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Éthique républicaine, déontologie et vivre ensemble

Cours de Licence 2
Éthique, citoyenneté et économie
⇒ Comment assurer levivreensembledansunesociétémarquéepar
(1) Lepluralismemoral et culturel,
(2) Lapénuriedesréférentielsmoraux,
(3) Ladémocratiefragmentéepar lesattraitsdupopulisme, lesparticularismeset l’appartenance
ethnique, l’instrumentalisationpolitiquedeladiversitéet ladifférenciationentrecitoyens,
(4) Lelibéralismeéconomiqueet lamondialisationd’unevisionindividualistedel’hommeindexéeà
larechercheeffrénéedesintérêtsparticuliers?

I. INTRODUCTION : PRÉSENTATION DU
PROGRAMME, RAPPELS, DÉFINITIONS ET
PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE
1. Éthique et éthique républicaine : définition et objet
a. Définition de l’éthique
On peut attribuer au moins trois sens au mot éthique :
(1) L’éthique désigne la partie du comportement humain que l’on appelle « les
mœurs » ou la « conduite », telle qu’elle se manifeste dans les différentes sociétés.
La discipline qui se charge de cette étude s’appelle de science des mœurs ou
morale descriptive, par opposition à la morale prescriptive. Dans cette acception,
le mot l’éthique désigne une partie de la sociologie ou de l’ethnologie.
(2) Le mot renvoie également à l’étude des jugements de valeurs que les hommes
formulent sur la conduite et les mœurs (les leurs et celle des autres). Dans cette
acception, le mot éthique désigne une branche de la psychologie, celle qui décrit
les différents jugements et sentiments d’approbation et de désapprobation et qui
explique comment ces derniers se forment.
(3) Enfin, est une réflexion sur la nature ou l’essence du bien et du mal (en
anglais, Right and Wrong). Dans ce sens, le mot éthique traite de ce qui doit être
et de ce que nous devons faire. Tandis que les sens (1) et (2) traitent de ce qui est,
l’éthique désigne ici une réflexion qui porte sur le bien suprême et sur le critère
qu’il convient d’adopter pour évaluer si la conduite est bonne ou mauvaise, pour
savoir si nos jugements et sentiments moraux sont correctement ou incorrectement
orientés. C’est ce dernier sens qui désigne l’éthique au sens propre, c’est-à-dire,
philosophique.
Ainsi définie, l’éthique reste une discipline très compliquée. Elle est en effet une mixture
surprenante de tradition reçue et d’opinions personnelles. La réflexion éthique oscille ainsi
entre deux pôles : une éthique communautarienne et une éthique individuelle. C’est dans ce
sens que certains philosophes ont insisté sur l’importance de la communauté et considèrent
l’éthique individuelle comme dérivée. D’autres par contre, insistent sur l’autonomie de
l’individu et affirment que la société n’est qu’un arrangement convenable dont le but est de
garantir les fins et les ambitions individuelles.

1
b. L’objet de l’éthique
Commençons, comme le font les philosophes, par poser des questions étranges et
délicates. Ces questions sont importantes, même si les réponses claires et positives y sont rares :

(1) Y a-t-il une différence entre les lois morales et les lois de la société ? S'il y en a,
pourquoi est-ce ainsi ?
(2) À quoi ressemblent vraiment les êtres humains : sont-ils égoïstes et avides ou généreux
et gentils ?
(3) Certaines personnes sont-elles « meilleures » en matière de moralité que d'autres, ou
tout le monde est-il également capable d'être bon ?
(4) Existe-t-il de bonnes façons d'apprendre aux enfants à se comporter moralement ?
(5) Quelqu'un a-t-il le droit de dire à quelqu'un d'autre ce que sont la bonté et la
méchanceté ?
(6) Y a-t-il certains types d'actes (comme la torture d'enfants) qui sont toujours mauvais
? Si c'est vrai, que sont-ils ?
(7) Quelle est la meilleure réponse à la question « Pourquoi devrais-je être une bonne
personne ? »
(8) L'éthique est-elle un type de connaissance particulier ? Si tel est le cas, de quelle sorte
de connaissance s'agit-il et comment l’obtenir ?
(9) La moralité consiste-t-elle à obéir à un ensemble de règles ou à réfléchir
soigneusement aux conséquences ?
(10) Quand les gens disent « je sais que le meurtre est mal », savent-ils que c'est mal ou y
croient-ils simplement très fermement ?

