Vous êtes sur la page 1sur 199

Axiologie 4.

0
________________________

Proposition pour une nouvelle axiologie

C. ARNAUD

1
TABLE DES MATIERES

Livre I/ La confusion de la morale et de l’axiologie

I/ La nécessaire distinction de la morale et de l’axiologie


1/ le concept de bien
2/ le concept de fin
3/ le concept de qualité
4/ bilan : la notion de valeur, comme irréductible à toute autre

II/ Les conséquences de la confusion de la morale et de l’axiologie


1/ l’oubli de la valeur
2/ l’infortune du terme « axiologie »
3/ la disparition, puis la réapparition du concept de valeur dans l’œuvre de Moore

III/ L’impossibilité de fonder la morale


1/ qu’il ne s’agit pas de chercher ce qu’est notre devoir
2/ ce n’est pas chercher ce qui nous rend heureux
3/ ce n’est pas chercher l’origine de la morale
4/ ce n’est pas chercher le fondement épistémologique de notre connaissance de la morale
5/ conclusion

Livre II/ Prolégomènes à l’axiologie

I/ Définition provisoire de la valeur

II/ Panorama axiologique de notre époque

III/ De l’état d’esprit requis pour comprendre le problème des valeurs


1/ comprendre l’absence de fondement des valeurs : l’échec des méthodes utilisées
2/ s’ouvrir aux positions axiologiques extrêmes
3/ l’épochè des valeurs
4/ mise au jour d’une première règle essentielle de la méthode de l’axiologie

2
IV/ Reconfiguration du champ du savoir

1/ la remise en cause de la légitimité de l’esthétique et du concept de beauté


2/ les rapports de l’axiologie avec les autres disciplines en général
3/ les rapports axiologie/ ontologie
4/ l’axiologie : science pratique ou théorique ?

Livre III/ Proposition d’une méthode pour l’axiologie

I/ Où chercher la valeur des choses ?

1/ dans l’objet
2/ dans le sujet

II/ L’amour, comme concept clé de l’axiologie

1/ Réélaboration du concept d’amour


2/ Qu’est-ce que le mépris ?

III/ Détermination de la méthode de l’axiologie à partir du concept d’amour

A/ Redéfinition fondamentale du concept de valeur et formulation de notre méthode

B/ Application concrète de la méthode analytique

1/ le principe de hiérarchie

2/ le principe d’universalisation

3/ conclusion : retour sur notre méthode

4/ trois exemples de détermination concrète d’une valeur

3
Livre I/ La confusion de la morale et de l’axiologie

I/ La nécessaire distinction de la morale et de l’axiologie

L’axiologie, c’est-à-dire la discipline (logos) ayant pour objet l’étude des valeurs
(axis), doit, pour apparaître pour ce qu’elle est réellement, être soigneusement distinguée de la
morale.
On entend fréquemment dire que le problème des valeurs est un problème moral, que
la morale aurait pour tâche de résoudre. Ceux qui distinguent morale et éthique, l’une ayant
pour but de déterminer quels sont nos devoirs, l’autre comment atteindre la sagesse ou le
bonheur, attribuent parfois également à l’éthique le soin d’étudier les valeurs.
En fait, l’étude des valeurs ne nous semble pas du ressort de la morale et de l’éthique,
parce que chercher s’il y a quelque chose qui a une réelle valeur n’a probablement rien à voir
avec se demander si nous avons des devoirs, et quels sont-ils, ou se demander comment
devenir sage, ou heureux.

On pense certainement que les valeurs concernent la morale parce qu’on parle le plus
souvent de valeurs morales. Mais il n’y a pas que des valeurs morales. Par exemple, lorsqu’un
critique dénonce tel ou tel film comme sans valeur, est-il en train d’affirmer que le film ne
nous rend pas meilleur moralement ? Certainement pas. Lorsque l’esthète loue la valeur du
travail qu’a fourni un créateur de parfum, est-il en train d’affirmer que le parfum en question
est moral ? De même, on peut s’exclamer devant cette pâtisserie, ce qui signifie lui accorder
une grande valeur, sans prétendre que nous ferons notre devoir en la dégustant.
Les valeurs morales ne sont donc, à ce qu’il paraît, qu’une petite partie des valeurs
existantes ; et la meilleure preuve que « valeur » et « morale » ne sont pas des synonymes,
c’est que l’on peut se demander si la morale a une réelle valeur, comme le fait l’immoraliste,
ou même le moraliste authentique. Si ces deux termes étaient synonymes, la question ne se
poserait pas : dire « la morale a une valeur » serait la même chose que de dire « une voiture
est une automobile ». Mais le fait que la question « la morale a-t-elle une valeur ? » reste une
« question ouverte », pour reprendre une expression célèbre de Moore (qu’il emploie dans un
autre sens) montre que la valeur est autre chose que la morale, et que l’attribution de l’une à

4
l’autre est un problème : le problème des valeurs, qui n’est de ce fait pas un problème moral,
mais un problème axiologique.
Autrement dit : il existe une autre discipline, distincte de la morale parce qu’elle a un
objet réellement distinct : l’axiologie.
L’axiologie s’intéresse à la valeur de toute chose=X, et la valeur de la morale n’est
qu’un problème parmi d’autres pour cette discipline, un exemple particulier. Elle a à
déterminer également la valeur de la musique, de telle musique, de l’art, de la vérité, de la
sagesse, de la folie, de la matière, de l’esprit, de l’espace, du temps, de l’être, du néant, etc. En
fait, antérieurement à cette recherche, elle a probablement d’abord à chercher si le concept de
valeur a un sens, et quel il peut être. Si elle parvient à lui trouver un quelconque sens, cela lui
permettra alors de poser le problème des valeurs dans sa formulation authentique, c’est-à-dire
de comprendre le problème même qu’elle essaie de poser. Alors, peut-être pourra-t-on, si l’on
arrive à comprendre le problème des valeurs en lui-même, le résoudre.

Il se pourrait en effet que le problème des valeurs ait été mal posé, c’est-à-dire qu’il
n’ait jamais été posé. Ainsi que le remarque Aristote, « il faut préalablement bien poser les
problèmes » car « il n’est guère possible de défaire un nœud si l’on ignore comment il a été
noué »1. Dans un tel cas en effet, nous ne savons pas même ce que nous cherchons et « on fait
à peu près comme ceux qui marchent sans savoir où ils vont »2.
Or le fait qu’axiologie et morale aient ainsi été confondus a fait que le problème des
valeurs s’est posé en termes moraux, c’est-à-dire qu’on a utilisé des concepts moraux pour
formuler le problème des valeurs (au lieu d’utiliser des concepts axiologiques).
Lesquels ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner à présent.

1/ le concept de bien

Pour qu’un concept soit abandonné, il faut qu’on montre en lui une imperfection constitutive.
Le défaut essentiel du concept « bien », c’est son ambiguïté.
Il a été déterminé par Kant que « bien » peut désigner l’agréable ou le bien moral, le Wohl ou
le Gut. « Il est bon de manger une glace » sollicite le concept de bien d’une toute autre façon
que « Il est bon que tu fasses tes devoirs » le fait.

1
Métaphysique, B, 1, p.93
2
Ibid.

5
Il nous semble pourtant que ce serait sous-estimer l’ambiguïté du concept de bien que
d’identifier en celui-ci seulement deux sens distincts. Une ambiguïté qui scinde un concept en
deux sens n’est pas une réelle ambiguïté ; c’est seulement une légère équivoque, vite levée, un
simple retard dans la réflexion, qui n’a pas même à se corriger explicitement -le contexte
suffit pour cela.
Il nous semble pour notre part que l’on peut prêter pas moins de six sens à « bien » dans
l’expression « c’est bien ». Bien peut signifier :
-le bien moral. « C’est bien » signifie alors « c’est bien moralement », ou « c’est vertueux ».
-l’agréable. « C’est bien » signifie « cela me donne du plaisir ».
-le bonheur. « C’est bien » signifie alors : « c’est bon » ou « ça me rend heureux ».
-l’avantageux / l’utile. « C’est bien » signifie « cela sert mes intérêts ».
-le convenable. « C’est bien » signifie alors « cela est bien fait/ fabriqué/adapté ».
-la valeur. « C’est bien » signifie alors : « cela a une grande valeur ».
Le concept de bien est donc « miné » par tous ces différents sens, et lorsqu’on l’utilise
pour poser le problème des valeurs, on court le risque de sombrer dans la confusion la plus
grande et le non-sens, puisqu’on ne sait jamais ce qu’il signifie précisément.
Utiliser le concept de « bien » pour poser le problème axiologique (en se demandant,
classiquement, « quel est le souverain bien ? »), c’est donc d’emblée se compliquer infiniment
la tâche, dans cette recherche qui comporte en elle-même les difficultés les plus grandes.
En somme, pour éviter toute ambiguïté, il faut abandonner le concept de bien, ou
plutôt l’utiliser dans un seul sens : le bien moral (et bien prendre soin de préciser toujours «
bien moral »). Le mot « bien » ne sera donc jamais utilisé -par nous- seul, mais toujours suivi
de l’adjectif « moral ». Seul, il est toujours trompeur, car cette solitude est illusoire ; il est
toujours accompagné secrètement de six sens différents qu’il mélange allégrement.
Construire une axiologie sur le mot « bien », c’est donc nécessairement la charger du fardeau
d’une discipline auxiliaire : l’herméneutique, qui aura pour tâche de déterminer le sens exact
de chaque jugement axiologique, en essayant de retrouver selon le contexte l’intention de
l’auteur.

On retrouve d’ailleurs cette ambiguïté dans l’ancêtre de notre concept de bien : le


terme grec « agathon ».
Un problème se pose en effet à nous : nous ne trouvons pas d’équivalent grec du mot
français « valeur ». Valeur vient en effet, ainsi que le rappelle Lavelle, non du grec, mais du

6
vieux français, où il était synonyme de vaillance, lui-même dérivant du latin valere : être fort,
en bonne santé3. Nous ne trouvons chez Platon et Aristote, que le concept d’ « agathon »
(αγαθόν) que l’on a traduit par « bien ». Une question se pose : peut-on dire que puisqu’il n’y
a pas le mot « valeur », il n’y en ait pas la notion dans la pensée grecque ? Faut-il croire que
cette dernière soit restée sourde à toute considération de valeur ? Voilà qui serait absurde, tant
la pensée platonicienne par exemple apparaît au contraire marquée par le souci de dresser des
hiérarchies, ou plutôt de trouver la seule et vraie hiérarchie ; un regard comme le regard
platonicien, orienté comme il l’est vers le « haut », ne peut qu’être au contraire celui qui prend
pour objet principal le problème des valeurs. Ainsi que le montre Lavelle, « c’est de nos jours
seulement qu’on s’est demandé si l’on ne pouvait pas constituer une science autonome des
valeurs à laquelle on a même proposé de donner le nom d’axiologie. Mais la recherche de la
valeur est aussi ancienne que la réflexion »4.
Néanmoins nous ne devons pas négliger ce fait : il n’y a pas d’équivalent grec du mot
français « valeur ». Le grec « axion », d’où dérive notre « axiologie », a certes une parenté
avec notre « valeur » au sens contemporain, puisqu’il désigne « ce qui est précieux, digne
d’être estimé »5. Mais l’interrogation sur les valeurs s’opère plus dans la pensée antique par le
concept d’agathon (bien) que par celui d’axion : on cherche le « souverain bien », et non la
« suprême valeur ».
Or le concept d’« agathon » est marqué par la même ambiguïté qui caractérise le
concept de « bien ». Cette ambiguïté est déplorée par Platon lui-même : certains, note-t-il dans
la République, disent que le bien consiste dans l’intelligence… du bien. Mais qu’entendent-ils
par là ? « Comment ne serait-il pas plaisant de leur part de nous reprocher notre ignorance à
l’égard du bien, et de nous en parler ensuite comme si nous le connaissions ? Ils disent que
c’est l’intelligence du bien, comme si nous devions les comprendre dès qu’ils auront
prononcé ce nom de bien »6.

D’où vient le désarroi platonicien ? De ce que l’ « agathon » grec a une portée si


générale qu’il regroupe tous les sens du mot « bien »7 (y compris celui de propriété)8. C’est
donc comme le terme français bien, un terme équivoque, ambigu. On ne donc sait lequel (ou

3
Cf Traité des valeurs, I, 1
4
5
Traité des valeurs, I, 1
6
République, 505bc
7
Cf par ex. dictionnaire grec-français Hatier : « « agathon » : le bien, en tous sens »
8
Ainsi « on vend à Athènes tous les biens » se dira : « panta ta agatha omou poleitai en tais Athénais »
(p. 279)

7
l’on doit deviner selon le contexte), lequel de ces six sens est appelé par le mot agathon,
lorsqu’on le rencontre. Mais la traduction ne pose pas de problème : on traduit
l’ambigu « agathon » par l’ambigu « bien » et la difficulté est simplement repoussée, et
laissée à l’appréciation du lecteur : c’est à lui de deviner ce qu’entend l’auteur par Bien.
Ainsi si l’on ne consulte ne serait-ce que la République, on retrouvera chacun de ces
sens, toujours sous le terme « agathon ». Par exemple :
-comme « avantageux/utile » : « ce qui détruit et corrompt les choses est le mal ; ce
qui les conserve et leur profite est le bien »9.
De cela il en déduit que « le plus grand mal pour une cité est ce qui la divise et la rend
multiple au lieu d’une ; et le plus grand bien ce qui l’unit et la rend une »10.
-comme bon moralement : « ne sont-ils pas forcés de convenir qu’il y a des plaisirs
mauvais ? » donc « les mêmes choses sont bonnes et mauvaises »11 (paradoxe obtenu par la
confusion des significations du terme bien).
-comme « valeur en soi » lorsque Platon définit le bien comme soleil du monde
intelligible12, comme occupant le sommet de la hiérarchie des êtres.

Il apparaît donc peut-être que le concept de bien est impropre à bien poser le problème
des valeurs ; pour la simple raison que la multiplicité de ses sens lui permet de mélanger en
une seule plusieurs questions distinctes. Cette imperfection ne lui vient pas d’un glissement de
sens historique progressif, mais était présente, dès le début, en son ancêtre conceptuel grec
« agathon ».

Autant éviter cette difficulté en choisissant, dès le départ, le concept adéquat pour
poser le problème axiologique.
Quel est-il ?

On peut noter que les différents sens du mot « bien » sont reliés par un point commun :
ils représentent pour l’homme quelque chose d’attractif, quelque chose qu’il peut viser
comme une fin. L’homme peut chercher à remplir son devoir, tirer du plaisir de quelque
chose, être heureux, sélectionner des objets selon leur utilité ou leur bonne adaptation, ou

9
La République, 608e
10
Ibid., 462b
11
Ibid., 505c. A moins que Platon n’oppose ici l’avantageux et l’agréable ; quoiqu’il en soit cela conforte
l’idée de l’équivocité du mot « bien »
12
Ibid., 509a

8
encore qui ont pour lui une valeur. Le concept de « finalité » vient unifier tous ces sens, et
l’on se demande finalement si l’on ne devrait pas redonner une chance au concept de bien, en
s’intéressant en fait, plutôt qu’à celui-ci, au concept qui se dissimule derrière lui et qui
semble plus fondamental que tous les autres : la fin. Peut-être est-ce par le concept de fin que
l’on peut déterminer la valeur d’une chose ? Deux arguments peuvent nous conduire à cette
position : il semble tout d’abord qu’il faut déterminer quelle est la fin, le but d’une chose pour
savoir quelle est sa valeur (par exemple, on ne peut trouver la valeur d’une paire de chaussure
que si l’on en connaît la finalité (la marche) et que l’on regarde si elles permettent d’atteindre
ce but (sont-elles trouées, confortables ?). D’autre part, chercher quelle est la valeur suprême,
n’est-ce pas chercher quelle est la fin suprême ?
On le voit, cette démarche semble prometteuse. Nous allons donc nous mettre à l’écoute
d’Aristote, qui est celui qui la représente par excellence.

2/ le concept de fin

Aristote participe de l’ambiguïté platonicienne puisque lui aussi pose la question des valeurs
en utilisant le terme « agathon » (bien). Ainsi dans l’ouverture de l’Ethique à Nicomaque,
lorsqu’il dit : « tout art et toute recherche […] tendent vers quelque bien »13, on ne sait pas
s’il veut dire : tout art tend vers la morale, ou : vers l’avantageux, ou : vers quelque chose qui
a une valeur en soi, ou : vers le bonheur.
Pourtant Aristote va essayer de renverser l’ambiguïté du concept « agathon » en le
définissant par le concept de finalité. Il faut nous intéresser, dans la citation précédente, plutôt
qu’au terme « bien », à celui qui le précède : « tendre » (vers le bien).
L’axiologie aristotélicienne est en effet tout entière fondée sur le concept de « fin »
puisque c’est par celui-ci qu’Aristote définit le concept de bien : « Tout art et toute recherche,
de même que toute action et toute délibération réfléchie, tendent vers quelque bien. Aussi a-t-
on eu parfaitement raison de définir le bien : ce quoi on tend en toutes circonstances »14.
Il nous faut penser le profond remaniement de l’axiologie qu’impose le fait de la
penser par le concept de fin. Certes, Platon avait déjà proposé une telle idée : « la fin de tous
nos actes, c’est le bien », et « c’est en vue du bien que nous faisons tout le reste »15. Mais il ne
s’agissait que d’un caractère parmi d’autres du bien, tandis qu’Aristote en fait le prédicat

13
Ethique à Nicomaque, I, 1
14
Ibid.
15
Cf par exemple Gorgias, 499 e ; Phédon, 97c Banquet, 205a, République, 357a

9
essentiel : la finalité est ce par quoi Aristote pense résoudre le problème des valeurs. En effet,
le problème axiologique semble pouvoir être reformulé comme le problème de déterminer
quelle est la véritable hiérarchie entre les êtres (quitte à conclure qu’il n’existe pas de
hiérarchie). Or la finalité permet par elle-même de dresser une hiérarchie.

En premier lieu, en effet, il faut noter qu’il existe plusieurs fins : « du fait qu’il y a des
actes, des arts et des sciences multiples ; la santé est la fin de la médecine ; le navire, la fin
de la construction navale ; la victoire, la fin de la stratégie… »16.
En second lieu, on remarque que ces fins s’impliquent les unes les autres, par des
relations hiérarchiques : « Toutes les sciences particulières sont subordonnées à une science
maîtresse ; par exemple à la science de l’équitation sont subordonnées la fabrication des
mors […]; ces arts à leur tour dépendent de la science militaire. Ainsi les fins de toutes les
sciences architectoniques sont plus importantes que celle des sciences subordonnées. C’est en
fonction des premières qu’on poursuit les secondes »17.
Les fins s’articulent donc d’elles-mêmes en une hiérarchie. Mais surtout, elles posent
par elles-mêmes la nécessité d’un sommet de cette hiérarchie, d’un terme à la chaîne des fins,
c’est-à-dire d’une fin suprême : « car [sinon] on se perdrait dans l’infini et nos tendances se
videraient de leur contenu »18.
Or cette hiérarchie des fins paraît coïncider avec la hiérarchie des êtres : trouver la fin
suprême, c’est trouver le bien suprême : « il est évident que cette fin dernière peut être le bien
et même le bien suprême »19.
Il nous faut maintenant nous demander si cette recherche axiologique conduite grâce
au concept de « fin » permet de poser le problème des valeurs sans le trahir.

Si l’on appelle ce qui a la plus haute valeur bien suprême, et que l’on y parvient par le
concept de fin, on présuppose quelque chose de très important, à savoir que ce qui a la valeur
suprême peut être visé comme une fin par nous-même, comme individu, et plus généralement,
par l’homme, comme espèce. Or viser quelque chose comme fin est possible uniquement si
celle-ci constitue pour nous un avantage, c’est-à-dire au sens large qu’elle ne nous est pas
nuisible, ni même indifférente. Cet avantage peut prendre diverses figures : il peut être moral
(le but atteint nous aide à nous perfectionner), utile ou agréable, ou même financier.

16
Ethique à Nicomaque, I, 1
17
Ibid.
18
Ibid, I, 2
19
Ibid.

10
Poser quelque chose comme une fin pour l’homme revient donc à affirmer qu’il est
utile à l’espèce humaine en général et à chaque individu en particulier. C’est là une idée -
intéressée- qui est présupposée dans toute utilisation du concept de fin.
Si donc nous posons le problème des valeurs sous la forme suivante : « quelle est la fin
suprême ? », nous plaçons d’emblée notre interrogation qui devrait rester neutre sous un
présupposé de taille : nous postulons que ce qui occupe la plus haute place de la hiérarchie, la
valeur suprême, a une utilité pour les êtres humains, est bien disposé à leur égard, est
bienfaisant pour eux. Nous n’imaginons même pas que la valeur suprême puisse être
indifférente, voire nuisible pour l’homme. L’homme se figurait auparavant que le cosmos tout
entier gravitait autour de sa personne, qu’il était le centre de l’univers. Cet anthropocentrisme
physique trouve son pendant dans cet anthropocentrisme axiologique, qui considère que ce
qui a la valeur suprême ne peut être qu’un but pour l’homme. Et si en fait, ce qui a la valeur
suprême ne concernait en rien l’homme, ne lui était en rien bénéfique, n’avait pas de rapport
avec lui, ou même lui était néfaste ? Cette idée d’une valeur suprême qui puisse en même
temps être pour nous fin suprême, peut être un souhait de notre part, un rêve que nous
caressons, et qui peut être s’avèrera vérifiée au terme de l’enquête axiologique ; elle ne peut
en aucun cas être un présupposé sur lequel nous pouvons appuyer notre enquête, et encore
moins être un présupposé inconscient, qui se dissimule sans que l’on s’en rende compte
derrière les concepts mêmes que l’on emploie pour poser cette question. Autrement dit :
utiliser le concept de finalité pour poser le problème des valeurs revient à le trahir car on
s’engage d’emblée sans s’en rendre compte dans une perspective anthropocentrique.
Il reste une éventualité : celle selon laquelle Aristote n’aurait jamais cherché à poser le
problème des valeurs, mais simplement de la question de ce qui est le meilleur pour l’homme.
Autrement dit : Aristote n’aurait jamais envisagé de chercher s’il y a une hiérarchie
universelle des êtres et de toute chose, mais simplement de ce qu’aime le plus l’homme, et de
ce qui est le plus avantageux pour lui, tâche qui on le conçoit, n’a absolument rien à voir avec
le problème des valeurs. Ce qu’il semble explicitement annoncer, par exemple lorsqu’il
affirme que « le bien que nous cherchons, c’est le bien de l’homme, et le bonheur que nous
cherchons, c’est le bonheur de l’homme »20.
Il n’est alors pas étonnant que ce soit le bonheur qui constitue ce qu’Aristote considère
comme la fin suprême : en effet, il est évidemment (c’est une tautologie) ce qui est le plus
avantageux pour l’homme, ce qui le rend le plus heureux. Aristote remarque que « sur son

20
Ethique à Nicomaque., I, 13

11
nom du moins [celui du bien suprême] il y a assentiment presque général : c’est le bonheur,
selon la masse et selon l’élite »21. Ce consensus s’explique par le fait qu’il s’agit là d’une
tautologie, que personne ne peut manquer d’opérer.
Pour résumer, soit la question axiologique n’est aucunement posée par Aristote, qui se
contenterait de poser la question du bien humain, de ce qui a une valeur pour nous, soit elle
est posée en des termes qui la trahissent et qui d’emblée accordent dogmatiquement (sans
examen) deux prédicats à ce qui a la plus grande valeur en soi : qu’il est désiré par nous, qu’il
est une fin pour nous.
Peut-être pouvons-nous alors conclure : le concept de finalité ne peut en aucun cas être
celui sur lequel se construit l’axiologie ; et toute « éthique des fins » ne peut être que
tautologique, ou dogmatique selon la question qu’elle pose. Concluons surtout que la valeur
n’est pas la fin ; ce sont deux concepts irréductibles

Si la valeur n’est ni le bien, ni la fin, on ne voit plus trop ce qu’elle pourrait être.
Peut-être pouvons-nous nous contenter de cette définition minimale (donc solide) : la valeur,
c’est la qualité d’une chose. Chercher la valeur d’une chose, n’est-ce pas en chercher ses
qualités ? Telle est l’hypothèse que nous allons à présent examiner.

3/ le concept de qualité

Il nous semble que la valeur a été assimilée à un concept voisin, celui de « qualité »,
c’est-à-dire que l’on a souvent pensé que chercher la valeur d’une chose, c’était en chercher
les qualités. Montrons que l’on trouve certaines qualités dans un acte, comme par exemple
celle de « bonté », de « générosité », etc. et nous aurons déterminé par là même sa valeur.
Parler des qualités reconnues traditionnellement comme telles, le beau, le vrai, le bien, etc., ce
serait parler des valeurs et la question « qu’est-ce qui a une valeur ? » serait assimilable à des
questions du type « qu’est-ce qui a une valeur de vérité ? », « qu’est-ce qui a une valeur
esthétique ? », ou « qu’est-ce qui a une valeur morale ? », etc. De ce fait, il apparaît que
l’assimilation de la valeur et de la qualité a pour corollaire nécessaire la théorie selon laquelle
il existerait plusieurs genres de valeurs. Si en effet la valeur n’est autre chose que la qualité,
alors comme il y a plusieurs genres de qualités (beau, bien, etc …) il doit se trouver plusieurs
genres de valeurs. L’assimilation valeur/qualité a donc pour effet de mettre la valeur au

21
Ibid. I, 4

12
pluriel, et de faire en sorte qu’on ne puisse parler légitimement que des valeurs –et non plus
de la valeur. C’est ce passage au pluriel qu’il nous semble légitime d’examiner.
Ainsi Bouglé note, avec raison, que tout peut être susceptible d’avoir une valeur : « La
valeur trouve sa place dans la sphère de l’économie politique, dans celle de la morale, de
l’art, de la religion. Dans aucune de ces sphères, elle n’est prisonnière. C’est à vrai dire, une
catégorie universelle capable des applications les plus variées. On peut porter des jugements
de valeurs sur un meuble comme sur un geste, sur un rite comme sur un poème »22.
Ruyer insiste, ailleurs, sur le nombre très élevé de choses ayant une valeur : « puisque
l’on peut se servir pour délimiter approximativement le domaine des valeurs, de l’ensemble
de tous les adjectifs ou de toutes les formes, c’est que les valeurs sont infiniment nombreuses.
La trinité classique : du Vrai, du Beau, du Bien, a contribué à faire méconnaître cette infinie
variété. Elle est certainement responsable en partie du retard mis par la philosophie à
reconnaître l’extrême généralité de la notion »23.

Mais Bouglé déduit de cette idée quelque chose de tout à fait différent, à savoir qu’il y
a plusieurs genres de valeurs : « Et c’est pourquoi nous disons qu’il existe un monde des
valeurs. Esthétiques ou morales, religieuses ou économiques, elles sollicitent les unes comme
les autres notre attention, quêtent nos sympathies, exigent nos efforts »24.
Le progrès de l’espèce humaine consiste d’ailleurs pour lui dans la prise de conscience
progressive par l’homme de la différenciation des différentes sphères de valeur : « Les
hommes dans les sociétés primitives semblent peu capables de se placer pour juger les choses
et les gens, à des points de vue divers : esthétique, morale, religieux ou économique. Cette
capacité croit chez eux avec la civilisation. Ses complications mêmes rendent les distinctions
nécessaires, et ainsi chaque monde de valeurs conquiert peu à peu son autonomie. L’art, la
morale, la technique se libèrent chacun à sa façon »25.
Ces sphères de valeur, bien que différentes, sont liées entre elles : « Cela signifie-t-il
qu’entre ces divers systèmes de valeurs tous rapports cessent ? Loin de là. Il arrive que la
religion et l’art, par exemple, ou l’art et la morale conjuguent leurs efforts. Bref à côté de la
tendance à la dissociation, une tendance à la conjonction opère dans le monde des valeurs ».
Cette théorie se retrouve chez plusieurs auteurs qui tous infèrent de la multiplicité des
choses ayant une valeur la multiplicité des valeurs elles-mêmes, puis cherchent, à l’intérieur

22
Leçons de sociologie sur l’évolution des valeurs
23
La philosophie des valeurs
24
Leçons de sociologie sur l’évolution des valeurs
25
Ibid.,

13
de cette multiplicité, si les valeurs sont liées, ou s’il y a un conflit irréductible des valeurs.
Ainsi Mehl prend parti pour la première solution : « Aucune valeur ne subsiste par elle-même.
Il n’est pas de valeur qui ne soit appel à d’autres valeurs. Il n’est pas de vérité qui ne se
veuille bonne et salutaire, pas de bien qui ne soit d’abord vrai, pas de valeur qui ne s’oppose
au cloisonnement de notre existence en secteurs séparés »26, ainsi que Ruyer, qui note que le
manque de vérité dégrade l’art, de même que la politique qui devient catastrophique, ou la
religion qui tourne au mythe…
On le voit donc : cette confusion de la valeur et de la qualité amène à imaginer
l’existence de valeurs au pluriel, dont il faut rechercher la présence ou l’absence de liens. Il
faut les mettre au pluriel car chaque qualité représente une valeur spécifique : la valeur
esthétique, la valeur morale, etc… et que la pluralité des qualités entraîne la pluralité des
genres de valeur. Telle est la théorie dont nous allons maintenant essayer de montrer l’absence
de fondement.

On vient de voir en quoi consiste précisément, pour ces théories, le problème


axiologique : y a-t-il ou non des liens entre les valeurs ? Autrement dit : le problème des
valeurs n’est pas celui de leur fondement, mais celui de leur lien. Ce n’est pas le fondement de
ces valeurs qui pose problème : en fait, jamais ces auteurs ne remettent en question le fait que
le beau, le vrai, le bien, soient réellement des valeurs, ils admettent cela comme une évidence.
Peut-être pouvons-nous de ce fait dire que le problème des valeurs leur est resté étranger, car
pour nous il réside précisément en ceci que l’on ne peut admettre comme une évidence aucune
valeur et que l’enquête axiologique a justement pour but de déterminer ce qui a ou non une
valeur. Ces théories ne cherchent donc pas à répondre au problème des valeurs : il n’y a en
fait pour elles aucun problème ; elles sont restées sourdes, dans leur assurance, à ce qui
précisément résiste à la dent du chercheur.
Mais ces théories n’ont pas pour plus grand tort de ne pas même soulever notre
problème ; elles vont jusqu’à nous empêcher de le poser, en déformant le sens du concept que
nous devons employer, celui de valeur, et qui aboutit à ce non-sens que constitue le concept
de « valeurs » au pluriel. L’hypothèse que nous aimerions au contraire soutenir est que le
concept de valeur n’a de sens qu’au singulier. Pour cela, il nous faut reprendre les différents
moments du raisonnement qui amène ces théories à un tel résultat.

26
De l’autorité des valeurs

14
Tout d’abord, il est constaté avec raison que beaucoup de choses tout à fait différentes
peuvent avoir une valeur : un tableau, le courage, la fierté, etc… Mais il est opéré
subrepticement une inférence : ces choses -qui ont une valeur- sont appelées elles-mêmes des
valeurs. Autrement dit : ce qui a une valeur devient elle-même une valeur. On passe ainsi du
verbe « avoir » au verbe « être », sans légitimation aucune. « X a une valeur » devient « X est
une valeur ». Comme X peut être beaucoup de choses, comme on l’a vu, on en déduit qu’il y a
une pluralité de valeurs, c’est-à-dire que l’on déduit à tort la pluralité des genres de valeurs de
la pluralité des objets qui ont une valeur. Cette déduction ne peut s’opérer, car elle repose sur
une confusion grammaticale curieuse entre le verbe « être » et « avoir » : il y a pourtant une
différence importante entre dire « l’homme a un nez » et « l’homme est un nez »…
D’autre part, comme le X en question dont on dit qu’il a –ou qu’il est- une valeur est
le plus souvent une qualité (beau, juste, bien) on confond valeur et qualité, confusion qu’il
nous faut maintenant examiner, car elle est la deuxième cause qui amène à poser la valeur au
pluriel. Par qualité, nous entendons une propriété considérée traditionnellement comme ayant
une valeur : beau, drôle, intelligent, utile, efficace, commode, sobre, sont des qualités. La
théorie à laquelle nous nous opposons soutient que ces qualités vont engendrer chacune un
genre différent de valeur ; par exemple la qualité « beau » ne serait autre chose que la valeur
esthétique ; ou la qualité « bonne » représente la valeur morale. Il faut se rendre compte de la
conséquence directe qui nous semble suivre de cette idée : la disparition pure et simple de la
valeur. Car alors s’interroger sur les valeurs consistera simplement à se demander si quelque
chose est bon ou non, beau ou non ; et plus généralement si telle ou telle chose a telle ou telle
qualité. Il nous semble, au contraire, que l’enquête sur les valeurs a un tout autre objet : elle
n’a pas pour but de déterminer si tel acte est moral (ou a une valeur morale), mais celui de
déterminer si la morale a une valeur ou non. Elle n’a pas pour but de chercher si tel objet est
beau, ou commode, ou utile, mais celui de saisir la valeur de la beauté, de la commodité, ou
de l’utilité, et plus généralement de toutes les qualités. Or si l’on considère qu’il nous faut
chercher la valeur de toutes les qualités, c’est que l’on admet que la valeur est autre chose que
la qualité, quelque chose qu’elle est susceptible d’avoir, mais qu’elle n’est pas. La qualité
diffère donc essentiellement de la valeur en ce que la qualité a ou n’a pas de valeur (ce qui
possède est différent de ce qui est possédé). La valeur apparaît comme irréductible à la
qualité, comme une entité autonome qu’il nous faut penser pour elle-même : la valeur
apparaît, là où auparavant elle disparaissait.
C’était en effet une disparition ; on peut s’en rendre compte en considérant
simplement ce que cette théorie affirmait. Si « chercher la valeur morale, c’est chercher ce qui

15
est moral », on se demande quel contenu de sens supplémentaire apporte le concept de valeur
dans la phrase précédente entre guillemets. Il nous semble au contraire que ce n’est alors
qu’une coquille vide, un son qui ne soutient aucun concept : le concept de valeur disparaît
entièrement sous celui de morale. De même si l’on soutient que « chercher la valeur
esthétique, c’est chercher ce qui est beau », on s’aperçoit que le concept de valeur disparaît
derrière celui de beauté et qu’il n’a pas de sens par lui-même. Enfin, plus généralement, si
l’on affirme que « chercher la valeur d’une qualité X, c’est chercher ce qui est X », on ôte tout
sens au concept de valeur. Ou plutôt, le seul sens qu’il est susceptible d’avoir est celui
d’essence ; c’est-à-dire qu’on considère que chercher la valeur de X revient à déterminer ce
qui fait partie de l’essence de X. Mais le concept de valeur se distingue bien évidemment
radicalement de celui d’essence.
On voit donc peut-être à quelles aberrations nous mène la confusion de la valeur et de
la qualité. Si l’on admet au contraire que ce sont deux concepts autonomes, irréductibles l’un
à l’autre, alors on libère le concept de valeur, on le laisse se déployer dans sa spécificité
propre, et l’on permet de comprendre la question axiologique : telle ou telle qualité X a-t-elle
une valeur ? On s’aperçoit alors que la valeur « surplombe » la notion de qualité, du fait que
c’est à partir d’elle que vont être examinées toutes les qualités dans l’enquête axiologique, ou
encore que la valeur est méta-qualitative (si méta signifie : extérieur et supérieur à), en ce
qu’elle appartient à une toute autre sphère que celle des qualités. On voit apparaître par là le
domaine propre de l’axiologie : celle-ci n’a pas pour objet de se demander si telle chose est
juste, belle, vraie, etc. mais de se demander si la justice, la beauté, la vérité,… ont une valeur.
En fait elle laisse respectivement à la morale, à l’esthétique et à la science le soin de
déterminer si quelque chose est juste, beau ou vrai.
De ce fait, on comprend que la notion de valeur ne peut être mise au pluriel, et que
l’on ne cherche pas si la morale a une valeur morale, la beauté une valeur esthétique, pas plus
qu’on ne cherche si le courage a une valeur courageuse ou la peur une valeur peureuse… mais
on cherche si toutes ces qualités ont une valeur, concept dont le sens reste inchangé quelque
soit la qualité. Il n’y a donc pas, à ce qu’il nous apparaît, de genre de valeurs.
Ce pourquoi nous nous proposons de conclure ainsi : la valeur n’a de sens qu’au
singulier.
Néanmoins, parce que le terme de valeurs au pluriel s’est imposé dans l’usage, nous
continuerons de l’employer au pluriel, tout en insistant sur le fait que par là, nous ne sous-
tendons pas l’idée qu’il existe plusieurs genres de valeur.

16
Cette confusion, qui ne pourrait sembler que grammaticale, nous paraît avoir eu une
conséquence extrêmement importante que nous nous proposons maintenant d’examiner.

Les sciences humaines semblent poursuivre un idéal de scientificité, d’objectivité,


(même si beaucoup de chercheurs opèrent un recul critique sur cet idéal) qu’elles traduisent
par le principe de neutralité, que nous définirions ainsi : l’interdiction d’un quelconque
recours dans l’explication d’un phénomène historique, ou social, à une valeur. Ou encore,
l’interdiction de mélanger jugements de fait et jugements de valeur. Il ne faut pas, dans
l’explication proprement scientifique, que se mêle un quelconque jugement de valeur ; seuls
les jugements de faits, et les hypothèses pour relier, classer et expliquer ces faits ont droit de
cité.
Comme la valeur a été confondue avec les qualités, c’est non seulement la valeur qui
a été expulsée du champ des sciences humaines, mais aussi les qualités. Or notre distinction
de la valeur et de qualité nous amène à repenser à nouveaux frais la légitimité de cette
expulsion, en ce qui concerne les qualités.
Pour nous en effet, la qualité (ou son pendant négatif, le défaut) n’est contrairement à
ce qu’il pourrait paraître, chargée d’aucune considération de valeur. Prenons quelques
exemples : beau, juste, faible, lâche, étonnant sont des qualités (positives ou négatives). Nous
soutenons que lorsqu’on attribue des qualités à une chose, nous n’opérons pas un jugement de
valeur, mais un jugement de fait, c’est-à-dire que les jugements « Socrate est juste » ou « ce
soldat est lâche » sont du même genre (et en particulier participent du même genre
d’objectivité) que « ce vase est en argile ». En effet que tel soldat soit lâche, je peux le
constater empiriquement en le voyant prendre ses jambes à son cou au début du
bombardement ; je peux solliciter l’expérience de la même façon que je puis le faire lorsque je
veux vérifier le matériau du vase. De même, que Socrate soit juste, et soit plus moral qu’un
tyran, voilà qui est un fait, une évidence d’expérience. On le constate, comme on constate la
nature de la matière du vase.
En revanche, ce qui n’est pas un fait, ce qui n’est pas constaté avec évidence, c’est la
valeur de cette qualité : la « justice » (ou la « lâcheté »). C’est là un point problématique : le
problème des valeurs.
Ainsi « Socrate est juste » est un jugement de fait, « la justice a une valeur » est un
jugement de valeur. Cela implique que la notion de justice ne contienne pas en elle de
considération de valeur, sinon « Socrate est juste » serait d’emblée lui-même un jugement de
valeur.

17
La signification du terme « qualité » nous apparaît alors peut-être maintenant : les
qualités sont tout d’abord des propriétés empiriques comme les autres. « Lâche » ou « bon »
sont aussi bien des propriétés empiriques que le « degré de fusion » ou la « solidité » d’un
matériau. Mais les qualités, tout en restant des propriétés empiriques, ne nous apparaissent pas
comme telles, car nous leur attribuons quelque chose que nous n’attribuons pas aux propriétés
de type « classique » (par exemple physiques, du style : lourd, dur, léger,…) : une valeur. La
valeur n’étant pas quelque chose d’empirique, de constatable, nous croyons alors que les
qualités n’ont rien d’empirique ni de constatable. Or la valeur que nous attribuons à certaines
propriétés ne se fondant pour nous sur rien d’autre que l’usage, la coutume, les mœurs, c’est
dogmatiquement que nous avons isolé la justice, la beauté, etc… des autres propriétés.
Autrement dit : les qualités sont des propriétés auxquelles l’homme a attribué, peut-être à tort,
une valeur. S’il ne les avait pas considéré comme ayant une valeur, elles seraient restées pour
lui ce qu’elles sont en fait, c’est-à-dire des propriétés empiriques, aussi indifférentes que celle
de la solidité d’un matériau, et dont l’existence est aussi constatable que cette dernière. A ce
qu’il apparaît donc, en attribuant une valeur à certaines propriétés, l’homme leur a retiré la
certitude de leur existence. Mais d’après cette enquête, il semble en fait que la certitude de
l’existence de ces qualités soit aussi assurée que celle des autres propriétés (à savoir que l’on
puisse déterminer si tel acte est bon ou non) mais que ce soit au contraire leur valeur qui soit
incertaine.
De ce fait, c’est une reconsidération de la distinction traditionnelle entre jugement de
fait et jugement de valeur que nous proposons, puisque nous opérons une extension
considérable du domaine des faits, en affirmant que tout le champ des qualités fait partie de ce
domaine. Le soin pris par la sociologie, ou l’histoire de bannir toute considération de qualité
par refus de tout jugement de valeur, pour demeurer dans le monde des faits (considéré
comme plus objectif) est donc vain.

4/ bilan : la notion de valeur, comme irréductible à toute autre

Notre réflexion nous amène au résultat suivant : si nous ne sommes pas trompé, alors
le concept de valeur a été confondu avec d’autres concepts, voisins mais réellement distincts,
comme ceux de bien, de fin, etc. De ce fait, on a considéré que poser le problème des valeurs
était poser le problème du souverain bien, ou de la fin suprême, alors que ces questions étaient
foncièrement différentes. On a substitué un problème à un autre, ou encore : on a fait

18
disparaître un problème, le problème des valeurs, qui n’a jamais pu être posé comme tel parce
qu’il a toujours été mal posé.
D’autres formulations, peuvent également être identifiées ; mais nous ne pouvons que
brièvement les évoquer. Ainsi la notion de « valeur » nous semble avoir été confondue avec
celle de « sens », et le problème des valeurs avec la question « y a-t-il un sens à la vie ? » ou
« y a-t-il un sens de l’histoire ? ». De même, il nous semble qu’on ait assimilé abusivement la
« valeur » et le « droit », la « réalité » et la « nature », et que l’on ait à tort confondu la
question axiologique : « y a-t-il quelque chose qui ait réellement une valeur ? » et la question
politique « y a-t-il un droit naturel ? » (dans le sens où l’on entend par là un droit qui soit
légitime, c’est-à-dire qui ait une valeur).
Pourtant, la différence entre ces questions nous semble sauter aux yeux : l’histoire
pourrait avoir un sens (par exemple, le progrès de l’espèce humaine), mais on peut imaginer
une position axiologique qui affirme que ni l’homme, ni l’art, ni la technique n’ont de valeur,
et que de ce fait le progrès humain, (qu’il soit artistique, technique,…) n’a aucune valeur. De
même, ce n’est pas parce que j’aurais trouvé un sens à ma vie (par exemple, une activité qui
m’épanouisse) que la valeur de ma vie ait été fondée en quelque mesure par là. On peut
d’ailleurs imaginer une position axiologique qui soutienne que ce qui a une valeur, c’est le
non-sens, le chaos, et ainsi loue une vie ou une histoire sans direction fixe.
De même, imaginons qu’on ait pu répondre à la question de savoir s’il y a un droit
naturel et même identifier chacune des lois qu’il prescrit, il ne nous paraît pas qu’on ait
avancé d’un iota dans la résolution du problème des valeurs. Car cette présentation de la
nature comme fondement des valeurs ne repose sur rien, et l’on peut concevoir une position
axiologique qui affirmerait que ce qui a une valeur, c’est ce qui dépasse la nature, la contredit,
la surpasse (idée qui se trouve d’ailleurs peut-être au fondement de la science, ainsi que des
idées de progrès et de culture), que cela soit possible ou non de la dépasser. Il ne servirait
alors à rien de montrer qu’un comportement viole la loi naturelle, à celui qui précisément
soutient que ce qui a une valeur, c’est se détacher de la nature.
On le voit : eussions-nous (on ne sait comment) résolu la question du sens de la vie ou
de l’histoire, et de l’existence d’un droit naturel, nous n’aurions pas encore même effleuré la
question de ce qui a une valeur, selon notre perspective. Il eût pourtant été intéressant de
s’intéresser à la notion de droit naturel ou de sens (de l’histoire ou de la vie), pour que l’on
puisse se rendre compte comment la question axiologique a pu ainsi se transformer, et par là
se perdre ; mais un tel travail ne peut s’effectuer ici.

19
Peut-être alors peut-on conclure : la notion de valeur est irréductible à toute autre, et
les confusions qui nous semblent avoir été opérées avec des concepts voisins sont illégitimes.
Le fait que ce soient des concepts moraux, ou issus du champ éthique (bien, fin,…) a
fait que l’axiologie a été confondue avec la morale, et que l’on a cru que le problème des
valeurs était un concept éthique.
Quelles sont les conséquences de cette absorption de l’axiologie par l’éthique ? C’est
ce que nous nous proposons maintenant d’examiner.

20
II/ Les conséquences de la confusion de la morale et de l’axiologie

1/ l’oubli de la valeur

La confusion de la notion de valeur avec des concepts voisins a produit, selon nous, ce
phénomène singulier : l’oubli de la valeur. L’histoire de la notion de valeur semble pouvoir se
définir comme celle de son oubli, et ce dès son origine : l’histoire de son apparition est peut-
être en même temps celle de sa disparition. Plus fondamentalement encore, le problème
qu’elle engendre à partir de sa signification authentique, le problème des valeurs, disparaît à
son tour, du fait qu’il est formulé à partir de concepts qui ne peuvent servir qu’à poser de
toutes autres questions.
Nous avons soutenu l’idée de la disparition du concept de « valeur » au profit du
concept de « bien », par exemple. En fait, le mot de disparition est impropre, puisqu’il ne peut
y a voir de disparition que s’il y a eu antérieurement apparition, or nous pensons pour notre
part que dès sa plus antique formulation, le problème des valeurs s’est posé en terme de
« bien » (agathon) ; question trahie –et donc close- dès qu’elle fut posée. De même on ne peut
parler d’oubli, ni de perte, de ce qui ne s’est jamais présenté comme souvenir, ni comme gain.
Néanmoins, nous conserverons cette expression commode : l’oubli de la valeur nous
semble être le résultat principal de la longue succession de confusions conceptuelles dont
cette notion a fait l’objet.
Ce phénomène nous paraît décelable, comme une maladie, à ses symptômes.
Autrement dit : un regard aiguisé peut découvrir, dans le flux des événements contemporains,
une certaine quantité de signes qui révèlent un tel oubli. C’est à l’identification et
l’interprétation de certains de ces signes que nous nous proposons maintenant de procéder.

2/ l’infortune du terme « axiologie »

Un des premiers signes évidents de l’oubli des valeurs est le peu de succès que
rencontre le terme « axiologie ». Qui a entendu parler au collège, au lycée, et même à
l’université, du terme « axiologie ? »

21
On remarque que le nombre de publications qui sortent chaque année, dans le champ
moral ou éthique, est écrasant par rapport à celui des publications axiologiques. De même, le
nombre de thèses en axiologie est infime, par rapport au nombre de thèses ayant pour sujet la
morale.
D’ailleurs, les ouvrages dans lesquels on trouve les termes « axiologie » en font
souvent un synonyme d’« éthique », et utilisent des concepts moraux comme ceux de « fin »,
de « bien », de « sens de la vie », etc.
Ainsi Ruyer faisait ce constat : « Peut-être parce que la théorie des valeurs, ou
axiologie, n’a pas été l’œuvre d’un grand philosophe, mais d’une foule d’esprits distingués
travaillant en ordre dispersé, on est frappé par le disparate des œuvres traitant en principe le
sujet de la valeur. On ne sait pas en ouvrant un livre sur la valeur, si l’on aura : 1. un traité
de théologie (Lossky) 2 un traité de psychologie sur les tendances et les intérêts (R.B. Perry)
3 un traité de sociologie (Bouglé) 4 un traité d’économie politique (Fr Perroux) 5 un traité de
logique (Lalande) 6 un traité de morale (Scheler) 7 un traité de philosophie générale (R.
Polin) 8 un traité de physique générale (Köhler) »27.
Ce qui est frappant dans la liste proposée par Ruyer, c’est de constater qu’à aucun
moment on ne trouve envisagée la possibilité qu’en « ouvrant un livre sur la valeur », on
puisse trouver un traité d’axiologie ( !).
L’axiologie a connu ses développements les plus importants à la fin du XIXè, et au
début du XXè siècle, avec Brentano, Husserl, M. Scheler, qui peuvent certainement être
considérés comme les trois fondateurs de cette discipline. Mais tous trois se sont en fait
finalement consacrés à des tâches distinctes de celle de l’élaboration d’une axiologie en tant
que telle.
Husserl, et Brentano dans une moindre mesure, se sont plutôt attelés à l’élaboration
d’une axiologie formelle –Brentano s’en tenant à la mise au jour d’axiomes formels
axiologiques (projets que nous étudierons ultérieurement plus en détail)28
Scheler, pour sa part, a beaucoup oeuvré pour distinguer la valeur de concepts voisins
(comme ceux de bien et de but), mais n’a probablement pas poussé assez loin le travail de
distinction puisque pour lui la discipline qui doit avoir pour objet les valeurs n’est pas
l’axiologie, mais une « éthique matériale des valeurs ». On trouvera donc chez lui le terme de
« sphère axiologique », mais très peu celui d’ « axiologie ». On pourrait soutenir que Scheler
reconnaît l’ « axiologique », mais pas l’ « axiologie ».

27
La philosophie des valeurs
28
Cf Livre III, I

22
Une caractéristique des ouvrages des auteurs ultérieurs, dans lesquels nous avons
trouvé le terme « axiologie », c’est souvent de l’utiliser « en passant », sans définition ni
analyse approfondie, comme si aucun besoin de cette sorte ne se manifestait. Ainsi Delesalle,
dans un livre consacré tout entier aux valeurs, trouve le moyen de n’utiliser qu’à quatre
reprises le terme « axiologie » (par exemple : « Rien ne précède ni ne justifie la conscience
axiologique, rien non plus ne la guide ; la valeur est donc la même chose que le mouvement
de la conscience qui évalue »29), et pour chacune de ces occurrences, on cherche vainement
une définition ou une brève description de cette discipline dont on a le terme.
L’axiologie, dans le champ du savoir contemporain, apparaît donc comme une
discipline mort-née, dont on n’a que le nom, qui ne recouvre aucun contenu, et que l’on
rencontre parfois au détour d’une ligne dans un ouvrage, sans que l’on sache à quoi il fait
référence.
La raison en est simple : lorsqu’on confond ainsi les concepts de valeur et de bien, il se
produit alors logiquement une seconde confusion, celles des disciplines qui prennent pour
objet d’étude ces deux concepts. Ainsi la discipline qui étudie le bien (la morale) va être
confondue avec celle qui étudie la valeur (l’axiologie). On va donc supposer que le problème
des valeurs est un problème moral, et que c’est en utilisant des concepts moraux qu’on
résoudra le problème axiologique. Ainsi la première conséquence de l’oubli des valeurs sera
la confusion de la morale et de l’axiologie ; ou mieux, la première a étouffé la seconde,
l’empêchant de se déployer comme une science autonome, dotée de ses concepts propres, de
sa méthode propre, d’un contenu consistant.

On voit donc la cause profonde de l’oubli de l’axiologie : c’est l’oubli de son objet -la
valeur elle-même- du fait de sa confusion avec les concepts moraux voisins.

Cet oubli de la notion de valeur, sa confusion avec la notion de « bien », nous allons
tenter d’en saisir le symptôme privilégié dans l’œuvre fondamentale d’un des penseurs
majeurs de l’éthique du XXè siècle : Moore. Nous remarquerons alors ce phénomène étrange :
la valeur résiste au phénomène de son oubli, elle finit par réapparaître, au sein même de la
pensée de Moore, qui initialement est toute entière basée sur le concept de bien, et par
occuper une place plus importante que ce dernier, à l’insu même de l’auteur.

29
Liberté et valeur

23
3/ la disparition, puis la réapparition du concept de valeur dans l’œuvre de
Moore

a) la disparition du concept de valeur


La principale préoccupation de Moore dans les Principia Ethica est de montrer que le
concept de bien est une notion simple, c’est-à-dire doté d’un sens distinct de celui des autres
concepts. De ce fait, il est impossible, comme l’hédonisme essaie de le faire, d’affirmer que le
sens même du mot « bien » est « donner du plaisir », et ainsi faire disparaître entièrement le
concept de bien sous celui de plaisir.
On peut essayer de formuler de diverses manières cette thèse de Moore pour faciliter
sa compréhension. On peut dire, par exemple, qu’aucun autre concept ne peut prétendre
prendre en charge le contenu de sens porté par le mot « bien ». On peut dire aussi que le bien
n’a pas de synonyme. On peut formuler cette tautologie provocante : le bien est le bien.
On peut également comprendre cela en distinguant deux genres d’identité : l’identité
analytique, du type : le nain est un homme petit (qui est toujours une tautologie, du fait que le
prédicat est toujours contenu dans le sujet : tous les nains sont des hommes petits)…
…et l’identité synthétique, du type : ce nain est riche (qui ne peut être une tautologie,
le prédicat n’étant pas contenu dans le sujet).
En ce qui concerne l’identité analytique, sujet et prédicat sont interchangeables ; ce qui
est impossible dans le cas d’une identité synthétique.
On peut alors proposer une 5ème reformulation de l’idée de Moore en affirmant que
selon lui, tous les énoncés sur le bien ne peuvent être que synthétiques, jamais analytiques :
« Si l’on me demande comment définir le bien ? » ma réponse sera qu’on ne peut le définir et
que je n’ai rien d’autre à dire à ce sujet. Mais pour décevantes qu’elles puissent paraître, ces
réponses n’en sont pas moins d’une importance extrême. […] Elles se ramènent à la chose
suivante : « les propositions qui portent sur le bien sont toutes synthétiques et ne sont jamais
analytiques » »30.
Dans la préface à la 2nde édition, il propose une 6ème reformulation. Notant que par
analytique, il voulait en fait dire « tautologique », et par synthétique, « non tautologique », il
résume cela ainsi : « aucune proposition concernant le bien n’est une pure tautologie »31.

30
G.H. Moore, Principia Ethica, Paris, PUF, 1998, p. 46
31
Ibid., p. 18

24
Enfin, on peut proposer deux dernières formulations en disant que le bien est
« inanalysable » et « indéfinissable ».
Pour être définissable, il faudrait en effet que le bien soit analysable. Or cela exigerait
que le bien soit une notion complexe. On peut par exemple définir l’homme comme animal
politique (zoon politikon) comme Aristote parce qu’en l’analysant, on a identifié en lui deux
notions plus simples, celle d’animal et celle de raisonnable. Mais le bien n’est pas pour sa part
constitué de et par la rencontre de deux autres concepts. Il ne tient son sens que de lui seul :
« Je dis que le bien ne se compose pas de parties par lesquelles nous pourrions le remplacer
mentalement lorsque nous le concevons »32.
On assiste alors à une conclusion qui semble résumer le résultat principal de cette
investigation : « Il n’y a absolument rien que nous pourrions ainsi substituer à « bien »
(good) ; et c’est ce que je veux dire lorsque j’affirme qu’on ne peut le définir »33.

b) La réapparition du concept de valeur

1) la confusion bien/ valeur


Pourtant, si on lit le texte même des Principia Ethica attentivement, on se rend compte
qu’il y a un concept que Moore ne cesse de substituer à « bien » comme étant absolument
équivalent, celui de valeur.
On le voit tout d’abord dans la préface de l’ouvrage : « J’ai donc essayé de montrer
exactement ce que nous demandons à propos d’une chose quand notre question est de savoir
si elle a le devoir d’exister pour elle-même, si elle est bonne en soi ou si elle a une valeur
intrinsèque »34.

Moore identifie ici deux concepts : « bien en soi » et valeur intrinsèque ». On


remarquera qu’il ne prend pas la peine de le justifier. Cela est crucial : pourquoi Moore, lui
qui est si attentif à justifier chacune de ses idées, qui examine scrupuleusement le sens des
mots qu’il emploie, ce qui se traduit par des distinctions incessantes et parfois laborieuses,
opère-t-il cette identification sans aucune ligne d’explication (ni ici ni dans les autres extraits
que nous allons examiner) ?

32
Ibid., p. 48
33
Ibid., p. 48
34
Ibid., p. 2

25
La seule raison plausible nous semble être la suivante (elle se décompose en deux
moments) :
Tout d’abord cette identité bien/ valeur n’est pas une identité synthétique, car toute
identité synthétique requiert une justification. Si je pose un lien entre deux concepts différents
(tels que « nain » et « riche »), il me faut montrer d’où vient ce lien qui surgit étonnamment
au cœur même de la séparation. Mais s’il s’agit d’une identité analytique, purement
tautologique, si je remplace un mot par un synonyme, alors l’opération peut se faire
immédiatement, négligemment, nonchalamment.
D’autre part, si Moore peut se permettre une substitution si rapide, c’est parce qu’elle
doit lui apparaître comme évidente. D’où vient cette évidence ? Deux solutions s’offrent à
nous, qui peuvent être acceptées en même temps. Il se peut en premier lieu que cette identité
soit admise par le sens commun et véhiculée par le langage anglais ordinaire. C’est-à-dire que
le bon sens quotidien anglais du début du XXè siècle utilise « bien » et « valeur », « good » et
« value », l’un pour l’autre. Moore se laisse porter par cette tradition anglaise ancrée dans le
langage commun. Celui-ci clame d’ailleurs son intérêt pour ce langage issu de la doxa
puisqu’il prend soin de préciser qu’il utilisera le mot « bien » au sens où il est utilisé
ordinairement : « la seule chose qui m’occupe, c’est cet objet ou cette idée, que le mot
[Good], que j’ai raison ou tort de penser, sert habituellement à représenter. Ce que je veux
découvrir, c’est la nature de cet objet, ou de cette idée »35.

Cela peut également s’expliquer par l’idée que la philosophie morale dans son
ensemble, a au cours de son histoire, opéré une telle identification, en prétendant penser les
valeurs à partir du concept de « bien ». Le problème des valeurs devient alors, dès son
émergence même, la question du « souverain bien », du « summum bonum », du « ariston
agathon ».
La substitution qu’opère Moore se donne comme allant de soi. Elle s’opère, sans
s’affirmer, en silence, ellipse inaperçue, de son auteur même qui affirme quelques lignes plus
loin que rien ne peut se substituer au « bien ». Mais ce silence contient en fait beaucoup de
choses. C’est un silence évocateur. Cette ellipse, qui en tant que telle s’apparente à une région
du non-être, est chargée, dans toute sa vacuité, de toute l’autorité du passé.

35
Ibid., p.46

26
C’est alors à une double disparition du concept de valeur que l’on assiste dans ces
lignes. Tout d’abord, « valeur » disparaît comme concept inconsistant puisqu’il y a identité
analytique entre bien et valeur. Valeur n’est qu’un synonyme du mot bien (et n’a comme
contenu que celui du mot « bien » ; c’est une coquille vide). « Valeur » conserverait toute la
dignité d’un concept consistant si au moins une identité synthétique était affirmée avec le
concept « bien », ce qui n’est pas le cas.
Mais surtout, « valeur » disparaît comme synonyme lui-même puisque Moore ne cesse
de répéter qu’on ne peut rien substituer à « bien » (en contradiction directe avec la
substitution qu’il vient de faire lui-même). Si tout ce qu’on peut dire, c’est que « le bien est le
bien », il ne nous est pas même autorisé d’affirmer que « le bien est la valeur », même au sens
tautologique. Autrement dit, le concept de valeur avait encore la « dignité » d’un synonyme,
d’une coquille vide. Maintenant, voilà qu’on la lui retire. « Valeur » n’est même plus un
synonyme, c’est une ombre, un mot qui disparaît aussitôt qu’il est prononcé, l’équivalent dans
la philosophie morale de ce qu’est le point en mathématiques : quelque chose qui n’a pas de
longueur, de largeur, d’épaisseur, qui relève du néant plutôt que de l’être.

