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Raphaël Authier ARCHIVES DE PHILOSOPHIE.

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Auteur : Raphaël Authier

Karen GLOY, Die Philosophie des deutschen Idealismus. Eine


Einführung, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2021, 138 p.

S’ajoutant aux nombreux travaux de philosophie et d’histoire de la philosophie publiés par


Karen Gloy, cet ouvrage propose une introduction à l’idéalisme allemand, vraisemblablement
– même si rien ne le précise – à l’usage d’étudiants de premier cycle. Il y est question à la fois
de ce qu’est l’idéalisme allemand en général et des thèses défendues par ses principales
figures. La première moitié de l’ouvrage tente ainsi de délimiter chronologiquement
l’idéalisme allemand, propose de le comprendre comme une « philosophie moniste » (ch. 2),
animée par une exigence de rationalisation et d’explication systématique, et s’attache à en
comprendre les « racines » (ch. 3). Ces dernières sont identifiées d’une part à la philosophie
grecque, et d’autre part à la philosophie kantienne. Bien qu’elle soit un peu trop centrée,
relativement au premier point, sur les présocratiques (curieusement, Platon et Aristote ne
sont évoqués que très rapidement), l’analyse est convaincante et e!cace. Quatre chapitres
consacrés à Kant restituent avec finesse des points de débat importants, et soulignent
combien les idéalistes se sont compris comme des continuateurs de l’œuvre de Kant. La
deuxième moitié de l’ouvrage présente quelques positions philosophiques majeures de
l’idéalisme, celles de Reinhold, de Fichte, de Schelling et de Hegel. D’autres figures (Jacobi et
Hölderlin) font l’objet de considérations plus ponctuelles.

La construction d’un tel propos découle d’une conviction philosophique a!rmée fermement
dans le deuxième chapitre : l’étude de l’idéalisme allemand ne répond pas seulement à un
besoin érudit, celui d’une compréhension plus exacte de l’histoire de la philosophie, mais
aussi à un intérêt qualifié de sachlich-systematisch (p. 16), qui fait de ces textes un point
d’appui essentiel pour la formulation contemporaine des questions philosophiques (une
confrontation avec d’autres modes de questionnement étant esquissée p. 14-15).

Par sa clarté et sa netteté, l’ouvrage accomplit e"ectivement sa tâche introductive et


didactique. Cela étant dit, la perspective méthodologique d’ensemble et le principe de la
sélection des auteurs et des textes traités auraient mérité d’être explicités. Di!cile de
comprendre, par exemple, pourquoi Hegel n’est étudié qu’à partir de la Science de la logique et
de la Philosophie de l’histoire, ce qui ne va pas sans di!cultés. D’une façon un peu similaire,
Schelling est quasi uniquement abordé à partir de sa correspondance avec Fichte et de
quelques textes de philosophie de la nature : il n’est pas évident de voir quel principe justifie
la mise à l’écart des textes de la période médiane et de la dernière philosophie. Mais il est vrai
qu’un examen de ces derniers aurait pu entrer en tension avec l’insistance de l’autrice sur
l’idée d’une « philosophie moniste » (p. 16 et passim) – le sens exact de cette expression
pourrait d’ailleurs être davantage précisé.

Au fond, les aspects traités dans cet ouvrage sont les motifs classiques, ceux qui ont le plus
retenu les lecteurs dans la réception de long terme des textes idéalistes (d’où les deux axes
que sont la logique et l’histoire pour le cas de Hegel, par exemple). Et il en va d’ailleurs de
même des analyses consacrées à Kant : les thèmes qui sont abordés, après un rapide résumé
de la Critique de la raison pure (la théorie de la conscience de soi, la théorie de la chose en soi, la
théorie de la totalité) sont ceux qui ont été traditionnellement associés au postkantisme. Du
reste, la périodisation de l’idéalisme que propose Karen Gloy reste extrêmement classique, et
ne fait (voir p. 7) que reprendre à grands traits le schéma de Richard Kroner (Von Kant bis
Hegel).

