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NUNC COCNOSCO EX PARTE

THOMAS J. BATA LIBRARY


TRENT UNIVERSITY
LA NOSTALGIE DE LA GRECE
A L’AUBE DE L’IDEALISME ALLEMAND
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Kahle/Austin Foundation

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JACQUES TAMINIAUX

LA NOSTALGIE DE LA GRECE
A L’AUBE DE
L’IDEALISME ALLEMAND

KANT ET LES GRECS

DANS L’ITINÉRAIRE DE SCHILLER,

DE HOLDERLIN ET DE HEGEL

MARTINUS NIJHOFF / LA HAYE / 1967


Copyright 1967 by Martinus Nijhoff, The Hague, Netherlands
All rights reserved, including the right to translate or to
reproduce this book or parts thereof in any form

PRINTED IN THE NETHERLANDS


INTRODUCTION

«La philosophie allemande dans son ensemble - Leibniz, Kant, Hegel,


Schopenhauer, pour ne nommer que les plus grands - est l’exemple le
plus profond de romantisme et de nostalgie qui ait jamais existé; c’est
l’aspiration au passé dans ce qu’il a eu de meilleur. On ne se sent plus
nulle part chez soi, on finit par aspirer à retourner en arrière, dans un
monde où l’on puisse se sentir tant soit peu chez soi, parce que là
seulement on rêve de retrouver la patrie; et ce monde est le monde
grec ! Mais il se trouve que les ponts qui y mènent sont tous rompus,
excepté les arcs-en-ciel des concepts».1
Ces propos de Nietzsche ont de quoi surprendre. Des quatre noms
qu’il cite, un seul paraît mobilisable. Nostalgique, Leibniz? Lui,
l’optimiste, le continuiste, en qui 1 ’Aufklarung reconnut un précurseur!
Kant, exemple de romantisme? Et pourquoi donc eût-il raillé le regret
d’un âge d’or et la vaine aspiration à l’innocence des bergers d’Arcadie?
Quant à Hegel, ses écrits de jeunesse sont certes empreints de la nostal¬
gie du monde grec, mais l’on ne saurait en dire autant de son système,
or c’est celui-ci seul que Nietzsche connaissait. Reste Schopenhauer, si
l’on admet que Nietzsche prit appui sur lui pour fonder sa démarche et
rencontrer le monde grec.
Dira-t-on que ces mots de Nietzsche ne sont pas de ceux que l’on
peut écarter en toute sérénité, lorsqu’on a constaté dans les œuvres
qu’ils mentionnent le défaut patent de toute formulation d’un regret
du monde grec? Ce n’est pas dans ce qu’ont dit expressément les
philosophes qu’ils citent, que ces mots trouveraient leur sens et leur
justification, mais dans la pensée même de Nietzsche. Comment en
effet la philosophie allemande pourrait-elle apparaître comme un tout,
sinon dans le regard de celui qui l’a laissée derrière lui? Dire que
jusqu’ici (bisher) la philosophie allemande est le genre le plus profond
1 Nietzsche, La volonté de puissance, trad. G. Bianquis, t. II, p. 231.
VI INTRODUCTION

(gründlichste Art) de regret d’une patrie,1 c’est dire qu’avec Nietzsche


ce regret s’approfondit encore, au point de ne plus être que l’annonce
d’un avènement : la répétition dionysiaque, l’éternel retour. De ce lieu
d’annonciation d’où parle Nietzsche, la philosophie allemande apparaît
comme l’achèvement grandiose du rationalisme occidental hérité de
Socrate et de Platon. Comme telle, elle est vouée à la destruction parce
que toute la métaphysique qu’elle accomplit n’a été elle-même qu’une
longue destruction de la vie et le déguisement de celle-ci dans les
mirages d’un outre-monde et les arcs-en-ciel des concepts. Mais d’autre
part, sous ses masques de décadence, elle est elle-même, à son insu,
portée par cette essence de la vie que les premiers grecs auraient
pressentie, c’est-à-dire par la volonté de puissance, et à ce titre elle
vaut, comme toute forme de la vie, et est grecque, malgré elle, en ce
sens qu’elle témoigne en la voilant de l’unité tragique de l’appolinien et
du dionysiaque.
Piètre reconnaissance, objectera-t-on, qui n’accorde à ceux qui ont
voulu penser l’être, l’homme, le monde, que le mérite de s’être caché à
eux-mêmes le sens de leur démarche, et de ne le révéler qu’obliquement,
dans des arrières-pensées qu’un autre vient traquer.
Mais est-ce bien en ce sens et pour la moquer, que Nietzsche définit
la philosophie allemande comme une espèce profonde de nostalgie du
monde grec? Ne serait-ce pas plutôt qu’il reconnaît en elle, non pas
dans ce qu’elle a caché, mais dans ce qu’elle a dit, l’égale de la philoso¬
phie grecque, en ce qu’elle eut de meilleur, celle du matin, à l’âge de la
tragédie? Et de fait sa philosophie qu’il veut originairement grecque,
n’est-ce pas encore et quoi qu’il veuille, sur le terrain de la méta¬
physique allemande qu’il l’élabore? On peut discerner «dans la nouvelle
édition 2 des notes de Nietzsche qui servirent à la composition du
volume publié à titre posthume et intitulé La volonté de puissance,
édition qui suit l’ordre des manuscrits originaux (...) les références,
résonances et implications «monadologiques» de sa tentative».3 Nietz¬
sche lui-même, comme le souligne Fink, ne se range-t-il pas expressé¬
ment aux côtés de Hegel lorsqu’il écrit que «l’importance de la philoso¬
phie allemande est de concevoir comme Hegel un panthéisme dans
lequel le mal, l’erreur et la souffrance ne sont pas ressentis comme des

1 Nietzsche, Werke, éd. Schlechta, III, p. 464.


2 II s’agit de l’édition Schlechta.
3 Rudolf Boehm, «Deux points de vue: Husserl et Nietzsche», Archivio di Filosojia, n° 3,
1962, p. 176.
INTRODUCTION VII

arguments contre la divinité» ? 1 Pour comprendre le sens du propos de


Nietzsche sur la philosophie allemande, il faudrait alors, comme le
réclame Heidegger, interpréter ensemble la Monadologie de Leibniz, la
Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, l’écrit de Schelling sur L’essence de
la liberté humaine, et La volonté de puissance, il faudrait finalement
penser l’essence de la métaphysique.
Ces considérations situent la perspective de notre recherche. Deux
des penseurs que cite Nietzsche sont au centre de notre propos: Kant et
Hegel. Le premier ne professe aucune espèce de nostalgie de la Grèce.
L’œuvre du second, encore qu’elle prenne appui sur Kant, prétend
dépasser celui-ci en même temps qu’elle se débarrasse de la nostalgie de
la Grèce qui avait imprégné sa lente maturation. C’est justement ce
chemin de la nostalgie de la Grèce au dépassement de Kant dans la
dialectique spéculative, qui fait l’objet de notre interrogation. Ce
chemin, trois penseurs l’ont parcouru : Schiller, Hôlderlin et Hegel. Le
dernier seul l’a poursuivi jusqu’à la dialectique spéculative. Mais celle-ci
n’est pas une solution sortie tout armée de la tête de Hegel. Schiller et
Hdlderlin s’en sont approchés eux aussi, tout en ne cessant de lui
résister. Kant et les Grecs, telles furent les coordonnées de l’itinéraire de
chacun d’eux. Que visait cette nostalgie? Pourquoi et comment les
engagea-t-elle à se débattre avec Kant? Quel est l’enjeu de ce débat et
sur quelle issue débouche-t-il? Voilà les questions qu’affronte notre
étude. Il nous est apparu dès le départ de notre enquête, que la nostal¬
gie de la Grèce engageait, non pas exclusivement mais fondamentale¬
ment, une certaine pensée de l’art et de la Beauté. C’est manifeste dans
l’œuvre philosophique de Schiller, dans les cycles d’Hypérion et d’Em-
pédocle chez Hôlderlin, mais aussi dans les Theologische Jugendschriften
de Hegel, où les mots «schôn» et «Schônheit» reviennent sans cesse. Pour
éclairer la manière dont cette nostalgie conduisit à un débat avec
Kant, il nous fallait accorder une importance particulière à l’œuvre
esthétique de Schiller, car c’est à travers celle-ci, dont ils furent les
lecteurs fervents dès le Stift de Tübingen, que Hôlderlin et Hegel se
heurtèrent à la pensée de Kant et épousèrent une certaine contestation
tant de la morale que de l’esthétique kantiennes. L’étude de cette
contestation nous a paru requérir un examen attentif de la Critique du
jugement. C’est en effet dans le sillon de la troisième Critique que
Schiller et Hôlderlin se situent sur le terrain de la philosophie de l’art;

1 Nietzsche, La Volonté de puissance, t. I, p. 60; cfr. Eugen Fink, La philosophie de


Nietzsche, trad. Hildenbrand et Lindberg, p. 204.
VIII INTRODUCTION

c’est dans la troisième Critique que Hegel reconnaîtra l’anticipation de


sa position spéculative.
Il ne s’agit donc pas ici de dresser un tableau d’ensemble de la
relation nostalgique qui unit maints représentants de l’esthétique alle¬
mande au classicisme grec, depuis Winckelman jusqu’à Hegel, - et
notamment Herder, Goethe, W. von Humboldt, Fr. Schlegel 1 - mais
simplement de suivre dans sa logique interne le développement de trois
pensées engagées chacune dans un débat avec Kant et les Grecs, pen¬
sées dont la proximité est attestée par l’intime amitié de jeunesse de
Holderlin et de Hegel, et par l’hommage que tous deux ne cessèrent de
rendre à Schiller comme à un initiateur exemplaire. Nous avons fait
délibérément abstraction de toute étude des antécédents doctrinaux et
nous nous sommes gardé de tout rapprochement avec les œuvres
concomitantes autres que celles auxquelles il était indispensable de
recourir pour éclairer cette logique interne, comme c’est le cas des
œuvres de Fichte et de Schelling.
En ce qui concerne l’enjeu de ce débat, force nous fut de reconnaître
qu’il est d’ordre ontologique. Parlant de la Beauté, c’est de l’Etre
qu’ils parlaient. Parlant de l’art, ils visaient le rapport de l’activité
humaine à l’Etre. Toutes les questions, formulées ou non, qui guident
leur recherche - qu’est-ce que la vérité? qu’est-ce que la nature?
qu’est-ce que l’histoire? qu’est-ce que l’art? - s’enracinent dans ce
souci ontologique. Quant à l’issue du débat, on pourrait dire qu’elle est
double. Elle prend chez Hegel la forme du Savoir absolu de la dialec¬
tique spéculative ; elle prend chez Holderlin la forme d’une pensée de la
finitude. D’une part, la métaphysique achevée; d’autre part, la pensée
de l’entre-deux et de la présence finie. Mais cette désignation toute
positive de l’issue du débat est problématique. Car l’antithèse de la
dialectique spéculative et de la pensée de l’entre-deux n’est simple
qu’en apparence. Elle fait question à partir du moment où l’on est
contraint d’admettre que ses deux pôles régissent déjà la démarche de
Kant et singulièrement la Critique du 'jugement, que l’itinéraire de
Schiller et celui de Holderlin s’inscrivent dans le champ de leur tension,
et qu’à celle-ci les écrits de jeunesse de Hegel ne sont en rien étrangers.
Elle fait doublement question dès lors que la confrontation du chemine¬
ment de Holderlin et de celui de Hegel fait apercevoir entre ces deux
pôles une quasi-coïncidence.
On ne s’étonnera donc pas que nous ayons traité du débat «Kant et

1 On trouve une description d’ensemble de cette relation dans H. Kuhn, Die Vollendung
der klassischen deutschen Àsthetik durch Hegel.
INTRODUCTION IX

les Grecs» sur le mode interrogatif, ni que nous nous soyons nourri de la
pensée de Heidegger pour appuyer et éclairer cette interrogation. En
effet, la tension et la quasi-coïncidence de la dialectique spéculative et
de la pensée de l’entre-deux, ce qui sépare et unit Hôlderlin et Hegel,
c’est l’espace même où se meut la pensée de Heidegger, dans son
inlassable dialogue avec l’un et avec l’autre, et dans son incessante
interrogation de la pensée grecque.
Nous rejoignons ici nos considérations sur Nietzsche. Aujourd’hui,
l’interprétation de Nietzsche et de sa relation à la pensée grecque passe
obligatoirement par la question heideggerienne de l’essence de la méta¬
physique. Il n’en va pas autrement de l’interprétation du mouvement
de la nostalgie de la Grèce chez les héritiers de Kant que nous étudions
ici. On nous objectera peut-être que nous tournons en cercle, que d’une
part, remontant le sillage de ce mouvement, cherchant l’impensé qui
sollicitait son effort, nous introduisons en lui des questions proprement
heideggeriennes, et que d’autre part nous lui réclamons une sorte de
contribution à l’entreprise heideggerienne. Nous répondrons que pareil
cercle n’a rien de vicieux. Nous installant en lui, nous ne faisons
qu’assumer notre historicité et prendre à notre compte une modalité de
ce cercle de la compréhension dont la pensée contemporaine nous
apprend qu’il est non pas le défaut mais la condition de possibilité de la
démarche de l’historien de la philosophie. S’il est vrai que Kant,
Schiller, Hôlderlin et Hegel continuent de nous interpeller, si donc ils
circonscrivent un domaine qui nous demeure énigmatique par cela
même qu’il nous concerne, il n’y a pas lieu ici d’opter entre l’impartiali¬
té et le subjectivisme, et il faut dire de leur œuvre et de leur pensée ce
que disait Merleau-Ponty de celles de Husserl: «qu’on les détruirait en
les soumettant à l’observation analytique ou à la pensée isolante, et
qu’on ne peut leur être fidèle et les retrouver qu’en pensant derechef».1

1 M. Merleau-Ponty, «Le philosophe et son ombre», in Edmund Husserl 1859-1959,


Phaenomenologica 4, p. 196.
TABLE DES MATIERES

Introduction y

Chapitre i Le jeune Hegel et l’hellénisme schillérien i

1. La pensée du Beau dans les premières ébauches de Hegel i


2. La pensée du Beau dans la Gedankenlyrik de Schiller 15
3. Les Grecs et Kant, ou l’EN KAI PAN et la subjectivité, pôles
de la problématique schillérienne en esthétique et en philosophie
de l’histoire 19

Chapitre ii Les tensions internes de la Critique du Jugement 33


1. L’Analytique du goût 37
2. La théorie de l’Art 50
3. Les trois notions du Beau 62

Chapitre iii Kant et les Grecs, pôles des grands essais schil-
lériens 72
1. Les Kalliasbriefe et les trois niveaux de l’esthétique kantienne 72
2. La question de l’essence de l’homme et la convergence de la pro¬
blématique esthétique et de la problématique de l’histoire 87
3. Nature et subjectivité 119

Chapitre iv L’itinéraire de Holderlin: Le dépassement de la


«limite kantienne» et de la nostalgie de la Grèce sur la voie
du «retournement natal» 128
1. Les poèmes de l’Un-Tout 128
2. Le premier fragment d’Hypérion et les trois voies du retour à
l’Un-Tout 131
3. La Metrische Fassung et la finitude 137
4. La version définitive du roman: l’intervalle et la synthèse ab¬
solue 157
5. Le cycle d’Empédocle et la pensée patiente de l’êv 8ia<pépov
sauTcô 183
XII TABLE DES MATIERES

Chapitre v L’itinéraire de Hegel: le dépassement de Kant et


de la nostalgie de la Grèce dans la dialectique spéculative 206
1. Le Systemfragment et la religion belle 206
2. L’«esprit de la Beauté» dans les essais de Francfort 211
3. La religion belle et la manifestation de l’Absolu dans les travaux
d’Iéna 232
4. Kant et les Grecs dans l’itinéraire de Hegel, confronté à ceux de
Schiller et de Hôlderlin 248

Appendice 267

Travaux utilisés 270


CHAPITRE I

LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

I. LA PENSÉE DU BEAU DANS LES PREMIÈRES ÉBAUCHES


DE HEGEL

L’on trouve parmi les tout premiers écrits de Hegel, datant de l’époque
où il était l’élève du gymnase de Stuttgart, une petite dissertation
intitulée: «Über einige charakteristische Unterschiede der alten Dichter».1
Hegel y confronte la situation du poète moderne avec celle du poète
antique, et l’on pourrait, non sans bonnes raisons, déceler dans le
tableau qu’il dresse une certaine anticipation de quelques thèmes
centraux de son esthétique future. Mais notre propos n’est pas ici
d’illustrer la philosophie de l’art inscrite dans la métaphysique absolue
à l’aide d’ébauches qui en préfigureraient les lignes essentielles. Il ne
s’agit pour nous que de scruter pas à pas le sens premier des textes et de
dégager à mesure la disposition qu’ils expriment. De ce point de vue, la
dissertation de Hegel s’offre à nous comme un diptyque où s’opposent
deux groupes d’images et de traits, dont le premier veut souligner une
sorte de nœud, le second un éparpillement. Traitant des Grecs, le jeune
Hegel décrit une vie liée ; traitant des modernes, il décrit une dissocia¬
tion, une brisure. Concordance de la culture et de l’histoire effective,
simplicité, fidélité naïve à la nature visible, union immédiate du langage
et de la vie, accord spontané de chacun avec tous, tels sont les traits qui
désignent les avantages dont jouissaient les poètes grecs. Désaccord
entre la culture et l’histoire effective, divisions de la communauté,
prédominance de la représentation sur la nature, discordance de
l’expérience et du langage, tels sont les traits qui désignent les désavan¬
tages dont pâtissent les poètes allemands modernes. Le texte qui nous
occupe se présente plutôt comme la description de deux situations

1 Dokumente zu Hegels Entwicklung, ed. Hoffmeister, pp. 48-51. Nous traduisons en


appendice de larges extraits de ce texte. (Nous citons: Dok.)
2 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

générales opposées que comme la recherche du fondement de cette op¬


position. Il serait donc hasardeux de prétendre repérer les foyers d’où
jaillissent les traits composant les deux volets du diptyque. Cependant,
à y regarder de plus près, il est remarquable que Hegel ne se borne pas à
confronter deux styles littéraires. Il parle d’histoire, de culture, de
nature, de rapports sociaux. Plus exactement il ne se contente pas de
comparer deux modes d’expression, mais il indique de manière tâton¬
nante les deux mondes qui s’y expriment. Au-delà d’une simple
«caractérisation» de la manière des poètes anciens par rapport à la
manière des poètes modernes, Hegel développe une certaine vue sur
l’essence du monde grec et sur l’essence du monde moderne.1 Le
premier vit dans l’élément de la nature, c’est-à-dire dans l’accueil
simple et fidèle de ce qui se manifeste; le second vit dans l’élément de la
conscience représentative. L’hellénité se déploie dans le règne de la
présence, la modernité dans celui de la représentation. Tel qu’il est
décrit par cette première dissertation, le monde grec répond déjà très
exactement à la célèbre devise "Ev xod nôcv que Hegel partagera
bientôt avec ses condisciples Schelling et Holderlin. Quand le poète
grec parle, ce sont toutes les choses, c’est le monde même, lumineux ou
obscur, qui parlent à travers lui, et sa parole est d’emblée celle de tous,
en tant qu’elle est vraie, c’est-à-dire fidèle à la nature visible directe¬
ment présente à ces hommes simples sous la forme originelle d’une
poésie sauvage. Au contraire, le poète moderne, plutôt que de trans¬
mettre avec simplicité la vérité de la nature, élabore une image des
choses, l’analyse, y sépare divers aspects, et rend clair et brillant ce qui
lui paraît obscur; la parole qu’il profère n’est plus celle des choses elles-
mêmes, elle est un usage attrayant de signes qui chez la plupart des
hommes sont coupés de leur source vivante; dans cette élaboration, le
poète moderne n’est pas assuré de sa communauté, il doit se préoccuper
de son public et de ses lecteurs. Autrement dit son opération est celle
d’une conscience qui se représente un monde et tient pour essentielle la
modalité de cette représentation: c’est sa propre activité complexe qui
fait le prix de son poème, non les choses qui s’y disent et cette activité
se connaît elle-même et ce qu’elle fait, d’un savoir qui porte conjointe¬
ment sur la langue qu’elle profère, sur les causes de ce dont elle parle, et
sur autrui lui-même, à titre de lecteur possible. Bien plus donc que les
propriétés de deux styles, c’est l’essence de l’hellénité, c’est celle de la

1 Qu’il s’agisse non seulement de l’Allemagne, mais du pays du soir qu’est l’Occident, c’est
ce qu’attestent explicitement les fragments de Tübingen. Cf. Nohl, Hegels theologische
Jugendschriften, p. 29.
LE JEUNE HEGEL ET L'HELLENISME SCHILLERIEN 3

modernité qui sont visées par le texte de Hegel. A travers les caracté¬
ristiques apparentes de deux styles et de deux milieux sociaux, et en
reliant tous ces traits l’un à l’autre, il cherche à comprendre, à leur
fondement et dans le creuset du langage, deux types de rapports de
l’homme à la nature, à autrui et à l’histoire.
Liens avec la nature: en Grèce, c’est le monde qui se produit, se
manifeste à partir de soi, trouve directement accueil et abri dans le
langage, soustrait celui-ci à la maîtrise humaine et en fait une «poésie
sauvage»; dans le monde moderne, c’est l’entendement diviseur qui
parle, il peut composer savamment, mais il sait plus qu’il ne voit et son
langage est un lexique qui modèle et contraint sa vision et du même
coup l’abolit; c’est pourquoi il parle mieux des forces internes et des
causes pensées que de l’aspect de la nature visible. Liens avec autrui : en
Grèce chacun parle par expérience et connaît par expérience les faits et
gestes des autres; dans l’Allemagne moderne, chacun dispose de signes
morts avant d’avoir l’expérience des choses et les autres sont pour lui
des étrangers qu’il lui faut apprendre à connaître. Liens avec le temps :
en Grèce les hauts faits des aïeux et leur mémoire sont préservés par la
parole de tous; dans le monde moderne, le passé de la communauté est
appris dans des livres d’érudits et une culture venue du dehors masque
ce qu’il a d’original. Bref, le langage grec atteste la présence d’autrui,
des choses et du temps, le langage moderne atteste l’absence des choses,
l’absence d’autrui et l’absence même du temps vivant.
L’essentiel de la dissertation sur les poètes antiques sera repris
quelques mois plus tard à Tübingen dans une petite étude qui traite
«de quelques-uns des avantages que nous procure la lecture des auteurs
classiques anciens, grecs et romains». La nouvelle version ne diffère
guère de la précédente : elle élargit son examen aux auteurs latins, mais
les considère seulement comme des imitateurs des grecs. Elle souligne à
nouveau que les auteurs antiques avaient «rassemblé eux-mêmes les
expériences qu’ils nous présentent», et oppose le caractère vivant de
leurs connaissances et la richesse sensible de leur langue à «la somme de
mots sans concepts (...) qui constituent la majeure partie de notre
système de pensée». Elle ajoute que «les auteurs anciens assuraient à
leur nation aux époques florissantes de la culture le grand avantage
d’une formation du goût. Le goût est en général le sentiment du Beau.
C’est déjà un gain suffisant que la réceptivité de notre âme par là se
développe et se fortifie; l’expression plus vraie de la sensation touche
toujours le cœur et éveille un sentiment de participation qui dans les
circonstances où nous vivons est trop souvent opprimé. Et de qui
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN
4
pourrions-nous attendre un meilleur modèle du Beau, sinon d’une
nation chez qui tout portait l’empreinte de la Beauté, où les facultés
esthétiques avaient tout le loisir de se développer, où les Sages et les
Héros sacrifiaient aux Grâces ... En ce qui concerne l’art, aucune
nation ne pourrait les dépasser et bien peu pourraient les égaler».1
Ces quelques phrases s’inscrivent dans la même zone de pensée que
les considérations de la dissertation précédente, et viennent en confir¬
mer la direction fondamentale. Nombreux sont depuis Winckelman les
hommages rendus à l’art grec comme à un modèle indépassable. Nom¬
breux aussi à cette époque les travaux sur le goût, faculté du Beau, et
l’on sait que Hegel en a lu plusieurs.2 D’une manière générale ces tra¬
vaux, tant anglo-saxons qu’allemands, traitent le goût somme un poste
déterminé dans l’équipement général de la conscience. C’est encore
dans le cadre d’un inventaire général des facultés que Kant abordera la
question du Beau dans la Critique du jugement,3 Hegel emprunte lui
aussi ce vocabulaire de son époque, mais il lui confère un sens qui
l’arrache au cadre strict d’un inventaire de facultés. Ici, le goût n’est
pas défini comme une des facultés de la conscience, un des moyens
qu’elle a de se rapporter aux choses, mais comme l’ouverture de l’âme,
sa réceptivité, sa participation à une présence qui la sollicite. Le goût
est ouverture à une présence totale, il est cette totalité qui se recueille
dans l’âme en un sentiment de participation, de telle sorte que le Beau
réside dans la relation d’appartenance qui lie la présence à ceux qui y
sont ouverts. Cette relation a atteint sa pleine force chez les Grecs.
Elle déchoit dans le monde moderne, où l’ouverture de l’âme est oppri¬
mée, se referme sous l’empire du concept, tandis que le monde s’enténè-
bre, devient hostile, s’émiette et même s’évanouit en un jeu de causes
abstraites.
Les fragments dits religieux que Hegel va rédiger au Stift de Tübin-
gen sont empreints de la même pensée. Formellement, ces fragments
traitent de religion, plus précisément, ils instaurent une comparaison
entre la religion antique et la religion moderne, dans la cadre d’une
recherche des conditions que doit remplir la religion pour exercer un
rôle éducateur dans la vie d’un peuple.
Mais en réalité, ces écrits ne relèvent qu’accessoirement de la pédago-

1 Dok., pp. 169-171.


2 Cfr. B. Teyssedre, «Hegel à Stuttgart», Rev. philos. France Etrang., i960 (85), pp. 197-
227.
3 Sur les emprunts de Kant à la philosophie allemande des facultés, et notamment à
Riedel, Herder, Sulzer, Tetens et Mendelssohn, cfr. Armand Nivelle, Les théories esthétiques
en Allemagne, de Baumgarten à Kant, en particulier pp. 293-301.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 5
gie populaire, voire de l’histoire comparée des religions. Ce que nous
voyons s y dilater à de nouveaux thèmes, c’est la même disposition
fondamentale que dans les petits écrits sur la poésie grecque, et quelle
que soit leur apparence simplement descriptive, ils se fondent sur une
interrogation émue identique à celle qui sous-tendait ceux-là. Hegel
nous dit lui-même son «désir ardent et douloureux» de retrouver
l’original du génie juvénile du peuple grec dont seules des copies laissent
encore pressentir quelques traits.1 Cette nostalgie anime toute la con¬
frontation qu’il mène entre la religion antique et la religion moderne.
A l’antithèse poésie grecque - poésie moderne correspond ici l’antithèse
«religion subjective» — «religion objective», ou encore «religion du
peuple» - «religion privée».2 Ce nouveau diptyque présente certains des
traits du diptyque précédent, mais il les précise et les enrichit. De la
religion objective ou privée, Hegel nous dit qu’elle relève de l’entende¬
ment et de la mémoire, qu’elle est «froide», abstraite, livresque et
systématique, qu’elle charrie un «capital mort» de connaissances pra¬
tiques, qu’elle appartient à un «génie vieillissant» accablé sous les
chaînes de la tradition, qu’elle est «théologie» et «parade verbale»,
qu’elle dresse une cloison entre la vie et les préceptes et s’occupe surtout
de l’homme singulier, à qui elle enseigne des cas de conflits de devoirs et
les moyens d’améliorer la vertu. De la religion subjective ou religion du
peuple, Hegel affirme qu’elle est simple, qu’elle «intéresse le cœur», la
sensibilité et la fantaisie, qu’elle est vivante et s’extériorise en senti¬
ments et en actions, qu’elle est l’apanage d’un génie juvénile, qu’«elle
inspire à l’âme force et enthousiasme», qu’«elle accompagne amicale¬
ment tous les sentiments de la vie», qu’elle «va la main dans la main
avec la liberté», qu’elle est celle de tous et est impensable sans fêtes et
cérémonies populaires. On s’accorde à reconnaître dans ce double
tableau une critique conjointe d’un christianisme sclérosé où l’empor¬
tent la peur de la vie, l’ergoterie et le scrupule, et d’une religion de la
pure raison, comme celle dont les Aufklàrer, «ces maraîchers de la fade
médecine universelle» se faisaient les apôtres. Mais cette critique religi¬
euse, tout comme la critique développée par l’écrit sur la poésie, est
liée à un souci de l’origine. Sous la carapace opprimante d’une religion
diviseuse, piétiste ou rationaliste, le jeune Hegel scrute les traits d’une
humanité première accordée à son destin et se demande comment re¬
conquérir la patrie perdue. Cette quête enveloppe une pensée de la

1 Hegels theologische Jugendschriften, hrsg. von H. Nohl, p. 29.


2 Id., pp. 3-29. Nous citons: Nohl.
6 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

totalité de même qu’elle précise et confirme la pensée du Beau qui


s’ébauchait dans les fragments sur la poésie.
Essayons donc à travers les textes hégéliens de cerner cette pensée de
la totalité et cette pensée du Beau. «Il ne s’agit pas pour moi, écrit-il, de
rechercher quels enseignements religieux sont du plus grand intérêt
pour le cœur (...) ni comment doivent être constitués les enseigne¬
ments d’une religion qui doit rendre un peuple meilleur et plus heureux
- mais quelles dispositions doivent lui appartenir pour que l’enseigne¬
ment et la force de la religion se répandent dans tout le tissu des senti¬
ments (Empfindungen) humains, les déterminent à agir, se démontrent
vivants et efficaces en eux - pour qu’elle soit totalement subjective
(. . .) et ainsi s’élargisse à toutes les branches des penchants humains».1
Quelle est cette totalité humaine sensible et active? S’agit-il seulement
d’instaurer un équilibre entre facultés opposées, ou même une fusion
comme l’indique cette phrase latine que rapporte Rosenkranz: «sensus
cum ratione sic quasi coaluit, ut vis utraque unum constituât subjectum»? 2
Faut-il entendre ces formules et d’autres analogues en un sens seule¬
ment psychologique ou anthropologique ?
Qu’est ce donc ici que la «ratio»? A entendre le jeune Hegel, elle
semble se dépenser tout entière à féconder la sensibilité. Elle est comme
le principe grâce auquel celle-ci accomplit son essence. «De même que la
lumière pénètre tout, remplit tout, montre son influence dans la nature
entière et sans pouvoir être représentée comme une substance, donne
cependant leur forme aux objets, se réfracte en chacun, développe dans
les plantes l’air salutaire, ainsi les Idées de la raison animent le tissu
entier des sensations (Empfindungen) de l’homme, ainsi sous leur in¬
fluence, son activité se montre dans une lumière propre; elles se mon¬
trent rarement elles-mêmes dans leur essence, mais leur effet pénètre
tout, comme une matière fine et donne à chaque penchant et à chaque
désir une allure propre».3
La lumière dont parle ici Hegel est celle-là même que chantera
Holderlin. Elle est l’ouverture initiale qui fonde le déploiement des
choses visibles et leur donne d’apparaître, sans apparaître elle-même,
étant antérieure à toutes. A cette ouverture, l’homme correspond en ce
qu’il a de plus fondamental. Et la raison définit en lui cette correspon¬
dance. Comme telle, elle est tout autre chose qu’une faculté à côté
d’autres, et par exemple, la faculté de l’universel dirigée vers de pures

1 Nohl, p. 8.
2 K. Rosenkranz, G. W. F. Hegel's Leben, p. 36.
3 Nohl, p. 4.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN
7
idées par delà les particularités empiriques que recueille la sensibilité,
ou vers la liberté pure à l’encontre de la passivité des penchants. Au
contraire, elle est l’animatrice et l’illuminatrice qui rend possible à
1 homme 1 accueil d’un monde sensible: c’est elle qui donne leur
«lumière propre» aux penchants et aux désirs, c’est elle qui anime le
tissu entier de la sensibilité. Et à la question de savoir ce qu’est la
sensibilité, il est significatif que Hegel réponde par une métaphore qui
confère à celle-ci les propriétés qu’il attribue à la raison: c’est, dit-il,
une «tendre et belle plante libre et ouverte».1
Si la sensibilité est décrite comme une plante, c’est justement parce
qu’elle est pénétrée de lumière, s’épanouit en celle-ci et définit l’accueil
de l’homme à ce qui se manifeste. C’est par un tel accueil de ce qui se
manifeste, par sa correspondance à la lumière qui donne à toutes choses
d’apparaître, que la sensibilité est «libre et ouverte».
Et c’est pourquoi Hegel l’associe indissolublement à la fantaisie
(Phantasie), pouvoir d’invention non au sens de construction artificielle
et arbitraire mais de révélation, et au sentiment, qu’il décrit comme un
acquiescement à ce qui est et dont il souligne à maintes reprises ce
qu’on pourrait appeler l’essence panique, en ce sens que dans le senti¬
ment, c’est la totalité de l’étant qui se recueille. Plusieurs passages des
fragments de Tübingen attestent cette conjonction de la sensibilité, de
la fantaisie et du sentiment dans la même modalité d’accueil indivis,
qui définit le vraie raison face à l’oppression que font peser l’entende¬
ment analytique et discursif, ou une raison dont la pureté serait syno¬
nyme d’abstraction et de division. Deux d’entre eux sont particulière¬
ment révélateurs. Le premier oppose le génie juvénile d’un peuple au
génie vieillissant: «Le génie juvénile d’un peuple - chacun s’éprouve et
jubile de sa force, cherche le neuf avec avidité, s’intéresse à ce qu’il y a
de plus vivant, l’abandonne certes aussitôt pour saisir autre chose,
mais jamais ne se laisserait mettre des chaînes au cou - au contraire, le
génie vieillissant attaché fermement à la tradition, en porte les chaînes
-(...), il s’en plaint mais ne peut s’en séparer - il se laisse frapper et
rabrouer comme son maître le veut - il se contente d’une demi-con¬
science, et n’est ni libre ni ouvert; sans la joie claire et belle qui invite les
autres à la sympathie - ses fêtes sont des bavardages . . . ».1
Le deuxième passage commente l’épisode célèbre du repentir de
Marie-Madeleine: «Nulle part ne sont mieux opposées l’une à l’autre la
voix de la sensibilité (Empfindung) non corrompue, du cœur pur - et

1 «die schône zarte Pflanze des offenen freien Sinnes», Nohl, p. 7.

2 Nohl, p. 6 (C’est nous qui soulignons).


8 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

l’ergoterie de l’entendement que dans l’histoire de l’évangile où Jésus


reçoit sur le corps le parfum que répand une femme autrefois débau¬
chée. C’est là l’effusion ouverte, non troublée par la société ambiante,
d’une âme belle pénétrée de repentir, de confiance et d’amour», alors
même qu’un des apôtres fait un calcul intéressé.1
Ces passages décrivent deux modes d’expression, l’un collectif,
l’autre individuel, de ce que Hegel entend par «sensibilité libre et
ouverte». Le génie juvénile d’un peuple est un génie sensible, libre et
ouvert, en tant que chacun y éprouve sa propre force, la déploie sous
une forme toujours neuve, est accueillant à toute manifestation de la
vie et à tous les autres qui ressentent, inventent et accueillent comme
lui. La joie est le sentiment de cette effusion à la fois individuelle et
collective.
L’attitude dont il est ici question définit un accord originaire entre
l’homme et le monde, entre celui qui vit vraiment et la vie elle-même
ou ce qui en elle est le plus vivant. Sentir, ce n’est pas se heurter à un
obstacle, c’est d’abord accueillir, c’est sympathiser avec le monde, être
de connivence avec lui. Ce n’est pas rétorquer le non de la subjectivité à
la résistance qu’opposerait l’univers, c’est dire oui à tout ce par quoi le
monde s’affirme, à la «Nature» dont Hegel dit qu’«elle enlace en un lien
amical la diversité infinie de ses buts»,2 à l’étant en totalité en tant qu’il
se produit ou se manifeste. Une telle adhésion sans ressentiment ni
réserve se trouve au cœur de la religion grecque en laquelle Hegel voit
l’expression la plus haute de ce génie juvénile. C’est pourquoi il souligne
qu’«à propos de toutes les notions que les grecs se faisaient de leurs
dieux, aussi absurdes qu’elles puissent nous paraître (...) - nous
devons penser qu’elles étaient liées le plus intimement avec la notion
universelle de destin-théorie pleinement humaine».3
C’est cette adhésion, cet accueil, mieux cette réceptivité qui définis¬
sent le sens premier de la notion hégélienne de subjectivité. Celle-ci ne
désigne pas d’abord la certitude de soi, la maîtrise de la conscience sur
ce qui se manifeste à elle, et qui dans cette manifestation ne serait qu’un
moment d’elle-même; tout au contraire elle désigne la réceptivité
fondamentale de l’homme à une présence plus originaire que lui et en
laquelle il s’inscrit. Mais une telle réceptivité n’est pas une limite à
surmonter, un moindre-être à combler, elle est condition de possibilité
de l’être-homme. Et c’est précisément parce qu’elle atteste, en toutes

1 Nohl, p. ii (C’est nous qui soulignons).


2 Nohl, p. 7.

3 Nohl, p. 355; voir aussi p. 23.


LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN
9
ses formes, cette réceptivité foncière, parce que toutes les notions qui
1 organisent sont intimement liées à celle de destin, que la religion
grecque ou subjective est «pleinement humaine».
Nul anthropocentrisme dans cette qualification. La religion grecque
n est pas «pleinement humaine» parce que l’homme s’y atteste maître
de soi en toutes choses, mais parce qu’il est requis par ce qui se destine à
lui, ce mouvement par lequel tout ce qui vit surgit de son propre fond
et se manifeste. Etre homme, c’est correspondre à cet avènement, dont
le jeune Hegel n’est pas loin de pressentir qu’il se confond avec le
mouvement même du temps, ce Chronos dans la dépendance duquel se
tint le génie grec.1
C’est justement l’intime correspondance à cet avènement qui confère
à la sensibilité-raison sa liberté et son ouverture. Car la liberté dont il
est ici question ne désigne pas une spontanéité qui serait négatrice de
cette réceptivité: elle coïncide avec celle-ci, de telle sorte que la récepti¬
vité elle-même est spontanéité, et que réciproquement, celle-ci est
réceptive.
Le geste de Marie-Madeleine, où se fait entendre ce que Hegel
appelle «la voix de la sensibilité non encore corrompue» a sa source dans
la même «sensibilité libre et ouverte» que le génie du peuple grec. Il est
libre en tant qu’il est invulnérable à toute espèce de calcul ou de repré¬
sentation d’entendement et jaillit d’une confiance qui est fidélité au
mouvement même du temps, de la présence, dont elle reçoit son ouver¬
ture. On voit que la notion de sensibilité qui se dégage de ces textes est
radicalement différente de celle de corporéité biologique avec son
assortiment de capacités sensorielles, de penchants et d’instincts.
Beaucoup plus proche du sentiment que de la sensorialité, elle est de
nature panique dans l’acceptation donnée plus haut à ce mot. Aussi
Hegel l’associe-t-il à l’humilité, à la reconnaissance et à la moralité.2
Dans ce contexte peut-être la sensibilité 3 nous livre-t-elle le plus par¬
faitement son essence dans un fragment où Hegel, faisant une allusion
voilée à la doctrine kantienne du caractère intelligible, prend la défense
d’un «caractère empirique» dont «le principe fondamental est l’amour -
lequel a quelque chose d’analogue à la raison, en tant que l’amour se
trouve soi-même dans d’autres hommes ou plutôt, s’oubliant soi-même,
s’échappe de sa propre existence, vit pour ainsi dire dans les autres, y
sent et y agit ; de même que la raison, comme principe de lois universel-

1 Nohl, p. 27, note.


2 Nohl, pp. 5 et 6.
3 Hegel parle équivalemment de Sinnlichkeit et d’Empfindungen.
10 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

lement valables, se reconnaît dans chaque être raisonnable, en tant que


concitoyen d’un monde intelligible».1
Kant dans la Critique de la raison pure admet la possibilité d’un
accord de la causalité par liberté avec la loi générale de la nécessité
naturelle. Cet accord repose selon lui sur la distinction du sensible et de
l’intelligible, du phénoménal et de la chose en soi. Les réalités qui sont
objet d’expérience, qu’elles soient internes ou externes, ne sont pas des
choses en soi, mais des représentations liées entre elles suivant les lois
constantes de la causalité naturelle. Mais en tant que phénomènes, ces
réalités doivent «avoir pour fondement un objet transcendantal qui les
détermine comme simples représentations».2 Rien n’empêche d’ad¬
mettre selon Kant, que cet objet transcendantal, outre la propriété
qu’il a de se manifester à nous par les phénomènes, ait une causalité qui
n’est pas d’ordre phénoménal. Or, dit-il, «toute cause efficiente doit
avoir un caractère, c’est-à-dire une loi de la causalité sans laquelle elle ne
serait nullement cause. Et alors nous aurions dans un sujet du monde
sensible, d’abord, un caractère empirique, par lequel ses actes, comme
phénomènes, seraient enchaînés absolument avec d’autres phénomènes
suivant les lois constantes de la nature et pourraient en être dérivés
comme de leurs conditions, et par conséquent, par leur liaison avec eux
constituer les membres d’une série unique de l’ordre naturel. Il faudrait
ensuite lui accorder encore un caractère intelligible par lequel, à la
vérité, il serait la cause de ses actes, comme phénomènes, mais qui lui-
même ne serait pas soumis aux conditions de la sensibilité et ne serait
pas même un phénomène».3
Il est clair que le sens conféré au caractère empirique par la petite
note de Hegel ne concorde guère avec le sens kantien. Davantage, les
deux sens sont diamétralement opposés. Le caractère empirique
kantien, si on en applique la notion, comme le fait Kant, au sujet
agissant, désigne en celui-ci l’hétéronomie par laquelle ses actes sont
enchaînés, comme la partie au tout, à l’ensemble des phénomènes
naturels et au cours inévitable de la nature. «Au point de vue de ce
caractère empirique, il n’y a donc pas de liberté», car il n’y a pas d’acte
que l’entendement ne puisse reconnaître comme effet nécessaire de
conditions antérieures ou concomitantes.4 Il ne peut en effet dans son
usage empirique se passer du principe de causalité réciproque des

1 Nohl, p. 18.
2 Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 397.
3 Id., pp. 397-398.
4 Id., p. 403.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN II

phénomènes et dans tous les événements, fussent-ils actes humains, il


ne peut voir que des effets naturels.
Au contraire, le caractère empirique hégélien désigne l’affleurement
de la liberté dans la sensibilité même. Son principe n’est pas la causalité
par laquelle l’entendement constitue un ordre phénoménal. Il ne relève
absolument pas de l’entendement, car l’amour est l’antithèse du calcul
et c’est justement la prédominance de l’entendement calculateur qui
interdit à l’apôtre de saisir la profondeur du geste de Marie-Madeleine, et
le force à juger en termes de causalité là où s’exprime une liberté. Loin
de désigner l’enchaînement des actes du sujet au cours inévitable de la
nature, la notion hégélienne du caractère empirique indique une sou¬
dure de la liberté et de la nature, du sensible et de l’intelligible, notions
qui chez Kant sont rigoureusement antithétiques. Dira-t-on que Hegel
ne fait que transférer dans l’ordre sensible les propriétés du caractère
intelligible au sens kantien? Mais ce transfert est une métamorphose
totale. Le caractère empirique hégélien est essentiellement temporel,
en ce qu’il suppose un champ phénoménal où surgissent des événe¬
ments, où s’opèrent des rencontres, où se tissent des liens entre les
êtres, où chacun s’apparaît dans la mesure où lui apparaissent les
autres. Il indique une liberté qui n’est pas l’antithèse du phénoménal,
mais qui définit la corrélation originaire de l’homme et de la mani¬
festation du monde.
Au contraire le caractère intelligible kantien est essentiellement
atemporel et transphénoménal. Car le temps n’étant que la condition
des phénomènes et non des choses en soi, le sujet quant à son caractère
intelligible n’y est pas soumis. «En lui, dit Kant, ne naîtrait ni ne péri¬
rait aucun acte».1
Ainsi soustrait au mouvement de naître et de périr, au mouvement
même par lequel les êtres apparaissent et déploient leur activité, le
caractère intelligible kantien indique l’au-delà inaccessible d’une liberté
supra-temporelle qui ne saurait représenter pour la conscience humaine
qu’un être de raison jamais avéré dans le monde.
A l’encontre du dualisme fondamental dont toute cette théorie
kantienne est finalement l’expression, la notion de caractère empirique
esquissée par le jeune Hegel implique non pas seulement une ressem¬
blance, mais une «étroite parenté d’essence et de vie» entre le sensible et
le rationnel.2

1 Id., p. 398-
2 Th. Haering, Hegel. Sein Wollen und sein Werh, t. I, p. 92.
12 LE JEUNE HEGEL ET L'HELLENISME SCHILLERIEN

Il reste que Hegel, dans le texte qui nous a suggéré cette confronta¬
tion avec Kant, semble attribuer à la raison le principe de lois morales
universelles, et reconnaître en chaque être raisonnable un citoyen du
monde intelligible. Nous voilà donc renvoyés de la philosophie théo¬
rique de Kant à sa philosophie pratique. Toutefois, si l’idée kantienne
du «monde intelligible» - Kant dit aussi : du «royaume de Dieu» 1 -,
n’est qu’un postulat répondant bien aux exigences de la raison pratique
mais ne donnant aux créatures sensibles, adonnées à la tâche infinie de
se conformer au seul devoir, que l’espérance d’une béatitude reportée
dans l’éternité, cette idée est très loin de la pensée de Hegel. La volonté
qui exige un tel postulat, à titre de condition nécessaire à son exercice,
est une volonté pure déterminé par la loi de la raison à l’exclusion de
toute soumission à l’expérience et à la sensibilité. Or Hegel ne cesse de
s’insurger contre toute «cloison entre la vie et les préceptes».2 De plus, la
notion kantienne du monde intelligible ou du Royaume de Dieu se
fonde sur une distinction rigoureuse du temps et de l’éternité, d’un
monde phénoménal et d’un monde en soi, distinction étrangère à la
pensée du jeune Hegel.
Formellement, la notion de ce règne final s’apparente bien à celle qui
anime la réflexion du jeune Hegel, puisque s’y trouve aussi postulée une
«harmonie de la nature et des mœurs»,3 mais le sens de ces deux notions
diffère fondamentalement: la première présuppose que les éléments à
réconcilier sont par eux-mêmes étrangers l’un à l’autre,4 tandis que la
seconde implique leur coalescence originelle.
Cette confrontation qui avait pour seul but d’éclairer la notion que se
fait Hegel de la sensibilité nous ramène donc à sa notion de la raison.
Les traits de l’une: liberté, ouverture, communion, sont aussi ceux de
l’autre. Non que Hegel les dise identiques l’une à l’autre, mais parce
qu’il les pense ensemble et les voit n’exprimer vraiment leur essence que
lorsqu’elles se mêlent dans un unique tissu, par exemple dans la joie ou
dans l’amour, comme si elles retrouvaient par là une source commune
dont elles semblent se détacher lorsqu’elles se dégradent l’une dans la
fermeture du pâtir, l’autre dans l’entendement abstrait qui se repré¬
sente une objectivité. Cette source, Hegel ne la dénomme pas, encore
moins la définit-il, mais c’est dans sa direction que pointent les mots,
souvent répétés, de «vie», de «force», de «germe», ou encore les termes de
«nature», de «croissance», ainsi que la métaphore de la «plante». Quelle
1 Critique de la raison pratique, trad. Picavet, p. 248.
2 Nohl, p. 26.
3 Critique de la raison pratique, p. 234.
4 Id., Ibid.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 13

que soit leur consonance vitaliste, ces mots ne désignent pas des
couches déterminées de la réalité, la «Nature» à laquelle ils se réfèrent
n est pas un secteur du réel ni même son ensemble, mais l’omniprésence
d un mouvement premier de libre déploiement, qui fonde toute réalité
déterminée et lui donne d’apparaître. C’est à cette omniprésence que le
cœur humain, raison sensible, est ouvert, alors que l’entendement,
soucieux d’«objectivité», lui est fermé. C’est à ce mouvement premier
que le «génie» temporel, terrestre et lumineux du peuple grec est
congénial et fidèle. Ce génie dont Hegel nous dit qu’il est une «essence
éthérique» (le terme éther étant pris dans le sens antique de lumière
céleste ou de feu originel rendant les choses visibles) «reliée à la terre
par un lien léger et fermement attachée à elle, et qui cependant par un
enchantement magique, résiste à toute tentative de déchirer ce lien,
car il est tout entier enfoncé dans son essence».1
En quoi cette pensée de l’omniprésence et de la raison sensible a-t-
elle partie liée avec une pensée du Beau ? En réalité, celle-ci est insépa¬
rable de celle-là, comme on peut s’en convaincre, dès que l’on s’en-
quiert de l’usage du mot «beau» dans le texte hégélien.
Est belle «la joie chaude ... qui incite les autres à la sympathie».2
Est belle «la fantaisie».3 Est belle «la tendre plante de la sensibilité libre
et ouverte».4 Sont beaux les «germes des sensations les plus fines qui
ressortissent à la moralité» et que la nature a semées en chaque homme.5
Est belle «l’âme» repentante, confiante et aimante de Marie-Madeleine.6
Sont belles les «fibres de la nature», («tissu des sensations», «fantaisie» et
«cœur») que la religion du peuple a pour but principal de nouer en un
lien noble, conformément à la nature elle-même.7 Sont belles «les cou¬
leurs et les images issues de la sensibilité».8
Cet usage du terme «beau» n’a rien d’équivoque; tout son champ
d’application est apparenté à ce déploiement initial d’ouverture et de
lumière, dont les autres noms sont nature et "Ev xod Elav. Comme tel,
le Beau n’est pas un prédicat anthropologique, ni l’attribut d’une
nature qui serait ce qu’elle est indépendamment de l’homme. Car ce
déploiement premier qui fonde le Beau, cette ouverture originaire,
n’est ni une propriété de l’homme, ni celle d’une nature en-soi, mais le

1 Nohl, pp. 27-28, note.


2 Id., p. 6.
3 Id., p. 5.
4 Id., p. 7.
s Id., p. 8.
6 Id., p. 11.
7 Id., p. 19.
8 Id., p. 24.
14 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

lien initial d’une nature qui se manifeste, se produit et fait signe à


l’homme, et de celui-ci dont l’être se fonde dans la réceptivité à celle-là
et y puise sa propre ouverture ou sa liberté.
La joie n’est pas la coloration d’un état de conscience privé, pas plus
qu’elle n’est d’essence projective, elle est accueil d’autrui et du monde
dans leur libre déploiement, elle est participation et communion, elle
est réceptivité à la présence. La sensation est ouverture, humilité,
confiance. Ces modes d’ouverture en l’homme ne dépendent pas de sa
propre initiative, ils marquent la résonance en ce qu’il a de plus
intime, dans son «cœur» (Herz), de la Nature elle-même, source première
de tels sentiments, ouverture initiale à laquelle répond la sienne propre.
Ainsi la Beauté à laquelle les écrits de Tübingen font sans cesse allusion,
est celle-là même dont nous croyions déjà déceler l’idée dans les petits
écrits sur la poésie grecque, à savoir, disions-nous, une relation d’ap¬
partenance liant le Tout à ceux qui y sont ouverts, et ceux-ci à celui-là.
Libre déploiement, lumière, ouverture, telle est la Beauté. C’est bien en
ces termes et dans le sens visé par ceux-ci que les fragments de Tübin¬
gen traitent des arts, ainsi qu’en témoignent les lignes où Hegel oppose
l’architecture grec queà l’architecture gothique comme il oppose la
raison-sensibilité à l’entendement.1
Il est frappant que ces petites analyses, aussi partiales et puériles
qu’elles puissent paraître, transposent sur le plan de l’art les notions
fondamentales qui déterminent la pensée hégélienne de l”'Ev xal II âv
et, par voie de conséquence, l’analyse de l’opposition de la religion
grecque et de la religion moderne. Au même titre que la religion
grecque, l’art grec est un art de la lumière, de l’ouverture, du libre
déploiement. Au même titre que la religion moderne, l’architecture
gothique et la peinture médiévale sont des arts de l’obscurité, du con¬
finement, de l’oppression. Là l’aurore, ici la nuit. Et de même que la
religion grecque s’oppose à la religion moderne comme la religion
authentique à son contraire, ainsi l’art grec s’oppose à l’art de l’époque
moderne comme l’art véritable à son contraire, ou comme la Beauté à
la laideur. Il se pourrait que les chrétiens copient la Grèce, mais outre le
fait que le génie dont jaillissaient les œuvres grecques a «disparu de la
terre» et que «nous ne le connaissons plus que par ouï-dire»,2 l’audience
que reçoit l’artiste moderne est forcément restreinte par suite de la
séparation, dans la vie moderne, de ce que les grecs vivaient sur le
mode de l’unité. L’œuvre d’art moderne, même inspirée de la Grèce, est

1 Cfr. Nohl, pp. 358-359.


2 Nohl, p. 29.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 15

condamnée à être méconnue: «Ce qui est beau dans le culte catholique
est emprunté aux grecs ... l’encens parfumé et les belles madones,
mais (...) les œuvres les plus grandes de l’art sont généralement ense¬
velies dans un coin et entourées d’ornements infantiles».1

2. LA PENSÉE DU BEAU DANS LA GEDANKENLYRIK


DE SCHILLER

Cette étroite liaison de l’art et de la Beauté avec une totalité de pré¬


sence à laquelle la Grèce aurait été spontanément accordée, et dont elle
reçut sa dignité ontologique, n’est pas une conception exclusivement
hégélienne. Nous la trouvons exprimée chez Schiller, non certes dans
les tragédies révoltées du Sturm und Drang, mais dans les premiers
poèmes de la Gedankenlyrik. Elle est au cœur pareillement des premiers
écrits de Holderlin.
On sait que dès les années d’étude de Tübingen, Hegel avait reconnu
dans les écrits de Schiller l’expression de ce qui lui tenait à cœur.2 Il ne
cessera par la suite de lui vouer la plus grande vénération comme en
témoignent notamment les éloges qu’il lui adresse dans les Leçons
d’Esthétique, où il lui fait honneur d’avoir le premier «revendiqué la
totalité et la conciliation avant que la philosophie en ait reconnu la
nécessité».3 Deux des formules les plus célèbres de la pensée dialectique
seront d’ailleurs empruntées à la poésie de Schiller. Après avoir rappelé
que le but des formes successives revêtues dans l’histoire par le
royaume des esprits est la pleine révélation du concept, Hegel conclura
la Phénoménologie de l’Esprit en affirmant que sans elles, l’esprit
absolu serait la solitude sans vie, et que c’est seulement «du calice de ce
royaume des esprits qu’écume jusqu’à lui sa propre infinité».4 Dans le
même sens, il dira dans Y Encyclopédie que «l’histoire du monde est le
jugement du monde»,5 voulant signifier par là que le mouvement dia¬
lectique des esprits nationaux particuliers est le processus par lequel
l’esprit se hausse à la révélation de son essence en-soi et pour soi.
Il n’est pas inutile de scruter le contexte de ces vers, non par souci de
déterminer les transformations que le système spéculatif fait subir à la
pensée schillérienne - ce qui serait prématuré au point où nous sommes

1 Id., p. 359-
2 Cfr. notamment Haering, op. cit., pp. 38, 40 et 53.
3 Hegel, Esthétique, t. I, trad. Jankélévitch, pp. 86-87.
4 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. Hyppolite, t. II, p. 313.
5 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 548.
l6 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

- mais pour tenter de repérer le sens qu’ils pouvaient prendre aux yeux
du jeune Hegel.
La conclusion de la Phénoménologie de l’Esprit reprend en les modi¬
fiant les deux derniers vers du poème «L’amitié», paru pour la première
fois en 1781 dans Y Anthologie sous le titre: Die Freundschaft. Ans den
Briefen Julius an Raphaël, einem noch ungedruckten Roman. Du roman
lui-même, seul le début devait paraître, sous le titre: Philosophische
Briefe, dans le troisième cahier de la revue Thalia en 1786, en même
temps que le poème «Résignation» et le célèbre «Hymne à la joie». Il
n’est guère douteux que le jeune Hegel ait lu dans cette publication ces
trois poèmes dont les thèmes correspondent étroitement à ceux de ses
propres écrits.1 Le poème «L’amitié» est en réalité un hymne à l’amour
comme l’indiquent l’usage de ce vocable dans le poème lui-même et les
considérations sur l’amour et la divinité dans la «Théosophie de Julius»,
au centre des Philosophische Briefe où il est inséré.
L’idée de l’amour développée dans ce poème est proche parente de
celle que nous avons reconnue dans les premiers textes hégéliens. Même
liaison de l’amour et de la joie. Même attachement à la terre. Même
correspondance de l’homme avec l’Un-Tout, et même jaillissement de
celui-ci.
Nombre de réflexions émises par Julius correspondent à la pensée du
jeune Hegel. L’idée centrale de la «Théosophie de Julius» est celle de
l’ubiquité du divin, entendu comme puissance unique de déploiement,
fondant l’affinité de tous les êtres et ménageant entre eux des échanges
et des permutations. Cette puissance est d’essence purement affirma¬
tive, sans retombée, sans déchirure ni négativité. En elle, «la mort n’a
pas de tombeau».2 C’est par elle que le monde parle à l’être pensant et
lui livre l’image de ce qu’il est : «En moi et hors de moi, tout n’est que
l’hiéroglyphe d’une force qui me ressemble».3 De sorte que la con¬
naissance n’est pas domination par le concept, mais co-naissance,
participation de l’homme à l’illumination de l’Idée qui est la vie même
du Tout : «Nous devenons nous-même l’objet senti».4 C’est en tant qu’il
correspond au mouvement unique et total de la manifestation que
l’homme est libre, et la perfection se confond avec ce mouvement
même. «Tous les esprits sont attirés par la perfection, .. . tous aspirent

1 Voir les commentaires de Robert d’Harcourt dans sa traduction des Poèmes philosophiques
de Schiller, pp. 275-283.
2 Schillers Werke, Nationalausgabe, t. 20, p. 117 (cité NA).
3 NA, 20, p. 116.
4 NA, 20, p. 117.
LE JEUNE HEGEL ET L'HELLENISME SCHILLERIEN 17

à la libre expression de leurs forces . . -».1 L’amour est l’expression la


plus haute de cette attirance : il m’est que le reflet de cette force unique,
l’attraction du parfait fondée sur (...) une permutation des êtres».2
De même que Hegel fustige les attitudes et les philosophies dont le
point de repère est l’ego, Julius, contestant la philosophie de l’époque,
met en cause «les dangereux penseurs qui employent toute leur péné¬
tration et leur génie à embellir l’égoïsme et à l’élever à la hauteur d'un
système».3 Il concède aux philosophes de l’immortalité qu’«il y a déjà
ennoblissement pour l’âme humaine à sacrifier un intérêt présent à un
intérêt éternel», mais il ajoute aussitôt que c’est seulement là «le degré
le plus noble de l’égoïsme».4 Entre l’accueil sans réserve du libre cours
de l’Un-Tout, et l’exercice solitaire d’une vertu qui se retranche de la
totalité pour atteindre un bonheur à venir, Julius comme Hegel voit un
antagonisme radical. «L’égoïsme et l’amour partagent l’humanité en
deux races très dissemblables, dont les limites ne se confondent jamais.
L’égoïsme place son centre en lui-même; l’amour l’installe hors de lui,
dans l’axe de l’éternelle totalité. L’amour tend à l’unité, l’égoïsme est
solitude. L’amour est le citoyen participant à la souveraineté dans un
État libre et florissant, l’égoïsme est un despote dans une création
désolée».5 Fondée sur cette sagesse de l’Un-Tout, la conception schillé-
rienne de la Beauté s’apparente étroitement à celle de Hegel. La
Beauté est source, et lumière à laquelle se coordonnent l’amour et la
joie. Elle est l’idée vivante dont la «pure lumière» se divise à l’infini
dans le monde. C’est elle que l’amour rejoint lorsque, surmontant le
morcellement du divers pour en retrouver l’unité fondatrice, il va se
fondre dans «l’océan de l’éternelle clarté» (Im Meer des ewigen Glanzes) :
«Familiarisons-nous avec la suprême unité idéale, et nous nous atta¬
cherons les uns aux autres avec un amour fraternel. Semons la Beauté
et la joie, et nous recueillerons la joie et la Beauté».6 Recueillir la
Beauté, c’est retrouver l’unité vivante du Tout, c’est accéder au divin:
«L’homme qui est parvenu à recueillir toute beauté, toute grandeur,
toute perfection dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand
de la nature et à découvrir la grande unité de cette diversité, cet
homme-là est déjà tout près de la divinité».7 Mais si l’homme recueille

1 NA, 20, p. 117.


2 NA, 20, p. 119.
3 NA, 20, p. 122.
4 NA, 20, p. 122.
5 NA, 20, p. 123.
6 NA, 20, p. 125.
7 NA, 20, p. 121.
l8 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

autant qu’il sème, l’amour et la joie ne sont pas des attitudes humaines,
ils sont de l’Être avant d’être de l’homme. La Beauté à laquelle ils
s’ouvrent et qui les illumine, n’est pas le fruit d’une spiritualisation des
choses par le fait de l’homme, mais le ressort même de l’Un-Tout et la
grâce de sa profusion.
C’est bien encore le libre déploiement de l’Un-Tout qui est désigné
par Schiller lorsque, dans le poème «Résignation» auquel Hegel em¬
pruntera la formule: «L’histoire du monde est le jugement du monde»,
il reprend un des thèmes centraux de la Théosophie de Julius: l’oppo¬
sition radicale entre l’amour et la morale de l’ego.
Si, selon ce poème, l’histoire du monde condamne aussi bien le mora¬
liste que le jouisseur, c’est que, pensée fondamentalement, elle se con¬
fond avec le déploiement de l’Un-Tout, auquel tous deux sont
aveugles. Le Weltgericht ici évoqué est bien un jugement moral mais la
moralité qui en guide le décret n’est pas un système de préceptes re¬
tranchant l’homme de toute présence et fanant toutes fleurs sous le
regard de la mort : c’est l’innocence d’une puissance conciliatrice origi¬
naire à laquelle nous avons vu se référer aussi bien la critique hégélienne
de la morale positive, calculatrice et privée.
Cette puissance est magnifiée par l’hymne «A la joie», qui dans la
revue Thalia, fait suite aux deux poèmes auxquels nous venons de faire
allusion.

«Joie, belle étincelle des dieux

Ta magie relie
Ce que séparait le glaive de la mode».1

Comme l’amour, «soleil des esprits», comme la Beauté, «pure lumière»


de l’Idée,lajoieest scintillement des dieux. Beauté, amour et joie sont les
trois noms d’un même resplendissement sacré. Mais ce resplendisse¬
ment n’est pas une lumière crue qui découpe les arêtes des êtres, il est la
flamme qui les anime, l’élément qui les pénètre et les rassemble dans
une seule unité. En lui, les limites s’évanouissent. Elles ne tiennent qu’à
notre préjugé, à l’entendement analytique, à cette habitude que nous
avons de scinder l’unité, dans l’homme comme dans le monde, et de
briser en modalités distinctes la plénitude affirmative du Tout.
C’est pourquoi seul celui qui, par l’amour, dépasse la séparation peut
entrer dans la ronde de la joie. Car aimer, c’est toujours accueillir la
totalité:
1 NA, i, p. 169.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 19

Diesen Kuss der ganzen Welt! 1

Avant d’être de l’homme, la joie est d’abord la libre dispensation


de l’Un-Tout:

«Joie se nomme le ressort puissant


De l’éternelle Nature».2

Ainsi entendue, elle n’est rien de relatif aux facultés de la conscience,


elle n’est pas un état subjectif, une émotion de l’ego, elle est ce destin
dont Hegel reconnaissait le règne dans toutes les manifestations de la
religion grecque qui avait réussi «en accord avec les Grâces, à tisser une
couronne de roses autour des liens de la nécessité».3 Réconciliant l’Un
et le multiple, le même et l’autre, la souffrance et la jubilation, la vie et
la mort, elle rassemble dans l’unicité d’une seule grâce tout ce qui se
sépare, tout ce qui s’oppose, tout ce qui déchoit, tout ce qui tend à se
cristalliser en modalités finies :

Ausgesôhnt die ganze Welt! 4

3- LES GRECS ET KANT, OU L’EN KAI PAN ET LA


SUBJECTIVITÉ, PÔLES DE LA PROBLÉMATIQUE

SCHILLÉRIENNE EN ESTHÉTIQUE ET EN

PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

Le sens de l’hymne «A la Joie» semble résider dans un quiétisme de la


totalité. Cependant les deux dernières strophes du poème résonnent
comme un appel à l’action: «Virile fierté devant le trône des Rois, (...)
disparition de la couvée du mensonge (...) libération des chaînes de la
tyrannie .. .».5 Mais alors la joie qui semblait être source et origine est-
elle autre chose qu’une fin proposée à l’action? Consentement à la
totalité et rayonnement de celle-ci, peut-elle rayonner dans toute sa
splendeur avant qu’aient été brisées les limites et les séparations qui
entravent son règne? Comment le ressort du Tout peut-il être caché?
Qu’est-ce donc que cette force omniprésente et pourtant absente? Que
cette «éternelle Nature» apparemment étrangère à l’histoire? L’omni¬
présence et le temps seraient-ils dissociés? Telles sont les questions qui

1 Id.
2 NA, i, p. 170.
3 Nohl, p. 28.
4 NA, 1, p. 171.
5 NA, 1, p. 172.
20 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

semblent guider le cheminement de la pensée de Schiller et auxquelles


Hegel lui aussi va être affronté, s’il est vrai que lui non plus ne peut
s’empêcher de penser l’"Ev xod Ilav ou le royaume de Dieu comme une
fin proposée à l’action, ainsi que l’atteste le sens que dans une lettre à
Schelling de 1795 il confère au mot de ralliement sur lequel se séparè¬
rent les trois amis de Tübingen: «Que le Royaume de Dieu vienne, et
que nos mains ne restent pas inactives».1 Pour l’étudiant de Tübingen
comme pour le poète d’Iéna, l’amour est le pôle des mondes et des
esprits, la joie le ressort du Tout, et la Beauté l’éclat de leur règne.
Pour l’un comme pour l’autre, la célébration de l’amour, de la joie et de
la Beauté s’enracine dans une ontologie. Dans l’amour et la joie comme
dans la Beauté, se manifeste l’"Ev xod Ilav, c’est-à-dire l’Être même de
ce qui est, en tant qu’il est la seule lumière donnant à toutes choses de
se déployer, et au règne de laquelle l’homme appartient. Mais cette
ontologie les heurte au problème de l’histoire. Joie, amour et Beauté
sont ce que le monde est profondément, et pourtant l’égoïsme, le calcul
et la laideur sont partout répandus. A cet égard, la Grèce apparaît
comme le modèle unique de la communauté ontologiquement justifiée.
C’est dans l’Elysée que la joie est née, c’est en Arcadie que la Nature la
promettait dès le berceau. Mais de la présence grecque à la représenta¬
tion moderne, il y toute la distance du jour à la nuit. Le long poème
«Les dieux de la Grèce» qui noue en un seul faisceau les thèmes dévélop-
pés dans «L’Amitié», dans «Résignation», et dans l’hymne «A la Joie»,
exprime cette dignité ontologique de la Grèce que nous ont paru viser
les ébauches du jeune Hegel:

«Quand le voile magique de la poésie


Flottait encore plein de grâce autour de la vérité,
Alors à travers la création s’épanchait la plénitude de la vie,
Et ce qui jamais ne sera sensible, alors était doué de sensation».2

Ces vers résument très étroitement la pensée du petit texte hégélien


sur la poésie grecque, que nous examinions au début de cette étude.
Selon les termes de Hegel, la «vérité», la «chose même», la «nature
sensible» trouvaient directement accueil dans la poésie grecque. Cette
vérité, cette nature sensible, nous étaient apparues ensuite, à travers
les premiers fragments religieux, comme une omniprésence originaire se
déployant dans l’amour, la joie et la Beauté. Tel est bien le nœud
qu’invoque le poème :

1 Hegel, Correspondance, trad. Carrère, t. I, p. 23.

2 NA, 1, p. 190; trad. d’Harcourt, p. 81.


LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 21

«Entre les hommes, les dieux et les héros,


L’amour nouait un beau lien»,1

«L’évohé des joyeux agitateurs du thyrse,


L’attelage magnifique des panthères,
Annonçaient l’arrivée du grand porteur de joie».2

Mais ce resplendissement s’est éteint sous «le sombre souffle du Nord» :


«insensible à sa propre splendeur», «ignorante de l’esprit qui la mène»,
la Nature «dépouillée de ses dieux» (die entgotterte Natur) n’obéit plus
qu’à la loi de la pesanteur.3

«Bel univers, où es-tu? Reviens


Age charmant des fleurs de la nature !
Ah ! Ce n’est plus que dans le féérique pays des chants poétiques
Que vit encore ta trace scintillante».4

Hélas, dit Hegel dans un texte nostalgique où il évoque le «génie»


rayonnant du peuple grec dans des traits qui forment une sorte de
paraphrase de ce poème, «nous ne connaissons plus ce génie que par
ouï-dire (...) Il a disparu de la terre».5 L’omniprésence aujourd’hui ne
transparaît plus que dans les œuvres d’art qui en sont les ombres. Jadis
l’Art était accueil et abri de la présence, il était animé de la vie même
du Tout, il était la parole même du Sacré. Aujourd’hui cette âme l’a
quitté et sa vie propre n’est plus celle de la terre. Que cèlent ce repli de
la présence, cette dissociation de la Nature et de l’activité humaine, de
la Beauté et du monde? N’étaient-ils pas nécessaires ontologiquement?
Schiller et Hegel vont être amenés l’un et l’autre à se débattre avec ces
questions, et à penser, à des titres divers, que la totalité originelle devait
se diviser pour mieux se réconcilier, se perdre pour mieux se retrouver.
C’est sur le rôle et la place de l’art et de la Beauté dans ce processus
qu’ils se sépareront. Pour Schiller l’Art va se muer de vestige en fer¬
ment, il y aura une «puissance du chant» œuvrant à la réconciliation, et
la couronnant en Beauté, tandis que Hegel liera le sort de la Grèce à
celui de la Beauté, dissociant à partir d’un certain point, le mouvement
de l’Art de celui de la réconciliation.
Le rôle conciliateur d’un art qui n’est pas seulement le dernier
rayonnement d’un âge d’or disparu, mais qui dans le présent même est

1 NA, i, p. 191; trad., pp. 83-85.


2 NA, 1, p. 191; trad., p. 85.
3 NA, 1, p. 194; trad., pp. 89-91.
4 NA, 1, p. 194; trad., p. 89.
5 Nohl, p. 29.
22 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

la promesse d’un règne à venir, est affirmé pour la première fois et


avec une grande vigueur dans le poème «Les Artistes». Dans une lettre à
Korner, datée du g février 1789, Schiller déclare que l’idée essentielle de
son poème, le thème qui, sous forme d’allégorie, le traverse de bout en
bout, est «l’existence latente du Vrai et du Bien dans la Beauté». Il
précise qu’il doit à Wieland cette conception dont il énonce comme suit
le développement dans le poème: «Je commence ... par établir, sous
l’angle double de la philosophie et de l’histoire, que l’Art a été l’agent
de diffusion de la culture scientifique et morale. J’établis ensuite que
cette culture scientifique et morale ne saurait en aucune façon être
envisagée comme le but lui-même. Le savant et le penseur se sont
attribué trop précipitamment la palme en ne laissant à l’artiste que
l’échelon placé au-dessous d’eux. Le terme ultime de l’évolution de
l’humanité, c’est la résolution en Beauté de la culture scientifique et
morale».1 L’évolution de l’humanité se présente donc comme une
succession de trois stades dont le mouvement d’ensemble est celui d’un
cercle. C’est avec l’apparition de l’Art que l’humanité s’instaure, c’est
par lui qu’elle s’achèvera en beauté. Il y a des hommes parce qu’il y eut
des artistes. L’Art, non le savoir ni l’habileté technique, est le propre de
l’humanité:

Die Kunst, 0 Mensch, hast du allein,2

Dans son premier épanouissement, libérée par l’art de la nuit de


l’instinct, l’humanité vit dans le règne exclusif de la Beauté, où le Vrai
et le Bien sont immédiatement sensibles au cœur.

«Ce que, après des milliers d’années seulement,


Découvrit la raison vieillissante
Se trouvait, dans le symbole du beau et du grand,
Par avance révélé à l’entendement, encore dans l’enfance, de
l’humanité».3

A ce stade qui est celui de la raison sensible, le devoir ne s’oppose pas


au penchant mais s’accorde avec lui, sous la garde de la Beauté.

«Les êtres vivant dans son chaste service


Ne connaissent la tentation d’aucun vil instinct, l’effroi d’aucun
destin ;

1 Cité in cI’Harcourt, op. cit., p. 289; Briefwechsel Schiller-Kornes, II, pp. 25-27.
2 NA, 1, p. 201.
3 NA, 1, p. 202; trad., p. 97.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 23

Comme soumis à une puissance sacrée,


Ils reçoivent en retour la pure vie des esprits,
Le droit précieux de la liberté».1

Cette harmonie était prématurée. Dans un second moment «la vie


sombra dans le gouffre avant d’avoir parfait le beau cercle ébauché».
Mais l’Art veillait dans une «téméraire autonomie».2 C’est lui qui sauve
l’humanité aux époques de péril et qui ouvre «les voies libres de la
pensée» et de la science. Grisée par ses triomphes, l’humanité pense
alors «avec le vil salaire d’un mercenaire pouvoir congédier son noble
guide».3 Mais la couronne de la perfection n’est pas pour la science. Ce
qui est né dans la Beauté s’achèvera dans la Beauté :

«Avec vous, première fleur du printemps


Commença la Nature quand elle voulut façonner les âmes;
Avec vous, joyeuse couronne de la moisson,
La Nature achèvera son cycle en parachevant son œuvre».4

En attendant cet accomplissement, la dignité de l’homme est remise


entre les mains des artistes qui abritent la vérité quand elle est «repous¬
sée par son temps» et qui font apparaître dans le miroir de la poésie
«l’aurore du siècle à venir».5
Ce poème suggère donc que l’harmonie finale est un approfondisse¬
ment de l’harmonie primitive, mais, bien qu’il chante les progrès de la
culture, il n’indique aucunement leur nécessité par rapport au règne
initial de la belle Nature, et se garde de traiter des variations du statut
de l’art au cours de l’histoire. En affirmant une eschatologie générale
de la Beauté, il semble garantir un dépassement de l’alternative
Grèce-monde moderne et concilier la nostalgie de la Grèce et l’opti¬
misme de YAufklàrung: la permanence de l’Art garantit le retour futur
de ce qui fut à l’origine. Mais cette eschatologie n’est pas articulée. Si
l’Art n’a jamais cessé de dire l’unité profonde du Tout, comment celle-
ci qui fut éprouvée jadis dans la vie des hommes a-t-elle pu se briser?
La sagesse cosmique de la «Théosophie de Julius» et des poèmes qui
lui font suite semblait renier le refus du monde et la liberté incon¬
ditionnée chantés par les premières tragédies. Du moi dégagé de toute
entrave et niant toute réceptivité, l’accent s’y était déplacé vers l’unité

1 NA, 1, p. 203; trad., p. 101.


2 NA, 1, p. 207; trad., p. 113.
3 NA, 1, p. 211; trad., p. 123.
4 NA, 1, p. 212; trad., p. 123.
5 NA, x, pp. 213-214; trad., pp. 127-129.
24 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

du Tout; la joie, l’amour, la liberté et la Beauté n’y relevaient pas de


l’ego, mais de la Nature ou de l’Être même. Cependant la préface de la
«Théosophie de Julius» déclarait cette ontologie prématurée et Schiller
opposait à Julius les réserves de Raphaël, partisan d’une délimitation
préalable des capacités du savoir humain. En outre les poésies dé¬
peignaient le beau règne de l’unité comme la réalité même mais sous la
double forme d’un âge disparu et d’un âge à venir. Par là, l’accent tom¬
bait à la fois sur l’histoire et sur la conscience séparée, que celle-ci soit
nostalgie ou volonté tendue vers la réalisation d’un idéal.
Schiller va s’efforcer de concilier ces différents termes. En d’autres
mots, son objectif sera de penser d’un seul tenant l’Être, l’histoire et la
subjectivité théorique et pratique. Les difficultés que nous avons
décelées dans sa pensée lyrique vont être transposées et rassemblées sur
le terrain philosophique, vont y motiver son recours à Kant, mouvoir
son effort vers un dépassement du criticisme dans la direction d’une
ontologie, jointe à une philosophie de l’histoire, et s’y solder en fin de
compte par un va-et-vient entre une philosophie de la réflexion et une
philosophie de l’Être.
Suivons cet effort et ce va-et-vient tels qu’ils se projettent sur les
deux plans de la philosophie de l’histoire et de l’esthétique, auxquels
Schiller est amené par la logique même de sa pensée lyrique. Ces deux
plans sont d’ailleurs pour lui corrélatifs, puisque penser l’histoire, c’est
penser l’intervalle séparant la subjectivité d’un règne de la Beauté qui
est l’Être même, mais qui a disparu de la terre. Pour accéder à ces deux
plans, la pensée kantienne lui offre un appui d’autant plus propice
qu’elle est essentiellement une philosophie de la conscience séparée,
qui, tentant de dépasser cette séparation, est amenée à s’interroger sur
le sens de l’histoire et sur celui de la Beauté et des arts.
Que le kantisme soit une philosophie de la conscience séparée, de
l’ego retranché de l’essence, c’est bien là son sens apparent dans la
mesure d’abord où il se présente comme un examen critique des possi¬
bilités et des limites des différentes facultés, dans la mesure ensuite où
il établit la primauté radicale de Y a priori, sous les espèces d’une part de
principes constitutifs de connaissance en ce qui concerne l’entende¬
ment, d’autre part de principes constitutifs d’obligation morale en ce
qui concerne la raison ; dans la mesure enfin où il assigne pour séjour à
l’homme l’intervalle qui le sépare de l’absolu, ordre suprême incon¬
naissable ou but à poursuivre indéfiniment. Mais cette philosophie de la
subjectivité séparée qui se traduit par le dualisme rigoureux du sensible
et de la pensée, de la nature et de la liberté, n’en laisse pas moins
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 25

subsister chez Kant le souci d’une connaissance du monde sensible


jusque dans sa particularité, contingente par rapport à la généralité de
la législation de l’entendement, et le vœu d’une réalisation de la liberté
au sein de la nature à laquelle s’oppose l’impératif catégorique. Répon¬
dant dans une certaine mesure à cette double préoccupation, les opus¬
cules de philosophie de l’histoire recherchent un passage de la nature à
la liberté et une insertion de celle-ci dans celle-là. La troisième Critique
unissant les deux troncs, théorique et pratique, du criticisme, justifiera
la possibilité de ce passage et de cette insertion, en attribuant à la
faculté de juger conçue comme moyen terme entre l’entendement et la
raison, le statut d’une faculté législative a priori, à laquelle se rapporte
le concept de la finalité formelle de la nature. Mais auparavant les
opuscules auxquels nous venons de faire allusion auront développé
l’idée que la raison est immanente à la nature, et que l’état de sépara¬
tion où se trouve la subjectivité trouve sa raison d’être dans un vaste
plan naturel.
Parmi ces opuscules, il en est deux surtout qui vont retenir l’attention
de Schiller et guider sa méditation sur l’histoire, au moment où il s’y
jette avec passion, abandonnant pour un temps toute composition poé¬
tique. Analysons-les brièvement afin de repérer les points sur lesquels
ils concordent avec la problématique qui nous paraît résulter du cours
de la Gedankenlyrik, et d’éclairer la philosophie schillérienne de
l’histoire, qui va y puiser son inspiration. Le premier de ces textes est
Vidée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique. Kant y
développe la thèse que le cours des choses humaines, qui est «absurde»
si on le compare à l’ordonnance de la conduite animale régie par
l’instinct, et à l’idéal d’une république de la raison, n’en obéit pas
moins à un «dessein de la nature» qui, par une sorte de ruse, pousse les
hommes à réaliser ses fins, à leur insu, alors même qu’ils ne songent
qu’à leurs buts particuliers. Il esquisse, à travers neuf propositions qu’il
commente successivement, ce plan de la nature susceptible de livrer un
fil conducteur pour un traitement philosophique de l’histoire univer¬
selle. La première de ces propositions énonce le principe général de la
téléologie de la nature: «Toutes les dispositions naturelles d’une créa¬
ture sont destinées à se développer un jour complètement et conformé¬
ment à un but».1 Les propositions suivantes décrivent les modalités que
revêt cette téléologie dans le monde humain. Kant y affirme que le but
assigné au développement des dispositions naturelles de l’homme est
l’usage par celui-ci de sa raison, à cette réserve près que le développe-
1 Kant, La philosophie de l’histoire, opuscules traduits par S. Piobetta, p. 61.
26 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

ment complet de ces dispositions est appelé à se réaliser dans l’espèce et


non dans l’individu. Il montre ensuite ce que cette fin implique pour
l’humanité : «La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-
même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence
animale, et qu’il ne participe à aucune autre félicité ou perfection que
celle qu’il s’est créée lui-même, indépendamment de l’instinct, par sa
propre raison».1
Les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine développent sous
une autre forme les idées exposées dans l’opuscule précédent. Conten¬
tons-nous d’en résumer l’essentiel dans les termes mêmes de Kant : «Le
départ de l’homme du paradis que la raison lui représente comme le
premier séjour de son espèce, n’a été que le passage de la rusticité d’une
créature purement animale à l’humanité, des lisières où le tenait
l’instinct au gouvernement de la raison, en un mot de la tutelle de la
nature à l’état de liberté. La question de savoir si l’homme a gagné ou
perdu à ce changement ne se pose plus si l’on regarde la destination de
son espèce qui réside uniquement dans la marche progressive vers la
perfection».2 Ce départ et ce passage représentent une chute du point de
vue moral : «L’histoire de la nature commence par le Bien, car elle est
l’œuvre de Dieu; l’histoire de la liberté commence par le Mal, car elle
est l’œuvre de l’homme». Mais ce changement ne représente une perte
que pour l’individu. «En ce qui concerne la nature, soucieuse d’orienter
la fin qu’elle réserve à l’homme en vue de son espèce, ce fut un gain».3
Car la «contradiction inévitable» et déchirante entre l’humanité comme
espèce simplement naturelle et l’humanité comme espèce morale est,
comme Rousseau, selon Kant, l’a bien vu, une contradiction progres¬
siste; elle promeut une réconciliation supérieure de la nature et de la
culture, en termes kantiens, de l’art. Elle engendre son propre dépasse¬
ment, ce point où «l’art atteignant sa perfection devient de nouveau
nature; ce qui est la fin dernière de la destination morale pour l’espèce
humaine».4 Et Kant de fustiger en conséquence, parmi les griefs que
l’homme adresse à la Providence, en perdant de vue sa propre faute et
en négligeant son amélioration personnelle, le «vain regret» d’un «âge
d’or, si vanté par les poètes», regret qui mène l’homme à «estimer par
compensation la valeur de la paresse, si par hasard la raison l’incite à
trouver le prix de la vie dans l’action».5

1 Op. cit., p. 62.


2 Id., p. 161.
3 Id., p. 162.
4 Id., p. 164.
5 Id., p. 171.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 27

On voit quelle jonction pouvait s’opérer entre cette pensée de


I histoire et la pensée de Schiller, toute préoccupée par la distance
séparant l’homme de l’harmonie heureuse qui est son essence, mais
dont le règne concret fut éphémère. Comment la nature aimante, belle
et libre a-t-elle pu disparaître, comment l’accord a-t-il pu faire place à
la discorde? Que nous reste-t-il dans la division où nous vivons?
Comment restaurer l’harmonie? A ces questions Kant répond par une
philosophie de l’histoire qui est en même temps une «philosophie de la
nature».1 C’est la nature elle-même qui a voulu que l’homme quittât
l’état de «concorde», de «satisfaction» et d’«amour» où elle l’avait
initialement situé. C’est elle qui a forcé les humains à inaugurer l’his¬
toire, en les arrachant à l’innocence heureuse et pleine des «bergers
d’Arcadie», pour que s’éveillent les dispositions qu’elle avait mises en
eux, pour que dans le travail, la peine et le conflit, s’instaurent la
raison et la moralité, pour que, comme dit Kant dans une formule
saisissante, ils comblent «le néant de la création en considération de la
fin qu’elle se propose comme nature raisonnable».2 C’est elle finalement
qui au terme d’une lutte immense, d’un très long progrès de la con¬
science et de la moralité, réintégrera en elle tout l’«artifice» humain, lui
restituant après une infinie médiation la perfection immédiate qui était
celle de l’instinct.
On voit bien en quoi cette pensée rencontre les préoccupations pro¬
fondes de Schiller. Elle a le double mérite, en effet, d’affirmer la pri¬
mauté de la nature et de justifier par celle-ci l’état de séparation dans
lequel se trouve l’humanité. Cependant par l’introduction de la division
dans le dessein de la nature, l’importance accordée à cette dernière
change d’accent : la nature n’est plus, comme elle l’était dans la nostal¬
gie de la Grèce, l’omniprésence indivise, la pure antithèse de la division;
au contraire, c’est à travers la division même que l’unité et la réconci¬
liation «naturelles» vont s’accomplir. L’accord le plus haut n’est pas
derrière nous dans le lointain de l’Arcadie, il est devant nous à l’horizon
de l’effort humain. Mais justement la question est de savoir si, dans cet
effort, qui se traduit tout autant par la constitution de l’objet scientifi¬
que par la moralité, la nature ne s’évanouit pas au moment même où lui
est attribué - à titre conjectural, il est vrai, mais dans une optique
apparemment différente de l’optique critique - le rôle d’un fondement.
II n’entre pas dans notre propos de dégager les sens multiples de la
notion de nature chez Kant, mais il nous semble à tout le moins que

1 Op. cit., p. 154.


2 u., p. 65.
28 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

dans les opuscules de philosophie de l’histoire comme dans la perspec¬


tive proprement critique, la nature reste envisagée sous l’angle de la
subjectivité conçue comme pouvoir constituant et fondé sur soi. Qu’elle
soit l’ensemble du sensible se prêtant à la législation théorique de
l’entendement, ou le même ensemble exclu de la législation pratique de
la raison, ou encore un système téléologique spécifique comme elle l’est
dans les opuscules, c’est toujours en fonction de la subjectivité que la
nature se définit, dans le premier cas comme objet, dans le second
comme obstacle, dans le troisième comme appui. Le «dessein» ou le
«plan» naturel, outre que l’idée en est empruntée à l’action des hommes,
ne culmine-t-il pas dans le règne des fins, c’est-à-dire dans un ordre où
l’homme ne doit plus rien qu’à sa volonté pure et où peut-être tout
l’«artifice» des hommes, tout ce qu’ils ont institué, tout leur art, rede¬
viennent nature, mais à la condition que celle-ci tout entière ne soit plus
que l’œuvre de la liberté humaine promue au rang d’unique fondement.
Il n’est pas douteux que Schiller ait commencé par souscrire à cette
conception générale. Sa leçon inaugurale d’Iéna: Ce qu’est l’histoire
universelle et à quelles fins on l’étudie, est tout imprégnée de l’esprit des
opuscules kantiens. Moins nuancé que Kant, il y affirme sans ambage et
avec une certaine naïveté, la nécessité d’un principe téléologique pour
la compréhension de l’histoire du monde et il souligne le caractère
subjectif de ce principe. L’esprit philosophique, dit-il, «ne peut pas
longtemps s’occuper des matériaux de l’histoire du monde, sans que
s’éveille en lui un nouvel instinct qui tend à l’harmonie, qui l’excite
irrésistiblement à assimiler tout ce qui l’entoure à sa propre nature
raisonnable, et à élever tout phénomène qui s’offre à lui à la plus haute
puissance qu’il ait reconnue, la pensée ... Il tire donc de lui-même cette
harmonie et la transplante, hors de lui, dans l’ordre des choses extérieu¬
res, c’est-à-dire qu’il porte dans la marche du monde un but raisonna¬
ble, et un principe téléologique dans l’histoire du monde».1 Bien qu’il ne
développe pas les articulations de cette téléologie. Schiller laisse enten¬
dre qu’il tirera de l’examen de l’histoire universelle la même leçon
qu’en tire Kant: «En analysant le délicat mécanisme par lequel, sans
bruit, la main de la nature, depuis le commencement du monde,
développe, d’après un plan régulier, les facultés de l’homme; et en
indiquant exactement ce qui a été fait, à chaque époque, pour l’accom¬
plissement de ce grand plan de la nature, (l’histoire) rétablit la vraie
mesure du bonheur et du mérite, que l’erreur a diversement faussée.

1 Nous citons d’après la traduction d’Adolphe Regnier, Oeuvres de Schiller, V., p. 421;
S.VF., éd. K. Goedeke, Bd 12, pp. 290-291.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 29

Elle nous guérit de l’admiration exagérée de l’antiquité, et du puéril


regret des temps passés .. .».1
Est-ce à dire que le congé donné à la Grèce, avec tout ce qu’il im¬
plique, soit définitif et que Schiller passe sans autre forme de procès
d une philosophie de l’Un-Tout et de l’accueil à une philosophie de la
conscience et de ses conquêtes théoriques ou morales. Il semble que sur
ce point sa pensée ne soit pas sans ambiguïté, comme on peut le con¬
stater à la lecture d’une petite étude intitulée : «Quelques considérations
sur la première société humaine, en prenant pour guide le témoignage
de Moïse», dissertation qui, de son aveu, prit naissance à l’occasion de la
lecture des Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, le second des
opuscules kantiens analysés plus haut.
Apparemment le petit écrit de Schiller est une simple paraphrase
des conceptions que Kant développe sur le même sujet. Comme Kant,
Schiller estime que c’est sous la «tutelle de l’instinct» que la nature
introduisit l’homme dans la vie et y guida ses premiers pas. Comme
Kant il déclare que l’homme était destiné à tout autre chose: à
savoir à la création par lui-même de ce dont la nature s’était chargée
initialement, à la «raison», à la «liberté», à la «moralité».2 Dans les
mêmes termes que Kant, il interprète le récit de la chute originelle
comme le passage de l’animalité à l’humanité.
«Si, dit-il, nous transformons cette voix de Dieu dans l’Eden, qui
interdit (à l’homme) l’arbre de la connaissance, en une voix de son
instinct qui le retenait loin de cet arbre, cette désobéissance prétendue à
cet ordre de Dieu n’est autre chose qu’un acte de défection envers
l’instinct, par conséquent une première manifestation de son activité
propre, un premier essai risqué par sa raison, un premier commence¬
ment de son existence morale. Cette défection de l’homme envers
l’instinct, qui porta, il est vrai, le mal moral dans la création, mais
seulement pour y rendre possible le bien moral, est incontestablement
le plus heureux et le plus grand événement de l’histoire de l’homme:
c’est de ce moment que date sa liberté, c’est alors que fut posée pour un
lointain avenir la première pierre fondamentale de sa moralité».3 Dans
cette conception ce sont des caractères négatifs qui définissent l’essence
de l’humanité. L’homme est l’être qui «refuse» l’animalité, l’être qui
«lutte contre la nature et contre les autres hommes», la «créature

1 Id., ibid., p. 423; S.PE., Bd 12, p. 293.


2 Id., pp. 427-428; S.W., Bd 12, pp. 294-295.
3 Id., p. 429; S.PE., Bd 12, pp. 295-296.
30 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

coupable», l’«artiste malheureux»,1 l’être actif qui doit se donner «l’in¬


dépendance où il sera son propre maître». Plus encore que par des
caractères négatifs, on pourrait dire que c’est par l’idée de néant que
cette conception tend à définir l’être-homme. Non seulement l’homme
est l’être qui «doit» être et qui donc n’est pas, mais encore il ne peut
être ce qu’il doit être qu’en néantisant ce qui lui est donné. Pour
l’homme et par l’homme, suggérait Kant, la création devient «néant».
A quoi Schiller fait écho : l’homme, «une fois éveillé en lui le besoin de
l’activité propre» ne pouvait pas ne pas changer le paradis en «désert».2
D’une pensée de la nature comme plénitude affirmative du Tout trou¬
vant hospitalité en l’homme, Schiller semble donc être passé à une phi¬
losophie de la subjectivité conçue fondamentalement comme un mou¬
vement de négation emportant dans son courant la nature elle-même.
Cette mutation est fort bien illustrée par une nouvelle manière de con¬
sidérer la joie. Celle-ci n’apparaît plus comme le ressort de la totalité
mais comme la «félicité» que l’homme «se procure à lui-même» par ses
efforts personnels.3
Cependant certaines phrases, certaines tournures cadrent mal avec
cette conception. En elles affleure en filigrane une autre perspective,
ténue mais persistante, qui prolonge la trajectoire des poésies et qui
atteste une hésitation à partager intégralement les vues de Kant. Selon
la conception kantienne à laquelle l’essai de Schiller emprunte sa
structure et ses articulations maîtresses, le premier état de l’humanité
se définit par «la tutelle de l’instinct». Certes Kant, non sans inconsé¬
quence peut-être, attribue au premier homme des caractéristiques peu
suspectes d’animalité au rang desquelles la parole entendue comme
expression de la pensée. Mais à ce stade, il ne s’agit là, selon lui, que
d’une «aptitude technique» acquise par un vivant qui éprouve le
«besoin» de «manifester son existence vis-à-vis des êtres vivants qui lui
sont extérieurs».4 L’instinct, aussi perfectionné et amélioré soit-il, est le
contraire de la raison. La seconde fonde son règne sur le meurtre du
premier. «Tutelle de l’instinct», répète Schiller, mais il ajoute qu’en
l’homme des origines, la «raison aussi avait déjà de loin commencé à
s’épanouir». Et il commente cet épanouissement en termes peu kan¬
tiens. «Comme, en effet», dit-il, «la nature pensait, veillait et agissait

1 artiste étant pris ici au sens d’artifex, celui qui institue des œuvres dont la nature serait
incapable. De même dans les écrits de philosophie de l’histoire chez Kant, le mot «Kunst» est
pris au sens d’institution non-naturelle. Loc. cit.
2 Schiller, op. cit., p. 430; STE., Bd 12, p. 297.
3 Id., p. 430. S.W., Bd 12, p. 297.
4 Kant, La philosophie de l’histoire, p. 155.
LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN 31

encore pour lui, ses facultés pouvaient d’autant plus aisément se diriger,
sans empêchement, vers la tranquille contemplation; sa raison, n’étant
distraite encore par aucun souci, pouvait, sans obstacle, travailler à la
construction de la langue, son instrument, et accorder le clavier délicat
de la pensée. C’était encore avec bonheur qu’il promenait alors ses
regards sur la création; son âme saisissait avec une joie pure et désinté¬
ressée tous les phénomènes, et les déposait, purs et sans mélanges, dans
une mémoire active».1 On voit mal comment cette description pourrait
passer pour un tableau des «bornes de l’animalité» et du «cercle aussi
restreint que possible» où elle se meut.2 Contemplation, harmonie d’une
pensée pudique rassemblant tout ce qui apparaît sans le corrompre,
joie de l’accueil, mémoire fidèle, sont-ce là les traits du «sommeil» de
l’instinct ? Plutôt ceux, en vérité, du monde dont le poème aux dieux de
la Grèce disait la disparition et dont Die Künstler chantait la beauté.
Mais cet écho assourdi que la voix empruntée à Kant ne parvient pas à
recouvrir tout à fait, n’ébranle-t-il pas tout l’édifice nouvellement
érigé? La conception kantienne de la négativité de la raison se justifiait
aisément au regard de l’instinct. Dans la nuit de l’animalité il n’est pas
d’autre source de lumière que le refus. Mais comment cette conception
peut-elle se justifier face à une autre raison, affirmative et non plus
négative, mais tout aussi lumineuse, tout aussi active, tout aussi uni¬
verselle que la précédente ?
Au surplus, l’équivoque dans la description des origines se double
d’une équivoque parallèle dans la description des fins. «L’état d’inno¬
cence qu’il a perdu, dit Schiller, l’homme devrait apprendre à le recou¬
vrer par sa raison, et revenir, comme esprit libre et raisonnable, au
point d’où il était parti comme plante et comme créature de l’instinct».3
S’agit-il simplement comme chez Kant de conférer à la liberté, enten¬
due comme obéissance à la loi morale, l’immutabilité qui était celle de
l’instinct? Apparemment le contexte plaide en faveur de cette inter¬
prétation. Mais si l’instinct se définit aussi comme nous venons de le
voir, par l’accueil du Tout, le sens de cette fin qui est aussi un retour,
ne coïncide pas avec le projet kantien d’un règne de la volonté pure où
en définitive la Nature est exclue. Non que la volonté ne joue aucun
rôle dans l’optique de Schiller. Tout au contraire, c’est l’affirmation de
deux principes - Nature et volonté - tour à tour aussi fondamentaux

1 Schiller, op. cit., pp. 427-428; S.W., Bd 12, p. 294.


2 Id., p. 428; S.W., Bd 12, p. 295.
3 Id., p. 428; S.W., Bd 12, p. 295.
32 LE JEUNE HEGEL ET L’HELLENISME SCHILLERIEN

l’un que l’autre, qui fixe les pôles de la démarche philosophique de


Schiller :

«Cherches-tu ce qu’il y a de plus haut et de plus grand ?


