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IDENTITÉ DE LA PUISSANCE ET DE L 'ESSENCE DE DIEU 393

profond de lui-même la puissance infinie de la substance et doit être


dit en conséquence « infini par sa cause » 53• Et comme ils ont chacun
des limites différentes, cet infini est en chacun de grandeur diffé­
rente 54• En revanche, de par sa finitude, la puissance de chaque mode
se heurte à la puissance de tous les autres, ceux-ci n'affirmant leur
propre existence qu'en bornant la sienne, c'est-à-dire en limitant sa
durée. C'est pourquoi, infinie dans son principe, l'affirmation de son
être est toujours nécessairement limitée, en fait, par l'action des choses
du dehors, c'est-à-dire par l'ordre commun de la Nature. Sa puissance
(potentia), en soi infinie à l'intérieur de sa sphère, mais contenue sans
cesse en de certaines limites par la puissance des choses extérieures,
subsiste seulement comme « effort (conatus) indéfini » 55 à être et à
persévérer dans son être, et chaque chose singulière ne persévère dans
son existence qu'à travers une suite de rencontres, les unes favorables
(qui aident à sa conservation et à son expansion), les autres défavo­
rables (qui l'altèrent, la restreignent et la détruisent).
On voit par là que les Propositions 34, 35 et 36 enveloppent in
nuce toute la théorie de la puissance des modes, c'est-à-dire la
théorie de l'origine et de la nature des affections (affectus) telle
qu'elle sera développée dans le Livre III.

*
* *

§ XIII.- L'Appendice qui suit la Proposition 36 apparaît


comme la conclusion du Livre I. Il a pour objet de régler son
compte à un préjugé commun et tenace : celui de la finalité, qui
risque de rendre les hommes rebelles aux raisons contraignantes
déduites dans le présent Livre. Ce préjugé est la source de tous les
autres. En conséquence, à l'exemple de Descartes, qui estimait inu­
tile d'examiner en particulier toutes les opinions fausses pourvu
qu'on en ruinât le principe 56, il suffira de le détruire pour détruire
du même coup tous les autres 57•
Parce qu'il s'agit ici, non de démontrer une vérité, mais de réfuter
une erreur, ce nouveau développement, analogue à un vaste Scolie,
n'est seulement qu'un Appendice.
Il débute par un rappel des acquisitions positives : « J'ai expliqué
( ... ) la nature de Dieu et ses propriétés, savoir : qu'il existe nécessai­
rement, qu'il est unique ; qu'il est et agit par la seule nécessité de sa

5 3. Cf. Lettre XII, à Louis Me1er, Ap., III, pp. 1 5 0 sqq. ; voir plus bas,
Appendice n° 9, ·§ v.
54. Ibid., §§ XIII, XIV sqq.
5 5 . « Cujusque rei potentia sive conatus » , Eth., III, Prop. 7, Geb., II,
p. 146, 1. 26.
5 6. Descartes, Méditations, A. T., IX, pp. 1 3 - 14.
5ï. Eth., I, Geb., II, p. 77, 1. 30-34 et p. 78, 1. 1 -8, Ap., p. 1 03.
394 IDENTITÉ DE L 'ESSENCE ET DE LA PUISSANCE DIVINES

