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Le roi dans ses œuvres

TEXTE NOTES
TEXTE INTÉGRAL
1Œuvrer est ce qui accomplit et achève ce que l’homme pense, et
ce qu’il dit. C’est pourquoi, puisque dans le titre précédent nous
avons traité de la façon dont le roi doit être dans ses paroles,
nous voulons ici dire comment il convient qu’il soit dans ses
œuvres. Et nous exposerons ce que veut dire « œuvre », et
pourquoi ce nom, et combien de sortes d’œuvres il existe, et quel
profit vient d’une œuvre quand elle est bien faite, et quel
dommage quand elle n’est pas faite comme il se doit. Et cela est
pleinement démontré par les lois de ce titre.

Loi I. Ce que c’est qu’une


œuvre et combien de sortes il
en existe
2Une œuvre est ce qui se commence, se fait et s’achève en action,
et c’est un mot qui vient du latin « opus », qui signifie la même
chose qu’œuvre. Et il y en a de trois sortes. La première se fait à
l’intérieur de l’homme, aussi bien pour assurer la subsistance du
corps que pour avoir une descendance. La deuxième est à
l’extérieur, comme le manger et le boire, et dans le maintien. La
troisième est dans les manières et les mœurs et dans les autres
qualités que l’on appelle vertus, ou dans ce qui est à l’opposé de
celles-ci.

Loi II. Que le roi doit être


modéré dans le manger et le
boire
• 1 Ecclésiaste, 10, 17.

• 2 Ibid., 10, 16.

3Chaque fois qu’il le pourra, le roi doit manger et boire au


moment opportun, ni trop tôt ni trop tard. Il ne doit également
manger que quand il en ressent le besoin, et uniquement des
choses propres à le maintenir robuste et en bonne santé et
n’affaiblissant pas l’entendement, et cela, bien préparé et servi
comme il convient, car comme l’ont dit les sages, on doit manger
pour vivre, et non vivre pour manger. Et ils ont dit aussi que l’une
des noblesses que le roi doit avoir en luiest de se bien nourrir, de
façon correcte et qui lui soit profitable. Et le roi Salomon a dit
« bienheureuse la terre qui a un noble roi pour seigneur, et dont
les princes mangent au moment où ils le doivent, plus pour le
maintien de leurs corps que pour quelque autre raison
superflue »1. Et de ceux qui vont contre ce précepte, il a dit
« malheur à la terre dont le roi est un enfant, et dont les princes
mangent de bon matin »2. Et il a utilisé l’image d’un enfant car les
enfants aiment mieux manger que toute autre chose. Quant au
boire, nous disons que c’est une des choses au monde dont le roi
doit soigneusement se garder, car cela ne doit se faire qu’au
moment où le corps en a besoin, et même alors, avec une extrême
modération. En effet, ce serait une chose fort insensée que celui à
qui Dieu a donné pouvoir sur tous les hommes qui sont en sa
seigneurie laisse le vin s’emparer de lui ; car boire à
l’excès détourne l’homme des choses qu’il lui convient de faire et
lui en fait faire d’inappropriées. Et c’est pourquoi les anciens
avaient coutume de ne pas donner de vin aux rois jusqu’à ce
qu’ils aient l’âge d’en boire, et même alors avec grande
modération et coupé d’eau. Et ils agissaient ainsi parce que le vin
a un grand pouvoir et que c’est une chose qui œuvre contre toute
vertu, car il conduit les hommes à méconnaître Dieu et à se
méconnaître eux-mêmes, à dévoiler les secrets, à modifier les
jugements et à fausser les procès et à les détourner de la justice
et du droit. En outre, il affaiblit le corps de l’homme et amoindrit
son esprit, lui fait contracter nombre de maladies et mourir plus
vite qu’il ne le devait. C’est pourquoi les rois qui ne respecteraient
pas ces préceptes, Dieu leur donnerait en ce monde, pour
punition, de nombreuses maladies et peines, et dans l’autre, il les
traiterait comme ceux qui adoptent la vie des bêtes et
abandonnent celle des hommes.

Loi III. Que le roi doit bien


choisir en qui il engendre une
descendance
• 3 Ecclésiastique, 19, 9.

• 4 Psaumes, 128 (127), 3 : « Tes fils : des plants d’olivier à l’entour


de la table ».

4Le roi ne doit pas vouloir de femmes viles et inconvenantes pour


y engendrer une descendance, même s’il doit naturellement
désirer d’avoir des enfants qui lui succèderont, comme tous
les autres hommes. Il doit s’en garder pour deux
raisons : premièrement, pour ne pas avilir la noblesse de son
lignage ; secondement, pour ne pas les engendrer là où il ne
convient pas de le faire. Alors, en effet, le roi avilit son lignage
quand il use de femmes viles ou nombreuses car s’il avait des
enfants de celles-ci, son honneur et celui de sa seigneurie en
seraient amoindris ; de plus, il ne les aurait pas droitement,
comme la loi le commande. Et quand on fréquente beaucoup les
femmes de cette façon, il advient de ce fait grand dommage au
corps, et l’âme se perd pour ce motif, deux choses qui sont
mauvaises pour tout homme, et à plus forte raison pour le roi. Et
c’est pourquoi Salomon a dit « le vin et les femmes, quand on en
use inconsidérément, conduisent les sages à renier Dieu »3. De
même le roi doit-il grandement se garder d’engendrer une
descendance dans des endroits inconvenants tels que dansla
personne de ses parentes directes ou par alliance ou avec des
religieuses ou des femmes mariées, car outre le très grand péché
qui s’y trouve au regard de Dieu et la très laide vilenie au regard
du monde, les enfants qui naissent de telles femmes ne peuvent
se montrer publiquement devant les hommes sans avoir grand
honte d’eux-mêmes et de celui qui les a faits. E cela irait contre
ce qu’a dit le roi David : « celui que Dieu bénit, ses enfants
doivent demeurer autour de sa table, comme les rameaux
porteurs d’olives nouvelles »4. C’est pourquoi le roi qui ne
voudrait pas se garder de cela, Dieu amoindrirait en ce monde sa
vertu et son jugement, et ce roi ne recevrait pas la bénédiction
que Dieu a promise à ceux qui le craindraient, et dans l’autre
monde il recevrait sa part des châtiments de ceux qui
ont enfreint les commandements de Dieu, préjudiciant à leur
lignage et l’avilissant, alors que Dieu l’avait honoré et choisi
pour son service.

