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JACQUES TAMINIAUX
LA NOSTALGIE DE LA GRECE
A L’AUBE DE
L’IDEALISME ALLEMAND
DE HOLDERLIN ET DE HEGEL
1 On trouve une description d’ensemble de cette relation dans H. Kuhn, Die Vollendung
der klassischen deutschen Àsthetik durch Hegel.
INTRODUCTION IX
les Grecs» sur le mode interrogatif, ni que nous nous soyons nourri de la
pensée de Heidegger pour appuyer et éclairer cette interrogation. En
effet, la tension et la quasi-coïncidence de la dialectique spéculative et
de la pensée de l’entre-deux, ce qui sépare et unit Hôlderlin et Hegel,
c’est l’espace même où se meut la pensée de Heidegger, dans son
inlassable dialogue avec l’un et avec l’autre, et dans son incessante
interrogation de la pensée grecque.
Nous rejoignons ici nos considérations sur Nietzsche. Aujourd’hui,
l’interprétation de Nietzsche et de sa relation à la pensée grecque passe
obligatoirement par la question heideggerienne de l’essence de la méta¬
physique. Il n’en va pas autrement de l’interprétation du mouvement
de la nostalgie de la Grèce chez les héritiers de Kant que nous étudions
ici. On nous objectera peut-être que nous tournons en cercle, que d’une
part, remontant le sillage de ce mouvement, cherchant l’impensé qui
sollicitait son effort, nous introduisons en lui des questions proprement
heideggeriennes, et que d’autre part nous lui réclamons une sorte de
contribution à l’entreprise heideggerienne. Nous répondrons que pareil
cercle n’a rien de vicieux. Nous installant en lui, nous ne faisons
qu’assumer notre historicité et prendre à notre compte une modalité de
ce cercle de la compréhension dont la pensée contemporaine nous
apprend qu’il est non pas le défaut mais la condition de possibilité de la
démarche de l’historien de la philosophie. S’il est vrai que Kant,
Schiller, Hôlderlin et Hegel continuent de nous interpeller, si donc ils
circonscrivent un domaine qui nous demeure énigmatique par cela
même qu’il nous concerne, il n’y a pas lieu ici d’opter entre l’impartiali¬
té et le subjectivisme, et il faut dire de leur œuvre et de leur pensée ce
que disait Merleau-Ponty de celles de Husserl: «qu’on les détruirait en
les soumettant à l’observation analytique ou à la pensée isolante, et
qu’on ne peut leur être fidèle et les retrouver qu’en pensant derechef».1
Introduction y
Chapitre iii Kant et les Grecs, pôles des grands essais schil-
lériens 72
1. Les Kalliasbriefe et les trois niveaux de l’esthétique kantienne 72
2. La question de l’essence de l’homme et la convergence de la pro¬
blématique esthétique et de la problématique de l’histoire 87
3. Nature et subjectivité 119
Appendice 267
L’on trouve parmi les tout premiers écrits de Hegel, datant de l’époque
où il était l’élève du gymnase de Stuttgart, une petite dissertation
intitulée: «Über einige charakteristische Unterschiede der alten Dichter».1
Hegel y confronte la situation du poète moderne avec celle du poète
antique, et l’on pourrait, non sans bonnes raisons, déceler dans le
tableau qu’il dresse une certaine anticipation de quelques thèmes
centraux de son esthétique future. Mais notre propos n’est pas ici
d’illustrer la philosophie de l’art inscrite dans la métaphysique absolue
à l’aide d’ébauches qui en préfigureraient les lignes essentielles. Il ne
s’agit pour nous que de scruter pas à pas le sens premier des textes et de
dégager à mesure la disposition qu’ils expriment. De ce point de vue, la
dissertation de Hegel s’offre à nous comme un diptyque où s’opposent
deux groupes d’images et de traits, dont le premier veut souligner une
sorte de nœud, le second un éparpillement. Traitant des Grecs, le jeune
Hegel décrit une vie liée ; traitant des modernes, il décrit une dissocia¬
tion, une brisure. Concordance de la culture et de l’histoire effective,
simplicité, fidélité naïve à la nature visible, union immédiate du langage
et de la vie, accord spontané de chacun avec tous, tels sont les traits qui
désignent les avantages dont jouissaient les poètes grecs. Désaccord
entre la culture et l’histoire effective, divisions de la communauté,
prédominance de la représentation sur la nature, discordance de
l’expérience et du langage, tels sont les traits qui désignent les désavan¬
tages dont pâtissent les poètes allemands modernes. Le texte qui nous
occupe se présente plutôt comme la description de deux situations
1 Qu’il s’agisse non seulement de l’Allemagne, mais du pays du soir qu’est l’Occident, c’est
ce qu’attestent explicitement les fragments de Tübingen. Cf. Nohl, Hegels theologische
Jugendschriften, p. 29.
LE JEUNE HEGEL ET L'HELLENISME SCHILLERIEN 3
modernité qui sont visées par le texte de Hegel. A travers les caracté¬
ristiques apparentes de deux styles et de deux milieux sociaux, et en
reliant tous ces traits l’un à l’autre, il cherche à comprendre, à leur
fondement et dans le creuset du langage, deux types de rapports de
l’homme à la nature, à autrui et à l’histoire.
Liens avec la nature: en Grèce, c’est le monde qui se produit, se
manifeste à partir de soi, trouve directement accueil et abri dans le
langage, soustrait celui-ci à la maîtrise humaine et en fait une «poésie
sauvage»; dans le monde moderne, c’est l’entendement diviseur qui
parle, il peut composer savamment, mais il sait plus qu’il ne voit et son
langage est un lexique qui modèle et contraint sa vision et du même
coup l’abolit; c’est pourquoi il parle mieux des forces internes et des
causes pensées que de l’aspect de la nature visible. Liens avec autrui : en
Grèce chacun parle par expérience et connaît par expérience les faits et
gestes des autres; dans l’Allemagne moderne, chacun dispose de signes
morts avant d’avoir l’expérience des choses et les autres sont pour lui
des étrangers qu’il lui faut apprendre à connaître. Liens avec le temps :
en Grèce les hauts faits des aïeux et leur mémoire sont préservés par la
parole de tous; dans le monde moderne, le passé de la communauté est
appris dans des livres d’érudits et une culture venue du dehors masque
ce qu’il a d’original. Bref, le langage grec atteste la présence d’autrui,
des choses et du temps, le langage moderne atteste l’absence des choses,
l’absence d’autrui et l’absence même du temps vivant.
L’essentiel de la dissertation sur les poètes antiques sera repris
quelques mois plus tard à Tübingen dans une petite étude qui traite
«de quelques-uns des avantages que nous procure la lecture des auteurs
classiques anciens, grecs et romains». La nouvelle version ne diffère
guère de la précédente : elle élargit son examen aux auteurs latins, mais
les considère seulement comme des imitateurs des grecs. Elle souligne à
nouveau que les auteurs antiques avaient «rassemblé eux-mêmes les
expériences qu’ils nous présentent», et oppose le caractère vivant de
leurs connaissances et la richesse sensible de leur langue à «la somme de
mots sans concepts (...) qui constituent la majeure partie de notre
système de pensée». Elle ajoute que «les auteurs anciens assuraient à
leur nation aux époques florissantes de la culture le grand avantage
d’une formation du goût. Le goût est en général le sentiment du Beau.
C’est déjà un gain suffisant que la réceptivité de notre âme par là se
développe et se fortifie; l’expression plus vraie de la sensation touche
toujours le cœur et éveille un sentiment de participation qui dans les
circonstances où nous vivons est trop souvent opprimé. Et de qui
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN
4
pourrions-nous attendre un meilleur modèle du Beau, sinon d’une
nation chez qui tout portait l’empreinte de la Beauté, où les facultés
esthétiques avaient tout le loisir de se développer, où les Sages et les
Héros sacrifiaient aux Grâces ... En ce qui concerne l’art, aucune
nation ne pourrait les dépasser et bien peu pourraient les égaler».1
Ces quelques phrases s’inscrivent dans la même zone de pensée que
les considérations de la dissertation précédente, et viennent en confir¬
mer la direction fondamentale. Nombreux sont depuis Winckelman les
hommages rendus à l’art grec comme à un modèle indépassable. Nom¬
breux aussi à cette époque les travaux sur le goût, faculté du Beau, et
l’on sait que Hegel en a lu plusieurs.2 D’une manière générale ces tra¬
vaux, tant anglo-saxons qu’allemands, traitent le goût somme un poste
déterminé dans l’équipement général de la conscience. C’est encore
dans le cadre d’un inventaire général des facultés que Kant abordera la
question du Beau dans la Critique du jugement,3 Hegel emprunte lui
aussi ce vocabulaire de son époque, mais il lui confère un sens qui
l’arrache au cadre strict d’un inventaire de facultés. Ici, le goût n’est
pas défini comme une des facultés de la conscience, un des moyens
qu’elle a de se rapporter aux choses, mais comme l’ouverture de l’âme,
sa réceptivité, sa participation à une présence qui la sollicite. Le goût
est ouverture à une présence totale, il est cette totalité qui se recueille
dans l’âme en un sentiment de participation, de telle sorte que le Beau
réside dans la relation d’appartenance qui lie la présence à ceux qui y
sont ouverts. Cette relation a atteint sa pleine force chez les Grecs.
Elle déchoit dans le monde moderne, où l’ouverture de l’âme est oppri¬
mée, se referme sous l’empire du concept, tandis que le monde s’enténè-
bre, devient hostile, s’émiette et même s’évanouit en un jeu de causes
abstraites.
Les fragments dits religieux que Hegel va rédiger au Stift de Tübin-
gen sont empreints de la même pensée. Formellement, ces fragments
traitent de religion, plus précisément, ils instaurent une comparaison
entre la religion antique et la religion moderne, dans la cadre d’une
recherche des conditions que doit remplir la religion pour exercer un
rôle éducateur dans la vie d’un peuple.
Mais en réalité, ces écrits ne relèvent qu’accessoirement de la pédago-
1 Nohl, p. 8.
2 K. Rosenkranz, G. W. F. Hegel's Leben, p. 36.
3 Nohl, p. 4.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN
7
idées par delà les particularités empiriques que recueille la sensibilité,
ou vers la liberté pure à l’encontre de la passivité des penchants. Au
contraire, elle est l’animatrice et l’illuminatrice qui rend possible à
1 homme 1 accueil d’un monde sensible: c’est elle qui donne leur
«lumière propre» aux penchants et aux désirs, c’est elle qui anime le
tissu entier de la sensibilité. Et à la question de savoir ce qu’est la
sensibilité, il est significatif que Hegel réponde par une métaphore qui
confère à celle-ci les propriétés qu’il attribue à la raison: c’est, dit-il,
une «tendre et belle plante libre et ouverte».1
Si la sensibilité est décrite comme une plante, c’est justement parce
qu’elle est pénétrée de lumière, s’épanouit en celle-ci et définit l’accueil
de l’homme à ce qui se manifeste. C’est par un tel accueil de ce qui se
manifeste, par sa correspondance à la lumière qui donne à toutes choses
d’apparaître, que la sensibilité est «libre et ouverte».
Et c’est pourquoi Hegel l’associe indissolublement à la fantaisie
(Phantasie), pouvoir d’invention non au sens de construction artificielle
et arbitraire mais de révélation, et au sentiment, qu’il décrit comme un
acquiescement à ce qui est et dont il souligne à maintes reprises ce
qu’on pourrait appeler l’essence panique, en ce sens que dans le senti¬
ment, c’est la totalité de l’étant qui se recueille. Plusieurs passages des
fragments de Tübingen attestent cette conjonction de la sensibilité, de
la fantaisie et du sentiment dans la même modalité d’accueil indivis,
qui définit le vraie raison face à l’oppression que font peser l’entende¬
ment analytique et discursif, ou une raison dont la pureté serait syno¬
nyme d’abstraction et de division. Deux d’entre eux sont particulière¬
ment révélateurs. Le premier oppose le génie juvénile d’un peuple au
génie vieillissant: «Le génie juvénile d’un peuple - chacun s’éprouve et
jubile de sa force, cherche le neuf avec avidité, s’intéresse à ce qu’il y a
de plus vivant, l’abandonne certes aussitôt pour saisir autre chose,
mais jamais ne se laisserait mettre des chaînes au cou - au contraire, le
génie vieillissant attaché fermement à la tradition, en porte les chaînes
-(...), il s’en plaint mais ne peut s’en séparer - il se laisse frapper et
rabrouer comme son maître le veut - il se contente d’une demi-con¬
science, et n’est ni libre ni ouvert; sans la joie claire et belle qui invite les
autres à la sympathie - ses fêtes sont des bavardages . . . ».1
Le deuxième passage commente l’épisode célèbre du repentir de
Marie-Madeleine: «Nulle part ne sont mieux opposées l’une à l’autre la
voix de la sensibilité (Empfindung) non corrompue, du cœur pur - et
1 Nohl, p. 18.
2 Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 397.
3 Id., pp. 397-398.
4 Id., p. 403.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN II
1 Id., p. 398-
2 Th. Haering, Hegel. Sein Wollen und sein Werh, t. I, p. 92.
12 LE JEUNE HEGEL ET L'HELLENISME SCHILLERIEN
Il reste que Hegel, dans le texte qui nous a suggéré cette confronta¬
tion avec Kant, semble attribuer à la raison le principe de lois morales
universelles, et reconnaître en chaque être raisonnable un citoyen du
monde intelligible. Nous voilà donc renvoyés de la philosophie théo¬
rique de Kant à sa philosophie pratique. Toutefois, si l’idée kantienne
du «monde intelligible» - Kant dit aussi : du «royaume de Dieu» 1 -,
n’est qu’un postulat répondant bien aux exigences de la raison pratique
mais ne donnant aux créatures sensibles, adonnées à la tâche infinie de
se conformer au seul devoir, que l’espérance d’une béatitude reportée
dans l’éternité, cette idée est très loin de la pensée de Hegel. La volonté
qui exige un tel postulat, à titre de condition nécessaire à son exercice,
est une volonté pure déterminé par la loi de la raison à l’exclusion de
toute soumission à l’expérience et à la sensibilité. Or Hegel ne cesse de
s’insurger contre toute «cloison entre la vie et les préceptes».2 De plus, la
notion kantienne du monde intelligible ou du Royaume de Dieu se
fonde sur une distinction rigoureuse du temps et de l’éternité, d’un
monde phénoménal et d’un monde en soi, distinction étrangère à la
pensée du jeune Hegel.
Formellement, la notion de ce règne final s’apparente bien à celle qui
anime la réflexion du jeune Hegel, puisque s’y trouve aussi postulée une
«harmonie de la nature et des mœurs»,3 mais le sens de ces deux notions
diffère fondamentalement: la première présuppose que les éléments à
réconcilier sont par eux-mêmes étrangers l’un à l’autre,4 tandis que la
seconde implique leur coalescence originelle.
Cette confrontation qui avait pour seul but d’éclairer la notion que se
fait Hegel de la sensibilité nous ramène donc à sa notion de la raison.
Les traits de l’une: liberté, ouverture, communion, sont aussi ceux de
l’autre. Non que Hegel les dise identiques l’une à l’autre, mais parce
qu’il les pense ensemble et les voit n’exprimer vraiment leur essence que
lorsqu’elles se mêlent dans un unique tissu, par exemple dans la joie ou
dans l’amour, comme si elles retrouvaient par là une source commune
dont elles semblent se détacher lorsqu’elles se dégradent l’une dans la
fermeture du pâtir, l’autre dans l’entendement abstrait qui se repré¬
sente une objectivité. Cette source, Hegel ne la dénomme pas, encore
moins la définit-il, mais c’est dans sa direction que pointent les mots,
souvent répétés, de «vie», de «force», de «germe», ou encore les termes de
«nature», de «croissance», ainsi que la métaphore de la «plante». Quelle
1 Critique de la raison pratique, trad. Picavet, p. 248.
2 Nohl, p. 26.
3 Critique de la raison pratique, p. 234.
4 Id., Ibid.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 13
que soit leur consonance vitaliste, ces mots ne désignent pas des
couches déterminées de la réalité, la «Nature» à laquelle ils se réfèrent
n est pas un secteur du réel ni même son ensemble, mais l’omniprésence
d un mouvement premier de libre déploiement, qui fonde toute réalité
déterminée et lui donne d’apparaître. C’est à cette omniprésence que le
cœur humain, raison sensible, est ouvert, alors que l’entendement,
soucieux d’«objectivité», lui est fermé. C’est à ce mouvement premier
que le «génie» temporel, terrestre et lumineux du peuple grec est
congénial et fidèle. Ce génie dont Hegel nous dit qu’il est une «essence
éthérique» (le terme éther étant pris dans le sens antique de lumière
céleste ou de feu originel rendant les choses visibles) «reliée à la terre
par un lien léger et fermement attachée à elle, et qui cependant par un
enchantement magique, résiste à toute tentative de déchirer ce lien,
car il est tout entier enfoncé dans son essence».1
En quoi cette pensée de l’omniprésence et de la raison sensible a-t-
elle partie liée avec une pensée du Beau ? En réalité, celle-ci est insépa¬
rable de celle-là, comme on peut s’en convaincre, dès que l’on s’en-
quiert de l’usage du mot «beau» dans le texte hégélien.
Est belle «la joie chaude ... qui incite les autres à la sympathie».2
Est belle «la fantaisie».3 Est belle «la tendre plante de la sensibilité libre
et ouverte».4 Sont beaux les «germes des sensations les plus fines qui
ressortissent à la moralité» et que la nature a semées en chaque homme.5
Est belle «l’âme» repentante, confiante et aimante de Marie-Madeleine.6
Sont belles les «fibres de la nature», («tissu des sensations», «fantaisie» et
«cœur») que la religion du peuple a pour but principal de nouer en un
lien noble, conformément à la nature elle-même.7 Sont belles «les cou¬
leurs et les images issues de la sensibilité».8
Cet usage du terme «beau» n’a rien d’équivoque; tout son champ
d’application est apparenté à ce déploiement initial d’ouverture et de
lumière, dont les autres noms sont nature et "Ev xod Elav. Comme tel,
le Beau n’est pas un prédicat anthropologique, ni l’attribut d’une
nature qui serait ce qu’elle est indépendamment de l’homme. Car ce
déploiement premier qui fonde le Beau, cette ouverture originaire,
n’est ni une propriété de l’homme, ni celle d’une nature en-soi, mais le
condamnée à être méconnue: «Ce qui est beau dans le culte catholique
est emprunté aux grecs ... l’encens parfumé et les belles madones,
mais (...) les œuvres les plus grandes de l’art sont généralement ense¬
velies dans un coin et entourées d’ornements infantiles».1
1 Id., p. 359-
2 Cfr. notamment Haering, op. cit., pp. 38, 40 et 53.
3 Hegel, Esthétique, t. I, trad. Jankélévitch, pp. 86-87.
4 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. Hyppolite, t. II, p. 313.
5 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 548.
l6 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN
- mais pour tenter de repérer le sens qu’ils pouvaient prendre aux yeux
du jeune Hegel.
La conclusion de la Phénoménologie de l’Esprit reprend en les modi¬
fiant les deux derniers vers du poème «L’amitié», paru pour la première
fois en 1781 dans Y Anthologie sous le titre: Die Freundschaft. Ans den
Briefen Julius an Raphaël, einem noch ungedruckten Roman. Du roman
lui-même, seul le début devait paraître, sous le titre: Philosophische
Briefe, dans le troisième cahier de la revue Thalia en 1786, en même
temps que le poème «Résignation» et le célèbre «Hymne à la joie». Il
n’est guère douteux que le jeune Hegel ait lu dans cette publication ces
trois poèmes dont les thèmes correspondent étroitement à ceux de ses
propres écrits.1 Le poème «L’amitié» est en réalité un hymne à l’amour
comme l’indiquent l’usage de ce vocable dans le poème lui-même et les
considérations sur l’amour et la divinité dans la «Théosophie de Julius»,
au centre des Philosophische Briefe où il est inséré.
L’idée de l’amour développée dans ce poème est proche parente de
celle que nous avons reconnue dans les premiers textes hégéliens. Même
liaison de l’amour et de la joie. Même attachement à la terre. Même
correspondance de l’homme avec l’Un-Tout, et même jaillissement de
celui-ci.
Nombre de réflexions émises par Julius correspondent à la pensée du
jeune Hegel. L’idée centrale de la «Théosophie de Julius» est celle de
l’ubiquité du divin, entendu comme puissance unique de déploiement,
fondant l’affinité de tous les êtres et ménageant entre eux des échanges
et des permutations. Cette puissance est d’essence purement affirma¬
tive, sans retombée, sans déchirure ni négativité. En elle, «la mort n’a
pas de tombeau».2 C’est par elle que le monde parle à l’être pensant et
lui livre l’image de ce qu’il est : «En moi et hors de moi, tout n’est que
l’hiéroglyphe d’une force qui me ressemble».3 De sorte que la con¬
naissance n’est pas domination par le concept, mais co-naissance,
participation de l’homme à l’illumination de l’Idée qui est la vie même
du Tout : «Nous devenons nous-même l’objet senti».4 C’est en tant qu’il
correspond au mouvement unique et total de la manifestation que
l’homme est libre, et la perfection se confond avec ce mouvement
même. «Tous les esprits sont attirés par la perfection, .. . tous aspirent
1 Voir les commentaires de Robert d’Harcourt dans sa traduction des Poèmes philosophiques
de Schiller, pp. 275-283.
2 Schillers Werke, Nationalausgabe, t. 20, p. 117 (cité NA).
3 NA, 20, p. 116.
4 NA, 20, p. 117.
LE JEUNE HEGEL ET L'HELLENISME SCHILLERIEN 17
autant qu’il sème, l’amour et la joie ne sont pas des attitudes humaines,
ils sont de l’Être avant d’être de l’homme. La Beauté à laquelle ils
s’ouvrent et qui les illumine, n’est pas le fruit d’une spiritualisation des
choses par le fait de l’homme, mais le ressort même de l’Un-Tout et la
grâce de sa profusion.
C’est bien encore le libre déploiement de l’Un-Tout qui est désigné
par Schiller lorsque, dans le poème «Résignation» auquel Hegel em¬
pruntera la formule: «L’histoire du monde est le jugement du monde»,
il reprend un des thèmes centraux de la Théosophie de Julius: l’oppo¬
sition radicale entre l’amour et la morale de l’ego.
