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Réification et inauthenticité

Retour sur le problème « Heidegger/Lukács »


Stéphane Haber
RÉSUMÉ

L’article analyse la manière dont Lukacs (dans Histoire et conscience de classe) et Heidegger
(dans Être et temps) redéfinissent, avec des intentions très différentes et selon modes conceptuels
antithétiques, le propos d’une analyse philosophique du présent historique et de la modernité
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ENTRÉES D’INDEX

Mots-clés :
aliénation, Lukacs G., Heidegger, modernité
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PLAN

I. Deux héritages contradictoires de la « Kulturkritik » ?


a) L’« inauthenticité » comme concept-clé d’une critique éthique de la civilisation moderne
b) La « réification » comme concept d’une critique du capitalisme élargie en fonction d’une critique de la
civilisation
c) Conclusion
II. L’histoire que l’on fait. Résolution et révolution
a) Heidegger : authenticité et historicité. Le primat du possible et de l’engagement
b) Lukács : la révolution prolétarienne contre la réification capitaliste
c) Conclusion
III. Conclusion générale

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TEXTE INTÉGRAL
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▪ 1 Lukács et Heidegger, Denoël-Gonthier, 1973. L’éditeur précise qu’il s’agit en fait de « fragmen (...)

▪ 2 Georg Lukács Werke, Fruheschriften II, Geschichte und Klassenbewusstsein, Luchterhand, 1968 ; t (...)

▪ 3 Sein und Zeit, Niemeyer, 1984 ; tr. fr. d’E. Martineau, Être et temps, Authentica, 1985. Nous c (...)

1Dans un ouvrage1 fondé sur un ensemble de textes fragmentaires et de notes de cours datant du
début des années 1970, Lucien Goldmann développe un parallèle surprenant entre deux ouvrages
reconnus comme des références majeures de la philosophie de la première moitié du 20e siècle,
mais trop rarement rapprochés : Histoire et conscience de classe2 de Lukács (1923) et Être et
temps3 de Heidegger (1927). Dans ces œuvres, les deux grandes réactions historiques à
l’hégélianisme représentées respectivement par Kierkegaard et par Marx parvinrent à maturité,
moyennant des médiations théoriques enchevêtrées, explique Goldmann. Et elles acquirent enfin
une puissance capable d’infléchir profondément la réflexion philosophique dans ses problématiques
constitutives et ses courants centraux, et plus seulement de l’influencer à partir de ses marges
critiques et en fonction de thèmes isolés.

▪ 4 L’hostilité au néokantisme constitue le point commun le plus évident entre Heidegger et Lukács. (...)
▪ 5 . Voir, pour une interprétation qui va dans ce sens, l’analyse classique de J. Habermas, Connai (...)

2L’explication de cette transformation est claire. Pour L. Goldmann, elle tient dans le sérieux et la
profondeur avec lesquels deux auteurs orchestrèrent le motif anti-idéaliste que les critiques
adressées à Hegel au cours du 19e siècle n’avaient pas suffi à exploiter dans toutes ses richesses.
Heidegger et Lukács eurent en effet comme mérite principal de mondanéiser radicalement le sujet,
de le rendre à la contingence de la vie et des événements –et de le mondanéiser comme
sujet pratique–, ajoute encore Goldmann, autrement dit aux prises avec des tâches concrètes dans
ce monde. La conséquence la plus provocatrice de cette réorientation par rapport au néokantisme
alors académiquement dominant4, ce fut, bien entendu, que la considération théorique
« désintéressée », détachée des contextes d’appartenance et d’engagement pratique, ne
constituait plus pour les deux auteurs qu’un phénomène dérivé dans la vie humaine, un
phénomène limité et inconscient de sa genèse comme de la relativité de ses opérations qui en
résulte. Et ce, d’autant plus que, contrairement à une conception caractéristique de la philosophie
classique, la pratique était interprétée chez eux non à partir de la vision encore idéaliste de la
vocation humaine à réaliser des valeurs ou à lutter contre l’irrationalité des choses, mais comme
une pratique propre à la vie ordinaire : comme un rapport intéressé aux choses environnantes,
comme un affrontement aux exigences concrètes de l’effectivité donnée dans la vie. À cette critique
du théorique au nom de la vie ordinaire s’ajoutait même –et c’est la pièce supplémentaire d’un
dispositif puissant– l’idée selon laquelle la démarche philosophique elle-même devrait se
comprendre en fonction de la pratique elle-même –autrement dit comme un savoir lui aussi
« engagé »–, ce qui allait d’une certaine façon plus loin que Marx lui-même, dont on sait qu’il fut
finalement tenté de concevoir la connaissance savante du présent historique qu’il promouvait
dans Le Capital sur le modèle « contemplatif » des sciences de la nature5.

3Sur la base de ces rapprochements initiaux, Goldmann procède ensuite à une série de mises en
parallèle ingénieuses qui ont cependant comme point commun de présupposer de plus en plus
clairement la validité d’une position philosophique « marxiste » : de cette façon, l’idée selon
laquelle critiquer Hegel ne suffit pas à fonder un anti-idéalisme consistant se voit progressivement
escamotée. Ainsi, partant sur l’image de la vision très « laborieuse » de la pratique qui semble
correspondre effectivement à certains aspects de l’explication heideggérienne de la mondanéité
dans le chapitre III de la première partie de Sein und Zeit, L. Goldmann n’hésite pas à montrer que
la proximité des problématiques entre Lukács et Heidegger s’illustre par excellence dans une même
focalisation sur le travail en tant qu’acte productif. De la même façon, il suppose que, une fois le
concept marxien d’« idéologie » corrigé grâce à celui, plus précis, de « fausse conscience », la
vision lukácsienne de la façon dont le sujet historique se manque lui-même et reste en-deça des
possibilités d’action (révolutionnaires) qui lui sont assignées par l’Histoire, peut être sans difficultés
rapprochée de la thématique heideggérienne de « l’inauthenticité ». La critique de la « réification »,
au sens du nivellement des possibilités culturelles et du refroidissement des rapports sociaux
inhérents à la pénétration du capitalisme dans la vie sociale, permettrait de comprendre ce que
veut vraiment dire Heidegger en parlant de la dictature du « On », qui plonge l’individu dans la
facilité de l’irrésolution.

▪ 6 Dans son avant-propos de 1967, Lukács lui-même s’est montré très réservé sur la tentative goldm (...)

4Mais c’est le pas supplémentaire accompli par L. Goldmann qui suscite la perplexité du lecteur
actuel de Lukács et Heidegger. Prisonnier d’un hégélianisme qu’il estime pourtant historiquement
liquidé, Goldmann reste convaincu qu’à l’époque ouverte par les deux grands ouvrages des années
20 –qui, selon lui, est encore notre époque– ne peut correspondre qu’une seule vérité
philosophique –celle qui, dans sa perspective, est correctement exprimée dans la dialectique
lukácsienne, plus consciemment historique que le propos de Sein und Zeit, plus fidèle à la
découverte marxienne du primat de la dimension collective et sociale de l’existence. Cette
présupposition le conduit à une série de thèses philologiquement aberrantes –à savoir, celles qui
postulent une influence historique réelle de Lukács sur Heidegger. Goldmann s’engage alors dans
une tentative, vouée à l’échec6, de repérer dans le texte heideggérien des traces d’une
confrontation consciente avec les idées de Histoire et conscience de classe, ignorant par là
l’hétérogénéité des problématiques et des objets qu’il pressentait pourtant d’emblée –une
hétérogénéité qui n’empêchait assurément pas Lukács et Heidegger de participer à une même
époque et de baigner dans ses problèmes caractéristiques. Finalement, aussi bien comme historien
des idées trop imbu du thème idéaliste de l’« unité » de l’époque que comme philosophe marxiste
porté au dogmatisme, Goldmann ne semble plus parvenir, à mesure des développements de sa
réflexion, à donner un sens à l’idée pourtant toute simple qu’il a dû exister différentes façons d’être
contemporains de la période ouverte par la première Guerre Mondiale et de répercuter, dans
l’espace lui-même divisé de la conceptualisation philosophique, le pathos de la « crise » qu’elle a
générée de multiples manières.

5Dans ce travail, je voudrais montrer que, malgré les graves erreurs d’appréciation auxquelles il a
donné lieu, le principe de la comparaison goldmannienne reste néanmoins utile pour saisir ce qui
reste probablement l’un des tournants de l’histoire de la philosophie du siècle dernier : le tournant
au terme duquel l’engagement et l’historicité comme capacité à faire l’Histoire au présent sont
devenus les points de référence de la réflexion philosophique sur l’histoire en général.

I. Deux héritages contradictoires de la


« Kulturkritik » ?
▪ 7 Principalement La théorie du roman, Denoël, 1980. Pour une approche synthétique, voir N. Tertul (...)

6Sur le plan biographique, il est certain que Sein und Zeit comme Geschichte und
Klassenbewusststein témoignent d’un certain décalage par rapport à la « modernité », au sens
d’une civilisation dominée par la science, la technique, l’univers industriel, les relations
instrumentales entre les hommes et dans le rapport à la nature, etc. Les deux ouvrages s’écartent
considérablement de l’idée hégélienne de la philosophie comme réconciliation avec le présent
historique et comme approbation de l’Histoire telle qu’elle s’est faite et se fait. Chez Heidegger, on
peut dire qu’un fort ancrage dans les univers culturels traditionnels du christianisme et de
l’Antiquité gréco-latine explique cette position, tandis que, en ce qui concerne Lukács, c’est plutôt
un attachement à une vision romantique, largement illustrée dans ses premières œuvres
« prémarxistes »7, de l’Art en tant que révolte contre la médiocrité de la vie ordinaire, de la vie
bourgeoise, qu’il faudrait invoquer –sans même qu’il soit nécessaire d’insister sur les chocs liés à la
Première Guerre Mondiale, déterminants dans les deux cas.

▪ 8 Voir A. Compagnon, Les Antimodernes, Gallimard, 2005.

▪ 9 Un texte datant de 1913 peut être considéré comme un relais important dans la constitution de l (...)