Loi IV. Que le roi doit


accomplir ses actions en
gardant bonne contenance
5Le roi doit non seulement faire preuve de retenue dans les deux
sortes d’œuvres qui concernent l’intérieur du corps, comme nous
l’avons exposé dans les lois précédentes, mais il doit
aussi prendre garde à deux autres sortes qui sont extérieures et
que les hommes voient quotidiennement. Et la première dont
nous voulons à présent traiter est la contenance, car en cela le roi
doit être très élégant, aussi bien dans sa façon de marcher que
lorsqu’il reste debout, et également lorsqu’il s’assoit et lorsqu’il
chevauche, et de la même façon quand il mange ou boit et aussi
quand il est couché, et encore quand il prend la parole. En effet, il
convient qu’il ne marche pas trop vite ni avec une lenteur
excessive ; et il ne doit pas non plus rester longtemps debout si
ce n’est à l’église lorsqu’il récite ses heures ou pour une autre
raison qu’il ne peut éviter. Et il ne lui siérait pas non plus de rester
assis longtemps en un lieu, ou de changer trop souvent de siège,
passant d’un lieu à un autre. Et quand il se lève, il ne doit pas
demeurer trop droit ni être courbé. Il en est de même lorsqu’il
chevauche, et plus encore il ne doit dans ce cas ni aller vite en
ville, ni très lentement sur les chemins. Et quand il mange ou qu’il
boit, il doit bien penser à le faire correctement, car c’est une
chose à laquelle les hommes ne peuvent bien prendre garde à
cause du grand appétit qu’il y a en eux. Et c’est pourquoi le roi
doit être toujours sur ses gardes, de façon à ne pas le faire trop
précipitamment, ni non plus trop lentement. Et il doit aussi se
garder de reposer dans une position négligée : même lorsqu’il
repose sur son lit, il ne doit pas reposer recroquevillé à l’excès ni
en travers de sa couche comme le font certains qui ne savent pas
où ils doivent mettre la tête et où les pieds. Mais il doit
surtout veiller à garder contenance quand il parle, en particulier
avec la bouche, avec la tête et avec les mains, qui sont des
membres que les hommes agitent beaucoup quand ils parlent, et
il doit par conséquent prendre garde à exposer ce qu’il veut dire
par des mots plus que par des gestes. En effet, les sages anciens
qui ont considéré toutes choses ont exposé que les rois devaient
prendre garde à tout ce que nous avons dit de façon à le faire
correctement, et cela afin d’avoir de meilleures mœurs et plus de
noblesse, ce qui est une chose qui leur incombe car les hommes
prennent exemple sur eux et sur ce qu’ils les voient faire. Et sur
ce point les sages ont dit d’eux qu’ils sont comme un miroir dans
lequel les hommes voient le reflet de leur élégance ou de
leur désinvolture. Et il y a encore une raison pour laquelle ils
doivent se garder d’être négligés dans les choses dont nous avons
traité, et c’est parce que cela semblerait pis chez eux que chez les
autres hommes et qu’on les en blâmerait d’autant plus. En outre,
il serait impossible que Dieu ne les punisse pas pour cela dans
l’autre monde comme des hommes qui doivent être élégants et
nobles en vertu de la grande prestance et noblesse du Seigneur
dont ils occupent les lieu et place, et qui s’abaissent eux-mêmes,
donnant aux autres un exemple les encourageant
às’abaisser aussi.

Loi V. Que le roi doit se vêtir


avec grande élégance
6Les vêtements aident beaucoup à connaître les hommes, leur
vilenie ou leur noblesse. Et les sages anciens ont établi que les
rois doivent se vêtir de draps de soie, avec de l’or et des pierres
précieuses, afin que les hommes puissent les reconnaître dès
qu’ils les verront, sans avoir à demander après eux. Et ils ont
aussi établi que les freins et les selles qui leur servent à
chevaucher soient ornés d’or et d’argent, avec des pierres
précieuses, et encore que lors des grandes fêtes, quand ils
tiennent leur cour, ils portent des couronnes d’or, avec des
pierres très nobles, et richement ouvragées. Et cela pour deux
raisons. Premièrement, pour signifier la splendeur de notre
seigneur Dieu, dont ils occupent les lieu et place sur terre.
Deuxièmement, pour que les hommes les reconnaissent, comme
nous l’avons dit plus haut, afin de venir vers eux pour les servir,
les honorer et leur demander quelque grâce lorsqu’ils en ont
besoin. Et c’est pourquoi tous ces nobles ornements dont nous
avons parlé, ils doivent les porter en temps opportun et en user
comme il sied, et aucun autre homme ne doit se risquer à en faire
ou à en porter de semblables. Et celui qui le ferait, dans le but de
s’égaler au roi et de prendre en partie sa place, doit perdre la vie
et tout ce qu’il possède, tel celui qui ose s’approprier l’honneur et
la place de son seigneur sans en avoir le droit. Et le roi qui y
consentirait, outre la grande vilenie dont il se rendrait coupable,
qui lui porterait préjudice en ce monde, Dieu lui en demanderait
compte dans l’autre, comme à un vassal qui n’estime pas
l’honneur que son seigneur lui fait et n’use pas de celui-ci comme
il le devrait. Mais si c’est par présomption ou par manque
d’entendement que quelqu’un va contre ce que cette loi expose,
le roi doit lui infliger la peine qu’il juge méritée.

Loi VI. Que le roi doit être


doux, et de la distinction entre
mœurs et manières
7Le roi doit avoir de très bonnes mœurs et manières, car si ses
mœurs et ses manières n’étaient pas bonnes, même s’il était
élégant dans son maintien et dans ses vêtements, cela entrerait en
grande contradiction avec ses actions, ce pour quoi il perdrait
beaucoup de sa noblesse et de son élégance. Aussi, les hommes
tenant que mœurs et manières sont une seule et même chose
parce qu’elles naissent d’un même lieu, nous voulons démontrer
quant à nous qu’il y a une distinction dans la façon dont les
hommes les mettent en œuvre, comme l’ont dit les sages anciens.
En effet, les mœurs sont les qualités que l’homme a en lui et qu’il
acquiert par un long usage, les manières sont celles que l’homme
fait de ses mains par sagesse naturelle. Et ces deux vertus
conviennent fort au roi, plus qu’à tout autre homme, afin qu’il
sache vivre comme il sied et honorablement et aussi pour qu’il
gouverne bien son peuple, donnant par lui-même le bon exemple,
montrant la voie à suivre pour bien agir, car le roi ne pourrait pas
connaître Dieu et ne saurait le craindre ni l’aimer, ni non plus être
bon gardien de son cœur ni de ses paroles ni de ses œuvres,
comme nous l’avons dit plus haut dans les autres lois, ni bien
gouverner son peuple s’il n’avait pas lui-même de bonnes mœurs
et manières. Et c’est pourquoi aussi bien les saints que les sages
anciens ont dit que le roi doit avoir en lui sept qualités, qu’ils ont
appelées vertus principales, ce qui signifie « accomplies ». Les
trois premières servent à gagner l’amour de Dieu et les quatre
autres, à vivre dans ce monde bien et droitement.