La plante peut te l’apprendre.
Ce qu’elle est sans effort de volonté, sois-le, toi,
Par ta volonté - Voilà!» 1

Nous voici à la fois très loin et très près de la métaphore hégélienne de


«la tendre et belle plante de la sensibilité libre et ouverte». Très loin
puisque l’idée de la raison-négativité était encore étrangère à Hegel,
comme nous pouvions en juger par tout l’horizon de pensée d’où cette
métaphore recueillait sa clarté; très près cependant puisque c’est ce
même horizon qui demeure présent à Schiller et qui le restera sur le
terrain dont ce détour à travers la philosophie de l’histoire ne nous a
écarté qu’en apparence: celui de la pensée de l’art et du Beau.

1 Epigramme citée par Robert d’Harcourt, in Schiller, Poèmes philosophiques, p. n.


CHAPITRE II

LES TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU

JUGEMENT

C’est la Critique du jugement qui guide «intérieurement» la méditation


de Schiller sur le terrain de l’esthétique.1 Ses poèmes, on l’a vu, déve¬
loppaient une certaine ontologie de la Beauté. Le Beau y était intime¬
ment lié à l’amour, à la joie et à la liberté, et considéré comme le
resplendissement de leur règne. L’amour désignait, non pas une colo¬
ration de l’affectivité, mais la connaturalité des êtres; la joie ne
désignait pas une émotion, mais le ressort du Tout; la liberté ne
désignait pas une prérogative de la subjectivité humaine opposée à la
nature, mais le consentement à la manifestation de chaque être, dans
ce qu’il est. Par tous ces traits le Beau se trouvait inscrit dans le cercle
de l’Etre et de la vérité. Nous avons à nous interroger sur la rencontre
de cette pensée avec l’esthétique kantienne. Dès 1791, Schiller fait part
à son ami Kôrner de l’«enthousiasme» qu’éveille en lui «le contenu plein
de lumière et d’esprit» de la Critique du jugement et il annonce son
intention de s’occuper de très près de la pensée de Kant.2 Cette occu¬
pation l’engage dans une longue méditation de questions fondamen¬
tales d’esthétique, et l’incite à forger le projet d’un dialogue philoso¬
phique sur le Beau, qu’il intitulerait: Rallias. Le projet ne devait pas
aboutir mais la correspondance avec Kôrner nous livre les éléments de
la pensée qui y présidait. Cette pensée, comme les travaux ultérieurs de
Schiller dans le domaine de l’esthétique, ne peut se comprendre sans
référence à la problématique kantienne du Beau.
De prime abord cependant, on conçoit mal l’enthousiasme de Schiller.
A première vue, en effet, la critique kantienne du jugement esthétique
se meut tout entière dans l’élément de l’ego. Non seulement la question
du Beau et de l’art y prend la forme d’une interrogation sur une

1 Ernst Cassirer, Kants Leben und Lehre, p. 291.


2 Ses leçons du semestre d’hiver 1792-1793 se fondent sur la Critique du jugement. Cfr.
Schiller, NA, 21, pp. 66-88.
34 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

faculté: celle de juger. Non seulement, à l’encontre du jugement déter¬


minant qui concourt à l’instauration de l’objectivité en subsumant le
particulier sous les principes universels de l’entendement, les jugements
téléologiques et esthétiques ont pour caractéristique d’être simplement
réfléchissants, c’est-à-dire de procéder par retour du sujet sur lui-même,
mais encore de ces deux derniers types de jugement, c’est le jugement
esthétique qui est le plus subjectif. Le jugement réfléchissant téléolo¬
gique, encore qu’il ne fournisse pas de concept de l’objet, est du moins
orienté sur la nature, dont il juge la légalité et dans laquelle il permet de
déceler un ordre et de ménager des classifications, en présumant a
priori que jusque dans ses lois empiriques elle s’accorde avec notre
faculté de connaître, et est conforme à un principe de finalité. Il y a une
quasi-objectivité de ce jugement. «Nous attribuons à la nature, dit
Kant, comme une sorte de considération pour notre faculté de con¬
naître, l’analogie d’une fin, et ainsi nous pouvons regarder (...) les fins
naturelles comme des présentations du concept d’une finalité réelle
(objective)».1 En revanche, le jugement réfléchissant esthétique est
radicalement subjectif. La nature esthétique de l’objet sur lequel il
porte se définit comme ce qui dans la représentation de cet objet
«constitue son rapport au sujet, et non à l’objet».2 Ce rapport unilatéral
de l’objet au sujet, cet élément purement subjectif de la représentation,
ce qui en elle ne vise pas à déterminer l'objet et qui par conséquent ne
peut devenir connaissance, c’est le plaisir qui s’attache à cette repré¬
sentation. Juger esthétiquement, c’est donc juger grâce au sentiment de
plaisir et dans l’immédiateté de ce sentiment. Un tel jugement est
réfléchissant parce qu’il est pour ainsi dire rétroverti vers «l’état du
sujet».3 Il est esthétique parce qu’il repose sur un affect de la sensibilité,
le plaisir même. Ce plaisir a pour caractéristique de résulter de l’accord
de l’imagination et de l’entendement, dont l’exercice est ici déclenché
sans remplissement matériel ou logique, à titre gratuit et formel, pure¬
ment subjectif. Ce qui de l’objet déclenche l’exercice conjugué de ces
facultés, générateur de plaisir, c’est la conformité de cet objet à ces
facultés elles-mêmes, sa convenance à leur égard, c’est, autrement dit,
sa «pure finalité formelle subjective».4
C’est justement à cette pure subjectivité ainsi décrite que la faculté
de juger esthétique doit d’être la seule à être pleinement a priori.

1 Critique du jugement, Introduction, trad. Gibelin, p. 32 (cité C.J.)


2 C.J., p. 28.
3 C.J., p. 29.
4 Loc. cit.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 35

Tandis que la faculté téléologique de juger, portant sur la finalité


objective réelle delà nature, s’exerce à travers la médiation de l’enten¬
dement et de la raison, le premier établissant les lois de la nature, la
seconde fournissant le concept de finalité, le jugement esthétique ou
jugement de goût est immédiat, sans concept et s’exerce dans et par le
plaisir même. Aussi Kant peut-il dire que «dans une critique du juge¬
ment la partie qui traite de la faculté esthétique de juger est essentielle
parce que celle-ci contient seule un principe qui lui appartient essen¬
tiellement et dont elle se sert comme fondement absolument a priori
dans sa réflexion sur la nature . .. ».! Dans le même sens, il écrit dans la
préface de la première édition que «la recherche critique d’un principe
de la faculté de juger dans (les jugements esthétiques) est la pièce la
plus importante d’une critique de cette faculté, car, quoique par eux-
mêmes ils n’apportent rien à la connaissance des choses, ils appartien¬
nent pourtant au seul pouvoir de la connaissance et démontrent une
relation immédiate de ce pouvoir au sentiment du plaisir ou de la peine
selon quelque principe a priori . . . ».2 C’est cette relation immédiate au
sentiment du plaisir ou de la peine «qui est précisément l’énigme dans
le principe de la faculté de juger, laquelle énigme rend nécessaire d’ac¬
corder dans la Critique une division spéciale à cette faculté», alors que
le jugement logique selon des concepts aurait pu être ajouté à la partie
théorique de la philosophie critique.3
Dans ces conditions, la manière dont se pose l'interrogation kan¬
tienne sur la Beauté exclut par avance toute relation de celle-ci avec la
vérité, et l’on peut dire avec Gadamer que «le prix que paye Kant pour
la justification de la critique sur le terrain du goût consiste dans le
refus d’accorder à celui-ci une signification quelconque pour la con¬
naissance».4 Kant se demande seulement s’il y a des principes a priori
pour le plaisir et le déplaisir, sur lesquels reposent les jugements de
goût dont la prétention à l’universalité n’a pu encore être justifiée
jusqu’à lui. Toute cette interrogation s’articule et se déroule à partir de
la subjectivité.
Cependant, si la subjectivité est bien le site de l’interrogation kan¬
tienne sur le Beau, il faut ajouter aussitôt que Kant ne s’y est pas
enfermé et que sur plusieurs points, mû tantôt par les questions que le
système critique laissait en suspens, tantôt par la fidélité au phéno-

1 C.J., p. 32 (traduction modifiée).


2 C.J., Préface, p. n (traduction modifiée).
3 C.J., p. 11 (traduction modifiée).
4 H. G. Gadamer, Wahrheit und Méthode, p. 40. Cfr. également W. Biemel, Die Bedeutung
von Kants Begründung dey Âsthetik jür die Philosophie dey Kunst, pp. 20-21.
36 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

mène abordé, il a lui-même franchi les limites de la perspective qu’il


s’était tracée. Il en résulte au sein de sa pensée du Beau certaines ten¬
sions, bien mises en lumière par M. Biemel dans un travail récent.1 Déjà
l’introduction de la Critique du jugement, montre que Kant n’entend
pas se tenir rigoureusement à l’optique de la subjectivité. En assi¬
gnant au sentiment du plaisir et de la peine une fonction conciliatrice
entre les facultés de connaître et la faculté de désirer, en accordant à la
faculté de juger un rôle médiateur entre les deux facultés porteuses de
principes a priori - l’entendement et la raison - en situant l’art à l’inter¬
section des domaines où légifèrent respectivement ces facultés - la
nature d’une part, la liberté de l’autre -, Kant y indique qu’il n’entend
pas seulement ajouter par symétrie une nouvelle Critique aux Critiques
antérieures et rechercher par analogie les principes transcendantaux
d’une faculté qu’elles auraient négligée. A travers la faculté de juger, il
y va de l’unité de l’Être.2 La recherche d’une cohérence entre les facul¬
tés se dépasse vers la recherche métaphysique du fondement d’un
accord entre le sensible et le suprasensible. Les deux premières Cri¬
tiques, en effet, ont ouvert un «abîme immense» entre le domaine des
concepts naturels et celui du concept de liberté, et pourtant si le sen¬
sible ne peut avoir sur le suprasensible aucune influence, «néanmoins
celui-ci doit avoir une influence sur celui-là, le concept de liberté doit
réaliser dans le monde sensible la fin imposée par ses lois et la nature
pouvoir être ainsi conçue que le caractère légal de sa forme s’accorde
tout au moins avec la possibilité de fins à réaliser en elle suivant les lois
de la liberté».3 Il faut donc rechercher un pont entre les deux domaines,
le fondement d’un accord entre les deux législations. C’est la faculté de
juger qui atteste la possibilité d’un tel accord. Ne considère-t-elle pas la
nature dans l’optique de la finalité? Et celle-ci n’est-elle pas le concept
fondamental du domaine de la liberté? Grâce au jugement, c’est dans la
perspective d’une causalité de raison que la nature est introduite,
dégagée par là de l’emprise exclusive de la causalité d’entendement.
Ainsi s’opère une transition «de la raison purement théorique à la raison
purement pratique, de la légalité de l’une à la fin dernière de l’autre»,
«du domaine du concept de la nature à celui du concept de liberté»,4 de
la subjectivité à l’Être, en tant que fondement de l’étant.
L’«élément intelligible» ou «substrat suprasensible» que la raison,
d’une part, ne peut déterminer que pratiquement, que l’entendement,
1 Op. cit.
2 Cfr. Eric Weil, Problèmes kantiens, pp. 63-67.
3 C.J., p. 17 (légèrement modifiée).
4 C.J., p. 34.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 37

d’autre part, «laisse tout à fait dans l’indétermination» quoiqu’il


l’indique au fondement de la nature, en attestant «que celle-ci n’est
connue par nous que comme phénomène», - cet élément ou ce substrat
reçoit du jugement «une possibilité de détermination par la faculté
intellectuelle».1 Or, soulignons-le, le jugement n’opère à l’état pur que
dans l’ordre esthétique. Il est, dit Kant, la faculté «qui sert seulement à
relier et qui par conséquent ne peut se ménager pour soi aucune con¬
naissance ni apporter une contribution quelconque à la doctrine. Mais
ses jugements, sous le nom d’esthétiques (dont les principes sont pure¬
ment subjectifs) en tant qu’ils sont distincts de tous les jugements dé¬
nommés logiques, dont les principes doivent être objectifs (qu’ils soient
théoriques ou pratiques), sont d’un genre si particulier qu’ils rapportent
les intuitions sensibles à une idée de la nature dont la conformité à des
lois ne peut être comprise sans un rapport de cette nature à un substrat
supra-sensible . . .».2
Dès lors si la Critique du jugement inscrit le Beau dans l’orbite de la
subjectivité, mais si d’autre part la signification de la faculté de juger
réside dans une médiation non seulement transcendantale mais méta¬
physique, et si de plus, au sein de cette faculté, le jugement esthétique
bénéficie d’une position privilégiée, il va falloir que la tension entre la
référence à la subjectivité et la référence métaphysique au suprasen-
sible transparaisse dans l’analyse du beau. Mais en outre, comme le
fait remarquer M. Biemel, Kant aborde le problème du Beau selon deux
perspectives différentes dont la première est celle du jugement, la
seconde celle de la production, c’est-à-dire de l’art.3 Une tension s’exer¬
ce aussi entre ces deux visées dont la seconde ne semble avoir été adop¬
tée qu’en cours de route, car la préface et les introductions, comme du
reste l’Analytique du jugement esthétique, parlent plus des choses de la
nature que des choses de l’art.
Enfin les analyses de la Critique du 'jugement trahissent une tension
permanente entre l’attachement au cadre systématique et la fidélité
phénoménologique au mode d’être du Beau et à l’attitude qui y accède.

1. l’analytique du goût

A la première visée, correspond l’Analytique du Beau. Kant y étudie


les jugements de goût, afin de mettre en lumière «les conditions exigées
1 C.J., p. 34.
2 Erste Einleitung, p. 246 sq.; cité par Biemel, p. 25.
3 Biemel, loc. cit.
38 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

pour qu’un objet soit qualifié de beau».1 Ces jugements, selon la défi¬
nition kantienne, ont pour caractéristique que la représentation n’y est
pas rapportée à l’objet en vue d’une connaissance mais au sujet et au
sentiment du plaisir. Le plaisir est donc leur fondement. Mais dès cette
définition qui ouvre l’analyse du premier moment du jugement dégoût,
considéré au point de vue de la qualité, certaines tensions se font jour.
Dans la mesure où il est fondé sur le sentiment du plaisir, le jugement
de goût est essentiellement subjectif: il consiste à rapporter à soi la
représentation que l’on a de la chose dont on juge. Mais ce rapport à soi,
loin d’absorber la chose, définit une pleine intentionnalité, comme il
apparaît dans l’analyse du désintéressement. Lorsqu’elle est produite
par ce qui plaît aux sens, la satisfaction est liée à un intérêt, du seul fait
qu’elle éveille le désir de tel objet agréable. De même, lorsqu’elle est
produite par ce qui est bon, qu’il s’agisse de l’utile ou du Bien moral,
elle suppose le concept d’un but et implique l’orientation de la volonté
sur quelque chose, - agrément, action, ou souverain Bien - elle com¬
porte donc quelque intérêt. En revanche, «il ne faut pas tenir le moins
du monde à l’existence de la chose, mais être sous ce rapport tout à fait
indifférent pour pouvoir en matière de goût jouer le rôle de juge».2 Dire
du plaisir du Beau qu’il est désintéressé, ce n’est là, semble-t-il à pre¬
mière vue, qu’une autre manière de dire qu’il est subjectif, ce que Kant
souligne lorsqu’il remarque que ce qui importe ici, «c’est ce que produit en
moi» 3 la représentation de l’objet et non son existence dont je dépends.
Jouir esthétiquement, c’est alors, semble-t-il, jouir de soi. Ainsi, c’est
d’une manière purement négative que la notion de désintéressement,
centrale dans le premier moment de l’analytique, semble qualifier la
satisfaction mise en jeu par le jugement de goût, et l’on pourrait croire
que l’attitude adoptée devant la chose belle s’épuise, selon Kant, dans
la pure et simple indifférence. C’est en ce sens que Schopenhauer,
Nietzsche et Victor Basch ont compris la doctrine kantienne. Mais à y
regarder de plus près, il apparaît que cette notion négative ne définit en
rien la teneur intrinsèque du jugement de goût, qu’elle n’est que
méthodique et ne vise qu’à soustraire ce jugement à ce qui n’est pas
lui.4 Dire que le jugement de goût est désintéressé, c’est méthodique¬
ment faire ressortir sa spécificité par rapport aux jugements déterminés
par un intérêt. Celui-ci se définissant par l’attachement à l’existence de
la chose et par la dépendance envers cette existence, on a tôt fait de
1 C.J., § i, note.
2 C.J., §2.
3 C.J., §2.
4 Cfr. Heidegger, Nietzsche, I, pp. 127-130.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 39

conclure à l’irréalisme du jugement désintéressé. Or c’est tout au con¬


traire le jugement intéressé qui mérite d’être taxé d’irréalisme, en ce
sens que la réalité de la chose y est entièrement subordonnée à l’appétit
de jouissance dans le cas de la satisfaction produite par l’agréable, aux
fins utilitaires ou morales de la volonté dans le cas de la satisfaction
produite par le bon. Dans les deux cas, la faculté de désirer supprime
l’indépendance de la chose: tenir à l’existence de la chose et en dépen¬
dre, ce n’est pas laisser la chose être ce qu’elle est, mais réduire son
être à sa disponibilité, à la soumission qu’elle offre à notre pouvoir,
c’est du même coup l’effacer dans le jeu de l’assouvissement du désir ou
de la poursuite des fins.
En revanche, la subjectivité du jugement de goût, loin d’être néga¬
trice de la chose et détachée de celle-ci pour faire cercle avec elle-même,
est tout ouverture à l’étant rencontré, qu’elle affranchit, qu’elle rend à
lui-même et dont elle reconnaît l’autonomie. Loin d’absorber ce qui
s’offre ou de le soumettre à des fins, elle est seule à lui être «favorable»,1
à le laisser apparaître dans la manière d’être qui lui est propre. Loin de
négliger la chose en en faisant le prétexte d’un repli sur soi, elle est seule
à la saluer en personne, à la contempler avec «faveur» dans la pureté de
son apparaître. Introduite d’abord à titre méthodique comme une
notion négative, la notion de désintéressement a donc une teneur
positive. C’est celle-ci que viennent spécifier les notions de «faveur», de
«pure contemplation» et de «satisfaction libre».2 Que le désintéresse¬
ment soit synonyme de faveur, cela signifie que «pour trouver quelque
chose beau, nous devons laisser venir à nous le donné lui-même, dans sa
pureté, tel qu’il est, selon son propre rang et sa dignité».3 Que le désin¬
téressement soit «pure contemplation», cela signifie qu’indifférent à
l’être-là ou à la disponibilité de la chose, il n’a d’attention que pour ce
que Kant appelle sa «manière d’être» (Beschaffenheit) .4 Que ce désinté¬
ressement soit synonyme de «satisfaction libre», voilà qui confère à
l’objet et au sujet de la «contemplation» esthétique le privilège d’une
liberté réciproque.
Dans la connaissance l’objet cède à la domination du concept, dans la
satisfaction sensible il s’évanouit en jouissance, dans la satisfaction
morale il n’est qu’un appel lancé à la volonté et qui engage celle-ci
ailleurs; c’est dans la satisfaction esthétique seule qu’il se montre lui-
même. Et cette satisfaction est «la seule libre»: tandis que «l’objet de

1 c.j., §5.
2 c.j., §5.
.
3 Heidegger, op cit ., p. 129.
4 C.J., § 5-
40 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

l’inclination et celui qui nous est imposé par une loi de la raison ne nous
laissent aucune liberté pour en faire un objet de plaisir pour nous-
mêmes», «ici aucun intérêt, ni des sens, ni de la raison ne nous oblige à
donner notre assentiment».1 De sorte qu’en un sens le jugement le plus
subjectif est aussi le seul à faire droit à son objet: le désintéressement
face au Beau n’est pas manque d’intérêt à autre chose que soi, il
coïncide avec cette sorte de respect qu’est la pure reconnaissance. Le
paradoxe et la tension interne de l’analyse kantienne du désintéresse¬
ment résident dans cette instable jonction de la subjectivité propre au
plaisir et de l’objectivité que supposent les notions de «faveur», de
«contemplation», de «liberté».
Jonction instable en effet, car les deux moments ne sont pas en équi¬
libre et la fidélité au phénomène du Beau ne peut que se heurter aux
impératifs du système et à la thèse subjectiviste qu’ils imposent ici.
Tout se passe comme si phénoménologiquement Kant concédait que
dans l’art et le beau, «l’être de la chose comme tel se révèle dans l’appa¬
raître», mais systématiquement c’est «la concordance des facultés qui
est pour lui le seul moment décisif».2 Comment d’ailleurs pourrait-il en
être autrement, dès lors que la vérité est synonyme d’objectivité et est
définie en fonction de l’entendement, son seul garant selon la philoso¬
phie critique ?
Ce conflit latent du phénoménologique et du systématique se répète à
chaque phase de l’Analytique. Soit le deuxième moment de l’Analy-
tique. Phénoménologiquement, la notion de désintéressement vise la
spécificité de l’attitude esthétique: celle-ci favorise ou laisse-être la
manifestation de la chose. Dans l’ouverture de ce désintéressement, la
chose s’offre à nous telle qu’elle est, selon la manière d’être qui lui est
propre. Lorsque Kant, dans le deuxième moment de l’Analytique,
envisage cette attitude, définie comme jugement, sous l’aspect de la
quantité, et qu’il montre que la quantité du jugement esthétique, en
tant que celui-ci se dégage de tout intérêt de la personne, ne peut être
que l’universalité, c’est cette phénoménologie qu’il pratique. Recon¬
naître la beauté de telle chose singulière, ce n’est en rien soumettre
celle-ci à un intérêt personnel du sujet qui l’honore, c’est donc recon¬
naître que cette beauté vaut pour tous, et que le mouvement par lequel
chacun est appelé à l’honorer est aussi celui par lequel il dépasse sa
particularité. Mais cette phénoménologie est gauchie par la systéma¬
tique de la théorie critique des facultés. Recherchant le motif détermi-

1 c.j., § 5.
2 Biemel, op. cit., p. 119.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 41

nant de la communicabilité universelle des représentations, inhérente


au jugement de goût, Kant ne suit nullement le fil conducteur que lui
offre la phénoménologie du Beau et de l’attitude esthétique, mais il
invoque les résultats de la Critique de la raison pure. «Rien, dit-il, ne
peut être objet de communication universelle si ce n’est la connaissance,
et la représentation dans la mesure où elle dépend de la connaissance.
Car c’est dans cette mesure seulement que la représentation est objec¬
tive, et qu’elle acquiert une certaine universalité qui oblige chez tous la
faculté de représentation à s’harmoniser».1 La Déduction transcendan¬
tale en effet a enseigné que les conditions de l’objet de la connaissance
sont les conditions de la connaissance elle-même, et que c’est à celle-ci
que celui-là doit d’être objectif, valable pour tous. Or, comme la re¬
lation esthétique ne détermine pas d’objet, comme elle n’est pas con¬
naissance, comme le sensible n’y vient remplir aucun concept, la valeur
universelle de ce qui se présente à elle comme chose belle ne peut être
que la condition subjective de la connaissance en général, la relation
subjective des facultés qui rendent celle-ci possible, à savoir l’imagi¬
nation requise pour la liaison du divers de l’intuition, et l’entendement
requis pour l’unification des représentations sous le concept. Que dans
notre relation à la chose belle, nous soyons appelés à dépasser notre
particularité, voilà donc qui ne révèle en nous, selon le système, que
l’universalité de la pure condition subjective de la connaissance en
général.
Une tension analogue traverse l’analyse du troisième moment des
jugements de goût, envisagés au point de vue de la relation des fins.
Suivant en cela Aristote, Kant définit la finalité comme un mode de la
causalité: c’est, dit-il «la causalité d’un concept par rapport à son
objet», l’anticipation du but sur l’effet qui résultera de sa mise en œuvre.
Le plaisir, selon Kant, relève de ce type de causalité: «la conscience de
la causalité d’une représentation pour conserver le sujet dans son état
peut en général désigner ici ce que l’on appelle plaisir».2 Autrement dit,
la représentation qui occasionne notre plaisir est finalisée par notre
état, lequel a lui-même pour fin sa propre durée: jouir c’est tendre au
maintien de la jouissance. Mais étant donné que le plaisir du beau est
désintéressé et d’ordre non conceptuel - ce qui découle des deux
premiers moments de l’Analytique - il y a lieu pour Kant d’attribuer à
la jouissance esthétique une finalité spécifique par rapport aux autres
types de plaisir. S’agit-il de la fin subjective qui forme le principe du

1 C.J., §9-
2 C.J., § 10.
z|2 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

plaisir pathologique ou de la jouissance empirique, elle est exclue du


jugement de goût, par le fait qu’elle est toujours liée à un intérêt pour
l’objet. S’agit-il de la fin objective ou du concept du bien dont la repré¬
sentation dans le jugement moral suscite un plaisir pratique, elle est
doublement exclue, pour la même raison d’abord que la précédente,
pour la raison ensuite que le jugement esthétique ne peut être détermi¬
né par un concept, sous peine de se transformer en jugement de con¬
naissance. Privée de toute fin, subjective ou objective, la finalité con¬
stitutive du jugement de goût ne peut être qu’une forme, «la simple
forme de la finalité», à savoir la subjectivité elle-même, orientée non
pas sur un contenu mais sur le rapport réciproque des facultés qui lui
confèrent le pouvoir de connaître. «La conscience de la finalité pure¬
ment formelle, dans le jeu des facultés de connaître du sujet, à propos
de la représentation d’un objet, c’est le plaisir même, parce qu’elle
contient un motif déterminant de l’activité du sujet relativement à
l’animation de ses facultés de connaître, par suite une causalité interne
(finale) par rapport à la connaissance en général, mais non restreinte à
une connaissance déterminée et par conséquent une forme simplement
de la finalité subjective d’une représentation dans un jugement esthé¬
tique». Ce plaisir sans fin déterminée, sans contenu spécifique, n’a de
finalité que «pour conserver sans autre intention l’état même des
représentations et l’activité des facultés de connaître».1
Aux termes de cette analyse l’accent est donc mis une fois de plus sur
la subjectivité. Ce qui concerne le jugement de goût, c’est «l’animation»
interne du sujet, non son ouverture à l’être de l’objet. Toutefois cette
ouverture n’en est pas moins reconnue par Kant et sa prise en considé¬
ration suscite dans l’analyse des déplacements d’accent révélateurs.
D’une part, l’objet n’est que l’occasion de la mise en «activité» des
facultés, d’autre part, il est aussi ce à quoi on s’«arrête» dans une pure
contemplation.2 D’une part le jugement esthétique «ne fait connaître
aucunement la nature de l’objet, mais seulement la forme finale des
facultés représentatives qui s’en occupent», ou en d’autres termes, «il
n’a pour motif déterminant que le sentiment d’un accord dans le jeu
des forces mentales».3 D’autre part le jugement esthétique pur «a pour
seul motif déterminant la finalité de la forme»,4 et garde «l’attention sur
l’objet lui-même».5 Dans le premier cas, ainsi que le fait remarquer

1 C.J., § 12.
2 C.J., § 12.
3 c.j., § 15.
4 c.j., § 13.
5 c.j., § 14.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 43

Biemel,1 la notion de forme désigne la structure du rapport de fin, elle a


trait à la subjectivité, dans le second elle désigne l’être de ce qui suscite
ce rapport, elle a trait à la chose et souligne l’autonomie du Beau.
Quand Kant, s’interrogeant sur les éléments constitutifs de la beauté,
poursuit la purification de l’objet beau jusqu’à en éliminer tout carac¬
tère attrayant et tout appel à l’émotion, après lui avoir déjà refusé
toute finalité d’usage et toute quiddité, sans doute semble-t-il aller
jusqu’à anéantir l’objet purement et simplement. Si l’on écarte l’agré¬
ment des sons et des couleurs qui comportent une finalité pour la sub¬
jectivité empirique ou sensibilité, si l’on écarte en outre toute utilité de
l’objet ou tout rapport à une fin objective externe qui concernerait la
volonté, si l’on écarte enfin toute idée d’une perfection de l’objet ou tout
rapport à une fin objective interne qui concernerait la connaissance,
celle-ci fût-elle confuse, que reste-t-il de l’objet? Justement il reste ce
dont ni la sensibilité empirique, ni la volonté, ni la connaissance ne se
préoccupent, l’apparaître même de l’objet, son surgissement, en langage
kantien: sa forme. En deçà de toute réponse à la question: quel est cet
objet? ou à la question: à quoi peut-il servir?, on à cette autre: quelle
jouissance puis-je en tirer? il y a ce surgissement initial: l’étant appa¬
raît. Ni la sensibilité empirique, ni la volonté, ni la connaissance ne se
soucient de cet apparaître comme tel, mais c’est en lui que Kant recon¬
naît le domaine propre de l’art et du Beau.
Il en va ici de la notion de «forme de l’objet» comme de celle de désin¬
téressement. C’est d’une manière négative qu’elle est introduite, comme
si elle était le résidu d’un processus d’élimination ou d’abstraction : la
pure forme, c’est ce qui est sans matière ou sans contenu. Pure forme, la
chose belle semble alors se réduire à l’insignifiance même, elle ne révèle
rien.
Mais cette notion négative de la forme ne définit pas le mode d’être
positif de la chose belle. Elle ne vise qu’à soustraire celle-ci à des attitu¬
des qui lui sont inappropriées. Dire que la chose belle est pure forme,
c’est méthodiquement faire ressortir sa spécificité par rapport à
l’agréable, au parfait et à l’utile. L’agréable, ce qui attire, émeut, ou
suscite le plaisir empirique n’est que matière d’une satisfaction et
s’absorbe tout entier en celle-ci. L’utile aussi n’est que matière, extéri¬
eurement soumise à une fin déterminée, c’est-à-dire à un concept. La
perfection de l’objet enfin, c’est la sujétion de celui-ci, pris comme
matière, au concept que l’on en a déjà: «ce qu’un objet doit être s’y
trouve déjà déterminé par avance et la question est seulement de savoir
1 Biemel, op. cit., p. 52.
44 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

s’il possède tout ce qui lui est nécessaire».1 En revanche, le Beau n’est
soumis ni aux tendances empiriques, ni au concept, et il est forme dans
l’exacte mesure où il se soustrait à leurs pouvoirs. Mais c’est justement
cet échappement qui confère à la forme un sens positif, et qui solidaire¬
ment affecte d’un indice négatif les attitudes adaptées à l’agréable, à
l’utile, ou au parfait. Ce qui toujours échappe à ces attitudes, ce que
sans cesse elles recouvrent ou omettent, c’est la manifestation même de
la chose, l’éclat de son apparaître, son libre surgissement. Bien plutôt
qu’un vide, un manque de contenu, une inessentialité, le concept de
forme désigne alors de manière positive la liberté initiale de la phéno¬
ménalité, en tant que d’abord elle est sans pourquoi, sans but, sans
détermination. Et c’est cette liberté, non une absence de contenu, que
vise la notion de jeu par laquelle Kant le spécifie.2 Il écrit: «Toute
forme des objets des sens (des sens externes comme indirectement du
sens interne) est ou bien figure, ou bien jeu et dans ce dernier cas, jeu
des figures (dans l’espace: mimique, danse) ou bien jeu des sensations
(dans le temps)».3 La figure (Gestalt) est la structure qui organise les
contours de la chose, l’enserre dans des limites, l’articule et permet de
lui assigner un sens, un contenu, des déterminations. Mais plus origi¬
naire que ce qui apparaît comme figure, et ainsi apparu se prête à des
déterminations, il y a le mouvement, non-déterminable et libre, de son
apparition. Telle est la forme, en tant que jeu. Insignifiante, si l’on
veut, non par défaut mais parce qu’elle est toujours en deçà des
significations assignables. Ne révélant rien, non par vide mais parce
qu’elle est manifestation pure et pour ainsi dire intransitive, et que de
ce mode initial et pur de la manifestation, il n’y a pas lieu de se deman¬
der s’il exhibe une détermination et laquelle, «s’il représente une couleur
et laquelle, un son et lequel».4 Le jeu est libre, son essence est d’être
sans pourquoi, sans but, sans détermination. Certes il appartient aussi à
l’essence du jeu d’être ordonné, de rassembler, d’unir, de faire concor¬
der ce qui se joue en lui. Mais cette unification et ce qu’elle unifie ne
débordent en rien le jeu lui-même; ils coïncident avec lui et ne font que
perpétuer sa liberté. Jeu des figures dans l’espace ou des sensations
dans le temps, la forme, en son sens positif, désigne alors le phénoménal
comme tel, dans son intégrité pure, c’est-à-dire comme ordonnance du
divers sensible, maintenue telle sans être engloutie dans l’agrément, ou

1 c.j., § 15.
2 Cfr. Hermann Môrchen, «Die Einbildungskraft bei Kant», Jahrbuch für Phil. u. phânom.
Forschung, Bd. xi, pp. 471-475.
3 C.J., § 14.
4 C.J., § 14.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 45

absorbée dans le remplissement d’un concept. «L’élément formel dans


la représentation d’un objet», c’est «l’unification de sa diversité (en
quelque unité)», non définissable.1 Lorsque Kant insiste sur la compo¬
sition, lorsqu’il se défie des couleurs qui viennent enluminer le dessin et
le rendre attrayant, mais ajoute qu’elles atteignent à la Beauté
lorsqu’elles sont pures et ne s’épuisent pas dans la fonction de plaire,
c’est cette pure unification qu’il a en vue, c’est à la laisser être qu’il dit
que consiste l’attitude esthétique. Celle-ci maintient «l’attention sur
l’objet lui-même»,2 en tant que forme, et fait intégralement droit à sa
phénoménalité.
Et c’est sans doute pourquoi, lorsqu’il insiste sur la nécessité de cette
attention, de cette contemplation du jeu phénoménal, Kant insiste
aussi sur le rôle primordial de l’imagination. Aucune fin, dit-il, ne doit
«limiter la liberté de l’imagination se jouant en quelque sorte dans la
contemplation de la figure».3 Que la description phénoménologique de
la chose belle et de l’attitude qui s’y réfère soit conduite à mettre ainsi
l’accent sur l’imagination, c’est peut-être l’aveu par Kant que la con¬
cordance des facultés représentatives n’épuise pas cette attitude et que
la forme, en tant que jeu phénoménal, fait appel en l’homme à un pou¬
voir plus initial que celui de juger. Pur accueil de qui se donne à voir, et
libre dans cette réception, sans doute l’imagination désigne-t-elle ici le
pouvoir à la fois réceptif et spontané, qui fait accéder l’homme à un
champ de visibilité et qui, comme tel, est en lui plus originaire que
l’intuition et que l’entendement. L’imagination ici nommée n’est pas le
pouvoir d’édifier des constructions arbitraires à partir d’étants déjà
donnés, ni de viser des étants qui ne sont pas présents, mais le pouvoir
plus initial de recevoir ce qui «ne représente rien, aucun objet sous un
concept déterminé»,4 c’est-à-dire de recevoir l’horizon de néant qui
transgresse tout étant et à partir duquel seulement il peut se montrer.
Que dans cette réception même l’imagination soit libre et se joue, n’est-
ce pas le signe que cet horizon est aussi formé par elle, et que Kant la
considère ici de la même manière que dans la première édition de la
Critique de la raison pure, comme ce que Heidegger appelle la «racine de
la transcendance»,5 «l’unité originelle et non composée de la réceptivité
et de la spontanéité».6

1 c.j., § 15.
2 c.j., § 14.
3 c.j., § 16.

4 c-J-> §l6-
5 Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. Biemel et De Waelhens, p. 199*
6 Idibid.y p. 210.
46 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

Est-ce à dire que tout le champ du phénoménal dans son infinie


variété soit susceptible de beauté? A prendre en toute rigueur la
notion de forme en son sens positif, on devrait répondre par l’affirma¬
tive. Pourquoi certains objets seraient-ils rebelles à la contemplation,
pourquoi ne pourraient-ils tous se livrer à nous dans la pureté de leur
éclat, nous imposant une attitude où n’auraient cours ni la conceptuali¬
sation, ni la complaisance à soi, ni les soucis de l’action? L’être et
l’apparaître ne pourraient-ils en toute chose être réunis? En réalité,
Kant recule devant cette conclusion que lui imposerait la phénoménolo¬
gie du Beau et à la notion positive de la forme comme libre jeu de la
manifestation, il semble se hâter de substituer la notion négative de la
forme comme exclusion de tout contenu. Ici encore, le phénoménolo¬
gique cède au systématique. La diversité des phénomènes et des
œuvres doit s’estomper devant l’uniformité de la réaction qu’elles
suscitent en nous. Ce recul est ordonné par le système. Si le phénomène
se définit comme «objet d’expérience possible», c’est-à-dire comme ce
qui en appelle à la détermination des catégories et à la conceptuali¬
sation, et si d’autre part, en définissant l’attitude esthétique comme
jugement, on pose que l’entendement doit intervenir en elle «comme
dans tout jugement»,1 il faut si l’on veut distinguer l’acte esthétique de
l’opération de la connaissance, refuser en lui tout pouvoir objectivant
à la «faculté des concepts» et le reléguer dans la subjectivité. Corréla¬
tivement, ce qui était exemplatif tend à devenir limitatif: le Beau se
restreint aux phénomènes qui n’offrent pas de prises au concept. Reste
d’une part l’accord formel de l’imagination et de l’entendement,
restent d’autre part parmi les phénomènes un nombre limité de beautés
«libres» : les fleurs, les dessins à la grecque, les rinceaux sur tapisseries de
papier, les fantaisies musicales, voire les crustacés de la mer ou les
oiseaux de paradis.
Mais cette limitation issue de la théorie critique des facultés, et de sa
notion de l’expérience et de la connaissance, est aperçue par Kant qui
n’hésite pas à affronter le problème qu’elle pose, sans toutefois pouvoir
le résoudre, étant donnée la tension qui sépare les principes de la fidélité
aux phénomènes. Cette fidélité même le porte à tenir compte d’un type
de beauté échappant au pur jugement de goût strictement défini, et à
ajouter une dernière tension à toutes celles qui émaillent l’Analytique
du Beau. Si la beauté libre est seule conforme aux principes développés,
plusieurs arts sont exclus du domaine du beau. L’architecture notam¬
ment, puisque tout édifice suppose une fin plus ou moins déterminée,
1 c.j., § 15.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 47

mais aussi les arts du langage, puisque celui-ci est essentiellement l’élé¬
ment du concept, et de même les arts qui prennent pour thème
l’homme, être des fins par excellence. Où dont le concept lâchera-t-il
prise ? On connaît la réponse kantienne : «Il y a deux espèces de beauté :
la beauté libre (pulchritudo vaga) ou la beauté simplement adhérente
{pulchritudo adhaerens). La première ne suppose aucun concept de ce
que doit être l’objet: la seconde suppose ce concept ainsi que la per¬
fection de l'objet d’après lui. Les beautés de la première espèce s’appel¬
lent beautés (existant par elles-mêmes) de ceci ou de cela; l’autre
beauté en tant que dépendant d’un concept (beauté conditionnelle) est
attribuée à des objets compris dans le concept d’une fin particulière».1
La première beauté est l’objet d’un jugement où seul joue le plaisir
esthétique; la seconde est l’objet d’un jugement où le pur plaisir de la
forme se mêle à la «satisfaction fondée sur un concept», au «plaisir
intellectuel».2 Mais Kant ne se contente pas de concéder une place à une
beauté impure à côté de la beauté authentique, afin de faire droit à ce
qu’il appelle les «applications» du jugement de goût, imparfaites par le
fait même de leur caractère appliqué. Le paradoxe est qu’il va jusqu’à
accorder prévalence à l’impur, mettant en question du même coup ses
propres principes. C’est que le concept de ce que doit être l’objet, ou la
notion de fin, impliquée dans la beauté adhérente, tombe dans l’orbite
de la raison et situe ce type de beauté au-delà de la sphère du jugement
de goût, dans la perspective de la référence métaphysique au supra-
sensible. Cette perspective offre l’inconvénient de déborder l’esthétique
au sens strict, mais elle présente aussi l’avantage de relier le Beau au
Bien, à la totalité, à l’être. «(...) A cette union du plaisir esthétique et
du plaisir intellectuel, dit Kant, le goût gagne d’être fixé, et s’il ne
devient pas universel, du moins on peut lui prescrire des règles relatives
à certains objets déterminés par des fins. Ce ne sont pas d’ailleurs des
règles de goût, mais simplement des règles concernant l’accord du goût
avec la raison, c’est-à-dire du Beau avec le Bien : grâce à elles le Beau
devient un instrument du Bien; ainsi on peut appuyer sur cet état
d’esprit qui se soutient de lui-même et possède une valeur subjective
universelle, cette mentalité qu’on ne peut maintenir que par l’effort de
la volonté, mais qui elle, a une valeur objective universelle. A vrai dire
la Beauté n’ajoute rien à la perfection, ni la perfection à la Beauté;
mais, du moment qu’on ne peut éviter, en comparant la représentation
par laquelle un objet nous est donné avec l’objet (relativement à ce

1 C.J., § 16.
2 C.J., § 16.
48 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

qu’il doit être), au moyen d’un concept, de la joindre en même temps à


la sensation du sujet, la faculté représentative totale y gagne, si ces
deux états de l’esprit s’accordent».1 L’importance de cette conception
n’est pas seulement d’introduire une nouvelle faculté à côté de celles
qui sont à l’œuvre dans l’acte esthétique pur. Certes c'est en termes de
facultés et d’«états d’âme» (Gemüthszustande) que Kant analyse la
signification de la beauté adhérente, mais en réalité nous n’assistons
pas simplement ici à une dilatation de l’accord imagination-entende¬
ment en direction de la raison, bref à une mise en jeu de l’ensemble de la
subjectivité. Bien plutôt à travers cet accord interne généralisé, et
quoiqu’il continue d’insister sur la nature subjective de cet accord,
c’est un accord transsubjectif que Kant nous fait entrevoir, une union
du Beau, valeur subjective universelle et du Bien, valeur objective
universelle, plus encore une unité de la nature et de la liberté.
C’est dans cette perspective que s’inscrit la doctrine de l’idéal de la
Beauté. Il n’y a, selon Kant, d’idéal de la Beauté que pour une beauté
qui n’est pas vague ou libre, mais «fixée par un concept de finalité ob¬
jective». Or parmi toutes les figures qui s’offrent à notre sensibilité, il ne
s’en présente qu’une seule dont la fin soit suffisamment fixée par son
concept pour être susceptible d’un idéal de Beauté. Cette figure c’est la
figure humaine. «Seul ce qui a en soi-même la fin de son existence,
l’homme, qui par la raison peut se fixer à lui-même ses fins, ou bien qui
quand il doit les emprunter à la perception extérieure, peut les unir
cependant à des fins essentielles et universelles et dans ce cas porter
aussi un jugement esthétique sur cet accord, cet homme donc parmi
tous les objets du monde est seul capable d’un idéal de Beauté . . .».2
En d’autres termes seule la figure humaine est susceptible d’un idéal de
Beauté, parce que sa forme est seule à pouvoir se prêter à un jugement
qui ait pour principe les pures Idées de la raison, les fins de la liberté.
Ici le phénomène, la manifestation offerte à la sensibilité n’est que
l’expression de la moralité, en tant que finalité la plus haute et la plus
intérieure. Ici le naturel s’unit à la liberté.
On le voit, l’importance que la doctrine de l’idéal de la Beauté
accorde à cette union trahit dans l’Analytique du Beau une nouvelle
tension, qui ne règne plus cette fois entre la thèse du caractère subjectif
du jugement de goût et la fidélité descriptive aux phénomènes, mais
entre l’examen critique de la faculté de juger et le souci d’unité et de
totalité éveillé par les résultats des deux premières Critiques.

1 C.J., § 16.
2 c.j., § 17.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 49

Le même souci reparaît dans le paragraphe que Kant consacre à


1 intérêt intellectuel du Beau. Ici aussi c’est la question de l’unité de
la nature et de la liberté qui motive les considérations de Kant. «Comme
il est, dit-il, de l’intérêt de la raison que les Idées (pour lesquelles elle
éveille par le sentiment moral un intérêt immédiat) aient une réalité
objective, c’est-à-dire que la nature indique au moins par une trace,
par quelque signe, qu’elle renferme un principe permettant d’admettre
un accord légitime de ses productions avec notre satisfaction indépen¬
dante de tout intérêt (que nous reconnaissons comme loi a priori pour
chacun sans pouvoir l’appuyer sur des preuves), il faut que la raison
s’intéresse à toute manifestation naturelle d’un pareil accord; en con¬
séquence, l’esprit ne peut méditer sur la beauté de la nature, sans y
trouver aussi quelque intérêt».1 Que le Beau puisse ne pas relever
exclusivement du jugement de goût, mais qu’à celui-ci puisse être
associé un intérêt de la raison, que les belles formes de la nature nous
parlent «symboliquement» un «langage chiffré» dont l’explication
réside dans notre destination morale, voilà qui nous rappelle que l’es¬
sentiel de la troisième Critique ne tient pas dans l’analyse du jugement
comme tel, mais qu’il s’y agit avant tout de l’unité et de la totalité
de l’être. Comme disait Kant, dans l’Introduction, le suprasensible,
domaine du concept de la liberté, «doit (soit) influer» sur le sensible,
domaine du concept de la nature, et «il faut (muss) par conséquent que
la nature puisse être ainsi pensée que le caractère légal de sa forme
s’accorde tout au moins avec la possibilité des fins à réaliser en elles
suivant les lois de la liberté». Commentant ce texte, Eric Weil écrit
que l’usage par Kant du verbe sollen qui toujours chez lui exprime
l’obligation morale «montre bien qu’il s’agit essentiellement du prati¬
que, en d’autres termes, des fins, de l’intérêt de la raison». Mais, à la
différence des deux premières Critiques, cet intérêt, ajoute le commen¬
tateur, «ne se contente plus de la simple non-contradiction; il affirme
hautement sa supériorité, non certes, à l’intérieur du domaine de l’ex¬
périence, mais pour le tout de la pensée et de la réalité : il faut (nécessité
logique, philosophique, métaphysique) que la nature puisse être pensée
telle que . .., il faut qu’un passage existe entre les deux façons de
penser, et non seulement comme article de foi, comme simple possi¬
bilité de réconciliation dans le transcendant: la nature, en tant que
nature, il faut qu’elle puisse être conçue telle qu’elle se prête à la pensée
d’une fin, d’une finalité, d’un sens».2 Qu’à cette nécessité métaphysique

1 C.J., §42.
2Eric Weil, Problèmes kantiens, p. 66.
50 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

ainsi proclamée correspond une «possibilité réalisée»,1 voilà sans doute


ce que la doctrine de l’intérêt intellectuel du Beau contribue à montrer.

2. LA THÉORIE DE L’ART

Ce souci de l’unité et de la totalité se fait de plus en plus insistant dans


la deuxième des perspectives par lesquelles Kant aborde le problème
du Beau. A la visée judicative se juxtapose en effet dans l’exposé
kantien une seconde visée, la visée productive, dont l’éclairage diffère
sensiblement de celui de la première. L’analyse du Beau par le biais
de la production de l’œuvre d’art tient une place relativement modeste
dans la Critique du jugement où elle n’occupe que quelques paragraphes
à la suite de la Déduction des jugements esthétiques purs. Aussi est-elle
parfois méconnue des commentateurs, mais on constate, si l’on y prête
attention, qu’elle met en cause le primat de l’accord subjectif des
facultés représentatives, et trahit de manière particulièrement signifi¬
cative les tensions entre lesquelles se meut l’esthétique kantienne.
La Déduction du jugement esthétique pur a pour objet de déduire la
prétention de ce jugement «à quelque principe (subjectif) a priori»,
c’est-à-dire de justifier le droit qu’il invoque d’avoir «une valeur
nécessaire et universelle».2 Comme l’Analytique a montré que le juge¬
ment de goût n’est ni un jugement de connaissance théorique posant
en principe le concept d’une nature fourni par l’entendement, ni un
jugement pratique, posant en principe l’idée de liberté fournie par la
raison, il ne s’agira pas de «justifier la valeur a priori d’un jugement
qui représente la nature d’une chose ou ce que l’on doit faire pour la
produire, il n’y aura qu’à expliquer la valeur universelle, pour la
faculté de juger en général, d’un seul jugement particulier exprimant
la finalité subjective d’une représentation empirique de la forme d’un
objet».3 La méthode de la déduction consiste donc à résoudre les «par¬
ticularités logiques» qui distinguent ce jugement de tous les autres, à
savoir premièrement qu’il est un jugement particulier prétendant à une
valeur universelle, mais non à une universalité logique d’après des
concepts; deuxièmement, qu’il revendique une nécessité qui ne peut
être déterminée par des arguments et dépendre de preuves a priori
dont la représentation entraînerait l’assentiment. Telle étant la métho¬
de de la déduction, son problème, une fois éliminée sur la base de l’Ana-

1 Eric Weil, op. cit., p. 67.


2 C.J., § 30.
3 C.J., § 31.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 51

lytique la possibilité d’un principe objectif du goût, concerne unique¬


ment le principe subjectif du jugement et s’énonce comme suit: com¬
ment les jugements esthétiques purs sont-ils possibles, autrement dit
quels sont «les principes a priori du jugement pur dans les jugements
esthétiques, c’est-à-dire là où il n’a pas à subsumer seulement (comme
dans les jugements théoriques) sous des concepts objectifs de l’enten¬
dement et se trouve soumis à une loi, mais où il est pour lui-même sub¬
jectivement objet et loi»? 1 Poser le problème en ces termes, c’est déjà
le résoudre et la déduction est d’autant plus aisée qu’elle n’a trait qu’à
la subjectivité. Un jugement qui est pour lui-même subjectivement
objet et loi s’opère en dehors de toute matière, et repose simplement
sur la condition formelle de la faculté de juger. Comme chez tous les
hommes les conditions subjectives de cette faculté, ou le rapport des
facultés de connaître à une connaissance en général, peuvent être
présumées identiques, sans quoi toute connaissance serait incommuni¬
cable, il faut admettre la valeur a priori de ce jugement, et l’on est en
droit de considérer le goût comme «une sorte de sensus communis».2
C’est dans la ligne de cette justification du formalisme et de la sub¬
jectivité du jugement de goût que Kant semble aborder le problème de
l’art et de la création artistique. Lorsqu’il dit que «l’art se distingue de
la nature comme faire (facere) d’agir ou d’effectuer en général (agere)
et que le produit ou la conséquence du premier, l’ouvrage (opus) se
distingue de même des effets (effectus) de la seconde», il entend d’abord
opposer le produit de la liberté au produit de la nécessité. Lorsqu’il
oppose ensuite l’art à la science, il veut mettre en relief un type de
pouvoir qui ne découle pas nécessairement d’un savoir. Lorsqu’il
oppose enfin l’art au métier, c’est pour souligner que la finalité du
premier se noue sur elle-même, comme celle d’un jeu, tandis que la
finalité du second réside dans l'attrait des effets. De prime abord ces
comparaisons rassemblées ne font que confirmer les caractères du
jugement de goût: absence d’intérêt, absence de concept, finalité sans
fin ou libre jeu. Cependant leur résultat n’est pas tant d’opposer un
type de liberté à différents types de nécessité que de mettre en lumière
la conjonction de celle-ci et de celle-là dans la genèse de l’œuvre d’art.
L’art n’est pas nature au sens de nécessité car il résulte de la représen¬
tation d’une fin ; en revanche, il est nature, au sens de liberté par rap¬
port à «toute contrainte de règles arbitraires», car comme «l’œuvre de

1 c.j., § 36.
2 C.J., §40.
52 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

la nature» il est un effet que sa cause n’a pu concevoir.1 L’art n’est pas
science car il est sans concept et cependant «la perfection des beaux-
arts exige beaucoup de science»: connaissance de la langue, de la
prosodie, de la métrique, des classiques, de l’histoire etc.2 L’art n’est
pas non plus production mécanique qui, «conforme à la connaissance
d’un objet possible, exécute simplement les actes nécessaires pour le
réaliser», car il est d’ordre esthétique et comme tel aussi distinct du
théorique que du pratique.3 Pourtant «il faut qu’il y ait une certaine
contrainte ou, comme on l’appelle, un mécanisme sans lequel l’esprit
qui dans l’art doit être libre et anime seul l’ouvrage, n’aurait point de
corps et s’évaporerait complètement».4 Autrement dit, dans l’art la
liberté de la création se conjugue à la conformité à la loi. Cette con¬
clusion est susceptible de deux interprétations. Si l’on admet que la
liberté créatrice en appelle à l’imagination et que la conformité à la loi
concerne l’entendement, il est loisible d’y trouver une nouvelle con¬
firmation de la thèse centrale de l’Analytique, ce que fait Kant en
affirmant que «les arts esthétiques en tant que beaux-arts ont pour
mesure le jugement réfléchissant».5 En ce sens, la phénoménologie de
l’art garantit le primat de la subjectivité. «Qu’il s’agisse de beauté
naturelle» (celles sur lesquelles l’analytique du goût mettait surtout
l’accent) «ou de beauté artistique, nous pouvons toujours dire d’une
façon générale: est beau ce qui plaît simplement dans le jugement».6
C’est-à-dire, comme disait Kant à l’issue de la Déduction, ce dont la
représentation est perçue uniquement dans «sa conformité à l’action
harmonieuse (subjectivement finale) des deux facultés de connaître
dans leur liberté».7
Mais une autre interprétation est possible. Si l’œuvre d'art paraît
être le lieu privilégié d’une fusion de la liberté et de la nécessité, du jeu
spontané et du mécanisme, peut-être son sens est-il moins de nous
réfléchir sur nous-mêmes, de nous faire «ressentir avec plaisir l’état
représentatif»,8 en déprenant l’imagination et l’entendement de leur
usage ordinaire, la constitution de l’expérience, que de nous révéler
l’être, d’une manière telle qu’il déborde absolument les déterminations
logiques de l’expérience. Dans les deux cas il y a dépassement de l’ob-

1 c.j., §45.
2 C.J., § 44.
3 CJ., §44-
4 C.J., §43-
5 C.J., § 44-
•C.J, §45-
7 C.J., § 39-
8 C.J., § 39-
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 53

jectivité, en tant que celle-ci est corrélative de l’entendement, mais dans


le premier cas il s’effectue comme par défaut et par retrait en direction
de la subjectivité, alors que dans le second il s’opère par excès sur le
terrain même de l’étant. C’est dans cette seconde direction que com¬
mence par s’engager la théorie kantienne du génie qui succède immé¬
diatement aux analyses dont nous venons de traiter.
Selon les principes de l’Analytique du Beau, apparemment con¬
firmés par les dites analyses, la mesure des beaux-arts est la concor¬
dance des facultés dans le jugement réfléchissant. Or, en prenant au
sérieux l’union de la liberté et de la nécessité attestée par l’œuvre d’art,
Kant est amené à relativiser cette mesure, et à l’ébranler par le fait
même. C’est ici que la visée productive apparaît en contradiction avec
la visée judicative. En tant que production en effet, «tout art suppose
des règles sur la base desquelles une production, si on doit l’appeler
artistique, est représentée tout d’abord comme possible; mais le con¬
cept des beaux-arts ne permet pas de dériver le jugement sur la beauté
de la production, de quelque règle ayant un concept comme principe
déterminant, par suite de poser comme fondement un concept de la
manière dont cela est possible. Ainsi l’art du beau ne peut lui-même
inventer la règle d’après laquelle il réalisera sa production. Mais comme
sans règle antérieure un produit ne saurait être artistique, il faut que
la nature donne la règle d’art au sujet lui-même (dans la concordance
de ses facultés), c’est-à-dire que les Beaux-Arts ne sauraient être que
le produit du génie».1 Selon Kant, «le génie est le talent (don naturel)
qui dicte la règle de l’art ; mais le talent, la faculté innée de production
de l’artiste appartient à la nature: on pourrait donc s’exprimer ainsi:
le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la
nature donne ses règles à l’art».2
Mais dans ces conditions, la «mesure» des beaux-arts n’est plus la
concordance des facultés, bien plutôt cette concordance est elle-même
mesurée par une mesure plus originaire. Ce fondement plus fonda¬
mental n’est plus l’harmonie de la subjectivité, mais la nature qui
«donne», «favorise», «protège», et «conduit».3 Le terme de nature ne
désigne pas ici le champ d’application des méthodes scientifiques ou
en termes kantiens «l’être-là des choses en tant qu’il est déterminé par
des lois universelles».4 Mais cette nature ne se réduit pas non plus à une
forme sans contenu qui plaît par elle-même et dont l’appréciation
1 C.J., §46.
2 C.J., §46.
3 C.J., § 46 et 47.
4 Kant, Prolégomènes à toute métaphysique juture, § 14.
54 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

n’exige que du goût, car son essence donatrice interdit de la reléguer


au rang d’«apparence» sans épaisseur, de pur spectacle tout entier
offert au regard et se confinant dans le champ du plaisir qu’il suscite.1
La nature ici nommée c’est une source vive qui se dissimule en même
temps qu’elle jaillit, une lumière qui révèle sans se donner à voir, une
force efficace et pourtant cachée à celui qui s’y alimente. Dira-t-on
qu’une telle ambiguïté ne fait qu’attester une fois de plus que le Beau
est sans concept mais non sans règle et que donc c’est bien à l’accord
des facultés représentatives qu’il est fait appel? Autant que sur la
nature donatrice, Kant n’insiste-t-il pas sur les règles données? Mais
justement ces règles se cachent et n’apparaissent comme telles qu’après
coup à ceux qui, incapables de se tenir à la hauteur de l’événement
paradoxal qu’est l’apparition du chef d’œuvre en dissocient l’unité
fondatrice et, s’en inspirant, font œuvre de goût sans vraiment créer.
Tout se passe comme si, face à la création authentique, le goût était
aveuglement et méconnaissance. Aussi Kant peut-il dire que «l’œuvre
de génie est un exemple, non pour être imité (car alors s’évanouirait
le génie qui est dans l’œuvre et qui en constitue l’âme), mais pour
faire naître à sa suite un autre génie».2 Dans ce qu’elle a de plus propre,
l’œuvre d’art échappe au registre du jugement et va même jusqu’à
contester le goût. Si la beauté artistique provient du génie, il faut, dit
Kant, en «tenir compte quand on juge un objet d’art». Ce n’est pas le
jugement de goût qui détermine cette production, celle-ci déborde
celui-là et «ce qui est conforme au goût n’en est pas pour cela une
œuvre des beaux-arts».3 Quelle est donc l’essence du génie? A quoi
l’œuvre de génie, qui est la véritable œuvre d’art, fait-elle donc appel
en nous? L’essence du génie, selon Kant, est l’esprit (Geist), défini
comme un «principe vivifiant de l’âme» (Gemüt),4 comme un foyer qui
enflamme les facultés, qui les anime, les fortifie et maintient leur essor.
C'est donc au sujet tout entier que l’œuvre d’art fait appel. «Je soutiens,
dit-il, que ce principe n’est pas autre chose que le pouvoir de repré¬
senter des idées esthétiques. J’entends par idée esthétique une repré¬
sentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser sans que
cependant quelque pensée déterminée, c’est-à-dire quelque concept
lui soit adéquat; aucune langue ne peut l’exprimer complètement, ni

1 Dans son commentaire de la Critique du jugement, Cassirer écrit que le monde esthétique
est un «monde de l’apparence», loc. cit., p. 333.
2 C.J., § 49.
3 C.J., p. 48.
4 C.J., § 49.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 55

la rendre intelligible».1 Par définition, l’idée esthétique incarnée dans


l’œuvre d’art transcende donc la pensée conceptuelle. Mais ce n’est pas
pour rendre l’entendement disponible, l’exercer à vide et susciter par
son jeu non déterminant mais adapté un plaisir essentiellement sub¬
jectif, c’est au contraire pour déclencher en lui une recherche qui ne
peut avoir de terme. C’est dire qu’elle suscite un discord et transcende
aussi la sphère du jugement esthétique, si tant est que ce jugement
est l’opération d’une subjectivité qui se complaît dans son propre
accord. La faculté qui rend possible la présentation de ces idées esthéti¬
ques, c’est selon Kant, l’imagination (Einbildungskraft) définie comme
«faculté de connaître productive». Sans doute convient-il d’entendre
cette expression dans la plénitude de son sens. L’imagination ici à
l’œuvre est à la fois productive de sens, puisqu’elle donne à penser, et
productive de forme en ceci qu’elle donne à voir; et elle est productive
à un autre titre encore puisqu’elle révèle en même temps qu’elle fait.
En mettant ainsi en relief le rôle de l’imagination, au détriment de
l’entendement, Kant concède que l’accord de l’imagination et de l’en¬
tendement n’est plus à la mesure de la beauté artistique. Un tel accord
en effet ne peut qu’attester l’accommodement de l’imagination à la
faculté des concepts, la première, même libérée de son usage théorique,
restant serve de la seconde. Ici au contraire l’entendement interpellé
s’avère impuissant à appliquer ses concepts à toute la richesse que lui
fournit l’imagination vraiment libérée.
Il y aurait lieu de se demander alors si l’imagination productrice ne
revêt pas ici le sens que, selon Heidegger, Kant lui reconnaissait dans
la première édition de la Critique de la raison pure. Heidegger a montré
que l’intention initiale de la pensée kantienne n’était pas d’élaborer une
théorie de la connaissance en se guidant sur les sciences positives con¬
çues comme normes de vérité, ni de privilégier l’objet physique et son
corrélât l’entendement, mais de s’interroger sur l’origine et l’es¬
sence la plus intime de la Vérité, comme telle. Or cette interro¬
gation n’était pas séparable d’une interrogation sur l’Etre; ce n’est pas
par la fascination de tel type d’étant que la démarche kantienne était
initialement requise, mais par la question de la possibilité de la con¬
naissance de tout étant et plus profondément encore par la question
«de la possibilité de ce qui rend possible cette connaissance ontique»
c’est-à-dire justement par le problème de la possibilité et de l’essence
de la «compréhension préalable de l’être»2 qui précède tout étant et
1 c.j., §49.
2 M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. De Waelhens et Biemel,

PP- 70-73-
56 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

sans laquelle aucun d’eux ne pourrait se révéler comme tel, se présenter


dans sa vérité. Loin donc de substituer l’épistémologie à l’ontologie
voire la physique à la métaphysique, la révélation copernicienne
réalisait plutôt l’opération inverse en remontant de la question de la
connaissance de tel ou tel étant, à la question de la connaissance
préalable et anticipatrice de l’être de l’étant, de la question de la vérité
ontique à celle de la vérité ontologique, en termes kantiens: du pro¬
blème de la «vérité empirique» au problème de la «vérité transcendan¬
tale». Mais cette interrogation sur l’Etre et la Vérité n’était pas sépa¬
rable non plus d’une interrogation sur l’essence de l’homme, cet être en
la nature duquel la métaphysique est inscrite, qui comprend l’Etre et
par lequel l’Etre s’illumine. Autrement dit la question de la possibilité
de l’ontologie comme telle s’y posait à travers une analytique de l’es¬
sence de l’homme et plus précisément de l’essence de la connaissance
humaine. Heidegger a bien montré sur ce point qu’avant, peut-être, de
se masquer à elle-même son sens profond, en consacrant la «force
lumineuse de la raison pure» 1 cette recherche triple et pourtant unique
des «germes originels» de la connaissance humaine, du surgissement
de l’être, et de l’origine de la vérité était menée, en vertu de la dimen¬
sion même dans laquelle elle s’installait, et à travers les différentes
étapes de son développement, à souligner la finitude et l’ambiguïté
intrinsèques de l’homme, mais aussi de l’Etre et de la Vérité eux-
mêmes.
Finitude et ambiguïté d’abord des «deux souches de la connaissance
humaine» que sont l’intuition et l’entendement. La première est certes
accès immédiat à son objet, mais elle est transie d’altérité dans cette
immédiateté même, puisque pour l’homme intuitionner ce n’est pas
créer mais recevoir, être ordonné à un étant qu’il n’est pas et qui existe
de lui-même, et puisque aussi, pour être communicable, ce contact
immédiat en appelle à une médiation, seule capable de l’universaliser
et de le hausser à la connaissance. C’est cette détermination univer¬
salisante qu’opère l’entendement: il est donc éclairant, mais reste
toujours subordonné à l’intuition et dès lors voué à la distance qu’
implique la discursivité par rapport à l’immédiateté de l’objet. Fini¬
tude et ambiguïté ensuite des éléments de la connaissance considérés
dans leur «pureté», l’intuition d’une part ne pouvant recevoir que si
elle se donne par une spontanéité qui n’est pas sa gloire, mais la rançon
de son caractère fini, les conditions de toute réception d’objet, en
déployant l’horizon spatio-temporel dans lequel les choses pourront
1 Op. cit., p. 225.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 57

s’inscrire et se révéler, l’entendement, d’autre part, ne pouvant projeter


la pure objectivité de l’objet et déployer spontanément l’horizon
d’unité préalable et indispensable à toute pensée déterminée qu’en
mettant ses concepts au service de l’intuition. Finitude et ambiguïté
plus profondes encore, de la connaissance prise dans son unité pure, si
tant est que les deux souches ne peuvent être simplement juxtaposées
sans que soit opposée une fin de non-recevoir à la question de la syn¬
thèse transcendantale ou ontologique. Aussi bien Kant les ramène-t-il
à une «racine commune» dont il affirme d’abord quelle est «inconnue
de nous»,1 mais vers laquelle le sens premier de sa démarche est de
nous conduire. C’est à l’imagination qu’aboutit cette remontée au
fondement de la connaissance ontologique. A la question de savoir
comment l’homme peut anticiper l’être des étants qu’il n’a pas créés
et auxquels il est essentiellement ordonné, au problème de ce dépas¬
sement que Heidegger appelle la transcendance et qui est dans la
philosophie critique le problème de la synthèse transcendantale, cette
«synthèse véritative» de la «vérité transcendantale qui précède en la
rendant possible toute vérité empirique», Kant répond en reconnais¬
sant à l’imagination pure le rôle de médiatiser originairement l’enten¬
dement et l’intuition et de rendre ainsi possible l’unité originaire de la
synthèse ontologique, ou comme dit Heidegger, de «fonder la trans¬
cendance». «Nous avons . .. une imagination pure, comme faculté
fondamentale de l’âme humaine, qui sert a priori de fondement à toute
connaissance».2
Or ce fondement atteste au plus haut point la finitude et l’ambiguïté
soulignées à chacune des études de la progression qui y mène. C’est
qu’en effet le sens de l’imagination pure réside dans l’unité originaire et
ambiguë de la réceptivité et de la spontanéité. Elle est, dit Heidegger,
«essentiellement réceptivité spontanée et spontanéité réceptive».3 Ce
qui signifie non pas qu’elle est projection active d’une part et soumis¬
sion passive de l’autre, mais qu’elle est l’unité originelle de la récep¬
tivité que l’on a coutume de confondre trop vite avec l’intuition, et de
la spontanéité que l’on a trop vite fait d’attribuer à l’entendement
seul, car celui-ci ne peut agir que s’il est réceptif, celle-là ne peut
recevoir que si elle est spontanée. L’imagination fonde la pensée dans
ce qui la constitue comme pensée, c’est-à-dire dans sa référence in¬
trinsèque à l’intuition, parce qu’imaginer, au sens transcendantal et

1 Critique de la raison pure, A15, B29.


2 Critique de la raison pure, A124, cité par Heidegger, op. cit., p. 193-
3 Heidegger, op. cit., p. 251.
58 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

non empirique, c’est former des vues (Bilden), non pas donner à voir
telle ou telle vue concrète, mais ouvrir le champ de toute visibilité,
dans l’unité apriorique d’une pro-duction qui est tout à la fois forma¬
tion (Bildung) et laisser-être.1 Cette unité, souligne Heidegger, c’est
celle même du temps, cette «image pure» que Kant définit comme
«pure affection de soi»,2 et qu’il faut penser comme la position de l’ip-
séité dans le mouvement qui la déborde et par lequel elle est délogée
de soi, comme la conjonction originaire de l’élan et du reflux, de la
sortie de soi et du maintien de soi constitutifs de la connaissance finie,
comme l’origine enfin de toute présence dans un horizon de néant, une
absence qui tout uniment la fonde et ne cesse de la ronger.
L’imagination ainsi confondue avec le temps constitue le fondement
de la transcendance parce qu’elle «rompt les barrières dans lesquelles
le cogito enferme le sujet et le retranche de l’Etre», parce que le temps
est «au cœur du sujet la présence et l’acte de l’Etre».3 Mais que l’imagi¬
nation transcendantale se confonde avec le temps, et ainsi constitue le
fondement de la transcendance, cela signifie aussi que le dépassement
de l’étant vers l’être qui l’éclaire s’opère grâce au néant, que la pré¬
sence des étants à l’homme et de l’homme aux étants surgit sur fond
d’absence, et que la manifestation de l’être exige le non-être. «Ainsi
c’est seulement l’assignation, dès l’origine, du néant comme contre-
possibilité qui exalte la question de l’être jusqu’à la faire devenir ce
qu’elle est en réalité, à savoir une, ou plutôt la question transcendan¬
tale. . .».4 A travers cet antagonisme de l’être et du non-être, «le lieu
où (...) se hausse la pensée kantienne dans son dépassement de l’étant»
est selon Heidegger «un certain entre-deux, ou une certaine Différence
entre l’être et l’étant», le lieu même de la Différence ontologique,
«cette différence qui distingue et tient écartés l’un de l’autre l’être et
l’étant, mais pour les unir l’un et l’autre en une éclosion originelle».5
N’est-ce pas à ce niveau que se hausse aussi la théorie kantienne du
génie? Est-ce bien tout d’abord à cette unité originaire et ambiguë de
la réceptivité et de la spontanéité qu’elle nous conduit ? Kant remon¬
tant vers l’origine de l’œuvre d’art l’attribue au génie défini comme
«disposition innée de l’esprit (angeborne Gemütsanlage) (ingenium) par
laquelle la nature donne ses règles à l’art». Faut-il entendre que la

1 Id., ibid., pp. 199-203.


2 Id., ibid., § 34.
3 Mikel Dufrenne, «Heidegger et Kant», Revue de Métaphysique et de Morale, janvier rg49,
p. 4.
4 Jean Beaufret, Le Poème de Parménide, p. 41.
5 Id., p. 45-
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 59

nature donne d’une part et que l’esprit reçoit de l’autre, en quel cas
la réceptivité et la spontanéité se trouveraient dissociées? Tel n’est
pas le sens de la formule kantienne puisque Kant précise un peu plus
loin que c’est le génie lui-même qui «donne, en tant que nature, la
règle», ce qui signifie qu’en lui les deux termes s’unissent. La règle
ici se confond avec l’acte même de création, l’artiste se soumet dans le
moment même où il projette librement son œuvre, et c’est justement
parce que cet acte est tout à la fois projection et consentement que la
règle prise dans son origine n’est ni objectivable ni thématisable:
«aucun Homère ... ne pourrait montrer comment ses idées riches en
poésie et pourtant lourdes de pensée surgissent et s’assemblent ...,
car lui-même ne le sait pas».1 On voit donc déjà apparaître dans l’ana¬
lyse par laquelle Kant explicite sa définition du génie une structure
foncièrement parente de celle de l’imagination transcendantale, consi-
déréé comme unité originaire de la spontanéité et de la réceptivité.
Mais Kant, nous l’avons vu, va plus loin: s’interrogeant sur les facultés
de l’âme (Gemüt) qui composent le génie, c’est l’imagination qu’il met
en relief.
Reprenons le fil de son exposé. La véritable œuvre d’art, l’œuvre
d’art accomplissant son essence et atteignant sa plénitude est pénétrée
de ce que Kant appelle Geist. Ce Geist n’est pas justiciable du goût:
certaines productions auxquelles «on ne trouve rien à critiquer pour ce
qui est du goût» n’en sont pas pour autant habitées par lui.
«Qu’entend-on donc ici par Geist?
Au sens esthétique, le Geist est le principe vivifiant de l’âme: mais
ce par quoi il la vivifie, la matière qu’il emploie, c’est ce qui maintient
les facultés dans leur essor harmonieux, c’est-à-dire un jeu qui se
conserve par lui-même et bien plus qui donne de la force à ces facultés.
Or je soutiens que ce principe n’est pas autre chose que le pouvoir de
présenter (Darstellung) des idées esthétiques. J’entends par idée esthé¬
tique une représentation de l’imagination (Einbildungskraft) qui donne
beaucoup à penser, sans que cependant quelque pensée déterminée,
c’est-à-dire quelque concept lui soit adéquat; aucune langue ne peut
l’exprimer complètement, ni la rendre intelligible».2
Autrement dit, c’est l’imagination qui est à l’origine de la véritable
œuvre d’art, cette œuvre habitée par l’esprit. S’agit-il d’une opération
de l’imagination empirique ou d’une opération de l’imagination trans¬
cendantale? La question se précise, si l’on tient compte du fait que

1 C.J., § 47.
2 C.J., §49-
ÔO TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

Kant spécifie aussitôt que l’imagination s’exerçant ici est une «faculté
de connaître productive».1 Abstraction faite de l’imagination repro¬
ductive, le problème est donc de savoir si l’imagination productive ici
mise en cause est liée à un donné empirique préalable, et s’épuise dans
le rapport à l’étant, ou si au contraire elle est à la mesure d’un dépasse¬
ment de l’étant vers l’être, à la mesure donc de cette transcendance
déjà nommée.
Que l’imagination, source de l’œuvre d’art, y opère un dépassement
de l’étant avec lequel l’homme a commerce dans Inexpérience com¬
mune», c’est ce que Kant affirme quand il nous assure que cette faculté
«a une grande puissance pour créer en quelque sorte une autre nature
avec la matière que lui fournit la nature réelle». Grâce à elle, nous pou¬
vons, dit-il, «dépasser la nature», transcender ce terrain de l’empirie
où l’entendement exerce son rôle déterminant, aller «vers ce qui est
au-delà des limites de l’expérience».2
Que ce dépassement soit proprement transcendantal, c’est ce que
Kant exprime a contrario quand il précise que, par l’imagination
productrice, à l’œuvre dans la création artistique, nous nous sentons
notamment «affranchis de la loi d’association (qui appartient à l’usage
empirique de cette faculté)».3 N’est-ce pas laisser entendre que l’usage
artistique de cette faculté n’est pas empirique et qu’elle accomplit ici
une fonction plus haute?
Que ce dépassement soit proprement un événement ontologique,
c’est bien ce dont on peut se convaincre dès que l’on s’avise du rôle
qui lui est ici reconnu au plus profond de la subjectivité du sujet et à
la racine de son rapport à l’être. Par l’imagination productrice en effet,
c’est l’âme tout entière qui se trouve «vivifiée», «éveillée», déployée
dans son «essor harmonieux». Un tel envol n’est pas la mise en branle
d’une «faculté» parmi d’autres, ni même de toutes. Il est l’avènement
du sujet dans ce qui le constitue comme tel, c’est-à-dire tout à la fois
comme pensée, intuition, liberté et fondamentalement comme rapport
à l’être. L’imagination productrice meut la pensée puisqu’elle «donne
à penser», et il s’agit là d’un acte plus originaire que l’application des
concepts à un contenu intuitif, puisqu’avec cette pensée aucun pensé
déterminé ne coïncide. Loin donc que l’entendement assume ici un rôle
prépondérant en tant que spontanéité déterminante, c’est au contraire
dans sa réceptivité et dans son impuissance originaires qu’il se révèle

1 cj., §49.
2 C.J., § 49.
3 C.J., § 49-
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 6l

puisque l’imagination «dépassant cette concordance avec le concept,


fournit sans effort à l’entendement une matière abondante et non
élaborée dont il ne tenait pas compte dans ses concepts»,1 et que ceux-
ci ne peuvent enclore. Le paradoxe de l’imagination productrice, c’est
justement qu’elle éveille la pensée par excès d’intuition: la «représen¬
tation de l’imagination» est une «intuition» à laquelle aucun concept ne
peut être adéquat. Mais il faut comprendre que ce surplus de récep¬
tivité n’est pas synonyme de passivité; qu’au contraire il est indis¬
sociable d’une spontanéité fondamentale puisqu’il éveille, anime et
déploie l’âme entière dans le moment même où celle-ci est comme
sessaisie de soi et soumise à ce qu’elle ne peut qu’accueillir et par quoi
lui est ouverte «une perspective sur un champ s’étendant à perte de
vue».2 A travers l’imagination productrice, c’est l’homme tout entier
qui s’éveille et se rassemble, non pour se posséder enfin ni s’investir
dans un objet qui serait le reflet de ses pouvoirs, mais pour s’ouvrir à
infiniment plus que soi. Créer ce n’est pas faire au sens d’as-sujettir,
c’est consentir et en ce sens la «maîtrise» n’est pas signe de domination,
elle est comme affectée d’une fragilité fondamentale. C’est dire en fin
de compte qu’il ne s’agit plus seulement de l’âme, et que la production
ou l’avènement dont il est ici question échappent en quelque sorte à
la juridiction des facultés et du sujet. La «liberté» que Kant reconnaît
à l’imagination, et à l’entièreté du sujet, en tant que par elle ce sont
toutes les facultés de connaissance qui se déploient dans un «libre
usage», cette liberté pourtant se confond avec un «don de la nature» et
est le signe d’une initiative plus fondamentale que celle de l’artiste.
L’art tout court renverrait alors à cet «art caché dans les profondeurs»
dont parlait la Critique de la raison pure, lorsque dans la doctrine du
schématisme elle voulait souligner le caractère fondamentalement
fini de notre connaissance. Ce que dans l’art le sujet montre de plus
personnel, son «originalité», est aussi ce qui lui appartient le moins.
Il n’est pas à lui-même sa propre origine puisqu’en lui ce n’est plus
seulement lui qui parle mais une origine plus initiale, et que tous les
hommes sont convoqués par son dire et appelés à l’entendre. C’est
pourquoi son originalité est «exemplaire».3
Issue de l’intimité la plus profonde d’un «Je» qui n’est ni moi em¬
pirique, ni pouvoir universel de juger, mais «nature» foncièrement
dérobée à toutes prises, révélant une nature autre que celle sur laquelle

1 C.J., § 49-
2 C.J., §49-
3 C.J., §46.
62 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

l'entendement établit ses assises et bâtit l’expérience commune,


offrant à l’intuition plus que les concepts ne peuvent saisir, élargissant
du même coup ceux-ci «de manière illimitée», rompant avec toutes les
règles admises et inaugurant «une règle nouvelle qui ne peut être la
conséquence d’aucun des principes ou exemples antérieurs»,1 telle est
l’œuvre d’art dans l’éclat et la violence de son origine. S’il est vrai
comme y insiste Heidegger, que c’est au lieu de la Différence de l’être
et de l’étant que se situe «l’origine de toute fondation et de toute créa¬
tion véritables», si créer, c’est «ouvrir passage à l’étant à la mesure
d’un dévoilement de l’être»,2 on ne peut s’empêcher de considérer la
théorie kantienne du génie et tout le mouvement de transcendance
qu’elle décrit comme un effort pour approcher de ce lieu et pour
penser dans ses parages.