L’ouvrage de Moore est donc fascinant en ce qu’il condense et résume en lui ce


phénomène à l’œuvre dans l’histoire de la philosophie morale : la disparition du concept de
« valeur » au profit du concept de « bien ».

2) la confusion bien/ valeur/ prix/ devoir/ existence


Evidemment, le passage que nous venons d’étudier n’est pas le seul où cette confusion
s’opère. En fait, Moore continue –malgré son intention- de donner des synonymes au mot
« bien ». Ainsi : « Chaque fois qu’il [l’homme] pense au prix intrinsèque, à la « valeur
intrinsèque » ou qu’il dit que « telle chose doit exister », ce qui se présente à son esprit est
l’unique objet –l’unique propriété des choses- que je désigne par le « bien » »36.

Ce n’est pas moins de quatre concepts qui se voient maintenant identifiés


analytiquement au bien : le prix, la valeur, le devoir, l’existence (ou si l’on préfère « le devoir
d’existence ». Autrement dit, être un bien, c’est avoir un prix, avoir une valeur, ou avoir le
devoir d’exister.

36
Ibid., p.58

27
Ces trois ou quatre concepts, en tant que synonymes du bien, sont donc synonymes
entre eux : ils ont le même sens.
Or on sait depuis Kant, que le prix et la valeur ne peuvent être assimilés. D’autre part,
dire qu’avoir une valeur, c’est avoir le devoir d’exister mêle deux erreurs : la confusion
valeur/ devoir, et un jugement dogmatique (non fondé) que seul ce qui existe peut avoir une
valeur, auquel on peut opposer le jugement axiologique qui consiste à affirmer que seul a une
valeur ce qui est rêvé, l’idéal, ou les paradis artificiels.
En résumé, Moore ne se contente pas de réitérer la contradiction relevée plus haut, qui
consiste à maintenir ensemble l’affirmation qu’on ne peut rien substituer à « bien », puis d’en
donner un synonyme dans le même temps. Il aggrave cette contradiction en en donnant
plusieurs. Mais ce qui vient parachever cette erreur, c’est le fait que les synonymes qu’il
donne ont en fait chacun un sens tout à fait unique, et qu’aucun ne peut être ramené
analytiquement à aucun autre sans grave altération de sens (même si on peut concevoir la
possibilité d’une liaison synthétique). C’est un peu comme si on nous disait : « « girafe » a
quatre synonymes : « chat », « patte », « chaise » et « intérêt » ».
Dans le chapitre 1, Moore assimile implicitement une nouvelle fois le concept de bien
et de devoir lorsqu’il répond à une objection. Cette objection, émise par l’hédoniste consiste à
dire que peut-être le bien est une « coquille vide » :
[c’est l’hédoniste qui parle] : « […] la plupart des gens utilisent ce mot [bien], les uns pour
désigner ce qui est agréable, les autres ce qui est désiré.
[Réponse de Moore] : […] « Je ne pense pas qu’[il] serait prêt à admettre qu’il n’a
rien voulu dire d’autre. Tous mettent une telle impatience à nous persuader que ce qu’ils
appellent le bien, c’est ce que nous devons réellement faire. « Je vous en prie, agissez
vraiment ainsi, parce que le mot bien sert généralement à désigner des actions de cette
nature » : telle serait selon leur conception, la substance de leur enseignement.
Dans la mesure où ils nous disent comment nous devons agir, leur enseignement est
véritablement éthique, comme c’est leur intention »37.

C’est-à-dire : le débat entre l’hédoniste et Moore n’est pas simplement verbal. Ils ne
donnent pas un contenu différent au même mot (le bien) qui n’en comporterait par lui-même
aucun. Ils sont tous les deux d’accord sur le fait que le mot bien a pour contenu de sens « ce

37
Ibid., p.52

28
qu’il faut faire » (le devoir) et ils divergent sur la question de savoir si le concept de devoir
peut être ramené à celui de plaisir ou en est indépendant.
Quoiqu’il en soit, Moore affirme donc ici, assez indirectement, que le mot bien,
quoique défini comme inanalysable car simple, contient le concept de devoir.
Deux autres occurrences peuvent être relevées, sur lesquelles nous passerons
rapidement. Tout d’abord, au chapitre 2 : « Si elles [les théories qui cherchent à définir le bien
en soi] étaient vraies, elles simplifieraient grandement l’étude de l’éthique. Toutes
considèrent qu’il n’y a qu’un genre de fait dont l’existence ait de la valeur[…] [toutes] ont
considéré que ce genre unique de fait est la définition de ce que veut dire le mot même de
bien »38. Moore admet ici que « bien en soi » est équivalent au concept de « ce dont
l’existence a une valeur ».
Enfin, au chapitre V, il montre que pour trouver ce qui est notre devoir, il faut
chercher quelle action dans une situation donnée produit le plus de valeur, en elle-même et
dans ses effets, puis (comme si c’était équivalent) produit le plus de bien : « Il nous faut tout
ce savoir causal, et il nous faut aussi avoir une connaissance exacte du degré de valeur de
cette action elle-même et de tous ses effets.
[…] Et ce n’est pas tout ; il faut également que nous soyons en possession de tout
savoir, mais cette fois en ce qui concerne toute autre action que nous pourrions choisir ; il
faut donc que nous puissions constater par comparaison que la valeur totale attribuée à
l’existence de l’action en question serait supérieure à celle qui serait produite pour toute
autre option que nous pourrions prendre.
Mais il est évident que notre savoir causal est trop incomplet pour que nous soyons
jamais assuré de ce résultat. Il s’ensuit donc que nous n’avons jamais la moindre raison
d’imaginer qu’une action est notre devoir ; nous ne pouvons jamais être sûrs qu’une action
produira la plus grande valeur possible.
L’éthique est donc dans l’incapacité de nous fournir une liste de devoirs : mais il reste
encore une tâche plus humble que l’éthique pratique peut se voir assigner. […]Il se peut bien
que l’on puisse démontrer, parmi ces options, quelle est celle qui, susceptible de se présenter
à tout esprit, produira la plus grande somme de bien » [nous soulignons]39.
Ici encore, donc, valeur, bien, devoir, sont confondus.

3) l’énigme du chap VI

38
Ibid., p. 83-84
39
Ibid., p. 215-216

29
Vers la fin de l’ouvrage, un passage énigmatique retient notre attention. Moore définit
le bien comme « prédicat objectif de valeur » puis comme « prédicat inanalysable de
valeur » : Il apparaît à 1ère vue comme une étrange coïncidence qu’il y ait 2 prédicats
objectifs de la valeur, 2 prédicats différents, « beau » et « bon » qui sont néanmoins tellement
liés l’un à l’autre que tout ce qui est beau est bon également.
Mais si notre définition est correcte, cette étrangeté disparaît ; puisqu’elle ne laisse
qu’un prédicat inanalysable de valeur, à savoir « bon » alors que « beau », bien que n’étant
pas identique à celui-ci, doit se définir par rapport à lui, étant ainsi en même temps différent
de lui et nécessairement relié à lui » [nous soulignons]40.

Ce qui nous amène à nous arrêter ici, c’est que Moore semble pour la première fois
s’intéresser au problème de la relation entre les concepts de « valeur » et de « bien ». Il se
contente de dire que l’un est un prédicat de l’autre. Cela nous est finalement peu de secours.
Car être un prédicat de quelque chose, c’est y être lié par le verbe « est ». Or Moore ne nous
donne aucun lien sur la nature de cette liaison. Ici encore, la liaison peut être synthétique ou
analytique (dans une tautologie comme « un chat est un chat », le prédicat « un chat » est lié
au sujet « un chat »). Ici donc, Moore ne nous dit rien d’autre que : il y a un certain rapport
entre valeur et bien. Rapport de synonymie, de genre à espèce, etc.? Moore ne le précise pas.
Néanmoins, Moore ici se pose pour la première fois explicitement le rapport des concepts de
bien et de valeur. Mais nous devons nous contenter d’une non-réponse.

4) Les éclaircissements de la préface à la seconde édition


La préface de la 2nde édition présente un intérêt particulier en ce que quelques années après la
parution de son ouvrage, Moore opère un retour critique sur celui-ci, et sa remarquable
probité intellectuelle l’amène à rejeter plusieurs de ses propres idées.
On note alors que pour la première fois, il définit le rapport de la valeur au bien. C’est
un rapport de genre à espèce : « « Good » est intrinsèquement un genre de valeur. Lorsqu’on
dit qu’une chose qu’elle possède une « valeur intrinsèque », une partie de ce que l’on veut
dire, c’est toujours, je pense, qu’elle possède un genre de valeur qui détient cette propriété
[être bon ] »41.

40
Ibid., p. 275
41
Ibid., p.32

30
Entendons-nous : la valeur est la classe la plus large, qui contient en elle-même comme un
genre la classe plus étroite qu’est le bien. Prenons une image parlante : le bien est à la valeur
ce que la Granny Smith est à la pomme, ou ce que la valse est à la musique.
Moore insiste : « « Good » et quelques autres prédicats […] partagent avec lui cette
particularité que les attribuer aux choses, c’est attribuer un genre de valeur à ces choses. En
disant cela de G, je pense donc que je suis en train de lui attribuer une place tout à fait à part
parmi les prédicats »42.
Qu’en penser ?
On voit que la valeur commence enfin à apparaître dans la lumière et que Moore se
décide à l’examiner. Néanmoins cette réflexion se clôt aussitôt, puisqu’il ne fait qu’affirmer
quel est son lien avec le concept de bien, et ne la pense jamais pour décider de ce qu’elle est
en elle-même. Il est extraordinaire que Moore rédige une centaine de pages à chercher la
définition du bien, (pour conclure qu’il n’en existe pas), et ne consacre absolument aucune
ligne à la valeur, considérée en elle-même.
On sait donc que le bien est un genre de valeur, ce qui ne nous avance aucunement
puisque nous ne savons pas ce qu’est la valeur dans la pensée de Moore.
Surtout, on voit mal comment Moore peut maintenir que le bien est une notion simple,
qui ne contient, à la différence des notions complexes, aucune autre notion. Car si le bien est
un genre de valeur, il doit contenir au moins en lui-même la notion dont il est l’un des genres :
celle de valeur. Pour reprendre notre exemple, que serait la Granny Smith, si elle ne contenait
pas en elle-même la notion de pomme ? Et la condition d’intelligibilité du concept de valse
n’est-elle pas qu’il contienne en lui-même celui de musique ?
C’est donc la thèse principale de Moore, celle qui forme l’objet du chapitre 1 des
Principia Ethica, qui se voit invalidée. Moore, pourtant, semble ne pas le voir. En revanche,
comme s’il pressentait le problème, il va proposer un argument qui pourrait constituer une
défense intéressante.
Il va en fait concéder que finalement on peut trouver des synonymes à « bien » et
qu’on peut les lui substituer. Il affirme même explicitement que le concept de valeur est un de
ces synonymes (cette prise de conscience est un progrès certain). En revanche, il reste ferme
sur la position suivante : on ne pourra jamais remplacer bien par un autre concept qui
l’analyserait. Il distingue ainsi entre exprimer le sens d’un terme à l’aide d’autres termes qui
contiennent une analyse de ce sens et exprimer le sens d’un terme à l’aide d’autres termes.

42
Ibid., p.33

31
Seule la dernière éventualité est possible pour « good » selon Moore : « Il est peut-être
vrai que G est inanalysable, et donc qu’il ne peut s’exprimer en d’autres mots qui en
contiennent une analyse. Mais il n’est certainement pas vrai qu’il ne peut s’exprimer par
aucun autre mot. […] Dans notre propre langue, nous [utilisons] d’autres mots ou
expressions en tant que synonymes de « bon » en ce sens. Il est évident, par exemple, que le
mot « désirable » s’utilise parfois dans ce sens ; de même que l’expression « avoir une valeur
intrinsèque », que j’utilise moi-même ultérieurement pour transmettre ce sens »43 [souligné
par nous].
Cela amènerait donc à l’idée que le concept de valeur peut être synonyme de Good,
mais ne peut fournir une analyse du sens de celui-ci. Deux remarques peuvent alors être
formulées.
Pour déterminer si la valeur peut fournir ou non une analyse de « Good », il faudrait
que Moore examine en propre ce concept de valeur. Or Moore, encore une fois, n’opère
jamais cet examen. Moore prive donc sans aucune justification la « valeur » de cette dignité,
celle de pouvoir fournir une analyse du « bien ».
D’autre part, rappelons que Moore a défini le bien comme un genre de valeur. Or, pour
analyser les choses, la pensée a depuis longtemps procédé en les classant selon les genres et
les espèces. On pensait saisir le sens d’une chose quand on parvenait à identifier l’espèce à
laquelle elle appartenait, puis la classe, puis le genre, etc. C’est-à-dire : il est admis que pour
analyser une chose ou un concept, il fallait identifier la classe dans laquelle celui-ci ou celle-ci
étaient imbriqués. On savait ce qu’était l’homme en le définissant comme « mammifère,
bipède à sang chaud, etc… ». Moore reprend à son compte cette démarche traditionnelle en
identifiant le genre auquel appartient le bien : la valeur, mais il refuse d’admettre, contre
l’évidence, que cela permet d’analyser le sens du mot « bien », un peu comme si on admettait
que l’homme était bien un mammifère à sang chaud mais que cela soit simplement des
synonymes qui n’éclairent en rien ce qu’est un homme.

5) Bilan
L’évolution de la pensée de Moore a ceci de fascinant qu’elle pointe en filigrane dans la
direction que nous voudrions emprunter. Au début de sa réflexion, la valeur n’a pas même la
dignité d’un synonyme. Il ne s’agit plus que d’un signifiant, d’une ombre qui n’apparaît que
pour disparaître. Puis elle est conceptualisée explicitement par Moore qui, sans s’en rendre

43
Ibid., p.18

32
compte puisqu’il maintient cette affirmation inconciliable que rien ne peut se substituer au
bien, sinon des synonymes, lui confère la plus haute importance en définissant le bien comme
un genre de valeur.
La valeur se révèle être ce concept mystérieux qui surplombe le bien, qui n’en est
qu’une espèce, et qui confère son sens, ses conditions d’intelligibilité à celui-ci.
La valeur, d’élément obscur devient clé de voûte de l’éthique, sans même, semble-t-il,
que l’auteur qui lui accorde une telle promotion ne s’en aperçoive. Tout fait donc signe dans
cette direction : une enquête authentique sur les fondements de l’éthique doit s’orienter vers le
concept de valeur, pour voir ce qui se cache dans ce concept qui n’a pas pu encore se déployer
dans le domaine qui est le sien.

* * *

L’oubli de la valeur n’est pas la seule conséquence de la confusion de la morale et de


l’axiologie.
On peut supposer que la mécompréhension du concept de valeur a entraîné
l’impossibilité de trouver un fondement à la morale. Fonder la morale, en effet, ce n’est
probablement pas prouver qu’il faut être moral, ni prouver qu’être moral nous rend heureux.
C’est précisément prouver que la morale a une valeur, ou qu’être moral a plus de valeur
qu’être immoral (ou amoral). De ce fait, seule l’axiologie, en tant qu’elle a pour tâche de
déterminer ce qui a une valeur et ce qui n’en a pas, serait peut-être à même de mettre au jour
le fondement de la morale. Telle est la nouvelle hypothèse que nous allons examiner.

3/ L’impossibilité de fonder la morale

La question de la fondation de la morale soulève, avant celle de sa résolution, celle de


sa signification. Pour savoir s’il est possible de fonder la morale, il faut se demander ce que
cela peut vouloir dire que « fonder la morale ». Peut-être nous apercevrons-nous alors que les
auteurs qui ont cherché une telle fondation, partageant en apparence une recherche commune,
se posaient en fait sans s’en apercevoir des questions tout à fait différentes ; peut-être même
nous rendrons-nous compte que les questions qu’ils soulevaient n’avaient aucun rapport avec
ce que signifie authentiquement une telle question.

33
L’échec de tout projet de fondation morale s’expliquerait alors non pas par le fait qu’on n’ait
jamais réussi à trouver de réponse, mais par le fait qu’on n’en ait jamais réussi à poser la
question même.
Ainsi c’est dans ce phénomène que Moore voit la source de tant de désaccords en
morale : « il m’apparaît que dans le domaine de l’éthique comme dans toutes les autres
études philosophiques, les difficultés et les désaccords dont l’histoire est pleine sont dus
principalement à une cause très simple : à savoir l’essai de répondre à des questions sans
découvrir auparavant quelle est précisément la question à laquelle on souhaite répondre ».
Il remarque que les philosophes « tentent constamment de prouver que « oui » et « non »
répondra aux questions auxquelles ni l’une ni l’autre de ces réponses n’est correcte, en
raison du fait que ce qui est proposé à leur esprit n’est pas une question mais plusieurs, la
réponse à certaines étant : « non », à d’autres « oui »44.
Cherchons donc ce qu’une telle question pourrait signifier, avant que de tenter d’y
répondre.

1/ Qu’il ne s’agit pas de chercher ce qu’est notre devoir ni de ce qui nous rend heureux

Le bon sens nous amène à penser que fonder telle ou telle règle morale, c’est montrer
qu’elle est un devoir. Pour prouver qu’il ne faut pas tuer, il faudrait établir que c’est un devoir
pour tout être raisonnable de ne pas tuer autrui. C’est donc en recourant au terme de devoir
que la question de la fondation doit être formulée. On aura fondé la morale quand on aura
prouvé que tous les préceptes qui constituent son contenu supposé sont des devoirs auxquels
on doit obéir inconditionnellement. C’est donc par le concept de devoir que l’on va poser la
question du fondement de la morale, et y répondre. Nous pouvons synthétiser cette démarche
en en résumant la teneur par cette maxime : « la morale est fondée car il faut être moral » ; ou
encore : « sois moral, car il faut être moral ».
On pourrait appeler « éthique du devoir » cette conception de la morale. Nous ne
chercherons pas ici à déterminer si les éthiques du devoir ainsi définies se réfèrent
légitimement à l’auteur auquel on pense naturellement : Kant, celui-ci n’ayant probablement
pas pour intention de constituer une éthique de ce type.

44
Moore, Principia Ethica, Préface à la 1ère édition

34
Néanmoins, nous pouvons examiner ce que peut valoir une éthique du devoir ainsi
définie.
Les éthiques du devoir reposent sur le projet de fonder la morale uniquement sur le
concept de devoir, sans faire appel à aucun moment au concept de valeur. Or c’est là
précisément ce qui nous paraît impossible, puisque l’être immoral, celui qu’il s’agit de réfuter,
n’est-il pas celui qui affirme « ce qui a une valeur, c’est violer nos devoirs » ? L’éthique du
devoir essaie de prouver que le concept de devoir a bien un sens. Mais on peut imaginer un
genre de mal qui affirmerait que « le devoir est bien un concept doté de sens, mais n’a aucune
valeur ».
On voit donc la force et la faiblesse de toute éthique du devoir. Cette conception de
l’éthique s’oppose, et avec succès, à un genre de mal bien précis, celui qui essaie de justifier
la mauvaise action qu’il motive en affirmant que celle-ci est conforme au devoir. Mais cette
éthique paraît impuissante face à un second genre de mal, qui affirmerait tout autre chose :
celui qui reconnaîtrait que sa mauvaise action est bien contraire au devoir, mais qui
affirmerait par exemple que le devoir n’a aucune valeur, et que ce qui a une valeur, c’est
violer son devoir, c’est suivre son propre avantage. L’éthique du devoir réussit, avec succès, à
établir que le concept de devoir est un concept consistant, irréductible à tout concept de
bonheur ou de plaisir ; et donc à empêcher que l’auteur d’une mauvaise action puisse se
réclamer du devoir pour justifier sa conduite ; mais elle est impuissante à contrer celui-ci, s’il
fait usage d’un tout autre concept, celui de valeur, par lequel il juge et écarte celui de devoir

Cette critique s’adresse donc à toutes les éthiques du devoir, c’est-à-dire les doctrines
morales qui considèrent que poser la question du fondement de la morale consiste à essayer de
prouver que nous avons des devoirs, ou à essayer de prouver que les règles considérées
communément comme morales sont bien des devoirs.

L’échec des éthiques du devoir ne signifie peut-être pas l’échec de la théorie morale en
général ; peut-être une éthique qui confèrerait une toute autre signification au concept de
morale aboutirait de ce fait à une meilleure compréhension de la question du fondement de la
morale. Ainsi ne peut-on dire que la morale est, plutôt que la détermination du devoir, la
recherche de ce qui nous rend heureux ?

35
La question du fondement de la morale peut donc trouver un tout autre sens que celui
que nous venons d’étudier, qui consistait à rechercher s’il existe des devoirs. On peut, et c’est
là une perspective tout à fait différente, considérer que chercher à fonder la morale, c’est
chercher à montrer que la morale est ce qui permet à l’homme d’atteindre le bonheur.
Nous appellerons « éthiques du bonheur » les doctrines qui défendent une telle
perspective –et là encore, nous ne chercherons pas à examiner si l’utilitarisme, auquel on
pense immédiatement, est l’une de ces doctrines. Il nous faudrait pour cela, projet qui dépasse
probablement nos frêles épaules, saisir quel était l’objectif que poursuivait l’utilitarisme à son
origine, mais aussi dans ses évolutions les plus récentes.

Les éthiques du bonheur, nous semble-t-il, parviennent certainement à montrer que le


bonheur est ce que préfère l’homme, et peut-être même que le contenu de sens du concept de
devoir est en réalité le bonheur, sinon le plaisir. Mais on peut définir le mal comme la position
axiologique qui soutient que ce qui a une valeur, c’est que l’homme, et avec lui tous ses
désirs, y compris son désir fondamental de bonheur, disparaisse. Ce n’est pas parce que
l’homme souhaite être heureux (et que c’est là ce qu’il y a de plus souhaitable –ou désirable-
pour l’homme), que l’on peut en déduire que l’existence de l’homme a une quelconque
valeur.
Les éthiques du bonheur souffrent donc du même défaut que les éthiques du
devoir :elles ne peuvent repousser qu’un certain genre de mal. L’éthique du bonheur peut
repousser l’égoïsme, et propose une brillante démonstration à cet effet, en montrant que ce qui
serait le meilleur pour moi, ce serait que tous les hommes soient heureux, et donc que pour
rechercher mon propre bonheur, il faut en fait que je recherche le bonheur général de toute
l’humanité.
Mais s’il parvient à réfuter l’égoïsme, il ne peut repousser un second genre de mal,
celui qui admettrait que mon bonheur passe par celui des autres, mais qui affirme que ce qui a
une valeur, c’est la destruction de ce bonheur, et par delà, de l’humanité en général.
Comme l’éthique du devoir, qui établit la signification du devoir, sans rien démontrer
quant à sa valeur, l’éthique du bonheur réussit peut-être à établir que la morale nous rend
heureux, sans rien démontrer quant à la valeur du bonheur humain.
L’idée que l’existence humaine et le bonheur humain ont une valeur est peut-être
vraie, mais elle ne peut être admise comme un postulat car elle est précisément l’idée que
conteste le mal, et donc l’idée qu’il faut absolument prouver pour contrer ce dernier.
L’admettre comme une évidence, c’est non seulement entrer dans un anthropocentrisme dans

36
lequel l’homme n’est jamais affleuré par le doute quant à la valeur de son existence, et
s’affirme lui-même comme représentant le sommet de la Création, mais c’est surtout, nous
semble-t-il, ne pas comprendre ce qu’il y a réellement à faire pour réfuter l’immoralisme.
Ce n’est donc pas dans les éthiques du bonheur, que nous trouverons une réponse à la
question du fondement de la morale, parce que ces doctrines semblent poser d’autres
questions : « comment atteindre le bonheur ? », « qu’est-ce qui est réellement utile ? », et
utilisent le concept de « fin », de « désirable », là où il faudrait utiliser celui de « valeur ».
Il semble donc qu’il nous faille nous tourner dans d’autres directions pour espérer
trouver une réponse à notre question. Une hypothèse surgit : pour trouver le fondement de la
morale, ne faudrait-il pas faire une « généalogie de la morale », c’est-à-dire mettre au jour
l’origine de la morale ? Telle est l’hypothèse que nous allons à présent examiner.

2/ Ce n’est pas chercher l’origine de la morale

a/ d’où vient la confusion origine/fondement ?

Chercher l’origine de la morale, c’est chercher d’où viennent nos concepts moraux ;
quel est le contexte dans lequel ils se sont formés, qui les a forgés, quel sentiment est à
l’origine de leur création, quelle est la société qui les a élaborés, quel est l’intérêt qui a présidé
à leur conception, etc. La perspective privilégiée par laquelle on va étudier la morale sera
alors triple : elle devra recourir à l’histoire (pour saisir l’origine d’un concept, il faut se
pencher sur le passé), à la sociologie (pour saisir le contexte d’un concept, il faut connaître la
société dans laquelle il est découvert ou construit), et enfin à la psychologie (pour étudier
l’esprit humain qui met au point ces concepts) –psychologie ou physiologie, selon qu’on
considère ou non que ce qui relève de l’esprit humain est une expression de son corps.
Histoire, sociologie, psychologie ou physiologie : telles sont les disciplines qui vont
être sollicitées dans une telle étude. L’importance et la pertinence de cette étude sont
évidentes, et les découvertes effectuées immenses. La simple question que nous nous posons
est la suivante : ces découvertes nous aident-elles quant à notre problème, autrement dit : la
découverte de l’origine de la morale est-elle à même de nous aider en quoi que ce soit dans
notre recherche du fondement de la morale ?

37
Malheureusement, la réponse nous semble négative (c’est là un malheur car nous nous
privons d’une aide précieuse pour notre recherche). Pourquoi ? Nous allons le découvrir, en
étudiant la tentative faite par Nietzsche pour déduire le fondement de l’origine de la morale.

b/ l’exemple de la généalogie nietzschéenne

Nietzsche cherche à identifier l’origine de nos jugements moraux. D’où vient que l’on
fasse de tels jugements ? Il s’agit de remonter du phénomène visible, à sa cause invisible et
insoupçonnée. Nietzsche, lui se veut « soupçonneux » : « on a nommé mes livres une école du
soupçon, plus encore, du mépris, heureusement aussi du courage voire de la témérité. En fait,
je ne crois pas moi-même que personne ait jamais considéré le monde avec un soupçon aussi
profond »45. Une telle enquête, qui cherche à identifier l’origine cachée des phénomènes, est
appelée « généalogique », car qu’est-ce qu’une généalogie familiale, sinon le fait de découvrir
les ancêtres, causes cachées à l’origine de mon existence ?
Or il est à noter que Nietzsche va attribuer aux jugements moraux plusieurs origines
différentes.
Tout d’abord, une origine physiologique : « En fait, toutes les tables des valeurs, tous
les « tu dois » que recense l’histoire ou la recherche ethnologique, nécessitent d’abord un
éclairage et une interprétation physiologiques plus encore que psychologiques ; tout cela est
en attente d’une critique de la part de la science médicale ».
Donnez moi tel corps, et vous aurez telle morale, nous dit Nietzsche en substance ; le
« sublime avorton », du fait de la faiblesse de ses membres et de sa volonté, soutiendra une
morale qui fait de la paix, de l’humilité et du pardon les valeurs suprêmes, la « bête blonde »
produira au contraire une « morale » de la noblesse, du courage et de la force : « derrière les
plus hautes évaluations qui guidèrent jusqu’à présent l’histoire de la pensée se cachent des
malentendus de conformation physique, soit d’individus, soit de castes, soit de races tout
entières. On peut considérer […] toutes ces audacieuses folies de la métaphysique […]
comme des symptômes de constitutions physiques déterminées ; et si de telles affirmations ou
de telles négations du monde n’ont, dans leur ensemble, pas la moindre importance au point
de vue scientifique, elles n’en donnent pas moins à l’historien et au psychologue de précieux
indices, étant des symptômes du corps, de sa réussite ou de sa non-réussite, de sa plénitude,
de sa puissance […] »46.

45
Humain, trop humain, Préface, 1
46
Le Gai savoir, Avant-propos

38
Ailleurs, Nietzsche, sans plus de considération physiologique pour la notion de corps,
attribue à la morale une origine purement sociale : « Partout où nous rencontrons une morale,
nous rencontrons une évaluation et une hiérarchie des actions et des instincts humains [qui]
sont toujours l’expression des besoins d’une communauté ou d’un troupeau. Ce qui leur
convient est aussi la mesure supérieure pour la valeur de tous les individus. Par la morale,
l’individu est instruit à être fonction du troupeau et à ne s’attribuer de la valeur qu’en tant
que fonction. Les conditions pour le maintien d’une communauté ayant été très différentes
d’une communauté à l’autre, il s’ensuivit des morales très différentes […]. La moralité, c’est
l’instinct du troupeau dans l’individu »47. Ici, on voit que la physiologie n’est plus la
perspective que choisit Nietzsche : l’ « instinct de troupeau » ne relève en effet pas du corps,
propre à chaque individu, mais représente un instinct purement social. Ce n’est plus parce que
je suis faible que je choisis telle morale, c’est parce que la société a choisi celle-ci, et qu’en
tant que membre de celle-ci, je l’adopte également.
Enfin, Nietzsche attribue comme origine à la morale chrétienne un sentiment
psychologique : le ressentiment (que l’on pourrait définir comme la colère mauvaise du
sentiment de sa propre faiblesse et la jalousie envieuse vers ceux qui ne le sont pas) : « La
révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient
créateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces êtres, à qui la vraie réaction, celle de
l'action, est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance
imaginaire »48. Le ressentiment amène le faible à créer une morale, c'est-à-dire la
condamnation de la liberté et de l'affirmation de soi du puissant, il est donc origine de la
morale.
Ces trois origines sont en fait bien entendu liées : le ressentiment psychologique vient
de la faiblesse physiologique de mon corps, et de même je ne peux vouloir recevoir ma
morale de la société que parce que je suis si physiologiquement faible que je ne peux sortir du
troupeau. La notion qui permet de faire le lien entre ces trois approches et qui constitue
finalement la véritable origine de la morale est celle de l’intérêt.
Si j’adopte telle ou telle morale, c’est que c’est mon intérêt de l’adopter. Si je suis
humble, c’est qu’il est mon intérêt, en tant qu’être faible, de ne pas être arrogant, pour ne pas
exciter les coups des puissants : « Le ver se recoquille quand on marche dessus. Cela est plein

47
Ibid., §116
48
Généalogie de la morale, I, §10

39
de sagesse. Par là il amoindrit la chance de se faire de nouveau marcher dessus. Dans le
langage de la morale : l’humilité »49 .
Mon intérêt est à la fois d’être moral car je suis physiologiquement faible et car
autrement la société me punira de mon immoralité. Le ressentiment est le signe psychologique
que je ne suis moral que par intérêt et non par réel amour de la moralité : la jalousie des
puissants montre que j’aimerais être, comme eux, amoral.

c/ critique de la généalogie nietzschéenne

Nous avons donc grâce à Nietzsche peut-être identifié l’origine de la morale –et
finalement aussi de la religion : l’intérêt. Il est de mon intérêt d’être moral et qu’il y ait un
Dieu. Cela nous pouvons le concéder à Nietzsche. Mais ce dernier ne se contente pas
d’affirmer cette origine ; il confère à celle-ci un statut de fondement. Autrement dit : l’origine
de la morale va être en même temps son fondement (par fondement d’une idée, nous
entendons, selon les deux acceptions possibles, sa vérité ou sa valeur).
Cherchons comment s’opère exactement ce glissement de Nietzsche de l’origine au
fondement de la morale.
Nietzsche commence par montrer qu’il distingue bel et bien les deux questions : « ce
qui me tenait à cœur à l’époque était quelque chose de plus important qu’un corps
d’hypothèses personnelles sur l’origine de la morale. Il s’agissait pour moi de la valeur de la
morale, -et à ce sujet j’avais presque exclusivement à m’expliquer avec mon grand maître
Schopenhauer »50. Il affirme donc que saisir l’origine de la morale n’est que secondaire par
rapport à un projet bien plus ambitieux : saisir sa valeur –ou son fondement. Cela à tel point
que Nietzsche affirme que si l’origine de la morale était une erreur (par exemple, l’opinion
qu’un peuple peut avoir sur sa morale), cela n’en diminuerait pas la valeur : « la valeur du
précepte « tu dois » est profondément différente et indépendante de pareilles opinions sur ce
précepte et de l’ivraie d’erreurs dont il est peut-être couvert : de même l’efficacité d’un
médicament sur un malade n’a aucun rapport avec les notions médicales de ce malade,
qu’elles soient scientifiques ou qu’il en sache autant qu’une vieille femme. Une morale
pourrait même avoir son origine dans une erreur : cette constatation ne ferait même pas
toucher au problème de sa valeur »51.

49
Le crépuscule des idoles, maximes et pointes, 31
50
Généalogie de la morale, avant-propos, §5
51
Ibid., §345

40
Pourtant, au fur et à mesure de notre lecture, nous ne pouvons que nous rendre qu’à
l’évidence : Nietzsche ne passe jamais à la question propre du fondement de la morale, et ne
parle de celle-ci qu’en terme d’origine. La condamnation de la morale s’opère donc à partir de
la mise au jour de son origine, selon un raisonnement qui n’est jamais opéré explicitement, -
un comble alors qu’il s’agit du cœur de la condamnation nietzschéenne de la morale !- et que
l’on pourrait résumer ainsi : l’origine de la morale est l’intérêt ; or l’intérêt est une chose
méprisable, ayant une valeur négative donc la morale est une chose méprisable, sans valeur.
Ce raisonnement, a priori évident, est en fait une confusion qui ne nous paraît pas
pouvoir être acceptée, pour de multiples raisons.

Tout d’abord, qu’est-ce que peut prouver l’intérêt que nous pouvons avoir pour une
idée quant à sa vérité ou sa fausseté ? Rien, à ce qu’il nous semble. Certes, nous avons intérêt
de croire que Dieu existe, et qu’il faut être moral : c’est pourquoi cette idée est facilement
imaginée et volontiers acceptée. Nietzsche remarque à raison qu’il serait faux d’en inférer
qu’elle est vraie : ce n’est pas parce qu’une idée sert notre intérêt qu’elle est vraie. Mais il
serait tout aussi faux d’en inférer qu’une idée est fausse du fait qu’elle sert notre intérêt. Ce
n’est pas parce qu’il serait bon pour nous qu’un Dieu existe qu’il faut en déduire qu’il n’existe
pas. Ce n’est pas parce que c’est notre intérêt d’être moral qu’il ne faut pas l’être.
Etablir l’intérêt d’une idée ne nous renseigne aucunement sur sa valeur ou sa vérité, c’est-à-
dire sur son fondement, mais uniquement sur son succès auprès de nous, sur l’importance
qu’on va lui accorder.

D’autre part, l’origine d’une idée ne nous renseigne aucunement non plus sur sa vérité
ou sa fausseté ; cela nous renseigne sur la manière dont elle est venue à notre connaissance.
Que ce soit notre faiblesse ou la société qui nous l’ait apprise, cela ne nous renseigne pas sur
sa vérité ou sa valeur.

Par ailleurs, la doctrine nietzschéenne fait intervenir un postulat axiologique


aristocratique que l’on peut remettre en question selon lequel ce qui vient d’une origine
méprisable ne peut être qu’en lui-même méprisable. Or on voit communément que ce qui
vient d’une origine méprisable peut dépasser infiniment en valeur ce qui est à son origine :
ainsi le fleuve tumultueux vient de la source minuscule, un grand homme comme Napoléon
vient d’une famille modeste de Corse, Nietzsche lui-même vient d’une famille profondément

41
pieuse dont le père était pasteur, etc. Ce n’est donc pas parce que la morale et l’idée de Dieu
naissent d’un intérêt mesquin qu’elles sont à leur tour mesquines.

Enfin, la condamnation nietzschéenne repose sur un jugement axiologique qui nous


paraît non fondé, donc qui a valeur de dogme, selon lequel la faiblesse a une valeur négative,
alors que la puissance a une grande valeur. Ce jugement peut être vrai ou faux, en tout cas, il
est non fondé. On peut imaginer au contraire une position qui affirme que ce soit la douceur,
la fragilité, la faiblesse, qui aient une valeur (celle d’un faon, d’une fleur isolée au milieu d’un
champ, d’un enfant, etc.) et c’est souvent de fait cela qui nous séduit.

Pour résumer, Nietzsche dans son étude généalogique nous montre comment les idées
de morale et de religion viennent à notre connaissance, et pourquoi nous y accordons un grand
intérêt ; leur valeur négative en elle-même (ou leur fausseté) est affirmée, nous semble-t-il, à
partir d’une inférence impossible (de l’origine au fondement d’une idée) et d’un jugement
axiologique dogmatique auquel on peut en opposer d’autres, dont la multiplicité amène
précisément la conscience à se poser le problème des valeurs.

Cette tentative –vouée à l’échec, avons-nous essayé de montrer- de déduire le


fondement de la morale de son origine ne nous paraît pas caractériser uniquement l’œuvre de
Nietzsche. En fait, un grand nombre de doctrines nous semblent participer de cette démarche,
et en premier lieu, ce que nous pourrions appeler le « sociologisme moral ».

42
d/ extension au sociologisme moral

On pourrait définir le sociologisme moral comme la doctrine qui essaie de justifier ou


de blâmer, c’est-à-dire de fonder, telle ou telle règle de morale, en ramenant celles-ci à leur
cause -ou leurs conditions- sociale. On encensera telle règle morale en montrant qu’elle est
exigée par l’état même de la société, c’est-à-dire qu’une cause sociale profonde est à l’origine
de l’instauration de cette règle, et à l’inverse (démarche plus fréquemment suivie) on
critiquera telle autre règle morale en soutenant que la société a évolué, et que la cause sociale
qui a donné naissance à cette règle n’existant plus, cette règle doit être abandonnée.

On voit que cette doctrine consiste bel et bien à déduire le fondement (ou l’absence de
fondement) d’une morale de son origine –son origine sociale-, puisque la cause (ou condition)
d’un phénomène n’est autre chose que son origine.

Il est probable qu’un nombre important de sociologues ne se reconnaisse en rien dans


cette doctrine du « sociologisme moral ». Mais il est notable que cette doctrine ait été
formulée et conceptualisée par un des pères de la sociologie, Durkheim, et qu’on la retrouve
fréquemment dans un grand nombre d’ouvrages sociologiques. Enfin, il nous a semblé
légitime de nommer « sociologisme moral » une doctrine qui essaie de déterminer le
fondement de la morale d’après le canon que constituerait la société dans laquelle cette
morale s’exerce.

Durkheim semble pourtant écarter toute démarche visant à justifier ou invalider la


morale, y compris celle en cours dans une société. Ainsi, dans Sociologie et philosophie, il
déclare prudemment : « La réalité morale, comme toute réalité, peut être étudiée de deux
points de vue différents. On peut chercher à la connaître et la comprendre ; ou bien on peut
se proposer de la juger. Le premier de ces problèmes, qui est théorique doit nécessairement
précéder le second, c’est le seul qui sera traité ici »52.
Il ne s’agirait donc ici que de comprendre la morale, non de la juger ; or Durkheim va
passer insensiblement d’un point de vue à l’autre, comme on va le voir.

52
Sociologie et philosophie, ch.II : Détermination du fait moral

43
L’objet de Durkheim est tout d’abord de montrer qu’un fait moral est un fait social.
Pour cela, il s’appuie sur l’idée que jamais on n’appelle moral un acte qui n’a pour objet que
l’intérêt de l’individu, ni des autres individus. La morale ne peut avoir pour objectif que le
groupe formé par une pluralité d’individus associés, c’est-à-dire la société, entendue comme
personnalité qualitativement différente des personnalités individuelles qui là composent. De
ce fait, « la morale commence là où commence l’attachement à un groupe quel qu’il soit »53.
Surtout, un fait moral est un fait social parce qu’il répond parfaitement à la définition
qu’avait donné Durkheim d’un fait social, dans les Règles de la méthode sociologique. Dans
cet ouvrage, il s’agit pour Durkheim de conférer à la sociologie le statut de discipline
autonome, irréductible aux disciplines auxquelles on cherchait à la ramener : la psychologie et
la biologie. On pensait que la société étant composée d’individus, les règles sociales
dérivaient des esprits des individus, et qu’en dernier lieu, l’analyse psychologique de l’esprit
humain pouvait fournir le contenu de la sociologie, privée de ce fait de toute consistance
propre, au profit de la psychologie. On pensait d’autre part que la société était analogue à un
organisme biologique, composée d’individus assimilables aux cellules de cet organisme. Cette
métaphore biologiste amenait à priver la sociologie de toute consistance propre, son contenu
et ses méthodes devant être ceux de la biologie.
Contre cela, Durkheim essaie de montrer qu’il y a une définition propre du fait social,
distincte des définitions biologistes ou psychologisantes de celui-ci. Ainsi Durkheim
remarque que même si je respecte les règles sociales en vigueur, c’est-à-dire que mon esprit
individuel est en accord avec celles-ci, ces règles ne dérivent pas de mon esprit (c’est-à-dire
ne relèvent pas de la psychologie) mais elles s’imposent à moi, extérieurement, que je le
veuille ou non. Ces règles existent avant nous et en dehors de nous, sont dotées « d’une
puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle [elles] s’imposent à nous qu’on le
veuille ou non ». Elles ne sont donc pas dérivables de mon esprit, mais s’imposent à lui, ce en
quoi la sociologie ne dérive pas de la psychologie.
Cela amène Durkheim à proposer cette conclusion : un fait est social parce qu’il est
obligatoire : « un fait social se reconnaît au pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou est
susceptible d’exercer sur les individus ; et la présence de ce pouvoir se reconnaît à son tour à
l’existence de quelque sanction déterminée ou à la résistance que le fait oppose à toute
entreprise individuelle qui tend à lui faire violence »54.

53
Ibid.
54
Les Règles de la méthode sociologique, ch.I : Qu’est-ce qu’un fait social ?

44
Un fait moral est donc, profondément, un fait social, qui relève de la sociologie, parce
qu’il est obligatoire. La question qui se pose à nous à présent est : la sociologie, en tant que
science du fait social, peut-elle fonder ce fait social qu’est la morale ? La sociologie détient-
elle la réponse au problème du fondement de la morale ?
Durkheim répond par l’affirmative à cette question : telle règle morale sera fondée
parce que des causes sociales ont favorisé son apparition puis son maintien, telle autre sera à
abandonner parce que les conditions sociales qui ont provoqué son adoption ont disparu, et
qu’elle n’est plus qu’une survivance, sans fondement, d’un état social disparu :
« La conscience que la société prend d’elle-même dans et par l’opinion peut être
inadéquate à la réalité sous-jacente. Il peut se faire que l’opinion soit pleine de survivances,
retarde sur l’état réel de la société [ou que] certains principes de la morale existante soient
pour un temps, rejetés dans l’inconscient ». Or « La science de la morale permet de rectifier
ces erreurs »55.
Durkheim déduit de cette manière de fonder telle règle morale particulière le
fondement de la morale en général : « Il sera maintenu que jamais il ne peut être voulu
d’autre morale que celle qui est réclamée par l’état social du temps. Vouloir une autre
morale que celle qui est impliquée dans la nature de la société, c’est nier celle-ci, et par suite,
se nier soi-même »56.
On voit que Durkheim passe ici à un second plan de l’argumentation, qui repose sur
l’idée (au fondement de la sociologie) que l’individu n’existe pas en dehors de la société, qu’il
n’est qu’une abstraction quand on le considère pour lui-même, et qu’en réalité seul le tout
social existe. Par suite, un individu qui nierait la morale de son temps (qui prétendrait qu’il
n’y a pas de fondement de la morale), nierait la société elle-même et se considèrerait comme
pouvant exister en dehors de la société. Cette idée est condamnée par Durkheim par trois
arguments distincts, sinon contradictoires :
Tout d’abord, cela est impossible, comme nous venons de le voir : « La seule question
qui puisse se poser l’homme est non pas de savoir s’il peut vivre en dehors d’une société,
mais dans quelle société il veut vivre »57
Ou encore, cela revient à affirmer vouloir mourir, ce pourquoi Durkheim ajoute
« Reste à examiner si l’homme doit se nier ; la question est légitime, mais ne sera pas
examinée. On postulera que nous avons raison de vouloir vivre »58.

55
Sociologie et philosophie, ch. II : Détermination du fait moral
56
Ibid.
57
Ibid.

45
Ou enfin, cela revient à vouloir cesser d’être un homme : « Nous ne pouvons vouloir
sortir de la société sans vouloir cesser d’être des hommes […] Nous ne pouvons y renoncer
qu’en renonçant à nous-mêmes »59.
On voit donc que le sociologisme moral propose une fondation de la morale (la
société, et les conditions sociales qui engendrent telle règle) ; mais le fondement qu’il propose
est relatif. En effet, telle règle morale, aujourd’hui fondée, peut très bien ne plus l’être
demain, parce ce que l’état social a évolué, et qu’elle a perdu toute raison d’être ; elle devra
alors être abandonnée. Aucune règle n’est fondée dans l’absolu. Ce qui est donc fascinant
dans cette doctrine, c’est qu’elle concilie objectivisme et le relativisme, lors même qu’on
pourrait avoir tendance à les croire opposés.
D’autre part, on voit l’ambiguïté qui anime la démarche de Durkheim, qui déclare à la
fois ne pas vouloir juger la morale d’un temps (mais seulement l’expliquer), comme on l’a vu,
mais propose en même temps un fondement à celle-ci. Cette ambiguïté se retrouve au niveau
des deux concepts par lequel Durkheim va juger de tel ou telle règle morale : les concepts de
« normal » et de « pathologique ». Car Durkheim évite soigneusement le concept de
« valeur », qui montrerait immédiatement qu’il ne se contente pas d’expliquer la morale, mais
la juge. De ce fait, il n’examine pas si telle règle de morale a une valeur, mais si celle-ci est
« normale » ou « pathologique ». Sera pathologique toute loi qui demeure alors que la cause
sociale qui lui avait donné naissance a disparu. Sera normale toute loi en accord avec l’état
social de son temps (ou produite par celui-ci).
Ainsi tout le chapitre III des Règles de la méthode sociologique va consister dans cet
effort rhétorique pour parvenir à juger de la valeur d’un phénomène sans utiliser le concept de
valeur. Le concept de « normalité » permet d’instaurer cette illusion d’optique : un autre
concept que celui de « valeur » est utilisé, mais en même temps, permet de juger, en douce, de
la valeur d’une chose. En effet, « être normal » si on sépare le concept de normalité de toute
considération de valeur, ne signifie autre chose qu’ « être fréquent ». Tel est le sens que
Durkheim donne à ce concept. Mais vouloir ainsi nier que le concept de normalité est lié à
celui de valeur l’amène à des paradoxes insolubles, comme à l’affirmation selon laquelle le
crime est normal dans une société. En fait, Durkheim ne dit rien d’autre ici que : « le crime est
fréquent dans une société », puisque normal ne signifie rien d’autre pour lui que fréquent (ou
général par rapport à une espèce donnée). Mais le paradoxe vient du fait que la notion de
normalité est dans l’usage liée à celle de valeur, malgré les efforts de Durkheim.

58
Sociologie et philosophie, ch.II : Détermination du fait moral
59
Ibid.

46
Un des aspects essentiels du sociologisme moral consiste donc à vouloir éviter tout
jugement de valeur, tout en les réintroduisant subrepticement par des concepts différents,
comme ici ceux de « normalité » et de « pathologique » (on peut citer également le concept de
« réactionnaire », qui masque derrière une apparence objective –celui qui s’en tient à des
règles morales dont les conditions ont disparu – un jugement de valeur implicite). Le
sociologisme moral est donc caractérisé par l’adoption de nombreuses positions axiologiques
(ou jugements de valeur) et la dissimulation soigneuse de celles-ci.
Or cette fuite de la notion de valeur est précisément ce qui nous semble empêcher le
sociologisme moral de fonder la morale. En effet, le sociologisme, tout comme Nietzsche, ne
semble que mettre au jour l’origine de la morale. Les règles morales ont pour origine telle ou
telle condition sociale. Mais demander que l’on respecte ces règles morales, c’est-à-dire
fonder la morale, exigerait de prouver que ces règles morales ont une valeur (et pas seulement
des conditions). D’autre part, il faudrait montrer que ces conditions sociales elles-mêmes ont
une valeur. Durkheim parvient à montrer que telle morale est nécessaire à la subsistance de
telle société. Mais que répondre à l’immoraliste qui affirme : « ce qui a une valeur, c’est la
disparition de cette société (la société en général ou telle société) », ou : « la société n’a
aucune valeur, donc la morale non plus » ? Il parvient à montrer que l’individualisme est
impossible, que l’individu n’existe pas hors de la société. Mais que répondre, même si l’on
admet ce postulat douteux, à celui qui affirmerait : « l’individu est impossible, n’est qu’un
rêve, mais le rêve, l’impossible a plus de valeur que le réel ? ».
On le voit : le sociologisme moral s’appuie sur une suite de jugements de valeur non
fondés, et Durkheim le reconnaît en partie lorsqu’il présente comme un postulat l’un de ceux-
ci : « Reste à examiner si l’homme doit se nier [en sortant de la société] ; la question est
légitime, mais ne sera pas examinée. On postulera que nous avons raison de vouloir vivre »60.
Or une suite de jugements de valeurs non fondés ne peut constituer un fondement de la
morale, mais seulement une série d’opinions sur la morale. L’échec du sociologisme moral
apparaît en fin de compte comme un second exemple, après Nietzsche, de l’impossibilité de
déduire un fondement de la morale de son origine (ici sociale).

60
Sociologie et philosophie, ch.II : Détermination du fait moral

47
4/ Conclusion

Si on admet que morale et axiologie sont deux disciplines distinctes, que la question
du fondement de la morale équivaut à chercher la valeur de la morale, et requiert donc une
détermination générale de ce qui a une valeur et de ce qui n’en a pas, alors on est à même de
comprendre ce phénomène qui nous paraît fondamental : la morale doit se fonder ultimement,
en dernier ressort, sur l’axiologie. Tant que cette dernière discipline ne s’est pas constituée, et
n’a pas pu proposer de réponse à la question de ce qui a une valeur, on ne peut établir si le
bien a plus de valeur que le mal, si la morale a une valeur ou n’en a pas, et de ce fait, on ne
peut fonder la morale. On remarque alors que la morale a traditionnellement cherché à s’auto-
fonder, c’est-à-dire à se fonder sur un concept moral (par exemple, celui de conscience morale
ou de sentiment moral comme la sympathie, la pitié, etc.). Le siècle dernier a vu apparaître
quelques tentatives pour fonder la morale sur d’autres disciplines que celles-ci comme la
sociologie ou la psychologie, tentative qui comme on l’a vu se sont révélées infructueuses car
ne pouvant mettre au jour que l’origine de la morale, et non son fondement.
D’après notre réflexion, il semble que cela soit sur l’axiologie que repose en dernier lieu la
morale, à savoir que cette dernière discipline, ancestrale, qu’est la morale, à laquelle se sont
consacrés tant de réflexions profondes, repose ultimement sur une discipline qui n’existe pas
encore, sinon à l’état embryonnaire.

Pour résumer, on peut donc soutenir que l’oubli des valeurs a entraîné trois
conséquences essentielles : la confusion de la morale et de l’axiologie, l’impossibilité pour
l’axiologie de se constituer comme une science autonome et consistante, et de ce fait
l’impossibilité pour la morale de recevoir un quelconque fondement.
Il est remarquable que la discipline que la morale a masquée et étouffée soit
précisément celle dans laquelle peut se rencontrer son fondement, c’est-à-dire celle qui
contienne la possibilité de l’accomplissement de son projet ultime.

Tout fait donc signe dans ce sens : fonder la morale sollicite la notion de valeur, et
même, s’appuie entièrement sur cette notion. Le concept de valeur émerge alors comme le
concept fondamental auquel il faut recourir pour mener à bien cette entreprise de la fondation
morale. Que signifie ce concept de valeur et comment l’utiliser à une telle fin ? A quoi peut

48
ressembler l’axiologie, la discipline qui a pour objet l’étude de la valeur ? Tel va être
maintenant l’objet de notre prochaine réflexion.

49
Livre II/ Prolégomènes à l’axiologie

Si l’on veut essayer de fonder la légitimité de l’axiologie, on est naturellement tenu de


répondre à un certain nombre de questions : « quel est le contenu de cette discipline ? »,
« quel est son intérêt ? », « quelle est sa méthode ? », « quels sont ses liens avec les autres
sciences ? », et surtout : « quel est son résultat ? ». Par où commencer notre recherche ?
Néanmoins, l’examen du contenu de cette discipline doit attendre, car il nous faut nous
intéresser aux caractères extérieurs et accessoires de cette discipline avant de chercher à en
saisir les caractères essentiels. Ce sont ces caractères inessentiels que nous avons appelé les
« prolégomènes » de l’axiologie, et que nous nous proposons d’examiner à présent.
Pour cela, il nous semble tout d’abord pertinent de proposer une définition –au moins
provisoire- du concept de valeur. Cela nous amènera alors à nous demander si notre époque
peut accepter le projet même d’une axiologie (comme discipline ayant pour objet la valeur
ainsi définie) -c’est-à-dire que nous chercherons à dresser un panorama axiologique de notre
époque. Nous serons alors à même de nous intéresser à l’état d’esprit qu’exige l’axiologie du
chercheur pour être comprise et acceptée. Cela nous permettra, en dernière instance, d’essayer
d’imaginer quelle reconfiguration du champ du savoir pourrait provoquer la constitution de
l’axiologie, en tant que science des valeurs.

I/ Définition provisoire de la valeur

Il nous faut définir ce concept de valeur que nous allons utiliser ; mais nous n’allons
en donner qu’une définition provisoire. Tout notre travail va en effet consister à élaborer petit
à petit cette notion de valeur. Pourtant il nous faut bien en donner une certaine idée ; ce que
nous allons à présent tenter de faire.
La notion de valeur nous semble devoir être utilisée pour formuler une certaine
intuition, ou plutôt deux intuitions liées. La première de ces intuitions est celle selon laquelle
il existerait une hiérarchie universelle de tous les êtres, choses, actions, et pour utiliser le
terme le plus général, une hiérarchie de toutes les entités. C’est l’intuition selon laquelle
certains comportements, ou certaines choses valent mieux que d’autres, sont supérieurs ou
inférieurs, et sont donc pris dans une hiérarchie, dans la hiérarchie des valeurs. Cela constitue

50
en quelque sorte le caractère objectif de la notion de valeur, au sens où elle soulève le rapport
au monde extérieur de la hiérarchie.
La notion de valeur semble également pouvoir être sollicitée pour formuler une
seconde intuition : celle selon laquelle certaines choses seraient dignes d’amour. Affirmer que
la nature a une valeur, ce serait dire, finalement, que la nature est digne d’amour. Cela
constitue le caractère subjectif de la notion de valeur, celle qui fait appel aux sentiments de
l’homme, plus précisément à celui d’amour.
Cela ne peut constituer qu’une définition provisoire car elle est insatisfaisante d’un
point de vue logique : la notion de hiérarchie, par laquelle nous avons défini la valeur, porte
en effet déjà en elle la notion de valeur. On cherche donc à comprendre la notion de valeur, et
on ne peut l’expliquer que par un terme dont la compréhension requiert déjà en elle-même la
compréhension du concept de valeur. De même, la notion de dignité –utilisée dans
l’expression « être digne d’amour » - sollicite fondamentalement celle de valeur pour être
comprise. Il y a là un cercle vicieux logique. Néanmoins, nous nous contenterons de cette
définition provisoire pour l’instant, car elle a le mérite d’éclairer la notion de valeur par ces
deux intuitions, qui aideront à notre compréhension jusqu’à ce qu’on puisse proposer une
définition plus consistante de la valeur.

Muni de cette définition, quoi qu’imparfaite, de la valeur, nous pouvons nous


demander : le projet d’une axiologie peut-il s’insérer dans notre époque, c’est-à-dire être
acceptée par celle-ci ? Cela nous amène à essayer de saisir quel rapport aux valeurs
caractérise notre époque en propre.

II/ Panorama axiologique de notre époque

a/ Comment caractériser axiologiquement notre époque ?

a) la fin des grands récits (Lyotard)


Qu’est-ce qui caractérise, sur le plan axiologique notre époque ? Quel est le profil
axiologique de notre temps ? Lyotard a jugé possible de résumer ce profil en une formule
lapidaire : la « fin des grands récits » : « en simplifiant à l’extrême, on tient pour

51
« postmoderne » l’incrédulité à l’égard des métarécits »61. C’est comme « post-modernisme »
que notre époque se voit dénommée. Que peut signifier cette formule ?
Un récit, c’est un discours narratif qui a un sens, une signification. Une suite de mots
décousus ne peut constituer un récit, seulement un délire. Un récit ne peut être une rhapsodie,
pour parler en termes musicaux, seulement une mélodie. Le conteur ne peut faire avec les
mots ce qu’un homme fait en laissant courir ses doigts au hasard sur le clavier d’un piano.
Mais un récit doit aussi avoir un sens, une direction, c'est-à-dire un début, un milieu, une fin :
une direction. On vise un but dans un récit, par exemple celui de « vivre heureux et d’avoir
beaucoup d’enfants ». Tous les événements du récit sont orientés, du moins en principe, vers
la réalisation de ce but, ne sont que des moyens destinés à cette fin.
Dire que notre époque commence lorsque s’achève l’ère des grands récits, c’est donc
dire que l’homme n’accorde plus aucun crédit à toute théorie qui assignerait à notre époque
une signification, et une direction.
Cela ne signifie pas que plus aucune signification ne puisse se rencontrer dans le
monde, mais que cette signification quelle qu’elle soit n’est pas portée par l’histoire ; ce n’est
pas le temps qui constitue par lui-même cette signification, qui l’amène à se déployer dans
toute sa plénitude sur nous. C’est nous-même qui donnons cette signification au monde, qui
l’y imprimons par notre travail et nos efforts, et celle-ci disparaît dès que notre labeur ou notre
volonté s’épuise ou change d’objet.
Cela ne signifie pas non plus que notre époque n’est plus pour l’homme qu’une
errance sans but ; ce n’est pas que l’homme ne peut plus se fixer de direction, et qu’il va au
hasard, chacun de ses actes étant entaché d’une irrationalité profonde (en fait, l’homme post-
moderne est peut-être celui dont la vie est la mieux déterminée par le calcul rationnel de
l’intérêt). C’est que chaque homme se fixe maintenant une direction, la sienne propre, et que
la multiplicité de ces orientations ne parvient plus à converger vers un point unique qui serait
la direction de l’humanité.
Les deux récits auxquels Lyotard fait allusion sont probablement ceux qu’ont proposé
Hegel et Marx, qui fixent à l’histoire de l’homme un sens (les événements ne s’enchaînent pas
au hasard mais sont portés par l’Esprit du monde ou la dialectique des rapports de production)
et une destination finale (le Savoir absolu ou l’avènement d’un Etat dans lequel les classes, et
par là même, leurs conflits, sont abolis).

