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LE SENS DE L'ETHIQUE DANS L'EXISTENCE HUMAINE

Guillaume de Stexhe

Professeur à l’Université Saint Louis, Bruxelles

version française de : The sense of Ethics in human Existence,

in : G. DE STEXHE et J. VERSTRAETEN (dir.), Matter of Breath. Foundations for


Professional Ethics, pp. 59-88

Leuven, Peeters, coll. Core material – European Ethics Network, 2000, XIV – 324 p.

L'éthique, jusqu'il y a peu reléguée dans la sphère des convictions privées, voire de
l'expérience intime, revient aujourd'hui en force comme un horizon de référence pour le
jugement, la décision et l'action en tous domaines. Ce "retour" peut prendre l'allure d'une
invasion - et , souvent, d'une confusion - ce qu'on a justement appelé "la valse des
éthiques"1 - où chacun en appelle à l'éthique, mais dans des sens parfois très différents.
Dès lors s'impose un effort d'éclaircissement: qu'est-ce qui relève de l'éthique ? Qu'est-ce
que le fait ou l'expérience éthique ? De quelle façon se présentent-ils à nous, et, surtout:
quel sens a ce genre particulier d'expérience pour nous, pour nos existences ? C'est à ces
questions, simples et difficiles, que cette étude voudrait proposer au moins des éléments
de réponse.

1. L'éthique comme signification originaire

Evidemment, d'emblée se présente une difficulté: c'est que ces questions ont déjà
reçu des réponses, et que ces réponses varient, tant selon les individus que selon les
traditions ou les cultures. Mais nous pouvons peut être transformer partiellement cette
difficulté en appui pour notre questionnement; car cette situation nous suggère au moins
deux choses importantes sur l'expérience éthique.

1 A. ETCHEGOYEN, La valse des éthiques, Paris, Bourin, 1991


2
D'abord, il apparaît que cette expérience a toujours-déjà commencé: l'éthique n'est
pas devant nous, comme ce qu'on a à décider, inventer ou construire, mais plutôt
toujours-déjà derrière et autour de nous, à la fois comme (a) une dimension originaire de
sens et (b) une institution constitutive de toute existence humaine. S'il existe donc tant
d'idées sur l'éthique, c'est que nous sommes confrontés à elle, ou plus exactement plongés
en elle, de façon (presque) aussi originaire que nous le sommes dans la corporéité ou la
temporalité. Cela signifie aussi que, pour un effort de réflexion radicale, la tâche n'est pas
de construire une éthique, comme à partir d'une table rase, mais d'abord de comprendre ce
qui nous arrive 2 lorsque nous nous trouvons ainsi toujours-déjà saisis, comme d'avance,
par cette dimension d'expérience. L'analyse qu'on propose ici ne vise donc pas d'abord à
poser ou justifier une éthique, des normes ou des valeurs, mais à simplement décrire et
comprendre, autant que possible, ce fait: à savoir, (et pour se fier provisoirement à
l'interprétation courante de l'éthique) que nous vivons, agissons et comprenons
constamment notre expérience selon des normes ou des valeurs.

Une seconde caractéristique de l'expérience éthique se manifeste d'entrée de jeu:


s'il existe une multiplicité d'interprétations de ce registre d'expérience, c'est qu'il ne
s'impose pas à nous sans que nous ayons à développer par nous-mêmes des façons
déterminées à la fois de le pratiquer et de le percevoir. Le « fait éthique » semble donc bien
avoir comme caractéristique de nous placer d'emblée sous l'exigence de prendre position- ici,
face à lui ou, plutôt, en lui. On pourrait donc dire qu'il se présente à nous de façon
originaire comme un espace de résonance, qui questionne d'avance notre expérience en
totalité, et en manifeste de cette façon une signification particulière. Tous nos systèmes
éthiques se développent comme des interprétations , pratiques et théoriques, visant à
préciser le sens de ce questionnement - et à lui donner réponse.

L'orientation générale de cette réflexion visera à explorer le champ d'expérience


éthique en rendant justice à sa complexité. Car l'éthique ne peut pas être réduite à un seul
type de signification; sa difficulté principale est qu'elle comporte une multiplicité
d'aspects entrelacés, rendant possibles des options qui privilégient l'un ou l'autre d'entre
eux. La première tâche de la réflexion est donc d'échapper à la tentation de simplifier
injustement les choses, de réduire l'éthique à un seul de ses aspects. Mais ces différents
aspects ne forment pas simplement une multiplicité chaotique, offerte à des choix
arbitraires; ils s'articulent les uns aux autres d'une façon que la réflexion peut éclairer -
c'est sa seconde tâche. A partir de cette articulation, les options éthiques peuvent alors être
justifiées ou critiquées, en tous cas dans une certaine mesure .

2 Selon la belle expression par laquelle H.-G. GADAMER définit la tâche de la philosophie.
3
2. Le phénomène éthique originaire: du fait normatif à la capacité de qualité.

Le chemin qui cherche à rejoindre l'éthique en ce qu'elle a d'originaire ou de


fondamental commence nécessairement par ces interprétations qui font toujours-déjà
partie de notre paysage culturel, de notre regard personnel et collectif sur ce que nous
vivons. Or, elles peuvent porter sur des thèmes assez différents - bien que liés. D'abord,
elles déterminent ce qu'on pourrait appeler le contenu de l'éthique: elles posent et
analysent des normes ou des valeurs, de façon plus ou moins concrète (en déterminant
des types d'action ou d'attitudes) ou plus ou moins générale (en déterminant des principes
servant de critères pour apprécier et orienter actes ou attitudes: le plaisir, le bien-être, la
liberté, le respect des autres, la cohésion sociale...). Un second thème, évidemment lié au
précédent, est celui de la justification même du "contenu" éthique, concret ou général,
précédemment évoqué; ici, la réflexion se radicalise en visant des méta-principes, ou des
"fondements", comme autant d'instances dans lesquels s'enracineraient et à partir
desquels se justifieraient à la fois le fait et le contenu de l'éthique: ainsi peut-on évoquer le
fait de la vie sociale avec ses nécessités, la volonté bienveillante de Dieu, la structure de
notre appartenance à la nature, les logiques des intérêts fondamentaux de l'existence
humaine, ou encore la liberté, etc... Enfin, un troisième type de réflexion est moins souvent
thématisé pour lui-même, sans doute parce qu'il est étroitement mêlé aux deux autres, ou
parce qu'il semble relever de l'évidence, ou parce qu'il comporte apparemment moins
d'implications pratiques: ce serait celui qui s'attache aux formes fondamentales de
l'expérience éthique, à ces formes qui la signalent précisément comme une dimension
originale de sens et d'expérience. Paradoxalement, les caractéristiques constitutives du
champ particulier d'expérience qu'est l'éthique, et donc peut-être le sens même de cette
expérience, restent souvent dans l'ombre. Mais, pour notre réflexion, ce sont précisément
ces formes fondamentales qui nous intéressent, à titre de phénomènes premiers,
immédiatement présents dans l'expérience ordinaire, où elles manifestent le genre
d'expérience qu'est l'éthique.