Si, selon ce poème, l’histoire du monde condamne aussi bien le mora¬
liste que le jouisseur, c’est que, pensée fondamentalement, elle se con¬
fond avec le déploiement de l’Un-Tout, auquel tous deux sont
aveugles. Le Weltgericht ici évoqué est bien un jugement moral mais la
moralité qui en guide le décret n’est pas un système de préceptes re¬
tranchant l’homme de toute présence et fanant toutes fleurs sous le
regard de la mort : c’est l’innocence d’une puissance conciliatrice origi¬
naire à laquelle nous avons vu se référer aussi bien la critique hégélienne
de la morale positive, calculatrice et privée.
Cette puissance est magnifiée par l’hymne «A la joie», qui dans la
revue Thalia, fait suite aux deux poèmes auxquels nous venons de faire
allusion.
Ta magie relie
Ce que séparait le glaive de la mode».1
SCHILLÉRIENNE EN ESTHÉTIQUE ET EN
PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE
1 Id.
2 NA, i, p. 170.
3 Nohl, p. 28.
4 NA, 1, p. 171.
5 NA, 1, p. 172.
20 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN
1 Cité in cI’Harcourt, op. cit., p. 289; Briefwechsel Schiller-Kornes, II, pp. 25-27.
2 NA, 1, p. 201.
3 NA, 1, p. 202; trad., p. 97.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 23
1 Nous citons d’après la traduction d’Adolphe Regnier, Oeuvres de Schiller, V., p. 421;
S.VF., éd. K. Goedeke, Bd 12, pp. 290-291.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 29
1 artiste étant pris ici au sens d’artifex, celui qui institue des œuvres dont la nature serait
incapable. De même dans les écrits de philosophie de l’histoire chez Kant, le mot «Kunst» est
pris au sens d’institution non-naturelle. Loc. cit.
2 Schiller, op. cit., p. 430; STE., Bd 12, p. 297.
3 Id., p. 430. S.W., Bd 12, p. 297.
4 Kant, La philosophie de l’histoire, p. 155.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 31
encore pour lui, ses facultés pouvaient d’autant plus aisément se diriger,
sans empêchement, vers la tranquille contemplation; sa raison, n’étant
distraite encore par aucun souci, pouvait, sans obstacle, travailler à la
construction de la langue, son instrument, et accorder le clavier délicat
de la pensée. C’était encore avec bonheur qu’il promenait alors ses
regards sur la création; son âme saisissait avec une joie pure et désinté¬
ressée tous les phénomènes, et les déposait, purs et sans mélanges, dans
une mémoire active».1 On voit mal comment cette description pourrait
passer pour un tableau des «bornes de l’animalité» et du «cercle aussi
restreint que possible» où elle se meut.2 Contemplation, harmonie d’une
pensée pudique rassemblant tout ce qui apparaît sans le corrompre,
joie de l’accueil, mémoire fidèle, sont-ce là les traits du «sommeil» de
l’instinct ? Plutôt ceux, en vérité, du monde dont le poème aux dieux de
la Grèce disait la disparition et dont Die Künstler chantait la beauté.
Mais cet écho assourdi que la voix empruntée à Kant ne parvient pas à
recouvrir tout à fait, n’ébranle-t-il pas tout l’édifice nouvellement
érigé? La conception kantienne de la négativité de la raison se justifiait
aisément au regard de l’instinct. Dans la nuit de l’animalité il n’est pas
d’autre source de lumière que le refus. Mais comment cette conception
peut-elle se justifier face à une autre raison, affirmative et non plus
négative, mais tout aussi lumineuse, tout aussi active, tout aussi uni¬
verselle que la précédente ?
Au surplus, l’équivoque dans la description des origines se double
d’une équivoque parallèle dans la description des fins. «L’état d’inno¬
cence qu’il a perdu, dit Schiller, l’homme devrait apprendre à le recou¬
vrer par sa raison, et revenir, comme esprit libre et raisonnable, au
point d’où il était parti comme plante et comme créature de l’instinct».3
S’agit-il simplement comme chez Kant de conférer à la liberté, enten¬
due comme obéissance à la loi morale, l’immutabilité qui était celle de
l’instinct? Apparemment le contexte plaide en faveur de cette inter¬
prétation. Mais si l’instinct se définit aussi comme nous venons de le
voir, par l’accueil du Tout, le sens de cette fin qui est aussi un retour,
ne coïncide pas avec le projet kantien d’un règne de la volonté pure où
en définitive la Nature est exclue. Non que la volonté ne joue aucun
rôle dans l’optique de Schiller. Tout au contraire, c’est l’affirmation de
deux principes - Nature et volonté - tour à tour aussi fondamentaux
JUGEMENT
1. l’analytique du goût
pour qu’un objet soit qualifié de beau».1 Ces jugements, selon la défi¬
nition kantienne, ont pour caractéristique que la représentation n’y est
pas rapportée à l’objet en vue d’une connaissance mais au sujet et au
sentiment du plaisir. Le plaisir est donc leur fondement. Mais dès cette
définition qui ouvre l’analyse du premier moment du jugement dégoût,
considéré au point de vue de la qualité, certaines tensions se font jour.
Dans la mesure où il est fondé sur le sentiment du plaisir, le jugement
de goût est essentiellement subjectif: il consiste à rapporter à soi la
représentation que l’on a de la chose dont on juge. Mais ce rapport à soi,
loin d’absorber la chose, définit une pleine intentionnalité, comme il
apparaît dans l’analyse du désintéressement. Lorsqu’elle est produite
par ce qui plaît aux sens, la satisfaction est liée à un intérêt, du seul fait
qu’elle éveille le désir de tel objet agréable. De même, lorsqu’elle est
produite par ce qui est bon, qu’il s’agisse de l’utile ou du Bien moral,
elle suppose le concept d’un but et implique l’orientation de la volonté
sur quelque chose, - agrément, action, ou souverain Bien - elle com¬
porte donc quelque intérêt. En revanche, «il ne faut pas tenir le moins
du monde à l’existence de la chose, mais être sous ce rapport tout à fait
indifférent pour pouvoir en matière de goût jouer le rôle de juge».2 Dire
du plaisir du Beau qu’il est désintéressé, ce n’est là, semble-t-il à pre¬
mière vue, qu’une autre manière de dire qu’il est subjectif, ce que Kant
souligne lorsqu’il remarque que ce qui importe ici, «c’est ce que produit en
moi» 3 la représentation de l’objet et non son existence dont je dépends.
Jouir esthétiquement, c’est alors, semble-t-il, jouir de soi. Ainsi, c’est
d’une manière purement négative que la notion de désintéressement,
centrale dans le premier moment de l’analytique, semble qualifier la
satisfaction mise en jeu par le jugement de goût, et l’on pourrait croire
que l’attitude adoptée devant la chose belle s’épuise, selon Kant, dans
la pure et simple indifférence. C’est en ce sens que Schopenhauer,
Nietzsche et Victor Basch ont compris la doctrine kantienne. Mais à y
regarder de plus près, il apparaît que cette notion négative ne définit en
rien la teneur intrinsèque du jugement de goût, qu’elle n’est que
méthodique et ne vise qu’à soustraire ce jugement à ce qui n’est pas
lui.4 Dire que le jugement de goût est désintéressé, c’est méthodique¬
ment faire ressortir sa spécificité par rapport aux jugements déterminés
par un intérêt. Celui-ci se définissant par l’attachement à l’existence de
la chose et par la dépendance envers cette existence, on a tôt fait de
1 C.J., § i, note.
2 C.J., §2.
3 C.J., §2.
4 Cfr. Heidegger, Nietzsche, I, pp. 127-130.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 39
1 c.j., §5.
2 c.j., §5.
.
3 Heidegger, op cit ., p. 129.
4 C.J., § 5-
40 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT
l’inclination et celui qui nous est imposé par une loi de la raison ne nous
laissent aucune liberté pour en faire un objet de plaisir pour nous-
mêmes», «ici aucun intérêt, ni des sens, ni de la raison ne nous oblige à
donner notre assentiment».1 De sorte qu’en un sens le jugement le plus
subjectif est aussi le seul à faire droit à son objet: le désintéressement
face au Beau n’est pas manque d’intérêt à autre chose que soi, il
coïncide avec cette sorte de respect qu’est la pure reconnaissance. Le
paradoxe et la tension interne de l’analyse kantienne du désintéresse¬
ment résident dans cette instable jonction de la subjectivité propre au
plaisir et de l’objectivité que supposent les notions de «faveur», de
«contemplation», de «liberté».
Jonction instable en effet, car les deux moments ne sont pas en équi¬
libre et la fidélité au phénomène du Beau ne peut que se heurter aux
impératifs du système et à la thèse subjectiviste qu’ils imposent ici.
Tout se passe comme si phénoménologiquement Kant concédait que
dans l’art et le beau, «l’être de la chose comme tel se révèle dans l’appa¬
raître», mais systématiquement c’est «la concordance des facultés qui
est pour lui le seul moment décisif».2 Comment d’ailleurs pourrait-il en
être autrement, dès lors que la vérité est synonyme d’objectivité et est
définie en fonction de l’entendement, son seul garant selon la philoso¬
phie critique ?
Ce conflit latent du phénoménologique et du systématique se répète à
chaque phase de l’Analytique. Soit le deuxième moment de l’Analy-
tique. Phénoménologiquement, la notion de désintéressement vise la
spécificité de l’attitude esthétique: celle-ci favorise ou laisse-être la
manifestation de la chose. Dans l’ouverture de ce désintéressement, la
chose s’offre à nous telle qu’elle est, selon la manière d’être qui lui est
propre. Lorsque Kant, dans le deuxième moment de l’Analytique,
envisage cette attitude, définie comme jugement, sous l’aspect de la
quantité, et qu’il montre que la quantité du jugement esthétique, en
tant que celui-ci se dégage de tout intérêt de la personne, ne peut être
que l’universalité, c’est cette phénoménologie qu’il pratique. Recon¬
naître la beauté de telle chose singulière, ce n’est en rien soumettre
celle-ci à un intérêt personnel du sujet qui l’honore, c’est donc recon¬
naître que cette beauté vaut pour tous, et que le mouvement par lequel
chacun est appelé à l’honorer est aussi celui par lequel il dépasse sa
particularité. Mais cette phénoménologie est gauchie par la systéma¬
tique de la théorie critique des facultés. Recherchant le motif détermi-
1 c.j., § 5.
2 Biemel, op. cit., p. 119.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 41
1 C.J., §9-
2 C.J., § 10.
z|2 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT
1 C.J., § 12.
2 C.J., § 12.
3 c.j., § 15.
4 c.j., § 13.
5 c.j., § 14.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 43
s’il possède tout ce qui lui est nécessaire».1 En revanche, le Beau n’est
soumis ni aux tendances empiriques, ni au concept, et il est forme dans
l’exacte mesure où il se soustrait à leurs pouvoirs. Mais c’est justement
cet échappement qui confère à la forme un sens positif, et qui solidaire¬
ment affecte d’un indice négatif les attitudes adaptées à l’agréable, à
l’utile, ou au parfait. Ce qui toujours échappe à ces attitudes, ce que
sans cesse elles recouvrent ou omettent, c’est la manifestation même de
la chose, l’éclat de son apparaître, son libre surgissement. Bien plutôt
qu’un vide, un manque de contenu, une inessentialité, le concept de
forme désigne alors de manière positive la liberté initiale de la phéno¬
ménalité, en tant que d’abord elle est sans pourquoi, sans but, sans
détermination. Et c’est cette liberté, non une absence de contenu, que
vise la notion de jeu par laquelle Kant le spécifie.2 Il écrit: «Toute
forme des objets des sens (des sens externes comme indirectement du
sens interne) est ou bien figure, ou bien jeu et dans ce dernier cas, jeu
des figures (dans l’espace: mimique, danse) ou bien jeu des sensations
(dans le temps)».3 La figure (Gestalt) est la structure qui organise les
contours de la chose, l’enserre dans des limites, l’articule et permet de
lui assigner un sens, un contenu, des déterminations. Mais plus origi¬
naire que ce qui apparaît comme figure, et ainsi apparu se prête à des
déterminations, il y a le mouvement, non-déterminable et libre, de son
apparition. Telle est la forme, en tant que jeu. Insignifiante, si l’on
veut, non par défaut mais parce qu’elle est toujours en deçà des
significations assignables. Ne révélant rien, non par vide mais parce
qu’elle est manifestation pure et pour ainsi dire intransitive, et que de
ce mode initial et pur de la manifestation, il n’y a pas lieu de se deman¬
der s’il exhibe une détermination et laquelle, «s’il représente une couleur
et laquelle, un son et lequel».4 Le jeu est libre, son essence est d’être
sans pourquoi, sans but, sans détermination. Certes il appartient aussi à
l’essence du jeu d’être ordonné, de rassembler, d’unir, de faire concor¬
der ce qui se joue en lui. Mais cette unification et ce qu’elle unifie ne
débordent en rien le jeu lui-même; ils coïncident avec lui et ne font que
perpétuer sa liberté. Jeu des figures dans l’espace ou des sensations
dans le temps, la forme, en son sens positif, désigne alors le phénoménal
comme tel, dans son intégrité pure, c’est-à-dire comme ordonnance du
divers sensible, maintenue telle sans être engloutie dans l’agrément, ou
1 c.j., § 15.
2 Cfr. Hermann Môrchen, «Die Einbildungskraft bei Kant», Jahrbuch für Phil. u. phânom.
Forschung, Bd. xi, pp. 471-475.
3 C.J., § 14.
4 C.J., § 14.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 45
1 c.j., § 15.
2 c.j., § 14.
3 c.j., § 16.
4 c-J-> §l6-
5 Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. Biemel et De Waelhens, p. 199*
6 Idibid.y p. 210.
46 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT
mais aussi les arts du langage, puisque celui-ci est essentiellement l’élé¬
ment du concept, et de même les arts qui prennent pour thème
l’homme, être des fins par excellence. Où dont le concept lâchera-t-il
prise ? On connaît la réponse kantienne : «Il y a deux espèces de beauté :
la beauté libre (pulchritudo vaga) ou la beauté simplement adhérente
{pulchritudo adhaerens). La première ne suppose aucun concept de ce
que doit être l’objet: la seconde suppose ce concept ainsi que la per¬
fection de l'objet d’après lui. Les beautés de la première espèce s’appel¬
lent beautés (existant par elles-mêmes) de ceci ou de cela; l’autre
beauté en tant que dépendant d’un concept (beauté conditionnelle) est
attribuée à des objets compris dans le concept d’une fin particulière».1
La première beauté est l’objet d’un jugement où seul joue le plaisir
esthétique; la seconde est l’objet d’un jugement où le pur plaisir de la
forme se mêle à la «satisfaction fondée sur un concept», au «plaisir
intellectuel».2 Mais Kant ne se contente pas de concéder une place à une
beauté impure à côté de la beauté authentique, afin de faire droit à ce
qu’il appelle les «applications» du jugement de goût, imparfaites par le
fait même de leur caractère appliqué. Le paradoxe est qu’il va jusqu’à
accorder prévalence à l’impur, mettant en question du même coup ses
propres principes. C’est que le concept de ce que doit être l’objet, ou la
notion de fin, impliquée dans la beauté adhérente, tombe dans l’orbite
de la raison et situe ce type de beauté au-delà de la sphère du jugement
de goût, dans la perspective de la référence métaphysique au supra-
sensible. Cette perspective offre l’inconvénient de déborder l’esthétique
au sens strict, mais elle présente aussi l’avantage de relier le Beau au
Bien, à la totalité, à l’être. «(...) A cette union du plaisir esthétique et
du plaisir intellectuel, dit Kant, le goût gagne d’être fixé, et s’il ne
devient pas universel, du moins on peut lui prescrire des règles relatives
à certains objets déterminés par des fins. Ce ne sont pas d’ailleurs des
règles de goût, mais simplement des règles concernant l’accord du goût
avec la raison, c’est-à-dire du Beau avec le Bien : grâce à elles le Beau
devient un instrument du Bien; ainsi on peut appuyer sur cet état
d’esprit qui se soutient de lui-même et possède une valeur subjective
universelle, cette mentalité qu’on ne peut maintenir que par l’effort de
la volonté, mais qui elle, a une valeur objective universelle. A vrai dire
la Beauté n’ajoute rien à la perfection, ni la perfection à la Beauté;
mais, du moment qu’on ne peut éviter, en comparant la représentation
par laquelle un objet nous est donné avec l’objet (relativement à ce
1 C.J., § 16.
2 C.J., § 16.
48 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT
1 C.J., § 16.
2 c.j., § 17.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 49
1 C.J., §42.
2Eric Weil, Problèmes kantiens, p. 66.
50 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT
2. LA THÉORIE DE L’ART
1 c.j., § 36.
2 C.J., §40.
52 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT
la nature» il est un effet que sa cause n’a pu concevoir.1 L’art n’est pas
science car il est sans concept et cependant «la perfection des beaux-
arts exige beaucoup de science»: connaissance de la langue, de la
prosodie, de la métrique, des classiques, de l’histoire etc.2 L’art n’est
pas non plus production mécanique qui, «conforme à la connaissance
d’un objet possible, exécute simplement les actes nécessaires pour le
réaliser», car il est d’ordre esthétique et comme tel aussi distinct du
théorique que du pratique.3 Pourtant «il faut qu’il y ait une certaine
contrainte ou, comme on l’appelle, un mécanisme sans lequel l’esprit
qui dans l’art doit être libre et anime seul l’ouvrage, n’aurait point de
corps et s’évaporerait complètement».4 Autrement dit, dans l’art la
liberté de la création se conjugue à la conformité à la loi. Cette con¬
clusion est susceptible de deux interprétations. Si l’on admet que la
liberté créatrice en appelle à l’imagination et que la conformité à la loi
concerne l’entendement, il est loisible d’y trouver une nouvelle con¬
firmation de la thèse centrale de l’Analytique, ce que fait Kant en
affirmant que «les arts esthétiques en tant que beaux-arts ont pour
mesure le jugement réfléchissant».5 En ce sens, la phénoménologie de
l’art garantit le primat de la subjectivité. «Qu’il s’agisse de beauté
naturelle» (celles sur lesquelles l’analytique du goût mettait surtout
l’accent) «ou de beauté artistique, nous pouvons toujours dire d’une
façon générale: est beau ce qui plaît simplement dans le jugement».6
C’est-à-dire, comme disait Kant à l’issue de la Déduction, ce dont la
représentation est perçue uniquement dans «sa conformité à l’action
harmonieuse (subjectivement finale) des deux facultés de connaître
dans leur liberté».7
Mais une autre interprétation est possible. Si l’œuvre d'art paraît
être le lieu privilégié d’une fusion de la liberté et de la nécessité, du jeu
spontané et du mécanisme, peut-être son sens est-il moins de nous
réfléchir sur nous-mêmes, de nous faire «ressentir avec plaisir l’état
représentatif»,8 en déprenant l’imagination et l’entendement de leur
usage ordinaire, la constitution de l’expérience, que de nous révéler
l’être, d’une manière telle qu’il déborde absolument les déterminations
logiques de l’expérience. Dans les deux cas il y a dépassement de l’ob-
1 c.j., §45.
2 C.J., § 44.
3 CJ., §44-
4 C.J., §43-
5 C.J., § 44-
•C.J, §45-
7 C.J., § 39-
8 C.J., § 39-
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 53
1 Dans son commentaire de la Critique du jugement, Cassirer écrit que le monde esthétique
est un «monde de l’apparence», loc. cit., p. 333.
2 C.J., § 49.
3 C.J., p. 48.
4 C.J., § 49.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 55
PP- 70-73-
56 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT
non empirique, c’est former des vues (Bilden), non pas donner à voir
telle ou telle vue concrète, mais ouvrir le champ de toute visibilité,
dans l’unité apriorique d’une pro-duction qui est tout à la fois forma¬
tion (Bildung) et laisser-être.1 Cette unité, souligne Heidegger, c’est
celle même du temps, cette «image pure» que Kant définit comme
«pure affection de soi»,2 et qu’il faut penser comme la position de l’ip-
séité dans le mouvement qui la déborde et par lequel elle est délogée
de soi, comme la conjonction originaire de l’élan et du reflux, de la
sortie de soi et du maintien de soi constitutifs de la connaissance finie,
comme l’origine enfin de toute présence dans un horizon de néant, une
absence qui tout uniment la fonde et ne cesse de la ronger.
L’imagination ainsi confondue avec le temps constitue le fondement
de la transcendance parce qu’elle «rompt les barrières dans lesquelles
le cogito enferme le sujet et le retranche de l’Etre», parce que le temps
est «au cœur du sujet la présence et l’acte de l’Etre».3 Mais que l’imagi¬
nation transcendantale se confonde avec le temps, et ainsi constitue le
fondement de la transcendance, cela signifie aussi que le dépassement
de l’étant vers l’être qui l’éclaire s’opère grâce au néant, que la pré¬
sence des étants à l’homme et de l’homme aux étants surgit sur fond
d’absence, et que la manifestation de l’être exige le non-être. «Ainsi
c’est seulement l’assignation, dès l’origine, du néant comme contre-
possibilité qui exalte la question de l’être jusqu’à la faire devenir ce
qu’elle est en réalité, à savoir une, ou plutôt la question transcendan¬
tale. . .».4 A travers cet antagonisme de l’être et du non-être, «le lieu
où (...) se hausse la pensée kantienne dans son dépassement de l’étant»
est selon Heidegger «un certain entre-deux, ou une certaine Différence
entre l’être et l’étant», le lieu même de la Différence ontologique,
«cette différence qui distingue et tient écartés l’un de l’autre l’être et
l’étant, mais pour les unir l’un et l’autre en une éclosion originelle».5
N’est-ce pas à ce niveau que se hausse aussi la théorie kantienne du
génie? Est-ce bien tout d’abord à cette unité originaire et ambiguë de
la réceptivité et de la spontanéité qu’elle nous conduit ? Kant remon¬
tant vers l’origine de l’œuvre d’art l’attribue au génie défini comme
«disposition innée de l’esprit (angeborne Gemütsanlage) (ingenium) par
laquelle la nature donne ses règles à l’art». Faut-il entendre que la
nature donne d’une part et que l’esprit reçoit de l’autre, en quel cas
la réceptivité et la spontanéité se trouveraient dissociées? Tel n’est
pas le sens de la formule kantienne puisque Kant précise un peu plus
loin que c’est le génie lui-même qui «donne, en tant que nature, la
règle», ce qui signifie qu’en lui les deux termes s’unissent. La règle
ici se confond avec l’acte même de création, l’artiste se soumet dans le
moment même où il projette librement son œuvre, et c’est justement
parce que cet acte est tout à la fois projection et consentement que la
règle prise dans son origine n’est ni objectivable ni thématisable:
«aucun Homère ... ne pourrait montrer comment ses idées riches en
poésie et pourtant lourdes de pensée surgissent et s’assemblent ...,
car lui-même ne le sait pas».1 On voit donc déjà apparaître dans l’ana¬
lyse par laquelle Kant explicite sa définition du génie une structure
foncièrement parente de celle de l’imagination transcendantale, consi-
déréé comme unité originaire de la spontanéité et de la réceptivité.