nature ; qu'il est la cause libre de toutes les choses, et en quelle


manière il l'est ; que tout est en Dieu et dépend de lui de telle sorte
que rien ne peut ni être ni être conçu sans lui ; enfin, que tout a été
prédéterminé par Dieu, non certes par la liberté de sa volonté, autre­
ment dit par son bon plaisir absolu, mais par la nature absolue de
Dieu, c'est-à-dire sa puissance infinie » .
A cet ensemble d e thèses s'oppose l e principe des causes finales.
S'inspirant de lui, les hommes supposent que toutes les choses de la
nature agissent comme eux en vue d'une fin, que Dieu même dirige
tout vers une certaine fin, qu'il a tout fait en vue de l'homme, l'ayant
créé pour qu'il lui rendît un culte ••.
Pour détruire ce principe, il faut : 1 ° rechercher son origine ;
2 ° établir sa fausseté ; 3 ° dénoncer en lui la source de tous les pré­
jugés relatifs au bien et au mal, au mérite et au démérite, à la louange
et au blâme, à l'ordre et à la confusion, à la beauté et à la laideur, etc.
1 ° Pour ce qui est de son origine, Spinoza ne tente pas ici de la
déduire de la nature humaine. Cette tâche sera celle du Livre IV. Par­
tant de deux constatations qui sont à la portée d'un chacun : que les
hommes naissent sans connaître les causes des choses, qu'ils ont tous
l'appétit de rechercher ce qui leur est utile et qu'ils en sont conscients,
il en conclut que, ne soupçonnant pas, même en rêve, les causes qui
déterminent leur appétit, ils se croient libres 59 ; et que, n'agissant
jamais que pour une fin : se procurer de quoi satisfaire leur appétit,
ils ne recherchent partout rien d'autre que les causes finales. Décou­
vrant en eux et hors d'eux des moyens pour des fins : des yeux pour
voir, des dents pour mâcher, des herbes et des animaux pour s'ali­
menter, etc., moyens dont ils ne sont pas les auteurs, et jugeant des
choses d'après eux-mêmes, ils se figurent qu'un ou plusieurs Dieux,
doués d'une liberté analogue à la leur, ont, dans l'intention de se les
attacher et d'être honorés par eux, tout disposé en vue de satisfaire à
leurs besoins 60• L'idée leur est alors venue de rendre un culte à la
divinité, pour capter son amitié et l'amener à diriger à leur profit la
Nature entière.
Cette notion de l'organisation téléologique des choses s'implantant
de plus en plus en eux et tournant à la superstition, ils en vinrent à
redoubler d'efforts pour prouver que la Nature ne fait rien en vain 6 1•

5 8 . « Finis Mundi est homo, hominis Deus. Ratio est, quia Mundus est
propter hominem, homo ipse et Mundus sunt propter Deum ; Deus enim
omnia fecit propter se :., Heereboord, Meletemata, éd. 1 665, Collegium phy­
sicum, Disp. 4, art. 3 0, p. 16 b.- Formule de saint Augustin dont l'origine
est dans saint Paul, Cor., III, vv. 22-2 3 .
5 9 . Cf. Ethique, III, Prop. 2 e t Scolie, Ap., p . 2 0 3 , Lettre LVIII, Ap.,
III, p. 3 1 5 , Geb., IV, p. 266.
60. Saint Thomas, Contra Gentiles, III, 22 ; Commentarii Coll. Conimbr.,
Phys., II, cap. 2, quaest. 9, art. 2, 1 .
� 1 . Cf. saint Thomas, Conw4 Gen&;les, II, 2 3 , III, 2 et 3,
IDENTITÉ DE LA PUISSANCE ET DE L'ESSENCE DE DIEU 395