Loi VII. Des vertus que doit


avoir le roi pour gagner
l’amour de Dieu
8L’une des sept vertus que nous avons évoquées dans la loi
précédente est la foi. C’est très précisément la première des trois
par lesquelles l’homme gagne l’amour de Dieu, en croyant
fermement en la chose qu’il ne voit pas et en fondant sur elle sa
volonté de la même façon que s’il la voyait. Et cette vertu conduit
les hommes à connaître Dieu, qu’ils ne voient pas, et le
connaissant ils croient en lui. La deuxième est l’espérance : celle-
ci amène en effet l’homme à mener à son terme avec confiance ce
en quoi il a foi. Et grâce à cette vertu les hommes sont certains
qu’ils recevront pour le bien qu’ils font une bonne récompense en
ce monde et dans l’autre, aussi bien de la part de Dieu que de
celle des seigneurs terrestres. La troisième est la charité, qui se
définit comme l’amour bon et accompli avec lequel l’homme doit
aimer Dieu et tous ceux à qui il doit rendre le bien. Aussi celui qui
a foi, espérance et charité est-il aimé de Dieu et des hommes. Et
celui qui ne les a pas, il lui advient tout le contraire.
Loi VIII. Des vertus que le roi
doit avoir pour vivre
droitement dans ce monde et
pour avoir de bonnes mœurs
9La prudence est la première des quatre autres vertus dont nous
avons dit dans la loi VI que le roi en avait grand besoin pour vivre
dans ce monde bien droitement. En effet, cette vertu lui fait voir
les choses et en juger de façon certaine, telles qu’elles sont et
telles qu’elles doivent être, et œuvrer en elles comme il le doit, et
non de façon hâtive. La deuxième vertu est la tempérance, ce qui
signifie mesure. En effet, cette vertu conduit l’homme à vivre
droitement, sans prendre ni changer ni utiliser des choses plus
que ce qui convient à sa nature et correspond à son état. La
troisième vertu est la force d’âme : elle conduit l’homme à aimer
le bien et à le poursuivre et à toujours s’efforcer de le faire
croître, et à abhorrer le mal et à s’employer sans relâche à le
détruire. La quatrième vertu est la justice, qui est mère de tous les
biens : elle contient en effet toutes les autres vertus et par
conséquent, en unissant les cœurs des hommes, elle les conduit à
être pour ainsi dire une seule et même chose afin qu’ils vivent
droitement selon la loi de Dieu et du seigneur, assignant et
donnant à chacun ce qu’il mérite et ce qui lui revient de droit.
Aussi le roi qui a en lui les quatre vertus citées dans cette loi
porte ce nom de roi avec raison car il œuvre en tout comme doit
le faire un roi respectueux du droit. Et celui qui ne le fait pas,
outre le grand châtiment que notre seigneur Dieu jugera bon de
lui infliger dans l’autre monde, devra souffrir dans ce monde
qu’on ne le tienne ni pour prudent, ni pour ferme, ni non plus
pour mesuré, ni pour justicier.
Loi IX. De ce que le roi doit
pratiquer quotidiennement
pour avoir de bonnes mœurs
10Il est deux choses que le roi doit pratiquer quotidiennement
pour que l’on juge qu’il a de bonnes mœurs. La première est la
patience. La seconde est la modération et la mesure dans ses
désirs. Et bien que dans les lois précédentes nous en ayons traité
certains aspects, nous voulons à présent exposer ces choses plus
complètement pour déterminer ce qu’est chacune d’entre elles et
de quelle façon le roi doit en user. Aussi disons-nous que bien
que colère, fureur et haine soient trois choses qui, aux yeux des
hommes, semblent n’en faire qu’une seule, il n’en est rien et qu’il
y a au contraire entre elles de grandes distinctions. La colère, en
effet, comme l’ont montré Aristote et les autres sages, se définit
comme un échauffement du sang qui afflue à un moment près du
cœur de l’homme pour des choses que celui-ci voit ou entend,
qu’il déteste ou qui le peinent ; mais elle passe vite. Et la fureur
est une volonté mauvaise qui naît le plus souvent de la colère et
que l’homme ressent quand il ne peut pas immédiatement mettre
en œuvre cette dernière. Elle s’enracine donc dans son cœur, et il
se remémore les souffrances qu’on lui a infligées, en actes ou en
paroles, en les ressentant toujours comme nouvelles. Quant à la
haine, qui ne meurt jamais, elle naît principalement de la fureur
lorsque celle-ci est ancienne et se transforme en une espèce
d’inimitié, et on l’appelle en latin odium. Et parce que de ces trois
choses naissent de très grands maux dans ce monde quand les
hommes prennent l’habitude d’en user de façon indue, les rois
doivent par conséquent bien se garder de toute faute lorsqu’ils en
usent quotidiennement en lieu et place de bonnes mœurs. Et là-
dessus, un chevalier du nom de Valère, qui était très sage, a dit
que la colère, la fureur et la haine sont trois choses qui
tourmentent grandement le cœur des hommes dont elles
s’emparent de telle sorte que, par la faute du grand désir qu’ils
ont d’accomplir leur volonté contre ceux qu’ils haïssent, ils vivent
toujours dans la souffrance et dans la peine, à l’affût du moment
où ils pourront leur faire du mal, et en ne pensant qu’à cela, ils se
font du mal à eux-mêmes plutôt qu’aux autres. Et les rois doivent
par conséquent se garder de cela plus que les autres hommes, car
ils occupent les lieu et place de Dieu pour accomplir la justice. Et
ils ne pourraient pas le faire pleinement s’ils ne se gardaient de
ces trois choses, et ils ne pourraient éviter alors de pécher en cela
contre Dieu, ni de s’exposer aux maux qui naissent de ces trois
choses.

