Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
SIMON
Relieur
Awan-AywaUIo
BW &
MARIE DELCOURT
PYRRHOS ET PYRRHA
Recherches sur les valeurs du feu
dans les légendes helléniques
1 965
Société d’Édition « Les Belles Lettres »
Boulevard Raspail, 95
Paris (vie)
de
. H«
/!6$.9M $
Bibliothèque
de la Faculté de Philosophie et Lettres
de l’Université de Liège
Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres
de rUniversité de Liège — Fascicule CLXXIV
MARIE DELCOURT
PYRRHOS ET PYRRHA
Recherches sur les valeurs du feu
dans les légendes helléniques
1965
Société d’Édition « Les Belles Lettres »
Boulevard Raspail, 95
Paris (vie)
Conformément au règlement de la Bibliothèque de la Faculté de philo
sophie et lettres, cet ouvrage a été soumis à l’approbation d’une commission
technique composée de MM. J.-P. Vernant, directeur d’études à l’École
pratique des Hautes Études de Paris, Marcel De Corte, François Duyckaerts,
Jules Labarbe et Albert Severyns, professeur à l’Université de Liège. M. La-
barbe a été chargé de surveiller la correction des épreuves.
A la mémoire de
Charles MICHEL
(1853-1929),
professeur à l’Université de Liège
de 1890 à 1923,
*
* *
— II
*
* *
AMBIVALENCE DE LA ROUSSEUR
et, en Allemagne :
Rote Haare, Gott bewahre,
Roter Bart, untreue Art (1).
(1) De quoi l'on trouvera vingt variantes à l’article Rot de l’admirable Wär
terbuch der deutschen Sprache des frères Grimm, un de ceux où ces grands philo
logues ont le mieux réalisé leur désir de faire de leur dictionnaire quelque chose
que l’on puisse lire en famille, le soir, à la veillée. Wackernagel, Kleinere Schriften,
trouve la première mention de la fourberie des rousseaux dans le Ruodlieb latin,
vers 1000 (non sit tibi rufus unquani specialis amicus). Les témoignages sont plus
nombreux à partir du XIIe siècle. Voir aussi les chapitres que E. L. Rochholz,
Deutscher Glaube und Brauch, 1867, consacre aux couleurs, notamment II, pp. 194
et suiv. ainsi que le Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, s. v. Rot et Haar.
14 —
A la fin du XIIe siècle, Guillaume de Tyr écrit à propos du comte
Foulques d’Anjou : « Erat vir rufus, fidelis manifestus et contra
leges illius colons affabilis, béni gnus et misericors » (Belli sacri histo-
ria, XIV, I).
Gui Patin en plein XVIIe siècle ne pense pas autrement, même
s’il colore le mythe de raisons médicales. Le 25 octobre 1655, il
mentionne le décès d’une femme, « la plus chagrine, la plus colère du
monde, et de plus fort rousse. Or il est constant que l’inflammation
du poumon est toujours mortelle aux rousseaux. La raison en est
qu’ils abondent en sérosité âcre et maligne » (1) (Lettre 101 de
l’édition de Cologne, 1691). Son correspondant dut porter la question
sur le plan moral, car Patin lui répond (lettre 106) : « Je suis de
votre avis à l’égard des rousseaux, et je n’en ai jamais connu dont
je n’aie eu envie de me défier. On dit que Judas l’était ».
Judas l’était (par exemple sur les fresques de Ramersdorf,
peintes vers 1300) ainsi qu’Hérode et l’Antéchrist, en vertu du
préjugé qui associait la rousseur avec le manque de fidélité, de
générosité, de bonté. Cette « loi » s’affirme en Grèce et à Rome par
des témoignages qu’il convient de grouper par genres plutôt que de
tenter un classement chronologique.
Voici les médecins et les physiognomonistes (2) :
« Les roux au nez pointu, aux yeux petits, sont méchants. Mais
ceux qui ont le nez camus et qui sont grands, sont bons » (Hippo
crate, Épidémies, II, 5, 1).
« Les blonds sont magnanimes, car ils tiennent du lion ; les roux
sont très méchants, car ils tiennent du renard » (Pseudo-Aristote,
Physiogn. 67, voir aussi 17, 23, 38).
« La couleur rouge, sans mélange, semblable à la fleur du coqueli
cot, fait des hommes d’un comportement sauvage, impudique
et avide» (Adamantius, Physiogn., I, p. 394).
« L’homme impudent a nécessairement la peau rouge et la voix
aiguë » (Adamantius, Physiogn., I, p. 419).
Ces opinions sont confirmées par les conventions du théâtre, qui
relèvent des mêmes a priori. Les masques de tragédie étaient
couronnés de cheveux noirs ou blonds. Dans la comédie, aucun
(1) Photius n’a pas d’article {avBôv. Pour lovüov : Xcnrov, iiraXov, iXa<j>pôv,
yXœpôv, vypôv, ÇavBov, kclXov, itvkvov, o£v, ra)(v ' oi 8c ttoiklXov, cvctSes, Siavycs.
Hésychius : ÇavBôv ' -nvppóv, kolXôv, ev elpyaop-évov, yXwpov. Son article Çovdôv
reprend à peu près l’énumération de Photius en y ajoutant nvppóv. — Voir sur
cette question les remarques très fines de H.-F. Janssens sur les Couleurs dans la
Bible hébraïque, (Annuaire Inst, de phil. et d’hist. Or, et SI. de l’ULB, t. XIV, 1954-
1957, P- I45 sqq)- Si elles ne sont pas toutes applicables au grec, il est bon d’y
réfléchir lorsqu’on cherche à serrer de près une notion de couleur dans un texte
ancien quelqu’il soit. « Les racines hébraïques auxquelles la notion de couleur
s’associe pleinement et directement sont peu nombreuses ; elles désignent le rouge,
le vert, le blanc, le jaune et le noir. Il y en a d’autres dont les dérivés évoquent
aussi la couleur, mais d’une façon plus limitée et plus indirecte, par le rappel d’une
chose qu’elle caractérise. » « L’équivalent du mot couleur manque dans la Bible
hébraïque, mais existe en hébreu rabbinique et en hébreu moderne. » — Jacques
i8 —
André, Études sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, thèse, 1949,
p. i8, dit très exactement : « On ne doit pas lier déficience de la perception et
déficience du vocabulaire qui la rend », M. Jules Labarbe veut bien me signaler
(Aulu-Gelle, II, 26) l’entretien de Favorinus et de Fronton, qui illustre à merveille
cette dernière formule.
(1) Platon définit le -nvppiv comme un mélange de jaune et de gris (Timée, 68 C).
ce qui fait que Rivaud traduit par brun clair le même passage où Bailly entend
rouge de feu. Pour rufus-flavus, cf. J. André, Études..., p. 81 sqq.
(2) H. Usener, Göttliche Synonymen, Rh.M. t. LUI (1898), p. 365, = Kleine
Schriften, IV, p. 292 sqq.
(3) Plut. Paul Emile, 25, p. 268 C : en /acAcuVtjî rpt^oç eis nvppàv pfraßaXovaa.
Amyot, qui ne peut croire qu'une barbe rousse soit un cadeau des dieux, dit que
« le poil lui devint blond ». La retouche est significative.
— 19 —
(1) Exemples réunis par Eva Wunderlich, Die Bedeutung der roten Farbe im
Kult der Griechen u. Römer, RVV. XX, 1926, Giessen. Je crois pouvoir laisser
de côté les sacrifices d’animaux roux. P. Stengel, Opferbräuche der Griechen,
1910, consacre un chapitre (p. 187 sqq.) à la couleur des victimes. Dans un certain
nombre de cas il y a un rapport entre la rousseur et la chose que l’on désire soit
provoquer soit éviter. Ambivalence encore, mais d’une nature toute différente
de celle que nous cernons ici.
— 22 —
est une récompense (i). Schredelseker (2), qui a étudié les croyances
relatives aux cheveux en général, admet que l’antipathie pour
l’homme roux vient des démons ou des animaux roux. C’est renver
ser le problème. Si l’on a donné à certains démons, à des animaux
fantastiques, la couleur rouge, qui en soi n’est nullement maléfique,
c’est que, chez les êtres humains, on la trouvait associée ou on la
supposait associée à des traits que l’on jugeait inquiétants.
On a voulu expliquer le préjugé hostile à la rousseur en partant
de la couleur en soi, alors que le rouge et l’or impliquent force,
vigueur, puissance. Le mot nvppôv désigne très particulièrement
la joue du jeune homme ombragée par le duvet de la première
barbe : Aristophane appelle rrvppoTTLTrrjs celui qui reluque les
adolescents (Acharniens, 407), de même que Diomède reproche à
Pâris de n’être qu’un TTapdevoTrinrjç, un lorgneur de filles (Iliade, XI,
385). Faut-il partir des contiguïtés, indiscutables, entre le rouge et
la mort ? Les Anciens en étaient conscients. Artémidore (Oneirocriti-
,? con, I, 71, p. 70) dit qu’il y a une sympathie entre la couleur de la
pourpre et la mort. Mais de quelle nature est-elle ? Certains peuples
ont teint des squelettes en rouge ; on en a retrouvé dans le monde
germanique, en Scandinavie, en Angleterre, qui remontent au
paléolithique (3). On a toute raison d’accepter l’explication de
Fritz von Duhn : le rouge, couleur du sang, était l’antidote de la
mort et en impliquait le refus. On sème des fleurs rouges sur les
tombeaux, dit Servius (En., V, 79), ad sanguinis imitationem, ubi
est sedes animae. Elles étaient destinées à revigorer l’ombre anémiée,
à lui rendre la chaude vitalité qui réside dans le sang. Lycurgue
prescrit de ne rien inhumer avec les morts, mais d’envelopper le
cadavre dans un manteau de pourpre et du feuillage d’olivier. De
même les pythagoriciens étaient ensevelis dans un suaire de
pourpre, dans des feuilles de myrte, d’olivier et de peuplier noir.1 2 3
(1) Voir l’Index de Stith Thompson, F. F. C., t. 106, A2223, 2410. Les contes
populaires opposent volontiers de même la blonde vertueuse à la brune méchante et
présentent blondeur et noirceur comme des sanctions : Grimm, 135, Weisse und
schwarze Braut.
(2) De superstitionibus quae ad crines pertinent, Thèse de Heidelberg, 1913.
(3) Jan de Vries, Altgermanische Religionsgeschichte, 2me éd. 1956, §§ 203 et
272. M. A. Severyns veut bien m’indiquer, sur ce sujet, pour le paléolithique,
Hawkes, The prehistorie foundation of Europe, Londres, 1940, p. 38 et V. Gordon
Childe, The dawn of European civilization, 6rae éd., I957> PP- 6, 209, 259 ; pour le
néolithique, et les ochre-grave cultures du Caucase, Hawkes, p. 220 sqq et Childe,
p. 103, 168). Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, 1964, p. 149, a vu des osse
ments peints en rouge chez les Bororo du Paraguay.
— 23 —
(1) Fr. von Duhn, Rot und Tod, A.R. Wt. IX (1906), pp. 1-25 ; Plut., Lycurgue,
27, 2 ; Franz Cumont, La stèle du danseur d'Antibes, p. 12 ; Lux perpétua, p. 45.