Mais Kant, nous l’avons vu, va plus loin: s’interrogeant sur les facultés
de l’âme (Gemüt) qui composent le génie, c’est l’imagination qu’il met
en relief.
Reprenons le fil de son exposé. La véritable œuvre d’art, l’œuvre
d’art accomplissant son essence et atteignant sa plénitude est pénétrée
de ce que Kant appelle Geist. Ce Geist n’est pas justiciable du goût:
certaines productions auxquelles «on ne trouve rien à critiquer pour ce
qui est du goût» n’en sont pas pour autant habitées par lui.
«Qu’entend-on donc ici par Geist?
Au sens esthétique, le Geist est le principe vivifiant de l’âme: mais
ce par quoi il la vivifie, la matière qu’il emploie, c’est ce qui maintient
les facultés dans leur essor harmonieux, c’est-à-dire un jeu qui se
conserve par lui-même et bien plus qui donne de la force à ces facultés.
Or je soutiens que ce principe n’est pas autre chose que le pouvoir de
présenter (Darstellung) des idées esthétiques. J’entends par idée esthé¬
tique une représentation de l’imagination (Einbildungskraft) qui donne
beaucoup à penser, sans que cependant quelque pensée déterminée,
c’est-à-dire quelque concept lui soit adéquat; aucune langue ne peut
l’exprimer complètement, ni la rendre intelligible».2
Autrement dit, c’est l’imagination qui est à l’origine de la véritable
œuvre d’art, cette œuvre habitée par l’esprit. S’agit-il d’une opération
de l’imagination empirique ou d’une opération de l’imagination trans¬
cendantale? La question se précise, si l’on tient compte du fait que
1 C.J., § 47.
2 C.J., §49-
ÔO TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT
Kant spécifie aussitôt que l’imagination s’exerçant ici est une «faculté
de connaître productive».1 Abstraction faite de l’imagination repro¬
ductive, le problème est donc de savoir si l’imagination productive ici
mise en cause est liée à un donné empirique préalable, et s’épuise dans
le rapport à l’étant, ou si au contraire elle est à la mesure d’un dépasse¬
ment de l’étant vers l’être, à la mesure donc de cette transcendance
déjà nommée.
Que l’imagination, source de l’œuvre d’art, y opère un dépassement
de l’étant avec lequel l’homme a commerce dans Inexpérience com¬
mune», c’est ce que Kant affirme quand il nous assure que cette faculté
«a une grande puissance pour créer en quelque sorte une autre nature
avec la matière que lui fournit la nature réelle». Grâce à elle, nous pou¬
vons, dit-il, «dépasser la nature», transcender ce terrain de l’empirie
où l’entendement exerce son rôle déterminant, aller «vers ce qui est
au-delà des limites de l’expérience».2
Que ce dépassement soit proprement transcendantal, c’est ce que
Kant exprime a contrario quand il précise que, par l’imagination
productrice, à l’œuvre dans la création artistique, nous nous sentons
notamment «affranchis de la loi d’association (qui appartient à l’usage
empirique de cette faculté)».3 N’est-ce pas laisser entendre que l’usage
artistique de cette faculté n’est pas empirique et qu’elle accomplit ici
une fonction plus haute?
Que ce dépassement soit proprement un événement ontologique,
c’est bien ce dont on peut se convaincre dès que l’on s’avise du rôle
qui lui est ici reconnu au plus profond de la subjectivité du sujet et à
la racine de son rapport à l’être. Par l’imagination productrice en effet,
c’est l’âme tout entière qui se trouve «vivifiée», «éveillée», déployée
dans son «essor harmonieux». Un tel envol n’est pas la mise en branle
d’une «faculté» parmi d’autres, ni même de toutes. Il est l’avènement
du sujet dans ce qui le constitue comme tel, c’est-à-dire tout à la fois
comme pensée, intuition, liberté et fondamentalement comme rapport
à l’être. L’imagination productrice meut la pensée puisqu’elle «donne
à penser», et il s’agit là d’un acte plus originaire que l’application des
concepts à un contenu intuitif, puisqu’avec cette pensée aucun pensé
déterminé ne coïncide. Loin donc que l’entendement assume ici un rôle
prépondérant en tant que spontanéité déterminante, c’est au contraire
dans sa réceptivité et dans son impuissance originaires qu’il se révèle
1 cj., §49.
2 C.J., § 49.
3 C.J., § 49-
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 6l
1 C.J., § 49-
2 C.J., §49-
3 C.J., §46.
62 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT
Il est clair que cette pensée de l’art dans la mesure où elle substitue au
goût, défini comme jugement réfléchissant, le génie, défini comme
imagination productrice, dans la mesure où plus précisément elle fonde
le premier sur l’harmonie de la subjectivité, le second sur une pro¬
ductivité qui est autant nature que sujet, trahit une instabilité dans
l’équilibre de l’esthétique kantienne. En quoi consiste donc cette
instabilité ? Si nous parcourons du regard les diverses tensions internes
que nous avons discernées jusqu’à présent dans l’exposé de Kant, nous
constatons qu’elles s’exercent toutes entre les phénomènes et les prin¬
cipes critiques, mais nous constatons également que ces phénomènes
suscitent de la part de Kant une interprétation qui se voulant criti-
ciste, entraîne la philosophie critique sur une voie qui n’était pas
initialement la sienne et où pourtant elle est forcée de s’engager pour
dépasser son propre dualisme et combler l’«abîme» qu’elle a elle-même
creusé. Selon les principes critiques, le Beau est accord subjectif des
facultés de connaître, rien de plus. Mais d’un point de vue phénoméno¬
logique, il ne relève pas de la subjectivité, il se présente comme auto¬
nomie phénoménale, liberté d’un donné, production sensible de soi,
conjonction de l’apparaître et de l’être, surgissement d’une nature
insondable, qui se révèle sans nous permettre de la dominer. Ce que
Kant suggérait quand il parlait de «faveur» dans la contemplation,
quand il désignait dans la finalité de la forme un mouvement d’auto-
1 C.J., § 46.
2 J. Beaufret, op. cit., p. 49. Cfr. «L’origine de l’œuvre d’art», Chemins, pp. 45-62.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 63
1 C.J., § 46.
2 c.j., § 5o.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 65
1 c.j., §53.
2 c.j.a 55.
3 c.j.a 56.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 67
1 Id., p. 131.
2 Id., p. 3-
CHAPITRE III
SCHILLERIENS
l’esthétique KANTIENNE
1 Lettre à Kôrner, 25 janv. 1793, Briefwechsel Schiller-Korner, III, pp. 6-8. (Nous citons:
Rallias).
KANT ET LES GRECS
75
qui, quoique sensible, ne se réduit aucunement aux dispositions par¬
ticulières de la simple subjectivité empirique. Mais la question est
justement de savoir si Kant n’avait pas rencontré dans le phénomène
du beau une objectivité de ce type. Pour soustraire le beau à l’empire
de l’entendement, faculté des concepts, nous l’avons vu réduire l’acte
esthétique à un accord seulement subjectif des facultés représentatives
et restreindre parallèlement le beau aux phénomènes n’offrant pas de
prises aux concepts, phénomènes qu’il appelait «beautés libres». Mais
à l’encontre de cette conception qui ne préserve le Beau de l’objec¬
tivité logique qu’en le reléguant dans la subjectivité, n’avons-nous pas
saisi dans sa pensée un effort inverse toujours contrecarré par le cadre
systématique mais toujours recommencé, pour surmonter le logique
sur le terrain même de l’objet ; ainsi dans l’analyse du désintéressement,
dans celle de la finalité de la forme, et dans la théorie du génie, jonction
du sujet et de la nature. Quand Schiller se dit convaincu que «la Beauté
n’est que la forme d’une forme», il ne s’écarte de Kant que par la
vigueur et la décision avec laquelle il assume la notion positive de la
forme, comme liberté phénoménale, qu’avait entrevue la phénomé¬
nologie kantienne du Beau, mais à laquelle les principes criticistes
avaient, en vertu du privilège épistémologique de l’entendement,
substitué la notion négative d’un pur formalisme exclusif de tout
contenu.
Reste à savoir si, à tout prendre, Schiller sera plus heureux que Kant
et si les emprunts que fait le Rallias à la philosophie critique ne vont
pas y installer des tensions internes analogues à celles de l’esthétique
kantienne. La deuxième lettre à Korner commence par établir une
sorte de classification binaire des différentes relations de la conscience
à la nature en tant que phénomène. Schiller y affirme que «les phé¬
nomènes doivent se diriger vers notre représentation selon les con¬
ditions formelles de la faculté de représenter (c’est justement ce qui
en fait des phénomènes) ; ils doivent acquérir la forme de notre sujet»,1
se soumettre à une liaison assurée par la raison, faculté synthétique.
Il repère deux modalités principales de cette liaison. «Ou bien la raison
lie la représentation avec la représentation en vue de la connaissance
(raison théorique) ou bien elle lie des représentations avec la volonté
en vue de l’action (raison pratique). De même qu’il y a deux formes
distinctes de la raison, ainsi, ajoute l’auteur, il y a deux matières pour
chacune de ces formes».2 La raison théorique peut appliquer sa forme
la raison pratique, parce que (...) c’est seulement dans la raison pra¬
tique que l’autonomie surpasse tout».1 Ou encore: «La seule chose
existante qui se détermine soi-même et pour elle-même, on doit la
chercher dans le monde intelligible».2 Dès lors la liberté du phénomène
ou de l’apparition se transforme en une apparence de la liberté, la
primauté n’étant plus accordée à la nature en tant que manifestation,
mais à une liberté suprasensible, essentiellement caractérisée à la
manière de la philosophie pratique de Kant par la négation de la nature,
celle-ci étant définie, dans l’optique de l’entendement, comme monde
de la nécessité, de la causalité, des lois. Le concept de liberté, dit
Schiller, est un «concept négatif».3 Ainsi le vrai fondement de l’auto¬
nomie phénoménale n’est plus la positivité de la nature productrice,
mais la négativité du sujet rationnel prêtant sa forme à l’objet beau,
qu’il rapporte à soi. Dans ces conditions, le principe de la Beauté est
essentiellement subjectif. Se référant à ce deuxième fondement, Schiller
est amené, par la logique de la théorie kantienne des facultés, à con¬
tredire les données proprement phénoménologiques, en impliquant
l’entendement dans une relation à laquelle il semblait d’abord radicale¬
ment étranger: «... la liberté de la volonté ne peut être pensée qu’avec
l’aide de la causalité et à l’encontre des déterminations matérielles du
vouloir. En d’autres mots, le concept négatif de liberté ne peut être
pensable que par le concept positif de son opposé, et dès lors, de même
que la représentation de la causalité de nature est nécessaire pour nous
mener à la représentation de la liberté du vouloir, une représentation
de technique est nécessaire pour nous mener à la liberté dans le do¬
maine des phénomènes». Pour cette représentation «l’entendement
doit être mis en jeu».
D’où une deuxième formule: «Le fondement de notre représentation
de la beauté est la technique dans la liberté».4 Cette insistance sur la
représentation, cette mise en jeu de l’entendement sont l’héritage de
la théorie kantienne de la connaissance. L’on retrouve d’ailleurs ici
l’ambiguïté de la notion kantienne de la forme. Chez Schiller, comme
chez Kant, tantôt cette notion est transsubjective, elle désigne l’appa¬
raître même du phénomène, tantôt elle a trait à la subjectivité et
désigne le pouvoir déterminant de l’entendement. Dans le premier cas,
Schiller affirme qu’«un objet se présente comme libre dans l’intuition
si sa forme ne contraint pas l’entendement réfléchissant à lui recher-
1 Rallias, III, p. 31.
2 Id., III, p. 33.
3 Id., III, p. 48.
4 Loc. cit.
KANT ET LES GRECS 8l
Beauté. En réalité, c’est par l’artifice d’un passage à la limite que l’on
peut dégager du Rallias deux perspectives contradictoires, l’une on¬
tologique, l’autre transcendantale. Le fait est que dans le texte de
Schiller ces deux optiques sont étroitement liées et tout se passe comme
si leur tension était non pas la faiblesse mais la force motrice de sa
pensée. Si la Beauté, comme il l’affirme, est le lieu d’une lutte, peut-
être faut-il aller plus loin que nous n’avons été, et admettre que la
tension que nous avons relevée n’est pas dûe simplement à l’adoption
de deux perspectives ou de deux méthodes contradictoires, mais qu’elle
traduit le pressentiment d’une tension plus fondamentale inhérente à
la Beauté même. Quand Schiller énonce l’une à la suite de l’autre les
deux formules entre lesquelles nous avons cru déceler une antinomie
radicale, c’est sans doute cette tension fondamentale qu’il s’efforce
d’approcher. Si «le fondement de la Beauté est partout la liberté dans
le phénomène» et si d’autre part et en même temps «le fondement de
notre représentation de la Beauté est la technique dans la liberté»,1
cela peut signifier que Schiller hésite entre une philosophie de l’être et
une philosophie de la représentation ; entre une conception de la vérité
comme libre apparition phénoménale et une conception de la vérité
comme constitution de l’objet par le sujet; entre une conception de la
liberté comme ouverture du phénomène et correspondance de l’homme
à cette ouverture, et une conception de la liberté comme négation de la
nature et position volontaire de soi par soi ; entre une conception de la
nature comme déploiement de l’être, et une conception de la nature
comme objet d’entendement, système où chaque phénomène est altéré
par le jeu meurtrissant des déterminations négatives. Mais cela peut
signifier aussi et plus profondément que la liberté phénoménale ne
rayonne qu’à travers l’ombre d’une nécessité qui lui rend hommage,
mais qui risque aussi de l’ensevelir, comme si son dévoilement était
d’essence ambiguë et toujours secrètement menacé. C’est bien sur le
libre jaillissement du phénomène que la Beauté se fonde, c’est avec lui
qu’elle se confond, mais ce libre jaillissement ne nous est accessible
que par le truchement de son opposé, que Schiller appelle la technique.
Technique désigne ici tout ce qui relève des règles et par conséquent du
pouvoir déterminant de l’entendement. Un objet est technique quand
il permet à l’entendement de chercher «la raison des effets, et le déter¬
minant du déterminé».2 Or cette recherche, si elle aboutit, ne peut
conduire qu’à la disparition de la liberté phénoménale. Le phénomène
inspiré par l’idée qu’il existe une objectivité non justifiable de l’en¬
tendement et qu’il n’est pas nécessaire, pour préserver le Beau de l’ob¬
jectivité logique, de le reléguer dans la pure subjectivité. Cette objec¬
tivité non logique, c’est celle de la Beauté : fondée sur la nature ou la
liberté du phénomène, la Beauté n’est ni objective dans le sens où
l’objet est le corrélât de l’entendement, ni subjective, dans le sens où
elle ne se référerait qu’à la finalité interne des facultés. Elle est l’Etre
même se pro-duisant librement, elle est une appartition qui n’est pas
un faux-semblant mais la présence même des étants dans ce qu’ils
sont.
En s’écartant ainsi du Kant formaliste, c’est un autre Kant que
rejoint Schiller. La phénoménologie schillérienne de l’attitude esthéti¬
que et du Beau, en même temps qu’elle rompt avec la théorie du goût,
renoue avec l'analyse kantienne de la faveur et avec celle de la finalité
de la forme, et reprend à son compte cette notion d’autonomie phéno¬
ménale dont Kant s’était parfois approché lorsqu’il savait faire taire
les principes criticistes pour donner la parole aux phénomènes. Par¬
tageant la même phénoménologie, Kant et Schiller débouchent aussi
sur une ontologie commune dont la notion de nature donatrice est le
point de repère central. Sur cette voie l’un et l’autre, - mais Schiller
plus nettement que Kant -, rencontrent le même paradoxe de la nature
et de la technique, de la liberté et de la nécessité, de la réceptivité et de
la spontanéité, et ne sont pas loin de penser que la Beauté est d’essence
ontologiquement antagoniste.
Est-ce à dire que Schiller se tienne à la hauteur de cette énigme que
Kant avait tôt fait de recouvrir soit au profit de l’entendement pro¬
gressiste soit au profit déjà d’une subjectivité absolue? En découvrant
que la tension méthodologique du Rallias correspondait à une tension
plus fondamentale inhérente à la Beauté, n’avons-nous pas nié en
conclusion ce que nous affirmions dans les prémisses, et escamoté la
première tension en soulignant le seconde? Sans doute la tension
intrinsèque de la Beauté n’est-elle pensable que dans une philosophie
de l’Etre, or les «concepts opératoires» 1 dont dispose Schiller sont tous
empruntés à une philosophie de la subjectivité et inappropriés à son
thème. Et de ce point de vue, on pourrait dire que Schiller, s’il refuse
de s’installer au niveau purement criticiste de l’esthétique kantienne,
témoigne cependant lui aussi d’une hésitation entre le niveau phé-
noménologico-ontologique et le niveau auquel se situait la théorie du
1 Nous empruntons cette expression à Eugen Fink. Cfr. «Operative Begriffe in Husserls
Phànomenologie», 1957.
KANT ET LES GRECS 87
1 NA, 20, p. 309; trad. Leroux, p. 65. Nous nous référons à cette traduction, non sans la
modifier parfois légèrement.
2 Loc. cit.
3 NA, 20, p. 310; trad., p. 67.
4 NA, 20, pp. 309-310; trad., pp. 65-69.
5 NA, 20, p. 311 ; trad., p. 71.
90 KANT ET LES GRECS
les deux «instincts» se supposent l’un l’autre. Comme dit Schiller, «la
nature n’a pas voulu leur antagonisme, et si cependant ils apparaissent
en opposition, c’est qu’ils s’y sont mis parce qu’ils ont librement
transgressé la nature en se méprenant sur eux-mêmes et en confondant
leurs sphères respectives».1 Ce qui constitue l’homme comme tel, c’est
la conjonction originaire de la réceptivité et de la spontanéité. Mais
cette conjonction, l’homme peut la briser, se masquant par le fait même
son humanité. «... ce rapport l’homme peut le renverser et manquer
ainsi sa destination de deux façons différentes: la concentration
qu’exige sa faculté d’autoactivité, il peut la mettre dans sa faculté passi¬
ve, empiéter par l’instinct sensible sur l’instinct formel et transformer
son pouvoir de réceptivité en pouvoir de décision. La capacité d’ex¬
tension qui appartient à sa faculté passive, il peut la donner en partage
à sa faculté d’autoactivité, empiéter par l’instinct formel sur l’instinct
sensible et supplanter par sa puissance de détermination autonome le
pouvoir de réceptivité de ce dernier. Dans le premier cas il ne sera
jamais lui-même, dans le second il ne sera jamais autre chose que lui-
même ; en conséquence pour ces raisons mêmes il ne sera dans les deux
cas ni l’un ni l’autre; il sera par suite un néant».2
Autrement dit, l’homme se perd s’il se fait tout entier contenu ou
objet, mais il se perd aussi bien s’il se fait tout entier forme ou sujet.
Plus précisément la corrélation de la réceptivité et de la spontanéité
est si étroite que chacune s’annihile en s’exerçant sans l’autre et qu’en
toute rigueur il n’y a de réceptivité que par la spontanéité, et de
spontanéité que par le réceptivité.
C’est à partir de ce point que la réflexion transcendantale de Schiller
se prête à une autre lecture que celle que nous signalions plus haut.
Ontologiquement les deux instincts ou tendances constitutifs de l’hom¬
me sont coordonnés, mais dans leur exercice ontique chacun d’eux est
porté à oublier ce qu’il doit à l’autre.