Loi X. Que le roi doit plus que


d’autres résister à la colère
• 5 C’est la traduction proposée par la Bible de
Jérusalem pour Psaumes, 4, 5, tel que le cite saint P (...)

• 6 Je m’inspire de la Bible de Jérusalem pour cette traduction de Ps.


6, 2 (Vulgate : « Domine, ne in (...)

11Les rois doivent grandement se garder de la colère, de la fureur


et de la haine, car celles-ci vont à l’encontre des bonnes mœurs.
Et la façon dont ils doivent se garder de la colère consiste à lui
résister, de telle sorte qu’elle ne puisse les vaincre, ni les inciter à
faire une chose qui leur porte préjudice ou qui aille contre le
droit, car ce qu’ils feraient ainsi, guidés par elle, ressemblerait
plus à de la vengeance qu’à de la justice. Et c’est pourquoi les
sages ont dit que la colère affaiblit le cœur de l’homme de telle
manière qu’il ne peut choisir la vérité. Et en outre, elle fait
trembler le corps de l’homme et s’égarer son esprit, et modifie la
couleur de son teint et change sa contenance, et le fait vieillir
avant l’heure et mourir avant terme. Et c’est pourquoi le roi David
a dit « Emportez-vous, mais ne commettez pas le péché »5. Et il a
dit cela parce que l’homme, par nature, ne peut s’empêcher de se
mettre en colère, mais qu’il doit malgré tout se garder de ce que
la colère le fasse fauter. Et ce roi considérait à ce point la colère
comme une chose terrible qu’il a dit à Dieu lui-même dans le
secret de son cœur : « Seigneur, ne me reprends point dans ta
colère, ne me châtie point dans ta fureur »6. Et c’est pourquoi le
roi doit résister à la colère jusqu’à ce qu’elle lui soit passée, et
chaque fois qu’il agira ainsi, cela lui sera grandement profitable,
car il pourra choisir la vérité et faire ce qu’il fera droitement, et
s’il ne veut pas le faire de cette façon, il encourra la colère de Dieu
et celle des hommes, qui sont les deux plus grandes peines qui
puissent exister, car c’est d’elles que naissent toutes les autres,
tant pour l’âme que pour le corps.

Loi XI. Que le roi doit veiller à


ce que la fureur ne le fasse pas
fauter
• 7 Proverbes, 17, 22 : « Cœur joyeux améliore la santé, / esprit
déprimé dessèche les os » (traductio (...)

• 8 « Comme le rugissement du lion, la fureur [ira] du roi, / mais


comme la rosée sur l’herbe, sa fave (...)

• 9 « La fureur [indignatio] du roi est messagère de mort, / mais


l’homme sage l’apaise » (ibid., 16, (...)

• 10 Pv, 14, 17 (« L’homme prompt à la colère fait des sottises, /


l’homme malintentionné est odieux ») (...)

• 11 Saint Jacques, Épître, 1, 20 : « car la colère de l’homme


n’accomplit pas la justice de Dieu ».
• 12 Saint Paul, Épître aux Éphésiens, 4, 26-32.

12Le roi ne doit pas céder à de fureur durable, dans la mesure où


il a le pouvoir de s’opposer immédiatement aux choses mal faites,
et cela pour deux raisons. Premièrement, pour ne pas causer de
dommage à son corps, car la fureur est l’une des choses au
monde qui lui font le plus grand mal, car elle est source de
tristesse et de sombres pensées, qui sont deux choses qui nuisent
grandement à la santé et à l’entendement de l’homme et qui
abrègent sa vie ; et c’est pourquoi le roi Salomon a dit que l’esprit
de l’homme, quand il se réjouit, rend sa vie fleurie de beauté, et
quand il est triste, non seulement consume sa chair mais ronge
ses os7. Deuxièmement, pour ne pas avilir sa personne, car dans
la mesure où il a le pouvoir de s’opposer aux choses mal faites,
comme il a été dit plus haut, s’il ne veut pas le faire et cède de
nouveau à la fureur face à celui qui a mal agi envers lui, il avilit
donc sa personne et donne à l’autre l’audace de mal agir, car par
cette fureur durable qui le saisit, il en fait son égal. Et parce que la
fureur du roi est plus forte et plus dommageable que celle des
autres hommes parce qu’il peut plus rapidement la mettre en
œuvre, il doit être mieux préparé à savoir lui résister s’il la
ressent. En effet, comme l’a dit le roi Salomon, la fureur du roi est
comparable à la férocité du lion, dont le rugissement fait trembler
toutes les autres bêtes, qui ne savent où se cacher8 ; et de la
même façon, devant la fureur du roi, les hommes ne savent pas
quoi faire, car ils se sentent toujours sous la menace de la mort.
C’est pourquoi le même a dit que la fureur du roi est messagère
de mort9, et il a dit encore en un autre passage que celui qui sait
bien réfréner sa colère et sa fureur, celui-là est maître de sa
volonté10 : quiconque se conduit ainsi est plus fort que celui qui
remporte les batailles et prend de force les châteaux. Et l’apôtre
saint Jacques a dit encore que la fureur de l’homme ne laisse pas
œuvrer la justice, qui appartient à Dieu11. Et l’apôtre saint Paul a
dit aussi pour l’enseignement des hommes qu’ils doivent se
garder de la fureur, qui est une chose fort dommageable et qui en
outre déplaît fort à Dieu12. Par conséquent, le roi ne doit pas y
céder face à ceux qui sont en son pouvoir, car il doit
immédiatement venger selon le droit le mal qu’ils lui ont fait, ou
bien il doit leur pardonner s’il veut leur faire une grâce. Et s’il
agissait autrement, il irriterait Dieu et serait haï des hommes.