(2) Schol. Apoll, de Rh., I, 917 ; E.-L. Rochholtz, Deutscher Glaube, II, pp. 194
sqq. 204 sqq. ; K. Goldammer, Die Formenwelt des Religiösen, i960, p. 293.
(3) En 1912, Adolphe Messimy, ministre français de la Guerre, visita le front
des Balkans et s’y convainquit de l’avantage des uniformes de couleur terne. Lors
qu’il proposa d’en donner aux soldats français, il se fit traiter de franc-maçon et de
dreyfusard. Bannir la couleur vive, enlever au soldat son aspect éclatant, c’était,
dit l’Écho de Paris, aller contre le goût français et la fonction militaire. La réforme
fut rejetée au cri de « Le pantalon rouge, c’est la France ». Un archétype eut là
une force persuasive qui coûta la vie à des milliers de jeunes gens.
— 24 —
(1) Glotz, Ordalie, p. 116; Eva Wunderlich, Rote Farbe, pp. 62 et 72. Elle
fait remarquer, p. 107, que les anciens ont toujours expliqué 1jioîvis, quelle que
soit l'étymologie véritable, par <t>oiv6s rouge-sang, correspondant poétique de
(bóvios qu'ils rattachaient à <f>ovy ou <f>ôvos, meurtre. Or, les mots qui désignent
la teinture ne viennent pas de cette racine, mais de rrop^vpeos, —- comme si l’on
avait voulu éviter le mauvais augure.
(2) Par exemple Phylarque de Syracuse, vers 200 avant notre ère (Athénée,
XII, 20, p. 521 B).
— 25 —
(i) Sur le caractère morbide de la rousseur, voir Edmond Bayle et Léon Mac
Auliffe, Revue des sc. pures et appliquées, t. XXXI (1920), p. 519 sqq. — Richard
Andree, Ethnographische Parallelen u. Vergleiche, Neue Folge, 1889, p. 238-273,
a très bien vu qu’il fallait partir de l'albinisme pour expliquer les préjugés relatifs
à la rousseur, dont l’ambivalence ne lui a pas échappé. Voir ce qu’il dit des nègres
qui se teignent en roux, p. 262 ; des héros roux sur d’anciennes peintures chinoises,
p. 266 ; du traitement réservé aux albinos p. 238. — Sur ce dernier point, cf. Ha
stings, Encycl. of rel. and ethics, t. X, p. 372 ; IX, p. 291 ; VI, p. 784. — M. Jules
Labarbe me signale deux passages où Aristote met en évidence un certain caractère
morbide de la rousseur (Génér. des an., 785 a 19 et Couleurs, 798 b 13), qu’il considère
comme une faiblesse du système pileux due à une alimentation insuffisante des
racines, les cheveux roux blanchissant plus vite que les noirs et les noirs devenant
roux avant de blanchir. Cette médecine pseudo-scientifique contredit curieuse
ment la croyance commune qui associait rousseur et vigueur.
26 —
David, car il est bon ». Plus loin, « Goliath voit David et il le méprise
parce qu’il n’est qu’un enfant et qu’il est roux » (i). En somme, la
rousseur dans l’histoire de David paraît bien jouer le rôle d’une
de ces difficultés surmontées qui habilitent un héros (2), le Seigneur
choisissant volontiers ceux que le monde dédaigne. Que le plus
grand des rois, l’ancêtre du Messie, soit roux, cela donne à réfléchir,
et ceci également que tous les traducteurs anciens et presque tous
les modernes aient reculé (comme ailleurs Amyot et Léon Parmen
tier) devant la rousseur de David et l’aient fait blond ou vermeil,
attestant ainsi, pour leur compte personnel, la persistance du vieux
préjugé.
L’exemple de David incite à reprendre celui de Frédéric Barbe-
rousse, mort en 1190, dont une prodigieuse popularité fit un person
nage légendaire. Ce fut d’abord à son petit-fils Frédéric II, mort en
1250 à 56 ans, que l’on attribua une survie dans le Kyffhäuser,
d’où il devait ressurgir pour porter secours à l’Allemagne lorsqu’elle
aurait besoin de lui. Le prestige du premier Frédéric déplaça le
thème. Grimm a bien vu que la constellation d’images autour de
Frédéric fut influencée par le mythe de Thor-Donar, dont il suffit
d’invoquer la barbe rousse — qu’il secoue terriblement lorsqu’il1 2
(1) Genèse, XXV, 25 ; èÇrjèOe Si 6 npcoróroKos irvppaKTjs ôXws atael 8opà Saavs
et I Samuel, XVI, 12 et XVII, 42 emploient le même mot admônï qui ne se trouve
que là. Mon ami Roland Crahay, à qui je dois ces rapprochements, me signale
que dans le passage relatif à Ésaü figurent deux de ces jeux pseudo-étymologiques
qu'affectionnent les écrivains hébreux. Ésaü est l’ancêtre des Édomites (admônï)
dont un autre nom est se ’hir qui fait penser à se'har (de poil). Le nom des Édomites
signifie rouge et ils sont représentés rouges de visage sur des peintures égyptiennes.
Les traducteurs ont bien voulu qu’Ésaü fût roux, mais pour David ils n’y ont pu
consentir. Luther le fait bräunlich ; vermeil, dit la Bible du Rabbinat (1899-1906) ;
blond, disent Crampon (1905), Segond (1910, réimprimé en 1948) et les moines de
Maredsous (1950). Une traduction anglaise dit de même all red pour Ésaü et ruddy
pour David. Bonsirven, reviseur de Crampon (1952), Édouard Dhorme (Pléiade,
1956) et l’École biblique de Jérusalem (1956) ont enfin osé imprimer que David
était roux.
(2) A la fin du récit de la guerre de Troie par Darès le Phrygien, qui est censé
y avoir assisté, figurent de curieux portraits dont certains paraissent ou convention
nels ou arbitraires ; d’autres ont peut-être une signification qui apparaît mal.
Blonds sont les Dioscures, Pâris, Hélène et Polyxène. Achille est châtain, Ajax
est noir. Les roux sont Ménélas, Mérion, Énée (avec des yeux noirs), Cassandre
(avec des yeux étincelants). Très inattendu est le portrait d’Hector : « Bègue,
louche, les cheveux crépus, courageux, bon, digne d’être aimé. * Néoptolème est
grand, fort, irascible, bègue, le nez aquilin. Le bégaiement et le strabisme seraient-
ils conçus comme des infirmités qui rachètent la valeur ? La rousseur de David
aurait-elle une valeur analogue ? Aux spécialistes du légendier hébraïque d’en
décider.
— 27 —
(1) Jacob Grimm, Deutsche Mythologie, pp. 162 et 518 ; Wilhelm Grivlm, Altdä
nische Heldenlieder, p. 69 ; sur les différents aspects de Donar, voir G. Dumézil,
Les dieux des Germains, p. 30.
28 —
(1) Créatures chez Balzac, p. 195. Les statistiques concernant la rousseur sont
extrêmement peu sûres, car elles dépendent de la façon dont l'enquêteur classe les
nuances intermédiaires entre le blond et le roux.
(2) Père Goriot, éd. de la Pléiade, pp. 853, 1008, 1013. Voir aussi Splendeur et
misère des courtisanes, p. 974.
(3) Le texte court et mutilé des Memoiren manque dans beaucoup d’éditions de
Heine. — Utilisation analogue, consciente également, de la rousseur dans le Poil
de Carotte de Jules Renard.
— 29 —
les fauves que les bêtes au poil brun, chamois ou cerfs, par opposi
tion aux sangliers, gibier noir, et aux renards, gibier roux, dénomi
nations encore courantes en allemand : Schwarzwild, Rotwild.
Des dictionnaires plus récents parlent des « grands fauves », comme
le lion et le tigre, « de poil plus ou moins brun ». C’est retarder sur
l’usage. En fait, un fauve, dans la langue contemporaine, est une
bête féroce, quelle que soit sa couleur. Déjà Balzac en fait presque
toujours un synonyme de sauvage. Mais un affectus plus mysté
rieusement défavorable colore le mot depuis le XIIe siècle. Le
Roman de Fauvel, au XIVe, personnifie la méchanceté du monde
en une ânesse fauve, entourée de toute une symbolique complexe
et curieuse.
*
* *
PYRRHOS
Terminé par une subordonnée qui reste en l’air, le vers est assez
maladroit. KaréXenrov sans complément de lieu au sens de laisser
derrière soi se trouve bien dans Y Odyssée (XVI, 289 ; XVII, 314 ;
XIX, 8), mais chaque fois avec le sens de laisser ici. Le scholiaste
a peut-être abrégé la citation. L’étrangeté du nom garantit en tout
cas l’ancienneté de la tradition. Il figure cependant ailleurs. Athénée
(XIV, 620 E) connaît un poète Pyrès de Milet que Suidas (s. v.
Sotadès) mentionne sous la forme banalisée Pyrrhos (1). Le fils1
(1) Un Léobios Pyrétiadès est connu (Wilamowitz, Aristoteles und Athen, II,
p. 184, n. 34). L'ancêtre du genos devait s'appeler Pyrès.
— 32
chos de Crète, d'autres qu’elle doit son nom à son caractère ardent, d'autres l’attri
buent à Pyrrhos fils d’Achille. Archiloque raconte qu’il dansa de joie après avoir tué
Eurypyle, d'où le nvppt\ 10s vois reçut le nom qu’il porte ». La difficulté, comme dans
toute citation de ce genre, consiste à savoir où il faut ouvrir et fermer les guillemets.
Mais il me paraît difficile de ne pas conclure de ce témoignage qu’Archiloque con
naissait l’équation Néoptolème = Pyrrhos. Cette théorie sur l’origine de la danse
était peut-être propre à Archiloque ; d’autres voulaient que Pyrrhos eût inventé
la pyrrhique à Troie, en bondissant hors du cheval de bois (Eustathe, p. 1697,
Od., XT, 505). Voir A. Severyns, Recherches sur la Chrestomathie de Proclus, t. II,
p. 176.
(1) w 7rvp en) ' vapa to orofia * Kahetrai yàp nappas, dit le scholiaste du passage.
Tóv NeorrTohtpLOV Aéyei ôv Kai llvppov <f>aol Kh^Orjvai, œs Kai PorpüKXrjS Sia tov
<PiXoKTrjTov aiviTTcrcu eV ttp ut trvp ov, dit Eustathe 1463 (Od., III, 188). Il est
plus explicite en commentant le seul passage de l’Iliade (XIX, 327), p. 1187 où
figure le nom du héros : * Le fils d’Achille reçut ce surnom parce qu’il combattit
dès sa prime jeunesse. Mais son vrai nom est Pyrrhos, comme Sophocle le suggère
à l’endroit où il en donne l’étymologie par la formule <J 7rvp av etc., afin de signifier
que pour lui Pyrrhos est proprement le feu, et non pas seulement quelque chose
qui y ressemble, comme Pyrrhaichmès ou un autre du même genre. Il faut l’appeler
rivppos, de même que celui qui fut plus tard son homonyme, le roi d’Épire, distin
gué par l’accent de nvppôs qui est le même que nvpoôs. » — Konrat Ziegler (Neopto-
lemos, col. 2440-41) veut que le fils d’Achille n’ait jamais été nommé Pyrrhos avant
le IVme siècle, et que ce fut alors par courtisanerie envers les ancêtres d’Olympias.