Mais, comme on trouve en elle, à côté de choses utiles, maintes choses


nuisibles (tempêtes, tremblements de terre, maladies, etc.), ils crurent
pouvoir tourner cette difficulté en prêtant leurs propres délires à la
Nature et aux Dieux. Ils ont alors imaginé que ces désordres étaient
les effets de la colère des Dieux, irrités par les offenses et les manque­
ments de la créature à leur égard. Puis, comme l'expérience témoigne
que ces maux frappent les pieux autant que les impies, ils se sont
retranchés sur l'incompréhensibilité et l'impénétrabilité des jugements
divins. Ainsi, les hommes eussent été à jamais condamnés à l'igno­
rance, s'ils n'avaient été conduits vers une autre norme de la vérité
par la mathématique, qui, elle, se préoccupe, non des fins, mais des
essences et des propriétés des figures ; et aussi par d'autres causes,
non énumérées ici, vraisemblablement la philosophie de Descartes,
mathématisant la physique et proscrivant d'elle la considération des
causes finales.
2° Quant à la fausseté de cette doctrine, elle ressort immédiatement
de la PropoJition 16 et des Corollaires de la Proposition 32, car, s'il est
vrai que tout dans la Nature se produit de façon nécessaire et avec
une perfection suprême, il est faux que tout s'y produise selon les
intentions d'une libre volonté et que tout n'y soit point parfait. Cette
fausseté première en engendre toute une série d'autres. Par elle, en
effet, la Nature est renversée de bout en bout et l'antérieur est pris
pour le postérieur 62 ; la cause (c'est-à-dire la nécessité naturelle) pour
l'effet ; l'effet (c'est-à-dire la volonté) pour la cause ; le moins parfait
(à savoir l'homme, mode fini, effet éloigné) pour le plus parfait ; le
plus parfait (à savoir la Nature entière, mode infini, éternel, effet
immédiat, Fils de Dieu) pour le moins parfait ; enfin, la perfection de
Dieu est détruite, car, si Dieu agit pour une fin, il est nécessairement
privé de ce qu'il a dessein de réaliser.
Sans doute, les théologiens et les métaphysiciens distinguent-ils
entre la fin de besoin et la fin d'assimilation : Dieu crée, non pour se
procurer ce dont il manquerait ••, mais pour communiquer sa bonté

62. Sur cet Ü <!Tepov :1tp6'tepov, cf. Ethique, II, Prop. 1 0, Scol. ; voir
t. II, chap. 1••, § I.
63. « Ne facienda opera sua propter indigentiae necessitatem potius quam
per abundantiam beneficentiae Deus amare putaretur », saint Augustin, De
Gen. Lit., II, c. S. - Cf. saint Thomas, Sum. Theol., I" qu. 19, art. 2, ad
Resp., art. 5, qu. 44, art. 4 Resp. ; Contra Gentiles, III, 1 7 et 20, sub fin.,
7 0, 97 : « Ex his autem... » - Estius, Commentaires sur le maitre des
sentences, II, Dist. 1 ; Keckermann, Systema Logicae, Hianoviae, 1 606,
pp. 1 7 2 sqq. - Causalitas ergo finis in Deo respectu actionum et effec­
tuum ad extra, ut loquuntur, consistit in eo, quod amore suae bonitatis effec­
tum producat extra se. Et hoc sensu capiendum est hoc : Deus omnia fecit
propter se, non quod istis quae fecit indigeret (sic enim moveretur a fine
instar hominum) , sed ut rebus istis, quas fecit, suam bonitatem impertiret :
Quod Scholastici enuncian.mt hoç modo : Deus omnia fecit provrer fineiP.
396 IDENTITÉ DE L'ESSENCE ET DE LA PUISSANCE DIVINES

aux créatures et leur imprimer par là sa ressemblance 64 ; le profit n'est


65
pas pour lui, mais pour elles • Cependant, comme, avant la création,
il n'existait hors de Dieu rien à cause de quoi il eût pu agir, ils doi­
66
vent convenir qu'il n'agissait que pour lui , donc reconnaître qu'il
était privé des choses pour lesquelles il voulait préparer des moyens,
et que, par conséquent, de toute évidence, il les désirait.
En outre, pour prouver leur théorie, ils ont inventé un nouveau
genre d'argument : la réduction, non plus à l'impossible, mais à l'igno­
rance. Par exemple, si une pierre tombe d'un toit et tue un passant,
ils vous contraignent de rechercher sans relâche à l'infini les causes de
cet accident, pour que, en désespoir de cause, vous soyez acculés à
67
vous réfugier dans la volonté de Dieu, « cet asile de l'ignorance » •
De même, ignorant les causes de l'admirable structure du corps
68
humain, et frappés par elle d'un étonnement stupide , ils concluent

