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Réflexions sur le

polythéisme romain au
prisme d’une petite divinité :
Rumina, la déesse de la
mamelle allaitante
Francesca Prescendi
p. 153-164

TEXTE NOTES AUTEUR


TEXTE INTÉGRAL
• 1 Je remercie M. Bettini et les doctorant·e·s du centre
d’Anthropologie du monde Antique (AMA) de S (...)

1En étudiant le mythe de la naissance de Romulus et Rémus, on


rencontre la déesse Rumina, qui, sans agir directement, y est
présente, comme nous le verrons, à travers la figure du figuier
Ruminalis1. Si l’exercice consistant à retracer les contours d’une
figure mal connue du panthéon, telle Rumina, peut être méritoire
en lui-même, il l’est d’autant plus quand il permet de mieux
comprendre la façon dont les divinités peuvent être récupérées et
intégrées dans le cadre de la construction d’un passé idéalisé.
Commençons à analyser les informations contenues dans les
textes littéraires, qui constituent les seuls matériaux disponibles.
À ma connaissance, en effet, Rumina n’est pas mentionnée dans
des inscriptions ni représentée sur des images.

Le nom
• 2 Perfigli 2004, 95-96.

• 3 Leumann 1944, 129-151.

• 4 Oniga 1988, 99 sq.


2Pour comprendre le nom Rumina, nous suivons l’analyse de
M. Perfigli2, établie sur la base des études de M. Leumann3 et de
R. Oniga4. La terminaison –ia ou –ina, typique des noms des
déesses, est employée pour former l’abstrait en partant des noms
ou des verbes communs. La déesse Paventia ou Paventina par
exemple indique l’état mental lié au pauor (“crainte”) ; Libentina
serait dérivée du verbe libere (“ressentir du plaisir”) et Potina du
verbe potare (“boire”) ; Cloacina peut s’expliquer comme étant la
déesse liée à l’opération de “nettoyer” (cloare ou cluere) ou de
la cloaca (“égout”) et Lucina, celle qui mène les enfants à la
lumière, dérive de lux (“lumière”) ou de lucus (“clairière”). Parmi
ces divinités, affirme Perfigli, il y a aussi Cunina et Rumina qui
constituent un groupe à part parce que leur nom indique plus
précisément le lieu où se déroule l’action : Cunina agit sur le
berceau (cuna) et Rumina agit sur la mamelle (ruma).
• 5 Varro, rust., 2.1.20 : tertia res est, <in> nutricatu quae obseruari
oporteat, in quo quot diebus mat</in> (...)

• 6 En sortant du domaine de l’élevage, nous trouvons (Catull. 16.1 et


28.10) un autre verbe composé, (...)

3J’ai poursuivi mes recherches sur la piste indiquée par Perfigli


autour du substantif ruma de la première déclinaison, ou rumis, -
is, plus archaïque, de la troisième déclinaison, l’une et l’autre
formes étant synonymes de mamma. Ce terme était déjà désuet à
l’époque de Varron, comme nous le constatons dans un passage
de l’auteur sur l’élevage des agneaux : “car rumis est, à mon avis
(ut opinor), la mamelle selon un ancien mot (antiquo enim
uocabulo)”5. Les seules attestations présentes en latin classique
sont des composés – comme l’adjectif subrumis ou le
verbe subrumor, présents dans des passages qui parlent
d’agneaux ou de cabris allaités – et l’adjectif ruminalis qui semble
indiquer des animaux de lait6. Il s’agit donc de termes qui se
réfèrent au domaine de l’élevage.
• 7 Wissowa 1912, 242.

• 8 Sur cette gens et sur Romulus comme nom propre, voir aussi de
Simone 2006.

• 9 Schultze 1991.

• 10 CIL, VI, 566 : Remureine.

• 11 Aronen 1999, “Remona”.

4La piste ici suggérée pour interpréter le nom de la déesse


pourrait être mise en concurrence avec d’autres interprétations.
G. Wissowa7, par exemple, établit un lien entre le nom de la
déesse et celui d’une gens étrusque, les Ruma, qui aurait été
importante aux origines de Rome8. Pour expliquer cette
hypothèse, il se réfère lui aussi aux études sur les noms propres
latins, menées par W. Schulze9, et tire profit de la comparaison
avec Remurina, une déesse à laquelle une inscription est dédiée
sur le Palatin10. G. Wissowa, suivi récemment par J. Aronen11,
suppose un lien entre Remurina et Rémus et l’oppose à un
hypothétique couple formé par Rumina et Romulus. Cette
construction me paraît cependant fragile et le lien entre les deux
déesses et les jumeaux royaux loin d’être démontré.
• 12 Wissowa 1912, 29.

• 13 Cf. Glassner 2017 et Rendu-Loisel, à paraître. Je remercie A.-


C. Rendu-Loisel d’avoir discuté ave (...)

5Une autre piste explicative pourrait être celle qui conduit vers le
toponyme du Tibre, Rumon, attesté par Servius (Commentaire à
l’Énéide, 8.63 et 90). Rumina serait ainsi une divinité portant le
nom d’un lieu, phénomène connu pour d’autres divinités
romaines (voir par exemple Palatua qui tire son nom du Palatin12)
et certainement dans d’autres régions de la Méditerranée antique
(Grèce, Proche-Orient13). Dans le cas de Rumina, cependant, cette
hypothèse n’est pas suggérée par les documents antiques.
• 14 Lors de mes recherches linguistiques sur ce terme, je me suis
aperçue cependant d’une aporie : la (...)

6En définitive, la piste selon laquelle Rumina est la divinité de


la ruma n’est pas seulement la plus probable, mais aussi la plus
intéressante parce qu’elle est proposée par les auteurs anciens et
nous permet d’appréhender leur manière de concevoir la
divinité14.

Lieu de culte
• 15 Plut., quaest. Rom., 57 (trad. J. Boulogne, Paris, 2002,
modifiée).