Il considère la variante Ilvp-qs comme un « späteres Machwerk » d’un poète qui
voulait flatter les Pyrrhiades (mais ce poète ne pouvait-il pas fabriquer aussi bien
un vers où le nom de Pyrrhos eût trouvé place ?) ; il n’accorde aucune valeur au
scholion de Philoctète 927, ne mentionne pas les deux passages d’Eustathe et refuse
de voir une allusion dans Andromaque 1135. — Au surplus, pourquoi la courtisanerie
aurait-elle préféré un des deux noms du héros ? Les rois d’Épire prétendaient en
effet descendre d’Achille auquel ils rendaient un culte (Plut., Pyrrh. 1). Et des
deux noms, celui de Néoptolème fut le premier en usage dans les familles princières
du nord de la Grèce. Néoptolème Ier (370-360) est père d’Olympias mère d’Ale-
34 —
xandre et d’un Alexandre dont le fils s'appelle aussi Néoptolème. Un autre Néopto
lème, arrière-petit neveu du premier, fut exilé par Pyrrhos après 302. Cf. Pierre
LÉVÊQUE, Pyrrhos, p. 83 sqq. et 117 sqq. Cela rend la thèse de Ziegler très fragile,
et ses exclusives bien invraisemblables.
(1) G. Colin, Le culte d‘Apollon Pythien à Athènes, 1905, pp. 53 sqq., et l’article
Pyrrhakos dans Roscher (Hofer, 1909).
(2) Textes apud Frazer, Apollodore, II, p. 214.
— 35 —
(1) Aigimios hésiodique : schol. Apoll, de Rh., IV, 816 ; Apollod., III, 13, 6,
et notes de Frazer, ibidem, II, p. 70 sqq.
(2) Apoll, de Rh., IV, 869 ; Apoll. Bibi., III, 13, 5-8 et notes de Frazer, p. 08 ;
Plut., Isis et Osiris, 16 ; schol, de Pind., Ol., XIII, 74.
— 37 —
(1) Ces polarités ont été parfaitement établies par Roland Crahay, Structure
politique de l’anthropologie religieuse dans la Grèce classique, Diogène 41, 1963, p. 55.
On verra ci-dessous, p. 52, Wilamowitz commettre à propos d'Asclépios la même
erreur que Ziegler à propos de Néoptolème.
— 39 —
héros, dont le nom seul est capable de les induire dès l’abord en
erreur, car il les incite à exiger d’un daimôn les mêmes titres qui
vaudraient de la vénération à une personne humaine.
On pourrait se demander de plus comment un Grec partageait
les responsabilités entre Néoptolème et les desservants. Ceux-ci
étaient traditionnellement moqués en Grèce pour leur façon de
transformer les sacrifices en une industrie hautement rémuné
ratrice. Le meurtrier s’appelle Machaireus et son père Daitas :
Porte-Couteau fils de Festin. Tous deux ont relevé de la litté
rature satirique et anticléricale qui raille les Delphiens avides de
banquets. Athénée (IV, 73-4) en rappelle plusieurs témoignages
empruntés à la comédie : « Achaios d’Érétrie dans son drame sa-
tyrique Alcméon appelle les Delphiens des gargotiers. Il suffit de les
regarder, dit-il, pour avoir la nausée, à cause, évidemment, de leur
façon de débiter les bêtes du sacrifice et de les mettre en cuisine.
A quoi Aristophane également fait allusion lorsqu’il dit : » O toi,
Phoibos, qui aiguises tant de couteaux (/xaxalpas) à Delphes, don
nant ainsi l’exemple à tes desservants «... Les satyres se moquent
des Delphiens qui passent tout leur temps aux sacrifices et aux
banquets. » Les Delphiens s’emparèrent des offrandes de Néopto
lème œs éOos a orois, dit le scholiaste de la septième Néméenne (62)
à propos de la rixe où périt le héros. Il faut ajouter que la BeX<f>iK-r]
naxaupa, le couteau rituel, était une sorte de symbole de la rapacité
cléricale et même de l’avarice en général. La machaira était indis
pensable pour mettre la bête à mort et les prêtres en profitaient
pour demander, en percevant leur salaire, un supplément « au bé
néfice du couteau » (1). Ces témoignages ne sont pas tous anciens.1
métal au pays de Sumer au temps de la IIfme dynastie d'Ur, i960, p. 238. M. Limet
me dit qu’un tranchant de fer ne saurait être soudé à une âme de bronze, comme
le suppose Wilamowitz, qu’il doit s’agir ici d’une lame de fer dont la soie percée
de trous était rivée à une poignée de bronze ; que cette lame était peut-être
fondue à baise de fer météorique, lequel était d’une grande pureté et susceptible
d’avoir une valeur sacrée supplémentaire. Mais ce ne serait en tout cas qu’une éco
nomie sur la matière, et la phrase d’Aristote implique tout autre chose : un usten
sile à deux usages. La valeur exacte de neriypâis nous échappe. — Le nom de
Machaireus n’apparaît nulle part chez les poètes classiques : Pindare, Euripide
dans Andromaque ne le désignent que par des allusions. Il ne figure que chez les
scholiastes, mythographes, géographes de l’époque tardive, ce qui ne veut pas dire
qu’ils l’aient trouvé explicitement dans leurs sources (Phérécyde, F. gr. H., 3,
fr. 64 ; Apoll., Epit., IV, 13 ; Paus., X, 24, 4 ; Strabon, IX, 3, 8, p. 421). Dans
une note très altérée à Od., IV, 3 (p. 1479, 10), Eustathe semble le nommer en résu
mant l‘Hermione de Sophocle, pièce qui avait pour centre la possession d’Hermione
disputée entre Oreste et Néoptolème. Celui-ci venait à Delphes pour venger son
père et était tué vnô TvrSdptoj, ce que Dindorf a corrigé en ônà Maxapéœs. Même
si la correction est bonne, rien ne dit que le nom figurait dans la tragédie. — Quel
qu’ait été, à l’égard de Machaireus, Vaffectus de la légende ancienne, Strabon fait
de lui le père de Branchos, fondateur du temple de Didyme où, grâce à cette tradi
tion, les usages de Delphes auraient été implantés. Strabon, dans ce même passage,
veut que Néoptolème soit venu à Delphes pour piller le temple : il a donc recueilli
la même tradition favorable au prêtre, hostile au héros, dont témoigne Pausanias,
et aussi, sur un tout autre plan, Pindare. Le sixième Péan n'attribue à Néoptolème
aucune intention criminelle à l’égard du sanctuaire.
— 4i —
La septième Néméenne veut que Néoptolème soit venu à Delphes
offrir au dieu les prémices du butin de Troie. Pour Phérécyde,
c’était afin de consulter le dieu sur la stérilité d’Hermione (schol.
Oreste, 1655). Une autre tradition, qui prévalut à partir des tragiques
nous est connue par 1 ’ Andromaque d’Euripide. Elle met le voyage
en rapport avec la mort d’Achille, tué par Apollon sous la forme
de Pâris ou par Pâris aidé d’Apollon {supra, p. 34). Néoptolème
vient en demander réparation au dieu. Les Delphiens, habilement
instigués par Oreste auquel Néoptolème a ravi sa fiancée Hermione,
tuent le jeune roi (1). Tenant à mettre tous les torts du côté des
meurtriers, Euripide envoie deux fois Pyrrhos à Delphes, d’abord
pour inculper Apollon, ensuite pour lui demander pardon de l’avoir
fait. Il est tué au second voyage.
L’entrée en scène d’Oreste et du mobile romanesque devait
rejeter l’élément delphique au second plan, du moins dans la litté
rature. Pour Virgile, Pyrrhos meurt en Épire (2). En revanche,
les traditions sacerdotales que Pausanias recueillit à Delphes
marquent une hostilité croissante entre le dieu et le héros et attri
buent à celui-ci des intentions de plus en plus agressives. A les lire
attentivement, on y distingue, à côté d’éléments anciens, d’autres
qui sont plus suspects. Dire que la Pythie ordonna le meurtre
(Paus., I, 13, 9), ce n’est en somme que répéter ce que suggère le
sixième Péan de Pindare, où le dieu condamne le fils d’Achille (3).
Mais Pausanias s’entendit réciter de plus la liste des pillards qui,
au cours des siècles, avaient attaqué le temple (X, 7, 1). Elle com
mence par le « bandit de l’Eubée » et se termine par les Gaulois1 2 3
(1) L'Hermione de Sophocle n’est connue que par un résumé d'Eustathe (Od.,
p. 1479). Ee héros y est tué par Machaireus et, après sa mort, Hermione est rendue
à Oreste. Le rôle de celui-ci comme meurtrier semblerait une invention d’Euripide
si un scholiaste de Lycophron (1232) ne disait que, dans la Petite Iliade (fr. 21,
p. 135 Allen), Ënée captif de Néoptolème se trouve libéré quand celui-ci est assassi
né à Delphes par Oreste. Les derniers mots peuvent du reste être l’addition arbi
traire d’un homme qui connaît la légende devenue courante à partir d’Euripide.
(2) Voir M. Delcourt, RBPH, t. II (1923), p. 685.
(3) On peut, je pense, négliger totalement un renseignement donné par Servius
(En., XI, 269), d’après lequel Pyrrhos aurait élevé dans le temple de Delphes,
en l’honneur d’Achille et in numinis insultationem, un autel à Apollon Patrios,
à côté duquel il aurait été tué, juste vengeance du dieu, tandis qu’il entreprenait
d’y sacrifier. Cet autel n’est mentionné nulle part ailleurs. La note est entièrement
fabriquée pour expliquer le patrias ad aras de III, 332, et à partir du latin, car elle
postule l’homonymie de irarpâ>os et de IJarpatevs que le grec n’admet pas. Le
Pyrrhos de l‘Énéide ne meurt pas à Delphes, mais en Épire.
— 42 —
(1) P. Lévêque, Pyrrhos, pp. 627 sqq. a réuni et critiqué les textes, sans voir
toutefois que l'histoire du roi et celle du héros ont réagi l’une sur l’autre. Il inter
prète la dispersion des cendres comme une violation de sépulture exécutée après
la chute des Éacides. Voir mon article Le partage du corps royal, S.M.S.R., 1963,
t. 34, i. Voir aussi F. Pfister, Reliquienkult, pp. 445 sqq.
— 43 —
* * *
Cet ennemi du dieu, tué dans son temple, y jouit des plus grands
honneurs.
Son téménos personnel avec son tombeau, enclavé dans celui du
dieu, fut détruit dans l’écroulement de 383, puis reconstruit à la
même place, au nord-est du grand temple. Les fouilles de Lerat,
en 1934, ont découvert sous tout le site des restes d’époque mycé
nienne et, exactement sous le téménos, les vestiges triangulaires
d’un bâtiment qui a pu être un lieu de culte, les débris d’un grand
pithos rempli de terre mêlée de cendres, de charbon, d’os d’animaux,
de gros tessons carbonisés de poterie purement mycénienne. Il est
tentant, conclut Lerat, de reconnaître un bothros à l’endroit où
l’on montra plus tard le prétendu tombeau de Néoptolème (2).