Loi XII. Que le roi doit se


garder de la haine
13La haine est ce que l’on appelle en latin odium, qui se définit en
langue romane comme la volonté mauvaise, toujours enracinée
dans le cœur de l’homme. Et c’est la troisième chose dont le roi
doit grandement se garder. Il ne doit en effet en avoir en aucune
manière à l’encontre de qui ne la mériterait pas, car s’il agissait
ainsi, il serait tenu pour ingrat et pour orgueilleux. Il ne doit pas
non plus en avoir à l’encontre de ceux qui agiraient bien, car il
serait en cela tenu pour envieux et pour homme qui ne se satisfait
pas de la bonté. De même, il ne doit pas en avoir pour qui que ce
soit à cause des paroles d’autrui, à moins que la chose soit
prouvée auparavant, car s’il agissait ainsi, il serait tenu pour un
homme au jugement léger, prompt à croire les malins propos.
Mais il doit sans aucun doute en avoir à l’encontre des ennemis de
la foi, ou à l’encontre de ceux qui trament contre le roi ou contre
le royaume une trahison, ou à l’encontre des félons et des
faussaires, ou à l’encontre de ceux qui commettent les autres
grandes fautes et qui doivent être châtiés dans tous les cas sans
aucune pitié. En effet le roi à l’encontre des malfaisants, tant
qu’ils sont dans leur malfaisance, doit toujours manifester sa
volonté mauvaise, car s’il n’agissait pas de cette façon, il ne
pourrait pas rendre pleinement la justice ni maintenir sa terre en
paix ni être tenu pour bon, mais il doit réserver aux bons sa
bonne volonté et vouloir qu’ils vivent en paix. Et en agissant ainsi
il sera en accord avec les paroles que les anges, sur l’ordre de
Dieu, adressèrent aux bergers quand naquit Notre Seigneur Jésus
Christ : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre
aux hommes de bonne volonté ». Aussi le roi qui aurait de la
haine d’une autre manière que celle qui est décrite dans cette loi,
par droite raison serait haï de Dieu et des hommes.

Loi XIII. Que le roi ne doit


désirer rien faire qui aille
contre le droit
14Le désir est une chose que les hommes ont en
eux naturellement, et quiconque en use comme il le doit, et pour
les choses qui conviennent, n’agit pas mal ; mais quand il est hors
de place,il est excessif, devient la pire chose au monde et va à
l’encontre de toutes les bonnes mœurs car ainsi qu’il est dit plus
haut, il est la racine de tous les maux et c’est pourquoi tous les
hommes du monde doivent se garder de lui, et à plus forte raison
les rois, qui ont en leur pouvoir toutes les choses de leur
seigneurie afin de les gouverner selon la justice et le droit. Et ils
doivent s’en garder de trois façons. Premièrement, en ne désirant
rien d’impossible ; deuxièmement, rien de ce qui ne doit pas
être ; troisièmement, rien hors du temps qui convient. Ainsi, le roi
désirerait une chose impossible s’il désirait faire par artifice ce
qu’il ne pourrait accomplir par nature, comme on le fait par
l’alchimie. Et de cette façon il montrerait qu’il manque
d’entendement et il perdrait son temps et son avoir.
Loi XIV. Que le roi ne doit pas
désirer faire ce qui va contre le
droit et ne doit même pas
l’envisager
• 13 « Par l’équité, un roi fait prospérer le pays, / mais l’exacteur le
mène à la ruine » (Pv, 29, 4). (...)

• 14 « Biens abondants dans la maison du juste, / mais les revenus


du méchant sont source d’inquiétude (...)

• 15 Peut-être Ecclésiastique, 31, 3 ou 31, 5 (« Celui qui aime l’or


n’échappe guère au péché, / celui (...)

15Le roi ne doit pas désirer ce qui va contre le droit, car d’après ce
qu’ont dit les sages qui ont fait les lois anciennes, le roi ne doit
pas plus désirer cela que ce qui ne peut pas être selon nature. Et
avec cette opinion s’accorde la sentence du noble empereur
Justinien, qui, à propos de lui-même et des autres empereurs et
rois, a défini leur pouvoir comme ce qu’ils pourraient faire dans le
respect du droit. Et pour que le roi puisse respecter cela, il est
nécessaire qu’il agisse en bon justicier et qu’il soit mesuré dans
ses dépenses et dans ses faveurs, et qu’il n’en fasse pas
d’importantes là où il ne convient pas d’en faire. En effet, s’il agit
en bon justicier, il n’aura pas le désir de faire une chose où se
trouve tort ou vilénie, et s’il est mesuré, il n’aura pas de raison de
désirer ce qui est superflu et sans profit, et il fera ce qu’a dit le roi
Salomon, selon qui le roi juste et épris de justice gouverne bien sa
terre, et celui qui est cupide à l’excès, celui-là la détruit13. Et bien
que le roi soit seigneur de son peuple pour le maintenirdans la
justice et être servi par lui, il doit malgré tout veiller sur lui afin
qu’il ne lui fasse pas défaut lorsqu’il aura besoin de lui, car selon
ce qu’a dit Aristote à Alexandre, le meilleur trésor que possède le
roi, et le dernier qu’il puisse perdre, c’est le peuple, quand on
veille bien sur lui. Et avec cela concorde ce qu’a dit l’empereur
Justinien, selon qui le royaume et le trésor de l’empereur ou du
roi sont riches et considérables lorsque ses vassaux sont riches et
sa terre considérable. Et pour toutes les raisons susdites, le roi n’a
pas à avoir le désir de grandes richesses, car d’après ce que
[Salomon] a également dit, l’homme qui est très cupide plonge sa
maison dans la tristesse et la discorde14. Et le même a encore dit
en un autre endroit15 que la cupidité, quand elle est excessive,
détruit et gâte la pensée de l’homme, de telle sorte que dans son
désir de richesses, il ne connaît pas la mesure et ne sait ni où
commencer ni où s’arrêter, car bien qu’il s’en soit procuré
beaucoup, ces richessses ne lui suffisent pas et il désire sans
cesse en avoir plus, si bien qu’il vit toujours comme un mendiant
et dans la pauvreté. Et là-dessus Valère le sage a dit que l’homme
doit grandement se garder d’être cupide, car être trop cupide
pousse à chercher des gains et des biens en cachette, ce qui est
dommageable et source de péché, et d’autres ouvertement, ce qui
est source de tort et de vilénie. Et parce que la cupidité engendre
tous les maux susdits, et beaucoup d’autres, quand elle est
excessive, les hommes doivent s’en garder grandement, et
particulièrement les rois, en raison de la place honorable et
éminente qu’ils occupent. En effet, si les rois ne se gardaient pas
de désirer les choses qu’ils ne doivent pas désirer, outre la peine
que Dieu leur infligerait pour cela, les hommes seraient
nécessairement amenés à leur souhaiter maux et malheurs.