non indigentiae, sed assimilationis, qui est, quo agit quis, non ut sibi commo­
dum quaeret, sed ut bene aliis faciat, quae sunt extra se, rebus », Heereboord,
Meletemata, II, Disp. 2 4, § 7, p. 2 7 0 a.
64. « Non enim hoc est [producere omnes effectus naturales} ex insuffi­
centia divinae virtutis, sed ex immensitate bonitatis ipsius per quam suam
similitudinem rebus communicare voluit », saint Thomas, Contra Gentiles, III,
c. 70 ; cf. aussi c. 86.
6 5 . Saint Thomas, Sum. Theol., II•, qu. 1 32, art. 1 , ad. lm.
66. « Universa propter semetipsum operatus est Dominus », Prov. XVI,
4 ; saint Thomas, Sum. Theol., I", qu. 19, art. 2 ; etc.
67. Asylum ignorantiae, Ap., p. 1 1 1 , Geb., II, p. 8 1 , !. 1 1 ; cf. Theologico­
Pol., chap. VI : « . . ridiculus sane modus ignorantiam profitendi », Geb.,
.

III, p. 86, !. 4.
68. Stupescunt, Ap., p. 1 1 1 , Geb., II, p. 81, !. 1 2 ; Stupor, Ap., ibid., Geb.,
ibid., !. 20, à rapprocher de « ut stultus admirari studet », Ap., ibid., Geb.,
ibid., 1. 1 7 . Appuhn traduit avec raison stupor par stupide étonnement, stupor
enveloppant une nuance de mépris qui apparaît dans l'adjectif stupidus. Stu­
por ne figure pas dans la liste des passions examinées nommément par Spi­
noza, mais celui-ci prévient qu'il ne les examine pas toutes, car elles
sont une infinité ; toutefois, stupor est à peu près synonyme d'admiratio,
c'est-à-dire d'étonnement, admiratio ayant étymologiquement ce sens (mirari,
racine de mirabilia, merveilles, de miracula, miracles, etc.) et le mot admira­
tion étant au XVII' siècle synonyme d'étonnement, cf. Descartes, Traité des
Passions, II, art. 5 3 : qu'un objet soit jugé nouveau, ou différent de ce que
l'on supposait qu'il devait être, « cela fait que nous l'admirons et en sommes
étonnés », A. T., XII, p. 3 7 3 , !. 9- 1 0. Lorsqu'à l'admiration est jointe l'estime,
on a l'admiration au sens où nous entendons ce mot aujourd 'hui ; lorsqu'il
s'y joint un jugement dépréciatif, on a le mépris, cf. ibid., art. 54. Pour
Spinoza, I'admiratio naît de l'isolement d'un objet - non rattaché à d'au­
tres. Lorsque, relié à ses causes, il cesse d'être isolé ou « singulier », nous
nions de lui tout ce qui peut être cause d'admiratio, d'amour, de crainte,
etc., et pensons moins à ce qu'il est qu'à ce qu'il n'est pas ; ainsi naît le
mépris (contemptus) , Ethique, III, Prop. 52 et Scolie. Dans le présent
Appendice, le mépris porte, non sur la chose suscitant à tort I'admiratio,
mais sur l'état du sujet (stupidus) en proie à cette admiratio injustifiée.
Plus loin, Spinoza dénonce la « sotte admiration » (ut stultus admirari stu-
IDEN'l'ITÉ DE LA PUISSANCE ET DE L'ESSENCE DE DIEU 397

