………………………..552
-La question du genre………………………………………………………………...554
-La question de la lecture……………………………………………………………..555
-La question du vers………………………………………………………………….557
3. Critique archéologique…………………………………………………………...559

INDEX NOMINUM DU VOLUME I……………………………………….565

Deuxième partie. Pratiques : la réception en actes


(volume II)

I. Les transpositions :
A) Mises en image(s) :………………………………………………………………………….568

1) Arts plastiques

a) Redon : le projet d’illustration de l’édition Vollard (1896-1898)………………………………….568


1. Genèse et postérité du
projet………………………………………………………………………………..568
2. Iconologie………………………………………………………………………...572
3. Positif / négatif : le lithographe des « noirs » et le poète des « blancs »…………579
4. Métamorphose et hybridité………………………………………………………580

b) Picasso : du Coup de dés au Coup de thé ? (fin 1912-début 1913)………………………………...583

c) Duchamp : les notes dessinées de 1915……………………………………………………………586

d) Masson : le Coup de dés calligraphié (1948 / 1961)……………………………………………….588

e) Broodthaers : « Exposition littéraire autour de Mallarmé » (1969-1970)………………………….590


1. Exposer le Coup de dés…………………………………………………………..592
-Description du système………………………………………………………………592
-Les feuillets de 1970 : histoire d’une exposition et théorie d’un poème…………….594
-Interprétations………………………………………………………………...595
2. Transposer le Coup de dés……………………………………………………….598
-un Noli me legere…………………………………………………………………….598
-L’interprétation de J. Rancière : la « réification » entre esthétique et économie
politique………………………………………………………………………………600

936
a) L’Image de Broodthaers : de la « surface d’échange » (Mallarmé) au « tableau noir »
(Broodthaers)………………………………………………………………………………600
b) Le Poème de Mallarmé…………………………………………………………………603
c) Retour à Broodthaers : d’une estampe l’autre, ou le bris du symbole…………………..604
-Exposer la « valeur d’exposition » ?…………………………………………………606

2) Cinéma……………….……………………………………………………………………………610
a) Courts-métrages surréalistes (1929)
1. Man Ray, Les Mystères du château du dé……………………………………….610
-D’un hasard l’autre : le legs dadaïste………………………………………………..610
-Syntaxes……………………………………………………………………………..613
-Topique surréaliste…………………………………………………………………..615

2. P. Chenal, Un Coup de dés… …………………………………………………...616


3. Bilan : une œuvre-cliché…………………………………………………………617

b) D. Huillet et J. M. Straub : « Toute révolution est un coup de dés » (1977)……………………...618


1. La récitation : mise en corps, mise en voix………………………………………620
2. La citation : des morts de la Commune aux mots du Poète……………………...621
3. Echos révolutionnaires : les mots d’ordre du Coup de dés………………………624

B) Mise en scène : « Art et Action » (1919 / 1942)……………………………626

C) Mise en musique : Boulez, Coup de dés et « œuvre ouverte » (1950-1959)


1) D’un formalisme l’autre……………………………………………………………………….632
2) Le « modèle » du Coup de dés ou le « hasard absorbé »……………………………………...633

D) Mises en concept …………………………………………………………...639


1) Le champ de la théorie littéraire…………………………………………………………..639

a) Blanchot : les conditions de l’œuvre (1955-1969)……………………………………639


1. Penser Mallarmé, penser la littérature……………………………………………640
2. Penser la question de « l’œuvre » et du « mourir » (1955)………………………642
3. Penser la question de la création (1955)…………………………………………644
4. Penser l’orientation de la littérature (1959)……………………………………...645
5. Penser la pensée à l’épreuve de « l’aléa » (1962-1969)…………………………646
6. Penser « l’absence de livre » (1969)……………………………………………..648
7. Penser l’espace de la littérature : de Blanchot à Foucault et Genette……………650

b) Kristeva : « sémanalyse » du langage poétique (1969-1974)…………………………653


1. Pour une sémanalyse……………………………………………………………..653
2. Racines mallarméennes de la sémanalyse ?……………………………………...654
3. Usages théoriques du Coup de dés : un quasi-paradigme du « Texte »………….655
-« Transgressions logiques et syntaxiques »………………………………………….655
-Composition « translinguistique »…………………………………………………...659
-Hyper-spatialisation du langage……………………………………………………..660
-Crise du sujet cartésien………………………………………………………………663
-Du « récit » à « l’idéologie de l’action signifiante »………………………………...663
-Signifiance restreinte………………………………………………………………...665
4. Critique archéologique…………………………………………………………...667

937
2) Le champ de la
philosophie……………………………………………………………….672

a) Deleuze : « Toute pensée émet un coup de dés » (1969-1991)…………………………………….672


1. J. Cl. Martin : le « coup de dés » de la philosophie deleuzienne (1993)…………673
2. « Toute pensée émet un coup de dés » : Mallarmé ou la formule………………..678
-Une des formules du deleuzisme (de Logique du sens à Qu’est-ce que la
philosophie ?)………………………………………………………………………...678
-La formule du structuralisme (1973)………………………………………………...681
-La formule de la « pensée du dehors » (le complexe Blanchot-Foucault-Deleuze,
1986)………………………………………………………………………………….684

b) Lyotard : le concept de « figural » ou le « sensible dans le sensé » (1971)………………………..686