Loi XV. Que le roi ne doit pas


avoir le désir de faire les
choses au moment où elles ne
doivent pas être faites, comme
les choses du plaisir dans les
moments de peine et
inversement
16Si le temps n’est pas approprié pour faire les choses, le roi ne
doit pas désirer qu’elles soient faites à ce moment-là. Il agirait
donc de cette façon lorsqu’il laisserait la chose qu’il devait faire
pour celle qu’il ne convenait pas de faire en cet instant-là, par
exemple en voulant travailler au moment où il devrait se reposer,
ou en voulant se reposer à l’heure du travail. En effet, de même
que celui qui entreprend un grand travail au moment où il doit se
reposer ne peut éviter d’attraper pour cette raison une maladie ou
la mort, de même s’il voulait se précipiter dans le repos à l’heure
du travail, il ne pourrait manquer de recevoir en conséquence
grand dommage ou déshonneur. Et c’est pourquoi le roi Salomon
a dit qu’il y a un temps pour toute chose, pour la faire et pour
l’achever. Mais toutes les choses ne peuvent pas avoir un temps
bien déterminé. C’est pourquoi le roi qui agirait contre cela ne
pourrait manquer de tomber dans les dangers susdits, ce qui
serait pire pour lui que pour un autre homme, et en outre irait
contre les bonnes mœurs.

Loi XVI. Que le roi doit être


diligent dans l’apprentissage
de la lecture et des savoirs
autant qu’il le pourra.
• 16 Pv, 25, 2-3 : « C’est la gloire de Dieu de celer une chose, c’est
la gloire des rois de la scruter (...)

• 17 Ps. 2, 10 : « Et maintenant, rois, comprenez, / corrigez-vous,


juges de la terre ! ».
• 18 Sagesse de Salomon, ch. 6 tout entier, notamment verset 9
(« C’est donc à vous, souverains, que s’ (...)

• 19 « L’homme dans son luxe ne comprend pas, / il ressemble au


bétail muet » (Ps. 49 [48], v. 13, répé (...)

17Le roi doit être diligent dans l’apprentissage des savoirs, car il
comprendra grâce à eux les choses propres aux rois et il saura
mieux s’y employer. Et en sachant lire il saura également mieux
garder ses secrets et en rester maître, ce qu’autrement il ne
pourrait bien faire. En effet, faute de savoir ces choses, il devrait
forcément se confier à un autre qui les connaîtrait. Et il pourrait
lui advenir ce qu’a dit le roi Salomon, à savoir que celui qui confie
son secret à un autre devient son esclave, alors que quiconque
sait le garder est maître de son cœur, ce qui convient grandement
au roi16. Et en outre, par l’écriture il entendra mieux la foi et il
saura plus parfaitement prier Dieu. Et il peut encore par la lecture
connaître lui-même les hauts faits qui ont eu lieu, et en tirer de
nombreux exemples et modèles de bonne conduite. Et les sages
anciens ont jugé bon non seulement que les rois sachent lire mais
encore qu’ils soient versés dans tous les savoirs pour pouvoir en
tirer profit. C’est ce que le roi David a dit lorsqu’il a conseillé aux
rois d’être entendus et savants puisqu’il leur appartient de juger
la terre17, et le roi Salomon, son fils, a dit de même que les rois
doivent apprendre les savoirs et ne pas les oublier, car c’est grâce
à eux qu’ils seront capables de juger et de gouverner leurs
peuples18. Et Boèce, qui fut un très sage chevalier, a dit qu’il
convient au roi plus qu’à tout autre homme de connaître les bons
savoirs, car son savoir est très profitable à son peuple, puisque
grâce à lui celui-ci sera gouverné droitement. Sans aucun doute
en effet, une si grande tâche, nul ne pourrait l’accomplir sans bon
entendement et grand savoir. Aussi le roi qui mépriserait
l’apprentissage des savoirs mépriserait-il Dieu, dont ils
proviennent tous, selon le roi Salomon qui a dit que tous les
savoirs proviennent de Dieu, avec qui ils sont à jamais. Et il se
mépriserait encore lui-même puisque Dieu a voulu que ce soit par
le savoir que l’entendement de l’homme s’écarte de celui de la
bête, et moins l’homme possèderait de ces savoirs, moins il y
aurait de distinction entre lui et les animaux. Et le roi qui agirait
ainsi, il lui adviendrait ce qu’a dit le roi David : l’homme, quand il
est traité avec honneur et qu’il ne le comprend pas, agit comme
les animaux, et se rend semblable à eux19.

Loi XVII. Que le roi doit


s’employer à connaître les
hommes
18Savoir connaître les hommes est l’une des choses auxquelles le
roi doit le plus s’employer : car puisque c’est avec eux qu’il doit
mener toutes ses affaires, il est nécessaire qu’il les connaisse
bien. Et cette connaissance doit porter sur trois choses.
Premièrement, le lignage dont ils viennent ; deuxièmement, leurs
mœurs et leurs manières ; troisièmement, les actions qu’ils ont
accomplies. S’il ne sait pas cela, il ne saura pas avec certitude de
quelle façon il doit mener sa vie parmi eux, ni quels sont ceux
qu’il doit honorer et bien traiter, ni ceux dont il doit se garder. Et
les sages anciens s’accordent sur ce point, car cette connaissance
sied davantage au roi qu’à tout autre homme et lui permet
d’honorer chacun et de le tenir en l’état qu’il mérite. Aussi le roi
qui n’agirait pas ainsi, les autres hommes devraient forcément se
détourner de lui et être contre lui, puisqu’il ne favoriserait pas les
bons et qu’il élèverait les méchants.
Loi XVIII. Que le roi doit être
reconnaissant et généreux
19Grande est la vertu de générosité, qui sied à tout homme
puissant et notamment au roi, quand il en use en temps voulu et
comme il se doit. C’est pourquoi Aristote a dit à Alexandre que
celui qui userait de générosité et s’efforcerait d’avoir en lui cette
vertu, n’en gagnerait que plus facilement l’amour et le cœur des
gens. Et pour qu’il puisse mieux la mettre en œuvre, il lui a
expliqué en détail en quoi elle consiste. Et il a dit que la
générosité consiste à donner à celui qui en a besoin et à celui qui
le mérite, selon le pouvoir de celui qui donne, qui doit donner ce
qui lui appartient et non prendre ce qui n’est pas à lui pour le
donner à autrui. En effet, celui qui donne plus qu’il ne peut n’est
pas généreux mais prodigue, et il sera en outre forcé de prendre
ce qui n’est pas à lui quand ce qui lui appartient ne lui suffira
plus, et si d’un côté il peut gagner des amis grâce à ce qu’il leur
donnera, de l’autre ceux à qui il le prendra deviendront ses
ennemis. Et Aristote a ajouté que celui qui donne à qui n’en a pas
besoin et ne lui en sait pas gré est comparable à celui qui verse de
l’eau dans la mer, et que celui qui donne à qui ne le mérite pas
est comme celui qui arme son ennemi contre lui.