Or, sur ce point, la multiplicité des interprétations se resserre sur un éventail de positions
assez limité, qu'on peut schématiser, en un premier abord, de la façon suivante. D'un côté,
on soulignera que l'éthique est cet aspect de l'expérience par lequel celle-ci se soumet à des
normes; d'un autre côté, on dira que l'éthique est l'ouverture de l'existence à des valeurs. Il
arrive assez souvent que ces deux termes, normes et valeurs, soient employés de façon à
peu près équivalente: ils ont pourtant des significations assez différentes. Une norme est
une forme plus ou moins générale de comportement, forme qui s'impose à la spontanéité.
L'idée de norme comporte donc celle de devoir ou de contrainte; par ailleurs, la pratique
d’une norme peut s'appréhender quasiment comme un fait observable. La valeur, quant à
elle, ne désigne pas (directement) une forme concrète de comportement, c'est-à-dire un
4
fait, mais la qualité d'une d'expérience, le sens qualitatif qui l'imprègne, et qui se présente
plus immédiatement comme désirable que comme contraignant. La qualité ne se saisit pas
dans la simple observation, mais - et c'est évidement une grande difficulté - dans une
compréhension d'un type particulier, dans ce qu'on appelle un jugement évaluatif ou
appréciatif. Une triple différence contraste donc les idées de norme et de valeur: fait
contraignant et observable d'un côté, qualité désirable comprise dans l'appréciation de
l'autre.

Comment s'articulent ces deux registres, celui des normes et celui des valeurs? On
l'a noté: les normes se laissent saisir de façon quasi-empirique; c'est donc elles qui, à un
premier regard, semblent constituer le phénomène éthique. Ainsi en va-t-il
particulièrement pour les sciences humaines et sociales, qui repèrent les normes
caractéristiques d'un individu ou d'un groupe; mais ainsi en va-t-il aussi pour tout
humain, qui vient au monde dans une culture normée et normative, et qui expérimente
donc l'éthique comme ce réseau de normes s'adressant à lui en quelque sorte du dehors.
Les normes ont la solidité des faits, ce qui peut rassurer à la fois les observateurs soucieux
de maîtriser l'imagination théorique ou idéologique, et les acteurs - soucieux de réguler
l'anarchie des conduites. Seulement, en régime humain, les normes ont ceci de particulier
qu'elles ne sont jamais vécues (pratiquées et comprises) purement et simplement comme
des faits, comme de simples puissances régulatrices. Toujours, elles s'accompagnent de
justifications, c'est-à-dire finalement de compréhensions appréciatives. Certes, dans une
certaine mesure ces justifications consistent à montrer les conséquences de l'observation
(ou de la violation) des normes. Mais des états de fait résultant de la pratique des normes
ne justifient ces dernières que s'ils apparaissent comme désirables (ou indésirables) en
quelque façon, c'est-à-dire comme présentant une qualité (positive ou négative)
d'expérience. En d'autres termes, les normes se présentent toujours (même si cela reste
souvent implicite) comme des schémas de comportement qui permettent à ceux-ci de
réaliser ou de développer ces qualités qu'on thématise comme "valeurs". Il semble donc
bien que, malgré l'apparente priorité des normes, ce qui constitue l'expérience éthique
fondamentale soit la présence , dans l'existence, d'un registre de sens qui est celui de la
qualité .

Cette qualité est ce que le langage classique appelle le Bien ; mais ce mot risque
d'être mal compris. Il ne faudrait jamais oublier , d'abord , qu'il n'est pas un objet d'aucune
sorte, mais une signification (réelle), un sens de l'expérience: la qualité. Ensuite, il est
important de noter que la signification de "qualité" est, de façon nécessaire et immédiate,
comparative et hiérarchisante: ce qui a ou est une qualité vaut plus ou mieux que ce qui n'a
ou n'est pas cette qualité. En termes simples, la qualité est ce qui rend quelque chose
préférable à autre chose. Cela signifie que le bien comporte des modalités différenciée:
5
pour simplifier, le bien et/ou mal, ou, plus exactement peut-être: le plus ou moins bien 3. Et
cela signifie aussi que la qualité ou le Bien, s''ils se manifestent au désir, se présentent à lui
comme une puissance d'orientation et même d'injonction , avec une autorité qui est
structurante de cette ouverture qu'on appelle la conscience éthico-morale.

Nous devrons revenir à la question de l'obligation ou du devoir. Mais nous avons


réussi - et ce n'est pas rien - à saisir l'expérience éthique, en sa racine, comme ouverture
sur la qualité, comme déploiement de l'expérience sous le signe, dans l'horizon et avec la
signification de la qualité. C'est ce dont témoigne le langage le plus ordinaire, qui nous
rappelle constamment que notre vie n'est pas une suite de faits, mais une expérience de
part en part plus ou moins bonne. Nous pouvons donc, au point où nous en sommes,
comprendre l'éthique comme cette dimension de l'expérience où celle-ci se révèle comme
ouverte sur des possibilités de sens qui ne sont pas neutres, mais qualitatives, ni
équivalentes, mais différenciées en qualité. De plus, cette ouverture sur la qualité - sur le
Bien/mal - relève de l'éthique (et non de l'esthétique, par exemple) dans la mesure où elle
a (au moins partiellement) la forme de l'action. Il y a éthique là où c'est en agissant, c'est-à-
dire en donnant à notre expérience telle ou telle forme, que nous lui permettons
d'accueillir plus ou moins différentes formes de bien ou de qualité. Au total, l'aspect
éthique de l'expérience se présente formellement comme une tension dynamique et
engageant l'action entre ce que nous nous trouvons être et un horizon (réel) de qualité
(possible): c'est en tant qu'elle est constituée comme cette tension que l'expérience prend
un sens éthique 4 .

