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V ille dardanienne ou ville de Dardanos?


Un problème onomastique entre
traditions locales et influences troyennes
Federico Russo et Massimiliano Barbera 1
Université de Pise

RÉSUMÉ : Quelques vers du poète hellénistique Lycophron


(.Alexandra, w . 1129-1138) témoignent de l’existence d’une ville
nommée Dàrdanos en Daunia, dans la Pouille septentrionale.
L’indication est particulièrement intéressante et problématique, car
aucun autre auteur ancien ou donnée épigraphique ne parle d’une
ville ainsi nommée. Il n’est ni possible retrouver ce toponyme
parmi les noms déjà connus des villes anciennes ou modernes du
nord de la Pouille. Le problème, déjà posé par les scholiastes
anciens et médiévaux du poème de Lycophron, consiste à donner
une localisation géographique ou à reconnaître la ville de
Lycophron comme une ville encore connue. Selon les deux
hypothèses, il s’avère nécessaire d’expliquer l’étymologie du
toponyme Dàrdanos et de comprendre la raison pour laquelle il est
disparu si rapidement de la tradition, et ce, sans laisser traces. Nous
proposons ici deux approches au problème. D’un côté, on croit que
sous le nom Dàrdanos une référence à la présence d’une
population illyrienne en Pouille septentrionale se manifeste,
témoins les coutumes funéraires de la région. Une seconde
approche souligne le caractère troyen du toponyme, car Dàrdanos
fut le fondateur d’Ilion. On croit que la genèse du toponyme doive

1 Federico Russo est l’auteur de la première partie de l’article et


Massimiliano Barbera, l’auteur de la deuxième partie.

© ONOMASTICA CANADIANA, 90 (2008) : 25-48.


26 ONOMASTICA CANADI AN A, 90 (2008)

être située dans ce contexte troyen, car en Daunia il y a beaucoup


de villes de fondation attribuée aux héros achéens. Toutefois, les
deux hypothèses soulèvent beaucoup de doutes. Vu l ’insuffisance
des conclusions auxquelles on est arrivé jusqu’à aujourd’hui, nous
croyons qu’il est possible de proposer une explication plus
cohérente au texte de Lycophron, que tienne compte de l’existence
de la population des Dardi en Daunia , signalée par une tradition
antique minoritaire. Donc Dàrdanos n’est pas un toponyme mais
un adjectif de dérivation ethnonymique : Lycophron derrière un jeu
paronymique cache la double référence à la tradition locale et à la
saga troyenne.

ABSTRACT: A few verses by the Hellenistic poet Lycophron


(Alexandra, w . 1129-1138) testify to the existence o f a city by the
name o f Dàrdanos in Daunia, in northern Apulia. The indication is
particularly interesting and problematic in that no other ancient
author or epigraphic datum mentions a city by this name. Nor can
this toponym be found among the familiar names o f ancient or
modem cities in the north o f Apulia. The problem, already posed
by ancient and medieval scholiasts o f Lycophron’s poem, consists
in pinpointing a geographic location or recognizing Lycophron’s
city as a surviving one. Based on these two hypotheses, it becomes
necessary to explain the etymology o f the toponym Dàrdanos and
to understand why it disappeared so rapidly from tradition without
any trace. We propose two approaches to the problem. On one
hand, we believe that the name Dàrdanos evokes the presence o f
an Illyrian population in northern Apulia, as testified by the funeral
customs o f the region. A second approach emphasizes the Trojan
character o f the toponym, since Dàrdanos was the founder o f
Ilium. We believe the genesis o f the toponym must be situated
within this Trojan context, because Daunia includes many cities
supposedly founded by the Achaean heroes. Both hypotheses,
however, give rise to numerous doubts. Owing to the inadequacy
o f the conclusions w e’ve reached up to now, we feel that a more
coherent explanation o f Lycophron’s text is possible, one that takes
into account the existence o f the Dardi population in Daunia,
signalled by a minority ancient tradition. Thus, Dàrdanos is not a
toponym, but rather an adjective o f ethnonymic derivation:
Lycophron’s paronymie play conceals the double reference to local
tradition and the Trojan saga.

soc#
RUSSO ET BARBERA, Ville dardanienne 27

1. Les sources littéraires

1. Lycophron est le seul témoin de l’existence d’un nao;i


consacré à Cassandre1 près du lac de Salpe, construit par les chefs
des Dauniens et par les habitants d’une polis Dardanos:
Lycophron, Alexandra, w . 1129-11312:

nao;n dev moi teuvxousi Daunivwn a[kroi


Savlphi par’o [cqaii, oi{ te Davrdanon povlin
naivousi, livmnhi ajgcitevrmonei potw'n.

Le texte a soulevé de nombreuses questions concernant


l’emplacement du temple, le sens précis du mot Dardanos, utilisé
tantôt comme nom générique, tantôt comme adjectif, l’identité de la
ville ainsi que la nature même du culte qui s’insère dans un
contexte, la Daunia, au caractère profondément troyen .

Lycophron, avec des paroles obscures et ambiguës, nous parle


d’un temple consacré par les princes des Dauniens et par les
habitants d’une polis Dardanos située près de la rive de lac de
Salpe, à l’intérieur duquel se trouvait l’effigie de la prophétesse.
Plusieurs hypothèses très différentes et inconciliables entre elles ont
été posées sur l’identité de la ville en question et sur le sens de
Dardanos. Une théorie considère Dardanos une ville aujourd’hui
disparue3; ime autre reconnaît dans la ville dont parle Lycophron
une ville déjà connue de la Daunia, ce qui confère au terme
« Dardanos » une valeur d’adjectif. Cela dit, dans les deux cas on a
proposé aussi une interprétation du sens intrinsèque de Dardanos :
dans le premier cas on pense qu’il se réfère à une enclave illyrienne
en Daunia; dans le deuxième, on y lit ime référence à la légende
troyenne; Lycophron se serait donc implicitement référé à une sorte
de deuxième ville de Troie en terre de Daunia, appelée en termes
cryptiques « ville dardanienne », à savoir troyenne.