Loi XIX. Que le roi doit être


adroit
20Le roi doit apprendre d’autres manières, outre celles dont nous
avons parlé dans les lois précédentes, car cela lui sied
grandement. Elles sont de deux sortes, les unes touchant à
l’exercice des armes afin qu’il puisse en user le moment venu, et
les autres destinées à avoir joie et plaisir, pour qu’il puisse mieux
supporter les souffrances et les peines, s’il vient à en avoir. En
matière de chevalerie, il convient qu’il soit un expert, pour mieux
protéger ce qui lui appartient et conquérir les biens de ses
ennemis ; c’est pourquoi il doit savoir chevaucher bien et avec
élégance et user de toutes sortes d’armes, aussi bien de celles
qu’il doit revêtir pour protéger son corps que de celles qu’il doit
manier. Celles qui sont défensives, il doit les porter et les utiliser
souvent pour pouvoir mieux les supporter le moment venu, de
sorte que, gêné par elles, il ne s’expose à quelque danger ou à
quelque honte ; quant à celles qui sont offensives, telles que la
lance, l’épée, la masse d’armes et toutes celles que les hommes
manient dans la lutte, il doit être très adroit pour bien frapper
avec elles. Et toutes ces armes dont nous venons de parler, aussi
bien celles qu’il doit revêtir que les autres, il est nécessaire qu’il
les porte de telle sorte que ce soit lui qui les ait en son pouvoir, et
non l’inverse. Et anciennement, on même apprenait aux rois à
tirer à l’arc et à l’arbalète, à monter prestement à cheval, à nager,
et toutes les autres choses qui pouvaient relever de l’adresse et
de la vaillance. Et on le faisait pour deux raisons : d’abord, pour
qu’ils sachent bien se servir de ces connaissances le moment
venu ; ensuite, pour que les hommes, prenant exemple sur eux,
désirent les mettre en pratique. Par conséquent, si le roi, comme
nous l’avons dit, n’usait pas des armes, outre le dommage qui
s’ensuivrait pour lui parce que ses gens cesseraient de s’en servir
à cause de lui, lui-même pourrait s’exposer à un tel danger qu’il
en perdrait la vie et encourrait grande honte.

Loi XX. Que le roi doit être


adroit à la chasse
• 20 « Il suit de là que l’art de la guerre est, en un sens, un mode
naturel d’acquisition (l’art de la (...)
21Le roi doit être adroit et expert en d’autres choses, qui
provoquent joie et allégresse, pour mieux supporter les grandes
souffrances et les peines si elles lui adviennent, comme nous
l’avons dit dans la loi antérieure. Et pour cela, l’une des choses
que les sages ont trouvées de la plus grande utilité est la chasse,
de quelque façon qu’elle se pratique, car elle sert grandement à
alléger les soucis et la colère, ce qui est plus nécessaire au roi
qu’à tout autre homme. Et outre tout cela, elle est salutaire car la
peine que le roi y prend, si elle reste mesurée, fait bien manger et
bien dormir, ce qui est le plus important dans la vie d’un homme.
Et le plaisir qu’il en reçoit est aussi une grande allégresse, qui est
par exemple de dresser les oiseaux et les bêtes féroces et de les
obliger à lui obéir et à le servir, afin d’amener les autres
bêtes à sa main. C’est pourquoi les anciens ont estimé que cela
convient grandement aux rois, plus qu’aux autres hommes, et
cela pour trois raisons : premièrement, en allongeant sa vie, en
préservant sa santé, en augmentant son entendement, et en
éloignant de lui les tracas et les peines, qui sont des choses qui
affaiblissent grandement le jugement, et tous les hommes de bon
sens doivent faire cela pour pouvoir parfaire leurs actions. Et sur
ce point, Caton le sage a dit que tout homme doit de temps en
temps glisser parmi ses tracas allégresse et plaisir, car ce qui ne
prend jamais de repos ne peut durer longtemps. Deuxièmement,
parce que la chasse relève de l’art et de la sagesse de guerroyer et
de vaincre20, dont les rois doivent être de grands experts.
Troisièmement, parce que les rois peuvent la pratiquer
pleinement, mieux que les autres hommes. Mais malgré tout cela,
ils ne doivent pas y engager de si grands frais qu’ils négligent ce
qu’ils doivent accomplir, ni ne doivent non plus en user au point
de nuire aux autres actions qu’ils doivent mener à bien. Et les rois
qui useraient d’une autre façon de la chasse, et non comme nous
l’avons dit, s’y consacreraient tout entiers, faute d’entendement,
en abandonnant pour elle les autres hauts faits qu’ils devraient
accomplir. Et outre tout cela, l’allégresse qu’ils en recevraient se
transformerait forcément pour eux en peine, d’où leur viendrait
de grandes maladies au lieu de la santé. Et en outre Dieu devrait
en tirer vengeance, à bon droit, parce qu’ils ont usé de façon
indue des choses qu’Il a créées en ce monde.

Loi XXI. Du genre d’allégresse


dont le roi doit user parfois
pour trouver réconfort au
milieu des peines et des soucis
• 21 Ou : des romans (au sens médiéval) ?