3 Que les normes soient secondes par rapport aux valeurs dont elles ne sont que la condition
d'effectuation, cela n'apparaît ordinairement que lorsque les normes sont interrogées quant à
leur justification - ce qui suppose une sorte de prise de distance vis-à-vis du pur et simple fait
autoritaire des normes. Une telle mise en question ne s'explicite pas toujours, ni surtout de façon
radicale; si bien que, très souvent, réduite à la pratique normée, l'éthique se présente comme ce
qui se fait (et ne se fait pas), c'est-à-dire comme emprise de faits normatifs sur l'existence
(personnelle ou collective). Et la justification des normes peut elle-même se réduire à remonter,
de ces faits normatifs, à un fait ultime, c'est-à-dire à une méta-puissance régulatrice qui
s'imposerait à l'existence (Dieu, nature, société...); bien souvent d'ailleurs, les "valeurs" elles-
mêmes sont comprises comme de tels faits normatifs. Mais un fait n'est jamais qu'un fait, une
puissance, même suprême, n'est jamais qu'une puissance. Ce qui signifie (comme Hume l'a
montré) qu'on peut toujours lui adresser la question de la justification de sa prétention à régler
ou orienter les comportements. Et cette question demande toujours, au fond, quelle positivité
(quel intérêt,, quel bénéfice, etc...), c'est-à-dire quelle qualité d'expérience on peut attendre de la
conformation à ces normes ou à cette puissance. Ce qui reste ainsi souvent enfoui sous
l'évidence, c'est que toute norme ne vaut éthiquement que comme ce qui rend effective une
qualité d'expérience, comme médiation d'une valeur, d'un bien - (y compris par exemple, cette
qualité première d'expérience qui consiste tout simplement à pouvoir vivre).
4 On notera ici que cette analyse répète assez exactement celle qu'Aristote synthétise dans la
célèbre première phrase de l'Ethique à Nicomaque: " Tout art et toute recherche, comme toute
action et toute délibération réfléchie, tendent manifestement à quelque bien".
6
Ce premier moment de la réflexion met en lumière ce qui nous arrive de plus
fondamental avec l'éthique. On pourrait- et on devrait - formuler cela en termes
ontologiques: l'expérience éthique implique non seulement une anthropologie (comme
nous le verrons mieux plus loin) mais bel et bien une ontologie, une compréhension de ce
que les philosophes appelle l'Etre, c'est-à-dire le réel, tout simplement: non pas l'ensemble
des objets face à nous, mais le milieu englobant de notre expérience, et comprenant notre
expérience elle-même. L'Etre n'est pas pure et simple factualité 5neutre: il est milieu
d'effectivité, mais aussi et en même temps de qualité ( comme l'avait vu Platon, qui
identifiait l'Etre au Bien) réellement possible ( comme l'avait vu Aristote qui le
comprenait comme tension de la puissance et de l'acte, du possible et de sa réalisation).
Sans nous attarder à cet aspect des choses, on soulignera simplement ce qu'il implique
quant à la forme du dynamisme qui sous-tend toute expérience éthique. Si on se laissait
prendre à l'évidence première de la norme, notre expérience éthique aurait le sens
essentiel d'une conformité ou d'une obéissance, sous la puissance de certains faits
(normatifs). Par contre, notre analyse demande de voir qu'elle a la forme première d'un
désir agissant, 6 toujours-déjà suscité par la possibilité du Bien, et d'un désir positif - le
désir de toute la qualité dont nous sommes capables. C'est ce que disent les
interprétations de l'éthique qui, d'Aristote à Kant7, en passant par les Béatitudes
évangéliques et l'utilitarisme, placent l'expérience éthique sous le signe ultime du
Bonheur.8 Et nous dirions ainsi que, dans cette tension originaire qui ouvre l'existence à sa
qualité, l'expérience éthique, saisie de la façon la plus formelle, est désir agissant - effort9 -
d'expérience bonne.

5Au contraire de ce qu'affirme le positivisme, qui est sans doute l'ontologie dominante de notre
culture, sa métaphysique spontanée.
6 L'expérience éthique n'est pas constat, mais ouverture agissante: c'est sans doute cette
structure qui est visée par les théories ("prescriptivistes") qui interprètent les jugements éthiques
comme des impératifs, des expressions du vouloir ( R. HARE, The language of Morals, Oxford,
1952); mais elles tendent à négliger le fait que ce vouloir n'est pas sa propre origine, mais est se
déploie à l'intérieur d'un milieu originaire de qualité ( G. E. MOORE, Principia Ethica,
Cambridge 1903 (2°ed. 1993).
7 Certes, Kant refuse de faire de la quête du bonheur (entendu comme satisfaction) - la
motivation de l'attitude éthique. Mais, d'une part, il interprète bien l'éthique comme une
expérience de qualité absolue, comme en témoigne le début des Fondements de la métaphysique des
moeurs ("Qu'est-ce qui peut être bon absolument ? "); d'autre part, dans la Critique de la raison
pratique, il intègre la dignité , "bien suprême" que l'homme s'assure par son attitude morale, à
l'intérieur du "Bien intégral" qui est le bonheur.
8 L'idée de Bonheur est évidemment très équivoque: elle hésite entre le fantasme d'une
satisfaction totale et l'idée très formelle d'une vie pleinement sensée. Autrement dit, elle est au
coeur du mouvement (théorique et pratique) d'interprétation qui caractérise l'expérienc éthique.
7
3. L'éthique dans le sillage de la vie

A ce point, deux questions massives et liées relancent la réflexion. D'abord,


comment comprendre ce fait originaire de l'ouverture sur la qualité, de la saisie par cette
ouverture ? Comment cela se fait-il ? N'est-ce pas, dans un vocabulaire courant, une
illusion, un effet de surface, une "projection subjective" sans consistance ? Ensuite: que
peut être la détermination (le "contenu") de cette qualité ou de ce Bien ? En particulier,
comment situer la qualité proprement éthique parmi d'autres types de qualité (esthétique,
affectives, etc...)? Ces deux lignes de questions sont évidemment liées: si l'on peut montrer
que l'ouverture éthique au Bien est le résultat de telle ou telle constitution originaire de
notre existence, on aura là une indication assez sérieuse pour déterminer la signification
de ce bien .