La réponse à ce type de questions appelle le recours à ce que l’on appelle valeurs


morales. Les valeurs morales sont les règles et principes qui édictent rigoureusement la
conduite et les mœurs appropriées pour être bons, faire le bien et vivre ensemble dans le
respect fondamental de l'autre. En philosophie, une valeur morale est un choix qui guide le
jugement moral des individus et des sociétés. Les valeurs morales forment un corps de
doctrines, qui prennent la forme de l’obligation 1 et qui s’imposent à la conscience comme un
idéal. Le respect, la sincérité, le courage sont des exemples de valeurs morales. Ces valeurs
nous sont proposées dès l’enfance par la société et la culture dans laquelle notre personnalité se
forme (la famille, les amis, la télévision, la radio, internet, les journaux, les livres, etc.) C’est
dire combien nous les acceptons au départ sans recul critique, ce qui nous met devant le
risque de vivre avec des valeurs que d’autres ont choisi pour nous.
Une vie authentique est précisément celle au cours de laquelle l’individu reprend à son
compte ces fondations. Examiner ces valeurs, les façonner et les repenser, telle est la tâche
de l’éthique. L’éthique est donc l’étude de la moralité. Elle est la partie de la philosophie qui
tente de déterminer qu’est-ce qui dans la vie est moralement bon et quelles actions sont
acceptables. La moralité est constituée des normes qu'un individu ou un groupe adopte à
propos de ce qui est juste et injuste, bien et mal. La réflexion éthique consiste dès lors à
examiner ces normes et à se poser la question de savoir si elles sont raisonnables ou non, c’est-
à-dire, à se poser la question de savoir s’il existe de bonnes raisons de les accepter ou de les
rejeter : le sujet de l’éthique est donc d’étudier les normes morales dans le but d’en instituer de
plus raisonnables. C’est à ce niveau que l’éthique rencontre le défi du relativisme (le bien
dépend des sociétés ou des cultures) et du subjectivisme (le bien dépend de chacun)
c. Éthique et morale
Le mot « morale », tout en possédant les trois acceptions de l’éthique, en possède
plusieurs autres. Il est parfois utilisé comme synonyme de « mental » ou de « spirituel ».
Étymologiquement, le mot moral vient du latin « philosophia moralis », traduction par Cicéron
du grec « tà éthica ». Les deux termes désignent donc ce qui a trait aux mœurs, au caractère,