61
La condition postmoderne, p.7

52
Avec la « fin des grands récits » diagnostiquée par Lyotard, on imagine que ce qui se
produit dans l’histoire, ce n’est plus une mélodie d’événements, mais une rhapsodie
d’événements et même plusieurs rhapsodies, puisque tout le monde joue en même temps : une
cacophonie.
Le monde comme cacophonie : voilà une définition de notre époque telle qu’elle
semble être renfermée dans la proposition de Lyotard.
Que penser de ce diagnostic ?

b) Un monde dépourvu d’ « horizon indépassable » : Sartre


Ecoutons, avant de nous prononcer, un grand esprit immergé dans l’ère des « grands
récits » : peut-être nous aidera-t-il à mieux la comprendre de l’intérieur. Sartre, dans
Situations, nous parle du marxisme comme de « l’horizon indépassable de notre temps ».
Nous avons là un second diagnostic, utilisant non pas le concept de « récit » mais celui,
précieux, d’ « horizon ». Que peut nous apporter cette seconde détermination ? Qu’est-ce
qu’un « horizon » ? Qu’est-ce qu’être « horizon » pour quelque chose ?
L’horizon, c’est ce qui est immensément loin de moi ; et ce qui ne peut qu’être
toujours loin, puisque s’éloignant toujours lorsque je cherche à m’en approcher. Son
éloignement révèle la puissance de mon regard, la formidable étendue du domaine que je puis
embrasser du regard. C’est souvent en contemplant la mer ou, à partir d’un col, le paysage des
vallées enneigées que je surplombe, qu’un sentiment de puissance se saisit de mon esprit et
l’enfle démesurément.
De ce fait, lorsque Sartre dit que le marxisme est l’horizon de son temps, cela signifie
d’une part qu’il est le point de vue à partir duquel l’homme comprend la globalité de son
époque, car tout événement est inclus, embrassé, dans cet horizon marxiste. Tout s’éclaire et
prend sens à partir de celui-ci. L’homme marxiste est alors celui qui accède à la puissance par
sa clairvoyance, sa « compréhension de ce que veut l’époque » (c’est ainsi que Hegel définit
le grand homme dans la Raison dans l’histoire).

L’ère post-moderne se définirait alors comme époque « sans horizon ». Ce serait un


temps qui a perdu tout horizon. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?
C’est difficile à imaginer puisqu’il semble que dans tout paysage le regard de l’homme
discerne un premier plan, un second, et enfin un arrière plan qui modèle la ligne d’horizon. A
quoi pourrait ressembler visuellement un paysage dans lequel n’existerait que le premier
plan ?

53
Précisément, ce ne serait pas un paysage. Cela ressemblerait plus, par exemple, à une
pièce dans lequel règnerait un grand désordre. Une pièce est déjà par elle-même un lieu
confiné, caractérisé par le fait que les lignes de fuite ne peuvent fuir… nulle part, ou n’ont pas
même le temps de se constituer comme ligne de fuite. Mais le bric-à-brac régnant a également
son importance. Dans un paysage, comme celui de l’océan, tous les éléments du décor,
comme les vagues, font naturellement signe vers l’horizon. Rien ne gène la vue, c’est-à-dire
que chaque objet ou être vivant peut être intégré harmonieusement à ce grand mouvement qui
aspire toute chose vers le point de fuite. En montagne, le ruminant au premier plan fait
naturellement signe vers la bergerie au second plan, et vers cette grande prairie au 3 ème plan,
qui elle-même s’intègre harmonieusement à la masse puissante des pics éclairée finalement
par le soleil couchant à l’horizon. Les éléments du décor sont l’un pour l’autre, ou du moins
semblent l’être. L’horizon est cet élément de signification qui ultimement rend possible
l’union de ces objets, qui constitue leur « être-l’un-pour-l’autre ».
Dans une pièce emplie d’un bric-à-brac hétéroclite d’objets, cette sympathie entre les
éléments du décor ne peut se retrouver. Les livres empilés sur la table ne font pas signe vers la
statuette renversée sur le sol ni vers l’amoncellement de caisses à moitié ouverte qui écrase en
partie un piano délabré. Les objets sont l’un à côté de l’autre. Aucun horizon ne vient unifier
tous ces éléments.
Si notre époque est donc sans « horizon indépassable » comme l’était celle de Sartre,
cela signifie que les éléments qui la constituent sont l’un-à-côté-de-l’autre, et non l’un-pour-
l’autre. Notre époque est un bric-à-brac de significations, plutôt qu’une totalité harmonieuse.
L’homme a cessé de contempler le paysage grandiose de l’océan pour rentrer dans la chambre
sinistre d’un hôtel délabré.
Nous voilà donc armés pour essayer d’appréhender le caractère axiologique de notre
époque. Plus précisément, nous sommes armés de deux concepts : celui de « grand récit », et
celui d’« horizon ». Notre époque serait-elle celle qui a abandonné toute tentative de « grand
récit axiologique », et celle qui a perdu tout « horizon axiologique » ?

2/ le diagnostic superficiel dressé par la doxa

a) premier jugement de la doxa : notre époque se définit par un relativisme des


valeurs
Pour appréhender notre époque, il nous faut partir d’une certaine « doxa » qui circule
dans « l’air du temps » et particulièrement dans l’air du temps universitaire. Il est parfois bon

54
d’analyser notre expérience personnelle même si elle ne peut servir de fondement à une
généralisation. Pour notre part, lorsque nous avons émis, au cours de nos discussions
estudiantines, l’idée de la simple possibilité –et non de la réalité- d’une science des valeurs, la
condamnation fut unanime. Un éminent professeur, interrogé, nous dit qu’ « à notre époque,
vouloir faire une science des valeurs, cela n’a pas de sens ». L’idée qu’il y ait des valeurs
objectives, ou que le problème des valeurs pouvait trouver une réponse appartenait pour celui-
ci (ou plutôt celle-ci) à l’époque de Descartes. Un tel projet ne pouvait que fleurir au siècle
classique, et nous ressemblions à une mauvaise herbe qui avait poussé sur un sol qui n’était
pas le nôtre.
Cette réaction semble finalement très précieuse pour notre réflexion –plutôt que d’y
mettre fin. Elle incarne une certaine tendance de l’époque post-moderne. Ne peut-on pas dire
que le post-modernisme se définit par le fait qu’il abandonne la question (voir la notion) des
valeurs objectives ?
Cela fait figure d’évidence pour certains philosophes et sociologues, comme Mannheim :
« Aujourd’hui il y a trop de points de vue d’égale valeur et d’égal prestige, chacun montrant
la relativité de l’autre, pour nous permettre de prendre une position unique et de la
considérer comme inattaquable et absolue »62.
L’ouvrage collectif Où vont les valeurs ? cherchant précisément à analyser le profil
axiologique de notre temps admet comme un fait qu’il n’y a pas de fondement des valeurs :
« Le soupçon d’une relativité historique et culturelle des valeurs, tout comme les diverses
entreprises de démystification qui ont cherché à les réduire à des vêtements idéologiques
dissimulant des mécanismes de pouvoir, on ébranlé la foi philosophique, religieuse ou
artistique en un absolu du Vrai, du Bien, du Beau.
Cette grande crise des valeurs, qui a remué profondément les deux derniers siècles,
débouche sur de multiples incertitudes. L’absence d’un fondement transcendant qui permette
d’ancrer des valeurs éternelles dans un ciel immuable ou de les recevoir une fois pour toutes
d’une révélation indubitable signifie-t-elle le crépuscule des valeurs ? »63.

Ce qui nous attend, ce n’est pas la découverte de ce fondement manquant, mais tout
autre chose : « dans un monde marqué par la rencontre planétaire des cultures, doit-on
prévoir des antagonismes virulents, des chocs éventuellement violents entre des valeurs
contraires ? Ou bien encore assisterons-nous à des hybridations inattendues et novatrices

62
Idéologie et utopie
63
Où vont les valeurs ? p.14

55
entre des systèmes de valeurs d’origines et d’orientations aujourd’hui étrangères les unes aux
autres ? » L’avenir n’est pas la fondation, mais l’hybridation : mais comment une fleur peut-
elle être greffée sur une autre si aucune des deux n’a de racines ?
L’auteur (J. Bindé) note que l’absence de fondement fait des valeurs une simple
question de mode : « Ainsi le phénomène de la mode, qui jusqu’à présent ne concernait que
les domaines où l’arbitraire et la convention sont de rigueur, comme le vêtement, envahit
toute notre conception des valeurs. Nous vivons dans l’éphémère, l’obsolescence accélérée, le
caprice subjectif, comme si les valeurs les plus sacrées, devenues sans fondement, pouvaient
entrer dans le grand marché des valeurs mobilières et flotter à leur tour. […] Comment dans
ce contexte tout puissant qui semble privilégier la frivolité des valeurs, penser encore leur
sérieux ? »64 (l’hypothèse de leur trouver ce fondement n’est pas même envisagée).

Il nous faudra saisir ultérieurement ce qu’est et ce qu’implique le relativisme en


profondeur. Pour l’instant, satisfaisons-nous de cette préconception superficielle et
demandons-nous si notre époque a abandonné l’idée d’une objectivité des valeurs.
Un simple regard montre au contraire que jamais n’a eu lieu un tel phénomène. On
constate tout d’abord plutôt un retour du religieux, voire du fanatisme. Or le religieux ne prête
pas une valeur subjective à son Dieu, mais lui accorde pleine valeur objective –à plus forte
raison un fanatique : celui-ci ne se précipitera jamais dans la mort pour quelque chose qui
n’aurait jamais qu’une valeur subjective. En général, la violence qui secoue un monde est le
signe d’un monde qui croit à l’objectivité de la valeur.
Dira-t-on alors que cet abandon est effectif parmi les « gens qui comptent », c’est-à-
dire parmi les « gens qui savent » ? Or même à l’intérieur de la communauté savante, cet
abandon n’est pas complet. Quelques essais visant à fonder l’objectivité de la valeur -
principalement celle de la morale- apparaissent aujourd’hui : citons M. Conche (le Fondement
de la morale), A. Léonard (le Fondement de la morale), R. Misrahi (Qu’est-ce que
l’éthique ?), H. Putnam (Fait/Valeur : la fin d’un dogme et autres essais), D. Wiggins, (Vérité
et morale)…
Si donc la notion de valeur objective a été abandonnée, elle l’a été non pas par
l’humanité toute entière, mais par une certaine partie de celle-ci.
En conséquence, c’est commettre un contresens majeur que de dire que notre époque
est relativiste ; elle est à proprement parler une ère dans laquelle le relativisme s’exprime avec

64
Ibid, p.15-16

56
plus de liberté qu’auparavant, mais il serait faux de croire que le relativisme est l’unique point
de vue qui serait la vérité de notre temps. Si cela était, cela signifierait que notre époque a un
horizon, à savoir un point de vue qui englobe tous les autres et leur confère une signification :
le relativisme. Or notre époque se révèle au contraire comme la première dans laquelle toutes
les théories axiologiques sont affirmées « les unes à côté des autres » : l’objectivisme côtoie le
relativisme, l’optimisme le nihilisme, l’athéisme le fanatisme, etc… Il nous semble correct de
ce fait de définir l’ère post-moderne comme une « époque sans horizon », puisque aucune
théorie axiologique ne prime sur les autres. Croire le contraire reviendrait à mécomprendre la
signification –et la vérité profonde- de la pensée de Lyotard et de Sartre. Ce serait continuer à
penser notre époque comme une mélodie et non comme une cacophonie.
La métaphore littéraire qui permet de comprendre le mieux le post-moderne nous
semble être la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’un parapluie et d’une
machine à coudre » de Lautréamont : cette rencontre dénuée de sens de choses sans rapport
aucun figure bien la juxtaposition insensée postmoderne de théories axiologiques
incommensurables.
De ce fait, vouloir réduire le post-moderne au relativisme, ce serait vouloir conter le
monde, c’est-à-dire l’enfermer dans un « grand récit » -hier le marxisme, aujourd’hui le
relativisme. Ce qui prime au contraire aujourd’hui, c’est la cacophonie de toutes les
hiérarchies de valeurs qui, libérées par la démocratie libérale, s’affirment haut et fort et
s’entrechoquent dans la violence et le bavardage.
Notre monde n’apparaît donc pas comme celui de la perte du sens, mais celui de
l’affirmation de tous les sens possibles.

b/ deuxième jugement de la doxa : règne une crise des valeurs


On entend çà et là dire que notre époque connaîtrait une crise des valeurs. Le cours des
événements quotidiens paraît confirmer ce diagnostic. Ainsi A. Léonard en dresse une liste
dans laquelle transparaît sa sensibilité catholique : « Surarmement des grandes puissances et
endettement croissant du tiers-monde, chute vertigineuse de la natalité en Occident et
techniques de reproduction artificielle, avortement et contraception, expérimentation sur le
corps humain et violation de la vie privée, droits de l’homme simultanément claironnés et
piétinés, recherche effrénée du confort et mal de vivre lancinant, […] »65.

65
Le fondement de la morale, p. 11

57
De même R. Misrahi, d’une sensibilité plus spinoziste, égrène cette sinistre litanie qui
marque l’actualité: « A l’orée du XXIè siècle, le monde semble déchiré par des crises dont la
gravité ne le cède en rien à celle des crises du début du siècle. Les guerres ne sont plus
« mondiales » mais elles déchirent cependant tous les continents sous des visages nouveaux,
qu’il s’agisse de guerres de religions travesties en guerres nationales, ou de combats
d’intérêts travestis en luttes nationales. L’effondrement des empires totalitaires engendre la
haine et les conflits locaux, tandis que les progrès technologiques produisent la misère et le
chômage […] Ainsi, dominés par la misère, par la violence ou par le malheur, la plus grande
partie de la population semble vivre, sur le plan économique et social, dans un état de crise
permanente »66.

Pourtant on peut se demander si c’est l’actualité qui révèle l’essence profonde d’une
époque. Finalement, guerres, pauvreté, chômage,… ont affecté toutes les époques, sans qu’on
soutienne qu’elles connaissaient une crise des valeurs. Pourquoi, l’ère post-moderne serait-
elle en crise, par opposition à l’époque classique, celle de Descartes, par exemple, alors
qu’elles connaissent les mêmes maux ?
Si donc il y a crise des valeurs, ce n’est pas, à notre sens, en raison du cours de
l’actualité, qui semble donner raison au roi Salomon : « Rien de nouveau sous le soleil ». Il
n’y a pas pour nous de lecture plus superficielle de l’époque que celle qui consiste à l’analyser
à partir d’un événement historique, par exemple celui du 11 septembre.
Au contraire, notre époque peut apparaître comme celle où le souci éthique n’a jamais
été aussi présent. Le droit de la guerre limite les actions des Etats, la plupart des violations du
droit international sont révélées par la presse. Les comités d’éthique se multiplient ; apparaît
pour chaque secteur d’activité une réflexion déontologique, des rayons « éthique »
apparaissent dans les bibliothèques universitaires (ces ouvrages n’étant plus relégués dans la
section « philosophie », comme si l’éthique n’était plus une simple sphère de la philosophie
mais gagnait une consistance propre).
Néanmoins, on peut se demander si ce « fourmillement » d’ouvrages ayant pour objet
la morale est vraiment le signe d’un renouveau éthique, ou s’il n’est pas plutôt celui d’une
angoisse profonde. Si tous ces ouvrages et tous ces comités d’éthique se constituent, c’est
pour apporter une réponse à un problème. Or seul un problème fondamental peut engendrer

66
Qu’est-ce que l’éthique ? p.5

58
tant de réponses. Ou plutôt : la prolifération des réponses montre que le problème reste
intact. La formidable inflation du champ éthique est peut-être la marque sinistre de
son crépuscule.
Il faut nous rappeler ces mots de Hölderlin : « Là où croît le danger croît aussi ce qui
sauve »67. Si les ouvrages d’éthique s’accumulent –comme ce qui sauve l’homme du désarroi
moral- cela implique que le danger lui-même « croît », que ce désarroi enfle démesurément.
Mais alors quelle peut être la cause du désarroi post-moderne ?
D’où naît une telle angoisse ?

* * *

67
Wo aber Gefähr ist, wächst/ Das Rettende auch (Patmos -Au landgrave de Hombourg, 1803-1806).

59
III/ De l’état d’esprit requis pour comprendre le problème des
valeurs

On peut imaginer qu’avant de se définir par son contenu, une discipline se caractérise
par un certain état d’âme, qu’elle exige de celui qui veut l’étudier. Si cet état psychologique
n’est pas adopté, alors les résultats auxquels parvient cette discipline seront écartés par le
chercheur, qui arguera simplement de son ennui. Ainsi, on peut dire, de manière simple, que
la poésie exige plutôt de son auditeur un état d’âme porté à la rêverie, que la physique
s’adresse peut-être plus à un tempérament curieux, aimant organiser des observations, que les
mathématiques exigent un esprit qui soit fasciné par l’étrangeté et l’abstraction des objets
mathématiques ; l’histoire plaira rarement à l’homme d’action qui a l’esprit tourné vers le
futur (à moins qu’il n’y cherche des leçons pour la réalisation de ses propres projets), mais
plutôt à celui qui a l’esprit tourné vers le passé et considère ce dernier comme une source
inépuisable d’informations passionnantes, etc.
Si l’on admet ce point de vue, il semble donc que, lorsqu’on veut se mettre à l’étude
d’une nouvelle discipline, il importe de commencer non par l’examen de son contenu, mais
par celui de l’état d’âme qu’elle requiert afin de nous rendre sensible à celui-ci. Si cette
opération n’était pas faite, le chercheur ne parviendrait qu’à la connaissance de cette
discipline, et non à sa compréhension profonde. Ainsi peut-on soutenir que le philosophe, s’il
veut comprendre Marx, doit devenir marxiste ; ou chrétien, s’il veut comprendre Augustin,
etc… En somme, il s’agit pour lui de vivre existentiellement l’intuition qui a donné naissance
à telle ou telle pensée et qui la porte dans son expression conceptuelle, et pour cela, il lui faut
méditer, longtemps, patiemment, pour essayer de saisir cette intuition.
Ce travail de méditation, nous ne pouvons le faire à sa place ; mais nous pouvons
tenter de décrire, même si ce ne sera qu’imparfaitement, le contenu conceptuel que le
chercheur pourrait méditer pour saisir cette intuition.

L’intérêt de l’axiologie n’apparaît que lorsqu’on prend conscience que le problème des
valeurs est…un problème, c’est-à-dire une question qui résiste à la dent du chercheur, qui n’a
aucune réponse évidente et même peut-être aucune réponse imaginable. Cela nous amène à

60
comprendre que le problème des valeurs constitue de ce fait un scandale, celui de l’absence de
tout fondement des valeurs, qui règne depuis la pensée la plus antique jusqu’à la pensée la
plus contemporaine. Il nous faut alors nous laisser saisir par l’interpellation provocante des
doctrines axiologiques extrêmes. Enfin, le chercheur est à même d’adopter l’état d’âme requis
pour aborder l’étude de l’axiologie, qui consiste en une suspension de tous les jugements de
valeur.
Tel est l’itinéraire spirituel que nous allons décrire, en en reprenant chacun des
moments en détail.

1/ Comprendre l’absence de fondement des valeurs : l’échec des


méthodes usuelles

L’idée que nous cherchons à défendre consiste dans une négation radicale, celle de
tout fondement actuel des valeurs. Si, comme nous le soutenons, les valeurs ne sont pas
fondées, cela signifie qu’il ne nous est pas pour l’instant possible de montrer que ce qui a pour
nous une valeur positive en ait réellement une, ou à l’inverse que ce qui n’a pour nous aucune
valeur en soit réellement dépourvu. Autrement dit : il nous serait impossible de montrer que
ce que nous aimons soit réellement digne d’amour, ni même que ce que nous méprisons
profondément soit méprisable.
Cet échec, s’il est réel, surgit, à ce qu’il nous semble, de la conjonction de trois
phénomènes profonds.
Tout d’abord, comme nous avons essayé de le montrer précédemment, le problème des
valeurs a été mal posé puisque le concept de valeur a été confondu avec celui de bien, de fin,
etc. De ce fait on répond à une toute autre question : on cherchera quelle est notre fin
suprême, on déterminera la nature de ce qui est le plus utile à l’homme, mais jamais on ne
déterminera ce qu’est la plus grande valeur : on ne peut répondre à un problème mal posé.
Ensuite, il nous faut nous demander où dans le champ du savoir une telle connaissance
(celle du fondement des valeurs) viendrait se déployer, puisque la discipline qui a pour charge
un tel problème à résoudre, l’axiologie, semble n’avoir pas encore d’existence. Comment
pourrait-on résoudre le problème des valeurs si l’axiologie n’existe pas ? En général, il paraît
difficile, sinon impossible, de trouver la solution d’un problème tant que la discipline qui l’a
pour objet d’étude n’a pas été élaborée. Si l’on prétendait le contraire, c’est comme si l’on
pensait qu’il soit possible de répondre à la question : « quelle est la somme des angles d’un

61
triangle droit ? » avant même l’invention des mathématiques, ou encore de déterminer la
température de la fusion de l’or avant que l’on ait inventé la métallurgie, le thermomètre pour
mesurer cette température, ni même la chimie.
Or l’axiologie jusqu’à présent n’a été, si nous ne nous trompons pas, qu’une discipline
fantôme dont on ne rencontre que rarement le nom, sans qu’il englobe un quelconque
contenu ; de ce fait, le problème des valeurs n’a pu recevoir de solution.
Enfin, si les valeurs n’ont pu être fondées, c’est peut-être parce que les méthodes
qu’on a utilisées jusqu’ici pour un tel travail se sont révélées inopérantes. C’est ce point-ci
que nous aimerions examiner en profondeur.

1) l’utilisation de méthodes non thématisées explicitement pour fonder les valeurs


Bien que l’axiologie ne se soit pas déployée comme une discipline autonome, il
semble évident que l’interrogation sur les valeurs s’est opérée naturellement dans l’esprit de la
plupart des hommes, en utilisant peut-être même des méthodes pour déterminer ce qui a une
valeur ou ce qui n’en a pas. Ce que ces méthodes ont de particulier, c’est qu’elles n’ont pas, à
ce qu’il nous semble, fait l’objet d’une conceptualisation explicite par ceux qui l’utilisaient,
mais ont été plutôt utilisées de manière inconsciente, comme si elles allaient de soi ; de ce fait,
elles se rencontrent partout et nulle part. Elles auraient été, alors, utilisées à la fois par le sens
commun, la doxa, mais aussi par certains philosophes, pour la plus grande part ceux qui ont
porté leur réflexion sur la question du souverain bien ou des valeurs. C’est à l’exposé et
l’examen rapide de ces méthodes que nous avons cru possible d’identifier que nous nous
proposons maintenant de nous livrer.

2) l’échec de la méthode qualitative


La méthode qualitative consiste, pour fonder la valeur d’un objet, à identifier et
montrer une qualité qu’on a trouvée en lui. Prenons un exemple : supposons que l’on essaye
de nous montrer que la « Sonate au clair de lune » de Beethoven a une grande valeur parce
qu’elle institue en l’âme une douceur infinie ; nous avons donc trouvé une qualité dans cette
musique, la qualité « douceur ». Or si l’on regarde bien, nous n’avons pas fait un pas ; nous
n’avons fait que remplacer quelque chose dont la valeur est non-fondée (cette sonate) par
quelque chose dont la valeur est non-fondée (la douceur). Nous demanderons donc : en quoi
la douceur a-t-elle une valeur ? On peut nous répondre : parce qu’elle amène l’homme à la
sérénité, donc au bonheur. Là encore, nous avons identifié une qualité dans ce dont nous

62
cherchions la valeur, qualité dont la valeur n’est toujours pas fondée : le bonheur humain. Si
nous demandons : en quoi le bonheur humain a-t-il une valeur, on pourra nous répondre :
parce que c’est l’être le plus élaboré (le plus complexe) de la Création. Perplexe, nous
interrogerons notre interlocuteur sur ce qui fait la valeur d’ « être complexe », en lui montrant
que parfois ce sont les êtres les plus simples et les plus frêles qui sont préférés.
On voit donc que la méthode qualitative débouche sur une régression à l’infini et ne
peut donc aucunement fonder les valeurs. Nous en avions déjà eu un pressentiment au
chapitre 1, en essayant de montrer que la valeur n’était pas une qualité ; si cette dernière idée
est vérifiée, alors cela ne sert à rien de montrer la présence d’une qualité dans une chose car
alors il restera toujours à prouver la valeur de cette qualité (cela ne serait efficace que si la
qualité était une valeur, car elle porterait toujours par là même une valeur). Lorsque donc nous
rencontrerons quelqu’un qui aime une chose, nous pourrons nous « payer le luxe » de lui
concéder que toutes les qualités sont présentes en cette chose (belle, bonne, indispensable,
enrichissante, etc.), mais à cet homme étonné nous devrons ajouter: « Mais en quoi est-elle
aimable pour autant? ».

3) l’échec de la méthode de l’évidence


Dans cette interrogation sans fin, la recherche des valeurs court évidemment le
risque de se perdre dans la folie. Ce qui fait que la méthode qualitative paraît déboucher
invariablement sur le dogmatisme, c’est-à-dire sur l’affirmation péremptoire que telle ou telle
qualité a évidemment une valeur. L’évidence, de ce fait, apparaît donc comme le critère
ultime de la démarche qualitative. Par exemple on pourrait nous dire : la musique a une valeur
parce qu’elle procure du plaisir à l’homme, et le plaisir a évidemment une valeur.
Que penser de cette démarche, qui fait reposer l’enquête axiologique, en dernier
ressort, sur l’évidence ? Tout d’abord, une telle démarche nie au problème des valeurs
précisément sa nature … de problème. S’il est évident que telle chose ait telle ou telle valeur,
alors il n’y a pas de problème des valeurs, il n’y a qu’une entreprise de clarification et de
classification des jugements axiologiques, dont la vérité est reconnue sans difficultés ; ce n’est
pas leur vérité qui fait problème, mais des détails annexes comme la saisie de leur différence
avec d’autres jugements tels que les jugements logiques. Une telle démarche sera donc celle
du chercheur qui n’aura pas compris que le problème des valeurs est un problème authentique,
qui n’aura jamais douté de ses jugements de valeurs, qui n’aura jamais été tenaillé par
l’angoisse existentielle de la recherche axiologique, qui n’aura jamais vécu ce problème, mais
qui l’aura simplement étudié.

63
Mais plus fondamentalement, cette position ne peut, pensons-nous, être acceptée, à
cause du fait qu’aucune évidence ne semble être reconnue comme telle par les hommes en ce
qui concerne les valeurs. Par exemple il paraît évident que le bien vaut mieux que le mal, le
plaisir que la douleur. Pourtant, pour certains, il est évident qu’il est bon de s’enrichir par
n’importe quel moyen ; l’immoralité a pour Calliclès évidemment plus de valeur que la
justice. D’autre part, il nous semble évident que le plaisir est préférable à l’abstinence : qu’on
interroge les moines ; que l’aventure est préférable à la routine : assiste-t-on pourtant à des
départs en masse pour des expéditions au Népal ? Que la richesse est préférable à la pauvreté :
demandons confirmation à Diogène. Certaines personnes n’accordent aucun intérêt à ce qui
est reconnu par certains comme l’expression ultime de l’être humain : l’art, et n’éprouvent
qu’ennui dans les musées ou les salles d’opéras.
D’après cette perspective, il faut donc admettre qu’il n’y a aucune évidence dans le
domaine des valeurs, que la chose la plus cruelle et la plus absurde sera toujours aimée par au
moins quelqu’un. Le problème des valeurs ne peut être réglé par l’évidence : ce pourquoi
précisément c’est un problème.
C’est là, à notre sens, la vérité essentielle du relativisme, en tant que doctrine
axiologique : aucun jugement de valeur n’est évident. Le relativisme ne nous apparaît pas
comme le mouvement qui a triomphé de l’objectivisme ; mais comme celui qui a révélé
l’inanité de ce genre particulier d’objectivisme qui s’appuyait sur l’évidence. Tel est pour
nous l’apport essentiel du relativisme des valeurs, qui constitue un progrès certain par rapport
à l’objectivisme dogmatique.
Certains sceptiques justifiaient leur méfiance à l’égard de tel ou tel argument en
montrant que l’argument inverse pouvait également être défendu : « Quant au principe par
excellence de la construction sceptique, c’est qu’à tout argument s’oppose un argument égal ;
en effet, il nous semble que c’est à partir de cela que nous cessons de dogmatiser »68. Nous
soutiendrons, pour notre part, qu’à tout jugement de valeur s’oppose pour le moment un
jugement de valeur égal ; et que c’est à partir de cela que nous cessons de dogmatiser en
axiologie.

68
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, livre I, 6

64
4) l’échec de la méthode expérimentale
Une troisième méthode, utilisée sans conceptualisation explicite, peut probablement
être identifiée comme la méthode expérimentale. On pourrait la résumer ainsi : il semble que
l’on puisse trouver la valeur d’une chose en faisant l’expérience, précisément, de cette chose.
Il nous faut interroger l’efficacité de cette seconde méthode : peut-on trouver la valeur des
choses empiriquement ? La méthode à utiliser est-elle la méthode empirique ?
Il nous apparaît tout d’abord que l’expérience peut nous livrer beaucoup
d’enseignements sur la nature d’une chose réellement existante, sur son fonctionnement, sur
son apparence… mais pas sur sa valeur : par exemple, j’ai beau opérer toutes les expériences
possibles et imaginables sur une lampe, la démonter, la soumettre à un courant électrique,
etc… et même la secouer dans tous les sens, il ne semble pas que je puisse trouver sa place
dans la hiérarchie; en revanche, je saurais comment elle fonctionne, de quoi elle est
composée, etc. De même trouverais-je la valeur du corps humain en l’auscultant, en le
disséquant, en l’observant au microscope électronique, etc… ? Non, sans doute. Certes, je
pourrais par l’expérience savoir si tel moteur est plus efficace qu’un autre ; mais cela n’est pas
une hiérarchisation de valeurs, au sens que nous donnons au terme de « valeur » ; être
« efficace » est une qualité, non une valeur (et la question de savoir si la qualité « efficacité »
a réellement une valeur reste ouverte).
De cela on peut peut-être risquer cette affirmation : l’expérience nous renseigne sur la
nature des choses, au mieux sur leurs qualités, mais pas sur leur valeur.
D’autre part, si l’expérience le pouvait, alors elle serait, à ce qu’il semble,
nécessairement faussée. Prenons un exemple: cela reviendrait à chercher si la musique a une
valeur en écoutant un morceau de musique. Or notre conclusion ne serait pas objective, mais
dépendrait de facteurs contingents, hasardeux, et absurdes, comme le choix du morceau de
musique (si nous n’aimons pas ce morceau précisément, nous ne trouverons aucune valeur à
la musique alors que la musique ne se réduit pas à ce morceau), de la qualité de
l’interprétation, etc…
L’expérience me condamne, de plus, à ne rien aimer ou détester tant que je n’en ai pas
fait l’expérience. Pour pouvoir détester le meurtre, il faudrait alors que je fasse l’expérience
du meurtre, c’est-à-dire que je tue quelqu’un, afin d’en découvrir la valeur détestable et de
pouvoir le détester à raison. Mais surtout, il faudrait que je fasse l’expérience de toutes les
choses existantes, avant de pouvoir les aimer ou les détester, ce qui paraît impossible, car il y
a trop de choses, d’une part, pour que j’ai le temps d’en faire l’expérience en une seule vie, et
d’autre part, il y a des choses dont ma condition sociale, géographique, corporelle rend à

65
jamais impossible l’expérience. Je ne pourrai probablement jamais faire l’expérience d’aller
dans l’espace ; je ne pourrai jamais entrer dans certains milieux réservés aux millionnaires,
etc. Enfin, si nous ne pouvons déterminer que la valeur de ce qui est accessible à l’expérience,
c’est-à-dire de ce qui existe, alors nous ne pourrons jamais trouver la valeur de tout objet
métaphysique, de tout ce qui relève du rêve et de l’imaginaire, ou du possible. C’est donc la
valeur d’un nombre infini de choses qui nous échapperait. Aussi, si c’est par l’expérience
qu’on devait accéder à la valeur des choses, alors on traverserait l’existence en aimant un
nombre infiniment petit de choses.

4) l’échec de la méthode hédoniste


Communément, nous utilisons pourtant, semble-t-il, un genre très précis d’expérience
pour déterminer la valeur des choses : celle du plaisir qu’elles procurent. Le postulat est le
suivant : lorsque qu’une chose me procure du plaisir, c’est qu’elle a une valeur, et plus elle me
procure de plaisir, plus elle a de valeur. Par exemple, ce qui me révèlerait que telle musique a
une valeur, c’est le plaisir que je prends à l’écouter.
A cela, peut-être peut-on remarquer simplement trois choses : ce qui procure un grand
plaisir à quelqu’un un jour ne lui en procure plus le jour ou l’année d’après, que d’autre part
ce qui procure un grand plaisir à un homme n’en procure pas du tout à un autre, et qu’enfin
toute chose, même celle qui semble la plus absurde et la plus cruelle (voir son semblable
souffrir, etc…) procure du plaisir à certains hommes.
D’après cette perspective, il apparaît que la méthode hédoniste débouche logiquement
sur deux idées : tout d’abord sur l’idée que les valeurs changent perpétuellement, et qu’un
objet peut perdre la valeur qu’il possédait un moment avant. D’autre part sur l’idée que
comme tout peut donner du plaisir, tout a une valeur, y compris ce qui semble absurde ou
cruel. Tout devrait donner du plaisir, mais l’homme à cause de principes ineptes se rend sourd
à ces plaisirs là, et la sagesse consiste à s’affranchir de toute règle morale et logique pour se
baigner dans le fleuve du plaisir et se laisser porter là où il voudra bien nous emmener. Nous
appellerons « éclectique » cette conception qui affirme que toute chose –même la violence et
la cruauté- a une valeur.
La conception hédoniste ne nous semble pas pouvoir être acceptée, car elle permet
pour nous simplement de répondre à la question de ce qui est bon pour l’homme. A cette
question, on peut répondre en cherchant ce qui nous procure du plaisir ; mais à notre problème
des valeurs, on ne peut utiliser le concept de plaisir sans faire ce présupposé dogmatique : ce

66
qui a une valeur ne peut qu’être bon pour l’homme. Comme on l’a vu au chapitre 2 dans notre
analyse d’Aristote, il n’est pas possible d’introduire un postulat anthropocentriste au début de
notre enquête, mais ne peut à la rigueur que constituer sa conclusion.

5) l’échec de la méthode d’autorité

On peut, pour terminer, essayer d’identifier une dernière méthode utilisée par la doxa
pour tenter de fonder la valeur des choses : l’interrogation des spécialistes.
Si nous voulons trouver la valeur de la musique, pourquoi ne pas la demander au
spécialiste de la musique, c’est-à-dire au musicien? Si nous voulons trouver la valeur de la
peinture, pourquoi ne pas la demander au peintre? Les spécialistes, qui ont passé des années
avec l’objet de leur amour, semblent être les mieux à même de nous révéler leur valeur
Cette idée intéressante nous semble présenter deux failles : tout d’abord, tout ce
qu’apprend le spécialiste d’une chose, c’est à la réaliser. Oui, le danseur professionnel saura
mieux danser mieux que nous, et c’est d’ailleurs cela qu’il aura appris pendant ses longues
années d’entraînement. Mais probablement n’en saura-t-il pas plus que nous sur la valeur de
la danse elle-même. En effet, la supériorité du spécialiste sur nous autres, simples amateurs,
c’est qu’il est plus expérimenté: il a plus d’expérience de la chose que nous; ce pourquoi on
pense que lui seul peut trouver sa valeur. Or ce que nous venons de suggérer, c’est qu’on ne
peut trouver la valeur d’une chose par l’expérience. Apparaît que cette méthode
d’interrogation des spécialistes n’est qu’une forme particulière de la méthode empirique.
D’autre part, à un spécialiste qui insisterait, par exemple un peintre, qui clamerait qu’il
est seul à pouvoir trouver la valeur de la peinture, nous lui ferons la réponse qu’un de ses
semblables, Apelle, peintre de l’Antiquité, fit à un cordonnier. Ce cordonnier, spécialiste des
chaussures, se moquait des sandales qu’Apelle avait représenté sur une de ses toiles: le peintre
repeignit les sandales, mais lorsque le cordonnier revint le lendemain et se mit à critiquer le
reste du tableau: « Cordonnier, pas plus haut que la chaussure » lui dit-il. Or nous, nous
répondrons à ce peintre qui prétendrait être, en tant que spécialiste, seul à même de trouver la
valeur de la peinture : « Peintre, pas plus haut que le pinceau » et nous lui suggèrerons,
puisqu’il accorde au spécialiste l’autorité suprême pour juger de sa discipline, de laisser parler
le spécialiste des valeurs, s’il en existait un, à savoir l’axiologue.

L’échec de ces cinq méthodes successives, méthodes utilisées, à ce qu’il nous semble,
sans conceptualisation explicite, par l’opinion commune ou certains philosophes, peut peut-

67
être nous amener à conclure : les valeurs ne sont pas fondées, parce que les tentatives faites en
ce sens ont toujours pris la forme de l’une ou l’autre de ces méthodes, et ce phénomène de la
plus haute importance qu’est la non-fondation des valeurs, a pris ses racines depuis la pensée
la plus antique jusqu’à la pensée la plus contemporaine.
Le chercheur qui admet ce fait peut alors le prendre pour objet de ses méditations, et
tenter de déterminer quelles en peuvent être les conséquences. Si les valeurs ne sont pas
fondées, quel comportement existentiel faut-il dès lors adopter ?

2/ S’ouvrir aux positions axiologiques extrêmes

S’il est vrai qu’il n’est plus possible de rejeter telle ou telle position axiologique, les
valeurs étant non-fondées, le meilleur parti est alors probablement de se mettre à leur écoute ;
c’est là de toute façon, la seule possibilité qui nous reste pour l’instant. Il s’agit d’écouter et
de se rendre compte de l’activité qui règne dans le champ axiologique, c’est-à-dire
d’examiner les jugements de valeur opérés quotidiennement par l’homme.
Or ce qui nous apparaît tout d’abord, c’est qu’il règne dans le champ axiologique une
intense activité, c’est-à-dire qu’une très grande quantité de jugements de valeurs ont été et
sont formulés chaque jour. Ce qui nous semble décisif ensuite, c’est le caractère surprenant de
leur contenu ; autrement dit, le fait que toutes les choses, y compris les plus absurdes et les
plus cruelles, ont été considérées par au moins quelques hommes comme ayant une valeur.
Nous saisissons alors que nos propres jugements de valeur ne représentent qu’une
fraction insignifiante des jugements axiologiques possibles et naît en nous l’envie de
découvrir ces positions axiologiques surprenantes que nous n’avions peut-être pas même
imaginées auparavant.
C’est à l’examen de certaines de ces positions axiologiques que nous nous proposons
maintenant de passer ; ce sont des positions axiologiques extrêmes, ou limites, car il nous
semble que les positions limites sont les plus éclairantes, lorsqu’il s’agit de faire le tour d’un
sujet.

1) le nihilisme

a) un terme fourre-tout

68
Il s’agit d’entendre l’interpellation du nihiliste, dont le scandale doit être porté à la
conscience. La question se pose : qu’est un nihiliste et qu’a-t-il à nous dire ?
Le nihilisme est en effet quelque fois invoqué comme « le courant de pensée » dont l’étude
des valeurs aurait à triompher. Une interrogation se fait jour en nous : avant de chercher à
l’abattre, ne faudrait-il pas entendre ce que le nihilisme nous dit, identifier ce qu’est un
nihiliste et nous laisser nous donner le scandale de son idée ? En effet, nous suspectons que,
faute d’une telle écoute, l’opposition au nihilisme a jusqu’alors manqué son objet.
Comment allons-nous procéder pour cerner ce que peut être le nihilisme ? Nous
pouvons, tout d’abord, dans une perspective généalogique, étudier l’histoire du nihilisme
comme mouvement politique et intellectuel. Ainsi, nous remarquons tout d’abord
qu’historiquement, le mot n’apparaît qu’en 1761 dans un sens religieux, en 1793 dans un
sens politique, et en 1800 sous la plume de Hegel, dans un sens métaphysique. Pourtant, il n’a
été véritablement lancé qu’en 1862 par Tourgueniev dans son roman Père et Fils, même si
Nadejdine aurait employé le mot dès 183069. Ce mot sert progressivement à désigner les
terroristes désespérés, défendus par Tchernychevsky dans Que faire ? en 1862, qui
commettent des attentats contre le tsar. Ceux-ci se déchaînent après le congrès de Berlin
(1878) : le tsar échappe à deux attentats, mais succombe au troisième (1881), ce qui déclenche
beaucoup d’émotion en Europe.
Le terme est alors attribué au pessimisme allemand dont la tête de file n’est autre que
Schopenhauer. Le succès de la philosophie de Schopenhauer ainsi que les attentats propulse le
nihilisme au premier rang des termes en vogue. Aussi en Allemagne comme en Europe
s’ouvre un large débat sur la caractérisation du pessimisme. Nietzsche lui-même en tant que
disciple de Schopenhauer dans ses premières œuvres, était rangé publiquement dans le camp
du « nihilisme » Ainsi Zöckler, dans son Histoire des relations entre théologie et science
qualifie Nietzsche de « pessimiste nihiliste ». Nietzsche lui-même accuse le christianisme, le
bouddhisme, ainsi que les pensées de Socrate, Platon, et Schopenhauer de relever du
nihilisme.
La question s’est alors posée : le nihilisme n’existait-il pas avant que le terme en soit
créé ? B. Saint-Sernin voit pour sa part le nihilisme contenu dans la doctrine de l’inexistence
indienne (la nãstitva), mais également dans le scepticisme grec : « même si de fait, il est
artificiel et historiquement contestable d’appliquer un terme moderne à une école
philosophique antique, il est cependant utile, pour comprendre le nihilisme en tant que type

69
Cf, Dictionnaire d’Ethique et de Philosophie morale, article « nihilisme »

69
idéal, de considérer la figure de Pyrrhon. A ne prendre en compte que le domaine des idées,
le scepticisme antique constitue en effet, sinon un nihilisme, du moins une doctrine qui
rassemble la plupart des arguments critiques dont se serviront les nihilistes »70. Il voit enfin
également dans l’expérience de « la nuit obscure » des grands mystiques un genre de
nihilisme chrétien.
On le voit : cette investigation historique ne nous renseigne pas vraiment sur le sens du
concept de nihilisme. Ce que nous voyons, c’est tout d’abord que beaucoup de doctrines, qui
semblent n’avoir pas grand-chose en commun, sont qualifiées de nihilistes. Le sens initial,
historique, du nihilisme, mélange pêle-mêle son sens religieux, politique, philosophique,
moral… Il s’agit là, finalement, peut-être d’un concept fourre-tout.
Ce que nous voyons ensuite, c’est que ces doctrines ne se sont guère désignées elles-
mêmes comme relevant du nihilisme (ce serait une absurdité pour un chrétien que de se dire
nihiliste), mais que c’est là un anathème qui est lancé par un auteur sur une doctrine
concurrente. C’est-à-dire : il ne semble pas y avoir, réellement, de manifeste du nihilisme,
dans lequel le sens de cette doctrine serait précisé et de laquelle on se réclamerait. Il apparaît
alors étrange d’accorder quelque crédit à une notion dont personne ou presque ne se réclame,
et qui est utilisé comme une insulte plutôt que comme une notion ayant une réelle consistance.
Enfin, les définitions que nous venons d’évoquer du nihilisme n’en font pas un
concept consistant, mais le ramènent toutes à d’autres doctrines, dont le sens est beaucoup
plus clair : christianisme, pessimisme, scepticisme… on se demande alors ce que le terme de
nihilisme apporte réellement comme contenu de signification supplémentaire, et s’il ne
s’agirait pas, là encore, d’une coquille vide sans signification propre.
C’est l’examen de cette assimilation du nihilisme au pessimisme et au scepticisme que
nous nous proposons maintenant d’examiner, pour tâcher de saisir si elle a une quelconque
légitimité.

b) l’assimilation du nihilisme à un genre de pessimisme

C’est Nietzsche qui nous semble opérer, dans son étude fondamentale du phénomène
du nihilisme, l’assimilation de ce dernier au pessimisme. Par pessimisme, nous entendrons la
doctrine axiologique qui affirme que rien de ce qui est considéré comme ayant une valeur

70
Ibid.

70
n’en a réellement une, et qui s’abîme dans le sentiment de la tristesse, du mal-être, et peut-être
du suicide.
En fait, Nietzsche aborde explicitement le problème du rapport entre ces deux
positions : il fait tout d’abord de l’une un moment essentiel de l’autre : « le pessimisme
comme première forme du nihilisme »71. Cette idée se fonde sur deux arguments.
Ce sont tout d’abord les sentiments classiques du pessimisme, tels que nous venons de
les indiquer, que le nihilisme provoque. En tout premier lieu, la lassitude –tout est vain- :
« La vision de l’homme n’est plus que fatigue –qu’est aujourd’hui le nihilisme, sinon cela ?
Nous sommes fatigués de l’homme… »72.
En second lieu, le suicide pur et simple : « Le nihilisme n’est pas seulement […] la
croyance que tout mérite de disparaître : on met la main à l’œuvre, on disparaît…
L’anéantissement par la main seconde l’anéantissement par le jugement »73.
D’autre part, Nietzsche identifie trois causes de la formation du nihilisme en l’homme,
qui toutes renvoient au pessimisme. Tout d’abord, à la prise de conscience que l’univers n’a
aucun sens : « C’est alors qu’on conçoit qu’avec le devenir rien n’est visé, rien n’est
atteint… »74 qui amène à une « prise de conscience d’un long gaspillage de force, tourment
de l’inutilité de tout (« die Qual des Umsonst ») »75. Dans un second temps, l’homme cesse de
croire que la multiplicité, ou plutôt le chaos des étants, peut se subsumer sous une unité par
laquelle l’homme peut retrouver un certain lien au Tout, par lequel il trouverait une certaine
valeur : « Fondamentalement, l’homme a perdu foi en sa valeur si à travers lui n’agit pas un
tout doué d’une valeur infinie : c’est dire qu’il a conçu une unité de cette sorte afin de
pouvoir croire à sa propre valeur »76. Enfin, se produit la compréhension que ce que
l’homme prenait pour la vérité, ce qu’il considérait comme le monde vrai, ne sont que
fictions. C’est alors la dissolution des trois catégories sur lesquelles repose pour l’homme
toute valeur, selon Nietzsche, but, unité et vérité, que toute valeur se dissout également et que
l’homme devient nihiliste : « Le sentiment de l’absence de valeur a été atteint lorsqu’on a
compris que le caractère global de l’existence ne devait être interprété ni avec le concept de
« finalité », ni avec le concept d’ « unité », ni avec le concept de « vérité »[…] Bref, les
catégories de « finalité », d’ « unité », d’« être » avec lesquelles nous avons établi une valeur

71
Le Nihilisme européen, 9, p.35
72
Généalogie de la morale, 12
73
Le nihilisme européen, 24, p. 43
74
Ibid, 12 A, p.36
75
Ibid.
76
Ibid., p.37

71
au monde se détachent de nous –dès lors le monde paraît sans valeur… »77. Cela amène
l’homme à formuler cette interrogation terrible : « La question du nihilisme : « à quoi
bon ? »78.

On le voit, le nihilisme est assimilé à un pessimisme, et finalement, on ne voit plus trop en


quoi ces doctrines sont distinctes : le nihilisme ne serait rien d’autre qu’un nom sans
signification propre, il faudrait parler tout simplement de pessimisme. Nietzsche semble avoir
la conclusion inverse : « le pessimisme n’est pas un problème mais un symptôme, son nom
devrait être remplacé par celui de nihilisme »79 mais en fait cela revient au même : cela
revient à conférer au nihilisme le contenu de sens du pessimisme, parce que le premier n’en a
pas, dans l’usage qu’en fait Nietzsche.

c) l’assimilation du nihilisme à un genre de scepticisme


Cette assimilation du nihilisme au scepticisme n’est certainement pas le fait de
Nietzsche, pour lequel ce dernier ne relève pas d’une maladie, mais au contraire d’une force
de la volonté et de la pensée. Le scepticisme est symbole de force, en tant déjà qu’il incarne
l’honnêteté de la pensée : « je mets à part quelques sceptiques, type même de l’honnêteté dans
l’histoire de la philosophie »80. Mais surtout, le scepticisme est synonyme de force d’âme, car
il ne se laisse pas enfermer dans une croyance, alors que le besoin de croyance, comme tout
besoin, est synonyme de faiblesse : « Les grands esprits sont des sceptiques. Zarathoustra est
un sceptique. La force, la liberté puisées dans la vigueur et la sève débordante de l’esprit se
signalent par le scepticisme. Quand il s’agit de ce qui touche aux principes de valeur et de
non-valeur, les hommes à conviction n’entrent pas du tout en ligne de compte. Les convictions
sont des prisons. […] Le besoin de foi, de quelque absolu dans l’affirmation et la négation,
est un besoin de la faiblesse. L’homme de la croyance, le croyant de toute sorte, est
nécessairement un homme dépendant, un homme incapable de se prendre lui-même pour fin,
de se fixer spontanément quelque fin que ce soit »81.

77
Ibid.
78
Ibid, 20, p. 41
79
Ibid., 38, p.51
80
L’Antéchrist, 12
81
L’Antéchrist, 54

72
Le scepticisme auquel Nietzsche pense ici est peut-être celui de Montaigne, avec
lequel il semble avoir de profondes affinités intellectuelles82. On sait que, le jour de Noël
1870, Nietzsche reçut des mains de Cosima Wagner les Essais de Montaigne. Il déclare, à
plusieurs reprises, qu’il en revient « continuellement à un petit nombre de vieux Français », et
qu’il « a quelque chose de la pétulance de Montaigne dans l’esprit, et qui sait ? peut-être
dans le corps ». Comme Montaigne qui se voit « toujours en apprentissage et en espreuve »83,
Nietzsche réclame pour lui « la dangereuse prérogative de pouvoir vivre dorénavant par
essai, et de s’offrir à l’aventure »84.
En fait, ce qui rapproche nihilisme et scepticisme, et paraît les rendre assimilables l’un
à l’autre par certains auteurs (comme, on l’a vu, B.de Saint-Sernin) c’est le rejet radical du
monde auxquels ils semblent amener l’un et l’autre. C’est ce point commun que nous
retiendrons comme justification de leur rapprochement.

d) critique de cette confusion du nihilisme avec le pessimisme et le scepticisme

Ces difficultés n’apparaissent peut-être que parce que nous avons assimilé le sens
authentique du nihilisme avec son sens historique. Or nous voyons que celui-ci fluctue, et
qu’il est attribué à des doctrines qui ne relèvent éventuellement pas du nihilisme. Autrement
dit, on cherche ce qu’est le nihilisme à partir d’une étude des exemples de ce que l’on
considère comme nihiliste, sans que l’on en soit sûr. Le cercle vicieux logique est évident.
Nous préfèrerons de ce fait, pour notre part, une autre méthode. Nous écarterons les
exemples prétendus de nihilisme, puisque nous ne sommes pas sûr qu’ils en relèvent
réellement. Ainsi nous ne chercherons pas la signification du nihilisme à partir de l’étude du
pessimisme, ou du christianisme, etc. Le problème apparaît alors : à partir de quoi pouvons-
nous chercher la signification du nihilisme, maintenant que nous nous sommes privés,
semble-t-il des seuls moyens de saisir celle-ci ?
En fait, nous interrogerons le nihilisme à partir de la seule chose que nous possédons
de lui, que nous savons de lui : son nom : « nihilisme »
Que désigne proprement le « Nihil », le « rien » que véhicule le nihilisme en son nom
même ? Qu’est le « rien » de l’homme du « rien » ? Nous pensons qu’il est celui de la

82
Cf l’analyse de N. Panichi, revue Noésis, n°10, 2006, p.93-112
83
Essais, II, 2, 805 B
84
Humain, trop humain, Préface, §4

73
proposition suivante : « en fait, si l’on saisit la réalité des choses, rien n’a de valeur,
réellement, objectivement ».
A partir de cette définition initiale, que véhicule en son nom même le nihilisme, nous
pouvons utiliser le principe selon lequel un concept n’a réellement un sens que s’il se
distingue des autres concepts voisins. Au lieu donc de l’assimiler directement au scepticisme,
au pessimisme, au christianisme, ce qui au lieu d’enrichir sa signification, le ferait disparaître,
nous allons donc chercher au contraire s’il peut se distinguer de toutes ces doctrines.
On peut définir le pessimisme comme la doctrine axiologique qui considère que la vie,
le monde, les choses, n’ont aucune valeur et qui rentre alors sous le mode d’être de la
tristesse, du ressentiment, du suicide. On s’aperçoit alors de la différence radicale du
pessimisme et du nihilisme : si en effet le nihilisme prétend bien que la vie, le monde, les
choses, n’ont aucune valeur en réalité, il prétend de la même manière que la mort, la tristesse,
le ressentiment, le néant, n’ont aucune valeur réelle non plus. En effet, en tant que « contenus
de sens », la mort, la tristesse connaissent le sort qu’inflige le nihiliste à tous les contenus de
sens : la privation de toute valeur réelle. Cette distinction paraît, il faut en convenir, purement
formelle, voire sophistique : c’est couper les cheveux en quatre, semble-t-il. Or nous pensons
qu’elle entraîne avec elle une grande conséquence : le nihilisme n’est pas un pessimisme.
En effet, le pessimisme est cette doctrine qui considère que la tristesse ou la mort ont
une grande valeur, en tant par exemple qu’elles sont les seules attitudes authentiques du sage
(même si cette doctrine ne le dit pas aussi explicitement que ça, sans employer textuellement
le concept de valeur). En tant que tel il fait partie de ces pensées qui « accordent encore une
valeur à quelque chose ». Mais le nihiliste présente lui cette spécificité d’être l’unique homme
qui n’accorde de valeur à rien, à aucun contenu de sens. Il accorde un sens, une vérité, aux
choses, aux concepts, mais aucune valeur. Il se situe donc sur un sol radicalement différent,
qu’il s’agit de penser. On remarque d’ailleurs que le nihilisme, tel que le présente Nietzsche,
n’est pas un nihilisme authentique, mais un pessimisme classique, puisque l’auteur nous dit
que c’est en remarquant que ses trois idéaux –but, unité, vérité- ne sont pas incarnés dans le
monde réel que le « nihiliste » en vient à désespérer du monde. C’est à partir de son idéal que
le « nihiliste » condamne le monde, ce qui fait que Nietzsche nous dresse le portrait d’un
nihiliste qui a des idéaux –véritable contradiction en soi-, c’est-à-dire qui accorde encore une
valeur (et la plus grande !) à plusieurs choses. Cette conception dénuée de sens d’un nihilisme
idéaliste se retrouve ici : « Le nihiliste philosophe est dans la conviction que tout ce qui arrive

74
est absurde et vain ; et il ne devrait rien y avoir d’absurde ni de vain. Mais d’où vient ce : il
ne devrait ?»85.
On voit donc en quoi le pessimisme et le nihilisme ne peuvent en rien être confondus,
et forment deux positions axiologiques consistantes : alors que le nihilisme est négation de la
valeur de tout contenu de sens=X, le pessimisme accorde une valeur à certaines actions,
pensées, et l’origine de ses sentiments douloureux et pensées négatives peut même être… un
idéal.

D’autre part, une seconde question se pose : le nihilisme dont la puissance de négation
affecte toute chose ne s’apparente-t-il pas au scepticisme, n’est-il pas un genre de
scepticisme ? Là encore, nous pensons incommensurables ces deux pensées. Le scepticisme
doute de la possibilité de la vérité. Mais le nihilisme fait porter sa griffe non sur la notion de
vérité, mais sur la notion de valeur.
D’autre part, et c’est là le plus important, le sceptique ne fait que douter. Il admet
qu’il est possible soit que la vérité est atteignable, soit qu’elle est inatteignable. Par l’épochè,
il ne prend plus position, c’est-à-dire ne juge plus, n’affirme plus. Au contraire, le nihilisme
affirme haut et fort que rien n’a de valeur. Il est tout entier certitude. Il se prétend
connaissance.
On le voit donc : le nihilisme est une pensée irréductible au pessimisme et au
scepticisme, confusion dont nous suspectons qu’elle est constitutive de la pensée moderne.
C’est là un mode de pensée dont il faut saisir la spécificité en elle-même.
Une fois le nihilisme mieux identifié en son aspect théorique, on s’aperçoit alors qu’il
est un philosophe qui a été explicitement nihiliste, ou du moins a explicitement affiché la
position nihiliste. C’est-à-dire : il existe dans l’histoire de la philosophie un Manifeste du
nihilisme, et nous pouvons le comprendre pour tel, maintenant que nous avons un meilleur
aperçu de ce qu’est le nihilisme.
Chose étonnante, peut-être extraordinaire, nous le rencontrons au tout début de
l’émergence de la philosophie comme mode de pensée et mode d’être : il s’agit du premier
philosophe, Thalès. Voila ce que l’on trouve en effet dans un fragment : « la mort, disait-il,
n’est pas différente de la vie. -Mais toi, lui dit quelqu’un, pourquoi ne meurs-tu pas ? -Parce
que, répondit-il, il n’y a aucune différence »86Si l’on admet que ce n’est pas seulement une
identité d’essence entre la vie et la mort que Thalès veut signifier, mais aussi une égalité de

85
Le Nihilisme européen, 36, p. 49
86
Les écoles présocratiques, Gallimard, 1991, 35, p.16

75
valeur, alors qu’en déduire ? Non pas que Thalès était nihiliste. Cela nous ne le savons pas,
peut-être lui ferions-nous l’injustice de lui prêter une pensée qu’il n’a pas eu, commettant un
anachronisme. Mais que Thalès exprime de manière particulièrement claire ce qui pourrait
être un dialogue avec un authentique nihiliste ; celui-ci ne répondrait autre chose que ce que
répond Thalès.
On retrouve cela également cette idée chez Cioran, lequel affiche parfois, au milieu de
rêveries pessimistes classiques, par exemple : « Ne ferais-je pas mieux d’enterrer mes larmes
dans le sable au bord de la mer, dans une solitude absolue ? Mais je n’ai jamais pleuré, car
les larmes se sont transformées en pensées aussi amères que les larmes »87 des réflexions
authentiquement nihilistes, par exemple : « Bien que la vie me soit un supplice, je ne puis y
renoncer, car je ne crois pas à l’absolu des valeurs au nom desquelles je me sacrifierais.
Pour être sincère, je devrais dire que je ne sais pourquoi je vis, ni pourquoi je ne cesse pas de
vivre […] Plus rien ne devrait m’intéresser ; le problème de la mort lui-même devrait me
paraître ridicule ; la souffrance –stérile et limitée ; le désespoir –mineur et partiel ; l’éternité
–un mot creux ; l’expérience du néant –une illusion ; la fatalité –une blague... »88. Cioran a
donc conscience que les solutions traditionnelles du pessimisme, le désespoir, les larmes, ne
lui sont d’aucun secours, car ce serait leur conférer une valeur, et que la position axiologique
qu’il défend le lui interdit. Il sent obscurément qu’il relève d’une toute autre sphère que le
pessimisme classique, et les mots lui manque pour exprimer la radicalité de la position qu’il a
atteint : « Je ne sais pas si je suis désespéré, car l’absence de tout espoir n’est pas forcément
le désespoir. Aucun qualificatif ne saurait m’atteindre, car je n’ai plus rien à perdre. Et dire
que j’ai tout perdu à l’heure où autour de moi tout s’éveille. Comme je suis loin de tout ! »89.
Il parvient magnifiquement, à un moment, à relier, dans une même sentence, le
contenu du nihilisme et la conscience de sa radicalité : « Pourquoi je ne me suicide pas ?
Parce que la mort me dégoûte autant que la vie. Je sens monter en moi un grondement sans
précédent, et je me demande pourquoi je n’explose pas, pour anéantir ce monde, que
j’engloutirais dans mon néant. Je me sens l’être le plus terrible qui ait jamais existé dans
l’histoire, une brute apocalyptique débordant de flammes et de ténèbres. Mon symbole est la
mort de la lumière et la flamme de la mort. En moi toute étincelle s’éteint pour renaître
tonnerre et éclair. Les ténèbres elles-mêmes ne brûlent-elles pas en moi ? »90.