Cependant on peut se demander s’il n’y a pas une expérience pri¬
vilégiée où l’ontique se dépasse vers l’ontologique, où l’oubli de la
corrélation originaire serait surmonté. Justement l’expérience de la
Beauté jouit de ce privilège. En affirmant que la Beauté est «le plus
pur produit de cette réciprocité d’action» en vertu de laquelle «les deux
facteurs à la fois se conditionnent nécessairement l’un l’autre et sont
conditionnés l’un par l’autre»,3 en la rapportant à un «instinct de jeu»
chemin vers celle-ci (...) lui est ouvert dans ses sens».1 Souligne-t-il
le «conditionnement nécessaire» des deux instincts constitutifs de
l’homme, et la nécessité de leur subordination réciproque, pour que
l’homme soit homme, non «dans le royaume des Idées» mais «dans le
royaume du temps»? 2 II contredit cette notion transcendantale de
réciprocité originaire en la transformant en exigence et en l’attribuant
à une humanité idéale et infinie: «Cette réciprocité d’action des deux
instincts n’est sans doute qu’une tâche proposée par la raison, et
l’homme n’est capable d’y satisfaire tout à fait que dans l’achèvement
de son existence. Elle est au sens le plus propre du mot l’Idée de son
humanité, donc un infini dont il peut au cours du temps s’approcher
toujours plus, sans toutefois l’atteindre jamais».3 Loin de correspondre
à la finitude fondamentale de l’homme c’est alors à une «exigence
d’abolition de toutes les limites» que répond la Beauté. La raison «est
obligée de poser cette exigence parce qu’elle est la raison, parce qu’en
vertu de son essence même elle requiert la perfection ... et que l’ac¬
tivité exclusive de l’un ou de l’autre des deux instincts laisse la nature
humaine imparfaite et fonde en elle une limite».4 Du même coup la
Beauté apparaît moins comme une condition nécessaire de l’humanité
que comme un «idéal» que la raison construit.5
Entre cet idéal et l’existence, la distance est aussi infinie que l’est
dans la Doctrine de la Science celle qui sépare le Moi absolu du Moi fini,
s’il est vrai que, selon Fichte, l’unité suprême est non «une réalité qui
est, mais qui doit être produite par nous sans pouvoir l’être».6
La Beauté est «une simple idée, à laquelle l’existence effective ne
pourra jamais être complètement adéquate»; 7 «indivivisible et simple»
dans l’idéal, elle est condamnée à être «éternellement double» dans la
réalité, et singulièrement dans le monde de l’art où elle sera tantôt
énergique tantôt apaisante, avivant tantôt la contrainte des formes,
tantôt celle de la matière.8 Dès lors le transcendantal contredit l’exis¬
tentiel. Accomplissement de l’homme idéal, la Beauté est inaccessible
à l’homme réel. Bien plus c’est par la faute de l’homme qu’elle ne peut
se montrer comme un «genre pur», «c’est l’homme qui lui communique
les imperfections de son individu; par ses bornes subjectives il met
donc l’opposition. Mais puisque ces deux états restent à jamais opposés,
ils ne peuvent être reliés qu’en tant qu’ils sont supprimés (als indem
sie aufgehoben werden). Notre deuxième tâche est donc de rendre
l’union parfaite, de la réaliser si purement et complètement que les
deux états disparaissent entièrement dans un troisième et que dans la
totalité qu’ils formeront aucune trace de leur séparation ne subsiste;
sinon nous détachons, nous ne réunissons pas. Toutes les controverses
sur le concept de beauté qui de tout temps ont eu cours parmi les
philosophes et qui partiellement durent encore, viennent de ce que
l’investigation ou bien ne fut pas entreprise en partant d’une sépara¬
tion suffisamment rigoureuse ou bien ne fut pas poussée jusqu’à une
union intégrale et pure».1 Pour cette double tâche, ni le sentiment
ni l’entendement ne sont qualifiés. Se fier au premier, c’est s’interdire
de distinguer la division dans la totalité. Se fier au second, c’est se
laisser fasciner par la division et se rendre aveugle à la totalité. Mais
la raison pratique est incriminée à son tour, car son primat implique
lui aussi la pérennité de la division, au-delà de laquelle l’entendement
est incapable d’aller. Pour tenir ensemble la différence radicale et la
réconciliation complète, il faut accéder à une nouvelle forme de raison,
qu’on pourrait qualifier non plus de pratique mais de spéculative, une
raison qui ne soit plus en état d’insurrection contre la sensibilité et le
fini, une raison qui ne rencontre pas de limite extérieure à elle-même,
mais qui se reconnaisse à l’œuvre dans toute réalité. C’est la spécificité
de la Beauté qui entraîne cet éclatement du cadre transcendantal. En
admettant que le propre du beau «ne consiste pas dans l’exclusion de
certaines réalités, mais dans l’inclusion absolue de toutes, qu’il n’est
donc pas limitation mais infinité»,2 Schiller est conduit à la conquête
d’une conception de la raison, non plus dualiste mais totalitaire, et
d’une nouvelle méthode qui n’a pas encore de nom mais que certaines
de ses formules permettent déjà de qualifier de dialectique. Telle la
suivante: «La nature réunit partout; l’entendement dissocie partout:
la raison de nouveau réunit».3 Qu’est-ce à dire? Si la Beauté est l’exi¬
gence suprême de la raison et si celle-ci opère la réconciliation des
contraires, non pas du dehors et a -parte subjecti, mais par une puissance
synthétique analogue à celle de la nature originelle et donc objective¬
ment à travers les contraires eux-mêmes, l’Idée esthétique n’est plus
un vœu pieux de la conscience, elle jouit d’un statut objectif et con-
1 Loc. cit.
2 NA, 20, p. 370; trad., p. 243.
3 NA, 20, p. 370; trad., p. 241.
4 NA, 20, p. 369; trad., p. 241.
5 NA, 20, p. 376; trad., pp. 259-261.
KANT ET LES GRECS III
comme lieu de la vérité et comme lieu du bien moral.1 Quelle est donc
la place de la Beauté dans cet itinéraire de l’esprit vers lui-même? Sur
ce point la pensée de Schiller n’est pas sans ambiguïté. D’une part il
semble la considérer comme une simple médiatrice entre la déter¬
mination passive de la sensibilité et la détermination active de la
pensée, en attribuant à la première le statut d’une «existence limitée»,
à la seconde le statut d’une «existence absolue». «L’homme, dit-il, ne
peut pas passer immédiatement de la vie sensible à la pensée; il faut
qu’il recule d’un pas, car c’est seulement dans la mesure où une déter¬
mination est supprimée que peut intervenir celle qui lui est opposée.
L’homme doit donc, afin d’échanger la passivité contre l’autonomie,
une détermination passive contre une détermination active, être
momentanément libre de toute détermination et traverser un état de
simple déterminabilité».2 A cet état de déterminabilité qu’il dit «réelle
et active», il donne le nom d’«état esthétique».3 Mais d’autre part, il
attribue à celui-ci des prérogatives peu conciliables avec un statut de
médiateur, temporaire et plus ou moins effacé. N’assure-t-il pas que
dans cet état l’âme «n’est pas limitée dans son pouvoir de se déterminer
elle-même», que l’état esthétique «est sans limites parce qu’il réunit en
lui toute réalité», et qu’il est «une négation qui procède d’une plénitude
intérieure infinie»? 4 N’ajoute-t-il pas que pour l’homme la disposition
esthétique «est entre tous les dons le don suprême, que c’est le don de
l’humanité»,5 le seul état qui puisse affranchir «de toutes limites la
totalité de la nature humaine»? 6 Ne va-t-il pas jusqu’à affirmer que
cet état prouve que l’accomplissement de la raison pure dans l’humani¬
té n’est pas qu’un impératif? Du fait que «dans la jouissance de la
beauté ou de l’unité esthétique, il se produit véritablement une fusion
et un échange de la matière et de la forme, de la passivité et de l’acti¬
vité, il est par là même démontré que l’infini est réalisable dans le fini
et que donc l’humanité la plus sublime est possible».7 Etant à la fois
«notre état et notre acte», la Beauté «nous sert de preuve éclatante que
l’activité n’est nullement exclue par la passivité, la matière par la
forme, la limitation par l’infini».8
Il n’est pas douteux que seule cette seconde notion de la Beauté,
1 Helmut Kuhn, in Die Vollendung der deutschen Àsthetik durch Hegel, a bien mis en
lumière cette tension entre l’état esthétique comme degré dans un progrès infini vers la
raison et, d’autre part, comme état de formation suprême. Cfr. p. 51. Voir aussi R. Kroner,
Von Kant bis Hegel, pp. 48-53, et notamment p. 50: la tension entre l’état esthétique comme
«Durchgangspunkt» et comme «Vollendung».
2 NA, 20, p. 383; trad., p. 280.
3 NA, 20, p. 388; trad., p. 287.
4 NA, 20, p. 388; trad., p. 293.
5 NA, 20, p. 388; trad., p. 287.
KANT ET LES GRECS 113
vain de thématiser, c’est ce que Schiller nous montre par le fait, lors-
qu’en définissant le Beau comme analogon de la raison pratique, il
le fait basculer tout entier dans la sphère de la spontanéité.
Pourtant cet impensé ne cesse de l’investir, c’est avec lui que les
Lettres sont aux prises. Et premièrement lorsqu’elles confrontent la
modernité à l’hellénité.
Qu’est-ce que l’hellénité sinon l’étonnante harmonie de ce que la
modernité a rompu? Perdu tantôt dans une objectivité aveugle,
tantôt dans une subjectivité sans ancrage, tour à tour s’abaissant à
n’être que chose ou se haussant à une totalité pensée et de pur survol,
le moderne a brisé ce qui faisait nœud chez le grec: la nature et les
œuvres humaines, la plénitude et la forme, la poésie et la pensée. Que
ce nœud soit à la fois conciliation et tension, c’est ce que Schiller
suggère en qualifiant d’art aussi bien l’opération destructrice en quoi
consiste la technique, et l’opération accordante en quoi consiste l’art
authentique et beau. C’est en outre ce qu’il tente expressément de
méditer lorsqu’il approfondit son interrogation sur l’histoire en une
interrogation transcendantale sur l’essence de l’homme. Cette enquête
éclaire le fond latent du Rallias: l’essence de l’homme réside dans la
conjonction originaire et le conditionnement réciproque de la récep¬
tivité et de la spontanéité. Et c’est parce que la Beauté correspond
étroitement à cette corrélation ambiguë qu’elle est condition nécessaire
de l’humanité. Plus fondamental que le Formtrieb et le Stofftrieb, le
Spieltrieb, unité non composée de la réceptivité et de la sponta¬
néité, désignerait alors, au point de rencontre de la phénomé¬
nalité et de la liberté, ce que désignait la notion kantienne du jeu
lorsqu’elle qualifiait non le fonctionnement harmonieux des facultés
de connaître mais le point de rencontre de la liberté phénoménale et
de la liberté de l’imagination: c’est-à-dire l’ouverture extatique qui
fonde l’être-là de l’homme, la transcendance finie. Mais ceci est re¬
couvert aussitôt qu’entrevu, selon un processus analogue à celui que
nous avons constaté dans le Rallias, et qui n’est pas sans rappeler les
incertitudes de la Critique du pigement. Loin de lier la beauté à la
finitude. Schiller lui fait désigner l’infini, en attribuant la réciprocité de
la réceptivité et de la spontanéité soit à une humanité idéale dont
l’humanité concrète n’est que l’ébauche confuse, soit à un Esprit
absolu considéré comme l’accomplissement de l’être. Quelles que soient
les différences de ces deux perspectives, - l’une orientée vers un idéa¬
lisme subjectif qui par la primauté du Sollen maintient un dualisme
infini de l’idéal et du réel, de la Beauté et des beautés, de l’Humanité
n6 KANT ET LES GRECS
réunir. Dans les dernières lettres elle est décrite comme l'empire idéal
que la raison inconditionnée acquiert sur une réalité qui n’est plus autre
qu’elle-même.
S’agit-il enfin de la Beauté? Les premières lettres célébraient en elle
le libre règne de la nature accordante, et dans le même sens elles
disaient de l’art grec qu’il «honorait la vérité» et que grâce à lui et aux
œuvres qui en perpétuent l’esprit «la vérité continue de vivre au sein
de l’illusion». Dans les dernières lettres, la notion de beauté s’est trans¬
formée en même temps que se sont modifiées les notions de nature et
de vérité. Tantôt c’est la beauté qui y apparaît comme une sorte
d’illusion. Elle est purement formelle, ne manifeste que la complaisance
de la subjectivité dans sa propre spontanéité et se voit refuser première¬
ment tout rapport à la nature si tant est que celle-ci est définie prati¬
quement comme le règne de la force aveugle, théoriquement comme le
terrain de l’entendement, deuxièmement tout rapport à la vérité si
tant est que celle-ci se définit comme le monopole logique de l’enten¬
dement. C’est en ce sens que Schiller affirme que la beauté se confine
à l’apparence (Schein) «reconnue distincte de la réalité et de la vérité».1
Tantôt en revanche, elle semble liée à la vérité, ou comme dit Schiller,
elle la contient «en puissance» [dem Vermôgen nach),2 mais c’est au
prix également de tout poids de nature, soit qu’elle désigne l’idéal de
la raison inconditionnée et fondée sur soi-même, soit qu’elle constitue
un moment de l’esprit absolu conçu comme essence ultime de l’être.
Là comme ici d’ailleurs, la vérité est du sujet et exclut toute réceptivité :
elle «n’est rien qui .. . puisse être reçu du dehors ; elle est quelque chose
que produit la pensée auto-activement et dans sa liberté».3 Et c’est en
raison de cette subjectivité que dans les deux cas la beauté est exclu¬
sive de la nature puisque, d’une part, l’art de l’apparence atteste «la
souveraineté humaine» et «procède originairement de l’homme en tant
qu’il est sujet qui se représente»,4 et puisque, d’autre part, l’état
esthétique est suppression active par l’esprit lui-même de toute limite
au pouvoir qu’il a de se déterminer, négation de toute négation, pro¬
cédant «d’une plénitude intérieure infinie5».
S’il faut en ce point confronter une fois encore la pensée de Schiller
avec celle de Kant, nous pouvons dire avec Gadamer que les Lettres
accentuent la subjectivation accomplie par l’esthétique kantienne, et
3- NATURE ET SUBJECTIVITÉ
pas ces objets (de la nature) que nous aimons, mais l’Idée qu’ils re¬
présentent. (...) Ils sont ce que nous avons été; ils sont ce que nous
devons redevenir. Nous avons été nature comme eux, et notre culture
doit nous ramener à la nature par la voie de la raison et de la liberté».1
Ainsi se profile, dès les premières pages de l’essai, l’idée que l’op¬
position se développe vers une synthèse réconciliatrice et que la sub¬
jectivité est moins l’antithèse de la nature qu’elle n’en est la médiati¬
sation transitoire. Le naïf n’apparaît comme tel qu’à celui qui a dépassé
la nature, et lorsque celui-ci lit en elle les signes de son propre manque
il est déjà en route vers le dépassement de la séparation. «Ce n’est que
lorsque les deux choses sont réunies, lorsque la volonté obéit librement
à la loi de la nécessité et que, en dépit de toutes les variations de l’ima¬
gination, la raison maintient sa règle, que le divin ou l’idéal surgit».2
Il y a là l’idée d’une progression dialectique vers l’absolu, chaque
moment de cette marche passant dans son contraire pour se hausser
avec lui à une réconciliation supérieure. Certes le naïf pointe vers une
nature qui est simplement nature, croissance pure, perdurance et
effusion à partir de soi. Mais à proprement parler le naïf est déjà
dépassement de la nature puisqu’il n’apparaît que sur le fond d’un
art qui nie la nature. L’originel donc engendre ce qui le nie, ce qui
fait dire à Schiller que le naïveté «ne peut être attribuée à l’enfance au
sens le plus strict du mot».3 En tant qu’origine la nature est un passé
profondément enfoui, un passé qui peut-être n’a jamais été présent, un
immémorial. Disparue «en tant qu’expérience et en tant que sujet
agissant et sentant», la nature ressuscite cependant «comme Idée et
objet», comme norme de l’agir, fin de la volonté, idéal de totalisation.
«Pour toi, dit Schiller à son lecteur, elle appartient au passé; il faut
qu’à tout jamais elle lui appartienne (...) Mais quand tu te seras
consolé d’avoir perdu le bonheur de la nature, fais que sa perfection
serve de modèle à ton cœur. (...) Ne permets plus qu’il te vienne à
l’esprit de vouloir échanger ton sort contre le sien, mais accueille-la
en toi et aspire à marier l’avantage infini qu’elle a sur toi avec ta
propre prérogative infinie, et à engendrer de l’union de tous les deux
la vie divine».4
On le voit, cette pensée de la totalisation absolue prolonge la phi¬
losophie de l’esprit esquissée dans les lettres 19 à 21. Ici comme là,
il s’agit de tenir ensemble l’extrême opposition et la synthèse parfaite.
1 NA, 20, p. 414; trad., pp. 61-63.
2 NA, 20, p. 4x5; trad., p. 63.
3 NA, 20, p. 419; trad., p. 71.
4 NA, 20, pp. 428-429; trad., p. 95.
122 KANT ET LES GRECS
Mais davantage que dans les Lettres, cette totalisation des contraires
se manifeste comme histoire, en outre elle enveloppe un mouvement
dialectique des beaux-arts eux-mêmes.
L’histoire est considérée comme le mouvement de cette totalisation
à travers le déchirement. Dans cette optique la modernité n’apparaît
plus seulement comme rupture et indigence, mais comme prérogative
et progrès. L’hellénité se déployait sur le fondement d’une «totalité
harmonisante».1 Dans cet état de «nature pure» (reine Natur) qui n’a
rien de primitif ou de «fruste», «sens et raison, faculté réceptive et
autonome ne se sont pas encore scindées dans leur activité; encore
moins se contredisent-elles». Au contraire, «quand l’homme est entré
dans l’état de culture et que l’art a porté sur lui sa main, cette harmonie
sensible est en lui abolie (aufgehoben)».2 Une telle abolition apparaît
certes d’abord comme une perte : l’accord qui auparavant était effectif
n’existe plus maintenant qu’à titre «purement idéal», comme une unité
vers laquelle on «aspire». Mais cette perte est aussi un gain et cette
Aufhebung est indissolublement la négation de ce qu’elle dépasse et la
médiation d’un accomplissement supérieur. La nature perdue est
sublimée et accomplie en sa plénitude dans et par le «monde des idées»
(.Ideenreich). Tout au long de sa dissertation, Schiller utilise ce mot
d’idée sans guère le définir, mais dans la conclusion il écrit: «Toute
réalité (...) est inférieure à l’idéal; tout ce qui existe a ses limites,
tandis que la pensée est illimitée». A ce propos, il parle de «la liberté
inconditionnée de la faculté des Idées».3 Dans le langage de Kant et de
Fichte, il s’agit de la raison, terme que Schiller utilise à maintes re¬
prises. La raison fondée sur soi et se prenant elle-même pour fin, tel
est le but assigné, selon lui, à l’humanité. Or ce but est aussi la véri¬
table réalisation du point de départ qu’est la nature. C’est pourquoi,
parlant de l’idéal d’humanité, Schiller dit que notre «état naturel»
consiste en un «pouvoir illimité d’actualiser toutes les virtualités hu¬
maines et en une faculté de disposer de toutes nos forces avec une
égale liberté».4 L’homme vraiment naturel est donc un homme total,
doué d’autonomie absolue. C’est en fonction de ce but que Schiller,
dans le même contexte, définit la nature comme «totalité absolue, par
suite une chose autonome et nécessaire».5 Cette totalité absolue, dans
son autonomie et sa nécessité, ne s’accomplit que dans la raison elle-
2 Cfr. Aristote, Physique, B8, 199 a 15: r) xé)(V7) xà p.èv s7UxeXeï à f) <pôat.ç àSovaxsï
à7repyàaaa0ai, xà 8è [Aifxeïxai.
124 KANT ET LES GRECS
L’ITINERAIRE DE HOLDERLIN
1 Holderlin, S.TE., I., p. 323; trad. Naville, p. 27. La lettre est du 4 juin 1788.
l’itineraire de hôlderlin 129
Chanter la liberté, c’est aussi chanter la joie, avec laquelle cet épa¬
nouissement se confond et dont il jaillit:
3 Id., p. 147.
130 L’ITINERAIRE de hôlderlin
Et dans l'hymne qui lui est voué, la Beauté n’est autre que l’éclat
de cet épanouissement du Tout, qu’Holderlin appelle aussi la Nature
et qui est pour lui le Saci'é.1
Ainsi la joie, la liberté, l’amour, la beauté se nouent et s’échangent
parce qu’ils sont les modes d’une seule et même unité fondatrice, d’un
seul et même déploiement initial, d’une seule et même présence. Nous
retrouvons ici la pensée du jeune Hegel. Et comme son camarade,
Hôlderlin reconnaît au génie de la Grèce le privilège exemplaire d’avoir
été congénial et fidèle à l’Un-Tout:
obscurs que sont les origines du monde, tout ébloui je l’ai suivi au plus
profond des profondeurs, aux confins les plus lointains de l’esprit
d’où l’âme du monde irradie sa vie dans les mille pulsations de la na¬
ture, d où les forces s’écoulent et où elles reviennent après leur circuit
immense.. .d.1
Mais comme chez le jeune Hegel, comme chez Schiller poète, cette
identification passionnée à la Grèce, gardienne de l’Un-Tout et fille
de la Nature, source illimitée de toute vie, se double d’un sentiment
d’abandon dans la désolation d’un monde mort. Plus que Hegel et
Schiller néanmoins, Hôlderlin est tout entier engagé dans cette dure
alternance d’effusion enchantée et de douloureuse déréliction, qui
fait le ton déchirant de ses élégies. Chanter la Grèce, c’est aussi appeler
la mort ; célébrer le beau cercle de la présence immédiate, c’est évoquer
l’abîme d’une irrévocable absence:
La lumière sacrée qui embrasait l’Hellade s’est éteinte, les dieux ont
délaissé le monde. Rejoindre du plus profond de la séparation le séjour
perdu de l’omniprésence, retrouver ce jadis qui est notre maintenant
le plus proche, cet ailleurs qui est notre seule patrie, telle est alors,
selon le poète, la tâche la plus haute qui puisse être assignée aux
hommes actuels, tel est le thème fondamental de YHypérion. Mais
l’assignation de cette tâche suppose un déplacement d’accent de la
Nature grecque vers la subjectivité pratique. Nous trouvons ici Hôl¬
derlin à un carrefour où nous avions déjà rencontré Schiller lorsque
nous l’avions vu opposer dans la «Théosophie de Julius» l’attitude
criticiste de Raphaël à la cosmosophie hellénisante de Julius. Les
Grecs et Kant, telles nous étaient apparues alors les coordonnées du
chemin de pensée de Schiller. Telles sont aussi les coordonnées de la
pensée de Hôlderlin à l’époque où il mûrit son roman, si l’on en croit
son propre témoignage dès la première lettre où il fait allusion à
YHypérion, lettre écrite à Tübingen et adressée à Ludwig Neuffer au
1 S.TE., I., p. 284; lettre datée de la fin juillet 1793; trad. Naville, p. 64.
2 Id., I, p. 166.
132 L’ITINERAIRE DE HÔLDERLIN
A quand le grand revoir des esprits? Car, je le crois, nous fûmes tous
réunis autrefois».1
Le retour de l’existant séparé à l’omniprésence originelle ne saurait
être immédiat. La belle totalité ne peut simplement abolir l’indigence
de l’aspiration mortelle. A travers le récit des rapports de Mélite et
d’Hypérion, s’exprime l’idée que pour être accomplie et authentique
la totalité suppose des médiations. Loin de pouvoir s’installer d un seul
coup dans la fulgurance d’une immédiateté radieuse, la totalité doit
traverser et assumer la tristesse du fini, la douleur de la séparation, et
la pauvreté de l’aspiration angoissée. Ce qui est par soi doit assumer ce
qui est par un autre. Mélite est comme l’incarnation de cette belle
totalité qu’était le règne de l’amour, de la joie, de la liberté et de la
beauté, et les traits qui la désignent sont ceux-là mêmes qui désignaient
l’Un-Tout de la Nature sacrée dans les premiers poèmes: «Elle ne
savait pas l’infinité de ce qu’elle pouvait dire, ni à quelle transcendance
son image glorieuse atteignait, lorsque l’élévation de ses pensées se
révélait sur son front, et que la royauté de son esprit s’unissait à la
grâce de son cœur innocent et tout-aimant. Et lorsque devenait visible,
à côte de sa grâce, ce qu’il y avait en Elle d’autonome, de sacré, on eût
cru voir le Soleil s’avancer dans l’amitié de l’Ether, ou quelque Dieu
descendu se mêler à un peuple sans faute».2 Mais par sa plénitude
immédiate, cette figure plonge l’être indigent qui s’en approche dans
le plus grand désarroi; par son innocence calme et souveraine, elle
éveille en lui une «angoisse mortelle». Ce Sacre, en tant qu immédiat,
ne peut être approché et rend désespérées les tentatives par lesquelles
l’être séparé et isolé s’évertue immédiatement de le rejoindre. «Main¬
tenant, dit Hypérion, le printemps de mon cœur était revenu. J’avais
obtenu ce que je cherchais. Je l’avais retrouvé dans la céleste grâce de
Mélite. En moi le jour se levait. Sublime, elle avait arraché mon esprit
au tombeau». Mais il ajoute aussitôt: «Mais ce que j’étais, je l’étais à
travers elle. Sa bonté se rejouissait de la lumière qui brillait en moi
sans songer que ce n’était rien de plus que le reflet de la sienne. Je ne
compris que trop rapidement que je deviendrais plus pauvre qu une
ombre si elle ne vivait pas en moi, autour de moi, pour moi, si elle
n’était pas mienne; que je serais réduit à rien si elle se dérobait à moi.