1
Ce qui contraint une personne à donner, à faire ou à ne pas faire qqch. Lien, devoir moral ou social.

2
aux attitudes humaines en général et, en particulier, aux règles de conduites et à leur
justification. On réserve généralement, sans qu’il n’y ait accord sur ce point, le terme latin
(morale) à l’analyse des phénomènes moraux concrets, et celui d’origine grecque (éthique),
au problème du fondement de toute morale et à l’étude des concepts fondamentaux, tels
que le bien et le mal, le devoir, etc. La morale apparait dès lors, et légitimement comme le
système de règles que l’homme suit (ou doit suivre), dans sa vie aussi bien personnelle que
sociale :
« Le terme d’éthique se distingue de celui de morale au sens où la morale renvoie
davantage à un corps constitué de normes alors que l’éthique implique un questionnement sur
la norme elle-même. L’éthique s’interroge sur les fondements de ces normes et du même coup
se confronte à l’absence de critères moraux immuables. » 2
Pris sous cet angle, le problème moral et les problèmes de la morale constituent le centre
de toute réflexion éthique. En effet, toute entreprise humaine est soumise à la question de savoir
si elle est justifiée ou non, nécessaire, admissible ou répréhensible, en accord avec les valeurs
reconnues ou en contradiction avec elles, c’est-à-dire si elle aide à la réalisation de ce qui est
considéré comme souhaitable, à la prévention ou à l’élimination de ce qui est jugé mauvais.
2. L’éthique républicaine ou éthique publique
a. Définition du concept
L’éthique républicaine ou éthique publique est la partie de l’éthique appliquée qui
concerne les valeurs de la République :
« L’éthique publique, écrit Yves Boisvert, est un nouveau paradigme en sciences
sociales qui permet de jeter un regard particulier sur le comportement des agents publics et
des acteurs sociaux engagés dans la construction des problèmes publics, sur les dispositifs de
régulation des comportements de ces derniers et sur les qualités et les justifications morales
des actions publiques. » 3
L'éthique républicaine « ne se réduit pas à la morale, car elle engage la responsabilité de
chacun dans les domaines d'intérêt commun. Son objet est le bien commun et ne peut exister
sans la conscience d'appartenance à une même communauté de destin » 4. Cependant, dans la
société contemporaine marquée par le libéralisme, la démocratie et la mondialisation capitaliste,
l’idée qui se profile derrière l’expression « éthique républicaine » est celle de l’autonomie du
sujet. Car, contrairement à la morale ou à la déontologie qui portent la trace du primat de la
société ou du groupe dans lequel on agit, la juxtaposition des mots « éthique » et
« républicaine » marque bien la défiance par rapport à l’hétéronomie. L’autonomie, faut-il le
rappeler, est le caractère de ce qui est régit par ses propres lois. Dans ses Fondements de la
métaphysique des mœurs, le philosophe allemand du 18ème siècle, Emmanuel Kant, désignait
par ce vocable le caractère de la volonté pure qui ne se détermine qu’en vertu de sa propre loi,
laquelle est de se conformer au devoir édicté par la raison pratique et non par un intérêt externe.
En sociologie et en politique, cette notion désigne une liberté politique, celle d’une société qui
se gouverne par elle-même. L’autonomie s’oppose à l’hétéronomie qui désigne la condition
d’une personne ou d’une collectivité qui reçoit d’autrui la loi à laquelle elle obéit. Pour Kant,
l’hétéronomie de la volonté comprend tous les principes de la moralité, soit empirique et tirés
du principe du bonheur, fondés sur le sentiment physique ou moral, soit rationnels, tirés du
principe du bonheur, fondé sur le principe rationnel de perfection - pris à la fois comme effet
possible et comme existant en soi (la volonté divine) :

2
Jacqueline Russ, Clotilde Leguil, La pensée éthique contemporaine, Que sais-je ? 4ème édition, PUF.
3
Yves Boisvert, Le Dictionnaire Encyclopédique de l’Administration Publique, disponible en ligne à l’adresse
https://dictionnaire.enap.ca.
4
Faouzi Lamdaoui, « L'éthique républicaine », Journal Le Monde en ligne, disponible à l’adresse
https://www.lemonde.fr.