7Notre hypothèse sera que Lukács comme Heidegger –et c’est cela qui confère un air de famille à
leurs propos– proposent deux façons fort originales de réorchestrer certains motifs issus de la
« Kulturkritik » d’avant-guerre. Ce que l’on entend sous ce terme, c’est un ensemble intellectuel
aux contours insaisissables, prégnant aussi bien dans l’art que dans la pensée de l’époque, auquel
Nietzsche –même si on en trouve les prémisses en France chez des auteurs comme Baudelaire ou
Flaubert8– avait donné ses lettres de noblesses dans l’espace philosophique, mais qui n’a été
théorisé de manière autonome que plus tardivement. Peinte à gros traits, la Kulturkritik s’affirme
comme une critique de la civilisation moderne qui place l’accent sur ses aspects culturels (par
opposition à la critique sociale que le marxisme a représenté de la façon la plus influente) ; elle se
présente ainsi historiquement comme une sorte de recyclage de certaines nostalgies conservatrices
pour lesquelles les injustices économiques engendrées par le capitalisme ne constituent pas du tout
le problème principal, celui qui met en marche la réflexion ; elle élargit ainsi les ressources d’une
pensée critique que la seule mise en cause de l’exploitation et de l’inégalité ne saurait satisfaire9.
Ainsi, dans l’esprit de la Kulturkritik, ce qui ne va pas avec la modernité, c’est plutôt l’uniformité
des univers urbains, le nivellement universel, l’étouffement de la créativité, la répression de
l’individualité, et, plus généralement, la montée des valeurs bourgeoises de type instrumentale et
utilitaire dont elle est le théâtre. Bref, alors que, en 1848, Le Manifeste du Parti
Communiste pouvait naïvement conjuguer des motifs d’origine conservatrice (tous réductibles en
dernier ressort à une nostalgie pour les communautés traditionnelles et la civilisation qui leur était
liée) avec l’impulsion du mouvement ouvrier, la Kulturkritik tend à développer pour eux-mêmes les
premiers, mais cette fois (assez) indépendamment des engagements politiques réactionnaires sur
lesquels ils s’étayaient le plus souvent au 19e siècle. Notre hypothèse sera que certains aspects
de Être et temps peuvent être lus comme les signes d’une tentative de fondre des apports de
cette Kulturkritik dans un discours philosophique de type « éthique » plus englobant, tandis que le
propos de Lukács s’assimilerait plutôt à une manière de reformuler les prémisses de la position du
marxisme traditionnel en fonction des apports spécifiques de la Kulturkritik.
a) L’« inauthenticité » comme concept-clé d’une critique
éthique de la civilisation moderne
8La nature des relations qu’entretient Être et temps avec le projet traditionnel de l’éthique est
controversée. Ce qui est certain, c’est que la position maximaliste, « anti-humaniste », de la
« Lettre à Jean Beaufret » de 1945, où la thématique éthique se trouve écartée au nom d’un
primat devenu écrasant de l’interrogation métaphysique, n’est pas lisible à l’avance dans le traité
de 1927. Certes, suspendant le discours philosophique dans sa totalité à la question du sens de
l’être, Heidegger y rejette naturellement déjà les divisions traditionnelles de la philosophie qui,
encore chez Kant, assuraient une place à part à une pensée de la pratique normativement orientée.
De même, il évite soigneusement non seulement les termes « éthique » ou « morale » eux-
mêmes, mais également tous les traits stylistiques qui pourraient rappeler la position classique du
philosophe qui connaît et prescrit le juste et le bien ou encore incite à la vie vraie. À distance de
toute moralisation, l’auteur revient ainsi fréquemment sur le fait que tous les traits existentiels qu’il
décrit lui-même comme relevant de l’Uneigentlichkeit, autrement dit « impropres »,
« inauthentiques », ou encore comme reflétant une « déchéance » (Verfallen) du Dasein, bref les
traits qui révèlent un abandon par lui-même du Dasein par lequel il se place en dessous de lui-
même, sont en même temps des traits constitutifs de ce même Dasein. Autrement dit, il les décrit
comme des modes normaux et incontournables de l’appartenance au monde. La conception de
l’accès à l’authenticité chez Heidegger s’affirmera donc plutôt comme immanentiste : cet accès
s’identifiera à une sorte de ressaisie interne de l’ordre de l’existence ordinaire (p. 180) qui la
transfigure, plutôt qu’à une façon de le dépasser ou même de le transformer. Or, avec ce trait
singulier, on semble au plus loin des manières, typiques de certaines éthiques traditionnelles, de se
rapporter à la vie ordinaire et à ses intérêts spécifiques comme à quelque chose d’intrinsèquement
faux qui mériterait d’être méprisé et relevé.

9Néanmoins, il est difficile de ne pas insister sur la multiplicité des thèmes et des problématiques
qui rattachent, moyennant une distance assumée et toujours soulignée, le propos de 1927 aux
discours éthiques légués par les diverses traditions historiques, surtout antiques et chrétiennes. Il y
a bien une quasi-éthique heideggérienne, au sens d’une appropriation, au point de vue décalé et
inventif de l’analytique existentiale, de certaines manières classiques de parler de la façon de bien
conduire sa vie –des façons qui font dire que celle-ci ne se manque pas et ne passe pas à côté
d’elle-même. Cette quasi-éthique apparaît d’ailleurs d’une manifeste originalité lorsque l’on songe à
quel point, depuis l’époque de Kant et de l’utilitarisme, l’on a pris l’habitude d’opposer les théories
formalistes de la justice d’inspiration déontologiques et fondées sur le primat de la norme
justifiable, et, d’autre part, les éthiques de la vie bonne porteuses de conceptions déterminées et
substantielles des vertus qu’il faut pratiquer et des manières de vivre enracinées historiquement
qu’il faut adopter parce qu’elles expriment une nature essentielle du Soi. En effet, bien que
dès Être et temps, Heidegger n’ignore pas la problématique de l’enracinement et du « sol »
historique sur lequel l’action doit s’appuyer, ce qui le rapproche d’une certaine manière du
programme d’une éthique substantielle, il s’y achemine en fait vers une approche formaliste aux
fortes colorations décisionnistes et individualistes pour laquelle il n’y a pas d’essence du soi-même
ni de contenus pratiques déductibles philosophiquement qui lui seraient associés : vers une quasi-
éthique de la nécessité d’être vraiment soi-même qui échappe à l’alternative banale entre Aristote
et Kant.

10Comment s’organise le discours quasi éthique dans Être et temps, qui aboutit à cette position ?
Bien qu’elle ait bien d’autres enjeux architectoniques, la différence entre la première et la seconde
partie de l’ouvrage pourrait être lue comme rendant possible la mise en place d’un ensemble
discursif –finement inséré dans la trame continue de l’ontologie fondamentale– qui se conformerait
en très gros aux deux grands moments classiques du propos éthique : critique de la vie ordinaire
comme inauthentique, indication des voies d’accès salvatrices à l’existence authentique. La
partie critique de l’éthique heideggérienne qu’il nous faut discuter maintenant atteint son point
culminant dans le § 38 de Sein und Zeit, avec la définition du concept de Verfallen, mais elle se
constitue progressivement au sein d’un réseau d’analyses subtilement tissé et de plus en plus
précises. Il est aisé d’en préciser les grandes étapes.

11(1) Dès le paragraphe 9, Heidegger s’engage sur la voie d’une position ambiguë :
l’investissement ontologique du quotidien s’affirme comme inévitable, mais il s’effectue sans une
valorisation dogmatique qui affirmerait la supériorité de l’ordinaire sur l’extraordinaire. Nous ne
sommes déjà plus dans le monde de Husserl, où l’opposition entre la naïveté (par lui valorisée) du
monde vécu et la rationalisation manquée, induite par la montée en puissance d’une fausse
conception de l’objectivation scientifique, paraissait suffisante pour faire démarrer l’analyse
philosophique. C’est que, chez Heidegger, l’existence au sein du monde vécu, avant même que
n’entre en scène les médiations extrinsèques, est d’emblée marquée par la possibilité de se
manquer, de passer à côté d’elle-même, et c’est même dans cette possibilité que le Dasein doit
être saisi. L’usage du terme « médiocrité » pour désigner le milieu dans lequel ce Dasein doit être
d’abord observé rend compte de cette ambiguïté, puisqu’il dénote le moyen, au double sens de la
normalité habituelle et de ce qui se trouve au-dessous de ses meilleures possibilités.

▪ 10 Pour la critique des conséquences relativistes de l’existentialisme, voir par exemple l’introdu (...)

▪ 11 . Voir par exemple, Trois formes manquées de la présence au monde [1956], Paris, Le Cercle Herm (...)

▪ 12 . Sartre, L’existentialisme est un humanisme [1946], Paris, Folio, 1998.

12(2) La définition de l’ipséité (Selbstheit) au § 25 constitue un moment important dans la


construction de la critique de l’inauthenticité. Précisions en quelques mots le problème.
L’évacuation du subjectivisme au profit d’une conception axée sur l’être-au-monde laisse intacte la
question de savoir quelle détermination positive peut recevoir le Dasein en tant qu’il entretient
nécessairement (fût-ce sur la base d’une habitation familière du monde qui le définit en premier
ressort) un certain rapport à soi-même qui n’est pas celui de l’identité à soi-même des choses.
Pour y répondre, Heidegger pose alors que l’être-soi (Selbstheit) devrait plutôt pensé sur la
modalité du projet à faire que comme un fait donné, bref, comme une possibilité éminente plutôt
que comme une nature substantielle appartenant à celui qui peut se rapporter au monde (à la
manière du sujet cartésien ou kantien). C’est un des apports les plus originaux d’Être et temps qui
apparaît dès ce moment : Heidegger cherche à développer une pensée « normative » qui ne
s’appuie pas sur une conception déterminée et figée de la nature normale de l’individualité
humaine, à laquelle on mesurerait les réalisations singulières. Par rapport à cette orientation anti-
essentialiste, même le concept rationaliste kantien d’autonomie apparaît trop lourd –l’impossibilité
d’être soi-même constitue un phénomène pathologique primitif, et l’hétéronomie, en quelque sens
qu’on la comprenne, seulement l’une de ses conséquences. Ce que suggère l’approche
heideggérienne, c’est ainsi que nous devrions plutôt reformuler nos intuitions selon lesquelles
quelque chose ne va pas dans une forme de vie, autrement dit selon lesquelles quelque chose
appelle la critique dans la vie, en fonction et exclusivement en fonction de la conception
immanentiste selon laquelle cette forme de vie ne permet pas aux individus d’être eux-mêmes. On
comprend que, en dehors du champ de la philosophie éthique dans lequel l’on a peut-être trop
rapidement mis en cause ses conséquences « relativistes » extrêmes10, cette vision extrêmement
féconde ait pu inspiré des auteurs comme Binswanger pour qui la différence du normal et du
pathologique constitue d’abord un problème empirique pour les sciences humaines. Pour
Binswanger, nous pouvons sortir de l’idéologie psychiatrique du 19e siècle (celle dans laquelle la
déraison et même simplement le trouble étaient attribués à la défaillance d’une faculté déterminée,
la raison) en comprenant la pathologie mentale comme une déformation structurelle de l’être-au-
monde corrélative de la disparition des conditions de possibilité de l’être-soi-même11. Bref, ce que
contribue à promouvoir Heidegger au § 25, ce n’est pas d’abord un existentialisme hâtif, une
mythologie individualiste de l’existence qui « précède l’essence »12 et s’invente elle-même par
miracle ; c’est surtout une recomposition bienvenue de cette forme de pensée qui s’exerce sur fond
de la polarisation entre le normal et le pathologique –aussi bien en éthique qu’en médecine– autour
de la thématique formaliste de l’être-soi-même et de ses conditions de possibilité générales.

13Pourtant, au § 25, Heidegger ne s’arrête guère à cet aspect de son propre concept d’ipséité. Dès
ce moment, ce qui l’intéresse bien plutôt, c’est une certaine orientation éthique plus déterminée,
celle qui conduira à la position d’une éthique décisionniste de l’être-soi, i.e. du fait d’être vraiment
soi-même en tant que projet endossé réflexivement. Du coup, l’existence moyenne, simplement
qualifiée jusqu’à présent d’« inauthentique » prend le visage plus dramatique du non-être-soi.

14(3) Dans le chapitre IV consacré à l’être-avec (Mitsein), Heidegger annonce en passant (dès la
p. 121) l’existence de « modes déficients du Fürsorge », autrement dit de façons de se rapporter à
autrui qui semblent en déficit par rapport à des possibilités alternatives authentiques et, plus
positivement, insiste sur le fait qu’une sollicitude vraie (par opposition avec la sollicitude
complaisante ou au simple secours dans la nécessité) n’a de sens que par rapport à la décision de
devenir soi-même. Le Fürsorge authentique aide son destinataire non à survivre ou à supporter la
vie, mais à se choisir et à se forger un destin. C’est là un moment de basculement du texte, au
terme duquel les analyses tendent progressivement à se recentrer autour de la question de
l’alternative entre authenticité et inauthenticité. Les passages fameux sur le « On » qui suivent
immédiatement l’analyse du Fürsorge témoignent de cette évolution. La thématisation du « On »
peut être d’abord lue comme une explicitation de la dimension d’anonymat propre à la vie
quotidienne. En fait, il semble que, de façon risquée d’ailleurs, Heidegger poursuive deux buts
philosophiques distincts en même temps. Il s’agit d’abord de dévoiler –un peu à la manière de
Husserl relevant les moments nécessaires de passivité inhérents à la vie de la conscience, les
couches sédimentées sur lesquelles s’édifient les opérations du présent vivant– ce par quoi nos
engagements dans le monde sont toujours portés par des routines que nous n’avons pas
constituées, s’engagent sur des voies toujours déjà frayées. En ce sens, c’est à tort que l’on lirait
les considérations heideggériennes comme une façon d’enjoliver philosophiquement une mise en
cause assez banale de la bêtise des masses et de l’irrationalité des foules. Mais, il est vrai que,
dans ces pages, il s’agit aussi de montrer comment la dépendance à l’égard du « On » se
comprend comme une restriction des possibilités du Dasein, elle-même solidaire d’une forme de vie
insuffisante. De là le style sarcastique du passage, qui évoque bien celui d’une sorte de critique
éthique du conformisme, de l’installation confortable dans les habitudes, les modes et les facilités
de la vie sociale, ainsi que des abandons que de telles attitudes impliquent.