7Pour avancer dans la connaissance de la déesse, nous devrions


établir la localisation de son culte, ce qui nous permettrait de
connaître son réseau de contacts de proximité spatiale. Nous
n’avons malheureusement pas d’informations sur cet
emplacement, mais un passage de Plutarque15, dans lequel
l’auteur s’interroge sur la signification du nom de
la ficus Ruminalis, réunit cependant un nombre important
d’autres éléments :
“∆ιὰ τί τῇ Ῥουµίνῃ θύουσαι γάλα κατασπένδουσι τῶν ἱερῶν, οἶνον δ᾿
οὐ προσφέρουσιν ;”
Ἢ ῥοῦµαν Λατῖνοι τὴν θηλὴν καλοῦσι, καὶ Ῥουµινᾶλιν ὀνοµασθῆναι
λέγουσιν, παρ᾿ ὅσον ἡ λύκαινα τῷ Ῥωµύλῳ τὴν θηλὴν παρέσχεν ;
ὥσπερ οὖν ἡµεῖς τὰς τρεφούσας τὰ παιδία γάλακτι θηλονὰς ἀπὸ τῆς
θηλῆς καλοῦµεν, οὕτως ἡ Ῥουµῖνα θηλώ τις οὖσα καὶ τιθήνη καὶ
κουροτρόφος οὐ προσίεται τὸν ἄκρατον ὡς βλαβερὸν ὄντα τοῖς
νηπίοις.
• 16 L’expression tà hiérà sera discutée plus tard.

“Pourquoi quand les femmes sacrifient à Rumina versent-elles du lait


sur les victimes16, mais ne présentent-elles pas du vin ?”
Est-ce, entre autres raisons, que les Latins appellent le sein ruma et
qu’à leurs dires le Ruminalis n’a reçu son nom que par rapport à
l’allaitement de Romulus par la louve ?
De même que nous appelons nourrices (thelonaì) celles qui donnent
leur lait aux tout petits, à partir du mot “sein” (thèlè), de même
Rumina, qui allaite et qui veille à la croissance des jeunes enfants,
n’admet pas le vin pur, car il est nocif pour les bébés.

• 17 Varro, rust., 2.11.5 (trad. C. Guiraud, Paris, 1985).

8Pour comprendre ce passage, il faut tenir compte du fait que


Plutarque part du lien étymologique entre Rumina et Ruminalis,
considérés l’un et l’autre comme dérivés de ruma. Cependant, il
est aussi possible que ce figuier rappelle, selon Plutarque, celui
qui se trouvait dans le sanctuaire de Rumina. Varron17 rapporte
en effet que dans ce sanctuaire un figuier avait été planté par les
bergers :
Non negarim, inquam, ideo aput diuae Ruminae sacellum a pastoribus
satam ficum.
Je soutiendrais volontiers, dis-je, que c’est pour cette raison que les
bergers ont planté un figuier près du petit sanctuaire de la déesse
Rumina.

• 18 Varro, ling., 5.54 ; Ov., fast., 2. 387-412 ; Plin., hist., 15.77.

• 19 Pseudo-Aurelius Victor, Origo gentis romanae 20.3. Pour


l’explication de cette localisation ambig (...)

9On peut imaginer que les auteurs anciens faisaient un renvoi


d’un figuier à l’autre : la ficus Ruminalis présente dans les scènes
d’allaitement des jumeaux constituait une allusion à l’arbre du
sanctuaire de la déesse sous la protection de laquelle l’allaitement
se déroule. Cependant cette piste ne permet pas d’affirmer qu’il
s’agit du même arbre ni, donc, de localiser le sanctuaire de
Rumina près du Comitium18 ou du Lupercal19 – les endroits où se
trouve, selon la tradition, le figuier Ruminalis.
• 20 Varro, rust., 2.11.4 parle de la fabrication du fromage, qui
résulte du lait auquel on ajoute soi (...)

10Dans le passage20 cité précédemment, où Varron fait référence


à l’arbre planté par les bergers, l’auteur donne la raison du choix
de l’arbre. Il explique en effet que les bergers ont planté un
figuier en raison du rôle important que son suc, autrement dit
“lait” (lac), joue dans la fabrication du fromage. Le suc mélangé au
lait provoque en effet le processus de coagulation. Cet arbre
renvoie donc non seulement au domaine pastoral, mais aussi à
celui du travail qui s’effectue à partir des produits laitiers.
11Rumina est une divinité liée au monde pastoral, honorée dans
un sanctuaire qu’on imagine archaïque, modeste et fréquenté par
les femmes et les bergers. Si nous ne pouvons rien affirmer sur
l’emplacement du lieu de culte, les affinités entre son figuier et le
figuier Ruminalis, ainsi que son caractère pastoral, situent
toutefois la déesse dans l’imaginaire des origines de la civilisation
et donc aussi au cœur de l’espace de la Rome la plus ancienne.

Les offrandes
• 21 Varro, rust., 2.11.5 (trad. C. Guiraud, Paris, 1985).

12Varron21 rapporte que l’offrande propre à Rumina est le lait et


non le vin :
ibi enim solent sacrificari lacte pro uino et [pro] lactentibus.
Là en effet on a coutume de prendre pour les sacrifices du lait, au lieu
de vin, et les animaux de lait..
• 22 Keil 1884.

• 23 Je remercie Maurizio Bettini d’avoir discuté de ce texte avec moi.

13Les manuscrits rapportent en ce passage pro lactentibus. Avec


la préposition pro, le complément a la même position et fonction
que pro uino et la phrase signifie que dans le temple on sacrifie
par le lait, au lieu d’utiliser le vin et les animaux sacrificiels. La
préposition a cependant été supprimée par H. Keil en 188422.
Cette correction change la signification de la phrase
puisque lactentibus sans préposition se coordonne avec lacte et
signifie “on sacrifie par le lait, à la place du vin, et par des
victimes de lait”. La correction donc permet de coordonner le lait
et les animaux lactentes comme étant deux objets sacrificiels.
Cela fait sens parce que le deuxième renvoie au premier. L’animal
qui se nourrit de lait est en quelque sorte “plein de lait” : il est
comme un “récipient” contenant du lait23. En outre, cette lecture
du texte de Varron s’accorde avec les informations de Plutarque,
qui, même s’il ne parle pas d’animaux de lait, évoque des
sacrifices sanglants dans le temple de la déesse.
• 24 Sur ce type de libations et leur importance dans le monde
hellénique, voir Pirenne-Delforge 2011.

• 25 Rudhardt 1992, 23.