87
Sur les cimes du désespoir in Œuvres, trad. A. Vornic, C. Frémont, p. 42
88
Ibid.
89
Ibid., p. 51-52
90
Ibid., p. 56

76
Ces deux penseurs, Thalès, et Cioran, en nous montrant ainsi ce à quoi pourrait
ressembler un nihilisme authentique, nous rendent sensible à un problème, qui nous plonge
dans la plus grande perplexité.
Se pose en effet la question : comment vit concrètement un nihiliste ? Quel genre de
praxis dérive logiquement de la théorie « rien n’a réellement, objectivement, de valeur » ? Il y
a là mystère, puisque n’étant pas un pessimiste, ne prêtant pas de valeur à la mort, le nihiliste
n’a pas envie de se tuer, n’est pas suicidaire. D’autre part, n’étant pas sceptique, l’ataraxie,
l’impassibilité, l’insensibilité consécutive à l’épochè, n’est pas son mode d’être authentique.
On voit donc combien est intenable cette proposition nietzschéenne : « la pitié, c’est la
pratique du nihilisme »91) ainsi que de ce fait, l’assimilation du christianisme à un nihilisme ;
on peut en revanche peut-être assimiler celui-ci à un pessimisme. L’enjeu réel de la pensée
nietzschéenne nous apparaît alors maintenant peut-être plus comme une tentative de lutter
contre le pessimisme que contre le nihilisme : « Je suis heureux de constater que les hommes
se refusent absolument à concevoir l’idée de la mort et j’aimerais bien contribuer à leur
rendre encore cent fois plus dignes d’être pensée l’idée de la vie ! »92. Or la réfutation du
nihilisme ne peut être identique à celle que propose malicieusement Nietzsche du pessimisme,
« Voici un conseil pour messieurs les pessimistes et autres décadents [qu’ils se suicident] Le
pessimisme pur ne se démontre que par la réfutation que messieurs les pessimistes font d’eux-
mêmes »93, puisque le nihilisme se refuse à accorder à la mort une valeur.
Quoi qu’il en soit, Thalès et Cioran nous permettent donc de soulever la question : que
fait concrètement un homme qui refuse à la fois la vie et la mort comme « objets de valeur » ?
Ce n’est qu’ultérieurement que nous pourrons répondre à ce problème. Pour l’instant,
nous nous sommes contenté de déterminer que le nihilisme est bien une doctrine axiologique
consistante, irréductible aux doctrines voisines avec lesquelles on les confondait
fréquemment. On comprend alors que la plupart des mouvements ou des doctrines qui ont été
considérées comme nihilistes (les nihilistes russes, la pensée de Schopenhauer, christianisme,
bouddhisme…) ne le sont pas réellement et on peut même douter que cette position
axiologique ait été soutenue –en sa radicalité- par un auteur quelconque. En cela, nul
paradoxe. Il est normal, si nous rejetons l’idée que le sens authentique du nihilisme serait son
sens historique, que nous examinions de manière critique les nihilistes affirmés comme tels,
pour voir s’ils sont à la hauteur de la doctrine axiologique dont ils se réclament, une fois que

91
Antéchrist, §7
92
Le Gai Savoir, IV, §278
93
Le Crépuscule des idoles, 36

77
l’on a déterminé logiquement –et non historiquement-, le sens de celle-ci. De même qu’on
peut se proclamer poète sans en être un réellement, de même qu’on peut se proclamer peintre
alors qu’on n’est qu’un barbouilleur, on peut se prétendre nihiliste, alors même qu’on attribue
une valeur à certaines actions, comme poser des bombes et commettre des attentats contre le
tsar, comportement qui dénote par ailleurs un idéal.
Quoi qu’il en soit, nous pouvons maintenant exposer au chercheur cette position
axiologique extrême, pour qu’il se laisse saisir par le scandale qu’elle recèle : « en réalité, rien
n’a de valeur ».

2) autres positions axiologiques extrêmes

On peut imaginer une autre doctrine axiologique extrême, qui, à l’opposé du nihilisme,
soutiendrait que « tout a une valeur ». Nous nous proposons d’appeler « Eclectisme » une
telle doctrine.
Cette position consiste à affirmer que toute chose a une valeur, y compris celles qui
semblent présenter des défauts ou des imperfections. En fait, même les choses qui sont
communément haïes ou méprisées des hommes (comme le mal, la souffrance,…) ont une
grande valeur.
Cette doctrine axiologique paraît se retrouver dans certaines idées fondatrices du
stoïcisme. Le stoïcisme n’est évidemment pas réductible à l’éclectisme, mais nous nous
risquons à soutenir que certains textes fondamentaux du stoïcisme illustrent de manière
particulièrement éclatante cette doctrine axiologique.
Par exemple ce texte : « les accidents mêmes qui s’ajoutent aux productions naturelles
ont quelque chose de gracieux et de séduisant. Le pain, par exemple, en cuisant par endroits
se fendille et ces fentes ainsi formées et qui se produisent en quelque façon à l’encontre de
l’art du boulanger, ont un certain agrément et excitent particulièrement l’appétit. De même,
les figues, lorsqu’elles sont tout à fait mûres, s’entrouvrent ; et dans les olives qui tombent
des arbres, le fruit qui va pourrir prend un éclat particulier. Et les épis qui penchent vers la
terre, la peau du front du lion, l’écume qui s’échappe de la gueule des sangliers, et beaucoup
d’autres choses, si on les envisage isolément, sont loin d’être belles, et pourtant, par le fait
qu’elles accompagnent les œuvres de la nature, elles contribuent à les embellir et deviennent
attrayantes. Aussi, un homme qui aurait le sentiment et l’intelligence profonde de ce qui se

78
passe dans le Tout, ne trouverait pour ainsi dire presque rien […] qui ne comporte un certain
charme particulier »94.
Cette idée stoïcienne d’une valeur absolue du monde, y compris en ses parties qui
nous semblent à tort imparfaites, se rapproche comme on le voit de l’idée fondamentale de
l’éclectisme : tout a une valeur.
Elle amène le sage stoïcien à subir avec sérénité tout ce qui lui arrive, y compris les
événements les plus désastreux, car ceux-ci font partie de ce monde pour lequel il s’embrase,
et qu’il chante : « Tout me convient de ce qui te convient, ô Monde ! […]
Tout est fruit pour moi de ce que produisent tes saisons, ô Nature ! »95.

Le monde, le grand Tout, a une valeur absolue car il est cosmos et non chaos, principe
d’ordre, d’harmonie, et de rationalité. Les événements ne s’y déroulent pas au hasard, mais
tout arrive selon les lois de la plus pure nécessité : « Quoi que ce soit qui t’arrive, cela t’était
préparé de toute éternité, et l’enchaînement des causes avait filé ensemble pour toujours et ta
substance et cet accident »96.
Pourtant, il semble que le stoïcisme se distingue de l’éclectisme, du fait que le
stoïcisme condamne certains comportements humains : la lamentation, la rébellion, le refus de
tel ou tel événement nuisible qui peut nous arriver. En condamnant ces comportements, il
affirme leur valeur négative, notion étrangère à l’éclectisme. Pourquoi une telle
condamnation ?
Tout d’abord, dans un monde soumis à un déterminisme strict, il devient inutile de
souhaiter qu’il nous arrive autre chose que ce qui nous est effectivement arrivé. S’il était
prévu de toute éternité que mon enfant meure ce jour-ci, et qu’il était impossible qu’il
échappe à son sort, alors il devient inutile de résister, de se lamenter quand un tel événement
se produit. La lutte n’a de sens que si je peux changer le cours des événements, la mort d’un
proche n’est douloureuse, scandaleuse, que si elle a eu lieu par hasard, et qu’elle aurait tout
aussi bien pu avoir lieu bien plus tard.
L’homme qui se lamente ou se rebelle contre le monde, c’est donc l’ignorant qui n’a
pas compris dans quel monde il vit, qui n’a pas saisi la nécessité inexorable qui rend vaine,
donc absurde, sa révolte. Mais surtout pour le stoïcisme, l’homme, en se plaignant de tels ou
tels événements, présente le spectacle risible d’une partie qui veut se couper du grand Tout

94
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre III, II
95
Ibid., livre I, XXIII
96
Ibid., Livre X, V

79
pour vivre indépendamment de celui-ci. Cet orgueil démesuré n’est pas simplement
condamnable du fait que c’est là un souhait impossible à réaliser ; le rebelle devient en fait, en
tant que partie qui se coupe du Tout, comme une tumeur du monde : « L’âme de l’homme se
fait surtout injure, lorsqu’elle devient, autant qu’il dépend d’elle, une tumeur et comme un
abcès du monde. S’irriter en effet contre quelque événement que ce soit, est se développer en
dehors de la nature, en qui sont contenues, en tant que parties, les natures de chacun tout le
reste des êtres »97.

On le voit donc : le stoïcien condamne toute une série de comportements, et de ce fait,


le stoïcisme ne consiste pas dans l’affirmation de la valeur universelle de toute chose, acte,
événement, ce qui le distingue fondamentalement de l’éclectisme.

L’éclectisme pourrait également être rapproché de ce type de doctrine que l’on nomme
« théodicée ». La théodicée, ou justification de Dieu, a pour but de disculper Dieu du mal qui
se rencontre dans le monde : comment concilier l’existence, la bonté et l’omnipotence de Dieu
avec le fait que le mal règne dans le monde ? Comment un Dieu peut-il prétendre être honoré
lorsqu’il reste silencieux dans les guerres, laissant périr des millions d’âmes sans intervenir ?
Leibniz, dans ses célèbres Essais de Théodicée s’aventure dans cette tâche
extraordinaire : plaider la cause de Dieu. Sans prétendre rentrer dans le formidable schéma
argumentatif que Leibniz met en place -les distinctions entre les différents genres de volonté
(antécédente et conséquente, permissive et productive), les différents genres de mal
(métaphysique, moral et physique), de science (de simple intelligence, de vision ou moyenne),
son analyse de la Grâce, etc.- nous pouvons néanmoins comprendre en quoi la théodicée peut
être rapprochée de l’éclectisme. Cette justification de Dieu repose, en partie, sur l’idée que ce
qui nous semble être un mal est souvent en réalité un bien, si on le considère à partir d’une
autre perspective : « Les maux […] deviennent quelque fois des biens subsidiaires, comme
moyens pour de plus grands biens »98. Par conséquent « toutes les fois qu’une chose nous
paraît répréhensible dans les œuvres de Dieu, il faut juger que nous ne la connaissons pas
assez et croire qu’un sage, qui la comprendrait, jugerait qu’on ne peut même souhaiter rien
de meilleur »99.

97
Ibid., Livre II, XVI
98
Essais de Théodicée, la Cause de Dieu, §35
99
Ibid., §47

80
On voit, là encore, ce qui paraît rapprocher les théodicées de l’éclectisme. Néanmoins,
l’éclectisme, apparaît là encore irréductible à ces doctrines voisines pour deux raisons.
Tout d’abord, dans les théodicées, le mal n’a pas de valeur en lui-même ; sa valeur lui vient
du fait qu’il est moyen pour atteindre un plus grand bien, c’est-à-dire qu’il est finalement, en
quelque sorte, en lui-même, un bien. Les théodicées affirment plutôt l’inexistence du mal que
sa valeur en lui-même, parce qu’elles le réduisent à un genre spécial de bien ; ou alors, si elles
admettent son existence, elles n’admettent jamais qu’il a une valeur en lui-même et par lui-
même, mais uniquement parce qu’il est condition sine qua non du but qui lui a réellement une
valeur : le bien.
Or l’éclectisme, cette doctrine que nous tentons d’appréhender, est une doctrine
axiologique qui affirme que tout a une valeur en soi, non pas relativement à telle ou telle autre
chose, telle ou telle perspective ; tout a une valeur absolue.
D’autre part, la théodicée de Leibniz a cette particularité qu’elle n’affirme pas que le
monde est parfait ; elle soutient au contraire qu’il existe en ce monde de l’imperfection, mais
que Dieu a créé le monde qui contient le moins d’imperfection qu’il est possible ; d’où sa
célèbre formule selon laquelle le monde est le meilleur des mondes possibles : « Dieu, entre
les suites possibles des choses, infinies en nombre, a choisi la meilleure, et que par
conséquent la meilleure est celle-là même qui existe en acte »100.
D’où vient cette imperfection qui réside malgré tout dans le monde ? Du mal, dans
chacune de ses trois formes : le mal métaphysique (l’imperfection), physique (la souffrance),
et moral (le péché). De ce fait, le mal a une valeur négative ; il est source d’imperfection, non
de perfection. La seule valeur qu’à de rares occasions, il peut acquérir, est celle d’être moyen
pour une fin supérieure : la réalisation du bien.
Cela finit de distinguer la théodicée de l’Eclectisme qui attribue une valeur absolue au
mal, comme à toute autre chose d’ailleurs.

On peut de ce fait se demander si l’on trouverait un penseur qui ait soutenu une telle
position axiologique ; probablement pas. Et l’on peut même imaginer qu’aucun homme n’ait
jamais partagé cette doctrine. En réalité, il nous semble que cela importe peu. L’axiologue est
en effet celui qui a pour tâche d’examiner les diverses doctrines sur les valeurs qui se puissent
concevoir ; s’il met au jour l’une d’elle qui n’ait jamais été vécue, il s’agit là pour lui d’un
triomphe de chercheur d’or.

100
Ibid., §41

81
3) le mal

Une troisième position axiologique extrême peut encore être examinée : il s’agit du
mal, c’est-à-dire de la position axiologique selon laquelle la cruauté, la violence et la
souffrance d’autrui ont une grande valeur. Cette position se distingue radicalement de celle de
l’éclectisme, car elle ne se dépasse pas dans l’affirmation de la valeur du Tout. Le bien, la
morale, la recherche du bonheur d’autrui, la pitié ne sont pour l’amant du mal que des choses
méprisables.
Cette position semble difficile à concevoir, puisqu’on remarque qu’un grand nombre
d’ouvrages concernant la morale ne donnent jamais la parole à des auteurs qui ont affirmé la
valeur du mal, comme Sade par exemple. Ce serait pourtant là, à ce qu’il nous semble, la
première des choses à faire, puisqu’on ne peut répondre à celui qui attaque la morale qu’en
ayant réellement écouté ce qu’il affirme. On remarque même que des ouvrages sur le
problème spécifique du mal sont dénués de toute référence aux immoralistes.
C’est un genre bien particulier de mal qui nous intéresse ici. Il ne s’agit pas du mal que
l’on commet par ignorance, ou par contrainte, ou involontairement. Il ne s’agit pas du mal que
je commettrais du fait d’une insertion difficile dans une société injuste qui me rejetterait,
selon une perspective chère aux sociologues. Ni du mal commis parce que la structure
physiologiquement déficiente de mon cerveau aliènerait mon jugement. En un mot, c’est le
mal sans excuses que nous cherchons à penser, c’est-à-dire le mal qui procède de l’affirmation
axiologique consciente, raisonnée, et volontaire : « le mal a une grande valeur » ou « le mal a
plus de valeur que le bien ». Nous appellerons « mal radical » une telle position.
La possibilité même qu’un homme puisse soutenir une telle idée nous paraît rarement
admise, puisque les explications sociologiques, biologiques ou psychanalytiques du mal sont
dominantes aujourd’hui. D’après ces dernières, l’amour du mal apparaît alors comme un
symptôme, une maladie, sociale ou psychologique, dont il faut chercher la cause, pour guérir
le malade, ou la victime (d’une société aliénante).
Pour l’axiologue, au contraire, l’amour du mal est une doctrine tout à fait consistante
et à prendre en considération, du fait que la valeur de la morale étant non-fondée, il n’existe
pour le moment aucune condamnation sérieuse de l’immoralité qui nous permettrait de
conclure à son manque de valeur.

82
Soutenir que le mal est un symptôme ou une maladie, c’est imaginer qu’aucun homme
ne peut rationnellement et en parfaite connaissance de cause choisir le mal, ou encore que le
mal ne saurait être aimé pour lui-même. Ce serait seulement parce qu’un homme y est forcé
(par la société, par son enfance, par la structure anormale de son cerveau) qu’il se livre au
mal.
L’axiologue soutiendra au contraire qu’aucune valeur n’étant fondée, l’amour du bien
n’est pour le moment pas plus rationnel que l’amour du mal ; que si effectivement beaucoup
de mauvaises actions peuvent trouver une explication psychanalytique ou sociologique, il
existe un certain genre de mal, qu’il nous faut prendre au sérieux, qui s’affirme dans la
position axiologique suivante : le mal est la valeur suprême.
Il nous faut la prendre au sérieux par souci de neutralité : il faut en effet, à un moment
donné de notre réflexion, que nous laissions une chance au mal, sinon l’immoral aurait raison
d’affirmer que l’enquête axiologique est partiale, et de ce fait vouée à l’échec. Il nous faut
donc, même si cela heurte nos sentiments les plus profonds, même si l’on frémit à l’idée de
tout ce qui se cache derrière cette proposition, admettre que peut-être le mal a une valeur…

Ici encore, il est difficile de trouver un auteur qui défende une telle position, comme
c’était déjà le cas pour l’éclectisme. Deux noms peuvent surgir spontanément à nous :
Nietzsche et Sade ; pourtant, comme on va le voir, il ne nous semble pas qu’ils puissent
illustrer ce que nous appelons l’amour du mal.
Nietzsche opère bien une « transmutation de toutes les valeurs », mais ce n’est pas
pour conférer au mal une valeur plus grande. En fait, il s’agit plutôt de dépasser cette
opposition bien/mal, de se hausser « par-delà le bien et le mal », de nier à ces deux concepts
une quelconque signification, sinon celle de symptôme, celui d’une certaine constitution
physiologique. Pour s’opposer à la morale, il ne s’agit pas pour Nietzsche de choisir le mal
plutôt que le bien ; en fait celui qu fait un tel choix reste prisonnier de l’opposition bien/mal
tel que l’a établie la morale. Il reste prisonnier du cadre conceptuel moral. Le surhumain est
précisément celui qui dépasse ce cadre, qui n’a pas choisi l’une des deux branches de
l’alternative morale, mais qui se situe « ailleurs » ; il n’est pas « immoral », mais « a-moral ».
Sade semble beaucoup plus se rapprocher de l’immoral tel que nous cherchons à le
saisir. Les lignes d’or qui constituent les ouvrages de Sade, la séduction vénéneuse qui se
dégage de la Philosophie dans le Boudoir, par exemple, ont longtemps fait qu’on dissimulait
ses ouvrages dans l’arrière-fond des magasins des bibliothèques. Ici, il semble que l’on se
rapproche le plus de cette position axiologique qui attribue au mal la valeur suprême.

83
Pourtant, Sade préfère malicieusement sans doute, soutenir la thèse adverse : si Sade fait bien
l’éloge de la destruction, de la cruauté, c’est non pas pour faire l’éloge du crime, mais pour
nier qu’elles constituent un crime : « La destruction étant une des premières lois de la nature,
rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. Comment une action qui sert aussi bien la
nature pourrait-elle jamais l’outrager ? »101.
Ainsi Sade ne semble pas, dans sa ruse rhétorique, remettre en cause la valeur du
concept de vertu, mais simplement la nature de son contenu : c’est la cruauté, et non la pitié
qui est la vraie vertu : « la cruauté bien loin d’être un vice, est le premier sentiment
qu’imprime en nous la nature ». « La cruauté n’est autre chose que l’énergie de l’homme que
la civilisation n’a point encore corrompu ; elle est donc une vertu et non pas un vice »102.

Plus loin, c’est en condamnant, tel un Père de l’Eglise, l’orgueil de l’homme qu’il
conclue à la légitimité de l’assassinat ! En effet, « c’est notre orgueil qui s’avise d’ériger le
meurtre en crime. Nous estimant les premières créatures de l’univers, nous avons sottement
imaginé que toute lésion qu’endurerait cette sublime créature devrait nécessairement être un
crime énorme ; nous avons cru que la nature périrait si notre merveilleuse espèce venait à
s’anéantir sur le globe »103.

Enfin, Sade conserve le schéma fondamental de la morale au sens où il s’incline


devant un principe de légitimation des actes, à savoir non plus Dieu mais la Nature. Ainsi, par
exemple, Sade constatant que « les femmes ne sont pas faites pour un seul homme : c’est pour
tous que les a créées la nature », il en vient à les exhorter ainsi : « n’écoutant que cette voix
sacrée, qu’elles se livrent indifféremment à tous ceux qui veulent d’elles »104. Le mal n’est
donc pas sa propre légitimation à lui-même, c’est-à-dire qu’il n’est pas aimé en et pour lui-
même, c’est la nature qui reste le principe qui légitime le mal, là où Dieu légitimait le bien.
Du coup, sa légitimation en fait un bien et non un mal. Surtout, ce n’est plus le mal qui est
aimé en et pour lui-même, c’est la nature qui est aimée et visée à travers lui : Sade, dans ces
lignes, ne fait pas le mal parce qu’il est mal, mais parce qu’il est naturel.

Enfin, loin d’affirmer la valeur du mal, Sade paraît le faire disparaître, comme les
théodicées classiques. Ainsi Eugénie s’exclame, face à l’apologie que fait Dolmancé de

101
La Philosophie dans le Boudoir, p. 433
102
Ibid., p.449
103
Ibid., p.434
104
Ibid., p. 481

84
l’inceste : « Oh mes divins instituteurs, je vois bien que d’après vos principes, il est très peu
de crimes sur la terre, et que nous pouvons nous livrer en paix à tous nos désirs, quelque
singuliers qu’ils puissent paraître aux sots »105.
A quoi Dolmancé répondra : « il n’est de crime à rien, chère fille, à quoi que ce soit
au monde : la plus monstrueuse des actions n’a-t-elle pas un côté par lequel elle nous est
propice ? […] De ce moment, elle cesse d’être un crime ; car pour ce qui sert l’un en nuisant
à l’autre fût un crime, il faudrait démontrer que l’être lésé est plus précieux à la nature que
l’être servi : or tous les individus étant égaux aux yeux de la nature, cette prédilection est
impossible ; donc l’action qui sert en nuisant à l’autre est d’une indifférence parfaite à la
nature »106.

Sade semble donc nier l’existence du mal plutôt que valoriser celui-ci. Les
comportements valorisés (cruauté, débauche…) ne relèvent pas du mal ou du vice, mais sont
les vertus bien comprises.
Mais on doit se demander si l’on doit prendre Sade au sérieux comme penseur, et
disserter gravement sur des textes qui ont peut être été rédigés pour tourner en dérision
précisément les dissertations graves sur la morale. Il ne faudrait pas prendre pour une doctrine
consistante ce qui n’est peut-être qu’ironie. D’autre part, les idées ici relevées sont propres à
la Philosophie dans le Boudoir. Ailleurs, en particulier dans les Cent vingt journées de
Sodome, les personnages principaux jouissent du mal en tant que mal, en tant que vice
reconnu et non en tant que vertu bien comprise. C’est la volupté que procure le mal qui est la
valeur suprême : « [Ces principes] m’ont fait connaître le vide et le néant de la vertu ; je la
hais, et l’on ne me verra jamais revenir à elle. Ils m’ont convaincu que le vice était seul fait
pour faire éprouver à l’homme cette vibration morale et physique, source des plus délicieuses
voluptés ; je m’y livre »107. On remarquera néanmoins que la nature, ici encore, est un principe
de légitimation : « c’est de la nature que je les ai reçus, ces penchants, et je l’irriterais en y
résistant ; si elle me les a donnés mauvais, c’est qu’ils devenaient ainsi nécessaires à ses
vues »108.

Pour conclure, on remarquera ici encore que les positions axiologiques extrêmes se
rencontrent difficilement dans la littérature ou la philosophie. Il en est de l’amour du mal pour

105
Ibid., p. 433
106
Ibid., p.478
107
Les Cent vingt journées de Sodome, p.26
108
Ibid., p.27

85
lui-même, du « mal radical », comme il en est pour le nihilisme ou l’éclectisme. Cela n’est
pas pour discréditer ces doctrines mais en fonde le caractère littéralement extra-ordinaire.

86
3/ L’épochè des valeurs

1/ description et légitimation de la suspension des jugements de valeur

Peut-être le moment est-il venu d’essayer de décrire l’état d’âme dans lequel devrait se
trouver le chercheur s’il voulait comprendre en profondeur l’intérêt et les résultats de cette
discipline qu’est l’axiologie.
Nous avons suggéré, tout d’abord, que les valeurs étant non fondées avant la
constitution de cette discipline, il nous était de ce fait impossible de confirmer ou d’infirmer
la valeur de ce que nous aimions ou détestions. Nous avons cru voir d’autre part qu’une
multiplicité vertigineuse de jugements de valeur constituait le champ axiologique. Nous avons
enfin proposé l’idée qu’une très grande quantité d’entre eux représentait des positions
axiologiques étonnantes, scandaleuses, absurdes ou immorales, mais qu’on ne pouvait
pourtant rejeter.
Quel est l’état d’esprit qui doit résulter de cette situation ?

S’il n’y a pas d’évidence dans le domaine des valeurs, et que plus aucune chose ne
peut être présentée comme ayant évidemment une valeur, il nous semble qu’il faille opérer
une suspension, non de tout jugement, mais de tout jugement de valeur. A partir du moment
où l’on admet notre totale ignorance de ce qui a une valeur ou non, il nous faut arrêter de
condamner ce qui nous paraît méprisable (la violence, etc…) et de louer ce qui nous paraît
aimable. Cette neutralité axiologique constitue précisément l’état d’âme que nous cherchons
depuis le début de notre réflexion.
Un tel état d’esprit se rencontre assez rarement ; il s’agit en quelque sorte de devenir
comme une « éponge » qui n’aime et ne méprise rien. Cet état d’esprit, pour risible qu’il
paraisse, est celui qui nous semble nécessairement impliqué par l’honnêteté de la pensée,
c’est-à-dire celle qui comprend et avoue sincèrement qu’aucune valeur n’est encore fondée.
Cet état d’esprit s’oppose en tout point à cette attitude contemporaine très singulière,
décrite par MacIntyre, et que l’on pourrait appeler « l’indignation perpétuelle ». Il s’agit en
somme de masquer notre impossibilité de fonder les valeurs en protestant énergiquement et
sans discontinuer contre tous les jugements de valeur qui nous semblent choquants, absurdes,

87
scandaleux, etc… MacIntyre note que ce phénomène touche particulièrement les jugements
de valeur moraux : « Dans la Déclaration des droits de l’homme de 1949, la pratique devenue
courante aux Nations-Unies consistant à ne donner de bonnes raisons pour aucune
affirmation est suivie avec une grande rigueur »109. En revanche, l’on protestera avec la plus
grande énergie contre toute violation des droits, comme si cette énergie pouvait remplacer des
raisons, ou constituait elle-même une raison. Puisqu’on n’arrive pas à écarter les jugements de
valeur qui nous sont antipathiques par des moyens logiques, comme l’argumentation, on
essaie de les écarter par des procédés pathologiques, comme notre ton de voix, celui de
l’indignation, procédé inefficace s’il en est. Ou plutôt, « ce n’est pas que la protestation ne
puisse être efficace, mais elle ne peut être rationnellement efficace »110. D’autres moyens
pathologiques comme le rire ou le sarcasme seront également utilisés ; ainsi on rira du
nihiliste, etc…. De là ces interventions médiatiques de comités de défense d’une cause,
perpétuellement indignés, qui chercheront à nous émouvoir et à nous convaincre du bien-
fondé de leur lutte en utilisant toutes les ressources rhétoriques irrationnelles dont ils
disposent. Mais déjà Aristote dans la Rhétorique signalait qu’une rhétorique sans enthymème,
c’est-à-dire sans syllogisme ou argument oratoire, reposant uniquement sur l’habileté de
l’orateur à susciter des émotions, n’était qu’une discipline vide et qu’elle ne pouvait se passer
de ce procédé rationnel : « Les preuves seules ont un caractère vraiment technique. Tout le
reste [les émotions suscitées par un discours] n’est qu’un accessoire »111.

On pourrait résumer cela de la manière suivante : il faut que le chercheur en axiologie


saisisse le scandale du problème des valeurs, c’est-à-dire celui de la non-fondation des valeurs
et celui des positions axiologiques extrêmes qu’il lui est impossible de ce fait de rejeter. Mais
au lieu d’adopter l’état d’âme auquel conduit normalement le caractère scandaleux d’un
phénomène, à savoir l’indignation, il faut qu’il suspende tous ses jugements de valeur, qu’il se
livre à une épochè axiologique.
Pourquoi ? Trois raisons nous paraissent pouvoir être retenues.
Tout d’abord parce qu’il s’agit, semble-t-il, de l’état d’esprit qui découle logiquement,
si l’on est honnête avec soi-même, de notre ignorance. Si l’on savait pourquoi le nihilisme est
une position axiologique erronée, c’est-à-dire si on savait fonder les valeurs, on pourrait
rejeter le nihilisme –et même être indigné par celui-ci- car on connaîtrait le pourquoi d’un tel

109
Après la vertu, ch. 6, p. 70
110
Ibid., p. 71
111
Rhétorique, livre I, III

88
rejet ; mais notre ignorance fait qu’un tel rejet est impossible ; ce qui nous amène à la
suspension de nos jugements axiologiques.
D’autre part parce que sans cet état d’esprit, l’homme ne peut, à ce qu’il nous paraît,
qu’être irrité par la recherche de la détermination des valeurs, par le projet d’une axiologie. Il
adhère au premier degré à ses jugements de valeurs, est en quelque sorte englué en eux. Il vit
tout entier confiant dans les fins qu’il s’est fixées, rien n’a jamais ébranlé la substance de sa
vie ; il coïncide avec lui-même ; ne connaît pas le doute. Il est inutile d’exposer le projet
axiologique à un tel homme. Il ne supportera pas en effet de voir la valeur de ce qu’il aime
passée à la question, et rejettera toute conclusion qui n’aille pas dans le sens de son amour. On
peut alors proposer un test simple pour chaque esprit afin qu’il détermine s’il peut être
sensible au projet axiologique : peut-il ou non supporter que l’on conclue à la non-valeur de
ce qu’il aime ? ou encore : est-il susceptible de changer ses goûts si on lui démontre que son
goût actuel relève du mauvais goût ? Ou repoussera-t-il toute démonstration pour garder son
(prétendu) amour intact ? Ce dernier deviendra alors comme une pierre pour nous, c’est-à-dire
qu’aucune de nos propositions ne pourra l’atteindre ; nous ne serons plus, lui et nous, sur le
même sol ; nous n’aurons plus aucun rapport. Il nous est sourd ; il est donc invincible à nos
attaques ; mais en même temps, il ne nous parle pas. Il ne peut donc pas plus représenter une
menace pour nous que cette pierre au bord du chemin.
Enfin parce qu’il est probablement impossible de fonder les valeurs si l’on n’a pas au
moins une fois, au cours de notre enquête, laissé une chance aux doctrines axiologiques que
nous essayons de réfuter. Il nous faut être neutre si nous voulons parvenir à déterminer de
manière impartiale ce qui a une valeur et ce qui n’en a pas. Or pour être neutre, il faut qu’à un
moment donné dans notre réflexion tous les jugements de valeur possibles soient considérés
avec un égal respect comme des positions axiologiques authentiques dignes de ce nom ; si
l’on écarte d’un haussement d’épaule ce qui nous semble absurde et scandaleux, on perd toute
chance de saisir en profondeur le problème des valeurs, et donc de le résoudre.

Deux types de caractères seront donc, ainsi qu’il apparaît, à jamais insensibles au
projet d’une axiologie : tout d’abord ceux qui ne saisissent pas le scandale de la non-fondation
des valeurs, et qui, comme les intuitionnistes, par exemple, affirment que l’homme sait
naturellement et immédiatement ce qui a une valeur (qui comme par hasard, se révèle être la
triade traditionnelle beau- vrai- bien) ; et d’autre part ceux qui ont réussi se laisser saisir par le
scandale des valeurs et celui des positions axiologiques extrêmes, mais vont se réfugier dans

89
le sentiment stérile de l’indignation dans lequel ils cherchent une réponse au problème
axiologique, ce qui est évidemment impossible.

Le sens de cette suspension de jugement est peut-être difficile à appréhender. Peut-être


cela s’éclaircira-t-il, si nous prenons modèle sur l’épochè cartésienne, qui en sa radicalité
même, paraît s’approcher de l’épochè axiologique que nous proposons. Mais le doute
cartésien est-il radical ? Constitue-t-il réellement un modèle à suivre, pour celui qui veut se
dépouiller de tous ses jugements de valeur ? Examinons la démarche cartésienne, pour essayer
de le déterminer.

2/ De la comparaison de l’épochè axiologique ainsi décrite avec l’épochè cartésienne

Descartes, on le sait, propose un doute hyperbolique, pour déterminer s’il y a quelque


proposition qui puisse résister à ce doute, c’est-à-dire qui soit d’une vérité indubitable. Ce
doute, décrit longuement dans les deux premières Méditations, est présenté comme radical par
Descartes ; et cette radicalité nous semble généralement admise, même si l’on a relevé la
possibilité d’un cercle logique, entre le cogito qui fonde l’existence de Dieu et Dieu qui
fonderait finalement la vérité du cogito également.
Nous aimerions soulever à nouveau cette question : le doute de Descartes est-il
réellement radical et hyperbolique ? Y a-t-il quelque chose que Descartes admettrait
secrètement et inconsciemment comme un postulat, au cœur même de son doute ?
C’est précisément ce qui nous semble ; une lecture attentive peut faire apparaître à
notre avis une théorie axiologique (sur ce qui a une valeur et sur ce qui n’en a pas). Cette
théorie axiologique, dont nous allons étudier les divers moments en détail, Descartes ne
l’écarte pas au cœur même de son doute, mais au contraire, il la conserve secrètement et va
s’appuyer sur celle-ci, non pas pour mettre au jour le « cogito » lui-même, mais pour en
« sortir », c’est-à-dire effectuer le pas ultérieur de la détermination de l’existence de Dieu, sur
laquelle il se fondera pour s’assurer de la vérité du monde.

Il nous semble pouvoir décomposer la théorie axiologique de Descartes en deux


moments. Tout d’abord, il essaie de prouver que Dieu est la valeur suprême, en utilisant pour
ce faire trois arguments. Cela l’amène alors, une fois que cela est pour lui fondé, à tenter de

90
prouver l’existence de Dieu en s’appuyant précisément sur ce résultat, c’est-à-dire qu’il essaie
de déduire l’existence de Dieu de sa valeur.
C’est ce double mouvement que nous nous proposons d’exposer et d’interroger.

Tout d’abord, il faut remarquer que Descartes n’emploie pas le terme de « valeur »,
mais celui de « perfection » pour formuler son axiologie. Ainsi, pour ne donner qu’un
exemple parmi beaucoup d’autres, Descartes ne parle jamais de la « valeur infinie » de Dieu,
mais de sa « souveraine perfection » : « je conçois Dieu actuellement infini en un si haut
degré qu’il ne se peut rien ajouter à la souveraine perfection qu’il possède »112.
Ce terme ne s’applique d’ailleurs pas qu’à Dieu mais aussi à d’autres choses, à partir
du moment où elles ont ce que nous appellerions, pour notre part, une valeur : « nos idées ne
pouvant recevoir leurs formes ni leur être que de quelques objets extérieurs, ou de nous-
mêmes, ne peuvent représenter aucune réalité ou perfection, qui ne soit en ces objets, ou bien
en nous, et semblables »113. Ainsi par exemple, la liberté a, non pas une valeur, mais une
perfection : « l’indifférence est plutôt un défaut qu’une perfection de la liberté en nous »114.
Dieu est donc pour Descartes la valeur suprême : « la substance que nous entendons
être souverainement parfaite, et dans laquelle nous ne concevons rien qui enferme quelque
défaut, ou limitation de perfection s’appelle Dieu »115.

Sur quoi se fonde-t-il pour affirmer cela ? Sur trois idées, dont nous allons examiner la
légitimité.
Tout d’abord, il affirme que la signification traditionnellement reçue de l’idée de Dieu,
c’est celle d’un être parfait. On a nommé « Dieu » l’idée d’un être parfait, donc Dieu est
parfait : « J’ai tiré la preuve de l’existence de Dieu de l’idée que je trouve en moi d’un être
souverainement parfait, qui est la notion ordinaire que l’on en a »116.
Le principe sous-jacent à ce raisonnement est alors le suivant : Dieu est parfait, donc il
est la valeur suprême. Cela repose sur deux prémisses :
D’une part, la perfection a une valeur, et même a la valeur la plus grande : être parfait,
c’est avoir la plus grande valeur…

112
Méditation troisième, in Œuvres philosophiques, tome II, p. 448
113
Lettre au Père Vattier du 22 février 1638, ibid., p. 27
114
Lettre à Mersenne, du 21 avril 1641, ibid., p. 326
115
Réponses aux 2ndes objections, Def VIII, ibid., p. 588
116
Lettre à Mersenne, juillet 1641, ibid., p. 348

91
Et d’autre part : on peut employer le concept de perfection (à la place de celui de
valeur) pour poser et résoudre le problème des valeurs : valeur et perfection sont des
synonymes interchangeables.
Or ces deux prémisses nous semblent incertaines.
Tout d’abord, il semble que l’on puisse imaginer (c’est là ce que notre épochè
axiologique nous a appris) une position axiologique qui affirmerait au contraire que ce qui a
une valeur, c’est l’imperfection. Par exemple : qu’une esquisse peut être plus intéressante
qu’une œuvre d’art achevée, et même que c’est son inachèvement qui lui confère sa valeur
(ainsi la Vénus de Milo n’a-t-elle pas acquis en partie son statut de chef d’œuvre parce ses
deux bras sont à jamais perdus ?). De même, on trouve plusieurs esprits pour lesquels la partie
est plus belle que le tout, l’hypothèse que le système, le charme que la beauté, la tentative que
le succès, et même la défaite que la victoire. Le nihiliste, n’est-il pas d’ailleurs celui qui nie
que la perfection ait une valeur ?
D’autre part, le concept de perfection ne nous paraît pas adéquat pour poser le
problème axiologique. Pour saisir cela, il faut se demander : qu’est-ce que l’on entend
réellement lorsque l’on dit que telle ou telle chose est parfaite ?
On a tout d’abord, il est vrai, l’impression qu’on lui attribue la plus grande des valeurs.
Ainsi Lavelle : « la perfection est la pointe extrême de la valeur ».
Or on se rend compte que le concept de perfection a une toute autre signification :
lorsqu’on soutient que telle ou telle chose est parfaite, c’est le plus souvent pour affirmer que
cette chose a atteint la plus grande des valeurs dont elle est capable. Par exemple : un café
parfait serait un café qui combine un arôme, une amertume et une température convenant
complètement à celui qui le boit. Un cercle parfait est une figure dont les rayons sont tous
réellement à égale distance du centre. Pour autant, personne n’a jamais prétendu que le café
parfait dégusté ou que le cercle parfait dessiné ont la valeur suprême. En fait ce qu’on entend
par là, lorsqu’on dit telle ou telle chose parfaite, c’est non pas le concept d’une valeur absolue
et suprême, mais d’une valeur relative et limitée : le cercle est parfait, mais sa valeur est
limitée au fait que ses rayons sont tous égaux, il n’a pas d’autre valeur. D’autre part, il n’a de
valeur que relativement aux autres figures géométriques que l’on peut maladroitement
dessiner sur un tableau.
Le concept de perfection n’est donc pas à ce qu’il paraît maintenant la « pointe
extrême de la valeur » ; il désigne au contraire une forme dégradée et inférieure de valeur : la
valeur relative.

92
On peut même aller plus loin, et soutenir que le concept de perfection ne renvoie à
aucune considération de valeur. En effet, dire que telle chose est parfaite, c’est souvent dire
qu’elle est devenue tout ce qu’elle pouvait être. Ainsi Misrahi : « Traditionnellement, la
perfection est la plénitude achevée d’un être, mais cette plénitude n’est donnée que comme
essence ou idée ».

En ce sens, on dira un cheval parfait, parce qu’il possède tous les attributs du cheval :
rapidité, longue crinière, musculature, etc. Ou encore un radiateur parfait sera celui qui
répand une chaleur douce et ne tombe jamais en panne, etc., qui possède en somme tous les
attributs que l’on attend d’un radiateur.
Or cette signification vide le concept de perfection de tout rapport à la valeur, en le
faisant basculer tout entier du côté de l’essence : être parfait, c’est être tout ce qu’on peut être,
c’est atteindre la plénitude de son essence, être en acte tout ce qu’on peut être en puissance.
C’est là une détermination ontologique, non axiologique. Ou encore, c’est lorsque la réalité
d’une chose correspond à son concept. Mais la valeur de cette chose (ou de ce concept) reste
tout entière à déterminer. Autrement dit : la perfection d’une chose caractérise son essence, et
non sa valeur.
Cela apparaîtra si l’on considère le concept très intéressant de « mal parfait », qui
désigne une action d’une noirceur telle qu’elle correspond au concept même de mal. Elle
permet au mal de se déployer dans tout ce qu’il peut être : c’est là le mal, dans toute sa
plénitude. On voit que dans ce sens, le concept de perfection n’a plus rien à voir avec le
concept de valeur, et surtout pas de valeur suprême, mais désigne le rapport d’un fait concret
à son essence ou concept.
On voit par là que le concept de perfection ne peut être utilisé pour poser le problème
des valeurs, car il trahit ce problème, en posant la question des valeurs absolues avec un terme
qui ne peut permettre de poser que des questions d’essence, ou tout au mieux la question des
valeurs relatives.

On voit alors l’inefficacité du premier argument de Descartes pour conférer à Dieu la


valeur suprême. Si on peut admettre que la perfection appartient à la définition même de Dieu,
on ne peut lui permettre d’attribuer ainsi subrepticement à Dieu la valeur suprême, parce que
valeur et perfection ne sont pas synonymes (la valeur n’est pas la définition même de la
perfection), mais parce que se pose toujours la question de savoir si la perfection a ou non une
valeur.

93
Descartes s’appuie sur un second argument pour montrer la valeur de Dieu : il soutient
la position axiologique selon laquelle l’être, c’est la valeur (ou la perfection) et que donc plus
une chose a de degrés de réalité objective, plus elle a de valeur ou de perfection. Ainsi de ce
fait, les substances sont supérieures en valeur aux accidents : les idées « qui me représentent
des substances, sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent en soi (pour ainsi
parler) plus de réalité objective, c’est-à-dire participent par représentation à plus de degrés
d’être ou de perfection, qui celles qui me représentent seulement des modes ou accidents »117.
Cette assimilation de l’être à la valeur fait que Dieu est la valeur suprême, la souveraine
perfection parce qu’il est l’être qui a le plus de réalité objective, pour deux raisons.
Tout d’abord parce qu’il est infini (ce qui fait que son être ne comporte aucune
limitation ni négation, il est pleinement être) : « je conçois Dieu actuellement infini en un si
haut degré qu’il ne se peut rien ajouter à la souveraine perfection qu’il possède »118.
Et d’autre part parce qu’il se donne à lui-même l’existence : « si une nature
intelligente est indépendante, elle est Dieu : car si elle a de soi-même son existence, nous ne
saurions douter qu’elle ne se soit donné autant de perfection qu’elle en a pu connaître »119.
Cette assimilation de l’être à la valeur a pour corollaire le fait que le néant ne peut
avoir aucune valeur : « il [se présente] à ma pensée […] une certaine idée négative du néant,
c’est-à-dire de ce qui est infiniment éloigné de toute perfection »120.
Or cette position axiologique, qui affirme que le néant n’a aucune valeur alors que
l’être en a une, ne peut être admise comme une évidence ; elle est précisément ce que conteste
le nihilisme. Elle est également ce que conteste le rêveur, qui affirme que ce qui n’existe pas,
ce qui est rêvé, ou inventé, a plus de valeur que ce qui est bassement réel. La présence de cette
doctrine, qui se trouve sans fondement, semble montrer que si Descartes a remis en cause, par
le doute radical, ses certitudes épistémologiques, il ne semble pas avoir soumis au même
traitement ses certitudes axiologiques.
Là encore, on voit que le deuxième argument que Descartes utilise pour prouver la
valeur de Dieu manque d’un fondement solide et certain.

117
Méditation troisième, ibid., p. 437-438
118
Méditation troisième, ibid., p. 448
119
Lettre à Fermat du 15 novembre 1638, ibid., p. 111
120
Méditation quatrième, ibid., p. 457

94
Enfin, le troisième argument que Descartes développe pour prouver que Dieu est la
valeur suprême, est une position axiologique, selon laquelle la cause aurait évidemment plus
de valeur (ou de perfection) que l’effet : « j’ai tellement attribué à Dieu la dignité d’être la
cause, qu’on ne peut pas de là inférer que je lui aie aussi attribué l’imperfection d’être
l’effet »121.
Or nous avons déjà rencontré cette position axiologique dans notre étude de
Nietzsche122, et nous avons vu que cette idée d’origine aristocratique est tout à fait discutable :
ce qui vient d’une origine méprisable peut dépasser infiniment en valeur ce qui est à son
origine, ou encore : l’effet peut dépasser la cause. Nous avons pris l’exemple de Napoléon,
qui venait d’une famille modeste de Corse, etc., ou celui du fleuve, qui dépasse infiniment en
grandeur sa cause initiale qu’est la source, etc. On pourrait définir le matérialisme
axiologique, comme la doctrine qui soutient que l’inférieur (les particules chimiques, les
cellules biologiques) est cause du supérieur (la conscience, l’esprit, etc…), c’est-à-dire que
l’effet est toujours supérieur à la cause. Nous dirons donc que si la seconde position
axiologique de Descartes peut être vraie, le contraire peut l’être également, et donc que celle-
ci n’est pas fondée, n’est pas indubitable : elle est douteuse. Elle ne peut donc être admise
comme une vérité absolument certaine, comme Descartes semble le faire. De même que la
première position axiologique que nous venons d’examiner, celle-ci ne paraît donc pas
soumise au doute radical ; en fait, deux dogmes fondamentaux échappent à celui-ci.

Résumons : ce choix terminologique (l’usage du terme « perfection » pour désigner ce


que l’on entend par valeur), et ces trois positions axiologiques s’entrelacent pour engendrer ce
que l’on pourrait appeler la doctrine des valeurs implicite de Descartes.
Nous avons vu que chacun de ces points étaient problématiques, et que par conséquent
la doctrine axiologique de Descartes est, non pas forcément fausse, mais au moins douteuse.
En tant que telle, elle devrait être soumise à l’épochè, à la suspension de jugements, au doute
radical de Descartes, au cours de laquelle il cherche quelque chose de réellement indubitable.
Or on voit qu’il n’en est rien. Cette doctrine des valeurs n’est pas d’ailleurs affirmée, ni
utilisée, dans les deux premières Méditations, au cours desquelles Descartes affirme, puis
rejette progressivement les idées douteuses, mais à partir de la troisième Méditation, c’est-à-
dire après le Cogito, dans laquelle Descartes soutient avoir saisi cette vérité indubitable : « je

121
Réponse aux quatrièmes objections, ibid., p.686
122
Livre I

95
suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois
en mon esprit »123.
On conçoit la difficulté du passage de cette première vérité à une seconde vérité.
Comment Descartes va-t-il parvenir à sortir du Moi, dont il s’est assuré l’existence, pour saisir
la vérité du monde ? Il va falloir, on le sait, saisir la vérité d’un « intermédiaire », Dieu. Or
l’exigence fermement respectée jusque là par Descartes, celle de n’accepter que des vérités
indubitables, et de ne mêler à ses raisonnements rien de douteux, est bien évidemment
maintenue. Cette progression va devoir se fonder sur des vérités indubitables
Or l’hypothèse que nous aimerions soutenir, c’est que c’est à ce moment précis, c’est-
à-dire ce moment où Descartes cherche à retrouver le monde à partir du Moi en passant par la
médiation de Dieu, qu’il utilise cette doctrine axiologique douteuse, alors même qu’à ce
moment là, seuls les jugements indubitables ont droit de cité.

En effet, les deux preuves de l’existence de Dieu qu’il donne successivement dans la
troisième puis la cinquième Méditation reposent toutes entières sur les trois positions
axiologiques discutables que nous avons identifiées. Il déduit donc, ainsi qu’on va le voir,
l’existence de Dieu de sa valeur.
Nous pourrions résumer la première preuve de la manière suivante : dans le Moi, dont
je viens de montrer l’existence indubitable, je trouve l’idée de Dieu. Cette idée se trouve donc
bien, indubitablement, dans mon esprit. Mais comment passer de l’existence de l’idée à celle
de son objet (c’est-à-dire de la réalité formelle à la réalité matérielle de l’idée ?) ; autrement
dit : comment prouver que Dieu existe réellement, et non seulement comme idée dans mon
esprit ? C’est ici que Descartes utilise la première position axiologique douteuse que nous
avons repérée. Cette idée de Dieu est celle d’un être parfait (selon la simple définition de nom
qu’on a vu) donc un Dieu qui est infini, puisque être infini, c’est être totalement, sans aucune
limitation, et que l’être et la perfection peuvent être assimilés.
Descartes va alors déduire l’existence réelle de Dieu du caractère infini de son idée, en
faisant intervenir la seconde position axiologique douteuse, c’est-à-dire celle qui affirme que
la cause a toujours plus de valeur que l’effet. En effet, d’où peut venir en moi cette idée d’un
Dieu infini, c’est-à-dire parfait ? Quelle peut en être sa cause ? Seul un être également infini,
donc parfait, peut en être la cause, puisque ce qui a une valeur inférieure ne peut être cause de
ce qui a une valeur supérieure. Donc Dieu existe, en tant que cause nécessaire d’une idée dont

123
Méditation seconde, ibid., p. 416

96
je trouve, indubitablement, la présence en moi : « Ces avantages sont si grands et si éminents
que plus attentivement je les considère, et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse
tirer son origine de moi seul […] je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie,
moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût
véritablement infinie »124.
On voit donc que l’axiologie douteuse de Descartes est fondamentalement sollicitée
dans ses raisonnements logiques : en fait sa logique repose sur son axiologie, et ses jugements
sont ici principalement des jugements de valeur.

La seconde preuve de l’existence de Dieu, exposée dans la cinquième Méditation,


pourrait être résumée comme suit : « l’idée de Dieu est celle d’un être parfait, or ce qui existe
est plus parfait que ce qui n’existe pas (ou encore : perfection, valeur et existence sont une
même chose) donc Dieu existe ».
Ce célèbre argument a été bien improprement appelé l’ « argument ontologique ». En
fait, il s’agit là d’un argument ontologico-axiologique, c’est-à-dire d’un monstre logique : la
tentative de déduire une réalité ontologique d’une position axiologique.
La critique kantienne de l’argument ontologique a donc probablement manqué son
but : en essayant de montrer, avec l’exemple des cent thalers, que l’existence n’était pas un
prédicat comme les autres, il entrait là dans des considérations ontologiques auquel on a pu
opposer, comme Hegel l’a fait, d’autres considérations ontologiques. En fait, il faudrait peut-
être analyser cet argument à partir de la perspective dans lequel il s’inscrit authentiquement,
c’est-à-dire l’étudier en tant qu’axiologue, et non en tant que logicien.
On voit en effet que ce raisonnement repose sur les deux premières positions
axiologiques douteuses que nous avons identifiées, qui affirment que la perfection a une
valeur, puis que la perfection et l’être sont une même chose.
On pourrait lui opposer l’idée que ce qui a une valeur, c’est le néant, et donc que Dieu, en tant
que valeur suprême, n’existe pas. Ou encore que la perfection n’est pas la valeur suprême,
donc qu’on ne peut déduire l’existence de Dieu de sa perfection. En somme, on pourra
opposer à Descartes une pluralité de jugements axiologiques contraires. On pourra également
nier le fait que l’on puisse déduire un résultat ontologique d’une prémisse axiologique, ces
deux sphères étant distinctes. Enfin, on pourra affirmer qu’il est en tous les cas impossible de
déduire un jugement ontologique indubitable d’une position axiologique douteuse.

124
Méditation troisième, ibid., p. 445

97
On le voit : c’est l’axiologie de Descartes qui sous-tend ses conclusions. Nous ne
trouvons donc pas dans la démarche cartésienne de preuve de l’existence de Dieu qui soit
purement logique, dénuée de jugements de valeurs. Au contraire, nous voyons qu’une
axiologie douteuse est sollicitée par Descartes pour pouvoir dépasser la certitude du cogito,
qui elle, est purement logique. Qu’est-ce qui fait que l’on passe ainsi, de la deuxième à la
troisième Méditation, d’une perspective purement logique à une perspective axiologique ? Le
fait que Descartes n’attribue pas, du moins pas ici, de valeur au Moi, alors qu’il fait rentrer
subrepticement la valeur dans la définition même de Dieu, ainsi qu’on l’a vu. Tant donc que
Descartes en reste au Cogito, c’est-à-dire à la démonstration de l’existence du Moi, il ne fait
intervenir aucune considération de valeur. Dès qu’il parle de Dieu, la notion de valeur entre en
jeu, même si c’est sous le terme de « perfection ».

L’épochè, contenue dans le doute radical dont Descartes a affirmé la nécessité, nous
apparaît donc comme limitée ; elle est limitée aux questions de fait, c’est-à-dire d’existence :
est-ce que X existe ? Cela n’est pas sûr, je dois en douter, assure Descartes, ce qui va
l’amener, au cours de la première Méditation, à douter de l’existence de ce que nous montre
nos sens, notre raison (comme les « réalités » mathématiques) et même de Dieu. La question
sera donc pour Descartes : « Dieu existe-t-il ? » et non « Dieu a-t-il une valeur ? » ce dont il
ne doute jamais. Cela apparaît d’ailleurs dès la 1ère Méditation, dans laquelle il met en doute
la vérité des mathématiques en imaginant que Dieu est si puissant qu’il puisse nous tromper.
Mais, se rassure-t-il aussitôt, Dieu est si bon qu’il ne peut faire cela ; en revanche, un malin
génie, lui le peut. Le concept de malin génie est donc le symptôme du fait que Descartes ne
peut imaginer un Dieu qui n’ait pas de valeur ; il faut alors inventer un autre concept qui lie à
la fois la notion de divinité et d’imperfection.
Ainsi toute la démarche de Descartes va être de prouver que Dieu existe : « il ne m’est
pas permis de concevoir un Dieu sans existence (c’est-à dire un être souverainement parfait
sans une souveraine perfection) comme il m’est libre d’imaginer un cheval sans ailes ou avec
des ailes »125 …et les objections qu’on lui proposera (par exemple Hobbes) relèvent de la
même perspective : existe-t-il ou non cette idée de Dieu en nous ? Avons-nous cette idée de
Dieu ? auquel il répondra : « c’est la confession la plus impie qu’on puisse faire que de dire
de soi-même, au sens que j’ai pris le mot d’idée, qu’on n’en a aucune de Dieu »126

125
Méditation 5ème, ibid., p. 474
126
Lettre à M. Clerselier, ibid., p.845

98
C’est l’existence des choses qui pose problème, non leur valeur, ce qui nous fait
risquer cette hypothèse : la problème des valeurs ne paraît jamais effleurer Descartes ; en tout
cas, le fameux doute « hyperbolique » de Descartes n’est pas radical, malgré son ambition,
mais laisse intact l’ensemble de la sphère des valeurs. Ce qui condamne la démarche
cartésienne, c’est qu’il va utiliser, fondamentalement, ces jugements de valeur dogmatiques et
douteux, pour prétendre atteindre l’indubitable, après le Cogito. Descartes semble donc, en
réalité, rester prisonnier du Moi. Il ne parvient pas à le dépasser, pour démontrer la certitude
de Dieu, puis du monde, comme il en avait l’intention.

Nous cherchions donc à saisir la nature de l’épochè axiologique que nous proposons,
en nous inspirant d’un modèle, celui de Descartes, qui cherchait à penser la possibilité d’un
doute radical. Nous avons vu que c’était une épochè complètement différente à laquelle se
livrait Descartes, une épochè ontologique, qui prend pour objet les jugements de réalité ou
d’existence, et qui ne pouvait donc nous inspirer. Nous avons également cru voir qu’en outre,
celle-ci échouait, parce que reposant secrètement sur une axiologie, elle avait besoin de se
doubler d’une épochè axiologique, que nous avons cherché vainement chez Descartes.
Néanmoins, par opposition, nous avons peut-être saisi une idée intéressante : notre
recherche de la valeur des choses n’est pas la détermination de leur existence, c’est-à-dire que
nous ne nous demandons pas si telle ou telle chose existe, mais si telle ou telle chose a une
valeur.