De ce fait, la lecture de cet ouvrage conduit ses lecteurs à se poser une question de méthode :
faut-il concevoir une introduction à l’idéalisme allemand comme l’exposé des motifs que l’on
a traditionnellement retenus de ce corpus depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, ou faut-il
considérer qu’introduire à un corpus suppose d’y faire entrer le lecteur directement, en
mettant entre parenthèses le filtrage thématique résultant des di"érentes lectures qui en ont
été faites depuis ?

Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Karen GLOY, Die Philosophie des deutschen Idealismus. Eine Einführung,
Würzburg, Königshausen & Neumann, 2021, 138 p., in Bulletin de littérature hégélienne
XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

♦♦♦

Jacques MARTIN, L’individu chez Hegel, éd. Jean-Baptiste


Vuillerod, préface d’Étienne Balibar, Lyon, ENS Éditions, 2020,
178 p.

Le travail d’édition réalisé par Jean-Baptiste Vuillerod sur le mémoire de fin d’études
supérieures de Jacques Martin intitulé L’Individu chez Hegel mérite d’être salué. De
l’introduction rédigée par l’éditeur du texte, on lira en particulier avec grand profit les pages
24 à 32, concernant le concept de problématique, l’idée d’un transcendantal historique dans le
contexte de la philosophie française de la seconde moitié du XXe siècle et la di!érence entre la
perspective de Martin et celle d’Althusser.

Précisons surtout que ce mémoire soutenu sous la direction de Gaston Bachelard en 1947,
longtemps resté inédit, est bien plus ambitieux que son titre ne le suggère : Jacques Martin y
esquisse une interprétation d’ensemble de Hegel orientée « par référence » (p. 41) à la critique
de Hegel par Marx, c’est-à-dire «  vers l’e!ort de Marx pour définir ce que l’on pourrait
appeler un individualisme concret » (p. 84). Le chapitre II, consacré aux textes de jeunesse et
en particulier à L’Esprit du christianisme et son destin, porte sur le statut de l’individu, mais la
réflexion menée par l’auteur est bien plus vaste, aussi bien relativement à la méthode par
laquelle nous interprétons les textes de Hegel (introduction et chapitre I,) que relativement au
sens de l’idéalisme hégélien (chapitre III). Que cet ouvrage voie bien au-delà de la notion
d’individu, l’auteur le dit d’ailleurs explicitement : « le problème philosophique de l’individu
saisi dans Hegel nous o!re une occasion d’individualiser le problème de la philosophie  »,
c’est-à-dire d’examiner «  l’émergence toujours incertaine chez Hegel de l’essence de la
philosophie elle-même  » (p. 42). Les lecteurs et les commentateurs de Hegel y trouveront
ample matière à réflexion.

Un point nous semble symptomatique. La méthode de lecture déployée par l’auteur le conduit
à souligner ce qu’une vision du « système hégélien comme le développement d’une intuition
qui su#t à lui conférer son sens » (p. 56) aurait de réducteur. Il renvoie ainsi dos à dos l’idée
selon laquelle l’«  “intuition” du penseur […] “cause” le sens du système  », et l’idée selon
laquelle «  elle le fonde  » (p. 63). Cette perspective l’amène à repérer quelque chose comme
une «  aliénation radicale de l’individu dans l’univers hégélien  » (p. 85). Une di#culté
significative se pose néanmoins  : car tout en remettant en question le rôle interprétatif de
cette «  intuition  », tout en expliquant que les textes de Hegel ont une richesse qui n’est pas
épuisée par cette intuition, Jacques Martin continue d’a#rmer qu’il y a bien quelque chose
comme une «  intuition hégélienne  » (qu’il rapproche d’ailleurs parfois d’une «  intuition
mystique », p. 58 et p. 77-78). C’est celle-ci que J. Martin tente de caractériser dans les pages
69 à 76, tout à fait décisives pour l’hypothèse interprétative qu’il met en place.