qu'il n'est pas formé mécaniquement, mais par un art divin ou sur­
naturel. Aussi tiennent-ils pour hérétiques et pour impies tous ceux
qui cherchent les vraies causes des miracles et qui, s'appliquant à
connaître la nature en savants, détruisent, en même temps que l'igno­
rance, ce « stupide étonnement » sur lequel ils fondent leur raisonne­
ment et leur autorité.
3 ° C'est parce que les hommes se croient libres qu'ils ont conçu les
notions de louange et de blâme, de péché et de mérite 69• En outre,
persuadés que tout dans la Nature est fait pour eux, ils l'interprètent
selon les concepts de bien et de mal, d'ordre et de confusion, de
chaleur et de froid, de beauté et de laideur. Ces concepts ne font
pourtant qu'exprimer les affections de notre corps, telles que nous
les livre l'imagination, et non la Nature en soi, telle que nous la
révèle l'entendement. Modes de l'imagination pris pour ceux de l'en­
tendement, ils sont moins des entia rationis que des entia imagi­
nationis. Ainsi, on appelle bon ce qui est utile à la santé et au culte
de Dieu ; mauvais, le contraire ; ordre 10, une disposition de nos repré­
sentations sensibles favorable à l'exercice aisé de l'imagination et de
la mémoire ; confusion, le contraire. Dire que Dieu a tout fait avec
ordre, c'est donc, en fait, ou lui attribuer une imagination, ou sup­
poser qu'il a tout disposé pour la commodité de la nôtre, alors qu'en
réalité une infinité de choses la dépassent et même confondent sa
faiblesse. Semblablement, on appelle beaux les objets qui émeuvent
le nerf optique d'une façon qui convient à la santé, laids ceux qui
font le contraire. D'une façon générale, toutes les qualités sensibles,
converties en propriétés des choses, sont conçues en même temps
comme des valeurs hédoniques, esthétiques ou éthiques constituées
par ces choses mêmes. Cependant, la diversité des complexions cor­
porelles faisant que les mêmes affections ne sont pas également favo­
rables, donc agréables, à tous, la valeur des choses varie avec chacun.
Preuve supplémentaire que ces valeurs ne sont pas perçues par l'en­
tendement, identique en chacun, et qu'elles sont étrangères à la nature
des choses.
Toutefois, il faut bien marquer que le dessein de Spinoza n'est
pas tant ici de démontrer la subjectivité de ces notions que d'établir
qu'elles ont leur source dans la croyance finaliste des hommes. Ce
n'est pas seulement du fait qu'ils attribuent aux choses des qualités
purement subjectives (imaginatives) qu'ils décrètent la beauté et la

det) des amateurs de mystère et de prodiges : un tel amateur refuse, en


effet, de relier le phénomène à ses causes, parce qu'il préfère l'isoler comme
une singularité.
69. I l en réserve l'explication pour la suite, cf. Ethique, IV, Prop. 3 7,
Scot. 2, Ap., p. 494.
70. Ordre, au sens augustinien d'harmonie des choses, non au sens car­
tésien d'enchaînement selon les raisons.
398 IDENTITÉ DE L'ESSENCE ET DE LA PUISSANCE DIVINES

laideur des objets ; c'est patce qu'ils jugent d'eux d'après ce qui est
utile à leur corps, et qu'ils sont, de ce fait, amenés à en juger d'après
les manières d'être de leur imagination et non d'après les idées de
leur entendement. D'où le scepticisme : autant de têtes, autant d'avis.
D'où le rôle rectificateur de l'entendement qui rétablit entre les
hommes l'accord unanime en substituant les rapports mathématiques
aux relations de finalité.
A partir de là se réfutent aisément maintes objections familières
de la théologie. Si, dit-on, la Nature suit nécessairement d'un Dieu
tout patfait, d'où vient qu'il y ait en elle tant d'imperfections ? En
réalité, c'est là prendre pour des défauts ce qui n'en est pas, estimer
la perfection des choses, non pat leur nature et leur puissance, mais
par leur disconvenance ou leur convenance à 1' égatd de notre propre
complexion 71• Pourquoi Dieu n'a-t-il pas fait les hommes tous éga­
lement gouvernés pat la raison ? Patce que, devant produire l'infinité
des choses concevables par un entendement infini, il devait produire
toutes choses depuis le plus haut jusqu'au plus bas degré de perfec­
tion, les lois de la Nature s'étant trouvées assez amples pour suffire
à la production de tout ce que pouvait concevoir un tel enten­
dement.
*
* *