Selon Torelli4, le culte de Cassandre doit être placé à Lucérie, le


berceau du culte d’Athéna Iliaque; le culte de la prophétesse
troyenne étant très particulier puisqu’il rappelle de près l’épisode de
Cassandre qui, attaquée par Ajax, s’accroche à la statue de Athéna
28 ONOMASTICA CANADIANA, 90 (2008)

Iliaque, le savant pense que le culte est en réalité le même, tantôt


référé à Cassandre et tantôt à Athéna. Selon lui, le terme du vers
1128 peut être traduit comme adjectif aussi sur la base de certains
vers de Homère5, où Davrdanoi ajnh;r veut dire «héros
troyen »; cela nous permettrait de considérer la Davrdanon
povlin de Lycophron comme une « ville dardanienne », avec un
rappel explicite à la ville de Troie6, ou mieux encore à une ville
« troyenne ».

Il s’agit là d’une hypothèse sans doute intéressante, d’autant


plus que Lucérie porte avec elle le culte d’Athéna Iliaque;
cependant, à mon avis, il existe dans le texte de Lycophron un
obstacle très fort à l’identification de la ville dardanienne avec
Lucérie. Le poète propose, en effet, deux indications
topographiques qui ne peuvent être ignorées : il place le temple sur
les rives de Salpe, et affirme que les habitants de la ville se trouvent
près des rives du lac (dans le sens : « ils confinent avec »), qui est
justement le lac de Salpe. Avec de telles indications, il est
absolument impossible de parler de Lucérie, qui se trouve dans un
tout autre contexte. Torelli7 , pour résoudre ce problème, traduit
o [cqai non pas dans son sens propre et plus répandu de « rive de
fleuve », mais dans le sens de hauteur, sens qui, cependant, est
utilisé de façon absolument sporadique. Le texte, au contraire,
comme nous l’avons vu, indiquerait une zone aux alentours du lac
de Salpe, tandis que Lucérie se trouve très loin du lac en question.
À l’objection, qu’aux alentours du lac de Salpe, il n ’existe pas de
hauteur, Torelli répond que la description géographique est établie
par un observateur qui, se trouvant près de Salpe, décrit la zone
interne. Cela dit, Lucérie est trop loin de Salpe; il semble donc
franchement hasardeux de dire que les habitants8 de la ville
dardanienne, à savoir Lucérie, se trouvent «près des eaux du
marécage ». A notre avis, nous ne pouvons pas accorder trop
d’importance à la seule donnée claire et explicite que nous fournit
Lycophron, c’est-à-dire le nom du lac où le temple a été construit
(un nom transparent, parfaitement reconnaissable), et
l’emplacement de la ville en question par rapport au lac même. La
thèse de l’emplacement à Lucérie est sûrement soutenue par
l’existence dans le même lieu d’un culte consacré à Athéna Iliaque,
qui rappelle clairement l’épisode de Cassandre; cependant Lucérie,
RUSSO ET BARBERA, Ville dardanienne 29

candidate optimale pour des raisons “idéologiques”, ne possède pas


les qualités géographiques nécessaires pour être acceptée.

Il existe une autre approche9 au problème de l’identification de


la ville en question, qui abandonne le milieu troyen et place la ville
de Dardanos (.Dardanos donc dans le sens de nom générique) dans
un tout autre contexte culturel.

C’est l’interprétation10 de Lycophron qui fournit les bases de


cette reconstruction : ne trouvant en Italie aucune ville ni aucun
peuple pouvant être reconduit à ce que dit Lycophron, il fait
allusion à l’existence d’une descendance illyrienne des Dardaniens,
connue aussi de Solinus11. Selon Ciardiello12, puisqu’en Illyrie on
parle d’un peuple13 (jlavpodei) dont le nom rappelle les
Iapyges14, et en Daunia il existe un peuple (Monades)15 dont le nom
rappelle une ville illyrienne (Monhvtion)16, il y a de bonnes
raisons pour affirmer que le nom générique Dardanos se réfère à
une ville d’origine illyrienne en Daunia.

Voici quelques objections à cette reconstruction. En premier


lieu, il faut préciser que Solinus, lorsqu’il parle d’un peuple nommé
Dardaniens en Illyrie, en revendique les origines troyennes : c’est
un élément qui permet d’expliquer le nom de la ville (et dont il
faudrait tenir compte lorsqu’on parle de liens entre la Daunia et le
monde illyrien à travers la ville de Dardanos). De plus, l’auteur,
malgré ce que dit l’interprétation de Lycophron, ne parle jamais
d’une ville répondant au nom de Dardanos, mais seulement d’un
peuple. Par conséquent, il n’existe aucune ville homonyme de la
ville de la Daunia et surtout, si l’on accepte l’existence d’un lien
avec l’élément illyrien, nous ne devons pas oublier que sur lui pèse,
naturellement uniquement dans ce cas précis, une origine troyenne
qui, vu le nom du peuple et de la ville, n’a pas été oubliée.