3. LES TROIS NOTIONS DU BEAU

Il est clair que cette pensée de l’art dans la mesure où elle substitue au
goût, défini comme jugement réfléchissant, le génie, défini comme
imagination productrice, dans la mesure où plus précisément elle fonde
le premier sur l’harmonie de la subjectivité, le second sur une pro¬
ductivité qui est autant nature que sujet, trahit une instabilité dans
l’équilibre de l’esthétique kantienne. En quoi consiste donc cette
instabilité ? Si nous parcourons du regard les diverses tensions internes
que nous avons discernées jusqu’à présent dans l’exposé de Kant, nous
constatons qu’elles s’exercent toutes entre les phénomènes et les prin¬
cipes critiques, mais nous constatons également que ces phénomènes
suscitent de la part de Kant une interprétation qui se voulant criti-
ciste, entraîne la philosophie critique sur une voie qui n’était pas
initialement la sienne et où pourtant elle est forcée de s’engager pour
dépasser son propre dualisme et combler l’«abîme» qu’elle a elle-même
creusé. Selon les principes critiques, le Beau est accord subjectif des
facultés de connaître, rien de plus. Mais d’un point de vue phénoméno¬
logique, il ne relève pas de la subjectivité, il se présente comme auto¬
nomie phénoménale, liberté d’un donné, production sensible de soi,
conjonction de l’apparaître et de l’être, surgissement d’une nature
insondable, qui se révèle sans nous permettre de la dominer. Ce que
Kant suggérait quand il parlait de «faveur» dans la contemplation,
quand il désignait dans la finalité de la forme un mouvement d’auto-

1 C.J., § 46.
2 J. Beaufret, op. cit., p. 49. Cfr. «L’origine de l’œuvre d’art», Chemins, pp. 45-62.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 63

production phénoménale, ce qu’il reconnaît enfin quand il attribue à la


nature les règles de production de l’art authentique. Nous nous sommes
souvent exprimés comme si ce décalage entre les manifestations du
Beau et les principes stricts de l’Analytique du goût était la tension
centrale de l’esthétique kantienne. Mais en réalité, comme l’Introduc¬
tion à la Critique du jugement pouvait déjà le faire augurer, le mérite
de Kant est d’avoir haussé ce décalage au niveau de sa problématique
d’ensemble, de telle sorte qu’il se traduit aussi par une tension entre
deux conceptions de la philosophie de la subjectivité, entre une con¬
ception du criticisme comme philosophie des limites, ou de l’extériorité
de la subjectivité par rapport à l’être, et une conception du criticisme
comme intégration de l’être dans la subjectivité, ou comme méta¬
physique de la subjectivité absolue. De ce point de vue, il importe
d’examiner de plus près la théorie du génie.
On y voit s’emmêler et s’opposer tour à tour trois niveaux d’analyse,
qui correspondent à trois notions du Beau. A un premier niveau, qui
est proprement phénoménologique en ce sens que Kant s’y attache à
dire le phénomène, le Beau est l’être même en tant qu’il se produit
ou se dévoile. Nous avons souligné l’ambiguïté de cette révélation:
elle surgit sur fond d’opacité, et renvoie à une nature impénétrable
alors même qu’elle libère le sujet tout entier. Entre elle et nous-mêmes
il y a bien un accord, puisqu’elle fait appel à ce qui nous constitue
radicalement: mais cet accord n’est pas complaisance de la subjec¬
tivité dans l’excellence de son fonctionnement et de son adaptation
possible à l’objet. Bien plutôt c’est un dépaysement, une sortie de soi,
un étonnement sans limites, une quête inachevable où le cherché
dépasse infiniment le cherchant. C’est à ce niveau que se situe l’analyse
du génie, telle que nous l’avons suivie jusqu’ici en mettant avec Kant
l’accent sur la nature et sur l’imagination productrice.
A un second niveau qu’on pourrait qualifier de criticiste au sens
strict, et de théorique pour la raison que la pensée de Kant y est essen¬
tiellement déterminée par le dualisme du noumène et du phénomène
et par la prédominance épistémologique du rôle de l’entendement, le
Beau réside dans la mise en rapport subjective des deux facultés re¬
présentatives que sont l’imagination et l’entendement, en vue d’un
accord du libre jeu de la première avec les concepts du second sans
que toutefois ceux-ci soient déterminés. C’est à ce plan qu’entendait
se situer l’Analytique du Beau, non sans certaines tensions, non sans
certains glissements vers le premier niveau, comme dans l’analyse de
la faveur et dans l’analyse de la finalité de la forme. Mais c’est aussi
64 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

vers ce second niveau que va se déplacer la suite de l’analyse kantienne


du génie. Tout se passe en effet comme si Kant avait reculé devant les
conséquences de sa théorie du génie, et voulu minimiser le rôle de
l’imagination productrice. Ce recul n’est pas sans analogie avec celui
que décèle Heidegger dans la Critique de la raison pure. De même que
la seconde édition de cet ouvrage attribuait à l’entendement ce que
la première accordait à l’imagination transcendantale, en rejetant ainsi
dans l’ombre cette «racine inconnue» et inquiétante dans laquelle Kant
avait d’abord entrevu la constitution originelle de l’essence de l’homme,
l’origine de toute synthèse, et donc le berceau de la vérité, de même
la Critique du jugement a tôt fait de substituer l’entendement à l’imagi¬
nation et, oubliant que «les beaux-arts doivent être nécessairement
considérés comme des arts du génie»,1 de prétendre que c’est le juge¬
ment qui est «à considérer comme le plus important quand il s’agit
d’apprécier l’art comme bel art». Or le jugement se définit comme la
faculté qui impose à l’imagination de s’adapter à l’entendement, et
qui donc assagit le génie, le «discipline» et «lui rogne les ailes». Si, quand
le génie et le goût s’opposent, dit Kant, «il est nécessaire de faire des
sacrifices, il faudrait sacrifier plutôt quelque chose du génie», de
manière à mettre «de la clarté et de l’ordre dans la masse des pensées»,
à les rendre «susceptibles d’un succès durable autant qu’universel,
propres à servir d’exemples aux autres et à s’adapter à une culture
toujours en progrès».2
Entre ce second niveau et le premier, la discordance est donc radi¬
cale: dans la perspective de la «culture» et du progrès, la nature n’ac¬
corde aucun don, elle n’est pas donation mais représentation, cette
chose soumise qui depuis Descartes se prête à la maîtrise du cogito.
Reste un troisième niveau où le théorique cède au pratique, l’enten¬
dement à la raison, et où surtout le dualisme de l’être et de la subjec¬
tivité tend à s’évanouir. Ce n’est plus ici, comme au second niveau, la
problématique des facultés qui joue le rôle déterminant, mais la pro¬
blématique d’ensemble du criticisme telle qu’elle est exposée dans
l’introduction à la Critique du jugement. A confronter la Critique de la
raison pure et la Critique de la raison pratique, le problème se pose en
effet de savoir si l’antithèse de la nature et de la liberté peut être
surmontée. Ce problème ne se pose guère pour la philosophie théorique
qui n’est préoccupée que par la nature, encore qu’en définissant celle-
ci comme système de la seule causalité phénoménale, elle admette un

1 C.J., § 46.
2 c.j., § 5o.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 65

au-delà du phénomène au fondement de la nature elle-même. Mais il


est crucial pour la philosophie pratique, car la liberté doit se réaliser
dans la nature, et le phénoménal se prêter à l’influence du suprasensi-
ble. C’est ce problème, plus pratique que théorique, d’un dépassement
du dualisme de la liberté et de la nature, du suprasensible et du
sensible, qui motive le passage à un troisième niveau dans la considé¬
ration du Beau. A ce niveau la question n’est plus seulement, comme
au niveau strictement criticiste, de savoir quels sont les principes
a priori du jugement de goût, mais de savoir si le beau n’atteste pas un
rapprochement de la nature et de la liberté. Mais ce niveau se distingue
aussi du premier en ce sens que Kant ne peut se contenter d’y accueillir
le phénomène mais qu’il doit le provoquer, lui arracher une réponse
à une question imposée par la problématique. C’est dire qu’ici encore
le phénomène authentique va être recouvert. C’est à ce niveau déjà
que Kant se situait dans la théorie de la beauté adhérente. Les phé¬
nomènes eux-mêmes, nature ou œuvres d’art, témoignaient des
limites de la théorie de la beauté libre et en un sens c’est par respect
pour eux que Kant entreprenait de définir une deuxième espèce de
beauté. Mais ce respect se muait aussitôt en interprétation et le service
rendu au phénomène est plutôt le service que celui-ci rend au système.
Kant aurait pu, se plaçant au second niveau d’analyse que nous avons
cru pouvoir repérer, exclure purement et simplement du domaine du
Beau le phénomène auquel il donne le nom de beauté adhérente. Mais
il aurait pu aussi, se plaçant au premier niveau d’analyse, y déceler un
défi lancé à nos facultés, ce qui l’eût engagé déjà sur la voie que com¬
mence par suivre la théorie du génie. En définissant le beau adhérent
comme instrument du Bien, en lui accordant à ce titre une prééminence
sur la beauté libre, Kant montre qu’il n’entend se tenir à aucun de ces
niveaux et que le problème central pour lui, comme l’attestent la
théorie de l’idéal de la beauté et celle de l’intérêt intellectuel du Beau,
est de concilier le sensible et le suprasensible, une telle conciliation
entraînant nécessairement, comme nous allons le voir, d’une part un
dépassement du dualisme qui détermine la théorie de l’harmonie
subjective des facultés représentatives, d’autre part une sollicitation
du phénomène. Quelle est donc la pensée du Beau qui se fait jour à ce
troisième niveau? Quels sont les rapports entre cette pensée et celles
qui apparaissaient aux niveaux précédents? Les détours de la théorie
du génie tout d’abord, la Dialectique du jugement esthétique ensuite,
apportent une réponse à ces questions. La théorie du génie en effet ne
manifeste pas qu’une tension entre l’imagination productrice et le
66 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

jugement, ou comme on voudra dire entre l’être et la subjectivité,


entre la nature et les progrès de la culture ; elle manifeste en outre une
tension entre chacun de ces pôles et une troisième zone d’attraction.
Car ce n’est pas par simple analogie que Kant qualifie d’«Idée esthé¬
tique» ce qui se présente dans l’œuvre de génie. Non seulement ce qui
se donne à voir ou à entendre dans une telle œuvre engage l’entende¬
ment comme le fait l’Idée de la raison, dans une quête inachevable,
mais en outre il se révèle intimement uni selon Kant avec l’incondi¬
tionné, l’illimité, la totalité qui sont le propre de l’Idée de la raison.
L’idée esthétique expose le «schème» du suprasensible, dont la raison
ne peut donner une présentation dans l’expérience.1 Davantage, à
l’instar des idées rationnelles, les idées esthétiques ont leurs principes
dans la raison, affirme Kant, comme s’il désavouait le primat de l’ima¬
gination productrice.
Cette jonction de l’idée esthétique et de l’inconditionné fait l’objet
des développements de la Dialectique du jugement esthétique. Exa¬
minons cette troisième pensée du Beau telle qu’elle est explicitée par
Kant, avant de tenter de repérer les rapports qu’elle entretient avec
les conceptions du beau précédemment dégagées.
La Dialectique du jugement esthétique affronte une antinomie qui,
installée entre les principes de cette faculté, est «susceptible de rendre
douteuse sa légitimité et par suite sa possibilité interne».2 L’antinomie
s’énonce comme suit :
«i) Thèse: Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts;
car alors on pourrait disputer à ce sujet (décider par preuves).
2) Antithèse: Le jugement de goût se fonde sur des concepts; sans
cela on ne pourrait, malgré les différences qu’il présente, même pas les
discuter (prétendre imposer ce jugement au nécessaire assentiment
d’autrui)».3
Comment résoudre l’opposition de ces deux maximes qui ne font
somme toute qu’exprimer les deux aspects du jugement de goût
dégagés par l’Analytique: l’absence de connaissance mais aussi la
prétention à l’universalité et à la nécessité? On connaît la réponse de
Kant: le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts s’il s’agit
de concepts de l’entendement déterminables par l’intuition, procurant
une connaissance et pouvant servir à une preuve; néanmoins il se
fonde sur un concept qui lui confère une valeur universelle, non pas

1 c.j., §53.
2 c.j.a 55.
3 c.j.a 56.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 67

le concept déterminé de l’entendement, mais un concept indéterminé,


le «pur concept rationnel du suprasensible, principe de l’objet (comme
du sujet qui juge) en tant qu’objet sensible, et par suite en tant que
phénomène».1 Par ce concept qui, selon lui, est à la fois principe de
l’objet et du sujet, Kant désigne «le substrat suprasensible des phéno¬
mènes», mais aussi «le substrat suprasensible de l’humanité» et «le
point de concentration de toutes nos facultés a priori». C’est ce point
que les antinomies, dit-il, nous forcent à chercher car il n’est pas d’autre
moyen de «mettre la raison d’accord avec elle-même».2 Certes sur ce
principe nous ne pouvons d’aucune manière en savoir plus long: il
«peut seulement nous être indiqué comme la clef unique pour résoudre
l’énigme de cette faculté dont les sources nous sont cachées à nous-
mêmes».3 Mais quoiqu’il en ait, Kant le qualifie tout en le disant
indéterminable, il le connaît tout en ne le connaissant pas puisqu’il le
nomme «intelligible», il est porté vers lui comme vers une solution, tout
en soutenant la persistance de l’énigme. Ne nous laisse-t-il pas entendre
que le suprasensible est le principe commun des phénomènes sensibles
et des facultés a priori et que donc il y aurait fondamentalement une
identité du sujet et de l’objet? Comment penser cette identité? Le
recours à la notion de substrat comme à celle de chose-en-soi qui lui
est assimilée 4 peut n’être considéré que comme l’envers de la théorie
de l’harmonie seulement subjective des facultés: il marquerait alors la
limite de la révolution copernicienne et comme le vestige en elle du
dogmatisme des philosophies de la substance. Mais en qualifiant
également ce substrat de source des facultés, Kant n’ouvre-t-il pas la
voie à un dépassement de cette limite et à une identification de cette
substance avec la subjectivité elle-même, non plus finie il est vrai mais
infinie? En quel cas la dialectique du jugement esthétique serait en
passe de devenir spéculative. Car si le suprasensible est le foyer de
toutes nos facultés, il y a un point où la matière limitante et les formes
spontanées s’identifient, où la chose-en-soi, borne de notre réceptivité
et de notre finitude est comme le produit de la subjectivité, un point
où la nature et la liberté cessent de s’opposer, où le théorique et le
practipue, la connaissance et l’action sont ramenés à l’unité, où l’être
même est sujet. Le Beau selon Kant est en quelque sorte la révélation
de ce point. Quand il conclut la Dialectique du jugement esthétique en
disant que le beau est le symbole du bien moral, il n’entend pas mar-
1 C.J., § 57-
2 C.J., § 57-
3 C.J., § 57-
4 C.J., § 57-
68 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

quer seulement par là la primauté du pratique sur le théorique: n'a-t-il


pas souligné que «la fin suprême fixée à notre nature par l’intelligible»
est «la concordance» du suprasensible «avec toutes nos facultés de
connaissance»? 1 II n’entend pas non plus désigner dans le beau l’émer¬
gence de cette dualité que suppose la notion de devoir et dans laquelle
s’ installe l’action morale tout entière engagée dans la lutte entre la
liberté et la nature. Ce n’est pas de l’action morale que le Beau est
symbole, mais du Bien que vise cette action, à savoir un point où cesse
le conflit de la nature et de la liberté, par identification des opposés.
«C’est là l’intelligible que le goût aperçoit» et dans lequel le pratique et
le théorique, le sensible et l’intelligible, la réceptivité et la spontanéité
surmontent leur opposition: «dans le goût, la faculté de juger n’est
pas soumise, comme dans le jugement empirique ordinaire à l’hété-
ronomie des lois d’expérience; par rapport aux objets d’une satisfac¬
tion si pure, elle se donne elle-même sa loi, comme en use la raison par
rapport à la faculté de désirer ; et par suite de cette possibilité interne
dans le sujet comme de la possibilité externe d’une nature en accord
avec celle-ci, elle se voit rapportée à quelque chose dans le sujet et
hors de lui, qui n’est ni la nature ni la liberté, mais qui est rattaché
cependant au fondement de celle-ci, le suprasensible, dans lequel la
faculté théorique et la faculté pratique sont ramenées d’une manière
commune mais inconnue à l’unité».2
A la lumière de cette conception, les diverses tensions qui parcourent
la pensée kantienne du Beau se précisent en même temps qu’apparaît
la possibilité de leur résorption. Entre une première conception du
Beau comme autonomie phénoménale référée à l’unité duelle de la
réceptivité et de la spontanéité, et une seconde conception du Beau
comme harmonie strictement subjective des facultés représentatives,
l’opposition semble radicale; elle ne l’est plus si cette autonomie
phénoménale est interprétée, dans une troisième conception, comme le
signe d’une identité de la nature et de la liberté, du sensible et du
suprasensible, identité qui est aussi le point de convergence de toutes
nos facultés et donc le fondement de l’harmonie susdite qui ne serait
«subjective» au sens étroit qu’en apparence seulement. Mais il importe
de remarquer d’abord que la pensée kantienne doit son allure propre
à son refus de franchir le pas séparant la subjectivité finie d’une sub¬
jectivité absolue où le dualisme du sujet et de l’objet se trouverait à la
fois transposé et surmonté. L’une des tensions fondamentales de

1 C.J., Remarque I du § 57.


2 C.J., § 59-
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 69

l’esthétique kantienne, celle que soulignera Hegel, réside sans doute


dans l’impossibilité où elle est de se tenir à l’une ou à l’autre de ces
subjectivités. Il importe de remarquer ensuite que la troisième con¬
ception du Beau n’est conciliatrice que dans la mesure où elle recouvre
la première en l’interprétant. Autant dire que la résorption des ten¬
sions n’est pas sans reste. Car la conclusion n’est pas bonne, qui de
l’autonomie phénoménale passe à l’unité de la nature et de la liberté.
L’autonomie phénoménale suppose un insondable surplus de ce qui
se donne sur la capacité du sujet, elle ne se dévoile que si on lui accorde
respect dans une contemplation où n’ont de part ni la connaissance des
causes ni la volonté ; en elle la nature se produit mais cette nature n’est
pas celle que croit toucher l’entendement, et cette production n’est
pas position de soi par une subjectivité. Autrement dit, dans cette
première conception, loin de se réduire comme dans la seconde, au
monde des apparences heureuses dans lesquelles les facultés représen¬
tatives attestent l’excellence et l’universalité de leur articulation, la
Beauté — celle des étants naturels comme des œuvres d’art - est
l’apparition d’un fond qui tout à la fois éveille l’âme et se réserve à
elle, la dépayse en l’accordant à lui, et qui donc est lié, au plus profond
de l’âme, à la finitude de celle-ci, à l’unité en elle, originaire et indé¬
clinable, d’une spontanéité et d’une réceptivité. De la sorte, la Beauté
atteste à tous égards l’unité de la nature en tant que manifestation et
de l’humanité en tant que liberté. Mais elle atteste cette unité comme
une énigme insurmontable, un pouvoir dont les sources sont cachées
et ne peuvent pas ne pas l’être, et dont on ne peut envisager de chercher
la clef qu’en méconnaissance de son initialité, de sa radicalité, de sa
nature de source.
Au contraire l’unité de la nature et de la liberté, entendue à la fois
comme la fin imposée à notre moralité et comme le fondement commun
de toutes les facultés et de leurs objets ne suppose-t-elle pas l’élimi¬
nation de toute nature donatrice et de toute finitude, au profit d’une
subjectivité qui se pose absolument elle-même jusque dans les limi¬
tations dont elle semble prisonnière.
Dira-t-on que la théorie du Beau, symbole du Bien moral, présente
la même structure que la théorie du génie, imagination productrice,
et qu’elle se borne à la prolonger? Ici comme là ne s’agit-il pas d’une
unité originelle de la réceptivité et de la spontanéité? Assurément.
Mais cette unité a changé de sens, si le second terme y englobe le pre¬
mier. Or n’est-ce pas au détriment de la réceptivité que l’«idée esthé¬
tique» peut se définir comme le «schème» du «pur concept rationnel du
70 TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT

suprasensible», principe de l’objet comme du sujet? Ce qui au départ


était lumière obscure d’une pensée qui pense plus qu’elle ne pense,
désigne alors la clarté sans ombre de «l’intelligible». D’une pensée qui
n’est telle que par son manque et sa réceptivité, l’accent se déplace
ainsi vers une pensée pleinement spontanée, au sein de laquelle toute
différence s’évanouit parce qu’elle résulte de la pensée elle-même. De
la nature donatrice, on est passé à l’intelligible, de l’imagination
productrice on est passé à la pure raison. Ce qui était accueil est devenu
assimilation, ce qui était ordination à l’autre est devenu absorption
par le même, ce qui était ancrage dans l’être est devenu égalité de soi
avec soi, ce qui était temps est devenu éternité.
En d’autres termes, ce qui faisait appel à une herméneutique de la
finitude devient le document d’une métaphysique absolue. Interpré¬
tant cette même doctrine de l’imagination productrice, qui nous a
paru tolérer, à la lumière de la répétition heideggerienne, que l’on
associât la problématique kantienne de l’art et du Beau à la problé¬
matique de la finitude, Hegel écrira que l’imagination productrice chez
Kant, à laquelle il accorde une importance capitale tant dans la Critique
du jugement que dans la Critique de la raison pure, constitue une «idée
vraiment spéculative» qui exprime comme une unité synthétique
l’«identité absolue» qu’est «la raison elle-même», le «vrai Moi» d’où se
séparent à titre de produits «le Moi comme sujet pensant et le multiple
comme corps et comme monde».1 Dans une telle interprétation, la
Beauté n’est plus en rien liée à la finitude, elle est l’idée de la raison
se présentant à l’intuition, l’identité, manifeste aux sens, des concepts
de nature et de liberté,2 le visage de l’Absolu.
Ces déplacements et cette substitution que la théorie symboliste du
Beau ne fait encore qu’ébaucher, YOpus postumum semble les fonder
en établissant comme pivot de la philosophie transcendantale la
spontanéité absolue de l’acte du Moi qui, libéré «de toute attache
ontologique» autre que lui,3 ne rencontre partout que ses propres
produits : «Le point de vue le plus haut de la philosophie transcendantale
consiste dans l’union des idées de la raison théorique et de la raison
pratique, de la nature et de la liberté en un seul et même sujet, aggré-
gées non passim mais conjunctim selon un principe de détermination
universelle».4 Ce principe est le «verbe par lequel je me pose»; «Je suis

1 Hegel, Glauben und Wissen, Lasson, pp. 239-240.


2 là., ibid., pp. 253-254.
3 H. J. De Vleeschauwer, Vévolution de la pensée kantienne, p. 205.
4 Opus postumum, trad. Gibelin, p. 27.
TENSIONS INTERNES DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT 71

un objet de moi-même c’est-à-dire de mes représentations; s’il y a


autre chose en dehors de moi, c’est un produit de moi-même. Je me
produis moi-même».1 Et ce Moi qui s’expose dans le système de la
philosophie pure coïncide avec la totalité absolue. Il est le véritable
"Ev xal üav, «Ailes und Eines sans développement ni amélioration».2

1 Id., p. 131.
2 Id., p. 3-
CHAPITRE III

KANT ET LES GRECS, POLES DES GRANDS ESSAIS

SCHILLERIENS

I. LES KALLIASBRIEFE ET LES TROIS NIVEAUX DE

l’esthétique KANTIENNE

L’analyse de la Critique du jugement procure un fil conducteur pour la


lecture des Kalliasbriefe, ces lettres célèbres où Schiller expose à Kôrner
ses recherches sur le Beau, en des termes dont c’est trop peu dire qu’ils
sont tantôt identiques à ceux de Kant, tantôt différents, car il y a, on
l’a vu, plusieurs niveaux dans l’esthétique kantienne, comme il y
avait d’autre part certaines tensions fondamentales dans la pensée
lyrique de Schiller, et dans ses écrits de philosophie de l’histoire.
Les poèmes de la Gedankenlyrik tissaient des liens étroits entre la
beauté, la joie, l’amour, la liberté et la nature. Ils donnaient à penser
que ces différents termes ne sont que des modes d’un seul et même
déploiement originel, d’un seul et même règne, où l’homme et le monde
se répondent, parce que le premier est accueil, le second abri fidèle.
La distinction du subjectif et de l’objectif est ici sans valeur: la joie
et l’amour ne sont pas des modalités d’une subjectivité «humaine trop
humaine», mais la profusion et la jointure de l’Un-et-Tout; la beauté
n’est pas une harmonie prêtée aux apparences mais le resplendissement
d’une nature qui s’appelle aussi liberté puisqu’elle est une libre offrande,
une grâce à laquelle l’homme est appelé à consentir. Pourtant, en même
temps d’ailleurs que l’accent tombe sur l’histoire, la distinction du
subjectif et de l’objectif commence à valoir dès lors que ce règne qui
est la réalité même est cependant absent de la vie, qu’il soit âge d’or
évanoui ou Idéal à accomplir. S’éparpille alors tout ce que nouait le
lien primitif: la Beauté n’est plus que vestige ou promesse préservée
par les œuvres d’art; la nature désertée n’est plus qu’un mécanisme,
cet «objet» de l’entendement, auquel s’oppose une liberté seulement
humaine, devenue effort et volonté; la joie n’est plus le ressort uni-
KANT ET LES GRECS
73
versel mais le couronnement de la lutte humaine. Partie de la positivité
de 1 Un-Tout et de la présence immédiate, la pensée schillérienne était
donc conduite à mettre l’accent sur la négativité, les médiations, la
subjectivité, 1 histoire. En ce point la philosophie kantienne de l’his¬
toire offrait à Schiller l’articulation des problèmes émergeant de sa
propre pensee lyrique. Cependant nous l’avons vu hésiter à renier
radicalement sa première pensée au profit d’une philosophie de la
négativité déterminée par l’antithèse de la nature et de la liberté, et
proposant comme fin dernière un règne de la pure volonté exclusif de
la nature.
Tenant que l’être est cette totalité de déploiement dont nous rap¬
pelions plus haut les aspects, mais soucieux également de comprendre
la disparition historique de l’accord originel, Schiller pouvait suivre
Kant lorsque celui-ci affirmait que la nature même avait provoqué la
rupture de l’harmonie initiale et le mouvement temporel de la né¬
gativité cognitive et morale ; toutefois sa pensée se gardait de basculer
tout entière dans l’orbite de la subjectivité, et continuait à magnifier
le règne de la nature en termes fort peu kantiens. Ce que nous savons
de la pensée du Beau chez Schiller à travers ses poèmes nous fait
pressentir déjà que sa rencontre avec la Critique du jugement ne
pourra se solder par une adoption du subjectivisme étroit qui formait
le deuxième niveau de l’esthétique kantienne. C’est en effet contre le
subjectivisme de la théorie kantienne du goût que les lettres à Kôrner
prennent position. D’emblée Schiller y refuse d’admettre le bien-fondé
du subjectivisme esthétique de Kant. Bien plus, il réclame une ex¬
plication «objective» du concept du Beau qui serait l’antithèse de la
théorie kantienne: «... ma théorie, dit-il, est une quatrième forme
possible d’expliquer le Beau. Ou bien on le déclare objectif ou bien
subjectif, et même ou bien sensible subjectif (comme Burke etc.) ou
bien subjectif-rationnel (comme Kant) ou bien rationnel-objectif
(comme Baumgarten, Mendelssohn et toute la bande des gens de la
perfection), ou enfin sensible-objectif : un terme à propos duquel sans
doute tu ne pourras pas encore penser grand chose pour le moment,
sauf si tu compares l’une à l’autre les trois autres formes d’explication.
Chacune des théories précédentes a pour elle une partie de l’expérience
et comporte manifestement une part de vérité, et l’erreur semble être
simplement d’avoir pris cette partie de la Beauté qui y correspond
pour la Beauté elle-même. Le burkien a parfaitement raison d’affirmer
contre le wolfien l’immédiateté du Beau, son indépendance des con¬
cepts ; mais il a tort contre le kantien de le situer dans la pure et simple
KANT ET LES GRECS
74
affectibilité de la sensibilité. Le fait que la plupart des beautés de
l’expérience, qui planent dans leurs pensées, ne sont pas des beautés
pleinement libres, mais des essences logiques, qui tombent sous le
concept d’un but, comme toutes les œuvres d’art et la plupart des
beautés de la nature, ce fait semble avoir induit en erreur tous ceux
qui placent la Beauté dans une perfection sensible ; car le bien logique
est confondu avec le Beau. Kant veut trancher ce nœud en admettant
une pulchritudo vaga et une pulchritudo fixa, une beauté libre et une
beauté intellectuelle, et en affirmant - chose singulière -, que toute
beauté qui tombe sous le concept d’une fin, n'est pas une beauté pure:
que donc une arabesque, et ce qui lui ressemble, considérée comme
beauté, est plus pure que la plus haute beauté de l’homme. Je trouve
que sa remarque peut avoir la grande utilité de distinguer le logique
de l’esthétique, mais en réalité elle me paraît manquer totalement le
concept de la Beauté. Car là justement la Beauté se montre dans son
éclat le plus haut quand elle surmonte la nature logique de son objet.
Et comment peut-elle surmonter là où il n’y a pas de résistance? (. ..)
La perfection est la forme d’une matière, la Beauté par contre est la
forme de cette perfection, laquelle donc se rapporte à la Beauté comme
la matière à la forme».1
Le Beau est sensible-objectif, telle est donc la thèse centrale du
Rallias. Comment comprendre cette thèse? Qu’est-ce que cette sen¬
sibilité? Qu’est-ce que cette objectivité? Le classement opéré par
Schiller entre les différents types possibles d’explication du Beau
apporte un commencement de réponse à ces questions. La sensibilité à
laquelle est lié le Beau n’est pas celle de la tradition empiriste, s’il est
vrai que selon cette tradition, déterminée par la conception carté¬
sienne de la conscience représentative, la sensibilité est synonyme de
subjectivité singulière ou d’affectibilité pure et simple. D’autre part
l’objectivité caractéristique du Beau n’est pas davantage celle de la
tradition rationaliste, puisqu’elle n’est pas de nature logique, con¬
ceptuelle. Sensibilité non-subjective, objectivité non-logique, ces deux
notions ne concordent pas non plus avec les notions kantiennes de
l’objectivité et de la sensibilité, dans la mesure où le kantisme rassemble
les deux traditions rivales au sein d’une subjectivité transcendantale
qui n’est fonction d’objectivité qu’en appliquant les concepts de
l’entendement aux représentations de la sensibilité. Contre Kant
Schiller affirme une objectivité qui ne relève pas de l’entendement et

1 Lettre à Kôrner, 25 janv. 1793, Briefwechsel Schiller-Korner, III, pp. 6-8. (Nous citons:
Rallias).
KANT ET LES GRECS
75
qui, quoique sensible, ne se réduit aucunement aux dispositions par¬
ticulières de la simple subjectivité empirique. Mais la question est
justement de savoir si Kant n’avait pas rencontré dans le phénomène
du beau une objectivité de ce type. Pour soustraire le beau à l’empire
de l’entendement, faculté des concepts, nous l’avons vu réduire l’acte
esthétique à un accord seulement subjectif des facultés représentatives
et restreindre parallèlement le beau aux phénomènes n’offrant pas de
prises aux concepts, phénomènes qu’il appelait «beautés libres». Mais
à l’encontre de cette conception qui ne préserve le Beau de l’objec¬
tivité logique qu’en le reléguant dans la subjectivité, n’avons-nous pas
saisi dans sa pensée un effort inverse toujours contrecarré par le cadre
systématique mais toujours recommencé, pour surmonter le logique
sur le terrain même de l’objet ; ainsi dans l’analyse du désintéressement,
dans celle de la finalité de la forme, et dans la théorie du génie, jonction
du sujet et de la nature. Quand Schiller se dit convaincu que «la Beauté
n’est que la forme d’une forme», il ne s’écarte de Kant que par la
vigueur et la décision avec laquelle il assume la notion positive de la
forme, comme liberté phénoménale, qu’avait entrevue la phénomé¬
nologie kantienne du Beau, mais à laquelle les principes criticistes
avaient, en vertu du privilège épistémologique de l’entendement,
substitué la notion négative d’un pur formalisme exclusif de tout
contenu.
Reste à savoir si, à tout prendre, Schiller sera plus heureux que Kant
et si les emprunts que fait le Rallias à la philosophie critique ne vont
pas y installer des tensions internes analogues à celles de l’esthétique
kantienne. La deuxième lettre à Korner commence par établir une
sorte de classification binaire des différentes relations de la conscience
à la nature en tant que phénomène. Schiller y affirme que «les phé¬
nomènes doivent se diriger vers notre représentation selon les con¬
ditions formelles de la faculté de représenter (c’est justement ce qui
en fait des phénomènes) ; ils doivent acquérir la forme de notre sujet»,1
se soumettre à une liaison assurée par la raison, faculté synthétique.
Il repère deux modalités principales de cette liaison. «Ou bien la raison
lie la représentation avec la représentation en vue de la connaissance
(raison théorique) ou bien elle lie des représentations avec la volonté
en vue de l’action (raison pratique). De même qu’il y a deux formes
distinctes de la raison, ainsi, ajoute l’auteur, il y a deux matières pour
chacune de ces formes».2 La raison théorique peut appliquer sa forme

1 Rallias, lettre du 8 février 1793, III, p. 16.


2 Id., ibid., III, pp. 16-17.
76 KANT ET LES GRECS

soit à des représentations immédiates, c’est-à-dire à des intuitions, soit


à des représentations médiates, c’est-à-dire à des concepts; les pre¬
mières sont données par les sens, et sont donc contingentes par rapport
à la forme rationnelle; les seconds sont donnés par la raison elle-même
et sont donc nécessairement en accord avec elle. Pareillement, la raison
pratique applique sa forme tantôt à des représentations qui sont
nécessairement en accord avec elle, à savoir des actions libres, tantôt
à des représentations dont l’accord avec elle est contingent, à savoir
des actions non-libres. On s’exprime correctement, dit Schiller, «si l’on
nomme imitations des concepts ces représentations qui ne sont pas
dues à la raison théorique et qui pourtant concordent avec sa forme;
et si l’on nomme imitations des actions libres les actions qui ne sont
pas dûes à la raison pratique et qui pourtant concordent avec sa forme ;
bref, si l’on nomme ces deux types d’imitations des imitations (analoga)
de la raison».1 Le premier analogon se produit lorsque la raison théori¬
que se donnant un usage régulateur et non constitutif est amenée à juger
téléologiquement la nature en prêtant à une représentation intuitive
donnée une origine rationnelle. On ne peut, poursuit l’auteur, ren¬
contrer la beauté sous cette rubrique de la raison théorique, car la
beauté «est absolument indépendante des concepts; et cependant du
fait qu’elle doit sûrement être cherchée dans la famille de la raison et
qu’il n’y a hors de la raison théorique pas d’autre raison que la raison
pratique, alors nous devons la chercher ici et l’y trouver».2 C’est la
Beauté qui réalise le second type d’analogon. Elle surgit lorsque la
raison pratique, s’exerçant régulativement et non constitutivement,
applique la forme de la volonté pure ou de la liberté non pas à des
actes moraux entièrement déterminés par elle, mais à des effets de la
nature qu’elle revêt d’une autonomie. Dans le jugement esthétique, la
raison pratique «prête à l’objet (...) la faculté de se déterminer soi-
même, une volonté, et le considère donc sous la forme de cette volonté
qui appartient à l’objet (et non à la raison pratique sans quoi le juge¬
ment deviendrait moral). Elle dit par conséquent de lui s’il est ce qu’il
est par sa pure volonté, c’est-à-dire par sa capacité de se déterminer
soi-même...»3 Plus précisément, puisqu’il s’agit de considérer un
«être de nature», elle attend que cet être soit ce qu’il est par la nature
même: «quand un être de nature agit, il doit agir par pure nature, s’il
doit montrer une pure autodétermination ; car le Soi de l’être de raison

1 Op. cit., III, pp. 17-18.


2 Id., III, p. 19.
3 Id., III, p. 21.
KANT ET LES GRECS
77

est la raison, le Soi de l'être de nature est la nature (...) Cependant


comme cette liberté est seulement prêtée à l’objet par la raison, comme
rien ne peut être libre que le suprasensible et comme la liberté même
ne peut jamais comme telle tomber sous les sens - bref, comme il
importe seulement ici qu’un objet paraisse libre, non qu’il le soit, dans
ces conditions cette analogie d’un objet avec la forme de la raison
pratique n’est pas liberté dans la réalité, mais simple liberté dans le
phénomène, autonomie dans le phénomène».1
Tel est, dans le projet de Schiller, le raisonnement qui est censé
assurer la déduction de l’objectivité du Beau. Dès l’abord on ne peut
s’empêcher de se demander comment cette déduction peut s’opérer,
et si Schiller par le fondement qu’il lui donne n’est pas en train de lui
interdire tout accès à la conclusion qu’elle vise. Pourquoi faut-il
chercher la Beauté «dans la famille de la raison» ? Pourquoi emprisonner
toute opération de conscience dans l’alternative de la raison théorique
et de la raison pratique? Comment opposer la notion de «sensibilité-
objectivité» à la «subjectivité-rationalité» kantienne, si le sensible se
définit en dernière analyse comme phénomène soumis à la «forme de
notre sujet», savoir à une «liaison rationnelle»? L’autonomie phéno¬
ménale définissant la beauté peut-elle être qualifiée d’«objective» si elle
se réduit en fin de compte à l’apparence sensible d’une liberté qui
n’est réelle que dans l’ordre du suprasensible? Comment comprendre
que la raison pratique puisse reconnaître une autodétermination
objective à un être auquel la forme de la liberté est seulement prêtée
par la raison pratique elle-même? Comment une telle conception
peut-elle éviter le formalisme que justement elle reproche à Kant?
Ces difficultés se rassemblent en une seule, insurmontable; comment
démontrer l’objectivité du beau en inscrivant celui-ci dans la sphère
de la subjectivité? Sans doute Schiller était-il conscient de cette
gageure. Il en fait lui-même l’aveu dans la première des Kalliasbriefe :
«la difficulté d’établir objectivement un concept du beau et de le
légitimer pleinement a priori à partir de la nature de la raison (...),
cette difficulté est presque immense».2
Essayons donc de cerner de plus près les ambiguïtés de la démarche
schillérienne. Celle-ci semble faire chevaucher deux niveaux d’enquête :
une phénoménologie de l’attitude esthétique et du Beau et une re¬
cherche des fondements orientée tour à tour sur une philosophie de
l’être et sur une philosophie de la subjectivité. Au premier niveau,

1 Rallias, III, p. 22.


2 Rallias, lettre du 25 janvier 1793. III, PP- 5-6.
78 KANT ET LES GRECS

Schiller rejoint les descriptions kantiennes. «Il y a, écrit-il, une vue


de la nature ou des phénomènes, telle que nous n’y exigeons d’eux
rien de plus que la liberté, que nous y voyons simplement s’ils sont
par eux-mêmes ce qu’ils sont». Et encore: «Puisse-t-il être comme il
veut! Dès que nous jugeons esthétiquement (l’objet beau), nous
voulons seulement savoir s’il est par lui-même ce qu’il est».1
Ou enfin: «Il y a un genre de représentation des choses dans lequel
est fait abstraction de tout le reste et considéré seulement si elles
paraissent libres, c’est-à-dire déterminées par elles-mêmes».2
Toutes ces formules définissent l’attitude esthétique comme un
accueil sans réserve de ce qui apparaît. Cette attitude est telle qu’elle
n’impose rien à l’objet, se bornant à consentir à ce qu’il est et à le
contempler comme il est, «en personne». Corrélativement ce qui se
révèle à cette attitude est libre de toute ingérence et de toute con¬
trainte extérieure; le phénomène est libéré de toute dépendance et de
toute occlusion et cette liberté définit le processus de son apparition.
Il y a ici liberté réciproque des deux termes de la corrélation, c’est-à-
dire de l’apparition et de sa réception, ou plutôt la liberté consiste en
cette réciprocité même. D’une part «le jugement de goût est pleinement
libre», ce qui définit la liberté comme fonction d’apparition, accès à
l’autonomie phénoménale, réception de la phénoménalité; d’autre
part il y a «liberté dans le phénomène», plus exactement liberté du
phénomène, puisqu’il s’expose comme étant «par lui-même ce qu’il
est». Cette relation exclut par principe toute contribution de l’enten¬
dement, car il ne pourrait qu’imposer au phénomène l’hétéronomie de
fondements extrinsèques en l’écrasant sous les chaînes infinies des
déterminations-négations. Aux yeux de la réflexion, il n’y a d’auto¬
nomie ni dans la nature, ni dans l’art ; chaque phénomène est là par un
autre et en vue d’un autre, aucun n’est libre de but ni de règle, C’est
pourquoi l’accueil de la liberté phénoménale est étranger à l’exercice
de l’entendement et de la réflexion. Il n’est possible que «si l’on écarte
la recherche théorique et si l’on prend simplement les objets comme ils
apparaissent». «Une forme apparaît . . . libre, dès que nous ne sommes
amenés ni à trouver, ni à chercher son fondement en dehors d’elle».3
Dans l’essai schillérien cette phénoménologie s’amalgame à une
recherche des fondements qui tantôt s’oriente vers la nature, tantôt
vers la subjectivité. Quand cette recherche s’oriente vers la nature,

1 Rallias, lettre du 18 février 1793, III, pp. 31-32.


2 Rallias, lettre du 23 février 1793, III, p. 43.
3 Rallias, lettre du 18 février 1793, III, p. 34.
KANT ET LES GRECS
79

elle ne fait que prolonger les indications phénoménologiques et s’har¬


monise avec elles. Tel n’est pas le cas quand elle prend la forme d’une
analyse des conditions de possibilité transcendantales. Du premier
point de vue, la liberté du phénomène possède «un fondement objectif»,
qui n est autre que la nature même de la chose. «L’expression nature»,
dit Schiller, «est pour moi préférable à liberté, parce qu’elle désigne
en même temps le champ du sensible auquel se limite le Beau, et à
côté du concept de liberté désigne également la sphère de la liberté
dans le monde des sens (...) Si je dis: la nature de la chose, la chose
suit sa nature, elle se détermine par sa nature, - alors j’oppose en cela
la nature à tout ce qui est distinct de l’objet, à tout ce qui peut être
considéré comme contingent en lui-même et que l’on peut en abstraire
sans en même temps supprimer son essence. C’est pour ainsi dire la
personne de la chose».1 «Que serait donc la nature dans cette inter¬
prétation? Le principe intérieur de l’existence dans une chose, con¬
sidéré en même temps comme le fondement de sa forme; la nécessité
interne de la forme. La forme doit au sens le plus propre être à la fois
autodéterminante et autodéterminée; non pas simplement autonomie,
mais héautonomie».2 Et de conclure, s’adressant à son correspondant:
«Tu conviendras avec moi que cette nature et cette héautonomie sont
des propriétés constitutives des objets auxquels je les attribue, car
elles demeurent en eux, même quand il est fait totalement abstraction
du sujet représentant (...) Tout cela est donc objectif».3
Autrement dit, il y a une phénoménalité originelle qui ne résulte
pas de l’application des conditions formelles de la faculté de représen¬
ter. De ce premier point de vue, la forme esthétique n’a d’autre fonde¬
ment que la nature, définie comme liberté sensible, ou phénoménale.
Celle-ci n’est pas un simulacre, une apparence, une non-réalité, elle se
confond avec le mouvement par lequel les choses révèlent leur essence
et dont l’initiative ne peut en aucune façon être attribuée au sujet. Il
y a une authentique liberté du phénomène. D’où la formule: «le fon¬
dement de la beauté est partout la liberté dans le phénomène».4
Mais une seconde perspective vient infléchir ces conclusions. Recher¬
chant les conditions de possibilité transcendantales de l’accueil du
phénomène en tant qu’il est par lui-même ce qu’il est. Schiller, s’em¬
prisonnant dans le cadre de la philosophie pratique de Kant, soutient
qu’«un tel genre de jugement tire son importance et sa possibilité de
1 Rallias, lettre du 23 février 1793, III, p. 49.
2 Rallias, III, p. 56.
3 Rallias, III, p. 57.
4 Rallias, III, p. 48.
8o KANT ET LES GRECS

la raison pratique, parce que (...) c’est seulement dans la raison pra¬
tique que l’autonomie surpasse tout».1 Ou encore: «La seule chose
existante qui se détermine soi-même et pour elle-même, on doit la
chercher dans le monde intelligible».2 Dès lors la liberté du phénomène
ou de l’apparition se transforme en une apparence de la liberté, la
primauté n’étant plus accordée à la nature en tant que manifestation,
mais à une liberté suprasensible, essentiellement caractérisée à la
manière de la philosophie pratique de Kant par la négation de la nature,
celle-ci étant définie, dans l’optique de l’entendement, comme monde
de la nécessité, de la causalité, des lois. Le concept de liberté, dit
Schiller, est un «concept négatif».3 Ainsi le vrai fondement de l’auto¬
nomie phénoménale n’est plus la positivité de la nature productrice,
mais la négativité du sujet rationnel prêtant sa forme à l’objet beau,
qu’il rapporte à soi. Dans ces conditions, le principe de la Beauté est
essentiellement subjectif. Se référant à ce deuxième fondement, Schiller
est amené, par la logique de la théorie kantienne des facultés, à con¬
tredire les données proprement phénoménologiques, en impliquant
l’entendement dans une relation à laquelle il semblait d’abord radicale¬
ment étranger: «... la liberté de la volonté ne peut être pensée qu’avec
l’aide de la causalité et à l’encontre des déterminations matérielles du
vouloir. En d’autres mots, le concept négatif de liberté ne peut être
pensable que par le concept positif de son opposé, et dès lors, de même
que la représentation de la causalité de nature est nécessaire pour nous
mener à la représentation de la liberté du vouloir, une représentation
de technique est nécessaire pour nous mener à la liberté dans le do¬
maine des phénomènes». Pour cette représentation «l’entendement
doit être mis en jeu».
D’où une deuxième formule: «Le fondement de notre représentation
de la beauté est la technique dans la liberté».4 Cette insistance sur la
représentation, cette mise en jeu de l’entendement sont l’héritage de
la théorie kantienne de la connaissance. L’on retrouve d’ailleurs ici
l’ambiguïté de la notion kantienne de la forme. Chez Schiller, comme
chez Kant, tantôt cette notion est transsubjective, elle désigne l’appa¬
raître même du phénomène, tantôt elle a trait à la subjectivité et
désigne le pouvoir déterminant de l’entendement. Dans le premier cas,
Schiller affirme qu’«un objet se présente comme libre dans l’intuition
si sa forme ne contraint pas l’entendement réfléchissant à lui recher-
1 Rallias, III, p. 31.
2 Id., III, p. 33.
3 Id., III, p. 48.
4 Loc. cit.
KANT ET LES GRECS 8l

cher un fondement».1 La forme jaillit du «principe intérieur de l’exis¬


tence» de ce qui apparaît.2 Dans le deuxième, il affirme que «l’enten¬
dement doit être occasionné à réfléchir sur la forme de l’objet», c’est-à-
dire à lui rechercher une règle, afin de l’arracher à «la série infinie de
l’indicible et du vide»,3 et de le faire apparaître, comme si hors des
articulations catégoriales ne régnait que la nuit, comme s’il n’y avait
d’autre dicibilité que celle du logique. Mais alors la Beauté, dont il
s’agissait de démontrer l’objectivité, n’est-elle pas doublement sub¬
jective, étant tributaire aussi bien des formes de l’entendement que
de celles de la raison? Ne retombe-t-elle pas en outre dans l’orbite de
la raison théorique où l’on prétendait qu’elle n’avait aucune place?
De la beauté-apparition à la beauté-apparence, de la liberté comme
fondement de toute essence révélée à la liberté comme concept négatif,
parce qu’elle est négatrice de tout contenu sensible, de la nature à la
représentation, de l’être à la raison n’y a-t-il pas déplacement? L’échec
du Rallias n’est-il pas imputable à son indécision entre deux fonde¬
ments contradictoires? On a le sentiment qu’entre la primauté du sujet
et la primauté de la nature, Schiller ne parvient pas à choisir, de telle
sorte qu’on est toujours en droit de se demander s’il juge de la Beauté
dans la perspective de la subjectivité selon un critère purement éthique
au sens du rigorisme kantien, ou si au contraire il juge de la moralité
selon un critère esthétique et transsubjectif, comme lorsqu’il soutient
que «le maximum de la perfection de caractère d’un homme est la
beauté morale, qui surgit seulement si en lui le devoir est devenu
nature».4
Mais tout est-il dit quand on a montré que l’attachement au cadre
transcendantal éloigne Schiller de l’ontologie qu’il vise en affirmant
l’objectivité du Beau? Et de quelle ontologie s’agit-il? La tension
interne du Rallias est-elle simplement dûe à un vice de méthode ou à
l’emprunt de certains concepts kantiens qui ne sont pas moulés sur son
thème? N’est-ce pas plutôt le Beau lui-même qui est la source de cette
tension ? Il faut prendre ces questions au sérieux. Schiller ne dit-il pas
dans sa première lettre à Kôrner: «... là justement la Beauté se montre
dans son éclat le plus haut quand elle surmonte la nature logique de
son objet. Et comment peut-elle surmonter là où il n’y a pas de ré¬
sistance»? 5 II y aurait donc une sorte de tension au sein même de la

1 Op. cit., lettre du 18 février 1793, III, p. 34.


2 là., lettre du 23 février 1793, III, p. 56.
3 IdL., lettre du 23 février 1793, III, p. 47-
4 là., lettre du 19 février 1793, III, p. 42.
5 là., lettre du 25 janvier 1793, III, p. 8.
82 KANT ET LES GRECS

Beauté. En réalité, c’est par l’artifice d’un passage à la limite que l’on
peut dégager du Rallias deux perspectives contradictoires, l’une on¬
tologique, l’autre transcendantale. Le fait est que dans le texte de
Schiller ces deux optiques sont étroitement liées et tout se passe comme
si leur tension était non pas la faiblesse mais la force motrice de sa
pensée. Si la Beauté, comme il l’affirme, est le lieu d’une lutte, peut-
être faut-il aller plus loin que nous n’avons été, et admettre que la
tension que nous avons relevée n’est pas dûe simplement à l’adoption
de deux perspectives ou de deux méthodes contradictoires, mais qu’elle
traduit le pressentiment d’une tension plus fondamentale inhérente à
la Beauté même. Quand Schiller énonce l’une à la suite de l’autre les
deux formules entre lesquelles nous avons cru déceler une antinomie
radicale, c’est sans doute cette tension fondamentale qu’il s’efforce
d’approcher. Si «le fondement de la Beauté est partout la liberté dans
le phénomène» et si d’autre part et en même temps «le fondement de
notre représentation de la Beauté est la technique dans la liberté»,1
cela peut signifier que Schiller hésite entre une philosophie de l’être et
une philosophie de la représentation ; entre une conception de la vérité
comme libre apparition phénoménale et une conception de la vérité
comme constitution de l’objet par le sujet; entre une conception de la
liberté comme ouverture du phénomène et correspondance de l’homme
à cette ouverture, et une conception de la liberté comme négation de la
nature et position volontaire de soi par soi ; entre une conception de la
nature comme déploiement de l’être, et une conception de la nature
comme objet d’entendement, système où chaque phénomène est altéré
par le jeu meurtrissant des déterminations négatives. Mais cela peut
signifier aussi et plus profondément que la liberté phénoménale ne
rayonne qu’à travers l’ombre d’une nécessité qui lui rend hommage,
mais qui risque aussi de l’ensevelir, comme si son dévoilement était
d’essence ambiguë et toujours secrètement menacé. C’est bien sur le
libre jaillissement du phénomène que la Beauté se fonde, c’est avec lui
qu’elle se confond, mais ce libre jaillissement ne nous est accessible
que par le truchement de son opposé, que Schiller appelle la technique.
Technique désigne ici tout ce qui relève des règles et par conséquent du
pouvoir déterminant de l’entendement. Un objet est technique quand
il permet à l’entendement de chercher «la raison des effets, et le déter¬
minant du déterminé».2 Or cette recherche, si elle aboutit, ne peut
conduire qu’à la disparition de la liberté phénoménale. Le phénomène

1 Rallias, III, p. 48.


2 Rallias, lettre du 23 février 1793, III, p. 47.
KANT ET LES GRECS 83

disparaît comme tel, sa libre phénoménalité se résorbe dès qu’est


saisie la loi de sa production. Il n’est plus lui-même mais un autre, la
détermination l’anéantit, sa pure lumière s’évanouit sous le jeu con¬
traignant et négateur des lois. «La règle, dit Schiller, se rapporte à la
nature comme la contrainte à la liberté».1 C’est pourtant cette con¬
trainte qui fonde selon lui l’apparition pour nous de la libre beauté
comme si la menace ici pouvait se muer en allégeance. Reprenant à son
compte l’idée émise par Kant en passant que «la nature est belle
quand elle apparaît comme l’art», et que «l’art est beau quand il
apparaît comme la nature», Schiller la commente en ces termes: «la
technique est un réquisit essentiel du beau de nature et (...) la liberté
est une condition essentielle du beau de l’art».2 Il faut penser l’étroite
et fondamentale réciprocité, l’intime correspondance des termes qui
sont ici tout à la fois distingués et échangés. La nature est belle, ou
comme on voudra dire, elle se déploie dans sa liberté phénoménale,
en tant que ce déploiement lumineux est comme pénétré de son opposé,
la contrainte de la technique, et en appelle au pouvoir déterminant de
l’entendement défini comme négation du phénomène. D’autre part
et réciproquement l’art qui, comme production, s’inscrit dans le jeu
de la technique déterminante et négatrice du phénomène, vise des fins
déterminées, agit selon des règles et par le fait tombe sous la coupe du
concept, des raisons, des causes efficientes ou finales, - cet art pour¬
tant peut échapper à la puissance de la détermination négatrice pour
se muer en libre accueil ou en accomplissement de la liberté phéno¬
ménale, faire n’étant plus alors synonyme de nier mais de recevoir. Il
y a là deux antagonismes qui se correspondent. Si la technique est un
«réquisit essentiel» du beau de nature et si en outre la nature pensée
profondément est synonyme de liberté phénoménale ou de Beauté,
c’est que l’«essence» commune du beau et de la nature est l’antago¬
nisme dur et pourtant harmonieux d’un dévoilement et d’un voile-
ment, le premier «requérant» le second, alors même qu’il s’en protège,
comme si le pur jaillissement était complice de son ennemi, cette
retombée qui est celle des déterminations.
C’est à cet antagonisme unifiant que l’art répond quand il habite le
lieu qui lui est propre, dans la difficile tension de la liberté et des lois,
de l’expression révélante et fondatrice et de la conformité à un ordre,
quand les règles de sa production ne viennent ni de l’entendement ni
de la volonté, mais d’une liberté qui déborde les pouvoirs de celui qui

1 Id., ibid., III, p. 60.


2 Id., ibid., III, p. 58.
84 KANT ET LES GRECS

l’exerce et est la source réservée de l’œuvre qu’il accueille autant qu’il


la façonne. Davantage c’est dans et par l’art que le phénomène vient
à paraître dans la liberté, c’est dans et par l’art que la nature se révèle.
Mais cet art en retour n’est éclairant et beau que s’il est libre dans
l’artifice, «naturel» dans la technique et si la distance qu’il prend à
l’égard de la nature débouche sur une affinité profonde avec celle-ci.
Il y a réciprocité de la nature et de l’art dans la parenté du même
antagonisme, la première n’étant vraie nature que grâce au second,
celui-ci n’étant vraiment art et non pas technique que grâce à celle-là,
l’un et l’autre étant conjonction et conflit du dévoilement et du cèle-
ment, du libre déploiement et de la contrainte des déterminations. La
Beauté est par un autre, elle est par une règle, elle se révèle comme
art, mais cet autre est elle-même; cette règle contraignante, c’est elle
qui se la donne. Elle est soumise à un nomos mais ce nomos ne peut
l’asservir, elle est héautonomie; la forme en elle n’est pas imposée de
l’extérieur, elle est «déterminée par l’essence interne».1
C’est sans doute à partir de ce foyer qu’il faut éclairer le rapport de
Schiller à l’esthétique de Kant. Il est significatif que le Rallias ne se
réfère explicitement à la Critique du jugement que pour citer l’un des
textes qui y marquaient le mieux les insuffisances de la perspective
strictement criticiste et l’affleurement d’une pensée du Beau débordant
le cadre de la théorie du goût. Dans la formule citée par Schiller («La
nature est belle quand elle a l’aspect de l’art et l’art ne peut être appelé
beau que si nous avons conscience que c’est de l’art et s’il offre cepen¬
dant l’apparence de la nature») Kant voulait dire que la conjonction
de la liberté et de la nécessité est attestée aussi bien par la beauté
naturelle que par la beauté d’art.2 Cette conjonction venait d’abord
confirmer chez lui la thèse centrale de l'Analytique du Beau : «est beau
ce qui plaît simplement dans le jugement», à savoir ce qui déclenche le
libre jeu des facultés représentatives subjectivement harmonisées ou
finalisées. En ce sens l’union de la liberté et de la nécessité ne faisait
que garantir le primat de la subjectivité et renforcer Kant dans son
refus, en vertu du monopole épistémologique de l’entendement,
d’accorder à la Beauté tout rapport à la vérité, toute valeur d’ex¬
périence, toute signification pour la connaissance. Mais paradoxale¬
ment elles engageaient aussi la pensée kantienne sur un tout autre
chemin. La théorie du génie en effet éclairait d’une lumière nouvelle
l’union de la liberté et de la nécessité, et la réciprocité de l’art et de la
1 Rallias, III, p. 56.
2 Kant, C.J., § 45.
KANT ET LES GRECS 85

nature dans la Beauté. En affirmant que la nature donne ses règles à


l’art, elle introduisait un fondement du Beau autre que l’harmonie
interne de la subjectivité. En affirmant que l’œuvre de génie offerte
par la nature «donne beaucoup à penser», elle ébranlait au profit de
l’imagination le monopole de l'entendement et situait la Beauté dans
les parages d’une énigmatique vérité qui, loin de se réduire à l’objec¬
tivité de l’objet ou à l’état de représentation, tient le concept à dis¬
tance alors même qu’elle en sollicite les prises, mais qui au départ ne
se confond pas non plus avec le pur en soi nouménal, ou intelligible,
puisque l’«idée esthétique» se déploie tout entière sur le terrain de la
phénoménalité.
C’est sur ce chemin, emprunté par Kant non sans indécision, que
Schiller s’efforce de s’engager et d’aller plus loin. Contre le monopole
de l’entendement momentanément ébranlé chez Kant au profit de
l’imagination mais bientôt réaffirmé au nom des progrès de la culture,
c’est l’imagination qu’il arrive à Schiller de mettre au premier plan de
sa philosophie de l’art: «On dit d’un objet qu’il est librement exposé
quand il est proposé à l’imagination comme déterminé par soi-même».1
Contre le formalisme de la subjectivité et le cloisonnement de la vérité
et de l’art, Schiller affirme que «la beauté de la forme» est «libre ex¬
position de la vérité», non pas de la vérité d’entendement qui «n’est
que la matière de la beauté», mais d’une vérité qui est la «vie» et la
«personnalité» même de ce qui s’expose, d’une vérité qui transcende
toute la sphère de l’entendement, et par exemple «la tendance du
langage à l’universalité» et à l’abstraction, pour «laisser la nature
s’accomplir librement dans les chaînes du langage» (freie Selbsthandlung
der Natur in den Fesseln der Sprache).2
Si nous nous reportons dès lors aux trois niveaux que nous avons cru
pouvoir repérer dans la pensée kantienne du Beau, il nous faut dire
que tout l’effort de Schiller tend à surmonter le niveau strictement
criticiste auquel voulait se situer l’Analytique du «jugement de goût».
Jamais, dans le Rallias, l’acte esthétique ne se définit par le plaisir que
suscite l’harmonie subjective des facultés représentatives; jamais le
Beau ne se réduit au formalisme de la pulchritudo vaga,3 Dans le plan
qu’il se trace, comme dans le détail de sa progression, le Rallias est

1 Rallias, lettre du 28 février 1793, III, p. 113.


2 ld., ibid., III, pp. 112-122.
2 G. Luckacs insiste à juste titre sur ce refus par Schiller du formalisme kantien, mais il
l’interprète unilatéralement dans la perspective de l’hégélianisme, comme une première étape
sur la voie qui même de lkddéalisme subjectif» à l’«idéalisme objectif». Cfr. Beitrage zur
Geschichte der Àsthetik, pp. 45-46 sq.
86 KANT ET LES GRECS

inspiré par l’idée qu’il existe une objectivité non justifiable de l’en¬
tendement et qu’il n’est pas nécessaire, pour préserver le Beau de l’ob¬
jectivité logique, de le reléguer dans la pure subjectivité. Cette objec¬
tivité non logique, c’est celle de la Beauté : fondée sur la nature ou la
liberté du phénomène, la Beauté n’est ni objective dans le sens où
l’objet est le corrélât de l’entendement, ni subjective, dans le sens où
elle ne se référerait qu’à la finalité interne des facultés. Elle est l’Etre
même se pro-duisant librement, elle est une appartition qui n’est pas
un faux-semblant mais la présence même des étants dans ce qu’ils
sont.
En s’écartant ainsi du Kant formaliste, c’est un autre Kant que
rejoint Schiller. La phénoménologie schillérienne de l’attitude esthéti¬
que et du Beau, en même temps qu’elle rompt avec la théorie du goût,
renoue avec l'analyse kantienne de la faveur et avec celle de la finalité
de la forme, et reprend à son compte cette notion d’autonomie phéno¬
ménale dont Kant s’était parfois approché lorsqu’il savait faire taire
les principes criticistes pour donner la parole aux phénomènes. Par¬
tageant la même phénoménologie, Kant et Schiller débouchent aussi
sur une ontologie commune dont la notion de nature donatrice est le
point de repère central. Sur cette voie l’un et l’autre, - mais Schiller
plus nettement que Kant -, rencontrent le même paradoxe de la nature
et de la technique, de la liberté et de la nécessité, de la réceptivité et de
la spontanéité, et ne sont pas loin de penser que la Beauté est d’essence
ontologiquement antagoniste.
Est-ce à dire que Schiller se tienne à la hauteur de cette énigme que
Kant avait tôt fait de recouvrir soit au profit de l’entendement pro¬
gressiste soit au profit déjà d’une subjectivité absolue? En découvrant
que la tension méthodologique du Rallias correspondait à une tension
plus fondamentale inhérente à la Beauté, n’avons-nous pas nié en
conclusion ce que nous affirmions dans les prémisses, et escamoté la
première tension en soulignant le seconde? Sans doute la tension
intrinsèque de la Beauté n’est-elle pensable que dans une philosophie
de l’Etre, or les «concepts opératoires» 1 dont dispose Schiller sont tous
empruntés à une philosophie de la subjectivité et inappropriés à son
thème. Et de ce point de vue, on pourrait dire que Schiller, s’il refuse
de s’installer au niveau purement criticiste de l’esthétique kantienne,
témoigne cependant lui aussi d’une hésitation entre le niveau phé-
noménologico-ontologique et le niveau auquel se situait la théorie du

1 Nous empruntons cette expression à Eugen Fink. Cfr. «Operative Begriffe in Husserls
Phànomenologie», 1957.
KANT ET LES GRECS 87

Beau, symbole du Bien moral. Tout comme la théorie symboliste


kantienne, quoiqu’avec un accent plus moraliste que spéculatif, la
conception schillérienne du Beau comme analogon de la raison pratique
implique en effet une absorption de l’Etre par la pensée et du sensible
par l’idée, une primauté de la spontanéité sur la réceptivité, une assi¬
milation de l’Autre par le Moi. Finalement la nature comme telle n’y
a plus de place dès lors qu’elle est pensée comme volonté.

2. LA QUESTION DE L’ESSENCE DE L’HOMME ET LA


CONVERGENCE DE LA PROBLÉMATIQUE ESTHÉTIQUE
ET DE LA PROBLÉMATIQUE DE L’HISTOIRE

Le Beau est-il le déploiement de l’Etre même au point où il hante


l’humanité finie? Est-il un appui que se donne le vouloir, un moment
dans le progrès du sujet vers le règne de la volonté pure et l’identité de
soi avec soi? C’est dans l’intervalle de ces deux questions que se meut
le Rallias. Ce sont elles aussi qui animent les écrits ultérieurs de Schil¬
ler, où elles vont se lier à une philosophie de l’histoire.
C’est ainsi que l’écrit sur La Grâce et la Dignité se réclame de l’esprit
de la Grèce en même temps qu'il reproche au rigorisme kantien une
cécité esthétique qui est une cécité ontologique. A la morale de l’im¬
pératif catégorique. Schiller reproche d’opposer en un «conflit rigou¬
reux et criard» la part sensible et la part rationnelle de l’homme,1 et
de tendre sans cesse «à séparer ce que la nature a pourtant uni».2 La
vraie moralité n’est pas «contrainte», «oppression», et «division», mais
«réconciliation». «C’est seulement lorsque l’homme ramasse, pour ainsi
dire, son humanité tout entière, et que sa façon morale de penser,
devenue le résultat de l’action réunie des deux principes, est passée
à l’état de nature, c’est seulement alors que sa moralité est garantie;
car tant que l’esprit et le devoir sont obligés d’employer la violence,
c’est nécessairement que l’instinct a encore assez de force pour leur
résister. L’ennemi qui n’est que renversé peut se relever encore; mais
l’ennemi réconcilié est véritablement vaincu».3 Cette réconciliation
des opposés, cette fusion de l’inclination et du devoir est proprement
la beauté spirituelle. «L’âme belle» 4 est pénétrée à ce point de moralité
qu’elle peut abandonner aux penchants la direction de la volonté, et
la grâce est l’expression sensible de cette harmonie produite par le
1 NA, 20, p. 284.
2 NA, 20, p. 286.
3 NA, 20, p. 284.
4 NA, 20, p. 287.
88 KANT ET LES GRECS

sujet et cependant naturelle. Mais cette fusion du rationnel et du


sensible, dont résulte la Beauté, et le «jeu» qui est propre à celle-ci,1
Schiller ne la considère pas comme une harmonie seulement subjective
et donc abstraite de la réalité. Elle est la réalité même. C’est au con¬
traire la division qui est subjective, irréelle et abstraite. Beauté,
totalité, vérité sont intimement reliées et l’homme est pleinement
homme quand il retrouve leur unité.
Tel fut le privilège des Grecs: «Jamais pour le Grec, la nature n’est
purement la nature physique, et c’est pourquoi il n’a pas à rougir de
l’honorer; jamais pour lui la raison n’est purement la raison, et c’est
pourquoi il n’a point à trembler de se soumettre à sa règle».2 Il y eut
donc un moment de l’histoire où la Beauté coïncidait avec la vie elle-
même. C’est en Grèce que la Beauté était objective parce qu’elle était
l’éclat d’une harmonie réalisée du sensible et du moral. Pas ici de
distinction entre le théorique et le pratique, entre la nécessité et la
liberté. Pas non plus de dissociation entre l’art et la nature, puisque le
premier ne fait qu’exprimer, mettre en œuvre, la fusion du «physique»
et du «moral» qui est la vérité de la seconde.3 Dans l’art grec comme
dans la vie grecque la nature n’est pas nécessité aveugle mais humanité,
et la grâce, accord de la volonté et de la nature, y englobe la dignité,
maîtrise de l’involontaire.
Ainsi la conception ontologique de la Beauté se trouve élargie à
l’ensemble des manifestations de la vie, mais comme elle semble ne
correspondre adéquatement qu’à une seule époque de l’histoire, la
question se pose de savoir ce qu’il en est de l’art et de la Beauté, après
la disparition de la totalité hellénique. Par cette question Schiller relie
sa méditation esthétique à sa pensée de l’histoire et plus loin encore à
sa pensée lyrique. Aucune de ces réflexions n’est d’ailleurs séparée
des deux autres. Ce sont les mêmes tensions, de plus en plus appro¬
fondies, qui les parcourent et les trois séries de réflexion sont mûes par
les mêmes thèmes fondamentaux.
La conjonction du problème esthétique et du problème de l’histoire
trouve son aboutissement dans les Lettres sur Véducation esthétique
d’abord, dans Poésie naïve et sentimentale ensuite. Comment cette
conjonction s’opère-t-elle? Que deviennent les tensions du Rallias
dans ces deux écrits ? Telles sont les questions auxquelles il nous faut
tenter de répondre maintenant.

1 NA, 20, p. 282.


2 NA, 20, p. 254.
3 NA, 20, pp. 254-255.
KANT ET LES GRECS 89

Dans les Lettres sur Véducation esthétique de l’homme, Schiller propose


«les résultats de ses investigations sur le Beau et sur l’Art».1 D’entrée
de jeu il avertit que ses affirmations «reposent en grande partie sur des
principes kantiens»,2 mais il déclare les puiser davantage dans un
commerce constant avec lui-même que dans la lecture ou dans un
esprit de secte. En outre, c’est à la «partie pratique du système kan¬
tien» 3 qu’il fait allusion, non à la Critique du jugement. Plus précisé¬
ment, il note que l’objet dont il va traiter est «dans un rapport immé¬
diat avec la part la meilleure de notre bonheur» (Glückseligkeit), se
référant ainsi à une notion de la philosophie pratique et s’abstenant
par ailleurs de mentionner les notions de plaisir ou de goût. Enfin,
prévenant tout attachement à la lettre de son exposé, et indiquant par
là même l’esprit de sa recherche, il s’avoue insatisfait de la «forme
technique du kantisme» et même de toute philosophie, pour autant que
cette forme technique «qui rend la vérité manifeste à l’entendement,
la dissimule au sentiment», et pour autant que la philosophie est con¬
damnée à dissocier ce qui est uni dans la réalité, et à n’accéder à
l’œuvre de la «libre» nature qu’en la soumettant à la «torture de l’art».4
Ces quelques remarques préliminaires permettent d’augurer que, pas
plus que le Rallias, les Lettres ne se tiendront au niveau subjectiviste de
l’analytique du goût.
Ne serait-ce que par son insistance sur la «libre nature» et l’unité
que celle-ci confère à toutes choses, la première lettre nous indique
déjà de quel côté il s’agira de chercher l’essence du Beau et de l’Art.
Mais en insistant en même temps sur l’opération dissociatrice de la
réflexion, et surtout en utilisant le terme d’«art» pour en désigner la
violence, Schiller avertit aussi que sa démarche est difficile et qu’elle
doit affronter une étroite et mystérieuse corrélation entre deux éléments
antinomiques.
Qu’en tout cas il ne s’agit pas d’une démarche d’esthète indifférent
au cours du monde, c’est ce que nous apprend la deuxième lettre.
Schiller s’éprouve «citoyen de son temps» et ressent comme une obli¬
gation de «prêter l’oreille aux besoins et aux goûts de son siècle».5 Or
ni ces goûts ni ces besoins ne semblent justifier son entreprise: une
époque qui idolâtre Inutilité» est serve de besoins matériels et accorde

1 NA, 20, p. 309; trad. Leroux, p. 65. Nous nous référons à cette traduction, non sans la
modifier parfois légèrement.
2 Loc. cit.
3 NA, 20, p. 310; trad., p. 67.
4 NA, 20, pp. 309-310; trad., pp. 65-69.
5 NA, 20, p. 311 ; trad., p. 71.
90 KANT ET LES GRECS

peu de faveur à l’art, du moins à «l’art de l’idéal», cet «enfant de la


liberté» qui nécessairement se détache de la réalité utilitaire et se
hausse au-dessus du besoin.1 Au surplus, n’est-ce pas dans la sphère
politique que se débat le destin de l’humanité? A un moment où le
problème du pouvoir jusqu’alors résolu par la force aveugle est porté
devant le «tribunal de la raison pure», la première tâche du penseur
n’est-elle pas de se consacrer à «l’édification d’une vraie liberté poli¬
tique»? Aussi bien Schiller tient-il que la question du Beau et de l’art
est étroitement liée à celle de l’histoire et qu’elle est «beaucoup plus
étrangère au goût du siècle qu’à ses besoins véritables».2 L’époque
réclame la réalisation de la liberté dans la communauté humaine:
Schiller souscrit à cette exigence mais, s’efforçant d’en approfondir
le sens, il entend montrer que ni ce but, ni les moyens de l’accomplir,
ne sont étrangers à son propos. D’une part l’édifice d’une vraie liberté
politique est «la plus parfaite de toutes les œuvres d’art»; 3 d’autre
part «c’est par la Beauté que l’on s’achemine à la liberté».4 Les Lettres
ont donc pour objet de montrer les liens étroits qui unissent la question
de l’art et de la Beauté à la question de la destination de l’homme.
L’«Erziehung», l’éducation, est ici entendue dans le sens plein de la
TcaiSsloc grecque; elle vise à amener l’homme à son essence. Il ne s’agit
pas d’enseigner à goûter les beaux-arts, mais de montrer comment
l’art et le Beau, pensés fondamentalement, ont un rapport intime avec
l’essence de l’homme. La mise en lumière de ce rapport suppose la
contestation de ce qui dérobe cette essence, et d’abord le repérage
de ce qui dans la situation de l’homme est oubli de l’essence. Une telle
démarche a tous les traits de la dialectique platonicienne; comme
celle-ci elle passe de l’amnésie à l’anamnèse. Mais chez Schiller, cette
dialectique est historique, d’abord parce que le mouvement vers
l’essence ou vers l’originaire implique la critique d’un certain état
historique de l’humanité, ensuite plus profondément parce qu’elle
montre comment cet état voile l’essence originaire qui cependant est
seule fondatrice de l’être-là historique de l’homme. La recherche est
donc animée par une triple interrogation : sur l’histoire, sur le beau et
sur l’homme - interrogation qui cependant se meut dans la direction
d’un seul et même fondement.
La première partie des Lettres reprend les thèmes qu’à l’instar de
Kant, Schiller avait développés dans ses opuscules de philosophie de
1 NA, 20, p. 311; trad., p. 73.
2 NA, 20, p. 312; trad., pp. 73-75.
3 NA, 20, p. 3x1; trad., p. 71.
4 NA, 20, p. 312; trad., p. 75.
KANT ET LES GRECS
91
1 histoire. Ici comme là il s’agit de la même opposition de l’origine et
de la fin, de la Nature et de la Raison. L’homme prend conscience de
soi et accède à sa réalité d’homme en s’arrachant à ce que la «simple
nature» (blosse Natur) a fait de lui; et il se découvre alors jeté dans un
Etat qui n’est qu’un mécanisme, un «corps politique originellement
dérivé de forces» né de la contrainte des besoins, et organisé par la
nécessité «selon de simples lois naturelles». Cet Etat qui le contraint
ne peut satisfaire son exigence éthique, née de la conscience de soi.
L’homme arraché à la simple nature s’oppose à celle-ci et revendique
une loi que la raison se donne à elle-même. La liberté ne peut s’incliner
devant les forces de la nature, c’est au contraire à la fin supérieure de
la Raison que «toutes choses doivent se soumettre». Ainsi se justifie la
tentative de transformer l’Etat de nature, entendu comme corps
politique issu de forces naturelles, en un «Etat moral ou de la raison».1
Mais à cette dichotomie du Naturstaat et du Vernunftstaat qu’il
exprime dans les termes kantiens de l’opposition du sensible et de
l’intelligible, Schiller apporte certaines réserves. Apparemment elles
ne concernent que la technique de la transition entre les deux Etats,
mais en réalité elles touchent au fondement même de leur dualité. Le
risque, dit-il tout d’abord, d’une entreprise par laquelle la raison
substituerait son Etat à celui de la nature, est de sacrifier l’homme
physique «réel» à l’homme moral encore «problématique», de priver la
volonté du secours de la nature avant qu’elle n’ait pu se tenir ferme¬
ment à la loi de la raison. Pour pallier à ce risque, il faudrait, selon lui,
«chercher un appui qui rende la société indépendante de l’Etat de
nature que l’on veut dissoudre». Or comme cet appui ne peut se trouver
ni dans le caractère naturel de l’homme, qui est égoïste et violent, ni
dans le caractère moral, qui par hypothèse n’est pas encore formé, et
de surcroît est invisible, il s’agirait d’engendrer un «troisième caractère»
qui éloignerait le premier de la Nature et rapprocherait d’elle le second,
et qui, «par sa parenté avec les deux autres, fraierait un passage du
règne des forces à celui des lois», et «serait un gage sensible de l’in¬
visible moralité».2 Si telle est la pensée de Schiller, l’introduction d’un
troisième terme entre la nature et la liberté ne serait justifiée que par
le vœu d’atténuer l’allure abrupte de la mutation entre les deux Etats.
Mais, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que Schiller vise le fonde¬
ment même du dualisme et du formalisme éthico-politiques de Kant.
Du point de vue de l’éthique kantienne, seule l’inconditionnalité de la

1 NA, 20, pp. 313-314; trad., pp. 77-79-


2 NA, 20, pp. 314-315; trad., pp. 81-83.
92 KANT ET LES GRECS

loi entre en ligne de compte, la pure forme de la volonté doit assujettir


la multiplicité du contenu empirique. Mais aux yeux de Schiller ce
point de vue est «unilatéral» et repose sur une anthropologie insuffi¬
sante, à l’encontre de laquelle il réclame «une évaluation humaine
complète où le contenu compte autant que la forme et où le sentiment
vivant ait à dire son mot»,1 ce sentiment que Kant relègue au rang de
simple affection «pathologique», «dépendance du sujet par rapport à
l’être-là de l’objet».2 Du point de vue de l’éthique kantienne, le royaume
des phénomènes ne jouit d’aucun droit au regard de la raison et
l’homme moral ne relève que de la législation rationnelle. Pour Schiller
en revanche, «la raison certes réclame l’unité, mais la nature réclame
la multiplicité, et l’homme est revendiqué par les deux législations.
La loi de l’une et de l’autre est gravée en lui : il a de la première une
conscience incorruptible, de la seconde un sentiment indestructible».
Et l’on ne doit pas «dépeupler le royaume phénoménal en étendant les
bornes du royaume invisible de la moralité».3
Au dualisme kantien, Schiller tente donc d’opposer une pensée de la
totalité qu’il formule comme si la notion kantienne de liberté n’était ni
suffisante ni même fondée. Elle n’est pas suffisante, car à entendre
Schiller l’«objectivité» des lois de la raison pure pratique, tant dans
l’ordre de l’éthique individuelle que dans l’ordre politique, à savoir
dans l’Etat de la raison, «forme canonique» de l’homme idéal, peut
être pour le sujet le germe d’une aliénation aussi grande que ^objec¬
tivité» de la nécessité physique. S’il est «sauvage» de «mépriser l’art et
d’honorer la nature comme une souveraine absolue», il est «barbare» de
«tourner la nature en dérision et de la déshonorer».4 Et le barbare, que
Schiller décrit comme la victime de principes ruineux pour les senti¬
ments, «continue à être esclave de son esclave»,5 cette nature qu’il
prétend mater. Une liberté qui consiste à sacrifier l’individu au genre,
le subjectif à l’objectif, l’homme empirique à l’homme pur, se renverse
donc en aliénation. Mais en outre, Schiller s’exprime comme s’il pen¬
sait que la notion kantienne de la liberté est sans fondement. La liberté
ne serait l’antithèse purement intérieure de la nature que si celle-ci se
réduisait à l’état de corrélât de l’entendement, à savoir à un système
déterministe. En affirmant que la nature a des droits et même qu’elle
est porteuse de liberté, en assurant d’autre part qu’aussi loin de la

1 NA, 20, p. 316; trad., p. 89.


2 Critique de la raison pratique, Analytique, chap. I.
3 NA, 20, p. 317; trad., p. 89.
4 NA, 20, p. 318; trad., pp. 91-93.
5 Loc. cit.
KANT ET LES GRECS 93

sauvagerie que de la barbarie, la véritable moralité «fait de la nature


une amie et respecte sa liberté»,1 Schiller suggère que la liberté ne se
définit pas par l’intransigeante opposition au phénoménal, non plus
certes que par l’abandon à la nécessité physique, mais qu’elle réside
dans un accord originaire entre l’homme et la nature, celui-là n’étant
pas pensé comme négation, celle-ci n’étant pas pensée comme le
système causal qui est l’objet de l’entendement. Cet accord se mani¬
feste quand l’homme, quand un peuple se haussent à une «totalité du
caractère».2 La formule est significative: s’il ne s’agissait que de faci¬
liter la transition entre le caractère naturel et le caractère moral, par
l’engendrement d’un «troisième caractère» surgi on ne sait d’où, on ne
comprendrait pas que Schiller puisse qualifier cet intermédiaire de
«caractère total», donnant à entendre par là que, non content de
médiatiser les deux autres à la manière d’un chaînon transitoire, il les
englobe tous deux. Ce que Schiller tend à mettre en cause, c’est donc
en réalité le fondement du formalisme éthique : la conception kantienne
de la nature et plus généralement la théorie criticiste de la connaissance.
C’est ce dont nous convainc la suite de son exposé, qui se développe
en une critique explicite de l’entendement. Mais l’intérêt de sa dé¬
marche réside dans le fait qu’elle s’engage non seulement vers une
autre théorie de la connaissance mais qu’elle soude celle-ci à une
méditation de l’histoire.
Le caractère total est-il celui que manifeste l’époque présente? Telle
est la question qui dans la cinquième lettre ouvre cette méditation.
De quelque côté qu’il tourne ses regards. Schiller ne décèle aucun signe
de la libre totalité qu’il recherche. Ici, l'époque offre l’image de la
sauvagerie (V erwilderung), de la retombée dans le règne des forces
élémentaires, (in das Elementarreich), de l’asservissement à la blosse
Natur. Là, elle offre l’image d’un assoupissement du caractère, qui
n’est pas attribuable aux forces naturelles, mais qui au contraire a sa
source dans la culture même, et s’incarne chez les «fils de l’art», béné¬
ficiaires des «lumières de l’entendement». Née de la négation de la
nature et donc d’une décision en laquelle on a coutume de voir l’exer¬
cice de la liberté, cette deuxième figure de l’esprit du temps se marque
pourtant par une aliénation analogue à celle de la première et d autant
plus puissante même qu’elle est cette fois intériorisée. «Nous nions la
nature dans son domaine légitime pour subir sa tyrannie dans l’ordre
moral, et tandis que nous résistons à ses impressions, nous acceptons

1 NA, 20, p. 318; trad., p. 93.


2 Loc. cit.
KANT ET LES GRECS
94
d’elle nos principes».1 L’éloignement de la nature vire alors à la dé¬
naturation (Unnatur): l’homme cultivé étouffant toute réceptivité
refuse à la nature de faire entendre la première sa voix, mais c’est à
elle en tant que force et violence, que dans l’ordre moral il concède
«la voix ultime et décisive».2
Schiller souligne le contraste entre ce tableau de l’humanité moderne
et celui qu’offrait l’humanité grecque. Le fils de l’art, l’homme qui
s’est éloigné de la «blosse Natur», peut à la rigueur se targuer d’une
supériorité sur l’homme prisonnier des nécessités physiques ; il ne peut
s’en prévaloir à l’égard de l’humanité grecque. La Grèce nous offre le
modèle d’un accord que nous devrions reconquérir. Elle était parvenue
à associer ce que nous avons divisé. «Nous voyons (les Grecs) comblés
à la fois de forme et de plénitude, philosophant en même temps qu’ils
organisaient plastiquement, délicats et en même temps énergiques,
réunissant dans une humanité souveraine la jeunesse de la fantaisie
et la virilité de la raison.
Au temps où se produisit ce magnifique éveil des forces de l’esprit,
les sens et l’esprit n’avaient pas encore de domaines strictement
séparés ; aucune scission ne les avait encore excités à délimiter dans un
esprit d’hostilité leurs domaines réciproques et à établir entre eux des
frontières. La poésie n’avait pas encore été en coquetterie avec le bel
esprit et la spéculation ne s’était pas déshonorée par des subtilités.
Toutes deux pouvaient à la rigueur échanger leurs activités parce que
chacune, à sa manière il est vrai, honorait la vérité».3
N’est-ce pas là l’incarnation historique du caractère total? La
manifestation temporelle de cette humanité dont l’anthropologie
moderne ne rend pas compte? Mais si l’anthropologie moderne est
insuffisante, n’est-ce pas parce que l’homme moderne lui-même est
fragmenté, tronqué, divisé? «On est presque tenté d’affirmer que chez
nous les facultés de l’âme se manifestent dans l’expérience aussi
divisées qu’elles sont séparées dans la représentation du psychologue».4
Il ne s’agirait donc pas tellement d’opposer une théorie de la réalité
humaine complète à une théorie de la réalité humaine divisée, que de
comprendre l’origine du dualisme de la théorie moderne en recher¬
chant l’origine des divisions de la réalité. Dans ces conditions, la ques¬
tion du caractère total et de la Beauté ne se pose pas seulement au
niveau d’une théorie des facultés, tout au contraire elle n’acquiert
1 NA, 20, p. 320; trad. p. 99.
2 Loc. cit.
3 NA, 20, pp. 321-322; trad., p. 103.
4 NA, 20, p. 322; trad., p. 105.
KANT ET LES GRECS 95
sa profondeur que par une méditation sur l’essence de la modernité
par rapport à l’essence de l’hellénité, méditation qui porte en même
temps sur l’être, sur la vérité, et sur l’essence de l’homme.
Au delà de la terminologie assez lâche de l’exposé schillérien, es¬
sayons de repérer le noyau signifiant de cette méditation pour éclairer
du même coup le lien intime qui la relie au problème de l’art et du
Beau.
La sixième lettre contient une formule qui nous servira de fil con¬
ducteur. Opposant l’homme grec à l’homme moderne, Schiller écrit:
«. .. le premier recevait sa forme de la nature qui réunit tout, tandis
que le second tient la sienne de l’entendement qui dissocie tout».1
Qu’est-ce à dire? De quelle nature le Grec tient-il sa forme? Faut-il
comprendre que la communauté grecque est état de nature? Non, car
justement l’état de nature est un règne de forces élémentaires qui ne
forment d’unité que celle d’un équilibre physique; autrement dit,
c’est une somme ce n’est pas une totalité. Bien plus, le produit de la
nécessité des lois physiques n’est-il pas l’objet par excellence de l’en¬
tendement? En réalité, à travers une telle formule et d’autres analo¬
gues, nous assistons à un effort de Schiller pour thématiser et sur¬
monter la tension qui nous paraissait sous-jacente à sa pensée. C’est le
conflit entre le primat de la nature et le primat de la subjectivité qui
se trouve maintenant transposé dans la relation antithétique Hellénité-
Modernité, où la Grèce, d’une part, est pensée comme une totalité qui
n’est à proprement parler ni subjective ni objective, le monde moderne
d’autre part, comme non-totalité à la fois objective et subjective. Que
le monde moderne soit non-totalité, cela signifie qu’il porte le sceau de
la séparation. «Séparation des sciences», «séparation des classes sociales
et des tâches», séparation de l’intuition et de la spéculation «confinées
hostilement dans leurs domaines respectifs», séparation «entre l’Etat
et l’Eglise, entre la loi et les mœurs», mais aussi «entre la jouissance et
le travail, entre le moyen et la fin, entre l’effort et la récompense».2
Séparation encore entre l’esprit théorique et l’esprit pratique, le
premier devenant «la proie d’une subtilité vide, le second la victime
d’une étroitesse pédantesque».3 Que cette scission générale soit à la
fois subjective et objective, cela signifie d’abord qu’elle affecte aussi
bien l’«homme intérieur» que le monde où se déroule sa vie et la com¬
munauté où il est jeté. Non seulement «le lien interne de la nature

1 NA, 20, p. 322; trad., p. 105.


2 NA, 20, pp. 322-323; trad., pp. 105-107.
3 NA, 20, p. 325; trad., p. 113.
96 KANT ET LES GRECS

humaine» 1 s’est éparpillé dans des facultés sans attache commune, et


opposées les unes aux autres, mais le monde même se dissocie et
s’obscurcit jusqu’à n’être plus qu’une poussière de «fragments particu¬
liers d’expérience» 2 aveugle, ou une ombre incolore des «chaînes serrées
de la logique»,3 tandis que «la communauté sociale fait de la fonction
la mesure de l’homme» et se dégrade jusqu’à n’être plus qu’une «mé¬
canique», un «assemblage de pièces innombrables mais inertes».4 Que
cette dislocation générale soit à la fois subjective et objective, cela
signifie ensuite, plus profondément, que l’extrême subjectivisme y
rejoint l’extrême objectivisme, qu’un lien étroit noue le prestige de
l’objectif aux égarements de la subjectivité. S’agit-il de la connais¬
sance? L’idéal d’objectivité qui l’anime surgit en même temps que
s’inaugure le règne de la subjectivité: tandis qu’il pénètre «dans les
profondeurs des objets», l’esprit spéculatif «est tenté de modeler le réel
sur le pensable et de considérer les conditions subjectives de sa re¬
présentation comme les lois constitutives de l’existence des choses».5
S’agit-il de l’action? Justement parce qu’elle est confinée «dans un
cercle uniforme d’objets», et leur est rivée, elle est toute subjective et
abstraite, «étant située trop bas pour voir la totalité».6 En même
temps qu’il s’est fait sujet par l’action et par la connaissance, l’homme
s’est fait objet pour lui-même, il s’est donné un «maître intérieur», il
s’est fait simple «reflet de sa tâche, de sa science»; et il s’est fait aussi
objet pour la communauté, où il est confondu «avec un simple produit
de l’entendement», et pour le monde, qui l’«enchaîne» éternellement
«à un petit fragment isolé du tout».7
Sans doute est-ce la notion d’aliénation qui résume le mieux cette
description, mais à condition qu’on la prenne dans son sens premier
sans céder au mouvement rétrograde du vrai, et sans l’introduire
encore dans la perspective d’une Aufhebung finale, que ce soit dans le
savoir absolu, ou dans une société sans contradiction.8 L’homme
moderne, c’est l’étranger. Tel est le sens du tableau que trace Schiller
de la modernité. L’homme moderne, c’est le dépaysé; l’égaré, celui qui
erre loin de son vrai séjour, la victime d’une puissance de dissimulation
1 NA, 20, p. 323; trad., p. 107.
2 NA, 20, p. 325; trad., p. 113.
3 NA, 20, p. 327; trad., p. 117.
4 NA, 20, pp. 323-324; trad., pp. 107-109.
5 NA, 20, p. 325; trad., pp. m-113.
6 NA, 20, p. 325; trad., p. 113.
7 NA, 20, pp. 323-326; trad., pp. 107-113.
8 Comme le fait par exemple G. Luckacs, dans Histoire et conscience de classe, trad., pp.
I73_I77» et dans son essai: «Zur Àsthetik Schillers», in Beitràge zur Geschichte der Âsthetik,
pp. 11-96.
KANT ET LES GRECS 97

qui le masque à lui-même et lui masque le monde. A quoi est-il étran¬


ger ? On pourrait, sans infidélité à la terminologie de Schiller, répondre
qu’il est étranger à l’unité du tout et des parties, mais cette formula¬
tion pétrie de schèmes spatiaux n’ouvre guère accès au sens qui se
cherche ici, non plus que des formules abstraites comme l’unité du
particulier et de l’universel, du spirituel et du naturel, du sujet et de
l’objet. Car ce qui importe c’est justement de comprendre le sens
concret qui alimente ces formules dans la méditation de Schiller.
Ce sens n’apparaît que si l’on admet que la critique schillérienne de la
modernité est liée à une méditation de l’origine. L’homme moderne
tient sa forme de l’entendement qui dissocie tout, cela signifie qu’il
s’est perdu dans le va-et-vient du subjectivisme à l’objectivisme,
la subjectivité du sujet étant corrélative de l’objectivité de l’objet.
Cette chute. Schiller s’efforce de la penser en méditant sur la Grèce,
en laquelle il pressent une totalité qui n’est à proprement parler ni
subjective ni objective, précédant à la fois l’objectivité, la subjectivité
et leur corrélation. Est-ce à dire que cette totalité soit une sphère
compacte, ou une nuit sans différences? Schiller nous dit qu’elle
reçoit sa forme de la nature qui réunit tout. Cela ne signifie pas que
la Grèce soit la figure d’une innocence biologique aveugle aux diffé¬
rences, car Schiller souligne que les Grecs divisaient eux aussi, mais
sans «déchiqueter» 1, et ensuite le contexte et tous les écrits antérieurs
de Schiller nous ont appris qu’à ses yeux la nature dont les Grecs sont
proches n’est pas biologique ou physique mais accordée à l’homme.
Humaine et pourtant non-subjective. Totale mais propice à l’in¬
dividuel. Libre et pourtant sensible. Une fois encore le mot de Nature
désigne ici cet unique et multiple déploiement de la splendeur phé¬
noménale, cette grâce, à la fois don et rayonnement, que Schiller
appelle aussi Liberté, Beauté, Vérité. Si le Grec était «délicat en même
temps qu’énergique» 2 et si la délicatesse comme Schiller le laisse en¬
tendre consiste à «saisir d’un sens fidèle et pudique l’individualité des
choses»,3 cela veut dire que la morale grecque, que la liberté au sens
grec, n’étaient pas lutte de l’universel contre le particulier, assujettis¬
sement du sensible sous la «forme» pure et abstraite d’une liberté
rationnelle, mais d’abord hospitalité, accord de l’homme à son séjour,
ouverture à la présence. Si l’humanité grecque reçoit sa «forme» de la
nature, cela signifie aussi que les formes n’y résultent pas de la sub-

1 NA, 20, p. 322; trad., p. 105.


2 NA, 20, p. 321; trad., p. 103.
3 NA, 20, p. 327; trad., p. 117.
98 KANT ET LES GRECS

jectivité, que ce soit dans la morale, dans la connaissance ou dans


l’art. Car chez les Grecs il en va de la philosophie et de l’art comme de
l’éthique: tous trois partagent la même fidélité. Dans aucun de ces
domaines, la «forme» ne virait au formalisme, en chacun d’eux elle
était contemporaine et parente du contenu, elle jaillissait de la libre
pro-duction du libre cours de l’Un-Tout (das freie Ganze).1 Les Grecs
étaient à la fois «comblés de forme et de contenu» et Schiller pense,
avant Nietzsche, qu’ils n’étaient superficiels que par profondeur.
Tandis que la philosophie moderne «nous a rendus infidèles à la nature»,
par la prédominance de l’analyse et de la réflexion, la philosophie
grecque «pouvait échanger ses activités avec la poésie», toutes deux
étaient encore fidèles à la nature ou, comme dit Schiller, «chacune
honorait la vérité».2 Tandis que la pensée moderne est hostile à l’ima¬
gination (Einbildungskraft), les Grecs philosophaient en même temps
qu’ils créaient des formes (zugleich philosophierend und bildend), en
même temps qu’ils «imaginaient». Pensée et poésie - Dichtung ou
Bildung - étaient proches parentes, elles s’accordaient dans l’unité
d’un dire original, dans un commun dévoilement, dans un même
accès à l’éclat de la présence. Pro-duire le Vrai, l’amener à se révéler,
et produire le Beau, c’étaient là deux aspects d’une même vénération,
d’un même accueil où la totalité se trouvait recueillie.
Faut-il penser que, face à un tel accord, la modernité est condamnée
à une déchéance, à une division et à une superficialité sans remède?
Que la vérité au sens grec, qui est dévoilement de la totalité honorée
par l’homme entier et manifeste au sentiment qu’il a de son apparte¬
nance au tout, est condamnée pour l’homme moderne à être l’ennemie
avec laquelle les facultés isolées entrent en conflit, ou cet éparpillement
de fragments objectifs auxquels il ne peut avoir le sentiment d’être
accordé, et qui par leur objectivité même finissent par ne plus rien lui
révéler parce qu’il n’y trouve que ce qu’il y a mis ? Sommes-nous con¬
damnés à être «encore et toujours des barbares»?3 L’éloignement de
la nature est-il définitif ? Cette nature que les Grecs éprouvaient comme
libre règne de ce qui accorde est-elle à tout jamais engloutie dans le
système étranger de la nécessité, des forces et des lois ? La Beauté qui
est ce règne même apparaissant dans l’éclat et l’harmonie de sa splen¬
deur multiple est-elle vouée à devenir l’indigent apanage de la sub¬
jectivité coquette du bel esprit? Mais d’où viennent donc cette disso-

1 NA, 20, p. 325.


2 NA, 20, p. 322; trad., p. 103.
3 NA, 20, p. 331; trad., p. 129.
KANT ET LES GRECS
99
ciation, cette dissimulation partout répandues? De «l’érudition» répond
Schiller, de «l’entendement réfléchissant», de la «prépondérance de la
faculté analytique» ou encore de la «Culture». Mais c’est aussi à l’«Art»
qu’il attribue la «destruction de la totalité».1 Il faut prendre au sérieux
cette formulation : elle nous fait toucher le noyau signifiant de la médi¬
tation de Schiller. A l’entendre, il y aurait donc un art qui serait
accordé à la Vérité et à la Nature, comme l’étaient la poésie ou la
plastique grecque, et un autre art qui serait la négation de la Nature
et la dissimulation de la Vérité, un art violent, meurtrier, négatif, que
Schiller définit ailleurs «abolition de la nature par l’entendement
opérant librement».2 Entre le second et le premier il y a une différence
radicale, mais en maintenant pour l’un et l’autre le même vocable.
Schiller leur reconnaît malgré tout une étroite parenté. C’est justement
cette parenté qui assure le salut au sein de la déchéance. «Il doit, dit-il,
nous incomber de restaurer par un art plus haut cette totalité dans
notre nature, que l’art a détruite».3 On serait tenté alors de voir dans
l’art destructeur et dissociant qui inaugure, selon Schiller, l’ère de la
subjectivité-objectivité, et dont les hommes modernes sont les fils
malheureux, cette technique dont Heidegger aujourd’hui s’efforce de
penser l’«essence ambiguë».4
La méditation schillérienne est sans doute la première ébauche d’un
effort encore nôtre pour lier l’interrogation sur la technique à l’inter¬
rogation sur la vérité; pour découvrir la relation initiale qui chez les
Grecs nouait l’art à la nature, la à la cpécnç; pour penser ensemble
la puissance révélante d’un art originel amenant le Vrai à se produire
dans la Beauté, et la puissance dissimulatrice de cet art tardif, oublieux
et errant qu’est la technique; pour engager l’«explication décisive» avec
l’essence de la technique «dans un domaine qui d’une part soit appa¬
renté à cette essence et qui, d’autre part, n’en soit pas moins foncière¬
ment différent d’elle».5 Pour Schiller, avant Heidegger, les beaux-arts
constituent un tel domaine. L’art partout répandu en tant qu’artifice
et technique, dissimule à l’homme la totalité, la nature, la vérité,
c’est-à-dire qu’il lui masque son essence qui est d’appartenir à ce qui
réunit et accorde, et d’y accomplir sa liberté. Mais ce que l’art a
détruit, «un art plus haut», apparenté au premier mais foncièrement
différent, peut le réédifier, ramenant l’homme à son essence et lui

1 Toutes ces expressions sont empruntées à la sixième lettre.


2 NA, 20, p. 473.
3 NA, 20, p. 328; trad., p. 119.
4 M. Heidegger, Essais et conférences, trad. Préau, pp. 44 sq.
5 Id., ibid., p. 47.
100 KANT ET LES GRECS

rouvrant l'accès à la vérité. «L'humanité a perdu sa dignité, mais l’art


l’a sauvée dans des pierres riches de sens; la vérité continue de vivre
au sein de l’illusion, et l’original sera restauré parce que son reflet
demeure. Si l’art noble survécut à la nature noble, il la précède aussi
dans l’enthousiasme qui met en forme et qui éveille».1
Si l’homme veut retrouver la vérité et la nature, et transcender
l’illusion dans laquelle s’installe le va-et-vient de l’objectivité et de la
subjectivité, il faut «que d’un côté il se soustraie à la violence aveugle
de la nature et que de l’autre il retourne à sa simplicité, à sa vérité,
à sa plénitude».2 Le «bel art» le lui permettra en rouvrant «les sources
pures et limpides» partout oubliées, mais toujours vives.3 Voilà l’in¬
strument capable d’engendrer ce caractère total au sein duquel la
multiplicité de la nature s’accorde avec l’unité morale, la matière ne
suscitant plus les égarements de la sauvegarie naturaliste, ni la forme
les excès de la subjectivité moraliste, abstraite et barbare. C’est ici que
Schiller atteint le «point vers lequel tendaient toutes ses considéra¬
tions antérieures».4 Par la beauté du «bel art», se rouvre le chemin que
l’art dissimulateur avait fait perdre, celui de la nature, de la vérité et
de la liberté.
Mais cette vérité n’est pas adéquation de «l’entendement» avec «la
sphère de la réalité où il est chez lui» 4 ; cette liberté rompt avec la
simple nature non pour se tenir dans une intransigeante opposition à
celle-ci, mais pour se rapprocher d’une nature plus authentique. Aussi
Schiller insiste-t-il sur le dépassement qu’implique le bel art et sur
la rupture que suppose le retour aux sources. «L’artiste est certes le
fils de son temps, mais malheur à lui s’il est aussi son disciple, ou, qui
plus est, son favori (...) Puisse-t-il (...) faire figure d’étranger dans
son siècle; non pas pour l’enchanter par sa personne, mais en se mon¬
trant terrible comme le fils d’Agamemnon, pour le purifier».5 En termes
schillériens, ce dépassement et cette rupture s’expriment dans la
différence de la «réalité» et de l’«idéal» : c’est par celui-ci, non par celle-
là, que l’artiste doit être inspiré. Un tel idéal n’est pas la chimère de
l’impossible ou de l’irréel, mais l’être véritable, «union du possible et
de la nécessité».6 C’est pourquoi prévenant toute interprétation his-
torisante de sa pensée. Schiller souligne la signification ontologique