Il ne pouvait en aller autrement; il fallait que, dans cette angoisse
mortelle, j’épie toutes ses attitudes, toutes ses paroles, que je suive son
regard comme si la vie m’eût quitté pour peu qu’il se fût tourné vers
la terre ou vers le ciel ; ah ! Dieu ! Chacun des sourires de sa paix sacrée,
chacune de ses célestes paroles qui toutes me répétaient que son cœur,
son cœur la comblait, devaient être pour moi autant de messagers
funèbres; à l’idée que le souverain objet de mon amour était si sou¬
verain qu’il n’avait que faire de moi, le désespoir devait m’envahir».1
Tout se passe comme si Mélite, figure de la paix sacrée et de la pro¬
fusion de la vie autonome, loin d’abolir l’état d’abandon où se trouve
son amant, exaltait au contraire en celui-ci l’angoisse de l’indigence et
de la dépendance. Ce qui est par soi fait sentir à ce qui est par un autre
le fardeau de sa finitude. Et en vertu de ce fardeau, Hypérion ne peut
que bafouer la «sainteté» de l’amour qu’il porte à Mélite. Le sacré
attire et repousse à la fois: d’un seul et même mouvement, il suscite
en celui qu’il frappe amour et effroi, piété et blasphème.
Mais par ce mouvement c’est le sacré lui-même qui se transforme.
D’abord pure antithèse de la finitude, paix préservée de tout passage,
plénitude sans faille, l’infini doit, semble-t-il, traverser et assumer le
mouvement de la division et du périssement.
C’est à juste titre qu’on a pu parler à ce propos des «dialectiques
duelles» de YHypérion,2 et en trouver les premiers signes dans la pre¬
mière ébauche du roman, mais peut-être que l’interprétation ne répond
pas à la plénitude de sens de la dénomination sous laquelle elle s’abrite,
tant qu’elle se borne à dessiner les alternances des états d’âme d’Hy-
périon dans son rapport à la femme aimée. Car, outre ce va-et-vient
qui n’est que duel, le roman esquisse par delà l’alternance de la pléni¬
tude sacrée et du désert du fini, la figure d’un nouvel accomplissement
qui est l’assomption de cette contradiction même et proprement
dialectique. C’est de cet accomplissement qu’il s’agit lorsque Hypérion,
célébrant avec quelques amis la mémoire d’Homère, s’écrie: «Laissez
passer ce qui passe, les êtres ne passent que pour revenir, ne vieillissent
que pour rajeunir, ne se séparent que pour s’unir plus étroitement, ne
périssent que pour vivre d’une vie plus vivante». Et le texte ajoute:
«Ainsi, poursuivit Adamas après un silence, doivent s’évanouir les
pressentiments de l’enfance pour devenir vérité dans l’esprit de l’hom¬
me mûr. Ainsi se flétrissent les beaux mythes de la jeunesse du monde,
les poésies d’Homère et de ses contemporains, les prophéties et les vi¬
sions, mais le germe qu’elles recélaient sera fruit mûr à l’automne.
L’innocence et la simplicité des temps primitifs s’effacent pour repa-
C’est sur cet intervalle que nous paraissent méditer les ébauches
du roman immédiatement postérieures au Thaliafvcigi'vient. A égalé
distance des trois voies 4 évoquées par le premier roman, celle du désir
d’être Tout, celle de la volonté de dominer le Tout, celle enfin d’une
réconciliation des extrêmes par le jeu d’un esprit totalisant qui se
muerait en nature dans le mouvement par lequel il 1 absorbe en sa
propre substance, la Metrische Fassung est centrée sur 1 interrogation
de la finitude. Dans ces pages brèves comme dans l’ébauche qui les
précède, c’est bien sans doute la même quête de l’origine qui se pour¬
suit, mais elle s’y incurve à mesure qu’elle s’approfondit. C’est toujours
de la nature, de la beauté, et de «la liberté originelle de notre essence» 5
qu’il s’agit de s’approcher, mais cette approche même devient intro-
.
1 M. Gueroult, op cit ., p. 269.
2 Fichte, S.W., I, pp. 100-101.
2 Holderlin, S.W., II, pp. 315-316; trad. Naville, p. 114.
l’itineraire de hôlderlin
I44
bloqué son analytique du Beau dans le cadre strict que lui prescrivait
l’optique criticiste.
En dépit de son insistance sur la subjectivité du jugement de goût
par rapport aux autres types de jugement, Kant en définissant d’em¬
blée le Beau comme objet d’un plaisir sans aucun intérêt, le soustrayait
à la perspective des buts assignés par le sujet. L’envisageant positive¬
ment, il appelait faveur cette exclusion de tout intérêt. Enfin, il qua¬
lifiait cette faveur de libre, à la fois quant à l’objet auquel elle se réfère,
parce qu’elle consiste à le laisser-être ce qu’il est, et quant au sujet qui
en est le siège, parce qu’en un tel jugement aucun intérêt n’impose
l’assentiment. Dans la relation esthétique ainsi considérée, tout se
passait donc comme si la liberté baignait le rapport le plus humble de
l’homme avec les choses, loin d’être l’intransigeante antithèse de l’im¬
médiat. En s’approfondissant, cette interprétation kantienne de la
relation esthétique pénétrait jusqu’à la condition fondamentale de
l’être-homme désignée comme l’unité inconnue et cachée de la nature
en tant que phénomène et de l’humanité en tant que liberté. A la
considérer ainsi comme remontée vers l’origine, il nous a semblé que
l’esthétique kantienne tolérait que l’on entendît cette énigmatique
unité dans le sens d’une réciprocité originaire de la réceptivité et de la
spontanéité au fondement de l’humanité finie. Que l’être-homme soit
intrinsèquement fini, c’est bien ainsi que nous avons cru pouvoir
comprendre l’idée que la liberté a pour fondement non pas l’initiative
d’une spontanéité pure mais un fond dont Kant dit qu’il est «dans le
sujet ce qui est purement nature». C’est bien autour de ces thèmes que
tourne la méditation de Hôlderlin dans la Metrische Fassung. La
doctrine kantienne de la faveur et de son origine ambigüe ne se con-
dense-t-elle pas dans cette phrase: «Je sais que là où les belles formes
de la nature nous annoncent la divinité présente c’est nous-mêmes qui
animons le monde de notre âme, mais qu’est-ce donc qui, par nous, ne
serait pas comme il est»? Mais entendre ainsi la Critique du jugement
suppose que l’on franchisse certaines des limites assignées par les
thèses littérales du criticisme. Nommément cela suppose que l’on
amplifie la doctrine kantienne du Beau pour entendre la Beauté
comme la parution de l’être au lieu de sa rencontre avec l’humanité
finie, et non simplement comme la vulgarisation du primat de la raison
pratique, c’est-à-dire comme ce qui, en vertu d’une conformité seule¬
ment subjective de l’étant sensible à la raison, nous permet de recon¬
naître la possibilité d’une transition de la nature en tant que sensible
à la liberté en tant que suprasensible, et donc d’une réalisation du
148 L’ITINERAIRE de hôlderlin
l’Idée suprasensible, comme 1’ ovtcoç ov au 9,4 ov, mais celui dont les
dialogues gardent encore l’écho des propos héraclitéens.
La version métrique d’Hypérion fait allusion au mythe du Banquet,
tel qu’il figure dans le récit que Diotima, l’étrangère de Mantinée, fit à
Socrate, un jour que celui-ci l’interrogeait sur l’amour. Le dialogue
platonicien requiert donc notre attention, car la manière dont Hôlderlin
l’a compris nous paraît significative de l’approfondissement dont nous
parlons. Le Banquet, qui traite de la Beauté et de l’Eros, est susceptible
de deux lectures selon qu’on l’interprète à la lumière de la dialectique
ascendante qui le conclut, ou selon qu’on s’attache avant tout aux
tensions dont son cours est émaillé.
La première lecture s’opère dans la perspective d’une certaine inter¬
prétation de l’être. Comme le dit Heidegger, «c'est l’é-vidence (Aus-
sehen) mise en vue, qui caractérise l’Etre, et cela pour ce mode de vision,
qui, dans le vu comme tel, reconnaît la pure présence. ‘Etre’ a d’une
certaine manière une signification identique à se montrer et apparaître,
il appartient essentiellement au cpaivs<j0ai de sxcpavsç. L’appréhension
des Idées en tant qu’Idées est, quant à la possibilité de son accom¬
plissement, mais non quant à son but, fondée sur l’spcoç (...) L’Idée
qui dans l’spcoç est la plus aimée, la plus ardemment désirée, et qui par
conséquent le concerne fondamentalement est celle qui en même temps
est ce qui apparaît et brille avec le plus d’éclat. Cet spacrpucoTaTov qui
est en même temps èxcpaveaTatov, se montre comme l”8éa tou xaXoü,
l’Idée du beau, la Beauté».1 Au terme de l’initiation dont Diotima
décrit à Socrate les degrés, il est donné à celui qui a gravi droitement
le chemin de l’sptoç de voir (ESeiv) le Beau dans sa pureté (xaOapov)
sans mélange (apisixtov) et divin (Osiov).2 Ce xaXov est aussi bien vérité
ou dévoilement de l’Etre, car, au bout de ses efforts, l’initié, selon les
mots de Platon, «est attaché au dévoilé» (axs tou àXï)0ouç IcpaîrTopiévw)2
et la Beauté se montrera à lui (cpavTaa07]creTai auxco) «en elle-même et
par elle-même, étant et demeurant avec elle-même dans l’unicité de sa
clarté manifeste» (aÙToxa0’ aôxo pis© aurou [xovosiSsç àsi ôv).3 Mais en ce
point, de même que le cpiXsiv qui détermine la démarche laborieuse du
philosophe disparaît dans la crocpia, ainsi l’sptoç qui est visée et indigence
permanente se dépasse dans la plénitude de la vision. Si celle-ci est
accès à ce qui demeure et qui jamais ne passe, ne s’altère ni ne périt,
l’spcoç, intermédiaire (pisTa^u) entre le mortel et l’immortel, n’est qu’un
1 Le Banquet, 212, b.
l’itineraire de hôlderlin
151
non plus que l’on fuie ses orages dans le monde de la pensée, content
de pouvoir oublier la réalité dans le calme royaume du possible». Tout
fait donc signe vers une tension fondamentale qu’il n’y a lieu ni de
surplomber, ni de supprimer, mais à laquelle, au contraire, il importe
d’être fidèle. Si «la Nature se tient éternellement satisfaite dans ses
sûres limites» et si «d’autre part, l’esprit est satisfait dans son éternelle
plénitude», «l’homme n’est jamais satisfait» et c’est dans le difficile
entre-deux de la limite et de la plénitude qu’il lui appartient de sé¬
journer «humainement».1
C’est en vertu de cette humanité que la Grèce est l’«âge d’or de la
vérité et de la Beauté».2 Et il est significatif que Diotima vienne ici
tempérer le culte d’Hypérion pour les héros et les dieux de l’Hellade.
N’est-elle pas la fille du sage étranger, dont la leçon si humaine fut trop
tôt refusée à l’attentive admiration de l’adolescent? Comme l’initia¬
trice du Banquet platonicien à laquelle elle emprunte son nom, elle
chante la Beauté et la vérité: «Ah, si l’on ne se réjouissait que de ces
choses qui sont chères à tous les cœurs d’homme, si le sacré qui est en
tous se partageait par le discours, l’image et le chant, si toutes les
âmes se joignaient en une unique vérité, si toutes se reconnaissaient
en une unique beauté». Mais elle est moins prêtresse d’un ailleurs ou
d’un jadis, que messagère d’une présence toute proche mais dérobée,
cet «Un», dont elle dit que «nous l’honorons, sans le nommer», et que
nous ne pouvons l’exprimer «quoiqu’il soit tout aussi proche de nous
que nous le sommes de nous-mêmes». Cet Un ne cesse de fonder l’hu¬
manité des hommes et leur communauté, et c’est pourquoi elle rappelle
à Hypérion, l’ermite, trop volontiers contempteur du présent : «ce sont
pourtant des hommes, les indigents qui, sous nos yeux, s’épuisent à
lutter et se soucient sans savoir de quoi, parce que l’Un, qui est néces¬
saire, ne leur apparaît pas».3
SYNTHÈSE ABSOLUE
dir non dans un ciel intelligible mais au cœur même de l’étant, ouvrant
les yeux à ceux qui, obnubilés par le souci, ne savent pas ce dont ils se
soucient.
Sur le sens de cette présence qu’honorent les poètes et Hypérion au
premier titre, Hôlderlin cependant nous laisse incertains. Nous trou¬
vons dans une lettre à Schiller, à peu près contemporaine, un passage
dont le parallélisme avec le projet de préface ci-dessus est surprenant.
«J’essaye, écrit Hôlderlin, de développer à mon usage l’idée d’un
progrès infini de la philosophie, j’essaye de montrer que la fusion du
sujet et de l’objet en un Moi absolu (de quelque façon qu’on l’appelle)
- exigence irréductible envers tout système - est possible esthétique¬
ment dans l’intuition intellectuelle, mais théoriquement ne peut se
faire que par la voie d’une approximation infinie, comme celle du carré
au cercle; pour former un système de pensée l’immortalité est tout
aussi nécessaire qu’elle l’est pour réaliser un système d’action. J’espère
pouvoir établir par là dans quelle mesure les sceptiques ont raison et
dans quelle mesure ils ont tort».1 Dans la correspondance de la pre¬
mière année du séjour à Francfort, époque de la rédaction de la version
finale d’Hypérion, deux passages apparentés à celui que nous venons
de citer requièrent encore notre attention. Le premier se trouve dans
une lettre du poète à son frère: «Tu désires t’occuper d’esthétique,
m’écris-tu. Ne crois-tu pas que la détermination des concepts doit
précéder leur réunion, et que par conséquent il faut étudier les parties
subordonnées de la Science, par exemple la doctrine du droit (au sens
pur), la philosophie morale etc. avant d’accéder aux cacumina rerum.
Ne crois-tu pas que pour apprendre à connaître l’indigence de la
Science et ainsi pressentir quelque chose qui lui est supérieur, il faille
d’abord avoir reconnu cette indigence. On peut certes aussi procéder
par en haut, et même on y est toujours obligé dans la mesure où l’idéal
pur de toute pensée et de tout agir, la Beauté non représentable et
hors de prises nous est nécessairement présente partout. Mais elle ne
peut être reconnue dans son ampleur et sa clarté entières, qu’à con¬
dition d’avoir traversé le labyrinthe des sciences pour aborder ensuite
seulement et après avoir fortement regretté sa patrie, au calme pays
de la Beauté».2 Le deuxième passage se trouve dans une lettre adressée
à la même époque au même correspondant: «Voici précisément en
quoi consiste la vraie profondeur: connaissance complète des parties
qu’il nous faut fonder et concevoir ensemble en une unité ; et connais-
1 Hôlderlin, S.JE., II, p. 344: lettre du 4 septembre 1795; trad. Naville, p. 133.
s’immerge tout entier dans des amitiés qui lui paraissent divines,
toujours la vie consiste pour lui en «une alternance de déploiement et
de reploiement, d’envol et de retour en soi».1 Ou, comme il dit encore
plus profondément: «Il est une éclipse de toute existence, un silence
de notre être où il nous semble avoir tout trouvé.
Il est une éclipse, un silence de toute existence où il nous semble
avoir tout perdu, une nuit de l’âme où nul reflet d’étoile, même pas
un bois pourri ne nous éclaire».2
C’est dans l’intervalle de ces deux éclipses, de ces deux oublis
(Vergessen),3 de ces deux silences, que se meut la quête errante d’Hy-
périon: il y a une manière de tout trouver qui n’est qu’illusoire et à
laquelle correspond terme à terme une illusion d’avoir tout perdu. En
ce sens, rien n’est encore dit lorsqu’on affirme que l’esprit de l’œuvre
est celui «non seulement de la nostalgie élégiaque et sans limite de la
Grèce (domaine englouti de la Beauté pure) et de la Nature (mère
universelle de tous les vivants) ; c’est aussi - avec son corrélatif négatif
mais nécessaire - l’esprit de l’impatience face à toute limitation, la
douleur de sentir que le monde de l’homme est devenu positif et
rigidement ordonné».4 Car si c’est bien cette corrélation négative ou
cette antithèse de l’illimité et de la limite, de la Grèce et d’aujourd’hui,
de la Nature vivante et de la positivité morte, qui détermine le che¬
minement d’Hypérion et engendre les dissonances de son «caractère
élégiaque», elle n’est nullement le dernier mot de sa recherche. En
admettant que le but d’Hypérion soit, comme disait Hôlderlin dans
son essai de préface, l’union «à la Nature, en un Tout unique et infini»,5
ce but n’est tel que projeté par une impatience que le cheminement
même d’Hypérion vient contester. L’aspiration véhémente ou exaltée
à l’Un-Tout n’est justement pas à la mesure de l’Un qu’elle vise, et qui
ne lui apparaît comme un au-delà de toutes limites qu’en vertu de son
impatience même et de l’aveuglement propre à celle-ci. Hypérion le
fait déjà pressentir lorsqu’il écrit à Bellarmin que «le beau cycle» de la
Nature vaudrait aussi pour nous «n’était cet irrésistible désir d’être
tout qui gronde aux profondeurs de notre âme comme le Titan sous
l’Etna».6 Cette véhémence empédocléenne détourne donc de la patrie
cherchée, car «il n’est point de patrie pour le cœur sauvage».7 Il en est
1 Hypérion, p. 50 (trad. légèrement modifiée).
2 Id., p. 55-
a S.W., II, p. 136.
4 Beda Allemann, Hôlderlin et Heidegger, trad. F. Fédier, p. 23.
s S.W., II, p. 546.
« Hypérion, p. 26.
7 Id., p. 25.
170 l’itineraire de hôlderlin
1 Id., p. 70.
2 Id., p. 97.
3 Id., p. 102 (trad. légèrement modifiée).
4 Id., pp. 102-103.
5 Id., p. 102.
l’itineraire de hôlderlin 173
la Beauté, ou, comme dit Hypérion, «poésie d’un être infini et divin».1
Et la philosophie, sous peine de se figer dans une «froide sublimité» n’a
de vie que si elle se laisse inspirer et saisir par cet avènement. Encore
celui-ci n’est-il pas maîtrisable en concepts, et c’est pourquoi le scep¬
tique mérite éloge, lui qui «ne déteste les défauts et les contradictions
de chaque pensée que dans la mesure même où il connaît l’harmonie de
la Beauté sans défaut - qui ne peut être pensée. Et s’il méprise le pain
sec que la raison humaine, pourtant bien intentionnée, lui offre, c’est
qu’il festoie secrètement à la table des dieux».2
Mais en ce sens aussi il n’est de philosophie que grecque, et dans la
fidélité à cette beauté. Ni l’Orient ni le Nord ne sont de nature aptes à
cette fidélité. Le chemin de l’accord avec l’Un-et-Tout de la Beauté est
fermé à l’un comme à l’autre, au premier en raison d’une démesure
dans la sortie de soi, au second en raison d’un excès inverse qui est la
démesure dans le repli. «L’Egyptien est assujetti avant d’être un Tout,
et c’est pourquoi il ignore le Tout, et la Beauté; le Très-Haut qu’il
nomme est une puissance voilée, une énigme terrible ; Isis sombre et
muette est son premier et son dernier mot, une infinité vide dont il
n’est jamais rien sorti de raisonnable (...) Le Nord, en revanche,
retourne trop tôt ses écoliers sur eux-mêmes; et si l’esprit de l’Egyptien
ardent, amoureux des voyages, s’empresse de trop courir le monde,
celui des hommes du Nord se décide au retour en soi avant même
d’être prêt à voyager».2 N’étant jamais lui-même, mais toujours perdu
dans une extériorité, le fils de l’Orient ne peut s’accorder ni avec soi
ni avec plus que soi. N’étant jamais que lui-même, le fils du Nord nie
absolument la part d’abandon que suppose un tel accord. Sa philosophie
sera tout au plus œuvre d’entendement ou de raison. Mais «l’entende¬
ment pur ne produit nulle philosophie, car la philosophie ne se réduit
pas à la connaissance bornée de ce qui est. La raison pure ne produit
nulle philosophie, car la philosophie ne se réduit pas à l’aveugle exi¬
gence d’un progrès sans fin dans la synthèse et l’analyse de chaque
substance possible».3
Ainsi l’alternance de l’envol et du repli qui était la loi du caractère
discordant d’Hypérion est aussi la loi même de l’Histoire. Seule la
Grèce a échappé à l’un et à l’autre de ces extrêmes. Seule, elle a su
allier l’abandon à la Nature et l’autonomie de la liberté. En prenant
source dans une Beauté à la fois «humaine et divine», en installant les
1 Id., p. 101.
2 Id., p. 103.
3 Id., p. 104 (trad. légèrement modifiée).
174 l’itineraire de hôlderlin
1 Hypérion, p. 187.
2 Cfr. S.W., II, p. 387, une lettre de Holderlin à son frère, où est évoquée cette corrélation
en l’homme de deux tendances antagonistes: «... tout esprit supérieur doit nécessairement se
sentir parfois à l’étroit dans sa sphère, quelle qu’elle soit. Je dis bien: parfois! car il ne
manquera pas de faire un retour sur lui-même et de se dire qu’un champ illimité risquerait
fort d’être encore moins propice au développement de son esprit qu’un champ limité» (trad.