En deuxième lieu, le lien Monadiens (Daunia)-Monetio


(Illyriens) se base uniquement sur une ressemblance onomastique
lointaine et impossible à démontrer, sans qu’il existe un rapport
linguistique certain17.
30 ONOMASTICA CANADIAN A, 90 (2008)

2. Il existe dans l’analyse de ce problème une donnée qui, à mon


avis, est fondamentale mais qui a été systématiquement oubliée ou
dévalorisée. Reprenons le témoignage déjà mentionné de Pline
(Naturalis Historia, III, 104): ita Apulorum généra tria: Teaniens a
duce e Grais; Lucani subacti a Calchante, quae nunc loca tenent
Atinates; Dauniorum praeter supra dicta coloniae Luceria,
Venusia, oppida Canusium, Arpi, aliquod Argos Hippium Diomede
condente, mox Argyripa dictum. Diomedes ibi delevit gentes
Monadorum Dardorumque et urbes duas, quae in proverbii
ludicrum vertere, Apinam et Tricam. Ce texte soulève plusieurs
problèmes concernant l’origine grecque anonyme des Téaniens, la
mention d’un Calchas ainsi que la présence surprenante (en ce
contexte) des Lucaniens. La mention de Diomède et de la fondation
de sa part de la ville d’Arpi-Argyrippe, connue aussi de Strabon
{Géographie, VI, 3, 9) et de Lycophron lui-même (w . 592 et
suivants) est importante pour notre analyse. La structure du texte de
Pline nous autorise à penser, à travers l’indication ibi, que la zone
où Diomède a lutté contre les Monadiens et les Dardaniens
correspond à la zone de fondation d’Argyrippe. La mention d’un
peuple nommé Dardaniens en Daunia me semble un élément de
grand intérêt en raison de la ressemblance entre ce nom de peuple et
l’adjectif / nom générique Dardanos mentionné par Lycophron; il
s’agit là d’une correspondance bien plus importante et transparente
que celle indiquée par Ciardiello entre Monadiens et Monetio.

Prenons maintenant en considération la possibilité que le nom


de peuple Dardaniens doive être relié à la Dardanos polis. Puisque
l’adjectif tiré dArpi paraît tantôt comme Arpinus et tantôt comme
Arpanus, un adjectif Dardanus tiré de Dardi n’aurait rien d’étrange.
Et surtout, rien ne dit que la seule hypothèse possible est que
Dardanos soit un nom générique dérivé d’un hypothétique
D a v rd o i, en latin Dardi; nous pouvons en effet penser aussi que
Dardanos est l’adjectif qui dérive du nom de peuple, et non pas un
nom générique indiquant une « ville dardanienne » dans le sens de
ville des Dardi, à savoir d’un peuple des Dauniens.

En définitive, l’existence d’un ethnonyme tel que Dardi, qui


témoigne de l’existence d’un lien de parenté avec le nom générique
ou adjectif Dardanus, me paraît de grand intérêt.
RUSSO ET BARBERA, Ville dardanienne 31

La thèse que l’on soutien ici consiste à voir dans l’expression de


Lycophron une référence au peuple daunus des Dardaniens. Et en
même temps, à relire le texte comme s’il disait « les princes des
Dauniens, et les habitants de la ville dardanienne », en considérant
les premiers comme les Daunus les plus importants, appartenant
aux autres villes de la Daunia, les autres comme les habitants de la
ville dans laquelle, ou près de laquelle, se dressait le temple
consacré à Cassandre18. Un choix possible est de penser que
Lycophron se réfère à une seule et unique ville et qu’il en
mentionne d’abord les princes (Daunivwn a [kroi) et ensuite le
peuple (oi{ te Davrdanon povlin naivousi). Nous ne
pouvons, en effet, ignorer la correspondance des deux indications
topographiques que Lycophron nous fournit de manière explicite :
les deux contiennent un point de repère spatial précis : le lac, tant
en ce qui concerne l’emplacement du temple que par rapport à la
ville où habitent les dédicataires du temple. En toute logique,
l’emplacement du temple, même s’il n’était pas à l’intérieur de la
ville, ne pouvait pas en être trop éloigné19.

L’élément daunien en serait renforcé car lui seul, sans


interférences exogènes, aurait consacré le culte; cela éliminerait
toute divergence entre les deux groupes de commentateurs. C’est
aussi dans ce sens que notre interprétation se concentre à l’intérieur
du monde daunus, sans apports de l’extérieur.

Nous penchons donc en faveur d’une expression du genre « ville


dardanienne » dans le sens des Dardaniens, plutôt que « troyenne »
comme le soutient Torelli. Toutefois, comme nous le verrons, il
n’est pas impossible que l’adjectif Dardanos, intentionnellement
ambigu, se réfère aux deux réalités.

3. Le mythe de Diomède correspond à une stratification progressive


de nouvelles qui se sont concentrées sur la figure du héros. Ces
données se concentrent ou sur les activités de Diomède dans la
région (fondation de villes, actes religieux, etc.), ou sur les rapports
assez tendus entre le héros et les Dauniens (mort de Diomède de la
main de Daunus, exploit des Étoliens, etc.)20. Un argument
spécifique de la mythologie concerne précisément la fondation de
32 ONOMASTICA CANADIANA, 90 (2008)

villes de la part de Diomède en Daunia et l’activité du héros dans


cette zone.

Tite-Live (Ab urbe condita, XXV, 12) et Strabon (Géographie,


VI, 3, 9) nous racontent que Diomède essaya d’assainir le terrain
marécageux entre Salapie et Argyrippe, que l’on appela pour cette
raison Diomedis campus. Dans cette zone, non loin du lac de Salpe,
Diomède fonda21 Salapie, port d’Argyrippe (Vitruve, De
architectura, I, 14, 12; Strabon, Géographie, VI, 3, 9).

Les sources de l’Antiquité connaissaient Salapie et la mettaient


en relation avec le lac et le marécage de cette zone22. Tite-Live (Ab
urbe condita, XXIV, 20, 47), Pline (Naturalis Historia, III, 103),
Cicéron (De lege agraria, 71) connaissent le toponyme Salapie en
relation avec le lac, et Lucain (Pharsalia,Y, 377) cite une Salapina
palus. D’autre part, Strabon, alors qu’il cite Salapie en tant que port
d’Argyrippe (Géographie, VI, 3 9), cite aussi la fondation d’Elpie
de la part des Rhodiens23 (Géographie, XIV, 2, 10). Nous
soulignons la fondation de Salapie de la part de Diomède et son
emplacement géographique. A ce propos, n’oublions pas que
Vitruve, à propos de Salapia Vêtus (fondée par Diomède), dit que
ses habitants au temps des Romains la quittèrent à cause de son
emplacement dans une zone insalubre et marécageuse.