99
4/ Mise au jour d’une première règle essentielle de la méthode de l’axiologie

On peut alors voir apparaître cette première règle fondamentale de l’axiologie : il


semble qu’il faille, au commencement de l’enquête axiologique, appliquer un procédé qui
heurte tous nos instincts, dont notre sentiment moral, à savoir mettre à égalité tous les
jugements axiologiques quelque soit leur contenu, dans un souci de neutralité, et n’écarter
d’emblée aucune position de valeur, y compris celles qui paraissent les plus absurdes ou
choquantes. Il nous faut « donner une chance » à des positions axiologiques auxquelles on
n’en a parfois que rarement accordé, comme celle du mal ou du nihilisme. On trouve, à ce
qu’il nous est apparu, une quantité non négligeable d’ouvrages de morale dans lesquels
l’auteur cherche à fonder la morale sans exposer tout d’abord, c’est-à-dire écouter, le contenu
fondamental des théories qui remettent en cause la morale –nihilisme, immoralisme ou
amoralisme- alors que ce sont précisément celles-ci qu’il nous faut réfuter : on ne peut
triompher de ce qu’on ne connaît pas. De ce fait, la réfutation du mal ne peut que manquer
son objet, parce qu’on ne sait pas en quoi consiste réellement cette position axiologique. Cela
a été, ainsi que nous avons cru le voir, le cas des éthiques du devoir et des éthiques du
bonheur; celles-ci ont peut-être réussi à invalider un certain genre de mal (celui qui affirme
que sa mauvaise action est un devoir pour les premières, l’égoïste pour les secondes), mais
restent, à ce qu’il nous semble, muettes face à d’autres manifestations du mal, dont la plus
authentique : le mal radical, à savoir la position axiologique selon laquelle le mal a une
valeur, ou plus de valeur que le bien.
Si donc l’« on donne une chance » aux positions axiologiques extrêmes, il nous faut la
leur donner réellement, c’est-à-dire admettre la possibilité que l’axiologie puisse, au terme de
sa recherche et de son déploiement, parvenir à la conclusion que l’une de ces deux positions
soit la position axiologique authentique, c’est-à-dire qui ait répondu avec le plus d’acuité à la
question de ce qui a une valeur et de ce qui n’en a pas. Il nous faut admettre que notre enquête
peut déboucher éventuellement sur la conclusion que rien n’a de valeur, ou encore que le mal
a plus de valeur que le bien. L’angoisse doit alors nous saisir, en tant que le résultat auquel
parvient peut-être l’axiologie n’est plus assuré, et remet peut-être fondamentalement en cause
nos propres jugements de valeur, nos choix existentiels en tant qu’individu aussi bien que les
règles collectives qu’a adopté la société. Si tel était le cas, si nous parvenions par exemple au
résultat selon lequel rien n’a de valeur, que ferions-nous ? Fuirions-nous une telle
découverte ? L’admettrions-nous, au contraire ? Mais quel comportement adopter en
conséquence ? Faudrait-il, et pourrions-nous, vivre en nihiliste ? La recherche axiologique ne

100
peut donc s’opérer dans la sérénité, mais nous semble devoir s’opérer dans l’inquiétude, le
sentiment d’inconfort, parce qu’elle se donne la possibilité de parvenir à des conclusions
tragiques, qu’il nous semble à peine possible de supporter.
On peut de ce fait donner une description finale de l’état d’âme de l’axiologue : nous
avons tout d’abord vu qu’il devait se livrer à une suspension de tout jugement de valeur, c’est-
à-dire de n’aimer ni de détester rien ; cela nous semblait avoir pour effet d’introduire en l’âme
la sérénité, en tant que cet état psychologique semblait se rapprocher de l’ataraxie stoïcienne,
ou même de l’épochè sceptique qui a pour effet d’engendrer finalement le bonheur du sage.
On voit qu’il n’en est rien et que l’épochè axiologique se traduit subjectivement par une
angoisse profonde, car à la différence des épochès sceptique et stoïcienne, elle ne vise pas à
atteindre le bonheur ou à répondre à la question : « comment atteindre le bonheur ? » mais à
répondre à la question : « qu’est-ce qui a une valeur ? » dont la réponse peut, semble-t-il,
supprimer toute possibilité de bonheur pour l’homme.
L’axiologue est donc tout sauf indifférent dans son enquête puisqu’elle prend pour
objet ce qui peut-être lui importe le plus ; mais il est obligé, pour des raisons
méthodologiques, d’adopter la neutralité, c’est-à-dire l’indifférence vis-à-vis de chacune des
positions axiologiques. En tant qu’axiologue, il contredit ses sentiments les plus humains ;
mais tout au long de son enquête, il reste un homme. C’est cette contradiction qui fait que
l’état d’âme de l’axiologue consistera essentiellement en une suspension angoissée de tout
jugement de valeur.
Enfin, il ne nous faut pas écarter les positions axiologiques qui nous semblent
absurdes, du type : « les dix premiers chiffres ont une valeur », « la douleur a une valeur »,
« ce qui se trouve en dessous du piano de mon frère a une valeur ». Si l’on opérait ainsi, c’est
que l’on ne comprendrait pas la radicalité de l’épochè qu’exige l’axiologie, en tant qu’elle
affirme la nécessité d’avoir réellement « donné sa chance » à toute position axiologique avant
de se donner le droit de l’écarter. C’est d’ailleurs sous le prétexte d’absurdité que des
positions axiologiques authentiques (comme celles qui affirment que le mal, la douleur, la
tristesse, le néant, le rire,… ont une valeur) ont été écartées. Ce critère d’ « absurdité » est
donc fondamentalement vicié en ce que chacun appelle absurde tout jugement axiologique qui
présente une trop grande différence avec ses propres jugements de valeur.
Cette exigence de neutralité nous indique quel peut être le projet de l’axiologie. Si l’on
disait par exemple que l’axiologie a pour but de trouver quelle est la valeur des choses, on
sous-entendrait que seules les choses peuvent avoir une valeur (et non les actions, ou les
entités immatérielles comme les étants métaphysiques, qui ne sont pas des choses). On

101
écarterait alors d’emblée sans justification les actions ou les entités immatérielles de la
possibilité d’être porteuses de valeur. En somme, la manière dont on poserait la question la
trahirait tout de suite par les présupposés que cette formulation implique. De même, si l’on
disait que l’axiologie a pour ambition de trouver la valeur des concepts, on écarterait
dogmatiquement tout ce qui n’est pas concept, c’est-à-dire les choses elles-mêmes dont ils
sont les concepts, les actions, les entités métaphysiques, etc… Enfin, si nous disons que nous
recherchons les étants, alors nous excluons d’emblée tout ce qui n’est pas, mais qui reste
imaginaire, comme les licornes, ce qui est simplement possible et même impossible.
Nous cherchons au contraire une formulation qui ne trahisse pas la question dont elle
se veuille l’expression, et qui n’exclue absolument rien comme ayant une valeur. Il nous faut
pour cela trouver un terme qui soit plus général que chose, concept, action, étant… et pour
cela nous parlerons de « contenu de sens », expression qui nous semble présenter cet avantage
de laisser indéterminée la question de savoir si ce sens est porté par une chose ou une idée, s’il
se rencontre dans cette réalité ou dans une autre, et s’il est possible ou impossible ; en somme,
ce terme présente l’avantage de ne pas se prononcer sur la réalité ontologique de ce qui porte
ce contenu de sens.
On dira donc, pour n’écarter d’emblée aucune position axiologique, et respecter de ce
fait l’épochè des jugements de valeur dont la nécessité nous est apparue, que le projet de
l’axiologie est de déterminer pour tout contenu de sens=X s’il a une valeur ou non.
Ou encore : le but de l’axiologie est de déterminer la valeur de tout contenu de sens=X.

5/ Hypothèse sur l’origine de l’angoisse post-moderne

L’absence de fondement des valeurs nous a amené à préciser l’état d’esprit qui devrait
s’ensuivre chez l’axiologue qui admet ce fait. Mais ce phénomène nous semble également
fournir une réponse à l’interrogation que nous avions soulevé : pourquoi l’époque post-
moderne paraît-elle caractérisée par une telle angoisse, en ce qui concerne les valeurs ?
Pour notre part, nous pensons que cette angoisse vient précisément du sentiment
inconscient que les valeurs en lesquelles nous croyons, et que nous défendons, parfois les
armes à la main, ne sont en aucun cas fondées. On aurait probablement tort de croire que cette
absence de fondement touche seulement l’objectivisme axiologique, qui soutient l’idée d’un
fondement des valeurs. L’absence de tout fondement nous paraît affecter toutes les doctrines

102
axiologiques : le relativisme, le subjectivisme, le nihilisme, n’apparaissent pas plus fondés
que l’objectivisme ou l’intuitionnisme des valeurs.
Le relativisme aurait tendance à voir en l’impuissance dans laquelle se voit plongé
l’objectivisme lorsqu’il essaie de fonder les valeurs une confirmation de sa propre approche
des valeurs. Mais l’impuissance post-moderne apparaît si profonde que le jugement « il n’y a
de valeur que relative » est aussi peu fondé pour le moment que le jugement inverse « il existe
des valeurs absolues ».
De même, le nihilisme est inapte à fonder l’idée selon laquelle « rien n’a de valeur » ;
l’absence de toute preuve de la valeur de la vie n’est pas en elle-même une preuve de la valeur
négative de la vie.
Le nihilisme, le relativisme, etc. ne sont probablement pas fondés car ils participent
aux mêmes erreurs que l’objectivisme. Tout d’abord, ces positions axiologiques essaient de se
fonder en utilisant l’une ou l’autre des cinq méthodes inefficaces que nous avons pensé
possible d’identifier (la méthode qualitative, hédoniste, etc…) D’autre part, elles n’inscrivent
pas leurs réflexions dans une discipline qui serait consacrée aux valeurs, l’axiologie, mais
utilisent des concepts moraux, ou, de manière privilégiée pour le relativisme, des concepts
issus de la sociologie.

Le désarroi post-moderne nous semble donc procéder de cet état de fait ; l’angoisse
apparaît du fait qu’aucune doctrine axiologique n’est satisfaisante, alors que l’homme ne peut
s’empêcher de juger axiologiquement son monde.
Plus fondamentalement, c’est le sens même de la notion de valeur qui devient obscur à
l’homme post-moderne. On ne sait plus trop finalement ce qu’est une valeur, alors même
qu’on combat parfois pour une valeur. C’est peut-être cette ignorance qui engendre notre
angoisse : qu’est-ce que la valeur ?
Le monde post-moderne serait-il celui qui ignore le fondement, et par delà, le sens
même de la valeur ?

103
IV/ Reconfiguration du champ du savoir

L’apparition de l’axiologie comme discipline nouvelle, si elle est avérée, entraîne


logiquement une reconfiguration du champ du savoir, car celle-ci ne se contente peut-être pas
de s’ajouter aux disciplines déjà existantes, de s’établir à côté de ces dernières, mais entretient
des liens nombreux et complexes avec celles-ci. Il est même possible que certaines disciplines
disparaissent, parce que la nouvelle venue peut maintenant prendre en charge, avec plus
d’efficacité, les problèmes que celles-ci avaient pour tâche de résoudre. Tel est à notre sens le
cas de l’esthétique, dont nous allons maintenant examiner la légitimité, pour tenter de voir si
elle conserve celle-ci dans cette reconfiguration du champ du savoir.

1/ La remise en cause de la légitimité de l’esthétique et du concept de beauté

1/ les trois genres de plaisir : physiologique, esthétique, et axiologique

Nous avons antérieurement essayé de penser le phénomène fondamental de l’oubli du


concept de valeur, dû à son assimilation à d’autres concepts, comme ceux de bien, de fin,
etc… Un tel oubli semble en entraîner nécessairement un autre : celui du sentiment subjectif
provoqué en l’homme par la valeur d’une chose, c'est-à-dire le plaisir pris à la valeur d’une
chose, le plaisir axiologique. L’existence et la nature d’un tel sentiment nous paraît tomber
sous le sens : lorsque je pense que quelque chose (par exemple la nature), a une grande valeur,
est digne d’amour, alors quand j’aurai un rapport –quel qu’il soit- à cette chose (par exemple,
une marche dans la nature), je ressentirai un vif plaisir. L’étude du plaisir axiologique fait
donc partie de plein droit de l’axiologie comme discipline, et doit être comparé à deux autres
genres de plaisir que l’on pourrait identifier comme le plaisir esthétique pris à la beauté d’une
chose, et ce que l’on pourrait appeler le plaisir physiologique, ou plaisir des sens (ou encore :
l’agréable) ; la question de savoir s’il existe d’autres genres de plaisir ne nous intéresse pas
ici.
Il nous faut essayer de déterminer si ces trois genres de plaisir sont bien irréductibles
les uns aux autres, ou si l’un ne pourrait pas qu’être une coquille vide qui contienne en réalité

104
les deux autres, seuls consistants. Pour cela, nous allons nous intéresser à l’objet de chacun
ces trois plaisirs, et voir si ces objets sont bien distincts.
Posons-nous donc la question : le concept de beau a-t-il réellement un sens consistant,
irréductible à d’autres concepts ?
Le concept d’agréable et le concept de valeur semblent être les plus proches de celui
de beauté. En effet, l’agréable semble être synonyme du beau en ce que trouver beau une
œuvre, c’est éprouver un plaisir à sa vue ou à son écoute, trouver agréable sa vue.
D’autre part, valeur semble être un synonyme du beau en ce que dire qu’un tableau est beau,
c’est dire qu’il a une grande valeur esthétique.
Mais en fait, le beau paraît différer de l’agréable en ce que manger une pomme est
agréable, mais la voir dans une nature morte n’est pas agréable. C’est simplement beau, c’est-
à-dire qu’on éprouve alors en voyant cette pomme un plaisir d’une toute autre nature que celui
qu’on éprouve en la mangeant. Le plaisir de l’esthète n’étant pas du tout le plaisir du
gastronome, il faut bien marquer une différence entre ces deux genres incommensurables de
plaisirs par deux concepts différents : l’agréable et le beau.
D’autre part, le concept de beau et celui de valeur semblent finalement différents, en ce qu’on
imagine par exemple qu’il y a des êtres humains qui ne valent rien (par leur méchanceté et
leur sottise) tout en étant dotés d’une grande beauté. Il y a donc bien différence entre beauté et
valeur d’un être humain.
La beauté semble donc bien avoir un sens consistant, irréductible aux concepts voisins,
et par conséquent le plaisir esthétique doit être tout à fait autre chose que le plaisir
axiologique ou que le plaisir pris à l’agréable (« esthétique » est pris ici au sens tardif (1750)
et non antique et classique (de « aisthesis »).
Pourtant, cette première réflexion superficielle ne doit pas être considérée comme
définitive, et il nous faut nous reposer la question : la beauté a-t-elle réellement un sens
irréductible aux concepts de valeur et d’agréable ?
Cette question exige que l’on se penche sur notre regard, sur notre façon de regarder la réalité,
comme si elle pouvait contenir quelque chose comme du beau et du laid. Notre regard
« redouble » en quelque sorte la réalité (en ce sens il est platonicien) en ce que nous
dissocions communément un objet d’avec sa beauté. Par exemple, nous dissocions le lion de
sa beauté, comme s’il y avait là deux réalités. Nous nous autorisons des phrases comme « ce
n’est pas le lion que j’aime, c’est sa beauté ». Mais il nous faut comprendre que le lion n’est
peut-être autre chose que sa beauté, c’est-à-dire : le lion n’est autre chose que ces courbes
sinueuses et puissantes, l’exubérance de cette crinière, ce regard froid et tranquille. Ce n’est

105
donc pas qu’on prend plaisir à la beauté du lion, c’est qu’on prend plaisir « au lion lui-
même », ou une partie du lion. Il n’y a donc pas à dire « la beauté d’un objet me plaît », il y a
à dire « tel ou tel objet me plaît ».
Le beau de ce fait semble apparaître comme une redondance inutile. Ne peut-on dire
ceci : il n’y a pas de « beau », il n’y a que des objets que nous aimons ou n’aimons pas ?
Comme souvent nous n’aimons pas l’objet en entier (le lion dans la totalité de ses caractères)
mais seulement un aspect du lion, (sa puissance, sa crinière…) nous croyons pouvoir conclure
que ce n’est pas le lion mais sa beauté que nous aimons. Mais en fait, c’est une partie du lion,
un élément signifiant en celui-ci, que nous aimons, et non quelque chose en lui qui aurait une
toute autre réalité ontologique que celui-ci, et qui serait sa « beauté »
Ce qui se passerait donc dans le soi-disant plaisir esthétique, c’est un certain rapport à
la chose elle-même, et non à sa beauté. La question se pose : quelle est la nature exacte de ce
rapport ? Que signifie : la chose nous « plaît » ? C’est, selon nous, trouver que la chose, ou
quelque chose en elle, a une valeur.
Nous pensons donc possible de revenir à une solution que nous avions
momentanément écarté : le concept de beau est une notion vide, qui n’a pas de sens en elle-
même, et qui peut se réduire entièrement à celle de valeur.
Revenons donc à notre exemple : un homme sans valeur (un assassin) est pourtant bel
homme. Ne faut-il donc pas distinguer beau et valeur ? En fait, nous pensons pouvoir
expliquer cette situation de la manière suivante. Il n’y a pas de beauté en cet homme, puisque
la beauté est un concept vide. En revanche il y a en lui deux éléments signifiants auxquels je
prête une grande valeur : son menton carré dégage une impression de puissance, et ses yeux
bleus dégagent une impression de douceur. Douceur et puissance sont deux concepts
signifiants, consistants à la différence de celui de beauté. Puisque je trouve qu’ils ont une
grande valeur, j’éprouve dans la contemplation de cet homme un grand plaisir ; néanmoins un
autre élément signifiant (la méchanceté) étant présent dans cet homme, élément auquel
j’accorde une valeur très négative, fait que dans l’appréciation finale de l’homme, je le trouve
sans valeur. Dans cette situation donc, le plaisir que je trouve dans la contemplation de cet
homme n’est pas plaisir esthétique pris à sa beauté, mais plaisir axiologique pris à sa valeur
(ou plutôt à la valeur d’un élément signifiant que je trouve en lui).
C’est donc par cette formule que nous résumerions notre proposition : le soi-disant
plaisir esthétique n’est en fin de compte qu’un plaisir axiologique causé non par la beauté,
mais par la valeur de la chose.

106
2/ les mystères du concept et de l’expérience de beauté
Le concept de « beau » étant vide, du moins à ce qu’il nous paraît, son utilisation pour
décrire le phénomène de l’expérience esthétique (celui de la vive impression qu’occasionne
un tableau sur un spectateur) rendait profondément mystérieuse cette expérience.
Lorsque un esthète trouvait une œuvre belle, on pouvait penser qu’il avait repéré dans
le tableau une qualité mystérieuse, la « beauté » ; on cherchait alors en quoi pouvait consister
une telle qualité. Surtout, lorsqu’il y avait désaccord avec un autre esthète, celui-ci ne trouvant
pas l’œuvre belle, on se demandait comment savoir qui avait raison, et comment il se faisait
que deux hommes (d’ailleurs aussi éduqués l’un que l’autre) pouvaient être en désaccord,
comment l’un pouvait ne pas voir ce que l’autre voyait (et même voyait de toute évidence) : la
beauté. On en concluait alors que « le beau est subjectif », expression dont nous suspectons
qu’elle n’a pas de sens.
Le soi-disant mystère à la fois de l’expérience esthétique et du désaccord esthétique
n’est pour nous que le symptôme du fait qu’on utilise pour son explication une notion vide de
sens. Expliquons-les par le concept de valeur et plus rien n’est magique, n’est miraculeux, ou
étonnant. L’expérience de l’œuvre ne perd rien de la disparition de son mystère, à moins
qu’on fasse reposer la valeur de l’art sur une notion explicitement reconnue comme vide.
Employons donc le concept de valeur. Soit le problème : deux esthètes sont en
désaccord devant la Joconde. L’un éprouve un plaisir esthétique à sa contemplation, l’autre
non. D’où vient ce désaccord et comment savoir qui a raison ?
Dans la contemplation de l’œuvre, ce qui se joue réellement est le phénomène
suivant : il y a dans l’œuvre un grand nombre de « contenus de sens » qui apparaissent au
spectateur. Ainsi dans la Joconde on peut citer pêle-mêle : un sourire, une conception du
tableau comme imitation, certaines techniques de peinture de Léonard (le sfumato, etc…), des
couleurs bien précises, jaunes, roses, etc, une certaine époque, la Renaissance (celle à laquelle
fut peinte le tableau, qui transparaît à travers celui-ci)… l’énumération pourrait être encore
longue.
On voit que ces « contenus de sens » ont tous une réalité ontologique différente : entre
un sourire, une époque, la couleur jaune, une technique, l’imitation, nous avons affaire ici à
des réalités qui n’ont pas le même mode d’être : certaines sont matérielles, d’autres abstraites,
certaines sont des réalités objectives, d’autres des décisions ou conventions de l’homme,
etc…

107
Proposition : dans l’expérience de l’œuvre, le spectateur fait abstraction du statut
ontologique de chacun des contenus de sens qu’il contemple. Il ne vise qu’à saisir ce sens et à
être ému par lui, sans chercher si ce sens renvoie à une réalité concrète ou abstraite, etc…
La seule chose qu’il regarde dans le sens qu’il découvre, c’est de savoir si pour lui ce sens a
une grande valeur ou non. S’il en a, il éprouve un grand plaisir à contempler l’œuvre qui lui
présente ce sens, sinon non.
Prenons un exemple simple, voire simpliste. On parle souvent du mystérieux sourire
de la Joconde. Si pour l’un de nos deux esthètes, la joie, ou le mystère sont des choses qui ont
une grande valeur, alors il aura plaisir à contempler la Joconde. Si pour l’autre au contraire, ce
qui a une valeur, c’est la mélancolie, voire la noirceur, la cruauté, alors nul plaisir ne germera
en lui.
C’est donc, d’après cette perspective, le désaccord axiologique entre les hommes sur
ce qui a une valeur, et non le désaccord esthétique sur ce qui est beau qui est à l’origine des
conflits des critiques.
Maintenant il nous faut admettre que cet exemple est simpliste et montrer en quoi il
peut se complexifier sans perdre sa pertinence.
Ce qui le complexifie est que comme il y a une myriade de contenus de sens dans une
œuvre, alors on ne sait d’abord jamais lesquels seront repérés par le spectateur et portés à
l’appréciation d’un jugement de valeur. Un seul élément signifiant peut suffire pour rebuter le
spectateur ; par exemple pour la Joconde, son caractère d’icône mondiale peut suffire à
supprimer tout plaisir de l’esthète, si pour lui ce qui a une valeur, c’est la découverte en
solitaire d’œuvres qui ne se révèlent qu’à lui. A l’inverse, il peut s’avérer qu’une myriade de
contenus de sens dont certains sont reconnus comme sans valeur par l’esthète, d’autres
comme ayant la plus grande valeur, soient présents dans l’œuvre ; auquel cas, mais peu
importe, il aura soit une réaction dubitative devant l’œuvre, ne voulant pas se prononcer, soit
une « gêne » devant l’œuvre, ou d’autres réactions…
D’autre part comme nos jugements de valeur évoluent avec le temps, il se peut
(expérience très banale) qu’une œuvre d’art nous plaise à une certaine époque, mais plus du
tout quelques années plus tard. Cela non pas parce qu’une mystérieuse qualité, la beauté de
l’oeuvre, nous ait été mystérieusement révélée puis mystérieusement cachée, mais à cause du
phénomène banal de l’évolution de notre jugement de valeur.
Notre proposition ne nous semble donc pas simplifier abusivement l’expérience de
l’œuvre d’art, mais reconnaît qu’une infinité de contenus de sens peuvent être choisis, et
opposés entre eux par le spectateur. De cette lutte à l’intérieur du psychisme des contenus de

108
sens pour la détermination de la réaction finale de plaisir et de déplaisir, nous admettons
qu’elle nous échappe. On ne peut donc pas calculer mathématiquement si une œuvre nous
plaira ou non. Mais il n’en reste pas moins que cette complexité ne remet pas en cause que
c’est la valeur, et non la beauté des contenus de sens qui détermine s’il y a ou non plaisir.
Ce rejet du concept de beauté comme concept vide ne fait que finalement reprendre les
principales études de la philosophie de l’art. En effet, il semble que les philosophes de l’art
n’aient eu de cesse de remplir le concept de beauté d’autres déterminations de sens, comme
s’il n’en portait aucune en lui. Par exemple ils ont dit : le beau, c’est le symétrique (ou le fait
que se trouve en un objet une certaine proportion mathématique) ; le beau, c’est ce qui est
Un ; le beau, c’est ce qui est parfait, c’est-à-dire correspond à son concept abstrait; le beau,
c’est l’utile… Or si l’on dit que le beau, c’est le symétrique, cela signifie que le plaisir pris à
l’objet n’est pas plaisir pris à sa beauté, mais plaisir pris à sa symétrie (ou à son unité, sa
perfection, son utilité). Le beau n’apparaît que comme un mot vide qu’on remplit par des
concepts qui eux sont dotés de sens. Nous ne faisons donc que formuler une idée pressentie
depuis la pensée la plus antique.

3/ le dernier rempart de l’esthétique : le concept de forme

C’est le concept de forme que l’esthétique peut brandir en dernier ressort pour essayer
de fonder sa légitimité. L’argument –kantien- est le suivant : il existe dans un objet sa matière,
et sa forme. Ces deux caractères ontologiquement distincts produisent un plaisir différent : ce
n’est pas la même chose que prendre du plaisir en mangeant la matière d’une pomme, et
prendre du plaisir en contemplant sa belle forme ronde.
C’est donc parce qu’il y aurait un plaisir spécifique, pris à la forme et non à la matière
de la chose, qu’il existerait une sphère esthétique et une discipline qui l’étudie, l’esthétique.
Ce couple de notions contenu/forme a-t-il réellement un sens ? Supposons que je
dessine des traits sans sens sur une toile, quelle est la forme, quel est le contenu ? Supposons
maintenant que je sois devant le Mont Blanc. Je suis émerveillé, mais on me dit que je ne dois
l’être que par la forme. Je supprime donc tout ce qui relève de la matière (je ne sais pas
d’ailleurs ce qu’on entend par là). A tout hasard je supprime les couleurs. Je ne garde que les
contours. Je me retrouve alors devant une série de traits qui montent et descendent, en un
dessin analogue à la courbe de croissance et de décroissance des bénéfices d’une entreprise. Je

109
ne ressens alors plus aucune émotion (pas plus que devant un tel graphique dans une
entreprise).
D’autre part, même s’il avait un sens, il ne fonctionne pas comme élément régulateur
de notre émotion devant une chose ou un tableau. En effet nous ne percevons pas une chose
en distinguant contenu et forme, pas plus qu’en écoutant un chœur de femmes nous ne
distinguons la ligne de chant chantée par les femmes brunes et celle chantée par les femmes
blondes. Pourtant une telle distinction existe réellement (il y a réellement une ligne de chant
chantée par les brunes et une par les blondes, comme il y a réellement une forme et un
contenu de l’oeuvre). Mais comme nous voulons rendre compte de l’expérience « esthétique »
réelle et non pas si abstraite qu’elle n’exista jamais, le couple contenu-forme est inutile.
En fait, nous avons déjà suggéré que le spectateur ne prend pas en considération le statut
ontologique du contenu de sens qu’il appréhende dans l’œuvre. Ce serait intellectualiser le
spectateur, lui faire poser des questions qu’il ne se pose pas. L’esthète jouit donc du contenu
de sens qui lui apparaît sans se demander s’il relève de la forme ou de la matière.
Enfin, même s’il existait un plaisir pris à la forme, on peut penser que ce plaisir vient
de ce qu’on a accordé une valeur à telle ou telle forme, et donc que finalement ce plaisir est
lui aussi axiologique plutôt qu’esthétique. Une matière comme une forme pouvant procurer un
plaisir axiologique, cette distinction est inutile.

4) interrogation sur le sens exact du « kalos » grec

Il nous faut nous demander si notre hypothèse ne rejoindrait pas l’expérience de l’art
qu’avaient les Grecs.
Il nous semble qu’il faut prendre au sérieux un certain genre de beauté que
conceptualise l’ensemble de la pensée grecque : la beauté des belles actions, celle des belles
âmes,… par exemple dans le Banquet de Platon. Comment comprendre que dans le Gorgias,
Socrate dise que l’utile, le bon, -et d’autres qualités- soient beaux127? Un tel genre de beauté
ne peut être prise en charge par l’esthétique qui pense la beauté d’après le paradigme
matière/forme. Ce paradigme l’amène en effet à ne pouvoir considérer comme beau que ce
qui est constitué d’une matière et d’une forme, c’est-à-dire les choses matérielles, sensibles.

127
Par exemple ici : « Parmi les lois et les occupations, celles qui sont belles ne le sont certainement pas pour
d’autres raisons que leur utilité, ou leur agrément, ou les deux à la fois » (474e-475b)

110
Avec la naissance de l’esthétique moderne, depuis Kant, c’est donc tout un genre de
réalités qui jusque là avaient été considérées comme détentrices de beauté (les belles actions,
etc…) qui sont exclues et bannies de l’appréciation esthétique.
C’est en conséquence toute l’expérience grecque de la beauté qui est incompréhensible
à l’esprit qui reprend à son compte les postulats esthétiques modernes, et donc un
amoindrissement de la beauté du réel, en tant qu’une foule de quantité de choses
intramondaines sont exclues de la « possibilité de beauté ».
Il nous faut alors nous demander : quelle est alors l’expérience grecque de la beauté ?
Il faut noter que les Grecs ne disposent pas du concept, moderne, de valeur.
Néanmoins, c’est une de leur interrogation principale que de résoudre ou du moins explorer le
problème des valeurs. On peut dire que sans disposer du mot, la pensée grecque « baigne »
dans la valeur. Cela transparaît dans son interrogation sur le « bien suprême ». Ainsi, comme
on l’a vu, le concept de valeur était-il « pris en charge » par certains concepts grecs comme le
concept d’« agathon », ou d’« ariston », ou de « beltistou », qui portent en eux une
multiplicité de sens disparates (dictionnaire grec français Hatier : « agathon : le bien en tout
sens ». On trouve aussi le mot « kalos », que la modernité traduit communément par beauté.
Selon nous, cette dernière traduction est un anachronisme qui ne rend pas justice à
l’expérience grecque de la beauté.
Nous proposons plutôt l’idée suivante : kalos et agathon ne sont que des mots
différents pour traduire non des expériences de « sens différents » (beauté et vertu) mais des
expériences différentes d’un même sens. Par exemple, l’agathon désigne la révélation à nous-
mêmes de la valeur d’une chose par notre rapport actif à elle, par la praxis ; le kalos désigne la
révélation de la valeur d’une chose par la contemplation, la théoria.
La différence kalos/agathon ne recouvre donc pas, dans cette hypothèse, la distinction
beau/valeur, ou beau/bien, comme selon nous la modernité l’a traduite mais la distinction
action/contemplation dans la saisie de la valeur d’une chose. Il n’y aurait donc pas chez les
Grecs de notion de « beauté », invention moderne, mais une notion de valeur, exprimée par
les notions d’ « agathon » et de « kalos ».
La traduction désastreuse moderne, placée sous le couple matière/forme, nous a fait
perdre cette expérience grecque de la beauté, qui n’est en fait qu’expérience de la valeur,
seule condition d’intelligibilité de la formule du Gorgias « vertu=utile=agréable=beauté ». En
fait ce qui se dit là est : la valeur de l’utile, de l’agréable,… apparaît par la contemplation (de
choses utiles, agréables…) en nous procurant un plaisir axiologique.

111
Ainsi, la fameuse expression grecque, « kalos kai agathos », que l’on traduit
communément par « beau et bon », union au sommet des transcendantaux, signifierait peut-
être plutôt « ce dont la valeur se révèle à la fois par la contemplation et l’action ».
Nous sommes dans l’incapacité de vérifier cette hypothèse ; il faudrait pour cela
examiner les nombreux textes grecs comportant les notions de « kalos » et d’ « agathos », afin
tout d’abord d’en saisir le sens ordinaire qu’on lui donnait dans la société grecque, puis le
sens qu’ils avaient pour tel ou tel philosophe. Ce travail excède nos forces et la limitation de
notre intellect. Aussi il faut considérer ce qui précède comme une simple suggestion dont la
scientificité n’est pas acquise. Pour autant, nous pensons possible de nous en tenir parfois à
des hypothèses, à partir du moment où elles se donnent explicitement comme de simples
suggestions, et non comme des résultats d’une étude approfondie.
Il importe maintenant si notre hypothèse se vérifiait, de saisir les conséquences qui en
résulteraient pour l’esthétique.

5) les conséquences de cette critique de l’esthétique

Il nous faut bien évidemment différencier l’art, comme ensemble d’œuvres d’art, de
techniques, de musées, et l’esthétique, en tant que discipline qui prétend prendre pour objet le
plaisir ressenti devant l’œuvre, c’est-à-dire le sentiment esthétique.
L’esthétique ne peut avoir une place légitime comme discipline autonome et
consistante que si elle a un objet propre, qu’elle est seule à pouvoir traiter, auquel cas il faut
bien reconnaître sa nécessité. Sinon elle serait superflue, son objet étant en fait l’objet d’autres
disciplines.
Or l’esthétique prétendait avoir deux objets propres, qu’aucune discipline autre qu’elle
n’étudie : le concept de beauté d’une part, de l’autre le plaisir pris non à la matière, mais à la
forme de l’objet.
C’est-à-dire : d’autres disciplines, comme la physiologie ou la psychanalyse, peuvent
étudier les causes ou la nature du plaisir pris à la matière d’un objet, ce plaisir relevant de
l’agréable ; mais comme il est un tout autre plaisir relevant d’une toute autre nature et de
toutes autres causes, celui pris à la forme de l’objet, alors il faut bien qu’une autre discipline,
radicalement distincte de la physiologie, le prenne pour objet d’étude : l’esthétique.
Et enfin : c’est parce que la beauté est un concept ayant un sens propre, spécifique, qui
ne peut se réduire à d’autres, en apparence proche, comme l’agréable, la valeur,… qu’une
discipline spécifique doit la prendre en charge : l’esthétique.

112
Si donc l’on est bien arrivé à montrer que le concept de beauté et le concept de plaisir
pris à la forme ne sont pas des concepts consistants, c’est-à-dire que l’on arrive à les ramener
à des concepts déjà connus et beaucoup plus clairs, alors l’esthétique perd sa consistance et sa
nécessité, car elle tire sa légitimité uniquement de ceux-ci. En revanche, l’art demeure : c’est
seulement le discours sur celui-ci qui doit s’inscrire dans le cadre d’une autre discipline : c’est
l’axiologie qui la remplace comme discipline dans laquelle doivent se constituer les
interrogations sur l’art.
L’art en effet, loin de subir une quelconque diminution d’être du fait de la chute de
l’esthétique, trouve peut-être sa plénitude en ce qu’il trouve enfin ce qui -pour nous en tout
cas- constitue son sol véritable.
L’oeuvre d’art apparaît maintenant comme « chose susceptible de présenter des
contenus de sens ayant une grande valeur » (soit pour le grand nombre, soit pour des
sensibilités très singulières, selon ce que l’artiste a décidé).
Les musées sont des « lieux où peuvent se vivre des expériences de valeur » (qui ne
pourraient se jouer dans le monde « réel », ce pourquoi l’art a une légitimité, comme
procurant un effet qu’il est seul à pouvoir procurer).
Celles-ci peuvent être inédites, déconcertantes. L’art contemporain, en tant que moment de
l’art où se rencontre de manière privilégiée le « déconcertant », gagnera peut-être à la
disparition de l’esthétique. Cette dernière ne pouvait accorder en effet un quelconque statut à
un genre d’art qui ne recherche en aucun cas la beauté, et qui n’utilise plus guère le vieux
couple conceptuel aristotélicien matière-forme.

Enfin cette disparition de l’esthétique, si sa nécessité était avérée, rendrait peut-être


paradoxalement possible la réponse à la question traditionnelle qu’elle pose depuis sa
naissance: « je trouve ça beau. Je pense que telle œuvre d’art est belle. Mais est-ce réellement
beau ? »
Tant que cette question se place sous le signe de la beauté, elle ne peut être résolue.
Car comment résoudre une question qui utilise un concept vide de sens ? S’il y a une qualité
mystérieuse, le beau, magiquement apparaissant ou disparaissant dans l’œuvre selon qui la
regarde, alors on ne saura jamais si l’œuvre est réellement belle.
En revanche si on comprend que cette question est : les contenus de sens que l’on
rencontre dans cette œuvre (la joie, la couleur rouge, etc…) ont-ils une réelle valeur, on
rencontre au moins une question qui a réellement un sens : la joie occupe-t-elle une place
élevée dans la hiérarchie réelle et universelle des choses ?

113
C’est alors à l’axiologie, en tant que discipline chargée de déterminer la valeur des
choses, de répondre à cette question. Si l’axiologie parvenait à atteindre son but, alors la
question de la « beauté » réelle des choses serait résolue. Mais n’est-ce pas qu’un vain rêve ?
Telle est la crainte qui ne cesse pas de nous tenailler, au sein même de notre réflexion.
On constate donc pour résumer, cette ironie du sort : c’est seulement en disparaissant
que l’esthétique rendra peut-être possible la résolution du problème esthétique,… parce qu’il
n’a rien d’esthétique.

2/ Les rapports de l’axiologie avec les autres disciplines en général

L’axiologie doit trouver la valeur des choses. Or ce qui a une valeur, c’est ce que la
chose est, c’est son essence. Il semble donc qu’il faille trouver l’essence des choses avant de
trouver leur valeur. Or ce sont les sciences qui paraissent déterminer l’essence des choses.
On pourrait donc avoir cette double conclusion : l’axiologie est absolument
dépendante des autres sciences pour sa propre recherche ; surtout, comme les sciences
n’arriveront jamais à saisir l’essence réelle des choses mais seulement de lointains reflets de
celle-ci, alors l’axiologie ne pourra jamais se constituer (puisque, encore une fois, la saisie de
l’essence des choses est un préalable à la question de la valeur de cette essence).
Il nous semble qu’on peut triompher de cette difficulté, non pas en faisant le pari
insensé qu’un jour les sciences auront atteint définitivement leur visée, mais en revenant sur la
proposition selon laquelle c’est l’essence « réelle » des choses « réelles » qui a une valeur (et
qu’il faut donc trouver l’essence « réelle » des choses existantes réellement).
En effet, ce qui suffit à l’axiologie, c’est qu’on lui fournisse un certain « contenu de
sens » dont elle ait à chercher la valeur. L’unique exigence de l’objet de l’axiologie, c’est
donc qu’il ait un sens. La question de l’existence réelle d’une chose correspondant à ce
contenu de sens peut être laissée en suspens, comme inutile à l’axiologie. Pourquoi ?
Car si l’axiologie devait s’assurer de l’existence des choses dont elle recherche la valeur, cela
voudrait dire qu’elle considère l’existence réelle comme quelque chose qui a de la valeur,
c’est-à-dire qu’elle postulerait que ce qui existe a plus de valeur que ce qui n’existe pas.
Or ce présupposé est injustifié, c’est-à-dire qu’on peut imaginer une position axiologique
inverse, qui soutiendrait que ce qui a une grande valeur, c’est ce qui n’existe pas (ce qui est
imaginé, rêvé, chimère). Si l’axiologie adoptait dès le départ un présupposé aussi injustifié,

114
elle s’abîmerait d’emblée dans le dogmatisme et perdrait toute chance de succès. Souvenons-
nous qu’il faut que l’enquête axiologique commence par une suspension (épochè) de tous les
jugements de valeur.
L’existence réelle ne peut donc être un critère de valeur, du moins au début de la recherche
axiologique (cela pourrait être sa conclusion). Par suite, on ne cherche pas si les contenus de
sens dont on cherche la valeur renvoient à des choses réellement existantes (car ce serait
supposer que l’existence est un critère à prendre en considération dans la détermination des
valeurs).
D’autre part, il semble (mais cela n’est qu’une hypothèse, dont on peut faire
l’économie) que l’existence n’ajoute rien à la valeur d’une chose, mais seulement à son intérêt
-relatif- pour l’homme ; par exemple supposons que la loi contre l’esclavage ait une grande
valeur positive en elle-même ; avant même que la loi soit promulguée (c’est-à-dire avant
qu’elle ne « vienne à l’existence »), elle avait déjà cette grande valeur. Une fois qu’elle a été
votée et appliquée, elle n’a pas plus –ni moins- de valeur, mais seulement un intérêt beaucoup
plus grand pour les hommes qui auparavant étaient esclaves et ont été libérés. A l’inverse, on
peut imaginer que la cruauté soit une chose méprisable, avant même que l’acte cruel d’un
certain homme ait eu lieu.
Il devient alors inutile de se préoccuper de l’existence ou non d’une chose dont on
cherche la valeur, car elle ne la modifie en rien. C’est-à-dire : on se demandera par exemple si
le contenu de sens « homme » a une valeur ; sans qu’on ait à se demander s’il y a des hommes
réellement existants.
Quel intérêt ? Précisément celui de faire l’économie de la question de ce qui est réel. On
n’aura pas à attendre que la physique identifie les lois réelles de la nature, puisque ce qu’on a
à trouver, c’est la valeur des lois physiques réelles aussi bien que celle de lois physiques
fausses.
Une des sources de la certitude épistémologique des résultats de l’axiologie est donc
identifiée : elle consiste en ce que cette discipline peut s’épargner dans son enquête rien moins
que la question de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas.
On évite d’autre part par là de s’exposer aux attaques des sceptiques. C’est en effet le concept
de « sens » qui résiste au scepticisme, devant lequel pourtant tout semble s’anéantir. Si en
effet on doute par exemple que « le chat est noir », il faut qu’on connaisse le sens de ce dont
on doute : sinon le doute lui-même perd son sens ; on ne sait plus de quoi on doute. Douter de
l’existence d’un chat, c’est connaître le sens du concept de « chat », mais douter de son
existence. Le doute sceptique porte toujours sur l’existence réelle d’un contenu de sens, pose

115
qu’il n’y a rien de réel qui corresponde à ce contenu de sens, mais laisse intact le sens lui-
même. Douter de quelque chose, c’est au moins reconnaître le sens de ce quelque chose ;
sinon on ne doute plus de rien.
L’objet de l’axiologie est donc toujours ceci : un certain contenu de sens=X, duquel il
faut chercher la valeur. La suspension de tout jugement sur la réalité du contenu de sens qui
lui est donnée (pour la seule considération du sens) est le seul point commun que l’axiologie a
avec la phénoménologie.
On voit alors, pour répondre à notre question initiale, que l’axiologie n’a pas à attendre
que les sciences trouvent leur achèvement en saisissant l’essence de leur objet. Ce n’est en
effet pas de l’essence des choses qu’elle doit chercher la valeur, mais du sens (qui n’a pas
besoin d’être celui de choses existantes). Il suffit qu’il ait une cohérence, qu’il ne soit pas…
sans sens, qu’il puisse se constituer en tant que sens.

3/ Les liens de l’axiologie et de l’ontologie

Le contenu essentiel de l’ontologie nous semble consister en un débat, celui,


millénaire, de l’idéalisme contre le réalisme. Qu’est-ce qui est vraiment réel ? Est-ce les idées
ou les choses, la pensée ou la matière,… Ou, en inversant la question : le monde matériel que
nous voyons, sentons, touchons, est-il le monde réel ou y en a-t-il un autre qui nous est
caché ?
L’axiologie peut, ainsi qu’on l’a montré, faire l’économie de ce débat, car elle ne se
pose pas la question de l’existence de ce dont elle recherche la valeur. Lorsque donc
l’axiologie recherche la valeur d’un objet (par exemple un arbre), elle ne cherche pas si celui-
ci est une idée, ou une chose matérielle, une chose en soi ou un phénomène au sens kantien,
un événement ou un ensemble d’atomes. Quelle que soit la réponse à cette question, fournie
par l’ontologie, tout ce qui est nécessaire à l’axiologie, c’est qu’on lui propose un certain
« contenu de sens=X », dont la nature ontologique est indéterminée, duquel il lui faille
chercher la valeur. L’axiologie a donc cette particularité qu’elle est absolument indépendante
de toute ontologie et peut se permettre le luxe de ne pas prendre parti dans les questions de
l’ontologie, car la réponse à ces questions, quelle qu’elle soit, ne l’affecterait pas.
Le concept de « contenu de sens » est donc primordial, en ce qu’il réalise ce dont a
besoin l’axiologie : il ne juge pas si le référent du sens est une chose matérielle ou une simple
représentation, mais fait abstraction de leur statut ontologique pour n’en retenir que le sens.

116
Chose ou idée, le X considéré a toujours le même sens. Un cheval photographié et un cheval
réel ont le même sens : cheval.
Pour résumer, l’axiologie est absolument indépendante des controverses entre le
réalisme et l’idéalisme (au sens kantien). Par là même, elle s’éloigne de la métaphysique, car
la question de la nature ontologique des choses semble profondément irrésoluble, comme tout
bon problème métaphysique.

117
4/ l’axiologie : science pratique ou théorique ?

1/ exposition de l’idée selon laquelle la morale ou l’éthique appartiendraient à la sphère


pratique

a) la tripartition aristotélicienne des sphères théoriques, pratiques et poiétiques

« Toute application de la pensée est ou pratique ou poiétique, ou théorétique »128 :


C’est dans la Métaphysique qu’Aristote propose cette configuration du champ du savoir, à
laquelle se réfèreront même ceux qui s’y opposent.
La tradition des commentateurs verra dans les sciences théorétiques la théologie, la
mathématique et la physique, dans les sciences pratiques la politique, l’éthique et l’économie,
et les sciences poïétiques auraient pour objet la tekhnê, c’est-à-dire cette activité qui englobe à
la fois l’art et la technique, que nous modernes nous distinguons.
Aristote divise et classe ces sciences ainsi selon deux critères : tout d’abord selon
l’origine du mouvement de leur objet. Ainsi, « pour la science qui produit quelque chose [la
science poiétique], le principe du mouvement est dans l’agent producteur et non dans le
résultat produit » (mais le mouvement lui s’y transmet) ; de même « pour la science pratique,
le mouvement n’est pas dans l’objet pratiqué ; il est plutôt dans les êtres qui pratiquent »
(mais le mouvement ne se transmet même pas à l’action), alors que la science théorétique
« s’applique à des êtres qui ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement »129.

Or ce qui a son principe de mouvement en soi-même est nécessaire, alors que ce qui le
reçoit d’autrui est contingent. Ainsi seuls les objets des sciences théorétiques sont nécessaires,
les objets des sphères pratiques et poétiques étant marqués par la contingence. De là le second
critère de classification, qui recoupe le premier : le degré de certitude auquel on peut parvenir
dans chacun de ces trois genres de sciences. Seule la science théorétique est susceptible, du
fait de la nécessité de son objet, d’atteindre la certitude parfaite. C’est donc un double critère,
ontologique et épistémologique, l’un se déduisant de l’autre, qui amène Aristote à proposer
une telle configuration du champ du savoir. Cette tripartition des sciences est en même temps
une hiérarchisation de celles-ci : ce sont les sciences théorétiques qui sont les sciences
suprêmes, puisque pour Aristote « si le Divin est quelque part, c’est principalement dans une

128
Métaphysique, E, 1, p. 217
129
Métaphysique, K, 7, p. 376

118
nature semblable à celle dont nous parlons »130 [à savoir celle qui a en elle-même le principe
de son mouvement].
Intéressons-nous maintenant à l’éthique, pour voir comment elle prend place dans
cette classification des sciences.
On pourrait, tout d’abord voir surgir deux difficultés. Tout d’abord, ainsi que J.L.
Labarrière le note, « toute présentation de la philosophie morale d’Aristote se heurte
d’emblée à un écueil : il n’emploie jamais l’adjectif êthikê sous sa forme substantive et il ne
s’en sert pas non plus pour qualifier un domaine de la philosophie ou un type de science »131.
Il ne rattache pas ce qu’il expose dans l’Ethique à Nicomaque et l’Ethique à Eudème à une
partie de la philosophie ou à un type de science qu’on devrait appeler morale, philosophie
morale ou science morale, ni même à ce qu’on appelle philosophie pratique. En revanche,
nous trouvons l’expression de « discours éthique » par laquelle Aristote désigne le contenu de
ces deux ouvrages. Autrement dit : le terme « éthique » n’existe que comme adjectif dans la
pensée d’Aristote.
D’autre part, la science qui a pour objet ces « discours éthiques » n’est pas l’éthique
mais la politique, « le terme politikê étant par lui employé aussi bien comme un substantif que
comme un adjectif qualifiant un certain art, une certaine science ou une certaine puissance
ou faculté (dunamis) »132. La politique est considérée comme la science architectonique
suprême, c’est-à-dire que les fins des autres sciences pratiques ne sont que des moyens pour
celle-ci, qui vise la fin suprême, qu’Aristote désigne comme le bonheur.
Pourtant, on ne peut probablement pas inférer de ces deux difficultés que la morale ou
l’éthique, comme disciplines, ne trouvent aucune place dans le champ du savoir aristotélicien,
du fait que leur contenu serait pris en charge par la politique. En fait, si l’éthique est englobée
dans une sphère plus large, la politique, cela ne vaut pas suppression. De plus, cette politique
est en elle-même largement morale (Aristote recherche « les lois bonnes »).
Si l’on nomme donc, comme la tradition, « éthique » la science qui a pour objet ces
discours éthiques, en passant outre ces difficultés, on remarque qu’elle sollicite l’intellect
d’une toute autre manière que les sciences théorétiques. De ce fait, il y aurait une rationalité
pratique, « une rationalité propre aux prakta, aux choses à faire, et qui ne soit pas de ce fait
le simple décalque de la rationalité théorique »133. Cette affirmation directement tournée

130
Métaphysique, E, 1, p. 220
131
Dictionnaire d’Ethique et de Philosophie morale, article « Aristote »
132
Ibid.
133
M. Canto-Sperber, Dictionnaire d’Ethique et de Philosophie morale, article « Pratique »

119
contre Platon, a éveillé l’intérêt du néo-aristotélisme qui s’est constitué autour des cours
donnés par le jeune Heidegger sur Aristote, suivis par Gadamer, Arendt ou Léo Strauss.
Il serait impossible ici de nous intéresser à la nature exacte de cette rationalité pratique et des
débats qu’elle a pu engendrer. L’idée qu’il nous semble important de retenir, et qui est héritée
d’Aristote, est la suivante : la morale (ou l’éthique) est une science pratique, ou concerne la
sphère pratique, et non la sphère théorique. Telle est précisément l’idée qu’il nous semble à
présent nécessaire d’interroger.

b) l’adoption kantienne du principe de la distinction des sphères pratiques et


théoriques

Cette idée, qui range la morale dans la sphère pratique, et non théorique, semble être
admise généralement, malgré la concurrence de la tripartition stoïcienne qui divise le savoir
en éthique, logique et physique, jusqu’à Kant, qui nous semble en reprendre l’essentiel. Ainsi
présente-t-il sa philosophie morale dans une Critique de la raison pratique. Pourtant il ne
procède pas ainsi pour les mêmes raisons qu’Aristote. Il ne range pas la morale dans la sphère
pratique à cause d’une considération sur le principe du mouvement ou du degré de certitude
de son objet, mais à partir d’une distinction entre ce qui relève de notre liberté, et ce qui n’en
relève pas. Il distingue ainsi les sphères théoriques et pratiques dès 1770 : « Nous considérons
une chose théoriquement dans la mesure où nous sommes seulement attentifs à ce qui
concerne son être, nous la considérons pratiquement si nous examinons ce qui devrait lui
appartenir par le moyen de la liberté »134. C’est dans la Critique de la raison pratique qu’il
définit le plus explicitement ce concept : est pratique pour nous « ce qui doit être réalisé par
notre volonté »135. La connaissance pratique est donc celle qui contient des impératifs, à
l’inverse « les connaissances théoriques sont celles qui énoncent non pas ce qui doit être,
mais ce qui est –et donc ont pour objet non pas un agir, mais un être »136.
C’est donc à partir des concepts de liberté, de volonté et d’impératifs, que Kant définit
le champ pratique, et non plus à partir des motifs aristotéliciens que nous venons d’évoquer.
Néanmoins, l’idée subsiste, intacte : la morale appartient au champ pratique.

134
De la forme et des principes du monde sensible et du monde intelligible, §9, note ; AK I, 396
135
Critique de la raison pratique, livre II, ch. II, I
136
Logique, Introduction, Appendice, AK IX, 86-87

120
c) conséquence de cette attribution de la morale à la sphère pratique

L’idée que la morale relève de la sphère pratique a tout d’abord, pour nous, amené la
pensée à attribuer à la morale certains caractères qui sont liés à la notion de praxis. Tout
d’abord, la praxis est fondamentalement action, qui se différencie de ce que l’on pourrait à
tort prendre pour une action, à savoir la production (poiésis). Cela a amené à considérer la
morale comme l’étude d’un certain aspect de l’action. Cette action étant exercée par l’homme,
cela a amené à considérer la morale comme l’étude d’un certain caractère de l’action
humaine. De cela, on a conclu qu’étudier la morale, c’était étudier quelque chose qui concerne
l’action, et quelque chose d’humain. L’objet de la morale est alors l’action humaine. Ainsi R.
Misrahi, propose cette définition de la morale : « Morale : dans la pensée traditionnelle,
désigne la partie de la philosophie qui se consacre à la recherche des meilleurs principes de
la conduite »137. Il donnera d’ailleurs le même sens à l’éthique qui est « la réflexion
philosophique qui se propose de définir des principes pour la conduite de la vie »138 mais qui
pour cette recherche se veut plutôt être une méditation sur le bonheur plutôt que sur notre
devoir.
Cette idée, selon laquelle la morale concerne l’action et l’homme nous semble
généralement adoptée. Kant, certes, affirme que celle-ci concerne tout être raisonnable, et non
seulement l’homme ; mais cela inclut l’homme et donc ne contredit pas ce consensus que
nous essayons d’identifier. D’autre part, certains penseurs ont défendu l’idée que l’objet de la
morale pouvait résider plutôt dans le caractère de l’homme, c’est-à-dire dans quelque chose
qui relève plus de l’ « être » que du « faire » ; mais c’est uniquement parce qu’on attribue à
cet « être » une capacité d’influencer notre action. C’est donc toujours, fondamentalement,
l’action humaine qui est l’objet de la morale (la même analyse peut se faire si l’on soutient
que c’est dans l’intention, et non l’action, que réside la morale : celle-ci n’est considérée
comme telle que parce qu’elle donne lieu à une action).
Ce qui nous intéresse ici, c’est de déterminer à quelle conception de la valeur a pu
amener, indirectement, cette conception de la morale. Puisqu’en effet la pensée de la valeur
s’est effectuée dans et par la morale, la morale absorbant l’axiologie, ainsi qu’on a essayé de
le montrer, cette conception de la morale comme relevant du champ pratique et non théorique

137
Qu’est-ce que l’éthique ? p. 254
138
Ibid., p. 241

121
a dû avoir des répercussions sur la conception de la valeur. La principale, étant à notre sens,
que l’on a maintenant tendance à voir l’axiologie comme science pratique, voisine de
l’éthique, de la politique et de l’économie, etc… et non comme une science théorique, voisine
des mathématiques ou de la physique. Si l’on ajoute que dans la configuration contemporaine
du savoir les disciplines qui étudient l’action humaine sont les « sciences humaines », qu’on
oppose aux sciences « exactes », on peut alors penser que la conception vague de l’axiologie
qui nous vient spontanément à l’esprit consiste à la ranger parmi les sciences humaines. Nous
pouvons alors nous poser deux questions, en saisissant leur lien : « L’axiologie serait-elle une
science pratique ou théorique ? » et « l’axiologie serait-elle une science humaine ? ».

2/ défense de l’idée selon laquelle l’axiologie appartiendrait à la sphère théorique

Il nous faut nous demander pourquoi l’axiologie (hormis le fait qu’elle a été
confondue avec cette science pratique qu’est la morale) peut spontanément apparaître comme
relevant de la sphère pratique. On a peut-être tout d’abord tendance à penser que le problème
des valeurs, s’il était résolu, aurait nécessairement des conséquences sur nos actions,
changerait radicalement notre mode de vie, puisque si l’on arrive à déterminer ce qui a le plus
de valeur -ce qui n’est évidemment pas encore présupposé ici-, alors nous aurions par là
identifié le but suprême que l’homme doit viser dans son existence.
Cette idée nous semble présenter deux difficultés (en laissant de côté celle de la
possibilité d’une telle découverte). Tout d’abord, ce n’est pas parce que la détermination de ce
qui a –ou non- une valeur peut changer radicalement la conduite, le comportement, l’action de
l’homme qu’il nous faut penser que l’axiologie est une discipline pratique pour autant. Cela
ne pourrait se faire que si l’on parvenait à poser que ce changement de comportement
constituait l’essence ou du moins la fin dernière de l’axiologie. Or l’idée que nous allons
essayer défendre pour notre part est que ce rapport à l’action est inessentiel pour l’axiologie,
n’est que secondaire, dérivé. Faisons une analogie : ce n’est pas parce que l’homme marche
que l’on peut dire qu’il est foncièrement des jambes, ou que la marche constitue son essence –
de ce fait on ne comprendra pas l’homme si notre réflexion sur celui-ci est une étude, aussi
poussée qu’on le veuille, de sa marche. De même ce n’est pas parce que l’axiologie peut avoir
des conséquences pratiques sur l’action humaine qu’elle est en elle-même une science
pratique et que l’on comprendra sa nature profonde en déterminant à quel comportement elle
doit nous amener. Nous résumerions ainsi notre position (que nous essaierons de fonder un

122
peu plus loin) : l’axiologie est une science fondamentalement théorique, qui peut avoir des
conséquences pratiques.

D’autre part, il ne nous semble pas, si l’on parvenait à déterminer ce qui a la plus
grande valeur, que l’on identifie du même coup ce qui doit constituer la fin dernière de
l’homme. Rappelons cette idée, que nous avons déjà proposée dans notre distinction de la
valeur et de la fin139, selon laquelle il serait possible que ce qui ait la plus grande valeur soit
nuisible pour l’homme ou lui soit indifférent. Si tel était le cas, alors l’homme n’aurait pas
forcément à prendre cette valeur suprême pour but, mais prenant acte de la nature de cette
valeur en soi, il lui serait possible de préférer orienter sa vie en fonction d’une valeur plus
relative, à savoir celle de ce qui est bon pour l’homme. La valeur n’est en effet –contrairement
à celle de devoir- liée à aucune notion d’obligation : elle n’oblige pas, de ce fait, à son
acceptation. Elle s’impose, comme la vérité s’impose, mais n’oblige pas, pas plus que la
science contraint les scientifiques ou l’homme en général à accepter telle ou telle idée.
Déterminer donc que telle ou telle chose ait une valeur, si cela était possible, ne conduirait
donc pas à un monde policé, où tous les hommes seraient contraints d’adopter ces valeurs,
mais à un monde « existentialiste », où chacun choisirait soit d’adopter les valeurs réelles, soit
les valeurs simplement humaines, c’est-à-dire de ce qui a une valeur pour l’homme. Ce
pourquoi nous croyons foncièrement compatibles le projet d’une axiologie et la doctrine
existentialiste, articulation que nous n’avons pas malheureusement ici la possibilité de penser.
On peut arriver au même résultat en partant d’un autre point de vue : même si l’on
identifiait la valeur suprême, notre action ne la prendrait pas forcément pour but, car ce n’est
pas la valeur, mais la nature de l’action humaine qui doit déterminer le but de cette action.
L’action humaine s’opère, en effet, selon un très grande quantité de facteurs : elle est recours
à un corps, elle fait intervenir l’inconscient, le désir, les sentiments, la société, en somme est
déterminée par des facteurs psychologiques, physiologiques, sociologiques,etc. Nous ne
sommes pas sûrs que la valeur puisse se glisser dans le jeu de ces facteurs et renverser ceux-
ci, afin de devenir le critère selon lequel l’action s’opèrera. D’autre part, nous ne sommes pas
sûrs qu’elle le doive, c’est-à-dire qu’il soit souhaitable que l’action humaine cesse d’être
déterminée par le désir, les sentiments, etc.

139
Cf Livre I

123
Cette conception peut surprendre : elle est pourtant impliquée dans l’idée que
l’axiologie ne cherche pas le bien (humain), ou les valeurs relatives à l’homme, mais la valeur
réelle, considérée indépendamment de l’homme.
On peut alors comprendre pourquoi l’axiologie n’est pas pour nous une science
pratique, ni une science humaine : elle n’a pas pour visée la saisie de la nature de ce qui est
bon pour l’homme, elle ne débouche peut-être sur aucun changement de comportement de
l’homme, et si elle a quelque conséquence éventuelle sur l’action humaine, cela ne constitue
pas le but essentiel de l’axiologie, mais seulement une conséquence accidentelle pour celle-ci.
Ainsi les résultats éventuels de l’axiologie ne présenteraient pour nous pas plus
d’intérêt pratique qu’une recherche aussi désintéressée que celle qui cherche à identifier la
taille exacte d’un quelconque objet céleste dont la distance élimine toute tentative
d’exploration.
On voit alors ce qui pour nous fait de l’axiologie une science théorique : elle ne
cherche pas à réaliser son objet, mais à découvrir une certaine « propriété » dans les objets,
c’est-à-dire une valeur. Son regard n’est pas fixé vers l’homme, comme le font précisément
les sciences humaines, mais se tourne vers le monde, comme les mathématiques, la physique,
la biologie, et plus généralement vers l’ensemble des contenus de sens. C’est la direction de
ce regard qui rapprocherait pour nous l’axiologie des sciences dures, plutôt que des sciences
humaines –et non le degré de certitude de ses résultats, que nous ignorons encore.
Nous résumerions ainsi notre hypothèse : l’axiologie, si cette discipline a un sens, est
une science théorique, susceptible d’engendrer quelques conséquences pratiques, dont le
regard n’est pas tourné vers l’homme mais vers le monde, en tant que somme, ou plutôt en
tant qu’écrin, des objets de valeur possible.

124
* * *

Nous avons donc, au cours de ce second livre, examiné plusieurs aspects inessentiels
de l’axiologie : l’insertion d’un tel projet dans notre époque, la reconfiguration du savoir qui
s’ensuivrait, son caractère pratique ou théorique, etc.
Ces caractères sont inessentiels car on pourrait imaginer que puisse être déroulé le
contenu de l’axiologie sans qu’on ait mis au jour ces caractères.
Le caractère essentiel d’une discipline est probablement sa méthode. Ainsi que le
soutenait Descartes, « il vaut mieux ne pas chercher la vérité que la chercher sans
méthode »140. En effet, tous les résultats auxquels pourront mener cette discipline, ainsi que
les procédés que l’on va mettre en œuvre afin de parvenir à ceux-ci, dérivent et découlent de
la méthode utilisée.
C’est à l’élaboration de cette méthode et à l’esquisse des résultats auxquels elle
pourrait nous mener que nous souhaiterions consacrer à présent notre troisième moment de
réflexion.