En d'autres termes, le fait éthique , à qui tente de le comprendre plus avant,


demande une réflexion anthropologique. Mais d'emblée cette réflexion s'annonce
problématique. En effet, nous savons qu'on a depuis longtemps répondu aux deux
questions que nous posons ici; et on a mis en corrélation, d'un côté certaines élucidations
des structures fondamentales de l'existence humaine, de l'autre certaines déterminations
de ce qui constituerait la qualité ou le Bien dont cette existence, en vertu de sa
constitution, se trouverait capable. Le problème, évidemment, est que, de nouveau, ces
analyses sont multiples, différentes, incompatibles. Mais à nouveau, en un premier temps,
nous pouvons transformer partiellement cette difficulté en appui pour la réflexion. Ce qui
semble apparaître, c'est d'abord que la pluralité des anthropologies (et des éthiques qui
leur sont liées) témoigne de la complexité, ou plus exactement de la pluralité interne de
l'existence humaine; ensuite, elle montre aussi qu' il y a un lien étroit entre la
compréhension anthropologique (apparemment purement constative) de ce qui constitue
l'existence humaine à titre essentiel et la prise de position (apparemment évaluative) envers
ce qui constitue le Bien éthique pour cette existence. On comprend ainsi un peu mieux ce
qu'on relevait plus haut: si le fait éthique ne nous arrive pas sans que nous ayons à
l'interpréter; c'est sans doute parce que c'est d'abord vrai de l'existence elle-même, qui
nous advient dans une complexité et une forme d'indétermination qui appellent notre
propre prise de position comme contribution à son déploiement effectif.

Posons donc cette question redoutable: qu'est-ce que l'existence humaine, pour
qu'elle se présente comme ouverture originaire sur de la qualité, c'est-à-dire avec un sens
éthique? La proposition qu'on fera ici est de commencer par reconnaître ce qui fait de
l'existence une vie, que nous partageons dans une large mesure avec les autres êtres

9 "Désir d'être" ou "effort d'être": ce sont des termes centraux chez Jean NABERT (Eléments pour
une éthique, Paris, 1943) et souvent repris par P. RICOEUR.
8
vivants; dans cette perspective, nous commencerons donc par inscrire l'éthique dans le
sillage du dynamisme constitutif de la vie elle-même10, de ce que Spinoza appelait le
conatus essendi, "l'effort d'un être pour persévérer dans son être". Mais qu'est-ce qui
caractérise la vie, pour le questionnement qui est le nôtre? Nous retiendrons quelques
traits liés. D'abord le fait que, à la différence des non-vivants, les êtres vivants ne se
soutiennent dans l'être qu'en déployant un certain comportement dynamique -
préfiguration de ce qui, en régime humain, devient l'action; puis le fait que ce
comportement est essentiellement un échange avec l'environnement qui conditionne la
vie; cet échange est finalisé par le maintien en vie (du vivant lui-même, de son groupe ou
de sa lignée) et prend donc la forme d'une adaptation à la situation. Ensuite, on peut
estimer que, en corrélation avec la complexification des organismes et de leurs
comportements, on voit croître en même temps, comme structures de la vie, ce qu'on peut
appeler de la (pré-) subjectivité et de l'altérité . Pré-subjectivité, au sens où un vivant
complexe déploie à la fois une inventivité11 et une forme de présence à soi, notamment
sous la forme d'une affectivité qui est présence de la vie à elle-même; altérité, au sens où
ce même vivant, sans plus se trouver simplement et immédiatement intégré dans une
situation, lui fait face en quelque sorte pour en "tenir compte". Enfin, dernière
caractéristique: on peut estimer qu'avec la complexité du comportement et des échanges
avec l'environnement croît une certaine forme de fragilité du vivant, de plus en plus en
plus dépendant des événements et des ressources comportementales et
environnementales .
Parmi ces caractéristiques, lesquelles peuvent aider à comprendre la présence de la
signification éthique dans l'expérience humaine? Probablement avant tout le fait que,
dans le cas des vivants, la vie ou le maintien dans l'être n'est pas un pur et simple donné,
mais l'enjeu d'un "comportement" , le corrélat d'une quasi-visée. Et on peut élargir cette
perspective: de l'intérieur et en fonction de ce quasi-projet que déploie la vie se visant
elle-même, les moments d'expérience et les éléments de situation prennent une
"signification" ou une valence non neutre, positive ou négative (en simplifiant). Il faut
évidemment noter que ces significations "évaluatives" sont ici quasiment fixées d'avance,
parce que très étroitement corrélatives du type de comportement, lui-même strictement
fixé par l'instinct générique, propre à tel ou tel vivant.
Ce que peut nous apprendre ce bref passage par les structures de la vie, c'est donc
d'une part que l'expérience prend valence sur fond d'un dynamisme orienté qui, dans le
cas des vivants, est la vie même; c'est ensuite que, toujours dans ce cas, on peut lier des

10 Dans cette optique, mais avec des réserves, on peut citer H. JONAS, Das Prinzip
Verantwortung, Frankfurt-am-Main, 1979; mais, en arrière-fond, on trouve la pensée de
Nietzsche: la vie évalue.
9
formes (des "normes") de comportement à des "valeurs vitales" étroitement fonctionnelles,
convergeant finalement dans l'adaptation à la situation qui est la condition de la (sur)vie.
L'humain est un vivant, et l'existence humaine participe à ce titre à la logique de
la vie que nous venons de schématiser. On comprend donc que d'innombrables
interprétations de l'éthique, plus ou moins consciemment, alignent celle-ci sur la la
logique vitale; ce que nous avons plus haut appréhendé de façon formelle sous l'idée de
bien ou de qualité se voit alors déterminé sous les catégories d'intérêt ou d'utilité, avec
comme horizon ultime, plus ou moins explicite, le maintien ou le développement (le bien
être) de la vie sous les contraintes d'une situation.

4. Le basculement anthropologique et l'horizon de la vie bonne

Certes, il est possible à l'existence de se figurer comme horizon décisif l'adaptation


à sa situation - ou son exploitation. Mais ce qu'on risque de refouler dans cette
perspective, c'est que l'existence humaine ne reste vie qu'à partir d'une rupture de fond
avec la la structure même et la logique de la pure et simple vie. Pour le dire sans
attendre, cette condition complexe qui fait de l'humain un vivant et en même temps autre
chose qu'un vivant implique une complexité décisive à l'intérieur de l'éthique: la
coexistence conflictuelle de deux logiques, de deux registres de "valeurs", les unes vitales ,
les autres spécifiquement humaines.