La ville dont parle Lycophron se trouve près (dans le sens de


limitrophe) du marécage, exactement comme Salapie. Et Salapie se
trouve dans le territoire d’Argyrippe où, d’après Pline, Diomède
anéantit les Dardaniens. Nous pouvons donc imaginer que, selon le
mythe, Diomède ait fondé la ville de Salapie après avoir lutté contre
les Dardaniens qui se trouvaient dans la zone à laquelle peut-être
appartenait la ville ou qui continuaient à y habiter. Cela expliquerait
la définition de « ville dardanienne », dans le sens de « ville des
Dardaniens », c’est-à-dire Salapie.

4. La Daunia, donc, représente un véritable paysage troyen, riche en


souvenirs iliaques : le culte d’Athéna Iliaque, la tombe de Calchas
et Podalire, les armes consacrées par Diomède et ses compagnons
dans le temple d’Athéna, le mythe des femmes troyennes
incendiaires d’où, selon le Pseudo Aristote, dériverait l’usage des
RUSSO ET BARBERA, Ville dardanienne 33

femmes du lieu de s’habiller en noir (exactement comme les


femmes qui se réfugient dans le temple de Cassandre pour éviter le
mariage)24.

De plus, l’interprétation de Lycophron (v. 615) nous dit que


d’après Timée, Diomède, après la destruction de Troie, jeta dans
son bateau des pierres des murs de Troie pour le lester. Toujours
d’après cette interprétation, ces pierres auraient appartenu aux
fondations des bâtiments de Poséidon Amébée, qui fortifia Troie
avec Apollo. Ces pierres, qui dans la suite du récit de
l’interprétation deviennent des stèles {Alexandra, v. 625 et scholia
in Lycophronem, v. 625) ou statues25 (mais l’origine de Timée de
cette partie n’est pas certaine26), renvoient clairement aux
fondations construites par Diomède en Daunia, comme l’avait déjà
suggéré Gagé27, qui soutient que ces pierres servaient simplement à
tracer les frontières. En effet, le texte de Lycophron (w . 625 et
suivants) témoigne sans équivoque que ces pierres indiquaient le
territoire daunien que Diomède s’était approprié (l’interprétation dit
qu’elles étaient placées péri ; o{lon to; pedivon). Donc
d’après Timée, source de Lycophron, la plaine sur laquelle
Diomède aurait, d’après le mythe, fondé certaines villes, aurait été
délimitée par des pierres venant des principaux bâtiments de Troie.

Au delà des caractéristiques troyennes éparses en Daunia, le


texte de Lycophron sur le culte de Cassandre suggère que Troie est
l’arrière-plan mythique sur lequel se projette l’usage des femmes de
Daunia. Lycophron donne une image grotesque et discordante des
fiancés : ils sont fiers des chapeaux à la mode d’Hector, mais à
l’aspect laid et blâmable. Les femmes de Daunia sont vêtues de noir
comme les femmes troyennes (voir le témoignage déjà mentionné
du Pseudo Aristote).

Voilà que petit à petit se fait jour le caractère troyen du rite


décrit par Lycophron. Le poète aurait décrit un rite local28 avec des
images et des caractéristiques venant du mythe troyen, aidé par une
tradition qui assimilait les usages locaux aux usages troyens (voir
Timée), et autorisé par la caractérisation achéenne ou troyenne de la
région de Daunia. Le culte même de Cassandre pourrait être une
34 ONOMASTICA CANADIANA, 90 (2008)

relecture grecque d’un usage local que Lycophron avait déjà trouvé
dans sa source. N’oublions pas que Cassandre était troyenne, et
donc pour cette raison aussi le contexte dans lequel son culte
s’insérait devait être troyen. Les paroles du poète ont évidemment
un effet déroutant : d’un côté, nous avons l’allusion cultivée,
hellénisante et littéraire au mythe troyen, de l’autre, une réalité
« grossière » à laquelle s’applique le mythe pour en donner une
lecture « surprenante ».

On comprend maintenant la raison de l’ambiguïté sémantique de


l’expression Dardanos polis que le poète utilise pour se référer au
peuple local mais aussi au caractère troyen du culte. L’ambiguïté de
cette expression aurait servi justement à citer implicitement le
mythe de Troie et de façon tout aussi artificielle le peuple des
Dardaniens. Une double signification ayant un dénominateur
commun : Diomède. Diomède lutte contre Troie comme en Daunia
il lutte contre les Dauniens. Dans ce sens s’explique aussi la forme
très spéciale de l’adjectif qui représente presque un hapax (selon
l’usage cher à Lycophron).

Salapie, ville fondée par Diomède, placée dans une zone où


vivaient les Dardaniens, délimitée par les pierres des fondements de
Troie et qui hébergeait un culte troyen et des habitants aux usages
troyens, pouvait à juste titre être appelée « ville dardanienne ».

II. Davrdanoç p o v li ç : entre éponymie et ethnonymie

1. Le cas de la Davrdanoç povliç, comme il apparaît entre les


replis du poème lycophronéen, pose sans aucun doute des
problèmes d’interprétation soit d’ordre historico-archéologique, soit
d’ordre philologico-linguistique, soit aussi d’ordre anthropologique
en ce qui concerne la jouissance du matériel mythologique de la
part de notre auteur et le lien entre sa perspective littéraire et la
dimension mythographique partagée. On doit bien tenir compte de
l’approche du philosophe allemand Ernst Cassirer qui, au début des
années vingt, propose une lecture sympathique du mythe en tant
que message à contenu religieux qui demande une interprétation
plutôt qu’une explication, et qui représente une mentalité
RUSSO ET BARBERA, Ville dardanienne 35

particulière, archaïque : l’exégèse linguistique et philologique des


textes peut faciliter la reconnaissance des faits qui se cachent sous
les récits; dans ce cas, nous devons utiliser les vers de Lycophron
comme base pour nos hypothèses interprétatives du poléonyme
témoigné dans YAlexandra.