140
Discours de la Méthode

125
Livre III/ Proposition d’une méthode pour
l’axiologie

I/ Où chercher la valeur des choses ?

A/ Dans l’objet ?

Quand on cherche la valeur des choses, le réflexe le plus naturel est probablement de
chercher celle-ci dans les choses elles-mêmes. C’est ce réflexe que nous nommerons
l’objectivisme axiologique. Valeur scrutée dans la chose elle-même, au cœur de celle-ci,
interrogée de diverses manières, par plusieurs méthodes ; c’est en étudiant le monde lui-même
qu’on découvrira sa valeur.

L’échec de cette attitude nous semble évident, si l’on admet que les valeurs ne sont de
fait toujours pas fondées. Nous avons déjà examinées quelques-unes des méthodes latentes,
non thématisées explicitement, que l’objectivisme avait pu utiliser : la méthode qualitative,
hédoniste… mais il nous reste à interroger les deux méthodes qui ont été privilégiées par
l’objectivisme et conceptualisées en propre : l’intuitionnisme et les projets d’une axiologie
formelle.

1/ L’intuitionnisme axiologique

1/ présentation de l’intuitionnisme des valeurs

Il est peut-être impropre de qualifier l’intuitionnisme de « méthode ». Une méthode en


effet se caractérise comme un ensemble de procédés, de « ruses » que l’on va mettre en
oeuvre afin d’atteindre une vérité que l’on n’arrive pas à saisir immédiatement. Une méthode

126
présente les règles par la médiation desquelles on va atteindre un but. Or ce que soutient
l’intuitionnisme axiologique, c’est précisément qu’il n’est pas besoin de recourir à la
médiation de telles ou telles règles pour saisir la valeur d’une chose, mais que celle-ci se
donne immédiatement à nous.
D’autre part, une méthode se donne comme un ensemble de règles pour parvenir à la
solution d’un problème. Pour l’intuitionnisme au contraire, le problème des valeurs ne se pose
pas. Par là nous ne voulons pas dire que pour celui-ci la solution du problème des valeurs est
évidente, mais plus radicalement : il n’y a pas de problème des valeurs. La valeur de telle ou
telle chose se donne immédiatement à nous, sans même qu’on n’ait besoin de l’interroger.
Chacun sait très bien ce qui a une valeur et ce qui n’en a pas, parce qu’une faculté en nous,
l’intuition, nous le révèle immédiatement.
Ceux qui se posent le problème des valeurs apparaissent alors comme ces philosophes
qui « recouvrent tout d’un nuage de poussière, à force de tout soulever, et qui se plaignent de
ne plus y voir » dont parle Berkeley dans ses Principes de la Connaissance humaine.
Autrement dit : la réflexion philosophique n’a pas amené l’homme à découvrir un problème,
le problème des valeurs, mais à créer de toute pièce un problème artificiel là où il n’ y a que
des solutions, ou plutôt -puisqu’une solution suppose un problème antérieur- des faits.

Ce serait aller trop loin que de chercher comment l’intuitionnisme axiologique a pu se


constituer, en particulier quelle influence a pu avoir sur son apparition l’intuitionnisme
épistémologique et l’intuitionnisme moral.
On pourrait chercher par exemple dans l’ « esprit de finesse » pascalien, opposé à
« l’esprit géométrique », mais aussi dans le « je ne sais quoi » du Père Bouhours, de lointaines
préfigurations de cette intuition. Ou encore dans les débats entre intuitionnistes anglais du 17è
(Cudworth, Clarke, Shaftesbury, Hutcheson, Reid) concernant la morale : l’accès immédiat à
une dimension objective des faits moraux est-il rendu possible par une faculté intellectuelle,
par une forme de sensibilité ou « sens moral » ou par une conscience combinant les fonctions
de la raison et du sens ?

L’intuitionnisme des valeurs nous semble parfaitement décrit par Lavelle dans son
Traité des Valeurs. Tout d’abord, l’auteur note que l’intuition axiologique n’est pas simple
contemplation passive, mais participation à la valeur qu’elle intuitionne :
« La valeur n’est jamais donnée, de telle sorte qu’il y ait une expérience assurée qui
permette de la saisir. Celui qui ne participe pas à la valeur, comme le montre par exemple

127
l’insensibilité esthétique, ne saura jamais ce qu’elle est. La valeur est invisible et secrète, elle
ne se livre qu’à celui qui la cherche et qui l’aime. On comprend bien, dès lors, pourquoi la
valeur se dérobe à tous ceux qui veulent la saisir comme on saisirait un objet ; ce serait une
sorte de viol. Elle n’est perçue que par la délicatesse de l’âme ; elle est partout la même et
toute en nuances chaque fois nouvelles »141.
Cette intuition « active », et non passive, amène Lavelle à décrire non pas le problème
des valeurs, mais l’évidence des valeurs : « il y a une évidence de la valeur, comme il y a une
évidence de la vérité, au-delà de laquelle il est impossible de remonter. […] Il est absurde
d’imaginer que l’esprit puisse faire un pas en avant quand il s’interroge sur la valeur de la
valeur, aussi bien que sur l’être de l’être, ou la pensée de la pensée. Il y a là une sorte de
redoublement ou de cercle »142.
Lavelle affirme alors que cette évidence est produite en nous par une sorte de lumière
naturelle, pour reprendre une expression cartésienne :
« Le jugement de valeur suppose une lumière propre qui nous la découvre et
qu’aucune raison discursive ni aucun témoignage extérieur ne suffit à produire. Quand elle
nous manque, nous sommes aveugles à la valeur. Il est évident que nul ne peut juger de la
valeur que d’après un principe qu’il porte au fond de lui-même »143.
Dans cette optique, le raisonnement, ou même le simple jugement de valeur, n’a
vocation qu’à clarifier ces intuitions, en expliciter le sens, mais en aucun cas à saisir des
contenus de sens supplémentaires : « On peut dire qu’il y a un sentiment de la valeur que le
propre de tous les jugements de valeurs est d’analyser plutôt que de justifier […] Ce
sentiment peut être d’abord obscur ; c’est l’intelligence qui en prend possession.
L’intelligence n’invente rien. Elle n’a pas à définir le vrai, le beau et le bien, mais seulement
à les reconnaître, à les purifier de telle manière qu’il ne s’y mêle point d’éléments
étrangers »144.
Mehl partage également cette conception subalterne du jugement de valeur : « Ici et là
le raisonnement n’a qu’une fonction seconde et en quelque sorte apologétique. Je puis certes
approfondir ma connaissance des valeurs, puis par l’analyse en perfectionner la définition, je
ne puis connaître autre chose que ce qu’il m’a été donné de connaître dès la première fois. Je

141
Traité des valeurs
142
Ibid.
143
Ibid.
144
Ibid.

128
la saisis d’un coup dans son unité et sa totalité ; cette connaissance indivise me fait parler
d’intuition des valeurs »145.
Si l’on rétorque à l’intuitionniste que certains (par exemple nous-mêmes) n’ont pas
cette intuition, il parlera avec commisération de « cécité aux valeurs », analogue à la « cécité
aux couleurs » chez les aveugles. C’est là la conclusion de Mehl : « Comme il y a une cécité
aux valeurs, il semblerait qu’il doive y avoir une intuition des valeurs »146. Il devient alors
inutile, comme l’axiologue essaie de le faire, de chercher à saisir la valeur des choses. Nous
présenterions alors un spectacle analogue à celui d’un aveugle qui cherche à retrouver, par la
médiation des jugements et des preuves, la couleur des choses.
Hormis ce « ton grand seigneur » que l’intuitionniste peut adopter (pour reprendre une
expression kantienne désignant le réalisme jacobien qui affirme l’évidence d’une intuition du
monde comme chose en soi), cette doctrine peut se fonder sur un argument intéressant,
formulé à l’origine par l’intuitionnisme moral :
1/ aucun énoncé moral ne peut être dérivé d’énoncés purement non moraux
2/ d’où : pour qu’un énoncé moral puisse être dérivé d’autres affirmations, celles-ci
doivent comprendre des énoncés moraux
3/ d’où : pour qu’une croyance morale soit justifiée inférentiellement ; sa justification
doit invoquer d’autres croyances morales
4/ mais sous peine de régression infinie ou de circularité, le processus de justification
inférentielle doit avoir une fin
5/ d’où : il doit y avoir quelques croyances morales évidentes par elles-mêmes147

On pourrait transposer cela ainsi dans le champ axiologique :


1/ Un jugement de valeur ne peut se justifier qu’à partir d’un autre jugement de valeur
(ou croyance axiologique)
2/ mais sous peine de régression infinie ou de circularité, le processus de justification
inférentielle doit avoir une fin
3/ d’où : il doit y avoir quelques croyances axiologiques évidentes par elles-mêmes.

On le voit, l’intuitionnisme axiologique présente, en tant que doctrine axiologique, un


visage séduisant. Tout d’abord, l’intuitionnisme fait disparaître un problème en tant que

145
De l’autorité des valeurs
146
Ibid.
147
Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, article « Réalisme moral »

129
problème, ce qui soulage l’esprit humain d’un fardeau qu’il se sentait incapable de soulever.
Ensuite, cette doctrine confère à chacun le pouvoir extraordinaire de savoir ce qui a une
valeur, et ce qui n’en a pas, faculté de divination au moins aussi estimable que celle de
pouvoir prévoir le temps qu’il fera demain.
Précisons que nous prenons « intuitionnisme axiologique » en un sens très large,
incluant non seulement les doctrines qui soutiennent l’existence en nous d’une faculté –
l’intuition- qui saisit immédiatement les valeurs, mais également les théories des valeurs qui
se fondent simplement sur l’évidence, c’est-à-dire sur un jugement de valeur reconnu comme
évident. Cela nous amènera à qualifier d’intuitionniste des penseurs qui ne se sont jamais
présentés comme tels.
Il nous semble alors à présent pertinent de demander à l’intuitionniste ce que son
intuition lui révèle quant à la valeur des choses, c’est-à-dire : qu’est-ce qui a une valeur, ou
encore : quelle est la hiérarchie universelle ?

2) les hiérarchies découvertes par l’intuitionnisme

Voici quelques hiérarchies qui ont été présentées comme intuitivement certaines, ou du
moins évidentes.

Déjà Anselme de Canterbury avançait qu’il va de soi que « le cheval est meilleur par
sa nature que le bois, et l’homme est plus excellent que le cheval »148.
Beaucoup plus tard, Hans Jonas retrouve une telle intuition en soutenant qu’un être
animé par la recherche d’une fin est évidemment supérieur à celui qui n’en a pas : « dans la
capacité d’avoir des fins, nous pouvons voir un bien-en-soi, il est intuitivement certain qu’il
est infiniment supérieur à toute absence de fin »149. Au niveau le plus bas de la hiérarchie se
trouve donc l’être inorganique de la matière morte.
H. Sidgwick affirme pour sa part dans The Methods of Ethics que l’utilitarisme
requiert au moins une intuition : « J’obtiens le principe évident que le bien particulier de
quiconque n’a pas plus d’importance, au regard de l’Univers que le bien d’un autre… et il est
évident pour moi qu’en tant qu’être rationnel, je suis destiné –autant que mes efforts me
permettent de l’atteindre –à viser le bien en général et non telle partie particulière du bien ».

148
Monologion, ch.4
149
Le Principe Responsabilité

130
John Finnis suppose dans Natural Law et Natural Rights qu’on trouve parmi les couches
sociales les plus différentes une série de 7 « valeurs fondamentales » qui seraient reconnues
comme évidentes par tous : l’art, la science, la religion, la vie humaine, la convivialité et
l’amitié, le jeu, la raison pratique.
M. Scheler est beaucoup plus prudent lorsqu’il s’agit pour lui de décrire la hiérarchie
des valeurs que l’intuition – ou plutôt la « préférence »- lui révèle. Il commence par évoquer
l’attente du lecteur, enthousiasmé par son concept de « préférence » : « En réalité, ce qu’on
est en droit d’exiger d’une éthique, c’est qu’elle établisse solidement l’ordre des valeurs,
selon qu’elles sont supérieures ou inférieures, ordre fondé sur l’essence même de ces
valeurs »150. Mais Scheler affirme curieusement que « ce ne peut être ici notre tâche »151.
En revanche, il accepte de « définir les modes selon lesquels on peut hiérarchiser a
priori les valeurs »152. Ainsi, « les relations hiérarchiques aprioriques entre les modalités
axiologiques »153 seraient de toute évidence (de l’inférieur vers le supérieur) :
1/ les valeurs de l’agréable/ désagréable
2/ les valeurs de la sensibilité vitale (bien-être, prospérité/ mal-être)
3/ les valeurs spirituelles : beau/laid, juste/injuste, vrai/faux
4/ et enfin les valeurs sacrées/ profanes

Ces dernières représenteraient les modalités axiologiques ultimes, c’est-à-dire, si nous


comprenons bien cette expression obscure : quelque chose de sacré aurait une valeur
supérieure à quelque chose d’agréable.

Mais qu’est-ce que l’intuitionnisme a à répondre à celui qui nie une telle hiérarchie, ou
la valeur de ce qui est pourtant présenté comme ayant de toute évidence une valeur ?
Il ne peut répondre tout simplement que par la mauvaise foi, ou l’anormalité (la
perversité) de celui qui nie l’évidence. Ainsi Brentano admet sans réserve l’idée d’Aristote
selon laquelle « tout homme prend plaisir au savoir ». Que répondre à celui qui nie pourtant
que le savoir ait une valeur ?
Ecoutons Brentano : « Il y a un plaisir supérieur. [Prenons l’exemple d’Aristote] :
tous les hommes aspirent par nature au savoir. […] Au sein de notre espèce, [ce plaisir] est
général ; mais s’il y avait une autre espèce qui aimait au contraire de nous l’erreur et haïrait

150
Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, 1 ère partie, II, B, 4
151
Ibid.
152
Ibid.
153
Ibid.

131
la compréhension, nous ne dirions pas qu’il s’agit là d’une affaire de goût. Nous dirions
qu’un tel amour et une telle haine sont fondamentalement pervertis, que cette espèce hait ce
qui est indubitablement bonne et qu’elle aime ce qui est, à n’en pas douter, mauvais en soi.
[…]. [Autre exemple] : nous préférons la joie à la tristesse. S’il y avait des êtres dont la
préférence fut inverse, nous qualifierions, à juste titre, de perverse leur attitude »154.
L’intuitionniste, on le voit, n’accorde jamais une chance aux doctrines axiologiques
que son évidence ne reconnaît pas. Il est tout entier certitude, et a atteint d’emblée le savoir. Il
a trouvé la solution, avant même qu’il y ait pu se constituer quelque chose comme un
problème des valeurs. Ce n’est pas que l’immoraliste ou le nihiliste n’aient pas à être réfutés,
c’est qu’ils ne sont pas même à écouter.

Pourtant, on remarque que certains penseurs se sont élevés contre l’intuitionnisme


axiologique. Peut-être serait-il maintenant pertinent de présenter leurs contre-arguments.

3/ critiques de l’intuitionnisme

En général, c’est la fragilité de l’intuition comme mode de connaissance qui est


montrée du doigt. L’intuitionniste prétend qu’il a le sentiment que telle ou telle chose a une
valeur. Mais, comme le note Bouglé, « derrière le sentiment se cache en fait peut-être la
fantaisie »155.
Le sentiment peut se dégrader en fantaisie, mais également en caprice, et c’est ce que
Bentham soutenait pour sa part, en regroupant toutes les soi-disant sources de valeur
(l’intuition, Dieu, la droite raison, le sens moral) sous les titres de « principe de sympathie ou
d’antipathie », ou « principe de caprice ». Selon toutes ces sources de valeur, une chose est
tenue pour juste simplement parce que son défenseur dit que c’est juste. C’est ce qu’il appelle
l’ipse-dixitisme : il suffit d’avoir l’idée de dire qu’une chose est juste pour qu’elle le soit. Or
comme les caprices de chacun s’opposent, l’ispe-dixitisme ne peut conduire qu’à la
cacophonie156.

154
l’Origine de la connaissance morale
155
Leçons de sociologie sur l’évolution des valeurs
156
Dictionnaire d’Ethique et de Philosophie morale, article « Bentham »

132
De ce fait, un argument particulièrement convaincant contre l’intuitionnisme consiste
à dire que l’analyse linguistique peut démontrer que « savoir par intuition » qu’une chose
existe ne signifie rien d’autre que « croire » qu’elle existe157.

En fait, il nous semble pour notre part que l’intuitionnisme ne peut en aucun cas
constituer une réponse au problème des valeurs, parce qu’il ne consiste qu’en l’indication
d’une méthode pour permettre de trouver une réponse au problème des valeurs, mais ne
fournit en aucun cas le contenu de la réponse elle-même.
Cette idée obscure va peut-être s’éclaircir par ce qui suit.
Supposons que l’on nous pose une question physique, empirique, par exemple : un
objet lâché tombe-t-il par terre ? et que nous répondions : « c’est par l’observation visuelle
que nous allons le déterminer ». Nous n’avons pas encore répondu à notre question initiale,
mais nous avons indiqué seulement un moyen, une technique, une méthode pour répondre à
notre question. Il nous manque précisément de savoir ce que cette observation visuelle va
nous révéler.
Maintenant supposons que l’on se demande : la morale a-t-elle une valeur ? et qu’un
intuitionniste affirme avoir l’intuition qu’elle a une grande valeur. En fait, ce qu’il nous a
indiqué par là, c’est la méthode par laquelle il a vu ce qui en la morale fait qu’elle a une
grande valeur : l’intuition est cette méthode (c’est-à-dire : un contact immédiat avec la chose).
Mais il nous manque encore de connaître ce mystérieux élément que cette fameuse intuition
est censée avoir découvert en la morale, qui lui confèrerait cette valeur : tout reste ou presque
à faire. Celui qui s’en tiendrait là est comme celui à qui l’on demanderait : « quelle est la taille
de votre fils ? » et qui se contenterait de répondre : « il faut mesurer avec un mètre ». Il a
indiqué la méthode par laquelle on peut répondre à cette question, mais n’a pas répondu à la
question. Ce que l’on attend est une réponse réelle, du type : il mesure 1m60.
Ainsi on peut être reconnaissant à l’intuitionniste de nous signaler que l’intuition est la
méthode qui lui a permis de découvrir qu’une chose=X a une valeur. Mais il reste à lui
demander : « qu’est-ce que votre intuition a découvert en la chose X, qui fait qu’elle a une
grande valeur » ?
L’intuitionniste sera alors invariablement amené à répondre quelque chose du genre :
« c’est la qualité Y, que j’ai trouvé en X, qui fonde sa valeur ». Ce dont on peut déduire deux
conclusions :

157
Ibid, article « Hare »

133
-une telle réponse est équivalente à « X a une valeur parce que Y », ce qui montre que
l’intuitionnisme, qui se croyait intuition immédiate, réside en fait essentiellement dans un
discours argumentatif, procédant par la médiation d’arguments. Ou plutôt : l’intuitionnisme,
s’il veut véritablement répondre au problème des valeurs, et non pas simplement indiquer une
méthode pour y répondre, doit se transformer en discours rationnel argumentatif, procédant
par la médiation de raisonnement.
-cette réponse repose sur la méthode qualitative (chercher à fonder la valeur d’une
chose en montrant la présence d’une qualité en la chose), dont nous avons déjà montré
l’impossibilité (il faudra fonder la valeur de cette qualité, et ainsi de suite, dans une régression
à l’infini).
De ce fait, on peut conclure : l’intuitionnisme ne peut fournir un contenu de réponse,
mais seulement une méthode pour répondre au problème des valeurs, et cette méthode se
révèle d’ailleurs inadéquate, en tant qu’elle consiste ni plus ni moins qu’en la méthode
qualitative.
On voit par là que la question épistémologique de la méthode de l’axiologie comme
science ne se confond absolument pas avec la question axiologique de ce qui a une valeur, et
que celle-ci même résolue, celle-là reste tout à fait ouverte.

L’intuitionnisme ne représente que l’un des nombreux visages qu’a pu revêtir


l’objectivisme axiologique. Il est probablement temps de nous intéresser à présent à une autre
de ces figures de l’objectivisme des valeurs : l’axiologie formelle.

2/ L’idée d’une axiologie formelle

Avec les projets d'axiologie formelle apparus à la fin du XIXè, l’axiologie a


probablement trouvé son expression la plus aboutie jusqu’ici. Historiquement, ce sont
Brentano, Husserl et Th. Lessing qui ont initié un tel projet.
Il s’agit de s’appuyer sur un parallèle avec la logique formelle, et de montrer qu’on
peut envisager la mise au jour de lois formelles axiologiques, c’est-à-dire de lois qui feraient
abstraction de la question de savoir ce qui a ou non une valeur, mais qui chercheraient à
identifier les relations nécessaires entre les concepts axiologiques.
La logique, on le sait, saisit a priori la nécessité et l’universalité de relations comme
« si A est B, et que B est C, A est C », en faisant abstraction de la nature de A, B et C. Par

134
analogie, l’axiologie formelle devrait saisir des lois comme « la valeur de A dépend de la
valeur de B, la valeur de B dépend de la valeur de C, donc la valeur de A dépend de la valeur
de C », en faisant abstraction de la nature de A, B, et C, c’est-à-dire de la question : qu’est-ce
qui a une valeur.
L’axiologie formelle repose donc sur le principe de la prudence épistémologique et
d’une épochè des valeurs ; elle concède que nous ne savons pas s’il y a des valeurs, ou qu’est-
ce qui a une valeur, mais soutient que si A ou B ont des valeurs, alors les lois nécessaires qui
affectent ces valeurs sont telles ou telles.
Il s’agit donc de sortir des « philosophies des valeurs » que l’on trouvait jusqu’ici,
pour constituer une discipline scientifique ayant spécifiquement pour objet d’étude les
valeurs, ayant une validité aussi universelle et a priori que la logique.
. Ici donc, l’on quitte l’idée intuitionniste d’une saisie immédiate des valeurs, pour
affirmer la nécessité de la constitution d’une discipline, procédant par la médiation
d’arguments et de raisonnements.
Pourtant, l’évidence conserve un rôle dans ce processus de médiation. La chaîne des
arguments doit en effet, selon une perspective héritée de la tradition géométrique, se fonder
sur des axiomes, évidents par eux-mêmes.

Les axiomes de Brentano en sont une brillante illustration. Brentano présente dans
l’Origine de la conscience morale ces quatre propositions concernant les valeurs, considérés
comme évidentes, et constituant donc autant d’axiomes. Par exemple :

L’existence d’une valeur positive est une valeur positive


La non-existence d’une valeur positive est une valeur négative
L’existence d’une valeur négative est une valeur négative
La non-existence d’une valeur négative est une valeur positive.

On voit que ces propositions laissent prudemment indéterminée la question de savoir


ce qui a une valeur, mais s’en tiennent aux lois formelles qui concernent le concept de valeur.
En tant que tels, ils seraient dépourvus de toute considération de valeur, et donc de tout
préjugé concernant les valeurs. De ce fait, ils pourraient permettre de constituer une axiologie
formelle objective et certaine, au prix de l’abandon de la question axiologique de ce qui a ou
non une valeur.

135
Ces axiomes ont fortement intéressé Husserl, qui dans ses Leçons sur l’Ethique et la
Théorie de la valeur, a élaboré le projet d’une axiologie formelle en tant que telle, Brentano
s’en étant tenu, finalement, à la proposition d’axiomes.

Husserl soulève l’hypothèse d’une analogie entre la raison théorétique, ou judicative,


et la raison pratique. Si l’on suit les parallèles entre la logique et l’éthique, ou encore le
parallèle entre les types de raison auxquels se rapportent essentiellement ces disciplines –à
savoir la raison judicative d’une part, et la raison pratique d’autre part, la pensée s’impose
alors qu’ « à la logique, au sens étroitement délimité d’une logique formelle doit aussi
correspondre en parallèle une pratique formelle et également apriorique en un sens
analogue »158.
Or la sphère de la praxis regroupe pour Husserl à la fois l’éthique, mais aussi
l’évaluation, au sens large. Cela conduit à « l’Idée d’une axiologie formelle en tant que
discipline formelle apriorique de valeurs, ou encore de contenus de valeur et de significations
de valeur –discipline qui pour des raisons essentielles, est intimement entrelacée à celle de la
pratique formelle »159.
Il faut donc, pour voir si l’analogie des deux sphères, théorétiques et pratiques, se
vérifie, chercher si l’on peut mettre au jour des lois formelles éthiques et axiologiques.
Il s’agit donc de formaliser l’axiologie, c’est-à-dire, ainsi que le résume D. Pradelle,
« faire abstraction de toute détermination contentuelle ou matériale des valeurs, évider leur
contenu pour ne considérer que la forme-valeur vide de la valeur en général »160.
L’un des résultats auxquels parvient Husserl est que le principe du tiers-exclu (soit une
porte est ouverte, soit elle est fermée (A ou non-A), il n’y a pas de troisième solution) ne se
retrouve pas en axiologie formelle. A la place, on trouve le principe du quart exclu : soit une
chose a une valeur positive, soit elle a une valeur négative, soit elle n’a pas de valeur : « dans
le domaine axiologique existent trois modalités fondamentales de la valeur – la valeur
positive, la valeur négative et la valeur nulle ou indifférente (adiaphoron) »161.
Husserl va donc proposer un certain nombre de lois axiologiques formelles, souvent à
partir de celles de Brentano, comme celle-ci : un bien pur a plus de valeur qu’un bien mélangé

158
Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur, Section 1, §1
159
Ibid.
160
Ibid, préface
161
Ibid.

136
à un mal. Mais il nous faut revenir à l’examen de l’axiologie formelle en tant que projet
général, plutôt que passer à l’étude des résultats particliers auxquels elle a pu parvenir.

Après Husserl, on parvient enfin à Th. Lessing. En effet, alors que les écrits d’Husserl
concernant l’éthique et l’axiologie formelle étaient quelque peu négligés (au profit de ses
écrits concernant plus spécifiquement la phénoménologie), l’un des auditeurs qui avait assisté
aux séminaires de Husserl, Th. Lessing, s’inspirant des idées du maître, réalisa un projet
analogue dans un ouvrage intitulé : Studien zur Wertaxiomatik (sans aucune référence à
Husserl, ce qui lui valut une correspondance quelque peu tendue avec ce dernier, qui
s’estimait spolié de ses réflexions).

Lessing identifie plusieurs axiomes axiologiques, sur le modèle des axiomes


mathématiques.
On distinguera tout d’abord les axiomes de constitution :
identité : « valeur X »= « valeur X »,
contradiction : « valeur X » a pour contraire « non-valeur de X »
tiers-exclu : soit « X » a une valeur, soit X n’en a pas.

Puis on identifiera les axiomes d’addition :


(valeur a +valeur b) > valeur a
(valeur a – valeur b) < valeur a

A quoi on pourra rattacher :


les axiomes de commutativité : valeur a X valeur b=valeur b X valeur a,
les axiomes d’associativité : (valeur a+ valeur b)+ valeur c=valeur a+(valeur b+valeur
c), etc…

Cela permet de parvenir aux trois « axiomes de dépendance » proposés par Lessing
dont : « Si la valeur de a dépend de la valeur de b, b a une plus grande valeur que a », qui
permet de poser un principe de hiérarchisation.

Là encore, on voit que ces axiomes axiologiques relèvent des lois logiques ou
mathématiques, appliqués aux valeurs. Sur ceux-ci peut donc s’édifier une science des valeurs

137
réellement objective, objectivité assurée du fait qu’elle ne se sera pas établie sur un
quelconque jugement de valeur non fondé.
Ces axiomes fixent les règles formelles que doivent respecter les jugements de valeur
pour pouvoir s’articuler en raisonnements, mais n’indiquent rien quant au contenu des
jugements de valeur eux-mêmes : par eux, nous savons que « la valeur de a » multipliée par la
« valeur de b » est égale à la « valeur de b » multipliée par la « valeur de a », mais nous ne
savons pas ce que peut être « a » ou « b », c’est-à-dire de ce qui peut avoir une valeur.

Les axiologies formelles représentent probablement un progrès par rapport à


l’intuitionnisme. En effet, elles reconnaissent au moins qu’il existe quelque chose comme un
problème des valeurs, et elles supposent qu’une discipline ayant pour objet la résolution de ce
problème doit se constituer. D’autre part, le fait qu’elles écartent toute tentative pour
déterminer ce qui a ou non une valeur, mais qu’elles s’en tiennent à la détermination des lois
formelles qui doivent sous-tendre l’axiologie, montre qu’elles reposent sur une épochè des
valeurs, et qu’elles ont admis le fait que les valeurs n’étaient pas encore fondées.

Néanmoins, la limite des axiologies formelles est inscrite dans leur projet même : elles
ne prétendent pas révéler une quelconque vérité concernant le contenu de l’axiologie lui-
même (c’est-à-dire déterminer ce qui a ou non une valeur), mais seulement constituer un
cadre formel dans lequel l’axiologie pourrait se déployer. Leur épochè ne se contente pas
d’opérer un retour critique sur la valeur de toute chose, mais va jusqu’à la disparition de la
question axiologique elle-même. Ici comme dans l’intuitionnisme, le problème des valeurs ne
se pose donc pas, puisqu’on a initié un projet qui s’interdit toute réflexion sur le contenu lui-
même des jugements de valeur. Husserl en convient lui-même : « ce qui est bon, cela ne peut
pas être décidé formaliter, pas davantage que ce qui est vrai ne peut l’être par la simple
logique formelle, et l’on ne peut donc pas décider non plus formaliter de ce qui est le meilleur
objectivement et de ce qui est pratiquement exigé »162.
Ainsi grâce à Brentano, on saura que l’existence d’une valeur positive X est elle-même
une valeur positive, mais on ne pourra jamais savoir quel est cet X qui a une valeur positive.
Pour résumer, l’axiologie formelle peut soit conserver ce caractère « formel » et dans
ce cas sera dans l’incapacité de résoudre (ni même de poser) le problème des valeurs, soit on
pourra essayer de déduire un contenu à l’axiologie à partir de ces axiomes formels, or cela

162
Ibid, section I, §19

138
paraît impossible, car rien dans les axiomes que nous venons de voir ne peut permettre de
commencer à identifier le X dont l’existence serait positive, ou dont la valeur pourrait être
additionnée à celle de Y.

D’autre part, les axiologies formelles cherchent, dans et par l’acte d’épochè sur lequel
elles se constituent, à échapper à toute présupposition. Cela ne nous semble pas être le cas.
Ainsi, au lieu de chercher à penser la possibilité d’une axiologie comme discipline
autonome, ayant sa méthode spécifique et ses concepts propres, les axiologies formelles se
constituent d’après le modèle mathématique ou géométrique (ou logique, pour Husserl),
reposant sur un ensemble de propositions qui s’enchaînent déductivement à partir d’axiomes.
L’axiologie formelle, qui se donne pourtant comme exempte de suppositions, apparaît de ce
fait comme reposant sur des présupposés sans fondement, que l’on pourrait résumer ainsi :
1/ une valeur est quelque chose qui peut se multiplier, s’additionner, ou s’égaler.
L’axiologie formelle présuppose donc une certaine définition de la valeur, qui n’est pas
évidente. Si en effet l’axiologie formelle veut étudier la « forme vide de la valeur en tant que
valeur », elle se fonde alors essentiellement sur une définition de la valeur sur laquelle vont
s’édifier tous ces axiomes. Or la définition de la valeur des axiologies formelles est douteuse,
édifiée à partir des présupposés des auteurs et de leur époque ; par exemple, Husserl considère
que l’axiologie est une discipline pratique (nous avons pour notre part essayé de montrer le
contraire). La définition de la valeur comme d’un concept pratique n’est donc pas évidente.

2/ la méthode à utiliser pour résoudre le problème des valeurs doit être la déduction de
propositions à partir d’axiomes, ce qui là encore, n’est pas évident. La méthode qui doit sous-
tendre l’axiologie, pour déterminer la valeur d’une chose, est peut-être tout à fait autre, et l’on
peut même imaginer qu’elle ne ressemble à aucune méthode connue, utilisée dans les autres
disciplines. Peut-être que l’axiologie a une méthode unique, propre à elle ?

Les projets d’axiologie formelle nous paraissent donc représenter une évolution
particulièrement encourageante de la théorisation des valeurs, qui rompt avec toute
« philosophie des valeurs » et consacre la naissance de l’axiologie comme discipline. Mais
l’acte de naissance de cette discipline signifie en même temps sa disparition, puisqu’elle est
vidée de tout contenu au moment même de son émergence. Seule la forme de cette discipline,
qui n’est d’ailleurs probablement pas la bonne, est conservée, dérisoire squelette d’un enfant
mort-né.

139
C’est là un paradoxe intéressant que de constater qu’à son origine, l’axiologie s’est
constituée en tant que discipline par l’abandon même de la question des valeurs.

* * *

L’objectivisme axiologique ne peut donc, en ses différentes formes, nous satisfaire.


Qu’il repose sur des méthodes non thématisées explicitement (méthode qualitative,
empirique…) ou sur des méthodes plus élaborées (comme l’intuitionnisme et l’axiologie
formelle), il ne peut constituer une réponse au problème axiologique.
Le réflexe de l’axiologue sera alors probablement d’inverser la démarche : au lieu de
chercher la valeur dans les choses, dans le monde, il serait peut-être plus pertinent de
« tourner son regard en dedans », et de chercher la valeur en nous-mêmes, dans le sujet. C’est
là le subjectivisme axiologique, à l’étude duquel nous nous proposons de passer à présent.

140
B/ Dans le sujet ?

1/ définition et présentation des deux sortes de subjectivisme

Nous définissons le subjectivisme (axiologique) comme la doctrine qui affirme que la


valeur n’appartient pas par elle-même aux choses (comme le prétend l’objectivisme), mais
que c’est l’homme qui l’attribue aux choses. A partir de cette définition commune, deux types
de subjectivisme peuvent être –radicalement- distingués, selon la signification exacte que l’on
donne au terme « attribuer », dans l’expression « l’homme attribue une valeur aux choses ».
Selon la première sorte de subjectivisme, il faut entendre par « attribuer » l’idée que la valeur,
créée par l’homme, ou plutôt engendrée par son désir, demeure en lui, et ne constitue qu’une
fiction, un simple concept qui ne concerne pas le monde réel. « L’homme attribue une valeur
aux choses » signifie alors simplement que l’homme projette sur le monde des valeurs que
celui-ci n’a pas réellement, que ce ne sont des valeurs humaines, qui ne concernent que
l’homme, qui n’ont de sens que pour lui. On peut appeler cette position axiologique
subjectivisme, du fait qu’elle consiste dans l’affirmation que les valeurs ne résident que dans
la subjectivité, et n’ont aucune objectivité que ce soit.
Le deuxième type de subjectivisme lui est exactement contraire, et cela est quelque
peu embarrassant de regrouper sous un même mot deux positions aussi éloignées. Cette
deuxième position axiologique considère que l’homme attribue des valeurs au monde, mais
qu’il ne se contente pas de les projeter, mais qu’il les crée réellement, c’est-à-dire que la
valeur devient aussi réelle que la chose à laquelle elle est attribuée. L’homme crée la valeur,
comme le sculpteur crée une statue ou le peintre un tableau ; mais du fait que cette valeur,
bien que réelle, ou objective, ait été crée par l’homme, cela demeure un subjectivisme. Nous
nous proposons d’appeler « subjectivisme créateur » cette deuxième position axiologique,
pour la différencier de la première, que nous appellerons « subjectivisme classique » (plutôt
que « subjectivisme stérile », expression qui nous semble connotée trop négativement pour
rendre justice à cette doctrine).
Nous nous proposons d’examiner cette doctrine –dans son double aspect- afin de tenter d’en
saisir la signification et la légitimité.

a) la préhistoire du subjectivisme : Protagoras


Présenté ainsi, il semble que le subjectivisme axiologique soit une application
particulière, dans le domaine des valeurs, de la célèbre sentence de Protagoras : « l’homme est

141
la mesure de toutes choses ». De ce fait, cette doctrine serait aussi ancienne que la pensée
contraire, l’objectivisme, et l’on pourrait penser qu’elle correspond à un mode d’appréhension
du monde qu’adopteraient instinctivement certaines personnes, quelle que soit l’époque,
autrement dit : il n’y aurait pas de priorité, au plan instinctif, accordée à l’objectivisme.
On ignore ce qu’entendait exactement Protagoras en présentant « l’homme comme
mesure de toute chose » : peut-être s’agissait-il non pas de tel ou tel homme particulier, mais
de l’homme en tant qu’espèce, auquel cas, ce serait là plutôt une sorte de « spécisme ».
En fait, nous ne tenons pas particulièrement à examiner les limbes qui ont entouré et
accompagné la naissance du subjectivisme, mais à nous intéresser à l’époque qui a vu
s’affirmer avec force le subjectivisme comme doctrine axiologique consistante (et non comme
simple sentence énigmatique telle que celle de Protagoras) : le XVIIème siècle.

b) le subjectivisme de Hobbes
Ainsi c’est chez Hobbes qu’on trouve exposé de manière particulièrement élaborée,
dans un système qui l’intègre dans un schéma argumentatif complexe, le subjectivisme.
Hobbes reprend le matérialisme corpusculariste antique qui faisait dire à Démocrite « Par
convention le doux, par convention l’amer, en réalité, il n’existe que des atomes et le vide ».
Hobbes rajoute un élément à la liste de ces quelques objets qui sont seuls réels : le
mouvement, et toutes les formes qu’il peut prendre en l’homme : le désir est une de ces
formes. Dans son ouvrage De la nature humaine, Hobbes est donc amené, comme Démocrite,
et bien avant la distinction lockéenne des qualités premières et des qualités secondes,
(proposée quasiment au même moment par Descartes, sans qu’il reprenne cette appellation), à
rejeter comme fictions subjectives tout ce qui n’est pas atomes ou mouvements, mais qui ne
sont que les traductions par les sens des hommes (vue, ouïe, toucher…) de ceux-ci. Ainsi la
couleur, qui n’est que l’effet que provoque sur l’organe de l’œil le mouvement ou la
disposition d’atomes réellement existants, n’est pas en elle-même réelle, mais subjective.
Hobbes écarte de même les sons de ce qui a un caractère réellement objectif, en prenant
l’exemple du son d’une cloche : « le battant n’a pas de son en lui-même ; mais il a du
mouvement et en produit dans les parties internes de la cloche ; de même la cloche a du
mouvement, mais n’a pas de son, elle donne du mouvement à l’air ; cet air a du mouvement,
mais non du son ; il communique ce mouvement au cerveau par l’oreille et les nerfs ; le

142
cerveau a du mouvement et non du son ; l’impulsion reçue par le cerveau rebondit sur les
nerfs qui émanent de lui, et alors elle devient une apparence que nous appelons le son »163.
Cela amène Hobbes à « vider » le monde de toutes les qualités que nous croyons y
trouver, puisqu’elles « ne résident point dans la substance que l’on sent ou que l’on goûte,
mais dans les organes […] il suit de là que tous les accidents ou toutes les qualités que nos
sens nous montrent comme existant dans le monde n’y sont point réellement mais ne doivent
être regardés que comme des apparences ; il n’y a réellement dans le monde, hors de nous,
que les mouvements par lesquels ces apparences sont produites »164.
En revanche, cela amène à fonder la réalité du désir, puisque celui-ci est un
mouvement qui affecte l’homme. Le mécanisme est le suivant : l’homme est parcouru en
permanence par ce qu’Hobbes appelle « mouvement vital ». Toute conception ou sensation
d’un objet est en elle-même un mouvement, qui va venir favoriser ou contrarier ce
mouvement vital, et de ce fait provoquer un plaisir ou une douleur, qui elles-mêmes
provoqueront le désir ou l’aversion : « Ce mouvement [celui de la chose conçue] ne s’arrêtant
point mais se communiquant au cœur doit nécessairement aider ou arrêter le mouvement que
l’on nomme vital. Lorsqu’il l’aide et le favorise, on l’appelle plaisir, contentement, bien-être,
qui n’est rien de réel qu’un mouvement dans le cœur, de même que la conception n’est rien
qu’un mouvement dans la tête ; alors les objets qui produisent ce mouvement sont appelés
agréables, délicieux, etc…»165.
Hobbes montre alors les conséquences incalculables en morale de ce principe :
puisque chacun appelle bien ou mal ce qu’il désire ou ce qui lui répugne, c’est-à-dire ce qui
lui apporte du plaisir ou ce qui le fait souffrir, alors le bien et le mal ne sont pas plus des
choses réelles, objectives, que les couleurs ou les sons, mais sont des fictions subjectives ;
seuls les mouvements de désir ou de haine ont une réalité objective. De ce fait, chacun juge
bien ou mal ce qu’il désire ou hait, et il n’y a pas de conception du bien et du mal plus
pertinente qu’une autre : « Ainsi chaque homme différant d’un autre par son tempérament ou
sa façon d’être, il en diffère sur la distinction du bien et du mal ; et il n’existe point une bonté
absolue considérée sans relation, car la bonté que nous attribuons à Dieu même n’est que la
bonté relativement à nous »166. Hobbes vide, ce faisant, les concepts de bien et de mal de leur
signification, puisque tout d’abord leur contenu consistant n’est autre que celui des concepts
de désir et de haine, et d’autre part il en fait du bien et du mal des notions relatives à chacun

163
De la nature humaine, chapitre II, p.20
164
Ibid., p.20-21
165
Ibid., chapitre VII, p. 52
166
Ibid., p.53

143
(chacun trouve bien ce qui lui fait plaisir, qui peut différer de ce que pense un autre), or il
semble que l’universalité soit essentielle au concept de bien et de mal. En fait, ce n’est pas
qu’il les vide de leur signification, c’est qu’il les vide de leur objectivité, et que leur
signification change par là.
Ce traitement n’est pas appliqué aux seuls concepts de bien et de mal. Toutes les
qualités perdent leur objectivité. C’est dans le Léviathan, cette fois, que l’on assiste à cette
généralisation. Hobbes y affirme que ce sont les concepts de pulchrum et de turpe, dont
dériverait pour lui les concepts anglais de « bien » (right) et de « mal » (bad), qui signifient en
fait toutes les qualités, qui n’ont qu’un caractère subjectif : « Pour pulchrum, nous disons,
dans certains cas, juste, en d’autre cas, beau ou élégant, ou courageux, ou noble, ou
charmant, ou gentil ; et pour turpe, inique, difforme, affreux, indigne, puant, et ainsi de suite
selon le sujet en question. Tous ces mots, employé à bon escient, ne renvoient à rien d’autre
qu’à l’allure, à l’apparence extérieure qui sont les signes prometteurs du bon et du mauvais,
ou à ce qui possède la brillance et l’éclat de ce qui peut être bon »167.
Comme, ainsi que nous avons essayé de le montrer, la pensée de la valeur s’est
effectuée par les concepts de qualité et de morale, nous pensons ne pas trahir l’intention de
Hobbes en pensant que la valeur elle-même serait pour lui subjective ; nous pensons qu’un
subjectivisme axiologique accompagne son subjectivisme moral –et l’extension de son idée à
l’ensemble des qualités en semble être le signe.
Nous pensons donc voir chez Hobbes le premier déploiement systématique du
subjectivisme axiologique, qui plus est fondé sur un schéma argumentatif complexe et
extrêmement convaincant. Ce pourquoi nous voyons chez Hobbes l’acte de naissance du
subjectivisme.

c) la radicalisation spinoziste

Si l’on voit chez Hobbes l’enfance du subjectivisme axiologique, on peut peut-être


pousser la métaphore jusqu’à voir chez Spinoza la venue à maturité de cette doctrine, si l’on
considère qu’une radicalisation est une maturation ; car il apparaît que Spinoza radicalise, et
porte à leur achèvement, les intuitions hobbesiennes.
Il y a radicalisation, en effet, dans cette proposition très célèbre de l’Ethique : « Quand
nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons, ce

167
Léviathan, I, 6, p. 127

144
n’est jamais parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons
qu’une chose est bonne, c’est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons,
ou aspirons à elle, ou la désirons »168. Chez Hobbes, on trouvait déjà cette idée : « Tout ce qui
est l’objet d’un appétit ou d’un désir d’un homme quelconque est ce que cet homme pour sa
part, appelle bon ; et l’objet de sa haine ou de son aversion, il l’appelle mauvais »169. Mais
on trouvait également chez lui l’idée que le désir de l’homme pour quelque chose est excité
par le plaisir qu’elle peut lui procurer. Ce qui est premier chez Hobbes, ce n’est pas le désir,
mais le plaisir. Or le plaisir est lié à la nature de l’objet : il y a des objets en eux-mêmes
agréables, et d’autres en eux-mêmes désagréables, parce qu’ils favorisent ou contrarient,
rappelons-le, notre mouvement vital. Nos désirs et aversions sont donc liés, malgré tout, à un
certain degré d’objectivité. Avec Spinoza, au contraire, c’est le désir qui devient premier, et
qui nous amène à projeter des qualités, « bons », « mauvais », « agréable », « désagréables »,
sur l’objet : je désire une chose donc je vais la trouver agréable. On voit mal quel rôle joue
encore réellement l’objet, sinon celui de réceptacle neutre de mes projections. On comparera,
pour comprendre l’opposition des deux auteurs, la citation précédente de Spinoza avec l’idée
hobbesienne : « Chaque homme appelle bon ce qui est agréable pour lui-même et appelle mal
ce qui lui déplaît »170.
Là encore, si nous tentons une traduction axiologique de cette thèse morale, puisque
Spinoza formulait certainement une intention axiologique par des concepts moraux, nous
pouvons subodorer que celui-ci affirme que ce n’est pas la valeur d’une chose qui éveille
notre désir pour elle, mais que c’est le désir qui engendre la valeur.
Pas plus que Hobbes, le subjectivisme classique de Spinoza n’est créateur ; c’est-à-
dire que l’homme projette à tort des qualités sur le monde, qu’il n’a pas en réalité ; l’homme
ne les crée pas. Ainsi « le bien et le mal n’existent pas dans la Nature »171. Tout jugement
moral est de ce fait dénué de signification : « il suffit de ne pas comprendre pour
moraliser »172 (ibid., p. 36). A. Comte-Sponville remarque la différence de traitement que
Spinoza réserve à la vérité d’une part, et à la morale (ou la valeur), d’autre part : « Il n’y a pas
de morale, du point de vue de Dieu, mais pas non plus d’humanité sans morale. Un écart se
creuse ici, nécessairement, entre la théorie et la pratique. Une idée vraie en tant qu’elle est

168
Ethique, III, 9, scolie, p. 221
169
Léviathan, I, VI
170
Hobbes, de la Nature humaine, chapitre VII, p. 53
171
Court Traité, I, 10 et II, 4
172
Deleuze, Spinoza, Philosophie pratique, p. 36

145
vraie, est la même en moi et en Dieu ; mais une valeur, non (Ethique, I, appendice) : toute
vérité est absolue, toute valeur est relative (II, 11, corollaire et 32-34) »173.
C’est cette radicalisation, qui nous semble conférer au subjectivisme axiologique son
sens plein, en lequel il s’oppose de la manière la plus franche à l’objectivisme, que nous
croyons identifier chez Spinoza. Ce pourquoi nous voyons le moment spinoziste comme celui
de la maturité du subjectivisme classique.

d) la naissance du subjectivisme créateur : Nietzsche

Si le subjectivisme classique se rencontre ultérieurement chez plusieurs auteurs, leur


reprise de cette doctrine ne nous paraissent pas rajouter quelque chose de significatif à la
description que nous en avons fait chez Hobbes et Spinoza. Aussi préférons-nous nous
concentrer sur l’apparition de la deuxième forme de subjectivisme, renouvelant en profondeur
la première au point d’aboutir à des conclusions opposées : le subjectivisme créateur.
C’est chez Nietzsche que cette doctrine nous semble s’affirmer triomphalement, dans
toute la beauté et la complexité qui la caractérise, particulièrement dans ce paragraphe du Gai
savoir :
« Nous qui méditons et sentons, c’est nous qui faisons pour de bon et sans cesse
quelque chose qui n’existe pas encore : à savoir ce monde toujours grandissant
d’appréciations, de couleurs, d’évaluations, de perspectives, de degrés, d’affirmations et de
négations. C’est ce poème de notre invention que ceux que l’on appelle les hommes pratiques
ont appris, exercé, traduit en chair et en réalité.
Tout ce qui a quelque valeur dans le monde actuel, ne l'a pas en soi, ne l'a pas de sa
nature – la nature est toujours sans valeur – mais a reçu un jour de la valeur, tel un don, et
nous autres nous en étions les donateurs »174.
Cela amène Nietzsche à rompre avec le paradigme de la contemplation, pour adopter
celui de l’action, ou mieux, celui de la création : l’homme croit être un contemplatif, mais il
est en fait créateur de ce qu’il prétend contempler passivement :
« Le monde s’emplit toujours davantage pour celui qui s’élève dans les hauteurs de
l’humanité, de plus en plus d’hameçons lui sont lancés, l’intérêt grandit autour de lui. Mais
en même temps une illusion l’accompagne sans cesse : il croit être placé en spectateur et en

173
Dictionnaire d’Ethique et de Philosophie morale, article « Spinoza »
174
Le Gai savoir, §301

146
auditeur devant le grand spectacle qu’est la vie : il dit que sa nature est contemplative et ne
s’aperçoit pas qu’il est lui-même le véritable poète et le créateur de la vie »175.
A l’inverse, si l’homme qui crée est animé par une passion triste comme le
ressentiment, alors le monde lui-même, en tant qu’il est sa création, se dégradera
axiologiquement : « La résolution chrétienne de trouver le monde laid et mauvais a rendu le
monde laid et mauvais »176.
Le ressentiment dégrade la valeur du monde car, passion négative, elle s’oppose en
fait à toute création, qui en tant que création, est affirmation pure. A l’inverse donc du
ressentiment, Nietzsche défend l’idée d’une éthique affirmative, une « éthique du Oui » : « Je
veux apprendre toujours davantage à considérer comme beau ce qu’il y a de nécessaire dans
les choses : -ainsi je serai de ceux qui rendent belles les choses […] Je ne veux pas entrer en
guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser. Détourner mon regard, que ce soit là ma
seule négation ! »177.
Cela amène Nietzsche à la célèbre doctrine de l’« amor fati », qui est affirmation pure,
accueil dénué de tout ressentiment de tous les événements que le Destin nous offre (chercher
citation sur l’amor fati).
En fait, cette « Ethique du Oui » se constitue également sur un refus, sur une négation
donc, mais qui a pour objet non pas le monde, mais certaines doctrines que les penseurs ont
élaborées sur celui-ci. Celles-ci ont en commun de nier ou de condamner le principe même
sur lequel le monde se fonde : la volonté de puissance : « J’ai le bonheur, au-delà de siècles
tout entiers d’égarement et de confusion, d’avoir retrouvé le chemin qui mène à un oui et à un
non. J’enseigne le non à tout ce qui affaiblit –à ce qui épuise. J’enseigne le oui à tout ce qui
fortifie, à ce qui emmagasine de la force, à ce qui justifie le sentiment de la force »178.
Nietzsche s’oppose aux théories de la négation ; cette négation de la négation constitue
également, indirectement, une affirmation.
On le voit : le subjectivisme créateur aboutit à des conclusions opposées à celles du
subjectivisme classique, alors même qu’il part des mêmes prémisses.

e) le subjectivisme contemporain

175
Ibid.
176
Le Gai savoir, §130
177
Le Gai savoir, IV, §276
178
Le Nihilisme européen, §54, p. 60-61

147
Au XXème siècle, le subjectivisme trouve un nouveau souffle, et ce en chacun de ses
deux courants, classique ou créateur. Dans le cadre restreint de notre thèse, nous nous
contenterons d’évoquer les deux principales doctrines qui amènent ce renouveau.
L’homme est liberté, et il semble que cela soit inconciliable pour Sartre avec l’existence d’une
valeur que le monde aurait par lui-même (alors que, étrangement la liberté est compatible
pour lui avec la facticité, c’est-à-dire l’existence de choses que la liberté va pouvoir utiliser).
De ce fait la valeur « ne peut se dévoiler, au contraire, qu’à une liberté active qui la fait
exister comme valeur du seul fait de la reconnaître pour telle. Il s’ensuit que ma liberté est
l’unique fondement des valeurs et que rien, absolument rien ne me justifie d’adopter telle ou
telle échelle des valeurs »179.
D’autre part, on retrouve une résurgence du subjectivisme classique dans la critique
qu’opère l’émotivisme de Ayer et Anderson des notions morales. Celles-ci n’ont pas pour eux
de sens cognitif, c’est-à-dire n’attribuent pas un prédicat objectif à quelque chose, mais
expriment seulement des sentiments subjectifs tels que celui du dégoût ou de l’admiration.
Ainsi par exemple « c’est mal » n’a pas d’autre signification que « Berk » ou « Baah ». Cette
doctrine, inspirée, à son corps défendant, des réflexions du premier Wittgenstein (et
antérieurement à Carnap), qui dénient toute signification aux concepts moraux, retrouve les
résultats du subjectivisme classique, qui affirme que les qualités ne sont que des notions
subjectives projetées à tort sur le monde objectif.
Enfin ce subjectivisme se retrouve chez une grande quantité d’auteurs contemporains,
qui se fondent sur des arguments très différents pour défendre une telle doctrine. Ainsi
Lavelle part du langage moral, et soutient que la vérité du subjectivisme est affirmée par
celui-ci même : « Que la valeur ne réside jamais dans les choses, mais dans l’activité qui s’y
applique, qui les transforme, cela apparaît déjà dans une expression comme : faire
valoir »180.
C’est en général le désir (suivant en cela Spinoza), qui est considéré comme la cause
principale de la subjectivité des valeurs : « La valeur des choses étant leur aptitude à
provoquer les désirs et la valeur étant proportionnelle à la force du désir, on doit admettre
que la valeur est subjective essentiellement »181.
Cela amène un spinoziste comme Misrahi, à définir l’évaluation selon une approche
subjectiviste : « acte par lequel on « calcule » et on définit la valeur d’un objet ou d’une

179
L’Etre et le néant, 1ère partie
180
Traité des valeurs
181
Ehrenfels, System der Werttheorie, Leipzig, 1897 et Ribot, Logique des sentiments

148
action. Cet acte semble supposer l’objectivité des critères, c’est-à-dire des valeurs qui
permettent de mesurer et de juger la valeur d’un homme ou d’une action. En réalité,
l’évaluation est aussi et surtout l’acte par lequel la conscience pose des valeurs, c’est-à-dire
invente et définit des buts considérés comme dignes d’être poursuivis et d’être proposés à
l’action d’autrui. Cette création des valeurs est l’acte originel qui permet l’évaluation
empirique. Ainsi l’évaluation créatrice est l’acte fondateur de l’éthique »182.
Enfin, une grande quantité d’auteurs objectivistes concèderont au subjectivisme sa
thèse principale, avant d’essayer laborieusement, de retrouver en la valeur une certaine
objectivité : ainsi Ruyer admet l’idée que la valeur ne peut être que subjective, puisque
l’évaluation se fait par un sujet : « il est impossible en décrivant la valeur, de faire abstraction
d’un agent, d’un sujet, autrement que par fiction provisoire. En ce sens précis, la valeur est
subjective. Un idéal est l’idéal d’un sujet. La valeur ou la forme d’un objet précieux est
appréhendée par un sujet. On ne voit pas ce que serait le comique ou le gracieux ou l’utile
dans un monde inconscient sans sujets ni subjectivité ? »183. Par une analogie avec les qualités
secondes, comme la couleur, il essaiera de montrer que les valeurs sont reliées, malgré tout,
d’une certaine manière, à l’objectivité.
Il serait trop long d’examiner en détail les formes diverses qu’a pu prendre le subjectivisme
contemporain. Parvenu à ce point, il nous semble que nous disposons d’une conception assez
précise du subjectivisme -dans les deux acceptions que nous avons pensé pouvoir identifier-
pour que nous puissions passer à l’examen de sa légitimité. Peut-on se satisfaire du
subjectivisme, incarne-t-il la position axiologique qui mettrait fin au problème des valeurs, en
tant qu’elle serait sa solution ?

2/ examen critique du subjectivisme

a) le subjectivisme classique comme forme déguisée de nihilisme

Il nous faut imaginer ce que ce que peut signifier l’idée fondamentale du


subjectivisme, selon laquelle les choses n’ont pas de valeur en elles-mêmes, mais que c’est
l’homme qui la leur attribue (qu’il la projette fictivement ou qu’il la crée réellement).
N’avons-nous pas déjà rencontré ailleurs ce principe « les choses n’ont aucune valeur en elle-

182
Qu’est-ce que l’éthique ?
183
La philosophie des valeurs, p. 242

149
même » ? N’est-ce pas là le principe même du nihilisme axiologique ? Nous le voyons : le
subjectivisme et le nihilisme ont une affinité profonde, ou plus précisément : le nihilisme est
l’une des prémisses du subjectivisme. Il nous faut voir si le subjectivisme parvient à dépasser,
à son achèvement, le nihilisme qui est présent en lui à son origine, et cette enquête, il nous
faut l’opérer pour les deux types bien distincts de subjectivisme –classique et créateur- que
nous avons identifié.
Le subjectivisme classique ne nous semble pas dépasser le nihilisme d’aucune manière
que ce soit. Puisque la valeur, les qualités, le bien et le mal, la perfection et l’imperfection, ne
caractérisent pas réellement le monde, mais sont des projections fictives de notre part,
puisqu’elles n’ont de siège réel que dans notre subjectivité, le subjectivisme classique « vide »
le monde de sa valeur : le monde n’a pas réellement de valeur, ce qui constitue le principe
même du nihilisme.

On peut alors essayer d’inférer des résultats de notre analyse du subjectivisme de


Hobbes une conclusion qui vaille pour le subjectivisme classique en général. La question se
pose alors : le subjectivisme peut-il contrer le nihilisme ? Peut-il constituer une réponse, une
alternative au nihilisme ? Cela nous semble impossible, puisque dans le subjectivisme, les
valeurs ne quittent jamais l’esprit du sujet, puisque le monde réel est aussi dépourvu de valeur
réelle, objective, que le prétend le nihiliste. Finalement, le subjectivisme concède la seule
chose que prétend le nihilisme : il n’y a pas de valeur objective, réelle. La réalité objective est
le seul terrain sur lequel se risque le nihiliste, la seule dont il affirme quelque chose. Ce que
rajoute le subjectiviste, sur les valeurs dans les idées des hommes, ne le concerne pas, ne
l’intéresse pas, ne contredit en aucune façon ce que lui soutient.
De ce fait, deux choses apparaissent à nous : d’abord le subjectiviste ne s’oppose pas au
nihiliste puisqu’il parle d’autre chose (de l’esprit et non du monde). Au contraire, il l’intègre
(en tant qu’il prétend le dépasser) en lui concédant qu’il n’y a pas de valeurs réelles dans le
monde objectif, dans et par les choses elles-mêmes. Le subjectivisme est donc un nihilisme.
D’autre part, en tant que cela ne lui apparaît pas, c’est un nihilisme déguisé, inconscient, et
donc porte le nihilisme à son maximum d’achèvement, puisque ce qui est caché peut régir
secrètement ce en quoi il est caché, sans que son autorité soit jamais remise en cause. Ainsi
s’il s’avérait que notre époque était subjectiviste, comme le soutiennent certains, (nous avons
déjà vu pourquoi cela ne nous semblait pas le cas : parce que notre époque post-
contemporaine est dépourvue d’horizon), alors puisque le subjectivisme est un nihilisme,
inconscient de lui-même, le nihilisme régenterait concrètement notre époque. Le

150
subjectivisme aurait donc permis la victoire totale du nihilisme, en le portant comme esprit de
notre époque, mais surtout en camouflant ce fait, qui nous empêcherait de prendre conscience
du drame de notre temps.