N avilie, p. 161). La même idée est reprise un an plus tard (automne 1797) dans une lettre
adressée au même correspondant: «L’élément le plus homogène n’est pas toujours le plus
approprié. Un esprit porté à l’idéal sera bien avisé de faire de l’empirique, du terrestre, du
limité, son élément. S’il sait l’affirmer, ce sera lui, et lui seul, l’homme accompli» (S.FL., II,
p. 604; trad. Naville, pp. 184-185).
176 l’itineraire de hôlderlin
sur la Science plus que sur la Beauté que nous faisions porter l’accent.
Or Hypérion nous invite à faire porter l’accent sur la Beauté, qui est
son unique thème. De plus il nous invite à penser la Beauté non comme
synthèse absolue, mais comme ev Siacpépov eauTÔb Enfin, il définit la
connexion de la Science (ou de la philosophie) et de la Beauté, en affir¬
mant que celle-ci est la seule source de celle-là, mais une source dont la
démarche de la pensée est portée à s’éloigner. Par là s’éclairent certains
passages des fragments de la correspondance, difficilement compré¬
hensibles dans la perspective de la Science absolue. Comment com¬
prendre, en effet, dans cette perspective que la Beauté soit, comme le
disait Hôlderlin dans ces fragments, «non représentable et hors de
prises»? Comment comprendre que la science soit un «labyrinthe» que
l’on ne peut parcourir qu’en regrettant fortement la «patrie» 1 qui est
la Beauté? Dira-t-on qu’à tout le moins le langage de ces fragments
est celui de Fichte et du jeune Schelling? Assurément, mais cela n’im¬
plique nullement communauté de projet. Le projet hôlderlinien ne
peut s’éclairer que de l’intérieur, par le dire même du poète, or celui-ci
exprime moins le souci de la conquête spéculative d’une synthèse
absolue, celle-ci fût-elle conçue comme unité des oppositions, que celui
d’un patient apprentissage d’une sorte de piété de la présence. C’est
par le souci de cette piété que se définit le rapport de Hôlderlin à la
philosophie, ou à la Science.
C’est en prenant en vue ce souci que l’on peut lever la contradiction
apparente de certains propos hôlderliniens touchant la philosophie.
N’y a-t-il pas contradiction par exemple à dire, d’une part, que «Kant
est le Moïse de notre nation» 2 et, d’autre part, que «la nouvelle philo¬
sophie est loin de suffire à l’éducation de l’époque»,3 qu’elle est «l’hôpi¬
tal du poète malchanceux».4 Mais la contradiction s’évanouit si l’on
s’avise que de part et d’autre le point de repère de Hôlderlin est cette
présence qu’il appelle aussi Nature. Lorsqu’il dit que la nouvelle
philosophie est «la seule philosophie possible de l’époque», et qu’elle l’a
tirée de «l’engourdissement égyptien», Hôlderlin n’exprime aucune
adhésion exclusive à la subjectivité moderne. Au contraire, prolon¬
geant son image, il parle du «désert illimité» de la spéculation kantienne
et lui reproche de s’en être tenue «trop unilatéralement à la puissante
auto-activité de la nature humaine».5 Le mérite de la révolution
parce que leur harmonie intime ne peut être reconnue lorsqu’elles sont
actives. Elle rapproche les hommes et les rassemble, mais non comme
le jeu qui ne les réunit que parce que chacun s’y oublie et que la spécificité
vivante d’aucun d’eux ne s’y fait jour». La poésie, elle, réunit les hom¬
mes en «un tout vivant, intime, différencié de mille manières, car c’est
justement un tel tout que doit être la poésie elle-même, et telle la
cause ainsi l’effet».1 Qu’on ne s’y trompe pas, en dépit d’un vocabulaire
à consonance psychologique, la portée de ce texte est tout autre: elle
n’est pas ontique mais ontologique. C’est de l’art dans sa nature
originellement poétique, de la poésie dans son essence et de l’homme
dans son essence qu’il est ici question.2 Qu’est-ce en effet, que ce «tout
vivant, intime, différencié de mille manières» jusque dans son fonde¬
ment le plus originel, sinon l’é'v Stacpépov eauxQ? C’est une seule et
même présence qui se révèle et parle dans le langage du poème, fait
signe à l’homme et le rassemble ou le recueille dans son être, en même
temps qu’elle rassemble ce qui est.
Mais cette reconduction est le privilège de la poésie et d’une telle
reconduction la philosophie demeure incapable. Elle est, dit Hôlderlin,
«le refuge des poètes malchanceux». Certes, c’est le souci de la présence
qui l’a mise en branle et continue de la régir quoiqu’elle en ait, mais elle
en reste, au mieux, au moment négatif de l’aspiration, où ce qui est
est sans doute dépassé dans sa positivité immédiate, mais au profit
seulement de ce qu’il n’est pas, ou d’un pur idéal, non de la présence
elle-même. Au-delà du présent dans sa positivité, mais toujours en
deçà de la présence, elle est donc un refuge pour ceux qui, incapables
de se tenir en ce lieu où l’Un se différencie et où, ce qui revient au
même, la présence fuse à travers le présent, n’en ont pas moins dépassé
la plate préoccupation «de ce qui existe». Mais - il faut y insister au
risque de se répéter - cette présence que Hôlderlin appelle Etre, Beauté
ou Nature, n’est rien en quoi l’homme devrait s’engloutir: elle n’a de
site que dans le temps des hommes et ne se révèle qu’à travers leur
incessante activité.
1 S.W., III, pp. 368-369; trad. Naville, pp. 220-221 (trad. modifiée).
2 Ce texte date d’ailleurs de l’époque où Hôlderlin avait le projet de faire paraître une revue
mensuelle pour laquelle il réunissait des matériaux et notamment des réflexions sur «l’essence
de la poésie» (cfr., par exemple, lettre à Neuffer, 4 juin 1799, S.UC, III, pp. 393-397).
l’itineraire de hôlderlin 183
Certes, une fois ouvert le champ infini de cette activité, les hommes
méconnaissent qu’ils correspondent au plus intime d’eux-mêmes à
cette présence qui suscite leurs démarches et ne reconnaissent plus
dans ce qui est que la matière de leur agir étroit et aveugle. Pourtant,
plus profonde que cet horizon limité sur lequel ils assurent leur maî¬
trise, la Nature est là qui se soustrait à toute domination. Plus pro¬
fonde que cette action bornée et la fondant, une aspiration infinie
continue de sourdre en eux et d’y imprimer l’écho de la Nature. La
philosophie, l’art, la religion lèvent cet oubli et renversent cet aveugle¬
ment dans lesquels l’homme s’enlise et la Nature disparaît, en rame¬
nant l’homme à la piété de cette présence dont ils sont tous trois les
gardiens, la première révélant à l’homme, fût-ce à titre d’exigence,
l’«instinct de la Nature» qu’il porte en lui, le second lui manifestant de
la manière la plus immédiate l’objet de cet instinct, la troisième lui
faisant pressentir que cet objet n’est pas un au-delà, qu’il réside dans
son monde même, mais comme un fond, «une fondation cachée» (eine
verborgene Anlagé), ou «un esprit qui veut être déployé».1
De l’enthousiasme pour l’Un-Tout de la Nature à la pensée patiente
et grave de l’sv Stacpépov èauTÔbtels seraient alors les deux pôles de
l’itinéraire de Hôlderlin. Le fragment de lettre que nous venons de
commenter date de l’époque où le poète préparait sa tragédie: La Mort
d’Empédocle. On sait que, projetée dès le séjour à Francfort, cette
œuvre allait connaître deux versions successives laissées inachevées,
puis donner lieu à trois essais philosophiques groupés sous le titre
général de Grund zum Empedokles, lequel désigne plus précisément le
dernier d’entre eux, avant de subir enfin une dernière élaboration,
restée elle aussi en suspens: Empédocle sur l’Etna. Il ne nous appartient
pas d’étudier ici dans le détail les diverses étapes de l’Empédocle, mais
d’y repérer et d’y souligner l’importance décisive qu’y conquiert la
pensée de l’ev 8ux9épov èauxû, qui déjà nous semblait former le noyau
et la borne infranchissable de YHypérion, en dépit de la nostalgie dont
le roman restait empreint et à laquelle il devait son ton élégiaque. Les
étapes de Y Empédocle sont analysées dans de nombreux travaux dont
les plus récents à retenir l’intérêt sont celui d’Allemann: Hôlderlin et
Heidegger, et celui de Laplanche: Hôlderlin et la question du père.
Nous conviendrons avec ces travaux que le thème qui préside aux
transformations successives de Y Empédocle est celui de la relation de
la Nature et de l’Art, ce dernier terme désignant précisément ce que
Hôlderlin appelait «activité humaine» dans la lettre à laquelle nous
1 s.nc, ni, p. 402.
i86 l’itineraire de hôlderlin
1 Hypérion, p. 129.
2 Id., p. 187.
3 S.W., III, p. 19; G. Bianquis, Hôlderlin. Poèmes, pp. 155-157.
i88 l’itineraire de hôlderlin
C est bien aussi le sens des adieux au disciple Pausanias, qui accepte
mal cet arrachement :
«... Demeurer,
C’est être semblable au fleuve, que le froid
Emprisonne. Fou que tu es! Dort-il et s’arrête-t-il
Quelque part, l’esprit sacré de la Vie,
Que tu voudrais, toi, le lier, lui, l’esprit pur?»1
accédé à son ton de départ, car elle a pour ainsi dire expérimenté à
quoi cela menait, il lui faut passer des extrêmes de la différenciation
et de la non-différenciation dans cette prudence et ce sentiment calmes,
où certes elle doit nécessairement ressentir une lutte au sein de cette
prudence tendue et, par conséquent, une opposition entre son ton de
départ et son caractère propre ; elle doit nécessairement y passer si elle
ne veut pas finir tragiquement dans cette discrétion, mais justement
parce qu’elle ressent cette opposition, surgit alors, plus pur, l’Idéal
qui réunit ces deux opposés ; le ton originel est retrouvé avec prudence,
et ainsi l’ode à partir de là par une réflexion ou un sentiment mesurés,
plus libres, retourne, plus sûre, plus libre, plus fondamentale (c’est-à-
dire à partir de l’expérience et de la connaissance de l’hétérogène) dans
le ton de départ».1 Autant que du ton et de la structure formelle de la
tragédie en général, c’est manifestement du contenu d’Empédocle que
traite ce fragment, qui vient mettre en question la première version delà
tragédie, en tant qu’elle avait pour seul thème la démesure de l’intimité.
Justement, cette démesure est dépassée dans la seconde ébauche de
La Mort d’Empédode, que l’on pourrait considérer comme la mise en
œuvre du cheminement vers une intimité plus discrète.
Loin de l’enthousiasme démesuré pour une Nature sans indigence,
qui n’aurait que faire de l’activité et du discours des hommes,2 loin
donc de la grande opposition du Feu et des soucis aveugles, de la Vie
pure et des déterminations, des dieux et des mortels, la prédication
d’Empédocle est imprégnée tout entière de «prudence tendue» et
d’«expérience de l’hétérogène», en ce sens qu’elle révèle la parenté
secrète de ces termes opposés. Témoin le discours à l’agora, rapporté
par Mécade:
Dans ces vers qui traitent des dieux et des mortels, le mais articule non
seulement une opposition mais une proximité: c’est «dans le sein des
dieux», dans le fonds d’une puissance libre et indomptable que s’en¬
racine l’être de l’homme en l’indigence de sa condition soucieuse, et
réciproquement cette puissance attend de l’homme sa manifestation:
«(...), et mort
Leur apparaît le sol, si l’un d’eux,
N’en prenant soin, ne réveillait la vie».1
«En moi
La force et l’âme changent en un
Les mortels et les dieux».5
1 S.W., III, p. 177.
2 Loc. cit.
3 S.IV., III, p. 194.
4 Id., p. 178.
5 Id., p. 177-
l’itineraire de hôlderlin
193
2 Id., p. 195.
destin d’une unité immédiate qui ne se brise que pour se récupérer plus
accomplie.
Cette unité originelle est maintenant désignée comme une «Vie pure»
au sein de laquelle «la Nature et l’Art ne sont opposés qu'harmonique¬
ment. L’Art est la fleur, l’accomplissement de la Nature, la Nature ne
devient divine que liée à l’Art, multiple en ses formes, mais harmonique ;
lorsque chacun est tout ce qu’il peut être et que chacun s’unit à l’autre,
et compense le manque que l’autre doit nécessairement avoir pour
être entièrement ce qu’il peut être en tant que particulier, alors l’ac¬
complissement est là et le divin est au milieu des deux. L’homme, plus
organique, plus artificiel, est la fleur de la Nature; la Nature, plus
aorgique quand elle est sentie purement par l’homme, plus organique,
purement formé dans son espèce, lui donne le sentiment de l’accom¬
plissement».1
Mais cette «Vie pure» doit se briser pour se manifester et s’accomplir.
Comme telle, en effet, elle est trop intime et n’est «présente» qu’au
sentiment, non à la connaissance. Doit-elle être connaissable, il faut
alors qu’elle se présente de telle manière qu’elle se divise dans l’excès
de l’intimité où s’échangent les opposés, que l’Organique qui s’est trop
livré à la Nature et a oublié son être, la conscience, passe dans l’ex¬
trême de l’auto-activité, et de l’Art et de la réflexion, et que la Nature
par contre, du moins dans ses effets sur les hommes réfléchissants, passe
dans l’extrême de l’Aorgique, de l’insaisissable, de l’inéprouvable, de
l’illimité, jusqu’à ce que par le développement des actions réciproques
opposées, tous deux originellement unis se retrouvent comme au com¬
mencement, et que la Nature soit devenue plus organique grâce aux
hommes cultivant et en général grâce aux pulsions et aux forces de
culture, et que l’homme en revanche soit devenu plus aorgique, plus
universel, plus infini».2
Nous nous croyions autorisés, traitant de la Metrische Fassung, à
parler d’un harmonieux déchirement pour désigner le nœud de la
spontanéité et de la réceptivité au sein de l’humanité finie, et le fonde¬
ment de l’une et de l’autre dans la conjonction au sein de l’être d’une
abondance et d’une pauvreté originaires, qui fait que la présence n’a
d’autre effectivité que celle des étants dans lesquels elle fait don d’elle-
même, tout en se refusant toujours à coïncider avec eux.
Tout autre est l’opposition harmonique dont parle le Grund zum
Empedokles. Car cette opposition, loin de désigner le fondement in-
1 Schelling, Idées pour une philosophie de la Nature, in Essais, trad. Jankélévitch, p. 91.
2 Id., ibid.
l’itineraire de hôlderlin igg
cesser d’être ce qu’elle est aussi bien «dans le subjectif que dans l’ob¬
jectif». Autrement dit l’Absolu porte en lui la nécessité d’une «sujet-
objectivation». C’est qu’il est une création par laquelle il devient, dans
toute sa totalité, forme et réalité, en tant qu’il est idée ou identité
pure, comme d’autre part il devient essence ou sujet, en tant qu’il est
forme c’est-à-dire objet».1
Autrement dit, «il est l’essence revêtant forme ou le sujet devenant
objet, tout en étant la résolution de cette forme ou son intériorisation
dans la subjectivité de l’essence, cette différence de la forme et de
l'essence restant à son tour éternellement identique à elle-même,
n’étant qu’une avec elle-même».2
Ainsi l’Absolu, «l’acte de connaissance éternel subit une différen¬
ciation, grâce à laquelle il sort de la nuit de son essence pour appa¬
raître au grand jour et se manifester sous la forme de trois unités ou
puissances qui en émergent en tant que particularités» mais que l’Ab¬
solu, les totalisant en lui, ne cesse de dissoudre.3 «La nature est la
première unité qui, en tant qu’imprégnation du fini par l’infini se
transforme directement, en son absoluité, dans la deuxième, qui est
le monde idéal, lequel, à son tour, se transforme en nature, tandis que
la troisième peut être connue là où l’unité particulière de chacune des
deux autres, devenue absolue en soi, se résout et se transforme dans
l’autre».4
Pensée de l’éternel, cet idéalisme absolu est donc tout autant pensée
d’un devenir: les écrits schellingiens de philosophie de la nature
décrivent le cheminement de la nature vers la conscience, son devenir-
objet pour soi-même; le Système de l’idéalisme transcendantal est
l’histoire transcendantale de la conscience en tant qu’elle s’achève
dans son autre, l’inconscient. Pensée de l’Un-Tout, cet idéalisme absolu
est aussi bien pensée de la multiplicité des déterminations. «Les parties
ne peuvent se réaliser sans le Tout, ni le Tout sans les parties».5 Le
Tout c’est l’unité de la multiplicité mais aussi bien la multiplicité dans
l’unicité. «Amour infini de soi-même» ou vouloir de soi seul, l’Absolu
est aussi «désir infini de se révéler» ou vouloir de soi «sous des modalités
infinies». 6 Pensée de l’identité ou de l’«harmonie préétablie» entre le
réel et l’idéal, cet idéalisme absolu est aussi pensée de la séparation et
1 Id., p. 166.
2 Op. cit., p. 176.
202 L’ITINERAIRE DE HÔLDERLIN
elle que pointent les Remarques sur Antigone et les Remarques sur
Oedipe, lesquelles décrivent le mouvement tragique non plus comme
une réconciliation dialectique mais comme «une séparation illimitée»
par quoi «se purifie le devenir-un illimité» des dieux et des hommes.1
L’enthousiasme excentrique baignait le voyage d’Hypérion, et
toutes les péripéties de sa recherche: il s’agissait alors de forcer l’ori¬
gine: «Il faut qu’il se révèle, le grand secret qui me donne la vie ou la
mort».2 Cette origine, il s’agira maintenant d’en préserver le secret:
1 Hôlderlin, Remarques sur Oedipe - Remarques sur Antigone, trad. F. Fédier, p. 63.
L’ITINERAIRE DE HEGEL
On peut présumer que le système auquel Hegel fait ici allusion était
un ensemble dont seules quelques pages nous sont parvenues, qui ont
été groupées par Nohl sous le titre de Systemfragment.
A le considérer dans l’entièreté de ce qu’il en subsiste, ce texte lie
indissolublement une pensée de la religion et une pensée de la Beauté.