22Il existe d’autres sortes d’allégresses que celles dont nous


avons parlé dans les lois précédentes, qui ont été inventées pour
que l’homme trouve du réconfort au milieu des soucis et des
peines quand ceux-ci lui adviennent. Ces joies consistent à
écouter des chansons et des airs d’instruments, à jouer aux
échecs ou au trictrac ou à d’autres jeux semblables. Et nous
disons la même chose des histoires, des poèmes en roman21 et
des autres livres, qui parlent de ces choses dont les hommes
reçoivent joie et plaisir. Et bien que chacune d’entre elles ait été
inventée pour le bien, malgré cela, on ne doit pas en user si ce
n’est au moment qui convient et de manière à en tirer profit et
non dommage. Et cela sied davantage aux rois qu’aux autres
hommes, car ils doivent faire les choses avec grand ordre et
raison. Et sur ce point le roi Salomon a dit qu’il y a un temps
déterminé pour chaque chose, qui convient à celle-ci et pas à
celle-là, comme chanter aux noces et pleurer aux enterrements.
En effet, les chansons n’ont pas été faites pour autre chose que
pour la joie, de façon que les hommes en doivent recevoir du
plaisir et oublier leurs tracas. Par conséquent, qui userait d’elles
de façon superflue sortirait la joie de son lieu et la transformerait
en une manière de folie. Et nous disons la même chose des airs et
des instruments de musique ainsi que des autres jeux dont nous
avons traité plus haut : les hommes ne doivent en user que pour
pouvoir oublier leurs soucis et en recevoir de la joie, et non mus
par le désir d’amasser des gains grâce à eux. De fait, le gain qui
en résulte ne peut pas être grand ni très profitable. Et celui qui en
userait d’une autre façon en recevrait de grandes peines au lieu
de plaisirs et les transformerait en une manière de tricherie, qui
est une chose dont proviennent de nombreux dommages et de
nombreux maux et qui déplaît à Dieu et aux hommes car elle est
opposée à toute vertu. C’est pourquoi le roi qui ne saurait pas
bien user de ces choses, comme nous l’avons dit plus haut, outre
le péché et le méfait qui en résulteraient, en recevrait grand
dommage, car il avilirait sa personne en laissant les choses les
plus importantes et les meilleures au profit des plus viles.
NOTES
1 Ecclésiaste, 10, 17.

2 Ibid., 10, 16.

3 Ecclésiastique, 19, 9.

4 Psaumes, 128 (127), 3 : « Tes fils : des plants d’olivier à l’entour de


la table ».

5 C’est la traduction proposée par la Bible de Jérusalem pour Psaumes,


4, 5, tel que le cite saint Paul dans son épître aux Éphésiens (4, 26).
Elle correspond à la leçon de la Septuaginta et à celle de
la Vulgate (« Irascimini et nolite peccare »), qui est la version que l’on
cite ici, et qui diffère du texte massorétique, repris par les bibles
contemporaines (y compris la Bible de Jérusalem) : « Frémissez et ne
péchez plus » (BJ) ou « Mais vous, tremblez, ne péchez pas »
(traduction officielle pour la liturgie de l’Église catholique, Paris, éd. de
l’Emmanuel, 1993). Pour la citation du texte paulinien, la traduction
liturgique propose : « Si vous êtes en colère, ne tombez pas dans le
péché ».

6 Je m’inspire de la Bible de Jérusalem pour cette traduction de Ps. 6, 2


(Vulgate : « Domine, ne in furore tuo arguas me neque in ira tua
corripias me »), texte repris à l’identique dans Ps. 37 (38), 2. Mais je
prends en compte le fait que le texte d’Alphonse X paraît plutôt
correspondre au texte « selon les Hébreux » de cette dernière
occurrence (inversion des deux membres de phrase).

7 Proverbes, 17, 22 : « Cœur joyeux améliore la santé, / esprit


déprimé dessèche les os » (traduction BJ de « animus gaudens aetatem
floridam facit[,] spiritus tristis exsiccat ossa »).

8 « Comme le rugissement du lion, la fureur [ira] du roi, / mais comme


la rosée sur l’herbe, sa faveur » (Pv, 19, 12) et « Tel le rugissement du
lion, la colère [terror] du roi ! / Qui l’excite pèche contre lui-même »
(ibid., 20, 2).

9 « La fureur [indignatio] du roi est messagère de mort, / mais


l’homme sage l’apaise » (ibid., 16, 14).

10 Pv, 14, 17 (« L’homme prompt à la colère fait des sottises, /


l’homme malintentionné est odieux »), ou plus probablement 14, 29
(« L’homme lent à la colère est plein d’intelligence, / qui a l’humeur
prompte exalte la folie »), et 25, 28 (« Ville ouverte, sans remparts : /
tel est l’homme dont l’esprit est sans frein »).

11 Saint Jacques, Épître, 1, 20 : « car la colère de l’homme n’accomplit


pas la justice de Dieu ».

12 Saint Paul, Épître aux Éphésiens, 4, 26-32.

13 « Par l’équité, un roi fait prospérer le pays, / mais l’exacteur le


mène à la ruine » (Pv, 29, 4). La traduction d’Alphonse X est fidèle à
la Vulgate : « rex iustus erigit terram vir avarus destruet eam ».
14 « Biens abondants dans la maison du juste, / mais les revenus du
méchant sont source d’inquiétude » (ibid., 15, 6).

15 Peut-être Ecclésiastique, 31, 3 ou 31, 5 (« Celui qui aime l’or


n’échappe guère au péché, / celui qui poursuit le gain en sera la
dupe »).

16 Pv, 25, 2-3 : « C’est la gloire de Dieu de celer une chose, c’est la
gloire des rois de la scruter. / Les cieux, par leur hauteur, la terre, par
sa profondeur, et le cœur des rois sont insondables » et Eccl., 37, 10 :
« Ne consulte pas quelqu’un qui te regarde en dessous / et à ceux qui
t’envient cache tes desseins » (?).

17 Ps. 2, 10 : « Et maintenant, rois, comprenez, / corrigez-vous, juges


de la terre ! ».

18 Sagesse de Salomon, ch. 6 tout entier, notamment verset 9 (« C’est


donc à vous, souverains, que s’adressent mes paroles, pour que vous
appreniez la sagesse et évitiez les fautes ») et v. 21 (« Si donc trônes et
sceptres vous plaisent, souverains des peuples, honorez la Sagesse,
afin de régner à jamais »).

19 « L’homme dans son luxe ne comprend pas, / il ressemble au bétail


muet » (Ps. 49 [48], v. 13, répété en v. 21). (Trad. liturgique :
« l’homme comblé ne dure pas : il ressemble au bétail qu’on
abat »). Cf. Vulgate, Psalmi iuxta LXX : « et homo cum in honore esset
non intellexit / conparatus est iumentis insipientibus et similis factus
est illis ».

20 « Il suit de là que l’art de la guerre est, en un sens, un mode


naturel d’acquisition (l’art de la chasse en est une partie) et doit se
pratiquer à la fois contre les bêtes sauvages et contre les hommes »
(Aristote, Politiques).

21 Ou : des romans (au sens médiéval) ?

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