15(4) La section B du chapitre 5 reprend et systématise l’ensemble des considérations antérieures


portant sur l’inauthenticité et, pour marquer ce passage symbolique, introduit le concept définitif
de Verfallen, qui a l’intérêt de suggérer l’existence d’une dynamique transformatrice de passage
entre Eigentlichkeit et Uneigentlichkeit, et non plus l’existence de deux états du Dasein qui seraient
essentiellement séparés. Que le Dasein puisse « déchoir », cela signifie non une corruption de son
essence, mais le fait que ses caractères se présentent dans la vie ordinaire comme inexplicités et
capturés par la banalité du On : la parole est bavardage, le fait d’être concerné par les choses se
présente sous la forme superficielle de la curiosité, l’intérêt et l’attention pour le monde virent à
l’« équivoque », (Zweideutigkeit) c’est-à-dire à une conduite où ce qui a vaguement été vu ou ce
dont on a entendu parler est considéré comme acquis et maîtrisé avant qu’on ne passe à autre
chose. Il y a donc bien perte de soi dans le On.

▪ 13 Op. cit., p. 176.

De prime abord, le Dasein est toujours déjà retombé (abgeffalen) de lui-même comme pouvoir-être-soi-
même authentique, et il a chuté (verfallen) sur le « monde ». Le fait de subir la déchéance dans
« monde » (Die Verfallenheit an die « Welt ») désigne l’identification à l’être-l’un-avec-l’autre pour
autant que celui-ci est conduit par le bavardage, la curiosité et l’équivoque. Ce que nous appelions
inauthenticité du Dasein reçoit maintenant une détermination plus aigue grâce à l’interprétation de la
chute-déchéance (des Verfallens)13.

▪ 14 Cependant, l’un des avantages comparatifs de l’analytique existentiale au sein des divers coura (...)

16En ce sens, le Dasein vit bien à distance de lui-même (von sich weg, p. 179) ; la facticité, au
sens où l’on est lancé factuellement dans le monde donné, se redouble alors par la Geworfenheit,
le fait d’y être jeté ou de s’y jeter (comme on dit en français : se jeter à corps perdu ou bien tête
baissée dans une entreprise). Cela ne veut pas dire que cette perte dans le monde soit à mettre en
contraste un état de possession intégrale, de présence à soi et de détachement à l’égard des
choses qui garantirait contre toutes les menaces de corruption. En ce sens, Heidegger est très loin
non seulement de la pensée chrétienne de la Chute, comme il l’indique lui-même (p. 180), mais
aussi du modèle sécularisée de « l’aliénation », au sens fort, essentialiste, où chez Feuerbach et,
partiellement, chez le jeune Marx, il apparaît comme intrinsèquement mauvais que l’homme se
laisse dominer par les produits de son activité dès lors qu’ils ont pris trop de liberté par rapport à
leur statut originaire et normal d’instrument docile de sa volonté ou d’innocent reflet de ses
pouvoirs. La primauté du monde, du rapport au monde et des êtres qui peuplent le monde, n’est
en effet jamais remise en question dans l’analyse heideggérienne14 –alors que le concept hégélien
de l’Entfremdung ne pouvait rester que très ambivalent à cet égard. En d’autres termes,
le Vefallen ne se produit pas quand le monde prend une importance disproportionnée par rapport
au sujet (ce que le modèle ancien de l’aliénation laissait encore supposer par certains côtés), mais
simplement quand je n’ai plus les moyens de concevoir ce rapport à l’étant en fonction d’une
compréhension de moi-même exigeante que j’ai pris l’initiative d’assumer, quand j’ai abandonné au
profit d’autre chose que moi (les choses, le On, le monde au sens d’un lieu où l’on est distrait et
diverti) le pouvoir d’être moi-même.
17Dans le § 38, Heidegger dégage les raisons de la prégnance de cet état de déchéance,
autrement dit, toute hyperbole religieuse étant exclue, du fait de rester au-dessous de ce que l’on
peut être, au-dessous des possibles privilégiés qui définissent au mieux l’étant que nous sommes.
La déchéance du Dasein est à la fois pour lui tentatrice, explique Heidegger, rassurante et enfin
aliénante –cette fois en un sens bien plus déterminé et extérieur à la zone d’influence du
subjectivisme philosophique.

Dans cette comparaison rassurée et universellement « intelligente » de soi-même avec tout,


le Dasein œuvre à une aliénation (Entfremdung) dans laquelle son pouvoir-être le plus propre se retire à
ses yeux. Tentateur et rassurant, l’être-au-monde de la déchéance est en même temps aliénant
(entfremedend). […]

▪ 15 Op. cit., p. 178.

Cette aliénation qui recouvre (verschlisst) pour le Dasein son authenticité et sa possibilité, serait-ce celle
même de son échec véritable, ne le livre pas pourtant à l’étant qu’il n’est pas lui-même, mais le pousse
vers son authenticité, c’est-à-dire vers un mode d’être possible de lui-même. L’aliénation tentatrice et
rassurante de la déchéance conduit le Dasein, en sa mobilité propre, à s’embrouiller lui-
même (verfängt)15.

▪ 16 « L’époque des conceptions du monde » [1938] in Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 19 (...)

▪ 17 L’ontologie politique de Martin Heidegger, Minuit, 1988. Dans un ouvrage dont la réputation est (...)

18Cette aliénation prend la forme d’une domination de la « publicité » (Oeffentlichkeit, p. 127),


autrement dit d’un espace de communication nivelé par la médiocrité grégaire. L’idée de l’homme
diverti par la vanité d’une « opinion publique » qu’il faudrait abandonner à elle-même pour revenir
à soi ressemble à un lieu commun des éthiques classiques. Pourtant, des auteurs comme Rousseau
et, plus nettement, Tocqueville, avaient contribué à l’infléchir dans un sens plus historique : ils
voyaient en effet dans ces phénomènes les marques propres à une civilisation urbaine et
commerciale gouvernée par les modes superficielles et les conformismes éphémères –une
civilisation vouée à produire un homme de masses à la place de l’individu autonome. Associée à
une mise en cause, qui emprunte ses motifs centraux aux pensées conservatrices, de « l’absence
de sol » (on pense presque au « déracinement » à la Barrès) qui livre les individus aux forces
nivelantes de la culture standardisée et de l’imitation sociale généralisée, cette approche semi-
historique semble aussi être celle de Sein und Zeit, même si ses enjeux y sont plus complexes en
raison de la nature ontologique et non pas ontique du propos heideggérien. L’« espace public » ici
interrogé ressemble bien en effet à celui qu’entraîne le développement des media de masse et de
l’industrie de la culture. De ce fait, on peut dire qu’avec « l’inauthenticité », il ne s’agit pas
uniquement d’une défaillance propre au Dasein en général, puisque dans la brève description du
« On », où interviennent évidemment des traits intemporels, on trouve au premier plan des
caractéristiques que l’on sent plus inspirées par la volonté de mettre en cause la « modernité »,
d’une façon que Heidegger tentera dans la suite de son évolution de fondre dans une sorte
d’interprétation historique englobante16. À la fin de l’ouvrage (p. 401), le philosophe citera, non
sans complaisance d’ailleurs, une phrase de Yorck von Wartenburg –« l’homme moderne […] me
semble bon à enterrer »– qui montre plus clairement dans quel sens l’analyse doit être lue. En
même temps, si une lecture comme celle que Bourdieu fait de Sein und Zeit –qu’il réduit,
surévaluant la portée des passages critiques de ce genre, à une sorte de superstructure
idéologique anticipée d’une prise de parti politique– est à ce point aberrante17, c’est que le
sociologue croit débusquer un secret qui n’en est pas un. Heidegger ne travestit
pas inconsciemment une vision du monde politisée en une sorte de philosophie éthérée et
intemporelle ; il prend le risque, tout à fait conscient et maîtrisé, de (1) réactiver le projet éthique
classique dans le cadre théorique neuf, et apparemment peu accueillant, de l’ontologie
fondamentale et (2) d’y fondre, afin de lui conférer une sorte de dignité intellectuelle inédite, le
propos d’une « critique de la civilisation moderne » (la « Kulturkritik ») largement illustrée chez les
intellectuels et les penseurs germanophones de l’époque.
b) La « réification » comme concept d’une critique du
capitalisme élargie en fonction d’une critique de la
civilisation
▪ 18 Deux mentions significatives du terme : au § 10, Heidegger parle, ironiquement, des préventions (...)

19On se souvient que Goldmann, frappé par la présence du terme « Verdinglichung »


dans Sein und Zeit18, en a déduit un peu vite que Heidegger avait été influencé par Lukács.
Certes, pour les deux auteurs, il y a réification lorsque l’on comprend à partir des choses (plus
précisément, pour Heidegger : à partir de la Vorhandenheit) ce qui ne devrait pas l’être, soi-même
en particulier, mais cet aperçu partagé par les deux auteurs ne suffit pas vraiment à fonder une
communauté de vue philosophique sérieuse. Cependant, si l’on veut approfondir l’intuition juste
sous-jacente à ce rapprochement, il semble de bonne méthode, contrairement à la démarche suivie
par Goldmann, de commencer par analyser la signification proprement Lukácsienne de la notion de
réification.

20Cette notion, qui constitue la pièce maîtresse de l’ouvrage de Lukács, est explicitée dans la
première partie de l’essai qui forme le troisième chapitre de Histoire et conscience de classe : « La
réification et la conscience du prolétariat ». Dans Le Capital, explique Lukács, Marx pensait déjà
bien, sans employer le terme, la « réification » au sens le plus évident du terme : le fait que
certaines relations sociales ou certaines formes d’activité humaine se manifestent sous la forme de
relation entre des choses. Certes, si on les lit pour eux-mêmes, une approche déflationniste des
passages marxiens en question (principalement le paragraphe sur le « fétichisme de la
marchandise » dans la première section du livre I) est parfaitement possible. On pourrait supposer
que Marx, en bon sociologue avant la lettre, anticipant presque Mauss et Lévi-Strauss, se bornait à
y montrer comment certaines activités sociales se matérialisent inévitablement dans des processus
de circulation qui semblent concerner les choses et ensuite seulement entraîner les hommes avec
elles dans leur mouvement. Sans vraiment le chercher (puisque ces passages, officiellement, ne
portent que sur la question de l’argent et de sa genèse), Marx reconstituerait en quelque sorte la
manière dont, sur cette base, la participation à certains jeux sociaux (en l’occurrence, il s’agit de
l’échange marchand) engendre inévitablement des limitations du champ de visibilité (des illusions,
plus au sens léger des illusions optiques que des illusions-mystifications) chez les agents qui s’y
engagent. Cette lecture, qui, sous le regard contemporain, relèverait de la sociologie économique
ou de l’anthropologie des échanges, est à la fois possible eu égard au texte et très féconde
empiriquement. Mais c’est une autre voie, la voie maximaliste qui lui semble plus prometteuse
dans la perspective d’une reconstruction philosophique du marxisme, que tente de parcourir Lukács
à partir des quelques pages de Marx sur le fétichisme de la marchandise : la voie dans laquelle la
thématique du fétichisme rejoint l’idée forte selon laquelle les sociétés capitalistes privent
radicalement les agents de pouvoirs d’action essentiels au profit de systèmes anonymes qui les
écrasent. Comment une telle conclusion peut-elle se dégager du phénomène apparemment anodin
de la « réification » inévitable de certains échanges sociaux ?

▪ 19 « La réification » in Recherches dialectiques, Gallimard, 1972, p. 64-106.

▪ 20 Geschichte und Klassenbewusstsein, p. 260-261 ; Histoire et conscience de classe, p. 113 : « De (...)