L’essence de la religion telle que la pense ici Hegel, au terme de son
itinéraire de jeunesse, est définie dans le feuillet hh. Elle réside dans la
1 Hegel, Correspondance, t. I, trad. Carrère, p. 60.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 207
liaison de la vie finie et de la vie infinie. Une telle liaison n’est en rien
extérieure à ce qu’elle unit. Elle est la Vie elle-même dans l’union de
ses manifestations et de son unicité. Cette union, Hegel l’appelle
l’«Esprit». L’Esprit, dit-il, est «l’unicité vivante du multiple», «la loi
vivifiante dans l’unification avec le multiple qui dès lors est vivifié».1
A cette unicité vivante de l’Esprit, ni l’intuition commune, ni la
pensée commune, ni la philosophie ne parviennent à se hausser. Toutes
trois cristallisent la Vie et y installent des oppositions qu’elles abso¬
lutisent. Percevoir un individu, en penser l’organisation, c’est le con¬
sidérer seulement en tant que relation, «n’ayant son être que dans une
unification», et considérer le reste dans une opposition, comme «n’ayant
son être que dans sa séparation d’avec cette partie».2 Pourtant ces
opposés se requièrent: une individualité n’est telle qu’en tant qu’elle
est «autre que tous les éléments, que l’infinité des vies individuelles
en dehors d'elle», mais tout aussi bien, elle n’est une vie individuelle
que dans la mesure où «elle est une avec tous les éléments, toute l’in¬
finité de la vie en dehors d’elle».3 Ainsi la Vie est un tout, mieux elle
est le Tout et dans ce «Tout de la vie», la séparation n’est pas l’autre
de la relation, le multiple n’est pas le contraire de l’un. Ce Tout, la
philosophie ne peut guère que le pressentir, car elle a pour essence de
se maintenir dans un dehors. En tant qu’elle pense, elle oppose la
pensée et la non-pensée, le pensant et le pensé, le subjectif et l’objectif,
le limité et le limitant. En tant qu’elle pense le vivant, elle lui oppose
le mort ; en tant qu’elle pense le fini, elle ne peut que montrer en lui la
finitude, quitte à «exiger» par la raison que celle-ci soit complétée, ce
qui est poser l’infini en dehors du fini, et au-delà de son propre cercle
de pensée. Elle est ainsi la proie d’une «impulsion sans point de repos».4
Celle-ci trouve son terme dans la religion où le vivant séparé re¬
trouve l’unité qui le fonde, non comme une synthèse pensée, mais
comme une liaison productrice, laquelle n’est en rien un dehors ou
un au-delà des multiples vivants, mais la source unifiante d’où jaillit
leur multiplicité, une «liaison de la liaison et de la non-liaison».5
On est tenté de rapprocher cette formule de celle de Holderlin : l’Un
se différencie en lui-même. Pareil rapprochement semble d’autant plus
indiqué que la formule hégélienne connote comme celle de Holderlin
une pensée de la Beauté. Non seulement l’essence de la religion réside
1 Nohl, p. 349.
2 Id., p. 350.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 211
fidèles en cela à Kant et à Fichte. Mais tous deux avaient été amenés à
la contester au nom d’une certaine pensée de la Beauté. Pareille con¬
testation se retrouve chez Hegel, dans l’écrit sur L’Esprit du christia¬
nisme et son destin, plus précisément dans la critique qu’il adresse au
judaïsme et par-delà celui-ci, au kantisme. Lorsque Hôlderlin avait
voulu décrire le mouvement où l’école de la morale kantienne l’avait
engagé, il l’avait fait en ces termes: «l’école du destin et des sages
m’avait rendu tyrannique envers la nature. Comme je refusais toute
confiance à ce que je recevais de ses mains, aucun amour ne pouvait
plus croître en moi. L’esprit pur et libre, pensais-je ne pourrait jamais
se réconcilier avec les sens et avec leur monde, et il n’est d’autre joie
que celle de la victoire. Impatient de retrouver la liberté de notre être,
je me réjouissais du combat que la raison mène contre l’irrationnel. ..
je voulais dominer la nature .. . j’étais devenu presque sourd aux
douces mélodies de la vie humaine, à ce qui est de la maison et de l’en¬
fance. Je trouvais incompréhensible que jadis Homère ait pu me
plaire. Je voyageais et désirais voyager éternellement».1 Cette figure
du voyage éternel et de la tyrannie envers la nature, c’est celle-là
même que Hegel décrit sous les traits d’Abraham. L’acte par lequel
Abraham décide de son destin et de celui de sa postérité est «une
scission qui déchire les liens de la vie commune et de l’amour, le tout
des rapports dans lesquels il avait vécu jusque là avec les hommes et la
nature».2 Cette scission, ruineuse de tout amour et de toute réceptivité,
est, par la «méfiance» et «l’hostilité» universelles dont elle témoigne,
instauratrice d’une relation de domination et de servitude entre
l’homme et la nature. Pour Abraham, celle-ci devenait l’«opposé
absolu», l’étrangère à laquelle il s’interdisait de s’attacher. Mais comme
il était incapable d’assurer par lui-même la domination de ce grand
ennemi, il conçut un être idéal, un objet très-haut, élevé au rang
«d’unité dominatrice» au-dessus de la «nature hostile infinie» et au-
dessus de cet «autre opposé, l’opposé à la totalité du monde, lui-même
Abraham qui, comme tel eût été tout aussi incapable d’être».3 Sous la
puissance dominatrice et tutélaire de cette divinité dont «la racine
était le mépris d’Abraham pour le monde entier», il ne lui restait
d’autre destin qu’une errance infinie sur une terre sans limites dont
toutes les formes vivantes, tous les visages concrets n’étaient à ses
yeux que matière morte, «car l’unité ne plane que sur la mort».4
1 Cfr. supra p. 138.
2 Nohl, pp. 245-246; trad. fr. de J. Martin, in L'Esprit du christianisme et son destin, p. 6.
3 Id., pp. 246-247; trad., pp. 6-7.
4 Id., p. 248; trad., p. 8.
L’iTINERAIRE DE HEGEL 213
divers présupposerait une nature qui n’en serait pas une.. . ».4 Aussi
bien la méprise de la foi positive, comme celle de la morale kantienne,
n’est-elle pas de refuser toute conciliation, mais de substituer à «la
seule conciliation possible»: celle de l’Etre en totalité, une autre con¬
ciliation, de poser un autre être «à la place du seul Etre possible», et
ainsi de concilier «les opposés de telle sorte qu’ils ne sont conciliés
qu’incomplètement, c’est-à-dire ne sont pas conciliés du point de vue
sous lequel ils doivent l’être».2 En posant une unité absolue sous la
forme d’une divinité dominatrice, la foi positive qu’est le judaïsme
rend bien hommage à l’Etre, et atteste qu’elle l’entend comme il faut,
à savoir comme conciliation. Mais en faisant de cette conciliation un
donné, un dehors, un quelque chose d’opposé, qui subsiste comme tel,
elle se détruit elle-même et affirme que pour elle la conciliation à son
tour est un opposé, «et cela justement dans la mesure où le donné se
trouve concilié, ce qui est une contradiction».3 La morale kantienne
ne fait pas autre chose, en faisant de la conciliation un pur pensé, qui
comme tel est un opposé, un étranger à l’Etre.
Tout l’effort de Hegel vise ainsi à montrer que la véritable concilia¬
tion, la conciliation qui est l’Etre, n’est pas extérieure à la scission, à
la diversité, à l’infinité des déterminations, mais qu’au contraire elle
s’effectue et se déploie à travers celles-ci, de telle sorte que le reproche
adressé à la foi judaïque et à Kant n’est pas tant de cristalliser une
scission que de ne pas la saisir à sa racine ou de ne pas la suivre jusqu’à
son terme: l’Etre même en tant qu’il se scinde d’avec soi pour se mani¬
fester. C’est sur le fondement de ce principe ontologique que se laissent
comprendre l’importance que Hegel attache à l’amour à travers toutes
ces ébauches, et la signification qu’il lui attribue.
Car l’amour a tous les traits de ce processus ontologique de la con¬
ciliation. S’il accomplit une unification, ce n’est pas celle de «l’être-un
inconscient et non développé» 4 auquel s’oppose la possibilité infinie
de la scission. Il implique en effet une scission, s’accomplit en elle, la
«satisfait», mais cette scission n’est pas la dispersion indéfinie d’étants
séparés, elle est leur unité dans la distinction, unité vivante de vivants,
dont chacun s’enrichit de ses dons, se trouve en l’autre et l’autre en lui:
«dans l’amour, ce qui était scindé subsiste, mais non plus comme
scindé - comme unifié, et le vivant sent le vivant».5 Cette union, à son
l’amour vise la Beauté, mieux qu’il l’incarne, car la Beauté n’est rien
d’autre que l’éclat de la Vie en tant qu’elle a pour essence de se produire
ou de se révéler. Mais comme la Vie se trouve, il n’y a pas ici de dua¬
lisme à la manière du platonisme. C’est au sein même des détermina¬
tions finies que la Vie nourrit le souvenir de son essence. L’éclat de la
Vie en effet n’est en rien la lumière évasive d’une essence transcendante;
elle n’accède pas à son unité en s’arrachant aux déterminations finies,
tout au contraire, elle les suscite pour s’y concilier avec elle-même,
être une et égale à soi par cette scission seule à même de la révéler.
C’est ce que marque bien Hegel, dans une note relative au dernier
état du texte sur l’Esprit du judaïsme, lorsque parlant du «règne de
l’amour, de l’unité», il écrit qu’il ne faut pas «élever celle-ci au rang de
Dieu par une libération hors des scissions contingentes présentes; car
maintenant, il y a un Dieu qui n’est pas un maître, mais un être amical,
une beauté, une réalité vivante, dont l’essence est la conciliation. . n).1
L’éclat de la Vie, sa beauté, c’est sa révélation dans une multiplicité
de modes qui ne font qu’attester son unité fondatrice.
Cette pensée de l’amour et de la Beauté, qui est une ontologie, - mais
qu’on peut appeler aussi bien une phénoménologie puisque l’Etre ici
se définit comme phénomène, a pour essence de se révéler, de s’ex¬
primer, de se rendre manifeste ou égal au pensé, - régit l’éloge et la
critique que Hegel adresse à Jésus et au christianisme dans L’Esprit
du christianisme et son destin. Ce n’est pas par sentimentalisme qu’il
fait mérite à Jésus d’avoir opposé au judaïsme l’esprit de l’amour; ce
n’est pas non plus par esthétisme qu’il qualifie de belle la réconciliation
chrétienne, c’est en vertu de cette ontologie. Celle-ci sert de mesure à
sa critique du judaïsme comme à celle du christianisme.
Lorsqu’il insiste de façon répétée sur l’incompatibilité du judaïsme
et de l’«esprit de la Beauté», il ne fait qu’affirmer l’absolue phénomé-
nalisation de l’Etre. On le voit bien à la manière dont il oppose le culte
grec au culte juif en reprochant à celui-ci de projeter dans une exté¬
riorité radicale un sujet infini qui «devait être invisible, car tout visible
est un limité», de n’offrir «aucune forme à la sensibilité» et de ne pas
même pressentir que l’idole de bois et de pierre «peut être divinisée
dans l’intuition de l’amour et dans la jouissance de la Beauté».1 On le
voit mieux encore lorsqu’il oppose le secret des dieux éleusiniens au
secret du dieu caché dans le Saint des Saints: dans le culte juif, «le
secret lui-même était quelque chose d’entièrement étranger, aucun
Beauté. Et Hegel donne poids à chaque mot lorsqu’il écrit que l’en¬
seignement de Jésus consiste essentiellement à révéler les «manifesta¬
tions de la Vie dans la belle région où elle est libre».1 Pourtant le
christianisme n’accomplit pas non plus l’essence authentique de la
religion. Hegel définit cette essence lorsqu’analysant l’opposition de
Jésus à la loi juive, il écrit que «les actes religieux sont ce qu’il y a de
plus spirituel, de plus beau, à savoir ce qui tend à unifier jusqu’aux
oppositions nécessaires au développement, et cherche à représenter
l’unification dans l’idéal comme étant pleinement, comme n’étant plus
opposée à la réalité, et cherche en conséquence à l’exprimer et à l’af¬
firmer dans une action...» 2 Autrement dit, la religion authentique se
définit par «l’esprit de la Beauté», un accord avec l’Un, en tant qu’il se
différencie pour s’exprimer. Certes cet esprit est bien celui qui inspire
l’attitude de Jésus envers le judaïsme. Ce que Jésus oppose, en effet, à
l’objectivité du légalisme judaïque, ce n’est pas «le subjectif en géné¬
ral» 3 car le kantisme, en fondant le commandement sur l’autonomie
du vouloir, ne fait pas autre chose, mais il ne parvient pas pour autant
à lui ôter son objectivité. Pas davantage Jésus ne prend parti pour le
particulier contre l’universel. C’est au-dessus de la scission de l’objet
et du sujet, de l’universel et du particulier, au-dessus de la légalité et
de la moralité qu’il s’installe. La sphère nouvelle qu’il révèle ainsi est
le plein de la Vie, l’Etre même en tant qu’il remplit et accomplit la
simple possibilité qui est celle du pur être-pensé, de l’objet, de l’uni¬
versel. Ce plein de l’Etre «est la synthèse du sujet et de l’objet, dans
laquelle sujet et objet ont perdu leur opposition». Par rapport à cette
synthèse, l’insuffisance du commandement, positif ou moral, réside
justement «dans le fait qu’il n’exprime pas d’être».4 Or, c’est à l’ex¬
pression de l’Etre que Jésus convie ses disciples, plus précisément à un
accord avec l’Etre en tant que Vie s’exprimant dans la richesse des
relations vivantes. C’est par là qu’il oppose au judaïsme le «génie» ou
l’«esprit de la conciliation». Ainsi l’appel à la pureté du cœur, le message
de l’amour qui est au centre de l’enseignement de Jésus, ne viennent
pas majorer l’intériorité mais inviter à se ressourcer dans l’Etre, à
s’accorder à la puissance unifiante de la Vie. Si Jésus ne prêche plus
le respect des lois, ce n’est pas pour renier l’objet, l’universel, au profit
de l’intériorité ou de l’inclination particulière, c’est qu’il les dépasse
dire que Dieu est en lui; il sort de ses limitations, il supprime la modifi¬
cation et il rétablit le Tout. Dieu, le Fils, le Saint-Esprit».1
De ce rétablissement du Tout par à travers les modes finis qui
l’arrachent à son enveloppement pour en faire une totalité effective,
on peut dire qu’il consiste aussi bien en une subjectivation qu’en une
objectivation. D’une part, ce rétablissement est le mouvement par
lequel le divin, d’abord union transcendante reposant au-dessus de
toutes choses, et extérieure aux vivants, devient intérieur à ceux-ci de
telle sorte qu’ils le ressentent en eux et le connaissent comme eux-
mêmes. Mais d’autre part ce passage du Dieu-objet au Dieu-sujet est
tout autant le devenir-objet d’un Dieu subjectif, qui d’abord tout
enveloppé et intérieur, s’extériorise ou apparaît au sein même des
modes finis. Il n’y a pas de différence entre les deux côtés de ce passage
et si finalement ils n’en forment qu’un seul, c’est que l’essence de
l’objectivité, celle du Dieu extérieur au monde et de celui-ci extérieur
à celui-là, est la subjectivité même, le devenir conscient de Dieu, ou
son intériorité à toutes choses et l’intériorité de celles-ci à Lui-même.
C’est aussi que l’essence de la subjectivité, celle du Dieu enveloppé,
ou celle d’une conscience finie qui s’appréhende d’abord comme
séparée du monde et de Dieu, n’est autre que l’objectivité, c’est-à-dire
l’apparition de Dieu dans tous les modes finis. Si le royaume de Dieu,
prêché par Jésus, consiste en cette égalisation de la subjectivité et de
l’objectivité, ou en l’accomplissement de chacune dans l’autre, il doit
satisfaire le besoin religieux, «ce besoin de concilier en un Dieu le sub¬
jectif et l’objectif, le sentiment (Emftfindung) et son exigence d’objets-
l’entendement - au moyen de l’imagination dans la Beauté. . .».2
Et pourtant, selon Hegel, le christianisme ne parvint pas à se hausser
à ce niveau ontologique de l’égalisation, à cet accomplissement con¬
joint de l’objectivité et de la subjectivité, qui est l’opération même du
divin, la puissance médiatrice de l’absolu venant à soi en s’exprimant,
puissance dont l’imagination,3 médiatrice entre la subjectivité du
sentiment et l’objectivité de l’entendement, porte l’empreinte dans la
conscience humaine. Déjà Jésus, devant l’ampleur de l’écrasement que
l’esprit juif faisait subir à toutes les modifications de la vie, à cause de
la «souillure» dont celle-ci était victime en totalité, se trouva contraint
de n’accorder d’autre espace au Royaume de Dieu que son cœur:
3 Hegel l’appelle Phantasie précisément parce qu’elle fait voir, amène l’Etre à se manifester
dans l’étant, à s’y donner une (xopqsT), par opposition à ce qu’il appelle l’«amorphisme» du
judaïsme, du légalisme kantien et de la croyance. Cfr. Nohl, p. 331; trad., p. ni.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 225
«dans son monde réel il devait fuir tous les rapports vivants, parce
que tous étaient soumis à la loi de mort. . ,».1 Il fut ainsi réduit à con¬
finer en lui la beauté dont il voulait manifester l’éclat, se condamnant
par le fait même à ne pas en accomplir l’essence. Le dilemme auquel le
confrontait le légalisme juif le vouait à cette voie. Son destin était «de
souffrir du destin de sa nation: ou bien de le faire sien et d’en supporter
la nécessité, d’en partager les lois et de réconcilier son propre esprit
avec celui de ce destin, mais en sacrifiant sa beauté, son lien au divin,
ou bien de rejeter loin de lui le destin de son peuple et de conserver sa
vie en lui-même, mais sans la développer ni en avoir la jouissance; de
n’accomplir en aucun cas la Nature, de ne sentir dans le premier cas
que des fragments de la nature, et encore d’une nature souillée, ou bien,
dans le second, de l’amener entièrement à la conscience, mais en ne
connaissant sa figure que comme un brillant fantôme, dont l’Etre est
la plus haute vérité, mais en renonçant à la sentir, à lui donner la vie
dans la réalité effective. Jésus choisit le second destin. . .».2
Par ce choix, ni la liberté, ni la vérité, ni la Beauté ne pouvaient
accomplir leur essence ontologique. La première, loin de coïncider avec
le déploiement affirmatif de la Vie dans ses modifications, devenait
«l’attribut négatif» «de l’âme qui renonce à tout pour se conserver»,
l’égarement de celle-ci «dans le vide».3 La seconde, loin de coïncider
avec l’apparition de l’essence, devenait l’apanage d’une conscience
sans objet ou formelle, une ombre sans visage qui ne peut être ressentie,
et ne doit son apparence de totalité qu’à la négation de toutes les
figures réelles par lesquelles seules le Tout se manifeste et est effectif.
La Beauté enfin, loin d’être l’éclat de ce déploiement de la Vie, qui est
la plénitude de la liberté et de la vérité, devenait l’attribut intérieur
et caché d’une âme «qu’aucune réalité objective ne retient»,4 qui se
déprend de chacune comme d’un fragment mort, mais qui, par ce
retrait, «échappe à la vie», au moment même où elle veut la sauver,
puisqu’il est de l’essence de la Vie de s’objectiver dans des modifica¬
tions. Au surplus, le choix de Jésus contredisait l’essence de l’amour:
celui-ci devenant «inactif» et «non développé» puisqu’étranger au
monde, autant dire que «la vie la plus haute restait sans vie».5
Mais «cette limitation de l’amour à lui-même, sa fuite devant toutes
les formes déterminées, même si son esprit les animait déjà, ou si elles
3 Id., ibid.
4 Id., p. 286; trad., p. 57.
étaient nées de lui, cet éloignement de tout destin est justement son
suprême destin.. -».1 Ce qui devait être accomplissement conjoint de
l’objectivité et de la subjectivité, - la première dépassant son statut
de pur opposé et l’interminable éparpillement de déterminations finies
qu’elle offre au regard de l’entendement, pour n’être plus que l’appa¬
rition de l’unité fondatrice qu’est la Vie, la seconde abolissant son
statut d’idéalité, et comblant le vide où la tenait repliée son unité par-
delà toutes formes manifestes, pour n’être plus qu’une unité vivante
des vivants-, ce qui devait être cet accomplissement redevient la proie
de l’objectivité et de la subjectivité pures et simples en leur opposition
figée. En d’autres termes, l’égalisation de la conscience et de la Vie,
en tant que celle-ci est l’être-un sans différence et celle-là le même
être-un se scindant, n’est pas atteinte, et cet échec est l’obscurcisse¬
ment de la lumière, puisque «seule une conscience égale à la Vie, et
telle que toutes deux ne diffèrent qu’en ce que la Vie est l’Etre (das
Seiende) tandis que la conscience est l’Etre comme réfléchi, est 9coç».2
Cet obscurcissement de la lumière est le rétablissement du «principe
juif de l’opposition de la pensée et de la réalité», à l’encontre de l’uni¬
fication annoncée par l’évangile de Jean, où il est dit, selon Hegel,
que Dieu et le Logos sont «une seule et même réalité» et ne se distin¬
guent «que dans la mesure où le premier est la matière sous la forme du
Logos».3 Objectivité et subjectivité, conscience et vie, matière et forme
restent disjoints. Et cette disjonction se traduit sur le plan anthropolo¬
gique par le maintien d’une contradiction entre l’entendement et
l’intuition d’une part, et le sentiment, de l’autre.
Hegel relève dans les gestes et la mentalité de la communauté
chrétienne plusieurs indices de cette disjonction qui empêche le
christianisme de se hausser à l’essence authentique de la religion : le
divin dans le mouvement de son apparition, son devenir-objet égal à
son devenir-sujet. Ainsi, la Cène, quoique festin de l’amour, ne lui
apparaît pas comme un acte proprement religieux, dans la mesure où
l’union amoureuse ne s’y objective pas en une figure, mais est seule¬
ment ressentie dans l’enveloppement du sentiment, sans être connue
et rendue manifeste comme objet. «... Dans l’acte de consommer le
pain et le vin, ces objets mystiques n’éveillent pas seulement le sen¬
timent et la vie de l’esprit, mais disparaissent eux-mêmes comme
objets (...) Mais c’est précisément ce genre d’objectivité, entièrement
1 Id., ibid.
2 Id., p. 307; trad., p. 82.
3 Id., pp. 307-308; trad., pp. 82-83.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 227
judaïsme semblent opposer en ce sens l’esprit des grecs à celui des juifs.
Celui-ci est «le sublime et la grandeur», écrit Hegel, c’est-à-dire «le
haut rang du pur subjectif» exerçant sa domination sur la Nature ou
la Vie, tandis que celui-là est «la Beauté».1 Et en spécifiant l’essence de
cet esprit de beauté, c’est déjà de la liaison et de la non-liaison que
traite Hegel, comme on le voit à la façon dont il souligne la présence
dans l’esprit des grecs du moment de la scission. Lorsqu’il dit en effet
que les dieux étaient «les conciliations singulières qu’ils eurent le
courage d’opérer avec le destin», il veut dire que la Nature ou la Vie,
origine des vivants, était devenue étrangère à ceux-ci - un destin
pesant sur eux - mais d’une étrangeté qui, loin de creuser une opposi¬
tion absolue du Tout et des réalités singulières, de l’Un et du divers,
est reconnue comme la générosité de la Vie à laquelle «on est redevable
de réalités singulières», générosité qui s’offre ou se destine aux hommes
en des guises diverses, et sous les espèces des dieux précisément.2
C’est encore l’image de la Grèce qui s’impose à Hegel lorsqu’il relève
dans les rites et les croyances chrétiennes les signes d’une inadéquation
au principe de la religion. S’agit-il de la Cène? A la dissociation qui
s’opère en elle par suite de la suppression de l’objectivité au profit d’un
sentiment tout intérieur, qui comme tel est l’irréalité d’une non-
manifestation ou d’une pure forme et la contre-partie d’une réalité
éparse et amorphe, Hegel oppose le sacrifice des Grecs aux divinités de
la lumière et de l’amour: Apollon et Vénus. «Quand des êtres aimants
célèbrent un sacrifice sur l’autel de la déesse de l’amour et que dans leur
prière, l’effusion même du sentiment en exalte au plus haut la flamme,
la divinité en personne descend dans leur cœur - mais l’image de pierre
demeure devant eux. . .».3 Ainsi maintenue devant eux, cette image
n’est pourtant plus un objet pur et simple, chose perçue dans sa struc¬
ture par l’intuition, ou conçue dans ses éléments finis par l’entendement
analytique, auquel le sentiment demeurerait étranger. Elle est le lieu
où s’effectue la coïncidence de celui-là et de celui-ci. En elle l’imagina¬
tion, dans laquelle l’entendement et le sentiment «existent et se trou¬
vent supprimés à la fois», rassemble la chose et le sentiment «dans une
même beauté».4 «Dans un Apollon, dans une Vénus on peut sans doute
oublier le marbre, la pierre fragile, et ne retenir dans l’intuition de sa
forme que l’élément immortel; on est pénétré du sentiment d’une
2 Id., ibid.
3 Nohl, p. 335; trad., p. 117.
4 Hegel, Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad Mérv
p. 88.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 233
1 Id., p. 136.
2 Id., p. 139.
3 Fichte, Sittenlehre, S.W., IV, p. 354.
4 Hegel, Differenz, trad., p. 136.
5 Id., ibid., pp. 137-138.
234 L’ITINERAIRE DE HEGEL
à soi et sans faille; mais aussi bien cette origine, cet «être absolu»,
comme tel caché, non manifeste ou inconscient, n’est que dans la
mesure où il devient, se produit, se rend intégralement conscient, se
fait lui-même et se diffuse en tant que conscience accomplie.