14En effet, dans la Question romaine 57 citée plus haut, Plutarque


affirme que Rumina, en qualité de nourrice (τιθήνη), “n’admet pas
de vin dans les sacrifices qui lui sont adressés”. Rumina est donc
préposée aux nourrissons et honorée avec une offrande, le lait,
ressentie comme étant adaptée à cette qualité. Il est évident que
cet aliment est connoté par rapport au vin qu’il remplace pour les
libations24. Quand il formule la question qui introduit cette
réponse, il écrit : ∆ιὰ τί τῇ Ῥουµίνῃ θύουσαι γάλα
κατασπένδουσι τῶν ἱερῶν (“Pourquoi quand les femmes
sacrifient à Rumina versent-elles du lait sur les victimes ?”). Il
utilise donc le verbe thueìn, indiquant normalement un sacrifice
sanglant, au participe aoriste féminin pluriel. Cela laisse
comprendre que des femmes accomplissent un sacrifice. L’objet,
sur lequel la libation est versée, est représenté par le neutre
substantivé tà ierà25, qui pourrait indiquer les animaux de lait
dont parle Varron.
• 26 Plut., Rom., 1.4.1-2 (trad. A.-M. Ozanam, Paris, 2001).

15Dans un autre passage, Plutarque26 revient sur la question :


καὶ θεόν τινα τῆς ἐκτροφῆς τῶν νηπίων ἐπιµελεῖσθαι δοκοῦσαν
ὀνοµάζουσι Ῥουµῖναν, καὶ θύουσιν αὐτῇ νηφάλια, καὶ γάλα τοῖς
ἱεροῖς ἐπισπένδουσιν.
L’on appelle Rumina une divinité qui préside, pense-t-on, à la
nourriture des nourrissons : quand on lui offre des sacrifices, on
n’emploie pas de vin ; on verse des libations de lait sur les victimes.

• 27 Prescendi 2007, 37-38.

16On retrouve le terme tà ierà pour indiquer des animaux


sacrificiels. Il semblerait que ce rite ait comporté un sacrifice –
indiqué d’ailleurs par le verbe thueìn utilisé au début de
la Question romaine 57 – d’animaux aspergés par une libation de
lait. Cette libation constituait une immolatio alternative lors de la
performance rituelle parce qu’elle s’opposait à celle usuelle
accomplie par le vin27 et était effectuée par des femmes, comme
nous l’avons vu.
• 28 Prescendi 2007, 88-89.

• 29 Ov., fast., 4.743-746.

17Le lien entre Rumina et le lait a probablement une valeur qui va


au-delà de celui que nous venons de discuter. En effet, le lait
n’est pas seulement adapté à la déesse en raison de son lien au
monde maternel, mais aussi parce qu’il est censé être un aliment
rustique et primordial : il est antérieur au développement
technique. Dans l’histoire de la pratique du sacrifice – telle qu’elle
est conçue par les Romains – la libation par le lait représente un
ingrédient du temps antique, c’est-à-dire du temps de Romulus,
qui se termine avec l’arrivée du deuxième roi, Numa28. Le lait
pouvait aussi être versé comme libation dans des fêtes
considérées comme rustiques, par exemple les Parilia en
l’honneur de Pales, déesse des troupeaux29. Cette dernière, liée
au monde des moutons et du pâturage, est d’ailleurs proche de
Rumina dont le sanctuaire, comme nous l’avons vu, est également
fréquenté par les bergers.

La potestas de la déesse
• 30 Cf. Perfigli 2004, passim.

• 31 La dea Carna est peut-être un autre exemple de divinité qui


protège des organes. Elle est en effe (...)

18Le champ d’action particulier de notre déesse est la protection


de la mamelle allaitante. Cette particularité la rapproche donc des
divinités qui veillent à la sortie des fluides corporels, comme le
dieu Consevius (de conserere : dieu préposé à parsemer la
semence), Fluonia ou Fluvonia (déesse qui retenait le liquide
menstruel), Alemona (déesse du sang qui nourrit l’enfant dans
l’utérus) et Mena (déesse de la régularité du flux menstruel)30.
Rumina se distingue également du dieu Lactans, préposé au fluide
végétal laiteux. Le champ d’action de la déesse semble en effet
concerner la protection de l’organe qui produit le lait humain et
animal. En cela, elle apparaît comme une divinité tout à fait
originale puisque préposée directement à un organe, chose rare
dans le panthéon romain31.
• 32 Varro ap. Nonius, 246L.
19Dans un passage de Varron, cité par Nonius32, Rumina est mise
en lien avec d’autres divinités, Cunina et les Semones, qui
reçoivent également l’offrande du lait :
his Semonibus lacte fit, non uino : Cuninae propter cunas, Ruminae
propter rumam, id est prisco uocabulo mammam
À ces Semones on offre du lait, non du vin, comme à Cunina, qui
protège les berceaux, et à Rumina, qui protège la ruma, c’est-à-dire la
mamelle selon un ancien vocable.

• 33 Dumézil 2000, 241, cf. aussi Wissowa 1912, 130, n. 2, qui


indique que les auteurs plus tardifs on (...)

• 34 Scheid 1990, 622.

20Si nous avons déjà relevé le domaine d’action de Cunina, le


berceau, il faut à présent nous focaliser sur les Semones, terme
rare en latin, qui semble être la forme animée de semen (“la
semence”)33. Le terme apparaît dans le carmen des Arvales pour
indiquer des dieux qui, comme les Lares, agissent en association
avec Mars. Ce dernier défend le territoire et “permet, par sa garde,
à ces divinités spécialisées de faire un travail technique et
créateur”34. Rumina est donc considérée comme ces divinités qui
accomplissent une tâche spécifique.
• 35 Aug., civ., 6.10.3 (trad. G. Combès, Paris, 1960, modifiée).

21Nous recueillons d’autres informations dans un passage


d’Augustin35 qui se réfère à la critique de Sénèque envers la
religion traditionnelle dans son traité De superstitione. Sénèque
critique le fait que certains dieux forment des couples en dépit de
leurs liens de sang : Bellone et Mars ; Vénus et Vulcain ; Salacia et
Neptune. Cependant, il ne parvient pas à trouver de partenaires
pour certaines divinités, comme Rumina :
Quosdam tamen caelibes relinquimus, quasi condicio defecerit,
praesertim cum quaedam uiduae sint, ut Populonia uel Fulgora et diua
Rumina ; quibus non miror petitorem defuisse. Omnem istam
ignobilem deorum turbam, quam longo aeuo longa superstitio
congessit, sic, inquit, adorabimus, ut meminerimus cultum eius magis
ad morem quam ad rem pertinere.
Nous en laissons, il est vrai, quelques-unes <scil. : des divinités>
célibataires, faute de leur avoir trouvé un parti, surtout certaines qui
sont privées de partenaire comme Populonia ou Fulgora et la diua
Rumina ; pour elles, rien d’étonnant qu’il n’y ait pas de prétendants.
Cette foule de dieux obscurs qu’une longue superstition a accumulée
durant de si longs siècles, nous l’adorons, dit-il <scil. Sénèque>, mais
en nous souvenant que ce culte repose plus sur la coutume que sur
une réelle nécessité.