Cette rupture par rapport à la "simple vie" a d'abord la forme d'une absence, d'un
véritable "effondrement"12 du système naturel de régulations qui ordonnent un vivant à
lui-même, l'insèrent dans sa situation, structurent son comportement. L'humain, on le sait
depuis longtemps, est le vivant dénaturé, "l'animal malade", comme disait Nietzsche, et
en qui la logique vitale ou fonctionnelle défaille presque complètement: le plus évident
du phénomène humain est cette défonctionnalisation, tout à la fois neuronale ou cérébrale,
posturale et gestuelle, instinctuelle et comportementale, psychique13, relationnelle et
sociale. Certes, dans cet effondrement d'ensemble surnagent (comme le montrent les
études des éthologistes) des débris de tendances vitales et de schèmes comportementaux
(notamment sociaux: agressivité, solidarité, hiérarchie,protection des petits, etc...) hérités
de l'histoire de la vie: mais ces débris sont en quelque sorte flottants, épars, inarticulés,

11 Les théories de l' autopoièse, d'origine biologique, ont développé cet aspect de la vie: cfr. F.
VARELA, Principles of biological autonomy, New-York-Oxford, 1979.
12 F. TINLAND, La différence anthropologique, Paris, Aubier, 1977.
10
privés de l'ajustement finalisé qui fait la cohérence et la sûreté de la vie. Au total, il faut
bien reconnaître qu' avec l'humain se présentent une forme radicalement originale d'être,
et un genre inédit d'expérience.

Je tenterai d'en relever sommairement quelques caractéristiques décisives - qu'il


faut bien évoquer successivement, mais qui s'entr'appartiennent comme des coordonnées
dessinant solidairement la figure - le phénomène - d'un nouveau mode d'être, d'un
nouvel espace d'expérience . Au fur et à mesure de cette description, nous noterons
comment elle peut éclairer la dimension éthique de l'existence, en soulignant l'
"augmentation de sens"14 , trop souvent méconnue par le soi-disant "réalisme"
pragmatique, que prend l'expérience quand on passe de la vie à l'existence humaine.

A. L'existence comme avoir-à-être; l'action comme champ de l'éthique.`

D'abord, avec la défonctionnalisation que nous avons relevée, ce qui disparaît est
l'ordination donnée de la vie à son propre maintien, dans les déterminations qui
caractérisent a priori un vivant d'une espèce donnée et le vouent à être ce qu'il se trouve
être. En contraste surgit une dynamique d'auto-invention ou d'auto-institution radicale,
et radicalement indéterminée - c'est-à-dire ouverte à un possible sans aucune
détermination fixée ou stabilisée d'avance. L'humain (individuel et collectif) apparaît
comme l'être qui se trouve ainsi en charge radicale de son avenir, c'est-à-dire de lui-même.
Pour le dire avec les termes de Heidegger, son mode d'être est d'avoir à être 15 par lui-
même, et non de se recevoir; plus exactement, il se reçoit comme ayant à être par lui-
même16. La contribution du comportement au maintien de la vie devient ici prise en
charge originaire de l'existence par elle-même, ce qui est tout autre chose : capacité
principielle de soi, ou encore capacité d'action (et d'histoire) au sens plein du terme. Or, ce
qui apparaît ainsi, c'est le champ propre de l'éthique: l'action, non comme simple
comportement, processus ou production d'états de fait, mais comme effectuation

13 Cfr. C. CASTORIADIS, L'état du sujet aujourd'hui, , in Carrefours du labyrinthe, III : Le monde


morcelé, Paris, Seuil, 1990.
14 P. RICOEUR, in P. RICOEUR et J.-P. CHANGEUX, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle,
Paris, O. Jacob, 1998.
15 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, § 9.
16 On sait comment ce thème a été repris (et simplifié) par J.-P. SARTRE ("l'existence précède
l'essence"), et comment il a servi pour la critique de l'idée d'une nature humaine
(immédiatement) normative.
11
inventive de l'existence par elle-même: un agir qui, selon une vieille formule, est un s'agir
ou une praxis 17.

B. La transcendance de l'existence: de la satisfaction à la vie bonne

Corrélativement, en régime humain le mouvement de l'existence, c'est-à-dire


l'action, déborde d'avance toute simple adaptation finalisante à une situation quelconque.
Il y a ici une mutation d'horizon, qui ouvre l'existence sur l'au-delà de toute mise-en-
situation déterminée et close. Le phénomène significatif de cette transcendance que déploie
l'existence est l'imagination - non seulement théorique, mais aussi pratique, comme
initiative - qui excède d'avance le champ du seul présent factuel et déterminé. Cet excès
constitutif de l'expérience humaine a des implications essentielles en éthique: il interdit de
réduire la qualité que peut éprouver l'expérience à une simple satisfaction, c'est-à-dire à
l'insertion réussie de l'existence dans une situation donnée. C'est à partir d'ici que l'on
peut comprendre, semble-t-il, le caractère à la fois original et énigmatique de la
signification proprement éthique ( la qualité ou le bien): elle ne désigne plus le couplage
d'une dynamique déterminée et d'une situation donnée. Elle ouvre, par contre, sur un
horizon de totalité: L'idée de totalité signifie cette ouverture non clôturable qui d'avance
rassemble l'ensemble du possible dans l'unité de l'expérience. L'existence humaine a pour
elle-même la forme et le sens d'une telle totalité, ou plus exactement d'une totalisation
toujours en acte, toujours présomptive: et c'est dans cette perspective que le Bien a , pour
cette existence, la forme et le sens d'une qualité intégrale ou intégrative que ne définit ou
ne sature aucune satisfaction partielle, ni même aucune forme particulière de satisfaction
ou de qualité.