Pausanias le signale à gauche en sortant du temple, à côté de la
pierre de Cronos, sous la lesché des Cnidiens, près des dédicaces des
Thessaliens et des Attalides (X, 24, 5 ; I, 11, 2). Lui et son père
étaient héros des Thessaliens — saint Achille est aujourd’hui patron
de Larissa — et les Attalides prétendaient descendre de son fils
Pergamos. Des intentions politiques, souvent moins faciles à déchif
frer, ont surchargé à Delphes bien des intentions authentiquement
religieuses. Polygnote vers 450 fut chargé par les Cnidiens de décorer
leur lesché ; il reçut d’eux, ou choisit lui-même pour sujet de l’un1 2
(1) Ch. Degas, REG, t. 51 (1938), p. 56-57, estime que Polygnote, s’étant fait
« une âme cnidienne, c’est-à-dire dorienne », traite Pyrrhos avec antipathie. En
fait, il est impossible de déduire une critique de la phrase de Pausanias décrivant
le tableau : les héros d'Homère ont rarement scrupule à frapper un ennemi prosterné,
même si c’est un suppliant.
(2) Schol. Pind., Ném., VII, 62 d’après les Tragodoumena d’Asclépiade : ntpl
tov OavaTov o\e8ov ânavrcç ol iroirjraL oofiipaivovoi, TcXfVTrjoai fièv avTov vtto Ma^ai-
pcais, Taérjvai 8c ro fxcv nparrov vtto tov O’jSor tov veut, /actà Sc Tavra MevéXaov èXOôvTa
àveAt îi K al tov ratpov noiijaai ev rcp rc/rerei ‘ tov 8c Ma^aipia tfnjoiv vlov clvai A a irdç.
F. gr.H, 12 fr. 15 et notes. —Schol. Eur., Oreste, 1655 d’après Phérécyde, F. gr. H.
3, fr. 64, a; cf. notes, p. 411.
(3) J. G. Frazer, Folklore of the old Testament, III, p. 13, dans son étude sur les
Keepers of the Threshold, mentionne des cas, étrangers à la Grèce, d’enfants mort-
nés enterrés sous le seuil dans l’espoir qu’ils renaîtront au sein de la famille :
« possible connection of the sanctity of the threshold with the theory of rebirth ».
Philippe Ariès, L'enfant et la vie familiale sous l'ancien régime, p. 30, rapporte,
malheureusement sans indication de source, une coutume analogue, concernant
l'enfant mort sans baptême, en pays basque.
— 45
* * *
Le daimôn honoré à Delphes dès l’époque mycénienne fut pro
bablement longtemps un personnage anonyme, ce qu’il est encore
dans la formule archaïsante de la loi amphictionique de 380. Ses
deux dénominations grecques sont trop transparentes pour pouvoir
être bien anciennes. Le prestige croissant d’Apollon sur le Parnasse
le réduisit au rang de parèdre, comme ce fut le cas pour Ptoos près
du Copaïs, pour Isménos à Thèbes, pour Hyakinthos à Amyclées,
comme Érechthée à Athènes fut éclipsé par Posidon, Pélops à
Olympie par Zeus, Iphigénie en Attique par Artémis. La relation
(i) t]ov ßoos- rt/xà Tov rjpœos f. Karov orarrjpes Atyivaîot. CIO 1688, 32, Ol. IOO.
— 46
(1) Aucun tombeau dans un temple n'est authentique, affirme, après examen
de cas douteux, L. Robert, REG, 1954, p. ni, n° 53 du Bulletin épigraphique.
— 47
(Apoll., Bibi. Ill, 12, 6). Nos tragédies nous permettent de suivre
pas à pas la réconciliation entre Iphigénie et Artémis : comparez
la vierge bâillonnée d’Eschyle, qui tente désespérément de repous
ser ses sacrificateurs, avec la victime volontaire d’Euripide, à qui la
bonne déesse épargnera in extremis une immolation acceptée.
En ce qui concerne Néoptolème, Euripide a aussi infléchi la légende,
mais dans un sens tout opposé. Il n’aimait point Delphes. Bien
loin de chercher les termes d’un accord entre le sanctuaire et le
héros, il a formulé les griefs de celui-ci en termes tels que le conflit
en a reçu une acuité accrue, alors qu’ailleurs — à Brauron, à l’Érech-
théion, à Amyclées — il était résolu depuis longtemps ; et que
l’optimisme lénifiant de l’époque tardive supprimait de son légen-
dier le thème gênant de 1’« hostilité initiale » et faisait d’un pâle
Branchos un simple éromène du dieu.
Vue dans cette perspective, la relation Apollon-Néoptolème
garde cependant deux singularités qu’il ne faut pas méconnaître.
D’une part, le héros n’est point passif devant le dieu comme Ismé-
nos ou Hyakinthos devant Apollon, Iphigénie ou Callisto devant
Artémis, Érechthée devant Posidon. Il s’affirme et assume devant
lui la cause de son père comme s’il avait affaire à un être de même
rang. On reconnaît là l’esprit d’Euripide, le ton de Créuse jugeant
Apollon. Ion, comme Andromaque, se termine par l’acceptation de
la supériorité divine. Mais l’acte de résignation, on ne saurait le
nier, est infiniment moins persuasif que les arguments qui ont donné
naissance au conflit. Une seconde différence est celle-ci : la réconcilia
tion entre le dieu et le héros, tacitement supposée, dans tous les
autres cas, antérieure à leur cohabitation, n’aurait eu lieu, au dire
des prêtres, qu’en 278.
Lors de l’attaque des Gaulois, racontèrent-ils à Pausanias,
Néoptolème se joignit à d’autres héros locaux pour les mettre en
fuite. Son tombeau, considéré jusqu’alors comme celui d’un ennemi,
était resté privé d’honneurs. On lui attribua un enagismos annuel
en signe de pardon et de reconnaissance.
L’histoire d’un secours miraculeux lors de l’invasion gauloise
est une réplique de ce qu’Hérodote (VIII, 31-39) raconte d’une
attaque prononcée par un détachement mède, quand Phylakos
et Autonoos apparurent pour épouvanter les assaillants. Pausanias
mentionne deux fois le prodige de 278, et nomme les « terribles
hoplites » qui se firent les champions du dieu : Hyperochos, Laodo-
kos et Pyrrhos (I, 4, 4), auxquels il ajoute (X, 23, 2) Phylakos.
48 -
(1) Voir Roland Crahay, La littérature oraculaire chez Hérodote, 1956, pp. 333-
337-
(2) REA, t. LX (1958), p. 222.
(3) M. Delcourt, L'oracle de Delphes, p. 262.
— 49 —
dès leur vivant se font traiter comme des dieux. Léon de Pella, qui
représente les dieux égyptiens comme des souverains divinisés, a
vécu, semble-t-il, sous le règne d’Alexandre. Evhémère, peu après,
apporte les formules les mieux faites pour servir les intérêts des
familles nobles. Il est né en Sicile, mais il a vécu longtemps à la cour
de Cassandre roi de Macédoine dont il était l’ami (i). Une filiation
humaine, historique, suffit parfaitement aux successeurs d’Ale
xandre. Ils souhaitent moins descendre des dieux — auxquels, au
surplus, l’on croit de moins en moins — que le devenir eux-mêmes.
Des médailles à l’effigie d’Alexandre servaient encore de talisman à
l’époque chrétienne. Exemple unique de thaumaturgie royale dans
l’antiquité, Pyrrhos roi d’Épire guérissait les malades de la rate
par application du gros orteil de son pied droit. Ce pouce, sorti
intact du bûcher et inclus dans un reliquaire, fut déposé dans un
temple, cas tout aussi exceptionnel (2). Ainsi que le suppose
M. Pouilloux, le roi d’Épire a probablement donné au culte de
son aïeul supposé un éclat dont lui-même profiterait. Ses donations
ont pu faire sur le Parnasse une impression telle que les sacristains,
avec une demi-sincérité, aient daté de lui un culte certainement
plus ancien, — car sur ce point, ce n’est pas Pausanias qu’il faut
accuser d’erreur, mais ceux qui l’ont renseigné et dont il répète les
dires avec sa docilité coutumière. Mais, ce qui est probable égale
ment, c’est que Pyrrhos aura souhaité voir confirmer par le rituel
le caractère humain, historique, de celui dont il se prétendait
l’héritier, grâce à un enagismos de type rigoureusement funéraire.
Il a probablement espéré du même coup désarmer la malveillance
du sacerdoce, en quoi il se trompait.
* * *
(1) Tout cela a été bien vu par R. De Block, Évhémère, son livre et sa doctrine,
Mons, 1876, pp. 75, 79. Voir aussi l’article Evhémère de Jacoby dans P. W. (1909),
col. 967 et Jan de Vries, Forschungsgeschichte der Mythologie, 1961, p. 28.
(2) Voir mon article Le partage du corps royal, SMSR, t. 34, n° 1, 1963.
— 50 —
(i) C’est ainsi que Méridier entend le récit et je ne vois pas le moyen de l'en
tendre autrement. Néoptolème est frappé èv èputvpois (1113), se trouve èiri ßaip.ov
en 1123, en descend d’un bond (1140) et y est gisant en 1156. A partir du « bond
troyen » le récit est extrêmement elliptique, décrivant presque uniquement les
assaillants et la voix qui sort du temple. Trois brèves images de Néoptolème,
s’avançant vers ses ennemis (ytuptî npàs avrovç, verbe étonnamment inexpressif,
1140); apparaissant rayonnant (1146), puis tombant (1152). Aucune des trois
n’est topographiquement située. M. Pouilloux (apud J. Pouilloux et G. Roux,
Énigmes à Delphes, ch. IV) veut que le héros, ramené à l’entrée du temple par le
«bond troyen », retraverse tout l’édifice pour aller mourir sur l'hestia où il a été
frappé. J’accepterais certes cette interprétation si je voyais un moyen de la tirer
du texte. Mais le ßwpos de 1156 doit bien être le même que celui de 1123, men
tionné les deux fois sans déterminant : le grand autel de l’esplanade, et non les
ëpnvpa de 1113. Quant à rattacher ßatpov nchas à iftßaXov ou à le prendre dans un
sens « résultatif », ce sont des idées qui peuvent venir à un commentateur, non à un
acteur qui récite un texte, ni à un auditeur, ni à un lecteur qui se laisse guider par
le vers. — Virgile détache son héros de tout contexte delphique et le fait assassiner
en Épire par son rival Oreste. C’est dire qu’il est sur ce point plus éloigné d'Euri
pide que de Racine. Néanmoins l’image de l’autel était si fortement associée à la
légende qu’il n’a pas voulu la supprimer : Pyrrhus tombe patrias ad aras (Én., III,
320).
5i —
Une inimitié initiale entre un dieu et un héros évincé a de nom
breux parallèles dans les traditions grecques. Je me demande en
revanche si l’on trouverait un autre exemple d’un sacerdoce hostile,
et pendant de longs siècles, à un personnage auquel il rend d’ailleurs
un culte régulier.