21Pour l’expliquer, Lukács –attaché, tout comme Heidegger, à l’enracinement praxéologique de


l’analyse de l’existence humaine, ce que le thème d’« anthropologie », récusé par les deux auteurs,
leur paraît incapable de supporter– part de l’attitude qui consiste à traiter quelque élément se
rapportant à l’activité humaine comme s’il s’agissait d’une chose disponible n’appelant que la
simple considération instrumentale. Pour lui, c’est d’abord cela la « réification » : traiter quelque
être comme n’étant qu’une chose, même s’il possède au fond d’autres dimensions réfractaires à
cette réduction, en vue de son traitement rationnel au sens de l’efficacité. Son projet précis, bien
différent de celui de Marx même s’il cherche à le rejoindre en route, consiste à montrer que le
monde capitaliste favorise systématiquement cette attitude et l’enracine profondément dans les
relations sociales et dans les structures de la personnalité, en sorte que le monde du capitalisme
peut être qualifié lui-même de réifiant et, par extension, de réifié. Défini de cette façon, le
capitalisme révèle la fausseté intrinsèque de la conduite réifiante lorsqu’elle n’est plus limitée
socialement : elle se traduit en effet par la pénétration illimitée de l’attitude instrumentale, avec
ses conditions de possibilité et ses effets, dans tous les domaines de la vie humaine. Dans les écrits
inédits du jeune Marx, que Lukács ne connaissait pas (puisqu’ils ne furent publiés que quelques
années plus tard), de tels phénomènes avaient été largement évoqués pour être subsumés, séance
tenante, sous la catégorie, déjà évoquée ici, de l’« aliénation », autrement dit pour être placés
dans le cadre d’une philosophie de la dépossession, de l’altération de soi comme diminution de soi.
L’avantage de la stratégie Lukácsienne par rapport au paradigme classique de l’aliénation
(hégéliano-feuerbachien, comme on peut le qualifier), c’est qu’elle ne part pas du sujet, au sens
d’une promesse de transparence à soi totale et de maîtrise des produits et des conditions de sa
propre activité. Le modèle neutre, métaphysiquement allégé, de la rationalité instrumentale qui est
implicitement favorisé par Histoire et conscience de classe à ce moment du développement permet
ainsi d’échapper aux ambiguïtés de la construction du jeune Marx, encore parfois tentée de se
reposer confortablement sur des présuppositions hégéliennes et feuerbachiennes. En effet, comme
L. Goldmann l’a judicieusement souligné19, parler d’aliénation dans ce cadre, c’était tacitement se
référer à un modèle classique de la possession intégrale de soi que des circonstances historiques
rendent malheureusement (et provisoirement) inaccessibles, tandis que parler de réification revient
seulement à observer (au sens d’une certaine neutralité philosophique d’inspiration sociologique) la
montée en puissance de certaines formes d’activité et de rapport sociaux –des formes qu’il est
possible de comparer avec d’autres en demeurant dans l’espace immanent de la vie sociale
réellement existante. On comprend ainsi que certaines pages de Lukács témoignent d’une volonté
de subordonner la thématique hégélienne et feuerbachienne de l’aliénation à celle de la
réification20, et qu’elles comptent assurément parmi les plus importantes de l’ouvrage.

▪ 21 À vrai dire, Lukács n’isole pas souvent la réification comme telle de ce qu’exige la conduite i (...)

22Pour définir la réification, le philosophe hongrois commence par suggérer que l’échange
marchand contraint ceux qui participent à une transaction à considérer les biens échangeables sous
l’angle exclusif de leur valeur dans le cadre d’un échange intéressé régi de manière utilitariste, ce
qui implique nécessairement un nivellement et une méconnaissance de ces mêmes biens dans leur
diversité qualitative. Mais, souligne-t-il, cette contrainte primitive contenue dans la domination de
la sphère marchande continue à opérer des effets en dehors mêmes des activités de l’échange.
Ainsi, les participants à une telle transaction sont finalement conduits à considérer leurs
partenaires en fonction de la considération instrumentale et utilitaire, puis finalement eux-mêmes,
au sens où les compétences et les qualités propres des personnes finissent par être perçues par
elles comme des ressources profitables qu’il faut savoir exploiter à bon escient. C’est à ce moment
que la réification débouche sur une déshumanisation de l’activité humaine, au sens où, par sa
faute, elle manque une de ses propres dimensions constitutives : celle qui consiste à adopter en
face de l’étant qui ne relève pas du mode d’être de l’objet une conduite ajustée à ce statut
même21.

▪ 22 Voir M. Löwy et R. Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité(...)

▪ 23 Dans la suite de l’essai sur la réification, (p. 356 ; p. 214 de la tr.) Lukács semble présuppo (...)

▪ 24 C’est à ce moment que, dans sa brillante reconstruction du concept de réification, A. Honneth q (...)

23Pourtant, le capitalisme n’est pas suffisamment caractérisé par cette première approche. Car si
l’on restait là, comme dans les versions « romantiques » de la critique de la modernité (dont Marx
lui-même avait cependant adopté certains thèmes22), ce ne serait pas du tout l’exploitation du
travailleur qui constituerait le fait marquant ni encore les mécanismes spécifiques de l’accumulation
du capital, mais simplement la distorsion d’une modalité possible de la conduite humaine, ce qui
n’est pas sociologiquement convaincant. Sans compter le défaut de prise sur l’expérience vécue du
prolétariat dont on se prive alors évidemment : selon toute apparence, la réification est un concept
analytique puissant, mais pas (ou pas encore) un concept phénoménologique qui
puisse correspondre aux souffrances subjectives et aux limitations vitales objectives éprouvées par
les travailleurs23. Comment passer de cette approche praxéologique forcément abstraite de l’action
réifiée à un concept déterminé de la société capitaliste qui ne revienne pas en deçà des acquis
concrets de l’analyse marxienne ? Autrement dit, comment faire en sorte que la théorie de la
relation marchande n’absorbe pas la théorie de l’accumulation du capital et de l’exploitation du
travail24 ?

▪ 25 « Avec la décomposition moderne "psychologique" du processus du travail (système de Taylor), ce (...)


▪ 26 « Ainsi, l’évolution capitaliste a créé un droit structurellement adapté sa structure, un État (...)

24Dans l’optique de Lukács, une société peut être qualifiée de capitaliste non pas seulement quand
les rapports marchands y gagnent en importance, mais plus précisément quand toutes les relations
sociales sont influencées puis tendanciellement remplacées par des relations réifiées, autrement dit
marquées par la relation instrumentale aux objets disponibles. C’est évidemment l’usine qui
constitue le modèle de cette institutionnalisation généralisante de l’activité instrumentale : les
relations de subordination hiérarchique par lesquelles la force de travail et ses porteurs, les
travailleurs eux-mêmes, sont traités froidement par le capitaliste comme des données disponibles
et des facteurs « calculables », constituent le foyer originel par lequel les contraintes de la
réification commencent à se déverser dans la société et s’organisent finalement en puissance de
recomposition autonome de toute la vie25. En ce sens, l’infrastructure économique possède bien la
primauté que le marxisme classique lui reconnaît, même si Lukács l’introduit non plus comme un
postulat sociologique de départ, mais d’une façon désormais médiate, qui soit capable de
reconnaître leurs poids propres aux instances non-économiques de la société. Ainsi, la suite de
l’analyse de Histoire et conscience de classe voudrait-elle établir que, avec l’État bureaucratique et
le droit administré propres à l’époque contemporaine, ce mouvement de rationalisation-réification
trouve son instrument privilégié : pour l’État et le droit modernes, c’est l’ensemble des rapports
sociaux qui doivent être soumis à un travail d’explicitation, de réglementation d’abord formel mais
qui finit par les soumettre en réalité à des impératifs réifiants fonctionnellement conformes aux
nécessités de la société bourgeoise26. Pour Lukács, et c’est là le dernier moment de son
argumentation critique, il est évident que la mise en place de structures politiques et
administratives va de paire avec celle d’une culture standardisée, atrophiée et mutilante : parce
qu’il a pour effet de relativiser le concept d’exploitation, le thème de la réification peut permettre
de diagnostiquer des pathologies propres à l’ensemble de la vie sociale et culturelle.

25On voit ainsi le philosophe hongrois rejoint pleinement, et dans toute leur étendue, les
diagnostics fondateurs de la Kulturkritik. Plus précisément, on peut dire qu’il tente de les refondre
dans un cadre philosophiquement marxiste qui, sans les oublier, s’émancipe de la focalisation
exclusive sur l’exploitation du travailleur et les crises du système capitaliste. Avec la « réification »,
Lukács n’estime pas seulement avoir rendu son sérieux à un marxisme qui, selon lui, s’était
souvent englué dans une sorte de naturalisme déterminisme. En ce sens comparable avec l’analyse
de Heidegger, il pense aussi avoir dégagé le concept qui permettra enfin d’intégrer dans un cadre
philosophiquement sérieux les intentions légitimes qui ont porté les nostalgies traditionalistes et
communautaires devant les effets de la société urbaine et industrielle, le pessimisme aristocratique
un peu facile des intellectuels, ou encore les énervements superficiels devant la culture de masse
commençante.

c) Conclusion
26Goldmann avait donc raison sur le fond. Malgré la différence des contextes et des
problématiques, Lukács et Heidegger, marquant par là une spécificité remarquable des années 20,
parlent bien de la même chose. Ils parlent d’une vie fausse, faussée et inconsciente de l’être ; ils
parlent de l’étroitesse et du nivellement qui naissent du fait que cette vie ne se comprend pas, plus
précisément ne se comprend pas à partir d’elle-même comme elle devrait le faire, mais à partir
d’autre chose qu’elle, à partir des choses présentes-subsistantes. « Inauthenticité » et
« réification » constituent bien deux aspects d’un même ensemble de phénomènes. En d’autres
termes, les deux auteurs tentent de répondre à des questions identiques : comment la sensibilité
autrefois exprimée par les « antimodernes », par Nietzsche et par la Kulturkritik –à savoir le
malaise devant la « modernité » industrielle (capitaliste) et rationalisante, devant l’existence
appauvrie et mécanisée qu’elle implique– peut-elle être élevée au niveau d’une conceptualité
philosophique digne de ce nom ? ; comment peut-elle être intégrée à un projet théorique
d’envergure ?

27En répondant à ces questions, Lukács et Heidegger rencontrent sans le savoir l’ancien concept
d’aliénation –celui que Marx, dans ses manuscrits parisiens de 1844, empruntait largement à
Feuerbach– selon lequel l’époque moderne dépossède l’homme de certains de ses pouvoirs
constitutifs (en le dépossédant de choses qui devraient rester absolument siennes –tel était le point
de départ de ces textes) et met en place des dispositifs sociaux dans lesquels l’Homme se perd. Le
retour sur le devant de la scène de cette notion, négligée dans la critique de la civilisation de la
seconde partie du 19e siècle et même dans la sociologie naissante qui, pourtant, continuait en
partie sur sa lancée, est déjà significatif. Mais le plus intéressant réside sans doute dans la manière
dont, parallèlement, ils corrigent, en un sens non essentialiste à notre avis très productif, ce
modèle discutable de la perte et de la dépossession : Heidegger en montrant que cette
« aliénation », au sens de l’extériorisation de certaines possibilités éminentes du Soi qui deviennent
par là inaccessibles, ne constitue pas pour autant une dénaturation du Soi et n’a donc pas à être
placée en opposition avec une appartenance au monde et à l’interaction sociale qui le définit de
toute façon ; Lukács en montrant que cette aliénation, plutôt que sur le modèle de la privation
d’une chose qui devrait normalement revenir au sujet sur le modèle de la possession, doit être
sobrement conçue comme la privation d’un certain pouvoir d’agir liée au fonctionnement d’un
système (lui-même fondé sur la généralisation un type d’action rationnel). Finalement, on peut dire
que l’aliénation cesse enfin, dans les deux cas, d’être pensée dans le cadre du subjectivisme
philosophique. Cependant, la proximité des deux auteurs –et c’est un point sur lequel Goldmann
est resté bien moins explicite– se manifeste aussi dans la façon dont ils conçoivent les remèdes à
cette aliénation –réifiante et inauthentique– à travers une conception de l’agir historique.

II. L’histoire que l’on fait. Résolution et


révolution
▪ 27 C’est ainsi que les noms de Dilthey (lequel se réclamait, kantiennement, surtout au début de sa (...)