Tout d’abord, il faut analyser brièvement la fonction du mythe


dans le cadre des contacts dans la réalité entre Grecs et non-Grecs
qui sont représentés selon nous, dans notre texte, par la ville en
question. Nous citons, à ce propos, Vemant (1974: 195):

En recherchant des procédures d ’interprétation, des


techniques de déchiffrement susceptibles de conférer un sens
à ce qui pouvait d ’abord paraître un fatras de fables
saugrenues, on a été conduit à mettre en question les
conceptions anciennes et à s ’interroger sur la nature
véritable de ce qu ’on désignait du nom de mythe.

Il peut arriver que le mythe personnalise, qu’il projette sur la


figure d’un héros éponyme les disiecta membra d’une conscience
historique transmise par voie orale, de bouche à oreille, en
focalisant les éléments des civilisations autochtones sur le
personnage héroïque même. Il peut arriver qu’il se développe une
mythologie de la propagande fonctionnelle qui répond au besoin
d’affirmer le sens d’appartenance et d’identité du ethnos par
opposition à l'altérité exo-ethnique ou par respect d’un principe
général d’extension culturelle (et parfois même territoriale) sur les
peuples voisins. À cela il faut ajouter que, justement à cause du
mythe, la question de l’identité pouvait souvent être centrée, dans le
monde grec ancien, sur l’idée de population plutôt que sur l’idée de
ville (en tant qu’entité géographiquement spécifiée). Il faudra lire
de cette manière la fréquente présentation mythographique des
groupes ethniques en association à un éponyme, qui, à travers la
généalogie, établit la possibilité de construire un arbre d’affiliation
historico-culturelle à un groupe situé ailleurs du point de vue
géographique et choisi comme « donneur » d’origine. Ce qui est
particulièrement intéressant c’est l’intensité à travers laquelle le
mythe s’active, en suivant les chemins tracés ci-dessus, dans le
36 ONOMASTICA CANADI AN A, 90 (2008)

cadre des colonies de la Grèce ancienne; comme le souligne M.P.


Castiglioni (2006 : 128) :

Le mythe est ici mis au service du renforcement du sentiment


d'appartenance commune des colons, de la légitimation de la
possession du territoire colonial et de la médiation du
contact avec les indigènes, notamment avec les élites.

Le phénomène mythographique s’insère, dans cette perspective,


au sein d’un processus plus articulé d’acculturation qui entraîne
fréquemment la réception de thèmes et de contenus du patrimoine
mythologique des colonisateurs de la part des cultures sur
lesquelles ceux-ci vont se stratifier : une stratification, nous tenons
à le préciser, presque jamais acritique et superficielle, mais
fortement tournée vers la circulation d’éléments d’échange, ou
encore d’osmose. Le barycentre du mythe de fondation des colonies
devra être recherché, donc, dans les complexes dynamiques qui
surgissent là où des contacts sociaux persistants se développent
entre les colons grecs et les non-Grecs indigènes des territoires
coloniaux. La notion d’acculturation fait allusion substantiellement
aux processus de transformation dans les zones de contact culturel
(que l’on peut rapprocher au processus de language attrition cités
dans les études linguistiques) qui sous-tendent des changements
destinés à s’enraciner dans le type culturel de l’un ou de l’autre
groupe impliqué. Des réalités ainsi articulées furent très
probablement bien représentées par les établissements de la
Grande-Grèce, où l’avènement et l’apport ethnique des colons se
déposaient sur un terrain déjà anthropisé par des populations (dont
il est parfois difficile d’identifier de manière univoque la mémoire
historique) caractérisées par leur propre physionomie culturelle.
Dans un tel contexte, le mythe, en projetant sa matrice grecque sur
une dimension que nous pourrions définir d’une manière générale
italique, réussit à créer un code conceptuel et expressif partagé par
Vethnos indigène et que l’on peut employer pour affirmer l’identité
et les valeurs du nouveau groupe constitué. Castiglioni souligne
encore (2006 : 133) :

In this case, the myth was often perceived as a vector o f


prestige and therefore as an essential power factor : its
RUSSO ET BARBERA, Ville dardanienne 37

social andpolitical impact was such that it contributed to the


"heroisation " o f indigenous aristocracies. In these instances,
one can witness the phenomenon o f mythic réception.

Comme nous aurons l’occasion de le préciser par la suite, en ce


qui concerne le cas de la Davrdanon povlin citée par
Lycophron, on peut parfois supposer que le fondateur mythique de
l’identité autochtone soit invoqué comme élément historico-narratif
qui fait en sorte que le récit légendaire se transforme en mythe de
fondation. L’exigence substantielle à laquelle le mythe de fondation
répond semble être la volonté, ou mieux la nécessité, de normaliser
les rapports que les Grecs instauraient petit à petit avec les
populations locales de la Grande Grèce; on doit tenir compte, à ce
propos, de la nature dissymétrique du système de relations avec
Vautre qui était typique du monde grec ancien : il fallait intégrer et
rendre productive sur le même territoire la coexistence de deux
éléments socio-ethniques que la culture grecque percevait comme
antithétiques (grec en regard de barbare).

Néanmoins, en milieu colonial les Grecs se retrouvent en


situation particulière parce que leurs voisins sont
précisément des populations non grecques avec lesquelles
ils sont contraints d ’établir des relations quotidiennes
normalisées. Ils doivent alors produire pour eux-mêmes une
représentation de ces autres, et pour ce faire, ils utilisent le
mythe sous la forme d ’un récit de fondation. (Lamboley
2006: 143).