§ XIV. - Sans nul doute, cet antifinalisme évoque-t-il celui de


Descattes, et Descartes est-il vraisemblablement l'une des « causes >
de son avènement. Pour Descattes, la recherche des fins nous tient
à l'écatt de la nature des choses, nous amène à préjuger témérai­
rement des intentions de Dieu, à le concevoir de façon indigne de lui,
comme un homme se proposant de faire ceci ou cela pat tels et tels
moyens 72• Dieu étant infini, auteur d'une infinité de choses dont
les causes nous échappent, c'est, de la patt d'êtres faibles et finis,
une absurdité que de prétendre pénétrer ses fins 73, et d'affirmer, en
conséquence, qu'il a créé le monde pour nous 74• La seule science va­
lable est donc celle qui vise la découverte des causes efficientes 75• La
considération des fins, admissible en éthique, ne l'est ni en physique,
ni même en métaphysique. C'est en commençant par les bannir de la
métaphysique qu'on les exclut à coup sûr de la physique 78• Quant à

7 1 . Cf. aussi Court Traité, I, chap. 6, § § 6 et 7, pp. 82-8 3 , qui exp lique
le jugement d'imperfection par la comparaison des choses réelles avec ces
fantômes que sont les idées générales.
7 2 . Descartes, Entretien avec Burman, A. T., V, p. 1 5 8.
7 3 . JV• Médit., A. T., VII, p. 5 5 , 1. 1 9-26, Principes, III, art. 3 .
7 4 . A Chanut, 6 juin 1 647, A.T., V, pp. 5 3-54.
75. Quintae Resp., VII, p. 3 74, !. 2 0-2 1 , Principes, 1, art. 24.
76. Q11inlae Resp., VII, pp. 3 74-3 7 5 , Principes, 1, art. 28, A H'JPeras­
pis.ies, août 1 645, A. T., III, pp. 4 3 1 -432.
I DENTITÉ DE LA PUISSANCE ET DE L 'ESSENCE DE DIEU 399

l'origine de la téléologie, tant physi que que métaphysique, elle vient de


ce que les qualités sensibles, exprimant les affections de notre corps
uni à notre âme et nous informant des conditions de sa subsistance,
sont faussement objectivées comme les propriétés des choses. Ainsi,
nous sommes conduits à étendre à l'univers entier, pris dans son
indéfinitude, et au rapport en soi des choses entre elles, les relations
de moyens à fins qui ne valent qu'au point de vue biologique, dans la
sphère étroite de l'union de notre âme et de notre corps. De cette
confusion, qui substitue à la science d'entendement, universellement
valable, la connaissance sensible vouée aux contradictions issues des
diversités organiques individuelles, naît inéluctablement le scepti­
cisme 77•

§ XV. - Cependant, malgré ces affinités, les deux conceptions


restent très opposées, et la réfutation spinoziste vise Descartes autant
que !'Ecole. D'abord, elle poursuit la destruction de la doctrine de
l'entendement créateur, qui restait celle de Descartes. Pour celui-ci,
en effet, Dieu agit, non par la nécessité de sa nature, mais par la
liberté de sa volonté. Etant incompréhensible et infini, il est, certes,
arbitraire et absurde de lui prêter la finalité propre à l'être fini,
anthropomorphique et anthropocentrique, mais son incompréhensi­
bilité même fait qu'il serait tout aussi gratuit de nier de lui une
action selon des fins. L'identité de sa volonté et de son entendement
ne l'exclut d'aucune façon ; elle nous interdit seulement de com­
prendre en quoi elle consiste et comment elle opère 78• Bien mieux,
qu' il agisse selon des fins, nous n'en pouvons douter. La révélation
nous l'apprend ••. La téléologie psychophysique le suppose, laquelle
est certaine de par le sentiment immédiat de notre substance com­
posée, sentiment que garantit la véracité divine 80• On dira donc sim­
plement que les fins de Dieu sont impénétrables 81 ; qu'elles ne sau­
raient nous concerner exclusivement, puisque Dieu ne peut avoir
d'autre fin que lui-même : « Omnia propter ipsum jacta sunt » 82•
Toute la dogmatique chrétienne, attaquée par Spinoza, subsiste là,
intacte.
De plus, cette finalité que - comme la liberté - Spinoza réduit
à une illusion du suj et ignorant, Descartes la reconnaît comme réelle