3
« La référence à l'éthique se fait aujourd'hui dans une perspective de démarcation avec
d'autres modes de régulation et de visées normatives telles la morale et la déontologie. En
éthique appliquée, il est fréquent de dire que si l'éthique est un mode de régulation qui relève
essentiellement d'une logique autorégulatrice (qui repose sur un idéal de gestion responsable
de la marge d'autonomie), les modes tels la morale, le droit et la déontologie s'alignent plutôt
sur une logique hétérorégulatrice (ils se basent sur une régulation des comportements qui est
imposée par un tiers). »
Chaque État a pour devoir d’assurer au minimum la coexistence pacifique des individus
et des groupes qui le constituent. À ce minimum, on peut ajouter la promotion de buts comme
le bien-être matériel, social et psychologique de toutes les personnes, à travers l’accès à un
certain nombre de ressources (santé, éducation, loisirs, etc.) que l’État met à la disposition de
tout le monde. Ces buts communs peuvent aussi être d’ordre éthique, et porter sur des questions
comme le respect de la vie (avortement, euthanasie, peine de mort), le respect de la dignité
humaine (questions de bioéthique), etc.
b. Historique
L’éthique républicaine est dès lors chargée de tracer la frontière entre le principe de
justice et le recours à l’arbitraire. Elle « plonge ses racines dans la mémoire sociale des
injustices, ne vaut et ne prévaut que dans la mise en pratique incessante des deux principes
intangibles de justice et d'égalité, une justice indépendante de toute interférence politique, une
égalité exempte de toute manipulation discriminatoire. » 5 Ces préoccupations ne sont pas
nouvelles, nous dit Faouzi Lamdaoui. Elles ont pris une dimension nouvelle au 18ème siècle : il
ne s'agit plus seulement de « façonner des manières » ou de « modeler des conduites » sociales,
mais de « former l'homme intérieur » 6.
Comme l’écrit Yves Boisvert, l’utilisation de la notion d'éthique publique est assez
récente dans les milieux de la philosophie et des sciences sociales. Elle fut principalement
utilisée (Veca, 1999 7) pour illustrer de nouveaux phénomènes propres aux sociétés
contemporaines. Il s’agissait notamment de :
(1) La nécessité d'arbitrer les débats moraux pour éviter qu'ils ne dégénèrent et qu'ils
n’engendrent des conflits sociaux importants,
(2) La nécessité de comprendre la nouvelle culture politique qui émergeait afin de
répondre à cette pluralisation sociale et culturelle et de saisir les enjeux sociaux
particuliers qui allaient se déployer dans l'univers des problèmes publics.
Les premiers chercheurs en éthique publique s'intéressèrent d'abord aux questions propres
aux sociétés contemporaines qui sont marquées par les enjeux liés au pluralisme moral et
culturel. Pour reprendre l'esprit de la sociologie, il s'agissait de réfléchir sur les nouvelles
raisons communes (Dumont, 1995) qui permettraient d'établir de nouvelles balises au vivre
ensemble (Touraine, 1997). Pour la plupart des spécialistes de l'éthique publique, le problème
ne se situait pas du côté de la pénurie de référentiels moraux (le relativisme), au contraire, il
y avait plutôt une pluralisation importante des prises de position morales qui rendait difficile
l’émergence de nouveaux consensus sociaux. Ainsi, dans la première partie de son ouvrage,
Salvatore Vega considère la diversité des valeurs, des religions, des cultures et des conceptions
du bonheur des citoyens dans les sociétés démocratiques modernes et défend la thèse selon
laquelle ce pluralisme n’est pas seulement un fait mais aussi et surtout, une valeur 8. L’auteur se
pose alors la question de savoir comment résoudre les conflits générés par ce pluralisme. Pour
lui, on ne peut atteindre ce résultat qu’à la condition que la philosophie politique travaille avec

5
Ibidem
6
Ibidem.
7
Salvatore Veca, Éthique et politique, Traduction de l'italien par Évelyne Buissière Collection « Philosophie
morale » Paris, Presses Universitaires de France, 1999, 236 p.
8
Page 3.