Ce n’est pas tout. Il est vraisemblable que les colons


ressentaient le besoin de justifier l’appropriation d’un territoire qui
ne leur revenait pas de droit ab origine, car seule la condition
d’indigène pouvait assurer l’inaliénabilité du droit sur la terre
(Lamboley 2006 : 147), il était donc nécessaire de récupérer la
légitimité de la possession à travers la narration mythique, créatrice
de réalité. Ainsi celle-ci garantissait d’un côté, la positivité et
l’admissibilité de l’opération d’entrée coloniale, de l’autre la
possibilité d’attribuer à la population locale, intégrée dans la ville,
un héritage élevé, au sein duquel la dimension du mythe pouvait
38 ONOMASTICA CANADIANA, 90 (2008)

racheter l’altérité ethnique, en la réévaluant comme un signe d’une


progression d’évènements guidés par la volonté divine. Dans le cas
de la D avrdanoç p o v liç - mais cette notation s’avère valable
pour les nombreuses villes de l’Italie méridionale, dont la fondation
est mise en corrélation, de diverses manières, avec l’avènement
d’un héros lié à la guerre de Troie, à un nostos - nous nous
trouvons devant une structure du mythe vraiment particulière, si on
la compare au système de valeurs décrit précédemment (Lamboley
2006 : 147) :

Once again, we are faced with symbolic inversions. We have


an exile and barbarians, the very two faces o f "the
anticitizen " which established the civic community.

L’inversion symbolique consiste justement à faire passer la


légitimation d’une réalité sociale nouvelle et connotée de manière
positive par la rencontre mythologique entre deux dimensions
connotées négativement du point de vue constitutionnel par la
société grecque ancienne : le héros, exilé pour différentes raisons, et
les barbares locaux se rencontrent dans le mythe et amorcent une
genèse civique qui accréditera la polis dans le système de valeurs
reconnu par la culture originelle.

Ainsi on a l’impression que les autochtones réalisent la


fondation de la ville en concédant le territoire à l’entrée d’un culte
étranger qui fait fonction de médiateur entre la figure grecque
héroïque et le substrat ethnique local.

2. Nous allons concentrer de nouveau notre attention sur la ville


citée par Lycophron. Dans le cas présent nous sommes en mesure
d’identifier différents éléments mythographiques cohérents avec le
schéma interprétatif que nous avons tracé ci-dessus. Nous avons
Diomède, le héros grec exilé de sa patrie, Argos, après la fin de la
guerre de Troie; nous avons la présence, même si évanescente du
point de vue historique, d’un peuple de Dardes, localisés en Daunie
et, selon le témoignage de Pline l’Ancien, ennemis de Diomède
(N.H., III, 104); nous avons surtout le culte de Cassandre - dans la
morphologie attestée par Lycophron - qui restructure
manifestement le culte d’Athéné iliaque. Si nous utilisons comme
RUSSO ET BARBERA, Ville dardanienne 39

principe de révision des mythes originaux une sorte de transitivité


de signe opposé (à partir de laquelle les éléments liés à la
dimension grecque se déplacent vers la dimension non grecque et
vice-versa), les données mythographiques documentées par
Lycophron (si on les compare aux autres témoignages examinés
dans les paragraphes précédents) semblent avoir une substantielle
cohérence. Diomède, l’Achéen conquérant de Troie, est exilé de sa
propre patrie et arrive en Daunie; l’exilé s’élève au rang de
fondateur. Cassandre, la prophétesse troyenne qui, dans la tradition
liée à l'Athéné Iliaque, cherchait son salut auprès de l’effigie de la
déesse, devient effigie et a [fqito" qea; à son tour, refuge et
culte pour les vierges qui désirent échapper à un lien marital non
voulu; les époux promis semblent d’autre part jouer le rôle, sous
une forme presque caricaturale, d’émules de bas rang des princes
troyens. L’inversion symbolique semble se réaliser tout à fait même
à l’intérieur du circuit mythologique de la Davrdanoç povl iç.

Si on tient compte de la référence, même si l’auteur y fait


seulement allusion, aux Dardes en Daunie la chaîne du mythe
semble se refermer avec une sorte de module historico-
anthropologique qui propose l’opposition des Grecs et des Troyens,
situé dans le territoire de la Grande Grèce. Il faut considérer en
effet l’observation de Gigante Lanzara (2000 : 388), selon laquelle
notre ville serait « collegata aile relazioni dell’Apulia con lTlliria,
dove è testimoniata da Solino (II 51) l’esistenza di un popolo di
Dardani, considerati di origine troiana »; le rapprochement, même
si purement onomastique, entre les Dardes de Daunie, soumis par
Diomède, et les Dardanes d’Illyrie semble suggestif et confirmerait,
au moins, une considérable circulation d’ethnonymes d’ascendance
iliaque dans les colonies occidentales.

D’un point de vue principalement linguistique, il n’est pas


nécessaire, selon nous, de faire une analyse sophistiquée au sujet de
la structure morphologique de l’adjectif davrdanoç, on, qui ne
semble pas poser des gros problèmes d’acceptabilité, soit qu’on le
considère comme un adjectif désubstantival dérivé de Davrdanoç
(forme, comme nous avons déjà dit, attestée), soit qu’on le met en
relation avec le nom des Davrdai; dans ce dernier cas on admet
40 ONOMASTICA CANADIANA, 90 (2008)

une filière morphologique # Davrd+ai # > # Davrd+ano+ç #


qui ne semble pas si bizarre. La structure répète celle typique des
adjectifs d’appartenance géographique et ethnique qui emploient un
suffixe nasal no-ç, nh précédé de a(h), i, comme dans Sardini-
anov-ç, Lamyak-hnov-ç Buzant-inov-ç (cff. Smith 1984:
233).