Ainsi, au regard de la Spéculation, l’Art, tout à la fois comme œuvre
et comme recueillement, intuitionne l’Absolu sans faire intégralement
droit à son absoluité. Par là s’explique que Hegel puisse reléguer l’Art
dans le passé. La suprême perfection de l’Art ou de la religion de l’Art,
ne s’est pas engloutie par suite de contingences historiques, mais en
vertu d’une prescription de l’Absolu lui-même, en tant qu’il requiert
l’intégrale révélation de son absoluité.
Faut-il dire alors que Hegel contredit à Iéna ce qu’il affirmait à
Francfort ? Il ne nous semble pas. Maintenant comme alors, c’est - on
l’a vu - la même ontologie qui s’affirme. Simplement tout se passe
comme si les analyses de Francfort, sur le cas de la religion belle, n’a¬
vaient pas été parfaitement cohérentes avec le principe ontologique
sur lequel elles s’appuyaient.
On voit mal en effet comment le principe qui guidait la critique du
christianisme ne viendrait pas frapper l’Art à son tour. La concentra¬
tion en un point, l’accablement de la conscience par l’objectivité, la
rechute dans la sphère de l’entendement, tout ce qui marque main¬
tenant la limite de l’Art, n’est-ce pas précisément ce que Hegel re¬
prochait naguère au christianisme? L’Art connaît un destin qui n’est
pas différent de celui du christianisme, et c’est pour la même raison
ontologique. L’Etre n’est ce qu’il est, lumière et conciliation, qu’en se
scindant, une telle scission n’étant pas sa chute, mais la seule manière
qu’il a d’être conciliation, c’est-à-dire de se présupposer lui-même au
fondement de tout le scindé et de se rassembler à travers celui-ci. Cette
manifestation, ce rassemblement de soi dans son autre, Hegel l’appel-
lait Logos dans son interprétation de Saint Jean. L’être est Logos en
tant qu’il se rassemble dans la scission par laquelle il se révèle. Ou
encore : être et penser sont une seule et même chose, ainsi que l’affirme
déjà Hegel dans les écrits de Francfort lorsque, traitant du royaume
de Dieu, qu’il pense comme le cercle du rassemblement de l’Un ou de
l’Absolu dans la scission qui le manifeste, il écrit qu’en lui «le pensé est
égal au réel».1 Mais cette égalité, mieux cette égalisation, car il s’agit
d’un processus, implique que l’être, ou l’Un, s’il est bien l’origine de
toutes les déterminations finies puisqu’il se manifeste en elles, et leur
fin puisque c’est par elles qu’il se rassemble lui-même ou se pense, - ne
1 Nohl, p. 395.
240 L’ITINERAIRE DE HEGEL
1 Id., p. 266.
2 Id., p. 268.
3 Id., p. 26g.
4 Phénoménologie de l’Esprit, trad., II, p. 225.
5 Id., p. 226.
6 Id., p. 261.
246 L’ITINERAIRE DE HEGEL
le processus de leur devenir. - Ainsi le destin ne nous livre pas avec les
œuvres de cet art leur monde, le printemps et l’été de la vie éthique
dans lesquels elles fleurissaient et mûrissaient, mais seulement le
souvenir voilé ou la récollection de cette effectivité. - Notre opération,
quand nous jouissons de ces œuvres, n’est donc plus celle du culte
divin grâce à laquelle notre conscience atteindrait sa vérité parfaite
qui la comblerait, mais elle est l’opération extérieure qui purifie ces
fruits de quelques gouttes de pluie ou de quelques grains de poussière,
et à la place des éléments intérieurs de l’effectivité éthique qui les
environnait, les engendrait et leur donnait l’esprit, établit l’armature
interminable des éléments morts de leur existence extérieure, le langage
l’élément de l’histoire etc., non pas pour pénétrer leur vie, mais seule¬
ment pour se les représenter par soi-même».1 Mais cette mort des chefs
d’œuvre est leur assomption dans la vérité, la manifestation de ce qui
leur restait dérobé. «De même que la jeune fille qui offre les fruits de
l’arbre est plus que leur nature qui les présentait immédiatement, la
nature déployée dans ses conditions et dans ses éléments, l’arbre, l’air,
la lumière, etc., parce qu’elle synthétise sous une forme supérieure
toutes ces conditions dans l’éclat de son œil conscient de soi et dans le
geste qui offre les fruits, de même l’esprit du destin qui nous présente
ces œuvres d’art est plus que la vie éthique et l’effectivité de ce peuple,
car il est la récollection et l’intériorisation de l’esprit autrefois dispersé
et extériorisé encore en elles; - il est l’esprit du destin tragique qui
recueille tous ces dieux individuels et tous ces attributs de la substance
dans l’unique Panthéon, dans l’esprit conscient de soi-même comme
esprit».2
Par à travers les œuvres de la religion belle, emportées par ce destin
tragique dont le christianisme porte au plus haut point le sentiment,
s’est opéré ce que la Phénoménologie désigne comme le passage de
l’Absolu, en tant que substance, à l’Absolu en tant que sujet. Ce devenir-
autre de la substance est l’aliénation de celle-ci et Hegel peut écrire
que le «cercle des productions de l’art embrasse les formes des aliéna¬
tions de la substance absolue».3 Ce passage, cette aliénation en ses
diverses formes, n’est pas un événement, il est l’avènement ontologique.
L’Etre est splendeur, éclat, lumière. L’Art et la religion qui lui est
propre n’ont souci que de cette pure splendeur. Tel est le moment de
la Beauté, dans lequel baigna le monde grec tout entier. Mais cette
essence lumineuse requiert que l’Etre se scinde. Que les Grecs aient
honoré la splendeur de l’Etre dans des œuvres d’art et non dans une
nature qu’ils se seraient bornés à accueillir, cela montre assez que cette
splendeur était aussi leur opération et, comme telle, inquiétude autant
que paix des origines, sujet autant que substance. Que l’art antique
se soit achevé dans la comédie, où l’homme se rit de toutes choses et ne
tient plus pour essentielle que la certitude qu’il a de soi, cela montre
assez que la splendeur de l’Etre est aussi l’anéantissement de tout
étant. De ce déchirement ontologique, de cet anéantissement total, le
christianisme prit conscience dans la mort de Dieu. Mais que de cette
mort Dieu renaisse pour vivre dans le royaume de l’esprit, voilà qui
manifeste que cet anéantissement se supprime lui-même, et que cette
différence absolue est l’égalité avec soi. La splendeur est le déchire¬
ment de l’Etre, mais ce déchirement le recueille en son intériorité
simple, le définit comme Soi. Que l’Etre soit splendeur, cela signifie
donc en fin de compte non seulement qu’il est su mais se sait, qu’il
est absolue conscience de soi. Cela, la conscience religieuse, dans la
mesure où elle reste pure ferveur, ne le perçoit pas, et sur ce point la
Phénoménologie ne renie rien des critiques qu’à Francfort Hegel
adressait au christianisme en tant que croyance. Pour une telle ferveur,
la réconciliation absolue en tant qu’égalité dans la scission reste
l’œuvre d’un autre et est reportée à un au-delà. Mais l’ultime figure de
l’Esprit, qui à la vérité n’est plus une figure, étant le Tout dans son
fondement et son mouvement, se libère de cette limite. Ce néant qui
dévore tous les étants, c’est le fond dont ils jaillissent, cette nuit qui
les engloutit, c’est la lumière qui les inonde. Pour eux, ce mouvement
vertigineux qui les dérobe a une signification négative, mais cette
négativité est leur salut. Le destin qui les emporte, ce qui se destine
en eux, c’est leur entrée dans le Soi, de sorte que la vraie tragédie, la
tragédie dans sa vérité n’est autre que le mouvement du Concept. Ce
mouvement est l’Etre des étants, présent à soi en eux, se sachant
comme le Même dans l’altérité qui est la leur et la sienne, et s’absol¬
vant de celle-ci en l’introduisant en lui. Il est l’absolue conscience de
soi ou plus précisément, il est Science, puisqu’il est Soi se concevant
soi-même. Pour cette conscience de soi, «le négatif de l’objet ou l’auto¬
suppression de celui-ci, a une signification positive ; en d’autres termes,
la conscience de soi sait cette nullité de l’objet, d’une part, parce qu’elle
s’aliène elle-même, - car dans cette aliénation elle se pose soi-même
comme objet, ou, en vertu de l’unité indivisible de Yêtre-pour-soi, pose
l’objet comme soi-même. D’autre part, dans cet acte est contenu en
248 L’iTINERAIRE DE HEGEL
même temps l’autre moment, celui dans lequel elle a aussi bien sup¬
primé et repris en soi-même cette aliénation et cette objectivité, étant
donc dans son être-autre comme tel près de soi-même».1
dette lorsque, retraçant dans les Leçons d’esthétique les étapes qui
mènent à la position absolue en philosophie de l’art, il fera honneur à
Schiller d’avoir été «le premier à revendiquer la totalité et la concilia¬
tion avant que la philosophie en ait reconnu la nécessité», et non seule¬
ment d’avoir «considéré le Beau comme résultant de la fusion du ra¬
tionnel et du sensible, de l’union intime du général et du particulier,
de la liberté et de la nécessité, du spirituel et du naturel», mais encore
d’avoir conçu cette fusion comme «la réalité véritable».1 Cet éloge n’a
rien de surprenant, il est le fruit de tout le cheminement hégélien depuis
Tübingen. A travers lui résonne YAufhebung de la nostalgie de la Grèce
dans la métaphysique de la subjectivité absolue; à travers lui Kant
est salué une fois encore, non certes comme le théoricien du cogito
formel, ni comme le moraliste du devoir, mais comme celui qui, non
seulement sut mettre «à la base, aussi bien de l’intelligence que de la
volonté, le rationnel en soi, la raison qui se découvre et se sait infinie»,
et reconnaître ainsi le «caractère absolu de la raison comme telle» en
tant qu’elle requiert la résorption des oppositions, mais encore comme
celui qui sut pressentir que l’Art évolue dans «la sphère la plus élevée,
qui est celle de l’idée de la conciliation des contraires», sans toutefois
oser concevoir que la résolution et la conciliation de la nature et de la
liberté, de la sensibilité et du concept, manifestées par l’art, loin d’être
une «affaire subjective» correspondent «à la vérité et à la réalité en soi».
C’est à Schiller, dit Hegel, qu’appartient «le grand mérite d’avoir
surmonté la subjectivité et l’abstraction de la pensée kantienne et
d’avoir essayé de concevoir par la pensée et de réaliser dans l’art
l’unité et la conciliation comme la seule expression de la vérité».2
Ainsi, par cet éloge. Schiller entre dans une gloire décisive, plus grand
que nature, et purifié des incertitudes qui donnaient vie à son effort.
Cette récollection, dans la gloire de la métaphysique absolue, de ce que
pensèrent Kant et Schiller, est-elle sans reste? Déjà les tensions que
nous nous sommes efforcés de cerner chez celui-ci et celui-là suffisent
à indiquer le contraire. Mais peut-être est-ce en considérant à nouveau
le cheminement de Hôlderlin, ce Hôlderlin dont l’œuvre de Hegel ne
souffle mot, que nous nous ménagerons l’accès le plus propice à ce que
cèle cette question, et avec elle à la portée de la nostalgie de la Grèce.
Ce qu’il nous faut cerner ici, c’est à la fois l’extrême proximité et
l’éloignement radical qu’entretiennent le cheminement de Hôlderlin et
celui de Hegel.
Cette extrême proximité n’a pas pour seule preuve les enthousiasmes
qu’ils partageaient à Tübingen, non plus que les signes, à travers la
séparation, de la croissance d’une intime amitié, au cours des années
qui suivirent, et par exemple, le poème Eleusis ou cette lettre dans
laquelle Holderlin dit sa joie de retrouver bientôt Hegel à Francfort
et souhaite qu’une fois réunis, ils se mettent ensemble à préparer une
œuvre commune.1 Qu’ils furent très proches, les péripéties de leurs
recherches de jeunesse le montrent à suffisance. Pour tous deux, la
nostalgie de la Grèce qui les animait dans le climat schillérien de
Tübingen, avait le même sens: l’homme correspond intimement au
libre déploiement de la présence, lequel est l’origine de la Beauté et de
la vérité. Pour tous deux, cette nostalgie supposait la reconnaissance
d’un exil et ouvrait le champ d’une interrogation, plus angoissée chez
Holderlin, plus sereine chez Hegel: comment rejoindre du fond de
l’exil, qui marque tous les traits de la modernité, ce libre séjour auquel
pourtant l’homme appartient et qu’honorait le monde grec. Cette
interrogation les confronte tous les deux avec Kant. D’une part, on
est en droit de concevoir les recherches du jeune Hegel comme un
débat avec la «vision morale du monde»,1 c’est-à-dire avec le primat
kantien de la raison pratique. C’est cette vision qui est mise à l’épreuve
dans la Vie de Jésus, contestée dans l’Esprit du christianisme et son
destin, sous les traits d’Abraham, et traquée dans la démarche du
Christ comme ce qu’il y demeure de judaïsme. D’autre part, c’est cette
même vision qui est tour à tour contestée et saluée par Hôlderhn
lorsqu’il évoque dans Hypérion l’errance infinie de la raison attelée à la
domination de la nature, ou un état de culture achevée dans lequel la
volonté organisatrice ressusciterait l’appartenance initiale au règne de
la présence. Pour tous deux, cette contestation se nourrit d’une cer¬
taine pensée de la Beauté. Nul esthétisme dans cette pensée, qui, chez
l’un et l’autre, est animée par un souci ontologique. La Beauté, c’est
l’Etre en tant qu’il se manifeste. Mais pour l’un et l’autre aussi, cette
manifestation est progressivement pensée comme différenciation. Ceci
les écarte tous deux de la nostalgie de la Grèce, comme du regret
fervent d’une présence indivise. Chemin faisant, Hypérion évoquant
la Grèce, célèbre moins l’innocence des bergers d’Arcadie qu’il ne salue le
7t6à£[aoç héraclitéen : «La grande parole d’Héraclite, l’Iv Siacpépov èauT<ï>,
ne pouvait être trouvée que par un Grec, car c’est là l’essence de la
Beauté».
les Grecs correspondirent à leur destin; c’est, dit Heidegger «la lumière
et la flamme, qui leur répond de l’approche et de la proximité des
dieux».1 Mais pour que ce Sacré leur fût propre, il leur fallut apprendre
ce qui leur était étranger : la «clarté de l’exposition». Organiser, donner
forme, concevoir, instituer, légiférer, tel est le dépaysement qu’ils
doivent endurer, la rigoureuse maîtrise qu’ils doivent apprendre et qui
seule «dans la poésie, la pensée et l’art leur donne le pouvoir d’aller
dans une juste et claire présence à la rencontre des dieux».2 Au con¬
traire, c’est cette maîtrise, cette force organisatrice qui est le naturel
des hespériens. Mais pour qu’elle leur soit vraiment propre, pour qu’en
elle ils trouvent une demeure, il faut que les hespériens se dépaysent
dans ce qui leur est étranger, le «feu du ciel». C’est par ce dépaysement
seul qu’ils parviendront à une demeure ou, comme dit Holderlin dans
les remarques qu’il joint à sa traduction d’Antigone, à «avoir l’adresse
d’un destin, car l’absence de destinée, le Suafropov est notre faiblesse».3
Comment penser le lien de l’exil et de la patrie qui, sous l’accouple¬
ment inverse de la clarté de l’exposition et du feu du ciel, est ici désigné
comme une sorte de loi que Heidegger a tenté de déchiffrer et en la¬
quelle il montre la dominante des poèmes dits de la terre natale, c’est-
à-dire des hymnes et des élégies qui virent le jour après l’abandon de
la tragédie Empédocle? A la lettre à Bôhlendorf, citée plus haut,
Heidegger associe ces vers de l’une des dernières versions de Brot und
Wein:
qui jamais encore n’a été dit, qu’aucune parole ne peut contenir, mais
d’où pourtant toute vraie parole reçoit son souffle. Dans l’ouverture
de cet intervalle, les poètes sont «signes qui, en tant qu’ils désignent,
dévoilent et voilent à la fois» 1 non par un défaut de leur démarche,
mais parce que la lumière qui les éclaire «passe par le sombre pour
venir à paraître»,2 parce que l’origine elle-même «laisse à la faveur du
retour en soi où s’accomplit l’affermissement de son fond, surgir la
plus lointaine distance, et en celle-ci, rend possible la proximité pure,
celle qui soutient la distance».3
Ainsi seulement, le «Sacré», la présence, que Hôlderlin appelle aussi
le «Destin» et qui toujours est indemne de nos prises, tout en ne cessant
de se dispenser à nous, règne dans la parole du poète, et fait de lui un
demi-dieu, «cet inégal, tendu vers le ciel et vers la terre», et qui dans
cette inégalité ménage au destin un équilibre, non pour égaliser toutes
choses en les plongeant dans l’indifférence», mais pour «laisser égale¬
ment régner les différents dans leur différence».4
Cette inégalité, tendue et maintenue dans l’Entre-Deux, est le site
où la patrie et l’exil s’équilibrent, l’espace de leur alliance. En elle la
nostalgie n’a plus cours: l’Andenken n’est plus la pensée de ce qui a été
mais, «ne faisant qu’une avec la première, la pensée qui se souvient de
ce qui vient», et ne cesse d’advenir.5 Un tel souvenir entend l’ouverture
du temps et lui ajuste son dire, comme à la seule demeure. En cette
écoute, le vieux désir d’abolir le fardeau de la finitude s’apaise, et le
fini n’est plus l’exil étranger à la patrie, la clarté de ce qui s’expose
étrangère à l’embrasement du feu céleste. En elle et par ce qui s’y
prodigue, la poésie n’est plus le chant d’un ailleurs ou d’un jadis; elle
est, dans la déchirante simplicité de sa pudeur, «le fini qui se range
dans les limites de la convenance du destin».6
Cette lecture de l’œuvre de la terre natale n’est pas construction de
philosophe. Nourrie d’une longue communion, elle se confirme en
chacun des chants du poète et le confirme en elle, comme cette «Psyché
entre amis», dont parle Hôlderlin dans une autre lettre à Bohlendorf,
qui, à elle seule, s’il en était besoin, suffirait à témoigner de la justesse
de l’écoute heideggerienne. Il y écrit, en effet :
«La vie des Antiques m’a fait mieux comprendre, non seulement les
dans le fini qu’elle fait transparaître son infinitude, c’est dans le pré¬
sent que la présence irradie, dans le vivant que la Vie se déploie comme
telle; enfin, cette lumière saisit l’homme et le requiert, il baigne en elle,
il lui appartient et cette appartenance définit son essence. Toutes les
critiques que les ébauches de Francfort adressent à Y Aufklàrung, au
judaïsme, au moralisme kantien, ou au christianisme, visent la mécon¬
naissance de ce nœud. S’agit-il de Y Aufklàrung? Elle se définit par
cette méconnaissance, puisque sa fascination pour la positivité de
l’étant, lui masque la source lumineuse de celui-ci, la Vie qui le fonde,
réduit ainsi le vivant à n’être qu’objet, c’est-à-dire chose morte, et
méconnaît en l’homme l’appartenance à l’essence lumineuse, pour le
limiter à l’état de corrélât subjectif de l’objet. S’agit-il du judaïsme,
dont le kantisme est une réplique ? Lui aussi pâtit de la même mécon¬
naissance, puisqu’il brise le nœud qui lie le vivant à la Vie, pour cher¬
cher celle-ci par-delà le vivant comme une unité dominatrice, et puis¬
qu’il rompt du même coup l’appartenance de l’homme à la lumière de
la présence. S’agit-il du christianisme ? Le dualisme dans lequel celui-
ci retombe trahit la même méconnaissance. A celle-ci seule échappe
la religion belle ou religion de l’art. En elle, l’Etre n’est pas une essence
transcendante, mais la lumière de la présence; en elle, la présence
apparaît dans le présent, et l’homme se remémore enfin l’essence
lumineuse à laquelle il appartient quoiqu’il l’oublie toujours. En
nouant l’Etre à l’étant, - la Vie au vivant -, en dévoilant à l’homme
leur unité différenciée, elle relie ce qui toujours se sépare, l’invisible
et le visible, le divin et le monde, l'indéterminé et le déterminé, non
par une opération de liaison extérieure à ces opposés, mais en attestant
la puissance synthétique dont ils jaillissent, la Beauté même comme
milieu originaire entre les extrêmes. C’est par l’imagination, souligne
le jeune Hegel, à maintes reprises, que l’homme s’ouvre à la Beauté.
Un tel pouvoir est plus et autre chose qu’une faculté, il définit le sai¬
sissement initial de l’homme par la puissance synthétique originaire,
son ouverture à l’être de ce qui est, ou à la Vérité, puisque le jeune
Hegel ne dissocie pas celle-ci de la Beauté.
Notre analyse a montré que les écrits d’Iéna ne faisaient somme
toute que penser plus rigoureusement les principes ontologiques sur
lesquels reposaient les ébauches de Francfort. Cette doctrine de l’ima¬
gination, pouvoir synthétique originaire, est en effet centrale dans
Glauben und Wissen. Cette remémoration de l’essence lumineuse à
laquelle l’homme appartient, n’est-ce pas elle qui anime le chemin du
souvenir que décrit la Phénoménologie de l’Esprit, et qui pousse la
L’iTINERAIRE DE HEGEL 265
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» iiiii
0 1163 0 80676 0
TRENT UNIVERSITY
B2798 .T3
Taminiaux, Jacques
La nostalgie de la Grèce à
l’aube de l’idéalisme allemand
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DATE
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