Mais est-on sûr du point de départ, c’est-à-dire de l’intuition originelle ici prêtée à Hegel ?
Ne faudrait-il pas plutôt remettre en cause la réductibilité de la pensée hégélienne à une
«  intuition  » (de quelque ordre qu’elle soit), et même admettre que le modèle bergsonien
d’une «  intuition fondamentale  » ne s’applique qu’assez mal à Hegel  ? Le geste paradoxal
accompli par l’auteur, qui consiste en même temps à faire jouer à cette intuition un rôle pour
le penseur et à refuser qu’elle contraigne notre lecture, est sans doute le signe d’une di#culté
que beaucoup de lecteurs de Hegel, en particulier à l’époque de l’auteur du mémoire, ont
éprouvée, parce qu’ils se voulaient hégéliens sans vouloir l’être à la manière de Hegel lui-
même.

Sur le plan de l’érudition, on regrettera que l’éditeur, dans son introduction pourtant très
riche, attribue à l’auteur de L’Individu chez Hegel la paternité des traductions du Misse Sine
Nomine d’Ernst Wiechert, du Jeu des perles de verre de Hermann Hesse en même temps que
celle de L’Esprit du christianisme et son destin de Hegel (p. 15). S’il est exact que le Jacques
Martin, dont le texte vient d’être édité, fut aussi le traducteur de Hegel, c’est un autre Jacques
Martin qui fut le traducteur de Wiechert et de Hesse. Il y eut, on le sait, d’innombrables
Jacques Martin, parmi lesquels au moins deux sont en e!et susceptibles de nous intéresser : le
philosophe donc, né à Paris en 1922, élève de Jean Hyppolite en khâgne (comme Foucault),
condisciple d’Althusser à la rue d’Ulm, mort par suicide en 1963, et un germaniste, né à
Chartres en 1912, auteur de nombreux manuels ainsi que des traductions mentionnées ci-
dessus, mort en 1995, bien plus tard que son homonyme. Parmi les Jacques Martin de cette
même génération, les amateurs de bande dessinée reconnaîtront aussi l’auteur de la série Alix
(1921-2010).

Mais à la décharge de l’éditeur du texte, l’erreur se trouvait déjà dans la biographie


d’Althusser par Yann Moulier-Boutang, et de nombreuses confusions entourent encore ces
deux homonymes : non seulement sur les pages Wikipédia en français et en allemand qui leur
sont consacrées, mais aussi (et c’est plus surprenant) dans certains catalogues. Celui de la
Bibliothèque nationale de France, notamment, attribue à tort la traduction de Hegel au
Jacques Martin germaniste (1912-1995). Ceux de la Bibliothèque de la Sorbonne et de l’École
normale supérieure, eux, ne s’y trompent pas, et l’attribuent au philosophe (1922-1963). Un
élément aurait néanmoins pu nous mettre la puce l’oreille  : comment le Jacques Martin
philosophe, dont Jean-Baptiste Vuillerod dit qu’il était « révuls[é] » par les « interprétations
religieuses, romantiques, tragiques, panthéistes » des écrits de jeunesse de Hegel, aurait-il pu
signer la traduction et la préface du Glasperlenspiel de Hesse ?

Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Jacques MARTIN, L’individu chez Hegel, éd. Jean-Baptiste Vuillerod,
préface d’Étienne Balibar, Lyon, ENS Éditions, 2020, 178 p., in Bulletin de littérature
hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

♦♦♦

Alfredo FERRARIN, Dermot MORAN, Elisa MAGRÌ & Danilo


MANCA (dir.), Hegel and Phenomenology, Cham, Springer, 2019,
XIII-190 p.

Ce volume rassemble les textes présentés lors d’un colloque organisé à Pise en 2014 et intitulé
très précisément « Hegel and the Phenomenological Movement ». De fait, il n’est pas question
dans cet ouvrage du rapport de Hegel à l’idée de phénoménologie, ou de la di"érence entre la
«  phénoménologie  » telle que définie par Hegel et telle que définie par Husserl et ceux qui
l’ont suivi, ou encore de la manière de concevoir la phénoménalité dans ces di"érents
contextes. Son objet est plutôt la lecture de Hegel par des philosophes qui se rattachent, d’une
manière ou d’une autre, à la phénoménologie. Autrement dit, il n’y est pas question de la
phénoménologie comme concept ou comme doctrine, mais comme courant philosophique
historiquement situé.