1 NA, 20, p. 334; trad., p. 137.


2 NA, 20, p. 329; trad., p. 123.
3 NA, 20, p. 332; trad., p. 133.
4 NA, 20, p. 334; trad., p. 137.
5 NA, 20, p. 333; trad., p. 135.
6 NA, 20, p. 334; trad., p. 137.
KANT ET LES GRECS IOI

de la démarche artistique. Dans la mesure où la Grèce était accordée à


cet idéal, elle est un modèle impérissable; encore faut-il comprendre
qu’il s’agit de l’être et non de telle époque empiriquement analysable
dont la science historique livrerait le secret. S’il peut emprunter «la
forme à une époque plus noble» que la sienne, c’est finalement «par-
delà toutes les époques, à l’unité absolue, immuable de son essence»
que l’artiste fera emprunt.1 «C’est du pur éther de sa nature démonique
que jaillit la source de la beauté, impolluée par la corruption des
générations et des temps qui, dans des profondeurs, roulent au-dessous
d’elle leurs flots troubles».2
En ce point, on peut croire que Schiller renoue avec ce dépassement
ontico-ontologique qui était, selon Heidegger, le sens premier de la
philosophie transcendantale. Ce n’est pas selon une mesure ontique
que le procès de l’art et de la Beauté peut être tranché. Déjà dans
l’antiquité, il y eut des hommes tel Platon, «qui tenaient la belle culture
pour rien moins qu’un bienfait et qui par suite étaient très disposés
à interdire aux arts de l’imagination l’accès de leur République».3 Et
encore aujourd’hui «des hommes dignes d’estime élèvent la voix contre
les effets exercés par la Beauté et ils sont armés de redoutables raisons
empruntées à l’expérience (...) ‘Justement, disent-ils, parce que le
goût n’est attentif qu’à la forme et jamais au contenu, il incline finale¬
ment l’âme à négliger dangereusement toute réalité en général et à
sacrifier la vérité et la moralité à un vêtement séduisant. Toute dif¬
férence objective (Sachunterschied) entre les choses s’efface et c’est
seulement l’apparence qui détermine leur valeur’».4
A quoi Schiller répond en récusant aussi bien l’appel à l’expérience
que cette réduction de la Beauté au formalisme du goût: «... peut-
être l'expérience n’est-elle pas le tribunal devant lequel une question
comme celle-ci peut être résolue, et il faudrait, avant d’accorder de
l’autorité à son témoignage, mettre hors de doute que la Beauté dont
nous parlons est bien la même que celle contre laquelle ces exemples
témoignent. Or, cette certitude semble dépendre de l’existence d’un
concept de beauté qui a sa source ailleurs que dans l’expérience, puis¬
qu’il doit permettre de discerner si ce que dans l’expérience en appelle
beau, porte légitimement ce nom (...), en un mot on devrait pouvoir
montrer que la Beauté est une condition nécessaire de l’humanité.
C’est donc au pur concept de l’humanité que nous devons maintenant
1 NA, 20, p. 334; trad., p. 135.
2 Loc. cit.
3 NA, 20, p. 337; trad., p. 147.
4 NA, 20, p. 338 ; trad., p. 149. Cfr. le Discours sur les Sciences et les Arts de J. J. Rousseau.
102 KANT ET LES GRECS

nous élever, et comme l’expérience ne nous montre que des états


isolés d’hommes isolés et jamais l’humanité, nous devons (...), en
rejetant toutes ses limites contingentes, essayer de saisir les conditions
nécessaires de son existence». Transcender ainsi l’expérience, c’est
gravir la «route transcendantale», la seule qui permette d’accéder au
fondement de la vérité: «quiconque ne se risque pas au-dessus de la
réalité, ne conquerra jamais la vérité».1
Ainsi la méditation sur l’histoire nous confirme son essence ontolo¬
gique en s’approfondissant en réflexion transcendantale. S’interrogeant
sur l’art et sur la Beauté, Schiller est amené à méditer le rapport que
l’homme entretient avec la vérité et avec l’être dans le monde grec et
dans le monde moderne, et à travers cette méditation de l’histoire,
c’est à la question de l’essence de l’homme qu’il veut répondre. Cette
question est expressément thématisée dans la deuxième partie des
Lettres, dont elle met en branle le développement : quelle est l’essence
de l’homme? qu’est-ce que la Beauté si elle doit être liée intimement à
cette essence ?
Disons tout de suite que cette réflexion transcendantale se prête à
deux lectures. Dans l’une d’elles, il apparaît que l’humanité dont on
recherche l’essence n’est qu’une exigence posée par la raison soucieuse
d’abolir toutes les limites, et que la Beauté comme telle est une exi¬
gence corrélative: «dès que la raison prononce: une humanité doit
exister, elle a par cela même édicté la loi: il doit y avoir une beauté».2
Ainsi envisagée cette réflexion transcendentale s’enlise dans la con-
tradition, et sa conclusion abolit son point de départ. Se dirigeant vers
la raison pour saisir les conditions nécessaires de l’existence humaine,
cette essence de l’homme dont l’expérience ne peut rendre compte,
elle finit par désavouer la raison comme elle avait désavoué l’expérien¬
ce: «comment une beauté peut exister et comment une humanité est
possible, voilà ce que ni la raison ni l’expérience ne peuvent nous
enseigner».3 Pourquoi donc cette substitution d’un pur Idéal, d’une
Idée au sens kantien, ou d’un Sollen infini aux conditions de possibilité
initialement recherchées? N’y a-t-il pas un point où cette réflexion
transcendantale bifurque et oublie son objet, un point où elle aurait
pu suivre une autre trajectoire, se prêtant ainsi à une autre lecture?
Il nous faut pour répondre à ces questions retracer brièvement le
cheminement de cette réflexion transcendantale. D'entrée de jeu,

1 NA, 20, pp. 340-341; trad., pp. 153-155.


2 NA, 20, p. 356; trad., p. 201.
3 Loc. cit.
KANT ET LES GRECS 103

Schiller souligne que l’essence de l’homme est une «essence finie».1


Cette finitude se marque par la distinction radicale dans l’homme de
«quelque chose qui persiste» et de «quelque chose qui change sans
cesse», en d’autres termes par la distinction de la «personne» et de sa
«situation» (Zustand), du «Moi» et de ses «déterminations», ou encore
par l’antinomie de l’être-soi et de l’être-par-un-autre.2 Mais cette
opposition inspirée par Fichte et que Schiller exprime d’abord par les
couples classiques temps-éternité, matière-forme, multiplicité-unité,
ensuite, dans une terminologie qu’il emprunte à Reinhold, par l’an¬
tagonisme de deux tendances ou pulsions fondamentales: le «Form-
trieb» et le «sinnliche Trieb», ne permet pas encore de cerner l’essence
de l’homme.3 Si l’homme était déchiré entre ces termes antithétiques,
il serait tour à tour divinité et fragment du monde, juxtaposition d’une
pure raison et d’une chose parmi les choses, il ne serait pas homme.
Or c’est de son unité d’être à la fois sensible et rationnel, ou comme
dit Schiller de sa «nature mixte» qu’il s’agit de rendre compte. C’est
pourquoi à la notion d’opposition. Schiller substitue progressivement
celle de «réciprocité», plus précisément d’une «subordination» et d’une
«coordination» mutuelles des deux principes à première vue antagonis¬
tes.4 «A partir du moment où l’homme n’est que contenu du temps,
il n’est pas et il n’a par suite pas non plus de contenu. Avec sa per¬
sonnalité son état est aboli lui aussi car les deux concepts sont unis par
un lien de réciprocité; le changement exige un principe permanent et
la réalité finie une réalité infinie. Si l’instinct formel devient réceptif,
c’est-à-dire si la pensée devance la sensibilité et si la personnalité
supplante le monde, elle cesse, dans l’exacte mesure où elle se pousse
à la place de l’objet, d’être force autonome et sujet, car la permanence
réclame un changement et la réalité absolue requiert les limites pour
se manifester. A partir du moment où l’homme n’est que forme il
cesse d’avoir une forme; la suppression de l’état entraîne donc celle de
la personne. En un mot : ce n’est que dans la mesure où il est autonome
(selbststandig) que la réalité existe hors de lui, qu’il est réceptif; ce
n’est que dans la mesure où il est réceptif qu’il y a de la réalité en lui,
qu’il est force pensante».5 Ainsi donc, à mesure qu’elle creuse sous
l’antagonisme apparent des deux pôles, c’est leur unité que la réflexion
met en relief. Ontologiquement la raison ne contredit pas la sensibilité,

1 NA, 20, p. 341; trad., p. 159.


2 Loc. cit.
3 NA, 20, p. 315; trad., p. 169.
4 Cfr. note I à la treizième lettre, NA, 20, p. 348; trad., p. 183.
5 NA, 20, pp. 351-362; trad., pp. 179-181.
io4 KANT ET LES GRECS

les deux «instincts» se supposent l’un l’autre. Comme dit Schiller, «la
nature n’a pas voulu leur antagonisme, et si cependant ils apparaissent
en opposition, c’est qu’ils s’y sont mis parce qu’ils ont librement
transgressé la nature en se méprenant sur eux-mêmes et en confondant
leurs sphères respectives».1 Ce qui constitue l’homme comme tel, c’est
la conjonction originaire de la réceptivité et de la spontanéité. Mais
cette conjonction, l’homme peut la briser, se masquant par le fait même
son humanité. «... ce rapport l’homme peut le renverser et manquer
ainsi sa destination de deux façons différentes: la concentration
qu’exige sa faculté d’autoactivité, il peut la mettre dans sa faculté passi¬
ve, empiéter par l’instinct sensible sur l’instinct formel et transformer
son pouvoir de réceptivité en pouvoir de décision. La capacité d’ex¬
tension qui appartient à sa faculté passive, il peut la donner en partage
à sa faculté d’autoactivité, empiéter par l’instinct formel sur l’instinct
sensible et supplanter par sa puissance de détermination autonome le
pouvoir de réceptivité de ce dernier. Dans le premier cas il ne sera
jamais lui-même, dans le second il ne sera jamais autre chose que lui-
même ; en conséquence pour ces raisons mêmes il ne sera dans les deux
cas ni l’un ni l’autre; il sera par suite un néant».2
Autrement dit, l’homme se perd s’il se fait tout entier contenu ou
objet, mais il se perd aussi bien s’il se fait tout entier forme ou sujet.
Plus précisément la corrélation de la réceptivité et de la spontanéité
est si étroite que chacune s’annihile en s’exerçant sans l’autre et qu’en
toute rigueur il n’y a de réceptivité que par la spontanéité, et de
spontanéité que par le réceptivité.
C’est à partir de ce point que la réflexion transcendantale de Schiller
se prête à une autre lecture que celle que nous signalions plus haut.
Ontologiquement les deux instincts ou tendances constitutifs de l’hom¬
me sont coordonnés, mais dans leur exercice ontique chacun d’eux est
porté à oublier ce qu’il doit à l’autre.
Cependant on peut se demander s’il n’y a pas une expérience pri¬
vilégiée où l’ontique se dépasse vers l’ontologique, où l’oubli de la
corrélation originaire serait surmonté. Justement l’expérience de la
Beauté jouit de ce privilège. En affirmant que la Beauté est «le plus
pur produit de cette réciprocité d’action» en vertu de laquelle «les deux
facteurs à la fois se conditionnent nécessairement l’un l’autre et sont
conditionnés l’un par l’autre»,3 en la rapportant à un «instinct de jeu»

1 NA, 20, p. 347; trad., p. 177.


2 NA, 20, p. 349; trad., p. 179.
3 NA, 20, p. 361; trad., p. 213.
KANT ET LES GRECS 105

(Spieltrieb) qui s’applique «à être réceptif dans la disposition où l’in¬


stinct formel eût lui-même engendré, et à engendrer dans la disposition
où la sensibilité tend à recevoir»,1 Schiller donne à penser que l’ex¬
périence de la Beauté livre l’intuition de cette corrélation originaire
dégagée par la réflexion transcendantale. Le Beau serait en quelque
sorte l’index de l’humanité de l’homme. Mas si l’on prend au sérieux la
corrélation que la réflexion transcendantale établit entre la réceptivité
et la spontanéité, il faut préciser que l’essence de l’homme, ici en cause,
ne peut être qu’intrinsèquement finie. C’est être fini que d’être astreint
à recevoir pour être spontané, à sortir de soi pour être soi, à se chercher
un contenu sensible sous peine de demeurer «virtualité vide»,2 à ne se
saisir comme permanent que dans la succession. De cette finitude la
sensibilité porte le poids: «... Comme toute forme se manifeste seule¬
ment par une matière, tout absolu par le moyen de limites, c’est à vrai
dire à l’instinct sensible qu’est finalement liée toute la manifestation de
l’humanité. Mais bien que seul il éveille les virtualités de l’homme et
les amène à se déployer, c’est pourtant lui seul aussi qui rend impossible
leur plein achèvement».3
Dans ces conditions il faudrait penser l’intuition du Beau comme la
remémoration de la finitude. Appréhender dans le beau et sur le ter¬
rain de la sensibilité la réciprocité des deux tendances constitutives de
l’être-homme, ce serait se rappeler ce conditionnement mutuel qu’ou¬
blient aussi bien la réceptivité que la spontanéité, lorsque la pre¬
mière ignorant ce qu’elle doit à la seconde s’abandonne passivement à
la puissance de l’objet, lorsque la seconde, victime d’un aveuglement
inverse, entend se fonder sur elle-même.
Et pourtant, loin de voir dans cette corrélation originaire de la récep¬
tivité et de la spontanéité le signe même de la finitude, c’est l’infini
que par un subtil glissement Schiller revendique là même où s’avère
l’ambiguïté radicale de l’homme. A-t-il souligné que l’humanité de
l’homme suppose dans le temps la conjonction d’une invariance et
d’une variation? Il ajoute aussitôt: «L’homme dans son achèvement
serait par suite l’unité qui persiste et qui, parmi les fluctuations du
temps, demeure éternellement identique à elle-même».4 A-t-il établi
que la réceptivité sensible éveille les virtualités de l’homme mais en
rend impossible l’achèvement? Il affirme aussi ailleurs: «L’homme
porte incontestablement dans sa personnalité la tendance à la déité : le
1 NA, 20, p. 354; trad., p. 193.
2 NA, 20, p. 343; trad., p. 163.
3 NA, 20, p. 345; trad., p. 169.
4 NA, 20, p. 343; trad., p. 161.
io6 KANT ET LES GRECS

chemin vers celle-ci (...) lui est ouvert dans ses sens».1 Souligne-t-il
le «conditionnement nécessaire» des deux instincts constitutifs de
l’homme, et la nécessité de leur subordination réciproque, pour que
l’homme soit homme, non «dans le royaume des Idées» mais «dans le
royaume du temps»? 2 II contredit cette notion transcendantale de
réciprocité originaire en la transformant en exigence et en l’attribuant
à une humanité idéale et infinie: «Cette réciprocité d’action des deux
instincts n’est sans doute qu’une tâche proposée par la raison, et
l’homme n’est capable d’y satisfaire tout à fait que dans l’achèvement
de son existence. Elle est au sens le plus propre du mot l’Idée de son
humanité, donc un infini dont il peut au cours du temps s’approcher
toujours plus, sans toutefois l’atteindre jamais».3 Loin de correspondre
à la finitude fondamentale de l’homme c’est alors à une «exigence
d’abolition de toutes les limites» que répond la Beauté. La raison «est
obligée de poser cette exigence parce qu’elle est la raison, parce qu’en
vertu de son essence même elle requiert la perfection ... et que l’ac¬
tivité exclusive de l’un ou de l’autre des deux instincts laisse la nature
humaine imparfaite et fonde en elle une limite».4 Du même coup la
Beauté apparaît moins comme une condition nécessaire de l’humanité
que comme un «idéal» que la raison construit.5
Entre cet idéal et l’existence, la distance est aussi infinie que l’est
dans la Doctrine de la Science celle qui sépare le Moi absolu du Moi fini,
s’il est vrai que, selon Fichte, l’unité suprême est non «une réalité qui
est, mais qui doit être produite par nous sans pouvoir l’être».6
La Beauté est «une simple idée, à laquelle l’existence effective ne
pourra jamais être complètement adéquate»; 7 «indivivisible et simple»
dans l’idéal, elle est condamnée à être «éternellement double» dans la
réalité, et singulièrement dans le monde de l’art où elle sera tantôt
énergique tantôt apaisante, avivant tantôt la contrainte des formes,
tantôt celle de la matière.8 Dès lors le transcendantal contredit l’exis¬
tentiel. Accomplissement de l’homme idéal, la Beauté est inaccessible
à l’homme réel. Bien plus c’est par la faute de l’homme qu’elle ne peut
se montrer comme un «genre pur», «c’est l’homme qui lui communique
les imperfections de son individu; par ses bornes subjectives il met

1 NA, 20, p. 343; trad., p. 163.


2 NA, 20, p. 348; trad., p. 183.
3 NA, 20, pp. 352-353; trad., p. 189.
4 NA, 20, p. 356; trad., p. 201.
5 Loc. cit.
6 Fichte, STE., I, 101.
7 NA, 20, p. 360; trad., p. 211.
8 Loc. cit.
KANT ET LES GRECS IO7

sans cesse obstacle à la perfection de la Beauté et il réduit l’idéal


absolu de celle-ci à n’exister dans le phénomène que sous deux formes
limitées».1 Ainsi resurgit le dualisme de l’Idée et du phénomène que
les premières Lettres reprochaient au kantisme et d’une manière géné¬
rale aux positions de l’entendement, et que le Kallias s’était efforcé de
surmonter en définissant la Beauté comme liberté phénoménale.
On aurait cependant tort de considérer cette métamorphose esthé¬
tique de l’idéalisme pratique de Kant et de Fichte comme le dernier
mot des Lettres sur Véducation esthétique de l’homme. Car si le Sollen
que soulignent certaines formules a un accent indéniablement kantien
et fichtéen, et comporte des implications radicalement dualistes, le con¬
tenu de ce Sollen n’en est pas moins nouveau. Certes, en tant qu’exi-
gence inconditionnelle de la raison pure, et en tant que terme idéal
et infini, la Beauté laisse nécessairement en dehors d’elle la sphère du
phénoménal et du fini. Néanmoins le contenu du concept de Beauté
est la réconciliation de ce que le Sollen divise, puisque la Beauté
engendre une «réciprocité d’action entre le fini et l’infini» et réalise
«l’unité de la réalité et de la force, du hasard et de la nécessité, de la
passivité et de la liberté».2 Le mérite de Schiller est d’avoir affronté
cette contradiction dans la troisième partie des lettres et de s’être ef¬
forcé de la surmonter. «La Beauté lie les deux états opposés de la sen¬
sibilité et de la pensée et pourtant il n’existe absolument aucun inter¬
médiaire entre eux», car «c’est une certitude immédiate de la raison»
que «la distance entre la matière et la forme, entre la passivité et
l’activité, entre la sensibilité et la pensée, est infinie, et (qu’) il n’existe
absolument aucun intermédiaire qui puisse la combler. Comment
supprimerons-nous cette contradiction»? De l’aveu même de Schiller,
«tel est le point précis auquel aboutit en fin de compte tout le pro¬
blème de la Beauté».3 Comment penser à la fois l’extrême opposition et
l’unification totale? Aux prises avec ce problème, Schiller s’avance
vers une nouvelle conception de la raison.
La double tâche à laquelle ce problème le confronte lui en désigne le
chemin. «C’est de l’opposition qu’il nous faut partir; nous devons la
saisir et la reconnaître dans toute sa pureté et toute sa rigueur afin que
les deux états en question soient séparés avec la plus grande précision ;
sinon nous mélangeons, nous n’unissons pas. Nous disons en second
lieu: ces deux états opposés sont reliés par la Beauté; elle surmonte

1 NA, 20, p. 364; trad., p. 225.


2 NA, 20, p. 356; trad., p. 199.
3 NA, 20, p. 366; trad. pp. 230-231.
io8 KANT ET LES GRECS

donc l’opposition. Mais puisque ces deux états restent à jamais opposés,
ils ne peuvent être reliés qu’en tant qu’ils sont supprimés (als indem
sie aufgehoben werden). Notre deuxième tâche est donc de rendre
l’union parfaite, de la réaliser si purement et complètement que les
deux états disparaissent entièrement dans un troisième et que dans la
totalité qu’ils formeront aucune trace de leur séparation ne subsiste;
sinon nous détachons, nous ne réunissons pas. Toutes les controverses
sur le concept de beauté qui de tout temps ont eu cours parmi les
philosophes et qui partiellement durent encore, viennent de ce que
l’investigation ou bien ne fut pas entreprise en partant d’une sépara¬
tion suffisamment rigoureuse ou bien ne fut pas poussée jusqu’à une
union intégrale et pure».1 Pour cette double tâche, ni le sentiment
ni l’entendement ne sont qualifiés. Se fier au premier, c’est s’interdire
de distinguer la division dans la totalité. Se fier au second, c’est se
laisser fasciner par la division et se rendre aveugle à la totalité. Mais
la raison pratique est incriminée à son tour, car son primat implique
lui aussi la pérennité de la division, au-delà de laquelle l’entendement
est incapable d’aller. Pour tenir ensemble la différence radicale et la
réconciliation complète, il faut accéder à une nouvelle forme de raison,
qu’on pourrait qualifier non plus de pratique mais de spéculative, une
raison qui ne soit plus en état d’insurrection contre la sensibilité et le
fini, une raison qui ne rencontre pas de limite extérieure à elle-même,
mais qui se reconnaisse à l’œuvre dans toute réalité. C’est la spécificité
de la Beauté qui entraîne cet éclatement du cadre transcendantal. En
admettant que le propre du beau «ne consiste pas dans l’exclusion de
certaines réalités, mais dans l’inclusion absolue de toutes, qu’il n’est
donc pas limitation mais infinité»,2 Schiller est conduit à la conquête
d’une conception de la raison, non plus dualiste mais totalitaire, et
d’une nouvelle méthode qui n’a pas encore de nom mais que certaines
de ses formules permettent déjà de qualifier de dialectique. Telle la
suivante: «La nature réunit partout; l’entendement dissocie partout:
la raison de nouveau réunit».3 Qu’est-ce à dire? Si la Beauté est l’exi¬
gence suprême de la raison et si celle-ci opère la réconciliation des
contraires, non pas du dehors et a -parte subjecti, mais par une puissance
synthétique analogue à celle de la nature originelle et donc objective¬
ment à travers les contraires eux-mêmes, l’Idée esthétique n’est plus
un vœu pieux de la conscience, elle jouit d’un statut objectif et con-

1 NA, 20, pp. 366-367; trad., p. 231.

2 NA, 20, p. 367; trad., p. 233.

3 NA, 20, p. 368; trad., p. 235.


KANT ET LES GRECS IO9

stitue 1 essence la plus intime de la réalité. La Beauté c’est la nature


retrouvée après qu’elle se fut perdue, la totalité reconquise après
qu elle se fut disloquée. Mais ces retrouvailles seraient impossibles si
la fin n’était déjà inscrite dans les origines, si la nature n’était déjà
pénétrée par cette raison dans laquelle elle trouvera son achèvement,
et sa vérité. Plus précisément, la nature comme telle n’est que le
premier moment du processus par lequel la raison vient à elle-même
dans sa totalité. Elle est la figure initiale de la totalité, sous la forme
abstraite de la pure objectivité indéterminée. Dans un second moment,
cette objectivité est mise en rapport avec la subjectivité qui l’enrichit
de déterminations. Pour que la totalité et la richesse des détermina¬
tions ne s’excluent pas, il faut que la face subjective et la face objective
de ce rapport soient appréhendées synthétiquement par-delà leur
dualité. La raison inconditionnée se possédant elle-même complète¬
ment dans le mouvement par lequel elle se détermine, est l’accomplis¬
sement de cette synthèse finale où la totalité s’épanouit sous sa forme
la plus concrète. En d’autres termes la subjectivité absolue est l’Etre
véritable.
Telle est la signification générale de la philosophie de l’Esprit es¬
quissée dans les lettres 19 à 21. Schiller y montre que l’on peut distin¬
guer dans la vie de l’esprit «deux états différents de déterminabilité,
dont l’un est passif et l’autre actif, et de même deux états de déter¬
mination dont l’un est passif et l’autre actif».1 L’état de détermina¬
bilité passive est celui de l’esprit avant qu’aucune détermination ne
s’y soit inscrite: c’est, dit Schiller, l’«empire du possible», l’«infini vide»
où nulle chose ne se dessine, mais dont nulle non plus n’est encore
rejetée.2
Pure virtualité, cet état est irréel et n’accède à la réalité qu’à la
faveur d’une limitation qui, en le déterminant, supprime son infinité.
«Nous ne parvenons (donc) à la réalité que par des limites, à la position
ou affirmation réelle que par la négation, à la détermination que par
la suppression de notre libre déterminabilité».3 C’est l’affection de
l’esprit par des sensations qui marque ce passage de l’infini virtuel à la
détermination réelle. Mais une certaine passivité est la rançon de cette
réalisation, puisque par la détermination l’esprit infini subit une
limitation. Pour se réaliser il a dû échanger son état de déterminabilité
pure contre un état de détermination passive. Est-ce à dire que l’infini

1 NA, 20, p. 368; trad., p. 237.


2 NA, 20, p. 368; trad., p. 239.
3 NA, 20, p. 369; trad., p. 239.
IIO KANT ET LES GRECS

soit purement et simplement aboli par l’opération négative des limites


et des déterminations? Il n’en est rien, car «une simple exclusion ne
saurait, eût-elle l’éternité devant elle, engendrer une réalité ni une
sensation donner naissance à une représentation, s’il n’existait quelque
chose de laquelle il est fait exclusion, si par un acte absolu de l’esprit la
négation n’était rapportée à quelque chose de positif et si la non-posi¬
tion ne devenait opposition; cet acte de l’esprit s’appelle juger ou
penser; son résultat est la pensée».1 Autrement dit, l’état de déter¬
mination n’est passif que «dans la mesure où l’esprit a par une libre
omission renoncé à fournir la preuve de son propre pouvoir».2 En
vérité, ce n’est pas du dehors que les limitations déterminantes s’impo¬
sent à l’esprit ; elles constituent son acte et c’est sa propre infinité qui
réclame le fini pour accéder à la réalité, c’est-à-dire pour se réaliser,
comme «faculté absolue» ou mieux encore comme «existence absolue».3
En d’autres termes, l’infini originel n’est qu’une abstraction qui appelle
son contraire sous la forme des déterminations finies; mais celles-ci
prises exclusivement sont aussi abstraites que l’infini qu’elles sup¬
priment, car elles ne peuvent le supprimer qu’en le maintenant, et
grâce à son maintien. «Certes nous ne parvenons au tout que par la
partie, à l’illimité que par le limité; mais il est vrai aussi que nous ne
parvenons à la partie que par le tout, à la limite que par l’illimité».4
En passant de la déterminabilité pure à la détermination passive, la
vie de l’esprit était restée abstraite et comme irréelle. Là le vide, ici
l’impossible unité dans la division. Là la totalité sans différences, ici
la ronde sans fin des déterminations, la multiplicité opposée à l’unité,
la passivité opposée à l’activité. Mais le concret ne réside pas plus dans
l’opposition du fini et de l’infini que dans l’infinité pure. Le propre de
l’esprit est de transcender cette opposition, dans une infinité qui n’est
plus le vide sans relations, mais l’absolu qui s’absout lui-même de
toutes les relations parce qu’il est seul à les engendrer.
Sorti de la déterminabilité abstraite et inactive pour subir les déter¬
minations passives que lui impose le sensible, c’est dans un état de
détermination active que l’esprit atteint sa plénitude. Ici aussi l’âme
est déterminée, mais «dans la mesure où elle se limite elle-même grâce
à son propre pouvoir absolu».5 «Limitation qui procède d’une force
intérieure infinie», telle est la pensée ou la raison, entendue à la fois

1 Loc. cit.
2 NA, 20, p. 370; trad., p. 243.
3 NA, 20, p. 370; trad., p. 241.
4 NA, 20, p. 369; trad., p. 241.
5 NA, 20, p. 376; trad., pp. 259-261.
KANT ET LES GRECS III

comme lieu de la vérité et comme lieu du bien moral.1 Quelle est donc
la place de la Beauté dans cet itinéraire de l’esprit vers lui-même? Sur
ce point la pensée de Schiller n’est pas sans ambiguïté. D’une part il
semble la considérer comme une simple médiatrice entre la déter¬
mination passive de la sensibilité et la détermination active de la
pensée, en attribuant à la première le statut d’une «existence limitée»,
à la seconde le statut d’une «existence absolue». «L’homme, dit-il, ne
peut pas passer immédiatement de la vie sensible à la pensée; il faut
qu’il recule d’un pas, car c’est seulement dans la mesure où une déter¬
mination est supprimée que peut intervenir celle qui lui est opposée.
L’homme doit donc, afin d’échanger la passivité contre l’autonomie,
une détermination passive contre une détermination active, être
momentanément libre de toute détermination et traverser un état de
simple déterminabilité».2 A cet état de déterminabilité qu’il dit «réelle
et active», il donne le nom d’«état esthétique».3 Mais d’autre part, il
attribue à celui-ci des prérogatives peu conciliables avec un statut de
médiateur, temporaire et plus ou moins effacé. N’assure-t-il pas que
dans cet état l’âme «n’est pas limitée dans son pouvoir de se déterminer
elle-même», que l’état esthétique «est sans limites parce qu’il réunit en
lui toute réalité», et qu’il est «une négation qui procède d’une plénitude
intérieure infinie»? 4 N’ajoute-t-il pas que pour l’homme la disposition
esthétique «est entre tous les dons le don suprême, que c’est le don de
l’humanité»,5 le seul état qui puisse affranchir «de toutes limites la
totalité de la nature humaine»? 6 Ne va-t-il pas jusqu’à affirmer que
cet état prouve que l’accomplissement de la raison pure dans l’humani¬
té n’est pas qu’un impératif? Du fait que «dans la jouissance de la
beauté ou de l’unité esthétique, il se produit véritablement une fusion
et un échange de la matière et de la forme, de la passivité et de l’acti¬
vité, il est par là même démontré que l’infini est réalisable dans le fini
et que donc l’humanité la plus sublime est possible».7 Etant à la fois
«notre état et notre acte», la Beauté «nous sert de preuve éclatante que
l’activité n’est nullement exclue par la passivité, la matière par la
forme, la limitation par l’infini».8
Il n’est pas douteux que seule cette seconde notion de la Beauté,

1 NA, 20, p. 377; trad., p. 261.


2 NA, 20, p. 374; trad., p. 253.
3 NA, 20, p. 375; trad., p. 255.
4 NA, 20, p. 376, trad., pp. 259-261.
5 NA, 20, p. 378; trad., p. 263.
« NA, 20, p. 379; trad., p. 269.
7 NA, 20, p. 397; trad., p. 315.
3 NA, 20, pp. 396-397; trad., p. 313.
112 KANT ET LES GRECS

qui gravite autour du concept de fusion soit en accord avec la philoso¬


phie de l’esprit dont nous avons esquissé les articulations principales.
Assigner à la Beauté un rôle de simple transition, c’est abandonner la
pensée de la totalité pour une position simplement dualiste, régresser
de la raison absolue vers la réflexion infinie, favoriser la persistance
des oppositions au détriment de l’union intégrale et pure.1 Que veut-
on dire en effet lorsqu’on affirme que l’état esthétique marque «la
transition de l’état passif de la sensation à l’état actif de la pensée et
de la volonté» ? 2 On présuppose par là que la passivité et l’activité ou,
comme on voudra dire, la nature et la pensée-volonté, sont deux
déterminations qui se tiennent l’une à l’égard de l’autre dans un rap¬
port d’antithèse fixe. Ce sont deux forces ou puissances de signe con¬
traire s’excluant mutuellement et dont on admet que l’une ne peut
assurer sa domination que par la disparition de l’autre. Il n’y a donc
entre elles aucune espèce d’échange ou d’interférence. Comme on
admet en outre que le règne de la passivité est premier, le problème
est simplement de neutraliser la puissance de la détermination passive
sur son propre terrain pour permettre à la détermination active de
s’y substituer. En portant «la guerre contre la matière dans les fron¬
tières mêmes de celle-ci»,3 l’état esthétique opère ce désamorçage, cet
affranchissement qui prélude à l’installation d’un nouveau pouvoir.
«A l’état physique, l’homme subit purement et simplement la puis¬
sance de la nature; à l’état esthétique, il s’affranchit d’elle; à l’état
moral il la domine».4
Qui ne voit qu’une telle conception bat en brèche la philosophie de
l’esprit dont Schiller semblait se réclamer. Loin de réconcilier les con¬
traires dans une totalité qui les supprime en les conservant, la Beauté
se borne à ménager une transition d’un contraire à l’autre, de la «vie
extérieure» à la «vie intérieure», de la «force infinie» de la matière à la
«forme pure» de la pensée.5 Loin d’unifier la réceptivité et la spontanéité,
elle se borne à substituer la seconde à la première et son rôle de tran¬
sition lui assigne un statut qui ne diffère guère de celui que Fichte lui
reconnaîtra bientôt dans la Sittenlehre, en vertu du primat de la raison

1 Helmut Kuhn, in Die Vollendung der deutschen Àsthetik durch Hegel, a bien mis en
lumière cette tension entre l’état esthétique comme degré dans un progrès infini vers la
raison et, d’autre part, comme état de formation suprême. Cfr. p. 51. Voir aussi R. Kroner,
Von Kant bis Hegel, pp. 48-53, et notamment p. 50: la tension entre l’état esthétique comme
«Durchgangspunkt» et comme «Vollendung».
2 NA, 20, p. 383; trad., p. 280.
3 NA, 20, p. 388; trad., p. 287.
4 NA, 20, p. 388; trad., p. 293.
5 NA, 20, p. 388; trad., p. 287.
KANT ET LES GRECS 113

pratique: «L’art vulgarise le point de vue transcendantal, en tant


qu’au point de vue transcendantal le monde est fait, et qu’au point de
vue vulgaire il est donné; au point de vue esthétique il est donné tel
qu’il est fait».1 L’Art est le moment où la spontanéité pure du Moi
s’immisce dans le donné, la Nature, pour l’absorber. Il ne révèle pas
autre chose que la possibilité de nier le Non-Moi dans son statut d’ob¬
jectivité; il apprend à dissoudre la réceptivité de l’intuition sensible
dans l’activité du Moi.
Il n’est pas étonnant que réapparaissent dans ce contexte des posi¬
tions voisines du formalisme esthétique de Kant.
Fidèle au formalisme kantien, l’idée que «la perfection des différents
arts a pour conséquence nécessaire et naturelle qu’ils deviennent, dans
l’action qu’ils exercent sur l’âme, et sans que soient modifiées leurs
limites objectives, toujours plus semblables les uns aux autres».2 Kant
aurait pu écrire que «dans une œuvre d’art vraiment belle, le contenu
doit compter pour rien, tandis que la forme y fera tout; car la forme
seule agit sur l’entièreté de l’homme, le contenu au contraire sur des
facultés isolées seulement».3 Kantienne, l’idée que «le vrai secret du
maître artiste consiste donc à détruire la matière par la forme».4
Kantienne aussi, la notion d’une pure «apparence esthétique reconnue
distincte de la réalité et de la vérité». Kantienne enfin, la notion cor¬
rélative d’un «pur sentiment esthétique» par lequel l’âme ne se complaît
qu’en elle-même et jouit de son «libre jeu»: «la réalité des choses est
leur œuvre (à elles les choses) : l’apparence des choses est l’œuvre des
hommes, et une âme qui se délecte à l’apparence prend plaisir non
plus à ce qu’elle reçoit, mais à ce qu’elle fait».5 Cette résurgence du
formalisme n’est pas un hasard. Il jaillit du même sol que dans le
criticisme. De l’harmonie subjective des facultés représentatives à
l’harmonie que suscite l’apparence, c’est le même antithétisme qui se
répète. Aux antithèses kantiennes du noumène et du phénomène, de la
matière et des formes, de la nature et de la liberté, fait écho l’antithèse
schillérienne de l’être et de la représentation: «toute existence réelle a
son origine dans la nature en tant qu’elle est une force étrangère»,
«toute apparence procède primitivement de l’homme en tant qu’il
est sujet qui se représente».6

1 Fichte, S.W., IV, p. 354.


2 NA, 20, p. 381; trad., p. 273.
3 NA, 20, p. 382; trad., p. 275.
4 Loc. cit.
5 NA, 20, p. 399; trad., p. 323.
6 NA, 20, p. 401; trad., p. 327.
114 KANT ET LES GRECS

De YErscheinung du Kallias au pur Schein des dernières lettres


l’accent a donc quitté la nature pour se reporter sur la seule subjec¬
tivité. La Beauté n’est plus une forme qui se fonde dans l’Etre et en
révèle la présence, elle se détache de l’être (Wesen) pour ne plus révéler
que la «souveraineté» (Herrscherrecht) du sujet.1 Formalisme du goût,
rupture entre Beauté d’une part, être et vérité d’autre part, telles
seraient les conclusions de la réflexion transcendantale à laquelle
engageait la méditation de l’histoire. La dernière lettre évoque un art
qui se clôt sur lui-même, un «royaume de la pure apparence» radicale¬
ment subjectif et à jamais distinct de la réalité.
Comment faire le point après tant de détours, tant d’incertitudes,
tant d’apparents reniements? De l’histoire au transcendantal, de
l’ontologique à la subjectivité séparée, le fil s’est-il rompu? Il n’y a
sans doute pas de réponse précise à de pareilles questions, si l’on veut
qu’elle enseigne la position stable et unique d’où une interrogation si
mouvante prendrait figure immobile. Dualiste à la manière de l’éthique
kantienne et fichtéenne, spéculatif à la manière de l’idéalisme absolu,
ou plus modestement penseur de l’Etre à l’âge de la technique, Schiller
est tout cela à la fois. Du moins peut-on tenter d’approcher les ten¬
sions qui font vaciller sa démarche, et lui donnent sa complexité.
Le Kallias nous avait appris que la beauté est liberté du phénomène,
nature se pro-duisant, présence même de l’être dans l’étant. Elle
atteste une affirmation originaire antérieure à l’initiative de l’homme.
Mais Schiller nous apprenait aussi que cette révélation est hantée par
son ombre, et la suppose. Il faut, laissait-il entendre, la brisure opérée
par la technique pour que le phénomène se présente dans sa liberté, il
faut que la liberté de l’homme rompe avec la nature pour que celle-ci
se révèle librement, il faut l’action négative de la subjectivité pour
que s’annonce l’ampleur de l’affirmation originaire. Deux accouple¬
ments d’antagonistes se répondent l’un à l’autre: la beauté est la
nature se dévoilant dans son immanence à soi-même, mais un tel
dévoilement est aussi bien apparition d’une différence fondamentale
car il ne s’opère que grâce à son contraire, l’art ou la technique. Et
d’autre part, l’homme ne fait droit à la beauté que s’il se fait accueil
intégral, mais il ne peut accueillir, être tout à l’autre, qu'en rompant
avec lui et en se fondant sur sa propre opération. Que ces conciliations
paradoxales de l’identité et de la différence, de la réceptivité et de la
spontanéité soient difficiles à penser, que même elles ne forment que
l’impensé de la pensée schillérienne, le fond obscur qu’elle s’efforce en
1 NA, 20, p. 401; trad., p. 327.
KANT ET LES GRECS 115

vain de thématiser, c’est ce que Schiller nous montre par le fait, lors-
qu’en définissant le Beau comme analogon de la raison pratique, il
le fait basculer tout entier dans la sphère de la spontanéité.
Pourtant cet impensé ne cesse de l’investir, c’est avec lui que les
Lettres sont aux prises. Et premièrement lorsqu’elles confrontent la
modernité à l’hellénité.
Qu’est-ce que l’hellénité sinon l’étonnante harmonie de ce que la
modernité a rompu? Perdu tantôt dans une objectivité aveugle,
tantôt dans une subjectivité sans ancrage, tour à tour s’abaissant à
n’être que chose ou se haussant à une totalité pensée et de pur survol,
le moderne a brisé ce qui faisait nœud chez le grec: la nature et les
œuvres humaines, la plénitude et la forme, la poésie et la pensée. Que
ce nœud soit à la fois conciliation et tension, c’est ce que Schiller
suggère en qualifiant d’art aussi bien l’opération destructrice en quoi
consiste la technique, et l’opération accordante en quoi consiste l’art
authentique et beau. C’est en outre ce qu’il tente expressément de
méditer lorsqu’il approfondit son interrogation sur l’histoire en une
interrogation transcendantale sur l’essence de l’homme. Cette enquête
éclaire le fond latent du Rallias: l’essence de l’homme réside dans la
conjonction originaire et le conditionnement réciproque de la récep¬
tivité et de la spontanéité. Et c’est parce que la Beauté correspond
étroitement à cette corrélation ambiguë qu’elle est condition nécessaire
de l’humanité. Plus fondamental que le Formtrieb et le Stofftrieb, le
Spieltrieb, unité non composée de la réceptivité et de la sponta¬
néité, désignerait alors, au point de rencontre de la phénomé¬
nalité et de la liberté, ce que désignait la notion kantienne du jeu
lorsqu’elle qualifiait non le fonctionnement harmonieux des facultés
de connaître mais le point de rencontre de la liberté phénoménale et
de la liberté de l’imagination: c’est-à-dire l’ouverture extatique qui
fonde l’être-là de l’homme, la transcendance finie. Mais ceci est re¬
couvert aussitôt qu’entrevu, selon un processus analogue à celui que
nous avons constaté dans le Rallias, et qui n’est pas sans rappeler les
incertitudes de la Critique du pigement. Loin de lier la beauté à la
finitude. Schiller lui fait désigner l’infini, en attribuant la réciprocité de
la réceptivité et de la spontanéité soit à une humanité idéale dont
l’humanité concrète n’est que l’ébauche confuse, soit à un Esprit
absolu considéré comme l’accomplissement de l’être. Quelles que soient
les différences de ces deux perspectives, - l’une orientée vers un idéa¬
lisme subjectif qui par la primauté du Sollen maintient un dualisme
infini de l’idéal et du réel, de la Beauté et des beautés, de l’Humanité
n6 KANT ET LES GRECS

et des hommes; l’autre orientée vers un idéalisme objectif où ce dua¬


lisme est dialectiquement surmonté dans le mouvement par lequel
l’esprit abstrait se divise pour revenir à soi, dans toute sa concrétion, -
il est manifeste que toutes deux masquent l’ambiguïté que le Rallias
s’efforçait de cerner et que les premières lettres semblaient méditer
lorsqu’elles opposaient la Grèce au monde moderne. En Grèce, nature
et humanité étaient une dans leur différence, et c’est de cette simpli¬
cité dans le doublement que les modernes ont perdu le secret. C’est elle
qui fait question pour Schiller. Mais tout se passe comme si, guidé par
cette question, il lui tournait le dos au fur et à mesure qu’il veut lui
découvrir une solution. La question initiale peut s’énoncer de diverses
manières : comment nature et humanité peuvent-elles être à la fois deux
et une? comment totalité et individualité peuvent-elles s’accorder?
comment la beauté peut-elle être à la fois nature et technique? com¬
ment peut-elle être parente de l’être et de la vérité ? Cette question ne
peut être entendue que si l’on remonte en deçà des solutions classiques
de la philosophie moderne qui se ramènent soit au dualisme de l’objet
et du sujet, de la matière et de la forme, de la sensibilité et de la volonté,
soit au monisme de la chose ou de la conscience. Opérer cette remontée,
c’est poser à nouveaux frais la question de l’essence de l’homme.
L’homme, répond Schiller, est d’essence mixte et non dualiste, il est
à la fois réceptif et spontané, ce qui signifie qu’il ne peut se fonder sur
soi qu’en s’ouvrant à une altérité et ne peut s’ouvrir à celle-ci qu’en se
fondant sur lui-même. Mais cette réponse, par l’interprétation qu’en
donne Schiller, aboutit à recouvrir la question dont elle était issue, et à
dissoudre l’un des deux termes dont il y avait lieu de penser à la fois
l’unité et le doublement.
S’agit-il de la nature? Elle s’évanouit dans la perspective éthique
de l’idéalisme subjectif: l’humanité s’accomplit dans l’état moral, où
la pure activité de la pensée-volonté suppose l’assujettissement intégral
de la nature. Mais elle disparaît également dans la perspective d’une
philosophie dialectique de l’esprit absolu: quel que soit l’effort de
cette philosophie, telle que Schiller se borne à l’ébaucher, pour penser
d’un seul tenant l’unité et la division, elle absorbe elle aussi la nature
dans la subjectivité, puisqu’elle ne lui concède d’autre consistance que
celle de l’esprit qui la dépasse après l’avoir engendrée. Dans les deux
cas la spontanéité supprime la réceptivité.
S’agit-il de la totalité? Dans les lettres qui évoquent la Grèce, elle
est décrite comme séjour, présence, lieu d’insertion des existants qui
lui sont ouverts, nature qui accorde au double sens de donner et de
KANT ET LES GRECS II7

réunir. Dans les dernières lettres elle est décrite comme l'empire idéal
que la raison inconditionnée acquiert sur une réalité qui n’est plus autre
qu’elle-même.
S’agit-il enfin de la Beauté? Les premières lettres célébraient en elle
le libre règne de la nature accordante, et dans le même sens elles
disaient de l’art grec qu’il «honorait la vérité» et que grâce à lui et aux
œuvres qui en perpétuent l’esprit «la vérité continue de vivre au sein
de l’illusion». Dans les dernières lettres, la notion de beauté s’est trans¬
formée en même temps que se sont modifiées les notions de nature et
de vérité. Tantôt c’est la beauté qui y apparaît comme une sorte
d’illusion. Elle est purement formelle, ne manifeste que la complaisance
de la subjectivité dans sa propre spontanéité et se voit refuser première¬
ment tout rapport à la nature si tant est que celle-ci est définie prati¬
quement comme le règne de la force aveugle, théoriquement comme le
terrain de l’entendement, deuxièmement tout rapport à la vérité si
tant est que celle-ci se définit comme le monopole logique de l’enten¬
dement. C’est en ce sens que Schiller affirme que la beauté se confine
à l’apparence (Schein) «reconnue distincte de la réalité et de la vérité».1
Tantôt en revanche, elle semble liée à la vérité, ou comme dit Schiller,
elle la contient «en puissance» [dem Vermôgen nach),2 mais c’est au
prix également de tout poids de nature, soit qu’elle désigne l’idéal de
la raison inconditionnée et fondée sur soi-même, soit qu’elle constitue
un moment de l’esprit absolu conçu comme essence ultime de l’être.
Là comme ici d’ailleurs, la vérité est du sujet et exclut toute réceptivité :
elle «n’est rien qui .. . puisse être reçu du dehors ; elle est quelque chose
que produit la pensée auto-activement et dans sa liberté».3 Et c’est en
raison de cette subjectivité que dans les deux cas la beauté est exclu¬
sive de la nature puisque, d’une part, l’art de l’apparence atteste «la
souveraineté humaine» et «procède originairement de l’homme en tant
qu’il est sujet qui se représente»,4 et puisque, d’autre part, l’état
esthétique est suppression active par l’esprit lui-même de toute limite
au pouvoir qu’il a de se déterminer, négation de toute négation, pro¬
cédant «d’une plénitude intérieure infinie5».
S’il faut en ce point confronter une fois encore la pensée de Schiller
avec celle de Kant, nous pouvons dire avec Gadamer que les Lettres
accentuent la subjectivation accomplie par l’esthétique kantienne, et

1 NA, 20, p. 399; trad., p. 323.


2 NA, 20, p. 398; trad., p. 315.
3 NA, 20, p. 384; trad., p. 281.
4 NA, 20, p. 401; trad., p. 327.
5 NA, 20, p. 377; trad., p. 261.
n8 KANT ET LES GRECS

même que cette subjectivation qui était chez Kant un présupposé


méthodologique, lié au point de vue transcendantal, se transforme chez
Schiller en présupposé de fond («Inhaltlich»).1 Les dernières lettres sont
partagées entre l’évocation d’une Subjectivité absolue et l’apologie du
royaume subjectif de la pure apparence où s’affirment les droits
absolus d’une imagination sans ancrage qui n’accomplit qu’une fonc¬
tion de fuite et plus du tout cette fonction d’ouverture que semblait lui
attribuer le Rallias.
Est-ce à dire que par cette dernière conclusion les Lettres nous
ramènent au niveau qu’adoptait l’analytique du jugement de goût et
auquel le Rallias refusait de s’installer? On est en droit de l’admettre,
mais encore faut-il se souvenir du chemin dont cette subjectivation
résulte et reconnaître qu’elle ne cesse de faire problème pour Schiller.
C’est ce qu’indiquent les Lettres si l’on est davantage sensible à la com¬
plexité de l’interrogation qui les meut qu’à l’apparente simplicité de
la réponse qui les achève. Le Rallias, on l’a vu, refusait le formalisme
esthétique du criticisme, mais prolongeait la démarche phénoméno-
logico-ontologique si nettement assumée par Kant dans la théorie du
génie, non sans hésiter entre ce niveau et l’idéalisme qui se profilait
déjà derrière la théorie du beau symbole du bien moral. Quoiqu’elles
finissent par réintroduire le formalisme, les Lettres n’en ont pas moins
approfondi la démarche phénoménologico-ontologique inaugurée par
Kant. De l’idée kantienne de faveur à la méditation schillérienne de
l’humilité grecque devant la Beauté-Vérité, c’est la même ligne de
pensée qui se poursuit. Il n’y a pas de solution de continuité entre la
notion kantienne d’une nature qui fonde l’œuvre en y donnant à
penser et l’idée schillérienne que dans les œuvres grecques, exemplaires
pour cette raison même, la nature se rassemble comme une totalité de
présence impénétrable à l’entendement, et récusant toute tentative
d’adéquation intellectuelle.
En outre, Schiller retrouve le sens premier de la recherche trans¬
cendantale qui menait Kant à découvrir l’essence de l’homme dans la
corrélation originaire de la réceptivité et de la spontanéité. Davantage,
tout cela qui dans l’esthétique kantienne demeurait latent est ex¬
pressément thématisé dans les Lettres, et en fonde le projet. Dans ces
conditions on voit mal comment le dernier mot de l’esthétique schil¬
lérienne pourrait être une apologie pure et simple de la subjectivité,
en tout cas de cette subjectivité formelle décrite par l’analytique du
jugement de goût.
1 H. G. Gadamer, Wahrheit und Méthode, p. 77.
KANT ET LES GRECS
119

3- NATURE ET SUBJECTIVITÉ

Penser ensemble la nature et la subjectivité sans les assimiler l’une à


l’autre, telle est la croix de toute la méditation philosophique de
Schiller, tel est encore le thème de son dernier écrit d’esthétique: Sur
la poésie naïve et sentimentale. Cet écrit démontre que Schiller ne s’en
est pas tenu aux positions formalistes développées dans les dernières
Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. D’emblée en effet
il fait réapparaître la tension fondamentale Nature-Subjectivité qui
sous des formes diverses, animait les premiers poèmes de la Gedanken-
lyrik, courait à travers les opuscules de philosophie de l’histoire, ali¬
mentait la méditation du Rallias et déployait la problématique des
Lettres sur Véducation esthétique. L’opposition du Naïf et du Sentimental
traduit à nouveau cette tension persistante et reproduit le conflit
Hellénité-Modernité dont traitait la première partie des Lettres. Les
dernières lettres pouvaient donner le sentiment que le domaine esthé¬
tique au sens formel devait faire cercle avec lui-même. Si le problème
initial des Lettres était ontologique, la solution finale en revanche
semblait purement esthétique : il s’agissait non plus de faire voir que
l’art ramène l’homme à son essence, qui est l’ouverture initiale à un
règne de présence et de vérité, mais d’éduquer l’homme à jouir de la
belle apparence, savoir de sa propre harmonie subjective. En dé¬
finissant ses catégories par rapport à la nature, Ueber naïve und sen-
timentalische Dichtung désavoue ce formalisme.
L’opposition Hellénité-Modernité se spécifie maintenant dans le
diptyque Naïf-Sentimental qui ne désigne pas seulement la différence
entre deux types de littérature mais entre deux attitudes fondamen¬
tales, deux manières de penser et de se rapporter à la nature. Est
naïf ce qui est nature, est sentimental ce qui cherche une nature perdue.
Ce diptyque est décrit dans des termes très proches de ceux qu’utilisait
la première partie des Lettres pour peindre l’antinomie monde grec -
monde moderne, et c’est d’ailleurs chez les Grecs que Schiller trouve le
modèle de l’attitude naïve.
«Quand on se souvient de la belle nature qui entourait les anciens
Grecs, quand on pense à l’intimité dans laquelle ce peuple pouvait sous
son ciel heureux vivre avec la libre nature, quand on songe combien
ses modes de représentation, ses manières de sentir, ses mœurs étaient
proches de la simple nature, et quel fidèle reflet de celle-ci sont les
œuvres de ses poètes, on doit s’étonner de constater que l’on rencontre
chez lui si peu de traces de l’intérêt sentimental qui peut nous attacher,
120 KANT ET LES GRECS

nous les modernes, aux scènes de la nature et aux caractères de la


nature. Quand le Grec décrit la nature, il est certes au plus haut point
exact, fidèle, circonstancié, mais il ne l’est pas davantage et il ne met
pas dans sa description une part plus insigne de son cœur que s’il
s’agissait d’un vêtement, d’un bouclier, d’une armure, d’un ustensile
domestique ou d’un produit mécanique quelconque. Dans son amour
de l’objet il semble ne pas faire de différence entre celui qui existe par
lui-même et celui qui existe par l’art et par la volonté humaine».1 Nous
retrouvons ici l’idée que chez les Grecs l’art était soudé à la nature.
Justement parce que toute leur culture s’installait et se déployait dans
la proximité de la nature, celle-ci ne pouvait leur paraître digne d’un
hommage particulier, elle était le souffle simple de leur vie, et non
l’objet de leur désir, comme elle l’est dans la nostalgie des modernes
sentimentaux. Chez les Grecs nature et humanité se confondaient en
une unique simplicité, leur sentiment était accord avec la totalité et
non recherche malheureuse d’un ailleurs, signe d’un vide beaucoup
plus que d’une supériorité. «Chez eux la culture ne dégénérait pas au
point de leur faire abandonner la nature. Tout l’édifice de leur vie
sociale était bâti sur des sentiments, non sur une piètre construction
de l’art (...) Le Grec donc n’ayant dans son humanité pas perdu la
nature, ne pouvait éprouver de surprise à la rencontrer en dehors de
cette humanité ni ressentir un aussi pressant besoin d’objets dans
lesquels il la retrouverait (...) Ils sentaient naturellement ; nous
sentons le naturel (...) Notre sentiment de la nature ressemble à celui
que le malade éprouve pour la santé».2 Cette maladie c’est la sub¬
jectivité même, mais la béance que celle-ci creuse apparaît d’emblée
moins comme perte et errance que comme condition positive d’une
plénitude supérieure. Elle forme à la fois l’horizon dans lequel se meut
la méditation des origines et l’élément dans lequel ces origines sont
vouées à se dépasser.
Tel est le sens de la définition du naïf. Le naïf, selon Schiller, est la
nature même qui nous touche «parce qu’elle est la nature», mais à
condition «qu’elle soit en contraste avec l’art et qu’elle humilie celui-
ci».3 Cela signifie que la nature ne nous touche comme nature que parce
qu’elle est l’autre de l’art, défini cette fois comme subjectivité, artifice
et technique, mais aussi qu’elle nous concerne moins comme nature
qu’en tant que modèle pour le Sujet, Idée de la volonté. «Ce ne sont

1 NA, 20, p. 429; trad., p. 97.


2 NA, 20, pp. 430-431; trad., pp. 101-103.
3 NA, 20, p. 413; trad., pp. 59-61.
KANT ET LES GRECS 121

pas ces objets (de la nature) que nous aimons, mais l’Idée qu’ils re¬
présentent. (...) Ils sont ce que nous avons été; ils sont ce que nous
devons redevenir. Nous avons été nature comme eux, et notre culture
doit nous ramener à la nature par la voie de la raison et de la liberté».1
Ainsi se profile, dès les premières pages de l’essai, l’idée que l’op¬
position se développe vers une synthèse réconciliatrice et que la sub¬
jectivité est moins l’antithèse de la nature qu’elle n’en est la médiati¬
sation transitoire. Le naïf n’apparaît comme tel qu’à celui qui a dépassé
la nature, et lorsque celui-ci lit en elle les signes de son propre manque
il est déjà en route vers le dépassement de la séparation. «Ce n’est que
lorsque les deux choses sont réunies, lorsque la volonté obéit librement
à la loi de la nécessité et que, en dépit de toutes les variations de l’ima¬
gination, la raison maintient sa règle, que le divin ou l’idéal surgit».2
Il y a là l’idée d’une progression dialectique vers l’absolu, chaque
moment de cette marche passant dans son contraire pour se hausser
avec lui à une réconciliation supérieure. Certes le naïf pointe vers une
nature qui est simplement nature, croissance pure, perdurance et
effusion à partir de soi. Mais à proprement parler le naïf est déjà
dépassement de la nature puisqu’il n’apparaît que sur le fond d’un
art qui nie la nature. L’originel donc engendre ce qui le nie, ce qui
fait dire à Schiller que le naïveté «ne peut être attribuée à l’enfance au
sens le plus strict du mot».3 En tant qu’origine la nature est un passé
profondément enfoui, un passé qui peut-être n’a jamais été présent, un
immémorial. Disparue «en tant qu’expérience et en tant que sujet
agissant et sentant», la nature ressuscite cependant «comme Idée et
objet», comme norme de l’agir, fin de la volonté, idéal de totalisation.
«Pour toi, dit Schiller à son lecteur, elle appartient au passé; il faut
qu’à tout jamais elle lui appartienne (...) Mais quand tu te seras
consolé d’avoir perdu le bonheur de la nature, fais que sa perfection
serve de modèle à ton cœur. (...) Ne permets plus qu’il te vienne à
l’esprit de vouloir échanger ton sort contre le sien, mais accueille-la
en toi et aspire à marier l’avantage infini qu’elle a sur toi avec ta
propre prérogative infinie, et à engendrer de l’union de tous les deux
la vie divine».4
On le voit, cette pensée de la totalisation absolue prolonge la phi¬
losophie de l’esprit esquissée dans les lettres 19 à 21. Ici comme là,
il s’agit de tenir ensemble l’extrême opposition et la synthèse parfaite.
1 NA, 20, p. 414; trad., pp. 61-63.
2 NA, 20, p. 4x5; trad., p. 63.
3 NA, 20, p. 419; trad., p. 71.
4 NA, 20, pp. 428-429; trad., p. 95.
122 KANT ET LES GRECS

Mais davantage que dans les Lettres, cette totalisation des contraires
se manifeste comme histoire, en outre elle enveloppe un mouvement
dialectique des beaux-arts eux-mêmes.
L’histoire est considérée comme le mouvement de cette totalisation
à travers le déchirement. Dans cette optique la modernité n’apparaît
plus seulement comme rupture et indigence, mais comme prérogative
et progrès. L’hellénité se déployait sur le fondement d’une «totalité
harmonisante».1 Dans cet état de «nature pure» (reine Natur) qui n’a
rien de primitif ou de «fruste», «sens et raison, faculté réceptive et
autonome ne se sont pas encore scindées dans leur activité; encore
moins se contredisent-elles». Au contraire, «quand l’homme est entré
dans l’état de culture et que l’art a porté sur lui sa main, cette harmonie
sensible est en lui abolie (aufgehoben)».2 Une telle abolition apparaît
certes d’abord comme une perte : l’accord qui auparavant était effectif
n’existe plus maintenant qu’à titre «purement idéal», comme une unité
vers laquelle on «aspire». Mais cette perte est aussi un gain et cette
Aufhebung est indissolublement la négation de ce qu’elle dépasse et la
médiation d’un accomplissement supérieur. La nature perdue est
sublimée et accomplie en sa plénitude dans et par le «monde des idées»
(.Ideenreich). Tout au long de sa dissertation, Schiller utilise ce mot
d’idée sans guère le définir, mais dans la conclusion il écrit: «Toute
réalité (...) est inférieure à l’idéal; tout ce qui existe a ses limites,
tandis que la pensée est illimitée». A ce propos, il parle de «la liberté
inconditionnée de la faculté des Idées».3 Dans le langage de Kant et de
Fichte, il s’agit de la raison, terme que Schiller utilise à maintes re¬
prises. La raison fondée sur soi et se prenant elle-même pour fin, tel
est le but assigné, selon lui, à l’humanité. Or ce but est aussi la véri¬
table réalisation du point de départ qu’est la nature. C’est pourquoi,
parlant de l’idéal d’humanité, Schiller dit que notre «état naturel»
consiste en un «pouvoir illimité d’actualiser toutes les virtualités hu¬
maines et en une faculté de disposer de toutes nos forces avec une
égale liberté».4 L’homme vraiment naturel est donc un homme total,
doué d’autonomie absolue. C’est en fonction de ce but que Schiller,
dans le même contexte, définit la nature comme «totalité absolue, par
suite une chose autonome et nécessaire».5 Cette totalité absolue, dans
son autonomie et sa nécessité, ne s’accomplit que dans la raison elle-

1 NA, 20p. 436; trad., p. 129.


2 Loc. cit.
3 NA, 20, p. 474; trad., p. 233.

4 NA, 20, p. 486; trad., p. 263.

5 NA, 20, p. 494; trad., p. 283


KANT ET LES GRECS 123

même. Autrement dit, la raison pleinement spontanée, inconditionnée


et totale, est à la fois l’achèvement de l’homme et de la nature. Exa¬
minée, dit Schiller, avec la rigueur de la science, cette totalisation
progressive s’exprime sous la forme d’une triade de catégories, «la
troisième naissant toujours de la synthèse entre la première et son
contraire direct». Dans la première catégorie on trouve «la nature et la
disposition naïve correspondante, dans la seconde toujours l’art en
tant qu’abolition de la nature par la libre action de l’entendement,
enfin dans la troisième l’idéal dans lequel l’art achevé retourne à la
nature».1
Les beaux-arts, plus précisément la poésie qui est seule envisagée
ici, s’inscrivent dans cette dialectique. Dans un premier moment
règne une étroite correspondance entre la nature et l’art qui régit
toute production. Pas de distinction essentielle entre le dire poéti¬
que et le faire mécanique. Pas de distinction essentielle non plus
entre ce qui surgit par lui-même de son propre fond et ce qui est par
l’homme. Schiller ici rejoint Aristote. L’art au sens large, c’est-à-dire
toute transformation consciente de la nature, la ts/vt), s’inscrit,
comme le pensait Aristote, dans l’espace ouvert par la cpücnç, prolonge
pour ainsi dire l’œuvre de celle-ci, puise en elle de quoi la parfaire, et
l’imite par là-même.2
Dans un second moment, la correspondance se brise. C’est le règne de
l’art dissociant, un art qui se retourne contre la nature et qui est libre
en ce sens qu’il brise les liens qui auparavant l’unissaient à la totalité.
Schiller qualifie ce règne de diverses manières : «entendement réfléchis¬
sant», «abstraction», prédominance du «sujet» sur l’«objet». Ces diverses
formules désignent toutes la même rupture de la correspondance
originelle. Un abîme s’est creusé entre ce qui est par lui-même et ce
qui est par l’homme. De même, la poésie, l’art et la nature ont perdu
leur affinité initiale. Quelle est au juste la signification de la poésie
dans ces deux contextes profondément différents? Dans les deux cas,
la poésie dit la nature, mais elle la dit différemment. «Les poètes sont
partout, de par leur concept déjà, les gardiens de la nature. Là où ils
ne peuvent pas l’être tout à fait et où déjà ils éprouvent sur eux-mêmes
l’influence destructrice de formes arbitraires et artificielles, ou encore
là où ils ont eu à lutter contre ces formes, ils paraîtront en témoins et
en vengeurs de la nature. Ou bien donc ils seront nature, ou bien ils

1 NA, 20, p. 473; trad., p. 309.

2 Cfr. Aristote, Physique, B8, 199 a 15: r) xé)(V7) xà p.èv s7UxeXeï à f) <pôat.ç àSovaxsï

à7repyàaaa0ai, xà 8è [Aifxeïxai.
124 KANT ET LES GRECS

chercheront la nature perdue».1 Dans le premier cas ils seront naïfs,


dans le second sentimentaux. Ainsi se partagent les poètes anciens et
les poètes modernes. Mais outre un changement dans la relation à
l’objet, il y a, de ceux-là à ceux-ci, changement dans l’objet lui-même.
C’est que justement la Nature, jadis présente, s’est métamorphosée en
Idéal.
En vertu de la rupture pratiquée par l’entendement réfléchissant et
l’art destructeur, la poésie sentimentale vise donc une réconciliation
supérieure qui soit l’œuvre de l’esprit intérieurement transformé en
nature.
Dans ces conditions, il ne s’agit plus pour les modernes de dire sim¬
plement la nature et de se laisser en quelque sorte posséder par elle,
mais d’opérer un «haussement de la réalité à l’idéal».2 Loin d’un art où
le poète accueille les choses et les laisse être ce qu’elles sont dans leur
«limitation» singulière, il fallait que l’humanité adoptât un art où les
choses ont moins d’importance que la «réflexion» qui les absorbe, non
plus «un art de la limitation», mais un «art de l’infini»,3 non plus un art
du «monde des sens», mais un art du «monde des Idées».4 C’est pourquoi
plutôt que de dénigrer l’art naïf en prenant pour mesure l’art senti¬
mental ou inversement, il importe selon Schiller de les rapporter l’un
et l’autre à un «concept supérieur commun» 5 qui n’est autre que
«l’idéal d’humanité» dans lequel le sensible et la raison, le fini et la
liberté, la nature et l’esprit se concilient. Au point où en est l’hu¬
manité, «le retour en Arcadie n’est plus possible». La plus haute mis¬
sion de l’art est de la guider «jusqu’à l’Elysée».6 Mais, une fois inscrits
dans cette perspective que Schiller présente comme la loi même de
l’histoire et non seulement de l’histoire de l’art, les beaux-arts ne sont-
ils pas condamnés? Ne deviennent-ils pas les simples auxiliaires de la
raison dans son acheminement vers une réunification totale avec la
nature? Ne sont-ils pas voués à disparaître dans leur achèvement,
cette humanité totale qui est le teXoç vers lequel ils font signe? Art et
Beauté sont donc en antinomie, puisque la seconde est l’achèvement
et la destruction du premier.
Si les beaux-arts sous leurs diverses formes doivent être rapportés
au concept supérieur commun qu’est l’idée de l’humanité, les beaux-

1 NA, 20, p. 432; trad., p. 105.

2 NA, 20, p. 437; trad., p. 131.

3 NA, 20, p. 440; trad., p. 135.

4 NA, 20, p. 453; trad., p. 167.

5 NA, 20, p. 439; trad., p. 133.

6 NA, 20, p. 472; trad., p. 211.


KANT ET LES GRECS 125

arts dans leur ensemble forment une réalisation inférieure de l’Idée,


et perdent leur spécificité. Le Beau est une fois de plus confondu avec
le Bien, non plus sans doute le bien logique auquel le Kallias voulait
le soustraire, mais ce bien éthique dont parlait Kant dans la Critique
du jugement.
Une fois encore, l’accent retombe du même coup sur la subjectivité.
Car de deux choses l’une: ou bien l’idéal est conçu comme le terme
d’une approximation infinie, et les beaux-arts n’échappent pas au
vertige et à la détresse de l’aspiration sans trêve; ou bien l’Idée est
coextensive à la réalité 1 mais elle ne peut l’être que comme subjec¬
tivité absolue, et donc au détriment de toute réceptivité, de toute
référence à une altérité, de tout accueil d’une nature. Dira-t-on que la
Beauté échappe à cet écueil puisqu’elle est l’identité de la spontanéité
et de la réceptivité? Mais ce n’est plus alors à l’homme qu’elle a trait,
c’est à Dieu: elle est cet intuitus originarius, cet entendement intuitif
que Schiller semblait à la suite de Kant refuser à l’homme lorsqu’il le
disait «essence finie», et parlait à son propos non d’une identité mais
d’un «conditionnement réciproque de la réceptivité et de la spon¬
tanéité».
Si au terme de cette analyse de la dernière œuvre esthétique de
Schiller, nous confrontons une dernière fois sa pensée avec celle de
Kant, nous pouvons souligner la persistance de son effort pour trans¬
cender le formalisme de la théorie kantienne du jugement de goût. A
considérer cette méditation dans son ensemble, il apparaît que le
formalisme revendiqué à la fin des Lettres sur l’éducation esthétique n’y
est qu’un épisode. Rien ne l’atteste mieux que les reproches hautains
adressés par Schiller dans Poésie naïve et sentimentale aux gens de goût,
toujours aveugles à la nature, qui pourtant est seule à guider les
artistes de génie, les vrais artistes. «Les critiques, dit-il, qui sont les
vrais gardiens du goût haïssent en eux des fauteurs de troubles aux
frontières et ils préféreraient les supprimer». C’est admettre que garder
la nature et garder le goût sont tâches contraires et que l’art authen¬
tique n’est pas affaire de bon goût. C’est réfuter aussi cette subjecti¬
vité du beau qui était l’une des thèses centrales de la Critique du juge¬
ment. Sur ce point il y a continuité du Kallias à Poésie naïve et senti¬
mentale.
L’art garde la nature ou la venge. Cette formule pourrait résumer
l’esthétique de Schiller et son effort pour s’arracher à l’orbite du
jugement de goût. Elle définit sa philosophie de l'histoire: les Grecs
1 Cfr. Helmut Kuhn, op. cit., pp. 51-52.
I2Ô KANT ET LES GRECS

gardaient la nature, toute la communauté grecque et non seulement


ceux qu'aujourd’hui nous appelons les artistes vivait sous le signe
de cette garde; les modernes en revanche, détruisent la nature et tirent
sur elle le voile de l’oubli. Mais certains, les artistes qui se remémorent
les origines, veulent la venger. Tout l’effort de Schiller tend à démon¬
trer que cette vengeance s’inscrit dans la logique même de l’histoire et
qu’elle correspond à l’essence de l’homme. Elle s’inscrit dans la logique
de l’histoire, car la Nature elle-même devait s’anéantir dans son opposé,
l’art destructeur, pour se récupérer dans la synthèse idéale de l’Art
et de la Nature, et les artistes ont pour mission de contribuer à l’avène¬
ment de cette synthèse. Cette synthèse est l’état esthétique où s’ac¬
complit dans l’homme total l’essence de l’homme, être à la fois réceptif
et spontané.
Mais cette démonstration présente l’inconvénient d’abolir en con¬
clusion ce qui la mettait en branle, à savoir cette nature originaire,
espace d’accueil, et cette humanité finie qui veille sur ce qu’elle a reçu
en garde et, dans l’art, le laisse être ce qu’il est. La nature finale qui
est la nature achevée et qui coïncide avec l’art achevé est identique¬
ment raison absolue, humanité totale et volonté de volonté. Elle est
l’Humanité exclusive des hommes, la Beauté exclusive de l’Art, la
Raison pure exclusive de la Nature.
Entre l’origine et la fin, entre la nature grecque et l’Idéal synthétique
qu’est la Raison-Beauté, nous retrouvons donc la même tension que
chez Kant entre la conception qui voit dans le Beau une autonomie
phénoménale rapportée à l’unité duelle de la réceptivité et de la spon¬
tanéité, et la conception qui y voit le symbole de l’identité intelligible
de l’objet et du sujet, de la nature et de la liberté.
Dira-t-on que chez Schiller au moins le subjectivisme kantien est
transcendé? Le Beau est sensible-objectif, disait-il dans le Rallias,
reprochant à Kant de l’avoir pensé comme subjectif-rationnel. Mais
ce reproche en fin de compte retombe sur Schiller lui-même. Si la
Beauté est l’Idée, son objectivité est celle de la raison achevée, elle se
confond donc avec la subjectivité absolue. Certes il ne s’agit plus alors
du subjectivisme limité de la théorie du goût, mais il n’est plus ques¬
tion non plus ni de l’homme ni de l’art. Tant que la distance subsiste
entre la Beauté et les beautés, entre l’Idéal et la réalité, tant que les
beaux-arts subsistent, ils s’inscrivent dans le mouvement infini de la
nostalgie rêveuse et de l’aspiration vengeresse, et sont ainsi la proie
d’une nouvelle forme de subjectivisme voire de formalisme, comme en
font foi ces vers cueillis parmi les derniers poèmes de Schiller:
KANT ET LES GRECS 127

C’est dans le silence sacré des demeures du cœur


Qu’il faut fuir hors du torrent de la vie;
La liberté n’existe que dans le royaume des rêves,
Et le Beau ne fleurit que dans le chant.1

Je ne suis pas plus près du but.

A ce but hélas aucun sentier ne me conduit.


Ah, le ciel, au-dessus de ma tête,
Jamais ne touchera la terre,
Et jamais là-bas ne sera ici.2

1 Der Antritt des neuen Jahrhunderts, vers 33-36.

2 Der Pilgrim, vers 32-36.


CHAPITRE IV

L’ITINERAIRE DE HOLDERLIN

Le dépassement de la «limite kantienne» et de la nostalgie de


la Grèce sur la voie du «retournement natal»

I. LES POÈMES DE L’UN-TOUT

Schiller est désigné très tôt comme le maître incomparable dans la


correspondance de Holderlin. Le journal d’un voyage à travers le
Palatinat au début de l’été 1788 nous dit l’intense émotion qu’il
éprouva à pénétrer dans l’auberge d’Okkersheim où le «grand Schiller»
avait séjourné après s’être enfui de Stuttgart. «J’étais, écrit Holderlin,
pénétré de la sainteté du lieu - et j’ai eu fort à faire pour dissimuler
les larmes que mon admiration pour le grand poète génial faisait monter
à mes yeux».1
Nombre des poèmes qu’il écrivit à Tübingen, où il était le compagnon
de Hegel et Schelling, exploitent les thèmes des premiers poèmes de la
Gedankenlyrik, dont ils ne sont parfois qu’une simple paraphrase.
Comme la pensée du jeune Hegel, la poésie du jeune Holderlin se
nourrit de l’inspiration schillérienne. Même glorification de l’amitié et
de l’amour, de la joie, de la liberté et de la Beauté.
L’amour est le «lien suprême de l’être», comme il l’était dans la
Théosophie de Julius. Il est l’âme de la totalité sans limites de la grande
Nature, dont tous les êtres déterminés jaillissent et vers laquelle ils
retournent comme vers leur origine :

«En tout lieu l’aile de l’amour


Frémissant délicieuse en tout lieu.
L’amour apprend à la brise à caresser les fleurs sur les prés,
Appelle des nues la rosée
Sur les jeunes roses du printemps
Entraîne les vagues après les vagues.

1 Holderlin, S.TE., I., p. 323; trad. Naville, p. 27. La lettre est du 4 juin 1788.
l’itineraire de hôlderlin 129

Les montagnes avec des chaînes d’airain,


L’amour les lie au firmament.

Dociles à son signe glissent


Tous les fleuves dans la mer immense.
L’amour chemine dans les déserts,
Se moque de la poussière dans le sable aride,
Triomphe où les tyrans menacent.
Ecrase et brise les chaînes
Elève par enchantement des paradis,
Recrée la terre et le ciel
Divins, comme à l’origine.

Frères! Sœurs! chantez l’amour!


Il triomphe du temps et du tombeau».1

Il est «le calme» autour duquel tourbillonnent les choses, la «coupe


divine» qui étanche toute soif, le souffle de toute aspiration, la source de
toute liberté.
Qu’ils soient dédiés au calme, à l’immortalité, à la déesse de l’har¬
monie, aux Muses, à la liberté ou à la Beauté, c’est toujours l’Un-Tout
que ces poèmes de jeunesse veulent chanter. Et ce n’est pas parce
qu’ils seraient vagues et abstraits que leurs titres sont interchangeables
et que Hôlderlin peut sans dommage transférer à l’harmonie l’hymne
qu’il consacrait à la vérité, c’est en raison de cette totalité de présence
qui est leur seul thème.
Chanter la liberté c’est aussi chanter l’amour, comme le dit l’«Hymne
à la liberté», qui repète par deux fois ces vers :

«Sans se flétrir par des idoles qu’il invente,


Fidèle à l’alliance immuable qu’il a conclue.
Fidèle aux lois saintes de l’amour,
Le monde épanouit librement sa vie sacrée».2

Chanter la liberté, c’est aussi chanter la joie, avec laquelle cet épa¬
nouissement se confond et dont il jaillit:

«Sans que le souille l’aile du souci


S’épanouit et sourit ce que la joie a créé».3
1 Lied der Liebe, 1790, S.TE., I., pp. 99-101.

2 S.TE., I., pp. 144-145.

3 Id., p. 147.
130 L’ITINERAIRE de hôlderlin

Et dans l'hymne qui lui est voué, la Beauté n’est autre que l’éclat
de cet épanouissement du Tout, qu’Holderlin appelle aussi la Nature
et qui est pour lui le Saci'é.1
Ainsi la joie, la liberté, l’amour, la beauté se nouent et s’échangent
parce qu’ils sont les modes d’une seule et même unité fondatrice, d’un
seul et même déploiement initial, d’une seule et même présence. Nous
retrouvons ici la pensée du jeune Hegel. Et comme son camarade,
Hôlderlin reconnaît au génie de la Grèce le privilège exemplaire d’avoir
été congénial et fidèle à l’Un-Tout:

«Joie, Joie à toi dans la hauteur,


Toi premier-né
De la suprême Nature.
Du portique de Kronos
Tu descends
Vers des créations nouvelles et sacrées
Gracieux et majestueux.
A toi la liberté sacrée.
Sous le regard des dieux
Ta bouche décida
De fonder ton règne sur l’amour.
Ah ! Méonide !
Personne n’aima comme toi!
La terre et l’océan
Et les esprits des géants,
Les héros tu les as embrassés.
Et le ciel et tous les célestes
Ton cœur les embrassait.
Et les fleurs, les abeilles sur les fleurs
Ton cœur aimant les embrassait».2

Ce ne sont point là chez Hôlderlin simples évocations littéraires,


mais la «flamme» de sa «véritable vie», comme il l’écrira à son confident
Neuffer, à la fin de son séjour à Tübingen, dans une lettre où il s’iden¬
tifie à Hypérion, le héros du roman qu’il projette, en des termes et avec
des accents très proches de ceux que Schiller mettait dans la bouche de
Julius: «... heures divines où je reviens du sein de la nature glorieuse
ou du bois de platanes au bord de 1 Illisus; allongé parmi les disciples
de Platon j ai suivi 1 envol du Magnifique parcourant ces confins
1 S.TI7., I., pp. 137-142.

2 Id., I., pp. 112-114.


L’ITINERAIRE de hôlderlin 131

obscurs que sont les origines du monde, tout ébloui je l’ai suivi au plus
profond des profondeurs, aux confins les plus lointains de l’esprit
d’où l’âme du monde irradie sa vie dans les mille pulsations de la na¬
ture, d où les forces s’écoulent et où elles reviennent après leur circuit
immense.. .d.1
Mais comme chez le jeune Hegel, comme chez Schiller poète, cette
identification passionnée à la Grèce, gardienne de l’Un-Tout et fille
de la Nature, source illimitée de toute vie, se double d’un sentiment
d’abandon dans la désolation d’un monde mort. Plus que Hegel et
Schiller néanmoins, Hôlderlin est tout entier engagé dans cette dure
alternance d’effusion enchantée et de douloureuse déréliction, qui
fait le ton déchirant de ses élégies. Chanter la Grèce, c’est aussi appeler
la mort ; célébrer le beau cercle de la présence immédiate, c’est évoquer
l’abîme d’une irrévocable absence:

«Que cette larme soit hélas, la dernière,


Versée sur la Grèce sacrée.
O Parques, faites cliqueter vos ciseaux,
Car mon cœur appartient aux morts».2

2. LE PREMIER FRAGMENT d’hYPÉRION ET LES TROIS


VOIES DU RETOUR À L’UN-TOUT

La lumière sacrée qui embrasait l’Hellade s’est éteinte, les dieux ont
délaissé le monde. Rejoindre du plus profond de la séparation le séjour
perdu de l’omniprésence, retrouver ce jadis qui est notre maintenant
le plus proche, cet ailleurs qui est notre seule patrie, telle est alors,
selon le poète, la tâche la plus haute qui puisse être assignée aux
hommes actuels, tel est le thème fondamental de YHypérion. Mais
l’assignation de cette tâche suppose un déplacement d’accent de la
Nature grecque vers la subjectivité pratique. Nous trouvons ici Hôl¬
derlin à un carrefour où nous avions déjà rencontré Schiller lorsque
nous l’avions vu opposer dans la «Théosophie de Julius» l’attitude
criticiste de Raphaël à la cosmosophie hellénisante de Julius. Les
Grecs et Kant, telles nous étaient apparues alors les coordonnées du
chemin de pensée de Schiller. Telles sont aussi les coordonnées de la
pensée de Hôlderlin à l’époque où il mûrit son roman, si l’on en croit
son propre témoignage dès la première lettre où il fait allusion à
YHypérion, lettre écrite à Tübingen et adressée à Ludwig Neuffer au
1 S.TE., I., p. 284; lettre datée de la fin juillet 1793; trad. Naville, p. 64.

2 Id., I, p. 166.
132 L’ITINERAIRE DE HÔLDERLIN

début de juillet 1793: «... au travail! La plupart du temps, je reste


ainsi dans ma cellule jusqu’au soir; tantôt en compagnie de la muse
sacrée, tantôt avec mes Grecs; pour l’instant, encore à l’école de M.
Kant. Adieu, cher frère! La prochaine fois je soumettrai peut-être à
ta critique un fragment de mon roman.. d).1 Cette double préoccu¬
pation pour les Grecs et pour Kant accompagne tout le travail de créa¬
tion des cinq premières lettres du roman, qui doivent à leur publication
dans la revue de Schiller d’être connues sous le nom de Thalia-Frag-
ment. Elle est attestée par plusieurs passages de la correspondance de
Hôlderlin, et déjà par une citation de la Critique du jugement, mise en
exergue à l’«Hymne à la beauté» publié en 1793.2
Elle fait comprendre la joie avec laquelle Hôlderlin à la même
époque salue l’essai de Schiller sur La Grâce et la Dignité: «Je n’ai
souvenir, écrit-il à Neuffer, d’aucune œuvre où les meilleures créations
de l’esprit, du sentiment et de l’imagination se fondent si bien en un
ensemble parfait».3
C’est ainsi que le Thaliafragment, première ébauche du roman,
commencé en 1793, vraisemblablement achevé au début de l’été 1794
et publié en novembre 1794,4 s’ouvre sur l’idée kantienne et schillé-
rienne que l’homme doit apprendre à retrouver par ses propres forces
ce qu’originellement la nature lui prodiguait. «Il y a deux idéaux de
notre existence: un état de simplicité suprême, où nos besoins s’ac¬
cordent avec eux-mêmes et avec nos forces et avec tout ce à quoi nous
sommes liés, par la simple organisation de la nature, sans que s’y
ajoute notre action; et un état de suprême formation où la même
chose se produirait avec des besoins et des forces infiniment développés
et accrus, par l’organisation que nous sommes en mesure de nous donner
à nous-mêmes». Les lettres dont se compose cette première version de
Hypérion veulent présenter quelques-unes des «directions essentielles»
de «la route excentrique» qui mène l’homme d’un point à l’autre.
«L’homme, écrit le jeune Hôlderlin, voudrait à la fois être en tout et
au-dessus de tout, et c’est justement pourquoi la sentence gravée sur
la tombe de Loyola : non coerceri maximo, contineri tamen a minimo 5

1 S.TE., I., p. 283; trad. Naville, pp. 63-64.


2 là., I., p. 137. Voici la citation: «Die Natur in ihren schônen Formen spricht figürlich zu
uns, und die Auslegungsgabe ihrer Chiffernschrift ist uns im moralischen Gefühl verliehen». Cfr.
une lettre de Hôlderlin à son frère, en date du 21 mai 1794: «Ma seule lecture pour le moment,
c’est Kant»; et une lettre à son beau-frère, datée de la Pentecôte 1794; «Pour la science, je
m’occupe uniquement de la philosophie kantienne et des Grecs». S.TE., I., p. 324 et p. 326.
3 Id., pp. 316-317; trad., p. 83.
4 Cfr. les notes de Hellingrath in S.IE., II, p. 492.
5 ne pas être contraint par le plus grand, être retenu pourtant par le plus petit.
l’itineraire de hôlderlin 133

peut caractériser aussi bien le côté dangereux de l’homme, le désir et


l’asservissement de toutes choses, que l’état le plus élevé et le plus
beau qu’il puisse atteindre».1 2
Comme Schiller dès ses premiers écrits de philosophie de l’histoire,
Hôlderlin affirme donc une identité entre l’état originaire de l’humanité
et l’état où s’accomplit son développement volontaire: en l’un et l’autre
point, c’est «le même» qui a lieu. Ce «même» en outre, - et ceci encore
est schillérien, - échappe aussi bien au désir qu’à la domination.
L’homme est en péril, qu’il se confonde avec toutes choses par le
désir, ou qu’il les asservisse intégralement. L’humanité la plus noble et
la plus belle ne peut s’instaurer qu’en se préservant de ce double péril,
en se gardant de sombrer dans l’infime et de céder à une coercition trop
haute. Aussi loin de la contrainte de la pure raison que de la violence
du désir, disait Schiller dans l’écrit sur La Grâce et la Dignité.
Ainsi se trouve posée dans la préface l’exigence d’un état où soient
transcendés à la fois la sensibilité nue et la raison pure, le fini dans
lequel s’enlise la première, l’infini dans lequel s’évade la seconde.
Toutefois cet état qui est le règne de la beauté et de la vivante Nature
est d’un accès difficile et plusieurs des visages qu’il prend s’avèrent
problématiques à mesure que se déroule le récit. Hypérion commence
par crier sa haine de l’inessentiel, son refus de toute séparation et de
toute limite et son impatience de rejoindre l’Un-et-Tout de la liberté et
de la vérité. «Ce qui ne m’est pas Tout et éternellement Tout, ne m’est
rien».3 Cette ivresse du départ, qui fait fi de tout «misérable compromis
entre quelque chose et rien»,4 et qui, comme dans l’«Ode du jeune
homme à ses sages conseillers» dresse une opposition farouche entre
l’élan brûlant vers l’Ether de la beauté pure et la vile soumission à
l’empire de la nécessité morte, se heurte bientôt à d’inexorables limites.
Déjà l’un des premiers fragments philosophiques de Hôlderlin, daté
vraisemblablement de la fin des années de Tübingen ou du début du
séjour à Waltershausen, donc de l’époque où l’auteur rédigeait la
première version de son roman, récusait toute synthèse prématurée.
A Céphalus convaincu que l’idéal du savoir «serait déjà réalisé mainte¬
nant et que Jupiter Olympien ne manquerait plus que d’un piédestal»,
Hermocrate demandait si ce ne serait pas au contraire l’«aspiration

1 S.W., II, pp. 53-54-


2 S.W., II, p. 54-
3 Id.
134 l’itineraire de hôlderlin

mortelle» qui aurait un privilège et formerait cet «accomplissement


que chacun cherche et qu’aucun ne trouve».
«... J’ai toujours cru que l’homme avait besoin, pour son savoir
comme pour son action, d’un progrès infini, d’un temps illimité, afin
de s’approcher de l’idéal illimité: je qualifiais de quiétisme scientiste
l’opinion selon laquelle la science pourrait s’achever ou serait achevée
en un temps déterminé: l’erreur serait dans chaque cas, que l’homme
puisse se satisfaire d’une limite individuelle déterminée, ou nier la
limite en général, là où pourtant elle était mais ne devait pas être (ce
serait très inexact et aussi dangereux que le quiétisme des Saints
antiques, qui naturellement ne pouvaient rien faire ni penser, parce
qu’ils avaient tout fait et pensé, qui n’osaient pas non plus permettre à
leurs disciples croyants de faire et de penser plus qu’eux-mêmes, car
ils étaient justement les parfaits, et en dehors du parfait ne se trouve
que le mal et le faux). (...) laisse-moi seulement demander si réelle¬
ment l’hyperbole s’unit avec son asymptote, si le passage. . -».1
L’aspiration vers l’Un-Tout a donc raison de ne point se satisfaire
des limites et des déterminations mais elle virerait en un quiétisme
aussi erronné que dangereux si elle se hâtait de nier les limites et les
déterminations. Faux infini que celui qui ne fait pas sa part au fini.
Fausse totalité que celle qui s’oppose aux particularités comme la
perfection au mal, comme le vrai au faux. Le quiétisme des saints
antiques est pour l’homme aussi dangereux qu’inexact; c’est l’aspira¬
tion mortelle qui convient aux humains. Cette dure opposition de la
totalité et de l’aspiration mortelle traverse la première version du
roman. D’entrée de jeu Hypérion confie à Bellarmin la vanité de ses
divers efforts pour retrouver la calme innocence de l’Un-Tout. Certes
lorsqu’il raconte l’apparition de Mélite, tout se passe d’abord comme
si cette rencontre céleste accomplissait le grand retour désiré, abolissait
dans une vie indivisible la douleur de sa séparation et restituait à son
existence sa signification perdue: «délivré de ses chaînes, proprement
ressuscité, mon esprit pressentait sa race et son origine».2 Mais Hypé-
rion dit aussitôt que cette joie est déjà disparue et que cette brève
Arcadie était condamnée. «Hélas. Le Dieu en nous est toujours pauvre et
seul. Où trouvera-t-il ses pareils ? Ceux qui furent, qui seront là un j our ?

1 S.UC, III, pp. 235-236.


On peut trouver dans ce fragment des indices d’une inspiration fichtéenne et y voir une
sorte de paraphrase des critiques adressées par Fichte au dogmatisme et au fatalisme. Mais
il ne permet aucunement de conclure à un fichtéisme hôlderlinien. Cfr. sur le rapport de
Hôlderlin à Fichte, infra pp. 21 sq.
2 S.W., II, p. 58; trad. Jaccottet, p. 22.
l’itineraire de hôlderlin 135

A quand le grand revoir des esprits? Car, je le crois, nous fûmes tous
réunis autrefois».1
Le retour de l’existant séparé à l’omniprésence originelle ne saurait
être immédiat. La belle totalité ne peut simplement abolir l’indigence
de l’aspiration mortelle. A travers le récit des rapports de Mélite et
d’Hypérion, s’exprime l’idée que pour être accomplie et authentique
la totalité suppose des médiations. Loin de pouvoir s’installer d un seul
coup dans la fulgurance d’une immédiateté radieuse, la totalité doit
traverser et assumer la tristesse du fini, la douleur de la séparation, et
la pauvreté de l’aspiration angoissée. Ce qui est par soi doit assumer ce
qui est par un autre. Mélite est comme l’incarnation de cette belle
totalité qu’était le règne de l’amour, de la joie, de la liberté et de la
beauté, et les traits qui la désignent sont ceux-là mêmes qui désignaient
l’Un-Tout de la Nature sacrée dans les premiers poèmes: «Elle ne
savait pas l’infinité de ce qu’elle pouvait dire, ni à quelle transcendance
son image glorieuse atteignait, lorsque l’élévation de ses pensées se
révélait sur son front, et que la royauté de son esprit s’unissait à la
grâce de son cœur innocent et tout-aimant. Et lorsque devenait visible,
à côte de sa grâce, ce qu’il y avait en Elle d’autonome, de sacré, on eût
cru voir le Soleil s’avancer dans l’amitié de l’Ether, ou quelque Dieu
descendu se mêler à un peuple sans faute».2 Mais par sa plénitude
immédiate, cette figure plonge l’être indigent qui s’en approche dans
le plus grand désarroi; par son innocence calme et souveraine, elle
éveille en lui une «angoisse mortelle». Ce Sacre, en tant qu immédiat,
ne peut être approché et rend désespérées les tentatives par lesquelles
l’être séparé et isolé s’évertue immédiatement de le rejoindre. «Main¬
tenant, dit Hypérion, le printemps de mon cœur était revenu. J’avais
obtenu ce que je cherchais. Je l’avais retrouvé dans la céleste grâce de
Mélite. En moi le jour se levait. Sublime, elle avait arraché mon esprit
au tombeau». Mais il ajoute aussitôt: «Mais ce que j’étais, je l’étais à
travers elle. Sa bonté se rejouissait de la lumière qui brillait en moi
sans songer que ce n’était rien de plus que le reflet de la sienne. Je ne
compris que trop rapidement que je deviendrais plus pauvre qu une
ombre si elle ne vivait pas en moi, autour de moi, pour moi, si elle
n’était pas mienne; que je serais réduit à rien si elle se dérobait à moi.
Il ne pouvait en aller autrement; il fallait que, dans cette angoisse
mortelle, j’épie toutes ses attitudes, toutes ses paroles, que je suive son

1 S.IE., II, p. 595 ibid., p. 23. .


Laplanche, in Hôlderleint al
2 S.W., II, p- 65; nous empruntons ici la traduction de J.
question du pèfe, p. 64.
136 l’itineraire de hôlderlin

regard comme si la vie m’eût quitté pour peu qu’il se fût tourné vers
la terre ou vers le ciel ; ah ! Dieu ! Chacun des sourires de sa paix sacrée,
chacune de ses célestes paroles qui toutes me répétaient que son cœur,
son cœur la comblait, devaient être pour moi autant de messagers
funèbres; à l’idée que le souverain objet de mon amour était si sou¬
verain qu’il n’avait que faire de moi, le désespoir devait m’envahir».1
Tout se passe comme si Mélite, figure de la paix sacrée et de la pro¬
fusion de la vie autonome, loin d’abolir l’état d’abandon où se trouve
son amant, exaltait au contraire en celui-ci l’angoisse de l’indigence et
de la dépendance. Ce qui est par soi fait sentir à ce qui est par un autre
le fardeau de sa finitude. Et en vertu de ce fardeau, Hypérion ne peut
que bafouer la «sainteté» de l’amour qu’il porte à Mélite. Le sacré
attire et repousse à la fois: d’un seul et même mouvement, il suscite
en celui qu’il frappe amour et effroi, piété et blasphème.
Mais par ce mouvement c’est le sacré lui-même qui se transforme.
D’abord pure antithèse de la finitude, paix préservée de tout passage,
plénitude sans faille, l’infini doit, semble-t-il, traverser et assumer le
mouvement de la division et du périssement.
C’est à juste titre qu’on a pu parler à ce propos des «dialectiques
duelles» de YHypérion,2 et en trouver les premiers signes dans la pre¬
mière ébauche du roman, mais peut-être que l’interprétation ne répond
pas à la plénitude de sens de la dénomination sous laquelle elle s’abrite,
tant qu’elle se borne à dessiner les alternances des états d’âme d’Hy-
périon dans son rapport à la femme aimée. Car, outre ce va-et-vient
qui n’est que duel, le roman esquisse par delà l’alternance de la pléni¬
tude sacrée et du désert du fini, la figure d’un nouvel accomplissement
qui est l’assomption de cette contradiction même et proprement
dialectique. C’est de cet accomplissement qu’il s’agit lorsque Hypérion,
célébrant avec quelques amis la mémoire d’Homère, s’écrie: «Laissez
passer ce qui passe, les êtres ne passent que pour revenir, ne vieillissent
que pour rajeunir, ne se séparent que pour s’unir plus étroitement, ne
périssent que pour vivre d’une vie plus vivante». Et le texte ajoute:
«Ainsi, poursuivit Adamas après un silence, doivent s’évanouir les
pressentiments de l’enfance pour devenir vérité dans l’esprit de l’hom¬
me mûr. Ainsi se flétrissent les beaux mythes de la jeunesse du monde,
les poésies d’Homère et de ses contemporains, les prophéties et les vi¬
sions, mais le germe qu’elles recélaient sera fruit mûr à l’automne.
L’innocence et la simplicité des temps primitifs s’effacent pour repa-

1 J. Laplanche, op. cit., p. 65.


2 J. Laplanche, op. cit., chap. II, pp. 60-80.
i/lTINERAIRE DE HÔLDERLIN 137

raître dans l’accomplissement de la culture, et la sainte paix du Paradis


se dissipe afin que ce qui n’était qu’un don de la Nature puisse refleurir,
devenu désormais conquête et propriété de l’homme».1
L’extrême déchirement serait alors la promesse d’un retour à
l’origine, «cette grande réunion de tout ce qui aura été séparé».2 Mais
la conquête et l’appropriation sont-elles à même d’assurer à nouveau
la floraison du don originel? Convenons-en: ce n’est point sur l’évoca¬
tion d’un renversement dialectique de la Nature en subjectivité que
s’achève le premier Hypérion. Passée la détresse qui suit le départ de
l’aimée, le héros sent renaître en lui «quelque incompréhensible nos¬
talgie» et le dernier appel qui le meut n’est ni celui de la mort, ni
celui d’une «suprême formation», mais l’appel «à la fois plus sacré et
plus mystérieux» que lui adresse le «monde» : «... une exhortation me
parut monter des profondeurs de la terre, et un appel s’élever de la
mer: pourquoi ne m’aimes-tu pas».3 La dernière pensée des lettres
n’est pas celle, conquérante, d’un cercle totalisateur où les extrêmes
finiraient par dessiner une lumineuse réconciliation, mais l’écoute
patiente, et fidèle à la terre, d’un énigmatique intervalle de pénombre
et de clarté.