C'est ce que signifie l'idée de " vie bonne"18 , qu'on peut maintenant avancer pour
désigner l'enjeu éthique original de l'existence humaine. Cette formule de "la vie bonne"
dit d'abord ce caractère totalisant qui ouvre à la prise en compte de la vie comme telle,
comme totalité d'expérience ressaisie au-delà de sa fragmentation19, et, dans la foulée, elle
signale la transcendance du genre de qualité propre à une telle vie par rapport à tout être-
en-situation satisfaisant. Nous retrouvons ainsi ce qu'on avait noté, dès le début de ces
analyses, en percevant le fait éthique comme un pur questionnement donnant d'avance

17 Cette constitution originale de l'action est ce qu'Aristote avait en vue sous le terme de Praxis -
une activité qui n'est pas poièsis, production d'états de choses, mais effectuation de l'existence
elle-même (et donc de l'existant). Cfr. Ethique à Nicomaque, livres I et VI.
18 Cette formulation renvoie à l'idée aristotélicienne de "bien vivre" (eu zèn) qu'Aristote , au
début du Politique, (I, 2) pose en contraste avec le "simple vivre" - ce que nous avons appelé la
logique vitale.
12
une résonance qualitative à la totalité de l'expérience: l'idée de vie bonne porte au langage
cette signifiance originaire, tout en la distinguant de ce qui serait une simple quête de
satisfaction. Ainsi s'éclaire quelque peu le type de qualité (ou de "valeur) qui relève
proprement de l'éthique: est éthiquement pertinent, par rapport à d'autres types de
qualité, ce qui concerne "la vie", l'existence, de façon essentielle ou décisive, c'est-à-dire
en tant qu'elle est projet d'elle-même et unité intégrative, ce qui ainsi participe d'une
qualité ou d'un bien qu'on peut appeler "absolu"20 au sens où il qualifie l'existence elle-
même, "en son être" - et non dans ses aspects ou ses moments accidentels. C'est ce
qu'Aristote affirme lorsqu'il comprend le bien éthique comme bien "en soi" (et non
comme simple fonction de circonstances), qui accomplit l'homme "en tant qu'homme" 21.

Cette dernière référence à Aristote nous fait passer de la vie comme telle à l'homme
comme tel. En effet, avec l'idée de vie (bonne) s'annonce déjà une autre originalité du
mode humain d'expérience: lorsqu'elle se présente comme une totalisation, et non comme
une série continue d'états, l'existence se manifeste comme l'advenir à soi d'un être - celui
qui vit son existence: le sujet, ou la personne. Et dès lors, le Bien ou la qualité qui se
présente à nous avec l'éthique est ce qui doit marquer, non pas un fait, mais une personne;
comme qualité de la personne, ce Bien se présente comme ce que les anciens appelaient
vertu. 22 Dans le champ éthique, ce qui est arraché à la neutralité des simples faits, c'est
l'existence des humains: l'éthique devient ici l'espace où les personnes sont appelées et
exposées à leur propre qualification.

C. La violence originaire; l'éthique comme normativité

Cependant, avant d''approfondir ce phénomène de l'existence personnelle, il nous


faut revenir un peu en arrière, et considérer sous un nouvel angle l'originalité de
l'expérience humaine. Par rapport à la logique réglée de la vie, celle-ci, nous l'avions noté,
se caractérise par une défonctionnalisation de principe. Mais la conséquence immédiate de
cette constitution, c'est une anarchie et une démesure qui , en régime humain, ne
constituent pas des accidents, mais des possibilités originaires et constantes. Il faut noter

19 Cette interprétation s'inspire de P. RICOEUR, au chapitre VII, § 1, de Soi-même comme un


autre, Paris, Seuil, 1989; elle prolonge la réflexion de A. Mc INTYRE (After virtue, London, 1981)
sur l'unité narrative de la vie.
20 Cfr. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs: l'éthique concerne "ce qui peut être tenu
pour bon sans restrictions"; dans le même sens, E. TUGENDHAT, Vorlesungen über Ethik, ,
Frankfurt-am-Main, 1993.
21 C'est ce qu'Aristote affirme lorsqu'il comprend le bien éthique comme bien "en soi" (et non
comme simple fonction de circonstances), qui accomplit l'homme comme tel (Ethique à
Nicomaque, I, 7.)
22 Ce thème des vertus est central dans l'éthique aristotélicienne, et demeure vivant jusqu'à
Descartes et Kant, voire jusqu'à Nietzsche . Cfr. A. Mc INTYRE, op. cit.
13
d'ailleurs que ces possibilités sont ambivalentes: elles se déploient, au-delà de toute nécessité,
aussi bien comme initiatives véritablement créatrices, gratuité ou héroïsme (sous la forme
par exemple du sacrifice de soi) que comme aberrations en tous genres, cruauté "gratuite",
avidité sans limites, démesure de l'ambition, etc.... Tout ce que nous avons dit sur l'excès
ou le débordement de l'existence par rapport à la logique normative de la vie peut se relire
ici - mais en disant à présent que l'existence humaine est livrée, d'origine, à un excès, un
arbitraire, et donc à la possibilité d'une violence 23 sans aucun équivalents chez les autres
vivants. Emancipé de l'ordre naturel et vital, l'humain est capable de tout et de n'importe
quoi: non que soit présent en lui un principe de méchanceté foncière, mais bien plutôt,
presqu'à l'inverse, parce que lui manque un principe naturellement efficace d'ordre et de
mesure, s'imposant selon la stricte nécessité qui est celle de la logique vitale.

On comprend ainsi que beaucoup d'interprétations de l'éthique s'élaborent en


prenant comme axe central cette anarchie fondamentale, et plus encore cette menace
spécifiquement humaine de la violence. Dans cette perspective, le sens même de l'éthique
serait de constituer une riposte à la violence. Dès lors, l'éthique prend une signification,
non seulement dramatique, mais foncièrement négative (comme lutte contre une
spontanéité a priori arbitraire et violente), et par suite essentiellement normative ou
déontologique; et le sens des normes est d'imposer des limites ou une mesure24 à l'anarchie
ou à l'excès originaire de l'existence25.