Dans l’épopée comme dans la tragédie, le fils d’Achille est un
héros aussi excellent que son père. Ulysse réjouit l’ombre d’Achille
en lui faisant l’éloge de son fils (Od., XI, 506 sqq.). Dans Philoctète,
sa vertu intransigeante, sa loyauté, son humanité s’opposent à
l’opportunisme d’Ulysse. Dans Hécube, s’il immole Polyxène,
c’est à regret, pour obéir à l’exigence de son père mort, et en témoi
gnant un grand respect à la jeune victime. Dans les Chants Cypriens,
il l'ensevelit, alors qu’elle a été égorgée par Ulysse et Diomède
(Schol. Hécube, 41).
Des traditions toutes différentes circulaient à Delphes, dont
Pindare était influencé lorsqu’il écrivit le sixième Péan. Polygnote
n’avait certainement aucune intention malveillante lorsqu’il repré
senta le héros frappant Astynoos tombé à ses genoux : les guerriers
de l’Iliade ne se privent pas d’accabler leurs vaincus. Mais les
guides qui commentaient le tableau présentaient Pyrrhos comme le
modèle d’une démesure promise au châtiment. En montrant le
morceau où figurait la mort d’Astyanax ils répétaient complaisam
ment la version de Leschès, d’après laquelle l’enfant avait été
arraché du sein de sa mère et précipité du haut des remparts, non
du tout parce que l’ensemble des Grecs en avait ainsi décidé,
ainsi que le dit Euripide dans Les Troyennes, mais parce que Néopto-
lème l’avait exigé et avait tenu à exécuter le meurtre de sa propre
main (1). On insistait également sur le sacrilège qu’il avait commis
en égorgeant Priam sur l’autel de Zeus Herkeios, où le vieux roi
avait cherché un refuge (2) ; en expiation de quoi il devait lui-
* * *
question d'Achille, son fils est dit Néoptolème (II, 549 ; III, 333 et 469). Il s’appelle
Pyrrhus dans le contexte épirote (III, 296, 320) et surtout dans la scène où il tue
Priam, lequel, avant de mourir, lui reproche de ne pas respecter les droits d'un
suppliant, ce que son père n'aurait pas manqué de faire (II, 469-662).
(1) Isyllos von Epidauros, p. 61. Troisième Pythique, 96. Voir supra, p. 38, n. 1.
— 53 —
L’EAU ET LE FEU
par Jéhovah ou par Cronos, ou bien il est averti par un dieu secon
daire, plus ou moins hostile au premier, Ea ou Prométhée. Un seul
détail avertit qu’il y a épreuve, c’est la nature de l’esquif, qui n’est
pas un bateau de forme et de dimensions normales, mais un coffre
(ou un navire semblable à un coffre), c’est-à-dire un instrument de
probation et non un instrument de navigation (i), si bien que le
dieu sauve ses élus grâce à l’objet le plus propre à les perdre. Les
rédacteurs ont tenté d’atténuer l’absurdité de la chose : Enlil
s’embarque sur un bateau carré, aussi haut qu’il est large et long ;
l’arche de Noé est une maison à trois étages de trente coudées de
haut, supportée par une coque de navire de 300 coudées sur 50,
soit environ 150 m. sur 25 ; mais elle s’appelle têbâ comme la caisse
où la mère de Moïse expose son nouveau-né. Deucalion de même
traverse le déluge dans une larnax. Ce détail est le seul qui permette
de saisir un jugement de Dieu dans son aventure.
Chez Ovide au contraire (Métam., 1, 245 sqq.), et sous les orne
ments les plus baroques, le sens primitif de l’ordalie se révèle nette
ment.
Indigné du crime de Lycaon, Jupiter veut détruire sa création et
songe d’abord à l’anéantir par le feu (253). Il y renonce parce que
les destins ont fixé une date où non seulement la mer et la terre,
mais aussi les palais célestes, doivent s’embraser, et qu’il redoute
une telle extrémité. Il provoque alors le déluge. Deux habitants du
Parnasse se réfugient sur une petite barque. Jupiter les voit, constate
qu’ils sont vertueux et qu’ils méritent d’être épargnés. Les voilà
seuls dans un univers vide. Deucalion songe à fabriquer des hommes
paternis artibus, en cuisant des figures de terre, à la façon de son1
*
* *
(i) Voir le catalogue dressé par G. Gerland, Mythus der Sintfluth, Bonn, 1912,
PP- 35- 38. 71-72 et J.-G. Frazer, Folklore in the Old Testament, I, 1919. Josef-
Leo Seifert, Sinndeutung des Mythos, Vienne, 1954, énumère pp. 225 sqq. des
traditions concernant les peuples non civilisés et pp. 233, 247-8, 286 celles qui se
rapportent au Grand Incendie.
— 58 —
(1) Jovis ut omne genus mortalium cum causa interficeret, simulavit sc id veile
extinguere. Le texte semble altéré. Que signifie cum causa ? Cum Phaethonte ? ou,
plutôt, cum praetextu aliquo ?
(2) Scholies Strozzi, p. 174, Breysig. Voir G. Knaack, Quaestiones Phaethonteae
Berlin, 1886 (Phil. Unters., 8), p. 3. Remarquons que Hygin (fab. 153) fait débarquer
Deucalion, non sur le Parnasse, mais sur l’Etna, ce qui implique une connexion
sous-jacente entre les deux formes du grand cataclysme; et que le scholiaste de
Timée 22 C doit attribuer comme Nonnos à l’action du feu le teint noir des gens du
Midi, implicitement du moins, car il limite l’incendie à l'Éthiopie, alors que Platon,
dans le texte qu’il commente, parle de la terre entière.
59 —
ixvdov crxrjfJ-a è'yov. En réalité, les corps qui circulent au ciel autour
de la terre s’écartent parfois de leur route. Et, à de grands inter
valles de temps, tout ce qui est sur terre périt alors par l’excès du
feu» (22, C-D). Parallèlement à cet embrasement oublié, le prêtre
rappelle que les Athéniens n’ont gardé que le souvenir d’un seul
déluge, même s’ils en ont subi plusieurs (23 B). C’est là une des
nombreuses images par lesquelles Platon traduit sa conception des
cycles cosmiques. Lucrèce de même, annonçant des cataclysmes
dus à la lutte entre le feu et l’eau, mentionne la catastrophe de
Phaéthon (V, 390-406) pour conclure :
scilicet ut veteres Graium cecinere poetae,
quod procul a vera nimis est ratione repulsum.
* * *
(x) Nonnus (XL, 39g) le compare au Phénix. Voir aussi XXI, 247 et Fr. Cumont,
RHR, t. CIII (1931), p. 34 sqq.
— 6o —
(1) Dans le Figaro du 24 mai 1962, Harry Gerson raconte avoir assisté à Lan-
ghada, dans la Grèce septentrionale, à une fête traditionnelle, pratiquée depuis
douze siècles par la secte « mi-religieuse mi-païenne » (sic, entendons probablement
mi-chrétienne, mi-païenne) des Anastenaridès qui chaque année, à pareille époque,
dansent pieds nus pendant des heures sur des charbons ardents, en tenant des icônes
de saint Constantin et de sainte Hélène. Ils poussent des cris et des soupirs, tandis
que des tam-tams les excitent. « Le rituel terminé, l’exaltation générale tomba
tout d'un coup et les neuf exécutants, huit hommes et une femme, montrèrent
la plante de leurs pieds parfaitement intacte, a
— 63 —
brûlées par le feu qui les épargne à cause de l’esprit divin. Dans les
deux temples étrusques existe de même une élection marquée par
une sorte d’entente entre le feu et les élus, puis respectueusement
sanctionnée par le Sénat romain.
En dehors de toute inculpation exprimée ou sous-entendue,
la valeur revigorante du feu apparaît dans un rite universellement
pratiqué, soit au moment du solstice d’été, soit, plus significative
ment et peut-être plus anciennement, au printemps : le saut par
dessus un feu allumé. La valeur d’ordalie semble là complètement
oubliée.
Le bonfire serait inconnu dans le monde hellénique sans une
note de Théodoret au passage du IVe livre des Rois (16, 4), qui
raconte comment le roi Achaz fit passer son fils à travers le feu,
conformément aux rites abominables des païens : « J’ai vu dans
certaines villes, dit-il, une fois par an, allumer des feux sur les
places ; les gens sautaient par-dessus, non seulement les enfants,
mais les hommes ; les bébés traversaient la flamme dans les bras
de leurs mères. Cela semblait destiné à écarter le mal ou à pu
rifier» (1).
Le saut avait certainement des vertus plus nombreuses. Dans
la fête romaine des Palilia (21 avril), les feux sont clairement asso
ciés à des rites de fécondité. Les Vestales ont pétri et brûlé sur
l’autel de la déesse un mélange composé de fanes de fèves et des
débris des veaux enlevés au ventre de leur mère quelques jours
auparavant, aux Fordicidia. On en purifie les maisons et les étables,
on le répand par terre, on le consume sur l’autel de famille. On brûle
ensuite du soufre jusqu’à ce que la vapeur fasse tousser les brebis.
On allume sur le foyer des branches d’olivier mâle, de pin et de
laurier, feuillages toujours verts qui sont un symbole de pérennité.
Puis on fait flamber dans la campagne des tas de foin sec assemblés
d’après certains rites, que les paysans franchissent d’un saut. Ti-
bulle (II, 57) a pris plaisir à les voir bondir par-dessus la flamme
sainte. Au début de l’Empire, ce spectacle folklorique attirait
probablement les gens de la ville. Properce a été déçu par ces
rustres aux pieds sales :
...Super raros faeni flammentis acervos
traicit immundos ebria turba pedes (IV, 4, 77).1
(1) *EÙ6k€l dirorpomaofios tîvat fj Kadapois Patrol, gr., t. 80, col. 780.
— 64 —
Æ
- 6 5-
(1) Daidala, Paus. IX, 3, 3 ; Eus. Prépar. év., III, 1, 6, citant Plutarque; Nilsson,
Griechische Feste, p. 50. — Fête des Curètes, Paus., IV, 31, 9 ; Gr. Feste, p. 433. —
de Coronis, Paus., II, 11, 7 ; Gr. Feste, p. 410. — d'Artémis Laphria à Patras,
Paus., VII, 18,8-11 ; Gr. Feste, p. 218. — à Hyampolis, Paus., X, 35, 9 ; Gr. Feste,
p. 221. — à Delphes, infra, p. 112. — Bûchers d’Argos, Paus., II, 25, 4 ; Gr. Feste,
p. 470. Sur le bûcher de l’Œta, M. P. Nilsson, Flammentod des Herakles, A R W,
t. XXI (1922), p. 310 et Fire-festivals, J. H. S., t. XLIII (1923) p. 144.
(2) Youth of Achilles, Class. Rev., VII (1893), p. 293. Sur ces usages dans l'ancien
monde germanique, cf. Jan de Vries, Altgerm. Religions geschickte, §§ 316 et 337.