4
ardeur pour définir rationnellement des critères servant à l’évaluation des politiques. Car, la
seule façon raisonnable d’organiser les institutions dans les sociétés pluralistes est celle « qui
peut être acceptée rationnellement ou bien qui ne peut être refusée par les hommes et les
femmes, avec toute leur variété... » 9
c. Associer tous les acteurs politiques à la prise des décisions
Peu à peu, l'intérêt d'analyse propre à l'éthique publique se déplace afin de ne plus se
limiter aux débats moraux, mais de s'élargir aux processus publics qui permettent le traitement
de ces derniers. Le regard de l'éthique publique permet notamment de comprendre à quel point
les acteurs politiques ont peu à peu été marginalisés de la sphère décisionnelle lorsque des
questions de société à charge morale très grande ont été soulevées. Comme si les pouvoirs de
représentativité sociale que leur conférait jadis la légitimité démocratique découlant du
processus électoral ne leur étaient plus reconnus, au profit du cynisme à leur égard. Il en a
résulté une demande sociale importante sur le plan de l'éthique gouvernementale et plus de
pression pour que les acteurs politiques soient surveillés par des tiers. Ces gardiens, dits de
l'éthique publique, deviennent des dispositifs décrits comme essentiels pour assainir la vie
politique et pour redonner un peu de confiance aux citoyens qui ont perdu leurs illusions quant
à la vertu politique.
En effet, la seule obéissance civile, par le respect des contraintes sociales, ne suffit plus
aujourd’hui : il faut encore « changer l'intérieur de l'homme », en « cherchant dans le [son]cœur
la garantie de sa conduite ». On reconnait ici la vision rousseauiste de la gouvernance : il ne
suffit pas, pour Rousseau, que les gouvernés obéissent et se plient à l’autorité ; il faut encore
leur faire aimer les lois et les gouvernants. C'est dans le « for intérieur » de chacun que l'autorité
doit pénétrer ; il s'agit de former « un citoyen vertueux en modifiant la conscience et les
mœurs » :
« La question des mœurs a toujours été considérée comme étant d'ordre éminemment
politique : c'est en effet de l'état des mœurs que dépend la cohésion sociale ; il revient dès lors
au politique d'intervenir pour garantir un certain "ordre moral", en bannissant les mœurs
relâchées et corrompues, qui menaceraient "l'ordre public", et en agissant sur le contenu des
mœurs. » 10

3. Éthique et citoyenneté
a. Citoyenneté et multiculturalité
Telle que nous venons de la définir et de fixer ses centres d’intérêt, l’éthique républicaine
ne peut que rencontrer la question de la citoyenneté. Être citoyen, peut-on lire dans Le
dictionnaire des sciences sociales, « c’est appartenir à la communauté politique d’une nation,
s’acquitter des devoirs et jouir des droits civils, politiques et sociaux qui s’y attachent, et
participer ainsi aux affaires de la cité » 11. Depuis la révolution française, la citoyenneté est
incompatible avec toute discrimination fondée sur une inégalité de naissance. Elle consiste à
envisager le vivre ensemble en faisant abstraction des différences sociales, mais aussi
religieuses, et ethnique. À travers la citoyenneté, ce sont les valeurs de responsabilité et
d’engagement mais aussi de liberté, de justice et de solidarité qui sont remises au goût du
jour. Or, sous l’effet de la mondialisation du système capitaliste, du libéralisme et de
l’immigration, les sociétés contemporaines sont devenues de fait des sociétés multiculturelles.

9
Page 7.
10
Jacques Chevallier, « Bonnes mœurs et morale républicaine. Présentation par... », https://www.u-
picardie.fr/curapp-revues/root/32/jacques_chevallier2.pdf_4a07e32b5f2ed/jacques_chevallier2.pdf
11
Jean-François Dortier (dir.), Le dictionnaire des sciences sociales, Éditions sciences Humaines, 2013, pp. 46-
47