Cette perspective signale que le premier abord que nous avons proposé du fait éthique,
comme ouverture à la qualité, peut être trompeur s'il s'interprète comme la mise en
évidence d'une spontanéité positive, d'une "bonté naturelle" de l'homme: en réalité, il
s'agissait seulement de montrer que l'expérience a toujours pour nous un sens qualitatif,
non pas qu'elle a toujours une forme bonne. On peut donc, sans briser avec cette approche
initiale, estimer que, dans le registre de la qualité, le Bien ne se détache que de façon

23 Eric WEIL a fait de cette possibilité originaire de la violence le ressort de sa philosophie:


Logique de la philosophie , Paris, 1950 (particulièrement l'Introduction: philosophie et violence ), puis
Philosophie morale (Paris, 1961).
24 Ce thème de la mesure est central dans toute l'éthique grecque, particulièrement
aristotélicienne; le thème plus étroitement négatif de la limite domine dans la philosophie
moderne (en particulier chez Kant), souvent sous l'idée de critère de ce qui est admissible ou
non.
25 FREUD s'inscrit dans cette ligne: il identifie la conscience morale à une instance psychique (le
surmoi) essentiellement répressive à l'égard d'une spontanéité originaire anarchique et, au fond,
violente. Mais on peut estimer que le phénomène même du sur-moi, comme normativité adoptée
(et non simplement subie) par le sujet psychique, révèle la capacité originaire de ce même sujet
de vouloir surmonter sa propre sauvagerie : Cfr. P. RICOEUR, De l'interprétation. Paris 1965.
14
seconde, par contraste avec une possibilité constante, et même peut-être toujours-d'abord
réalisée - qui serait celle de la violence - du mal, de la qualité négative26.

D. L'éthique comme culture et comme institution

Dans l'effondrement des régulations naturelles et le débordement anarchique des


finalités simplement vitales, l'existence humaine se développe ou, plus justement,
s'institue comme culture. En quelque sorte, l'institution, c'est-à-dire la culture, se substitue
au donné, à la nature défaillante et débordée. L'éthique fait partie de cette culture: elle
n'est pas seulement une ouverture originaire, mais aussi une institution - et à un double
titre. D'abord en tant qu'éthique toujours-déjà instituée (comme nous l'avons noté au
début de cette analyse): tout humain vient au monde dans une culture qui comporte une
dimension éthique, qu'on peut appeler un ethos - comme système de normes
comportementales et d'évaluation des faits et des possibles humains. Et cette éthique
instituée a, comme la totalité de la culture, une fonction instituante: elle ne se borne pas à
normer ou dresser les individus; elle se substitue à la défaillance du naturel pour éduquer,
donner forme, et donc capacité effective, à ces êtres originairement perplexes et paralysés
que nous sommes. En ce sens, il n'y a aucune capacité éthique - de jugement, et d'action
orientée - qui n'ait à se recevoir de l'éducation, de la participation à un milieu éthique qui
précède les individus 27. L'expérience éthique a donc la forme concrètement première de
la participation à un tel "milieu éthique".`
4.11 Mais il faut aller plus loin: l'éthique est institution, non seulement comme éthos
social, mais comme mouvement même de l'existence qui assume activement, de façon non
naturellement nécessitée, son ouverture à la dimension éthique. En ce sens, l'éthique est ce
dont les humains se rendent capable, ce à quoi ils s'éduquent: si elle est originaire comme
ouverture, l'éthique n'est pas "naturelle" comme attitude. Et on peut considérer qu'il existe,
au fondement de toute existence, quelque chose comme une décision ou une atttitude de
fond qui est d'assumer (toujours de façon déterminée, c'est-à-dire plus ou moins
radicalement) cette dimension de sens. Se vouloir (ou non) éthique, accueillir et reprendre
(ou non) à son compte ce que nous avons appelé un questionnement originaire: telle est
sans doute la première et la plus fondamentale des "options éthiques", celle qui tranche

26 Que le mal soit plus évident que le bien, c'est ce qui sous-tend la démarche de Jean NABERT
(op. cit.), qui introduit à l'éthique par une triple méditation sur l'échec, la faute, la solitude.
27 On reconnaît ici un argument très présent chez les penseurs dits "communautariens" (par
exemple chez Ch. TAYLOR, The Malaise of Modernity, Ottawa, 1991). Mais cette idée est centrale
aussi bien chez Aristote (qui identifie éthique et politique sur le fond d'une conception de la
communauté politique comme communauté essentiellement éducative) que chez HEGEL, pour
qui le sens éthique se nourrit de la Sittlichkeit historique et collective.
15
entre l'amoralisme et l'attitude éthique positive. En ce sens, chacun constate la différence
entre ceux qui envisagent leur conduite sous une interrogation éthique, et ceux qui
simplement vont leur chemin.
Si l'on conjoint ces deux aspects de ce qui fait de l'éthique une institution, on peut
alors estimer que l' éthique est d'abord et tout simplement la participation à l'institution
éthique, l'appartenance volontaire à la communauté de ceux qui se placent sous l'horizon
de la vie bonne28.

5. L'éthique comme monde des personnes.

Jusqu'à présent, l'analyse que nous avons menée n'éclaire la signification éthique
que de façon très formelle ou très abstraite. Mais les choses vont changer avec la prise en
compte de ce qui constitue probablement l'originalité la plus décisive de l'expérience
humaine: lorsque se rompt la fonctionnalité vitale advient un monde de personnes. C'est
ici que l'augmentation de sens qui caractérise l'expérience humaine est la plus évidente.
Cette mutation a plusieurs aspects corrélatifs: elle engendre à la fois une existence vécue
en première personne, une existence ouverte à l'altérité, une existence sociale 29; et elle
donne à l'expérience éthique l'allure d'un champ d'ambiguïtés et de tensions parfois
dramatiques.

A. L'existence en première personne : un absolu ambigu;.

Dans un de ses poèmes de jeunesse, R.-M. Rilke demandait: "qui donc vit la vie?".
Cette question n'appelle de réponse positive que dans le cas humain, car la vie non
humaine se présente comme un processus anonyme, se déployant à travers les individus
qu'elle anime - et, en somme, sans eux. Certes, avec la complexification des formes
vivantes apparaît une sorte de pré-subjectivité, une affectivité qui est présence de la vie à
elle-même . Mais avec la mutation anthropologique, les choses changent du tout au tout.