3. LA METRISCHE FASSUNG ET LA FINITUDE

C’est sur cet intervalle que nous paraissent méditer les ébauches
du roman immédiatement postérieures au Thaliafvcigi'vient. A égalé
distance des trois voies 4 évoquées par le premier roman, celle du désir
d’être Tout, celle de la volonté de dominer le Tout, celle enfin d’une
réconciliation des extrêmes par le jeu d’un esprit totalisant qui se
muerait en nature dans le mouvement par lequel il 1 absorbe en sa
propre substance, la Metrische Fassung est centrée sur 1 interrogation
de la finitude. Dans ces pages brèves comme dans l’ébauche qui les
précède, c’est bien sans doute la même quête de l’origine qui se pour¬
suit, mais elle s’y incurve à mesure qu’elle s’approfondit. C’est toujours
de la nature, de la beauté, et de «la liberté originelle de notre essence» 5
qu’il s’agit de s’approcher, mais cette approche même devient intro-

1 S.TE., II, p. 76; trad. Jaccottet, p. 66.


2 Id., p. 77; trad., p. 66.
3 Id PP 80-81 ; trad., p. 77- Nous modifions légèrement la traduction.
4 Cfr! notre étude: «Le feu chez le jeune Hôlderlin», in Cahiers internationaux de symbolisme,
n° ir, 1966.
3 S. TE., II, p. 493-
138 l’itineraire de hôlderlin

duction à la finitude. On le voit bien à la manière dont Hôlderlin


traite maintenant de la beauté.
Les alternances antérieures entre la Beauté pure et le monde désolé,
entre le Tout et le rien s’estompent, comme l’indique d’ailleurs la
correspondance de cette époque: «... Je ne t’ai donné que trop d’oc¬
casions, écrit Hôlderlin à Neuffer, de soupçonner en moi un mécon¬
tentement de tout ce qui n’est pas tout or et argent, un éternel déses¬
poir de ne pas trouver le monde à l’image de l’Arcadie. Je commence à
surmonter cette lâcheté puérile».1 L’intransigeance dualiste fait place
ici à la pensée plus patiente d’une corrélation secrète entre la plénitude
et l’indigence.
D’emblée le petit texte auquel nous nous référons récuse la voie de
la conquête et de la domination décrite par le Thaliafragment comme
l’une des directions de la route excentrique sur laquelle l’homme
s’efforce de rejoindre son origine. «L’école du destin et des sages, dit
Hypérion, m’avait ingénument rendu injuste et tyrannique envers la
nature. Comme je refusais toute confiance à ce que je recevais de ses
mains, aucun amour ne pouvait plus croître en moi. L’esprit pur et
libre, pensais-je, ne pourrait jamais se réconcilier avec les sens et leur
monde, et il n’est d’autre joie que celle de la victoire. Impatient je
réclamais souvent du destin que fût restaurée la liberté originelle de
notre essence, souvent je me réjouissais du combat que la raison mène
contre l’irrationnel, car secrètement il m’importait davantage de con¬
quérir de haute lutte le sentiment de la suprématie, que de communi¬
quer un bel accord aux forces sans loi qui animent le cœur des hommes
(.. .) Je voulais dominer la nature (...) J’étais devenu presque sourd
aux mélodies calmes de la vie humaine, à ce qui est de la maison et de
l’enfance. Je trouvais incompréhensible que jadis Homère ait pu me
plaire. Je voyageais et désirais souvent voyager éternellement».2 Mais
ce combat par lequel la raison s’assure son égalité avec elle-même en
détruisant les beaux liens de l’amour et de la nature n’est pas à même
de restaurer «la liberté originelle» de l’essence humaine. Tout au con¬
traire il s’éloigne de cette essence, que certes il continue de chercher
mais avec trop d’impatience. Par cette irritation conquérante qui fait
fi de tous les dons et s’arrache à tout ancrage, Hypérion en est venu à
méconnaître le lot des humains. Ce n’est plus de l’humain qu’il s’efforce
de s’approcher mais du divin. C’est pourquoi, interrogé par un sage
qui lui demande «comment il a trouvé les hommes au cours de ses

1 Lettre du 10 octobre 1794, S.TE., I, p. 346; trad. Naville, p. 100.


2 S.TE., II, p. 493.
l’itineraire de hôlderlin 139

voyages», Hypérion répond: «Plus animaux que divins». «Cela vient»,


rétorque le sage, «de ce que si peu sont humains». Par la voix de son
interlocuteur, Hypérion aperçoit alors son égarement. Le sage vient
lui rappeler à quelles conditions une humanité est possible. «Il est
nécessaire», lui dit-il, «que nous opposions le divin à l’animal, le sacré
au commun, la raison aux sens, et une union prématurée des deux
opposés s’expierait aussi certainement que les faux égards avec les¬
quels on arrangerait le différend, sans s’expliquer de part et d’autre.
(...) Nous ne devons pas renier notre noblesse. Nous devons garder
pure et sacrée en nous la forme originale de tout ce qui est présent.
L’échelle à laquelle nous mesurons la nature est illimitée, et invincible
le besoin de former l’informe selon cette forme originale que nous
portons en nous et de soumettre la matière adverse à la loi sacrée de
l’unité. Mais plus intense est la douleur de ce combat, d’autant plus
grand est le péril, soit découragés de jeter loin de nous les armes des
dieux, de nous rendre prisonniers du destin et de nos sens, de renier la
raison et de devenir animaux, - soit exaspérés par la résistance de la
nature, de la combattre, non pour fonder en elle, et donc entre elle et
le divin en nous, paix et concorde, mais pour l’anéantir, détruisant
violemment tout besoin, reniant toute réceptivité et détruisant ainsi
la belle alliance qui nous joint aux autres esprits, pour faire du monde
qui nous entoure un désert, et du passé le modèle d’un avenir sans
espoir (...)
Nous ne pouvons dénier (...) qu’il y ait en nous quelque chose qui
jusque dans le combat avec la nature en attende et en espère secours.
Et ne serait-ce pas notre devoir? Dans tout ce qui est présent un esprit
amical ne vient-il pas à la rencontre du nôtre? Alors même qu’il tourne
les armes contre nous, un bon maître ne se cache-t-il pas derrière le
bouclier? Donne-lui le nom que tu veux! Il est le même.
Souvent dans ce qui apparaît à nos sens, tout se passe comme si ce
qu’il y a de plus divin en nous devenait visible, symbole du sacré et de
l’impérissable en (nous) (...) Je sais que seul le besoin nous pousse à
accorder à la nature une parenté avec l’immortel en nous et à croire
qu’il y a un esprit dans la matière, mais je sais que ce besoin nous en
donne le droit. Je sais que là où les belles formes de la nature nous
annoncent la divinité présente, c’est nous-mêmes qui animons le monde
de notre âme, mais qu’est-ce donc qui par nous ne serait pas comme il
est?
Laisse-moi parler humainement. Lorsque notre essence originelle¬
ment infinie pâtit pour la première fois, et que la force pleine et libre
140 l’itineraire de hôlderlin

sentit les premières limites, lorsque la pauvreté s’ajointa à l’abondance,


là fut l’amour. Quand cela eut-il lieu, demandes-tu? Platon dit: au
jour de la naissance d’Aphrodite. Ainsi là où le monde nous apparut
pour la première fois dans sa beauté, là nous accédâmes à la conscience,
là nous devînmes finis. Dès lors nous sentons profondément la limi¬
tation de notre essence et la force entravée se dresse impatiemment
contre ses chaînes, et pourtant il y a quelque chose en nous qui les
garde volontiers - car si le divin en nous n’était pas limité par un
obstacle nous ne saurions rien ni de ce qui est hors de nous, ni donc
de nous-mêmes, et ne rien savoir de soi, ne pas s’éprouver et ne pas
être, c’est tout un».1 Il est vraisemblable que Hdlderlin a rédigé ce
petit fragment au cours de l’hiver 1794-1795, alors qu’il séjournait à
Iéna où il suivait les leçons de Fichte. Mais il est non moins vraisem¬
blable que ce fragment s’inscrit dans la longue méditation de Kant et
des Grecs, entreprise à Tübingen et poursuivie à Waltershausen.
Hôlderlin suggère qu’il associe cette méditation à une réflexion sur le
Beau. Dans une lettre à Hegel, en date du 10 juillet 1794, il écrit en
effet: «Kant et les Grecs sont à peu près ma seule lecture. J’essaye
surtout de me familiariser avec la partie esthétique de la philosophie
critique».2 En outre, dans sa dernière lettre de Waltershausen, adressée
à Neuffer, il annonce «une étude sur les idées esthétiques qui pourrait
passer pour un commentaire du Phèdre de Platon». Il précise ainsi son
propos: «Au fond elle contiendra une analyse du beau et du sublime
qui simplifie celle de Kant, tout en l’amplifiant sous divers aspects.
C’est ce que Schiller a déjà fait en partie dans son écrit sur La Grâce
et la Dignité, sans cependant franchir avec assez d’audace les limites
kantiennes. Ne souris pas! Je puis me tromper; mais j’ai examiné la
question avec énergie et patience».3 Dans ces conditions, sans prétendre
que la Metrische Fassung soit d’une inspiration identique à celle de
l’étude mentionnée dans la lettre à Neuffer et que les historiens con¬
sidèrent comme perdue, il nous paraît requis de situer ce fragment non
seulement par rapport à la doctrine platonicienne du Beau - le texte
se réfère explicitement à Platon, quoiqu’il emprunte au Banquet et
non au Phèdre - mais encore par rapport à la pensée kantienne et
notamment par rapport à l’esthétique de Kant.
Dans cette perspective, «l’école des sages» contestée par Hôlderlin,
c’est d’abord l’école de Kant. Le refus de toute confiance à ce que l’on

1 S.TE., II, pp. 494-495.


2 Id., I, p. 32; trad. Naville, p. 94.
3 Id., I, p. 348.
l’itineraire de hôlderlin 141

reçoit des mains de la nature et l’appui des préceptes pratiques sur


l’«esprit pur et libre» définissent l’action éthique au sens kantien,
puisqu’aux termes de la Critique de la raison pratique, les prescrip¬
tions morales se fondent entièrement sur le concept de liberté, selon
une législation exercée par la raison pure et excluant radicalement de
la volonté les mobiles empruntés à la nature. Kant lui-même n’évo¬
quait-il pas cette image du désert, lorsqu’il parlait du néant de la
création au regard des fins de la moralité ?
L’école des sages, c’est aussi l’école de Fichte. Dès leur parution, en
1794, alors qu’il séjournait encore à Waltershausen, Hôlderlin avait
lu et médité les Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre et les
Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten.1 Précisément la nou¬
velle doctrine de la science en son premier moment se donne pour
principe le primat de la raison pratique. «Lasubjectivité et l’autonomie,
tels sont les éléments essentiellement kantiens qui inspirent la nouvelle
méthode».2 Toutefois par l’absolutisation de la subjectivité autonome,
la philosophie transcendantale se modifie, en unifiant dans 1 acte du
Moi générateur ce qui dans le criticisme restait dissocié dans la facticité
des facultés, et en transformant en déduction synthétique ce qui
n’était chez Kant que remontée analytique vers les conditions de
possibilité d’une vérité déjà donnée. En prenant pour fondement
l’identité absolue du sujet et de l’objet dans l’égalité du Moi avec Moi,
la doctrine de la science se prescrit une méthode non plus apagogique
mais ostensive et semble ainsi vouloir accomplir de manière décisive la
tâche totalisatrice entreprise par Kant lorsqu’il avait reconnu «1 abîme
immense» ouvert par le criticisme entre la nature et la liberté. Le
premier principe du système de la science absolue exprime 1 identité
du fait et du faire, du contenu et de la forme, de la nature et de la
liberté. «Le Moi se pose lui-même, et il est, grâce à cette simple action
de se poser par lui-même, et réciproquement le Moi est, et il pose son
être en vertu de son seul être».3 Déduire rigoureusement la totalité à
partir de cette Tathandlung originaire c’est donc projeter de retrouver
en toutes choses le Moi et l’identite de son principe. C est notamment
projeter de retrouver l’esprit dans la nature, et l’unité de la conscience
transcendantale dans le divers de la conscience empirique. Dans ces
conditions, si l’on s’en tient au principe qui l’inspire, la Wissenschafts¬
lehre ne semble pas tomber sous le coup d une accusation de tyrannie

1 Cfr. S.IV., Il, lettre à Hegel du 26.1.1795- , „ T


2 M. Gueroult, Vévolution et la structure de la Doctrine de la Science chez Fichte, 1. I, p. 5

2 Fichte, S.W., I, 96.


142 l’itineraire de hôlderlin

envers la nature: loin de soutenir l’impossibilité d’une réconciliation


entre «l’esprit pur et libre» et la sensibilité, elle érige en fondement
dernier l’identité de la conscience transcendantale et de la conscience
empirique. Et justement le principal reproche que Fichte adresse dans
la Grundlage à tout le dogmatisme anté-critique, dont Spinoza lui
semble être le plus parfait exemple, est d’avoir séparé la conscience
pure et la conscience empirique en faisant de la première l’attribut
d’un Dieu qui est substance et non sujet, et en réduisant la seconde à
un mode fini de cet en-soi.1 Reste à savoir si le système en sa déduction
effective correspond à son point de départ et si la totalité de la con¬
science réelle, considérée dans sa multiplicité et ses divisions, y re¬
tourne au principe transcendantal. Tel n’est pas le cas. En effet,
la déduction exigée du système requiert, à côté de la Tathandlung,
incapable de produire à elle seule les déterminations de la conscience
empirique, l’introduction d’un deuxième principe qui affirme qu’au
Moi est absolument opposé un Non-Moi. Ce deuxième principe à son tour
exige conciliation avec le premier, dans un troisième qui exprime que le
Moi pose en lui-même le Moi et le Non-Moi dans leur limitation réciproque.
C’est la description détaillée du développement complet de ce troisième
principe qui forme la déduction du système de la W.L. Or, si c’est bien,
selon Fichte, le Moi absolu qui pose lui-même le Non-Moi, néanmoins
«dès qu’il le pose, il cesse d’être l’Absolu, il est Moi pratique», astreint,
pour se faire activité pure et rejoindre l’originaire, au procès infini
de l’effort et à la destruction sans trêve de ce qui en lui et hors de lui
est nature ou passivité. «Ainsi le Moi pratique est l’intermédiaire entre
le Moi fini qui est, et l’Absolu qui doit être et qui n’est pas».2 Du même
coup, par le cours même de sa déduction, le système s’interdit de
retourner à son principe, il «se contente de suivre la chaîne des déter¬
minations finies de la conscience, et s’il n’arrive jamais à en sortir,
c’est qu’il a substitué dans la réalité le Moi pratique à l’Absolu véri¬
table» 3 et métamorphosé celui-ci de principe ontologique en pur idéal.
Identifiée à l’effort, la synthèse ultime se détruit elle-même comme
synthèse et, «que Fichte, dans les derniers paragraphes de la Grundlage,
fasse tomber toute opposition, tout devoir-être (Sollen) dans le phé¬
nomène, et pose le moi comme l’essentiel dans le Non-Moi, ne nous
donne aucunement le retour à l’Absolu que la spéculation réclamait
au nom des principes. L’Absolu reste toujours l’Idéal, et l’existence
1 Fichte, S.W., I, pp. 100—101. Cfr. J. Vuillemin, L’héritage kantien et la révolution
copernicienne, p. 32.
2 M. Gueroult, op. cit., p. 266.
3 Id., ibid., p. 269.
L ITINERAIRE DE HÔLDERLIN 143

sensible n’est jamais supprimée réellement dans la spéculation au


profit d’un Dieu actuel».1 En fin de compte, le système de la totalité a
pour résultat paradoxal de sacrifier l’Absolu au Moi fini.
Tout se passe comme si c’était en ce point qu’intervenait la critique
pénétrante de Holderlin. Si le système dans ses conclusions aboutit à
ce paradoxe, peut-être convient-il de prendre au sérieux ses conclusions
en les dissociant de ses prémisses, ou plus exactement de retourner
celles-là contre celles-ci, ce qui équivaut à retourner contre Fichte les
armes qu’il tournait contre Spinoza. Car si Fichte reproche à Spinoza
de nier tout à fait la conscience pure en la plaçant en un «Dieu qui ne
devient jamais conscient de soi», ce reproche peut se retourner contre
le Moi absolu fichtéen, dès lors que l’unité suprême que Spinoza par
des raisonnements purement théoriques assigne à l’être substantiel,
est vouée dans la doctrine de la science à ne résulter que d’un «besoin
pratique», «non comme quelque chose qui est mais comme quelque
chose qui doit être produit par nous mais qui ne le peut pas».2 Tel est
bien le sens de la critique que Holderlin conçoit, dès sa première lecture
des Grundlage, à Waltershausen, «immédiatement après la lecture de
Spinoza», ainsi qu’il le dit dans une lettre à Hegel. Il exprime cette
critique de Fichte en ces termes: «... son Moi absolu (= la substance
de Spinoza) contient toute la réalité; il est tout et en dehors de lui
rien n’existe; pour ce Moi absolu il n’est donc pas d’objet, sinon toute
réalité ne serait pas contenue en lui: mais une conscience sans objet
n’est guère concevable, et comme je suis moi-même cet objet, je le
suis nécessairement d’une manière limitée, ne serait-ce que dans le
temps, et par conséquent d’une façon non absolue ; dans le Moi absolu
je n’ai pas de conscience, je ne suis rien (pour moi), par conséquent le
Moi absolu est (pour moi) rien».3 Pas plus que la substance de Spinoza,
le Moi absolu fichtéen ne devient conscient et il est donc pour nous
comme s’il n’était pas. Autrement dit, il faut prendre au sérieux ce
Moi fini et temporel que Fichte ne parvient pas à survoler en dépit de
ses prémisses. Or prendre au sérieux le Moi fini, c’est cesser de consi¬
dérer la Nature comme le pur négatif du Moi. Car c’est seulement dans
la perspective du retour au Moi absolu que la Nature se réduit à
n’être que victime offerte, cet obstacle à vaincre, cet autre qu’il faut
nier. Que l’on prenne au sérieux la finitude, et la Nature se voit con¬
férer un tout autre sens; si le Moi a tellement besoin du Non-Moi que

.
1 M. Gueroult, op cit ., p. 269.
2 Fichte, S.W., I, pp. 100-101.
2 Holderlin, S.W., II, pp. 315-316; trad. Naville, p. 114.
l’itineraire de hôlderlin
I44

la négation de celui-ci ne soit pas pensable sans la suppression de la


conscience et du Moi lui-même, la Nature est bien autre chose qu’un
obstacle ou le matériau de notre destination éthique, elle est notre
secours autant que notre ennemie, elle n’est pas notre esclave, ou
comme dit la Metrische Fassung, un «bon maître» se chache «derrière le
bouclier» qu’elle nous tend.1
Peut-être ici Hblderlin rejoint-il un autre Fichte, non ce «Titan»
qu’il n’admire pas sans réserve,2 mais un penseur ambigu qui aurait
voulu à la fois sauvegarder la circularité du savoir absolu et «le carac¬
tère ouvert d’une expérience inachevée», et qui n’aurait pas méconnu
que «si le moi doit aussi se réfléchir, il ne le peut qu’en s’ouvrant pour
une rencontre».3 Mais quoi qu’il en soit de la signification du fichtéisme
en son premier moment, c’est bien sur cette corrélation d’une rencontre
et d’une compréhension anticipatrice qu’est centrée la Metrische
Fassung. Nous portons «en nous la forme originale de tout ce qui est
présent», mais «dans tout ce qui est présent un esprit amical vient à la
rencontre du nôtre». Il y a, au fondement même de la conscience, un
cercle de la réceptivité et de la spontanéité et c’était le mérite de
Kant de s’en être approché.
C’est à penser cette circularité que sa longue méditation de Kant et
de Fichte engage Hôlderlin. Evoquant, à l’intention de son frère, ce
qu’il appelle «une des particularités essentielles de la philosophie de
Fichte», c’est sur cette circularité qu’il insiste dans une lettre con¬
temporaine de la Metrische Fassung: «l’activité infinie, illimitée selon
sa tendance, est nécessaire dans la nature d’un être conscient (d’un
Moi, selon l’expression de Fichte), mais en même temps la limitation
de cette activité est nécessaire dans un être conscient.. .».4 Limitation
et conscience vont de pair. Car être conscient c’est se référer à un objet,
et si rien ne venait nous limiter, «si rien ne nous était contraire, il n’y
aurait pas pour nous d’objet». La conscience appelle son antithèse,
quelque chose sur lequel elle vienne buter, des objets qui lui résistent
et lui opposent une altérité sans laquelle elle ne serait pas, n’étant
connaissance de rien. Ainsi est-elle «défectueuse» (mangelhaft) en tant
que telle. Mais précisément parce qu’elle est défectueuse, soumise à
des objets qui la bornent de toutes parts, la conscience est astreinte à

1 Hôlderlin, S.PE., II, pp. 315-316; trad. Naville, p. 114.


2 Cfr. sur ce point Cassirer, Idee und Gestalt, pp. 121—122.
3 Jean Hyppolite, «L’idée fichtéenne de la doctrine de la science et le projet husserlien», in
Husserl et la pensée moderne, Pliaenomenologica 2, p. 177, p. 181.
4 Hôlderlin, S.IE., II, pp. 326-327; trad. Naville, p. 120.
L ITINERAIRE DE HÔLDERLIN 145

anticiper sur eux, et à transgresser la «limitation» (Beschrankung) pour


que celle-ci apparaisse comme telle. Elle n’a d’ob-jet, limité et limitant,
que parce qu’elle est pro-jet il-limité. Il faut donc dire aussi qu’illimi-
tation et conscience vont de pair. «Car si nous n’aspirions pas à être
infinis, libres de toute contrainte - alors nous ne sentirions pas que
quelque chose s’oppose à cette aspiration, nous ne sentirions rien qui
soit différent de nous, nous ne connaîtrions rien, et par conséquent nous
n’aurions pas de conscience».1 Une exigence d’autonomie, une spon¬
tanéité, est donc l’envers de notre réceptivité, mais c’est par celle-ci
qu’elle est suscitée et elle n’a de sens que par rapport à ces choses que,
par l’anticipation qu’elle développe, elle permet de connaître et d’abord
de sentir ou de percevoir. C’est afin que les choses se révèlent à nous,
puissent être vues, nommées et reconnues, dans les délimitations qui
les font telles ou telles, que nous sommes contraints d’être un projet qui
les dépasse et qui même transgresse tout ce qui est. Pour qu’un monde
se manifeste à nos yeux et que nous soyons d’intelligence avec lui, il
faut qu’une puissance infinie de négation nous anime et soit le souffle
secret de notre conscience. Mais justement parce qu’elle a pour sens, et
pour «chaîne», de laisser-être ce qui est et de le manifester, cette puis¬
sance de négation est moins destructrice qu’avérante: loin d’anéantir
le monde elle est seule à en susciter la parution. C’est dire que le combat
qu’elle mène n’est pas la terreur permanente à laquelle Fichte condamne
le Moi pratique. Car cette lutte du fini et de l’infini qui traverse l’hom¬
me, et le dresse contre tout ce qui est immédiatement donné ou contre
tout ce qui est nature, est aussi ce par quoi «paix et concorde» s’in¬
staurent entre lui et la Nature, ce par quoi il s’accorde au surgissement
ou dévoilement de ce qui est. Mais rien ici, soulignons-le, n’est plus
éloigné de la pensée de Holderlin que d’attribuer à l’homme l’initiative
de cette lutte ou la source de cette puissance à la fois négative et
avérante.
Car le seul fait qu’en l’homme la spontanéité soit réciproque de la
réceptivité implique que la conscience, pour se constituer comme telle,
subisse une impulsion dont elle n’est pas la source. Bien plus, la corré¬
lation fondamentale de la spontanéité et de la réceptivité, à la fois
ennemies et accordées, est elle-même issue de la corrélation plus
qu’humaine mais tout aussi déchirante d’un don et d’un refus plus
initiaux, d’une abondance et d’une pauvreté plus originaires. C’est
de cette conjonction plus qu’humaine que naît pour l’homme le monde,
c’est par elle et en elle qu’il se manifeste. Cet Erscheinen est Schônheit,
1 Holderlin, S.W., II, pp. 326-327; trad. Naville, p. 120.
146 l’itineraire de hôlderlin

la naissance du monde étant sa parution, le radieux éclat d’un dévoile¬


ment initial qui est l’aurore de la Beauté. Et entre ce surgissement
lumineux et l’homme, il y a concorde ou amour car l’un et l’autre ont
même provenance.
Harmonieux déchirement, accord dans la discorde, voilà le point
où «Kant et les Grecs» se rejoignent, ou encore - ce qui revient au même
- le point où sont franchies «les limites kantiennes», et amplifiée l’ana¬
lyse kantienne du beau. Qu’est-ce à dire?
Les Grecs, aux yeux du jeune Hôlderlin, ainsi que ses premiers
poèmes en faisaient foi, avaient pensé la Beauté comme le pur resplen¬
dissement de l’être, et ils avaient pensé l’amour comme le lien souverain
de toute présence.1 Le jeune poète vivait dans l’intimité de cette
pensée. Mais qu’advient-il chez les modernes si, comme l’éprouve
bientôt Hôlderlin avec détresse, ce pur resplendissement s’est éteint, si
ce lien s’est brisé? Il reste soit à s’installer dans la désespérante
nostalgie d’une Beauté désormais soustraite ou purement idéale, soit
à prendre son parti de la disparition de l’être au sens grec, à en faire
son «destin», et à restaurer la présence non plus comme Beauté mais
comme position de soi par soi ou subjectivité. Quoiqu’il désavoue la
première attitude qualifiée par lui de lâcheté puérile, ce n’est pourtant
pas dans la seconde que s’installe Hôlderlin. S’y fût-il installé, qu’on
comprendrait mal sa préoccupation conjointe pour Kant et les Grecs.
Car dans l’optique d’une pensée de l’être comme fondé dans la sub¬
jectivité, il faudrait plutôt dire: Kant contre les Grecs, objectivité
d’entendement contre beauté, impératif catégorique contre laisser-
être de ce qui est dans l’éclat de sa parution ou phénoménalité. En
admettant que cette «école du destin et des sages» ait rendu Hypérion-
Hôlderlin «tyrannique envers la nature», c’est précisément de cette
tyrannie que dans la Metrische Fassung il conteste le bien-fondé, par
fidélité à sa première pensée. Comment dans ces conditions pouvons-
nous prétendre que Kant et les Grecs se rejoignent en sa méditation?
C’est que d’une part la fidélité dont nous venons de parler n’est pas
simple répétition, mais approfondissement et que, d’autre part, le
kantisme ne se réduit pas à cette école de la tyrannie. C’est justement
par sa pensée du Beau qu’en un certain sens Kant rejoint les Grecs.
Certes dans la mesure où elle se développe du point de vue de la sub¬
jectivité, l’esthétique kantienne est très éloignée de la pensée grecque.
Mais nous avons remarqué que le mérite de Kant était de ne pas avoir

1 «hohen Wesenband», S.TE., I, p. 99.


L’ITINERAIRE de hôlderlin 147

bloqué son analytique du Beau dans le cadre strict que lui prescrivait
l’optique criticiste.
En dépit de son insistance sur la subjectivité du jugement de goût
par rapport aux autres types de jugement, Kant en définissant d’em¬
blée le Beau comme objet d’un plaisir sans aucun intérêt, le soustrayait
à la perspective des buts assignés par le sujet. L’envisageant positive¬
ment, il appelait faveur cette exclusion de tout intérêt. Enfin, il qua¬
lifiait cette faveur de libre, à la fois quant à l’objet auquel elle se réfère,
parce qu’elle consiste à le laisser-être ce qu’il est, et quant au sujet qui
en est le siège, parce qu’en un tel jugement aucun intérêt n’impose
l’assentiment. Dans la relation esthétique ainsi considérée, tout se
passait donc comme si la liberté baignait le rapport le plus humble de
l’homme avec les choses, loin d’être l’intransigeante antithèse de l’im¬
médiat. En s’approfondissant, cette interprétation kantienne de la
relation esthétique pénétrait jusqu’à la condition fondamentale de
l’être-homme désignée comme l’unité inconnue et cachée de la nature
en tant que phénomène et de l’humanité en tant que liberté. A la
considérer ainsi comme remontée vers l’origine, il nous a semblé que
l’esthétique kantienne tolérait que l’on entendît cette énigmatique
unité dans le sens d’une réciprocité originaire de la réceptivité et de la
spontanéité au fondement de l’humanité finie. Que l’être-homme soit
intrinsèquement fini, c’est bien ainsi que nous avons cru pouvoir
comprendre l’idée que la liberté a pour fondement non pas l’initiative
d’une spontanéité pure mais un fond dont Kant dit qu’il est «dans le
sujet ce qui est purement nature». C’est bien autour de ces thèmes que
tourne la méditation de Hôlderlin dans la Metrische Fassung. La
doctrine kantienne de la faveur et de son origine ambigüe ne se con-
dense-t-elle pas dans cette phrase: «Je sais que là où les belles formes
de la nature nous annoncent la divinité présente c’est nous-mêmes qui
animons le monde de notre âme, mais qu’est-ce donc qui, par nous, ne
serait pas comme il est»? Mais entendre ainsi la Critique du jugement
suppose que l’on franchisse certaines des limites assignées par les
thèses littérales du criticisme. Nommément cela suppose que l’on
amplifie la doctrine kantienne du Beau pour entendre la Beauté
comme la parution de l’être au lieu de sa rencontre avec l’humanité
finie, et non simplement comme la vulgarisation du primat de la raison
pratique, c’est-à-dire comme ce qui, en vertu d’une conformité seule¬
ment subjective de l’étant sensible à la raison, nous permet de recon¬
naître la possibilité d’une transition de la nature en tant que sensible
à la liberté en tant que suprasensible, et donc d’une réalisation du
148 L’ITINERAIRE de hôlderlin

règne des fins.1 C’est de cette idée de transition, de ce point de vue


subjectif et de ce primat de la raison pratique que Schiller reste pri¬
sonnier dans son écrit sur La Grâce et la Dignité, et cela expliquerait la
réserve qui vient atténuer l’admiration que porte Hôlderlin à cette
œuvre. Sans doute Schiller y accorde-t-il que la Beauté est la nature
elle-même, mais cela signifie selon lui qu’«objectivement, le Beau se
réduit au sensible», et qu’il n’appartient au monde spirituel que «par
adoption», la raison associant à l’objet beau l’idée de liberté qui, si
elle est nécessaire par rapport au sujet, est accidentelle par rapport à
l’objet.2 Cette pensée de la Beauté n’est pas placée sous le signe d’une
corrélation de la réceptivité et de la spontanéité, mais sous le signe
d’une dualité de l’objectif et du subjectif, du sensible et de la liberté.
Quant à la grâce, elle est toute placée sous le signe de l’autonomie du
sujet. C’est un «mérite personnel»: «c’est la beauté de cette sorte de
phénomènes que la personne même détermine».3 Sans doute accomplit-
elle une harmonie de la raison et des sens, de la liberté et de l’inclina¬
tion naturelle, montrant ainsi que le règne des fins est déjà réel et non
seulement possible, mais, étant limitée à l’ordre moral, celui de la
«belle âme», elle ne saurait valoir comme catégorie de l’être, à moins
que l’on ne prétende - ce qui n’est pas encore le point de vue de Schiller
dans cet écrit - que l’être est sujet et que cette subjectivité est la
Beauté même.
Mais tel n’est pas non plus le point de vue de Hôlderlin: qu’il pense
la Beauté comme l’Etre, cela signifie qu’il la reconnaît intrinsèquement
liée à la finitude. C’est l’ambiguïté fondamentale de l’être-homme qui
fonde son rapport de libre faveur à la Beauté. Bien plus, l’origine de la
Beauté, «la naissance d’Aphrodite», et celle de la finitude sont une seule
et même origine: «là où le monde nous apparut pour la première fois
dans sa beauté, là nous accédâmes à la conscience, là nous devînmes
finis». C’est ici qu’il nous apparaît que la fidélité de Hôlderlin à sa
première pensée marque un approfondissement. Les Grecs, suggé¬
raient les premiers poèmes, ont pensé la Beauté comme la pure splen¬
deur de l’Etre, ce qu'il y a en lui de plus manifeste et qui en fait l’unité;
ils ont pensé l’amour comme le lien du Tout dans sa présence. Méditant
cet Un-et-Tout, Hôlderlin y semble déceler maintenant comme un
conflit intérieur, une différence intrinsèque. Platon l’invite à cet
approfondissement, non le père du platonisme, qui oppose au sensible

1 Sur ce sens de la «limite kantienne», cfr. W. Bôhm, Hôlderlin, t. I, p. 143.


2 Schiller, NA, 20, p. 260.
3 Schiller, NA, 20, p. 264.
l’itineraire de hôlderlin 149

l’Idée suprasensible, comme 1’ ovtcoç ov au 9,4 ov, mais celui dont les
dialogues gardent encore l’écho des propos héraclitéens.
La version métrique d’Hypérion fait allusion au mythe du Banquet,
tel qu’il figure dans le récit que Diotima, l’étrangère de Mantinée, fit à
Socrate, un jour que celui-ci l’interrogeait sur l’amour. Le dialogue
platonicien requiert donc notre attention, car la manière dont Hôlderlin
l’a compris nous paraît significative de l’approfondissement dont nous
parlons. Le Banquet, qui traite de la Beauté et de l’Eros, est susceptible
de deux lectures selon qu’on l’interprète à la lumière de la dialectique
ascendante qui le conclut, ou selon qu’on s’attache avant tout aux
tensions dont son cours est émaillé.
La première lecture s’opère dans la perspective d’une certaine inter¬
prétation de l’être. Comme le dit Heidegger, «c'est l’é-vidence (Aus-
sehen) mise en vue, qui caractérise l’Etre, et cela pour ce mode de vision,
qui, dans le vu comme tel, reconnaît la pure présence. ‘Etre’ a d’une
certaine manière une signification identique à se montrer et apparaître,
il appartient essentiellement au cpaivs<j0ai de sxcpavsç. L’appréhension
des Idées en tant qu’Idées est, quant à la possibilité de son accom¬
plissement, mais non quant à son but, fondée sur l’spcoç (...) L’Idée
qui dans l’spcoç est la plus aimée, la plus ardemment désirée, et qui par
conséquent le concerne fondamentalement est celle qui en même temps
est ce qui apparaît et brille avec le plus d’éclat. Cet spacrpucoTaTov qui
est en même temps èxcpaveaTatov, se montre comme l”8éa tou xaXoü,
l’Idée du beau, la Beauté».1 Au terme de l’initiation dont Diotima
décrit à Socrate les degrés, il est donné à celui qui a gravi droitement
le chemin de l’sptoç de voir (ESeiv) le Beau dans sa pureté (xaOapov)
sans mélange (apisixtov) et divin (Osiov).2 Ce xaXov est aussi bien vérité
ou dévoilement de l’Etre, car, au bout de ses efforts, l’initié, selon les
mots de Platon, «est attaché au dévoilé» (axs tou àXï)0ouç IcpaîrTopiévw)2
et la Beauté se montrera à lui (cpavTaa07]creTai auxco) «en elle-même et
par elle-même, étant et demeurant avec elle-même dans l’unicité de sa
clarté manifeste» (aÙToxa0’ aôxo pis© aurou [xovosiSsç àsi ôv).3 Mais en ce
point, de même que le cpiXsiv qui détermine la démarche laborieuse du
philosophe disparaît dans la crocpia, ainsi l’sptoç qui est visée et indigence
permanente se dépasse dans la plénitude de la vision. Si celle-ci est
accès à ce qui demeure et qui jamais ne passe, ne s’altère ni ne périt,
l’spcoç, intermédiaire (pisTa^u) entre le mortel et l’immortel, n’est qu’un

1 Heidegger, Nietzsche, I, p. 195.


2 Le Banquet, 212, a.
3 Id,., 211, a, b.
auxiliaire ((Tovspyov) 1 sur la voie qui y conduit. Fils de Pénia, il ne
tend vers l’être que par la béance que creuse en lui sa filiation mater¬
nelle et que l’action toujours vive de son père Poros ne saurait combler
sans le supprimer. Il n’est Eros que parce qu’il est à la fois pauvre et
riche, à la fois proche et éloigné de cette pure lumière de l’être vers
laquelle il aspire tout entier. Si, en un sens, c’est bien l’ambiguïté de
l’Eros qui rend possible l’accès aux Idées et singulièrement à la plus
manifeste d’entre elles, la Beauté, il n’en reste donc pas moins que la
saisie des Idées suppose un dépassement de cela même qui la rend
possible, en haussant l’homme de ce qui passe vers ce qui demeure, du
mortel vers l’immortel, de l’humain vers le divin. A la limite la Beauté,
lumière sans ombre et identité sans différence, exclut la nature hybride
de l’Eros.
Ce n’est pas à ce dépassement, à cette opd;t,ç, à cette ascension vers
un ailleurs qui, après Platon et en appelant à lui, prit dans la tradition
occidentale le nom de métaphysique, et qui régit encore, de part en
part, la philosophie transcendantale de Fichte, que Hôlderlin s’at¬
tache dans sa lecture du Banquet. Bien plutôt, si ce mouvement l’a
tenté, en tant que Sehnsucht de la beauté pure, n’est-ce pas lui qu’il
dénonce maintenant comme évasion, «lâcheté puérile»? Mais si Holder-
lin conteste cette nostalgie, proche parente de l’Eros tel qu’il apparaît
dans le récit initiatique de la Diotima platonicienne, comment donc
Platon le porte-t-il à entendre la beauté, l’amour et leurs rapports?
En effet, la Beauté dont traite la Version métrique n’est pas l’ISéa tou

xaXoîi, dans la pureté et l’éclat de sa transcendance, mais la beauté du


monde, c’est-à-dire de ces choses d’ici-bas que selon le récit de la
Diotima platonicienne, il convient de dépasser. Corrélativement
l’amour y est moins envisagé quant à la visée d’un xéXoç transcendant,
que dans son ambiguïté interne. De plus, tout se passe comme si cette
ambiguïté affectait la beauté aussi bien que l’amour. Autrement dit,
loin de requérir le dépassement progressif de la misère propre à l’Eros,
la Beauté en suppose le maintien. C’est par et à travers la finitude,
dont l’essence hybride de l’Eros est le signe, que la Beauté se révèle.
Et l’amour n’est pas arrachement graduel à la limite originaire que
Pénia a inscrite en lui, mais à la fois impatience «contre ses chaînes» et
affection pour elles. Ce qui signifie que la Beauté n’est pas toute
lumière d’une part, tandis que l’amour, d’autre part, serait affecté
d’une opacité qu’il s’agirait de réduire, que celle-là ne peut congédier

1 Le Banquet, 212, b.
l’itineraire de hôlderlin
151

celui-ci comme un guide inutile, et qu’enfin, en elle comme en lui, la


même tension se répercute et s’accorde. Tout cela serait-il platonicien?
Peut-être. A condition que l’on ne fige pas la mobilité des dialogues
dans la raideur d’un système hiérarchique, et que l’on veuille ne pas
masquer leur interrogation toujours ouverte et leur essence aporétique
sous le couvert des trop célèbres dualismes qui les ont définis aux yeux
d’une longue tradition.
Hors la perspective de la dialectique ascendante vers la Beauté pure,
et hors les dualismes qu’elle implique, il apparaît en effet qu’à maintes
reprises le Banquet associe à la Beauté et à l’amour cette idée de tension
accordée. Notamment lorsque Platon met dans la bouche d’Eryxima-
que la parole, d’ailleurs transformée, d’Héraclite: l’Un se compose en
s’opposant lui-même à lui-même, tout comme l’accord de l’arc ou celui
de la lyre (xo ev yàp 97)ai ,,8ia9sp6[jievov aux0 auxto avfj^éçeaOai'’, "coaTTEp
àppvmav xo^ou xs xai Xüpaç").1 Et aussi lorsqu’il fait dire à Diotima,
en des termes apparentés à ceux d’Héraclite, que l’amour est un démon
qui, intermédiaire entre les dieux et les mortels, leur est complémen¬
taire, «de façon à ce que le Tout se lie avec lui-même» («axs xo rrav aûxo
auxco aovSsSÉaOai).2 Abstraction faite des interprétations qu’en don¬
nent Eryximaque et Diotima, il n’est pas douteux que ce soit dans la
proximité de ces sentences que se meuve maintenant la pensée de
Hôlderlin. Ainsi qu’il en allait de ses premiers poèmes, c’est de l’Un-et-
Tout qu’elles parlent, en parlant de la Beauté et de l’amour. Mais elles
y introduisent une différence interne, une duplicité auxquelles sa
première pensée restait étrangère Selon ces sentences la Beauté n’est
pas, sans plus, le rayonnement de l’Etre, en sa puissance unifiante : bien
plutôt elle est l’appiovia de cette unité, en tant qu’elle se compose en s’op¬
posant elle-même à elle-même. Et une telle àppiovia n’est pas la vision
transcendante devant laquelle l’amour s’efface, comme un sentiment
trop humain, car elle est le trait fondamental de l’amour même. «Ceci
qu’un étant s’ajointe à l’autre dans la réciprocité, que les deux sont l’un
et l’autre originellement ajointés parce qu’il leur est dévolu d’être en¬
semble, cette àppiovia est ce qui caractérise le cpiXelv tel que le pense
Héraclite - ce qu’est aimer».3 Amour et Beauté sont régis et traversés
par la même réciprocité dans le doublement, par le même accord dans
la dissonnance. Il n’est pas d’autre moyen de comprendre la référence

1 Op. cit., 187, a.


2 Id., 202, e.
3 Heidegger, Qu’est-ce que la philosophie!, trad. Axelos et Beaufret, p. 84.
152 l'itineraire de hôlderlin

de la Metrische Fassung au Banquet, que d’admettre que Hôlderlin en


a pressenti la pensée, à la lumière de ces réminiscences héraclitéennes,
et non à celle du platonisme traditionnel. Qu’Eros ait été engendré
le jour de la naissance d’Aphrodite, ce mythe signifie, selon le plato¬
nisme traditionnel, que l’âme se définit par sa situation intermédiaire
entre le sensible et l’intelligible, le corruptible et l’impérissable, le p) ov
et l’Idée, et par un mouvement de remontée vers celle-ci. En ce sens,
si l’idée hôlderlinienne d’une contemporanéité du monde et de la
conscience peut s’accorder avec le thème platonicien de la misère de
l’âme et de sa chute, l’idée que «quelque chose en nous garde volon¬
tiers» nos chaînes est très éloignée du platonisme. En revanche les
sentences que nous venons de rappeler donnent à penser que la Beauté
n’est pas simplement I’ovtgjç ov, opposé au p) Ôv comme le soleil aux
ténèbres, mais l’Etre qui se rassemble dans la lumière de son Etre à
travers le voile d’une différenciation de soi; et que l’Eros désigne moins
le mouvement de l’âme indigente en son aspiration vers l’Idée pure,
que d’abord son saisissement par cet Etre auquel elle ne peut aspirer
que parce qu’il l’inspire, et qu’elle ne peut aimer que parce que le
cpiÀeïv est l’Etre même dans le mouvement par lequel il s’accorde et se
dispense en se différenciant, et donc en se réservant. Sans doute une
telle pensée n’est-elle pas chez Platon que réminiscence d’Héraclite,
elle est certes assumée par lui et témoigne en dernière analyse de
l’équilibre foncièrement instable de sa doctrine entre deux perspectives
très différentes sur l’être et la vérité, l’une appréhendant l’être comme
le rayonnement de la présence à travers l’étant, et la vérité comme le
dévoilement de cette présence qui transit l’étant tout en s’y dérobant,
l’autre appréhendant l’être comme un étant privilégié situé dans une
région éminente, et la vérité comme la vue correcte de cet étant su¬
périeur. Plus que la République davantage commandée par la seconde
perspective, laquelle, nous l’avons vu, domine aussi finalement la
dialectique ascendante du Banquet, le Phèdre - et tout particulièrement
dans sa méditation du Beau - montre à quel point la première perspec¬
tive reste vivante au cœur de la pensée platonicienne. Dans les pro¬
fonds commentaires qu’il consacre à ce dialogue, Heidegger rappelle
l’incertitude de la tradition quant au véritable contenu du Phèdre.
Mais cette incertitude qui se marque dans les changements successifs
du sous-titre de l’œuvre - sensée traiter tour à tour de la Beauté
(7uspl tou xaXou), de l’âme (topi ^oxtjç), de l’amour (icspt, tou spcoToç),
- est moins selon lui le signe d’une confuse diversité que d’une authen¬
tique plénitude, dans la fidélité à un souci majeur qui est celui de
L ITINERAIRE DE HOLDERLIN 153

l’Etre.1 2 C’est «dans l’horizon de la question originelle du rapport de


l’homme à ce qui est en tant qu’il est» que le Phèdre discute du Beau.
A la question de l’essence de l’homme, une unique réponse, jamais
formulée mais toujours présupposée, sous-tend le dialogue: «L’homme
est essentiellement l’étant qui se rapporte à l’étant comme tel. Mais
il ne pourrait être d’une telle essence, c’est-à-dire que l’étant ne pour¬
rait se montrer à lui en tant qu’étant, si depuis toujours il n’avait déjà
l’Etre en vue, grâce à la «Théorie», qui est le regard de l’«âme». Or cette
vue de l’Etre, sans laquelle l’homme ne serait pas, est chez celui-ci
captive du corps, de telle sorte qu’il ne voit jamais l’Etre face à face
et dans la pureté de son éclat, mais toujours à l’occasion de la rencontre
de tel ou tel étant. Et plus il se préoccupe de ce qu’il rencontre dans la
vie de tous les jours, s’en satisfait et s’y trouve chez soi, plus aussi
l’étant cesse de le concerner, en tant qu’étant, plus aussi l’Etre se
cache à lui, et s’enfonce dans l’oubli. Ainsi la vue de l’Etre, constitutive
de l’homme, est aussi ce qui en lui est «le plus vulnérable» et «le plus
aisément défiguré». Qu’il garde l’Etre en mémoire, cela suppose que
l’homme ne cesse de se dépasser lui-même pour céder à la revendication
de l’Etre. L’Eros est ce dépassement joint à cette fidélité. De cette
ambiguïté de l’essence de l’homme, qui n est tel que parce qu est im¬
primé en lui cet Etre que pourtant il oublie sans cesse, découlé «la
nécessité de ce qui rend possible la reconquête, la rénovation et la
confirmation constantes de la vue de l’Etre. Rôle qui ne peut incomber
qu’à ce qui, dans l’apparence la plus immédiate de ce qui est rencontré
amène d’un seul et même coup la parution de l’Etre le plus éloigné. Or
tel est le Beau, selon Platon»: 2 èxcpavécmxTov en tant qu’il laisse rayon¬
ner l’Etre à travers l’étant, et èpacrpucoTocTov en tant qu’il attire 1 homme
et du sein de l’étant le hausse vers l’Etre même.
A lire ainsi la doctrine du Phèdre, on comprend l’intérêt de Hôlderlin
pour ce dialogue, et qu’il ait projeté d’en écrire un libre commentaire.
Si cette doctrine pense la Beauté comme un étant suprasensible qui
nous convie à nous détourner des étants d’ici-bas, on voit mal comment
elle pourrait s’accorder avec l’esprit des esquisses de YHypérion, tel
que nous avons essayé de le cerner sur le cas de la Metrische Fassung.
Entre le dualisme que la tradition impute à la méditation platonicienne
et la fin de non-recevoir adressée par Hôlderlin aux vaines nostalgies
qui ne peuvent que présupposer ce même dualisme, il n y a pas de
passage. Mais si la beauté platonicienne surgit en ce lieu ambigu où

1 Heidegger, Nietzsche, I, pp. 222 sq.


2 Heidegger, Nietzsche, I, p. 226.
l’itineraire de hôlderlin
154

l’Etre se révèle en sa lumineuse présence au cœur même de l’étant qui


pourtant le dérobe, on aperçoit les liens unissant Hôlderlin à Platon
par-delà l’écran du platonisme. Que la Beauté requiert le maintien de
l’ambiguïté de l’Eros et que celui-ci aime les entraves contre lesquelles
il s’impatiente, voilà une pensée hôlderlinienne que le Phèdre vient
éclairer. Si la Beauté fait paraître le lointain dans le proche, et l’Etre
dans l’étant, on comprend cette requête et que l’amour qui lui répond
s’impatiente contre l’étant dans la mesure où celui-ci lui masque l’Etre,
et l’affectionne aussi bien dans la mesure où c’est à travers et dans
l’étant que l’Etre se révèle.
Sans céder au mouvement rétrograde du vrai, en imposant à Holder-
lin un langage qui n’est pas le sien, moins encore en lui attribuant
l’ambition de renverser une tradition qui se confond sans doute avec
la métaphysique occidentale, force est bien de reconnaître une profonde
convergence entre les thèmes centraux des esquisess de YHypérion et
la lecture de Platon à laquelle nous venons de nous référer. Outre la
Metrische Fassung, on a conservé de la période de gestation du roman
diverses esquisses et versions préparatoires. La plus ancienne, intitulée
La jeunesse d’Hypérion, qui date vraisemblablement du séjour du poète
à Nürtingen en 1795, exploite et développe, sous forme de confession, les
thèmes centraux de la version métrique. Reprenant, souvent dans les
termes mêmes de la version métrique proprement dite, le récit du
dialogue entre le jeune homme et le sage qui le rappelle à l’humain,
le premier chapitre de ce manuscrit traite ainsi de la Beauté: «Le Beau
renferme un sens caché. Interprète son sourire! Car c’est ainsi qu’ap¬
paraît à nous l’esprit qui abolit la solitude du nôtre. Dans les plus
petites choses se manifeste ce qu’il y a de plus grand. La très haute
effigie de tout accord vient à notre rencontre dans les mouvements
paisibles du cœur, elle s’expose ici dans le visage de cet enfant. N’en-
tends-tu pas les mélodies du destin ? Ses dissonances signifient le même».1
Il n’est pas besoin de commentaires pour faire ressortir combien cette
idée que le plus éloigné se manifeste dans le plus proche, et que les
dissonances s’accordent harmonieusement dans l’unité du même,
s’apparente à la doctrine platonicienne ainsi que nous l’avons envisagée
en nous aidant des remarques heideggeriennes. Cette parenté s’affirme
avec autant d’évidence, si l’on considère ce que peu après le même
chapitre dit de l’amour, héritier par son père d’une tendance à franchir
toutes les limites, et par sa mère d’une tendance à s’y tenir: «L’amour,
fils d’abondance et de pauvreté, mue en accord le conflit de ces
1 Hôlderlin, S.W., II, p. 506.
L ITINERAIRE DE HOLDERLIN 155

tendances indispensables l’une et l’autre. Il tend infiniment vers le


plus haut et vers le plus grand bien, son regard s’élève et l’accompli est
son but, car son père, abondance, est de race divine. Pourtant il
cueille aussi les baies des buissons épineux, récolte des épis sur les
chaumes de la vie, et quand, au jour torride, un être amical lui offre
un breuvage, il ne dédaigne pas l’humble cruche de terre, car sa mère
est indigence».1 Ainsi, de même que la Beauté est chant de la disso¬
nance, jointure du caché et du manifeste, l’amour qui vise le Beau de
toute son essence, recueille en un même attachement les extrêmes vers
lesquels le conflit de son origine le meut: le lointain divin et la pro¬
ximité terrestre. La jeunesse d’Hypérion veut montrer que l’amour
n’est authentiquement fidèle à son origine et à ce qu’il vise profondé¬
ment, que s’il maintient ces extrêmes en leur différence, assurant du
même coup leur véritable alliance, en se gardant à la fois de céder au
trop haut et de s’égarer dans le trop proche. C’est le sens du premier
chapitre de cette esquisse que de formuler en termes spéculatifs, à
travers le discours du sage, cette difficile exigence d’une unité de la
différence, et de dénoncer les errements dont l’amour est victime lors¬
qu’il veut masquer le conflit dont il est né. C’est le sens des chapitres
suivants que d’illustrer ces errements à travers le récit de la vie du
jeune Hypérion.
Les propos du sage se développent en effet en un jeu d’alternances
qui n’ont d’autre but que de rappeler une différence ou plutôt une po¬
larité fondamentale que symbolise la double origine de l’amour, et qui
articule l’espace où se joue l’être-homme. A l’enthousiasme pour le
feu pur de l’élément spirituel, il s’agit de rappeler un certain poids de
nature: «Si un cœur de feu escorte ton allégeance, ne dédaigne point
les rudes compagnons».2 «Que l’esprit de l’homme soit grand, pur et
invincible dans ses exigences, qu’il ne fléchisse jamais devant la vio¬
lence de la Nature», recommande le sage, mais il ajoute aussitôt que la
Nature est une «compagne amicale» et quel’homme abesoin de son aide. A
l’abandon au sentiment de l’indigence, il s’agit de rappeler que c’est
la grandeur de l’homme qui s’annonce dans son impuissance: «Ne
t’oublie pas dans le sentiment de l’indigence! L’amour qui renie la
noblesse de son père, et est toujours hors de lui, combien il erre en
multiples façons, et combien aisément pourtant! Comment peut-il
reconnaître la richesse qu’il garde profondément au plus intime de lui-

1 Hôlderlin, S.UC, II, p. 507.


2 Hôlderlin, S.W., II, p. 507.
156 L’ITINERAIRE de hôlderlin

même? Aussi riche soit-il, aussi pauvre il se croit».1 Qu’il se laisse


inspirer par le feu du divin, ou qu’il se précipite dans le cercle sans fin
des proies les plus immédiates, l’errance de l’amour réside dans une
insistance univoque. C’est que le lointain est soudé au proche, l’esprit
à la nature, le secours à l’hostilité, la richesse à l’indigence, et que,
chaque terme portant en lui son autre, il est illusoire de le saisir en
lui-même et coupé de ce qui le nie mais sans quoi il ne serait pas.
L’amour s’illusionne lorsque, portant «le sentiment douloureux de sa
pauvreté», il «remplit le ciel de son abondance». C’est alors «de sa propre
splendeur qu’il ennoblit le passé : tel un astre, il traverse de ses rayons
la nuit de l’avenir et ne soupçonne pas que c'est de lui-même que
provient la lueur sacrée qui vient à sa rencontre (...) Miracle ! s’écrie-
t-il devant sa propre gloire».2 Se désole-t-il de l’éloignement du sacré,
se bornant à l’espérer, c’est un faux sacré qu’il a en vue, car le sacré
lui est proche. Mais non moins illusoire est la prétention de le détenir
en sa proximité: «Que l’invisible lui devienne visible, lui apparaisse
sous les traits du printemps, ou lui sourie dans le visage des humains,
et le voilà tout animé. Ce qui lui était lointain lui est maintenant
proche et pareil à lui et l’accomplissement est là, qu’il pressentait
obscurément pour la fin des temps. Tout son être s’efforce alors de se
rendre présent intimement ce divin qui lui est si proche et d’en devenir
conscient comme de sa propriété. Il ne soupçonne pas que le divin
s’évanouira, dès l’instant où il l’enserre, que la richesse infinie s’a¬
néantira dès qu’il voudra se l’approprier».1
Sa douleur et son dépit lui suggèrent alors de nouvelles formes de la
même illusion : tantôt, «il s’attache sans choix à ceci et cela dans la vie,
toujours espérant, et toujours illusionné; souvent aussi, il retourne
dans son monde des Idées, reprend avec un amer repentir la richesse
dont il glorifiait le monde, se durcit, hait et méprise»; parfois encore,
il tue en lui toute douleur et tout espoir, l’homme paraissant alors
serein, car il est «sans patrie», et qu’«il ne vit plus».2 Où est donc la
patrie? Elle n’est pas dans le feu de l’esprit victorieux, car «que res¬
terait-il des jours de notre vie, si la Nature se laissait vaincre et si
l’Esprit fêtait une victoire définitive». Elle n’est pas non plus dans les
bras de la Nature, car celle-ci «nous appelle à la combattre, refuse que
nous criions grâce et ne protège pas les lâches...». Elle n’est pas da¬
vantage dans le ciel pur d’un Idéal espéré, car la Nature «ne veut pas
1 S.TE., II, p. 507.
2 Id., p. 507.
3 Id., p. 508.
4 Id., p. 508.
l’itineraire de hôlderlin 157

non plus que l’on fuie ses orages dans le monde de la pensée, content
de pouvoir oublier la réalité dans le calme royaume du possible». Tout
fait donc signe vers une tension fondamentale qu’il n’y a lieu ni de
surplomber, ni de supprimer, mais à laquelle, au contraire, il importe
d’être fidèle. Si «la Nature se tient éternellement satisfaite dans ses
sûres limites» et si «d’autre part, l’esprit est satisfait dans son éternelle
plénitude», «l’homme n’est jamais satisfait» et c’est dans le difficile
entre-deux de la limite et de la plénitude qu’il lui appartient de sé¬
journer «humainement».1
C’est en vertu de cette humanité que la Grèce est l’«âge d’or de la
vérité et de la Beauté».2 Et il est significatif que Diotima vienne ici
tempérer le culte d’Hypérion pour les héros et les dieux de l’Hellade.
N’est-elle pas la fille du sage étranger, dont la leçon si humaine fut trop
tôt refusée à l’attentive admiration de l’adolescent? Comme l’initia¬
trice du Banquet platonicien à laquelle elle emprunte son nom, elle
chante la Beauté et la vérité: «Ah, si l’on ne se réjouissait que de ces
choses qui sont chères à tous les cœurs d’homme, si le sacré qui est en
tous se partageait par le discours, l’image et le chant, si toutes les
âmes se joignaient en une unique vérité, si toutes se reconnaissaient
en une unique beauté». Mais elle est moins prêtresse d’un ailleurs ou
d’un jadis, que messagère d’une présence toute proche mais dérobée,
cet «Un», dont elle dit que «nous l’honorons, sans le nommer», et que
nous ne pouvons l’exprimer «quoiqu’il soit tout aussi proche de nous
que nous le sommes de nous-mêmes». Cet Un ne cesse de fonder l’hu¬
manité des hommes et leur communauté, et c’est pourquoi elle rappelle
à Hypérion, l’ermite, trop volontiers contempteur du présent : «ce sont
pourtant des hommes, les indigents qui, sous nos yeux, s’épuisent à
lutter et se soucient sans savoir de quoi, parce que l’Un, qui est néces¬
saire, ne leur apparaît pas».3

4. LA VERSION DÉFINITIVE DU ROMAN: L’iNTERVALLE ET LA

SYNTHÈSE ABSOLUE

Parmi les ébauches de Francfort (1795) qui préparent immédiatement


la version définitive du roman, se trouve un projet de préface où nous
paraissent rassemblés la plupart des thèmes qui, esquissés dans le
Thaliajragment, formaient l’inspiration centrale de la version métrique

1 S.W., II, pp. 508-510.


2 Id., p. 512.
3 Id., p. 523.
158 l’itineraire de hôlderlin

et de La jeunesse d’Hypérion. En voici la conclusion: «Nous parcou¬


rons tous une route excentrique, et il n’est pas d’autre voie possible
de l’enfance à l’accomplissement.
L’accord bienheureux, l’Etre, dans l’unique sens du mot, est pour
nous perdu et il nous fallait le perdre si nous devions consacrer nos
efforts à le rechercher et à l’atteindre. Nous nous arrachons au paisible
Iv xou tcocv du monde, pour le restaurer par nous-mêmes. Nous nous
sommes brouillés avec la Nature; ce qui un jour, comme on peut le
croire, était un, maintenant s’oppose, et domination et servitude
s’échangent de part et d’autre. Souvent tout se passe pour nous comme
si le monde était tout et comme si nous n’étions rien, mais souvent
aussi c’est comme si nous étions tout et comme si le monde n’était rien.
Entre ces deux extrêmes Hypérion lui aussi était partagé. Mettre fin
à cet éternel conflit entre nous-même et le monde, restaurer la paix de
toute paix, qui est plus haute que toute raison, nous réunir avec la
nature en un Tout infini, tel est le but de tous nos efforts, que nous
nous entendions à ce sujet ou non.
Mais ni notre savoir ni notre action, en aucune période de notre
existence, n’atteignent ce point où tout conflit cesse, où Tout est Un;
la ligne déterminée ne se réduit à l’indéterminée qu’en une approche
infinie. Nous n’aurions pourtant pas non plus la moindre idée de cette
paix infinie, de cet Etre, dans l’unique sens du mot, nous n’aspirerions
pas du tout à réunir la Nature avec nous, nous ne penserions et n’agi¬
rions pas, il n’y aurait absolument rien (pour nous), nous-mêmes ne
penserions rien (pour nous), si n’était pas présent par cette union
infinie, cet Etre, dans l’unique sens du mot. Il est présent - en tant que
Beauté; pour parler comme Hypérion, un nouveau royaume nous
attend, où la Beauté est reine. Je crois qu’à la fin nous dirons tous:
saint Platon, pardonne! On a (initialement, nous avons) gravement
péché envers toi».1
Comme déjà le Thaliafragment, ce texte affirme que la simplicité
originelle de la présence heureuse doit disparaître pour être trouvée,
et l’Iv xcd tcôcv de la paisible Nature s’effacer afin de s’accomplir.
Comme le Thaliafragment, il affirme en outre que cet arrachement à
l’Un instaure l’humanité, et ouvre entre l’homme et la Nature le procès
de la domination et de la servitude, soit que l’homme s’abandonne à la
nécessite aveugle, soit qu il impose a tout ce qui n’est pas lui l’empire
de la subjectivité. Il réaffirme ensuite l’essentielle corrélation de la
réceptivité et de la spontanéité, sur laquelle méditait la Version
1 S.TE., II, pp. 545-546.
l’itineraire de hôlderlin 159

métrique. Mais plus explicitement que dans cette ébauche, Hôlderlin


souligne ici que cette corrélation s’origine dans l’Etre même. Du
temps de la Version métrique, il affirmait avec Fichte que la con¬
science suppose illimitation et mouvement vers l’infini, mais prenant
ses distances à l’égard du maître d’Iéna, il ajoutait que si le divin en
nous n’était pas entravé par un obstacle nous ne serions pas conscients,
et qu’en tant que Moi absolu nous ne sommes rien. Il nous semblait
voir à la racine de cette affirmation la substitution, à une philosophie
du Sollen et de l’aspiration infinie, d’une pensée de la présence et de
la finitude. Plus explicitement que du temps d’Iéna, Hôlderlin affirme
maintenant que le projet infini sans lequel la conscience ne serait pas et
par lequel s’opéraient selon Fichte le retour à la Tathandlung originaire
et l’instauration de la subjectivité absolue, est moins le signe de la
suprématie de la subjectivité que de sa réceptivité foncière. En un
sens, reste fichtéenne l’affirmation que «la ligne déterminée ne se
rejoint à l’indéterminée que dans une approche infinie». Mais dans le
fichtéisme cette affirmation est l’aveu d’un certain échec: elle signifie
l’impossibilité pour le Moi pratique de coïncider jamais avec le Moi
absolu et suppose un déplacement d’accent de l’Etre au Sollen, du
principe ontologique à la pure Idée. Chez Hôlderlin au contraire, elle
équivaut à une affirmation delà présence. Et comme telle, elle désavoue
l’idéalisme de type fichtéen. C’est en ce sens que Hôlderlin se réclame
de Platon, et l’implore de pardonner les fautes commises envers lui.
N’est-ce pas invoquer Platon contre le platonisme, et l’intervalle où
se tient la pensée de l’Etre contre les dualismes de ces philosophies
ascensionnelles et nostalgiques que Hôlderlin confesse avoir chéries
naguère? («Nous avons»). L’union infinie règne sans que nous l’attei¬
gnions jamais, sans qu’en elle notre action repose, sans que sur elle
notre pensée débouche. C’est elle au contraire que notre pensée et
notre action viennent briser et s’évertuent en vain de rejoindre, mais
c’est d’elle aussi qu’elles ne cessent de recevoir leur impulsion. Elle
règne, en tant que Beauté. Commentant ce texte Heidegger écrit : «La
beauté est la présence de l’Etre. L’Etre est le vrai de l’étant (...). La
Beauté est l’Un qui unit originellement. Cet Un ne peut apparaître
que lorsqu’il est, en tant que l’Unissant, rassemblé vers son Unité.
Selon Platon, le ev n’est visible que dans la CTuvayo^yr), c’est-à-dire le
rassemblement». La mission des poètes est justement de ménager ce
rassemblement: «Ils laissent paraître l’Etre (l”8ea) dans l’aspect du
visible».1 Ils en montrent la puissance unifiante, et l’amènent à resplen-
1 Heidegger, Approche de Hôl ^rlin, trad. Launay, p. 172.
i6o l’itineraire de hôlderlin

dir non dans un ciel intelligible mais au cœur même de l’étant, ouvrant
les yeux à ceux qui, obnubilés par le souci, ne savent pas ce dont ils se
soucient.
Sur le sens de cette présence qu’honorent les poètes et Hypérion au
premier titre, Hôlderlin cependant nous laisse incertains. Nous trou¬
vons dans une lettre à Schiller, à peu près contemporaine, un passage
dont le parallélisme avec le projet de préface ci-dessus est surprenant.
«J’essaye, écrit Hôlderlin, de développer à mon usage l’idée d’un
progrès infini de la philosophie, j’essaye de montrer que la fusion du
sujet et de l’objet en un Moi absolu (de quelque façon qu’on l’appelle)
- exigence irréductible envers tout système - est possible esthétique¬
ment dans l’intuition intellectuelle, mais théoriquement ne peut se
faire que par la voie d’une approximation infinie, comme celle du carré
au cercle; pour former un système de pensée l’immortalité est tout
aussi nécessaire qu’elle l’est pour réaliser un système d’action. J’espère
pouvoir établir par là dans quelle mesure les sceptiques ont raison et
dans quelle mesure ils ont tort».1 Dans la correspondance de la pre¬
mière année du séjour à Francfort, époque de la rédaction de la version
finale d’Hypérion, deux passages apparentés à celui que nous venons
de citer requièrent encore notre attention. Le premier se trouve dans
une lettre du poète à son frère: «Tu désires t’occuper d’esthétique,
m’écris-tu. Ne crois-tu pas que la détermination des concepts doit
précéder leur réunion, et que par conséquent il faut étudier les parties
subordonnées de la Science, par exemple la doctrine du droit (au sens
pur), la philosophie morale etc. avant d’accéder aux cacumina rerum.
Ne crois-tu pas que pour apprendre à connaître l’indigence de la
Science et ainsi pressentir quelque chose qui lui est supérieur, il faille
d’abord avoir reconnu cette indigence. On peut certes aussi procéder
par en haut, et même on y est toujours obligé dans la mesure où l’idéal
pur de toute pensée et de tout agir, la Beauté non représentable et
hors de prises nous est nécessairement présente partout. Mais elle ne
peut être reconnue dans son ampleur et sa clarté entières, qu’à con¬
dition d’avoir traversé le labyrinthe des sciences pour aborder ensuite
seulement et après avoir fortement regretté sa patrie, au calme pays
de la Beauté».2 Le deuxième passage se trouve dans une lettre adressée
à la même époque au même correspondant: «Voici précisément en
quoi consiste la vraie profondeur: connaissance complète des parties
qu’il nous faut fonder et concevoir ensemble en une unité ; et connais-

1 Hôlderlin, S.JE., II, p. 344: lettre du 4 septembre 1795; trad. Naville, p. 133.

2 S.JE., II, p. 596; trad. Naville (modifiée), pp. 139-140.


l’itineraire de hôlderlin 161

sance profonde, pénétrant jusqu’à la plus extrême limite du savoir, de


ce qui fonde et de ce qui conçoit. La raison, peut-on dire, pose le fon¬
dement, l’entendement conçoit.
La raison pose le fondement avec ses principes, les lois de l’agir et
du penser, en tant que ces principes se rapportent simplement au con¬
flit général inscrit en l’homme, à savoir le conflit de l’aspiration à
l’absolu et de l’aspiration à la limitation. Mais ces principes de la raison
sont eux-mêmes fondés à leur tour par la raison, en tant que celle-ci les
rapporte à l’Idéal, le fondement suprême de tout; et de cette manière
le devoir qui est contenu dans les principes de la raison est dépendant
de l’Etre (idéal). Or ces principes de la raison enjoignent avec déter¬
mination que la contradiction de cette tendance générale et antagoniste
soit unifiée (selon l’Idéal de la Beauté)».1
Si l’on éclaire le projet de préface de Y Hypérion à l’aide de ces textes,
- et leur contenu impose assurément pareille confrontation -, l’inter¬
prétation que nous avons tentée jusqu’à présent n’en est-elle pas ébran¬
lée? A travers la Metrische Fassung, La jeunesse d’Hypérion et le
projet de préface, il nous semblait pouvoir repérer le fil continu d’une
pensée de l’intervalle et de la présence finie. C’était sur le cas de la
relation à Fichte que cette pensée nous paraissait ressortir le plus
nettement. Or si c’est bien cette même relation que font transparaître
les fragments de correspondance auxquels nous venons de faire allusion,
n’est-il pas manifeste qu’ils projettent sur elle un tout autre jour? En
effet, plutôt que sur l’entre-deux et la finitude, c’est sur la synthèse
absolue qu’ils semblent mettre l’accent.
Lorsqu’il affirme que la fusion de l’objet et du sujet en un Moi
absolu ne peut s’effectuer, du point de vue théorique comme du point
de vue pratique, que par une approximation infinie, Hôlderlin se borne
somme toute à dresser le bilan du fichtéisme en son premier moment.
Si le Moi absolu, unité du sujet et de l’objet, définit le concept du
système de la Wissenschaftslehre, la déduction qu’opère celle-ci se
solde par le sacrifice du Moi absolu au Moi pratique, c’est-à-dire au
Moi fini en général, dont toute l’activité se caractérise par un devenir,
une tension, un effort infinis.2 Autrement dit, en subordonnant la
philosophie comme science absolue au primat de l’activité pratique,
Fichte en a postulé l’inachèvement. Hôlderlin souscrit à cette idée
d’un inachèvement essentiel de la science et de l’action. Mais selon lui,
cet absolu qui échappe inéluctablement aux sphères théorique et

1 S.W., II, pp. 366-367; trad. Naville, pp. 149-150.


2 Cfr. Gueroult, op. cit., pp. 260-263.
IÔ2 l’itineraire de hôlderlin

pratique et n’acquiert en elle qu’un statut d’idéalité, est actuel dans


une autre sphère: la fusion absolue du sujet et de l’objet est possible
dans une intuition intellectuelle de type esthétique.
En posant à son point de départ le Moi absolu comme fondement de
toute la réalité et principe de sa propre démonstration, c’est bien aussi
dans l’intuition intellectuelle que s’installe la Doctrine de la Science.
Celle-ci découle tout entière d’une source en laquelle s’opère la parfaite
adéquation du réel et de l’idéal, de l’objet et du sujet, à savoir d’une
intuition, dont l’unité, dira Fichte, est celle d’une «genèse dans laquelle
l’être et la représentation philosophique de cet être, le réel et la science,
sont comme un œil qui est et se voit lui-même».1 Mais justement la
spéculation s’écarte de son principe en n’affirmant finalement d’autre
effectivité que celle d’une exigence infinie dont le sens est de ressusciter
sans trêve l’opposition absolue de ce dont elle postule la synthèse.
L’intuition se métamorphose en Idée. La Science est le lieu d’une
indigence qui n’a jamais fini de se creuser.
Tout se passe comme si Hôlderlin pressentait une sphère en laquelle
cette opposition et cette indigence disparaîtraient. Dans la Beauté
s’accomplirait la synthèse absolue toujours refusée au savoir et à
l’action; il y a une intuition esthétique qui est la véritable intuition
intellectuelle. A vrai dire, Hôlderlin n’est pas seul alors à envisager un
accomplissement esthétique de l’intuition intellectuelle. Schelling, avec
lequel il a maintenu depuis Tübingen des liens étroits, fait paraître à
l’époque d’Hypérion, en 1795, deux écrits apparemment fichtéens
dans lesquels on peut déceler les signes de ce passage vers une nouvelle
sphère.
Il s’agit de l’étude intitulée Vom Ich als Princip der Philosophie oder
über das Unbedingte ini menschlichen Wissen, et plus particulièrement
des Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kriticismus.2 Guéroult
a bien montré que, dès ces premiers travaux, d’allure fichtéenne,
«alors que Fichte avait rétabli avec une force accrue le primat de la
philosophie pratique, Schelling se plaçait d’instinct dans cet Absolu
que le kantisme avait conçu comme adéquat à une intuition intellec¬
tuelle que nous ne possédons pas. Absolu qui dépasse le sujet, frappe
de relativité la théologie morale, surpasse en lui-même le pur théorique
et le pur moralisme. Il rendait en même temps, au point de vue esthé¬
tique, qui avait dominé la moitié de la dernière Critique, une impor-

1 Fichte, W.-L., 1801, S.TV. II, p. io.


2 Sur les traces d’échanges avec Hôlderlin dans les Briefe, cfr. Hoffmeister, Hôlderlin und
die Philosophie, pp. 159-161.
l’itineraire de hôlderlin 163

tance et une indépendance que le moralisme fichtéen leur avait ôtées».1


Or le point de départ de la démarche schellingienne est celui-là même
qui forme le thème du projet de préface à Y Hypérion: il y a un «con¬
flit originel inscrit dans l’esprit humain», conflit qu’exprime «la lutte
en laquelle consiste la philosophie». Ce conflit, cette lutte sont issus de
«l’abandon de l’Absolu». Nous sommes sortis de l’absolu, nous avons
quitté la sphère de l’«unité originelle». D’où, selon Schelling, le «pro¬
blème qui touche le point vraiment commun à toute philosophie»:
«Comment en arrivé-je en général à sortir de l’Absolu et à passer dans
une situation d’opposition».2 Selon Schelling, c’est ce problème que
formule Kant à sa manière lorsqu’il pose la question de savoir comment
les jugements synthétiques a priori sont possibles. Mais ce problème
est celui du dogmatisme tout autant que du criticisme. Par quoi
Spinoza aurait-il été tourmenté, sinon par la question: «Comment
l’absolu peut-il sortir de soi et s’opposer un monde»? 3 ce qui est
l’énigme même qui tourmente la philosophie critique. Au demeurant,
«les divergences qui séparent les deux systèmes portent, non sur la
question de savoir s’il existe des jugements synthétiques en général,
mais sur celle, beaucoup plus importante, qui est de savoir où réside
le principe qui se trouve exprimé dans le jugement synthétique».4 Le
dogmatisme situe ce principe dans une objectivité absolue; à quoi le
criticisme objecte que la faiblesse de notre raison rend impossible l’ac¬
cès à un monde absolument objectif. A s’en tenir là le criticisme n’est
qu’une critique de notre faculté de connaître, il n’est pas à la mesure
de notre «essence originelle» et ne peut opérer qu’une réfutation néga¬
tive du dogmatisme, tout en concédant à celui-ci plus qu’il ne veut
bien avouer, puisqu’il fait de la subjectivité dont il se réclame un
simple «objet de la faculté de connaître, donc quelque chose de tout
à fait différent de la nature du sujet», et puisqu’en outre il restaure
lui-même l’objectivité absolue comme terme de cette connaissance
honteuse qu’est la croyance.5 Pourtant le criticisme semble opérer une
réfutation positive du dogmatisme lorsqu’il démontre qu’«en pénétrant
la sphère de l’objet (...) le sujet sort de lui-même et procède néces¬
sairement à une synthèse. Dès l’instant où le dogmatisme admet cela,
il doit également admettre l’impossibilité d’une connaissance absolu-

1 Gueroult, op. cit., t. II, pp. 6-7.


2 Schelling, Lettres sur le dogmatisme et le criticisme, S.W., I, i, p. 294; trad. Jankélévitch
p. 47. (Nous modifions légèrement la traduction).
3 Op. cit., S.W., I, 1, p. 310; trad., p. 87.
4 S.W., I, 1, p. 295; trad. p. 49.
8 S. W., I, 1, p. 295; trad., p. 51.
164 l’itineraire de hôlderlin

ment objective, autrement dit, iJ doit admettre que les objets ne


peuvent être connus que conditionnés par le sujet...».1 Dira-t-on
pour autant que le criticisme l’emporte sur le dogmatisme? En réalité
il ne peut y parvenir tant qu’il demeure sur le terrain de la raison
théorique, car le problème de la synthèse qu’il prétend résoudre reste
entier tant que subsiste le différend entre le sujet et l’objet. Et démon¬
trer, comme le fait le criticisme, la nécessité de propositions synthéti¬
ques pour le domaine de l’expérience, n’est d’aucun progrès pour la
solution du problème, puisqu’une telle démonstration suppose le
maintien du différend. Aussi bien n’est-ce pas sur ce terrain que la
question peut trouver réponse. Ce que le criticisme reconnaît, lorsqu’il
assure que «la raison théorique va nécessairement vers un incondi¬
tionné» qu’en tant que raison théorique elle ne peut réaliser. C’est dire
qu’«elle exige l’acte par lequel il doit être réalisé»,2 attestant ainsi
que le théorique le cède au pratique. Mais cette prééminence du pra¬
tique sur le théorique est loin d’être étrangère au dogmatisme ; elle en
est l’âme. A preuve déjà le titre du plus parfait système dogmatique:
YEthique de Spinoza. Autrement dit, le problème de la synthèse, com¬
mun aux deux systèmes, «ne peut être résolu que par la liberté»; 3
grâce à elle la question comporte une réponse, parce qu’elle ne peut
plus être posée. Qu’est-ce en effet que la liberté sinon cette spontanéité
indépendante de toute causalité objective dont nous avons l’expérience
immédiate «toutes les fois que nous cessons d’être objet pour nous-
mêmes, toutes les fois que, rentré en lui-même, le moi qui contemple
s’identifie avec ce qu’il contemple».4 En une telle intuition intellec¬
tuelle, toute objectivité et toute subjectivité, et toute différence entre
l’une et l’autre sont supprimées. C’est de cette expérience, de cette
intuition intellectuelle de l’Absolu que Spinoza fit la vie propre de
l’esprit: et «d’où aurait-il pu en tirer l’idée si ce n’est de son auto¬
intuition»? 5 Son illusion est d’avoir mésinterprété cette expérience.
«En tant qu’il contemplait l’intellectuel en lui-même, l’Absolu n’était
plus pour lui un objet», mais comme «il se croyait lui-même identifié
avec l’Absolu», et «perdu dans son infinité», il interpréta cette auto¬
intuition comme l’intuition d’un objet absolu.6 Mais le criticisme cède
à une illusion rigoureusement symétrique, lorsqu’il postule la négation

1 S.W., I, 1, p. 296; trad., p. 53.


2 Id., p. 296; trad., p. 59.
3 Id., p. 308; trad., p. 83.
4 Id., p. 319; trad., p. iit.
5 Id., p. 296; trad., p. 109.
6 Id., p. 319; trad., p. T13.
l’itineraire de hôlderlin 165
t
de l’objet par le sujet et «lorsqu’il se représente cette fin dernière fût-ce
comme seulement réalisable et a fortiori comme réalisée».1 Car dans la
thèse absolue, dans l’identité absolue, que le criticisme se borne à
exiger, et par conséquent à envisager seulement comme synthèse de
deux principes différents, «le sujet cesse d’être sujet, c’est-à-dire
l’opposé de l’objet».2 En ce point sujet et objet, liberté et nécessité,
moralité et félicité cessent d’être des principes différents: «ils sont
réunis en un seul principe qui pour cette raison, est nécessairement
supérieur aux deux, le principe de l’être absolu ou de la félicité ab¬
solue».3
C’est dans cette Liberté absolue qu’il faut s’installer pour comprendre
à la fois le dogmatisme et le criticisme, cai en elle tous deux s’achèvent
en disparaissant. La place de l’un «est marquée dans l’Absolu, aussi
bien que celle de l’autre. Dans l’Absolu en effet la nécessité se confond
avec la liberté, l’action que veut le criticisme ne peut se séparer de son
résultat (dans la volonté duquel s’installe le dogmatisme) qu’en vertu
d’une abstraction provisoire et réciproquement. On pourrait dire qu’au
point de vue du sujet dans l’Absolu, l’action et son résultat sont unis
tout autant qu’au point de vue de l’objet, le Sujet et l’Objet absolus».4
D’apparence fichtéenne dans la mesure où elle est un éloge de la
liberté et reprend à son compte la critique, adressée par Fichte au
dogmatisme en général et à Spinoza en particulier, d’avoir conçu
l’Absolu comme une chose, cette pensée du jeune Schelling se présente
tout autant comme une critique du fichtéisme au nom d’un dogma¬
tisme légitime. Si l’absolu doit être pensé non plus comme Idée d’une
synthèse indéfiniment projetée dans la mobilité de l’action, mais
comme Etre actuel et thèse d’une fusion, aussi immobile qu’active, de
toutes les disjonctions, «la doctrine de Fichte est représentée comme
n’étant possible que dans la mesure où, malgré ses prétentions à une
genèse absolue, elle reste, en vertu de l’esprit de son postulat, exté¬
rieure à l’Absolu lui-même, indifférence du Sujet et de l’Objet absolus;
dans la mesure où elle sacrifie délibérément le Savoir absolu à l’action,
où elle reste volontairement inachevée. Tandis que Fichte ne concevait
d’autre Absolu possible que la subjectivité, et faisait de l’Idée son
accident, Schelling estime que cette subjectivité ne peut jamais se
concevoir, en tant que telle comme Absolu, mais toujours et unique-

1 Id., p. 331; trad., p. 141 (modifiée).


2 Id., p. 329; trad., p. 135.
3 Id., p. 296; trad., p. 135.
4 Gueroult, op. cit., T. II, p. 16.
i66 l’itineraire de hôlderlin

ment comme Idée».1 C’est au nom de cet Absolu en vertu duquel il


peut critiquer à la fois le dogmatisme spinoziste et le criticisme kantien
ou fichtéen, que Schelling pourrait souscrire à l’idée hôlderlinienne
d’un progrès infini de la philosophie, c’est à dire d’un inachèvement
essentiel du théorique et du pratique. «Toute la sublimité de (la)
science consiste justement en ce qu’elle ne sera jamais achevée. A
partir du moment où il croirait avoir achevé son système (un esprit
philosophique) se rendrait intolérable à lui-même. Il cesserait du coup
d’être un créateur pour tomber au rang d’un instrument de son sys¬
tème ... La plus haute dignité de la philosophie consiste justement
en ce qu’elle attend tout de la liberté humaine. Rien ne lui serait donc
plus funeste que d’être enfermée dans les limites d’un système de vali¬
dité théorique universelle». Le système ne vaut que dans la mesure où
nous sommes en train de le réaliser pratiquement et «si jamais il nous
arrivait de conclure notre tâche, le système deviendrait objet du
savoir et cesserait par là même d’être objet de liberté».2 Et de même
que Hôlderlin associe un éloge du scepticisme à cette idée d’un progrès
infini de la philosophie, Schelling souligne combien «grand est le mérite
philosophique des sceptiques qui déclarent à l’avance la guerre à tout
système prétendant à une valeur universelle».3 La dignité du scepti¬
cisme est de rappeler que c’est par leur inachèvement même que le
savoir et l’action rendent hommage à l’Absolu, le premier parce qu’il
refuse de s’objectiver dans un système, la seconde parce qu’elle refuse
de se cristalliser dans un résultat. Mais si l’Absolu n’est à la mesure ni
de l’objectivisme dogmatiste, ni du subjectivisme criticiste, s’il échappe
à la sphère des démonstrations théoriques comme à celle de la pratique
pure, Schelling suggère néanmoins qu’il existe une sphère qui lui est
adéquate, la sphère esthétique. Certes le motif esthétique n’est encore
qu’esquissé dans les Lettres sur le Dogmatisme et le Criticisme, mais
certaines remarques semblent y indiquer la prééminence de la sphère
esthétique sur les sphères théorique et pratique. Ainsi en est-il lorsque
Schelling, dès la première lettre, note que «le principe propre de la
Beauté» est «le rapprochement mutuel» du moi et du monde, et la
«défaite des deux parties dans le combat», lorsqu’il ajoute que «l’art
vrai, ou plutôt le ôeiov dans l’art, est un principe intérieur qui du
dedans au dehors se forme la matière et qui opère souverainement à
l’encontre de toute accumulation de matière, sans règle et extérieure»,

1 Gueroult, op. cit., T. II, p. 17.


2 S.W., I, 1, p. 296; trad., p. 79.
3 Id.
l’itineraire de hôlderlin 167

lorsqu’il précise enfin que ce principe interne échappe à «l’intuition


intellectuelle du monde qui naît en nous par une réunification momen¬
tanée des deux principes en conflit, et qui est perdue aussitôt dès lors
qu’en nous ni le combat ni la réunification ne peuvent aboutir».1
Autant dire que dans la sphère esthétique s’opère le dépassement du
conflit de l’extériorité et de l’intériorité, ces oppositions étant ramenées
à leur source intime qui est l’Absolu dans lequel s’effectue leur fusion.
Et c’est, semble-t-il, dans cette sphère, parce que la finitude y est
surmontée, que s’accomplit véritablement l’intuition intellectuelle,
laquelle ne peut être que momentanée et inadéquate tant qu’elle
s’inscrit dans les limites de la subjectivité finie.
Cependant, si l’on est en droit de faire ainsi correspondre terme à
terme certaines indications de la correspondance de Hôlderlin avec les
points capitaux de la première doctrine de Schelling, la concordance
est loin d’être totale. Comme Schelling, Hôlderlin récuse l’opposition
du devoir-être et de l’être, de l’idéal et de l’actuel, qui animait la pensée
de Fichte: L’Idéal est l’Etre ou le «fondement suprême de tout»; et
loin donc d’être opposé à l’Etre, «le devoir est dépendant de l’Etre».
Comme Schelling, c’est dans la Beauté que Hôlderlin semble recon¬
naître le lieu du dépassement de cette opposition, le «cacumen rerum».
Mais à l’encontre de la spéculation schellingienne qui s’installe
d’emblée dans l’Absolu comme en un point de fusion immédiate de
toutes les différences, se hâte de «donner congé à la série des choses
finies»,2 et de bannir comme extrinsèques toute démonstration logique
et toute méthode analytique, Hôlderlin assure que la reconnaissance
de l'absolu véritable est intrinsèquement conditionnée par le chemine¬
ment à travers les déterminations finies : «la détermination des concepts
doit précéder leur réunion». La méthode synthétique, ou thétique au
sens schellingien, est certes justifiée dans la mesure où l’idéal est
identique au réel: «on peut (...) procéder par en haut, et même on y
est toujours obligé dans la mesure où l’idéal pur de toute pensée et de
tout agir, la Beauté non représentable et hors de prises nous est néces¬
sairement présente partout». Mais justement parce que l’Unité absolue
est immanente à toutes les oppositions qui la diffractent, elle n’est pas
lumière immédiate, et sa reconnaissance n’est pas la pleine indépen¬
dance d’une intuition fulgurante. La beauté «ne peut être reconnue
dans son ampleur et sa clarté entières, qu’à condition d’avoir traversé
le labyrinthe des sciences pour aborder ensuite seulement et après

1 S.JE., I, I, pp. 284-285; trad., pp. 23-25.


2 Gueroult, op. cit., t. II, p. 10.
i68 l’itineraire de hôlderlin

avoir fortement regretté sa patrie, au calme pays de la beauté».1 Ou,


comme Hblderlin l’écrit ailleurs, «la vraie profondeur» n’est pas pos¬
session d’une Unité exclusive de différence ou installation dans une
raison spéculative qui ferait fi des oppositions, mais «connaissance
complète des parties» et «connaissance profonde de ce qui les fonde»
en leur unité, les principes de la raison se rapportant en même temps
au conflit de l’infini et du fini, et à l’unification de ce conflit dans la
Beauté, à la fois Etre et Idéal.2
Il semble ainsi que s’enchevêtrent curieusement dans le temps de
la genèse d’Hypérion une pensée de la différence et de la présence
finie et une pensée de la synthèse absolue des contradictions. Dans le
moment même où il semble lier la beauté à la finitude, en montrant
qu’elle se manifeste seulement à l’homme, cet étant ambigu qui n’est
tel que constitué par le conflit d’une aspiration à l’illimitation et d’une
retenue dans la limite, dans le moment même où il suggère qu’une
telle ambiguité à la fois grève et fonde non seulement l’accès à la
Beauté, mais la Beauté elle-même, puisque celle-ci qui est l’Etre, est
à la fois présence et absence, proximité et éloignement, don et refus,
Hôlderlin semble affirmer aussi que la Beauté est l’Absolu qui accède
à soi ou plutôt y retourne à travers le «labyrinthe» du fini, le mouve¬
ment négatif du périssement et des contradictions.3
Qu’en est-il de cet enchevêtrement dans la version définitive
d’Hypérion?
L’œuvre en sa version achevée se développe selon le rythme alterné
de la proximité et de l’éloignement, de la fusion et de l’exclusion, de la
plénitude de la joie et du vide de la détresse. Tour à tour et presque
dans le même temps, la Nature apparaît à Hypérion dans l’enthousias¬
me comme l’«esprit fraternel» qui l’abrite dans «la cime sacrée» de l’Un-
Tout, et dans la réflexion comme l’étrangère qui lui «refuse ses bras».4
Croit-il que son cœur bat à l’unisson du Père aimant du Ciel et de la
Terre, croit-il le connaître, le posséder, que déjà l’effroi s’empare de
lui, «à la pensée, dit-il, de n’avoir vu peut-être que moi-même»,5
«exilé» du jardin où il fleurissait, «dépérissant au soleil de midi».6 Qu’il
s’abandonne à la mémoire nostalgique d’une Arcadie perdue, à l’évo¬
cation d’une nouvelle Eglise imminente ou d’une nouvelle Grèce, qu’il
1 Hôlderlin, S.IE., II, p. 596.
2 Id., pp. 366-367.
3 Id., pp. 366-367.
4 Hypérion ou l'ermite en Grèce, trad. P. Jaccottet, pp. 15-16. Sauf référence directe au
texte allemand, c’est cette traduction que nous citons sous la désignation: Hypérion.
5 Hypérion, p. 19.
6 Id., p. 16.
l’itineraire de hôlderlin 169

s’immerge tout entier dans des amitiés qui lui paraissent divines,
toujours la vie consiste pour lui en «une alternance de déploiement et
de reploiement, d’envol et de retour en soi».1 Ou, comme il dit encore
plus profondément: «Il est une éclipse de toute existence, un silence
de notre être où il nous semble avoir tout trouvé.
Il est une éclipse, un silence de toute existence où il nous semble
avoir tout perdu, une nuit de l’âme où nul reflet d’étoile, même pas
un bois pourri ne nous éclaire».2
C’est dans l’intervalle de ces deux éclipses, de ces deux oublis
(Vergessen),3 de ces deux silences, que se meut la quête errante d’Hy-
périon: il y a une manière de tout trouver qui n’est qu’illusoire et à
laquelle correspond terme à terme une illusion d’avoir tout perdu. En
ce sens, rien n’est encore dit lorsqu’on affirme que l’esprit de l’œuvre
est celui «non seulement de la nostalgie élégiaque et sans limite de la
Grèce (domaine englouti de la Beauté pure) et de la Nature (mère
universelle de tous les vivants) ; c’est aussi - avec son corrélatif négatif
mais nécessaire - l’esprit de l’impatience face à toute limitation, la
douleur de sentir que le monde de l’homme est devenu positif et
rigidement ordonné».4 Car si c’est bien cette corrélation négative ou
cette antithèse de l’illimité et de la limite, de la Grèce et d’aujourd’hui,
de la Nature vivante et de la positivité morte, qui détermine le che¬
minement d’Hypérion et engendre les dissonances de son «caractère
élégiaque», elle n’est nullement le dernier mot de sa recherche. En
admettant que le but d’Hypérion soit, comme disait Hôlderlin dans
son essai de préface, l’union «à la Nature, en un Tout unique et infini»,5
ce but n’est tel que projeté par une impatience que le cheminement
même d’Hypérion vient contester. L’aspiration véhémente ou exaltée
à l’Un-Tout n’est justement pas à la mesure de l’Un qu’elle vise, et qui
ne lui apparaît comme un au-delà de toutes limites qu’en vertu de son
impatience même et de l’aveuglement propre à celle-ci. Hypérion le
fait déjà pressentir lorsqu’il écrit à Bellarmin que «le beau cycle» de la
Nature vaudrait aussi pour nous «n’était cet irrésistible désir d’être
tout qui gronde aux profondeurs de notre âme comme le Titan sous
l’Etna».6 Cette véhémence empédocléenne détourne donc de la patrie
cherchée, car «il n’est point de patrie pour le cœur sauvage».7 Il en est
1 Hypérion, p. 50 (trad. légèrement modifiée).
2 Id., p. 55-
a S.W., II, p. 136.
4 Beda Allemann, Hôlderlin et Heidegger, trad. F. Fédier, p. 23.
s S.W., II, p. 546.
« Hypérion, p. 26.
7 Id., p. 25.
170 l’itineraire de hôlderlin

une, en revanche, pour celui qui, fidèle à la limite se garde de céder à


cette poussée sans mesure:
«Je l’ai vu une fois, l’Unique, que cherchait mon âme, et l’accom¬
plissement que nous croyons plus éloigné de nous que les étoiles, que
nous reléguons jusqu’à la fin du temps, je l’ai senti présent. Ce Très-
Haut était là, dans le cercle de la nature humaine et des choses.
Je ne demande plus où il se trouve; il était dans le monde, il y peut
revenir; maintenant il y est seulement plus caché. Je ne demande plus
ce qu’il est; je l’ai vu, j’ai appris à le connaître.
O vous qui cherchez le plus haut et le meilleur dans la profondeur
du savoir, dans le tumulte de l’action, dans les ténèbres du passé, dans
le labyrinthe de l’avenir, dans les tombeaux ou au-delà des étoiles,
savez-vous son nom? Le nom de ce qui est l’Un-et-Tout?
Son nom est Beauté».1
L’Unique vers lequel se meut la recherche tour à tour enthousiaste
et désespérée d’Hypérion n’est donc pas l’au-delà d’une identité
suprasensible, mais l’ici-bas d’un déploiement vivant et multiple en
ses formes. Il n’est pas par-delà le temps dans un ciel où le passé et
l’avenir virent en éternité, il est présence du présent. Très haut mais
étant là. Irradiant dans ce monde, mais d’une lumière secrète toujours
menacée de se voiler. «On prétend qu’au-dessus des étoiles le combat
cesse, on nous promet que la fermentation de la vie, une fois notre lie
déposée, se changera en vin de joie; nul ne cherche plus nulle part ici-
bas le repos des Bienheureux. Je détiens un autre savoir».2
Lorsqu’il éclaire ainsi Bellarmin sur l’objet de sa recherche, Hypérion
entreprend à l’intention de son ami le récit d’un long chemin d’existence
déjà parcouru, dont il va s’efforcer au fil de ses lettres de décrire le
drame et de réfléchir le sens. Le sens de ce chemin, c’est sa direction
ou le but vers lequel il allait, le séjour dans lequel le cheminement
s’achève et s’accomplit. C’est ce but et ce séjour qu’il nomme en par¬
lant de la Beauté. Mais à celui qui est en chemin, comme l’a été Hypé¬
rion, le lieu vers lequel il va n’apparaît pas encore. Et sans doute en
est-il écarté par l’impatience qui le porte à y atteindre. Ainsi se dessi¬
nent deux couches dans le récit : celle du cheminement même qui est
un autrefois, et celle du regard sur le chemin parcouru. L’Hypérion
qui se confie à Bellarmin et lui raconte son passé n’est plus tout à fait
l’Hypérion du voyage, quoique ce soit ce voyage qui l’ait mis en droit
de parler comme il parle maintenant.