Nous ne prétendons pas, en essayant de prouver que le subjectivisme se ramène à un


nihilisme, avoir montré par là sa fausseté. Cela sous-entendrait que nous considérons avoir
montré la fausseté du nihilisme. Or au contraire, nous tenons le nihilisme pour une doctrine
axiologique consistante -ainsi que passionnante- et, suite à l’épochè des valeurs que nous nous
sommes promis d’opérer, le nihilisme n’est pas présupposé comme évidemment faux, mais sa
vérité reste à examiner comme c’est le cas de toutes les doctrines axiologiques. En revanche,
nous considérons avoir tenté de prouver que le subjectivisme n’est pas une doctrine
consistante, au sens où elle se distinguerait de toute autre (comme un concept n’est consistant
que s’il est irréductible à un autre, sa signification étant constituée par sa différence),
puisqu’elle ne constitue en fait qu’une forme déguisée de nihilisme. Nous prétendons donc
simplement avoir proposé une économie dans nos efforts : nous n’avons pas à examiner la
vérité de deux doctrines distinctes, subjectivisme et nihilisme, mais qu’il nous suffirait, si cela
était possible, de déterminer la vérité ou la fausseté du nihilisme pour trouver du même coup
celle du subjectivisme.
Autrement dit : nous n’avons pas cherché à montrer que le subjectivisme était faux,
mais simplement qu’il ne s’agit pas là d’une doctrine consistante, ayant un sens propre.
Néanmoins, cette inférence –du subjectivisme au nihilisme- ne vaut peut-être que pour
le subjectivisme classique. Le subjectivisme créateur, en tant qu’il prétend que l’homme ne se
contente pas de projeter des valeurs fictives, mais qu’il crée des valeurs réelles, ne pourrait-il
pas être une réponse efficace au nihilisme ? Ce qui nous encourage à imaginer une telle
possibilité, c’est le fait que son principal théoricien, Nietzsche, n’a eu de cesse de lutter,
semble-t-il, contre le nihilisme. Il nous faut donc redonner une chance au subjectivisme, et
examiner si, sous cette nouvelle forme, il peut être acceptée comme une doctrine consistante.

b) le subjectivisme créateur, comme deuxième forme déguisée de nihilisme

On pourrait définir, au premier abord, l’entreprise nietzschéenne comme une lutte


contre le nihilisme. Christianisme, bouddhisme, ainsi que la pensée de son maître
Schopenhauer, sont rejetés par Nietzsche précisément parce qu’ils seraient l’expression d’un
nihilisme déguisé. Cela l’amène à décrire le surhumain, stade idéal vers lequel l’homme, qui

151
n’est qu’une transition dans l’histoire de son évolution, devra se dépasser, comme le
vainqueur du nihilisme : « Cet homme de l’avenir qui nous sauvera de l’idéal antérieur
autant que de ce qui devait sortir de lui, du grand dégoût, de la volonté de néant, du
nihilisme, lui cette cloche de midi et de la grande décision, qui rend sa liberté au vouloir, qui
restitue à la terre son but et à l’homme son espérance, cet anti chrétien et anti nihiliste, ce
vainqueur de Dieu et du néant, il viendra bien un jour »184.
En quoi la pensée nietzschéenne pourrait-elle être un antidote au nihilisme ? Question
équivalente à : en quoi le subjectivisme créateur peut-elle constituer une réponse au
nihilisme ? En fait, nous pensons pouvoir peut-être présenter cette démarche ainsi : le
subjectivisme créateur prétend dépasser le nihilisme en intégrant celui-ci (c’est vrai, le
nihilisme a raison, les choses n’ont pas par elles-mêmes de valeur), mais en ajoutant quelque
chose qui « résout le problème » : loin d’être dénué de toute valeur, le monde est empli de
valeurs, car il contient en lui une source d’où jaillissent des valeurs : l’homme, le sujet,
comme créateur des valeurs. Ce n’est donc pas que le monde est vide de valeur comme le
prétend le nihilisme, c’est qu’il est vide de valeurs « subsistantes par elles-mêmes », « en
soi », « dans les choses ». Mais il est plein de valeurs « données par l’hommes aux choses ».
Nous avons déjà vu ce que Nietzsche entendait par là.
Il nous faut donc maintenant nous demander si le subjectivisme créateur peut
constituer une réponse satisfaisante à l’interpellation scandaleuse du nihilisme.
Tout d’abord, nous devons nous demander quelle est la nature exacte de la valeur qui
serait créée par l’homme ? Réelle ou illusoire ? C’est-à-dire : objective ou subjective ?
Objective, sans aucun doute, car si elle était subjective, nous resterions dans le cadre d’un
subjectivisme classique, qui affirme que le désir de l’homme n’engendre que des valeurs
fictives, qu’il projette à tort sur le monde.
Nous devons alors nous poser une question, que Nietzsche semble ne pas même
évoquer : comment cela est-il possible ? Ou : comment faire pour créer une valeur réelle ?
Nietzsche semble poser comme allant de soi que l’homme peut engendrer des valeurs et les
donner aux choses. Cela va effectivement de soi si l’on parle de valeur « subjective », que
l’homme accorde aux idées qu’il a des choses, puisqu’il construit lui-même ces idées. Mais si
l’on parle de valeur « réelle », c’est que l’on considère que ce sont les choses elles-mêmes du
monde extérieur qui reçoivent une valeur de la part de l’homme. Or comment un tel
phénomène est-il possible ? Croit-on, pour employer un argument par l’absurde, qu’en se

184
Généalogie de la morale, 2nd traité, 21

152
mettant devant un objet et en se concentrant, une valeur va sortir de notre tête, traverser l’air
et venir s’incarner dans la chose ? On le voit, cette idée de la donation des valeurs relève de la
pensée magique, c’est-à-dire de cette tendance, qu’on rencontre parfois chez les enfants et
dans les époques marquées par la superstition, à considérer qu’en pensant très fort à quelque
chose, celle-ci se réalise ; nous voulons entendre par là cette forme de pensée qui prend ses
rêves pour des réalités.
Nous soulevons donc la question de la possibilité même de la donation de valeur,
contre Nietzsche pour qui il ne semble pas même y avoir problème.
D’autre part, en supposant même que cette donation soit possible, c’est-à-dire que le
subjectivisme créateur soit une doctrine axiologique qui ait un sens, nous pensons que cette
dernière ne peut s’opposer au nihilisme. La raison en est simple : c’est qu’elle ne le contredit
pas.
En effet, le subjectivisme créateur intègre le nihilisme, en admettant que les choses
n’ont pas par elles-mêmes de valeur. Si c’est à l’homme de donner une valeur, c’est que le
monde est dénué de toute valeur ; or c’est là précisément ce qu’affirme le nihilisme. En effet,
si la chose aimée avait une valeur en soi, il n’y aurait pas besoin de projeter des valeurs sur
elles. L’idée de la projection des valeurs suppose donc nécessairement que « rien n’a en soi de
valeur ». La seule manière d’affronter le nihilisme, c’est de contredire précisément ce qu’il
affirme, c’est-à-dire de montrer que le monde a, en lui-même, par lui-même, une valeur. En
intégrant le nihilisme, le subjectivisme croit le dépasser. Au contraire, il l’établit, lui donne
une place enviable, celle de prémisse, voire de fondement sur lequel le reste du système se
construira. Le nihilisme, logé comme un ver au sein du subjectivisme créateur, serait alors
inattaquable par ce dernier, car cela précipiterait sa propre chute, lui qui s’en sert comme d’un
fondement.
Ce que nous soutenons donc, c’est que le subjectivisme créateur n’est à son tour
qu’une forme déguisée de nihilisme et nous nous en apercevrons si nous lisons Nietzsche de
manière plus approfondie. Nous verrons ainsi que Nietzsche laisse transparaître son nihilisme
latent. Nous avons dit, rappelons-nous, que si l’homme a à donner des valeurs au monde, c’est
qu’il est dénué de toute valeur en lui-même, proposition-clé dans laquelle réside le lien du
subjectivisme et du nihilisme. On la trouve, telle quelle, chez Nietzsche : « Tout ce qui a
quelque valeur dans le monde actuel, ne l'a pas en soi, ne l'a pas de sa nature – la nature est
toujours sans valeur – mais a reçu un jour de la valeur, tel un don, et nous autres nous en

153
étions les donateurs »185(souligné par nous). On remarque alors, au fil du texte nietzschéen,
l’affirmation répétée que le monde n’a aucune valeur : « Qui nous dévoilerait l’essence du
monde nous donnerait à tous la plus fâcheuse désillusion »186. Ainsi le fameux soupçon
nietzschéen n’a pas forcément pour vocation de chercher à détecter le nihilisme pour le
combattre, il peut également être une arme pour le nihilisme : « L’homme est un animal qui
vénère ! Mais il est aussi un animal méfiant, et le monde ne vaut pas ce que nous nous
sommes imaginés qu’il valait, c’est peut-être là la chose la plus certaine dont notre méfiance
a fini par s’emparer. Autant de méfiance, autant de philosophie »187 .
Nietzsche donne même, dans un paragraphe remarquable, (et que pour cette raison
nous allons citer en entier) des solutions pour « supporter » l’absence de valeur du monde. Il
commence tout d’abord par poser la question : « Ce qu’il faut apprendre des artistes. Quels
moyens avons-nous de rendre pour nous les choses belles, attrayantes et désirables
lorsqu’elles ne le sont pas ? –et je crois que par elles-mêmes, elles ne le sont jamais ! »
(souligné par nous). La réponse consiste à s’inspirer des médecins et des artistes : « Ici les
médecins peuvent nous apprendre quelque chose quand, par exemple, ils atténuent
l’amertume ou mettent du vin et du sucre dans leurs mélanges ; mais plus encore les artistes
qui s’appliquent en somme continuellement à faire de pareilles inventions et de pareils tours
de force ». Les artistes brouillent les couleurs, changent les angles, et mettent de la distance
entre eux et l’objet ; ainsi ils en viennent à le rendre supportable : « S’éloigner des choses
jusqu’à ce que ce que nous ne les voyions plus qu’en partie et qu’il nous faille y ajouter
beaucoup par nous-mêmes pour être à même de les voir encore –ou bien contempler les
choses d’un angle tel qu’on n’en voit plus qu’en coupe –ou bien encore les regarder à travers
du verre de couleur ou sous la lumière du couchant –ou bien enfin leur donner une surface et
une peau qui n’a pas une transparence complète : tout cela il nous faut l’apprendre des
artistes et, pour le reste, être plus sages qu’eux. Car chez eux cette force s’arrête
généralement où cesse l’art et où commence la vie ; nous cependant, nous voulons être les
poètes de notre vie, et cela avant tout dans les plus petites choses quotidiennes ! »188.
On le voit, Nietzsche laisse transparaître son nihilisme. Il dénie toute valeur au monde
réel, alors même que c’était là ce qu’il reprochait au christianisme : « ce monde de fiction a
tout entier sa racine dans la haine de la nature (de la réalité !), il est l’expression d’un

185
Ibid., §301
186
Humain, trop humain
187
Le gai savoir, § 346
188
Ibid., § 299

154
profond malaise causé par la réalité… Le seul qui ait des raisons de mentir pour s’évader de
la réalité, qui est-il ? Celui qui en souffre »189.
Si Nietzsche ne supporte pas la réalité, parce qu’elle manque de valeur, peut-être
pourrait-on croire qu’il affirme la valeur de l’irréel, c’est-à-dire du rêve, de l’idéal. Ce n’est
pas non plus le cas : « Si nous sommes des désillusionnés, nous ne le sommes pas eu égard à
la vie, mais du fait que nos yeux se sont ouverts sur les « désirabilités » de toute sorte. Nous
regardons avec un ressentiment railleur ce qui s’appelle « idéal »190.
Si la valeur ne se trouve ni dans le réel, ni dans l’irréel, où peut-elle se trouver ? Nulle
part. Où réside alors la différence avec le nihilisme, que nous avons défini, rappelons-le,
comme l’affirmation que « rien n’a de valeur » ?
C’est peut-être ce qui amène Nietzsche à cet aveu inouï : « Que j’ai toujours été
radicalement nihiliste, je ne l’ai compris que depuis peu : l’énergie, le radicalisme avec
lesquels j’ai été de l’avant en tant que nihiliste me trompaient sur ce fait fondamental. Quand
on progresse vers un but, il semble impossible que « l’absence de but en soi » soit le
fondement de notre croyance »191. Nietzsche se proclame donc nihiliste, alors même que sa
doctrine se donnait initialement comme une lutte contre le nihilisme ; il en vient à se décrire
« comme le premier nihiliste accompli d’Europe mais qui, en lui-même, a déjà vécu jusqu’au
bout le nihilisme même –qui l’a derrière lui, au-dessous de lui, hors de lui »192.

Cet aveu nous semble en fait être un constat d’échec, celui de l’inutilité du
subjectivisme créateur pour contrer le nihilisme. Reprenant le postulat fondamental de ce
dernier, vidant le monde de toute valeur, le subjectivisme accorde trop au nihilisme pour
pouvoir le contrer ultérieurement. En fait, la seule position axiologique qui peut renverser le
nihilisme est celle qui se place sur son terrain, c’est-à-dire, le contredit, et affirme que le
monde a en lui-même, par lui-même une grande valeur : il s’agit de l’objectivisme.
Il nous faut, afin d’appréhender le dernier caractère du subjectivisme créateur,
considérer cette idée qu’il porte en lui : ce n’est pas le monde qui a réellement en lui-même
une valeur, c’est l’homme qui la lui donne. C’est cet orgueil humain inouï, cet
anthropocentrisme absolu que nous nous proposons maintenant d’étudier.

189
L’Antéchrist, 15
190
Le nihilisme européen, 16, p. 39
191
Ibid., 25, p. 43
192
Le nihilisme européen, Préface, 3, p.29

155
c) le subjectivisme créateur comme symptôme d’un anthropocentrisme absolu

Ce qui est remarquable, c’est que le subjectivisme (classique et créateur) s’était donné,
comme une lutte contre l’anthropocentrisme. Ainsi Nietzsche prétend lutter contre l’orgueil
de l’homme. C’est le fait de chercher la valeur réelle, objective de l’homme qui constitue cette
fois pour lui la présomption suprême de l’homme : « « L’homme contre le monde », l’homme
principe « négateur du monde », l’homme comme étalon des choses, comme juge de l’univers
qui finit par mettre l’existence elle-même sur sa balance pour la trouver trop légère –tout
cela est d’un mauvais goût monstrueux et écoeurant, -quoi de plus risible que de placer
« l’homme et le monde » l’un à côté de l’autre, quelle sublime présomption que ce petit mot
« et » qui les sépare ! »193.
De même, il refuse toute morale, dans le sens où le moraliste accomplirait cet acte
d’un orgueil insensé de prétendre juger les autres hommes : « Considérons quelle naïveté il y
a à dire : « l’homme devrait être fait de telle manière ! ». La réalité nous montre une
merveilleuse richesse de types, une exubérance dans la variété et dans la profusion des
formes : et n’importe quel pitoyable moraliste des carrefours viendrait nous dire : « non !
l’homme devrait être fait autrement » ? Il sait même comment il devrait être fait, il fait son
propre portrait sur les murs et il dit : Ecce Homo ! ».
En somme, pour Nietzsche, c’est le fait de juger (l’homme ou le monde), de proposer
un modèle (lui qui pourtant semble nous proposer celui du surhomme), qui est prétentieux. Il
nous faut nous demander si, en essayant d’éviter cet orgueil-ci, il ne tombe pas dans une
forme d’orgueil beaucoup plus importante : l’anthropocentrisme.

C’est Freud qui propose, dans un texte célèbre de l’Introduction à la psychanalyse, la


théorisation de l’anthropocentrisme que nous allons prendre comme point de départ. Il montre
que la marche de la science a infligé à l’orgueil de l’homme des désillusions cuisantes ; cela
commence avec Copernic, dont l’héliocentrisme amène l’homme à la compréhension que la
Terre, et par là l’humanité n’est pas le centre de l’univers, autour duquel toutes les autres
étoiles tourneraient. Darwin montre pour sa part que l’homme n’est que le produit d’une
longue évolution, et non la création achevée, c’est-à-dire parfaite d’un Dieu d’amour ; enfin la
psychanalyse (Freud ayant la modestie de ne pas citer son propre nom) révèle que l’homme
n’est pas un intellect rationnel, mais est régi par un inconscient qui le livre aux pulsions

193
Le Gai Savoir, V, §346

156
auxquelles il voudrait pourtant échapper, et cacher : « le moi n’est pas même maître dans sa
propre maison ».
Ce faisant, Freud faisait le pari optimiste que l’orgueil et l’anthropocentrisme de
l’homme allaient décliner au cours du XXè siècle. Il pensait voir une convergence à l’œuvre
dans les sciences qui parviendrait à un tel résultat.
La théorie copernicienne n’avait fait que réfuter l’anthropocentrisme « spatial », c’est-
à-dire l’idée que l’homme se trouvait, du point de vue des coordonnées dans l’espace, au
centre de l’univers. En perdant cela, l’homme a peut-être d’abord cru avoir tout perdu. Mais il
lui est peut-être apparu rapidement qu’il pouvait se trouver de nouveaux motifs d’orgueil, et
que finalement il pouvait prétendre incarner le centre de l’univers d’une toute manière que
spatialement.
En effet, dans la doctrine du subjectivisme créateur tel que nous venons de l’exposer,
l’univers est dénué de toute valeur ; c’est l’homme qui crée les valeurs et qui les donne, dans
sa grande bonté, à l’univers ; l’homme est pour le monde source de valeur. L’être humain est
alors le centre axiologique -et non plus spatial- de l’univers. Si l’on se permettait une
métaphore, on pourrait dire qu’il ne se trouve plus au centre du « tableau » (c’est là ce que
soutenait l’ancien anthropocentrisme), mais qu’il est sorti du tableau, peut maintenant
contempler celui-ci, en chacun de ses points, constate son absence de « beauté » et la lui
donne : c’est là le nouvel anthropocentrisme.
Nous saisirons peut-être mieux la nature de celui-ci en examinant la doctrine
kantienne, dans laquelle on retrouve -étonnamment- cet anthropocentrisme fondé sur un
subjectivisme. En effet, celui-ci affirme que rien n’est fin en soi, sinon l’être raisonnable,
qu’il faut donc traiter non seulement comme un moyen, mais aussi comme une fin (c’est là la
seconde formulation de son impératif catégorique) : […] « Je dis : l’homme, et en général tout
être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou
telle volonté puisse user à son gré »194. Tout le reste, c’est-à-dire toute autre chose que
l’homme, et par delà, les natures raisonnables (les anges peut-être ?), ne sont que des moyens.
Lorsqu’on connaît le rapport qu’établit Kant entre valeur et fin, on comprend que cela signifie
que seul l’homme a une valeur absolue, les choses et les autres êtres n’ayant qu’une valeur
conditionnelle, relative. Relative à qui ? Au centre de l’univers, l’homme : « la valeur de tous
les objets à acquérir par notre action est toujours conditionnelle. Les êtres dont l’existence
dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce

194
Fondements de la métaphysique des mœurs, 2nde section, p.104

157
sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi
on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes,
parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque
chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen »195. Kant affirme donc cette
proposition inouïe : seul l’homme a une valeur : « [les personnes] sont des fins objectives,
c’est-à-dire des choses dont l’existence est une fin en soi-même, et même une fin telle qu’elle
ne peut être remplacée par aucune autre, au service de laquelle les fins objectives devraient
se mettre, simplement, comme moyens. Sans cela, en effet, on ne pourrait trouver jamais
rien qui eût une valeur absolue »196 (souligné par nous).
Ce qui est remarquable, c’est qu’il semble que pour fonder cette idée, Kant utilise un
argument subjectiviste de type classique, c’est-à-dire hobbesien, à savoir : la valeur n’est pas
dans le monde, mais c’est le désir de l’homme qu engendre celle-ci : « les fins qu’un être
raisonnable se propose à son gré comme effets de son action (les fins matérielles) ne sont
toutes que relatives ; car ce n’est simplement que leur rapport à la nature particulière de la
faculté de désirer du sujet qui leur donne la valeur qu’elles ont »197 (souligné par nous) ou
encore : « Tous les objets des inclinations n’ont qu’une valeur conditionnelle ; car si les
inclinations et les besoins qui en dérivent n’existaient pas, leur objet serait sans valeur »198.
Autrement dit : telle ou telle chose intramondaine n’a une valeur que parce que je la désire ;
quand ce n’est plus le cas, elle perd toute valeur. On le voit, Kant développe ici une position
subjectiviste. La réponse à la question de savoir si Kant est subjectiviste variera selon
l’importance accordée à ce passage. Si l’on pense qu’ici on trouve la position fondamentale de
Kant sur les valeurs, qui sous-tend toute sa théorie des fins et des devoirs, on dira alors que
finalement le système kantien se fonde sur un subjectivisme latent ; si l’on pense au contraire
que chez Kant ce sont les concepts de fins et de devoir qui sont premiers, et qu’il ne s’agit ici
que d’une réflexion annexe sur un concept auquel il accorde moins d’importance que les deux
premiers, celui de valeur, on pensera alors classiquement que le système kantien est un
objectivisme formaliste qui comporte inexplicablement quelques passages subjectivistes ; là
n’est de toute façon pas notre recherche.
Ce qui apparaît en revanche, c’est donc cet anthropocentrisme inouï du subjectivisme
créateur, qui vide l’univers de toute ses valeurs, les attribue à l’homme et lui confère le
pouvoir de les donner comme bon lui semble, à ce qu’il veut : « On prétend mettre en cause

195
Ibid.
196
Ibid., p.105
197
Ibid., p.103
198
Ibid., p. 104

158
les valeurs, opérer des renversements, des transmutations ; on prétend surtout créer des
valeurs, puisqu’est reconnue, à présent, à la subjectivité prométhéenne de l’être humain une
capacité qui n’avait jusqu’alors été attribuée qu’à la toute-puissance de Dieu : la création à
partir du néant »199.

On voit que la condamnation du subjectivisme comme anthropocentrisme, d’une part,


et comme nihilisme, d’autre part, apparaît déjà chez Hegel, dans un contexte tout différent : il
s’agit pour lui de condamner l’idéalisme fichtéen (l’idéalisme subjectif de Fichte, non pas
l’idéalisme absolu). Nous allons voir comment sa critique recoupe la nôtre.

d) l’analyse hégélienne de l’esprit d’ironie

Le contexte dans lequel la critique hégélienne se déploie est tout autre : elle ne
s’inscrit pas dans une perspective axiologique, mais esthétique ; elle ne s’attaque pas au
subjectivisme des valeurs, mais à l’idéalisme fichtéen ; elle ne le désigne pas comme
nihilisme, mais comme « esprit d’ironie ». Pourtant, cette apparente divergence ne peut
masquer ce qui rapproche l’analyse hégélienne de notre problème.
Hegel présente en effet l’idéalisme fichtéen comme une doctrine par laquelle toute
chose est considérée comme une création du sujet, ainsi que leur valeur : « « Rien n’est
considéré en soi et pour soi, et rien n’a de valeur en soi-même, mais seulement en tant qu’il
est produit par la subjectivité du moi »200. Si c’est le moi qui crée toute chose, alors il peut
aussi bien les détruire : « il n’y a rien qui ne puisse être l’œuvre du moi, et que le moi ne
puisse par conséquent anéantir également. Ainsi, chaque être en soi et pour soi n’est
qu’apparence, non pas vrai et réel à cause de lui-même mais simple apparence due au moi,
qui en dispose à son gré et à sa fantaisie »201. Cela a deux conséquences fondamentales.
Tout d’abord, les choses perdent ce que Hegel appellent leur « gravité », c’est-à-dire
que simples apparences, elles n’ont plus de poids réel : plus rien n’est important, rien n’est
grave : « « Dans ce cas, je ne trouve de vraie gravité ni dans ce contenu, ni dans son
expression et sa réalisation. Car une vraie gravité ne procède que d’un intérêt substantiel,
d’une chose valide en soi-même comme la vérité, la moralité, etc. –d’un contenu qui pour moi

199
J.J. Goux, Où vont les valeurs ?
200
Esthétique, p. 124
201
Ibid.

159
vaut déjà essentiellement en tant que tel »202. Même si Hegel utilise ici des termes différents
(« l’idéalisme » fait perdre aux choses leur « gravité »), il nous semble que l’idée qui se
dissimule derrière ces termes est identique à la nôtre (le « subjectivisme » est un « nihilisme »
qui fait perdre aux choses leur « valeur »).
D’autre part, le sujet, le Moi, acquiert une puissance infinie : « Mais alors, le moi peut
aussi bien rester le seigneur et maître de tout, et dans la sphère de la moralité, du droit, de
l’humain et du divin, du profane et du sacré, il n’y a rien qui ne puisse être l’œuvre du moi, et
que le moi ne puisse par conséquent anéantir également »203. De ce fait, toute la valeur (ou la
« gravité ») que le Moi retire au monde, il la confère à lui-même : « La virtuosité de la vie
ironico-artistique s’appréhende alors elle-même comme une génialité divine, pour laquelle
chaque chose n’est qu’une créature privée d’essence, à laquelle le libre créateur, qui se sait
désengagé et libre de chaque chose ne se lie pas, parce qu’il peut aussi bien l’annihiler que la
créer. Celui qui se trouve à un tel stade de génialité divine regarde du haut de son rang élevé
le reste des hommes et les trouve limités et plats, car le droit, la moralité, etc., revêtent encore
pour eux une valeur ferme, obligatoire et essentielle »204.
L’idéalisme apparaît alors comme l’orgueil humain porté à son comble : « Telle est la
signification générale de la géniale ironie divine comme concentration du moi en soi, brisant
pour elle-même toutes ses chaînes, et ne pouvant vivre que dans la béatitude de la jouissance
de soi »205.
Hegel semble donc, sous d’autres termes, défendre cette idée que nous soutenons
également : le subjectivisme créateur (ou l’idéalisme) est en son premier moment un nihilisme
(ce pourquoi Hegel définit l’esprit d’ironie comme « l’autodestruction du magnifique, du
grand et de l’excellent »206) et s’achève en anthropocentrisme ou en égocentrisme (selon
qu’on considère que le créateur des valeurs est le Moi singulier ou l’homme en général).
C’est cette idée, que Hegel appliquait à un problème esthétique, que nous essayons de
défendre dans une perspective, cette fois, axiologique.

e/ bilan : le subjectivisme est-il une doctrine consistante, en chacune de ses deux


formes ?

202
Ibid.
203
Ibid.
204
Ibid., p.125
205
Ibid.
206
Ibid., p. 206

160
Le subjectivisme classique n’est pas un anthropocentrisme : il vide l’univers de toute
valeur, ce en quoi il est nihiliste, et fait de l’homme le siège de ces valeurs ; mais comme elles
sont fictives et qu’il ne confère pas à l’homme le pouvoir de les donner au monde, il n’y a pas
réellement anthropocentrisme. Le subjectivisme créateur vide, de même, l’univers de toute
valeur ; dans son premier moment, c’est donc un nihilisme ; mais il fait de l’homme le
créateur de toute valeur, lui confère ce pouvoir, cette valeur absolue, ce pourquoi son
nihilisme se transmue en un second temps en un anthropocentrisme, qu’on pourrait définir
ainsi : « Rien n’a de valeur, sauf l’homme » ou même un égocentrisme (« Rien n’a de valeur,
sauf moi »), si l’on soutient que c’est chaque individu qui donne de la valeur à ce qu’il veut.
Le subjectivisme créateur est donc pour sa part, une doctrine consistante ; en tant qu’elle
comporte deux moments, elle ne peut se réduire soit à un nihilisme simple, soit à un
anthropocentrisme simple. Elle consiste en fait en l’articulation originale du nihilisme et de
l’anthropocentrisme par la théorie de la création des valeurs. Nous aurions donc pu la recevoir
comme position axiologique tenable, puisque consistante (ce n’est évidemment pas parce
qu’elle ferait preuve d’un orgueil démesuré ou antipathique que nous aurions à la rejeter, cela
contredirait en effet notre épochè des valeurs), mais nous pouvons la rejeter d’emblée, parce
qu’elle repose sur le phénomène impossible et dénué de signification de la donation des
valeurs. Ainsi qu’on l’a vu, il est impossible de donner des valeurs ; la seule signification que
cette expression peut avoir est que l’homme attribue des valeurs, par la pensée, à telle ou telle
chose, ce qui est tout à fait différent de la donation des valeurs telle que l’entend cette
doctrine.
Le subjectivisme apparaît donc comme un échec, soit parce que ce n’est pas une
doctrine consistante, soit parce qu’il est impossible.

f) remarque finale sur la détermination d’un nouveau caractère du nihilisme

Notre réflexion nous a peut-être permis de répondre à une question que nous avions
soulevée lors de notre recherche de la signification du concept de nihilisme207 : quel
comportement pratique peut adopter le nihiliste ? Puisqu’en effet il prétend que rien n’a de
valeur, il semble qu’il ne puisse choisir aucun mode d’action particulier : il ne peut se
suicider, ni être accablé de tristesse, ni se résigner et subir, ni même heureux, car cela sous-

207
chapitre II, I, B, 1

161
entendrait qu’il accorde une valeur à l’un de ces comportements, s’il le choisissait. La réponse
nous apparaît maintenant : le subjectivisme classique, en tant que forme déguisée de
nihilisme, autorise en fait tous les comportements : la tristesse, la déception, mais également
la joie, la sérénité. Mais toujours l’on rajoutera : « tout est relatif » !
Autrement dit, le nihiliste pourra être heureux, mais rappellera toujours qu’il n’y a
aucune raison pour cela. Il pourra choisir n’importe quelle attitude, du moment qu’il affirme
qu’il aurait pu choisir un tout autre comportement. Il pourra « prendre du plaisir au monde »,
tout en rappelant qu’il n’a en fait aucune valeur.
Si le monde est dépourvu de valeur, le regard se tourne en dedans, et le sage ne pourra
plus jouir que de lui-même. C’est non pas de la perfection du monde que le sage jouira, mais
de la sienne propre –perfection relative et subjective, s’entend.
On peut donc être nihiliste et connaître le bonheur, l’on peut être un « joyeux
nihiliste » ; il suffit d’affirmer de tout ce qui nous procure du bonheur que cela n’a aucune
valeur réelle.

Le moment nous semble venu de résumer les principaux résultats de notre enquête, et
d’essayer enfin de répondre à notre question « où chercher la valeur ? ».

3/ conclusion : l’échec de cette alternative : proposition d’une troisième voie

Nous nous sommes demandé où pouvait se chercher la valeur d’une chose. Dans la
chose elle-même, comme le prétend l’objectivisme, ou dans le sujet qui la lui confèrerait,
comme l’affirme le subjectivisme ? Ces deux propositions nous ont paru échouer toutes les
deux. Autrement dit : l’objectivisme et le subjectivisme axiologique paraissent également
impossibles, soit parce qu’on ne peut donner une valeur à l’objet, soit parce qu’on ne peut l’y
trouver : ce sont deux impasses. La perplexité peut alors nous saisir, parce que l’on ne voit pas
comment procéder.
Pourtant, une interrogation doit se lever en nous : ne serait-ce pas parce que nous
avons proposé une alternative trop stricte que nous connaissons cet échec ? C’est-à-dire : nous
avons procédé comme s’il n’y avait que deux solutions possibles (soit l’objet, soit le sujet) à
notre question, mais ne peut-on en imaginer une troisième ? Ne sommes-nous pas emprisonné

162
à tort dans ce dualisme sujet-objet qui a modelé, depuis Descartes, notre conscience
occidentale, et qui est remis en cause par nombre de penseurs modernes et contemporains ?
L’idée qui apparaît alors, et que nous voudrions proposer à la réflexion, est la
suivante : peut-être n’est-ce ni dans l’objet ni dans le sujet qu’il faut chercher la valeur, mais
dans leur rapport, et dans ce rapport particulier qui unit objet et sujet dans le domaine de la
valeur : l’amour.
Les questions que nous allons donc soulever, et qui feront l’objet de notre prochain
moment de réflexion, sont : « l’amour est-il le concept-clé de l’axiologie ? » Ou : « l’amour
est-il le concept dans lequel se cacherait la clé de la détermination de la valeur d’une
chose ? ». Nous aborderons alors enfin la partie affirmative, constructive de notre réflexion,
puisque jusqu’ici nous nous sommes attelé à une tâche négative, celle de l’identification des
confusions qui nous semblaient avoir été effectuées et qui empêchaient le problème des
valeurs d’être posé correctement.

163
II/ L’amour, comme concept clé de l’axiologie

A/ Réélaboration du concept d’amour

Tenter de dresser un panorama, même rapide, des réflexions que les philosophes ont
consacré à l’amour est bien entendu hors de propos, et bien au-delà de nos maigres
compétences, même si certains remettent en cause précisément l’importance de ces
réflexions : « L’amour occupe une place de choix dans les écrits des poètes, des romanciers,
et même des théologiens, mais peu de philosophes en ont traité »208.
On rappellera ici tout de même la docte analyse de Descartes, qui note que l’amour est
bon pour la digestion : « Je remarque en l’amour […] que le battement du pouls est égal et
beaucoup plus grand et plus fort que de coutume ; qu’on sent une douce chaleur dans la
poitrine, et que la digestion des viandes se fait fort promptement dans l’estomac, en sorte que
cette passion est utile pour la santé »209.
Ce n’est pas non plus ici le lieu de s’intéresser aux doctrines théologiques qui ont
essayé de penser la nature de l’amour de Dieu, comme celles d’Augustin ou de Thomas
D’Aquin, ou encore à la fameuse controverse théologique qui a opposé Fénelon et Bossuet
autour de la question de savoir s’il pouvait exister un amour pur de Dieu (sans calcul de la
part du croyant quant à la question d’une éventuelle récompense).
En réalité, l’« amour » dont nous allons parler n’a en fait que peu de choses à voir
avec la notion telle qu’elle est entendue par le sens commun, ni avec les multiples acceptions
qu’elle a pu prendre dans la philosophie. Ce que nous aimerions opérer, c’est tout à la fois une
extension du domaine de l’amour et un changement important dans sa compréhension –de
manière à ce qu’il devienne tout à fait autre chose. Cette réélaboration du concept d’amour
n’est évidemment pas gratuite, et nous allons tenter de la justifier.
L’idée que nous voudrions donc défendre est que contrairement à la conception
traditionnelle, l’amour n’est pas fondamentalement un sentiment entre deux esprits ; d’une
part il n’est pas qu’un sentiment, mais aussi quelque chose de tout à fait différent, et d’autre
part, il peut prendre pour objet tout contenu de sens=X, y compris des concepts matériels ou
des concepts immatériels, en tout cas des étants qui n’ont ni vie, ni esprit.

208
C. Habib, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, article « amour »
209
Traité sur les passions

164
C’est cette extension du domaine de l’amour que nous nous proposons maintenant
d’opérer.

1/ Extension du domaine de l’amour

Qu’est-ce que l’amour ? Nous avons envie de répondre, tout d’abord, simplement,
qu’il s’agit d’un sentiment de plaisir éprouvé à la pensée ou la proximité de l’aimé(e). On
demande alors : quelle est la nature de « l’aimé » dont nous parlons ? Ou : qu’est-ce qui peut
être aimé ?
Pour Kant, les choses ne peuvent pas être aimées ; en tant qu’elles ne sont que des
moyens, elle n’ont pas la dignité requise pour être l’objet d’un tel sentiment ; en revanche, les
personnes, en tant qu’elles sont fins en soi peuvent être aimées.
L’idée que nous aimerions soutenir est au contraire que les choses peuvent être
aimées, et que finalement tout contenu de sens=X peut être accepté comme objet potentiel
d’amour. Nous allons en donner quelques exemples. Nous pouvons penser, par exemple que
la nature, qui n’est pourtant pas une personne, peut être aimée ; elle l’est par le promeneur qui
jette un regard émerveillé sur la forêt qu’il traverse, elle l’est par l’écologiste qui essaie de
mener des actions pour la protéger, etc… De même, la musique peut être aimée, par l’enfant
qui fait grincer un archet sur le violon qu’il tient d’une main malhabile, par le pianiste
virtuose qui nous offre son interprétation de la Sonate au clair de lune de Beethoven, ainsi
que par son public, etc… Rien n’est donc plus banal que ce phénomène : une infinité de
choses semblent aimées par l’homme, et nous l’avons déjà remarqué210 : tout, y compris ce
qui est absurde ou immoral, paraît aimé par au moins quelques hommes.
On peut de ce fait proposer cette idée : l’amour n’est pas une relation entre un homme
et une femme ou entre deux êtres humains, ou au moins deux esprits, mais entre un esprit et
n’importe quel contenu de sens=X.
Quelle peut être la nature de cette relation ? Nous avons dit qu’il s’agissait à première
vue d’un sentiment de plaisir : cela paraît rapprocher l’amour du désir. Peut-on assimiler ces
deux concepts ? Nous ne le pensons pas, et nous allons essayer de montrer pourquoi.

210
Chapitre II, I, B

165
2/ l’assimilation de l’amour au désir

L’amour et le désir sont assimilés explicitement par Hobbes : « le plaisir, l’amour,


l’appétit ou le désir sont des mots divers dont on se sert pour désigner une même chose
envisagée diversement »211 ; néanmoins, Hobbes propose une légère nuance entre les deux
concepts : « On dit aussi « aimer » au sujet de ce que les humains désirent ; et haïr ces choses
au sujet desquelles ils ont de l’aversion. De sorte que désir et amour sont la même chose, à
ceci près que par désir nous signifions toujours l’absence de l’objet, et par amour, nous
signifions la plupart du temps sa présence »212. On pourrait résumer cette idée en disant que
l’amour n’est autre chose qu’un désir qui a réussi à se réaliser. En tous les cas, on voit que la
petite nuance proposée par Hobbes ne suffit pas réellement à distinguer deux concepts, là où
l’auteur, ainsi qu’il le dit explicitement, n’en voit qu’un. D’ailleurs, la définition que donne
Hobbes de l’amour ultérieurement ne le distingue pas du désir : « nous avons déjà parlé de
l’amour en tant que l’on désigne par ce mot le plaisir que l’homme trouve dans la jouissance
de tout bien présent »213.
On peut imaginer que ce soit là un trait du subjectivisme, tel que nous avons jugé
pertinent de le définir214, que d’accorder tout d’abord une grande importance au désir, d’une
part, et de réduire l’amour au désir d’autre part. On voit en effet que Spinoza fait du désir
« l’essence même de l’homme »215. Ce ne sont pourtant pas l’amour et le désir que Spinoza
rapproche explicitement, mais le désir et l’appétit. L’amour, pour sa part, est défini ainsi :
« l’amour n’est rien d’autre qu’une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure »216.
Cela assimile néanmoins le désir et l’amour, si l’on se souvient que la joie vient du passage à
une plus grande perfection, et que c’est ce que je désire que j’appelle bien, mal, perfection,
etc… L’amour ne semble donc être rien d’autre que le désir, mais le désir en tant qu’on porte
l’attention tout particulièrement sur l’objet désiré.

211
De la nature humaine, Ch. VII, p. 53
212
Léviathan, I, VI, p. 125
213
De la Nature humaine, Ch IX, p. 74
214
Chapitre III, I, B
215
Ethique, III, « Définition des affects », 1, p. 305
216
Ethique, livre III, prop. XIII, scolie, p. 227

166
3/ critique de la confusion de l’amour avec le désir

L’amour se distingue pour nous du désir sur un point essentiel : il attribue une valeur à
l’objet aimé (nous disons bien : il l’attribue, et non : il la crée) alors que dans le désir ne se
retrouve rien de ce genre. Autrement dit : le désir n’attribue aucune valeur réelle (peut-être
éventuellement une valeur relative) à ce qui est désiré ; alors que l’amour est
fondamentalement affirmation de la valeur de l’aimé.
Quelques exemples concrets pourront nous faire comprendre ceci : je peux regarder
avec des yeux luisants de convoitise cette tarte aux pommes : je la désire, mais je ne l’aime
pas. Il serait absurde de prétendre que j’ai avec cette tarte une relation d’amour. Pourquoi ?
Parce que je ne lui attribue aucune valeur. Je ne lui attribue pas une place élevée dans la
hiérarchie des êtres. En revanche, j’ai pour celle-ci le plus grand désir.
De même un homme peut désirer une femme sans avoir pour elle un quelconque
amour (et vice-versa) ; il est attiré par elle (ou elle est attirée par lui) mais ne lui attribue
aucune valeur. A l’inverse, on peut imaginer un homme aimant une femme, sans pour autant
avoir pour elle le moindre désir (n’est-ce pas là ce qu’on désigne comme « amour
platonique » ?).
On voit alors empiriquement que le désir et l’amour sont deux concepts irréductibles,
et la raison de cette différence tient à l’attribution ou non d’une valeur à l’objet de ces deux
sentiments. Le désir n’a pas besoin d’attribuer une valeur à son objet, car il semble qu’il soit
une force dynamique qui se soutient par elle-même, se nourrissant d’elle-même et se
renforçant par sa propre activité. Il n’a pas besoin de l’objet, et même plutôt l’objet atteint
supprime le désir : je n’ai pas besoin d’une entrecôte pour avoir faim, mais c’est précisément
lorsque l’on me donne une pièce de viande que ma faim s’apaise. L’amour au contraire, ne
s’éveille que lorsqu’un objet lui apparaît et suscite son intérêt. Il ne s’éteint pas dans la
possession de l’objet, mais au contraire trouve là son déploiement authentique. Je me
complais dans la présence et la pensée de l’être aimé, je veux prolonger ce moment voire
l’éterniser, alors que lorsque je suis comblé, culinairement ou sexuellement, l’idée de
recommencer mon activité (c’est-à-dire de retrouver l’être ou la chose en question) n’est pas
séduisante, et peut même être insupportable.
Si cela est vrai, alors c’est par leur rapport à la valeur qu’amour et désir se distinguent.
Nous dirions volontiers, si l’on nous pardonnait de telles métaphores, que l’amour est
objectiviste, et le désir subjectiviste.

167
Le fait que le subjectivisme, comme nous l’avons vu, réduit l’amour au désir, et
accorde une telle importance au désir est donc un signe qui ne trompe pas. Ce n’est pas que le
subjectivisme refuse nécessairement d’attribuer une valeur à l’objet désiré ; mais s’il affirme
cela, c’est pour préciser aussitôt que cette valeur n’était pas dans l’objet, mais que c’est le
sujet qui l’a créée. Cela aurait pu se comprendre, par le fait que le dynamisme du désir peut
lui conférer un tel pouvoir, mais notre analyse du subjectivisme217 nous a paru montrer
l’impossibilité d’une telle création.
Ainsi il semble fréquent que le fait d’assimiler « avoir une valeur » et « être
désirable » produise la subjectivation de la valeur : « La valeur des choses étant leur aptitude
à provoquer les désirs et la valeur étant proportionnelle à la force désir, on doit admettre que
la valeur est subjective essentiellement »218.
On comprend de ce fait ; comment on peut, comme Misrahi, articuler une assimilation
de la valeur au « désirable »… : « Valeur : […] la valeur marque donc la désirabilité d’un
objet ou d’un acte, c’est-à-dire le niveau d’intensité du désir qui rend un objet ou un acte
dignes d’être désirés et d’être proposés à l’action d’autrui »219
… et un subjectivisme (créateur) : « Evaluation : […] cet acte semble supposer
l’objectivité des critères, c’est-à-dire des valeurs qui permettent de mesurer et de juger la
valeur d’un homme ou d’une action. En réalité, […] l’évaluation est aussi et surtout l’acte
par lequel la conscience pose des valeurs, c’est-à-dire invente et définit des buts considérés
comme dignes d’être poursuivis et d’être proposés à l’action d’autrui »220.
Pour résumer notre réflexion : nous pensons avoir montré que le désir et l’amour
étaient irréductibles l’un à l’autre, en ce que la notion de désir est liée à la subjectivation de la
valeur, alors que l’amour, pour sa part, implique l’affirmation d’une valeur réelle de son objet.
C’est cette dernière idée qu’il nous faut maintenant examiner, afin d’en tirer les conséquences.

4/ la face cachée de l’amour

Si la conception que nous venons d’exposer est exacte, alors il apparaît que l’amour
n’est pas qu’un sentiment de plaisir subjectif pris à la pensée ou la proximité de l’aimé
comme nous l’avons tout d’abord suggéré. L’amour est également une affirmation, un
jugement, et même une thèse, qu’on pourrait résumer ainsi : « ceci, que j’aime, a une valeur ».

217
Chapitre III, I, B
218
Ehrenfels, System der Werttheorie, Leipzig, 1897 et Ribot, Logique des sentiments
219
Qu’est-ce que l’éthique ? p. 267
220
Ibid., p. 242

168
Dans la mesure où l’amour attribue une valeur à la chose aimée, il dit quelque chose de
quelque chose, ce qui est la définition classique du jugement. Il postule une réalité (celle
d’une valeur en l’être ou l’objet aimé), ce qui fait de lui un genre de théorie, de thèse.
L’amour n’est donc pas un sentiment aveugle, privé de signification, qui serait uniquement
l’expression de la force pure des pulsions ou du mouvement vital ; il a également, au-delà de
sa nature évidente de sentiment, un caractère cognitif.
On peut supposer qu’il existe en l’homme un chaos de forces, inaccessible à toute
rationalité, à toute signification, à toute analyse ; ce serait effectivement une des erreurs
classiques du rationalisme que de le nier. Nous appellerons, pour notre part, « désir » ce chaos
irrationnel dont nous admettons l’existence, mais nous maintenons en même temps qu’il ne
faut pas non plus nier en l’homme (comme peut le faire l’irrationalisme) l’existence d’un
sentiment tout autre, qui a une portée cognitive : l’amour.
S’il y a réellement, au cœur même de l’amour, la présence d’un jugement, il nous faut
examiner les modalités de son expression. Tout d’abord, c’est un jugement qui n’a pas à être
formulé de manière explicite. Il est absurde d’imaginer que l’on ne puisse aimer une chose
que si l’on a prononcé à voix haute la phrase : « tu as une grande valeur ». Même si cette
formulation explicite est requise, sous une forme légèrement différente, dans cette forme
privilégiée de l’amour qu’est le mariage, on ne peut supposer qu’il en soit ainsi pour toutes les
autres formes d’amour. En fait, on peut opérer un jugement de manière instinctive ou
inconsciente, par exemple le nouveau-né qui se nourrit adhère instinctivement à la thèse : « il
faut vivre » (sinon il ne se nourrirait pas). Ce genre de jugement, qui a réellement un caractère
cognitif tout en n’étant l’expression que d’un processus vital, instinctif, nous semble difficile
à penser, à nous autres qui avons tendance à opérer un dualisme réducteur entre l’irrationalité
privée de toute signification et de tout jugement, et le jugement logique, explicite, rationnel,
opéré en toute conscience et dont les modalités constituent l’objet d’étude de traités de
logique relativement austères. Pour notre part, ce genre de jugement que nous croyons
discerner au cœur de l’amour, cette part de rationalité lovée au cœur de l’irrationnel, nous
paraît digne de considération.
Nous résumerons notre position par la formule suivante : le jugement axiologique
existe bel et bien, mais il n’est en aucun cas réductible à un jugement logique. Ou plutôt : le
jugement axiologique est précisément ce qui vient faire voler en éclats les dualismes
classiques : rationnel/irrationnel, raison/sentiment, logique/illogique, cognitif/pathologique…
dualismes trop évidents que la pensée contemporaine essaie de dénouer.

169
Nous définissons donc l’amour par la présence dans un sentiment de plaisir d’un
jugement de valeur. On pourrait nous objecter que l’amour a été défini tout autrement, et ce
en son sens initial, d’un point de vue historique. Ainsi Platon qui définit l’amour comme
manque de la chose aimée -Eros-, ou Aristote, comme jouissance de la chose aimée –Philia-?
Comment pouvons-nous balayer comme cela tout ce qui a été écrit sur l’amour sans le prendre
en considération?
Nous sommes prêt à admettre que l’amour peut être aussi manque, ou jouissance: cela
s’accorde parfaitement avec l’idée de l’amour comme affirmation de valeur. Seulement nous
dirions que l’amour comme manque ou jouissance ne sont que des aspects secondaires de
l’amour, puisqu’ils ne concernent pas à proprement parler l’amour lui-même, mais sa
réalisation concrète (un amour qui n’arrive pas à se réaliser sera manque, ou dans le cas
contraire sera jouissance).

L’amour nous apparaît donc maintenant à la fois comme un sentiment et comme une
thèse ; ou plutôt, comme une thèse enfouie au cœur d’un sentiment. Or il nous semble que le
caractère cognitif de l’amour a été ignoré, ou en tout cas a été l’objet de moins d’attention que
son côté irrationnel ou sentimental, tel qu’il a pu être étudié ou célébré par la psychanalyse, la
religion, la poésie, la philosophie, etc. La question se pose : découvririons-nous quelque chose
de réellement intéressant si nous explorions ce caractère cognitif, c’est-à-dire ce que nous
appelons « la face cachée de l’amour » ?
Pour le savoir, il nous faut procéder encore négativement, c’est-à-dire examiner ce
qu’il se passerait si l’on niait le fait que l’amour implique en lui-même un jugement
axiologique qui attribue une valeur à l’objet aimé : notre amour, pensons-nous, se
transformerait en mépris. C’est l’analyse de ce sentiment, opposé à l’amour, qu’il nous faut à
présent opérer ; si l’on se souvient que pour nous la signification d’un concept consiste dans
sa différence avec d’autres concepts, le sens du concept d’amour nous apparaîtra certainement
mieux si l’on saisit de celui qui lui est opposé : le mépris.

5/ Qu’est-ce que le mépris ?

Si l’amour, avons-nous suggéré, n’a pas suscité autant d’attention de la part des
philosophes qu’il méritait, c’est encore plus le cas du mépris, sentiment dont on trouve peu
d’analyses philosophiques. Nous trouvons néanmoins chez Hobbes cette définition du
mépris : « Ces choses pour lesquelles nous n’éprouvons ni désir ni haine, nous disons que

170
nous les méprisons »221. Il donne alors une explication de type matérialiste telle qu’il les
affectionne en le rapportant au mouvement vital : « Le mépris n’est rien d’autre que
l’immobilité ou la résistance du cœur qui s’oppose à l’action de certaines choses, ce qui vient
du fait que le cœur est déjà mis autrement en mouvement, par des objets plus puissants ou par
le manque d’expérience qu’il a vis-à-vis de ceux-ci »222. Il note enfin que mépris et haine
engendrent de notre part une appréciation différente des objets : « l’objet de notre haine et de
notre aversion est ce qu’on appelle mauvais ; l’objet de notre mépris, on le dit abject et
méprisable »223.
Nous modifierons la définition hobbesienne comme suit : nous appellerons mépris ce
sentiment qui s’oppose à la fois à l’amour et à la haine, du fait que l’amour attribue une valeur
positive à l’objet, la haine une valeur négative, alors que le mépris prive l’objet de toute
valeur, qu’elle soit positive ou négative. Ainsi opposés, on voit que chacun de ces concepts
est consistant et ne peut être réduit à l’autre.
Si l’on niait cela, c’est-à-dire si l’on soutenait que dire à l’aimé : « tu n’as aucune
valeur » ou : « tu as une valeur négative » est de l’amour, nous demandons : quel nom donner
alors au rapport à la chose qui lui dit : « tu as une grande valeur » ? et qu’est-ce alors que le
mépris ? Que dit le méprisant au méprisé ?
On se souvient que le désir peut se concilier avec le mépris de la chose désirée ; parce
qu’il est simple sentiment de plaisir subjectif ; il faut donc que l’amour, qui contient par lui-
même également ce sentiment de plaisir, se distingue du désir et du mépris par quelque chose,
et ce quelque chose nous a semblé être ce jugement axiologique qui attribue à l’aimé une
valeur. De cela on peut peut-être déduire que si le désir est conciliable avec le mépris du
désirable, et même lui est nécessairement associé (puisque le désir n’affirme jamais la valeur
de ce désirable), l’amour contient pour sa part en lui-même nécessairement la notion de
respect –celui de l’aimé. Par là nous ne voulons pas dire qu’il y ait deux concepts, amour et
respect, qui sont nécessairement liés, mais qu’il n’y a là qu’un seul et même concept :
l’amour, qui contient en lui-même la signification de ce que nous avons cru devoir donner à
un autre concept –celui de respect : attribuer une grande valeur à l’aimé.
Aimer une chose, c’est la respecter, mais au sens d’une identité analytique, du type :
« un nain est un homme petit » : le deuxième terme n’est en fait que le premier. Nous ne
parlerons donc plus que d’amour, jamais de respect, étant entendu que par là nous entendons

221
Léviathan, I, 6, p. 126
222
Ibid.
223
Ibid., p. 127

171
toujours quelque chose qui inclut la notion de respect que nous avons cru à tort pertinent de
distinguer.
Si l’on admet maintenant que l’amour est le sentiment qui enveloppe l’attribution
d’une valeur à quelque chose, il apparaît quelque chose de très troublant : nous venons
semble-t-il de mettre au jour quelque chose que nous ne savons pas comment appeler (une
condition de l’amour ? une loi de l’amour ?) : « Pour aimer une chose, il faut lui attribuer une
valeur réelle » ou encore : « tu veux aimer cette chose ? Attribue-lui une valeur » Ce genre
d’impératif, non pas hypothétique ou catégorique, mais « érotique » ( !), au sens où il relève
de l’eros, nous rend perplexe, parce qu’on ne sait quel statut lui donner.
Tout d’abord, on ne sait si c’est réellement un impératif. L’inférence est de la forme
suivante : « X est Y. Donc pour qu’il y ait X, il faut qu’il y ait Y ». Ici le verbe « falloir »
n’implique aucune considération de droit, mais simplement de fait. Il est utilisé de la même
façon que l’utiliserait une proposition étrange de type : « L’homme est rationnel. Donc il faut
que l’homme soit rationnel ». En fait, cela semble donc n’être en aucun cas un impératif, mais
une reformulation sous des termes fallacieusement impératifs d’un fait, ou d’une proposition
d’essence.
Ensuite, cette idée « pour aimer, il faut attribuer une valeur » n’apparaît pas comme
une loi qui viendrait d’une sphère extérieure, celle du droit, s’abattre sur l’amour et le
régenter. Il semble que cela soit une nécessité qui surgisse de l’amour lui-même, pour qu’il
puisse avoir lieu, ce qui est tout à fait différent. En fait, nous n’avons pas ici un impératif
moral qui prétende « discipliner » l’amour, en recourant à la notion de droit ou de devoir,
bref, nous n’avons pas affaire ici à une « loi de l’amour ». Mais nous avons affaire à une
condition absolument nécessaire pour que le concept d’amour ait un sens. A partir du moment
où un contenu de sens= X’ fait partie du sens de X, il est nécessaire (c’est le type de cette
nécessité que nous essayons de penser) que X’ soit pour que X soit : puisque l’amour est
l’attribution d’une valeur à l’objet aimé, il faut attribuer une valeur à l’objet que l’on prétend
aimer pour que ce soit un amour véritable.
Enfin, ce n’est pas là un réel impératif hypothétique, qui détermine quel moyen doit
nécessairement être choisi pour atteindre telle fin, parce qu’ici, ce n’est pas une relation
moyen-fin qui existe entre l’attribution de valeur et l’amour, mais une identité d’essence : on
n’attribue pas une valeur pour aimer, mais attribuer une valeur, c’est aimer.

Les lois de l’amour qui ont été traditionnellement proposées étaient soit des lois
psychologiques (qui constatent telle ou telle régularité de l’amour comme sentiment), soit des

172
lois morales (qui constituent une discipline à laquelle l’amour doit se soumettre pour être
moral ou juste).
Un exemple parlant de loi psychologique de l’amour est celui qu’on trouve sous la
plume de Tacite : « Omne ignorum pro magnifico »224, qu’on pourrait traduire ainsi : « tout ce
qu’on ne connaît pas est tenu pour magnifique ». Cela semble exprimer une loi de l’amour, du
type : « on aime ce qu’on ne connaît pas ». Ce à quoi Ovide a opposé son célèbre : « Ignoti
nulla cupido »225, qui signifie : « on ne désire pas ce qu’on ne connaît pas ».
C’est chez saint Augustin qu’on trouvera au contraire une conception qui se rapproche
le plus de celle de loi morale de l’amour. Ainsi Augustin distingue deux genres d’amour (en
des lignes qui recoupent l’opposition des deux cités –terrestre et chrétienne), dans la Cité de
Dieu) : « De ces deux amours, l’un est saint, l’autre impur ; l’un tourné vers les autres,
l’autre centré sur soi ; l’un est soucieux du bien de tous en vue de la société céleste, l’autre va
jusqu’à subordonner le bien commun à son propre pouvoir en vue d’une domination
arrogante ; l’un est soumis à Dieu, l’autre rival de Dieu. L’un est tranquille, l’autre
turbulent ; l’un est pacifique, l’autre fomenteur de troubles,…»226. Ce qui amène Augustin à
définir la vertu comme un certain genre d’amour, celui qui s’est tourné dans la bonne
direction, qui est celle de l’ordre : « la définition, brève et vraie de la vertu est l’amour de
l’ordre »227. On voit là comme une discipline à laquelle l’amour doit se soumettre, qui
constitue comme un canon à partir duquel on va pouvoir juger la valeur de l’amour.

Nous cherchons pour notre part à mettre au jour quelque chose de tout à fait différent
des lois de l’amour telles qu’elles viennent d’être présentées. Trois exemples issus de la
littérature et de la philosophie pourraient être rapprochés de ce que nous entendons pour notre
part par condition essentielle de l’amour :

Tout d’abord Shakespeare :


« Let me not to the marriage of true monds
Admit impediments ; love is not love
Which alters when it alteration finds
Or bends with the remover to remove.
O no, it is an ever-fixed mark

224
Vie d’Agricola
225
Art d’aimer
226
De la genèse selon la lettre, XI, 14, 19-15, 20
227
Cité de Dieu, XV, 22

173
That looks on tempests an dis never shaken »228

La poésie étant difficilement traduisible, nous pouvons résumer cela comme suit :
l’amour n’est pas de l’amour s’il change quand il découvre des changements, ou qui, délaissé,
délaisse à son tour.

Ensuite Misrahi, qui propose cette condition essentielle : « Amour […] Cette relation
est un lien réciproque par lequel chacun affirme la valeur de l’autre et sa signification
fondatrice. L’amour véritable est ainsi réciproque. Il est oblatif, se préoccupe de l’autre sans
le capter ni l’asservir (amour captatif). Faute de cette réciprocité, l’amour conduit souvent
au conflit et se détruit »229.
Ces deux auteurs soutiennent l’idée que l’amour exige certains comportements,
certaines conditions dont la violation signifie sa perte, sa métamorphose en son contraire, le
mépris. Néanmoins, par amour ils n’entendent pas la même chose que nous ; il s’agit pour eux
du rapport entre deux êtres humains, alors que pour nous l’amour désigne quelque chose de
beaucoup plus général, ainsi que nous l’avons montré, entre un esprit et n’importe quel
contenu de sens=X. De ce fait, par exemple, nous ne dirions pas que la réciprocité est une
condition essentielle de l’amour ; on peut aimer la nature, ou la peinture, sans que celles-ci
n’aient à notre égard le même sentiment ( !), et l’on peut même aimer un être humain, c’est-à-
dire lui accorder une valeur, sans que celui-ci ne nous en accorde un (c’est le cas par exemple,
de l’amour que l’on porterait à un personnage historique disparu).
En revanche on trouve un bel exemple de « condition essentielle » appliqué à un autre
sentiment que l’amour, chez Aristote, dans ses réflexions sur l’amitié : « Qui a des amis n’a
pas d’ami », remarque-t-il. C’est précisément ce genre de condition que nous aimerions
identifier pour l’amour, tel que nous l’avons défini.