7 7 . VI' Méd., A.T., VII, pp. 82 -83, Principes, I, art. 7 0-7 1 , Sextae Resp.,
A.T., VII, pp. 438-439, A Elisabeth, 25 mai 1 643, III, pp. 665 sqq.,
2 8 juin 1 643, pp. 690-695 , etc.
78. Entretien avec Burman, A. T., V, p. 1 66.
79. Ibid., p. 1 5 8.
80. Cf. Gueroult, Descartes selon l'ordre des raisons, t. II, pp. 146, 1 7 7.
81. IV' Méd., A.T., VII, p. 55, l. 2 6, IX, p. 44 (le texte français ajoute
« impénétrables ») ; Quintae Resp., VII, pp. 3 74-3 7 5 .
82 . A Chanut, 6 juin 1 647, A . T., V, pp. 5 3-54.
400 IDENTITÉ DE L 'ESSENCE ET DE LA PUISSANCE DIVINES

dans notre action volontaire et dans les agencements inhérents à notre


substance composée. Sans doute l'ignorance facilite-t-elle sa projection
illusoire dans l'univers physique ; mais, si cette projection est illu­
soire, le concept lui-même ne l'est pas. La finalité a sa vérité dans
les sphères qui sont les siennes. Il en va de même pour les valeurs
éthiques, esthétiques, hédoniques. Elles ne sont pas plus dénuées de
fondement que la finalité à laquelle elles sont liées. Certes, elles
deviennent illusoires dès qu'elles sont rapportées à ce qu'elles ne
concernent pas. Mais elles retrouvent toute leur vérité dès qu'elles
sont rigoureusement circonscrites à l'intérieur des régions respectives
que dessinent pour elles les différentes sphères de finalité, enveloppées
elles-mêmes dans cette finalité générale de l'univers qu'impose l'idée
de l'être parfait. Ainsi, les notions d'ordre, d'harmonie, de bonté de
la Nature sont fondées dans la volonté de Dieu agissant conformément
à sa perfection, et usant du mécanisme universel comme d'un ins­
trument pour réaliser le monde ••. Vues and-spinozistes, et que déve­
loppera Malebranche.
Exclure de la métaphysique, en faveur de la physique des causes
efficientes, la préoccupation téléologique, ce n'est donc nullement pour
Descartes exclure de Dieu la finalité, c'est seulement rendre impos­
sible toute tentative de fonder l'explication physique sur une méta­
physique téméraire et gratuite de la téléologie divine. C'est pourquoi
la finalité n'est pas systématiquement bannie de partout, mais doit
être acceptée là où les faits l'imposent de telle sorte que la véracité
divine la garantisse. Par là on s'explique qu'à côté de régions
- comme le monde matériel - d'où elle est exclue au profit de
l'absolue nécessité, s'en dessinent d'autres - comme le monde psycho­
physique, le monde psychique, la sphère de la moralité - où elle
règne en maîtresse. En conséquence, notre âme est absolument libre,
l'action selon des fins y est fondée, la téléologie résout l'énigme de la
substance psychophysique ; y introduire le mécanisme est une erreur
dirimante, symétrique de celle qui consiste à introduire la téléologie
dans la nature physique 84•
A tous ces points de vue, I'Appendice final du Livre I de I'Ethique
apparaît bien comme une réfutation directe du cartésianisme.

8 3 . VI' Méd., A.T., VII, pp. 8 7 -89, IV' Méd., pp. 5 5 - 5 6, p. 6 1 , I. 1 7 -26.
Cf. Gueroult, Descartes selon l'ordre des raisons, t. 1, pp. 3 1 8-3 1 9, t. Il,
pp. 1 5 0- 1 5 6, 2 1 0.
84. Cf. Descartes selon l'ordre des raisons, t. Il, chap. XVI, pp. 1 5 9- 1 63,
175-177.

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