1 S.TE., II, pp. 150-151. (C’est nous qui traduisons).


2 Hypérion, p. 75.
l’itineraire de hôlderlin 171

De ce point de vue, il est significatif qu’au fur et à mesure qu’il


décrit son chemin d’épreuves borné par le tombeau de Diotima et les
ruines du grand projet de libérer le Péloponnèse, le ton d’Hypérion se
fasse plus paisible, comme si, en s’intensifiant la douleur même du
cheminement le rapprochait de ce qu’il cherchait. «Depuis, écrit-il
à Bellarmin peu après avoir évoqué les adieux à Diotima, beaucoup
de choses ont changé à mes yeux, et j’ai maintenant en moi ce qu’il
faut de paix pour rester serein devant tous les aspects de notre vie
(. ..) Tu ne le croiras point, du moins venant de moi! Je pense pour¬
tant que mes lettres à elles seules témoignent que mon âme s’apaise de
jour en jour».1
C’est dans l’éclairage de cette paix finalement approchée qu’Hypé-
rion se remémore son douloureux voyage et le juge. Son cheminement
allait vers la Beauté et Diotima lui en a ouvert la route : «C’est toi qui
m’as montré la voie. C’est avec toi que j’ai commencé.. .».2 Pareille
invocation, dans la piété de la mémoire, prouve déjà que la Beauté ne
s’identifie pas à l’aimée, et surtout qu’elle n’a pas son site dans la
fixité immédiate d’une fascination «spéculaire»,3 mais dans un mouve¬
ment ou une différenciation. Mais cela, Hypérion ne pouvait l’aper¬
cevoir qu’à la suite d’un long voyage, qui commence dans la fougue
pour s’acheminer lentement vers la paix. La fougue l’asservit à la loi
du tout ou rien - le Tout ou le Rien -, et le rend aveugle à ce que
Diotima lui révèle. Pendant tout le temps de son séjour auprès de
l’aimée, et malgré les conseils modérateurs que celle-ci lui prodigue,
Hypérion se comporte, ainsi qu’il le reconnaîtra plus tard, comme
celui «qui a tout perdu en voulant tout gagner».4 Pour moi, confiera-t-il
à Bellarmin, «les trésors cachés m’étaient trésors perdus».5
Cette fougue du Tout ou du Rien suppose une antinomie de l’amour
et de la Beauté, de l’indigence et de la plénitude. C’est ce qu’indique
bien cette invocation à Diotima : «Garde au moins ta paix et laisse-moi
suivre ma route. Ne permets pas que ton calme soit troublé, gracieux
astre, par ce qui fermente et bouillonne à tes pieds.
Ne laisse point tes roses pâlir, juvénile déesse! Ne laisse point ta
beauté vieillir dans les tracas de la terre. Ma joie, douce vie, est que tu
portes en toi l’insouciance du ciel. Il ne faut pas que tu ailles sombrer
dans l’indigence, que tu apprennes, de l’amour, la pauvreté».6

1 Hypérion, pp. 129-130.


2 Id., p. 68.
3 Comme le prétend J. Laplanche, Hôlderlin et la question du père, pp. 67 sq.
4 Hypérion, p. 82.
3 Id., p. 95.
6 Id., p. 83 (trad. légèrement modifiée).
172 l’itineraire de hôlderlin

Terre et ciel s’opposent donc comme ténèbres et lumière. Mais


Hypérion parle ailleurs de la terre en un tout autre sens : «C’est l’épouse
de jour en jour plus fidèle du dieu soleil, à l’origine peut-être plus
étroitement unie à lui, puis séparée de lui par un décret du Destin,
afin qu’elle le cherche, s’en rapproche, s’en éloigne, et, à travers peinse
et plaisirs, s’épanouisse en sa plus radieuse beauté. . . ».1
Dans cette optique, qui n’est plus du tout celle de la fougue, terre
et ciel sont appariés, et loin d’exclure l’indigence de l’amour, la Beauté
inclut la peine et s’inscrit dans une aire mouvante régie par la tension
et la polarité d’une approche et d’un éloignement. Elle n’est pas l’Un
exclusif de toute différence, car la différence est en elle, mieux la con¬
stitue. On ne s’étonnera donc pas qu’Hypérion, lors du pèlerinage à
Athènes, en un jour d’exceptionnelle sérénité où, sous l’influence
modératrice de Diotima, il éprouvait que ses «forces d’ordinaire exal¬
tées, dispersées, convergeaient toutes en le juste milieu»,2 place son
éloge de la Grèce et de la Beauté non sous le signe de Platon mais sous
celui d’Héraclite: «Seul un Grec pouvait inventer la grande parole
d’Héraclite, sv Staçépov èaurû - l’Un différencié en soi-même -, car
elle dit l’essence de la Beauté...».3 Cette référence à l’aphorisme
héraclitéen cité dans le Banquet dénote ici la persistance et la con¬
firmation explicite de la pensée qui nous paraissait animer la Metrische
Fassung et La jeunesse d’Hypérion. Justement la parole d’Héraclite,
en même temps qu’elle disait l’essence de la Beauté, marquait, selon
Hypérion, la naissance de la philosophie. Autrement dit, originelle¬
ment grecque, la philosophie n’est pas issue de la nostalgie d’une
patrie lointaine, mais d’un accord avec tout ce qui est, dans son mul¬
tiple avènement. «Qui n’aime pas le ciel et la terre et qui n’est pas aimé
d’eux, qui ignore l’accord avec l’élément dans lequel il vit, accord
dispensé par ce mutuel amour, ne peut, par nature, être en accord avec
soi; et s’il ressent la beauté éternelle, ce ne peut être, en tout cas, avec
l’aisance des Grecs».4 Celui-là n’est pas non plus appelé à la philosophie,
car avant que cette essence une et différenciée de la Beauté «fût in¬
ventée, il n’y avait pas de philosophie».5 En ce sens, la poésie est «le
commencement et la fin» de la philosophie, entendue en sa signification
originellement grecque, car la poésie n’est pas tellement activité
humaine que d’abord ce multiple avènement de l’Un se révélant dans

1 Id., p. 70.
2 Id., p. 97.
3 Id., p. 102 (trad. légèrement modifiée).
4 Id., pp. 102-103.
5 Id., p. 102.
l’itineraire de hôlderlin 173

la Beauté, ou, comme dit Hypérion, «poésie d’un être infini et divin».1
Et la philosophie, sous peine de se figer dans une «froide sublimité» n’a
de vie que si elle se laisse inspirer et saisir par cet avènement. Encore
celui-ci n’est-il pas maîtrisable en concepts, et c’est pourquoi le scep¬
tique mérite éloge, lui qui «ne déteste les défauts et les contradictions
de chaque pensée que dans la mesure même où il connaît l’harmonie de
la Beauté sans défaut - qui ne peut être pensée. Et s’il méprise le pain
sec que la raison humaine, pourtant bien intentionnée, lui offre, c’est
qu’il festoie secrètement à la table des dieux».2
Mais en ce sens aussi il n’est de philosophie que grecque, et dans la
fidélité à cette beauté. Ni l’Orient ni le Nord ne sont de nature aptes à
cette fidélité. Le chemin de l’accord avec l’Un-et-Tout de la Beauté est
fermé à l’un comme à l’autre, au premier en raison d’une démesure
dans la sortie de soi, au second en raison d’un excès inverse qui est la
démesure dans le repli. «L’Egyptien est assujetti avant d’être un Tout,
et c’est pourquoi il ignore le Tout, et la Beauté; le Très-Haut qu’il
nomme est une puissance voilée, une énigme terrible ; Isis sombre et
muette est son premier et son dernier mot, une infinité vide dont il
n’est jamais rien sorti de raisonnable (...) Le Nord, en revanche,
retourne trop tôt ses écoliers sur eux-mêmes; et si l’esprit de l’Egyptien
ardent, amoureux des voyages, s’empresse de trop courir le monde,
celui des hommes du Nord se décide au retour en soi avant même
d’être prêt à voyager».2 N’étant jamais lui-même, mais toujours perdu
dans une extériorité, le fils de l’Orient ne peut s’accorder ni avec soi
ni avec plus que soi. N’étant jamais que lui-même, le fils du Nord nie
absolument la part d’abandon que suppose un tel accord. Sa philosophie
sera tout au plus œuvre d’entendement ou de raison. Mais «l’entende¬
ment pur ne produit nulle philosophie, car la philosophie ne se réduit
pas à la connaissance bornée de ce qui est. La raison pure ne produit
nulle philosophie, car la philosophie ne se réduit pas à l’aveugle exi¬
gence d’un progrès sans fin dans la synthèse et l’analyse de chaque
substance possible».3
Ainsi l’alternance de l’envol et du repli qui était la loi du caractère
discordant d’Hypérion est aussi la loi même de l’Histoire. Seule la
Grèce a échappé à l’un et à l’autre de ces extrêmes. Seule, elle a su
allier l’abandon à la Nature et l’autonomie de la liberté. En prenant
source dans une Beauté à la fois «humaine et divine», en installant les

1 Id., p. 101.
2 Id., p. 103.
3 Id., p. 104 (trad. légèrement modifiée).
174 l’itineraire de hôlderlin

dieux dans la proximité de l'humain, en se gardant à leur égard de


«trop de servilité» mais aussi de «trop d’intimité», elle a évité à la fois
la prosternation orientale devant le despotisme du sacré et l’aridité du
Nord où l’«on croit trop peu à la vie libre et pure de la Nature pour ne
pas se raccrocher à la superstition du légal».1
S’agit-il donc de ressusciter la Grèce? Ce «naufrage du monde» que
sont l’extrême oubli de la Nature, le dépeuplement du ciel et le tarisse¬
ment de la Beauté est-il le prélude d’un retour à l’origine grecque?
«Ceux que tu attends reviendront, Nature», clame Hypérion, debout
«devant les décombres d’Athènes comme le laboureur sur la friche»:
«Un peuple rajeuni te rajeunira, tu seras sa fiancée et l’antique alliance
des esprits sera renouée avec toi. Il n’y aura qu’une seule Beauté:
l’homme et la Nature s’uniront dans l’unique divinité qui embrasse
tout».2 Faut-il, alléguant le ton de certitude de cette évocation, prêter
à YHypérion, dans sa version achevée, une philosophie de l’Histoire,
au sens de ce développement en trois temps - unité originelle, déchi¬
rement, synthèse supérieure - qu’esquissait Schiller dans les Lettres sur
l’éducation esthétique, et Hôlderlin à sa suite dans le Thaliafragment?
Il arrive en effet à Hypérion d’évoquer une «symphonie de l’Histoire»
qui, en trois temps, passe de l’unité immédiate de la Nature à un
extrême morcellement pour atteindre par cette médiation, et dans
l’élément de l’Esprit ou de l’Idéal, une unité plus accomplie qui est la
Beauté même.3 Cependant l’échec de l’expédition guerrière avec Ala-
banda signifie que la résurrection de la Grèce est le plus beau des
rêves, mais aussi «le dernier».4 Ni la conquête, ni le regret ne sont à la
mesure de la Beauté, cette source enfouie en laquelle la Grèce puisait
le meilleur d’elle-même. Justement parce qu’elle est l’Un qui se dif¬
férencie en soi-même, elle requiert un accord sans violence avec ce que
dispense le destin. Tel est le sens de ces paroles d’Hypérion à Bellar-
min: «Cher ami, je suis calme, car je n’exige pas un sort meilleur que
les dieux. Toutes choses ne doivent-elles pas souffrir? Et d’autant plus
1 Id., p. ioi, et d’une manière générale toute la dernière lettre du volume premier, pp.
96-112.
2 Id., p. 112 (trad. légèrement modifiée).
3 Notamment ces propos d’Hypérion: «Les hommes ont débuté au bonheur des plantes et
grandi jusqu’à maturité; ensuite, ils n’ont cessé de subir, du dedans comme du dehors, une
profonde fermentation, jusqu’à ce temps d’aujourd’hui où la race humaine, gravement
morcelée, présente l’image d’un chaos tel que le vertige saisit tous ceux qui sont encore
capables de voir et de sentir. Mais la Beauté, chassée de la vie, trouve refuge dans les hauteurs
de l’Esprit. L’Idéal s’apprête à relayer la Nature, et si l’arbre, à sa base, est flétri, il lui a
poussé une couronne nouvelle qui verdoie au soleil comme le fit le tronc jeune; l’Idéal a
relaye la Natures (Hypérion, p. 81). Cfr. J. Hoffmeister, Hôlderlin und die Philosophie, pp.
75-76. W
4 Hypérion, p. 164.
L ITINERAIRE DE HOLDERLIN 175

qu’elles sont plus excellentes? La sainte Nature ne souffre-t-elle pas?


O ma divinité! que tu puisses souffrir, radieuse comme tu l’es, j’ai mis
longtemps à l’admettre. Mais la félicité qui ignore la souffrance est
sommeil, et sans mort, il n’est pas de vie».1 De tels propos semblent
bien s’inscrire dans la ligne de la pensée de la finitude qui animait
toutes les ébauches du roman. Ils impliquent la reconnaissance au
cœur de l’Etre d’un mouvement de différenciation, auquel correspond
en l’homme la tension corrélative de deux aspirations antagonistes.
Et il nous paraît significatif qu’en plusieurs endroits de sa correspon¬
dance, et plus précisément dans les lettres où il mentionne ou commente
son Hypérion, ce soit sur des propos de ce genre que Holderlin mette
l’accent.2
Toutefois la dernière lettre d’Hypérion, celle qui clôt le roman, met
moins l’accent sur l’unité de la différenciation que sur la résorption
des différences dans l’unicité de la Vie. A l’idée que ni la Nature ni
l’humanité ne coïncident avec elles-mêmes, ni l’une avec l’autre, se
substitue celle d’une absorption de la première dans la seconde, et d’une
sorte d’inessentialité de la différence au regard de l’ardeur unificatrice
de la Vie: «O toi, pensai-je, avec tes dieux, Nature! moi qui ai rêvé
jusqu’au bout le rêve des choses humaines, je dis que tu es seule
vivante ; et tout ce que les âmes inquiètes ont inventé ou conquis fond
comme perles de cire à la chaleur de tes flammes (...) Les hommes
tombent de toi comme fruits pourris. Absorbe-les, ils reviennent à tes
racines (...)
O âme, âme! Beauté du monde! Toi l’indestructible, la fascinante,
l’éternellement jeune: tu es. Qu’est-ce donc que la mort et tous les
maux des humains ? Que de paroles creuses ont inventées ces originaux !
Toute chose en fin de compte advient par désir, et toute chose s’achève
dans la paix.
Les dissonances du monde sont comme les querelles des amants. La
réconciliation habite la dispute, et tout ce qui a été séparé se rassemble.

1 Hypérion, p. 187.
2 Cfr. S.W., II, p. 387, une lettre de Holderlin à son frère, où est évoquée cette corrélation
en l’homme de deux tendances antagonistes: «... tout esprit supérieur doit nécessairement se
sentir parfois à l’étroit dans sa sphère, quelle qu’elle soit. Je dis bien: parfois! car il ne
manquera pas de faire un retour sur lui-même et de se dire qu’un champ illimité risquerait
fort d’être encore moins propice au développement de son esprit qu’un champ limité» (trad.
N avilie, p. 161). La même idée est reprise un an plus tard (automne 1797) dans une lettre
adressée au même correspondant: «L’élément le plus homogène n’est pas toujours le plus
approprié. Un esprit porté à l’idéal sera bien avisé de faire de l’empirique, du terrestre, du
limité, son élément. S’il sait l’affirmer, ce sera lui, et lui seul, l’homme accompli» (S.FL., II,
p. 604; trad. Naville, pp. 184-185).
176 l’itineraire de hôlderlin

Les artères qui partent du cœur y reviennent: tout n’est qu’une


seule vie, brûlante, éternelle».1
Dira-t-on que la paix vers laquelle s’acheminait Hypérion est
renoncement à l’humain et absorption dans le cycle de la Vie, où tout
mouvement est synonyme de repos, toute division et toute inquiétude
synonymes d’égalité calme? Pareille conclusion serait bien peu com¬
patible avec le cheminement qui la précède puisqu’elle abolirait comme
illusoire toute la douleur traversée. Peut-être convient-il ici de prêter
attention aux derniers mots du roman, comme y invitait P. Bertaux
dans un travail ancien: «So dacht ich. Nàchstens mehr. Voilà ce que je
pensais. Bientôt j’en dirai davantage».2
Dans ces conditions, «la conclusion d'Hypérion, c’est précisément
que le roman reste en suspens, avec intention (...) Rien ne s’achève
de ce qui est vivant (...) Par delà les résolutions intellectuelles, l’exis¬
tence continue et ressaisit l’homme, et comme Poséidon Ulysse, le
ralance sans terme contre les rochers du rivage».3 Autant sinon plus
que l’hymne à la Nature, ce serait alors le Schiksalslied qui donnerait
à l’œuvre sa tonalité fondamentale:

«Les habitants du Ciel vivent purs de Destin


Comme le nourrisson qui dort ;
Gardé avec pudeur
En modeste bouton.
L’esprit éternellement
Fleurit en eux.
Et les yeux bienheureux
Considèrent la calme
Eternelle clarté.

Mais à nous il échoit


De ne pouvoir reposer nulle part.
Les hommes de douleur
Chancellent, tombent
Aveuglément d’une heure
A une autre heure.
Comme l’eau de rocher
En rocher rejetée
Par les années dans le gouffre incertain». 4
1 Hypérion, p. 199.
2 S.UC, II, p. 291.
3 P. Bertaux, Hôlderlin, p. 109.
4 Hypérion, p. 179.
l’itineraire de hôlderlin
177
A passer en revue les différentes voies suivies par Hypérion sur le
chemin du séjour où s’accomplit l’être-homme, on pourrait, dès lors,
réfléchir comme suit le sens de son cheminement. Le but du chemin,
ce séjour par lequel se définit l’essence de l’homme, reçoit dans le
roman diverses appellations: Etre, Nature, Beauté. C’est un seul et
même séjour qui est ainsi diversement désigné, mais c’est sur la Beauté
qu’Hypérion est le plus explicite, et c’est d’elle qu’il affirme le plus
nettement qu’elle est ce qu’il recherche. Or la Beauté est définie comme
l’Un-Tout, l’unité qui soude et suscite tout ce qui est, unité qui n’est
pas au-delà des différences distribuant tout ce qui est, mais qui, au
contraire, se différencie elle-même en elles. Le but ainsi défini conteste
certaines voies d’approche, qui lui sont inappropriées en vertu de leur
unilatéralité. Réclamer le dépassement de toutes limites, c’est mé¬
connaître le processus ontologique de la différenciation : même inaper¬
çue, la source du fini est la Beauté. Se satisfaire de la limite, comme le
veut la mesquinerie bornée du Nord, c’est céder à un aveuglement
inverse, en s’accrochant au limité sans en soupçonner l’origine infinie.
De même encore, souhaiter que l’humanité soit absorbée par la Nature,
enveloppée et retenue en elle comme l’enfant dans le sein de sa mère,
ou comme les fleurs dans le modeste déploiement d’une vie insoucieuse,
c’est se perdre dans une indifférence qui n’est ni à la mesure de la
Nature, puisque celle-ci est unité et source de la différence, ni à la
mesure de l’homme, car il est comme mandaté par la Nature à n’avoir
nulle part de repos. Mais justement parce que cette inquiétude et ce
commerce avec l’incertain sont suscités en l’homme par la Nature elle-
même, il ne peut davantage souhaiter que cette aspiration infinie qu’il
porte en lui le mène à la toute-puissance d’une auto-activité absolue.
En ceci consiste l’être-homme: dépasser le fini tout en y restant lié
parce que ce dépassement est la manière qu’a l’homme d’être fidèle à
la Nature en prolongeant et en révélant le mouvement de différen¬
ciation qui la constitue, et parce que cette retenue est l’aveu que ce
mouvement n’émane pas de lui.
A supposer, comme nous l’admettions plus haut, en nous fondant
sur certains passages de la correspondance de Hôlderlin, que l’époque
de la genèse de Y Hypérion livre certains signes d’une tension entre une
pensée de la différence et de la finitude, et une pensée de la synthèse
absolue, convenons donc que le roman est plutôt imprégné de la pre¬
mière pensée que de la seconde. Si la synthèse absolue est l’indifférence
au sens schellingien, il est manifeste que Hôlderlin, en définissant par
la différenciation la Beauté qui constitue le foyer de l’œuvre, marque
178 l’itineraire de hôlderlin

ses distances à l'égard de Schelling. Il ne s’agit pas de s’installer dans


une Unité absolue au sein de laquelle Nature et Esprit se confondent,
mais de se maintenir dans l’espace d’une différenciation originelle que
gouverne la polarité de la Nature et de l’activité infinie des hommes.
Mais plus que de distance à l’égard de Schelling, peut-être faut-il
parler de distance à l’égard de la philosophie comme telle? Les remar¬
ques philosophiques contenues dans les lettres de Francfort nous
avaient paru requérir une confrontation avec les écrits contemporains
de Schelling, et c’est à la lumière de cette confrontation que nous avions
abordé la version définitive de YHypérion. Force nous est de constater
maintenant l’étroitesse de cette optique. Car, loin que ces remarques
éclairent de manière satisfaisante le roman, c’est au contraire à la
lumière de celui-ci qu’il nous faut reconnaître leur portée. A prendre au
sérieux l’enseignement du roman, il apparaît, en effet, qu’il n’importe
nullement à Hôlderlin de promouvoir, comme le suggéraient les lettres,
un accomplissement esthétique de la philosophie, qui surmonterait
enfin les insuffisances et les contradictions de l’accomplissement
pratique entrepris par Fichte. Car un tel accomplissement de la philo¬
sophie ne pourrait, par définition, que rester prisonnier, alors même
qu’il prétend la satisfaire enfin, de l’ambition fondamentale de la
philosophie prescrite à l’Occident dès Aristote: maîtriser conceptuelle¬
ment les premières causes et les premiers principes de ce qui est. Et que
l’art soit considéré, ainsi qu’il le sera bientôt chez Schelling, comme
l’organon de la philosophie, cela signifie peut-être moins un hommage
rendu à l’art que la contamination du rapport à l’art par ce projet
philosophique. Aussi bien si YHypérion comporte un certain éloge de la
philosophie, il ne vise pas par là une version esthétique de la science
absolue, mais la remémoration d’une origine plus initiale que l’entre¬
prise décisive de Platon et d’Aristote. Dès l’époque de Tübingen,
Hôlderlin avait noté une idée de Lessing, à laquelle sans doute il
attachait grand prix et «selon laquelle le but du chercheur est d’at¬
teindre l’être, et non pas la connaissance». Bertaux, qui souligne com¬
bien cette idée est révélatrice des préoccupations profondes de Holder-
lin, la commente avec beaucoup de justesse: (le chercheur) «a rempli
sa mission non lorsqu’il a fourni une explication - l’explication n’est
qu’un moyen, non la fin dernière - mais lorsqu’il a révélé une existence,
nous voudrions même dire: une présence».1 Précisément lorsqu’il fait
mérite à Héraclite d’avoir par 1’ ev Siacpépov eocuxco exprimé l’essence
de la beauté et tout ensemble institué la philosophie, Hôlderlin n’en
1 P. Bertaux, op. cit., p. 219.
L ITINERAIRE DE HOLDERLIN 179

appelle pas à un «principe philosophique premier et suprême», analogue


en son genre, et par exemple, au premier principe de la Doctrine de la
Science : Moi = Moi.1
L’ev Stacpépov eaura» n’est pas le principe d’une démarche explicative
soit de l’entendement, soit de la raison, mais l’expression d’un accord
avec l’être, en tant que présence. C’est justement pourquoi il n’y a pas
lieu de reprocher à Holderlin de n’en avoir pas fait le point de départ
d’une élaboration philosophique et de s’en être tenu au principe seul.2
Car le recours à la parole héraclitéenne n’est pas la revendication d’un
nouveau point de départ pour la démarche de la Science absolue, mais
le rappel d’une présence à laquelle correspondait le dire d’Héraclite et
que la philosophie, une fois instituée, laissa s’enfoncer dans l’oubli.
D’où l’ambiguïté du rapport de Holderlin à la philosophie. Issue
comme l’art et la religion de la manifestation de l’Iv Stacpépov éocutû, la
philosophie correspond à ce moment où, comme dit Holderlin, «la fleur
s’étant épanouie», on pouvait «l’effeuiller», «la décomposer», la «diviser
par la pensée».3 Mais, cessant d’être éclairée par la révélation qui l’a
mise en branle, la philosophie devient œuvre d’«entendement» ou de
«raison», n’étant plus dans le premier cas que la plate et «simple con¬
naissance de ce qui existe», et dans le second, que l’«aveugle exigence
d’un progrès sans fin dans la synthèse et l’analyse de chaque substance
possible».4 Ces deux voies ouvertes à la philosophie traduisent le même
oubli: d’une part la connaissance de ce qui est, en tant que préoccu¬
pation purement positive, est méconnaissance de l’être; d’autre part,
le processus de l’union et de la différenciation, dans la mesure où il se
réduit à n’être plus qu’une opération de la subjectivité, recouvre plus
qu’il ne l’exprime l’cv Siacpépov eauxü, ce mouvement même de la
présence, dont d’ailleurs en tant qu’exigence il ne peut être que le
signe vide.
Si nous les situons dans la perspective de ce processus de la présence
au lieu de les inscrire dans l’optique d’une version esthétique de la
Science absolue, les passages philosophiques de la correspondance citée
reçoivent leur véritable sens. Certes, ils établissent, sans la définir,
une connexion intime entre Science et Beauté. Comme la tâche de la
Science au sens que ce mot prend chez Fichte est l’accès à une synthèse
absolue, nous avons cru pouvoir déceler dans ces textes l’idée que la
Beauté est la manifestation de cette synthèse. Mais ce faisant, c’était
1 J. Hoffmeister, Holderlin und die Philosophie, p. 71.
2 Id., ibid., p. 72.
3 Hypérion, p. 102.
4 Cfr. supra p. 173.
i8o l’itineraire de hôlderlin

sur la Science plus que sur la Beauté que nous faisions porter l’accent.
Or Hypérion nous invite à faire porter l’accent sur la Beauté, qui est
son unique thème. De plus il nous invite à penser la Beauté non comme
synthèse absolue, mais comme ev Siacpépov eauTÔb Enfin, il définit la
connexion de la Science (ou de la philosophie) et de la Beauté, en affir¬
mant que celle-ci est la seule source de celle-là, mais une source dont la
démarche de la pensée est portée à s’éloigner. Par là s’éclairent certains
passages des fragments de la correspondance, difficilement compré¬
hensibles dans la perspective de la Science absolue. Comment com¬
prendre, en effet, dans cette perspective que la Beauté soit, comme le
disait Hôlderlin dans ces fragments, «non représentable et hors de
prises»? Comment comprendre que la science soit un «labyrinthe» que
l’on ne peut parcourir qu’en regrettant fortement la «patrie» 1 qui est
la Beauté? Dira-t-on qu’à tout le moins le langage de ces fragments
est celui de Fichte et du jeune Schelling? Assurément, mais cela n’im¬
plique nullement communauté de projet. Le projet hôlderlinien ne
peut s’éclairer que de l’intérieur, par le dire même du poète, or celui-ci
exprime moins le souci de la conquête spéculative d’une synthèse
absolue, celle-ci fût-elle conçue comme unité des oppositions, que celui
d’un patient apprentissage d’une sorte de piété de la présence. C’est
par le souci de cette piété que se définit le rapport de Hôlderlin à la
philosophie, ou à la Science.
C’est en prenant en vue ce souci que l’on peut lever la contradiction
apparente de certains propos hôlderliniens touchant la philosophie.
N’y a-t-il pas contradiction par exemple à dire, d’une part, que «Kant
est le Moïse de notre nation» 2 et, d’autre part, que «la nouvelle philo¬
sophie est loin de suffire à l’éducation de l’époque»,3 qu’elle est «l’hôpi¬
tal du poète malchanceux».4 Mais la contradiction s’évanouit si l’on
s’avise que de part et d’autre le point de repère de Hôlderlin est cette
présence qu’il appelle aussi Nature. Lorsqu’il dit que la nouvelle
philosophie est «la seule philosophie possible de l’époque», et qu’elle l’a
tirée de «l’engourdissement égyptien», Hôlderlin n’exprime aucune
adhésion exclusive à la subjectivité moderne. Au contraire, prolon¬
geant son image, il parle du «désert illimité» de la spéculation kantienne
et lui reproche de s’en être tenue «trop unilatéralement à la puissante
auto-activité de la nature humaine».5 Le mérite de la révolution

1 Cfr. supra p. 168.


2 S.W., III, p. 367.
a Id.
4 Lettre à Neuffer, 12 novembre 1798, S.W., III, p. 347.
6 S.W., III, pp. 367 sq; trad. Naville, p. 220. (Lettre de Hôlderlin à son frère, 1 ianvier
1799)
L’ITINERAIRE DE HÔLDERLIN 181

copernicienne n’est pas d’avoir subordonné les objets au sujet, et


soumis la présence ou la Nature à l’empire de la subjectivité, mais
d’avoir révélé en l’âme humaine une «aspiration infinie»1 qui est moins
son privilège ou sa prérogative que la voix de la Nature en elle. Si
Hôlderlin pensait la leçon du kantisme comme un appel à se détourner
des choses pour saisir la puissance organisatrice et législatrice d’une
conscience qui les illumine, on ne comprendrait pas qu’il puisse faire
mérite à la «nouvelle philosophie» d’attacher «une importance extrême
à l’universalité de l’intérêt qu’il faut prendre aux choses».2 Mais
précisément l’aspiration infinie inscrite au cœur de l’homme est
identique à l’ouverture de ce champ universel d’intérêt. C’est en tant
qu’il est appelé à un dépassement de tout ce qui se présente à lui que
l’homme est ouvert à toute présence. Mieux ce dépassement est comme
le saisissement de l’homme par l’acte même de la présence, par l’Etre,
en termes holderliniens par la Nature, et c’est pourquoi Hôlderlin
définit ailleurs l’aspiration infinie mise en lumière par Kant, comme
l’«esprit de la Nature» en l’homme.3 Mais en définissant cette aspiration
comme auto-activité, Kant en a méconnu la foncière réceptivité à
l’égard de la Nature; c’est en quoi il n’introduit pas vraiment dans la
patrie, mais se borne négativement et de manière unilatérale à ménager
au-delà du cercle de la positivité un horizon infini. Par là, il arrache
bien la conscience à sa fixation univoque à ce qui est, mais c’est pour
l’abandonner dans le désert de la négativité sans encore lui révéler la
présence.
C’est en ce sens que Hôlderlin poursuit en affirmant que la nouvelle
philosophie est loin de suffire à l’éducation de l’époque, et en réclamant
que cesse «l’incompréhension dégradante» où l’on tient l’art et surtout
la poésie. Car si l’on a déjà beaucoup parlé «de l’influence des beaux-
arts sur l’éducation des hommes», c’était, dit-il, d’une manière exté¬
rieure et sans sérieux, «parce qu’on ne pensait pas ce qu’est la Nature
de l’art et en particulier de la poésie». «On la prenait pour un jeu, parce
qu’elle se présente sous l’humble figure du jeu, et l’on ne pouvait
alors raisonnablement lui accorder d’autre effet que celui du jeu, à
savoir la distraction, presque le contraire de l’action qu’elle exerce,
lorsqu’elle est présente dans sa vraie nature. Car alors, l’homme se
rassemble à son voisinage et elle lui accorde repos, non le repos vide,
mais le repos vivant où toutes les forces sont en éveil, et seulement
1 Loc. cit.
2 Id.
3 S.IV., III, p. 402; trad. Navilie, p. 240. (Lettre du 4 juin 1799, adressée par Hôlderlin à
son frère).
i82 l’itineraire de hôlderlin

parce que leur harmonie intime ne peut être reconnue lorsqu’elles sont
actives. Elle rapproche les hommes et les rassemble, mais non comme
le jeu qui ne les réunit que parce que chacun s’y oublie et que la spécificité
vivante d’aucun d’eux ne s’y fait jour». La poésie, elle, réunit les hom¬
mes en «un tout vivant, intime, différencié de mille manières, car c’est
justement un tel tout que doit être la poésie elle-même, et telle la
cause ainsi l’effet».1 Qu’on ne s’y trompe pas, en dépit d’un vocabulaire
à consonance psychologique, la portée de ce texte est tout autre: elle
n’est pas ontique mais ontologique. C’est de l’art dans sa nature
originellement poétique, de la poésie dans son essence et de l’homme
dans son essence qu’il est ici question.2 Qu’est-ce en effet, que ce «tout
vivant, intime, différencié de mille manières» jusque dans son fonde¬
ment le plus originel, sinon l’é'v Stacpépov eauxQ? C’est une seule et
même présence qui se révèle et parle dans le langage du poème, fait
signe à l’homme et le rassemble ou le recueille dans son être, en même
temps qu’elle rassemble ce qui est.
Mais cette reconduction est le privilège de la poésie et d’une telle
reconduction la philosophie demeure incapable. Elle est, dit Hôlderlin,
«le refuge des poètes malchanceux». Certes, c’est le souci de la présence
qui l’a mise en branle et continue de la régir quoiqu’elle en ait, mais elle
en reste, au mieux, au moment négatif de l’aspiration, où ce qui est
est sans doute dépassé dans sa positivité immédiate, mais au profit
seulement de ce qu’il n’est pas, ou d’un pur idéal, non de la présence
elle-même. Au-delà du présent dans sa positivité, mais toujours en
deçà de la présence, elle est donc un refuge pour ceux qui, incapables
de se tenir en ce lieu où l’Un se différencie et où, ce qui revient au
même, la présence fuse à travers le présent, n’en ont pas moins dépassé
la plate préoccupation «de ce qui existe». Mais - il faut y insister au
risque de se répéter - cette présence que Hôlderlin appelle Etre, Beauté
ou Nature, n’est rien en quoi l’homme devrait s’engloutir: elle n’a de
site que dans le temps des hommes et ne se révèle qu’à travers leur
incessante activité.

1 S.W., III, pp. 368-369; trad. Naville, pp. 220-221 (trad. modifiée).
2 Ce texte date d’ailleurs de l’époque où Hôlderlin avait le projet de faire paraître une revue
mensuelle pour laquelle il réunissait des matériaux et notamment des réflexions sur «l’essence
de la poésie» (cfr., par exemple, lettre à Neuffer, 4 juin 1799, S.UC, III, pp. 393-397).
l’itineraire de hôlderlin 183

5. LE CYCLE D’EMPÉDOCLE ET LA PENSÉE PATIENTE DE

L’ev Siacpépov èauTco

Tout ceci nous semble exprimé de manière particulièrement nette


dans une lettre que Hôlderlin, résidant alors à Hombourg, adressait
à son frère le 4 juin 1799, à l’époque où il écrivait La Mort d’Empédocle.
En voici un long passage très significatif : «Ce que les hommes ont de
grand et de petit, de meilleur et de pire, tout jaillit d’une seule source,
et dans l’ensemble tout est bien. Chacun accomplit à sa manière, plus
ou moins bien, sa mission d’homme: multiplier la vie de la Nature,
l’accélérer, la particulariser, la mélanger, la séparer, la lier. Il faut bien
reconnaître que cet instinct originel qui pousse à idéaliser, accélérer,
façonner, développer et parfaire la Nature n’anime plus guère les
travaux des hommes; ce qu’ils font, ils le font par habitude, par
imitation, pour obéir à la tradition et par suite des besoins que leurs
ancêtres leur ont artificiellement créés. Mais s’ils veulent conserver,
comme leurs pères en avaient pris l’initiative, des habitudes de luxe,
le goût de l’art et des sciences, etc., il faut qu’ils possèdent aussi l’in¬
stinct qui les animait; ils doivent, pour s’instruire, être organisés
comme les maîtres. Mais cet instinct paraît bien affaibli, chez les épi¬
gones; il ne se manifeste d’une manière vivante que chez les originaux,
ceux qui pensent par eux-mêmes ou chez les inventeurs. Tu constateras,
cher, que je viens de défendre un paradoxe: l’instinct qui pousse les
hommes vers les arts et les sciences avec toutes leurs transformations
et leurs variétés, est un véritable service que les hommes rendent à la
Nature. Mais ne savons-nous pas depuis longtemps que tous les courants
épars de l’activité humaine se jettent dans l’océan de la Nature,
comme ils y prennent leur source? Les hommes font presque toujours
leur chemin à l’aveuglette, en maugréant et à contre-cœur, et se
montrent grossiers et vulgaires. Le rôle de la philosophie, des beaux-
arts, de la religion, issue elle-même de cet instinct, c’est de les guider
au cours de ce voyage, pour qu’ils le fassent les yeux grands ouverts,
avec joie et dignité. La philosophie nous révèle cet instinct et lui
désigne un objet infini dans l’idéal qui l’affermit et le purifie. L’art
représente à cet instinct son objet infini sous une forme vivante, dans
la représentation d’un monde supérieur; et la religion donne à l’in¬
stinct l’intuition et la foi que ce monde supérieur réside là même où
il le cherche et veut le trouver, c’est-à-dire dans la Nature, dans son
univers propre et dans celui qui l’environne, comme si une faculté
secrète ou un esprit attendait d’elle son épanouissement.
184 l’itineraire de hôlderlin

La philosophie, les arts, la religion, ces prêtresses de la Nature


exercent donc d’abord leur action sur l’homme et n’existent que pour
lui; mais en conférant à l’activité directe de l’homme sur la Nature de
la noblesse, de la vigueur, et de la joie, elles agissent réellement à leur
tour sur la Nature d’une façon médiate. Elles ont encore toutes trois -
mais surtout la religion - un autre effet ; c’est de persuader à l’homme
à qui la Nature s’offre comme un objet d’activité et qui fait partie,
en tant que puissante force motrice, de son organisation infinie, qu’il
ne peut se considérer comme son maître et son roi. Si grands que soient
son art et son activité, il lui faut s’incliner modestement et pieusement
devant cet esprit de la Nature qu’il porte en lui, qui l’imprègne et lui
donne sa force et son élément. Quoi qu’ils aient déjà produit et doivent
encore produire, l’art et l’activité générale des hommes ne peuvent
rien faire naître de vivant, ni créer par eux-mêmes les corps simples
qu’ils transforment et façonnent; ils peuvent développer les forces
créatrices, mais elles sont elles-mêmes éternelles et tout à fait indépen¬
dantes des efforts humains.
Voilà pour ce qui concerne l’activité humaine et la Nature...»1
«L’activité humaine et la Nature»: c’était déjà le thème central de la
pensée de Hôlderlin à l’époque où il préparait le Thaliafragment.
C’était ce thème qu’il désignait lorsqu’il disait sa double préoccupation
pour Kant et pour les grecs. Tel est aussi, nous pensons l’avoir montré,
l’unique thème des diverses versions de l’Hypérion. L’activité humaine
et la Nature: dans ce que cette formule prescrit comme tâche à la
pensée, c’est, si l’on peut ainsi s’exprimer, le et qui importe de plus en
plus aux yeux de Hôlderlin. C’est l’essentielle conjonction des deux
termes qui forme le point de repère central et de plus en plus net de
son itinéraire. La Nature est l’épanouissement de forces «tout à fait
indépendantes des efforts humains», et elle est aussi et indissolublement
la source unique et cachée de la créativité des hommes et le seul souci
qui les anime. Il n’y a là aucune contradiction. Car la Nature en in¬
spirant l’activité humaine ne se rend pas dépendante de l’homme, elle
lui donne mission de la manifester en multiples façons. C’est justement
en tant que source de cette multiple activité qu’elle ne cède pas à la
maîtrise humaine. Suscitée par la Nature qui se manifeste en elle et
par elle, cette activité est au contraire un «service que les hommes
rendent à la Nature», davantage elle est la seule manière qu’ils ont de
lui être fidèle.

1 S.IE., III, pp. 400-402; trad. Naville, pp. 239-240.


l’itineraire de hôlderlin
185

Certes, une fois ouvert le champ infini de cette activité, les hommes
méconnaissent qu’ils correspondent au plus intime d’eux-mêmes à
cette présence qui suscite leurs démarches et ne reconnaissent plus
dans ce qui est que la matière de leur agir étroit et aveugle. Pourtant,
plus profonde que cet horizon limité sur lequel ils assurent leur maî¬
trise, la Nature est là qui se soustrait à toute domination. Plus pro¬
fonde que cette action bornée et la fondant, une aspiration infinie
continue de sourdre en eux et d’y imprimer l’écho de la Nature. La
philosophie, l’art, la religion lèvent cet oubli et renversent cet aveugle¬
ment dans lesquels l’homme s’enlise et la Nature disparaît, en rame¬
nant l’homme à la piété de cette présence dont ils sont tous trois les
gardiens, la première révélant à l’homme, fût-ce à titre d’exigence,
l’«instinct de la Nature» qu’il porte en lui, le second lui manifestant de
la manière la plus immédiate l’objet de cet instinct, la troisième lui
faisant pressentir que cet objet n’est pas un au-delà, qu’il réside dans
son monde même, mais comme un fond, «une fondation cachée» (eine
verborgene Anlagé), ou «un esprit qui veut être déployé».1
De l’enthousiasme pour l’Un-Tout de la Nature à la pensée patiente
et grave de l’sv Stacpépov èauTÔbtels seraient alors les deux pôles de
l’itinéraire de Hôlderlin. Le fragment de lettre que nous venons de
commenter date de l’époque où le poète préparait sa tragédie: La Mort
d’Empédocle. On sait que, projetée dès le séjour à Francfort, cette
œuvre allait connaître deux versions successives laissées inachevées,
puis donner lieu à trois essais philosophiques groupés sous le titre
général de Grund zum Empedokles, lequel désigne plus précisément le
dernier d’entre eux, avant de subir enfin une dernière élaboration,
restée elle aussi en suspens: Empédocle sur l’Etna. Il ne nous appartient
pas d’étudier ici dans le détail les diverses étapes de l’Empédocle, mais
d’y repérer et d’y souligner l’importance décisive qu’y conquiert la
pensée de l’ev 8ux9épov èauxû, qui déjà nous semblait former le noyau
et la borne infranchissable de YHypérion, en dépit de la nostalgie dont
le roman restait empreint et à laquelle il devait son ton élégiaque. Les
étapes de Y Empédocle sont analysées dans de nombreux travaux dont
les plus récents à retenir l’intérêt sont celui d’Allemann: Hôlderlin et
Heidegger, et celui de Laplanche: Hôlderlin et la question du père.
Nous conviendrons avec ces travaux que le thème qui préside aux
transformations successives de Y Empédocle est celui de la relation de
la Nature et de l’Art, ce dernier terme désignant précisément ce que
Hôlderlin appelait «activité humaine» dans la lettre à laquelle nous
1 s.nc, ni, p. 402.
i86 l’itineraire de hôlderlin

nous référions plus haut. Les étapes de YEmpédocle témoignent donc


toujours du souci de ce même thème dont nous avons noté l’apparition
et les racines profondes dans l’itinéraire holderlinien, et c’est à ce titre
qu’elles requièrent notre attention. Allemann remarque à bon droit
que Hôlderlin commence par donner pour principe à sa tragédie la
décision de fuir l’Art pour la Nature salvatrice.1 Le plan de Francfort
en effet présente le héros en ces termes: «Empédocle, disposé depuis
longtemps déjà par son caractère et sa philosophie à la haine de la
culture, au mépris de toute occupation trop déterminée, de tout intérêt
orienté vers des objets divers, ennemi mortel de toute existence univo¬
que, et pour cette raison, insatisfait au sein même de situations réelle¬
ment belles, indécis, souffrant uniquement parce que ce sont là des
situations particulières et qu’elles ne le satisfont pleinement que
ressenties dans un grand accord avec tout le vivant, uniquement parce
qu’en elles il ne peut vivre et aimer comme un dieu, d’un cœur qui
intimement s’accorde tout entier au présent, et libre et déployé comme
un dieu, uniquement parce que, dès que son cœur et sa pensée em¬
brassent le présent, il se trouve lié à la loi de la succession. . . ».2 Au
dire d’Allemann, ce texte dénote que le projet de Y Empédocle est issu
de l’état d’esprit qui avait présidé à l’Hypérion, l’esprit de l’"Ev xod tcocv,
dont les deux traits corrélatifs sont, d’une part, l’adoration de la
Beauté pure et de la Nature illimitée, et, d’autre part, le refus impatient
de toute détermination.3 Cette caractérisation est trop générale pour
nous satisfaire. Elle est loin, tout d’abord, de coïncider avec le sens de
YHypérion, tel qu’une lecture attentive des différentes versions du
roman permet de s’en approcher. En effet, dans cette lente quête de
l’origine, qui est une quête de la Nature et de la Beauté, il s’agissait
moins d’opposer l’infini aux déterminations, l’éternel au temps que
de discerner leur lien essentiel. «Ce qui n’est pas Tout et éternellement
Tout ne m’est rien»,4 criait certes Hypérion qui se trouvait être ainsi
tour à tour la proie d’une nostalgie désespérée de la Nature et de la Beauté
et le héros actif d'une négation de toute détermination et de la con¬
quête rationnelle de la liberté pure. Mais nous l’avons vu à maintes
reprises récuser à la fois cette nostalgie qu’il disait «vaine» et cet
esprit de conquête. Par-delà la fougue du Tout ou Rien, Hypérion
comprenait que les «expériences mortelles» et «tous les avatars de la

1 B. Allemann, Hôlderlin et Heidegger, trad. F. Fédier, pp. 23—24.


2 SAE., III, p. 67.
3 B. Allemann, op. cit., pp. 23-24.
4S.W., II, p. 54.
l’itineraire de hôlderlin 187

pure Nature font partie de sa beauté» 1 et qu’elle est aussi affligée


qu’elle est heureuse.2 La présence pleine et sans faille chantée dans
l’enthousiasme de l'Ev hou 7tàv faisait place à l’"Ev Sixcpépov éocurü dont
la paix a pour principe le déchirement et qui prescrit à la présence de
ne se fonder jamais que sur sa suppression, à l’union de reposer tou¬
jours sur ce qui déchire. Mais s’il en va bien ainsi, prétendre que le plan
de l’Empédocle émane de l’esprit de l’"Ev xou toxv, ce serait admettre
qu’il témoigne d’une régression bien en deçà de la pensée dont les
diverses versions de 1 ’Hypérion marquaient les jalons. Or rien n’impose
de l’admettre et pas même le texte de ce projet: qu’Empédocle décide
de fuir l’Art pour la Nature, cela n’implique nullement que Hôlderlin
considère cette décision comme ontologiquement fondée et pense qu’il
y ait antinomie entre la totalité et les déterminations, entre la présence
et la temporalité; bien plutôt, en décrivant Empédocle «insatisfait
au sein même de situations réellement belles», il nous semble vouloir
marquer par l’usage du terme «beau», qui toujours dans sa langue a
valeur de prédicat ontologique, que l’attitude empédocléenne est aussi
unilatérale que ce qu’elle nie, et méconnaît que la Beauté a partie
liée avec la temporalité et les déterminations. Du reste, une ode inti¬
tulée «Empédocle» et datant de la même époque que le plan initial de
la tragédie, témoigne des réserves de Hôlderlin :

«Tu cherches la vie, tu la cherches sans cesse, et voici


qu’un feu divin jaillit et flambe à ta rencontre, surgi des profondeurs
de la terre,
et frissonnant de désir
tu te jettes dans le brasier de l’Etna.
Ainsi l’orgueil d’une reine faisait fondre les perles dans le vin ;
Il n’importait guère! Mais pourquoi avoir sacrifié
ta richesse, ô poète,
en la précipitant dans le cratère bouillonnant ?

Je te vénère pourtant à l’égal de la Terre


dont le pouvoir t’a repris, ô victime intrépide!
Et si l’amour ne me retenait, je voudrais suivre
dans le gouffre ce héros».3

1 Hypérion, p. 129.
2 Id., p. 187.
3 S.W., III, p. 19; G. Bianquis, Hôlderlin. Poèmes, pp. 155-157.
i88 l’itineraire de hôlderlin

D’emblée, la décision empédocléenne de fuir la culture pour le feu divin


de la présence est donc considérée comme une démesure. Loin que le
destin du poète soit dans un tel mouvement, c’est au contraire sa
mission de poète qui doit le préserver de la tentation empédocléenne.
Et, de même, le sens de l’amour, toujours associé par Hôlderlin à la
Beauté, n’est pas dans l’abîme de la fusion mais dans la garde de
certains liens.
Mais sans souscrire à la thèse d’Allemann, et cela dans la mesure où
elle nous semble pâtir d’une interprétation trop sommaire de YHypé-
rion, qui conduit à découper un peu arbitrairement l’itinéraire hôlder-
linien en deux périodes dont les tendances seraient fondamentalement
différentes, voire opposées,1 il faut lui reconnaître le mérite de mettre
en lumière, par une analyse des motivations de la mort du héros dans
les versions successives de YEmpédode, le caractère de plus en plus
problématique du destin du sage grec aux yeux de Hôlderlin. Quelle
est la justification de la décision que prit Empédocle de se jeter dans
l’Etna? Quel est le sens de cette mort? Est-elle une solution et que
vient-elle résoudre? Par ces questions latentes qui déterminent l’in¬
cessante remise en chantier et finalement l’abandon de la tragédie,
c’est tout le questionnement dont nous avons tenté de suivre le che¬
minement qui se trouve à la fois réfléchi et approfondi de manière
décisive. Fuir l’Art pour la Nature, abolir toute détermination en
s’engouffrant dans l’unité indifférenciée de l’originel, tel est, au départ,
selon Allemann, la signification qu’attribue Hôlderlin à la mort d’Em-
pédocle. Et c’est bien en effet ce qu’exprime la prédication d’Em-
pédocle dans la première ébauche de la tragédie :

«Souvent sommeille, comme noble semence


Dans une morte écorce, le cœur des mortels
Jusqu’à ce que leur temps soit arrivé;
(...)
Jusqu’à ce qu’ils soient fatigués de leurs étroites menées
Et que dans leur joie froide leur poitrine
Comme Niobé, se sente prisonnière, et que leur esprit
Se sente plus fort que tout souci,
Et que se souvenant de son origine, la Vie cherche
La vivante Beauté, et se complaise à se déployer
En la présence du Pur».2

1 B. Allemann, Hôlderlin et Heidegger, pp. 23-37.


2 S.W., III, pp. 148-149.
l’itineraire de hôlderlin 189

C est bien aussi le sens des adieux au disciple Pausanias, qui accepte
mal cet arrachement :

«... Demeurer,
C’est être semblable au fleuve, que le froid
Emprisonne. Fou que tu es! Dort-il et s’arrête-t-il
Quelque part, l’esprit sacré de la Vie,
Que tu voudrais, toi, le lier, lui, l’esprit pur?»1

C’est bien enfin le sens des paroles de Panthéa, l’amante, après le


départ du héros:

«Il brille, proche de son couchant


Lui, le grave et ardent, ton bien-aimé, Nature.
Ton fidèle, ton sacrifié.
O les apeurés devant la mort ne t’aiment pas;
Fallacieux le souci leur enchaîne
Le regard; au rythme de ton cœur
Leur cœur ne sait plus battre; ils se dessèchent
Séparés de toi, ô Tout sacré
Toi tout entier vivant et jusqu’en tes abîmes. Gloire à toi.
Et que par lui te soit porté témoignage, ô toi qui es
Exempt de la mort».2

Mais Hôlderlin ajoute au manuscrit de cette première version à propos


du dernier monologue d’Empédocle, une note qui marque sa résistance
à la fougue empédocléenne, en souligne le caractère unilatéral, et fait
ressortir, selon les termes de Laplanche que «le moment de la déter¬
mination, de la perte de la totalité, ne lui paraît pas marqué avec assez
de vigueur, ne possède pas une subsistance réelle»: 3 «Ces sages qui,
dans leur esprit, font des distinctions purement générales, s’en re¬
tournent par trop rapidement dans l’Etre pur, et tombent ainsi dans
une indifférence d’autant plus grande qu’ils croient avoir fait des
distinctions suffisantes, et que la non-opposition, où ils sont revenus,
ils la prennent pour une non-opposition éternelle. . .».4
Contre la hâte empédocléenne de la réunion à l’Un, n’est-ce pas
affirmer qu’il n’est d’authentique retour que celui qui assume la dureté
de l’opposition, la fermeté de la différence? C’est à ce «moment de la
1 S.W., III, p. 161.
2 Id., pp. 170-171.
3 J. Laplanche, Hôlderlin et la question du père, p. 109.
4 S.IV., III, pp. 531-532-
190 l’itineraire de hôlderlin

détermination» que le premier des fragments philosophiques groupés


sous le titre de Fondement pour l’Empédocle tente de faire sa part.
Tout se passe comme si ce texte prenait son départ au point même
où s’achevait la première version de la tragédie: «L’ode tragique com¬
mence dans le feu suprême...». Mais d’emblée ce feu suprême que
La Mort d’Empédocle décrivait comme l’intimité sans faille de la Vie
ou de la Nature qui se recueille dans la totalité de sa libre immanence,
est présenté comme une démesure, un excès qui semble être exacte¬
ment corrélatif de cette insuffisance de la distinction évoquée par la
note que nous venons de citer: «... l’esprit pur, intimité pure, a
franchi ses limites, il n’a pas tenu avec assez de mesure les liens de la
Vie, ces liens qui nécessairement et donc pour ainsi dire sans la Vie
sont poussés au contact et y sont poussés excessivement par toute la
disposition intérieure (sensibilité physique ou morale) : la conscience,
la réflexion, ou la sensibilité physique; et ainsi par l’excès de l’intimité
est né le conflit que l’ode tragique imagine dès le début pour exposer le
Pur.. -».1 Il y a donc une démesure de l’intimité par laquelle celle-ci
outrepasse les limites qui pourtant la constituent.
La Vie, ou la Nature, a des liens auxquels elle ne peut s’arracher et
qui se peuvent désigner d’un seul nom: conscience, Bewusstsein. Et
comme ces liens sont les liens de la Vie et se nouent en elle, ils ne peu¬
vent, si leur nœud est tranché, que passer à l’antipode de l’intimité,
dans cette sorte d’extériorité pure ou de nécessité sans vie, à laquelle
mène le contact avec la pure diversité. A l’excès de la libre immanence
correspond l’excès de la nécessité extérieure, qui est le règne exclusif
de l’Art, de l’entendement, des déterminations. Ce sont là deux ex¬
trêmes qui s’appellent mutuellement: «l’extrême de la non-différen¬
ciation, du Pur, du supra-sensible, qui semble ne reconnaître aucune
indigence» et «l’extrême de la différenciation et de l’indigence».2 Aussi
bien ne s’agit-il pas de fuir la différenciation pour la vie pleine de l’in¬
timité pure, car c’est de l’excès de l’intimité qu’est né le conflit autant
que de l’excès de la différenciation. Loin que le passage de celui-ci à
celui-là offre une issue au conflit, il le perpétue plutôt dans un va-et-
vient vertigineux.
Mais s’écartant des deux extrêmes, l’ode tragique s’achemine vers
une «intimité plus discrète»: «l’intimité originelle, plus haute, plus
divine, plus fondée, lui est apparue comme extrême». Ne pouvant plus
«tomber dans ce degré d’intimité démesurée avec lequel elle avait

1 S.W., III, pp. 316-317.


2 S.W., III, p. 3x7.
l’itineraire de hôlderlin 191

accédé à son ton de départ, car elle a pour ainsi dire expérimenté à
quoi cela menait, il lui faut passer des extrêmes de la différenciation
et de la non-différenciation dans cette prudence et ce sentiment calmes,
où certes elle doit nécessairement ressentir une lutte au sein de cette
prudence tendue et, par conséquent, une opposition entre son ton de
départ et son caractère propre ; elle doit nécessairement y passer si elle
ne veut pas finir tragiquement dans cette discrétion, mais justement
parce qu’elle ressent cette opposition, surgit alors, plus pur, l’Idéal
qui réunit ces deux opposés ; le ton originel est retrouvé avec prudence,
et ainsi l’ode à partir de là par une réflexion ou un sentiment mesurés,
plus libres, retourne, plus sûre, plus libre, plus fondamentale (c’est-à-
dire à partir de l’expérience et de la connaissance de l’hétérogène) dans
le ton de départ».1 Autant que du ton et de la structure formelle de la
tragédie en général, c’est manifestement du contenu d’Empédocle que
traite ce fragment, qui vient mettre en question la première version delà
tragédie, en tant qu’elle avait pour seul thème la démesure de l’intimité.
Justement, cette démesure est dépassée dans la seconde ébauche de
La Mort d’Empédode, que l’on pourrait considérer comme la mise en
œuvre du cheminement vers une intimité plus discrète.
Loin de l’enthousiasme démesuré pour une Nature sans indigence,
qui n’aurait que faire de l’activité et du discours des hommes,2 loin
donc de la grande opposition du Feu et des soucis aveugles, de la Vie
pure et des déterminations, des dieux et des mortels, la prédication
d’Empédocle est imprégnée tout entière de «prudence tendue» et
d’«expérience de l’hétérogène», en ce sens qu’elle révèle la parenté
secrète de ces termes opposés. Témoin le discours à l’agora, rapporté
par Mécade:

«Harmonieusement cheminent, toujours fortes


Dans l’esprit des dieux, les libres,
Les immortelles forces du monde
Tout autour des autres
Vies éphémères:
Mais plantes sauvages
Sur terrain sauvage,
Dans le sein des dieux,
Les mortels sont tous semés,
Les parcimonieusement nourris.. .».3
1 s.w., in, p. 317.
2 Cfr. La Mort d’Empédocle I, S.IV., III, p. 150.
2 S.IV., III, p. 177-
192 L ITINERAIRE DE HOLDERLIN

Dans ces vers qui traitent des dieux et des mortels, le mais articule non
seulement une opposition mais une proximité: c’est «dans le sein des
dieux», dans le fonds d’une puissance libre et indomptable que s’en¬
racine l’être de l’homme en l’indigence de sa condition soucieuse, et
réciproquement cette puissance attend de l’homme sa manifestation:

«(...), et mort
Leur apparaît le sol, si l’un d’eux,
N’en prenant soin, ne réveillait la vie».1

Entre la nature et l’activité humaine, il y a donc moins opposition que


médiation, chacune n’accomplissant son essence que par l’autre. Il
ne s’agit plus dès lors d’opposer «l’étroite besogne» des mortels au
«déploiement» de la présence pure, le «demeurer» ici-bas à l’«esprit
sacré» et sans liens de la vie, le «souci fallacieux» à la gloire du Tout
exempt de la mort, mais de dire l’énigme qui fait que la présence n’a
d’autre moyen de s’offrir à l’homme que les gestes et les paroles par
lesquels il donne forme et nom à ce qui est:

«Car muette est la nature:


Soleil, Air et Terre et leurs enfants
Vivent étrangers les uns aux autres,
Les solitaires, comme s’ils ne s’appartenaient pas».2
«Que seraient donc le ciel et la mer,
Et les îles et les astres, et tout ce qui gît devant les yeux
Des hommes ? Et que serait aussi
Cette lyre morte, si je ne lui donnais
Une langue et une âme? Que sont les dieux
Et leur esprit, si je ne les proclame pas? 3

Révélatrice de cette médiation, la parole d’Empédocle ne lui appar¬


tient pas: «... Je ressemble à personne et à tous».4 Sans doute sa parole
semble-t-elle s’attribuer à elle seule cette médiation dont elle porte
témoignage :

«En moi
La force et l’âme changent en un
Les mortels et les dieux».5
1 S.W., III, p. 177.
2 Loc. cit.
3 S.IV., III, p. 194.
4 Id., p. 178.
5 Id., p. 177-
l’itineraire de hôlderlin
193

A quoi répond l’accusation d’Hermocrate:

«Les dieux et les hommes, il ne les honore


Que comme jeu de ses mains».1

Pourtant, le manuscrit s’interrompt sur un monologue où Empédocle


ne parle plus de lui, mais de tous, en des termes dont Hôlderlin souligne
la sérénité (mit Ruhe) :

«Oeuvrer est le devoir de l’homme,


Lui qui médite, il doit déployer.
Favoriser autour de lui et éclaircir la Vie,
Car pleine d’un haut présage,
Pleine d’une silencieuse force, la grande Nature
Entoure celui qui pressent,
Afin qu’il donne forme.
Afin qu’il appelle à se manifester l’Esprit de la Nature,
L’homme porte le souci et l’espérance
Dans sa poitrine. Profondément enraciné s’efforce
En lui le puissant désir.
Et il peut beaucoup, et magnifique
Est sa parole. Il transforme le monde.
Et sous ses mains.. .».2

Bertaux retrouve judicieusement dans ces vers «l’écho du chœur


sophocléen : tcoAXoc toc Secva» 3 et il remarque que Hôlderlin, dans la
proximité des modèles grecs auxquels s’apparente maintenant son
lyrisme, par sa rigueur, sa densité et sa violence contenue, est parvenu
dans cette seconde ébauche «à réduire complètement ce que la première
version avait d’élégiaque».4 Le ton élégiaque convenait à la nostalgie
du feu suprême, de la présence ou de l’intimité pures. Comment pour¬
rait-il convenir à une parole qui ne célèbre plus la gloire de cette union
indivise, mais qui médite l’affrontement par lequel tout à la fois
l’homme contraint la nature et se soumet à son appel, la force silen¬
cieuse de celle-ci requérant de celui-là qu’il s’installe dans la béance
du souci, du désir et de l’espoir pour y risquer une œuvre qui indisso¬
lublement la maîtrise et la dévoile ?
1 Id., p. 181.

2 Id., p. 195.

3 P. Bertaux, Hôlderlin, p. 207.

4 Id., ibid., p. 209.


l’itineraire de hôlderlin
194

Si nous étions justifiés, commentant les étapes de YHypérion, à


parler d’une pensée de l’intervalle et de la présence finie, combien plus
encore ne le sommes-nous pas ici.
Mais si tel est bien le message empédocléen, la mort du héros devient
problématique. Il n’est plus possible, en effet, de lui attribuer, comme
dans la première ébauche, le sens d’une simple fuite de l’Art pour la
Nature. Quel sens faut-il alors lui reconnaître?
En outre, si la tragédie, ou comme dit Hôlderlin, l’«ode tragique»,
se déploie selon un cercle qui, du ton initial de l’intimité démesurée,
la reconduit à son ton de départ à travers «l’expérience et la connais¬
sance de l’hétérogène», si elle est conçue comme «témoignage de
l’unification des dieux et des hommes»,1 c’est la forme tragique elle-
même qui se trouve ici mise en question. Car on voit mal comment le
thème central de La Mort d’Empédode //-l’ajointement et l’affronte¬
ment indéfiniment ouverts de la Nature et de l’Art, des dieux et des
hommes-pourrait n’être qu’une étape vers un achèvement conforme à
cet idéal circulaire du propos tragique.
Peut-être sont-ce des difficultés qui portent Hôlderlin à laisser cette
seconde ébauche en suspens pour s’interroger à nouveau sur le fonde¬
ment de sa tragédie? Le troisième fragment du GrandzumEmpedokles
est l’expression ultime de cette interrogation. Et, à dire vrai, il est le
seul à mériter pleinement le titre de Grand, car ce n’est plus tellement
d’une théorie de la tragédie qu’il s’agit ici, comme dans les deux
premiers fragments, mais bien du fondement de la tragédie empé-
docléenne, à savoir du sens profond de l’affrontement de la Nature et
de l’Art. Or cet affrontement qui, dans les monologues empédocléens,
vient de nous apparaître comme l’expression d’une pensée de l’entre-
deux difficilement conciliable avec une structure circulaire, est ici
délibérément inscrit dans un processus de réconciliation absolue des
oppositions décrit à la manière d’un cercle. Une fois encore, nous
constatons ici la proximité, constatée à maintes reprises dans l’iti¬
néraire hôlderlinien des deux figures de l’intervalle et du cercle, c’est-
à-dire de la pensée de la présence finie, et de celle de la synthèse
absolue.
De ce point de vue, le Grand zum Empedokles peut nous apparaître
comme un approfondissement spéculatif du thème de la «route ex¬
centrique» évoqué déjà par la préface du Thaliafragment, de l’idée
d’un accomplissement esthétique de l’intuition intellectuelle, men¬
tionnée dans la correspondance, de l’idée aussi que l’histoire est le
1 Hôlderlin, Correspondance, trad. Naville p. 277.
l’itineraire de hôlderlin 195

destin d’une unité immédiate qui ne se brise que pour se récupérer plus
accomplie.
Cette unité originelle est maintenant désignée comme une «Vie pure»
au sein de laquelle «la Nature et l’Art ne sont opposés qu'harmonique¬
ment. L’Art est la fleur, l’accomplissement de la Nature, la Nature ne
devient divine que liée à l’Art, multiple en ses formes, mais harmonique ;
lorsque chacun est tout ce qu’il peut être et que chacun s’unit à l’autre,
et compense le manque que l’autre doit nécessairement avoir pour
être entièrement ce qu’il peut être en tant que particulier, alors l’ac¬
complissement est là et le divin est au milieu des deux. L’homme, plus
organique, plus artificiel, est la fleur de la Nature; la Nature, plus
aorgique quand elle est sentie purement par l’homme, plus organique,
purement formé dans son espèce, lui donne le sentiment de l’accom¬
plissement».1
Mais cette «Vie pure» doit se briser pour se manifester et s’accomplir.
Comme telle, en effet, elle est trop intime et n’est «présente» qu’au
sentiment, non à la connaissance. Doit-elle être connaissable, il faut
alors qu’elle se présente de telle manière qu’elle se divise dans l’excès
de l’intimité où s’échangent les opposés, que l’Organique qui s’est trop
livré à la Nature et a oublié son être, la conscience, passe dans l’ex¬
trême de l’auto-activité, et de l’Art et de la réflexion, et que la Nature
par contre, du moins dans ses effets sur les hommes réfléchissants, passe
dans l’extrême de l’Aorgique, de l’insaisissable, de l’inéprouvable, de
l’illimité, jusqu’à ce que par le développement des actions réciproques
opposées, tous deux originellement unis se retrouvent comme au com¬
mencement, et que la Nature soit devenue plus organique grâce aux
hommes cultivant et en général grâce aux pulsions et aux forces de
culture, et que l’homme en revanche soit devenu plus aorgique, plus
universel, plus infini».2
Nous nous croyions autorisés, traitant de la Metrische Fassung, à
parler d’un harmonieux déchirement pour désigner le nœud de la
spontanéité et de la réceptivité au sein de l’humanité finie, et le fonde¬
ment de l’une et de l’autre dans la conjonction au sein de l’être d’une
abondance et d’une pauvreté originaires, qui fait que la présence n’a
d’autre effectivité que celle des étants dans lesquels elle fait don d’elle-
même, tout en se refusant toujours à coïncider avec eux.
Tout autre est l’opposition harmonique dont parle le Grund zum
Empedokles. Car cette opposition, loin de désigner le fondement in-

1 s.ne, ni, pp. 321-322.


2 Id.
196 l’itineraire de hôlderlin

déclinable de la finitude, est ici portée au compte de l’absolu à l’accom¬


plissement duquel elle appartient: c’est la logique même du divin
qu’elle détermine, non le rapport de l’homme à la présence. C’est la
«Vie pure» en tant que vie de l’absolu qui requiert que soit dépassée et
détruite l’harmonie première de l’Art et de la Nature, trop enveloppée
sur elle-même ou trop proche de soi dans la ferveur de l’intimité. C’est
pour être connaissable, c’est-à-dire à la fois pour se manifester et être
consciente d’elle-même dans sa manifestation, ou se récupérer dans la
différence de l’objet et du sujet, de l’«inconscience» et de la «conscience»,
qu’elle doit se diviser dans les extrêmes de l’Aorgique et de l’Organique,
de l’universalité et de la particularité, de l’insaisissable et de la ré¬
flexion. Une telle division est l’accomplissement du divin; les extrêmes
en s’opposant agissent l’un sur l’autre et chacun sur soi-même, ils se
transforment l’un dans l’autre et finissent, le «pur rapport ancien étant
renversé», par établir entre eux un «lien infini», qui est l’installation du
divin «au milieu des deux». Ainsi quoiqu’elle continue de viser le rap¬
port de la Nature et de l’activité humaine, la notion d’opposition har¬
monique ne connote-t-elle plus une pensée de la finitude, mais une
théologie. Il n’est donc pas étonnant qu’en ce «milieu» de l’absolue
réconciliation où le divin s’installe, «réside la mort de l’individu».1
Certes, l’accomplissement de la réconciliation des extrêmes requiert
et imprègne le moment de l’individualité, ce «moment où l’Organique
dépose son égo-ïté, son être-là particulier qui était passé à l’extrême,
et où l’Aorgique dépose sa généralité, non pas comme au début dans
un accouplement idéal, mais dans le combat réel le plus haut, étant
donné qu’il est nécessaire que le particulier sur son extrême ne cesse
de s’universaliser activement contre l’extrême de l’Aorgique et s’ar¬
rache toujours davantage à son point d’équilibre, tandis qu’il est
nécessaire que l’Aorgique se concentre toujours davantage contre
l’extrême du particulier et conquière toujours à nouveau un point
d’équilibre et se transforme en ce qu’il y a de plus particulier. Ce
moment est donc celui où l’Organique devenu aorgique paraît se
retrouver lui-même et retourner à soi, tout en se tenant à l’indivi¬
dualité de l’Aorgique, et où l’objet, l’Aorgique paraît se trouver lui-
même, en tant que dans le moment même où il assume l’individualité
il trouve aussi simultanément l’Organique à l’extrême pointe de l’Aor-
gique, de telle sorte que dans ce moment, dans cette naissance de la
plus haute hostilité, la plus haute réconciliation paraît être effective».2

1 S.WC, III, p. 322.


2 Id., pp. 322-323.
L ITINERAIRE DE HOLDERLIN 197

Mais justement ce moment, en tant qu’il est le moment de l’indivi¬


dualité, n’est pas à la mesure de la réconciliation la plus haute. C’est
bien la réconciliation suprême de la Nature et de l’Art qui se fraye
dans ce moment la voie de son accomplissement, mais elle n’atteint son
efficacité qu’en le laissant derrière elle, comme une apparence transi¬
toire. Comme tel ce moment de l’individualité n’est que l’apparence de
la réconciliation; comme tel il ne dépasse pas le conflit. «... L’indivi¬
dualité de ce moment n’est qu’un témoignage du conflit, son univer¬
salité qu’un témoignage du plus haut conflit; de même donc que la
réconciliation semble être là, que l’Organique semble de nouveau agir
à sa manière, et l’Aorgique à la sienne, de même sous l’impression de
l’Organique, l’individualité aorgiquement surgie contenue dans ce
moment redevient particulière, de telle sorte que le moment unifica¬
teur, tel une image trompeuse, se dissout toujours à nouveau, et par le
fait qu’il réagit aorgiquement contre l’Organique s’éloigne toujours
davantage de celui-ci... ». Mais le dépassement de ce moment de
l’individualité est l’accomplissement effectif de cette réconciliation qui
en lui n’était qu’apparence: «par sa mort ce moment réconcilie et
réunit dans la Beauté les extrêmes en conflit dont il provient. Beauté
plus grande que dans sa vie, puisque maintenant l’unification n’a plus
lieu dans un individu et par conséquent n’est plus trop intime, puisque
le divin n’apparaît plus sensible, puisque l’heureuse duperie de l’unifi¬
cation cesse justement dans la mesure où elle était trop intime et
singulière, de telle sorte que des deux extrêmes, l’un, l’Organique, a été
repoussé d’effroi par le moment en train de disparaître et par là même
élevé à une universalité plus pure, tandis que l’autre, l’Aorgique,
puisqu’il s’y est transféré, doit nécessairement devenir pour l’organique
un objet de contemplation plus calme, et l’intimité du moment disparu
surgit maintenant plus universelle, plus fixe, plus distincte et plus
claire».1 2
Dira-t-on que la mort d’Empédocle ainsi comprise «n’aboutit pas à
une synthèse», et qu’elle signifie «la victoire inconditionnée de la
totalité sur toute tentative de promouvoir l’sv Siacpspov saurai»? 2 II
nous apparaît tout au contraire que c’est la vie d’Empédocle, en tant
qu’individualité, qui n’aboutit pas à une synthèse, ou n’aboutit qu’à
une apparence de synthèse, celle-ci devenant seulement effective par
sa mort. Et, loin que la totalité l’emporte victorieusement sur l’êv 81a-
cpépov saurai, il faut dire au contraire que c’est au sein de la différen-

1 S.W., III, p. 313.


2 J. Laplanche, op. cit., p. 116.
ciation qu’elle s’accomplit, n’étant autre chose elle-même que la
manifestation de l’unité de la différence.
A aucun moment, sans doute, Hôlderlin ne fut plus proche de la
pensée que les écrits contemporains de son ami Schelling désignent du
nom d’ddéalisme absolu». Cette proximité est de langage tout d’abord.
Les notions que manie le Grund zum Empedokles sont voisines de celles
dans lesquelles s’exprime Schelling: l’idéal et le réel, le subjectif et
l’objectif, le conscient et l’inconscient, l’universel et le particulier,
autant de couples notionnels dans lesquels s’articule la philosophie de
l’identité.
Mais bien plus qu’une parenté terminologique, il y a ici proximité
dans le thème de la pensée et dans la manière de le penser. Pour Schel¬
ling comme pour Hôlderlin, le thème de la pensée, c’est le lien de ces
opposés que sont la Nature et la Conscience. Ce lien selon Schelling
n’en serait pas un s’il était extérieur à ce qu’il relie; il n’est authenti¬
quement lien que s’il est l’intériorité même de cette dualité, sa coïn¬
cidence ou son identité. Ce qui est à penser, c’est donc ce qui s’absout
à la fois du caractère objectif de la Nature et du caractère subjectif de
la Conscience. Ce qui est à penser, c’est ce en quoi «le subjectif et l’ob¬
jectif se trouvent réunis, non comme des contraires, mais où tout le
subjectif est en même temps tout l’objectif et inversement».1 Mais ce
qui s’absout à ce point de la contradiction et de l’opposition n’est
autre que l’Absolu. La non-différence absolue de l’objet et du sujet, de
la Nature et de la Conscience, du réel et de l’idéal, c’est la non-diffé¬
rence de la conscience absolue par rapport à la réalité absolue, ou du
«savoir absolu par rapport à l’absolu lui-même».2
Schelling toutefois souligne combien l'on se méprend sur cette
absolue identité lorsqu’on l’interprète «tantôt négativement comme
une simple absence de différence, tantôt dans le sens d’une simple
association de deux contraires au sein d’un troisième principe». Dans
le premier cas, l’absolu n’est qu’égalité morte, dans le deuxième cas,
la rencontre du subjectif et de l’objectif n’est qu’accidentelle et ne
saurait résulter d’une nécessité de leur nature. Certes «l’Absolu n’est
toujours que lui-même, n’est toujours égal qu’à lui-même» mais cette
égalité «n’est pas la nuit d’une essence pure et sans forme: l’idée de
l’Absolu implique également que cette identité, pure, indépendante de
la subjectivité et de l’objectivité, est à la fois sa propre substance et
sa propre forme, son propre sujet et son propre objet, et cela sans

1 Schelling, Idées pour une philosophie de la Nature, in Essais, trad. Jankélévitch, p. 91.
2 Id., ibid.
l’itineraire de hôlderlin igg

cesser d’être ce qu’elle est aussi bien «dans le subjectif que dans l’ob¬
jectif». Autrement dit l’Absolu porte en lui la nécessité d’une «sujet-
objectivation». C’est qu’il est une création par laquelle il devient, dans
toute sa totalité, forme et réalité, en tant qu’il est idée ou identité
pure, comme d’autre part il devient essence ou sujet, en tant qu’il est
forme c’est-à-dire objet».1
Autrement dit, «il est l’essence revêtant forme ou le sujet devenant
objet, tout en étant la résolution de cette forme ou son intériorisation
dans la subjectivité de l’essence, cette différence de la forme et de
l'essence restant à son tour éternellement identique à elle-même,
n’étant qu’une avec elle-même».2
Ainsi l’Absolu, «l’acte de connaissance éternel subit une différen¬
ciation, grâce à laquelle il sort de la nuit de son essence pour appa¬
raître au grand jour et se manifester sous la forme de trois unités ou
puissances qui en émergent en tant que particularités» mais que l’Ab¬
solu, les totalisant en lui, ne cesse de dissoudre.3 «La nature est la
première unité qui, en tant qu’imprégnation du fini par l’infini se
transforme directement, en son absoluité, dans la deuxième, qui est
le monde idéal, lequel, à son tour, se transforme en nature, tandis que
la troisième peut être connue là où l’unité particulière de chacune des
deux autres, devenue absolue en soi, se résout et se transforme dans
l’autre».4
Pensée de l’éternel, cet idéalisme absolu est donc tout autant pensée
d’un devenir: les écrits schellingiens de philosophie de la nature
décrivent le cheminement de la nature vers la conscience, son devenir-
objet pour soi-même; le Système de l’idéalisme transcendantal est
l’histoire transcendantale de la conscience en tant qu’elle s’achève
dans son autre, l’inconscient. Pensée de l’Un-Tout, cet idéalisme absolu
est aussi bien pensée de la multiplicité des déterminations. «Les parties
ne peuvent se réaliser sans le Tout, ni le Tout sans les parties».5 Le
Tout c’est l’unité de la multiplicité mais aussi bien la multiplicité dans
l’unicité. «Amour infini de soi-même» ou vouloir de soi seul, l’Absolu
est aussi «désir infini de se révéler» ou vouloir de soi «sous des modalités
infinies». 6 Pensée de l’identité ou de l’«harmonie préétablie» entre le
réel et l’idéal, cet idéalisme absolu est aussi pensée de la séparation et

1 Schelling, op. cit., pp. 91-92. (Nous modifions légèrement la traduction).


2 Id., p. 93-
3 Id., p. 95.
4 Id., p. 95.
5 Id., p. 85.
6 L’Ame du Monde, in op. cit., p. 106.
200 l’itineraire de hôlderlin

de la contradiction: Y Ame du Monde décrit la Nature comme une


multiplicité de formes dans lesquelles s’affirme le «lien éternel» qu’est
l’Absolu même, ce lien en tant qu’il est leur unité étant aussi bien la
négation de la multiplicité comme telle. «Toute réalisation dans la
Nature, dit Schelling, repose sur un anéantissement, sur le fait que le
lié en tant que lié, devient transparent pour le lien».1 Cette force
anéantissante et affirmative du lien, à la fois contraction et expansion,
identité de la totalité et totalité de l’identité, installe dans toutes les
formes phénoménales et entre elles une opposition entre principes qui
«ne cessent de se nier réciproquement, pour s’équilibrer dans une vérité
qui est la négation réciproque de l’un par l’autre»,2 jusqu’à ce que
d’opposition en résolution la Nature tout entière trouve son point
ultime d’indifférence dans un terme où elle s’achève en passant dans
la raison son opposé, cet opposé étant aussi bien son terme que son
origine, son contraire qu’elle-même, son produit que sa source pro¬
ductrice. «Le but suprême, dit le Système de l’idéalisme transcendantal,
qui consiste à devenir objet pour soi-même, la nature l’atteint seule¬
ment par sa réflexion suprême et la plus haute, laquelle n’est autre
que l’homme, ou, pour employer un terme plus général, ce que nous
appelions raison: c’est par elle seulement que la nature retourne
définitivement à elle-même, et c’est cela qui montre que la nature est
positivement identique à ce que nous connaissons comme intelligence
et conscience».3 Ainsi envisagée comme système téléologique, la Nature
manifeste donc dans ses produits l’identité des opposés que sont le
réel et l’idéal, l’inconscient et le conscient, la nécessité et la liberté.
Réciproquement, la philosophie transcendantale dont le seul thème
est la subjectivité décrit l’histoire de la conscience, en tant que le
principe de celle-ci, l’identité du Moi avec lui-même, se déchire et se
récupère dans différentes formes d’intuition de soi ou différentes
«puissances», dont la plus haute fait passer la conscience dans son con¬
traire, l’inconscience ou l’objectivité, attestant à la fois la contradic¬
tion la plus extrême et la coïncidence la plus absolue. Cette puissance
suprême de la conscience de soi est celle qui engendre l’œuvre d’art,
et que l’on désigne du nom de «génie». «Le génie est l’intuition de soi
au sein de laquelle, dans un seul et même phénomène, le moi est à la
fois conscient et inconscient par rapport à lui-même».4

1 Id., ibid., p. no.


2 Op. cit., pp. III-H2.
3 Op. cit., p. 125.
4 Op. cit., p. 161.
l’itineraire de hôlderlin 201

Que la production artistique naisse d’une contradiction, c’est ce que


montre l’impulsion dont elle jaillit: une décision libre qui s’accomplit
malgré elle, et par soumission à une nécessité de nature. Que cette
contradiction se résorbe en une coïncidence, c’est ce que montre le
sentiment d’harmonie qui s’investit en elle, accompagne l’achèvement
de l’œuvre, et porte l’artiste à en attribuer l’origine à une faveur
naturelle et inconnue «qui après l’avoir mis impitoyablement en con¬
tradiction avec lui-même le libère charitablement de cette douleur».1
Mais dans ce moment, où la contradiction la plus haute vire en
coïncidence, c’est le véritable en-soi de l’existence qui est à l’œuvre;
l’«inconnu qui réalise ici l’harmonie inattendue des activités conscientes
et inconscientes, n’est pas autre chose que l’Absolu, qui constitue la
base, la raison générale de l’harmonie préétablie entre le conscient et
l’inconscient». Par le génie s’achève donc l’Odyssée de la conscience de
soi, le Moi s’y trouve à la fin tel qu’il est au commencement : l’œuvre
d’art fait émerger du domaine subjectif pour l’objectiver totalement
«l’identité originelle, raison première de l’harmonie du subjectif et de
l’objectif».2
On peut considérer que cette pensée de l’identité explicite les pré¬
supposés ontologiques qui forment l’assise du Gmnd zum Empedokles.
Lorsqu’il parle d’une opposition harmonique de la Nature et de l’Art
dans l’unité de la Vie pure, Hôlderlin ne désigne-t-il pas à sa manière
l’identité originelle de la dualité dont Schelling dit qu’elle est harmonie
préétablie du réel et de l’idéal, de la nature et de la liberté ? L’idée
hôlderlinienne que pour être connaissable la vie pure de l’origine doit
subir une rupture interne, ne correspond-elle pas adéquatement à
l’idée schellingienne que l’absolu ne sort de la «nuit de son essence» que
grâce à une différenciation seule à même de le manifester? Le processus
par lequel l’Organique et l’Aorgique sont la proie d’un conflit qui
d’oppositions en conquêtes d’équilibre, les fait passer l’un dans l’autre
et par là se retrouver eux-mêmes, ne correspond-il pas terme à terme
au processus d’oppositions et de résolutions que la philosophie des
puissances révèle dans la nature et dans la subjectivité? L’orbite par
laquelle l’Aorgique et l’Organique se trouvent à la fin tels qu’ils étaient
au commencement, identiques l’un à l’autre et manifestés dans leur
identité, n’offre-t-elle pas en raccourci l’équivalent de l’odyssée schel¬
lingienne de la nature et de la conscience? Il n’est pas jusqu’au thème
du dépassement du moment de l’individualité qui ne trouve son

1 Id., p. 166.
2 Op. cit., p. 176.
202 L’ITINERAIRE DE HÔLDERLIN

équivalent et l’exposition de son sens dans l’idéalisme absolu : la mort


d’Empédocle peut être entendue comme un holocauste spéculatif de
la même manière que la démarche réconciliatrice du philosophe de
l’identité conduit «la philosophie à un point où le dernier besoin de
celle-ci, comme science particulière, aura disparu et où son propre nom
se sera, par conséquent, effacé de la mémoire des hommes».1
Dira-t-on que le tragique est étranger à la pensée de Schelling ? Mais
déjà les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme accordaient à la
tragédie grecque un sens éminent en montrant que l’essence de celle-ci
est de manifester le triomphe suprême de la liberté, son affirmation
dans la nécessité même puisque le héros y décide volontairement
d’être châtié pour une faute inévitable. Dépassant ce que cette pre¬
mière pensée avait encore d’immédiat et d’indifférencié, l’«idéalisme
absolu» en tant qu’il souligne le moment de la différence et de la con¬
tradiction, fait une place exceptionnelle à la tragédie. Le Système de
l’idéalisme transcendantal montre que l’art objective et manifeste ce
que l’intuition intellectuelle ne découvre que subjectivement: «.. .
l’art est pour le philosophe la chose la plus sublime, celle qui lui dé¬
couvre le sanctuaire où brûle, dans une union éternelle et originelle,
en une seule flamme, ce qui dans la vie et dans l’action, donc aussi bien
dans la pensée, est éternellement séparé».2 L’art comme tel est une
forme ou «puissance» de l’absolu, qui réunit en elle la «puissance» du
savoir et celle de l’action, l’unité idéale qu’est celui-là, l’unité réelle
qu’est celle-ci ; il est «la plus haute puissance du monde idéal».3 Mais
cette puissance s’articule elle-même en une multiplicité de formes
particulières réparties en une série réelle, celle des arts figuratifs,
et une série idéale, celle des arts du discours, chacune de ces séries
s’organisant en trois puissances fondamentales, unité réelle, unité
idéale et unité des deux précédentes. Or, c’est le drame, en tant que
tragédie, qui est dans la série idéale, cette unité des opposés, et qui
est «la plus haute manifestation de l’en-soi et de l’essence de tout
art».4 Car il manifeste la totalité, en accomplissant l’unification de
l’unité et du conflit. L’épopée exprime un état d’innocence où toutse
choses s’accordent et dessinent une identité simple: la nécessité y
règne et s’accorde avec la liberté sans qu’émerge le moment de la
différence, du conflit, du malheur; dans le lyrisme, en revanche, règne

1 Idées pour une philosophie de la nature, in op. cit., p. 48.


2 In op. cit., p. 175.
3 Schelling, Philosophie der Kunst, S.IE., V, p. 382.
4 Id., p. 687.
l’itineraire de hôlderlin 203

le conflit, mais un conflit dont le déchirement et le dépassement


s’inscrivent seulement dans le sujet, et qui ne se présente pas comme
un conflit objectif avec la nécessité; mais le drame synthétise ces deux
formes opposées. En lui la liberté et la nécessité, la différence et l’in¬
différence se manifestent «comme telles» dans un conflit réel et objectif,
que la tragédie exprime sous sa forme originelle et absolue : «un conflit
réel de la liberté dans le sujet et de la nécessité objective, conflit qui
ne se termine pas par la victoire de l’un ou de l’autre, mais en ceci que
tous deux apparaissent vainqueurs et vaincus à la fois dans l’indiffé¬
rence accomplie».1 Une telle indifférence n’est que l’objectivation ou
la manifestation de «cette indifférence vraie et absolue, qui est dans
l’Absolu même.»2
Loin d’être un genre littéraire, la tragédie est donc la parole même
de l’être, car ce qu’il y a de véritablement tragique dans la tragédie,
ce n’est ni la contingence des revers extérieurs, ni le dénouement
malheureux, mais la puissance même de l’absolu qui impose à la
liberté de ne pouvoir se maintenir en tant que particularité et l’oblige à
se hausser à l’universalité en assumant librement les conséquences
ultimes d’une faute nécessaire, affirmant au-delà d’elle-même l’identité
du plus haut malheur et du plus haut bonheur, la réconciliation absolue
des opposés.
Que cette pensée de la tragédie soit extrêmement proche de celle de
Hôlderlin, l’analyse de ses différents Essais sur les genres poétiques
n’aurait pas de peine à le montrer. Qu’il nous suffise ici de rappeler sa
définition générale du tragique dans Über den Unterschied der Dich-
tungsarten: le tragique, écrit Hôlderlin, est «la métaphore d’une in¬
tuition intellectuelle», laquelle «ne peut être autre que cette union avec
tout ce qui vit, que l’âme limitée ne peut sentir, qu’elle peut seulement
pressentir dans ses efforts, mais que l’esprit peut connaître et qui
jaillit de l’impossibilité d’une séparation et d’une particularisation
absolues... ». 3
Et pourtant ce moment de la plus extrême proximité est aussi celui
où Hôlderlin s’écarte d’une manière décisive, et pour toujours, de
l’idéalisme absolu. Lorsqu’il entreprend de décrire la mise en œuvre
du processus de réconciliation absolue que définissent spéculativement
les premières pages du Grund zum Empedokles, Hôlderlin dresse face
à Empédocle, sous les traits d’un personnage royal, un adversaire qui