5
Cette évolution ne serait pas problématique si elle ne s’accompagnait de la montée des
revendications en faveur d’une reconnaissance des particularismes. À cause de cette évolution,
la citoyenneté se heurte désormais à la question suivante : aux droits civiques, politiques puis
sociaux, ne faut-il pas envisager d’ajouter des droits culturels ? Cette question est au centre
d’intenses débats depuis les années 1990. Pour les uns, c’est un communautarisme tempéré,
fondé sur la reconnaissance d’une action positive en direction des minorités victimes de
discriminations qui est préconisé 12 ; les autres, pour qui la citoyenneté multiculturelle est a
priori une contradiction dans les termes, recommandent de lutter prioritairement contre les
inégalités sociales 13.
b. Citoyenneté, nationalité et citoyenneté officielle
La citoyenneté est également réinterrogée, dans son rapport à la nationalité.
Classiquement la citoyenneté présuppose l’acquisition de la nationalité du pays où elle s’exerce
(au Cameroun est citoyen toute personne ayant la nationalité camerounaise). Au cours de ces
dernières décennies, l’affirmation d’autres formes de citoyenneté accrédite cependant l’idée
d’un découplage possible : une citoyenneté transnationale manifestée à l’occasion des
mobilisations antimondialisation ; une citoyenneté supranationale exemplifiée par la
citoyenneté européenne instituée en 1992 par le traité de Maastricht ; enfin une citoyenneté
locale, exercée à partir d’un engagement associatif sans oublier l’exercice par des populations
étrangères du droit de vote aux élections municipales.
Un troisième motif de réinterrogation découle de l’opposition qui s’esquisse entre la
citoyenneté « officielle », définie formellement par la définition de droits et de devoirs, et
classiquement associée à la figure du « bon citoyen », et une citoyenneté « ordinaire », telle
qu’elle est vécue et conçue par le commun des mortels ; ou, pour le dire autrement, entre une
citoyenneté par le haut et une citoyenneté par le bas. S’y ajoutent aujourd’hui les interrogations
concernant la globalisation et les formes de citoyenneté nouvelles qu’elle induit, notamment
grâce aux réseaux sociaux et à Internet.
c. Citoyenneté et questions éthiques
Les débats autour de la citoyenneté revêtent un caractère éminemment éthique. L’éthique
découle de l'existence de relations. Cela veut dire que dès lors qu’il y a une relation, se pose la
question légitime de savoir comment devrions-nous nous comporter dans cette relation ? Les
questions éthiques interviennent à deux niveaux distincts : au niveau individuel et personnel et
au niveau collectif et social. Deux conceptions de la moralité sont donc impliquées ici : la
moralité comme la sphère d’un projet personnel et la moralité comme fondement de la vie
sociale. Au niveau individuel, l’éthique se réfère aux efforts que chaque individu doit fournir
pour atteindre et réaliser des buts et des idéaux qui feront de sa vie, une vie bonne. Elle répond
donc à la question suivante : comment vivre de la meilleure manière possible ? Elle implique
un premier niveau de responsabilité, celle de l’individu défini comme sujet moral, c’est-à-dire,
le sujet conscient et libre, capable de répondre de ses actes et de les planifier en fonctions de
certaines valeurs.
Au niveau collectif, l’éthique renvoie à l’ensemble des règles qui contraignent les
individus dans leurs relations avec les autres. Dans ce cas, elle est liée à la quête de principes
moraux qui permettront à des individus ayant des styles de vie contrastés, de cohabiter et de
vivre ensemble dans la même société. Un second ordre de responsabilité est impliqué ici, celle
du citoyen capable de prendre activement part à la gestion de la cité, en participant à la prise
de décision puis à la conduite des affaires communes. En un mot, ce second sens renvoie au
citoyen en tant qu’il est en quête du bien commun. On pourrait penser que ces deux acceptions

12
M. Wieviorka, Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, 1996
13
D. Schnapper, La Communauté des citoyens, 1994

6
de l’éthique sont exclusives. En réalité, elles sont et doivent être conçues comme
complémentaires.