Si nous passons à l’analyse de la structure métrique du vers


1129 (celui où se trouve justement notre poléonyme) nous pouvons
faire quelques observations importantes.

La structure du trimètre iambique, avec la césure après le


troisième pied, a la forme:
— Iu-1 — IlU- |U- IU -
Savlphç| parA o [c-|-qaiç oi{ || te Davr |
danon | povlin

A part les longues irrationnelles du premier hémistiche, le


trimètre ne présente pas d’anomalies; le 5epied présente la structure
d’un iambe régulier, dans lequel la voyelle brève de la désinence -
on résulte allongée en position de contiguïté à la connexion
métrique biconsonantique o#-n + p-. Ce fait nous porte à
considérer que le choix de la forme adjectivale Davrdanon, au
lieu d’un éventuel dardavnion/dardavneion, pourrait
répondre à des motivations de caractère formel et stylistique.

Avant tout, l’emploi de dardavnion/dardavneion aurait


comporté une anomalie métrique du pied : dans le premier cas
comme dans le second cas, nous devrions accepter un anapeste (-
da(ni(o#n/-da(nei(o#n -> uu-), une structure plutôt
improbable dans le second colon et de plus en position avancée, là
où l’accélération rythmique induite par l’éventuelle résolution serait
normalement acceptable plutôt au début du colon. S’il est vrai que,
en ce qui concerne le mètre, « la caractéristique particulière de
VAlexandra est la régularité »29 (Gigante Lanzara 2000 : 42), le
choix de l’adjectif Davrdanon semble presque obligatoire; le
cinquième pied, en effet, n’admet pas tendanciellement, dans le
trimètre rigoureux, de résolution, ce qui comporterait la leçon
RUSSO ET BARBERA, Ville dardanienne 41

dardavnion/dardavneion. Il ne s’agit pas évidemment d’une


épreuve dirimante en faveur de l’interprétation adjectivale de
l’occurrence, mais il est bon d’en tenir compte pour évaluer
l’acceptabilité lexicale et sémantique du terme.

Et ce n’est pas tout. Vu la prédilection lycophronéenne pour les


constructions stylistiques fleuries, nous pourrions à bon droit
supposer qu’il s’agisse d’un choix stylistique voulu : comme nous
le savons, Lycophron est enclin à la recherche lexicale étrange, au
goût du bizarre, donc surtout « all’aggettivazione, originale perché
costituita in gran parte da hapax, è affidata la non comune attrattiva
delle immagini » (Gigante Lanzara 2000: 42). Dans ce cas,
l’hypothèse suggestive d’une référence paronomastique à
l’ethnonyme Davrdai, unie à la référence éponymique qui fait
allusion au héros du mythe, constituerait un cas efficace de multiple
causation (cfr. Pap 1992); en d’autres mots, la quasi-homophonie
entre les racines des deux dénominations aurait porté notre auteur à
exploiter le jeu verbal, en comptant probablement sur la réponse
évocatrice qui se serait déclenchée chez le lecteur, grâce à la
conscience de la double matrice référentielle de l'adjectif. Ici entre
enjeu la circulation du patrimoine mythologique restructuré dans le
territoire de la colonie, qui, évidemment —si notre hypothèse est
juste - aurait trouvé une telle diffusion qu’il est possible de justifier
l’emploi littéraire d’une suggestion épique connue.

3. Nous allons considérer, pour terminer, la structure du syntagme


nominal Davrdanon povlin : il est fort probable qu’on puisse
l’interpréter comme un lien adjectif (en position attributive) +
substantif (povliç), plutôt que substantif (povliç) + nom
géographique : ce dernier cas est fréquemment exprimé avec le
génitif du nom de ville, ou avec l’article défini en position
attributive ou appositive. Carrière précise en outre (1960 : 11):

L ’apposition [...] aide seulement à identifier l ’être ou


l ’objet, supposé connu, dont le nom lui est apposé [...]; le
grec exprime alors d ’abord le nom propre, puis son
apposition, introduite par l ’article: S i l h n o ; ç o J
42 ONOMASTICA CANADIANA, 90 (2008)

m avntiç h J A i[tn h t o ; o[roçf jA r i s t e i v d h ç


o J L u s i m a v c o u (s.e. uiJovç).

Les exemples proposés par Smith à ce propos sont aussi


valables (1984 : 291) : hJ Mevndh hJ povliç, Mevndh hJ
povliç. Le syntagme correspondrait parfaitement, pour sa
structure, aux deux occurrences homériques (II. 2, 701; 16, 807),
dans lesquelles davrdanoç ajnh;r signifie justement héros
dardanien, Troyen.

« L ’oscurità asseconda la predizione ispirata di Cassandra, ma


la rappresentazione criptica del mito e délia storia è soprattutto gara
di sottigliezza e di erudizione, sfida al lettore, gioco
intellettualistico » (Gigante Lanzara 2000 : 39); si l’on adopte cette
perspective, nous penchons - comme nous l’avons dit ci-dessus -
pour une lecture de la Davrdanoç povliç comme ville
dardanienne, ou bien ville de Dardanus et des Dardes : une
périphrase sémantiquement et étymologiquement ambiguë et pour
cela même plus puissante du point de vue connotatif. En substance,
après avoir vérifié que les limites linguistiques visant à fournir une
lecture de notre passage comme référence à une ville dardanienne,
plutôt qu’à une ville de Dardanus non précisée, résultent, à notre
avis, inconsistants, nous considérons inopportun de supposer
l’existence d’un site n’étant pas autrement identifiable et n’étant
indiqué nulle part ailleurs par le poléonyme présumé Davrdanoç.
Salapia est un excellent candidat comme ville dardanienne (pour les
raisons historiques, documentaires et géographiques que nous avons
énoncées plus haut) et les caractéristiques de la versification
lycophronéenne (au niveau stylistique et au niveau métrique)
semblent déposer en faveur de notre hypothèse, ou, du moins, elles
ne la contredisent pas.