1 Id., ibid., p. 693.


2 Id., ibid., p. 690.
3 Hôlderlin, S.W., III, p. 268.
204 l’itineraire de hôlderlin

est son égal et vient le contester radicalement : «Son adversaire, grand


en dispositions naturelles comme Empédocle, cherche à résoudre les
problèmes du temps d’une autre manière, plus négative. Né pour être
héros, il incline non pas tellement à réunir les extrêmes qu’à les domp¬
ter et à lier leur action réciproque à quelque chose de demeurant et
de ferme, qui est placé entre eux et maintient chacun d’eux dans sa
limite, en se les appropriant. Sa vertu est l’entendement, sa déesse la
nécessité. Il est le destin même. ..» Figure du «pâtir», de l’«endurance»,
de la «fermeté», de la «confiance» aussi, c’est dans la différenciation
qu’il s’installe, c’est elle qu’il maintient. Et pourtant cette différen¬
ciation n’est pas séparation absolue. Dans l’adversaire aussi, selon
Hôlderlin, «l’Art et la Nature se réunissent».1
Il y aurait donc une autre unité de la différence que cette identifi¬
cation absolue des opposés que Hôlderlin tente de cerner spéculative¬
ment dans le langage de l’idéalisme absolu. On ne peut s’empêcher dès
lors de penser que ce qu’il vise ne coïncide pas avec le cercle spéculatif
de l’idéalisme absolu. Le fait est que le Grund zum Empedokles reste
inachevé et est le dernier écrit proprement philosophique de Hôlderlin,
tandis que la dernière version de la tragédie reste elle aussi à l’état
d’ébauche. Pareil abandon ne peut être considéré comme un échec
que si l’on assigne pour telos à l’itinéraire hôlderlinien la réconciliation
absolue du savoir absolu. Mais ce cercle spéculatif, nous avons déjà
indiqué à maintes reprises qu’il n’a cessé d’accompagner le chemin du
poète, à la manière d’une tentation toujours renaissante à laquelle il
s’efforçait sans cesse de résister, pour préserver une différence fonda¬
mentale inscrite à la fois dans la présence et dans l’homme à qui elle
s’adresse. C’est cette préservation toute de pudeur et de sobriété qui
sera désormais son lot. C’est bien toujours la présence qui reste son
unique thème et la seule patrie recherchée. A travers le cycle d’Hy-
périon, il apparaissait que ni l’héroïsme de la subjectivité incondi¬
tionnée, ni l’abandon à l’Un-Tout indifférencié, ni la nostalgie d’une
présence indivise n’étaient à la mesure de cette patrie. Toujours
c’était l’unilatéralité de ces modes d’approche qui était contestée
et la méconnaissance ou l’oubli par eux d’une duplication inscrite
dans la Nature, ou dans la présence, à la fois heureuse et affligée,
proche et dérobée, et inscrite aussi bien dans l’homme, insatisfait
de toutes limites mais les gardant volontiers. Au terme du cycle
d'Empédocle, c’est cette différence originaire qui va dessiner d’une
manière décisive l’espace du grand œuvre hôlderlinien. C’est vers
1 5.PE., III, p. 335.
l’itineraire de hôlderlin 205

elle que pointent les Remarques sur Antigone et les Remarques sur
Oedipe, lesquelles décrivent le mouvement tragique non plus comme
une réconciliation dialectique mais comme «une séparation illimitée»
par quoi «se purifie le devenir-un illimité» des dieux et des hommes.1
L’enthousiasme excentrique baignait le voyage d’Hypérion, et
toutes les péripéties de sa recherche: il s’agissait alors de forcer l’ori¬
gine: «Il faut qu’il se révèle, le grand secret qui me donne la vie ou la
mort».2 Cette origine, il s’agira maintenant d’en préserver le secret:

«Ein Rdtsel ist Reinentsprungenes. Auch


Der Gesang kaum darf es enthüllen...» 3

1 Hôlderlin, Remarques sur Oedipe - Remarques sur Antigone, trad. F. Fédier, p. 63.

2 S.W., II, p. 82.


2 Der Rhein, S.W., IV, p. 172: «Une énigme, voilà ce qui pur a jailli. A peine le chant lui-
même ose-t-il le dévoiler».
CHAPITRE V

L’ITINERAIRE DE HEGEL

Le dépassement de Kant et de la nostalgie de la Grèce dans


la dialectique spéculative

Le 2 novembre 1800, Hegel, se rappelant au souvenir de son ancien


condisciple Schelling qu’il n’a plus revu depuis quelques années, lui
dit son admiration pour la «grande démarche publique» où il est engagé
et son espoir de renouer avec lui les liens de leur ancienne amitié.
Retraçant, à cet effet, sa propre démarche, il ajoute: «Dans ma for¬
mation scientifique, qui a commencé par les besoins les plus élémen¬
taires de l’homme, je devais nécessairement être poussé vers la science,
et l’idéal de ma jeunesse devait nécessairement devenir une forme de
réflexion et se transformer en un système; je me demande maintenant,
tandis que je suis encore occupé à cela, comment on peut trouver
moyen de revenir à une action sur la vie de l’homme. De tous les hom¬
mes que je vois autour de moi, tu me parais être le seul en qui je vou¬
drais trouver mon ami, du point de vue des idées et de l’action sur le
monde; car je vois que tu as saisi l’homme purement, c’est-à-dire avec
toute ton âme et sans vanité».1

I. LE SYSTEMFRAGMENT ET LA RELIGION BELLE

On peut présumer que le système auquel Hegel fait ici allusion était
un ensemble dont seules quelques pages nous sont parvenues, qui ont
été groupées par Nohl sous le titre de Systemfragment.
A le considérer dans l’entièreté de ce qu’il en subsiste, ce texte lie
indissolublement une pensée de la religion et une pensée de la Beauté.
L’essence de la religion telle que la pense ici Hegel, au terme de son
itinéraire de jeunesse, est définie dans le feuillet hh. Elle réside dans la
1 Hegel, Correspondance, t. I, trad. Carrère, p. 60.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 207

liaison de la vie finie et de la vie infinie. Une telle liaison n’est en rien
extérieure à ce qu’elle unit. Elle est la Vie elle-même dans l’union de
ses manifestations et de son unicité. Cette union, Hegel l’appelle
l’«Esprit». L’Esprit, dit-il, est «l’unicité vivante du multiple», «la loi
vivifiante dans l’unification avec le multiple qui dès lors est vivifié».1
A cette unicité vivante de l’Esprit, ni l’intuition commune, ni la
pensée commune, ni la philosophie ne parviennent à se hausser. Toutes
trois cristallisent la Vie et y installent des oppositions qu’elles abso¬
lutisent. Percevoir un individu, en penser l’organisation, c’est le con¬
sidérer seulement en tant que relation, «n’ayant son être que dans une
unification», et considérer le reste dans une opposition, comme «n’ayant
son être que dans sa séparation d’avec cette partie».2 Pourtant ces
opposés se requièrent: une individualité n’est telle qu’en tant qu’elle
est «autre que tous les éléments, que l’infinité des vies individuelles
en dehors d'elle», mais tout aussi bien, elle n’est une vie individuelle
que dans la mesure où «elle est une avec tous les éléments, toute l’in¬
finité de la vie en dehors d’elle».3 Ainsi la Vie est un tout, mieux elle
est le Tout et dans ce «Tout de la vie», la séparation n’est pas l’autre
de la relation, le multiple n’est pas le contraire de l’un. Ce Tout, la
philosophie ne peut guère que le pressentir, car elle a pour essence de
se maintenir dans un dehors. En tant qu’elle pense, elle oppose la
pensée et la non-pensée, le pensant et le pensé, le subjectif et l’objectif,
le limité et le limitant. En tant qu’elle pense le vivant, elle lui oppose
le mort ; en tant qu’elle pense le fini, elle ne peut que montrer en lui la
finitude, quitte à «exiger» par la raison que celle-ci soit complétée, ce
qui est poser l’infini en dehors du fini, et au-delà de son propre cercle
de pensée. Elle est ainsi la proie d’une «impulsion sans point de repos».4
Celle-ci trouve son terme dans la religion où le vivant séparé re¬
trouve l’unité qui le fonde, non comme une synthèse pensée, mais
comme une liaison productrice, laquelle n’est en rien un dehors ou
un au-delà des multiples vivants, mais la source unifiante d’où jaillit
leur multiplicité, une «liaison de la liaison et de la non-liaison».5
On est tenté de rapprocher cette formule de celle de Holderlin : l’Un
se différencie en lui-même. Pareil rapprochement semble d’autant plus
indiqué que la formule hégélienne connote comme celle de Holderlin
une pensée de la Beauté. Non seulement l’essence de la religion réside

1 Nohl, Hegels theologische Jugendschriften, p. 347.


2 Id., ibid., p. 346.
3 Id., p. 346.
■» Id., p. 348.
5 Id.
208 L’iTINERAIRE DE HEGEL

dans la liaison de la liaison et de la non-liaison, mais cette liaison ne


s’accomplit que dans la religion belle. La beauté ici n’est rien d’adven¬
tice à l’essence de la religion. Elle coïncide avec cette essence. La
religion accomplie, c’est la religion de la Beauté, car celle-ci n’est rien
d’autre que la manifestation de la liaison de la liaison et de la non-
liaison. C’est ce que souligne le feuillet yy, qui fournit la conclusion de
l’écrit hégélien. A s’en tenir au feuillet hh, on pourrait croire, en effet,
vu l’insistance que met Hegel à critiquer l’opération objectivante de ce
qu’il appelle la «réflexion», que la religion, radicalement soustraite à
celle-ci, est pur retrait dans une intimité nocturne et sans visage,
qu’elle est une sorte de religiosité sentimentale. En deçà de l’objectivité
d’entendement, la Vie se retrouverait dans la subjectivité de la ferveur.
Mais ce n’est pas là le sens de la religion telle que la pense Hegel. Car
cette subjectivité n’est que le contraire de l’objectivité d’entendement;
se retirer en elle ce n’est donc pas retrouver la plénitude de la Vie, mais
maintenir l’opposition produite par la réflexion: celle du subjectif et
de l’objectif; davantage c’est faire de cette opposition l’absolu, en
accord avec la réflexion. Cette opposition, il ne s’agit pas dans la
religion de la nier simplement, mais de la reconduire à sa source vivante
à l’acte unifiant dont elle jaillit. Autant est abstraite la démarche d’une
réflexion qui n’a affaire qu’à de l’objectivité, à des produits, et qui ne
tente de sortir du cercle sans fin de leur multiplicité qu’en posant par
delà et contradictoirement une unité qui est elle-même un produit et
retombe du même coup dans le cercle, autant est abstraite l’opération
d’un sentiment qui croirait coïncider avec une pure production sans
produits, avec une pure union sans différences. Le concret ce n’est
pas la vie opposée aux vivants, la subjectivité opposée à l’objectivité,
mais le mouvement qui tout à la fois les sépare et les unit. Aucun vivant
ne coïncide avec la Vie, mais il appartient à l’essence de la Vie de se
produire dans des vivants. La vie finie ne coïncide pas avec la vie
infinie et pourtant celle-ci n’est pas au-delà de celle-là, elle œuvre à la
fonder.
C’est pourquoi Hegel écrit que «le sentiment divin, l’infini ressenti
par le fini, n’atteint la complétude que si la réflexion s’y ajoute».1 Si
cette adjonction n’est en rien destructrice, c’est qu’elle épouse la réalité
de la Vie qui n’est une et égale à elle-même que dans la scission. La
réflexion, faculté de l’objectivité, ou plus précisément d’une scission
entre une objectivité et une subjectivité, ne peut compléter l’intériorité
du sentiment, celui-ci et celle-là ne peuvent former une divine com-
1 Nohl, p. 349.
L ITINERAIRE DE HEGEL 209

plétude, qu’en vertu de l’union, au sein de la Vie absolue, de l’objec¬


tivité et de la subjectivité. Mais dire que la Vie qui est l’être du Tout,
le Tout dans son être, est l’union de l’objectivité et de la subjectivité,
1 égalité de leur différence, c’est dire que la Vie a pour essence d’appa¬
raître, ou de se séparer d’elle-même, une telle séparation étant la seule
manière qu’elle a d’être la Vie, la liaison du Tout. La religion n’est donc
union de la vie finie et de la vie infinie que lorsqu’elle est adéquate à ce
processus unifiant-scindant qui est le mouvement même de production
ou de manifestation de la Vie. L’adéquation s’effectue lorsque ce
processus se révèle dans son intégralité, c’est-à-dire lorsque la religion
est belle. La conscience commune, celle dont Hegel désigne l’attitude
d’un mot : réflexion, et qui se maintient en celle-ci, vit dans l’élément
de la pure inégalité ou de la pure opposition. Cependant, étant vivante,
elle est supportée par l’unité de la Vie et y participe. Eprouvant la
contradiction de cette unité qui la fonde et de l’inégalité dans laquelle
elle se maintient, elle est alors amenée à poser au-delà de l’inégalité
une pure égalité, qu’elle appelle l’infini ou Dieu. Mais ce faisant, elle
se borne à opposer l’égalité à l’inégalité, l’unité à la différence, et elle
demeure dans la séparation. Lorsque la religion consiste à maintenir
ferme cette séparation, elle n’atteint pas sa complétude, «... Il importe
peu en ce cas que l’on cherche cette unité du côté de la subjectivité et
qu’on la voie dans une parfaite autonomie, ou qu’on la cherche au
contraire dans l’autre direction et qu’on la trouve dans un objet
étranger, éloigné, inaccessible (...) Quand la séparation est absolue,
il importe peu que l’on fixe de préférence le pôle subjectif ou le pôle
objectif, dans les deux cas, l’élévation de la vie finie jusqu’à la vie
infinie ne peut être qu’une élévation au-dessus de la vie finie; dans les
deux cas, l’infini est la complétude parfaite en tant qu’il est opposé à
la totalité, c’est-à-dire à l’infinité, du fini, non pas en tant que cette
opposition serait supprimée (aufgehoben) en une belle réconciliation. -»1
Mais pareille suppression s’accomplit précisément dans la religion
belle, qui ne consiste pas dans la négation pure et simple de l’opposition,
mais dans le dépassement de «l’opposition cristallisée», c’est-à-dire dans
la vivification de celle-ci. La religion n’est belle qu’en étant réconcilia¬
tion, mais elle n’est réconciliation que grâce à une opposition. En elle,
la «pure objectivité» n’a pas cours, car celle-ci n’est qu’un pur opposé
qui appelle son autre, la pure subjectivité. Pour la même raison celle-ci
n’y a pas davantage de place, car elle consiste en un «sentiment séparé».
Au contraire, subjectivité et objectivité s’y échangent en un mouve-
1 Nohl, p. 351.
210 L'ITINERAIRE DE HEGEL

ment qui est la manifestation même de la Vie et qui est synonyme de


Beauté. La pure objectivité, «étant pour soi» y retourne «à la sub¬
jectivité en revêtant une figure» comme ce «pur lieu» ou morceau
d’espace déterminé, qui, façonné en temple ou image du dieu, est «le
point d’union d’un grand nombre», et «par la subjectivité qui lui est
liée n’est plus une objectivité réelle, mais simplement possible».1
Réciproquement, dans la religion belle, la subjectivité n’est pas
retranchée dans une obscure intériorité, elle y est «extériorisation sub¬
jective»: elle s’incarne et se reconnaît dans des formes sensibles et des
figures heureuses qui loin d’être des «objets absolus», n’ont d’autre
objectivité que d’être l’expression et la manifestation de la subjec¬
tivité elle-même. Qu’il y ait donc une circularité de la subjectivation
et de l’objectivation, c’est ce que Hegel marque fortement lorsqu’il
écrit qu’«il est de l’essence du service divin de supprimer la considéra¬
tion intuitive ou pensante du dieu objectif, ou plutôt de la fondre avec
la subjectivité des vivants dans la joie, celle du chant et des mouve¬
ments corporels, un genre d’extériorisation subjective qui peut, (.. .)
grâce à certaines règles, devenir objective et belle, une danse... ». 2
Telle étant la pensée de Hegel, à l’époque du Systemfragment, on
comprend qu’il puisse écrire à Schelling que celui-ci lui paraît être le
seul en qui il voudrait trouver un ami «du point de vue des idées». Ne
s’accordent-ils pas, l’un parlant de la Vie, l’autre de l’Absolu, à penser
tous les deux que l’Etre, d’un seul et même mouvement, s’absout de
l’objectivité de la Nature et de la subjectivité de la Conscience, tout
en requérant «une sujet-objectivation»?
N’est-ce pas sur le fondement de ce principe ontologique commun
que s’établit chez Hegel le privilège de la religion belle, et chez Schelling
le privilège de la génialité artistique ?
Pour l’un comme pour l’autre, l’Etre est splendeur, éclat, lumière.
Il a pour essence de se produire ou de se révéler et c’est conformément
à cette essence qu’il se scinde, cette scission, qui s’opère à travers les
deux processus corrélatifs et finalement identiques d’une subjectiva¬
tion et d’une objectivation, étant précisément synonyme d’illumination.
L’inégalité ou la différence est le processus ontologique par lequel
l’Etre vient à la lumière, et ainsi se rend égal ou identique à soi.
Par leur pensée de la religion et de la Beauté, les pages du System-
fragment attestent que Hegel est en droit de se présenter à Schelling
moins comme un quémandeur que comme un égal.

1 Nohl, p. 349.
2 Id., p. 350.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 211

C’est bien d’ailleurs ce qu’exprime la lettre citée plus haut: «J’ai


considéré avec admiration et joie ta grande démarche publique: tu me
laisses le choix, ou bien d’en parler sur le ton de l’humilité ou bien de
vouloir moi aussi me montrer à toi; j’userai d’un moyen terme: j’es¬
père que nous nous retrouverons de nouveau comme des amis».1

2. L’«ESPRIT DE LA BEAUTÉ» DANS LES ESSAIS DE FRANCFORT

Mais ces pages viennent aussi clore et rassembler en un aboutisse¬


ment aussi dense que rigoureux les étapes de l’itinéraire de Hegel au
cours des années de Berne et de Francfort. L’étude détaillée de ces
étapes dépasserait les limites de notre propos. Pour l’essentiel, elles se
trouvent du reste réfléchies par Hegel lui-même dans le principal
écrit de Francfort: L’Esprit du christianisme et son destin. Comme
Holderlin, et dans le même temps, Hegel semble avoir été tenté, - à la
même école que son ami : celle «du destin et des sages» - de prendre à
son compte le moralisme kantien. De cette tentation est issue la Vie de
Jésus qu’il écrivit à Berne et dans laquelle il interprète le message du
Christ en s’inspirant de la Religion dans les limites de la raison, et de la
Critique de la raison pratique. «La raison pure, incapable d'aucune
limite, telle est la divinité»; 2 ainsi s’ouvrait ce commentaire hégélien
des évangiles, axé sur le primat de la raison pure pratique et réclamant
au nom du devoir que le moi se rende égal à lui-même en surmontant
toute réceptivité, et fonde le règne de la raison universelle en dépassant
toute détermination particulière.
C’est cet enseignement que Hegel mettait dans la bouche de Jésus:
l’homme a le pouvoir «de tirer de soi-même la notion de la divinité et
la connaissance de la volonté de celle-ci. Celui qui ne respecte pas ce
pouvoir qui est en lui, celui-là ne rend pas honneur à la divinité. Ce
que l’homme peut appeler son moi, ce par quoi il est au-dessus de la
tombe et de la décomposition, et ce qui se décernera par soi-même la
récompense méritée, est capable de se juger soi-même. Ce moi se révèle
comme la raison dont la législation ne dépend plus de rien, à laquelle
aucune autorité de la terre ou du ciel ne saurait indiquer une autre
mesure de jugement».3
Cette inconditionnalité du Moi, pensé comme liberté se voulant elle-
même, Schiller et Holderlin en ont porté eux aussi le projet héroïque,

1 Hegel, Correspondance I, trad., p. 60.


2 Hegel, Vie de Jésus, trad. Rosca, p. 49.
3 Id., pp. 73-74-
212 L’ITINERAIRE DE HEGEL

fidèles en cela à Kant et à Fichte. Mais tous deux avaient été amenés à
la contester au nom d’une certaine pensée de la Beauté. Pareille con¬
testation se retrouve chez Hegel, dans l’écrit sur L’Esprit du christia¬
nisme et son destin, plus précisément dans la critique qu’il adresse au
judaïsme et par-delà celui-ci, au kantisme. Lorsque Hôlderlin avait
voulu décrire le mouvement où l’école de la morale kantienne l’avait
engagé, il l’avait fait en ces termes: «l’école du destin et des sages
m’avait rendu tyrannique envers la nature. Comme je refusais toute
confiance à ce que je recevais de ses mains, aucun amour ne pouvait
plus croître en moi. L’esprit pur et libre, pensais-je ne pourrait jamais
se réconcilier avec les sens et avec leur monde, et il n’est d’autre joie
que celle de la victoire. Impatient de retrouver la liberté de notre être,
je me réjouissais du combat que la raison mène contre l’irrationnel. ..
je voulais dominer la nature .. . j’étais devenu presque sourd aux
douces mélodies de la vie humaine, à ce qui est de la maison et de l’en¬
fance. Je trouvais incompréhensible que jadis Homère ait pu me
plaire. Je voyageais et désirais voyager éternellement».1 Cette figure
du voyage éternel et de la tyrannie envers la nature, c’est celle-là
même que Hegel décrit sous les traits d’Abraham. L’acte par lequel
Abraham décide de son destin et de celui de sa postérité est «une
scission qui déchire les liens de la vie commune et de l’amour, le tout
des rapports dans lesquels il avait vécu jusque là avec les hommes et la
nature».2 Cette scission, ruineuse de tout amour et de toute réceptivité,
est, par la «méfiance» et «l’hostilité» universelles dont elle témoigne,
instauratrice d’une relation de domination et de servitude entre
l’homme et la nature. Pour Abraham, celle-ci devenait l’«opposé
absolu», l’étrangère à laquelle il s’interdisait de s’attacher. Mais comme
il était incapable d’assurer par lui-même la domination de ce grand
ennemi, il conçut un être idéal, un objet très-haut, élevé au rang
«d’unité dominatrice» au-dessus de la «nature hostile infinie» et au-
dessus de cet «autre opposé, l’opposé à la totalité du monde, lui-même
Abraham qui, comme tel eût été tout aussi incapable d’être».3 Sous la
puissance dominatrice et tutélaire de cette divinité dont «la racine
était le mépris d’Abraham pour le monde entier», il ne lui restait
d’autre destin qu’une errance infinie sur une terre sans limites dont
toutes les formes vivantes, tous les visages concrets n’étaient à ses
yeux que matière morte, «car l’unité ne plane que sur la mort».4
1 Cfr. supra p. 138.
2 Nohl, pp. 245-246; trad. fr. de J. Martin, in L'Esprit du christianisme et son destin, p. 6.
3 Id., pp. 246-247; trad., pp. 6-7.
4 Id., p. 248; trad., p. 8.
L’iTINERAIRE DE HEGEL 213

Il n’y a pas, selon Hegel, de différence entre cet esprit du judaïsme


et l’esprit de la morale kantienne. De part et d’autre, un «déchirement»
s’installe dans la Vie, une relation de domination et de servitude rend
la Vie étrangère à elle-même, y perpétue une opposition entre réalités
hétérogènes: le sujet et l’objet, l’universel et le particulier, l’un et le
multiple.
Dès les premières ébauches de Francfort, Hegel décèle une proximité
sous l’apparente divergence de ces mouvements dont le premier
définit la «foi positive», le second la «moralité». En un sens, rien n’est
plus éloigné de la foi positive que la moralité au sens kantien. La pre¬
mière pose comme principe de vie et d’action «une réalité objective
qui ne peut devenir subjective». En elle le principe de l’action est
présent à la manière d’un donné analogue à celui auquel se heurte
l’entendement, ou, comme dit Hegel, «le pratique est présent sous
forme théorique, l’originairement subjectif seulement comme une
réalité objective».1 Au contraire, dans la moralité, «l’activité pratique
agit librement, sans être liée à un opposé», sans recevoir sa détermina¬
tion d’un donné; davantage, «l’unité pratique ne s’affirme que dans la
suppression totale de l’opposé».2 C’est pourquoi Hegel peut dire que
«moral et objectif dans leur sens ordinaire sont exactement opposés
l’un à l’autre».3 Mais c’est justement par la symétrie de leur position
antithétique que la foi positive et la moralité se ressemblent. Elles
concordent dans un commun refus de l’unité.4 Tandis que la première
se rend toute dépendante d’un objet radicalement opposé au sujet, la
seconde «anéantit l’objet et se rend tout à fait subjective».5 Ici comme
là, il y a relation de domination à servitude: là c’est l’objet qui domine,
ici «le sujet, l’être libre est la réalité toute puissante». Davantage, en
vertu de cette domination inverse, chacune introduit en elle ce qu’elle
semble exclure. Soumise à un grand objet, vivant dans une entière
dépendance à son égard, la foi positive joint à ce privilège extrême de
l’objectivité une subjectivité non moins extrême: «craindre les objets,
la fuite devant eux, la crainte de s’unir à eux, la plus haute subjec¬
tivité».6 Inversement, alors même qu’elle consiste en «l’exigence que
l’activité objective soit identique à l’activité infinie»,7 et en vertu de

1 Nohl, p. 374; trad., p. 135.


2 Id., ibid., trad., p. 136.
s là., p. 375; trad., p. 137.
4 là., p. 376; trad., p. 138.
5 là., p. 376; trad., p. 138.
6 Id., p. 376; trad., p. 138.
7 Id., p. 375; trad., p. 137.
214 L ITINERAIRE DE HEGEL

cette exigence précisément, l’activité pratique réintroduit au-delà


d’elle-même et devant elle un objet, cette identité ou conciliation qui
doit devenir mais qui n’est pas, ou qui n’est que dans la représentation
et à ce titre est «réfléchie comme objet».1 D’où l’équivalence «philoso¬
phie kantienne-religion positive (. . . c’est dans la représentation que
se fait la conciliation, ce sont des représentations qui sont conciliées -
la représentation est une pensée, mais le pensé n’est pas un étant)».2
Ainsi la positivité finit par entacher la morale kantienne, au nom de
laquelle elle était contestée naguère dans sa forme religieuse, et c’est
à Kant autant qu’au judaïsme que s’appliquent ces mots: «Si, quand
il y a une scission éternelle dans la nature, l’inconciliable est concilié,
il y a positivité. Ce concilié, cet idéal est donc objet et il y a en lui
quelque chose qui n’est pas sujet».3
Ce que Hegel oppose, dans ces ébauches, à ces deux mouvements
finalement semblables en dépit de leur divergence apparente, ce n’est
pas un quelconque pari existentiel pour l’unité contre la scission.
D’abord le centre de gravité de son analyse et de sa critique se situe
dans une ontologie: c’est de la Vie même qu’il s’agit pour lui, c’est-
à-dire de «l’Etre». Ensuite, il s’agit moins de reprocher à ces mouve¬
ments un parti-pris de la scission que de lire en eux la méconnaissance
de l’essence authentique de la scission, ou de montrer en les contestant
le rôle ontologique de celle-ci. Comment donc Hegel pense-t-il l’Etre?
Il écrit: «conciliation et être ont le même sens».4 L’Etre est conciliation,
mais une conciliation n’est telle que par rapport à une antinomie ou
une opposition, laquelle à son tour ne peut être opposition qu’en
présupposant une conciliation. «Pour qu’il y ait conciliation, il faut que
les termes de l’antinomie soient sentis ou connus comme opposés, et
leur rapport comme antinomie; mais les opposés ne peuvent être con¬
nus comme opposés que parce qu’ils ont déjà été conciliés; la concilia¬
tion est la norme selon laquelle on procède à la comparaison et d’après
laquelle les opposés comme tels apparaissent comme insatisfaits».5
L’être en tant qu’il est acte de conciliation est toujours déjà là, nous-
mêmes sommes toujours en lui comme en l’unité qui suscite et tient
en elle la diversité du séparé. Tout ce qui est divers, tout ce qui s’op¬
pose, tout ce qui se produit, renvoie à cette unité: «le séparé trouve sa
conciliation et seulement dans un être un, car un être simplement

1 Nohl, p. 382; trad., p. 147.

2 Id., p. 385; trad., p. 150.

3 Id., p. 377; trad., p. 140.

4 Id., p. 383; trad., p. 147.

5 Id., p. 383; trad., p. 147.


L’ITINERAIRE DE HEGEL 215

divers présupposerait une nature qui n’en serait pas une.. . ».4 Aussi
bien la méprise de la foi positive, comme celle de la morale kantienne,
n’est-elle pas de refuser toute conciliation, mais de substituer à «la
seule conciliation possible»: celle de l’Etre en totalité, une autre con¬
ciliation, de poser un autre être «à la place du seul Etre possible», et
ainsi de concilier «les opposés de telle sorte qu’ils ne sont conciliés
qu’incomplètement, c’est-à-dire ne sont pas conciliés du point de vue
sous lequel ils doivent l’être».2 En posant une unité absolue sous la
forme d’une divinité dominatrice, la foi positive qu’est le judaïsme
rend bien hommage à l’Etre, et atteste qu’elle l’entend comme il faut,
à savoir comme conciliation. Mais en faisant de cette conciliation un
donné, un dehors, un quelque chose d’opposé, qui subsiste comme tel,
elle se détruit elle-même et affirme que pour elle la conciliation à son
tour est un opposé, «et cela justement dans la mesure où le donné se
trouve concilié, ce qui est une contradiction».3 La morale kantienne
ne fait pas autre chose, en faisant de la conciliation un pur pensé, qui
comme tel est un opposé, un étranger à l’Etre.
Tout l’effort de Hegel vise ainsi à montrer que la véritable concilia¬
tion, la conciliation qui est l’Etre, n’est pas extérieure à la scission, à
la diversité, à l’infinité des déterminations, mais qu’au contraire elle
s’effectue et se déploie à travers celles-ci, de telle sorte que le reproche
adressé à la foi judaïque et à Kant n’est pas tant de cristalliser une
scission que de ne pas la saisir à sa racine ou de ne pas la suivre jusqu’à
son terme: l’Etre même en tant qu’il se scinde d’avec soi pour se mani¬
fester. C’est sur le fondement de ce principe ontologique que se laissent
comprendre l’importance que Hegel attache à l’amour à travers toutes
ces ébauches, et la signification qu’il lui attribue.
Car l’amour a tous les traits de ce processus ontologique de la con¬
ciliation. S’il accomplit une unification, ce n’est pas celle de «l’être-un
inconscient et non développé» 4 auquel s’oppose la possibilité infinie
de la scission. Il implique en effet une scission, s’accomplit en elle, la
«satisfait», mais cette scission n’est pas la dispersion indéfinie d’étants
séparés, elle est leur unité dans la distinction, unité vivante de vivants,
dont chacun s’enrichit de ses dons, se trouve en l’autre et l’autre en lui:
«dans l’amour, ce qui était scindé subsiste, mais non plus comme
scindé - comme unifié, et le vivant sent le vivant».5 Cette union, à son

1 Id., ibid.; trad., p. 148.


2 Id., ibid.-, trad., pp. 148-149.
3 Id., p. 383; trad., pp. 148-149.
4 Id., p. 3791 trad., p. 142.
5 Id., ibid.-, trad., p. 143.
2IÔ L’iTINERAIRE DE HEGEL

tour, est aussi bien origine qu’accomplissement ; par les amants, en


eux, la vie unie se sépare et se manifeste en une vie nouvelle qui «se
dirige toujours plus vers l’opposition», non pour s’y tenir, mais pour
révéler la plénitude de ce dont elle provient, en un développement
dont chaque degré «est une scission, en vue de regagner toute la
richesse de la Vie elle-même».1
Ainsi l’amour se rend adéquat à l’Etre en totalité: «Il n’est pas
l’entendement dont les relations laissent toujours subsister le divers
comme divers et dont l’unité elle-même n’est faite que d’oppositions; il
n’est pas la raison qui oppose absolument son acte de déterminer au
déterminé; il n’est rien qui limite, rien de limité, rien de fini; c’est un
sentiment, mais non un sentiment singulier; (...) dans l’amour (le)
Tout n’est pas contenu comme dans la somme d’une pluralité d’êtres
particuliers, séparés; en lui se trouve la Vie même, comme un redouble¬
ment de soi-même et comme l’unité avec soi-même; il appartient à la
Vie de parcourir un cycle de formation depuis l’unité non développée
jusqu’à l’unité accomplie».2 L’amour ne concerne donc pas tel ou tel
individu, ce vivant déterminé qu’il habite ou qu’il enveloppe, cet
étant, mais la Vie même ou l’Etre, qui a pour essence de se développer,
d’apparaître en se scindant et par cette scission de s’unifier avec soi,
d’effectuer son être-un.
De ce processus ontologique de la «Vie même» tel qu’il se recueille et
s’éprouve dans l’amour en l’unité de son dédoublement, Hegel souligne
le caractère mystérieux lorsqu’il écrit que c’est un «miracle que nous
ne pouvons saisir».3 Dans le même sens, il dira bientôt que la relation
vivante de Dieu et du monde est «telle qu’on ne doit parler qu’en
langage mystique du rapport qu’elle institue entre les termes» 4 ou
encore que «le lien de l’infini et du fini est un mystère sacré, parce que
ce lien est la Vie même».5
Mais d’autre part, tout le mouvement de sa méditation se dirige vers
l’affirmation de la visibilité intégrale de ce processus. L’Etre est
d’essence lumineuse, il est lumière, il est la liberté d’un déploiement
sans réserve: tel est, pourrait-on dire, le point de repère central des
premières ébauches de Francfort. Autant que le Dieu-objet, ces
ébauches visent le Dieu caché et par-delà la tyrannie de la loi kantienne,

1 Nohl, p. 381; trad., p. 145.

2 Id., p. 379; trad., p. 142.


3 Id., p. 377; trad., p. 140.

4 Id., p. 308; trad., p. 83.

5 Id., pp. 309-310; trad., p. 86.


L’ITINERAIRE DE HEGEL 217

elles contestent le thème d’un pensé non encore manifeste, à jamais


reclus dans son état de pur idéal.
L’amour, en revanche, se meut dans la dimension du manifeste.
Dans le règne de l’amour, l’Etre n’est en rien enveloppé, la Vie se
déploie selon de multiples guises, le pensé coïncide avec la manifesta¬
tion de l’Etre. C’est en ce sens que Hegel écrit dans le projet original
pour L’Esprit du christianisme: «L’amour, floraison de la Vie ; le royaume
de Dieu, l’arbre entier avec toutes ses modifications nécessaires, tous
les degrés de son développement ; les modifications sont des exclusions,
non des oppositions, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de lois, c’est-à-dire que
le pensé est égal au réel...».1 Par cette pensée de l’amour, Hegel
renoue à sa manière avec la doctrine platonicienne, et plus précisément
avec la doctrine du Phèdre, dont nous avons vu qu’elle avait inspiré
Hôlderlin à l’époque de la Metrische Fassung. Après avoir défini la
religion comme identique à l’amour, il cite en effet ce passage du
dialogue platonicien: «L’initié qui a joui une fois de la vue intégrale
de la Beauté éternelle, s’il voit un visage à l’image du divin, offrant
une belle reproduction de la Beauté ou de quelque autre idée incor¬
porelle, commence par s’effrayer et un antique frémissement le saisit ;
puis, il regarde de plus près et adore cet être comme un dieu; et s’il
ne redoutait l’appel de la folie, il offrirait un sacrifice à l’aimé comme
à une statue et à un dieu».2 Ce qui retient Hegel dans ce texte, ce n’est
certes pas le dualisme de l’idée pure et de sa copie, de la Beauté éter¬
nelle et de ce qui n’en est qu’une image ou une ombre. Tout le mouve¬
ment de sa pensée le porte à contester pareil dualisme et la nostalgie
qui y est associée. Au reste, il vient d’écrire: «Nous ne pouvons poser
l’idéal hors de nous, car alors ce serait un objet.. .» Bien plutôt, si
Hegel s’abrite ici derrière l’autorité de Platon, c’est qu’il trouve dans
le texte du Phèdre l’affirmation que l’amour est attaché au dévoilé, à
l’être en tant qu’il a pour essence de se donner à voir, de se révéler. Ce
rayonnement de l’Etre, que Hegel appelle la «floraison de la Vie» et
qui est pour lui la révélation intégrale de celle-ci, voilà sans doute ce
qu’il trouve au cœur de la méditation platonicienne sur l’amour et sa
relation à la Beauté. Beauté que Platon dans le Phèdre qualifie
d’excpavéaTaTov, et qu’il pense comme la parution de l’Etre dans l’étant,
ce qui en termes hégéliens est le déploiement de la Vie dans le vivant.
Dire que l’amour est le sentiment du vivant, qu’en lui la Vie même se
trouve, c’est la même chose pour le jeune Hegel que de dire que

1 Nohl, pp. 394-395; trad., p. 164.

2 Id., p. 378; trad., p. 140.


2l8 L’iTINERAIRE DE HEGEL

l’amour vise la Beauté, mieux qu’il l’incarne, car la Beauté n’est rien
d’autre que l’éclat de la Vie en tant qu’elle a pour essence de se produire
ou de se révéler. Mais comme la Vie se trouve, il n’y a pas ici de dua¬
lisme à la manière du platonisme. C’est au sein même des détermina¬
tions finies que la Vie nourrit le souvenir de son essence. L’éclat de la
Vie en effet n’est en rien la lumière évasive d’une essence transcendante;
elle n’accède pas à son unité en s’arrachant aux déterminations finies,
tout au contraire, elle les suscite pour s’y concilier avec elle-même,
être une et égale à soi par cette scission seule à même de la révéler.
C’est ce que marque bien Hegel, dans une note relative au dernier
état du texte sur l’Esprit du judaïsme, lorsque parlant du «règne de
l’amour, de l’unité», il écrit qu’il ne faut pas «élever celle-ci au rang de
Dieu par une libération hors des scissions contingentes présentes; car
maintenant, il y a un Dieu qui n’est pas un maître, mais un être amical,
une beauté, une réalité vivante, dont l’essence est la conciliation. . n).1
L’éclat de la Vie, sa beauté, c’est sa révélation dans une multiplicité
de modes qui ne font qu’attester son unité fondatrice.
Cette pensée de l’amour et de la Beauté, qui est une ontologie, - mais
qu’on peut appeler aussi bien une phénoménologie puisque l’Etre ici
se définit comme phénomène, a pour essence de se révéler, de s’ex¬
primer, de se rendre manifeste ou égal au pensé, - régit l’éloge et la
critique que Hegel adresse à Jésus et au christianisme dans L’Esprit
du christianisme et son destin. Ce n’est pas par sentimentalisme qu’il
fait mérite à Jésus d’avoir opposé au judaïsme l’esprit de l’amour; ce
n’est pas non plus par esthétisme qu’il qualifie de belle la réconciliation
chrétienne, c’est en vertu de cette ontologie. Celle-ci sert de mesure à
sa critique du judaïsme comme à celle du christianisme.
Lorsqu’il insiste de façon répétée sur l’incompatibilité du judaïsme
et de l’«esprit de la Beauté», il ne fait qu’affirmer l’absolue phénomé-
nalisation de l’Etre. On le voit bien à la manière dont il oppose le culte
grec au culte juif en reprochant à celui-ci de projeter dans une exté¬
riorité radicale un sujet infini qui «devait être invisible, car tout visible
est un limité», de n’offrir «aucune forme à la sensibilité» et de ne pas
même pressentir que l’idole de bois et de pierre «peut être divinisée
dans l’intuition de l’amour et dans la jouissance de la Beauté».1 On le
voit mieux encore lorsqu’il oppose le secret des dieux éleusiniens au
secret du dieu caché dans le Saint des Saints: dans le culte juif, «le
secret lui-même était quelque chose d’entièrement étranger, aucun

1 Nohl, pp. 373-374! trad., p. 135.


2 Id., pp. 250-251; trad., pp. n-12.
L ITINERAIRE DE HEGEL 219

homme n’y était initié, on pouvait seulement en dépendre», de telle


sorte que chez les juifs «le sacré est éternellement en dehors d’eux,
ils ne le voient ni ne le sentent»; tandis que dans le culte des mystères,
le divin se révélait, et qu’il était seulement interdit de profaner par
des paroles les «manifestations du dieu» dont personne n’était exclu.1
C’est cette révélation du dieu qu’exprimait déjà le poème Eleusis 2 qu’à
la fin de son séjour à Berne, Hegel dédiait à Holderlin peu avant de le
rejoindre à Francfort : «Ce que l’initié s’est ainsi interdit à lui-même,
une sage loi l’interdit aux esprits indigents:
Révéler ce que dans une nuit sacrée, il a vu, entendu, senti - afin que
le meilleur de lui-même ne soit pas troublé dans sa contemplation par
leur grossier vacarme, afin que leur bavardage vide ne l’irrite pas lui-
même contre le sacré...»
Loin de trahir un goût de l’invisible, une vénération du ténébreux,
ou de l’informe, ce poème avait d’ailleurs pour seul thème le visible,
la lumière ou la forme. Mais non point le visible au regard de l’enten¬
dement disert, qui ne recueille jamais que «de la poussière et des
cendres». La lumière dont il s’agit dans ce poème est celle de la pré¬
sence, de ce que Hegel appelle «le sacré», de cette «patrie», à laquelle
l’entendement comme tel est aveugle, parce qu’il n’a souci que d’ob¬
jets, parce que sa «curiosité» toujours alertée ne peut rencontrer par¬
tout que «la pourriture et la mort», non la Vie. C’est par opposition à
cette curiosité du chercheur, à ces lumières dont l’entendement croit
bénéficier lorsqu’il collecte des objets, que Hegel évoque la Nuit comme
sa libératrice. La Nuit est ce moment où «des hommes affairés som¬
meille le souci», où se tait l’«ennuyeux tapage» du jour. Mais c’est
aussi l’espace de jeu d’une lumière plus haute, incommensurable à la
pensée parce qu’infinie, la nuit sacrée où l’«éclat» environne les dieux
dont les «révélations» sont saisissables seulement par l’imagination
parce que

«L’imagination rapproche l’esprit de l’éternel,


L’unit avec la forme»,

comme dans les temples, les statues et les hymnes d’Eleusis.


Le Sacré, cette présence, nous est proche. S’il est nocturne, c’est
seulement que nous ne pouvons nous en emparer, le porter «dans la

1 ld., pp. 251-252; trad., p. 13.


2 Hoffmeister, Dokumente zu Hegels Entwicklung, pp. 380-383.
220 L’ITINERAIRE DE HEGEL

rue et sur le marché». Il est pourtant la lumière dans laquelle nous


baignons et que diffracte notre vie depuis toujours et pour toujours:

«Cette nuit encore je t’ai sentie, sainte divinité.


Souvent aussi tu m’es révélée par la vie de tes enfants.
Je te pressens souvent comme la vie de leurs actions!
Tu es la pensée sublime, la foi fidèle
Qui - divinité une -
Ne chancelle jamais, même si tout s’écroule».

C’est cette divinité sainte que Hegel a en vue lorsqu’au début du


poème, il rappelle à Holderlin leur pacte ancien «qu’aucun serment
ne scella», de ne vivre que pour «la libre vérité».1 C’est par ces mots
qu’il énonce maintenant le principe ontologique de sa critique du
judaïsme, lorsque, reprochant à celui-ci d’avoir fait de l’existence
même de Dieu l’objet d’un commandement, il écrit que «la vérité est
quelque chose de libre que nous ne dominons pas et dont nous ne
pouvons être dominés», et qu’il précise: «la vérité est la Beauté».2
Si la vérité n’est rien que nous puissions dominer, comme ces objets
sur lesquels l’entendement tente vainement d’assurer sa maîtrise,
si elle n’est rien à quoi nous soyons assujettis, comme le Dieu objet
ou la loi morale, c’est qu’elle est identique à la Vie, et que «la Vie
n’est pas distincte de la Vie».3 En vertu de cette identité, la liberté
de la vérité n’est pas un «caractère négatif» 4 comme celui que lui
attribue l’entendement parce que la ronde sans fin des déterminations
finies le frustre sans cesse de sa maîtrise, elle est un caractère positif,
et se confond avec la puissance affirmative de la Vie qui est «l’Etre
originairement libre».5 N’étant pas dominés par la Vie, ne la dominant
pas, mais lui appartenant, nous appartenons du même coup à la
lumière qui est la Vie en tant qu’elle se livre, en tant qu’elle se scinde
ou se réfléchit pour révéler sa puissance conciliatrice absolue, cette
révélation étant la Beauté même.
Vérité, liberté, lumière, Beauté, ces prédicats ontologiques qui
guident la critique du judaïsme, déterminent aussi le jugement que
Hegel porte sur le christianisme. Comparé au judaïsme, celui-ci semble
tout entier inscrit dans la région de la vérité, de la liberté et de la

1 Dok., loc. cit.


2 Nohl, p. 254; trad., p. 16.
3 Id., p. 280; trad., p. 50.
4 Id., p. 254; trad., p. 16.
5 Id., p. 258; trad., p. 21.
L ITINERAIRE DE HEGEL 221

Beauté. Et Hegel donne poids à chaque mot lorsqu’il écrit que l’en¬
seignement de Jésus consiste essentiellement à révéler les «manifesta¬
tions de la Vie dans la belle région où elle est libre».1 Pourtant le
christianisme n’accomplit pas non plus l’essence authentique de la
religion. Hegel définit cette essence lorsqu’analysant l’opposition de
Jésus à la loi juive, il écrit que «les actes religieux sont ce qu’il y a de
plus spirituel, de plus beau, à savoir ce qui tend à unifier jusqu’aux
oppositions nécessaires au développement, et cherche à représenter
l’unification dans l’idéal comme étant pleinement, comme n’étant plus
opposée à la réalité, et cherche en conséquence à l’exprimer et à l’af¬
firmer dans une action...» 2 Autrement dit, la religion authentique se
définit par «l’esprit de la Beauté», un accord avec l’Un, en tant qu’il se
différencie pour s’exprimer. Certes cet esprit est bien celui qui inspire
l’attitude de Jésus envers le judaïsme. Ce que Jésus oppose, en effet, à
l’objectivité du légalisme judaïque, ce n’est pas «le subjectif en géné¬
ral» 3 car le kantisme, en fondant le commandement sur l’autonomie
du vouloir, ne fait pas autre chose, mais il ne parvient pas pour autant
à lui ôter son objectivité. Pas davantage Jésus ne prend parti pour le
particulier contre l’universel. C’est au-dessus de la scission de l’objet
et du sujet, de l’universel et du particulier, au-dessus de la légalité et
de la moralité qu’il s’installe. La sphère nouvelle qu’il révèle ainsi est
le plein de la Vie, l’Etre même en tant qu’il remplit et accomplit la
simple possibilité qui est celle du pur être-pensé, de l’objet, de l’uni¬
versel. Ce plein de l’Etre «est la synthèse du sujet et de l’objet, dans
laquelle sujet et objet ont perdu leur opposition». Par rapport à cette
synthèse, l’insuffisance du commandement, positif ou moral, réside
justement «dans le fait qu’il n’exprime pas d’être».4 Or, c’est à l’ex¬
pression de l’Etre que Jésus convie ses disciples, plus précisément à un
accord avec l’Etre en tant que Vie s’exprimant dans la richesse des
relations vivantes. C’est par là qu’il oppose au judaïsme le «génie» ou
l’«esprit de la conciliation». Ainsi l’appel à la pureté du cœur, le message
de l’amour qui est au centre de l’enseignement de Jésus, ne viennent
pas majorer l’intériorité mais inviter à se ressourcer dans l’Etre, à
s’accorder à la puissance unifiante de la Vie. Si Jésus ne prêche plus
le respect des lois, ce n’est pas pour renier l’objet, l’universel, au profit
de l’intériorité ou de l’inclination particulière, c’est qu’il les dépasse

1 Nohl, p. 275; trad., p. 43.

2 Id., p. 262; trad., p. 26.


8 Id., p. 264; trad., p. 29.
4 Id., p. 268 en note; trad., p. 35.
222 L’iTINERAIRE DE HEGEL

comme de simples visées vides en «dévoilant le contenu qui les remplit


et les supprime comme lois»: 1 l’Un et Tout de la Vie. C’est l’amour
qui effectue dans la présence cette unité que la loi ne peut poser que
dans l’absence, sur le mode d’un concept, d’un «tu dois» opposé à
l’être. En effet, «d’un côté, la sainteté de l’amour, l’accomplissement
(7rX7]p(0[xa) de la loi, va contre la rupture de l’union; seule cette sainteté
permet, quand l’un des nombreux aspects de l’homme veut s’élever
à la dignité du Tout ou contre le Tout, de le maintenir à son rang, et
seul le sentiment du Tout en amour peut empêcher la dispersion de
l’Etre - d’un autre côté, l’amour supprime la possibilité de la sépara¬
tion. . .».2 En prêchant l’esprit de la réconciliation, en situant celle-ci
dans l’amour et la plénitude de la Vie, Jésus oriente donc ses disciples
vers «l’état originel», «la totalité», le divin être-un de la Vie et du vivant
ou, comme il dit expressément, «de l’Etre et de l’étant».3 C’est en ce
sens qu’il se réclame du Père, non comme d’une autorité, mais comme
«de son origine», «de la source d’où découle en lui toute figure de la vie
limitée».4 C’est en ce sens qu’il annonce l’imminence du royaume de
Dieu, non comme l’instauration d’une souveraineté qui ne serait
qu’une modalité nouvelle de la relation domination-servitude, mais
comme «un développement du divin dans les hommes . .. (une) har¬
monie dans laquelle non seulement la diversité de leur conscience
s’accorde en un esprit et la multiplicité des formes de la vie en une
vie, mais grâce à laquelle tombent les cloisons qui les séparent d’autres
créatures proches de Dieu, et grâce à laquelle le même esprit vivant
anime les différents êtres qui par suite ne sont plus seulement égaux,
mais unis, ne constituent pas seulement une collection, mais une
communauté, parce qu’ils ne sont pas unis dans un universel, un
concept, comme par exemple des croyants, mais par la Vie, par 1’
amour. . .».5 Ainsi entendu, parce qu’il se confond avec le déploiement
de la Vie dans la multiplicité du vivant, mieux parce qu’il est la re¬
connaissance toujours renouvelée de ce libre déploiement comme de la
seule essence, ce royaume de Dieu est le règne «de la plus haute liberté
qui reçoit de la seule Beauté la forme de son apparition et son rapport
au monde».6 Et justement parce qu’il n’a rien d’extérieur à la vie,
parce qu’il réside dans la multiple apparition de celle-ci, et dans la

1 Nohl, p. 266; trad., p. 32.

2 Id., p. 270; trad., p. 37.


3 Id., ibid.; trad., p. 38.
4 Id., p. 303; trad., p. 77.
5 Id., p. 321; trad., p. 100.
6 Id., p. 327; trad., p. 108.
L ITINERAIRE DE HEGEL 223

reconnaissance de l’unité originelle de tout ce qui ainsi apparaît, ce


royaume n’est pas l’objet d’une foi. Car il n’y a foi, selon Hegel,
qu aussi longtemps que l’homme «aime la Beauté dans un autre et que
celle-ci n existe en lui qu’enveloppée, c’est-à-dire que dans son activité
il n a pas trouvé un état d’équilibre et de repos à l’égard du monde,
n’est pas parvenu à une conscience nette de son rapport aux choses.. . ».1
Tant que l’éclat de la Beauté est seulement visé, à la manière d’une
lumière seulement extérieure, l’homme n’est qu’un croyant, ou «comme
s’exprime Jésus (Jean, 12, 36) : jusqu’à ce que vous ayez la Lumière,
croyez à la Lumière, afin de devenir vous-même les fils de la Lumière».2
Mais ce faisant, le croyant se leurre et méconnaît la lumière en la
cherchant au-dehors alors que depuis toujours elle habite en lui.
Qu’est-il d’autre lui-même qu’une «propriété de la lumière» et comment
pourrait-il connaître la divinité, fût-ce sur le mode du pressentiment,
s’il n’en était lui-même une «modification»? 3 L’harmonie de la Vie
n’est pas au-delà de lui, il est porté par elle, «il n’est pas éclairé par la
lumière comme un corps obscur qui ne revêt qu’un éclat emprunté,
mais c’est sa propre substance qui s’embrase et elle devient une flamme
véritable».4 Etant cet embrasement, le royaume de Dieu vient remplir
et accomplir ce qui dans la foi n’est encore qu’«état intermédiaire
entre les ténèbres, l’éloignement du divin, la captivité dans le réel -
et une vie libre tout entière divine, assurée d’elle-même».5 Un tel
accomplissement opère l’unité du départ et du retour, de la scission et
de la réconciliation, de l’activité et du repos. En lui le même se sent
identique à l’autre, l’identité à la différence, l’origine au développe¬
ment, et l’éternité au devenir. C’est le règne de la vie qui se retrouve
dans la dispersion de ses modes, le règne de l’Esprit qui rassemble celui
du Père et du Fils, de l’Un et de sa scission: «L’accomplissement de la
foi, le retour à la divinité dont l’homme est né, achève le cycle de son
développement. Tout vit dans la divinité, tous les vivants sont ses
enfants, mais l’enfant porte en lui l’union, le lien, l’accord avec l’har¬
monie totale, intacts, mais non développés ; il commence par la foi en
des dieux extérieurs à lui, par la crainte, jusqu’à ce que, agissant et
opérant toujours plus de nouvelles scissions, il retourne pourtant, à
travers des réconciliations, à l’union originelle, mais développée désor¬
mais, produite par elle-même, sentie, et il connaît la divinité, c’est-à-

1 Id., p. 289; trad., p. 61.


2 Id., ibid.
3 Id., p. 313; trad., p. 90.
4 Id., ibid.
5 Id., ibid.
224 L’iTINERAIRE DE HEGEL

dire que Dieu est en lui; il sort de ses limitations, il supprime la modifi¬
cation et il rétablit le Tout. Dieu, le Fils, le Saint-Esprit».1
De ce rétablissement du Tout par à travers les modes finis qui
l’arrachent à son enveloppement pour en faire une totalité effective,
on peut dire qu’il consiste aussi bien en une subjectivation qu’en une
objectivation. D’une part, ce rétablissement est le mouvement par
lequel le divin, d’abord union transcendante reposant au-dessus de
toutes choses, et extérieure aux vivants, devient intérieur à ceux-ci de
telle sorte qu’ils le ressentent en eux et le connaissent comme eux-
mêmes. Mais d’autre part ce passage du Dieu-objet au Dieu-sujet est
tout autant le devenir-objet d’un Dieu subjectif, qui d’abord tout
enveloppé et intérieur, s’extériorise ou apparaît au sein même des
modes finis. Il n’y a pas de différence entre les deux côtés de ce passage
et si finalement ils n’en forment qu’un seul, c’est que l’essence de
l’objectivité, celle du Dieu extérieur au monde et de celui-ci extérieur
à celui-là, est la subjectivité même, le devenir conscient de Dieu, ou
son intériorité à toutes choses et l’intériorité de celles-ci à Lui-même.
C’est aussi que l’essence de la subjectivité, celle du Dieu enveloppé,
ou celle d’une conscience finie qui s’appréhende d’abord comme
séparée du monde et de Dieu, n’est autre que l’objectivité, c’est-à-dire
l’apparition de Dieu dans tous les modes finis. Si le royaume de Dieu,
prêché par Jésus, consiste en cette égalisation de la subjectivité et de
l’objectivité, ou en l’accomplissement de chacune dans l’autre, il doit
satisfaire le besoin religieux, «ce besoin de concilier en un Dieu le sub¬
jectif et l’objectif, le sentiment (Emftfindung) et son exigence d’objets-
l’entendement - au moyen de l’imagination dans la Beauté. . .».2
Et pourtant, selon Hegel, le christianisme ne parvint pas à se hausser
à ce niveau ontologique de l’égalisation, à cet accomplissement con¬
joint de l’objectivité et de la subjectivité, qui est l’opération même du
divin, la puissance médiatrice de l’absolu venant à soi en s’exprimant,
puissance dont l’imagination,3 médiatrice entre la subjectivité du
sentiment et l’objectivité de l’entendement, porte l’empreinte dans la
conscience humaine. Déjà Jésus, devant l’ampleur de l’écrasement que
l’esprit juif faisait subir à toutes les modifications de la vie, à cause de
la «souillure» dont celle-ci était victime en totalité, se trouva contraint
de n’accorder d’autre espace au Royaume de Dieu que son cœur:

1 Nohl, p. 318; trad., p. 96.

2 Nohl, p. 332; trad., p. 113.

3 Hegel l’appelle Phantasie précisément parce qu’elle fait voir, amène l’Etre à se manifester
dans l’étant, à s’y donner une (xopqsT), par opposition à ce qu’il appelle l’«amorphisme» du
judaïsme, du légalisme kantien et de la croyance. Cfr. Nohl, p. 331; trad., p. ni.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 225

«dans son monde réel il devait fuir tous les rapports vivants, parce
que tous étaient soumis à la loi de mort. . ,».1 Il fut ainsi réduit à con¬
finer en lui la beauté dont il voulait manifester l’éclat, se condamnant
par le fait même à ne pas en accomplir l’essence. Le dilemme auquel le
confrontait le légalisme juif le vouait à cette voie. Son destin était «de
souffrir du destin de sa nation: ou bien de le faire sien et d’en supporter
la nécessité, d’en partager les lois et de réconcilier son propre esprit
avec celui de ce destin, mais en sacrifiant sa beauté, son lien au divin,
ou bien de rejeter loin de lui le destin de son peuple et de conserver sa
vie en lui-même, mais sans la développer ni en avoir la jouissance; de
n’accomplir en aucun cas la Nature, de ne sentir dans le premier cas
que des fragments de la nature, et encore d’une nature souillée, ou bien,
dans le second, de l’amener entièrement à la conscience, mais en ne
connaissant sa figure que comme un brillant fantôme, dont l’Etre est
la plus haute vérité, mais en renonçant à la sentir, à lui donner la vie
dans la réalité effective. Jésus choisit le second destin. . .».2
Par ce choix, ni la liberté, ni la vérité, ni la Beauté ne pouvaient
accomplir leur essence ontologique. La première, loin de coïncider avec
le déploiement affirmatif de la Vie dans ses modifications, devenait
«l’attribut négatif» «de l’âme qui renonce à tout pour se conserver»,
l’égarement de celle-ci «dans le vide».3 La seconde, loin de coïncider
avec l’apparition de l’essence, devenait l’apanage d’une conscience
sans objet ou formelle, une ombre sans visage qui ne peut être ressentie,
et ne doit son apparence de totalité qu’à la négation de toutes les
figures réelles par lesquelles seules le Tout se manifeste et est effectif.
La Beauté enfin, loin d’être l’éclat de ce déploiement de la Vie, qui est
la plénitude de la liberté et de la vérité, devenait l’attribut intérieur
et caché d’une âme «qu’aucune réalité objective ne retient»,4 qui se
déprend de chacune comme d’un fragment mort, mais qui, par ce
retrait, «échappe à la vie», au moment même où elle veut la sauver,
puisqu’il est de l’essence de la Vie de s’objectiver dans des modifica¬
tions. Au surplus, le choix de Jésus contredisait l’essence de l’amour:
celui-ci devenant «inactif» et «non développé» puisqu’étranger au
monde, autant dire que «la vie la plus haute restait sans vie».5
Mais «cette limitation de l’amour à lui-même, sa fuite devant toutes
les formes déterminées, même si son esprit les animait déjà, ou si elles

1 Nohl, p. 327; trad., p. 108.

2 Nohl, p. 327; trad., p. 108.

3 Id., ibid.
4 Id., p. 286; trad., p. 57.

6 Nohl, p. 324; trad., p. 103.


22Ô L’ITINERAIRE DE HEGEL

étaient nées de lui, cet éloignement de tout destin est justement son
suprême destin.. -».1 Ce qui devait être accomplissement conjoint de
l’objectivité et de la subjectivité, - la première dépassant son statut
de pur opposé et l’interminable éparpillement de déterminations finies
qu’elle offre au regard de l’entendement, pour n’être plus que l’appa¬
rition de l’unité fondatrice qu’est la Vie, la seconde abolissant son
statut d’idéalité, et comblant le vide où la tenait repliée son unité par-
delà toutes formes manifestes, pour n’être plus qu’une unité vivante
des vivants-, ce qui devait être cet accomplissement redevient la proie
de l’objectivité et de la subjectivité pures et simples en leur opposition
figée. En d’autres termes, l’égalisation de la conscience et de la Vie,
en tant que celle-ci est l’être-un sans différence et celle-là le même
être-un se scindant, n’est pas atteinte, et cet échec est l’obscurcisse¬
ment de la lumière, puisque «seule une conscience égale à la Vie, et
telle que toutes deux ne diffèrent qu’en ce que la Vie est l’Etre (das
Seiende) tandis que la conscience est l’Etre comme réfléchi, est 9coç».2
Cet obscurcissement de la lumière est le rétablissement du «principe
juif de l’opposition de la pensée et de la réalité», à l’encontre de l’uni¬
fication annoncée par l’évangile de Jean, où il est dit, selon Hegel,
que Dieu et le Logos sont «une seule et même réalité» et ne se distin¬
guent «que dans la mesure où le premier est la matière sous la forme du
Logos».3 Objectivité et subjectivité, conscience et vie, matière et forme
restent disjoints. Et cette disjonction se traduit sur le plan anthropolo¬
gique par le maintien d’une contradiction entre l’entendement et
l’intuition d’une part, et le sentiment, de l’autre.
Hegel relève dans les gestes et la mentalité de la communauté
chrétienne plusieurs indices de cette disjonction qui empêche le
christianisme de se hausser à l’essence authentique de la religion : le
divin dans le mouvement de son apparition, son devenir-objet égal à
son devenir-sujet. Ainsi, la Cène, quoique festin de l’amour, ne lui
apparaît pas comme un acte proprement religieux, dans la mesure où
l’union amoureuse ne s’y objective pas en une figure, mais est seule¬
ment ressentie dans l’enveloppement du sentiment, sans être connue
et rendue manifeste comme objet. «... Dans l’acte de consommer le
pain et le vin, ces objets mystiques n’éveillent pas seulement le sen¬
timent et la vie de l’esprit, mais disparaissent eux-mêmes comme
objets (...) Mais c’est précisément ce genre d’objectivité, entièrement

1 Id., ibid.
2 Id., p. 307; trad., p. 82.
3 Id., pp. 307-308; trad., pp. 82-83.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 227

supprimée tandis que le sentiment demeure - (...) -, c’est ce genre


d’objectivité qui ne permet pas à l’acte de devenir un acte religieux.
Le pain doit être mangé, le vin bu; aussi ne peuvent-ils être quelque
chose de divin; l’avantage qu’ils présentent d’un côté, du fait que le
sentiment attaché à eux, revient en quelque sorte de l’objectivité à sa
propre nature, que l’objet mystique redevient une réalité purement
subjective, ils le perdent justement du fait qu’ils ne peuvent suffi¬
samment objectiver l’amour».1 La chose ici n’est pas l’apparition du
divin, mais une détermination finie dont l’essence est de disparaître
et en laquelle la subjectivité ne peut trouver satisfaction: «la chose et
le sentiment, l’esprit et la réalité ne se mêlent pas: l’imagination ne
peut jamais les rassembler dans une même Beauté», c’est-à-dire pro¬
duire ou exhiber en une seule vue (Einbildungskrajt) le lien qui les unit.
Aussi bien la perte de l’objet est-elle synonyme ici d’une indigence de
la subjectivité. Ne trouvant pas de satisfaction dans la chose, la sub¬
jectivité n’acquiert aucun remplissement, elle est littéralement vide,
comme en témoignent le «regret» et la «mélancolie», dont, selon Hegel,
l’âme des convives de la Cène est tout imprégnée.3
Le non-accomplissement de l’objectivité, sa réduction à un pur
opposé, à des déterminations réelles et finies est donc ici corrélatif du
non-accomplissement de la subjectivité, la réduction de celle-ci à une
infinie nostalgie, à une pure aspiration. Et ce non-accomplissement
est la non-apparition du divin. «Pour que le divin apparaisse, l’esprit
invisible doit être uni à du visible, afin que le connaître et le sentir
forment ensemble une unité, afin qu’il y ait une synthèse profonde,
une complète harmonie, afin que l’harmonie et l’harmonieux soient
une seule réalité. Sinon, il subsiste, relativement à la totalité de la
nature divisible, une aspiration trop faible par rapport à l’infinité
du monde, trop vaste par rapport à son objectivité, et qui ne peut être
rassasiée; il reste une aspiration inextinguible et insatisfaite vers
Dieu».4 Si cette aspiration est trop faible par rapport à l’infinité du
monde (ou à la totalité de la nature), c’est qu’elle est impuissante à re¬
connaître en lui la seule réalité, la modalisation du divin; si elle est
trop vaste par rapport à son objectivité, c’est que le divin ne peut se
trouver dans une objectivité pure et simple. Mais ce que l’aspiration
ne reconnaît pas, c’est justement que l’objectivité n’est pas pure et
simple, ou qu’elle ne l’est que comme contre-partie de l’aspiration
1 Nohl, p. 300; trad., pp. 73-74.
2 Id., ibid.; trad., pp. 74-75.
2 Id., p. 300; trad., pp. 74~75-
4 Id., p. 333; trad., pp. 114-115.
228 L’ITINERAIRE DE HEGEL

elle-même. Scellée dans l’aspiration, ou dans l’opposition à la pure


objectivité, l’association des chrétiens maintient donc hors d’elle, et
tout à la fois réintroduit dans son esprit, la pure objectivité qu’elle
désavoue. Tout en étant «l’opposé de l’esprit juif», elle ne trouve pas
davantage que celui-ci de «milieu entre les extrêmes dans la Beauté.
L’esprit juif avait fixé en réalités les modifications de la Nature, les
rapports de la Vie (. . .). L’esprit de la communauté chrétienne ne vit
de même en chaque rapport de la Vie se développant et se manifestant
que des réalités pures et simples; comme pour cet esprit, en tant que
sentiment de l’amour, l’objectivité était le plus grand ennemi, il resta
aussi pauvre que l’esprit juif...».1 L’indigence ici est d’autant plus
pénible qu’à l’encontre du principe qui devait l’inspirer, la commu¬
nauté réintroduit la pure objectivité au cœur même de sa croyance.
Jésus conviait ses disciples à accomplir l’objectivité, dans sa plénitude
ontologique, c’est-à-dire à ne reconnaître en elle que la réflexion de
l’unité, ou la Beauté, celle-ci étant l’unité de la Vie au sein de la dif¬
férence qui la sépare du vivant, et qui, du même coup, la recueille
dans l’intimité de l’union. Certes lorsqu’il leur dit que s’ils s’unissent
en son nom, son Père leur accordera ce qu’ils demandent, il semble,
étant donné le réalisme de la langue juive, n’exprimer «qu’un accord
relatif à des objets (TrpayfxaTa)». Mais ce langage est trompeur: en
réalité, «c’est seulement ici qu’il est possible à l’objet de n’être que
l’unité réfléchie (...); comme objet, c’est de la beauté; subjectivement
c’est l’union, car des esprits ne peuvent être unis dans des objets pro¬
prement dits. L’accord de deux ou trois d’entre vous est aussi de la
beauté dans l’harmonie du Tout, c’est un son, un accord en elle; cette
beauté est conférée par elle; elle est, parce qu’elle est dans cette har¬
monie, parce qu’elle est quelque chose de divin; et dans cette com¬
munion avec le divin, les êtres unis communient en même temps avec
Jésus; si deux ou trois d’entre vous sont unis en mon esprit (ètç to èvo-
[xa [xou, comme dans Math., io, 41) en tant que l’Etre et la Vie éternelle
me sont dévolus, en tant que je suis, je suis au milieu d’eux; tel est
mon esprit».2 Autrement dit, la parole de Jésus, entendue dans son
principe et sa teneur ontologique, dit avec netteté qu’il «se déclare
contre la personnalité, contre une individualité de sa nature opposée à
ses amis confirmés (contre la pensée d’un Dieu personnel), dont le
fondement serait une particularité absolue de son être opposé à eux».3

1 Nohl, p. 330; trad., pp. iio-m.

2 Nohl, p. 316; trad., p. 94.

3 Nohl, p. 316; trad., p. 94.


L ITINERAIRE DE HEGEL 229

Mais à contre-courant de ce principe, les disciples se suspendirent à


l’individualité de Jésus, de sorte que «par sa mort ils se trouvaient
rejetés dans la scission entre le visible et l’invisible, entre l’esprit et le
réel».1 Vivant, il était pour eux la manifestation du divin, la figure
objectivée de leur esprit, la révélation présente à l’intuition comme au
sentiment, du lieu vivant de l’indétermination de «l’harmonie» et de la
détermination de «l’harmonieux»; 2 mort, il alourdissait cette mani¬
festation du souvenir d’une existence disparue.
Sans doute, l’image du Ressuscité semble-t-elle abolir les détermina¬
tions contingentes de cette individualité et incarner en une figure la
divinité du lien de l’amour, de telle sorte que ce lien n’a plus rien de
nostalgique, mais se présente à lui-même comme une réalité vivante en
laquelle il jouit de soi. D’une certaine manière en effet, la résurrection
est religieuse, au sens ontologique de ce mot : la mort n’y apparaît plus
comme un événement contingent affectant tel individu fini, et opposée
au vivant, mais elle abolit cette opposition et ce statut événementiel
en manifestant son inhérence à la Vie, de même que cet individu y
abolit sa finitude et son statut d’opposé pour se dilater aux dimensions
de l’universel, de la communauté, et n’être plus que «la représentation
de l’amour qui unit celle-ci», ou «l’amour doué de figure»3 c’est-à-dire
révélant son essence: l’unité de la Vie dans son déchirement même.
Mais cette abolition n’est pas complète. Dans la mesure où l’image est
ici encore associée à une réalité purement objective, à un «événement»
qui s’inscrit dans la série des déterminations finies, elle reste située
dans le champ de l’entendement, sans être vraiment le corrélât de la
puissance unifiante de l’imagination, sans être vraiment cette figure
de l’amour en laquelle l’intuition et le sentiment se concilient. Dans le
Christ ressuscité, «l’aspect objectif de Dieu n’est pas seulement une
forme de l’amour», l’amour même prenant forme ou révélant sa lu¬
mière pour la satisfaction du besoin religieux, mais cet aspect objectif
«existe aussi pour lui-même et, comme réalité, prétend avoir une place
dans le monde des réalités». Par là, «vient s’adjoindre à l’image du
Ressuscité, de la conciliation devenue un être (Wesen), une réalité
accessoire, pleinement objective, individuelle, qui s’allie à l’amour,
mais qui, pour l’entendement, doit demeurer rigidement fixée comme
de l’individuel, de l’opposé, qui par suite est une réalité qui ne cesse
de s’attacher au Divinisé et le retient au sol comme un boulet... ».4
1 Nohl, p. 334; trad., p. 115.
2 Id., p. 333; trad., p. 114.
3 Id., pp. 334-335; trad., p. 116.
4 Id., pp. 334-335 5 trad., pp. 116-117.
230 L’iTINERAIRE DE HEGEL

Plus encore que la Cène, et que l’adoration du Ressuscité, la croyance


aux miracles traduit, selon Hegel, l’impuissance du christianisme à se
conformer au principe qui le fonde, à reconnaître la révélation du divin
dans son incarnation, au lieu de le laisser «planer à mi-chemin entre
l’infini, l’illimitation céleste, et la terre, cette collection de pures
déterminations».1 Prise dans sa teneur ontologique, l’Incarnation de
Dieu, en effet, ne signifie pas que le divin s’est déposé dans une réalité
purement et simplement objective, une individualité finie dont l’en¬
tendement peut repérer les déterminations spatio-temporelles en leur
multiplicité morte; elle signifie que le divin est l’unité de la vie, que
son opération est «le rétablissement et la manifestation de l’unité»,
ou «un développement, par lequel, en supprimant l'opposé, il se mani¬
feste lui-même dans la conciliation».2 Mais la croyance aux miracles
est là pour démontrer que le christianisme ne reconnaît pas cette
manifestation de la conciliation. Abaissant le divin au rôle de cause
qui s’épuise à produire un effet extrêmement déterminé, admettant
d’autre part que la cause est un infini, il ne supprime pas la sphère de
l’entendement mais affirme «la simultanéité de sa position et de sa
suppression»,3 ce qui est prétendre que l’infini et le fini, l’esprit et le
corps sont des opposés absolus, s’en tenir au «plus profond déchire¬
ment» et fixer une opposition au sein du divin. Ce déchirement est le
destin dont le christianisme est la proie, destin qui le fait osciller entre
l’esprit et la réalité, entre le divin et le monde, entre la «conscience
réduite» d’un Dieu exclusif et la «conscience différenciée» de la pure
diversité des déterminations, sans que jamais il puisse «trouver le
repos dans une beauté vivante impersonnelle».4
C’est à peu près sur ces mots, c’est sur le thème de la Beauté, que
s’achève L’Esprit du christianisme et son destin. C’était déjà ce thème
qui organisait la critique du judaïsme dans les premières ébauches de
cet essai. D’un bout à l'autre de celui-ci, Hegel associe sa pensée de la
Beauté à une évocation de la Grèce. Cette association persistante doit
être envisagée de près.
Signifie-t-elle que Hegel fasse purement et simplement mérite à la
Grèce d’avoir accompli l’essence de la religion? De prime abord, on
pourrait être tenté de répondre par l’affirmative comme y invitent les
analyses du culte grec et des mystères éleusiniens que nous avons
commentées. Et déjà les fragments les plus anciens de la critique du
1 Nohl, p. 335; trad., p. il7.

2 Id., pp. 338-339; trad., pp. 120-121.

3 Id., p. 337; trad., p. 120.


4 Id., p. 342; trad., p. 125.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 231

judaïsme semblent opposer en ce sens l’esprit des grecs à celui des juifs.
Celui-ci est «le sublime et la grandeur», écrit Hegel, c’est-à-dire «le
haut rang du pur subjectif» exerçant sa domination sur la Nature ou
la Vie, tandis que celui-là est «la Beauté».1 Et en spécifiant l’essence de
cet esprit de beauté, c’est déjà de la liaison et de la non-liaison que
traite Hegel, comme on le voit à la façon dont il souligne la présence
dans l’esprit des grecs du moment de la scission. Lorsqu’il dit en effet
que les dieux étaient «les conciliations singulières qu’ils eurent le
courage d’opérer avec le destin», il veut dire que la Nature ou la Vie,
origine des vivants, était devenue étrangère à ceux-ci - un destin
pesant sur eux - mais d’une étrangeté qui, loin de creuser une opposi¬
tion absolue du Tout et des réalités singulières, de l’Un et du divers,
est reconnue comme la générosité de la Vie à laquelle «on est redevable
de réalités singulières», générosité qui s’offre ou se destine aux hommes
en des guises diverses, et sous les espèces des dieux précisément.2
C’est encore l’image de la Grèce qui s’impose à Hegel lorsqu’il relève
dans les rites et les croyances chrétiennes les signes d’une inadéquation
au principe de la religion. S’agit-il de la Cène? A la dissociation qui
s’opère en elle par suite de la suppression de l’objectivité au profit d’un
sentiment tout intérieur, qui comme tel est l’irréalité d’une non-
manifestation ou d’une pure forme et la contre-partie d’une réalité
éparse et amorphe, Hegel oppose le sacrifice des Grecs aux divinités de
la lumière et de l’amour: Apollon et Vénus. «Quand des êtres aimants
célèbrent un sacrifice sur l’autel de la déesse de l’amour et que dans leur
prière, l’effusion même du sentiment en exalte au plus haut la flamme,
la divinité en personne descend dans leur cœur - mais l’image de pierre
demeure devant eux. . .».3 Ainsi maintenue devant eux, cette image
n’est pourtant plus un objet pur et simple, chose perçue dans sa struc¬
ture par l’intuition, ou conçue dans ses éléments finis par l’entendement
analytique, auquel le sentiment demeurerait étranger. Elle est le lieu
où s’effectue la coïncidence de celui-là et de celui-ci. En elle l’imagina¬
tion, dans laquelle l’entendement et le sentiment «existent et se trou¬
vent supprimés à la fois», rassemble la chose et le sentiment «dans une
même beauté».4 «Dans un Apollon, dans une Vénus on peut sans doute
oublier le marbre, la pierre fragile, et ne retenir dans l’intuition de sa
forme que l’élément immortel; on est pénétré du sentiment d’une

1 Nohl, p. 368; trad., pp. 126-127.


2 Id., p. 369; trad., pp. 128-129.
3 Id., p. 209; trad., p. 73.
4 Id., p. 300; trad., p. 74.
232 L’ITINERAIRE DE HEGEL

jeune force éternelle, on est pénétré d’amour».1 Par opposition à cette


transfiguration de l’objectivité dans une forme qui n’est pas un sque¬
lette mais l’auréole de la Vie, la Cène condamne l’objectivité à n’être
que réalité morte: «Si l’on réduit en poussière la Vénus ou l’Apollon, et
si l’on dit : ceci est Apollon, ceci est Vénus, j’ai bien la poussière devant
moi et l’image des divinités en moi, mais la poussière et la réalité
divine ne peuvent plus se réunir en un tout».2
S’agit-il de la Résurrection ? Par opposition au dualisme qui entache
la figure du Ressuscité, c’est encore au trésor grec que Hegel fait em¬
prunt pour y montrer l’exemple d’un authentique dépassement de
l’objectivité fixée: «Comme Hercule à partir du bûcher, le divinisé n’a
pris lui aussi son essor de héros qu’à partir du tombeau ; mais dans le
premier cas les autels ne sont consacrés et les prières ne sont adressées
qu’à la bravoure incarnée, au héros devenu dieu qui n’a plus à combattre
ni à servir, ici au contraire, ils ne le sont pas seulement au héros: ce
n’est pas simplement le ressuscité qui est le salut des pécheurs et le
ravissement de leur foi; le maître errant et le crucifié sont eux aussi
adorés».3
Nombreux sont donc les textes de L’esprit du christianisme et son
destin qui semblent indiquer que Hegel fasse honneur à la Grèce d’avoir
accompli l’essence de la religion. Le Systemfragment, en associant à
l’essence du service divin les images, le temple, les hymnes et les
danses, ne fait que confirmer cette indication.

3. LA RELIGION BELLE ET LA MANIFESTATION DE L’ABSOLU

DANS LES TRAVAUX D’iENA

Pourtant quelques mois à peine après avoir rédigé sa première


ébauche de système, Hegel écrit dans le mémoire sur la Différence
entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling: «La suprême
perfection esthétique, telle qu’elle se forme dans une religion déter¬
minée, où l’homme s’élève au-dessus de toute scission, et voit la liberté
du sujet et la nécessité de l’objet disparaître dans le royaume de la
grâce, n’a pu être efficace que jusqu’à un certain niveau de culture, et
dans la barbarie commune ou populaire».4
Sans doute, le corps de l’ouvrage semble-t-il accorder à la religion

1 Nohl, p. 300; trad., p. 75.

2 Id., ibid.
3 Nohl, p. 335; trad., p. 117.

4 Hegel, Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad Mérv
p. 88.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 233

de l’art une dignité plus haute, ce qui ne saurait surprendre puisque


cette première publication de Hegel veut être la défense et l’illustration
de l’originalité de Schelling par rapport à Fichte, et puisqu’aussi bien
Schelling reconnaît dans l’art l’organon de sa philosophie de l’identité.
Ainsi, c’est en s’alignant sur la position de Schelling qu’il déclare que,
dans un système comme la Sittenlehre, «on ne peut, étant donné la
polarité fixe, absolue, de la liberté et de la nécessité, penser à aucune
synthèse, ni à aucun point d’indifférence» et qu’il précise que l’oppo¬
sition qui s’y maintient, fût-ce sous le voile du progrès infini, «ne peut
vraiment se résoudre ni, pour l’individu, dans le point d’indifférence
de la Beauté par rapport au goût et à l’œuvre artistiques, ni, pour la
communauté pleinement vivante des individus, dans une commu¬
nion».1 C’est au nom de cette résolution, ou de cette identité absolue
ainsi comprise qui, selon lui, forme le principe de tout le système de
Schelling et qui, encore qu’affirmée formellement par Fichte, est en
fait abandonnée dès que le système fichtéen «commence à se former» 2
que Hegel, après s’être étonné de voir la Sittenlehre attribuer à «la
culture esthétique une relation souverainement efficace avec la
recherche de la fin rationnelle»,3 constate que cette relation est sim¬
plement subalterne, qu’elle consiste seulement en une préparation du
terrain de la moralité, et que Fichte compte vraiment peu sur l’Art
«pour achever le système».4 Sous-entendons : c’est sur l’Art que Schel¬
ling compte pour achever le sien. Et compter vraiment sur l’Art, c’est
reconnaître, par la faculté esthétique, «une véritable unification de
l’activité productrice de l’intelligence et du produit qui lui apparaît
comme donné»: la Nature, ou encore reconnaître «l’incorporation
spontanée et complète de la totalité dans l’unification de la liberté et de
la nécessité, de la conscience et de l’inconscience».5 Certes Fichte, -
Hegel veut bien le concéder-, s’exprime avec exactitude sur la Beauté
lorsqu’il écrit qu’«au point de vue esthétique, le monde est donné tel
qu’il est fait». Mais, outre que cette manière de s’exprimer est «illogique
par rapport au système», car elle contredit l’opposition absolue sur
laquelle il repose, Fichte n’en tire «aucune application à ce système»,
refusant de voir que «la reconnaissance de l’unification esthétique de
la production et du produit est quelque chose de tout autre que la
position du devoir-être et de l'effort absolus et du progrès infini, con-

1 Id., p. 136.

2 Id., p. 139.
3 Fichte, Sittenlehre, S.W., IV, p. 354.
4 Hegel, Differenz, trad., p. 136.
5 Id., ibid., pp. 137-138.
234 L’ITINERAIRE DE HEGEL

cepts qui se révèlent, dès la reconnaissance de cette suprême unifica¬


tion, comme antithèses, ou seulement comme synthèses de sphères
subalternes, et par suite comme ayant besoin d’une synthèse supé¬
rieure».1
Ainsi donc, aux termes de cette polémique contre Fichte, l’unifi¬
cation esthétique est l’unification la plus haute; elle n’est pas aban¬
donnée à une synthèse supérieure, à laquelle son efficace propre ne
ferait que préluder, mais est elle-même «souverainement efficace», en
ce sens qu’elle nous installe dans l’Absolu, est de plain-pied avec lui,
le révèle pleinement comme identité de la liberté et de la nécessité,
de la conscience et de la nature. Cette révélation, - le texte sur ce
point est dénué d’ambiguïté -, s’opère dans la religion esthétique ou
plus précisément dans la religion de l’Art, au sein de laquelle l’individu
reconnaît, dans les œuvres dont il jouit, l’identité absolue de la con¬
science et de la nature, identité qui n’est par pour lui seulement mais
pour tous, car lui-même est un moment dans la communion de vie de
sa communauté.
Comment donc peut-on ainsi affirmer ce haut rang de la religion de
l’Art, après avoir déclaré qu’elle n’a pu être efficace que jusqu’à un
certain niveau de culture, et à telle enseigne qu’en progressant celle-ci
devait s’en séparer? 2 Hegel lui-même se charge de lever cette con¬
tradiction, lorsque, dans le même ouvrage, il s’efforce d’éclairer l’in¬
tuition finale de l’Absolu dans le système de Schelling. L’Absolu, tel
que le pense ce système, est décrit par Hegel, d’une formule qu’affec¬
tionnent ses interprètes, comme «l’identité de l’identité et de la non-
identité». «Opposer et être-un, écrit-il, s’y rencontrent à la fois».3 En
réalité ce que cette formule veut porter au langage ne diffère en rien
de ce que voulaient cerner les analyses francfortoises du judaïsme et du
christianisme. Ici comme là, il s’agit de ce que Hegel continue d’ap¬
peler la Vie ou la «Vie absolue», c’est-à-dire de l’Etre ou de «l’Essence»,4
que le System-fragment dans la perspective tracée par L’Esprit du
christianisme et son destin décrivait comme «la liaison de la liaison et
de la non-liaison». Ici comme là, l’être est pensé comme conciliation,
ou comme «identité», selon la terminologie schellingienne reprise
maintenant par Hegel. Ici comme là, cette conciliation est pensée non
comme une identité qui s’oppose aux opposés et par là tombe au même
rang que ceux-ci, mais comme le processus qui tout à la fois les engendre
1 Op. cit., p. 137.
2 Id., trad., p. 88.
3 Id., p. 140.
4 Id., p. 170.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 235

et les abolit, les objective et les reprend en soi. Ou encore, selon la


terminologie que Hegel emprunte à Fichte et à Schelling, ces opposés,
«qu’on les appelle maintenant Moi et Nature, conscience pure et con¬
science empirique, connaître et être, autoposition et opposition, ou
enfin finitude et infinitude, sont en même temps posés dans l’absolu»,
selon une «contradiction absolue, en vertu de laquelle les deux termes
sont posés et tous deux anéantis, ni l’un ni l’autre n’étant et tous deux
étant à la fois. . . ».4 Dans cette première publication comme dans les
manuscrits de Francfort, ce processus de contradiction absolue par
lequel l’Etre se déchire en une opposition réelle qu’il abolit, est pensé
comme la révélation de l’Etre, sa vérité ou sa beauté. L’Etre est
lumière et c’est parce qu’il veut se manifester qu’en lui la séparation a
autant de valeur que l’identité, et celle-ci que celle-là. C’est en ce sens
qu’une fois encore Hegel se réclame de Platon, citant ce passage du
Tintée où, dit-il, l’opposition réelle est exprimée par l’identité absolue:
«Le lien vraiment beau est celui qui se donne l’unité à lui-même et aux
termes qu’il unit».1 2 C’est en ce sens aussi qu’il moque ce qu’il appelle
la Schwarmerei ou exaltation mystique de chercher l’Un en combattant
le multiple et par là de s’en tenir à l’intuition d’une «lumière incolore»,
sans s’apercevoir que son intériorisation «ou contraction» est condi¬
tionnée par cet extérieur qu’elle nie, cette «expression» qui n’est en rien
étrangère à l’Un car c’est en elle qu’il «se modèle» et s’organise en
figures concrètes.3 4 C’est en ce sens enfin que Hegel affirme que l’Absolu
a deux côtés qui ne sont pas séparés: «totalité subjective et totalité
objective», ou en d’autres termes «essence et manifestation phéno¬
ménale».4 Et fondamentalement il n’y a pas de solution de continuité
entre les interprétations francfortoises du royaume de Dieu ou du
message trinitaire et ce résumé de la philosophie de la Nature et de la
philosophie transcendantale de Schelling: «l’identité originaire, qui
étendit son inconsciente contraction - subjectivement du sentiment,
objectivement de la matière - dans la juxtaposition et la succession,
indéfiniment organisées, de l’espace et du temps, bref en totalité
objective, et qui à cette expansion opposa la contraction (contraction
se constituant elle-même par la destruction de cette expansion) dans
le point qui se connaît d’une raison (subjective) - bref opposa la totalité
subjective -, cette totalité originaire doit unir les deux totalités dans

1 Op. cit., trad., p. 154.


2 Cité in op. cit., trad., p. 141.
3 Op. cit., trad., p. 140; p. 152.
4 lit., ibid., p. 170.
236 L’ITINERAIRE DE HEGEL

l’intuition de l’Absolu s’objectivant lui-même en une plus complète


totalité - dans l’intuition de l’éternelle incarnation de Dieu, de la
génération du Verbe dès le commencement».1
Or justement l’intuition de l’Absolu, ainsi pensé, se manifeste dans
l’Art. Encore convient-il de préciser selon quel mode l’Art bénéficie de
cette manifestation. Hegel apporte cette précision dans une page qu’il
nous faut citer intégralement :
«(...), cette intuition de l’Absolu, qui se modèle lui-même ou se
trouve objectivement, peut également être considérée sous la forme
d’une polarité selon la prépondérance accordée aux facteurs de cet
équilibre, d’un côté à la conscience, de l’autre à l’inconscient. Cette
intuition se manifeste dans Y Art plus concentrée en un point et plus
accablante pour la conscience, - soit dans l’Art proprement dit comme
œuvre, qui d’une part est durable en son objectivité, et de l’autre peut
être prise grâce à l’entendement pour de l’extériorité morte, produit de
l’individu, du génie qui appartient toutefois à l’humanité, - soit dans
la Religion tel un mouvement de vie, qui en sa subjectivité et ne
remplissant que des moments peut être posé par l’entendement comme
simple intériorité, produit d’une foule, d’une génialité universelle, qui
appartient toutefois à chaque être singulier. Dans la Spéculation, cette
intuition se manifeste davantage comme conscience et diffusion dans
la conscience, comme une activité de la raison subjective qui supprime
l’objectivité et l’inconscience. Si à l’Art considéré en sa véritable
sphère l’Absolu se manifeste davantage sous la forme de l’être absolu,
à la Spéculation il se manifeste davantage à la manière d’un être
s’engendrant soi-même en son intuition infinie. Mais tout en concevant
l’Absolu comme un devenir, la Spéculation pose en même temps
l’identité du devenir et de l’être, et ce qui se manifeste à elle comme
s’engendrant soi-même est en même temps posé comme l’être absolu
originaire ne pouvant devenir que dans la mesure où il est. De la sorte
elle sait prendre elle-même la part prépondérante dont la conscience
jouit en elle, faute de quoi cette part serait chose inessentielle. Art et
Spéculation en leur essence sont tous deux le culte divin, - tous deux,
une intuition vivante de la vie absolue, et donc une unité d’être avec
elle».2
On peut dire que ce texte lève la contradiction que nous soulignions
plus haut et dont les termes s’énoncent ainsi: la religion de l’art ac¬
complit la révélation de l’Absolu comme identité de l’identité et de la

1 Op. cit., p. 152.


2 Op. cit., trad., p. 152.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 237

non-identité, et pourtant elle est contingente, déterminée et inadéquate


à l’efficace propre de l’Absolu. Il faut remarquer tout d’abord que c’est
bien de la religion de l’Art que Hegel traite ici. Le texte n’est trompeur
que si l’on en méconnaît l’articulation. Celle-ci ne se répartit pas en
trois moments qui seraient l’Art, la Religion et la Spéculation, mais
en deux: l’Art et la Spéculation. Toutefois sous le vocable général
«Art», Hegel distingue deux aspects: d’une part, l’Art en un sens
restreint, c’est-à-dire comme œuvre, d’autre part la Religion corréla¬
tive de celui-là et entendue comme mouvement de vie, intériorité ou
sentiment. Mais ces deux aspects sont les deux faces d’un seul et même
processus. L’essence de l’œuvre d’art n’est pas l’objectivité, si celle-ci
se réduit à l’«extériorité morte» qu’y voit l’entendement, chose parmi
les choses, enchaînée au réseau infini de leurs déterminations, produit
de tel individu parmi d’autres. Dire que l’œuvre n’est pas «extériorité
morte», c’est dire qu’elle est «intériorité vivante», que la provenance
manifestée en elle n’est pas tel individu déterminable mais le lien qui
les unit tous, la Vie qui les fonde. C’est en cela que l’essence de l’art
comme œuvre est religieuse. A travers la génialité de l’artiste qui
modèle son œuvre et lui donne forme dans le milieu de l’objectivité, ce
qui se porte au jour c’est la génialité de la liaison originelle, c’est-à-dire
de l’Absolu en tant qu’il œuvre, se «modèle» lui-même, ou comme dit
Hegel, «se trouve objectivement». Et l’essence de l’Art en tant qu’
œuvre étant religieuse, on peut dire réciproquement que l’essence de
la religion en tant que mouvement de vie est artistique. C’est l’entende¬
ment qui pose la religion comme «simple intériorité», pur mouvement
d’une subjectivité évanescente. Mais la démarche de l’entendement ici
comme ailleurs est réductrice. Comme telle, la religion n’est pas simple
intériorité, mais une intériorité qui s’extériorise, se projette devant
soi, se donne une figure, en laquelle elle se reconnaît et affirme son
propre mouvement. Autrement dit, la religion est cultuelle, et les
gestes du culte, par lesquels la communauté se recueille et s’exprime
dans son essence vivante, traduisent une génialité qui, dans son fond,
n’est pas différente de celle de l’artiste. De même que celle-là, plus
universelle dans son effectuation, appartient cependant à chaque
individu, de même celle-ci, plus individuelle, appartient cependant à
tous. Et de même que l’œuvre dans la permanence de ses colonnes, de
sa pierre ou de ses couleurs, appelle l’hommage et le recueillement
religieux, ainsi la vie religieuse s’organise autour des œuvres, dont elle
requiert la permanence pour y intuitionner objectivement le sentiment
divin qui l’anime.
238 L’ITINERAIRE DE HEGEL