4. Éthique et économie
a. L’éthique des relations
Les problèmes éthiques sont omniprésents dans le secteur de l’économie. Les entreprises
ont toujours pris des décisions éthiques. Les conditions de travail dans les usines avant la
Factory Act de 1847 étaient moralement condamnables, même si cela n'était pas reconnu à
l'époque. Comme nous venons de le voir, l'éthique découle de l'existence des relations. Or, une
entreprise est une organisation, à but lucratif, qui achète et vend des biens ou des services.
Dans une entreprise, il existe de nombreuses relations différentes et à propos desquelles on peut
se poser des questions éthiques. Voici quelques exemples.
(1) Une entreprise entretient une relation avec ses actionnaires - les personnes qui
possèdent une part de la société. Cependant, si les actionnaires veulent réduire les
salaires des travailleurs afin qu'ils puissent obtenir un dividende plus important,
feraient-ils quelque chose qui ne va pas moralement ?
(2) Une entreprise a une relation avec ses clients - les personnes qui achètent les biens et
services. Par exemple, si une entreprise réduit sciemment la quantité de conseils de santé
qu’elle fournit sur ses étiquettes afin d’accroître ses bénéfices, a-t-elle fait quelque chose
de moralement condamnable ?
(3) Une entreprise a une relation avec ses employés. Si une entreprise réalise qu'elle peut
augmenter sa productivité en supprimant un congé de paternité, serait-ce moralement
erroné de le faire ? inversement, si un employé est au courant de certaines pratiques
douteuses et se constitue comme « dénonciateur », a-t-il fait quoi que ce soit moralement
répréhensible ?
b. Moralité et profit
(1) Des questions éthiques se posent également au sujet des activités de l’entreprise et de
sa relation avec l'environnement. Si une entreprise ouvre une nouvelle usine pour donner
un nouvel élan nécessaire à l’économie locale, mais ne peut le faire qu’en s’appuyant
sur une réserve naturelle, a-t-elle fait quelque chose de mal moralement ?
(2) Il existe également d’autres personnes touchées par l’activité de l’entreprise. Par
exemple, si une entreprise de téléphonie mobile construit un nouveau mât téléphonique
qui fait entendre un faible bourdonnement à la communauté locale, la société a-t-elle
fait quelque chose moralement faux ?
Pour marquer la prise en compte des besoins d’éthique, on parle très souvent aujourd’hui
de la « responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE), d’entreprise citoyenne, écocitoyenneté,
cybercitoyenneté. On entend par RSE : « […] une approche commerciale qui contribue au
développement durable en apportant des avantages économiques, sociaux et environnementaux
à toutes les parties prenantes » 14. Seulement, bien que les déclarations d’éthique soient
aujourd’hui une norme exigée aux entreprises, il peut sembler irrationnel, pour les entreprises,
d’être éthiques. Considérons l’argument suivant :
(1) Le but d’une entreprise est de générer des bénéfices.
(2) Une entreprise réalisera des bénéfices si elle peut attirer des clients.
(3) Dans le contexte actuel, une entreprise attirera le plus clients si elle fait semblant
d’être éthique.
(4) Si elle semble éthique plutôt que d'être simplement éthique, elle générera plus de
profit.

14
‘FT.com/Lexicon’, Financial Time, http://lexicon.ft.com/Term?term=corporate-social-responsibility--(RSE)

7
(5) Par conséquent, étant donné (1) - (4), il semble plus raisonnable pour une entreprise
de paraître simplement éthique plutôt que réellement.
Bien sûr, l'argument ci-dessus soulève de nombreuses questions. Par exemple, nous
pourrions penser que les coûts potentiels liés à la découverte de la supercherie dépassent de loin
les coûts inhérents à l’éthique. Donc (4) pourrait être rejeté. Cependant, paraître éthique et ne
pas passer par un processus long et souvent coûteux pour devenir éthique reste d’un grand
attrait. La question empirique de savoir si les entreprises sont éthiques ou s’il s’agit d’une façade
qui est simplement un outil de marketing cynique est donc une question empirique ouverte.
5. Problématique générale
On pourrait conduire le même raisonnement que nous venons d’exposer en économie
dans le domaine de la politique et des relations internationales. Par exemple, David Miller 15
reconnait que l’idée de justice sociale est très importante dans la politique des démocraties
contemporaines. Mais elle apparait à bien des égards comme un miroir aux alouettes (« a snare
and a delusion), une phrase rhétorique destinée à faire passer certains projets de lois ou des
politiques qui n’ont rien à voir avec la justice. L’expression a ainsi plus une force émotive, que
l’on exploite cyniquement, qu’une signification réelle. C’est pour ces raisons que notre cours
va s’articuler autour de la problématique générale suivante :
(1) Quelle signification peut avoir l’éthique dans notre contexte politique et
économique, marqué par la globalisation, la recherche active et acharnée des
intérêts, la domination, la volonté de puissance, la diversité et la pluralité ?
(2) Les questions et les débats éthiques ne sont-ils pas de simples prétextes au
service de l’affirmation de la volonté des plus puissants ?
(3) La quête des valeurs éthiques est-elle peu judicieuse et mal avisée ?
(4) L’éthique républicaine n’est-elle qu’un leurre ?
(5) Y-a-t-il un sens à vivre moralement aujourd’hui ?

15
David Miller, Principles of Social Justice, Harvard University Press, 1999

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