22Selon Sénèque, Rumina fait donc partie de l’ignobilis deorum


turba, ce qui signifie qu’elle se situe au bas de la hiérarchie des
dieux. On apprend aussi qu’elle est définie diua, terme qui
pourrait faire penser qu’elle était devenue déesse en partant
d’une condition mortelle. Il n’y a cependant aucune autre trace de
cet aspect dans la littérature.
• 36 Aug., civ., 4.21 (trad. personnelle). Voir Aug., civ. 4.34.
Augustin critique l’efficacité des di (...)

23Un passage d’Augustin36 nous la fait voir en action :


Quid opus erat parturientibus inuocare Lucinam, cum, si adesset
Felicitas, non solum bene parerent, sed etiam bonos ? Quid necesse
erat Opi deae commendare nascentes, deo Vaticano uagientes, deae
Cuninae iacentes, deae Ruminae sugentes, deo Statilino stantes…
Quelle nécessité avaient les femmes qui accouchaient d’invoquer
Lucina, du moment que, si la Félicité était présente, non seulement
elles auraient accouché facilement, mais elles auraient eu aussi des
bons enfants ? Pourquoi était-il nécessaire de recommander à la
déesse Ops les enfants qui naissent, au dieu Vaticanus ceux qui
vagissent, à la déesse Cunina ceux qui sont dans le berceau, à la
déesse Rumina ceux qui tètent, au dieu Statilinus, ceux qui se tiennent
debout…

24Rumina est citée ici parmi d’autres divinités fonctionnelles et


elle est préposée à une tâche spécifique, à savoir faire téter les
nourrissons.
• 37 Ce passage est cité par Bettini 2017, auquel je renvoie pour cet
aspect.

• 38 Aug., civ., 7.11 (trad. G. Combès, Paris, 1960, modifiée).

25On pourrait imaginer que, comme ces autres divinités


fonctionnelles, elle était aussi la ministra d’un dieu supérieur.
Servius (Commentaire à l’Énéide 5.95) suggère que telle était la
règle, quand il explique que “Virgile considérait Anchise comme
un dieu, parce qu’il lui attribue un serviteur. Toute divinité
disposait, en effet, d’une inferior
potestas comme minister, comme Adonis pour Vénus, et Virbius
pour Diane”37. Sur cet aspect, nous disposons uniquement d’un
passage complexe d’Augustin38, que nous devons lire en entier.
Dans ce texte, il est question des épithètes de Jupiter qu’Augustin
énonce pour critiquer le fonctionnement du polythéisme. Ce
faisant, il nous livre cependant une description précieuse de son
fonctionnement :
Dixerunt eum Victorem, Inuictum, Opitulum, Inpulsorem, Statorem,
Centumpedam, Supinalem, Tigillum, Almum, Ruminum et alia quae
persequi longum est. Haec autem cognomina inposuerunt uni deo
propter causas potestatesque diuersas, non tamen propter tot res
etiam tot deos eum esse coegerunt : quod omnia uinceret, quod a
nemine uinceretur, quod opem indigentibus ferret, quod haberet
inpellendi, statuendi, stabiliendi, resupinandi potestatem, quod
tamquam tigillus mundum contineret ac sustineret, quod aleret omnia,
quod ruma, id est mamma, aleret animalia. In his, ut aduertimus,
quaedam magna sunt, quaedam exigua ; et tamen unus utraque facere
perhibetur. Puto inter se propinquiora esse causas rerum atque
primordia, propter quas res unum mundum duos deos esse uoluerunt,
Iouem atque Ianum, quam continere mundum et mammam dare
animalibus ; nec tamen propter haec opera duo tam longe inter se ui et
dignitate diuersa duo dii esse compulsi sunt ; sed unus Iuppiter propter
illud Tigillus, propter illud Ruminus appellatus est. Nolo dicere, quod
animalibus mammam praebere sugentibus magis Iunonem potuit
decere quam Iouem, praesertim cum esset etiam diua Rumina, quae in
hoc opus adiutorium illi famulatumue praeberet. Cogito enim posse
responderi, et ipsam Iunonem nihil aliud esse quam Iouem, secundum
illos Valerii Sorani uersus, ubi dictum est : Iuppiter omnipotens regum
rerumque deumque progenitor genetrixque deum. Quare ergo dictus
est et Ruminus, cum diligentius fortasse quaerentibus ipse inueniatur
esse etiam illa diua Rumina? Si enim maiestate deorum recte uidebatur
indignum, ut in una spica alter ad curam geniculi, altera ad folliculi
pertineret : quanto est indignius unam rem infimam, id est ut mammis
alantur animalia, duorum deorum potestate curari, quorum sit unus
Iuppiter, rex ipse cunctorum, et hoc agat non saltem cum coniuge sua,
sed cum ignobili nescio qua Rumina, nisi quia ipse est etiam ipsa
Rumina ; Ruminus fortasse pro sugentibus maribus, Rumina pro
feminis. Dicerem quippe noluisse illos Ioui femininum nomen inponere,
nisi et in illis uersibus “progenitor genetrixque” diceretur, et inter eius
alia cognomina legerem, quod etiam Pecunia uocaretur, quam deam
inter illos minuscularios inuenimus et in quarto libro
commemorauimus. Sed cum et mares et feminae habeant pecuniam,
cur non et Pecunia et Pecunius appellatus sit, sicut Rumina et Ruminus,
ipsi uiderint.
On lui a donné les dénominations de Victor, Invictus, Opitulus,
Impulsor, Stator, Centumpeda, Supinalis, Tigillus, Almus, Ruminus, et
d’autres encore qu’il serait trop long d’énumérer. On a appliqué ces
surnoms à un seul dieu en raison de ses divers pouvoirs (potestates),
sans toutefois le contraindre à se multiplier en autant de dieux qu’il y a
d’activités : il vainc sur tous et est invincible, il secourt les indigents, il
a le pouvoir de renverser, d’affermir, de maintenir, de bouleverser ; il
maintient et soutient le monde en sa qualité de Tigillus ; il nourrit tous
les êtres, il est la ruma, c’est-à-dire la mamelle qui alimente tous les
vivants. Parmi ces fonctions, remarquons-le, il en est d’importantes,
d’autres insignifiantes, et pourtant un seul est censé les accomplir les
unes les autres. Or, à mon avis, il y a entre les causes des êtres et leurs
origines – deux choses qui les ont conduits à faire d’un monde unique
deux dieux, Janus et Jupiter – plus de parenté qu’entre soutenir le
monde et donner la mamelle aux vivants ; et bien que ces deux œuvres
soient si éloignées l’une de l’autre par la vertu et la dignité, on ne s’est
pas cru obligé de faire deux dieux ; le seul Jupiter a été appelé Tigillus
pour la première et Ruminus pour la seconde.
Je me garde de dire que pour donner le sein aux vivants, Junon eût
mieux convenu que Jupiter, d’autant qu’il existait encore une déesse
Rumina pour la seconder ou la servir dans cet office. Car on pourra, j’y
pense, me répondre que Junon elle-même n’est rien d’autre que
Jupiter, selon ces vers de Valerius Soranus : “Jupiter tout-puissant, père
et mère des rois, des choses et des dieux, père et mère des dieux”.
Pourquoi donc l’a-t-on appelé Ruminus, quand un examen plus
attentif découvrirait sans doute qu’il est lui-même cette diua Rumina ?
Car il semblait vraiment indigne de la majesté des dieux que pour un
seul épi l’un fut chargé des nœuds de la tige, l’autre de l’enveloppe des
grains, combien serait-il plus indigne qu’une seule infime opération, à
savoir l’allaitement des vivants, exigeât les soins des deux divinités,
dont l’une serait Jupiter, le roi même de tous les dieux et il le ferait,
non pas avec son épouse, mais avec je ne sais quelle obscure Rumina,
à moins que lui-même ne soit cette Rumina ; ou peut-être Ruminus,
quand ce sont des mâles qui tètent et Rumina quand ce sont des
femelles. J’accorderais qu’ils ont refusé à Jupiter un nom féminin, s’il
n’était appelé dans ces vers “père et mère” et si je ne lisais parmi ses
autres noms celui de Pecunia, une de ces déesses minuscules
mentionnées au quatrième livre. Mais si hommes et femmes ont de
l’argent, pourquoi Jupiter n’a-t-il pas été appelé Pecunia et Pecunius
comme Rumina et Ruminus ? À eux de nous le dire !
• 39 Jupiter Victor avait un temple qui lui avait été dédié par
Q. Fabius Maximus en 295 a.C. pendant (...)