Le point de départ de ces travaux réside dans le constat d’un dialogue manqué entre Hegel et
Husserl, le second dernier ayant assez largement ignoré les textes du premier. Les éditeurs de
ce volume ont fait le pari qu’une confrontation entre les deux corpus pouvait être fructueuse,
non pour combler un simple manque historiographique, mais pour nourrir la réflexion
phénoménologique actuelle par ce qu’ils appellent une «  histoire imaginative de la
philosophie » (p. VI), qui se distinguerait autant d’une pratique anhistorique de la philosophie
que d’une «  historiographie historiciste  » (p. VI), sans pour autant se ranger du côté des
lectures analytiques de Hegel aujourd’hui en vogue. L’introduction du volume développe ainsi
quelques indications méthodologiques plus générales quant à la pratique de l’histoire de la
philosophie.

Quatre thèmes permettent d’esquisser un dialogue entre Hegel et la phénoménologie  : la


question de l’histoire ; le rapport de la philosophie aux sciences et à la métaphysique ; la
subjectivité ; la dialectique. Husserl apparaît comme le principal interlocuteur, mais certaines
contributions examinent le rôle de Hegel dans les textes de Heidegger, de Merleau-Ponty ou
de Ricœur, ou encore la lecture critique de la phénoménologie proposée par Adorno à partir
d’un point d’ancrage hégélien. Il pourra en résulter une meilleure compréhension du rôle de
Hegel dans l’histoire de la phénoménologie (la contribution de Dermot Moran étant à cet
égard éclairante), tout comme une réflexion philosophique suscitée par la comparaison de
plusieurs auteurs (à l’instar de l’originale contribution d’Alfredo Ferrarin sur l’imagination).

Les spécialistes seront sans doute surpris de constater que la plupart des références aux textes
de Hegel renvoient à la vieille édition Moldenhauer-Michel plutôt qu’à celle, complète,
publiée chez Meiner. Le dialogue entre Hegel et la phénoménologie, qui reste malaisé à mettre
en place, aurait peut-être gagné à se fonder sur les éditions de référence, en particulier
lorsque sont abordés des points qui ont donné lieu par le passé à de nombreux débats et à
quelques malentendus (ainsi de la téléologie, de l’histoire, du système, etc.).

En tout état de cause, Hegel and Phenomenology o"re une série de réflexions originales et
suggestives. Peut-être ce volume appellera-t-il des travaux supplémentaires, afin de rendre
possible une confrontation dans laquelle seraient non seulement analysés les influences, les
e"ets de lecture ou de non-lecture de Hegel par les phénoménologues, mais aussi comparés
les doctrines, les concepts et les lieux de position des problèmes.

Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Alfredo FERRARIN, Dermot MORAN, Elisa MAGRÌ & Danilo MANCA (dir.),
Hegel and Phenomenology, Cham, Springer, 2019, XIII-190 p., in Bulletin de littérature
hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

♦♦♦

Jean-Luc GOUIN, Hegel. De la Logophonie comme chant du signe,


Québec, Presses de l’Université Laval, 2018, 200 p.

S’il rassemble des études de provenances diverses, l’ouvrage de Jean-Luc Gouin se présente
comme la tentative de « cerner […] le foyer, ou la racine » de la pensée hégélienne (p. xiii),
essentiellement à travers une discussion de la thèse hégélienne selon laquelle la réalité est
rationnelle. L’auteur ne s’inscrit ni à proprement parler dans le champ universitaire, bien
qu’il s’adresse parfois aux commentateurs de Hegel, ni dans celui de la vulgarisation, mais se
propose plutôt d’accéder au noyau de la pensée hégélienne par d’autres voies que celles du
raisonnement universitaire traditionnel. Son texte présente assurément des caractéristiques
formelles inhabituelles : inclination marquée pour les jeux de mots, multiplication de
préciosités de vocabulaire (dont l’éventuel e!et de saturation est soigneusement neutralisé
par autant de références à la chanson populaire), goût pour les allitérations et les
épanorthoses, moments d’abandon à une sorte de lyrisme fragmentaire. Il ne saurait donc
être question d’apprécier cet ouvrage à l’aune de critères strictement académiques. Mais on
pourra tout de même regretter certaines étrangetés : le trop grand nombre de citations
données sans référence, le curieux usage du subjonctif imparfait (qui semble convoqué
souvent davantage pour des raisons euphoniques que pour des raisons de sens ou de
concordance), ou la surprenante inclusion au sein du livre des « abstracts » ayant
accompagné les articles qui le constituent lors de leur publication en revue.