Mais si l’Art et la Religion forment un tout, un seul et même culte


divin, si «l’intuition vivante de la vie absolue» s’y opère, il reste que cette
intuition est comme une vie alourdie, et que l’unité d’être qu’elle
manifeste avec l’Absolu est affectée d’incomplétude.
C’est cette lourdeur, cette incomplétude, que Hegel désigne lorsqu’il
écrit que dans l’Art l’intuition de l’Absolu est plus concentrée en un
point et plus accablante pour la conscience. Dire que l’intuition de
l’Absolu est concentrée en un point, c’est dire qu’elle salue l’Absolu
seulement comme identité originaire. Celle-ci, en effet, est définie à la
suite de Schelling comme contraction inconsciente, subjective en tant
que sentiment, objective en tant que matière. Or ce sont bien ces deux
moments, celui du sentiment en tant que recueillement du culte, celui
de la matière, en tant qu’objectivité de l’œuvre, qui forment la spéci¬
ficité de l’Art. Et c’est justement parce que l’Absolu y est salué comme
identité originaire ou contraction inconsciente, que dans l’Art l’in¬
tuition de l’Absolu est accablante pour la conscience. Cet accablement
résulte d’une inégalité de la conscience à ce dont elle est consciente, et
qui l’affecte du dehors ou comme son contraire, l’inconscience précisé¬
ment. Concentré en un point, accablant pour la conscience, ou non-
encore conscient, l’Absolu est, selon la terminologie de Hegel, simple¬
ment «être». Etre signifie ici identité pure et simple, c’est-à-dire à la
fois non-devenir et non-révélation. L’Art, inconscient tant comme
sentiment que comme œuvre, ne reconnaît pas encore la pleine mani¬
festation de l’Absolu. C’est justement pourquoi l’entendement, aveugle
à l’Absolu, a prise sur lui. Il est significatif en revanche que Hegel ne
fasse plus allusion à l’entendement, lorsqu’il veut définir la Spéculation.
C’est que dans celle-ci l’intuition ne se manifeste plus comme accable¬
ment de la conscience, mais «comme conscience», elle n’est plus concen¬
tration en un point mais «diffusion» dans la conscience. Ici l’intuition
n’est plus fascinée par l’objectivité de l’œuvre, ni prise dans l’incon¬
science du sentiment, elle est une «activité de la raison subjective qui
supprime l’objectivité et l’inconscience». Mais une telle suppression
n’est pas le passage à l’activité pure d’une conscience qui laisserait
en dehors d’elle l’objectivité et l’inconscience. Elle ne consiste pas à
substituer la non-identité à l’identité, le devenir à ce que l’Art salue
comme «être absolu». Elle consiste en la reconnaissance de «l’identité
de l’identité et de la non-identité»: tout «en concevant l’absolu comme
un devenir», elle «pose en même temps l’identité du devenir et de l’être,
de la scission et de l’Un». Pour elle, l’absolu ne s’engendre ou ne se
manifeste que dans la mesure où il est, telle une pure origine, identique
L’iTINERAIRE DE HEGEL 239

à soi et sans faille; mais aussi bien cette origine, cet «être absolu»,
comme tel caché, non manifeste ou inconscient, n’est que dans la
mesure où il devient, se produit, se rend intégralement conscient, se
fait lui-même et se diffuse en tant que conscience accomplie.
Ainsi, au regard de la Spéculation, l’Art, tout à la fois comme œuvre
et comme recueillement, intuitionne l’Absolu sans faire intégralement
droit à son absoluité. Par là s’explique que Hegel puisse reléguer l’Art
dans le passé. La suprême perfection de l’Art ou de la religion de l’Art,
ne s’est pas engloutie par suite de contingences historiques, mais en
vertu d’une prescription de l’Absolu lui-même, en tant qu’il requiert
l’intégrale révélation de son absoluité.
Faut-il dire alors que Hegel contredit à Iéna ce qu’il affirmait à
Francfort ? Il ne nous semble pas. Maintenant comme alors, c’est - on
l’a vu - la même ontologie qui s’affirme. Simplement tout se passe
comme si les analyses de Francfort, sur le cas de la religion belle, n’a¬
vaient pas été parfaitement cohérentes avec le principe ontologique
sur lequel elles s’appuyaient.
On voit mal en effet comment le principe qui guidait la critique du
christianisme ne viendrait pas frapper l’Art à son tour. La concentra¬
tion en un point, l’accablement de la conscience par l’objectivité, la
rechute dans la sphère de l’entendement, tout ce qui marque main¬
tenant la limite de l’Art, n’est-ce pas précisément ce que Hegel re¬
prochait naguère au christianisme? L’Art connaît un destin qui n’est
pas différent de celui du christianisme, et c’est pour la même raison
ontologique. L’Etre n’est ce qu’il est, lumière et conciliation, qu’en se
scindant, une telle scission n’étant pas sa chute, mais la seule manière
qu’il a d’être conciliation, c’est-à-dire de se présupposer lui-même au
fondement de tout le scindé et de se rassembler à travers celui-ci. Cette
manifestation, ce rassemblement de soi dans son autre, Hegel l’appel-
lait Logos dans son interprétation de Saint Jean. L’être est Logos en
tant qu’il se rassemble dans la scission par laquelle il se révèle. Ou
encore : être et penser sont une seule et même chose, ainsi que l’affirme
déjà Hegel dans les écrits de Francfort lorsque, traitant du royaume
de Dieu, qu’il pense comme le cercle du rassemblement de l’Un ou de
l’Absolu dans la scission qui le manifeste, il écrit qu’en lui «le pensé est
égal au réel».1 Mais cette égalité, mieux cette égalisation, car il s’agit
d’un processus, implique que l’être, ou l’Un, s’il est bien l’origine de
toutes les déterminations finies puisqu’il se manifeste en elles, et leur
fin puisque c’est par elles qu’il se rassemble lui-même ou se pense, - ne
1 Nohl, p. 395.
240 L’ITINERAIRE DE HEGEL

se complaise en aucune d’elles et soit tout autant leur abolition que


leur genèse. C’est parce qu’il ne parvient pas à tenir ensemble cette
abolition et cette genèse, parce que tantôt il fuit toutes les détermina¬
tions finies et tantôt s’accroche à l’une d’elles, à un individu, que le
christianisme est un échec ontologique, et qu’il encourt le destin de
maintenir cela-même qu’il voulait surmonter: l’opposition de la pensée
et de l’être. Cette abolition et cette genèse, Hegel à Francfort semblait
reconnaître à l’Art, tant comme œuvre que comme religion, le privilège
de les tenir ensemble. L’écrit sur la Différence, non pas sous l’influence
de Schelling, puisque celui-ci dans le même temps attribue sans réserve
à l’Art le bénéfice de l’intuition absolue, mais par la logique propre des
principes qui guident la démarche hégélienne depuis Francfort, atteste
que l’affirmation de ce privilège n’était qu’une inconséquence. Com¬
ment l’Art pourrait-il réussir là où le christianisme échoue, s’il est vrai
que lui aussi, comme œuvre, tantôt se complaît dans des détermina¬
tions finies, ces individus que sont telle ou telle œuvre, tantôt s’en
détourne pour en produire de nouvelles indéfiniment, et s’il est vrai
que comme religion, il consiste soit à les honorer comme individualités,
soit à s’en déprendre aussitôt au profit d’un pur sentiment d’enthou¬
siasme spirituel. Comme la religion chrétienne, la religion de l’Art
reste prisonnière de la forme de la finitude. Il n’appartient ni à l’une ni
à l’autre de s’égaler au mouvement de l’Etre dans le rassemblement
par lequel il vient à soi comme pensée, ou pour parler comme Hegel
dans l’écrit sur la Différence, au mouvement de l’«identité originaire»
qui rassemble les finitudes «au foyer de la totalité pour en faire une
intuition de soi absolue».1
Cette identité de l’hétérogénéité, Hegel dès l’écrit sur la Différence,
l’appelle la raison, qu’il décrit comme «engloutissant en elle les deux
termes et les posant tous deux de façon également maternelle».2 La
raison, dit-il un peu plus tard dans Glauben und Wissen, n’est rien
d’autre que cette identité entre des termes aussi hétérogènes que
l’être et la pensée.3 Elle n’est pas une faculté humaine, elle est le
fondement ontologique, l’origine et le mouvement de celle-ci dans ce
qu’elle engendre et qu’elle rapporte à soi. Ce mouvement, Hegel dans
ses Leçons d’Iéna, l’appellera expressément le Concept, en conférant
à ce mot le plein sens étymologique du verbe concipere: engendrer,

1 Hegel, Differenz, trad., p. 139.


2 Id., ibid., p. 171.
3 Glauben und Wissen, trad. Méry, p. 207.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 241

recevoir et saisir. Le Concept est la «puissance pure absolue»,1 l’acte de


l’Absolu qui engendre son autre pour se recevoir de lui en l’abolissant,
et se saisir ainsi dans son absoluité, être effectivement le Soi de toutes
choses, et près de Soi en elle.
Mais déjà Glauben und Wissen appelle «concept» cet acte qui est la
pulsation de l’Etre et la naissance de la vérité. Or, cet acte, selon cette
œuvre, c’est à la religion chrétienne, non comme foi positive, attachée
à des finitudes et leur opposant l’infini, mais comme authentique
spéculation, qu’il fut donné de l’exprimer. Elle repose en effet sur le
sentiment que Dieu même s’est immergé dans la finitude et s’y est
livré à la mort, pour en ressusciter. Et qu’est-ce donc que ce sentiment,
sinon la compréhension profonde des faces positive et négative de
l’Absolu, c’est-à-dire du Concept dans son triple mouvement de genèse,
d’abolition et de manifestation. Le côté négatif de l’Absolu, écrit
maintenant Hegel, «est le pur anéantissement de l’opposition ou de la
finitude, mais en même temps aussi la source du mouvement éternel ou
de la finitude qui est infinie, c’est-à-dire s’anéantit éternellement : et de
ce néant, de cette nuit pure de l’infinitude, la vérité s’élève comme d’un
abîme mystérieux, son pays d’origine».2 Réfléchissant à la manière
d’un miroir (spéculum) ce qui est ainsi le noyau signifiant de la religion
chrétienne, la Science, qui est la philosophie accomplie, surmontera ce
qui reste simplement représentatif dans la religion chrétienne, ce qui
l’attache à des faits et à des figures, la réduit à une croyance en un
au-delà, et qui fait que la puissance absolue lui reste étrangère à la
manière d’un mouvement qui la nie, d’une pure négativité sans si¬
gnification positive, qui ne lui laisse en partage qu’une infinie douleur.
Encore faudra-t-il, pour que s’opère ce surmontement, que la philoso¬
phie dépasse en son propre sein ce qu’il y subsiste de croyance, comme
dans ces métaphysiques de la subjectivité, issues du kantisme, qui
opèrent une scission entre le sujet et l’objet, la pensée et l’être, et
renvoient à un au-delà leur réconciliation. Le concept apparaîtra alors
dans toute sa pureté et sa plénitude concrètes, ainsi que le décrit la
conclusion de Glauben und Wissen: «... le concept pur, ou l’infinitude,
comme abîme du néant où tout être s’engloutit, ne doit désigner la
douleur infinie que comme un moment, (...), et rien que comme le
moment de l’idée suprême, mais pas davantage: de la sorte, à ce qui
se bornait encore soit au précepte moral d’un sacrifice de l’être empi¬
rique, soit au concept de l’abstraction formelle, le concept pur doit

1 Hegel, Ienenser Realphilosophie II, éd. Hoffmeister, p. 267.


2 Glauben und Wissen, trad., p. 298.
242 L’iTINERAIRE DE HEGEL

donner une existence philosophique, et par suite donner à la philoso¬


phie l’idée de liberté absolue, et du même coup la Passion absolue ou
le Vendredi-Saint spéculatif, qui jadis fut historique; et il doit rétablir
celui-ci dans toute la vérité et la dureté de son impiété. C’est de cette
dureté seule, - puisque le caractère plus serein, plus dépourvu de fon¬
dement plus singulier, des philosophies dogmatiques, comme des
religions naturelles, doit disparaître -, que la suprême totalité avec
tout son sérieux et à partir de son fondement le plus intime, étreignant
tout à la fois et sous les traits de la plus sereine liberté, peut et doit
ressusciter».1
Mais dans ces conditions, le privilège de l’Art et de la religion belle
s’estompe. Ce que la religion belle n’exprime pas, ce qu’elle ne saurait
révéler sans se détruire, c’est le «côté négatif» de l’Absolu, ce «néant»,
cette «nuit pure de l’infinitude» ou cette «Passion absolue». En revanche,
c’est ce côté négatif, sous la forme du sentiment de la mort de Dieu
qui est le centre de la religion chrétienne. C’est lui que révèlent l’in¬
carnation et le calvaire de Jésus. Et que la pure nuit soit aussi «pays
d’origine», que la négation la plus radicale se nie elle-même et se mue
en source absolue, voilà ce que révèle le lien de la Passion et de la
Résurrection. S’il est vrai que l’Etre est à la fois abolition et genèse,
une nuit absolue qui est la seule lumière, la dignité ontologique du
christianisme doit alors l’emporter sur celle de la religion belle. En ce
sens, lorsque Hegel dans ses leçons d’Iéna, établit la célèbre triade
«Art, Religion, Science», reprise moyennant quelques variantes, dans la
Phénoménologie de l’Esprit, dans Y Encyclopédie et dans les Leçons
d’Esthétique, il ne renie pas ses analyses de Francfort. Tout au con¬
traire, avec une prodigieuse cohérence, il en réorganise l’économie
interne, conformément au principe qui les guidait et dont elles n’avaient
pas encore tiré les ultimes conséquences: le principe de l’intégrale
luminosité de l’Etre ou de son identité à la pensée. C’est ce seul et
unique principe qui continue de guider Hegel lorsqu’il décrit, en con¬
clusion de ses leçons d’Iéna, les degrés de révélation du Concept, ou de
l’Esprit absolu. Il y écrit : «L’esprit absolument libre, qui a repris ses
déterminations en soi, produit (...) un monde qui a la forme de soi-
même, dans lequel son œuvre est achevée en soi et dans lequel il
atteint l’intuition du sien comme sien. (...) Ainsi il est immédiatement
l’Art, le savoir infini qui, immédiatement vivant, est son propre
remplissement, qui (a) repris en soi-même toute l’indigence de la
Nature et de la nécessité extérieure, de la division du savoir de soi et
1 Op. cit., trad., p. 298.
L’iTINERAIRE DE HEGEL 243

de sa vérité».1 L’Art est donc bien à la fois l’opération et la révélation


du concept, puisque l’esprit y engendre un monde qu’il ne reçoit pas
comme une nécessité extérieure, mais comme soi-même, et dans lequel,
par conséquent, il se saisit lui-même ou se sait. Mais l’immédiateté de
cette opération et de cette révélation la rend contradictoire avec elle-
même. «L’Art absolu», dit Hegel, évoquant la Grèce une fois encore,
«est celui dont le contenu est égal à la forme».2 Mais cette forme, étant
l’immédiateté d’un ceci qui s’offre à l’intuition sensible et est façonnée
par un individu, est identiquement la limitation du contenu, de telle
sorte que si c’est bien l’esprit absolu qui est le contenu de l’Art, il ne
s’y manifeste que comme esprit déterminé. Ainsi l’Art absolu n’est
que la visée de l’esprit, il ne le révèle pas vraiment et comme tel il est
empreint de relativité, car «si finalement, comme l’écrira un jour Hegel,
le mot esprit doit avoir un sens, ce sens signifie la révélation de cet
esprit».3 L’Art n’est pas adéquat au concept qui le fonde. «Il n’est pas
l’esprit clair, se sachant, mais l’esprit inspiré, se voilant dans la sensa¬
tion et l’image, sous lesquels le fructueux est caché. Son élément est
l’intuition, mais cet élément est l’immédiateté, qui n’est pas médiatisée.
Il n’est donc pas adapté à l’esprit. L’Art ne peut donc donner à ses
formes qu’un esprit limité. La Beauté est forme; elle est l’illusion de la
vitalité absolue, qui se contenterait soi-même et prétendrait être fermée
en soi et parfaite. Ce médium de la finitude, cette intuition, ne peut
saisir l’infini. Il est seulement infinité visée. Ce dieu comme statue, ce
monde du chant qui embrasse le ciel et la terre, l’essence universelle
sous forme mythique, individuelle, et l’essence singulière, la conscience
de soi, c’est une représentation visée, non une représentation vraie. Il
ne s’y trouve pas la nécessité, la forme de la pensée. La Beauté est le
voile qui recouvre la Vérité, bien plutôt que la présentation de celle-ci.
Ou en tant que forme de la vitalité, elle ne concorde pas avec le con¬
tenu; elle est limitée».4 La disparition de l’Art absolu, lequel correspond
au moment de l’hellénité, résulte de cette limitation. Encore est-ce à
cette limitation que l’Art dut son absoluité, c’est-à-dire d’être vrai¬
ment Art. S’il en vient à produire le monde pour l’intelligence, l’Art
aggrave sa contradiction. Voulant exprimer le contenu absolu qu’est
l’esprit se sachant comme esprit, il voit s’évanouir les formes indivi¬
duelles et sensibles sans lesquelles il n’est pas, et qu’il ne peut maintenir
qu’en cachant ce qu’il veut exprimer, se condamnant à osciller entre
1 Ienenser Realphilosophie II, pp. 263-264.
2 Id., ibid.
3 Encyclopédie, § 564.
4 Ienenser Realphilosophie II, p. 265.
244 L’ITINERAIRE DE HEGEL

un pur formalisme et la perte de toute forme. C’est le moment moderne


de l’Art, où tantôt «l’artiste exige que le rapport à l’Art soit seulement
rapport à la forme, abstraction faite du contenu», et tantôt prétend
que «la signification elle-même doit se manifester mais alors la forme
est perdue».1
Ce n’est donc pas dans un autre art, postérieur à lui, que l’art grec
trouvera sa vérité, c’est-à-dire la révélation de cela qui le fonde mais
qu’il ne parvient pas à porter au jour. «L’Art dans sa vérité, écrit Hegel,
est bien plutôt Religion, élévation du monde de l’Art dans l’unité de
l’Esprit absolu».2 Cette formule ne signifie pas que Hegel refuse main¬
tenant à l’Art la signification religieuse qu’il lui reconnaissait à Franc¬
fort, et naguère encore dans l’écrit sur la Différence. Car comment
l’Art pourrait-il trouver sa vérité dans la Religion si d’ores et déjà il
n’était animé par le religieux, porté par cette puissance absolue que
Hegel jadis, précisément pour définir la religion, appelait la liaison de
la liaison et de la non-liaison et qu’il appelle maintenant Concept ou
Esprit absolu. «L’Esprit absolu est le contenu de l’Art, écrit-il, mais
l’Art n’est qu’en général l’auto-production de sa vie consciente de soi
en tant que réfléchie en soi».3 Le mouvement du Concept n’y révèle
pas son unité, parce que la genèse est l’apanage d’un individu, tel
artiste, tandis que l’intuition est le fait des autres qui jouissent de
l’œuvre. Il n’y révèle pas non plus son absoluité en raison de cette
dispersion des individus, de cette séparation de l’agir et de l’être et
plus précisément parce que l’Art se contente de déterminations, se
satisfait de la finitude de telle ou telle œuvre, s’y complaît et s’y repose.
Ce qui fait défaut à l’Art, à ce que Hegel continue d’appeler la religion
belle, à ce qu’il appellera dans la Phénoménologie de l’Esprit, la religion
de l’Art, c’est alors l’appréhension du côté négatif de l’Absolu. Certes,
c’est bien ce côté qui est à l’œuvre dans l’Art, s’il est vrai, comme le
souligne la Phénoménologie de l’Esprit, que l’Art absolu, tout en faisant
briller de ses derniers feux la vie pleine, confiante et allègre du peuple
éthique que fut la Grèce, marque l’intériorisation et le dépassement de
cet ordre paisible, et l’émergence d’une «inquiétude absolue».4 Mais
celle-ci ne connaît pas dans l’Art son propre sens; tout au plus peut-
elle y apparaître comme la «profondeur du destin inconnu» 5 que con¬
jurèrent les grandes tragédies antiques, en un pressentiment qui

1 Op. cit., pp. 265-266.


2 Id., p. 266.
3 Loc. cit.
4 Phénoménologie de l’Esprit, trad. Hyppolite, t. II, p. 225.
5 Ienenser Realphilosophie, II, p. 267.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 245

marquait la fin de la religion belle et le passage à la religion de la mort


de Dieu. Telle est la religion absolue, «ce savoir que Dieu est la profon¬
deur de l’Esprit certain de soi-même«.1 «La pensée, l’intérieur, l’idée
de la religion absolue, dit encore Hegel, est cette idée spéculative, que
le Soi, le réel, est pensée, que essence et être sont la même chose. Ceci
est ainsi posé que Dieu, l’essence absolue qui est au-delà, est devenu
homme, ce réel, mais également que cette réalité s’est supprimée, est
devenue un passé. . . »,2 ce double sacrifice étant le «devenir de l’esprit
universel».3 Ici, précisera la Phénoménologie, l’esprit qui va au-delà de
l’art, «atteint sa plus haute représentation, (...) non seulement de se
produire à partir de son concept, mais d’avoir encore pour figure ce
concept même qui est sien. . .».4 L’Incarnation, la Passion et la Résur¬
rection révèlent le Concept, en tant que mouvement par lequel l’esprit
se produit comme objet, suprime celui-ci et en ramène l’objectivité à
lui-même. A l’égard des déterminations substantielles qu’étaient les
figures des dieux et les différentes formes d’art en leur consistance
sensible, ce mouvement fluide est comme une nuit qui les engloutit.
Mais cette nuit est leur vérité et celle de toute détermination finie;
c’est la «nuit de la pure certitude de soi-même», la «nuit à laquelle la
substance fut livrée et dans laquelle elle se transforma en sujet».5 Le
moment de cette nuit est celui de «la conscience de soi malheureuse»,
la conscience de la perte de toute essentialité dans la certitude de soi,
et même de la perte du savoir de soi, le moment de «la douleur qui
s’exprime dans la dure parole: Dieu est mort».6 Mais ce qui pour la
conscience de soi malheureuse est destin tragique et nostalgie dévorante
est en réalité la «douleur de son enfantement à la lumière» du Concept.
Comprenant le sens de cette douleur, la Phénoménologie de l’Esprit
efface toute nostalgie de la Grèce. Pour la conscience malheureuse le
sentiment qu’elle a d’une «perte totale» englobe toutes les œuvres des
Muses. Par à travers son infinie douleur, celles-ci «sont désormais ce
qu’elles sont pour nous: de beaux fruits détachés de l’arbre; un destin
amical nous les a offertes, comme une jeune fille présente ces fruits;
il n’y a plus la vie affective de leur être-là, ni l’arbre qui les porta, ni
la terre, ni les éléments qui constituaient leur substance, ni le climat
qui faisait leur déterminabilité ou l’alternance des saisons qui réglaient

1 Id., p. 266.
2 Id., p. 268.
3 Id., p. 26g.
4 Phénoménologie de l’Esprit, trad., II, p. 225.
5 Id., p. 226.
6 Id., p. 261.
246 L’ITINERAIRE DE HEGEL

le processus de leur devenir. - Ainsi le destin ne nous livre pas avec les
œuvres de cet art leur monde, le printemps et l’été de la vie éthique
dans lesquels elles fleurissaient et mûrissaient, mais seulement le
souvenir voilé ou la récollection de cette effectivité. - Notre opération,
quand nous jouissons de ces œuvres, n’est donc plus celle du culte
divin grâce à laquelle notre conscience atteindrait sa vérité parfaite
qui la comblerait, mais elle est l’opération extérieure qui purifie ces
fruits de quelques gouttes de pluie ou de quelques grains de poussière,
et à la place des éléments intérieurs de l’effectivité éthique qui les
environnait, les engendrait et leur donnait l’esprit, établit l’armature
interminable des éléments morts de leur existence extérieure, le langage
l’élément de l’histoire etc., non pas pour pénétrer leur vie, mais seule¬
ment pour se les représenter par soi-même».1 Mais cette mort des chefs
d’œuvre est leur assomption dans la vérité, la manifestation de ce qui
leur restait dérobé. «De même que la jeune fille qui offre les fruits de
l’arbre est plus que leur nature qui les présentait immédiatement, la
nature déployée dans ses conditions et dans ses éléments, l’arbre, l’air,
la lumière, etc., parce qu’elle synthétise sous une forme supérieure
toutes ces conditions dans l’éclat de son œil conscient de soi et dans le
geste qui offre les fruits, de même l’esprit du destin qui nous présente
ces œuvres d’art est plus que la vie éthique et l’effectivité de ce peuple,
car il est la récollection et l’intériorisation de l’esprit autrefois dispersé
et extériorisé encore en elles; - il est l’esprit du destin tragique qui
recueille tous ces dieux individuels et tous ces attributs de la substance
dans l’unique Panthéon, dans l’esprit conscient de soi-même comme
esprit».2
Par à travers les œuvres de la religion belle, emportées par ce destin
tragique dont le christianisme porte au plus haut point le sentiment,
s’est opéré ce que la Phénoménologie désigne comme le passage de
l’Absolu, en tant que substance, à l’Absolu en tant que sujet. Ce devenir-
autre de la substance est l’aliénation de celle-ci et Hegel peut écrire
que le «cercle des productions de l’art embrasse les formes des aliéna¬
tions de la substance absolue».3 Ce passage, cette aliénation en ses
diverses formes, n’est pas un événement, il est l’avènement ontologique.
L’Etre est splendeur, éclat, lumière. L’Art et la religion qui lui est
propre n’ont souci que de cette pure splendeur. Tel est le moment de
la Beauté, dans lequel baigna le monde grec tout entier. Mais cette

1 Op. cit., p. 261.


2 Op. cit., pp. 261-262.
3 Id., p. 262.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 247

essence lumineuse requiert que l’Etre se scinde. Que les Grecs aient
honoré la splendeur de l’Etre dans des œuvres d’art et non dans une
nature qu’ils se seraient bornés à accueillir, cela montre assez que cette
splendeur était aussi leur opération et, comme telle, inquiétude autant
que paix des origines, sujet autant que substance. Que l’art antique
se soit achevé dans la comédie, où l’homme se rit de toutes choses et ne
tient plus pour essentielle que la certitude qu’il a de soi, cela montre
assez que la splendeur de l’Etre est aussi l’anéantissement de tout
étant. De ce déchirement ontologique, de cet anéantissement total, le
christianisme prit conscience dans la mort de Dieu. Mais que de cette
mort Dieu renaisse pour vivre dans le royaume de l’esprit, voilà qui
manifeste que cet anéantissement se supprime lui-même, et que cette
différence absolue est l’égalité avec soi. La splendeur est le déchire¬
ment de l’Etre, mais ce déchirement le recueille en son intériorité
simple, le définit comme Soi. Que l’Etre soit splendeur, cela signifie
donc en fin de compte non seulement qu’il est su mais se sait, qu’il
est absolue conscience de soi. Cela, la conscience religieuse, dans la
mesure où elle reste pure ferveur, ne le perçoit pas, et sur ce point la
Phénoménologie ne renie rien des critiques qu’à Francfort Hegel
adressait au christianisme en tant que croyance. Pour une telle ferveur,
la réconciliation absolue en tant qu’égalité dans la scission reste
l’œuvre d’un autre et est reportée à un au-delà. Mais l’ultime figure de
l’Esprit, qui à la vérité n’est plus une figure, étant le Tout dans son
fondement et son mouvement, se libère de cette limite. Ce néant qui
dévore tous les étants, c’est le fond dont ils jaillissent, cette nuit qui
les engloutit, c’est la lumière qui les inonde. Pour eux, ce mouvement
vertigineux qui les dérobe a une signification négative, mais cette
négativité est leur salut. Le destin qui les emporte, ce qui se destine
en eux, c’est leur entrée dans le Soi, de sorte que la vraie tragédie, la
tragédie dans sa vérité n’est autre que le mouvement du Concept. Ce
mouvement est l’Etre des étants, présent à soi en eux, se sachant
comme le Même dans l’altérité qui est la leur et la sienne, et s’absol¬
vant de celle-ci en l’introduisant en lui. Il est l’absolue conscience de
soi ou plus précisément, il est Science, puisqu’il est Soi se concevant
soi-même. Pour cette conscience de soi, «le négatif de l’objet ou l’auto¬
suppression de celui-ci, a une signification positive ; en d’autres termes,
la conscience de soi sait cette nullité de l’objet, d’une part, parce qu’elle
s’aliène elle-même, - car dans cette aliénation elle se pose soi-même
comme objet, ou, en vertu de l’unité indivisible de Yêtre-pour-soi, pose
l’objet comme soi-même. D’autre part, dans cet acte est contenu en
248 L’iTINERAIRE DE HEGEL

même temps l’autre moment, celui dans lequel elle a aussi bien sup¬
primé et repris en soi-même cette aliénation et cette objectivité, étant
donc dans son être-autre comme tel près de soi-même».1

4. KANT ET LES GRECS DANS L’iTINÉRAIRE DE HEGEL,


CONFRONTÉ À CEUX DE SCHILLER ET DE HÔLDERLIN

A partir de ce point, il serait aisé, prolongeant notre analyse en


direction du système, de montrer comment les thèses centrales des
Leçons d’esthétique, ramassées dans YEncyclopédie, sont issues des
tendances fondamentales de la pensée de Francfort, laquelle est
réfléchie et réajustée conformément à ses principes dans les écrits
d’Iéna. L’art comme manifestation sensible de l’Idée, c’est-à-dire de
l’Absolu en tant qu’unité du concept et de la réalité; la tripartition
de l’histoire de l’art entre un moment symbolique et oriental où la
pensée encore abstraite, sans mesure et sublime lutte contre la forme,
la broie en tous sens, mais s’efforce pourtant d’y pénétrer, un moment
classique et grec où cet effort s’apaise, la forme devenant parfaitement
et librement adéquate au concept, un moment romantique et chrétien
où l’idée dans son intériorité absolue brise les chaînes de la représen¬
tation sensible; la mort de l’art enfin, dans sa prétention à manifester
intimement l’Absolu; ce sont là autant de thèses qui ne font que
monnayer et exploiter les principes de la pensée de l’Art et du Beau
inhérents aux travaux de jeunesse. Mais notre propos n’est pas de
suivre cette pensée au moment où elle s’organise dans l’architecture du
système. La question qui se pose à nous est plutôt de situer l’itinéraire
hégélien, tel que nous avons tenté de le suivre jusqu’ici, par rapport
aux cheminements de Schiller et de Holderlin. En un sens, en effet, les
coordonnées de ces trois cheminements sont les mêmes et peuvent se
désigner dans la formule que nous trouvions sous la plume de Hôlder-
lin: «Kant et les Grecs».
Au point de départ, cette formule, pour Hegel comme pour Schiller
et pour Holderlin, recouvre une aporie fondamentale et c’est avec
celle-ci qu’ils se débattent tous les trois. Les avatars de la nostalgie de
la Grèce sont liés au destin de cette aporie. Initialement, pour tous les
trois, la nostalgie de la Grèce est la nostalgie de la Beauté. Ce mouve¬
ment n’a rien d’esthétique, si ce mot veut désigner une certaine mo¬
dalité de la conscience représentative. La Beauté n’est pas pour eux
une qualité dont les choses peuvent être affectées au gré d’un certain
1 Op. cit., p. 294.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 249

comportement de la conscience: elle n’est pas le corrélât, encore moins


la face projetée d’un type déterminé de représentation. Au contraire,
elle est l’Etre même en tant qu’il apparaît à partir de soi, elle est le
déploiement originel de la présence. Et c’est dans ce déploiement que
s’enracinent aussi la vérité et la liberté. L’attitude fondamentale des
Grecs, telle que la pensent Schiller, Holderlin et Hegel, consistait à
honorer ce libre déploiement et à lui correspondre. La vigueur de la
nostalgie de la Grèce ne tient donc pas à la douleur de voir le monde
moderne bafouer Dieu sait quel sens esthétique, pas plus qu’elle ne
résulte d’abord du regret d’un âge heureux de l’histoire. Elle est déter¬
minée par un souci ontologique. Car par ce libre déploiement, par cette
lumière de l’Etre, par cette lumière qu’est l’Etre, l’homme a pour
essence d’être sollicité. Il est revendiqué par eux, il leur appartient.
Pourtant la nostalgie qui l’anime montre assez qu’il en est séparé, et
que l’exil aussi définit son essence. Ici se noue l’aporie fondamentale
qui suscite le cheminement de Schiller, de Holderlin et de Hegel: y
a-t-il un lien, et quel est ce lien, entre cette patrie et cet exil? Ici se
fonde chez tous trois un débat avec le kantisme. Car le kantisme est
par excellence à leurs yeux la pensée de l’exil, et de cet âge de l’exil
qu’est la modernité. Avec Kant, en effet, par l’affirmation du primat
de la conscience fondée sur soi, c’est le règne de la séparation qui se
réfléchit.
La vérité n’est plus le déploiement de la présence, mais l’objectivité
constituée par les principes a ■priori du Je transcendantal. C’est l’égoïté
qu’elle a pour fondement. La liberté n’est plus l’accord de l’homme au
déploiement de la présence; elle réside dans l’inconditionnalité du moi
qui, en tant que raison, vise à s’assurer son égalité avec soi. Mais le
kantisme ne se borne pas à affirmer l’exil, à convier l’homme à y bâtir
sa demeure, il semble aussi le justifier par rapport au souci ontologique
qui déterminait la nostalgie de la Grèce. C’est en ce sens que Schiller
crut trouver dans les opuscules kantiens de philosophie de l’histoire
une réponse à l’aporie qui le hantait. Par-delà l’opposition classique
qui dessine la trame de ces opuscules, celle de l’instinct et de la raison,
de l’origine innocente et de la fin raisonnable, il semblait y lire l’idée
que l’exil est suscité par la présence elle-même et que l’homme n’a de
souci que pour elle, alors même qu’il s’installe délibérément dans le
«néant» ou le «désert». Mais, peut-on parler encore de présence dans
cette perspective, ne s’abolit-elle pas dans l’orbite de la subjectivité,
et qu’est-elle d’autre que la consécration du néant ? Aussi bien, Schiller
résiste-t-il à l’emprise de Kant. C’est dans sa pensée de la Beauté que
250 L’ITINERAIRE DE HEGEL

cette résistance se confirme, et tente d’approfondir son sens. Tout le


projet du Rallias est issu de cette résistance et sa mise en œuvre est
dirigée contre la Critique du jugement, dans la mesure où celle-ci fait
basculer la Beauté du côté de la subjectivité formelle. La Beauté, dit
à peu près Schiller, n’est pas un éclat que les choses nous empruntent,
c’est leur libre manifestation. Mais cette manifestation n’est pas un
embrasement sans repères, elle installe les choses dans des limites,
leur prescrit des contours, les insère dans un ordre. C’est à ce titre que
la technique est une exigence essentielle du beau de nature, et que
celle-ci est belle quand elle apparaît comme un art. Mais inversement,
celui-ci est beau, lorsque cessant d’être l’apanage de l’entendement
progressiste et constructeur, son instauration est de l'ordre du laisser-
être. Il y a donc une secrète alliance des contraires qui définit la beauté
tant de l’art que de la nature. Que l’homme soit inscrit dans le jeu de
cette alliance, voilà ce que s’efforcent de cerner les Lettres sur l’éduca¬
tion esthétique de l’homme, lorsqu’elles décèlent au fondement de l’être-
homme une corrélation de la réceptivité et de la spontanéité. Sans
doute, par ces thèmes, et au-delà de ce que son œuvre avoue expressé¬
ment, Schiller rejoint-il un Kant moins voyant que les couleurs de
progressisme et d’humanisme dans lesquelles celui-ci s’est drapé, s’il
est vrai que la découverte de Kant ne réside ni dans l’apport d’une
solution nouvelle au vieux problème de l’adéquation entre l’intériorité
de la représentation et l’extériorité du monde, ni dans l’affirmation de
l’inconditionnalité du moi, mais dans «l’initialité radicale d’une liaison
a priori entre la présence des choses et l’avènement de l’homme».1
C’est en tout cas à l’initialité d’une telle liaison que certaines des
lettres semblent lier la Beauté : celle-ci n’est pas sans celle-là. Mais ici
l’on peut se demander si la nostalgie de la Grèce ne vacille pas, si tous
les thèmes qui en avaient dessiné la constellation ne se mettent pas à
bouger. Car si la Beauté est soudée à ce lien de la présence des choses
et de l’avènement de l’homme, si c’est dans l’initialité de ce lien que
prend racine en l’homme la corrélation originaire de la réceptivité et
de la spontanéité, peut-on encore opposer l’exil à la patrie, comme une
ère de malheur à un âge heureux ? Le platonisme montre assez, semble
dire Schiller, que chez les Grecs aussi l’essence de la Beauté était
méconnue. Et cette méconnaissance de la Beauté n’est-elle pas mécon¬
naissance de la finitude constitutive de l’être-homme ? En ce point la
nostalgie de la Grèce semble s’abolir dans la remémoration de la fini¬
tude, non comme d’une limite à notre exigence d’infini, ou à notre
1 J. Beaufret, Le Poème de Parménide, p. 62.
L’ITINERAIRE DE HEGEL 251

appel de lumière, mais comme de la seule terre natale. Et plutôt que


de déboucher sur l’une de ces monumentales odyssées qu’édifient les
philosophies de l’histoire, c’est à la pensée plus pensante de notre
modeste historialité qu’elle semble introduire.
Pourtant c’est en ce point que Schiller cède aux prestiges de la
philosophie de l’histoire et de l’humanisme. Ici s’ouvre une voie qui
charrie tous les grands thèmes de l’onto-théologie occidentale, annonce
le dépassement du kantisme dans la métaphysique absolue et débouche
sur une autre abolition de la nostalgie de la Grèce.
Ici, le «jamais plus» de l’adieu juvénile semble s’éteindre devant le
«pas encore» de la représentation monumentale. Cette réciprocité
originaire de la réceptivité et de la spontanéité, indice à la fois de notre
appartenance à l’Etre et de notre exil, voilà qu’elle est attribuée à une
humanité totale qui n’est qu’une nouvelle mouture de la divinité des
philosophies classiques. La Beauté, pensée d’abord comme éclat de la
présence dans sa relation à l’humanité finie, voilà qu’elle se métamor¬
phose en Idée platonicienne, téàoç de la raison et de son exigence
d’infinitude.
Un pas encore, ces deux thèses sont-elles reconnues comme trop
humaines et leurs implications dualistes comme insatisfaisantes, et
nous voilà en pleine dialectique spéculative: la Beauté n’est plus
l’idéal d’une raison humaine coupée de la nature, et opposée à celle-ci,
mais l’Etre même en totalité en tant qu’il se rassemble comme esprit
absolu dans l’identité de ce qui le différencie, la nature et la subjec¬
tivité, le fini et l’infini, la nécessité et la liberté. La subjectivité absolue,
voilà donc, alors, dans sa teneur ontologique, la vraie corrélation de la
spontanéité et de la réceptivité. De cette ontologie découle une phi¬
losophie de l’histoire, où la nostalgie de la Grèce s’abolit non dans un
adieu déchirant, mais dans le congé serein que le savoir mûr donne à
la naïveté de l’enfance. Au regard de ce savoir, la Grèce fut le bref
moment où la nature dans l’immé.diateté radieuse de son omniprésence,
n’était pas l’opposé de l’activité humaine, mais la source de celle-ci.
Mais moment bref et déjà condamné, car cette activité portait en elle
de quoi frapper à mort l’origine dont elle provenait. Ce mouvement
anéantissant est la subjectivité même, il instaure la nuit de l’exil
mais cette nuit médiatise l’origine et la recueille dans une vérité plus
haute, elle est le passage à l’achèvement conjoint, dans la raison absolue,
de la nature et de la subjectivité.
Pour s’être engagé dans cette voie spéculative, non sans hésitation
sans doute, Schiller est le précurseur de Hegel et celui-ci avouera sa
252 L’iTINERAIRE DE HEGEL

dette lorsque, retraçant dans les Leçons d’esthétique les étapes qui
mènent à la position absolue en philosophie de l’art, il fera honneur à
Schiller d’avoir été «le premier à revendiquer la totalité et la concilia¬
tion avant que la philosophie en ait reconnu la nécessité», et non seule¬
ment d’avoir «considéré le Beau comme résultant de la fusion du ra¬
tionnel et du sensible, de l’union intime du général et du particulier,
de la liberté et de la nécessité, du spirituel et du naturel», mais encore
d’avoir conçu cette fusion comme «la réalité véritable».1 Cet éloge n’a
rien de surprenant, il est le fruit de tout le cheminement hégélien depuis
Tübingen. A travers lui résonne YAufhebung de la nostalgie de la Grèce
dans la métaphysique de la subjectivité absolue; à travers lui Kant
est salué une fois encore, non certes comme le théoricien du cogito
formel, ni comme le moraliste du devoir, mais comme celui qui, non
seulement sut mettre «à la base, aussi bien de l’intelligence que de la
volonté, le rationnel en soi, la raison qui se découvre et se sait infinie»,
et reconnaître ainsi le «caractère absolu de la raison comme telle» en
tant qu’elle requiert la résorption des oppositions, mais encore comme
celui qui sut pressentir que l’Art évolue dans «la sphère la plus élevée,
qui est celle de l’idée de la conciliation des contraires», sans toutefois
oser concevoir que la résolution et la conciliation de la nature et de la
liberté, de la sensibilité et du concept, manifestées par l’art, loin d’être
une «affaire subjective» correspondent «à la vérité et à la réalité en soi».
C’est à Schiller, dit Hegel, qu’appartient «le grand mérite d’avoir
surmonté la subjectivité et l’abstraction de la pensée kantienne et
d’avoir essayé de concevoir par la pensée et de réaliser dans l’art
l’unité et la conciliation comme la seule expression de la vérité».2
Ainsi, par cet éloge. Schiller entre dans une gloire décisive, plus grand
que nature, et purifié des incertitudes qui donnaient vie à son effort.
Cette récollection, dans la gloire de la métaphysique absolue, de ce que
pensèrent Kant et Schiller, est-elle sans reste? Déjà les tensions que
nous nous sommes efforcés de cerner chez celui-ci et celui-là suffisent
à indiquer le contraire. Mais peut-être est-ce en considérant à nouveau
le cheminement de Hôlderlin, ce Hôlderlin dont l’œuvre de Hegel ne
souffle mot, que nous nous ménagerons l’accès le plus propice à ce que
cèle cette question, et avec elle à la portée de la nostalgie de la Grèce.
Ce qu’il nous faut cerner ici, c’est à la fois l’extrême proximité et
l’éloignement radical qu’entretiennent le cheminement de Hôlderlin et
celui de Hegel.

1 Hegel, Esthétique, trad. Jankélévitch, t. I, pp. 86-88.


2 Id., ïbid.
L’iTINERAIRE DE HEGEL 253

Cette extrême proximité n’a pas pour seule preuve les enthousiasmes
qu’ils partageaient à Tübingen, non plus que les signes, à travers la
séparation, de la croissance d’une intime amitié, au cours des années
qui suivirent, et par exemple, le poème Eleusis ou cette lettre dans
laquelle Holderlin dit sa joie de retrouver bientôt Hegel à Francfort
et souhaite qu’une fois réunis, ils se mettent ensemble à préparer une
œuvre commune.1 Qu’ils furent très proches, les péripéties de leurs
recherches de jeunesse le montrent à suffisance. Pour tous deux, la
nostalgie de la Grèce qui les animait dans le climat schillérien de
Tübingen, avait le même sens: l’homme correspond intimement au
libre déploiement de la présence, lequel est l’origine de la Beauté et de
la vérité. Pour tous deux, cette nostalgie supposait la reconnaissance
d’un exil et ouvrait le champ d’une interrogation, plus angoissée chez
Holderlin, plus sereine chez Hegel: comment rejoindre du fond de
l’exil, qui marque tous les traits de la modernité, ce libre séjour auquel
pourtant l’homme appartient et qu’honorait le monde grec. Cette
interrogation les confronte tous les deux avec Kant. D’une part, on
est en droit de concevoir les recherches du jeune Hegel comme un
débat avec la «vision morale du monde»,1 c’est-à-dire avec le primat
kantien de la raison pratique. C’est cette vision qui est mise à l’épreuve
dans la Vie de Jésus, contestée dans l’Esprit du christianisme et son
destin, sous les traits d’Abraham, et traquée dans la démarche du
Christ comme ce qu’il y demeure de judaïsme. D’autre part, c’est cette
même vision qui est tour à tour contestée et saluée par Hôlderhn
lorsqu’il évoque dans Hypérion l’errance infinie de la raison attelée à la
domination de la nature, ou un état de culture achevée dans lequel la
volonté organisatrice ressusciterait l’appartenance initiale au règne de
la présence. Pour tous deux, cette contestation se nourrit d’une cer¬
taine pensée de la Beauté. Nul esthétisme dans cette pensée, qui, chez
l’un et l’autre, est animée par un souci ontologique. La Beauté, c’est
l’Etre en tant qu’il se manifeste. Mais pour l’un et l’autre aussi, cette
manifestation est progressivement pensée comme différenciation. Ceci
les écarte tous deux de la nostalgie de la Grèce, comme du regret
fervent d’une présence indivise. Chemin faisant, Hypérion évoquant
la Grèce, célèbre moins l’innocence des bergers d’Arcadie qu’il ne salue le
7t6à£[aoç héraclitéen : «La grande parole d’Héraclite, l’Iv Siacpépov èauT<ï>,
ne pouvait être trouvée que par un Grec, car c’est là l’essence de la
Beauté».

1 Holderlin, S.W., II, p. 383; trad., p. 159. Lettre du 24 octobre 1796.


2 Cfr. Adrien T. B. Peperzak, Le jeune Hegel et la vision morale du monde.
254 L’ITINERAIRE DE HEGEL

Et n’est-il pas manifeste que les travaux hégéliens de Francfort


s’abritent eux aussi sous cette parole et lui donnent la même écoute ?
Cette auto-différenciation de l’Un, qu’est-ce d’autre que ce que Hegel
s’efforce de penser comme le processus par lequel l’Un qu’est la Vie
se sépare du vivant pour s’attester dans cette séparation même ? Cette
«unité de soi-même» dans le «redoublement de soi-même», n’est-ce pas
justement selon Hegel l’essence de la Beauté? N’est-ce pas pour s’être
rendu adéquat à cette unité de la différence que le monde grec, et la
religion où celui-ci se recueillait dans son caractère propre, se voient
reconnaître par lui le privilège d’avoir manifesté l’esprit de la Beauté ?
N’est-ce pas cette unité ontologique de la différence qui guide son
analyse de l’amour, tout comme Hôlderlin, écrivant que «les dissonan¬
ces de l’univers sont comme les querelles des amants»? N’est-ce pas
elle qui dirige, dans L’Esprit du christianisme et son destin, la critique
de l’entendement fasciné par les finitudes mortes sans en soupçonner
la source vivante, comme elle dirige dans Hypérion la critique de la
mesquinerie bornée du Nord? N’est-ce pas elle encore, qui motive chez
le premier la critique de la vision morale du monde tout occupée à nier
le fini, alors que sans lui pourtant la vie infinie ne serait rien, et chez
le second la critique de l’impatiente volonté de dépasser toute limite?
Davantage cette pensée de l’êv Sioccpépov eaurà) n’engage-t-elle pas
Hôlderlin, au même titre que son ami, dans les parages de la méta¬
physique absolue? Riche de toute sa méditation de Francfort, Hegel
arrivant à Iéna était en droit de se présenter à Schelling comme un
égal. Le Grund zum Empedokles, à lui seul, ne suffit-il pas à démontrer
que Hôlderlin partage ce droit ?
Dans la métaphysique absolue, Hegel à Iéna trouve la solution à
l’aporie de la patrie et de l’exil. Celui-ci et celle-là y reçoivent leur sens
ultime dans la dialectique spéculative, en tant que logique de tout
étant, ou ontologie, en tant que logique du divin, ou théologie, et en
tant que logique de l’histoire. Le lien qui unit la patrie à l’exil est
ontologique: c’est la puissance absolue du Concept que d’être à la
fois pour tout étant, pour l’étant en totalité, l’exil où il s’enfonce et la
sereine et substantielle origine dont il provient. En d’autres termes,
ce lien est celui de l’en-soi et du pour-soi, de l’objet et du sujet, de
l’immédiat et du médiat, c’est-à-dire de la synthèse nécessaire de la
thèse de l’objet et de l’antithèse du sujet, en tant que cette synthèse
définit le processus par lequel l’étant se rassemble dans son être, la
pensée se sachant elle-même. Ce lien qui unit la patrie à l’exil est aussi
théologique. Car la venue à soi de la pensée dans la contradiction qui
L’ITINERAIRE DE HEGEL 255

la déchire, son maintien comme la seule patrie dans l’exil où elle


s’aliène et dont elle ressuscite, ce savoir spéculatif est la vie même de
Dieu: «Dieu n’est accessible que dans le pur savoir spéculatif, et est
seulement dans ce savoir, et est seulement ce savoir même».1
Ce lien enfin assigne un sens à l’histoire. Celle-ci est dans l’être-là la
voie d’accès au savoir spéculatif, la route sur laquelle l’esprit qui est
d’abord en soi ou substance se libère de sa substantialité, s’élève à la
conscience de soi et se hausse ainsi à la révélation de son essence en-et-
pour-soi: le Concept absolu.
Dans cette perspective, le monde grec a sa place comme une im-
médiateté non encore médiatisée, moment substantiel non encore
réfléchi, non encore libéré dans et par la subjectivité, moment de la
thèse non encore passée dans son antithèse : c’est le degré de la Beauté,
«le degré du pur paraître, de la pure splendeur de l’être, en tant que
l’être est le monde de l’objet».2
Mais n’avons-nous pas remarqué déjà que cette solution spéculative
- sous son triple aspect, ontologique, théologique et historique -, à
l’aporie de la patrie et de l’exil, était celle que tentait de formuler le
Grund zum Empedokles? Le grand affrontement de l’Aorgique et de
l’Organique, de l’intimité et de l’auto-activité, ne répond-il pas comme
celui de la substance et du sujet à la requête d’un Logos? N’est-ce pas
pour être «connaissable» et parce que l’Organique y «a oublié son être:
la conscience», que l’échange harmonique de la Nature et de l’Art ou
de l’activité humaine doit délaisser la sérénité originelle de la «vie pure»
et se muer en conflit? Et cet affrontement, grâce auquel se retrouve
plus accomplie et enfin manifeste la vie de l’origine, n’est-il pas le
mouvement même du divin, qui dès le commencement «est au milieu»
de la Nature et de l’Art dans leur immédiate harmonie? Et ce mouve¬
ment enfin, qu’on peut appeler dialectique puisque à travers lui (Stoc) le
Logos s’accomplit, ne confère-t-il pas à l’histoire son sens, à savoir
«que la nature soit devenue plus organique grâce (...) aux forces de
culture, et que l’homme, en revanche, soit devenu plus aorgique, plus
universel, plus infini»? 3
En ce point d’extrême proximité, le chemin de Holderlin semble
coïncider avec celui de Hegel : l’un et l’autre débouchent sur le même
dépassement des Grecs et de Kant. S’agit-il de la Grèce? C’est bien elle
que semble désigner, en des termes auxquels Hegel eût pu souscrire,

1 Phénoménologie de l'Esprit, trad., II, p. 268.


2 Heidegger, «Hegel et les Grecs», Cahiers du Sud, 349, p. 361.
3 Cfr. chap. IV, pp. 195 Sg.
256 L’ITINERAIRE DE HEGEL

ce moment de l’opposition harmonique où l’art s’élève de la nature,


comme les fleurs de la terre qu’elles illuminent, en un échange qui
reste pur sentiment et ne se connaît pas encore dans sa vérité parce
que la conscience y est encore repliée dans la ferveur de l’intimité et
n’y a pas encore saisi, dans la division, son «auto-activité». S’agit-il de
Kant ? N’est-ce pas lui qui est implicitement salué comme le philosophe
de la culture, lorsque Hôlderlin décrit le mouvement de celle-ci comme
l’extrême opposition de l’auto-activité et de la réflexion d’une part,
de la nature insaisissable, inéprouvable et illimitée, d’autre part, soit
en langage kantien l’opposition du phénoménal et de l’en-soi? N’est-ce
pas lui qui est dépassé à la manière de Hegel lorsque Hôlderlin évoque
la réconciliation de ces extrêmes comme la seule vérité ?
Et pourtant, c’est en ce point que Hôlderlin s’écarte décisivement
de la voie spéculative. Ce mouvement qui inaugure ce que l’on appelle
avec trop de hâte le «retournement occidental» n’a rien d’un reniement.
Il ne marque pas chez le poète l’introduction à des thèmes étrangers à
ses préoccupations de jeunesse, l’adieu à ce qu’était la nostalgie de la
Grèce. Comme l’exprime le titre de l’un des plus beaux poèmes qui
s’enracinent dans ce mouvement: Andenken, il s’agit toujours pour lui
de demeurer fidèle à ce qui n’a cessé de le hanter.
Commentant ce poème, Heidegger nous invite à y lire par-delà le
souvenir du voyage à Bordeaux qui y est évoqué, la vérité plus haute
qu’est «la pensée du poète fidèle au pays des Grecs», et à reconnaître
en celle-ci «un trait fondamental de la poésie de ce poète, pour qui le
voyage à l’étranger est une condition essentielle pour que s’accomplisse
le retour au pays, retour qui le fait entrer dans la loi propre de son
chant poétique».1 Il s’agit bien, encore et toujours, du lien de la patrie
et de l’exil. Et de même dans la lettre que Hôlderlin écrivit à Bôhlen-
dorf, peu avant son départ pour le Sud de la France: «Nous n’appre¬
nons rien avec plus de difficulté que le libre usage de ce qui est national.
Et, comme je crois, c’est précisément la clarté de l’exposition qui nous
est naturelle, aussi naturelle qu’aux Grecs le feu du ciel. Mais ce qui
nous est propre demande à être appris aussi bien que ce qui nous est
étranger. C’est pour cela que les Grecs nous sont indispensables. Il
reste que précisément dans ce que nous avons de propre, de national,
nous ne les rejoindrons pas, car, comme j’ai dit, le libre usage de ce
qu’on a en propre est la chose la plus difficile».2 Le feu du ciel est le
grand embrasement de l’êv xou tcocv, l’omniprésence au sein de laquelle

1 Heidegger, Approche de Hôlderlin, trad., p. 105.

2 Hôlderlin, S.W., V, p. 320; cité in Heidegger, op. cit., p. ni.


L’ITINERAIRE DE HEGEL 257

les Grecs correspondirent à leur destin; c’est, dit Heidegger «la lumière
et la flamme, qui leur répond de l’approche et de la proximité des
dieux».1 Mais pour que ce Sacré leur fût propre, il leur fallut apprendre
ce qui leur était étranger : la «clarté de l’exposition». Organiser, donner
forme, concevoir, instituer, légiférer, tel est le dépaysement qu’ils
doivent endurer, la rigoureuse maîtrise qu’ils doivent apprendre et qui
seule «dans la poésie, la pensée et l’art leur donne le pouvoir d’aller
dans une juste et claire présence à la rencontre des dieux».2 Au con¬
traire, c’est cette maîtrise, cette force organisatrice qui est le naturel
des hespériens. Mais pour qu’elle leur soit vraiment propre, pour qu’en
elle ils trouvent une demeure, il faut que les hespériens se dépaysent
dans ce qui leur est étranger, le «feu du ciel». C’est par ce dépaysement
seul qu’ils parviendront à une demeure ou, comme dit Holderlin dans
les remarques qu’il joint à sa traduction d’Antigone, à «avoir l’adresse
d’un destin, car l’absence de destinée, le Suafropov est notre faiblesse».3
Comment penser le lien de l’exil et de la patrie qui, sous l’accouple¬
ment inverse de la clarté de l’exposition et du feu du ciel, est ici désigné
comme une sorte de loi que Heidegger a tenté de déchiffrer et en la¬
quelle il montre la dominante des poèmes dits de la terre natale, c’est-
à-dire des hymnes et des élégies qui virent le jour après l’abandon de
la tragédie Empédocle? A la lettre à Bôhlendorf, citée plus haut,
Heidegger associe ces vers de l’une des dernières versions de Brot und
Wein:

«Car l’esprit n’est pas chez lui au commencement


Il n’est pas à la source. Il est en proie à la patrie.
L’esprit aime la colonie et l’oubli vaillant.
Nos fleurs et l’ombre de nos forêts le réjouissent
Lui l’accablé. Celui qui donne l’âme se serait presque consumé».

Ces vers semblent requérir une interprétation spéculative. Mais


Heidegger leur joint, en note, une mise en garde qu’il nous faut en¬
tendre : «Dans quelle mesure ce que disent poétiquement ces vers, qui
posent dans ce langage la loi de l’historicité, peut-il se laisser dériver
du principe de la subjectivité inconditionnelle de la métaphysique
absolue propre à la pensée allemande et telle qu’on la rencontre chez
Schelling et chez Hegel, selon lesquels l’être-en-soi-même de l’esprit
exige d’abord le retour à soi-même, qui ne peut s’effectuer à son tour

1 Heidegger, op. cit., p. m.


2 Id., ibid.
3 Holderlin, S.W., V, p. 258, cité par Heidegger, op. cit., p. 112.
258 L’iTINERAIRE DE HEGEL

qu’à partir de l’être-hors-de-soi, dans quelle mesure donc une telle


référence à la métaphysique, même si elle fait apparaître des relations
«historiquement exactes», n’obscurcit pas la loi poétique bien plus
qu’elle ne l’éclaire, c’est la question que nous nous contentons de
livrer à la méditation de toute pensée».1 Cette mise en garde ne signifie
pas qu’il n’y eut rien de commun entre le chemin de Hegel et celui de
Hôlderlin. En effet, la même note, rappelant l’importance que depuis
l’essai de Beissner sur Les traductions du grec de Hôlderlin, l’on attache
à ces vers pour éclairer le problème du «tournant occidental» de Hôl¬
derlin, ajoute que «cette question est déjà trop courte en tant que
question, et qu’elle n’accroche que la façade des apparences historiques
où elle demeure pendue. Car on peut bien parler d’un chemin de Hôl¬
derlin mais non pas d’un tournant. Hôlderlin n’a fait que trouver,
chemin faisant et seulement ainsi, ce qui lui était propre et ce vers
quoi il n’a jamais cessé de se tourner».2
Or ce chemin, nous l’avons vu coïncider presque avec celui de Hegel
et l’on peut dire qu’il y eut un moment où ce vers quoi Hôlderlin se
tournait était aussi ce qui appelait la démarche hégélienne. De cela
Heidegger n’ignore rien. Il écrit dans «Hegel et les Grecs»: «... Hegel
a plongé son regard profondément dans l’univers grec. Ce que Hegel a
aperçu, nous pouvons l’indiquer en quelques paroles: l’attitude fon¬
damentale des Grecs face à l’être est une attitude de pudique et respec¬
tueuse émotion devant le beau. En y songeant, nous sommes tentés
d’entendre la voix de Hôlderlin qui, dans ses ébauches par le roman
Hypérion ou l’ermite en Grèce, pense l’être comme le beau. Ensemble,
ils ont étudié la philosophie et la théologie à Tubingue. Mais aussi
pendant les années qui ont décidé de leurs voies, pendant les années
où leurs voies allaient se séparer, à Francfort, leur vie a été soutenue
par l’ampleur d’une intime amitié».3
C’est à penser l’Etre comme le Beau que les voies de Hegel et de
Hôlderlin durent leur conjonction. Dire que l’Etre est le Beau, cela
signifiait pour tous deux que l’Etre a pour essence de se produire, qu’il
est lumière, et jaillissement dans le paraître où il se rassemble. Telle
est la patrie, la seule et même patrie dont Hegel et Hôlderlin avaient
souci. C’est en son nom qu’ils récusent tous deux la préoccupation
moderne pour l’exclusive positivité de ce qui est. L’exil est dans cette
aveugle préoccupation. Mais Hôlderlin et Hegel en viennent à penser

1 Op. cit., p. 114 en note.


2 Id., pp. 114-115.
3 Heidegger, «Hegel et les Grecs», p. 365.
L ITINERAIRE DE HEGEL
259
tous deux que l’exil et la patrie ne sont pas simplement antithétiques.
L’opposition du jadis et du maintenant, du là-bas et de l’ici, du jour
et de la nuit se transforme en la corrélation de la liaison et de la non-
liaison, de l’Un et de la différenciation. Cette corrélation, en son sur¬
gissement unifiant-scindant, voilà la Beauté, telle que la pensent les
écrits hégéliens de Francfort et les écrits holderliniens du cycle
d’Hypérion. Tel est le même foyer de ces deux pensées. C’est autour de
ce même foyer que se décident les voies de Holderlin et de Hegel. La
voie de Hegel est celle de la métaphysique absolue. Celle-ci, on l’a vu,
loin de détourner Hegel du foyer de sa pensée de jeunesse, a en lui
son centre et sa source. Quant à la voie de Holderlin, le dialogue
pensant entrepris par Heidegger nous propose de la voir accordée à
l’écoute de la différence ontologique. C’est dans la direction de celle-ci,
désignée par la lettre à Bohlendorf et par les vers cités plus haut, que
pointe, selon Heidegger, le chant poétique de la terre natale.
Que l’esprit, au début, ne trouve pas de chez-soi dans sa maison
toute proche, cela signifie que celle-ci n’est pas, pour celui-là, la patrie,
la source, l’origine et le fond. La patrie, justement «parce qu’elle est
l’origine, vient tout d’abord nécessairement de telle sorte qu’elle se
ferme. Car l’origine se montre tout d’abord dans son surgissement.
Mais ce qu’il y a de plus prochain dans le surgissement, c’est ce qu’il
fait surgir, ce que l’origine a libéré de soi et cela de telle sorte qu’elle
ne se montre pas elle-même dans cette chose surgie d’elle, mais qu’elle
se cache bien plutôt et se retire derrière son apparition».1 C’est parce
que la patrie se referme que l’esprit en est la proie, soit qu’errant il
s’épuise à la saisir dans ce qu’elle fait surgir, soit qu’il assume l’épreuve
du «vaillant oubli», auquel elle l’expose par son cèlement même.
Assumer l’épreuve du vaillant oubli, c’est «soutenir l’écart» de l’origine
et de ce qu’elle suscite comme un visage trop proche dont elle se retire.
La «pensée fidèle» du poète, son retour au pays est la garde de cet
Entre-Deux que Heidegger ailleurs nous invite à penser comme la
différence de l’Etre et de l’étant, de la présence et de ce dont elle fait
présent. Ainsi installé dans la garde de cet intervalle, loin de l’en¬
thousiasme pour l’Un, autant que du récit des événements manifestes
et du multiple chatoiement des choses, le poète est un «signe». Non
parce qu’il consigne ce qui apparaît, mais parce qu’il en fait vibrer et
ruisseler la source en son énigmatique lumière. C’est dans cet intervalle
seul que son œuvre est œuvrante, qu’elle peut parler, non comme un
épèlement de significations bien connues, mais comme le signe de ce
1 Heidegger, Approche de Holderlin, p. 117.
2Ô0 L’ITINERAIRE DE HEGEL

qui jamais encore n’a été dit, qu’aucune parole ne peut contenir, mais
d’où pourtant toute vraie parole reçoit son souffle. Dans l’ouverture
de cet intervalle, les poètes sont «signes qui, en tant qu’ils désignent,
dévoilent et voilent à la fois» 1 non par un défaut de leur démarche,
mais parce que la lumière qui les éclaire «passe par le sombre pour
venir à paraître»,2 parce que l’origine elle-même «laisse à la faveur du
retour en soi où s’accomplit l’affermissement de son fond, surgir la
plus lointaine distance, et en celle-ci, rend possible la proximité pure,
celle qui soutient la distance».3
Ainsi seulement, le «Sacré», la présence, que Hôlderlin appelle aussi
le «Destin» et qui toujours est indemne de nos prises, tout en ne cessant
de se dispenser à nous, règne dans la parole du poète, et fait de lui un
demi-dieu, «cet inégal, tendu vers le ciel et vers la terre», et qui dans
cette inégalité ménage au destin un équilibre, non pour égaliser toutes
choses en les plongeant dans l’indifférence», mais pour «laisser égale¬
ment régner les différents dans leur différence».4
Cette inégalité, tendue et maintenue dans l’Entre-Deux, est le site
où la patrie et l’exil s’équilibrent, l’espace de leur alliance. En elle la
nostalgie n’a plus cours: l’Andenken n’est plus la pensée de ce qui a été
mais, «ne faisant qu’une avec la première, la pensée qui se souvient de
ce qui vient», et ne cesse d’advenir.5 Un tel souvenir entend l’ouverture
du temps et lui ajuste son dire, comme à la seule demeure. En cette
écoute, le vieux désir d’abolir le fardeau de la finitude s’apaise, et le
fini n’est plus l’exil étranger à la patrie, la clarté de ce qui s’expose
étrangère à l’embrasement du feu céleste. En elle et par ce qui s’y
prodigue, la poésie n’est plus le chant d’un ailleurs ou d’un jadis; elle
est, dans la déchirante simplicité de sa pudeur, «le fini qui se range
dans les limites de la convenance du destin».6
Cette lecture de l’œuvre de la terre natale n’est pas construction de
philosophe. Nourrie d’une longue communion, elle se confirme en
chacun des chants du poète et le confirme en elle, comme cette «Psyché
entre amis», dont parle Hôlderlin dans une autre lettre à Bohlendorf,
qui, à elle seule, s’il en était besoin, suffirait à témoigner de la justesse
de l’écoute heideggerienne. Il y écrit, en effet :
«La vie des Antiques m’a fait mieux comprendre, non seulement les

1 Op. cit., p. 147.


2 Id., p. 152.
3 Id., p. 188.
4 Id., p. 134.
5 Id., p. 149.
6 Id., p. 162.
L’iTINERAIRE DE HEGEL 2ÔI

Grecs, mais plus généralement le sommet de l’Art, qui maintient toute


chose en sa propre permanence, même au sein du mouvement et de la
phénoménalisation suprême des conceptions, lorsque tout est pris au
sérieux, de sorte que l’affirmation ainsi entendue constitue la forme
suprême du signe. Après maintes émotions qui m’ont bouleversé l’âme,
j’avais besoin de me fixer quelque part pour un temps et je vis en ce
moment dans ma ville natale.
Plus je l’étudie, plus la nature de ma patrie m’émeut puissamment,
L’orage, non seulement sous son aspect le plus élevé, mais précisément
en tant que puissance et forme parmi les autres formes du ciel, la
lumière dans sa fonction nationale et créatrice, puis en tant que prin¬
cipe et mode de destin, en sorte que quelque chose de sacré nous
apparaît: sa démarche, le caractère particulier des forêts et la ren¬
contre dans le même lieu de caractères différents de la nature, si bien
que tous les lieux sacrés de la terre sont réunis en un même point, et la
lumière philosophique autour de ma fenêtre, voilà ce qui fait pour le
moment ma joie. Puissé-je la garder telle que jusqu’ici je me suis
retrouvé !
Mon cher, je pense que nous nous dispenserons de commenter les
poètes des temps passés; c’est la manière même de chanter qui doit
prendre un caractère différent, et si l’on refuse de nous admettre c’est
parce que, depuis les Grecs, nos chants recommencent à devenir
nationaux et naturels, originaux à proprement parler».1
Que la lumière philosophique ici mentionnée soit tout autre chose
que la lumière du Concept dont parlent dans le même temps les travaux
hégéliens d’Iéna, il suffit pour s’en convaincre de remarquer que la
première déploie le site où se lève le langage de l’œuvre, tandis que la
seconde relègue l’Art au rang d’une parole désormais inessentielle.
La «lumière philosophique» dont parle Holderlin n’est pas différente
du «feu du ciel» qu’il évoque d’ailleurs à nouveau au début de sa lettre.
C’est la présence elle-même, en tant que source et jaillissement de celle-
ci, puissance nationale et créatrice, qui sans trêve et indissolublement
donne à voir, faisant «en sorte que quelque chose de sacré nous ap¬
paraît», donne à penser, en quoi elle est dite «philosophique», et donne
à l’homme mission ou «destin» de la «garder», ce à quoi toute activité ne
parvient pas, risquant toujours d’être emportée dans le flux du présent,
«au sein du mouvement et de la phénoménalisation suprême des con¬
ceptions», mais ce à quoi l’Art peut parvenir lorsqu’il est original,
c’est-à-dire lorsqu’il correspond à la source, la garde en vue et la
1 Holderlin, Correspondance, trad. Naville, pp. 311-312. (Lettre du 2 décembre 1802).
2Ô2 L’ITINERAIRE DE HEGEL

désigne comme la seule demeure au sein de ce même mouvement,


ramenant et maintenant ainsi «toute chose en sa propre permanence»
et se haussant par là à la forme suprême du «signe». Au contraire, dans
la lumière du Concept, c’est-à-dire de la venue à soi de l’Esprit abso¬
lument certain de soi-même, Hegel écrira: «... l’art reste pour nous,
quant à sa suprême destination, une chose du passé. De ce fait, il a
perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant,
sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans
notre représentation. Ce qu’une œuvre d’art suscite aujourd’hui en
nous, c’est, en même temps qu’une jouissance directe, un jugement
portant aussi bien sur le contenu que sur les moyens d’expression et
sur le degré d’adéquation de l’expression et du contenu»; 1 et encore:
«Pour nous, l’art n’est plus la forme la plus élevée, sous laquelle la
vérité affirme son existence. (...) l’après de l’art consiste en ce qu’à
l’esprit est inhérent le besoin de ne reconnaître comme étant la vérité
vraie que celle qu’il découvre à l’intérieur de lui-même. L’art, à ses
débuts, donne encore une impression de mystère et fait éprouver une
sorte de regret qu’on explique par le fait que ses productions ont été
incapables de donner une représentation sensible et exhaustive de
tout leur contenu. Mais lorsque ce contenu trouve dans l’art sa re¬
présentation complète et totale, l’esprit dont le regard se porte plus
loin, se détourne de cette objectivité pour rentrer en lui-même. C’est
ce qui arrive de nos jours. Il est permis d’espérer que l’art ne cessera
pas de s’élever et de se perfectionner, mais sa forme a cessé de satis¬
faire le besoin le plus élevé de l’esprit».2
Ainsi, alors que la nostalgie de la Grèce se métamorphose chez
Holderlin en la pensée fidèle d’une origine qui ne cesse d’advenir et de
nous requérir, dans sa persistance d’énigme, elle se métamorphose
chez Hegel en la pleine possession d’un contenu qui ne devait son
apparence mystérieuse qu’au fait que la conscience de soi s’y cherchait
elle-même dans une modalité impropre. Làl’ouverture illimitée du temps,
du langage et de l’œuvre, ici la fermeture du système en sa clarté rétro¬
spective, l’absorption des langages dans un seul discours qui les com¬
prend tous, et qui voue désormais toute œuvre, fût-elle apparemment
inouïe à n’être que le vain ressassement d’une vérité depuis longtemps
manifeste, la chute de celle-ci dans l’aveugle réalisme de la représen¬
tation, ou dans l’évanescence de la jouissance sensible. Chemin faisant
il se creuse donc entre la pensée de Holderlin et celle de Hegel, prises

1 Hegel, Esthétique, trad. I, p. 30.


2 Id., ibid., pp. 136-137.
L ITINERAIRE DE HEGEL 263

en leur pointe, l’écart le plus tranché. Et sans doute, aujourd’hui,


toute interrogation sur l’art et la question que celui-ci est devenu pour
lui-même restent-elles prises dans la fourche que dessinent ces pointes.
On peut croire que c’est entre celles-ci et dans la méditation requise
pour leur affrontement que «se décide si l’art peut être une origine et
s’il doit alors être un devancement, ou bien s’il ne sera qu’une défroque
que nous traînons derrière nous, phénomène culturel devenu courant
comme les autres».1 Il n’est peut-être pas étranger à une telle médita¬
tion de scruter comme nous l’avons tenté ici le chemin qui, commun à
Hôlderlin et à Hegel, débouche sur cet affrontement. Au long de ce
chemin, ce dont Hôlderlin s’aperçoit de plus en plus nettement, jusqu’à
en faire la seule loi de son chant, et que Heidegger nous invite à penser
comme une approche de la différence ontologique, c’était déjà ce vers
quoi le cycle d’Hypérion était en marche. N’était-ce pas en effet ce
qu’exprimait la Metrische Fassung lorsqu’elle disait la liaison initiale
de la Beauté et de la finitude, la première étant entendue comme
l’éclosion du monde, l’unité duplice de celui-ci et du jaillissement dont
il provient, la seconde comme la corrélation au fondement même de
l’être-homme d’une spontanéité et d’une réceptivité? N’était-ce pas,
plus tard, cette liaison différenciante, cette différenciation unifiante,
que désignait la seconde version de La Mort d’Empédocle, lorsqu’elle
disait l’enracinement des hommes dans un sol sauvage, et l’assignation
que celui-ci leur jette d’assumer comme la seule allégeance possible à la
puissance natale, le souci, l’espoir et l’errance de l’œuvre? N’était-ce
pas enfin la fidélité à cette liaison, comme au seul fondement, qui
venait briser le cercle spéculatif du Grund zum Empedoklesl La longue
association de la pensée de cette liaison et de ce cercle montre que de
l’un à l’autre le glissement est imperceptible, et l’on peut dire que
tous les thèmes qu’articule le second sont ceux qui meuvent la pre¬
mière. De cet imperceptible glissement, nous avions déjà décelé les
signes chez Kant et chez Schiller. Cet imperceptible glissement est à
l’œuvre dans l’itinéraire qui mène Hegel de la nostalgie de la Grèce à
la métaphysique absolue. En un sens, c’est la même ontologie qu’ex¬
priment les écrits de Francfort et ceux d’Iéna, et à suivre les écrits de
jeunesse de Hegel, on les voit se précipiter vers la métaphysique
absolue comme vers leur achèvement. L’ontologie de Francfort tient
dans le nœud de ces trois thèses fondamentales : premièrement, l’Etre
est d’essence lumineuse, il est la lumière qui fait apparaître tout ce
qui est; mais sans ce qu’elle éclaire cette lumière ne serait rien, c’est
1 Heidegger, Chemins, p. 62.
264 L’ITINERAIRE DE HEGEL

dans le fini qu’elle fait transparaître son infinitude, c’est dans le pré¬
sent que la présence irradie, dans le vivant que la Vie se déploie comme
telle; enfin, cette lumière saisit l’homme et le requiert, il baigne en elle,
il lui appartient et cette appartenance définit son essence. Toutes les
critiques que les ébauches de Francfort adressent à Y Aufklàrung, au
judaïsme, au moralisme kantien, ou au christianisme, visent la mécon¬
naissance de ce nœud. S’agit-il de Y Aufklàrung? Elle se définit par
cette méconnaissance, puisque sa fascination pour la positivité de
l’étant, lui masque la source lumineuse de celui-ci, la Vie qui le fonde,
réduit ainsi le vivant à n’être qu’objet, c’est-à-dire chose morte, et
méconnaît en l’homme l’appartenance à l’essence lumineuse, pour le
limiter à l’état de corrélât subjectif de l’objet. S’agit-il du judaïsme,
dont le kantisme est une réplique ? Lui aussi pâtit de la même mécon¬
naissance, puisqu’il brise le nœud qui lie le vivant à la Vie, pour cher¬
cher celle-ci par-delà le vivant comme une unité dominatrice, et puis¬
qu’il rompt du même coup l’appartenance de l’homme à la lumière de
la présence. S’agit-il du christianisme ? Le dualisme dans lequel celui-
ci retombe trahit la même méconnaissance. A celle-ci seule échappe
la religion belle ou religion de l’art. En elle, l’Etre n’est pas une essence
transcendante, mais la lumière de la présence; en elle, la présence
apparaît dans le présent, et l’homme se remémore enfin l’essence
lumineuse à laquelle il appartient quoiqu’il l’oublie toujours. En
nouant l’Etre à l’étant, - la Vie au vivant -, en dévoilant à l’homme
leur unité différenciée, elle relie ce qui toujours se sépare, l’invisible
et le visible, le divin et le monde, l'indéterminé et le déterminé, non
par une opération de liaison extérieure à ces opposés, mais en attestant
la puissance synthétique dont ils jaillissent, la Beauté même comme
milieu originaire entre les extrêmes. C’est par l’imagination, souligne
le jeune Hegel, à maintes reprises, que l’homme s’ouvre à la Beauté.
Un tel pouvoir est plus et autre chose qu’une faculté, il définit le sai¬
sissement initial de l’homme par la puissance synthétique originaire,
son ouverture à l’être de ce qui est, ou à la Vérité, puisque le jeune
Hegel ne dissocie pas celle-ci de la Beauté.
Notre analyse a montré que les écrits d’Iéna ne faisaient somme
toute que penser plus rigoureusement les principes ontologiques sur
lesquels reposaient les ébauches de Francfort. Cette doctrine de l’ima¬
gination, pouvoir synthétique originaire, est en effet centrale dans
Glauben und Wissen. Cette remémoration de l’essence lumineuse à
laquelle l’homme appartient, n’est-ce pas elle qui anime le chemin du
souvenir que décrit la Phénoménologie de l’Esprit, et qui pousse la
L’iTINERAIRE DE HEGEL 265

conscience naturelle, enfoncée dans la méconnaissance de l’essence


lumineuse, à se soumettre à l’exigence de celle-ci?
Pourtant l’itinéraire hôlderlinien, si proche de celui de Hegel, sug¬
gère que la métaphysique absolue, loin de penser de plus en plus
rigoureusement la même chose, s’éloigne de ce qu’elle tentait de penser
initialement. Y aurait-il donc chez le jeune Hegel, en dépit de la puis¬
sante logique qui le pousse vers le savoir absolu, une pensée de la
finitude qui serait comme l’impensé du système, voilà la question que
cette suggestion conduit à poser. Posée sous cette forme, la question
appelle une réponse négative. Car Hegel n’est pas passé d’une pensée
de la finitude à une philosophie du savoir absolu. Dès Tübingen, l'idée
de totalité, centrale dans sa réflexion, lui interdit sans doute de thé-
matiser la finitude. Cependant il reste que les trois thèses fondamen¬
tales qui font nœud dans l’ontologie de Francfort n’y expriment pas
encore un idéalisme absolu. Et peut-être, les remontant maintenant à
contre-courant, faut-il dire qu’elles font signe, comme vers un point
de fuite jamais aperçu, vers cet Entre-Deux qui sera, de manière
décisive, la loi du chant hôlderlinien, et dont l’esthétique kantienne,
avant celle de Schiller, s’était approchée lorsqu’elle avait entrevu dans
l’énigmatique unité du phénoménal et de la liberté la réciprocité origi¬
naire de la réceptivité et de la spontanéité au fondement de la finitude.
N’est-ce pas dans cette direction que pointaient les écrits de Tübingen
lorsqu’ils honoraient le génie grec d’avoir répondu à un destin, et de
s’être tenu dans l’ouverture du temps? N’est-ce pas cet Entre-Deux
que désignait, dans les mêmes écrits, la première notion hégélienne de
la subjectivité, entendue à la fois comme accueil et comme liberté,
comme réceptivité et comme spontanéité? N’est-ce pas lui encore que
désignaient les ébauches de Francfort lorsqu’elles entendaient la
Vérité - égale à la Beauté -, comme cela que nous ne dominons pas,
mais par quoi nous ne pouvons non plus être dominés? N’est-ce pas lui
enfin que désignaient ces mêmes travaux lorsqu’ils associaient l’imagi¬
nation à l’énigme sacrée de la liaison de la liaison et de la non-liaison ?
En revanche, il n’y a plus d’ouverture du temps ni dispensation de
présence, lorsque le destin est pensé comme venue à soi du Concept.
Il n’y a plus de réceptivité lorsque la subjectivité est pensée comme
certitude absolue du Soi dans son autre. La vérité n’est plus en rien
soustraite à la domination de la conscience lorsqu’elle se pose, dans
l’égalité de tout contenu et de la forme de la certitude de soi, comme
l’issue de la domination par le Concept de sa figuration imparfaite.
L’imagination enfin n’est plus en l’homme, et plus profonde que lui,
266 L'ITINERAIRE DE HEGEL

l’irruption, cachée à lui-même, de l’énigne ontologique de la liaison


de la liaison et de la non-liaison, elle n’est plus en rien, au cœur même
du temps, l’art caché dans les profondeurs, par quoi Kant l’avait
qualifiée, lorsqu’elle est définie, comme dans Glauben und Wissen, en
tant que raison ou identité absolue du Moi et du monde, de la pensée
et de l’Etre.
Que Holderlin n’ait cessé de résister à ce glissement vers le cercle
spéculatif, glissement sensible déjà dans la Critique du jugement et
dans les essais de Schiller, et que cette résistance trouve issue dans la
pensée de l’œuvre à venir, de l’ajointement indéfiniment ouvert de
l’Art et de la Nature, du langage et de la dispensation de la présence,
tandis que l’accomplissement de ce même cercle chez Hegel dans les
écrits d’Iéna, entraîne la relégation de la Beauté au rang d’une mo¬
dalité inférieure de la Vérité, et celle de l’Art dans l’enfance de l’Esprit,
c’est peut-être bien alors le signe que ce cercle ne put se déployer
qu’en recouvrant l’origine dont il provenait et qu’il voulait penser.
De cet imperceptible glissement à cette résistance, il y a toute la
distance de la métaphysique, en son achèvement dialectique et spécu¬
latif, à la pensée de la différence ontologique. Ecoutons Heidegger:
«Dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, ràXY)0st.a est présente,
quoique transformée».1 C’est cette présence, c’est cette transformation
qui hantent le mouvement de la nostalgie de la Grèce à l’aube de
l’idéalisme allemand.

1 Heidegger, Essais et conférences, trad. A. Préau, p. 221.


APPENDICE

Extrait de la dissertation du jeune Hegel sur «Quelques traits carac¬


téristique des poètes anciens».1

Après avoir souligné l’avantage que retiraient les poètes antiques de


l’accord de l’intérêt général de l’humanité avec l’intérêt des individus,
Hegel dépeint ainsi la situation du poète moderne: «De notre temps,
le poète ne jouit plus d’un champ d’action aussi étendu. Les hauts
faits de nos aïeux et même des allemands modernes ne sont pas in¬
trinsèquement liés à notre constitution, ni davantage leur mémoire
préservée par la tradition orale. C’est seulement dans les livres d’his¬
toire, provenant en partie de nations étrangères, que nous apprenons
à les connaître et encore cette connaissance est-elle l’apanage des
seules couches (Standen) cultivées. Les contes qui amusent le commun
du peuple sont des traditions d’aventures qui n’ont de rapport ni avec
notre système religieux ni avec l’histoire véritable. De plus les idées et
la culture des couches sont trop distinctes pour qu’un poète de notre
temps puisse s’attendre à être lu et compris universellement. C’est
pourquoi notre grand poète épique allemand 2 n'a pu offrir le bénéfice
du choix sage de son objet à autant de mains qu’il aurait pu si nos
relations publiques avaient été grecques. Une partie du public s’est
déjà écartée du système sur lequel sont édifiés en partie le poème tout
entier, et en partie ses différentes sections. Quant à l’autre partie du
public, elle est beaucoup trop préoccupée par le souci des besoins
multiples et des commodités de la vie pour avoir le temps et le désir
de s’élever et de s’approcher des conceptions des couches plus élevées.
L’art du poète nous intéresse, mais non plus la chose même, qui
produit souvent l’impression opposée.

1 Dok., pp. 48-51.


2 II s’agit de Klopstock et de La Messiade.
268 APPENDICE

Une propriété caractéristique remarquable des œuvres des anciens


est ce que nous nommons la simplicité, que l’on ressent plutôt qu’on
ne la peut discerner clairement. Elle consiste proprement en ce que les
auteurs nous présentent fidèlement l’image des choses, et qu’ils ne
cherchent pas par des traits accessoires raffinés, par de savants mi¬
roitements, de la rendre plus intéressante, ou, en s’écartant un peu de
la vérité, de la rendre plus brillante et riche, comme nous l’exigeons
aujourd’hui. Les anciens expriment toujours simplement chaque
sensation, sans en isoler les aspects variés que l’entendement peut
distinguer, et sans disséquer ce qui est obscur.
En outre, du fait que le système entier de leur éducation et de leur
culture était ainsi constitué que chacun avait acquis ses idées de l’ex¬
périence elle-même, qu’ils ne connaissaient pas la froide érudition qui
ne s’imprime qu’en signes morts dans le cerveau, et qu’ils pouvaient
encore dire à propos de tout ce qu’ils savaient, comment, où et pour¬
quoi ils l’avaient appris, - de ce fait, chacun devait avoir sa propre
forme d’esprit et un système propre de pensée: ils devaient être ori¬
ginaux. Nous apprenons dès notre jeunesse la masse courante des
mots et des signes d’idées, et ils reposent dans notre tête, sans activité
et sans emploi. Ce n’est que peu à peu, par l’expérience, que nous
apprenons à connaître notre trésor et à associer aux mots la pensée de
quelque chose. Mais les mots sont déjà pour nous comme des formes
selon lesquelles nous modelons nos idées, qui déjà ont leur sphère et
leur limitation déterminées, et d’après lesquelles nous sommes habitués
à tout regarder (...) De ce mode d’éducation de notre époque, il
résulte que chez la plupart des hommes la série des idées récoltées et
celle des mots appris courent l’une à côté de l’autre, sans s’être
réunies en un système, souvent même sans s’être touchées ni avoir
empiété l’une sur l’autre en quelque point que ce soit.
Une autre caractéristique est que les poètes peignaient en particulier
les phénomènes frappant les sens extérieurs, les phénomènes de la
nature visible, avec laquelle ils s’étaient étroitement familiarisés,
tandis que nous sommes mieux informés du jeu interne des forces et
qu’en général nous connaissons mieux les causes des choses que leur
aspect. Chez eux chacun connaissait par soi-même les faits et gestes des
autres couches, sans avoir eu d’ailleurs l’intention de les apprendre.
C’est pourquoi les mots artistiques n’étaient absolument pas vulgaires.
Certes nous avons aussi des mots pour exprimer les fines nuances dans
le changement de la nature visible, seulement ils ne sont d’usage que
dans la langue vulgaire ou bien ils sont devenus provinciaux. D’une
APPENDICE 269

manière générale, on constate dans les œuvres des anciens qu’ils


s’abandonnaient paisiblement au cours de leurs représentations et
préparaient leurs œuvres sans s’occuper d’un public. Au contraire,
il est manifeste dans les œuvres modernes qu’elles ont été écrites par
leurs auteurs avec la conscience et pour ainsi dire avec la représentation
qu’on allait les lire, comme si ces auteurs s’entretenaient avec leurs
lecteurs».
TRAVAUX UTILISES

I. SOURCES

J. G.Fichte, in Sàmtliche Werke, hrsg. von I. H. Fichte, Berlin 1834-1846:


Über den Begriff der Wissenschaftslehre (1794);
Einige Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten (1794);
Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre (1794);
Das System der Sittenlehre nach den Prinzipien der Wissenschaftslehre (1798).
G. W. F. Hegel, Hegels theologische Jugendschriften, hrsg. von H. Nohl, Tübin-
gen 1907. Deux essais contenus dans cet ouvrage sont traduits en français:
— Vie de Jésus, trad. D. D. Rosca, Paris 1928;
- L'esprit du christianisme et son destin, trad. J. Martin, Paris 1948.
Dokumente zu Hegels Entwichlung, hrsg. von J. Hoffmeister, Stuttgart 1936.
Pour l’étude de ces écrits de jeunesse, nous avons suivi la chronologie dont
A. T. B. Peperzak dresse le tableau dans Le jeune Hegel et la vision morale
du monde, pp. 256-258.
Briefe von und an Hegel, hrsg. von J. Hoffmeister, t. I, 1785-1812, Ham-
burg 1952.
En français: Correspondance I, 1785-1812, trad. J. Carrère, Paris 1962.
Erste Druckschriften, hrsg. von G. Lasson, Leipzig 1928 (contient notam¬
ment Differenz des Fichteschen und Schellingschen Systems der Philosopgie,
1801, et Glauben und Wissen ,1802).
En français: Premières publications, trad. M. Méry, Paris 1952 (contient
seulement Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling,
et Foi et Savoir).
Ienenser Realphilosophie I, 1804-1805, hrsg. von J. Hoffmeister, Leipzig
1932.
Ienenser Realphilosophie II, 1805-1806, hrsg. von J. Hoffmeister, Leipzig
i93i-
Phànomenologie des Geistes (1807), hrsg. von J. Hoffmeister, Hamburg 1952,
6ème éd.
En français:
- Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, t. I, 1939; t. II, 1941,
Paris.
Enzyklopadie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (1830),
hrsg. von F. Nicolin und O. Pôggeler, Hamburg 1959.
Vorlesungen über die Asthetik, hrsg. von H. Hotho, Berlin 1835; zweite ver-
besserte Ausgabe 1842, Bd. X 1-3 des Sàmtliche Werke.
En français:
- Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Paris 1944, d’après la 1ère éd. Hotho.
TRAVAUX UTILISES 27I

F. Hôlderlin, Sàmtliche Werke, historisch-kritische Ausgabe, begonnen durch


N. von Hellingrath, fortgeführt durch F. Seebass und L. von Pigenot, 6 vol.,
Berlin 1913-1923.
Chronologie des œuvres que nous citons selon cette édition :
Fragment von Hyperion (Thaliafragment) (1794);
Metrische Fassung, écrit en 1794-1795;
Hyperions Jugend, écrit en 1795;
Erste Hyperion-Vorrede, écrit en 1796;
Hyperion oder der Eremit in Griechenland, erster Band ( 1797) ;
Hyperion oder der Eremit in Griechenland, zweiter Band ( 1799) ;
Empedokles, écrit de 1797 à 1800 dans l’ordre suivant;
- Frankfurter Plan;
- Der Tod des Empedokles, erste Fassung;
— Der Tod des Empedokles, zweite Fassung;
— Grund zum Empedokles;
— Empedokles auf dem Aetna.
Traductions françaises utilisées:
La mort d’Empédocle, trad. A. Babelon, Paris 1929;
- Poèmes (texte et traduction), trad. G. Bianquis, Paris 1943;
- Hypérion, première ébauche publiée, trad. P. Jaccottet, Lausanne, 1957
(trad. du Thaliafragment) ;
— Hypérion ou l'ermite de Grèce, trad. P. Jaccottet, Paris 1965;
- Correspondance complète, trad. D. Naville, Paris 1948;
— Remarques sur OedipefRemarques sur Antigone, trad. et notes de F. Fédier,
préf. de J. Beaufret, Paris 1965.
I. Kant, in Gesammelte Schriften, hrsg. von der koniglichpreussischen Akademie
der Wissenschaften, Berlin 1902-1913:
Kritik der reinen Vernunft (A 1781, B 1787).
En français: Critique de la raison pure, trad. B. Tremesaygues et B. Pacaud,
Paris 1944;
Prolegontena zu einer jeden künftigen Metaphysik die als Wissenschaft wird
auftreten kônnen (1783).
En français:
— Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme
science, trad. J. Gibelin, Paris 1930;
Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht (1784).
En français:
- Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, trad. par S.
Piobetta in Kant, Philosophie de l’histoire, Paris 1947;
Mutmasslicher Anfang der Menchesngeschichte (1786).
En français:
— Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, trad. par S. Piobetta in
op. cité supra;
Kritik der praktischen Vernunft (1788).
En français :
— Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, Paris;
Erste Einleitung zur Kritik der Urteilskraft (1790);
Kritik der Urteilskraft (1790);
En français:
— Critique du jugement, trad. J. Gibelin, Paris 1946;
Kants Opus postumum, dargestellt und beurteilt von E. Adickes, Berlin
1920.
Traduction partielle :
- Opus postumum, textes choisis et traduits par J. Gibelin, Paris 1950.
272 TRAVAUX UTILISES

F. W. J. Schelling, in Sâmmtliche Werke, hrsg. von K. F. A. Schelling, Stutt¬


gart und Augsburg 1856-1861:
Über die Môglichkeit einer Form der Philosophie überhaupt (1794);
Vont Ich als Prinzip dev Philosophie (1795);
Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kriticismus (1795).
En français :
— Lettres sur le dogmatisme et le criticisme (texte et traduction), trad. S.
Jankélévitch, Paris 1950;
Ideen zu einer Philosophie der Natur (1797) ;
Die Weltseele (1798);
System des transzendentalen Idealismus (1800);
Traduction partielle de ces trois écrites :
- Essais, trad. S. Jankélévitch, Paris 1946.
Philosophie der Kunst, manuscrit de 1802—1803, édité en 1859.
F. Schiller, in Nationalausgabe, begrundet von J Petersen, Weimar 1943 sq. :
Gedichte in der Reihenfolge ihres Erscheinens X776-X799, Bd 1 ;
Philosophische Briefe (1786), Bd 20;
Über Anmut und Würde (1793), Bd 20;
Über die aesthetische Erziehung des Menschen (1795), Bd 20;
Über naïve und sentimentalische Dichtung (1795), Bd 20;
in Sàmtliche Werke; Historisch-kritische Ausgabe, hrsg. von K. Goedeke,
15 Thle, Stuttgart 1867-1876:
W as heisst und zu welchem Ende studiert man Universalgeschichte? (1789), Bd
12;
Etwas über die erste Menschengesellschaft (1790), Bd 12;
in Schillers Briefwechsel mit Kôrner von 1784 bis zum Tode Schillers, hrsg. von
K. Goedeke, Leipzig 1847, Bd III:
Kalliasbriefe (1792/1793).
Traductions françaises utilisées:
— Oeuvres de Schiller, trad. par A. Régnier, Paris 1859-1862;
- Lettres sur l’éducation esthétique de l'homme, trad. et préf. par R. Leroux,
Paris 1943;
— Poésie naïve et poésie sentimentale, trad. et préf. par R. Leroux, Paris
1947 ;
— Poèmes philosophiques, trad. et préf. par R. d’Harcourt, Paris 1954.

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Date Due

2006
B 2798 T3 010101 000
Tamimaux,. Jacques, 1928-
italgie de a Grece a l a
La nostal

» iiiii
0 1163 0 80676 0
TRENT UNIVERSITY

B2798 .T3
Taminiaux, Jacques
La nostalgie de la Grèce à
l’aube de l’idéalisme allemand

ISSU éV
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