• 40 Cf. Ov., fast., 6.650 (Iuppiter Invictus). Pour d’autres passages


indiquant cette modalité d’acti (...)

• 41 Paul Diacre dans son Épitomé au texte de Festus, La signification


des mots, 201L., parle d’un Opi (...)

• 42 L’épithète impulsor (“agitateur”), peut avoir un sens positif,


comme ici, ou négatif, comme par e (...)

• 43 L’épithète dérive du verbe supino, -are “renverser en arrière”.


Cette appellation semblerait être (...)

• 44 Jupiter dans sa fonction de celui qui inspire la résistance même


armée pour protéger la patrie (S (...)

• 45 L’épithète Centumpeda, qui signifie “qui a centum pedes”, se


trouve à ma connaissance seulement c (...)

• 46 Tigillus, épithète utilisée peut-être seulement par Augustin, est


forgée sur le tigillum sororium(...)

• 47 Almus, épithète qu’Augustin tire du verbe alo (“nourrir”), est à


rapprocher de l’appellation plus (...)

• 48 Lipka 2009, 143 considère cette appellation comme une création


d’Augustin.

• 49 Aug., civ., 4.11 : in Diua Rumina mammam paruulo immulgeat,


quia rumam dixerunt ueteres mammam.

26Au début du passage, Augustin affirme : “On a appliqué ces


surnoms à un seul dieu en raison de ses divers pouvoirs
(potestates), sans toutefois le contraindre à se multiplier en autant
de dieux”. Les épithètes indiquent donc les potestates ou,
pourrions-nous dire, les modalités d’action du dieu. Le
polythéisme joue avec le passage de l’un au multiple : Jupiter est
un dieu ayant une puissance très grande et variée, mais celle-ci se
fragmente en d’innombrables pouvoirs spécifiques qui deviennent
des entités autonomes. Ces dernières sont listées à la
suite : Jupiter a la potestas de la victoire, et grâce à cela il est
donc toujours vainqueur (Victor)39 et invincible (Inuictus)40 ; il
apporte de l’aide (Opitulus)41,a le pouvoir de secouer
(Impulsor)42, de renverser en arrière (Supinalis)43, mais aussi de
préserver la stabilité de la patrie par une défense armée (Stator44),
d’avoir cent pieds pour consolider (Centumpeda)45, et de soutenir
le monde comme s’il était une poutre (Tigillus)46 ; et enfin, il agit
dans le domaine de l’alimentation (Almus)47 et de l’allaitement
(Ruminus)48. Parmi les épithètes indiquées ici, quelques-unes
seulement sont attestées cultuellement ou par d’autres auteurs,
tandis que certaines semblent être des inventions. Cette liste a
des aspects communs avec celle présentée par Augustin en civ.
4.11, dans laquelle il explique de manière analogue la puissance
de Jupiter en l’associant aux différentes puissances des autres
dieux et aussi à la diua Rumina, avec laquelle, dit-il, le dieu
partage la fonction de donner la mamelle aux enfants49.
• 50 Scheid 1999.

• 51 Scheid 1999, 200-201.

• 52 Sur les épithètes divines, je signale le projet de recherche ERC


Advanced Grand de Corinne Bonnet (...)

• 53 Aug., civ., 7.14 ; un autre passage de ce chapitre a déjà été cité


auparavant.