28La position illustrée, chaque fois dans un contexte historique spécifique, par Lukács et par
Heidegger est que l’on sort du mouvement immédiat par lequel la vie se manque et passe à côté
d’elle-même (en se comprenant à partir des choses) par l’action résolue, plus précisément en se
décidant à « faire l’Histoire » au présent. Une telle idée du « primat de la pratique » pourrait
rappeler certains aspects de la philosophie révolutionnaire du « premier » Fichte. Il nous semble
cependant qu’elle est introduite, aussi bien dans Être et temps que dans Histoire et conscience de
classe, de manière bien plus précise et probante –sans l’arrière-plan formé par une métaphysique
peu convaincante du sujet comme actus purus– et que cette pertinence argumentative s’explique
en grande partie par le fait que cette thèse du « primat de la pratique » se dégage naturellement
d’une discussion serrée des philosophies de l’histoire d’inspiration néokantienne de l’époque27.

a) Heidegger : authenticité et historicité. Le primat du


possible et de l’engagement
29L’introduction à la seconde partie publiée de Sein und Zeit marque une nuance par rapport au
discours déflationniste insistant de la première, dans laquelle Heidegger insistait sur la normalité
incontournable de l’inauthenticité : l’analytique existentiale ne serait être complète, explique
maintenant l’auteur, si elle en restait aux modes déficients de la présence au monde.

▪ 28 Voir V. Cordonnier, La Mort, Paris, Quintette, 1994, 2ème partie.

30– Dans la tentative pour montrer l’autoconstitution de cette totalisation, un premier


moment voudrait saisir le lien entre la mort et l’accès à l’authenticité : il doit y avoir quelque
rapport entre, d’une part, le fait qu’un Dasein cesse, dans la mort, d’être défini comme un projet et
comme un rapport à soi pour rejoindre le statut de la chose et, d’autre part, la possibilité pour ce
même Dasein de se définir comme étant vraiment soi-même, comme étant complet au sens de
l’accomplissement. Comment appréhender cette relation intuitive, mais difficile à préciser, entre la
réalisation de soi et la mort, entre la fin au sens de la cessation et la fin au sens de la finalité ?
Pour l’élucider, nous devrions comprendre la mort, explique alors Heidegger, comme la possibilité
la plus extrême, partant la plus authentique, de l’engagement, autrement dit comme ce dont nous
assumons, pour ainsi dire héroïquement, la survenance possible dès lors que nous nous sommes
choisis. C’est seulement dans ces conditions, estime le philosophe, que la mort cesse de se réduire
à un événement biologique pour prendre la forme d’une attestation positive de ma liberté, d’un
risque librement couru28 .

31– Le deuxième chapitre de la seconde partie d’Être et temps relance le propos en


approfondissement la question du lien entre ipséité et authenticité. Probablement cette reprise
peut-elle s’expliquer partiellement par le fait que Heidegger prend conscience que la valorisation de
la bravoure virile qui affronte la « situation-limite » (Jaspers), en l’occurrence la possibilité
singularisante de la mort qui fait s’évanouir les faux prestiges de la Publicité et de ses routines
conformistes pourrait être accusée de raisonner sur des bases phénoménologiques un peu étroites.
Car dans les pages qui correspondent au développement de cette thématique, l’auteur prend certes
bien soin de rester à un niveau de généralité très élevé ; mais concrètement, il ne peut éviter de
suggérer que c’est au sein d’expériences très particulières –qui ont trait à la guerre et au type
d’engagement quasi sacrificiel qu’elle réclame– qu’elle semble devoir s’articuler par excellence.
Comment dépasser cette particularité apparente ? Pour ce faire, Heidegger s’engage sur la voie
d’une analyse de la conscience morale. Il cherche à montrer que, par-delà les aspects superficiels
de ce phénomène (mauvaise conscience, injonctions morales provenant d’une voix intérieure), elle
devrait être comprise comme une interpellation adressée au Dasein : une interpellation par laquelle
celui-ci est précisément incité à se reprendre et à s’affirmer comme soi-même. Au terme de cette
analyse, le paragraphe 60 marque l’apogée de toute la construction éthique avec son concept de
résolution qui est censé constituer la condition d’une réponse adéquate à l’interpellation de la
conscience morale.

32– Cependant, c’est la conception heideggérienne de l’historicité, qui constitue une sorte de
réorchestration de l’ensemble des thématiques « quasi éthiques » de la seconde partie du traité
publié, qui achève le mouvement initié par l’idée du rapport positif à la mort. Comme dans la
tradition hégélienne, la pensée de l’éthique individuelle a donc vocation ici à s’accomplir dans une
conception de l’histoire, plus précisément de l’histoire se faisant et que l’on contribue à faire en
étant vraiment soi-même. En même temps, cette approche de l’historicité est d’une grande
originalité et s’écarte complètement de la voie hégélienne.

33(1) Heidegger commence en effet par écarter violemment le concept objectiviste de l’Histoire tel
qu’il a pu être consacré par les différentes épistémologies courantes de la connaissance historienne
ou par les philosophies dogmatiques de l’Histoire dans le style de Hegel. Sa position apparaît
d’emblée extrêmement subversive –et, comme toujours, parfaitement consciente de l’être. C’est
qu’il ne s’agit plus seulement pour le philosophe de revenir, kantiennement, aux conditions
transcendantales les plus générales de la connaissance historique, comme l’ont fait des auteurs
comme Dilthey, Rickert ou Simmel ; il ne s’agit plus de compléter le propos de la Critique de la
raison pure, dont on regrette qu’il soit resté trop polarisé par certains succès fameux de la
physique mathématique moderne. Ou plutôt, les « conditions de possibilité » de l’histoire comme
science nous placent sur un terrain qui n’est plus du tout celui de l’entendement, mais sur celui de
la vie. Car il n’y a plus de subjectivité indépendante qui posséderait par devers elle les clés de la
constitution dernière des choses du monde et dans laquelle il faudrait voir la source vive de tout
savoir, la détentrice attitrée des conditions de possibilité du savoir digne de ce nom. Heidegger
explique en effet que, plus radicalement, l’histoire –ce qui donne sens aux notions d’Histoire et
d’historicité–, c’est d’abord mon histoire factuelle, autrement dit la durée concrète qui s’étend entre
ma naissance et ma mort. Les événements bruts de mon existence contingente remplacent la
raison pure comme origine de la connaissance. Le point de vue du passage est certes plus critique
que génétique, mais ce que suggère clairement le philosophe, c’est que sans l’expérience de la
finitude qui est celle de ma confrontation à ma propre existence temporelle, l’idée même –
fondatrice de notion d’histoire en général– d’un ensemble d’événements sensés possédant une
unité cohérente ne pourrait même pas s’articuler. Cela lui permet d’établir un lien fort avec
l’ensemble des analyses antérieures de la seconde partie de Sein und Zeit : la temporalité
du Dasein apparemment observée de façon solitaire et anhistorique était déjà pleinement
historique sans que cette dimension ait été mise au devant de la scène. L’exposé sur l’historicité
est ainsi destiné à prolonger, voire même à achever l’analyse sur la constitution de la temporalité
surtout orienté vers la temporalité authentiquement assumée par le Dasein. Mais, s’objecte alors
Heidegger, les civilisations passées, les événements révolus, les cultures dépassées, les traces
matérielles (les monuments et les documents) sont eux aussi qualifiés d’« historiques ». Est-ce en
un sens apparenté, dérivé ou simplement analogue ?

34(2) Pour répondre à cette question, Heidegger recourt ensuite, à vrai dire sans introduire les
médiations qui permettraient de justifier le recours à cette décision à ce niveau de la réflexion, à la
méthodologie « aristotélicienne » dominante dans la seconde moitié de l’ouvrage publié –une
méthodologie qui consiste à analyser le Dasein à partir de son télos, ou en fonction de l’être
« complet » qu’il peut former, autrement dit de son être-en-acte total, lequel seul permet de
vraiment comprendre les formes incomplètes comme ontologiquement secondes. En d’autres
termes, il raisonne à partir du Dasein qui est vraiment lui-même (celui que nous avons appris à
connaître dans les chapitres antérieurs), le Dasein par excellence, le Dasein qui est Dasein à plus
forte raison, pour en tirer des enseignements valables pour le Dasein en général.
35(3) Heidegger veut sur cette base établir en quel sens l’historicité du Dasein, quelles qu’en
soient les modalités, communique avec l’histoire du monde ; plus précisément, en quel sens elle
découvre un monde et s’ouvre à un monde qui, de ce fait, acquiert la qualité d’être historique,
même s’il ne s’agit en aucune manière de retrouver là un mode de pensée classiquement
transcendantal. L’argument mis en place à ce moment par Heidegger est relativement simple. Dans
un premier temps, il insiste donc sur le fait que le Dasein moyen n’est jamais séparé de l’Histoire.
De façon obvie, présent au monde, il se rapporte en effet à des objets et à des institutions situés
dans le temps, autrement dit entre une naissance et une mort. En approfondissant ce point, on
arrive à l’idée que, au fond, sont « historiques » les choses (mais aussi les habitudes) qui ont été
marquées par les structures de l’appartenance au monde relevés dans la première partie d’Être et
temps. La Weltgeschichte, celle des historiens ou des philosophes dogmatiques à la Hegel, renvoie
donc implicitement toujours au Dasein et à ses caractères. En fait, sans le savoir et avec toutes les
conséquences qu’entraîne cette ignorance, elle s’installe dans le circuit qui relie nécessairement les
engagements individuels et les contraintes objectives déposées dans le monde social. Dans un
second temps, délaissant les voies d’une ontologie sociale et historique qui pourrait pourtant
s’approfondir à ce niveau, Heidegger raisonne en montrant que le Dasein authentique est
historique, en ce sens à plus forte raison. C’est le concept de « répétition » et l’idée d’une reprise
active des héritages et des traditions qui lui servent alors de fil conducteur. De façon très
ramassée, le philosophe tente en effet de suggérer l’existence d’une corrélation nécessaire entre le
fait de se choisir soi-même (qui inclut le rapport anticipatif au fait de la mort propre) et le
mouvement de reprise active de possibilités déjà choisies et expérimentées historiquement. Dans
les deux cas, suggère-t-il, il y aurait reprise d’un fait au sein d’un choix, une façon paradoxale de
donner du sens à ce qui, en même temps, est purement donné, bref une invention réciproque de la
liberté et de la facticité. La « fidélité » (Treue) constitue la notion médiatrice de cette construction
risquée. Heidegger voit en effet cette historicité primordiale comme le produit d’une fidélité à soi-
même (au sens d’une persistance virile dans le choix de soi-même que l’on a déjà fait) et de la
fidélité à des solides points de référence déposés dans les sédimentations historiques et transmis
dans les traditions. Il s’agirait là de deux aspects d’un même phénomène, du moins
(l’argumentation heideggérienne ne permettant guère de trancher) de deux phénomènes
apparentés.

▪ 29 Comme l’exprimera conclusivement Heidegger à la fin du paragraphe, une telle prise de position (...)

36(4) Enfin, Heidegger, au paragraphe 76 qui constitue l’achèvement de tout le développement,


s’attache à établir sur cette base les conditions d’une genèse de la connaissance historienne. Bien
que d’inspiration épistémologique, son approche est ici nettement normative et fait plus penser au
Nietzsche de la « Seconde considération inactuelle » (à laquelle il est fait explicitement référence)
qu’à la prudente épistémologie de Rickert29. La question posée est en effet la suivante : à quelles
conditions, non pas une « science historique » en général, mais une histoire qui ait des choses
importantes et intéressantes à nous dire, est-elle possible ? La réponse de Heidegger tient en
quelques formules sibyllines.

▪ 30 Op. cit., p. 394.

La « naissance » de l’enquête historique à partir de l’historicité authentique signifiera donc ceci : la


thématisation première de l’objet historique projette le Dasein ayant été là vers sa possibilité la plus
propre d’existence. […] Ce qui a, à proprement parler, été là « en fait », c’est la possibilité existentielle
dans laquelle se déterminèrent factuellement un destin, un co-destin et une Histoire du monde30.