La thèse principale de l’auteur se trouve dans le deuxième chapitre de la première partie, dont
l’objectif est de fournir « une clé susceptible d’ouvrir la voie à une saisie véritablement
compréhensive de la philosophie de Hegel » (p. xiii). Ce chapitre propose, en commentant
certains passages de Hegel, une bonne analyse du caractère rationnel de la réalité elle-même,
soulignant que cette rationalité n’est pas arbitrairement imposée de l’extérieur. Mais il
semble laisser de côté une partie importante du raisonnement de Hegel. Quel sens peut-on
donner par exemple à l’idée selon laquelle, « pour connaître la raison dans l’histoire, ou bien
pour connaître rationnellement l’histoire, il faut, à dire vrai, apporter la raison avec soi  »
(Hegel, Introduction du cours de 1822-1823, GW 27,1, p.  20 ; trad. in La Philosophie de
l’histoire, dir. M.  Bienenstock, Paris, LGF, 2009, p.  127), lorsqu’on défend, comme le fait
l’auteur, que « poser que la réalité est rationnelle, c’est encore un mouvement irrationnel »
(p. 33) ? Une telle ambiguïté pourra laisser certains lecteurs perplexes. De la même façon,
lorsque l’auteur souligne à juste titre que « le propre de la rationalité, au contraire, réside en
sa capacité de rendre raison de soi » (p. 33), il semble en tirer pour conclusion que la
rationalité découverte par l’activité philosophique ne proviendrait que de l’objet dont elle
parle, comme si la critique de Kant par Hegel allait jusqu’à nier tout rôle constitutif à la
rationalité du sujet connaissant. Comment comprendre par exemple, si l’on s’engage dans
cette voie, les sections « Conscience de soi » et « Raison » de la Phénoménologie de l’esprit ?

Quant au reste de l’ouvrage, il s’avère assez disparate, notamment lorsque l’auteur se lance
dans une analyse de Merleau-Ponty sans que son lien avec le reste du livre soit évident, ou
lorsqu’il reproduit une surréaliste (dans presque tous les sens du terme) ébauche de
correspondance entre lui-même et Michel Onfray (sans que l’on sache laquelle des deux
parties de la correspondance se révèle la plus déroutante). L’ensemble est conçu comme une
introduction au noyau de la pensée hégélienne, mais s’avère sans doute trop personnel pour
remplir exactement la fonction qu’il s’était proposée. Si la sincérité de l’auteur ne semble
pouvoir être mise en doute, reste que la clarté et la rigueur du raisonnement qui s’y déploie
s’éloignent sans doute trop des pratiques courantes pour que son propos soit parfaitement
compris et précisément discuté.

Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXIX chez

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Pour citer cet article : Raphaël AUTHIER, « Jean-Luc GOUIN, Hegel. De la Logophonie comme
chant du signe, Québec, Presses de l’Université Laval, 2018  », in Bulletin de littérature
hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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Eric Michael DALE, Hegel, the End of History, and the Future,
Cambridge (uk), Cambridge University Press, 2017 (2e éd.),
256 p.

La réédition de ce livre initialement paru en 2014 o"re une riche mise au point sur la question
de la fin de l’histoire chez Hegel, question certes très classique, mais qui a donné lieu à tant
d’interprétations et de contresens qu’il reste utile de se pencher sur elle. Nettement divisé en
neuf chapitres, qui forment autant d’unités relativement autonomes, l’ouvrage présente
deux, voire trois ensembles aux intérêts di"érents.