— 66 —
* * *
X. Feu immortalisant.
Des enfants sont soumis à une flamme qui doit consumer en eux
ce qu’ils ont de périssable et les rendre immortels. C’est ce que veut
faire Déméter pour Démophon, Isis pour l’enfant d’Arsinoé, Thétis
et Médée pour leurs propres enfants. Aucune des tentatives ne
réussit. L’échec est la forme la plus bénigne de l’affectus défavorable
qui colore toutes ces histoires et qui n’a pas cessé d’aller s’accen
tuant. Dans une tradition tardive, nous l’avons vu, Thétis devient
une meurtrière qui agit par ressentiment envers Pélée. Il faut re
monter aux Corinthiaca du poète Eumélos pour découvrir une
Médée pleine de bonnes intentions à l’égard de ses enfants. Ceux-ci,
à Corinthe, jouissaient d’un culte : on le liait à une légende — de
laquelle, au surplus, le thème du feu avait totalement disparu —
— 67 —
qui les représente assassinés par leur mère pour offenser Jason, ou
par les Corinthiens pour venger un crime de Médée (i).
La dégradation est complète dans la tradition qui veut qu’Héra-
clès ait jeté dans le feu ses enfants et ceux d’Iphitos (Apoll., Bibl.,
II, n-12). L’intention immortalisante a totalement disparu. Il
ne reste que l’acte d’un fou. Celui-ci, chez Euripide, tue à coups de
flèches et de couteaux, le feu perdant toute nécessité s’il n’est pas
l’instrument d’un rite.
(1) Voir supra, p. 36 ce qui concerne ces tentatives manquées ; pour l'histoire,
très confuse, des enfants de Médée, cf. Angelo Brelich, S. M. S. R., t. XXX (1959),
fasc. 2.
— 68 —
l’époque classique leur refusait. C’est alors aussi que Minucius Felix
(XXII, 7) dit d’Asclépios ut in deum surgat fulminatur, retrouvant
ainsi une signification archaïque qu’Euripide méconnaît.
Les mêmes hésitations, les mêmes ambiguïtés apparaissent
dans les traditions rapportées par Tite-Live au sujet des rois de
Rome. Ceux qui prétendaient que Romulus avait disparu après
avoir été foudroyé faisaient de lui l’objet d’une glorieuse apothéose.
Le parallélisme entre le premier et le troisième roi fit attribuer une
fin analogue à Tullius Hostilius. Mais cette fois Jupiter, irrité
contre lui à cause de son impiété, a voulu le punir en le frappant de
la foudre et en incendiant tout son palais (1).
3. Le bûcher royal.
(1) Les textes ont été groupés par Rohde, Psyche, I, p. 133 et Anhang, p. 320;
U n’attire l'attention que sur ceux qui attestent les valeurs positives du feu et
il remarque sans l’expliquer la disparate incluse dans les légendes où l’apothéose
est présentée comme un châtiment. — Sur Capanée, cf. Eur., Suppl., 337 et 1010.
Ch. Picard a peut-être raison de voir dans Capanée et Évadné le couple préhistorique
honoré à Éleusis et de les mettre en rapport avec la mise au feu de l'enfant Démo-
phon, « seul témoin d’une magie isolée et qui n’a pas tenu », R. H. R., t. CVII (1933).
p. 137-
(2) Sur les bûchers royaux dans les monarchies orientales, cf. J.-G. Frazer,
Adonis, ch. VII et A. Severyns, La Grèce et l’Orient avant Homère, p. 78.
(3) Une autre Évadné, sœur d'Alceste, accepte de tuer son père Pélias en espé
rant le rajeunir : associée par conséquent à un autre rite de régénération.
— 6g —
(1) Sur Broteias, cf. Ed. Gerhard, Rh. M., t. VIII (1853). Le scholiaste d'Oreste,
5, donne pour enfants à Tantale Pélops, Broteias et Niobé, c’est-à-dire que Broteias
a pour frère le héros d’une immortalisation par coction.
(2) VIII, 68-9. Anth. Pal., VII, 123. Je lis avec les mss nvp iiro Kp-qT^ptav cnmes
àdavârajv. S. Eitrem, Mysterienweihe, t. V, p. 47, a très bien vu que les traditions
concernant la mort d’Empédocle (Diog. Laërce, V, 69) — il se jette dans l’Etna,
ou il périt en mer, ou il tombe de voiture, ou il se pend — impliquent un retour à
l’un des quatre éléments.
— 70 —
(1) D. des morts, XX, 4, p. 416; même note dans Hist, vraie, II, 21, p. 119. —
« La mort totale et sans trace est la garantie que nous partons tout entiers dans
l’au-delà » dit Gaston Bachelard dans le chapitre de sa Psychanalyse du feu qui
s’intitule précisément « le complexe d’Empédocle ». La sandale rejetée par le volcan
symbolise l’échec du suicide du philosophe. C’est pour obtenir une « mort totale
et sans trace » que les empereurs romains étaient brûlés deux fois, une image de
cire étant anéantie sur le bûcher après l’incinération du cadavre (infra, p. 76).
(2) Textes apud Thalheim s. v. Selbstmord, P.-W. 1921 ; sur le suicide d’Ajax,
voir mon article The Last Giants, voir aussi P. Cumont, Lux perpétua, p. 334 sqq.
— 7i —
rouge duquel dépend la vie de son père. Minos pour la punir l’attache
à la poupe de son bateau, sur quoi elle est transformée en oiseau.
Savoir si deux histoires homonymes ont pour support deux per
sonnages ou un seul répond, nous l’avons dit, à une curiosité d’his
torien et n’a guère de sens lorsqu’il s’agit d’une légende. Nous ne
saurons jamais pourquoi le nom de Skylla est resté fixé à une ordalie
par l’eau d’une part, et, d’autre part, à une régénération par le feu,
ni pourquoi, dans les deux cas, l’interprétation est négative (i).
En effet, les contes qui ont pour centre une ordalie par l’eau
concernent presque invariablement une femme injustement accusée
que son salut réhabilite : telle est Danaé (2). La fille de Nisos fait
exception. Son histoire ressemble à celle de Tarpéia : une fille
trahit son père ou son pays par amour pour un étranger qui la
paie en la tuant ; écrite dans une autre clef, c’est l’aventure de
Desdémone. La fille de Phorkys est également représentée comme
une coupable et sa résurrection comme un malheur. Elle ressemble
au Phénix comme un mauvais ange ressemble à un génie lumineux.
Il est un àddvaTov àyadôv comme elle est un àddvatov kclkôv. Nulle
part la profonde ambivalence du feu n’apparaît mieux que dans
ce rapprochement.
Le mythe du Phénix a grandi à la fois dans l’imagerie païenne
et dans l’imagerie chrétienne de l’antiquité finissante. Il résume
tous les attributs de l’immortalité. Il possède les deux sexes et le
baptême de feu qu’il reçoit périodiquement lui assure un éternel
renouvellement (3). Sa transfiguration a été soutenue par l’excep
tionnelle beauté de l’image qu’il évoque. C’est ainsi qu’il est devenu
le symbole même de la résurrection des âmes allégées de toute
chair.
Avaas 8’ èv 7rvpl yrjpas, à/xetjSercu eV irvpos xjßr]v,
(1) Ovide distingue les deux Skylla dans Mét., XIII, 900 et XIV, 78 et les con
fond partout ailleurs (Rem. amoris, 737 ; Fastes, IV, 500 ; Héroïdes, XII, 124).
Hygin, fab. 299 nomme Skylla une Danaïde dont le mari s'appelle Proteus : une
meurtrière et un dieu marin.
(2) Du moins dans l’interprétation « sociale » de l’histoire. C’est essentiellement
Persée qui est habilité.
(3) Voir J. Hubaux et M. Leroy, Le mythe du phénix dans les littératures grecque
et latine ; — A.-J. Festugière, Monuments Piot, t. XXXVIII (1941), p. 147 et
La révélation d'Hermès, III, Les doctrines de l’âme, 1953, p. XI ; — C. M. Edsman,
Ignis Divinus, 1949, pp. 178-204 ; — M. Delcourt, Hermaphrodite, 1958, p. 122.
— 75 —
(i) C’est l’image que donne Ovide de la vie renaissant après le déluge (Mélam
I, 416 sqq.). La terre engendre sponte sua quand la chaleur du soleil a fait enfler
la fange où se développent les germes des choses, seu matris in alvo. Ovide ne se
demande évidemment pas si les semina rerum préexistent ou si, comme il le dit
plus loin (430), umorque calorque concipiunt par la seule vertu de leur rencontre.
— 76 —
(i) Opinion à laquelle Karl Reinhardt (Parmenides, Bonn, 1916, p. 169), après
Schleiermacher, a apporté une contradiction pénétrante. Les stoïciens eux-mêmes
s’appuyaient sur l’autorité d’Aristote pour se rattacher à Héraclite (« um sich
selbst überall hineinzuinterpretieren » dit Reinhardt), ce qui nous donne le droit
de parler, du moins sommairement, d’influence.
— 77 —
♦ * *
(1) Sur la double combustion, attestée en 161, en 193, en 211 et en 217, voir
Elias Bickermann, Die römische Kaiserapotheose, A. R. W., t. XXVII (1929), p. 1.
Le funus publicum concerne une poupée de cire à l'image du souverain, exposée,
entourée, éventée, soignée, comme le serait le cadavre lui-même. Le fait qu’il ne
reste aucun os dans le bûcher, d’où l'on fait s’envoler un aigle, prouve que l’empe
reur a été enlevé par les dieux. (« Étant venus pour réunir les ossements et n’en
trouvant plus trace, rapporte Diodore (IV, 38, 5), ils admirent qu’Héraclès avait
été transporté du monde des hommes à celui des dieux ».) C’est mettre assez naïve
ment l’action réelle du feu, qui consume totalement la cire, au service de son action
symbolique. Mais il faut se souvenir de ce que dit Bachelard de la « mort totale et
sans trace », signe d’un départ vers l’au-delà. On l’obtenait à Rome au prix d’une
forte tricherie.
— 78 —
Son rôle bienfaisant, nous l’avons vu, n’apparaît guère dans les
légendes des Grecs, sinon pour être nié. On pourrait croire qu’ils
ont été plus sensibles à son autre aspect et qu’ils lui ont donné un
rôle redoutable dans leur eschatologie. Un examen un peu attentif
révèle qu’il n’en est rien.
*
* *
5. Le lieu de rétribution.
fi) Le rôle de saint Michel est simplement de réunir les morts et de les conduire
en paradis, dit la Légende dorée, 142. L’offertoire de la messe des morts demande
au Seigneur : « Libera animas omnium fidelium defunctorum de poenis inferni et
de profundo lacu ; libera eas de ore leonis, ne absorbeat eas Tartarus, ne cadant
in obscurum : sed signifer Michaël repraesentet eas in lucem sanctam », texte
curieux, d’origine sacerdotale, attesté dès le Xe s., et fait d'images plus païennes
que chrétiennes. Cf. Dictionnaire d’archéologie chrétienne, s. v. Mort (H. Leclercq).
Voir aussi F. Cumont, Lux perpétua, p. 276, n. 1 ; pp. 280, 287.
— 8o
mais celles-ci sont d’un esprit si semblable qu’il n’y a aucun incon
vénient à les grouper.