37Le présupposé sur lequel repose ces affirmations est évident : faire de l’histoire, du moins de
la bonne histoire, ce n’est pas s’enchaîner de façon positiviste à un « donné » patiemment
reconstitué sur la base des documents et des monuments ; ce n’est pas s’enchaîner aux prétendus
faits. C’est sélectionner activement le matériau et interpréter. De quoi s’agit-il plus précisément ?
On pourrait croire que, un peu comme la « psychanalyse existentielle » de Sartre reconstitue
anachroniquement les « choix existentiels » des individus qu’elle étudie, l’historien heideggérien
serait celui qui comprend les « décisions » (ponctuelles, mais plus encore existentielles) qui
jouèrent un rôle dans l’Histoire du monde. Mais en fait, assez dogmatiquement, poussé par une
sorte de principe du primat du possible sur le réel, le philosophe allemand va plus loin que cette
position déjà risquée au point de vue d’une compréhension positiviste de la connaissance
historienne. Empiétant sur le domaine de la méthodologie de l’histoire, il semble bien affirmer qu’il
existe un principe objectivement supérieur d’interprétation qui doit guider le savoir historique :
celui par lequel l’historien mesure ce que les agents historiques ont effectivement fait en le
comparant aux choix les plus authentiques possibles à leur époque et étant donné les circonstances
–un peu comme chez Lukács la conscience effective du prolétariat existant se comprend sur fond
d’une conscience possible étant donné le moment de l’histoire du capitalisme. Dans ce même
passage, Heidegger paraît même supposer que cette structure interprétative constitue une voie
privilégiée permettant de saisir la façon dont les communautés se font historiques (par le choix
d’un destin collectif, d’un « codestin ») et donc comment se fait concrètement l’Histoire au sens
classique de l’« Histoire des peuples ».

38C’est ainsi par une sorte de décisionnisme qui, cessant d’être une simple prise de position de
philosophie éthique, devient un instrument d’analyse à la fois pour comprendre le mode d’être du
collectif comme acteur de l’Histoire et pour comprendre les formes de vie individuelles passées que
Heidegger tente de revenir sur le terrain de l’Histoire après le détour par l’historicité individuelle.
On perçoit facilement la force et l’originalité d’une telle trajectoire. Chez un auteur comme Dilthey,
le vivant historique communiquait avec le vivant historique parce qu’il baignait dans un même
élément, celui de la réalité « psychique » au sens large, tel qu’il est défini par la possibilité
réciproque de la compréhension. De façon bien différente, dans Sein und Zeit, je peux faire de la
bonne histoire parce que je suis, au présent, acteur possible de l’Histoire en train de se faire. Ce
que je transporte vers le passé révolu, ce n’est pas seulement une capacité très générale
d’interpréter autrui par rapport à l’appartenance à un monde vécu qui me caractérise, c’est cette
puissance d’engagement par laquelle je décide ce que je suis en inventant la façon dont je veux
faire l’Histoire. La résolution et ses corrélats jouent donc le rôle de forme générale permettant
d’interpréter après coup l’histoire telle qu’elle s’est faite concrètement. Nous ne sommes donc plus
dans le monde de l’érudition académique du 19e siècle et de ses tranquilles tentatives de
résurrection désintéressée d’un passé dont on jouirait à la fois en esthète et en savant : le passé
ne se révèle maintenant dans sa vérité qu’à celui qui se propose de transformer le présent et de se
projeter activement vers l’avenir. L’historien, en somme, même si c’est de façon indirecte, ne
s’engage que sur des voies qui ont été frayées par l’homme d’action.

b) Lukács : la révolution prolétarienne contre la


réification capitaliste
39Comment sort-on de la réification selon Histoire et conscience de classe ? Et en quoi, le cas
échéant, cette sortie peut-elle être rapprochée de la « résolution » par laquelle le Dasein échappe
au mouvement de chute qui le définit dans son existence moyenne ? Dans son raisonnement,
Lukács commence par s’opposer à un argument classique de la sociologie wébérienne, qui sera
ensuite réorchestré par des auteurs comme Bourdieu ou Luhmann : l’argument selon lequel la
différenciation fonctionnelle des différentes sphères de l’activité sociale, désormais livrées à leurs
légalités propres, rendrait la société moins transparente aux individus. Pour Lukács, cette
différenciation est largement contrebalancée par l’homogénéité grandissante des sphères en tant
qu’elles sont toutes –serait-ce sous des modalités toujours spécifiques– soumises aux impératifs de
la réification. En elle-même, la marchandisation constitue un puissant agent de nivellement de la
vie sociale, mais c’est bien la réification, phénomène plus large et plus originaire, qui lui ouvre la
voie. Cela signifie que la réification universalisée rend possible une vision unifiante de la société
présente, et donc indirectement une prise pratique sur elle. Quel peut être le sujet de cette
conscience lucide et de cette transformation historique possible ? L’argumentation Lukácsienne
censée répondre à cette question est assez rapidement, voire confusément exprimée, même si
c’est elle que, une trentaine d’années plus tard, Merleau-Ponty placera au devant de la scène avec
grand bruit dans Les Aventures de la dialectique, au point d’en faire, après l’avoir repeinte aux
couleurs inattendues d’une conception existentialiste de la contingence des situations et des
engagements pratiques, le centre de gravité de Histoire et conscience de classe. Résumons les
grandes étapes du raisonnement, qui occupe l’essentiel de la troisième et dernière partie de l’essai
sur la réification.

40(1) Du fait que la réification s’étend tendanciellement à l’ensemble des sphères sociales, la
société comprise comme un tout devient accessible à la compréhension, explique donc le
philosophe. Comme chez Hegel, mais à une nuance fortement historisante près, l’existence d’une
totalisation objective, i.e. répondant à des lois propres aux phénomènes, anticipe et porte ici notre
désir de connaître le réel et de le comprendre précisément comme totalité concrète. Le sujet et
l’objet ne sont donc plus séparés, ce que Lukács exprime de façon ramassée et même un peu
mystérieuse en parlant de l’existence d’un « sujet-objet de l’Histoire ».
41(2) Le prolétariat vit de l’intérieur la réification universelle poussée à ses limites parce que,
sociologiquement, c’est elle qui en vient à déterminer l’ensemble de ses conditions de vie. En effet,
concrètement, elle se manifeste pour lui et pour lui seulement par une série de contraintes qui
modèlent son existence quotidienne et ses aliénations. Lukács tente ici de fonder
philosophiquement ce que Marx avait entrevu lorsqu’il notait que c’est seulement à un stade
relativement avancé du capitalisme que l’on peut parler de « soumission réelle » (par opposition à
la « soumission formelle », i.e. superficielle) du travailleur au capital.

42(3) Cette situation expliquerait la lucidité extraordinaire dont le prolétariat est (en principe)
capable selon le philosophe hongrois. En effet, en se connaissant, autrement dit en comprenant les
causes de ses conditions de vie, il découvre non seulement en toute clarté le secret de la société
capitaliste et bourgeoise. Mais de surcroît, de proche en proche, il est amené à avoir prise
sur l’ensemble de l’histoire humaine. En effet, l’Histoire est quelque chose que les hommes ont bien
produit (quoique de manière largement inconsciente jusqu’à présent) et c’est surtout en ce sens,
comme on le sait depuis Vico, qu’elle est connaissable. Par principe, nous pouvons nous
reconnaître dans ce que nous avons faits. Or, comme producteur-créateur, ce que fait
quotidiennement le prolétaire communique virtuellement avec cette production totale de l’Histoire
de l’espèce, au sens de la maîtrise progressive de la Nature. Prenant conscience de son agir propre
dans toute sa portée et sa généralité au moment où et parce que la réification entre dans sa phase
critique, il se retrouve de plain pied avec ce processus englobant d’arrachement à la Nature et de
création historico-sociale qui définit l’humain. Autrement dit, la prise sur l’Histoire au sens de
la Weltgeschichte, de l’Histoire comme processus total et comme ensemble du passé de l’espèce
humaine, ne devient, selon Lukács, accessible que dans la mesure où la pertinence du point de vue
de celui qui « fait » l’histoire au présent (par le biais du travail productif) se fait valoir. En termes
plus existentialistes, l’Histoire ne s’ouvre qu’à ceux qui sont pratiquement et vitalement engagés ici
et maintenant dans des tâches concrètes.

▪ 31 Op. cit., p. 392 ; tr. fr., p. 251.

Tant que l’homme dirige, de façon intuitive et contemplative, son intérêt vers le passé ou vers l’avenir,
tous deux se figent en un être étranger [...]. C’est seulement quand l’homme est capable de saisir le
présent comme devenir en y reconnaissant les tendances dont l’opposition dialectique lui permet
de créer l’avenir, que le présent, le présent comme devenir, devient son présent31.

▪ 32 « À la simple contradiction, au produit des lois automatiques de l’évolution capitaliste, doit (...)

43(4) Cette productivité (intellectuelle) indirecte de la production (matérielle) n’a pas que le sens
d’un vague conditionnement extérieur. Autrement dit, cette lucidité virtuelle, historiquement et
socialement médiatisée, que l’on peut prêter à une classe sociale particulière n’est pas
seulement rendue possible par l’engagement vital-pratique qui la caractérise. N’étant pas le fait
d’un entendement pur, elle demeure aussi dans tous ses aspects portée par cet engagement. C’est
dire que c’est comme classe révolutionnaire –ne voulant pas seulement faire l’Histoire en
participant à la production matérielle mais aussi en renversant l’ordre existant pour créer
des conditions de vie et de travail humaines pour tous– que le prolétariat, d’après Lukács, se
constitue en classe « historique », au sens d’un rapport de communication possible avec l’ensemble
du passé et du présent. Le vouloir enveloppe le comprendre, explique le philosophe, de sorte que
la conscience prolétarienne est « pratique »32. Ainsi, sur le plan épistémologique, la raison se
constitue-t-elle sur fond d’une appartenance primordiale à ce qu’ensuite elle pourra vouloir viser
thématiquement et analytiquement. De cette façon, on peut également affirmer que l’intention de
transformer l’état du monde constitue la véritable « condition de possibilité » de l’intelligence
historienne authentique (celle qui ne vise pas que la surface et peut prétendre énoncer des vérités
intéressantes et importantes sur ce qui s’est passé). On le devine, la référence philosophique
classique qui s’impose serait désormais plus celle d’un Fichte filtré par les exigences du
matérialisme historique que celle de Hegel : c’est dans la spontanéité d’un agir libre et libérateur
(la thématique émancipatrice est tardive mais particulièrement insistante à la fin de l’essai sur la
réification) que s’enracine, selon Lukács, cette figure remarquable de la rationalité théorique qu’est
le savoir historien. Comme chez Heidegger, le vouloir-faire-l’Histoire se constitue ainsi en forme
générale permettant d’accéder à un passé qui n’est pas seulement révolu, mais qui s’est constitué
dans un présent vivant et demande à être interprété comme tel.

c) Conclusion
▪ 33 « Essai sur le sens de la "neutralité axiologique" dans les sciences sociologiques et économiqu (...)

▪ 34 C’est ainsi que le « décisionnisme » heideggérien se voit assez tôt dans le texte (p. 299-300) (...)