27Dans le passage 7.11, Augustin remarque que les fonctions de


Jupiter sont très différentes entre elles et en indique certaines
comme étant plus importantes que d’autres. Il différencie en
particulier le fait de soutenir le monde d’un côté, et de donner la
mamelle aux enfants de l’autre. Si la première fonction lui paraît
importante, il n’en est pas de même de la deuxième, qu’il
considère comme étant une tâche plus adaptée à Junon. Il imagine
en effet qu’elle aurait pu l’accomplir avec la diua Rumina qui
aurait été “son aide ou sa servante” (adiutorium illi famulatumue).
Si nous accordons de la crédibilité à ce passage, nous retrouvons
ici notre déesse dans sa fonction de ministra de Junon, ce qui
ferait sens compte tenu du fait qu’un des domaines d’action de
cette dernière concerne les femmes et les accouchements
auxquels l’allaitement est étroitement associé. Ce lien entre, d’un
côté, une divinité ayant un domaine et des modalités d’action plus
étendus et, de l’autre, des divinités ayant des domaines et des
modalités d’action plus restreints et qui agissent en collaboration
avec la première, a été étudié de manière claire et convaincante
par J. Scheid50. Citons à titre d’exemple un extrait issu d’un
procès-verbal des frères arvales de l’année 101 p.C., relatant la
formulation des vœux lors du départ en guerre de Trajan. Dans ce
document sont mentionnés : Mars pater, Mars uictor et Victoria.
J. Scheid explique qu’il existe entre ces divinités une relation
dynamique : “Mars pater est le dieu de la guerre et de ceux qui la
font, Mars uictor est le même dieu sous une autre personne, mais
considéré sous l’angle de son action et de l’effet de celle-ci : la
victoire ; enfin un dernier pas divinise ce résultat : Victoire”51. Sur
la base d’autres exemples, J. Scheid remarque que ce type de
progression respecte un ordre hiérarchique et qu’il produit la
“dispersion d’une personnalité divine entre plusieurs divinités qui
doivent représenter tous les moments de l’exercice de son
pouvoir”. On pourrait imaginer qu’il existe une relation de ce type
entre Junon et Rumina. Cependant, la situation se complique
puisqu’Augustin affirme qu’il y a un Jupiter Ruminus qui serait la
même divinité que Rumina ou qui agirait en collaboration avec
elle. Rumina ne serait donc pas seulement la famula de Junon,
mais elle agirait également avec Jupiter dans cette fonction de
l’allaitement et pourrait être la même divinité que lui. Augustin
s’étonne que Jupiter puisse être à la fois mâle et femelle, père et
mère des dieux et des humains. En tentant de faire de l’ordre, il
propose ironiquement de voir le discrimen entre les deux divinités
dans le fait que Rumina s’occuperait d’allaiter les nouveau-nés de
genre féminin et Jupiter Ruminus ceux de genre masculin. Si cette
distinction n’a à mon sens aucune raison d’exister – puisque la
société romaine ne connaît pas de nourrices prévues pour les
enfants d’un sexe ou de l’autre – elle est cependant intéressante
parce qu’elle révèle une gêne de la part d’Augustin à associer, au
moyen de l’épithète, deux divinités de genres différents. Mise à
part cette gêne, ce que nous avons sous les yeux est un des
moyens typiques du polythéisme ancien de spécifier le domaine
de compétence d’une grande puissance divine. Cela consiste à
accompagner le nom d’une divinité majeure (Jupiter) par celui
d’une divinité mineure (Rumina), utilisé comme épithète afin de
préciser le domaine d’action52 : Jupiter Ruminus serait le résultat
d’une union entre deux divinités indépendantes. Comme c’est le
cas pour d’autres appellations de ce passage, on pourrait penser
qu’il s’agit là d’une invention d’Augustin, puisqu’il est le seul
auteur à le mentionner. Cependant, Jupiter Ruminus revient
ailleurs dans le même livre de La Cité de Dieu53, ce qui signifie
que l’auteur voulait insister sur cet aspect. Peu après, en effet, il
s’étonne du fait que Jupiter dans son rôle de Ruminus s’abaisse à
présenter la mamelle non seulement aux enfants, mais aussi aux
animaux :
[…] non est credibile ad lactandos mamma non solum pueros, sed
etiam pecora, unde Ruminus cognominatus est, Iouem descendere
uoluisse, et curam nostri sermonis, quo pecoribus antecellimus, ad se
pertinere noluisse.
[…] il est pourtant incroyable que Jupiter, qui a pu s’abaisser jusqu’à
allaiter non seulement les enfants, mais encore les bêtes, d’où lui est
venu le nom de Ruminus, n’ait pas voulu prendre soin de la parole,
laquelle élève l’homme au-dessus des bêtes ?

28Si on prête de la crédibilité à ces informations d’Augustin,


la potestas de l’allaitement pourrait revenir tant à Rumina, la
déesse “spécialisée”, qu’au dieu le plus important du panthéon
romain. On pourrait imaginer que dans ce domaine d’action, les
compétences des deux dieux soient différentes : d’un côté il y a
Rumina, qui veille sur le bon fonctionnement de la mamelle
allaitante, comme on l’a vu ; de l’autre, Jupiter Ruminus, qui veille
en général à la production du lait, puisqu’il semble être actif dans
le domaine de l’alimentation comme l’expriment les
adjectifs almus (utilisé par Augustin) ou frugifer attestés aussi en
d’autres contextes.
• 54 Loraux 1991.

• 55 Bettini 2017.

29Si Jupiter Ruminus n’est pas une invention d’Augustin, il


représente un cas intéressant parce qu’il nous permet d’avancer
dans le discours sur le décloisonnement des catégories de genre
habituel. Nicole Loraux54 avait déjà souligné le fait qu’une déesse
n’est pas une femme en puissance et qu’elle peut tout à fait agir
dans un domaine d’action généralement attribué aux hommes
dans la vie quotidienne. Dans le cas que nous avons étudié,
Jupiter semble en effet travailler en accord avec Rumina, avec
laquelle il opère dans le domaine biologique propre aux femmes.
En outre, le terme Jupiter Ruminus associe divinités mâle et
femelle. Cela semble confirmer l’idée avancée par M. Bettini55 que
la distinction de genre n’est pas aussi pertinente dans le monde
des dieux que dans celui des humains : Rumina perd son genre
féminin et est attiré vers le genre masculin auquel elle
communique sa modalité d’action. De plus, si nous nous en
tenons aux dires d’Augustin, cette étude permet aussi de
décloisonner les frontières entre humains et animaux. En effet,
Rumina et Jupiter Ruminus sont dits protecteurs de la mamelle et
de l’allaitement, sans qu’il y ait un clivage entre les espèces, à tel
point qu’Augustin affirme d’un ton ironique que Jupiter
présenterait la mamelle aux animaux ! Nous avons d’ailleurs vu
que le temple de Rumina était fréquenté par les bergers. Dans une
terminologie contemporaine, nous dirions qu’il s’agit des divinités
“interspécistes”, puisqu’elles s’occupent de différentes espèces du
vivant.
30Si au contraire, cette construction d’Augustin n’est rien d’autre
qu’un jeu pour se moquer du polythéisme, elle nous donne
cependant à voir les mécanismes qui faisaient fonctionner ce
système. L’apologiste chrétien devait en fait critiquer de manière
vraisemblable la religion cible s’il voulait que son discours soit
convaincant.