Le vain effort de Sisyphe, des Danaïdes, d’Oknos, le double
supplice de Tantale — poursuite d’un objet qui se dérobe, crainte
d’être écrasé par un rocher qui menace ruine — l’empêchement
mystérieux qui fixe Pirithoos sur la pierre qui lui sert de siège :
tout cela relève des phantasmes de l’angoisse nocturne. On peut en
dire autant des oiseaux que Tityos ne parvient pas à écarter, du
démon Eurynomos qui dévore les morts : l’Oreus latin est devenu
l'ogre français, ce qui situe exactement l’étage de la psyché où ces
figures ont leurs racines. Dès que l’on approfondit quelque peu
l’imagerie funéraire des Grecs, on la trouve riche en visions oni
riques, lesquelles manquent totalement dans l’au-delà chrétien.
On peut se demander si, sur ce point, les sectes ont rien apporté
qui leur fût propre. Les supplices qui passent pour « orphiques »,
l’eau dans le crible, le tonneau percé, sont de simples variantes du
thème de Sisyphe (i). La Nekyia de Polygnote (Paus., X, 28-30)
n’ajoute psychologiquement rien à celle d’Homère. Les illustrations
sont un peu plus nombreuses. Elles se réfèrent moins à des héros
légendaires qu’à la commune humanité, ce qui rend les intentions
morales à la fois plus précises et d’application plus universelle.
Un Eurynomos qui dévore tous les méchants remplace le vautour
qui attaque le seul Tityos. Cherchant à recruter des adeptes grâce
à de salutaires terreurs, les sectes ont certainement accentué la
polarisation de l’Hadès en un lieu de délices et un heu de souf
frances, mais sans modifier profondément les conceptions courantes,
où le feu ne jouait aucun rôle.
Le « grand bourbier », la « fange intarissable » sont-ils propres à
l’imagerie des initiations ? Héraclès dans les Grenouilles (145) les
dépeint à Dionysos comme un séjour d’horreur auquel les mystes
parviennent à échapper. Reprenant l’image dans Phédon (69 C),
Platon ajoute nenadapp-évos à TereXeapévos, ce qui va changer
du tout au tout la perspective morale : la distinction entre initiés1
(1) Platon, Rép., II, 363 D ; Gorgias, 493 A. — « Que l'on contraigne ce détenu à
transvaser de l’eau d’une tine dans une autre, et vice-versa, à concasser du sable
ou à transporter un tas de pierres d’un endroit à un autre pour lui ordonner ensuite
la réciproque, je suis persuadé qu’au bout de quelques jours il s’étranglera ou
commettra quelque crime comportant la peine de mort plutôt que de vivre dans un
tel abaissement », dit Dostoievsky au second chapitre des Souvenirs de la maison
des morts.
82 —
(1) Le tournant est accusé par la fameuse réponse de Diogène, doutant qu'Agé-
silas ou Épaminondas soient promis au Bourbier, quand le premier initié venu
aurait accès aux Iles des Bienheureux (Diog. L., VI, 2, 39).
- 8 3-
(1) Remarque très juste de L. Radermacher (Das Jenseits im Mythos der Helle
nen, p. 85), le critique qui avec le plus de pénétration a reporté l’imagerie de l’autre
monde sur un arrière-plan psychologique attesté par les contes de tous les pays.
Il est à cet égard un précurseur, plus encore que Dieterich et autant qu’Usener.
Il analyse très finement le transfert de l’Hadès sous la terre (p. 148) et reconnaît
un märchenhaft seltsames Traumgebilde dans l'au-delà homérique. — Dans certaines
légendes allemandes, les âmes des morts descendent le Rhin, Rochholz, Deutscher
Glaube, I, p. 174.
(2) Sur terre dans les deux Nekyia, dans des régions mal définies à l'Occident
du monde, au-delà d'une Pierre Blanche. Dessous dans II., III, 278 ; XVIII, 333 ;
XXII, 482 ; XXIII, 100 ; Od., XX, 80. Cf. Georg Iwanowitsch, Opiniones Homeri
et Tragicorum de Inferis, thèse d’Erlangen, 1894. — L’expression la plus poignante
de l’obscurité menaçante, inévitable de la mort est peut-être ce vers d’Alceste :
(994).
Kal Occov a ko tloi <f>6ivvdovoi iraïSes €v davara)
(3) F. Wagner, Poèmes mythologiques de l'Edda, p. 76.
-84-
(1) Mais déjà chez les tragiques les « portes de la mort » ne sont plus qu’un sym
bole (Agam., 1291 ; Hipp., 56, 1447 ; Héc., i, etc.). L’eschatologie grecque ne l'a
pas valorisé, alors qu'il existe dans la mythologie germanique et que le psaume
loue le Seigneur « d’avoir brisé les portes de bronze et fracassé les verrous de fer »
(Ps. 106 (107), 16). Il est un motif central des Descentes chrétiennes aux Enfers.
Voir dans Josef Kroll, Gott und Hölle, p. 57, l’admirable apostrophe qu’Athanase
prête à Hadès-Thanatos lorsque Jésus pénètre dans son royaume et en brise les
portes.
(2) Fr. Çumont, Lux Perpetua, pp. 113, 167, 209.
— 86 —
(1) Au premier livre de son Traité des Dieux (Diels, Abhandl. Ak. Berl., 1915,
VII) XIX, i, 1926, où il évoque les terreurs qui assaillent ceux qui s’imaginent
les dieux capables d’infliger dans l’au-delà des supplices semblables à celui de
Phalaris. Cf. F. Cumont, Lux perpétua, p. 226.
(2) Lucien, Hist, vraie, II, 27, 29, 30 ; Nehyom., 10, 13 ; Claudien, Proserpine,
I, 24 ; II, 314 ; Sil. Ital., Guerres pun., livre XIII. Voir J. Kroll, Gott und Hölle,
p. 380.
8 7-
Anchise parle à Énée d’une âme ignée qui doit être purifiée
par trois éléments, l’air, l’eau et le feu. Les mystères procuraient
symboliquement cette régénération qui servait de prélude à une
immortalité heureuse. S. Eitrem (2) a étudié ces rites pour une
époque où le syncrétisme permet malaisément de faire avec quelque
certitude la part des différentes traditions. Encore peut-on constater
que partout, dans les mystères iraniens, dans les liturgies de Mithra,
le feu joue un rôle plus grand que tout ce que l’on peut constater en1 2
Grèce. L’initié aux mystères isiaques est vectus per omnia elementa,
comme dit Apulée (XI, 23), en tout cas par l’eau et le feu.
La Flûte enchantée de Mozart est un opéra maçonnique bâti
sur un scénario d’initiation. Au second acte, les deux héros, aux
sons de la flûte magique soutenue seulement par les cuivres, su
bissent l’épreuve du feu, puis de l’eau, avant d’entrer dans le temple.
« Je ne sais pas jusqu’à quel point les francs-maçons de Vienne
avaient contact avec la tradition des mystères, dit Eitrem (Mysteri-
enweihe, I, p. 53), mais ce livret est la meilleure illustration que l’on
puisse donner au passage d’Apulée. » Schikaneder a pris l’idée de
l’histoire dans le roman Séthos de l’abbé Terrasson, qui s’inspira
directement des cérémonies isiaques décrites par Apulée.
* * *
(1) Edsman, Baptême du feu, p. 100; Ephrem, Opera, III, p. 1488 ; Edsman,
Baptême, p. 102.
(2) Tertullien, Apolog., 48, 15 ; Min. Felix, Octavius, 35, 3.
(3) F. Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Bibl. arch,
et hist., t. XXXV (1942), pp. 17, 74, 166.
(4) Edsman, Baptême, pp. 182, 164.
9i —
* * *
* * *
(1) Voir mon article La pureté des éléments et l’invocation de Creuse, R. B. Ph. H.,
t. XVII, 1938, pp. 195 sqq.
Chapitre IV
PYRRHOS ET PYRRHA
(1) Voir Angelo Brelich, Tre variazioni romane sut tema delle origini, Ed. del
Ateneo, t. XIV, 1955, pp. 34, 60, 62, 92 sqq.
(2) Héphaistos, p. 215.
(3) Cf. A. Severyns, Grèce et Proche-Orient avant Homère, p. 164.
— 97 —
Usener écrit dans ses Sintfluthsagen (p. 75), à propos des cultes
de Delphes : « Nun ist aber Pyrrhos einfach das männliche Ge
genstück zu Pyrrha und zwar zweifelsohne einmal an Stelle von1
(1) Schol. Apoll, de Rh., II, 1490 ; IV, 711 ; Strabon, IX, 3, p. 418.
— 103
* * *
(1) Voir M. P. Nilsson, Cults, myths, oracles and politics in ancient Greece, 1951.
(2) "Are yeyovevai 8okovutۍ dno AevKaXlwvos. "Are est une correction, universel
lement admise, d’Estienne pour à.
(3) Bekker, Anecd., p. 354* *5 Aiyhrj, XafxiTTjbùtv, avyrj <f>éyyos, (f>ô)s, /cat rj dvola
âc 17 VTTCp Tov Karar-Xvofiov €iç AeX<f>ovs aTrayofiévr) aiyXr] eKaXeîro.
— 104 —
(i) Philostrate, Hevoïcos, XX, 24. Je lis avec Wilhelm, au lieu de ko.8' êva rot
ërovs, inintelligible, ko.9' îimrov êrovs, la forme aspirée étant attestée. La mauvaise
correction kuB’ ïxacnov cros a amené plusieurs historiens à faire une seule litur
gie de la grande purification et de la séparation, certainement annuelle, des femmes
Voir Héphaistos, p. 172 sqq.
— io6 —
(1) Chiffre quelque peu stylisé, la distance à vol d’oiseau de Delphes à Platées
étant de 62 km., soit 335 stades.
(2) G. Colin, Le culte d'Apollon Pythien à Athènes, 1903, pp. 88 sqq. Le règle
ment de la pythaïde est assez bien connu ; sa valeur religieuse nous échappe à peu
près complètement.
— 107 —
(1) Voir son excellent article de la R. E. G., t. 61 (1948), pp. 415 sqq., et, sur
le feu de l'Acropole, son édition de la Vie de Numa, IX, 12.
(2) Mircea Eliade, Méphistophélès et 1’Androgyne, pp. 47-49.
(3) G. Colin, Culte d'Apollon pythien, p. 89, n. 4 ; B. C. H., t. XXVII, 1903,
p. 107.
— io8 —
Nulle part en Grèce le feu ne tient dans les liturgies une place
aussi importante que dans la région dont Delphes est le centre.
A l’intérieur même du sanctuaire, Posidon avait, disait-on, pro
phétisé bien avant Apollon, puis lui avait cédé la place en échange
d’un apanage à Calauria en face de Trézène. Posidon rendait ses
oracles par l’intermédiaire d’un interprète nommé Pyrkon (i), ce
qui indiquait une divination par le feu. A l’époque historique,
le dieu avait encore son sanctuaire personnel dans l’enceinte d’Apol
lon, et, dans le grand temple, un autel à feu à côté de Yhestia, ce
qui était assez insolite. D’autre part, un fonctionnaire du temple
portait le nom de Pyrkoos. Ses fonctions nous sont inconnues.