1. Le concept d’« espace figural »………………………………………………….686
2. La preuve par l’exemple : le cas du Coup de dés………………………………...687
-Une poétique de l’idée sensible……………………………………………………...688
-Le « schème » de la contingence sensible…………………………………………...690
-La « forme » contre la « structure »…………………………………………………692
-Un double chiasme : les « miroirs » du poème……………………………………...693
-Un anti-hégélianisme : approfondissement de la « crise du savoir »………………..694
3. Critique archéologique : un poème à « brouter » ?………………………………695

c) Derrida : la chaîne conceptuelle « différance-dissémination-espacement » (1967-1972)…………698


1. Mallarmisme et déconstruction…………………………………………………..698
2. Du Coup de dés au post-structuralisme : « l’espacement »……………………...700
3. Sous Nombre, le Coup de dés…………………………………………………....703
-Greffes………………………………………………………………………………704
-Pan-textualisme et pan-sexualisme : du Coup de dés à la « dissémination »……….705
4. Une source éventuelle méconnue de la déconstruction : le Coup de dés de Cohn.707

d) Badiou : autour du concept d’« événement » (1986-2004)………………………………………...711


1. Philosopher « sous condition » de Mallarmé…………………………………….711
2. Poétique de « l’événement »……………………………………………………..715
3. Le cas du Coup de dés……………………………………………………………718
-L’événement au carré………………………………………………………………..718
-Du Maître sacrifié à « l’événement de vérité »……………………………………...721
4. Le Coup de dés et notre présent : un poème-paradigme…………………………723
-Démocratie et capitalisme (1998)……………………………………………………723
-Contre le « formalisme romantique » (2004)………………………………………..725
5. Critique archéologique…………………………………………………………...725
6. La confrontation avec Deleuze…………………………………………………...732

E) Mises en page……………………………………………………………….734
1) Massin : un graphiste compagnon du Coup de dés (1966-1968)
a) « Interprétations typographiques » (1966)………………………………………………...734
b) Le poème-éventail (1967-1968)…………………………………………………………...737

2) Des « Rencontres de Lure » au « Coup de dés télématique » (1982)……………………..739


a) Une transposition sur écran : un nouvel « état » du Coup de dés………………………….740
b) « Recours à Mallarmé » : néo-épigraphie et télématique………………………………….741

3) Le Coup de dés des typographes et des graphistes………………………………………..743

938
II. La création littéraire : les reprises formelles……………………...749

A) Exposition du problème…………………………………………………….749

1) « Généricité auctoriale »…………………………………………………………………..752


2) L’impureté générique : vers une nouvelle synthèse des genres ?…………………………753

B) Les formes poétiques………………………………………………………..756


1) L’influence et la référence………………………………………………………………...756
2) La convergence sans l’influence…………………………………………………………..759
3) La coupure esthétique……………………………………………………………………..762

C) Les formes narratives……………………………………………………….766


D) Essai de typologie historique……………………………………………….771
1) La « généricité lectoriale » (I) : les baptêmes posthumes…………………………………771
2) La « généricité lectoriale » (II) : les traits génériques…………………………………….773
3) « Modulations génériques »……………………………………………………………….774
4) Bilan……………………………………………………………………………………….775

Conclusion

A) Bilan critique……………………………………………….………...777

1) Apories critiques…………………………………………………………………..………778
a) La question de la genèse……………………………………………………………..778
1. Une genèse mieux connue (octobre 1896-mai 1897)…………………….………….778
2. L’édition Didot-Vollard (tirages entre juillet 1897 et novembre 1897)……………..781

b) La question de la forme………………………………………………………………783
1. Le déni de la forme………………………………………………………………….783
2. L’intérêt nouveau pour la forme…………………………………………………….785
3. Composition…………………………………………………………………………786
4. Iconicité……………………………………………………………………………...787

939
5. Les leçons de la mise en page : comment lire ?……………………………………..788

c) La question du contenu………………………………………………………………790
1. Du « hasard » à la « constellation » : continuité ou antagonisme ?…………………790
2. Les « personnages » : polarisation ou « état fluide » ?……………………………...793
3. La « fiction » : « drame » ou « tautologie » ; luciférien ou hamlétien ?…………….796

d) La question du statut…………………………………………………………………797
1. Le rapport à Igitur : rupture ou continuité ?…………………………………………797
2. Le rapport au sonnet en –yx : le Coup de dés, « forme fixe » ?…………………….799
3. Le rapport au Livre : « fragment d’exécuté » ou texte autonome ?…………………800

e) La question de l’édition………………………………………………………………804

2) Perpectives critiques………………………………………………………………………806

B) Le Coup de dés : « legs en la disparition / à quelqu’un / ambigu »….808

1) Entre lieu et espace, aura et


exposition………………………….…………………..808

2) Institutionnalisation
restreinte……………………………………………………….809

3) « Noir sur blanc » : poème aporétique, poème


épiphanique………………………...812

Annexes……………………………………………………………...815

Index nominum du volume II………………………………………...845

Bibliographie………………………………………………………...849

940
941

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