Conclusion
• 56 À commencer par Usener 1948.

31Rumina, une divinité mineure du panthéon romain, a des


compétences spécifiques dans le domaine de l’allaitement et de
l’élevage pastoral. Grâce à celles-ci, elle est incluse dans le mythe
d’origine de Rome construit sur un allaitement mixte (animal-
humain). Elle devient ainsi une présence qui, bien qu’invisible,
joue un rôle dans l’enfance des jumeaux fondateurs par un jeu de
renvois : l’allaitement de la louve, dont les mamelles sont au
centre de l’attention, a lieu sous le figuier qui renvoie par analogie
à celui du sanctuaire de Rumina, déesse, à laquelle l’étymologie
du nom Ruminalis fait à son tour référence (tous deux étant
censés être dérivés de ruma). Si l’étude des petites divinités
romaines a fait l’objet de réflexions tout au long de l’histoire de la
discipline56, notre recherche a la particularité de se focaliser en
particulier sur une de ces déesses mineures et de s’ouvrir, en
partant de celle-ci, sur les réseaux d’autres divinités qui lui sont
proches. Cette recherche a touché ainsi à des divinités qui ont des
domaines d’action proches de Rumina, soit parce qu’elles sont
préposées aux fluides corporels, soit parce qu’elles patronnent les
activités de la première enfance. Elle a enfin pris en compte les
informations livrées par Augustin qui laissent apercevoir une
création divine, Jupiter Ruminus, construite en associant une
grande divinité et une divinité fonctionnelle sur l’exemple de
celles connues par ailleurs dans le polythéisme romain et dans
d’autres polythéismes antiques.
32L’analyse de ce dossier nous permet de déconstruire quelques
idées reçues sur la religion romaine.
• 57 Aug., civ., 6.10.3, cité supra.

33En premier lieu, nous nous rendons compte que Rumina, une
des divinités que nous appelons “divinités fonctionnelles”,
ou Augensblickgötter (“dieux de la durée d’un clin d’œil”) ne
consistent pas seulement en un “nom parlant”, comme nous
pourrions le penser si nous ne connaissions que les passages des
Pères de l’Église. En effet, des auteurs comme Varron et Plutarque
montrent qu’un sanctuaire lui est dédié, où se déroule une activité
cultuelle impliquant des sacrifices sanglants. En sus, le sanctuaire
de cette “divinité fonctionnelle” n’était pas si exclusif que nous
pourrions l’imaginer. Il était en effet fréquenté par des acteurs
sociaux variés, comme les femmes et les bergers. Tout en
exerçant une fonction précise, les divinités mineures peuvent
donc aussi intervenir dans des secteurs différents de la société.
Enfin, des divinités comme Rumina, dont le culte ne représente
peut-être pas une priorité à la fin de la République et au début de
l’époque impériale (Sénèque, cité par Augustin, affirme que “ce
culte repose plus sur la coutume que sur une réelle nécessité”57),
sont cependant récupérées dans le patrimoine mythique de la
fondation de Rome. Cela démontre l’importance qu’elles exercent
dans l’imaginaire des Romains, importance qui ne s’estompe pas
non plus chez les Pères de l’Église, pour lesquels ces divinités
mineures sont des pierres angulaires pour déconstruire le
système polythéiste. C’est en effet en se basant sur celles-ci que
des auteurs comme Augustin critiquent la dispersion du pouvoir
divin en plusieurs puissances divines et le jeu entre l’un et le
multiple.
NOTES
1 Je remercie M. Bettini et les doctorant·e·s du centre d’Anthropologie
du monde Antique (AMA) de Sienne pour nos échanges à propos de cet
article.

2 Perfigli 2004, 95-96.

3 Leumann 1944, 129-151.

4 Oniga 1988, 99 sq.

5 Varro, rust., 2.1.20 : tertia res est, <in> nutricatu quae obseruari
oporteat, in quo quot diebus matris sugant mammam et id quo
tempore et ubi ; et si parum habet lactis mater, ut subiciat sub alterius
mammam, qui appellantur sub[g]rumi, id est sub mamma. antiquo
enim uocabulo mamma rumis, ut opinor (“le troisième point concerne
les préceptes à observer en matière de nourrissage, entre autres
pendant combien de jours ils tèteront le pis de leur mère et ce, à quel
moment et où ; et si la mère a trop peu de lait, qu’on mette les petits
sous le pis d’une autre ; on les appelle subrumi, c’est-à-dire ‘sous le
pis’. Car rumis est, à mon avis (ut opinor), la mamelle selon un ancien
mot” (trad. C. Guiraud, Paris, 1985, modifiée).

6 En sortant du domaine de l’élevage, nous trouvons (Catull. 16.1 et


28.10) un autre verbe composé, irrumo, dans un contexte très
différent, celui de la sexualité. Il décrit le geste de la fellation. Le terme
est utilisé de manière métaphorique pour indiquer l’ingestion d’un
fluide différent du lait. Cet usage dérive évidemment, par analogie, de
celui de l’allaitement que nous venons de mettre en lumière. J’ai
analysé ce vocabulaire dans des travaux en cours de publication :
Prescendi, à paraître, et Foehr-Yanssens & Prescendi, à paraître.

7 Wissowa 1912, 242.

8 Sur cette gens et sur Romulus comme nom propre, voir aussi de
Simone 2006.

9 Schultze 1991.

10 CIL, VI, 566 : Remureine.

11 Aronen 1999, “Remona”.

12 Wissowa 1912, 29.

13 Cf. Glassner 2017 et Rendu-Loisel, à paraître. Je remercie A.-


C. Rendu-Loisel d’avoir discuté avec moi de cet aspect à propos du
Proche-Orient ancien.

14 Lors de mes recherches linguistiques sur ce terme, je me suis


aperçue cependant d’une aporie : la vocale -i du nom Rumina est
longue comme dans le cas des autres noms féminins des déesses,
tandis que de manière surprenante le -i de
l’adjectif Ruminalis désignant le figuier et se référant à la même
étymologie, est indiqué comme court.