44Max Weber s’était élevé, quelques années avant la parution des textes que nous discutons,
contre le thème alors à la mode selon lequel les sciences sociales et historiques, pour être utiles et
parler à la « vie », devraient renoncer à l’idéal érudit de l’objectivité désintéressée et de la froide
impartialité33. C’est précisément parce que ces disciplines touchent à des objets qui font l’objet
d’investissements passionnels et contradictoires, expliquait le sociologue, qu’il faut maintenir le
principe d’une distinction forte entre la connaissance (idéalement objective même si elle repose
toujours sur des interprétations révisables) et l’engagement, par nature contingent et impossible à
fonder en raison. En premier ressort, la position commune qui se dégage des textes de Lukács et
de Heidegger n’a rien à voir avec la question méthodologique discutée par Weber : il ne s’y agit
pas du tout de prôner une éthicisation ou une politisation de la connaissance dans ces disciplines,
mais de montrer que la connaissance en tant que telle, y compris donc dans ses prétentions
« wébériennes » à l’objectivité axiologiquement neutre, s’origine, certes pas dans tel engagement
particulier, mais dans ce que suppose le mouvement de s’engager en général, c’est-à-dire le fait de
considérer le présent d’abord comme une situation en principe transformable par l’agir et non
comme un état fatalement donné. Les deux problématiques semblent donc incommensurables.
Mais, à la réflexion, les orchestrations lukácsiennes et heideggériennes du motif de l’historicité
permettent aussi de dessiner une alternative philosophique au propos wébérien. L’idée serait au
fond que l’engagement n’a pas à être opposé au savoir comme le caprice individuel doit l’être à la
froideur imposante de la Science. Ce qu’il faut comprendre, c’est la façon dont la rationalité
scientifique épouse des lignes que la décision historique en contexte et donc conditionnée a tracé
en pointillé, comment, avec ses apports propres, elle en vient à remplir des espaces dont le
mouvement d’engagement a vaguement dessiné les contours avant elle. Ou plutôt, l’opposition du
rationnel et de l’existentiel doit être abandonnée. Car ce que nous appelons la raison s’étaie sur
une certaine inflexion de l’être-au-monde par laquelle nous séjournons pour l’expliciter dans ce qui
se présente à nous, de même que ce que nous appelons l’engagement ou le choix, loin d’avoir la
légèreté aérienne d’une fantaisie subjective, « irrationnelle », flottant au-dessus du monde, telle
que celle que lui prêtait Weber, a toujours ses bonnes raisons, c’est-à-dire ses racines mondaines
(par exemple dans la configuration donnée d’une situation34, dans la continuité d’une histoire qui
fait émerger du sens ou dans la prégnance d’une tradition qui appelle de ma part sa réactivation) :
les deux éléments se compénètrent d’emblée. C’est en ce sens que la mise en avant de l’Histoire
que l’on fait n’a pas qu’une portée épistémologique.

III. Conclusion générale


45Il semble que, par bien des côtés, nous nous trouvions aujourd’hui très loin du contexte dans
lequel pensaient Lukács et Heidegger, et le sentiment de cette distance semble devoir s’appliquer
aussi aux conceptualisations qu’ils y constituèrent. Ce style révolutionnaire sans doute marqué par
l’expérience collective de la Première Guerre Mondiale, cette idée d’une vie qui passe
dramatiquement à côté d’elle-même et manque à son meilleur devoir, (celui de se reprendre
librement dans la lutte décidée contre ce qui est), cette manière impatiente et impérieuse de
philosopher, cette exaspération face à un monde historique que l’on estime usé, empêtré, odieux,
face à des modes de réflexion dominants que l’on estime périmés, tout cela donne l’impression
d’un autre âge –celui-là même qui permettra aux deux philosophes, dès les années 30, de se
rapprocher de l’idéologie des plus sinistres régimes totalitaires. Mais même abstraction faite des
conditions de ces ralliements politiques à venir, ce qui frappe dans les deux œuvres, et les inscrit
également dans un passé révolu, c’est une conjonction entre une subordination brutale du
théorique au pratique et un interventionnisme philosophique apparemment sans limites dans le
domaine du savoir comme dans celui de la vie –en simplifiant, l’idée qu’il s’agit à la fois de faire la
leçon aux historiens et d’apprendre aux hommes comment ils pourraient réapprendre à vivre d’une
existence digne de ce nom. Enfin, ce qui trouble à lecture de Lukács comme de Heidegger, c’est
une même absence d’inquiétude face à la possibilité que le principe de Vico sur la convertibilité
du verum et du factum soit une source d’illusions ou même tout simplement reste inutilisable à un
niveau d’abstraction et de généralité trop élevé. Autrement dit, même si on ne fait plus, comme y
incline le positivisme, de l’orientation pratique un simple obstacle épistémologique, il se pourrait
que « l’engagement » ne soit le garant que d’une ouverture très partielle, très sélective, sur la
matière historique. C’est ainsi que le lecteur peine à comprendre ce que veut dire concrètement
Heidegger en parlant du primat du possible et de la reconstitution des choix existentiels dans
l’intelligence historique, de même qu’il résiste spontanément à suivre Lukács lorsque celui-ci
affirme que, en principe, le point de vue révolutionnaire constitue en lui-même une garantie de
lucidité rétrospective. L’impression donnée dans les deux cas est que l’argumentation va trop vite
pour convaincre de sa justesse.

46Quoi qu’il en soit, et comme l’avait pressenti Goldmann, cela n’empêche pas Histoire et
conscience de classe et Être et temps d’avoir, ensemble bien qu’avec des moyens très différents,
procédé à deux réalisations d’une exceptionnelle importance dans l’histoire de la philosophie du
siècle dernier.

▪ 35 R. Jaeggi (Entfremdung, Francfort, Campus, 2005, ch. 1) rappelle les deux objections majeures c (...)

47D’une part, Lukács et Heidegger, en intégrant la Kulturkritik, ont, quoique de façon indirecte,
rendu de nouveau philosophiquement accessible la thématique de l’aliénation –en développant
l’idée d’une vie qui passe d’abord à côté d’elle-même, dépossédée d’elle-même en premier ressort.
Ils ont en effet montré comment elle peut être maintenue indépendamment de toute vision
substantialiste-monadologique de la subjectivité, de toute présupposition lourde qui porterait sur la
« nature humaine », de tout idéal de transparence à soi ou de toute éthique « paternaliste » qui
n’admettrait qu’un nombre fini de formes de vie légitimes a priori déterminables35.

▪ 36 L’épistémologie de l’École de Francfort dérive fondamentalement de ce moment inaugural. Pour le (...)

48D’autre part, les deux auteurs ont vraiment réinventé la pensée de l’historicité et du lien entre
savoir (philosophique en particulier) et engagement historique. Le motif anti-transcendantal de
Dilthey –déjà révolutionnaire à son époque– selon lequel nous ne pouvons faire de l’histoire (en
historienne ou en historien) que dans la mesure où nous faisons partie de l’Histoire, où nous
sommes essentiellement des êtres historiques, ne leur suffisait plus. La conscience historique et les
savoirs qui l’approfondissent apparaissent désormais plutôt portés par l’intention de faire l’Histoire
ici et maintenant : si exister ne veut plus tant dire se mouvoir naturellement dans un certain
milieu qu’avoir à choisir et à agir dans ce milieu, alors le passé, comme le présent, ne s’éclairent
qu’en fonction de notre volonté décidée de transformer l’existant36. Dans la philosophie de langue
allemande, cette conception, quelles que soient les limites que l’on doive lui assigner aujourd’hui,
marque un tournant. Elle signale à la fois l’épuisement d’un certain kantisme –celui pour lequel la
reprise de la démarche transcendantale devait suffire à affronter les innovations propres aux
sciences actuelles, en particulier aux sciences humaines– en même temps que
d’un certain hégélianisme –celui d’une philosophie de l’histoire faite au point de vue « théorique »
de son achèvement supposé qui autoriserait à s’en retirer sereinement–. Le sentiment d’un double
épuisement de ce genre n’est certes pas totalement inédit, puisque c’est déjà de lui dont partaient
les « jeunes-hégéliens » dans les années 1840. Mais on peut dire que dans les années 1920, avec
Lukács et Heidegger, la solidité et la sophistication des alternatives théoriques qui s’ouvrirent du
fait de la prise de conscience de cet épuisement furent telles qu’elles nous rendent ces alternatives,
malgré tout, encore un peu contemporaines.

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NOTES

1 Lukács et Heidegger, Denoël-Gonthier, 1973. L’éditeur précise qu’il s’agit en fait de « fragments
posthumes établis et présentés par Y. Ishaghapour ».

2 Georg Lukács Werke, Fruheschriften II, Geschichte und Klassenbewusstsein, Luchterhand, 1968 ; tr. fr.
de K. Axelos et J. Bois : Histoire et conscience de classe, Minuit, 1960.

3 Sein und Zeit, Niemeyer, 1984 ; tr. fr. d’E. Martineau, Être et temps, Authentica, 1985. Nous citons la
pagination de l’édition allemande, rappelée en marge dans la traduction. Dans les deux cas, les
traductions seront parfois modifiées.

4 L’hostilité au néokantisme constitue le point commun le plus évident entre Heidegger et Lukács. Elle
apparaît le plus clairement dans la seconde partie du texte sur la réification et, en ce qui concerne
Heidegger, dans les Débats sur le kantisme et la philosophie, Paris, Beauchesne, 1972, qui explicitent
certaines positions d’Être et temps en reprenant les acquis des cours des années 20. Dans les deux cas,
les auteurs ne résistent d’ailleurs pas à la tentation d’historiciser et d’éthiciser à outrance leurs critiques
en faisant du néokantisme l’illustration par excellence d’une pensée « réifiée », « bourgeoise » ou
« inauthentique ».

5 . Voir, pour une interprétation qui va dans ce sens, l’analyse classique de J. Habermas, Connaissance
et intérêt, Gallimard, 1976, ch. 3.

6 Dans son avant-propos de 1967, Lukács lui-même s’est montré très réservé sur la tentative
goldmannienne de lire dans Heidegger des éléments d’une réponse à la dialectique d’Histoire et
conscience de classe, plutôt qu’un ouvrage simplement contemporain par la thématique de l’aliénation
qu’il orchestrait à sa façon. Voir p. 398 de la traduction. Dans des publications récentes extrêmement
riches sur le plan de l’information historique, N. Tertullian est revenu sur l’ensemble du dossier historique
et conclut à la fausseté historique de la thèse de Goldmann. Voir ainsi « Le concept d’aliénation chez
Heidegger et Lukács », Archives de philosophie, vol. 56, 1993, p. 431-443. L’argument déterminant,
fondé sur lecture des volumes des œuvres complètes du philosophe correspondant à cette période que
Goldmann ne pouvait pas connaître, est que les idées de Sein und Zeit qui tournent autour de la critique
de « l’aliénation » et de « l’inauthenticité » apparaissent de façon précoce dans les cours et les écrits de
Heidegger et que leur élaboration suit depuis au moins 1919 un développement qui semble aussi
personnel que continu. Voir ainsi une première élaboration, sous le titre de « Ruinanz », de la
thématique de la vie qui se manque elle-même et « s’effondre » dans les cours de 1921-
22 : Gesamtausgabe, Francfort, Klostermann, t. 61, p. 131-155.

7 Principalement La théorie du roman, Denoël, 1980. Pour une approche synthétique, voir N.
Tertullian, Georges Lukács, Le Sycomore, 1980 et R. Rochlitz, Le jeune Lukács, Payot, 1982.

8 Voir A. Compagnon, Les Antimodernes, Gallimard, 2005.

9 Un texte datant de 1913 peut être considéré comme un relais important dans la constitution de la
catégorie historiographique de „Kulturkritik“ comme dans la prise de conscience de la cohérence de la
problématique qu’elle sous-tend : Ernst Troelstch, „Die Kulturkritik des Jahrhundert-Endes“
in Gesammelte Schriften, IV : Ausätze zur Geistesgeschichte und Religionssozioliogie, J.C.B. Mohr (Paul
Siebeck) Tübingen, 1925, p. 641-646. Je remercie Aurélien Berlan pour cette précieuse référence. Les
répercussions de l’esprit de la Kulturkritik furent nombreuses au moment de la constitution de la
sociologie académique en Allemagne. Voir l’ouvrage fondateur de F. Tönnies, Gemeinschaft
und Gesellschaft [1883] (tr. fr. par J. Leif, PUF, 1944), dont le thème central est celui de la disparition
des liens sociaux traditionnels –et de la culture qui les reflétait– sous la pression exercée par la
civilisation urbaine et commerciale propre à l’époque contemporaine. Comme on le verra, Heidegger et
Lukács représentent en quelque sorte la seconde vague, d’inspiration plus philosophique cette fois, de
l’intégration de l’esprit de cette critique aux constructions savantes de type plus universitaire.

10 Pour la critique des conséquences relativistes de l’existentialisme, voir par exemple l’introduction
de Transformation der Philosophie (Francfort, Suhrkamp, 1973) de K. O. Apel

11 . Voir par exemple, Trois formes manquées de la présence au monde [1956], Paris, Le Cercle
Herméneutique, 2002.