De plus, le tissu des données mythographiques, qu’on peut tirer


du passage en question de VAlexandra, permet d’interpréter de
façon cohérente le mythe de fondation relatif au site cité, comme
lieu de rencontre culturelle et religieuse entre deux matrices
ethniques - celle italique et celle grecque - selon des structures
RUSSO ET BARBERA, Ville dardanienne 43

anthropologiques et mythologiques répandues dans le contexte de la


colonisation hellénique en Grande Grèce.

Dans le cas de notre ville, nous sommes probablement en face


de l’issue paradoxal d’une tradition qui veut revendiquer un passé
troyen (et peut-être une plus haute et noble antiquité) et exprime
cette aspiration à travers le mélange superficiel entre le nom de la
population autochtone et le nom de l’ascendant éponyme de haute
forteresse de Priam, en réussissant ainsi à célébrer, dans la
dimension parallèle du a[ition, ses gloires mythiques dans la
guerre de Troie : le Davrdanoç povliç comme ville du héros
grec, de la prophétesse troienne, du peuple, dont l’assonance
onomastique avec le nom de Dardanus, assure le trait d’union avec
la matrice iliaque.

NOTES
1. Sur Cassandre, Davreux 1942: 93-96; Ledergerber 1941;
Mason 1959: 80-93; Paoletti 1994: 956-970; Neblung 1997; un
rappel au cas daunus dans Mazzoldi 2001: 49. Pour l’épisode
de la violence de Ajax sur Cassandre dans l’art grec, à la base
évidemment du culte daunus, cf. Connely 1993: 88-129.
2. V. Gigante Lanzara 2000. L’édition ici reproduite est celle de
Mascialino 1964.
3. C’est une des hypothèses de Ciardiello 1997: 81-136.
4. Torelli 1980: 319-341, en part. pp. 320-327.
5. Iliade, II 701 et XVI 807.
6. Torelli 1980: 326.
7. Torelli 1980: 325-336.
8. Torelli soutient que oi{ te Davrdanon povlin
naivousi doit être relié aux chefs de Daunia, selon une
traduction du genre “les princes des Daunus, ceux qui habitent
la ville dardanienne”. De cette façon la particule te , qui
différenciait les deux groupes de dédicateurs, tomberait, ou
mieux, serait une sorte de renforcement. À noter que Torelli
accepte que Davrdanon soit un adjectif, et non pas un nom
générique, d’où son identification avec Lucérie. Torelli 1980:
325-336.
44 ONOMASTICA CANADIANA, 90 (2008)

9. Ciardiello 1997: 81-136.


10. Scholia in Lycophronem, v. 1128, s. v. nao;n d ev moi.
Vol. II, ed. Scheer: “J’ai trouvé un peuple, les Dardaniens, qui
habitent au nord des Illyriens et des Macédoniens. Il y a aussi
une ville du nom de Dardanos”.
11. Solinus, Collectanea rerum memorabilium, II, 51.
12. Ciardiello, 1997.
13. Strabon, Géographie, IV, 6, 10.
14. Philipp 1914, coll. 728-745; Nenci 1978: 43-59.
15. Pline, Naturalis Historia, I I I 104.
16. Strabon, Géographie, IV, 6, 10.
17. Ciardiello 1997: 96.
18. Il n’en est pas ainsi pour Torelli 1980: 326, qui identifie les
deux groupes, à travers une correction du texte.
19. Selon Ciardiello, nous ne pouvons attendre de Lycophron des
indications géographiques précises, puisqu’il était poète et non
pas géographe; à ce propos il cite le cas de l’enterrement de
Philoctète à Crati. Ciardiello 1997: 107. À ce propos, cf. aussi
Musti 1987-1991: 21-35. Giangiulio 1987-1991: 37-53. Pour
les indications géographiques de Lycophron, cf. Edlund 1987:
43-49. En ce qui concerne les observations de Ciardiello, il ne
me semble pas que dans le cas du culte de Cassandre
Lycophron reste dans le vague, puisque les deux indications
qu’il fournit sont cohérentes et précises et se correspondent
dans l’emplacement du temple près de lac de Salpe.
20. Cf. Nafissi 1992: 401-420.
21. A propos des fondations faites par Diomède en Italie, cf.
Terrosi Zanco 1965: 273 et suivantes.
22. Philipp 1920: coll. 2007-2009; Ferri 1973: 351-364; Marin
1973: 365-388.
23. À propos de la colonisation de Rhodes, cf. Van Compemolle
1985: 35-45.
24. L’usage était connu aussi de Timée, Fragmenta Historicorum
Graecorum 566 F 55. Pour l’analyse de ce mythe en Italie,
Martinez Pinna 1996: 21-53, pour la Daunia en part. pp. 35-38.
25. Scholia in Lycophronem, v. 615.
26. Candii penche pour Timée 1977: 307-315, en part. 310, Scheer
1958, ad loc., et Della Corte 1972: 221 pensent plutôt à une
source autre que Timée.
RUSSO ET BARBERA, Ville dardanienne 45

27. Gagé 1972: 735-788, en part. 756-762.


28. A noter que le culte de Alexandra / Cassandre, présent aussi en
Laconie, n’a pas les caractéristiques spécifiques du culte
daunus. Cela nous permettrait d’affirmer que le rite décrit par
Lycophron était quelque chose de local, déterminé par des
usages indigènes et non pas par l’héroïne objet de culte. Pour le
culte de Cassandre en Laconie, cf. Salapata 2002: 131-155.
Pour le culte de Cassandre et Agamemnon à Amicle, mentionné
par Pausanias ( Description de la Grèce, III, 19, 6), cf. Belger
1891: 1281-1283, 1315-1316; Stiglitz 1953: 72-83: Calligas
1992: 31-48; Lyons 1997.
29. Traduction proposée par moi-même.

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