Dans une première partie, convaincante bien qu’assez composite, l’auteur retrace la genèse
de l’idée de fin de l’histoire, c’est-à-dire de l’idée d’un achèvement du mouvement de
progression de l’esprit vers la liberté, à partir de la critique de Hegel menée par Nietzsche et
par Engels. Le premier a a#rmé que Hegel aurait dû, pour être cohérent avec lui-même,
proclamer la fin de l’histoire ; le second a soutenu que l’idée de fin de l’histoire était présente
dans les textes hégéliens eux-mêmes, bien qu’elle l’ait été sous la forme d’un motif
conservateur ajouté à une méthode intrinsèquement révolutionnaire. Cette tradition
interprétative aboutit chez A. Kojève à une systématisation du motif de la fin de l’histoire, lu à
travers la dialectique du maître et de l’esclave et à travers l’identification du concept et du
temps à la fin de la Phénoménologie de l’esprit : il y aurait fin de l’histoire au sens où le concept
se serait intégralement réalisé dans le temps. L’auteur souligne que ces vues sont erronées
quant à l’interprétation de Hegel (pour ce dernier, l’histoire mondiale n’est pas achevée, et le
philosophe ne peut de toute façon pas se prononcer sur l’avenir), et remarque que ce que
Kojève appelle fin de l’histoire est en réalité, et paradoxalement, bien plus proche du moment
de l’histoire où apparaît la conscience historique (p. 101). On pourra regretter que le dernier
texte important de Kojève (Le Concept, le temps et le discours, Gallimard, 1990), de façon assez
surprenante, ne soit ni étudié ni même mentionné.

Dans la deuxième partie du livre, l’auteur s’attache à corriger la vision ordinaire de la


philosophie hégélienne de l’histoire, d’abord en la caractérisant comme intermédiaire entre
celle de Herder, dont Hegel partage l’attention au contenu de l’histoire, et celle de Fichte,
dont il partage l’ambition spéculative (ch. 5 et 6), puis en détaillant les lignes directrices de la
vision hégélienne de l’histoire (ch. 7, 8 et 9). Ces derniers développements présentent à la fois
de très utiles mises au point (sur le caractère rationnel de l’histoire, sur le sens très particulier
des notions hégéliennes de réalité et d’e"ectivité, sur le motif de la ruse de la raison, sur le
fait que l’histoire ne puisse avoir de fin au sens où il y a une fin de l’art…), et aident à
comprendre le positionnement critique de l’auteur, qui juge que Hegel ne parvient pas tout à
fait à résoudre la tension entre son refus de concevoir l’avenir comme prédéterminé et sa
volonté d’éliminer la contingence. Cela dit, deux di#cultés en particulier laissent le lecteur
sur sa faim : d’une part, l’auteur voit bien que le thème de l’histoire ne se limite pas à l’esprit
objectif, mais il ne propose pas d’explication claire de l’articulation entre l’histoire au sens de
l’esprit objectif et l’histoire au sens de l’esprit absolu. D’autre part, le positionnement
d’ensemble de l’auteur, qui a#rme fermement que la philosophie hégélienne est
d’inspiration religieuse et constitue une théologie, tout en défendant l’idée d’une
interprétation non-métaphysique, mériterait sans doute quelques éclaircissements.

Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Raphaël AUTHIER, « Eric Michael DALE, Hegel, the End of History, and the
Future, Cambridge (uk), Cambridge University Press, 2017 (2e éd.)  », in Bulletin de
littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018,
p. 821-856.

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Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Science de la logique. Livre


deuxième – L’essence, présenté, traduit et annoté par Bernard
Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, 235 p. ; Science de la logique. Livre
troisième – Le concept, présenté, traduit et annoté par Bernard
Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, 329 p.

Cette nouvelle traduction, fruit d’un travail de plusieurs années, et dont le premier volume
était paru en 2015, vient compléter celles de l’Encyclopédie des sciences philosophiques et de la
Phénoménologie de l’esprit. Son grand mérite est d’o!rir au lecteur français une version
complète, cohérente et maniable d’un texte dont la di"culté n’est plus à prouver. Tout en
présentant les mêmes qualités que la traduction de la première partie de la Science de la
logique, ces deuxième et troisième volumes, qui n’ont pas besoin de juxtaposer deux versions
du texte, sont d’une lecture plus aisée. Les quelques variantes des éditions allemandes
signalées en note facilitent à la fois le travail ponctuel du chercheur et la lecture continue de
l’ouvrage. Le résultat du travail considérable de B. Bourgeois s’avère particulièrement lisible,
même si le traducteur se donne une marge de manœuvre assez restreinte en voulant respecter
rigoureusement la lettre du texte, et par exemple l’ordre des mots du texte allemand.