12 . Sartre, L’existentialisme est un humanisme [1946], Paris, Folio, 1998.

13 Op. cit., p. 176.

14 Cependant, l’un des avantages comparatifs de l’analytique existentiale au sein des divers courants
phénoménologiques, consiste à réserver un espace théorique permettant de développer la pensée selon
laquelle le monde n’est pas seulement ce que l’on habite dans la confiance immédiate et en familier de ce
qui est « toujours déjà donné », selon laquelle les choses ne sont pas seulement ce avec quoi l’on est uni
de manière fusionnelle dans la pratique quotidienne (suivant une tendance de Husserl conduite à ses
conséquences dernières chez Merleau-Ponty). Chez Heidegger, il est constitutif des environnants
mondains de pouvoir échapper à notre prise et nous déranger (cf. le § 16), comme il est constitutif du
monde de pouvoir se manifester dans son altérité persistante (dans l’angoisse par exemple et le
sentiment d’Unheimlichkeit qu’elle provoque, § 40). D’où la légitimité de l’usage heideggérien de la
catégorie d’aliénation, qui ne possède évidemment de sens que pour une philosophie dans laquelle le
monde est d’emblée aussi quelque chose dans quoi l’on peut se perdre (objectivement) et/ou ne pas se
reconnaître (subjectivement). Malgré les différences, l’Entfremdung des Manuscrits de 1844 et celle
d’Être et temps ne sont donc pas que des homonymes ; ensemble, elles dessinent une forte
configuration théorique qui fait face aux pensées (unilatérales, à notre avis) de l’intimité charnelle avec
le monde ainsi qu’au nivellement dogmatique de la différence entre le Soi et ses environnants qui,
historiquement, l’a prolongé au-delà de la phénoménologie.

15 Op. cit., p. 178.

16 « L’époque des conceptions du monde » [1938] in Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard,
1990. Le cours de 1929-30 publié sous le titre Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde,
finitude, solitude, Gallimard, 1992, manifeste déjà une nette historicisation de la démarche philosophique
dans la mesure où l’analyse de certains « existentiaux » (l’ennui par exemple) est désormais conduite en
fonction du fait qu’ils témoignent de la situation intellectuelle de l’époque.

17 L’ontologie politique de Martin Heidegger, Minuit, 1988. Dans un ouvrage dont la réputation est
pourtant mauvaise, La destruction de la raison (1954), Lukács s’est d’ailleurs montré beaucoup plus
mesuré que Bourdieu : bien qu’imputant à Heidegger une tendance « irrationaliste » politiquement
suspecte, il reconnaissait la valeur critique des analyses de l’inauthenticité et de la déchéance, ce qui
légitime de son propre point de vue le rapprochement avec les positions –entretemps abandonnées par
lui– qui s’exprimaient dans Histoire et conscience de classe.

18 Deux mentions significatives du terme : au § 10, Heidegger parle, ironiquement, des préventions que
font naître les tentatives philosophiques de « réification de la conscience », alors même que le problème,
plus profond, tient, explique-t-il, au concept de sujet lui-même ; dans la dernière page du livre, il
introduit (tardivement mais assez solennellement) le concept de « réification » pour désigner
globalement, afin de s’interroger sur ses sources historiques, la tendance à cause de laquelle
le Dasein s’interprète lui-même et interprète l’être en général à partir de la Vorhandenheit. La réification
semble en ce sens désigner non pas le mouvement de « distraction » en général par lequel le Dasein se
comprend en fonction ou à partir du monde, mais, plus précisément, un corrélat ou une conséquence
philosophique de ce mouvement : l’illusion par laquelle la réflexion ontologique s’aligne sur le modèle des
choses subsistantes-disponibles et oublie la mobilité propre à l’existence vivante.

19 « La réification » in Recherches dialectiques, Gallimard, 1972, p. 64-106.

20 Geschichte und Klassenbewusstsein, p. 260-261 ; Histoire et conscience de classe, p. 113 : « De ce


phénomène structurel fondamental [à savoir la réification], il faut avant tout retenir qu’il fait s’opposer à
l’homme sa propre activité, son propre travail, comme quelque chose d’objectif, d’indépendant de lui et
qui le domine par des lois propres et étrangères à l’homme (menschenfremde Eigengesetzlichkeit) ».

21 À vrai dire, Lukács n’isole pas souvent la réification comme telle de ce qu’exige la conduite intéressée
de celui qui participe au jeu marchand en fétichisant inévitablement qui le bien échangé. C’est pourquoi,
de manière restrictive, il décrit parfois la première comme une conséquence de la généralisation de la
seconde : « ce n’est que comme catégorie universelle de l’être social total que la marchandise peut être
comprise dans son essence authentique. Ce n’est que dans ce contexte que la réification surgie du
rapport marchand acquiert une signification décisive, tant pour l’évolution objective de la société que
pour l’attitude des hommes à son égard, pour la soumission de leur conscience aux formes dans
lesquelles cette réification s’exprime, pour les tentatives faites pour comprendre ce processus ou pour se
dresser contre ces effets destructeurs ». Op. cit., p. 260 ; tr. fr. p. 113.

22 Voir M. Löwy et R. Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité,


Payot, 1992.

23 Dans la suite de l’essai sur la réification, (p. 356 ; p. 214 de la tr.) Lukács semble présupposer
l’hypothèse audacieuse selon laquelle il est possible de décrire les aspects les plus négatifs de la
condition ouvrière vécue (souffrances subjectives, limitations vitales objectives) comme s’ils se
ramenaient à des aspects empiriques de la réification. Autrement dit, l’« aliénation » (au sens
d’une expérience globale concrète de domination, de dépossession et de malheur –la base empirique sur
laquelle s’appuyait le concept globalement hégéliano-feuerbachien des Manuscrits de 1844) pourrait
finalement être requalifiée comme un moment ou encore un effet de la « réification » en tant que fait
sociologique général. La réification prendrait le visage de la domination brute et des souffrances qu’elle
génère. Je souffrirais et serais limité au travail parce que je serais l’objet d’un processus fondé sur la
réification et qui m’échapperait absolument : au fond, les deux phénomènes ne seraient pas distincts.
Quand bien cette stratégie théorique réussirait (et il y a des raisons de penser qu’elle a peu de chances
de réussir en fait, parce que les effets humains du capitalisme et ses logiques économiques spécifiques
constituent deux ordres nettement séparés d’un point de vue empirique et méritent d’être analysés selon
des approches différentes, comme cela se passe chez Marx d’ailleurs), cela n’empêcherait de demander
comment le concept de réification peut fournir le principe d’une caractérisation spécifique du capitalisme
en tant que mode de production. De la nécessité de répondre à cette question, Lukács est parfaitement
conscient dès le début du texte que nous discutons.

24 C’est à ce moment que, dans sa brillante reconstruction du concept de réification, A. Honneth quitte
la voie tracée par Histoire et conscience de classe : Honneth (Verdinglichung, Francfort, Suhrkamp,
2005, ch. 1) estime sans doute que le branchement sur une critique du capitalisme est trop hâtif chez
Lukács et qu’il convient d’approfondir le « moment » psychosocial (la réification comme conduite et
forme de conscience plutôt que comme forme ou force sociale générale).

25 « Avec la décomposition moderne "psychologique" du processus du travail (système de Taylor), cette


mécanisation rationnelle pénètre jusqu’à l’"âme" du travailleur : même ses propriétés psychologiques
sont séparées de l’ensemble de sa personnalité et sont objectivées par rapport à celle-ci, pour pouvoir
être intégrées à des systèmes spéciaux rationnels et ramenées au concept calculateur ». Op. cit.,
p. 262 ; tr.fr., p. 115

26 « Ainsi, l’évolution capitaliste a créé un droit structurellement adapté sa structure, un État


correspondant, etc.. La ressemblance structurelle est en fait si grande que tous les historiens du
capitalisme moderne qui ont vu réellement clair ont dû la constater ». Op. cit., p. 270 ; tr. fr., p. 123.

27 C’est ainsi que les noms de Dilthey (lequel se réclamait, kantiennement, surtout au début de sa
carrière, d’une « critique de la raison historique » au moment même où ses réflexions l’emmenaient loin
de l’idéalisme transcendantal) et de Rickert sont cités dans le deux ouvrages que nous commentons.
Même si Lukács et Heidegger s’en sentent très loin, leurs positions philosophiques demeurent des points
de référence critiques privilégiés sur la question de l’histoire.

28 Voir V. Cordonnier, La Mort, Paris, Quintette, 1994, 2ème partie.

29 Comme l’exprimera conclusivement Heidegger à la fin du paragraphe, une telle prise de position
repose sur une compréhension forte de la vérité, à la fois prise comme justesse cognitive du côté de la
chose et comme conformité à ce que l’on doit être du côté de l’existant humain : « C’est à partir
de l’ouverture ("vérité") authentique de l’existence historique que doit être exposée la possibilité et la
structure de la vérité historique », op. cit., p. 397.

30 Op. cit., p. 394.

31 Op. cit., p. 392 ; tr. fr., p. 251.

32 « À la simple contradiction, au produit des lois automatiques de l’évolution capitaliste, doit donc
s’ajouter quelque chose de nouveau : la conscience du prolétariat devenant action. La simple
contradiction s’élevant ainsi à la contradiction consciemment dialectique, la prise de conscience
devenant le point pratique de la transition, l’essence spécifique, déjà souvent mentionnée, de la
dialectique prolétarienne, se révèle alors encore plus concrètement : comme la conscience n’est pas ici la
conscience portant sur un objet qui lui est opposé, mais la conscience soi de l’objet, l’acte de prise de
conscience bouleverse la forme d’objectivité de son objet ». Op. cit., p. 363 ; tr. fr., p. 221.
33 « Essai sur le sens de la "neutralité axiologique" dans les sciences sociologiques et économiques »
[1917] in Essais sur la théorie de la science, Pocket, 1992.

34 C’est ainsi que le « décisionnisme » heideggérien se voit assez tôt dans le texte (p. 299-300)
contrebalancé par l’idée que toute décision vraie doit aussi se comprendre comme la réponse à une
situation objective (Situation, Lage), avant d’être plus tard nuancé par des références à la « Tradition ».
Plus généralement, on peut dire que c’est la radicalisation de certains éléments déjà présents en 1927
qui permettra le passage d’un certain volontarisme à la philosophie de l’acquiescement et de la
« sérénité » (Gelassenheit) caractéristique du « second » Heidegger.

35 R. Jaeggi (Entfremdung, Francfort, Campus, 2005, ch. 1) rappelle les deux objections majeures
contre le thème de l’aliénation –celle qui lui reproche de partir d’une thèse dogmatique sur la nature
humaine, celle qui lui impute un idéal de transparence et de réconciliation aussi peu crédible
empiriquement que dangereux éthiquement. C’est bien avec Lukács et Heidegger que s’inventent les
stratégies philosophiques les plus convaincantes parmi celles qui permettent de contourner ces
objections.

36 L’épistémologie de l’École de Francfort dérive fondamentalement de ce moment inaugural. Pour le


rebondissement de ces conceptions « praticistes » de l’histoire dans le contexte de l’après-guerre, voir
surtout les interventions de Habermas dans le volume de t. Adorno, K. Popper et alii, De Vienne à
Francfort : la querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Complexe, 1976. Cependant, c’est à
tort que le style des analyses habermassiennes de l’époque suggère, ignorant la voie heideggérienne,
que seul le marxisme est capable de supporter philosophiquement l’idée selon laquelle l’Histoire à faire
rend possible l’Histoire à connaître.
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POUR CITER CET ARTICLE

Référence papier
Stéphane Haber, « Réification et inauthenticité », Philosophique, 9 | 2006, 7-38.

Référence électronique
Stéphane Haber, « Réification et inauthenticité », Philosophique [En ligne], 9 | 2006, mis en ligne le 06
avril 2012, consulté le 06 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/philosophique/107 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/philosophique.107
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AUTEUR

Stéphane Haber
Université de Franche-Comté

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