On voit maintenant peut-être mieux ce qui sépare notre conception des doctrines
traditionnelles sur les « lois de l’amour ». Nous cherchons à proposer, non pas une description
psychologique des régularités qu’on constate dans ce sentiment, ni une discipline de l’amour,
mais à identifier les comportements essentiels à adopter pour pouvoir se prévaloir de la
dignité d’« amant », ou encore les conditions essentielles qui confèrent à l’amour son sens.
Les lois que nous cherchons à identifier ne sont ni empiriques, ni morales, mais n’ont pas,

228
Sonnet 116
229
Qu’est-ce que l’éthique ? p.232

174
nous semble-t-il, de nom : ce sont les lois qui découlent du sens d’un concept pour qu’il
puisse se constituer en tant précisément qu’ayant un sens. Pour cette raison, on pourrait les
appeler « lois sémantiques » ; ou encore, puisqu’elles règlent notre comportement afin de
pouvoir nous prévaloir d’un concept, « lois pragmatiques ». Tout concept a de ce fait, des lois
pragmatiques ou des lois sémantiques : du type : « pour être désigné comme gourmand, il faut
manger avec grand appétit ». En fait, nous n’emploierons pas ces termes, compte tenu des
difficultés liées au fait de forger des néologismes, mais nous nous contenterons d’utiliser le
terme sanctifié par l’usage, et nous dirons que nous cherchons des « lois de l’amour », étant
entendu que sous ce terme est désigné quelque chose de tout à fait autre qu’un impératif moral
ou une régularité psychologique, c’est-à-dire quelque chose qui ne relève ni du fait, ni du
droit.

Ce que nous soutenons est donc ceci : il y a des lois (ou conditions essentielles) de
l’amour. Si notre comportement viole une de ces conditions, alors il nous est impossible
d’aimer ce que pourtant nous voulions aimer. Pour reprendre la première « loi de l’amour »
que nous avons proposé : si nous voulons aimer quelque chose, tout en soutenant qu’elle n’a
aucune valeur, il nous est impossible de l’aimer. Le sentiment que nous aurons à son égard
sera tout autre : il pourra être du désir, de l’envie, mais en aucun cas le sentiment que nous
visions à son égard, à savoir l’amour.
Ce principe, s’il a quelque vérité, a des conséquences d’une importance fondamentale,
que nous allons maintenant essayer d’identifier dans le prochain moment de notre réflexion.

6/ l’amour comme problème

Tout d’abord, une interrogation apparaît : quelles peuvent être ces conditions de
l’amour, et combien peut-il y en avoir ? Naît en nous l’envie de découvrir cette sorte de
« Table des lois » de l’amour.
Ensuite, l’amour devient une chose « qui ne va plus de soi ». Là encore, nous
manquons de termes convenables pour exprimer notre idée. Nous pourrions dire que l’amour
devient un concept « exigeant ». Qu’est-ce à dire ? Tant que l’amour n’était considéré que
comme un simple sentiment de plaisir subjectif pris à la proximité ou la pensée de l’être aimé,
il était facile pour nous (ou en tout cas plus facile) de savoir si nous aimions tel ou tel être ou

175
objet. J’ai du plaisir à contempler la nature et à m’y promener, j’aime la nature ; c’est aussi
simple que cela. Si maintenant nous admettons que l’amour, du fait de sa signification,
implique en lui-même des conditions, alors la question se pose de savoir si nous avons
respecté toutes ces conditions dans notre rapport à l’objet ; et s’il s’avérait que nous avons
violé une de ces conditions, alors notre rapport à l’objet n’est plus de l’amour, mais toute
autre chose. Il n’est de ce fait plus certain que nous aimions l’objet, bien que nous en ayons
l’intention. Ce que nous pouvons formuler ainsi : nous voulons aimer l’objet, mais nous n’y
parvenons pas. Ou encore : l’amour devient un problème.

L’amour devient un problème, parce que nous ne sommes pas sûr, tant que nous
n’avons pas identifié chacune de ses conditions, que nous ne violons pas une de ces exigences
impératives que l’amour, par sa signification même, porte en lui. De ce fait, il est possible que
nous n’ayons jamais eu d’amour pour ce que pourtant nous croyions fondamentalement aimer.
La question qui apparaît alors, dans notre perplexité, est la suivante : dans quel
sentiment exact se dégrade notre « intention d’amour » si elle viole une de ses conditions ?
Précisément dans le contraire de l’amour, qui est le mépris. Un exemple concret éclairera
peut-être ces abstractions énigmatiques.
On considère parfois avec admiration ce genre de phrase que deux amants peuvent se
lancer, dans un assaut d’éloquence : « je t’aime, sans savoir pourquoi ! ». Ou encore : « je
t’aime, sans raisons ! ». Si l’on considère avec attention ces deux propositions, on s’apercevra
bien vite qu’elles constituent en fait deux insultes, déguisées en compliments, c’est-à-dire
sous-tendent un mépris, déguisé en amour. Elles reviennent en effet à dire à l’aimé(e) : « j’ai
beau te regarder, je ne vois vraiment pas ce qui fait ta valeur ». L’intention des deux amants
n’est évidemment pas celle-ci : ils veulent s’aimer. Mais leur intention reste lettre morte,
parce qu’ils violent une exigence qui procède de la signification même de l’amour. Celle-ci,
que nous venons peut-être par cette rapide analyse de mettre au jour, exige de la part de
l’amant qu’il soit en mesure de montrer ce qui fait la valeur de l’aimé(e). Sinon cela donnerait
lieu à un comportement lequel, s’il était explicité complètement, reviendrait à quelque chose
du genre : « « je pense que tu as une valeur, mais il est tout à fait possible que je me trompe,
et qu’en fait tu n’en aies absolument aucune, que tu sois en réalité méprisable ».

Il nous apparaît donc cette notion fondamentale de « mépris déguisé » (en amour).
Il est tout à fait possible que nos amours apparents se révèlent être des genres de mépris
déguisés, qui ne se donnent pas comme tels. Ceci lève la question, angoissante, de savoir dans

176
quelle proportion nos amours apparents se révèlent en fait être des mépris déguisés, et s’il y a
au moins une chose que nous aimons réellement, s’il y a au moins un de nos amours qui soit
réel. En fait, il nous est possible de nous en rendre compte. Pour reconnaître si notre rapport à
la chose est un mépris déguisé, il nous suffit en effet de chercher si notre rapport à la chose se
constitue sur une insulte, c’est-à-dire viole une des exigences essentielles de l’amour.

Nous avons vu qu’une des conditions essentielles de l’amour était de parvenir à


montrer en quoi ce que nous voulons aimer a une valeur. Or nous avons bien
antérieurement230 défendu l’idée que les valeurs n’étaient pas fondées, que nous n’avions pas
encore trouvé le fondement des valeurs, et que nous ne parvenions pas de ce fait à montrer la
valeur de ce que nous aimons ni la valeur négative de ce que nous détestions.
Il semble donc que tant qu’une axiologie n’a pas été constituée en tant que science et
n’a pas résolu le problème qu’elle s’est donné pour tâche de résoudre, le problème des
valeurs, nos amours se révèlent être des genres de mépris déguisés, parce que notre rapport
aux choses et aux êtres est de la forme : « je t’aime, sans savoir pourquoi », ou « je t’aime,
sans raison ». Ou encore : tant que le problème des valeurs n’est pas résolu, la possibilité
humaine de l’amour reste à penser.
Il faut avouer que cette idée semble absurde. Il paraît en effet que de fait, il y a des
grands amours (Roméo et Juliette, etc…). A cela nous répondrons que nous ne nions pas
l’existence des (grands) sentiments, mais celle de l’amour ; or l’amour n’est pas qu’un
sentiment, ainsi que nous l’avons suggéré. D’autre part nous leur concédons non pas qu’ils
s’aiment, mais qu’ils « veulent s’aimer » ; ils mourraient pour s’aimer, mais ils ne parviennent
pas à porter cet amour à son accomplissement. Nous ne faisons en fait que reprendre une
doctrine classique : l’amour est conçu comme un idéal, une exigence vers laquelle on a tendu
indéfiniment sans jamais pouvoir l’atteindre. C’est la possibilité de la réalisation de cette
tâche qui semblait infinie que nous re-soulevons.
L’amour devient donc un problème. Pour le résoudre, il semble qu’il nous faudrait
explorer ce que nous avons appelé la « face cachée de l’amour », c’est-à-dire saisir la nature
des conditions essentielles que l’amour porte en lui ; il nous faut, si l’on peut se permettre
cette image, dresser la « table des lois de l’amour ».
Tant que cette tâche n’est pas réalisée, nous courons le risque de voir nos amours se
dégrader, sans que nous nous en rendions compte, en mépris déguisé.

230
Livre II, III, 1

177
Le meilleur exemple que l’on puisse donner de ce phénomène est celui qui affecte,
non plus un comportement quotidien et concret, mais ces doctrines axiologiques que nous
avons déjà examiné : le subjectivisme et l’éclectisme.

7/ retour critique sur le subjectivisme et l’éclectisme

Le nihilisme, en clamant que rien n’a de valeur, se veut mépris explicite. En revanche,
le subjectivisme (créateur) et l’éclectisme s’affirment comme deux modes authentiques
d’amour.
Le subjectivisme, en postulant que c’est l’homme qui donne aux choses leur valeur,
pense proposer un concept parfait d’amour, en ce que c’est l’être aimant qui confère à l’aimé
non seulement son amour, mais aussi sa valeur. L’amant ne peut faire un don plus total à
l’aimé, ce pourquoi le vrai amour ne pourrait se penser que comme subjectivisme des valeurs.
L’éclectisme universalise l’amour, en ce que si tout a une valeur, alors la réaction
logiquement nécessaire de l’homme doit être de devenir amant universel, dans un monde où
tout est objet d’amour.
Eclectisme et subjectivisme semblent donc animés d’une même ambition : être amour
pur, amour porté à sa plus grande extension imaginable.
C’est précisément cette ambition que nous allons examiner, à partir des résultats de
l’élucidation du sens du concept de l’amour que nous avons proposé. Ces amours proclamés
ne procèdent-t-il pas secrètement du mépris déguisé ?
Si l’on essaie de formuler explicitement la nature du rapport que le subjectiviste a avec
les choses, et principalement avec ce qu’il prétend aimer, cela donne quelque chose comme :
« tu n’as aucune valeur en toi-même, tu as besoin de moi pour en avoir une, c’est moi qui te
donne ta valeur ». Ou encore : « sans moi, tu n’aurais aucune valeur ». On voit quel « amour »
peut s’édifier sur ces bases. En fait, le subjectivisme n’est que mépris déguisé pour ce qu’il
prétend aimer, ce que l’on a saisi, d’ailleurs, lorsque nous avons suggéré231 qu’il était
réductible à un genre de nihilisme.
L’éclectisme pour sa part ne viole pas cette condition essentielle. Au contraire, il la
maximise : tout a une valeur en soi. Mais ce que nous allons montrer, c’est qu’il viole deux
autres lois de l’amour.

231
Chapitre III, I, B

178
S’il dit en effet : « tout a une grande valeur », alors la conséquence nécessaire, c’est
qu’il n’y a pas de choses supérieures à d’autres ; c’est que la chose aimée n’est pas supérieure
à d’autres ; c’est qu’il n’y a pas de hiérarchie : tout a la même valeur. L’éclectique, c’est donc
celui qui dit à chacune des choses qu’il aime, sans le savoir: « je t’aime, mais tu es commun »
ou encore: « je t’aime, mais il y en des milliers comme toi ». Ce n’est pas un être aimant, mais
un être méprisant.
D’autre part, aimer la justice exige, par définition, de détester l’injustice (ou même,
aimer la justice, c’est détester l’injustice). Aimer la paix, c’est refuser la violence. C’est
l’objet aimé lui-même, ici la justice ou la paix, qui nous le demande. L’éclectique, qui aime à
la fois justice et injustice, qui se livre à une justification du mal, ne connaît donc même pas la
nature de ce qu’il aime. Aussi il ne l’aime pas, puisque aimer quelque chose, c’est aimer ce
que cette chose est, et il ne sait même pas ce qu’elle est ; tout amour lui est donc impossible.
L’éclectique est une sorte d’amant « sourd »; il n’écoute pas ce qu’il aime, ce qui est un genre
de mépris.
Nous découvrons peut-être ici de ce fait une nouvelle condition essentielle de
l’amour : aimer quelque chose, c’est aimer ce qui a une affinité avec cette chose, et pour le
moins ce qui est compatible avec celle-ci.
Subjectivisme et éclectisme partagent donc ce problème fondamental : la faillite de
leur projet initial lui-même, qui était de s’affirmer comme mode d’amour authentique. C’est
cet échec qui nous semble invalider définitivement ces doctrines, où en tout cas les réduire à
cette doctrine qui serait elle consistante : le nihilisme. Le fait que ces doctrines ne se soient
pas aperçues de leur échec vient probablement du fait qu’elles n’ont pas saisi qu’elles
consistaient, en réalité, en une certaine théorie (erronée) sur la nature de l’amour. Autrement
dit : se poser la question « le subjectivisme axiologique est-il possible ? », c’est en fait se
poser la question « l’amour n’est-il qu’un simple sentiment de plaisir subjectif ? ». Tant que
l’on répond par l’affirmative, et qu’on ne saisit pas que l’amour a également une face
cognitive, c’est-à-dire qu’une quantité de jugements, ou encore de conditions, sont inclus
dans l’amour, impliqués par celui-ci, alors il y a de fortes chances pour que notre amour viole
sans qu’on s’en aperçoive une de ces conditions, et que l’on sombre dans le nihilisme.

Nous avons proposé ici une certaine théorie sur la nature de l’amour. Qu’est-ce que
celle-ci pourrait nous apporter quant à notre réflexion première sur les valeurs et sur la nature

179
de l’axiologie ? Cela peut-il réellement nous aider, par exemple dans la question cruciale de la
méthode que l’axiologie devrait adopter pour parvenir à déterminer la valeur d’une chose ?
C’est ce lien, entre cette théorisation de l’amour et notre réflexion sur la méthode de
l’axiologie, que nous nous proposons maintenant de penser.

180
III/ Détermination de la méthode de l’axiologie à partir du
concept d’amour

A/ Redéfinition fondamentale du concept de valeur et formulation de


notre méthode

Nous avons proposé antérieurement232 une définition provisoire de la valeur : avoir


une valeur, ce serait être « digne d’amour », ou encore « occuper une place élevée dans la
hiérarchie des êtres ».
Cette définition ne pouvait qu’être provisoire, car imparfaite. Son imperfection
provenait du fait qu’elle utilisait des termes qui contenaient en eux-mêmes la notion qu’il
fallait précisément définir : celle de valeur. En effet, la notion de valeur est impliquée dans
celle de « dignité », et dans celle de « hiérarchie ». Cette évidente pétition de principe, que
nous avions déjà signalée, condamne cette définition, bien que celle-ci ait eu néanmoins le
mérite d’éclaircir dans une certaine mesure ce que nous entendions par valeur.
D’autre part, la notion de dignité, dans l’expression « digne d’amour », relève du droit,
puisque être digne d’amour revient à être de « plein droit objet d’amour ». Cela revient à faire
du problème des valeurs la recherche de ce que l’on doit aimer, de droit, ou encore de ce qu’il
nous est permis d’aimer. Cette idée est nécessairement liée à celle d’une discipline de
l’amour, et il n’est guère étonnant de la trouver formulée chez Augustin : « C’est vivre selon
la justice et la sainteté que d’estimer exactement les choses ; celui qui a de l’ordre dans son
amour aime ce qui doit être aimé et n’aime point ce qui ne doit pas l’être. Il aime moins ce
qui est moins aimable ; il aime plus ou moins ce qu’on ne doit pas aimer également et il
n’aime ni plus ou moins ce qu’on doit aimer également »233.
Or nous avons, pour notre part, tout d’abord soutenu l’idée que le problème
axiologique n’était pas un problème moral, que la notion de valeur était irréductible à celle de
devoir –donc, par là même, de droit-, contre Kant. D’autre part, la notion de droit ou de devoir
est ruineuse : où se trouve ce prétendu devoir ? Dans les nuages ? Se fonde-t-il sur la raison ?
Sur Dieu ? Sur le consentement du plus grand nombre ? Que répondre à celui qui dit : ce qui a
une valeur, c’est désobéir à son devoir, à Dieu, à la raison, au plus grand nombre ?

232
Chapitre I, II, A
233
Doctrine chrétienne, I, 27, 28

181
On le voit : tant que l’on considère que le problème des valeurs relève du droit, ce
fameux « droit dans les nuages », on est condamné non seulement à ne pas saisir le problème
des valeurs dans sa spécificité propre, irréductible à la morale, mais à ne pas pouvoir y
répondre.
Pour notre part, nous proposerons une nouvelle définition de la valeur, qui évite
soigneusement la notion de droit : avoir une valeur, c’est être aimable, c’est-à-dire « pouvoir »
être aimé, de « fait ».
Notre définition n’utilise que le concept d’amour ; en fait, le concept –obscur- de
valeur s’abîme entièrement dans celui –plus clair- d’amour et il n’est rien hors cela. Il peut
même être abandonné et la question : « qu’est-ce qui a une grande valeur ? » être remplacée
par la question « qu’est-ce qui est aimable ? ».
Or cette absorption du concept de valeur par celui d’amour doit nous donner un
indice : l’amour ne serait-il pas la clé du problème des valeurs ? Puisqu’on cherche ce qui est
aimable (ce qui peut être aimé), n’est-ce pas par une élucidation du concept d’amour qu’on le
trouvera ?
Jusqu’ici, on a cherché en vain la solution du problème des valeurs soit dans l’objet,
soit dans le sujet (objectivisme ou subjectivisme); que l’on essaie enfin de voir si on ne trouve
pas cette solution dans leur rapport, c’est-à-dire dans l’amour.
On pourrait résumer ainsi notre proposition : si tu veux savoir ce qui est aimable,
adresse-toi à l’amour lui-même.
Nous avons vu en effet, parfois que l’on méprisait, lors même qu’on croit aimer. Ce
mépris vient de ce qu’on viole certaines conditions essentielles à l’amour, autrement dit, des
« lois » de l’amour. Leur violation fait que notre rapport à la chose devient fondamentalement
une insulte, donc un mépris, sans qu’on s’en doute (est loi de l’amour ce dont la violation
constitue une insulte). Nous saurons donc qu’une chose qui viole une seule loi de l’amour
n’est pas aimable. Pourquoi? Car nous savons que la violation de ces lois nous fait entrer non
pas dans l’amour, mais dans un mépris déguisé. Or si nous ne pouvons accéder à une chose
que par un ou plusieurs mépris déguisés, c’est qu’elle est méprisable, puisque nous ne
pouvons, de fait, y accéder que par mépris, et qu’il n’y a aucun moyen d’avoir un rapport
d’amour avec elle. Ne pouvant être que méprisée, elle ne peut être aimée: elle n’est donc, tout
simplement pas aimable, car on ne peut, de fait, littéralement, l’aimer.
Pour trouver la valeur d’une chose, c’est donc simple : il faut identifier toutes les lois
de l’amour ; une fois cette « table des lois » dressée, il faut vérifier que l’objet examiné n’a

182
pas une nature qui fait que dans notre rapport à celui-ci, on violera automatiquement une de
ces lois ; s’il en viole une, il n’a pas de valeur, s’il n’en viole pas, il a une valeur.
Cette liste de lois n’ayant jamais été dressée, on n’a pas pu résoudre le problème des valeurs.
Quand on veut déterminer ce qui est mangeable, il faut d’abord savoir ce qu’est
manger. C’est parce qu’on saura que manger, c’est apporter à son organisme des éléments
nutritifs, qui permettent son bon fonctionnement, qu’on saura qu’est mangeable seulement ce
qui rentre dans ces critères, et donc qu’est immangeable ce qui nuît à notre organisme. On a
donc déterminé analytiquement (c’est-à-dire par la recherche de ce qui découle
nécessairement et évidemment d’un concept, parce que contenu analytiquement en celui-ci)
ce qui est mangeable à partir de ce qu’est « manger » (du concept « manger »). De même, on
déterminera analytiquement ce qui est aimable à partir de ce qu’est « aimer » (à partir de
l’élucidation du sens du concept d’amour).
Nous proposons donc d’appeler analytique la méthode qui devra sous-tendre
l’axiologie pour la constituer comme science, et qui cherche ce qui découle nécessairement et
logiquement d’un concept. Le meilleur exemple en est le Parménide, de Platon, dans lequel
on voit Parménide chercher ce qui découle nécessairement du concept d’Etre, et qui l’amène à
le décrire comme Un, comme parfaitement sphérique, etc…
Nous venons de proposer une méthode pour l’axiologie ; celle-ci découle d’une
redéfinition de la valeur qui en modifie fondamentalement le sens, principalement en ce
qu’elle fait passer la valeur de la sphère du droit (à laquelle elle était assimilée) à celle du fait.
Néanmoins, il ne s’agit pas de réduire ici l’enquête axiologique à une simple description
sociologique –de type : tel peuple a telle valeur, etc.- ; c’est en effet à cela qu’on a réduit toute
enquête sur les valeurs menée à partir du fait. Il s’agit pour nous d’opérer à partir de l’amour
et de rechercher ce que l’on peut aimer, de fait.
Cette méthode que nous venons de décrire est encore obscure, abstraite : il faut, pour
que nous parvenions à la compréhension satisfaisante de ce qu’elle est, que nous
l’appliquions, et que nous essayons de montrer comment elle peut nous indiquer ce qui a une
valeur et ce qui n’en a pas. C’est ce que nous proposons de faire à présent.

183
B/ application concrète de la méthode analytique

1/ le principe de hiérarchie

a) qu’est-ce qu’une hiérarchie ?

Nous avons, dans notre définition provisoire de la valeur, affirmé qu’avoir une valeur,
c’était occuper une place élevée dans la hiérarchie universelle. Si nous avons émis des
objections quant à cette définition de la valeur, nous pouvons peut-être néanmoins nous servir
de la notion de hiérarchie pour définir, cette fois, l’amour. Il semble qu’en effet, aimer, ce
soit poser qu’il existe une hiérarchie réelle dans laquelle ce que j’aime occupe un rang élevé.
La négation de cette affirmation (par exemple par l’éclectique, qui nie toute hiérarchie),
rappelons-le, est en effet une insulte qui fonde le mépris et que nous avions formulée234 ainsi :
« je t’aime, mais tu es commun ». L’amour, nous semble-t-il implique de distinguer l’objet
aimé des autres, de le mettre sur un piédestal, de le placer à une « hauteur » que les autres
n’ont pas.
De cela, nous pouvons tirer cette reformulation du problème des valeurs : « découvrir
la hiérarchie réelle des êtres, c’est découvrir ce qui a une valeur, c’est-à-dire ce qui est
aimable ». Ou encore : « pour résoudre le problème des valeurs, l’axiologie doit découvrir la
hiérarchie réelle des êtres ».
Or pour parvenir à découvrir cette hiérarchie des valeurs, il nous faut d’abord
comprendre comment fonctionne une hiérarchie, dégager les conditions essentielles qui
régissent toute hiérarchie, bref, déterminer ce qu’est une hiérarchie. Voilà la nouvelle question
que nous allons donc nous poser: qu’est-ce qu’une hiérarchie?

Il nous semble tout d’abord que pour toute hiérarchie, il y a quelque chose que l’on
pose comme terme le plus haut de cette hiérarchie, et autre chose qu’on pose comme terme le
plus bas. La première des lois d’une hiérarchie est donc simplement: « Toute hiérarchie se
déploie entre un fond et un sommet ». Comme nous recherchons la hiérarchie des valeurs,

234
Chapitre III, II, B

184
nous pouvons appeler « valeur suprême » le terme le plus haut de celle-ci, et « valeur
dernière » son terme le plus bas.
Nous pouvons alors remarquer quelque chose: c’est que ceux, par exemple, qui placent
l’agréable au sommet de leur hiérarchie des valeurs, ceux-là aimeront les autres choses
d’après leur rapport intime au plaisir : plus une chose aura d’affinité avec le plaisir, plus elle
sera « aimée ». Et moins elle aura de rapport avec le plaisir, ou même sera l’ennemi du plaisir,
alors plus elle sera détestée et sera placée bas dans la hiérarchie. Si l’on avait posé comme ce
qui a le plus de valeur autre chose, par exemple la justice, la hiérarchie aurait été totalement
différente. Gageons, pour illustrer ceci, que dans la première hiérarchie, celle dont la valeur
suprême est le plaisir, un bon plat serait placé plus haut que le Code pénal, (qui n’a à
proprement parler que du « juste » à offrir mais rien d’agréable). Dans la seconde hiérarchie,
ce serait l’inverse.
On peut donc en déduire ceci: « la place de tous les termes de la hiérarchie dans celle-
ci dérive de la nature de son terme le plus haut » et, en ce qui concerne la hiérarchie des
valeurs : « Plus la chose considérée a d’affinités avec la valeur suprême, plus elle est aimée
(donc placée haut dans la hiérarchie). Plus elle a une nature éloignée de celui-ci, moins elle
est aimée ». Le vrai amour consiste donc à aimer une chose et les choses qui ont une affinité
avec elle.

La loi hiérarchique que nous avons proposée –plus une chose a d’affinités avec la
valeur suprême, plus elle est aimée, plus elle en est éloignée, moins elle l’est- nous permet
d’en proposer une seconde. Car ce qui est le plus éloigné d’un terme est son contraire ; de ce
fait, on peut déduire que « la valeur suprême et la valeur dernière seront toujours des
contraires ».
Ainsi par exemple, celui pour lequel la chose qui a le plus de valeur est le bien moral
ne détestera rien plus que le mal, celui pour qui la chose la plus grande est la vie, trouvera que
la chose la plus haïssable est son contraire, c’est-à-dire la mort, etc. (sinon leur amour ne sera
qu’un mépris déguisé). On nous objectera qu’on trouve de fait, des personnes qui aiment des
choses contraires, par exemple des gens qui aiment la vie et qui voient pourtant venir la mort
avec sérénité, etc. Nous répondrons que cette démarche empirique présuppose comme évident
que les amours qu’elle nous donne comme contre-exemple sont des amours réels. Or nous
concèderons que ces comportements qu’on nous soumet sont des sentiments de plaisir
subjectif (pris à la vie, pour reprendre notre exemple), mais pas nécessairement des amours, et
surtout pas s’il viole des conditions essentielles de l’amour comme il nous semble que ce soit

185
le cas. D’autre part, il faut, si l’on rentre dans cette démarche empirique, examiner réellement
ce que prétend « l’amant » en question. Celui qui prétend aimer à la fois la vie et la mort ne le
fait peut-être que parce qu’il ne les oppose pas, mais intègre la mort dans le cycle naturel de la
vie. Si la mort est incluse dans la vie, alors nous ne sommes pas ici en présence d’un prétendu
amour qui aimerait à la fois une chose et son contraire.
On voit donc que nous pouvons bel et bien soutenir que la hiérarchie des valeurs se
déploie entre deux contraires.

Maintenant que nous avons quelque peu explicité la nature d’une hiérarchie, nous
pouvons répondre à une objection qui pourrait nous être faite: « il y a bien des choses qui ne
sont ni aimables, ni détestables; ces choses là semblent donc échapper à une hiérarchie: on ne
peut donc plus dire qu’il existe une hiérarchie universelle, dans lesquelles « toutes » les
choses viendraient s’inscrire ».
Or une hiérarchie par essence est un mouvement du plus détestable vers le plus
aimable. Il faut donc nécessairement que ce mouvement passe par un « point zéro », où les
choses ne soient ni aimables, ni détestables. C’est-à-dire: il faut nécessairement, pour qu’il y
ait une hiérarchie universelle, qu’il y ait des choses qui ne soient ni aimables, ni détestables.
Sinon, toute hiérarchie serait incompréhensible, passant du plus au moins sans passer par un
« point zéro ». Ces choses neutres, loin donc de révéler l’absence d’une hiérarchie universelle,
confortent son existence. Aussi peut-on dire: c’est justement parce qu’il y a des choses sans
valeur qu’il en existe de valeur, qu’il existe une hiérarchie.

Ce qui nous apparaît à présent, c’est que si nous trouvons quel est le sommet de la
hiérarchie axiologique, c’est-à-dire la valeur suprême, nous trouverons du même coup toutes
les choses aimables, puisque ce seront celles qui auront une affinité avec celle-ci. Cela nous
fera gagner un temps précieux, car s’il avait fallu chercher la valeur de toutes les choses, nous
aurions dû étudier toutes les choses. Mais ici nous n’aurons qu’à trouver une seule chose, la
valeur suprême, pour du même coup trouver la valeur de toutes les autres, valeurs qui se
déduiront de leur affinité ou non avec elle.
Trouver ce qu’est l’amour, c’est trouver la valeur suprême. Trouver la valeur suprême,
c’est trouver toutes les choses aimables. Voilà, à ce qu’il nous semble, la solution
chronologique du problème des valeurs.

186
b/ détermination du genre ontologique de la valeur suprême par la notion de hiérarchie

Cette simple loi selon laquelle la hiérarchie axiologique se déploie entre deux
contraires nous indique une première propriété de la valeur suprême : elle doit avoir un
contraire ; ce qui nous permet, par une méthode négative, d’éliminer une foule de prétendants
-tous ceux qui n’ont pas de contraire- au titre de valeur suprême. Nier cela serait violer une loi
de l’amour, et rentrer dans un mépris déguisé.
L’axiologie, qui avait exclu jusque là toute ontologie, permet par cette simple loi, de
déterminer le statut ontologique de ce qui a la plus grande valeur.
On sait en effet, depuis Aristote, que les substances n’ont pas de contraire, c’est là la
quatrième propriété qu’il attribue à la substance dans les Catégories235. Ainsi « Socrate » n’a
pas de contraire, ni même l’homme en général (l’inhumain n’est pas contraire à l’homme,
puisque seul l’homme peut être inhumain). Les animaux non plus n’ont pas de contraire, ni
les végétaux, ni les pierres. En revanche la vie a un contraire: la mort. La raison a un
contraire: la folie. La bonté a un contraire: la méchanceté. Ces trois derniers concepts peuvent
donc prétendre au titre de valeur suprême. Ce ne sont pas des substances, mais des concepts,
c’est-à-dire des contenus de sens caractérisés par une certaine abstraction, donc une certaine
généralité, qui dépassent, en tous les cas, le niveau individuel.
Si nous essayons donc de définir le statut ontologique de ce qui occupe le sommet de
la hiérarchie des valeurs, nous dirons qu’il faut qu’il s’agisse d’un genre, plutôt que d’un
individu, - d’une entité abstraite, plutôt que concrète, -d’un concept, plutôt que d’une chose, -
qui relève donc de l’immatériel, plutôt que du matériel.
Ce dernier résultat ne doit pas nous étonner : Aristote a montré que la propriété
essentielle de la matière, c’est d’individualiser. Ce qui me constitue comme homme individuel
ce n’est pas la forme « homme », commune à tous les hommes, mais le fait que mes os et ma
chair ne sont pas ceux de celle des autres hommes. Tout ce qui est matériel est individuel, or
la valeur suprême ne peut être qu’un genre.

Nous appellerons « principe » tout contenu de sens dont le statut ontologique est
compatible avec les quatre conditions que nous venons d’exposer. Pour être un principe, il
faut donc être un genre ayant un contraire et engendrant une qualité. Pour parler
grammaticalement, le principe ne peut être nom propre (car individuel) ni adjectif qualificatif
(la qualité elle-même, qui est le genre appliqué à l’individu et qui conserve donc un caractère

235
Catégories, section II

187
individuel) mais nom commun (car il est un genre). Par exemple, la valeur suprême ne pourra
être Hercule, ni « courageux », mais le courage lui-même. Nous remarquerons que certains
genres et certains concepts n’ont pas de contraire, par exemple « l’homme », et ne sont donc
pas des principes.
Nous avons donc bien restreint le champ des valeurs suprêmes possibles. Seules
pourront prétendre à ce titre les principes; et on n’aura donc à chercher l’essence que d’un
petit nombre de choses: uniquement des principes.

c/ conséquence de cette première loi : invalidation de certaines positions axiologiques


éthiques

Nous avons par là même, semble-t-il, invalidé un nombre important de positions


axiologiques que notre épochè des valeurs avait jusque là épargnées : à vrai dire, toutes celles
qui affirment la valeur suprême d’un individu ou d’un genre n’ayant pas de contraire.
Ainsi par exemple l’humanisme (doctrine par laquelle nous entendons l’affirmation
que l’Homme est ce qui a le plus de valeur), et à plus forte raison l’égocentrisme ou l’égoïsme
(l’idée que ce qui a le plus de valeur, c’est le Moi), peuvent être rejetées, parce qu’elles
attribuent la plus grande valeur à un individu, ou à un genre qui n’a pas de contraire.
Certes le Moi a un contraire, Autrui. Mais il s’agit de là du Moi comme genre, comme
concept, et non de tel ou tel moi déterminé. Or ce que l’égoïste prétend, c’est que c’est son
moi concret et déterminé qui a une valeur, non pas le Moi en général. Or ce moi individuel,
chéri par l’égoïste, n’a pas de contraire : Pierre n’a pas pour contraire Jean, il est simplement
différent de lui.
Cela ne signifie pas que l’homme et le « moi » n’ont aucune valeur, et sont
méprisables ; cela signifie qu’ils n’ont pas de valeur par eux-mêmes mais qu’ils peuvent
acquérir une valeur indirectement, s’ils ont une affinité quelconque avec la valeur suprême.
Par exemple, supposons que l’on découvre que la morale a une valeur par elle-même, alors
l’homme ou le « moi » auront également une valeur, s’ils sont moraux, s’ils se livrent à des
actions justes, etc. Par là nous voulons dire que l’homme ne sera jamais aimable en tant
qu’homme (ce qui s’oppose à la notion contemporaine, inspirée de Kant, de « dignité
humaine »), mais en tant, éventuellement, qu’il sera moral. De même Pierre ne pourra avoir
une valeur en tant qu’il est Pierre, mais parce que son « moi » participe de quelque manière
que ce soit à ce qui a la valeur suprême.

188
d/ Principe d’économie dans la recherche axiologique

Nous allons donc chercher la valeur suprême dans un genre, plutôt que dans un
individu. On peut remarquer au passage que la notion de « genre » va nous être précieuse pour
faciliter la recherche axiologique. Si en effet nous avions à chercher pour toute chose
individuelle si elle a une valeur, notre recherche, vu la quantité de celles-ci, ne connaîtrait pas
de fin (par exemple, si nous avions à rechercher si telle poire a une valeur, puis telle autre,
etc). Mais ce qui nous fera gagner du temps, c’est que comme toutes ces choses rentrent
parfaitement sous le genre fruit, nous pourrons aller plus vite en cherchant directement la
valeur du fruit. Pourtant, ce serait encore trop long, si nous devions chercher la valeur des
fruits, puis des légumes, puis des viandes, etc. Aussi comme toutes ces choses à leur tour
rentrent parfaitement sous le concept de nourriture, nous trouverons la valeur de toutes ces
choses en même temps si nous trouvons la valeur de la nourriture. Pour aller encore plus vite,
on pourra même écouter et étudier le discours qui prête une valeur à la nourriture, puisque
c’est ce dont nous voulons débattre, c’est-à-dire la gastronomie.
Ainsi, pour trouver rapidement la valeur de l’individu, nous chercherons la valeur du
genre ; et nous utiliserons constamment ce principe d’économie.

3/ le principe d’universalisation

a/ Définition du principe d’universalisation

On sait que Kant a proposé dans sa Critique de la raison pratique un principe


d’universalisation pour déterminer ce qui était moral : « Agis comme si la maxime de ton
action pouvait servir de base à une législation universelle ». Ce principe –l’impératif
catégorique- a parfois été présenté comme un fondement de la morale, alors qu’il nous semble
pour notre part qu’il ne peut s’agir là que d’une formule casuistique qui permet de
différencier, parmi les comportements possibles, ceux qui sont moraux et ceux qui sont
immoraux. Les comportements conformes au devoir sont ceux qui peuvent être universalisés,
les actes qui violent notre devoir sont ceux qui ne peuvent être universalisés.

189
Par exemple, violer une promesse que l’on a faite est immoral, parce que si le principe
qui sous-tend notre action était universalisé (si personne ne respectait ses promesses) alors on
parviendrait à une impossibilité (plus personne ne se fierait aux promesses d’autrui). De
même rendre un dépôt d’argent que l’on nous a confié est moral, parce que si l’on
universalisait le comportement qui consiste à le garder pour soi, alors, plus personne ne ferait
de dépôts d’argent.
Autrement dit, cette formule ne nous semble pas nous permettre de répondre à la
question « pourquoi être moral ? », mais plutôt « qu’est-ce qui est moral ? ».

Le principe kantien d’universalisation a naturellement subi de nombreuses critiques,


de la part d’Hegel, de l’utilitarisme, de Bergson ou Sartre. On lui a particulièrement reproché
de ne pouvoir, dans son abstraction, s’appliquer dans la vie réelle, pour déterminer ce qui est
moral.
Pour notre part, il nous semble que le principe d’universalisation est improprement
attribué par Kant au devoir. En fait, il s’agit là d’une condition essentielle de l’amour : il faut
que notre rapport à l’objet puisse être universalisé pour qu’il puisse s’agir d’amour.
Prenons un exemple : aimer la justice, ce serait non pas vouloir que celle-ci soit
appliquée dans son propre pays, mais dans tout système politique existant en général. Aimer
la nature, ce serait non pas vouloir que celle-ci soit respectée (d’un point de vue écologique)
dans tel ou tel pays, mais qu’elle le soit dans tout pays. Aimer le néant, ce serait vouloir qu’
« il n’y ait plus que néant ».
Supposons que notre élan vers l’objet aimé ne porte pas en lui ce principe
d’universalisation, alors il nous faudrait dire que notre rapport à l’objet n’est pas de l’amour,
mais bel et un mépris déguisé.
Pour nous, le principe d’universalisation n’est donc pas utile pour discerner ce qui est
notre devoir de ce qui n’en relève pas, mais pour discerner les amours authentiques des genres
de mépris qui se donnent improprement comme tels.
De ce fait, ce principe va nous permettre de continuer à déterminer la valeur des
choses ; puisque, selon notre méthode, avoir une valeur c’est être aimable, trouver une loi
essentielle de l’amour (savoir ce qu’est aimer) nous permettra de déterminer ce qui a une
valeur.
Le principe d’universalisation, dans sa formulation exhaustive, sera : « si l’on ne peut
avoir de rapport à un contenu de sens=X que par un élan dont la maxime ne peut être
universalisée, alors ce contenu de sens n’a aucune valeur ».

190
Dans sa formulation courte : « ce qui n’est pas universalisable n’a pas de valeur ».
Voyons quelques positions axiologiques que ce principe nous permet à présent de
rejeter.

b/ conséquence de cette seconde loi : invalidation de certaines positions axiologiques

1/ L’amour du luxe

Le principe d’universalisation permet tout d’abord de rejeter toutes les doctrines


axiologiques fondées sur ce qu’on pourrait appeler le « principe de collection » ; par là nous
entendons les doctrines qui fondent la valeur de leur objet sur le fait que celui-ci ne soit pas
universalisable.

Un des exemples le plus significatif de ces doctrines est celle que l’on peut voir se
déployer dans l’univers du luxe.
L’homme fasciné par la richesse peut simplement souhaiter jouir des plaisirs que
procurent les innombrables objets qui peuplent et encombrent l’univers du luxe. Ce n’est alors
qu’un simple hédonisme, qui accorde une valeur non pas à ces objets, mais au plaisir lui-
même que ces objets permettent de procurer. Cet hédonisme classique n’est pas la doctrine
axiologique qui nous intéresse ici. Ce que nous voulons examiner, c’est la position
axiologique adoptée par l’ « amant du luxe », celui qui aime le luxe pour lui-même, ces objets
pour eux-mêmes, le diamant pour lui-même : le matérialisme des valeurs.
Ce qui se trouve au fondement du matérialisme axiologique, c’est le « principe de
collection », qui consiste en une certaine théorie sur les valeurs, l’on pourrait résumer ainsi :
« ta valeur, c’est ta rareté ». Tel est le principe qui pousse aussi les philatélistes à
collectionner les timbres, et de manière générale les collectionneurs à rechercher pendant de
longues années tel ou tel objet dont on peine souvent à comprendre l’intérêt.
L’amant du luxe n’aime pas le caviar pour lui-même. Il aime le caviar parce que c’est
un luxe, que peu de gens peuvent se payer. Plus le produit sera rare (venant de telle ou telle
région, de tel ou tel fleuve, de telle race de poisson dont il est rare de trouver des
exemplaires), plus il sera prisé. Si tout le monde venait à manger du caviar, le matérialiste

191
fixerait son « amour » sur un autre objet, et repousserait avec mépris ce dont il était
auparavant « entiché » (ce en quoi on voit que le principe de collection est lié au principe de
« mode »). De même, si tout le monde avait une voiture de course, ces bolides seraient
considérés comme « vulgaires » ou « communs » par le matérialiste et ses suffrages se
tourneraient alors vers autre chose, d’autres moyens de locomotion, plus rapides et très rares.
On voit ainsi que le prétendu amour du matérialiste n’en est pas, mais consiste plutôt
en un genre de mépris déguisé qu’on pourrait résumer ainsi : « je t’aime parce que tu es rare »
ou « je t’aime, parce que tu es peu » et « plus tu seras peu, plus je t’aimerais ». Son prétendu
amour ressemble à celui que présenterait un être épris de justice, mais qui ne souhaiterait
l’instauration de la justice que dans son pays.
L’exemple le plus significatif du matérialisme est probablement celui de l’avare, c’est-
à-dire l’être qui prétend aimer l’argent pour lui-même (tout autre ne considérant l’argent que
comme un moyen pour autre chose). Ce qui fonde la valeur de l’argent, c’est qu’il est un
métal rare (sinon on aurait choisi des brins d’herbe comme pièce de monnaie !). Ce qui fonde
sa valeur, c’est donc le fait qu’il ne soit pas universalisable.
De cette description rapide, on peut peut-être se permettre de conclure : le
matérialisme axiologique (ou amour du luxe) est un genre de mépris, et comme les objets du
luxe, lorsqu’ils sont visés pour eux-mêmes, ne sont accessibles que par un genre de mépris, on
peut déduire qu’ils n’ont aucune valeur par eux-mêmes, parce qu’il n’y a en réalité aucune
manière possible de les aimer. En revanche, ils constituent, de fait, un objet de désir.
Tous les objets visés sur un mode reposant sur le « principe de collection » nous
semblent ainsi être privés de toute valeur propre (en revanche, encore une fois, ils peuvent
avoir une valeur dérivée, s’ils ont une quelconque affinité avec ce qui serait la valeur
suprême, s’il en est une).

2/ L’amour de l’amour

On entend parfois dire que la valeur suprême serait l’amour, la plus basse le contraire
de l’amour, c’est-à-dire la haine. Une telle idée reviendrait à dire: je n’aime finalement pas la
chose, mais l’amour lui-même des choses.
Là encore, le principe d’universalisation nous semble invalider une telle doctrine
axiologique, pourtant séduisante à bien des égards.

192
Universalisé, notre amour pour l’amour nous amènerait en effet à nous dépouiller de
toute pensée négative pour quelque contenu de sens que ce soit. Il s’agirait de tout aimer, y
compris le mal, la violence, le néant, et finalement, la haine elle-même, principe opposé à
celui que l’on prétend aimer, et à laquelle on accordait pourtant au départ la valeur la plus
basse. Si l’on accordait alors une valeur à la haine, au mal, et finalement, à tout ce qui
s’oppose à l’amour, on retomberait alors dans un Eclectisme classique, dont nous avons déjà
montré236 qu’il ne s’agissait pas d’un réel mode d’amour.
On le voit : l’amour lui-même ne peut être la valeur suprême, parce que
l’universalisation de notre rapport à celui-ci nous plonge dans des contradictions qui fondent
son impossibilité.

3/ L’amour de l’art

L’art peut-il être déclaré valeur suprême, comme on a pu quelquefois le soutenir ?

La difficulté surgit de ce qu’on a du mal à proposer un concept clair de l’art, c’est-à-


dire à identifier ce qui vient conférer un point commun à la peinture, la sculpture, la poésie…
Il semble que tout puisse être dit artistique, y compris des situations de guerre… l’art
contemporain s’amuse malicieusement à montrer le caractère indéfini de ce concept.
Si en fait aucun lien n’existait entre ces différents genres d’art, alors il faudrait non seulement
abandonner tout effort de détermination de la valeur de l’art, mais aussi ne plus employer ce
concept (mais parler de musique, de peinture,… seuls concepts ayant réellement un sens).
Pour notre part, nous avons dans notre enquête antérieure sur l’esthétique proposé un
lien, un point commun entre les différents arts (c’est-à-dire, un contenu pour le concept de
l’Art). Toute œuvre d’art présente pour nous une expérience de valeur, souvent inédite, qui ne
pourrait se vivre ailleurs. Tout art se présente donc comme le lieu où peut se vivre des
expériences de valeur spécifiques.
L’Art présente donc toujours au spectateur quelque chose que l’artiste considère avoir
une valeur. Toute oeuvre pose implicitement qu’il y a un intérêt, donc une valeur, à ce qu’elle
représente (cela peut-être le contenu du tableau, ou la forme sous laquelle ce contenu, pour
lui-même méprisé, est représenté, ou encore autre chose) : elle le célèbre donc.

236
Livre III, ch.2, 8

193
Cette définition de l’art comme « célébration » est peu dogmatique, car elle repose
uniquement sur le geste le plus simple et le plus essentiel à l’art ; le simple geste de prendre
un pinceau (ou un burin, ou le premier objet d’une « installation » etc…). Ce simple geste
révèle qu’on attribue une valeur à ce à quoi il va servir (sinon on ne le ferait pas).
Si l’on nous objecte qu’il y a des artistes qui dénoncent en leurs oeuvres, plutôt que
célébrer, nous répondons à cela que dénoncer quelque chose revient à célébrer son contraire:
une oeuvre d’art qui s’attaque à la tyrannie célèbre implicitement la liberté.
Cette définition de l’art comme célébration, comme « affirmation de valeur », pose
alors une détermination essentielle de celui-ci : l’art est un mode spécifique d’amour. Plus
précisément : l’art est ce genre d’amour qui engendre techniquement l’aimé, qui le réalise, qui
lui donne vie, lui confère l’existence.
Or nous venons d’essayer de montrer que l’amour ne pouvait être la valeur suprême.
Si l’art est mode d’amour, il ne peut requérir pour lui-même ce caractère axiologique.
C’est donc encore ailleurs qu’il nous faudra chercher la valeur suprême, s’il en existe
une.

4/ L’amour du mal (le mal radical)

Notre redéfinition du concept de valeur nous permet maintenant de reformuler le


problème du fondement de la morale ainsi : « le mal peut-il être aimé ? » ou dans sa version
exhaustive : « peut-on viser le mal sur un mode qui soit celui de l’amour authentique, ou ne
peut-on avoir de rapport au mal que par un genre de mépris déguisé ? ».
Le principe d’universalisation, ici encore, nous semble pouvoir être utilisé pour
répondre à cette question, autrement dit : le principe d’universalisation doit être utilisé pour
fonder la morale, ainsi que Kant l’a pressenti, en appliquant toutefois à la différence de ce
dernier ce principe au concept d’amour et non à celui de devoir.
La difficulté est que l’amour du mal procède de plusieurs motifs contradictoires. On
peut par exemple faire le mal par égoïsme, parce que l’on considère que ce que peuvent vivre
les autres n’a aucune espèce d’importance par rapport à ce qui a vraiment une valeur : soi-
même. Nous avons antérieurement déjà essayé de montrer que l’égoïsme était un échec.
Mais on peut également faire le mal pour le mal, c’est-à-dire non pas par amour du
moi, mais par amour du mal lui-même, c’est-à-dire, en tant que cruauté, amour du malheur et
de la souffrance d’autrui.

194
Il s’agit là d’une deuxième forme de mal : le mal radical, reposant sur une nouvelle
position axiologique, qu’il faut considérer pour elle-même.

Or le rapport à l’objet qui se donne dans le mal radical ne peut consister en un amour
réel du mal pour lui-même, car ce rapport ne peut être universalisé.
En effet cet amour du mal est celui du « mal pour autrui », c’est-à-dire que
l’immoraliste ne voudrait surtout pas qu’on lui applique les mêmes traitements que ceux qu’il
projette sur autrui. Il ne voudrait surtout pas que le mal soit universalisé, c’est-à-dire que la
société soit fondée sur les principes qui sous-tendent ses actions, et que l’on puisse
impunément le voler, le faire souffrir, le tuer.
Il ne le voudrait pas, par définition, puisque s’il accorde une valeur à son plaisir (celui
pris à la souffrance d’autrui), c’est qu’il en accorde une également à son existence, et que tout
ce qui peut venir contrarier ce plaisir et cette chère existence (par exemple, le mal qu’on
pourrait lui faire) n’a pas de valeur pour lui.
L’homme cruel prend plaisir à la souffrance d’autrui, non à sa propre souffrance. Ce
qu’il apprécie donc, c’est tout d’abord le plaisir, non la souffrance elle-même, qui n’est qu’un
moyen pour celui-ci, et non quelque chose qui serait aimée en et pour elle-même. Ensuite, il
apprécie non pas la souffrance elle-même, mais la souffrance d’autrui, une souffrance pour
laquelle il perdrait tout amour si elle était universalisée.
On voit alors que le prétendu amour de l’immoraliste, l’amour du mal pour le mal,
n’est qu’un mépris déguisé pour celui-ci.

Néanmoins, on peut imaginer qu’un certain genre de mal admette l’universalisation


des comportements immoraux et que l’ensemble de la société soit plongée dans le
déchaînement de la violence, dans le chaos, et pourquoi pas, à l’anéantissement total.
On bascule alors dans une nouvelle position axiologique, un nouveau rapport au mal,
qu’il s’agit de penser pour lui-même.

Ce troisième genre de mal nous semble pouvoir se décomposer comme suit :


Rien n’a de valeur,
Donc la seule chose qui a une valeur, c’est l’anéantissement de tout (de ce tout sans valeur)
Donc détruisons tout

195
On voit que cette doctrine axiologique repose en son premier moment sur un nihilisme
authentique, tel du moins que nous l’avons défini. Néanmoins, en son deuxième moment, le
mal se distingue du nihilisme en ce qu’il accorde une valeur à une seule chose :
l’anéantissement de ce tout sans valeur. Pour l’homme du mal radical, cette seconde
proposition paraît se déduire naturellement de la première, alors que pour le nihiliste
authentique, ce serait une pure et simple contradiction (d’accorder une valeur à une action,
l’anéantissement, alors qu’on vient d’affirmer que rien n’a de valeur).
Le troisième moment de cette position axiologique déduit un impératif pratique de
cette position axiologique : la destruction de toute chose.

On le voit, cette troisième genre de mal repose ultimement, sur le nihilisme, tout en
s’en distinguant radicalement dans sa conclusion (ce en quoi le mal est bel et bien une
position axiologique consistante, irréductible à toute autre, y compris au nihilisme).
On remarque alors que le mal, en tant que doctrine axiologique, se déploie à partir de
doctrines axiologiques antérieures qui constituent pour lui comme une sorte de « fond » :
l’égoïsme, la cruauté, le nihilisme.

Dans cette tripartition des genres de mal, il faut noter la singularité du dernier, celui
qui repose sur le nihilisme (celui que Goethe résume dans son Faust par ces paroles qu’il
place dans la bouche du démon : « je suis l’esprit qui toujours nie »).
En effet, pour saisir la légitimité ou l’illégitimité de celui-ci, il nous faut examiner le
nihilisme lui-même. Si le nihiliste a raison, et que rien n’a de valeur, alors cela pourrait faire
droit au mal radical, qui fait fond sur le nihilisme.
Pour fonder définitivement la morale, on voit donc qu’il est nécessaire de prouver,
contre le nihilisme, que quelque chose (ou plutôt un certain contenu de sens=X) a une valeur,
et que de ce fait l’anéantissement de tout et tous n’a pas de valeur.

Si les deux premières doctrines ont été repoussées (comme ne constituant pas un réel
amour pour le mal lui-même, en tant que ne pouvant pas être universalisées), il reste pour
fonder la morale, à s’attaquer au nihilisme lui-même.

196
4/ retour sur notre méthode

On voit donc comment la méthode analytique permet à l’enquête axiologique de se


déployer : l’exploration du sens du concept d’amour nous a montré que celui-ci contenait,
comme une condition essentielle, le concept de hiérarchie. Dans le concept de hiérarchie à son
tour se logeaient plusieurs « lois », comme « le principe des contraires » et « le principe
d’universalisation » qui nous ont permis de saisir certains aspect de l’objet de notre quête -la
valeur suprême-. On comprend alors peut-être mieux le sens de notre formule : « si tu veux
savoir ce qui est aimable, demande-le à l’amour lui-même ». C’est en effet en explorant le
concept d’amour par l’analyse qu’il nous a semblé que l’on pouvait découvrir que sont lovées
en lui les valeurs, et l’origine de ce phénomène vient de ce qu’on s’aperçoit qu’avoir une
valeur, ce n’est rien d’autre qu’être aimable.
On peut s’apercevoir qu’une simple condition essentielle de l’amour suffit à invalider
des positions axiologiques qui semblaient jusque là inébranlables, comme l’humanisme ou
l’égocentrisme. On peut alors imaginer que si nous parvenions à mettre au jour la totalité des
« lois de l’amour », alors la détermination de ce qui est aimable serait si précise qu’elle
parviendrait par elle-même à indiquer la nature de la valeur suprême. En fait, nous pouvons
également imaginer plusieurs autres possibilités. La question se pose : à quel résultat peut
parvenir l’enquête axiologique ?
La réponse à cette question est difficile : il s’agit en effet de résoudre le problème des
valeurs, de donner la solution de ce problème axiologique. Cela semble impossible puisque -
ainsi que le montre Bergson pour toute prophétie en général- si nous savions ce qui sera
découvert demain, cela serait déjà connu dès à présent. Cette tâche dépasse d’ailleurs
certainement aussi nos propres forces.
Néanmoins, nous pouvons pronostiquer que la méthode analytique telle que nous
l’avons élaborée peut amener à trois solutions différentes du problème des valeurs ; nous
n’arrivons pas pour notre part à en imaginer d’autres.
Progressivement, la découverte éventuelle de nouvelles « lois de l’amour » amènera à
écarter certains contenus de sens, comme ne pouvant constituer la valeur suprême. Si nous
parvenons à découvrir la totalité de ces lois, alors l’ensemble inconnu X des contenus de sens
restants, qui ne violent aucune de ces lois, sera la valeur suprême.
Trois hypothèses peuvent être alors envisagées. Tout d’abord les lois de l’amour
peuvent être si nombreuses et si exigeantes qu’aucun contenu de sens ne peut de par sa nature

197
les respecter toutes, et que de ce fait tout contenu de sens aura été éliminé. En ce cas, rien ne
pourra être dit aimable, et le nihilisme sera fondé.
Ensuite, il se peut au contraire qu’il n’y ait que peu de lois, peu exigeantes. En ce cas,
il est possible qu’un grand nombre de contenus de sens soit aimable, et le pluralisme (des
valeurs) sera fondé.
Enfin, il se peut qu’un seul contenu de sens ne viole aucune des lois de l’amour, et en
ce cas, il n’y aura qu’une valeur suprême ; le monisme axiologique sera fondé. Par là nous ne
voulons pas dire qu’une seule chose aura de la valeur ; mais que les autres choses ne seront
susceptibles d’avoir une valeur qu’indirectement, par leurs affinités éventuelles ou leur
participation avec la valeur suprême.
De ce fait, il apparaît quelque chose de fondamental : la théorisation que nous avons
faite de l’amour ne rejette -ou ne privilégie- a priori aucune doctrine axiologique. La
description de la hiérarchie que nous avons effectuée a pu en effet laisser penser que nous
adoptions une position moniste, en rejetant sans même l’examiner le pluralisme (puisque nous
avons parlé de la valeur suprême, au singulier) ; et que de même le nihilisme avait été rejeté,
ou plutôt escamoté, sans aucune argumentation (puisqu’il semble que nous ayons affirmé
l’existence réelle de cette hiérarchie des valeurs). En somme, notre souci de neutralité
axiologique aurait volé en éclat et nous aurions privilégié sans raison une doctrine axiologique
parmi d’autres : le monisme.
En fait, nous avons au contraire, proposé la formulation de la manière dont le
nihilisme pourrait être fondé : le nihilisme axiologique est la doctrine axiologique correcte si
tout contenu de sens=X, par sa nature viole au moins une des conditions essentielles à
l’amour, c’est-à-dire si l’on ne peut avoir de rapport avec lui que sous le mode du mépris.
Le nihilisme n’est donc pas écarté au début de l’enquête axiologique. Au contraire, il
nous accompagne, comme une ombre menaçante qui accompagne chacune de nos réflexions,
tout au long de celle-ci. Ce n’est qu’à son terme qu’il sera fondé ou défait, vainqueur ou
vaincu. Le nihilisme (et par conséquent, le mal, qui repose ultimement sur celui-ci) peut être
la solution du problème des valeurs. C’est cela qui fait que l’axiologue, au cours de son
enquête, conserve toujours cette suspension angoissée de ses jugements, que nous avons
décrit comme son état d’âme237. C’est là la conséquence nécessaire du fait que la méthode
analytique que doit selon nous adopter l’axiologie est essentiellement négative : elle ne
procède pas en cherchant directement ce qui est aimable, mais procède par élimination, en

237
Chapitre II, I, C

198
écartant ce qui n’est pas aimable, et en réduisant petit à petit le nombre de contenus de sens à
examiner, jusqu’à trouver la ou les valeurs suprêmes, s’il y en a. Cette démarche négative
peut faire penser à celle de la science moderne, telle que Popper l’a conceptualisée, qui ne
cherche pas à vérifier, mais à réfuter les théories, et qui ne peut de ce fait jamais parvenir à la
conclusion qu’une théorie est vraie, mais seulement que l’on n’a pas encore réussi à
démontrer sa fausseté. On ne pourra donc jamais dire, pour Popper, que telle théorie est
« vraie », mais seulement qu’elle « n’a pas encore été réfutée ». Cette démarche négative
semble donc ne jamais parvenir à un résultat positif ; c’est s’exposer à une enquête infinie,
semble-t-il, que d’adopter une méthode négative. Pourtant, tel n’est pas le cas en axiologie,
car le nombre fini des « lois » de l’amour (que signifierait un concept dont la signification
serait infinie ?) permet, une fois qu’on les a saisies, si cela est possible, de mettre un terme à
la série des conditions qu’un contenu de sens doit remplir pour avoir une valeur, et de ce fait
rend possible la détermination positive de leur éventuelle valeur.

On le voit : nous n’avons pas essayé de résoudre le problème des valeurs, mais
simplement, tâche qui est plus à notre portée, d’en proposer une reformulation : « Y a-t-il
quelque chose qui puisse être aimé ? » c’est-à-dire « y a-t-il un contenu de sens qui puisse être
atteint par l’homme sans que celui-ci n’ait à violer une condition essentielle de l’amour ? ».
Nous avons de ce fait proposé une nouvelle manière d’invalider une doctrine
axiologique : nous ne soutiendrons pas, de manière classique, que tel homme a tort d’aimer
telle chose ; nous soutiendrons contre lui qu’il n’aime pas la chose, parce qu’elle n’est pas
aimable, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun moyen de l’aimer.
Par exemple, nous ne dirons pas que l’égocentrique a tort d’aimer son Moi et de lui
accorder la plus haute valeur ; nous dirons qu’il ne l’aime pas, mais qu’il le méprise, sans s’en
rendre compte ; en revanche, nous lui accorderons qu’il désire son Moi, et même qu’il n’y a
rien qu’il désire plus, puisque le désir est compatible avec le mépris.

199

Vous aimerez peut-être aussi