Plusieurs méthodes divinatoires ont été pratiquées à Delphes dont
on ne sait à peu près rien, toutes ayant été éclipsées, mais non
supplantées, par le prestige de la pythie (2).
L’énigmatique Steptérion, qui se célébrait sur l’esplanade tous
les huit ans — et dont le nom même n’est pas sûr — a donné
lieu à bien des exégèses différentes (3). Une cabane en bois, con
struite sur l’aire sacrée, est silencieusement prise d’assaut. A la
lueur des torches arrive un garçon dont les parents sont encore
vivants. On met le feu à la cabane, on renverse la table et, sans
tourner la tête, on s’enfuit par les portes du sanctuaire, après quoi
Vamphithaïes suivi de ses compagnons se comporte comme un
esclave fugitif. Ils vont à Tempé, se livrent à des purifications et
reviennent à Delphes par la route Pythias, couronnés de laurier
sacré. Leur archithéore, probablement l’amphithalès du premier
soir, porte un rameau d’olivier.
Les anciens interprétaient le Steptérion comme une commé
moration du combat d’Apollon contre le Python, dont le dieu
avait expié le meurtre en s’exilant et en servant Admète pendant
une année. Rien cependant, dans le rite delphique, ne rappelle
même l’existence du Python.
Mettant l’accent sur l’incendie de la baraque, qui, dit Plutarque
(Def. Orac., XV), «doit ressembler à la demeure d’un roi ou d’un1 2 3
(1) Dit Pausanias (X, 5, 6) en citant deux vers de style homérique qui doivent
venir d'un hymne.
(2) Voir Delphes, pp. 33, 46, 72, 76, 136 sqq.
(3) Les sources anciennes, toutes lacunaires, sont Plut. De musica, XIV, p. 1136;
XIIme Question grecque ; Def. Orac., XV ; Strabon, VIII, p. 422 ; Élien, Hist, var.,
Ill, I. Voir Usener, A. R. IV., t. VII (1904), p. 313 (= Kl. Sehr., IV, p. 477) ;
H. JEANMAIRE, Couroi et CourUes, 1939, pp. 388 sqq. ; Jiirgen Trumpf, Stadt
gründung u. Drachenkampf, Hermes, t. 86 (1958), p. 153.
tyran », Usener distingue dans le Steptérion une primitive cérémo
nie destinée à amener la pluie (mais comment ne serait-elle pas
annuelle ?) qui se serait surchargée d’un drame sacré représentant
l’incendie du palais de Priam, le tout expliqué ensuite en fonction
de la légende pythique d’Apollon.
Jeanmaire y trouve des survivances de rites initiatiques que le
sacerdoce aurait rattachés vaille que vaille aux traditions locales
et aménagés, grâce au tracé de la route Pythias, afin d’accuser la
solidarité entre les cantons groupés dans l’amphictionie. Il marque
les ressemblances entre le Steptérion et les Oschophories athé
niennes dont l’aition est la geste de Thésée : des jeunes gens partent
pour l’exil et la servitude et font une rentrée triomphale en rappor
tant 1 eiresione. La fuite vers Tempe, définie par <j>vyrj, ttXaveu,
Xarpeîa, transposerait l’entrée en retraite préalable aux épreuves
du noviciat.
On le suivra volontiers dans cette partie de son exposé.
Mais comment ne pas voir qu’elle laisse de côté la scène qui se
passe sur l’aire, autour d’une baraque «faite à l’imitation d’un
palais » ? Jeanmaire rappelle bien les joutes où s’affrontent deux
partis de garçons, souvent organisées rituellement, et qui, en Europe
centrale par exemple, sont supposées commémorer les événements
historiques — les Croisades, assez souvent, ou telle ou telle guerre —
auxquels elles sont bien antérieures (i). Telle est, en Grèce, la
Ballètys éleusinienne, rattachée légendairement à l’enfant Démo-
phon (Hymne à Dém., 266-8). Mais rien n’indique à Delphes que les
couroi se divisent en deux groupes. Jeanmaire considère la « table
renversée » comme un épisode de la lutte et passe l’incendie sous
silence.
Or, la table renversée n’est un geste ni agressif, ni possessif, mais
un mouvement d’indignation qui répudie une solidarité — celle
que crée la nourriture prise en commun — en appelant un châti
ment. On le trouve au moins trois fois dans la légende grecque,
associé chaque fois au cannibalisme. Thyeste renverse du pied la
table où Atrée lui a fait manger ses enfants et prononce une impré
cation contre les Pélopides (Esch., Agam., 1601). Térée fait de
même après avoir mangé Itys (Ov., Métam., VI, 661). Zeus renverse
la table où, trompé par Lycaon (ou par ses fils), il a failli manger de* VII
* * *
Nilsson a groupé les fêtes où l’on brûle « quelque chose qui
ressemble à une maison ». Peut-être faudrait-il en exclure les holo
caustes de Messène (Paus., IV, 31, 9) et de Titane (II, 11,17), où il
n’est question d’aucun édifice (2). La distinction risque du reste
d’être artificielle, car les animaux ne peuvent être précipités vi
vants dans un brasier que si celui-ci est barricadé ou établi dans
nne fosse. A part ces fêtes et les irvpoœv éopral de Larissa et de
Lyrkeia, et à l’exception—-plus apparente que réelle — des Laphria
de Patras, les fire-festivals se situent au nord de l’Isthme. Citons :
* * *
* * *
203 sqq. et not. 212). On ne voit vraiment pas pourquoi il faudrait recourir à ces
obscuriora alors que Boyancé lui-même renvoie à la note de Bidez et Cumont,
Mages hellénisés, II, p. 53, n. 7, qui assimilent, avec raison, Sémélé, Héraclès et
Asclépios, et insistent sur le caractère populaire de la divinisation par la foudre.
d’un trait plein ; le pointillé s’espace souvent. Du moins garde-t-on
en cours de route l’impression que les indices se suivent et ramènent
vers un point de départ.
Ils conduisent à ce lieu où s’est opérée l’extraordinaire synthèse
religieuse que j’ai essayé de décrire dans un livre terminé il y a
dix ans, cette synthèse grâce à laquelle Delphes à l’époque histo
rique prit une place incomparable dans la vie hellénique. La ren
contre oblige à remettre en question plus d’une explication admise.
La flamme de Yhestia était la source pure à laquelle les temples
de la Grèce, s’ils avaient été profanés, venaient demander un Feu
Nouveau analogue à celui du Samedi Saint. Délos en possédait
un autre, auquel recouraient les Lemniens lors de leur purification
novénaire. On fut donc tenté d’établir un lien entre Apollon et le
Feu Immortel, d’autant plus que les aspects lumineux ne manquent
pas au dieu de Delphes et de Délos. Mais Délos à l’époque de Plu
tarque n’a plus sa source ignée, et celles dont Athènes se vante sont
alimentées par Yhestia de Delphes. On est ainsi amené à supposer,
à l’origine, un culte delphique du feu, antérieur à la prééminence
d’Apollon sur le Parnasse. C’est Delphes qui aurait établi un lien
entre le dieu et la flamme ; ce lien aurait ensuite donné à Délos,
autre résidence d’Apollon, un rôle pour lequel rien ne la désignait
primitivement, qu’elle semble du reste n’avoir accompli qu’épiso-
diquement et pendant peu de temps. Les faits que nous avons réunis
rendent probable cette seconde hypothèse. Sur ce point comme sur
plus d’un autre, Apollon fut un héritier. C’est indépendamment de
lui que Pyrrhos et Pyrrha sont venus à Delphes.
Qu’y ont-ils apporté ? Pour répondre à cette question, il faudrait
mieux connaître d’une part les liturgies de toute la région où le
feu apparaît comme un instrument privilégié, et, d’autre part, ce
qui a pu subsister en Grèce de traditions relatives à un Grand
Incendie de caractère à la fois destructeur et régénérateur. Du moins
avons-nous trouvé à Delphes un Feu issu de celui du ciel et que les
techniques humaines ne sont pas dignes de revigorer, une fête
commémorant le Déluge et dénommée paradoxalement la Flamme,
des prêtres descendants de Deucalion, un festival dont un épisode
est l’incendie d’une baraque. C’est peu de chose. Ce n’est pas insi
gnifiant.
Toute ordalie représente une promotion pour celui qui en sort
vainqueur. Dans les légendes dix Proche-Orient, le Survivant est
ou bien divinisé ou bien uni par une alliance solennelle au dieu qui
- ii8 —
BIBLIOGRAPHIE
On n’a relevé ici que les ouvrages cités plusieurs fois, et en abrégé. Les
périodiques sont cités d’après les sigles en usage dans L’Année philologique.
Introduction ...................................................................................
Les fascicules CLXI et suivants peuvent être livrés sous une reliure de toile :
le prix indiqué au catalogue est alors majoré de 6.00 N.F.
CATALOGUE CHRONOLOGIQUE
DES DIFFERENTES SERIES
PHILOSOPHIE
HISTOIRE
PHILOLOGIE CLASSIQUE
PHILOLOGIE ROMANE
Fasc. XIV. — Albert Counson. Malherbe et ses sources. 1904. 239 pp. Épuisé
Fasc. XXVI. — A. Humpers. Étude sur la langue de Jean Lemaire
de Belges. 1921.244 pp................................................................................ Épuisé
Fasc. XXVIII. — J. Haust. Le dialecte liégeois au XVII‘ siècle. Les
trois plus anciens textes (1620-1630). Édition critique, avec com
mentaire et glossaire, 1921. 84 pp............................................................ Épuisé
Fasc. XXX. — J. Deschamps. Sainte-Beuve et le sillage de Napoléon.
1922. 177 pp.................................................................................................. Épuisé
Fasc. XXXII. — J. Haust. Étymologies wallonnes et françaises. 1923.
357 pp. (Prix Volney, de l’Institut) ....................................................... Épuisé
Fasc. XLIX. — M. Delbouille. Le Tournoi de Chauvency, par Jacques
Bretel (édition complète). 1932. cii-192 pp. avec 11 planches (18 fi
gures) .......................................................................................................... Épuisé
Fasc. L. — Ch. François. Étude sur le style de la continuation du
« Perceval » par Gerbert et du « Roman de la Violette » par Gerbert
de Montreuil. 1932. 126 pp......................................................................... 6.00
Pasc. LIV. — S. Étienne. Défense de la Philologie. 1933. 73 pp............... Épuisé
Fasc. LVII. — E. Grégoire. L’astronomie dans l'œuvre de Victor
Hugo. 1933. 246pp............................................................................................. 10.00
Fasc. LX. — Claire Witmeur. Ximénès Doudan. Sa vie et son œuvre.
1934. 150 pp. avec 5 planches (Prix biennal Jules Favre, de l’Aca
démie Française)......................................................................................... 10.00
15
PHILOLOGIE GERMANIQUE
PHILOLOGIE ORIENTALE
18
VARIA
Les fascicules marqués d’un astérisque : I*, II*, III*, IV* appartiennent à la
Série grand in-8° (Jésus) 27,5 x 18,5. Les fascicules I-XXX appartiennent à la
Série in 8° (23 x 15), les autres à la même série (25 x 16).