Peut-être pourra-t-on simplement, avec l’humilité qui s’impose face à un travail d’une telle
ampleur, discuter certains choix de traduction. Concernant L’essence, outre le concept de
Bescha!enheit dont le dernier Bulletin avait déjà fait état, nous pourrions relever que la volonté
maintenue de traduire le terme éminemment problématique de Dasein par « être-là », si elle
s’avère justifiée et compréhensible dans un grand nombre de cas où le terme a un sens
technique, reste plus di"cilement compréhensible lorsqu’il s’agit de traduire une expression
figée comme Beweis von Gottes Dasein (ainsi p. 118). Bien que justifié par la présence dans le
texte hégélien de deux termes distincts (Dasein et Existenz), une légère entorse à la rigueur
lexicologique aurait permis de resituer le propos dans le cadre classique du problème de
l’existence de Dieu. Dans le sens inverse, ce que l’auteur reconnaît comme un pis-aller pour
distinguer Ding et Sache au moyen d’une majuscule peut être source de confusion dans la
traduction de l’expression particulièrement délicate Sache an sich, ce que la note de la p. 77 ne
vient pas complètement dissiper.

Concernant Le concept, nous pourrions mentionner la question de la finalité. Le terme de


Zweck est rendu par « but », et non par « fin », alors même que « finalité » traduit
Zweckmäßigkeit (ainsi p. 202) et que « relation de finalité » traduit Zweckbeziehung (p. 203). B.
Bourgeois tranche ainsi l’alternative encore présente dans sa traduction de la Logique de
l’Encyclopédie, entre l’usage quasi généralisé du terme de « but », et la présence occasionnelle
du terme de « fin » (voir notamment la Rem. du § 50 du « Concept préliminaire » de
l’Encyclopédie), alors qu’il était là aussi question de la finalité organique. Le choix du terme
français de fin aurait sans doute renforcé la cohérence lexicale de la traduction, et rendu plus
clair le contexte philosophique de certains passages, en particulier lorsque Hegel discute,
dans le chapitre de la logique du concept consacré à la téléologie, les conceptions
aristotélicienne et kantienne de la finalité. Quant au terme de « but », il aurait alors pu être
utilement conservé pour traduire l’allemand Ziel, que B. Bourgeois rend par « terme visé »
(par exemple p. 299).

De façon plus subsidiaire, nous pourrions regretter l’absence de référence aux éditions
allemandes les plus utilisées dans les travaux scientifiques, l’auteur préférant indiquer
systématiquement la pagination de l’édition originale. Remarquons par ailleurs que les
avant-propos, qui ne constituent pas des introductions, contrairement aux autres traductions
publiées par B. Bourgeois, laissent le lecteur entrer directement dans l’œuvre, bien qu’ils
fassent référence, sur le mode de l’allusion, à un certain nombre de débats concernant
l’interprétation de la Science de la logique. Cette brièveté relative est toutefois agréablement
compensée par un important travail d’interprétation fourni dans les notes de bas de page, qui
permettent régulièrement au lecteur de se retrouver dans la progression spéculative. Ajoutons
que ces notes présentent l’avantage supplémentaire de recontextualiser fréquemment le
propos de la « grande logique » dans l’édifice du système hégélien que constitue
l’Encyclopédie. On ne pourrait conclure autrement qu’en soulignant l’intérêt scientifique et
philosophique considérable de ces volumes, qui devraient désormais faire référence, pour la
recherche hégélienne et l’histoire de la philosophie en général.

Raphaël AUTHIER (Université Paris IV Sorbonne) et Florian RADA (Université Paris I


Panthéon-Sorbonne)

Lire l’intégralité de ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXVII

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Pour citer cet article : Raphaël AUTHIER & Florian RADA, « Georg Wilhelm Friedrich HEGEL,
Science de la logique. Livre deuxième – L’essence, présenté, traduit et annoté par Bernard
Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, 235 p. ; Science de la logique. Livre troisième – Le concept,
présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2016 » in Bulletin de
littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017,
p. 773-802.

AUTRES COMPTES RENDUS !


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