15 Plut., quaest. Rom., 57 (trad. J. Boulogne, Paris, 2002, modifiée).

16 L’expression tà hiérà sera discutée plus tard.

17 Varro, rust., 2.11.5 (trad. C. Guiraud, Paris, 1985).

18 Varro, ling., 5.54 ; Ov., fast., 2. 387-412 ; Plin., hist., 15.77.


19 Pseudo-Aurelius Victor, Origo gentis romanae 20.3. Pour
l’explication de cette localisation ambiguë, cf. Perrin-Macé 2015, 169
ss.

20 Varro, rust., 2.11.4 parle de la fabrication du fromage, qui résulte


du lait auquel on ajoute soit de la présure – c’est-à-dire un coagulant
d’origine animale extrait de la caillette (le quatrième estomac) de
jeunes ruminants –, soit du vinaigre, soit, enfin, de la sève du figuier,
appelée lac (de fici ramo lac), pour le faire cailler : “d’autres ajoutent du
lait de branche de figuier et du vinaigre pour faire cailler le lait” (alii pro
coagulo addunt de fici ramo lac et acetum).

21 Varro, rust., 2.11.5 (trad. C. Guiraud, Paris, 1985).

22 Keil 1884.

23 Je remercie Maurizio Bettini d’avoir discuté de ce texte avec moi.

24 Sur ce type de libations et leur importance dans le monde


hellénique, voir Pirenne-Delforge 2011.

25 Rudhardt 1992, 23.

26 Plut., Rom., 1.4.1-2 (trad. A.-M. Ozanam, Paris, 2001).

27 Prescendi 2007, 37-38.

28 Prescendi 2007, 88-89.

29 Ov., fast., 4.743-746.

30 Cf. Perfigli 2004, passim.

31 La dea Carna est peut-être un autre exemple de divinité qui protège


des organes. Elle est en effet préposée au cœur et au foie ainsi qu’aux
parties internes du corps (uiscera) cf. Macr., Sat., 1.12.32.

32 Varro ap. Nonius, 246L.


33 Dumézil 2000, 241, cf. aussi Wissowa 1912, 130, n. 2, qui indique
que les auteurs plus tardifs ont interprété le nom de Semones par
rapport à semi- et ont affirmé qu’il s’agissait de demi-dieux.

34 Scheid 1990, 622.

35 Aug., civ., 6.10.3 (trad. G. Combès, Paris, 1960, modifiée).

36 Aug., civ., 4.21 (trad. personnelle). Voir Aug., civ. 4.34. Augustin
critique l’efficacité des divinités fonctionnelles et à propos de Rumina,
il affirme que les fils des Juifs ont pu bien téter même sans connaître la
déesse.

37 Ce passage est cité par Bettini 2017, auquel je renvoie pour cet
aspect.

38 Aug., civ., 7.11 (trad. G. Combès, Paris, 1960, modifiée).

39 Jupiter Victor avait un temple qui lui avait été dédié par Q. Fabius
Maximus en 295 a.C. pendant la guerre contre les Samnites. Cette
appellation apparaît dans une inscription archaïque sur le Quirinal (CIL,
VI, 438) qui semble indiquer que le siège du temple devait se trouver
là-bas (cf. Wissowa 1912, 123). L’épithète est présente aussi dans
les Fastes d’Ovide à l’occasion du 13 avril (Iuppiter Victor).

40 Cf. Ov., fast., 6.650 (Iuppiter Invictus). Pour d’autres passages


indiquant cette modalité d’action, cf. Wissowa 1912, 123.

41 Paul Diacre dans son Épitomé au texte de Festus, La signification


des mots, 201L., parle d’un Opitulus, qu’il explique ainsi : Iuppiter et
Opitulator dictus est, quasi opis lator (“Jupiter est dit aussi Opitulator
comme s’il était celui qui apporte de l’aide”, trad. personnelle).

42 L’épithète impulsor (“agitateur”), peut avoir un sens positif, comme


ici, ou négatif, comme par exemple dans le passage où Suétone (Vie de
Claude 25.4) relate pour la première fois d’un point de vue non
chrétien la présence de ce groupe religieux à Rome. Il en parle comme
des Iudaei qui suivent un Christos “agitateur” (impulsore Chresto).
Cette appellation de Jupiter semblerait être une invention d’Augustin.

43 L’épithète dérive du verbe supino, -are “renverser en arrière”. Cette


appellation semblerait être une invention d’Augustin.

44 Jupiter dans sa fonction de celui qui inspire la résistance même


armée pour protéger la patrie (Stator) avait deux temples à Rome, cf.
Wissowa 1912, 122-123.

45 L’épithète Centumpeda, qui signifie “qui a centum pedes”, se trouve


à ma connaissance seulement chez Augustin et est difficile à
comprendre.

46 Tigillus, épithète utilisée peut-être seulement par Augustin, est


forgée sur le tigillum sororium, c’est-à-dire une poutre sous laquelle
Horace avait dû passer pour expier le crime d’avoir tué sa sœur. Dans
ce contexte, ce qui compte est la valeur de la poutre qui soutient.

47 Almus, épithète qu’Augustin tire du verbe alo (“nourrir”), est à


rapprocher de l’appellation plus fréquente frugifer “qui donne les
fruits” (CIL, XII, 336 ; Apul., de mund. 37, cf. Wissowa 1912, 120, n. 2).

48 Lipka 2009, 143 considère cette appellation comme une création


d’Augustin.

49 Aug., civ., 4.11 : in Diua Rumina mammam paruulo immulgeat, quia


rumam dixerunt ueteres mammam.

50 Scheid 1999.

51 Scheid 1999, 200-201.

52 Sur les épithètes divines, je signale le projet de recherche ERC


Advanced Grand de Corinne Bonnet Mapping Ancient Polytheisms. Cult
Epithets as an Interface between Religious Systems and Human
Agency ainsi que les recherches de Vincianne Pirenne-Delforge. Je me
réfère notamment aux exposés présentés par les deux chercheuses
lors de la journée “Comparer les noms divins dans l’Antiquité”,
Université de Lausanne 13 mars 2018.

53 Aug., civ., 7.14 ; un autre passage de ce chapitre a déjà été cité


auparavant.

54 Loraux 1991.

55 Bettini 2017.

56 À commencer par Usener 1948.

57 Aug., civ., 6.10.3, cité supra.

AUTEUR
Francesca Prescendi

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