28 On peut trouver cette idée chez J. RAWLS ( A theory of justice, Harvard, Harvard UP, 1971;
tr. française de la seconde édition par C. Audard : Théorie de la justice, Paris, Seuil , 1987) , où la
"capacité de former des jugements moraux" ou de développer un sens moral relève de ce que cet
auteur considère comme les "biens premiers" qui font l'objet de la justice. De même, on peut
interpréter l'éthique de la discussion, de J. HABERMAS comme reposant sur cette valeur
fondatrice: la participation à une communauté éthique de jugement. L'objection souvent
adressée à Habermas et à Rawls - "pourquoi faudrait-il entrer dans la délibération (Rawls) ou la
discussion (Habermas)?" - met en lumière le rôle cette option première , de cette "décisin à
l'éthique" que nous soulignons ici.
29 Je reprends ici la structure - je, tu, il - qui gouverne la pensée éthique de P. RICOEUR,
notamment dans Soi-même comme un autre, Paris 1990, aux chapitres 7, 8, 9.
16
L'expérience humaine, marquée par l'interruption des structures fonctionnelles,
provoque en quelque sorte celui qui la vit à s'avancer pour la mener lui-même - et à
s'avancer donc, en première personne. La présence à soi, jusqu'ici réduite à une affectivité
anonyme, vire en ce que les philosophes appellent "personnalité" (Kant) ou "ipséité" (P.
Ricoeur). Le langage (symbolique) est à la fois le milieu et le phénomène même de cette
présence à soi : dans le langage, un être se saisit lui-même, comme Je, comme un soi, de
façon radicalement inédite. Ce qui apparaît ainsi est un nouveau registre d'expérience:
l'expérience vécue en propre - et en ce sens seulement un être nouveau, original: le sujet
de cette expérience, la personne.

L'énigme de cette existence en première personne a suscité les analyses les plus
complexes - les plus contrastées aussi: la "question du sujet" est-elle une des plus
âprement disputées en philosophie. Dans les limites de cette réflexion, on se bornera à
désigner quelques traits de cette existence propre. Ce qui caractérise un sujet, c'est qu'il se
rappporte à son expérience à partir d'une distance qui lui permet de se l'approprier au lieu
de la subir purement et simplement, d'être englouti en elle. Cette distance s'enracine la
défaillance de la pure et simple spontanéité qui traverse les vivants; elle s'affermit avec le
langage, par lequel un être pose en quelque sorte son vécu en face et en dehors de lui ,
pour s'y rapporter à partir de cette distanciation. On comprend donc que ce type
d'expérience puisse être appelé réflexivité: , retour à soi, où plutôt avènement de soi dans
une distance constitutive par rapport au vécu. Cette même distance ouvre alors la
possibilité (toujours effectuée dans une certaine mesure) d'une reprise active du vécu, d'un
ressaisissement qui contraste avec la passivité de la vie subie pour ouvrir l'espace de
l'existence activement vécue; ici commence l'aventure de la liberté.

Ce que nous avons, plus haut, approché comme existence capable d'action se
révèle ici capacité propre, capacité de soi. Et, dans toutes leurs traditions, les humains ont
apprécié cette capacité propre comme possibilité d'une qualité d'existence tout-à-fait
décisive, comme une valeur première: cette capacité de soi est, pour employer un terme
consacré par Kant, ce qui fait la dignité humaine, : elle manifeste l'humain comme l'être qui
"existe comme une fin en soi". La "valeur" proprement humaine de la personne, c'est ici sa
capacité originaire d'être le sujet de sa propre existence, l'auteur ou l'acteur insubstituable
de sa propre histoire. C'est en ce sens précis que chaque être humain et chaque existence
humaine existent comme des "absolus" - parce que ce qui fait la qualité de leur être serait
violée si on instrumentalisait ces existences, si on les intégrait comme de simples moyens
au service d'autre chose que leur déploiement propre, si on les aliénait à elles-mêmes.
17
Mais cet absolu de l'existence propre est équivoque; il introduit des possibilités
multiples dans un champ d'expérience déjà travaillé par la tension entre la logique de la
simple vie et l'horizon de la vie bonne . Autrement dit, il apparaît de façon définitive que
le champ éthique est complexe, foncièrement ambigu. En particulier, on risque de rabattre
l'existence personnelle sur la simple individualité, 30le simple fait qu'un individu est
déterminé par une série de caractéristiques qui le singularisent, et sur le fait du "sentiment
de soi" ou de l'attachement à soi qui est l'héritage du conatus essendi naturel. Alors, la seule
différence avec la logique de la vie est le fait que la vie est désormais radicalement
individuée - sans pour autant qu'elle devienne autre chose que vie, poursuite de
satisfaction, désormais "personnelles". Mais avec cette individuation émerge encore un
autre phénomène: la possibilité, la tentation même d'un égocentrisme que ne connaît pas
la vie naturelle. Le sujet propre peut se constituer, dans sa spontanéité émancipée de
l'ordre naturel, comme le centre de référence absolu de tout sens - de toute "valeur", le
Bien étant réduit à ce qui lui permet de se réaliser, de s'éprouver ou de s'exprimer. Cette
possibilité donne donc un élan nouveau à la menace de la violence; elle est ce que Kant a
profondément analysé 31 comme un germe de mal radical.

Ce phénomène bouleverse le champ éthique, et lui donne un sens nouveau . D'un côté,
l'éthique est l'ouverture d'un être à sa propre destinée; de l'autre, elle est confrontation à la
possibilité, non seulement d'une anarchie, mais d'un égocentrisme plus ou moins radical,
avec ce qu'il comporte de violence. On comprend alors que l'expérience éthique soit
appréhendée et vécue, le plus souvent, moins comme ouverture positive à la vie bonne
que comme effort pour surmonter ces menaces; son sens apparaît alors comme l'exigence
d'une mise en question de cet égocentrisme. Mais au nom de quoi, si l'existence propre est
bien une valeur absolue? La réponse à cette question décisive est cherchée, soit du côté
des nécessités régulatrices de la vie, soit du côté d'un autre phénomène constitutif de
l'expérience humaine: son ouverture originale à l'altérité.

L'humanité autre: l'existence-en-partage

Car, en même temps qu'elle s'ouvre sur elle-même, l'existence devient capable d'altérité.
L'humain est l'être capable de reconnaître une réalité pour et comme elle-même - et non de
façon purement égocentrique, comme un simple élément de sa propre situation, comme
un moment du vécu qui le traverse. Désinséré de son vécu, l'humain lui fait face: ainsi
s'ouvre le champ de l'altérité. De nouveau, le langage en témoigne, qui dit et considère le

30 Cette individualité est ce que P. RICOEUR, op. cit., appelle la "mêmeté".


31 La religion dans les limites de la simple raison, première et deuxième parties.
18
réel, au lieu de simplement en user; l'art est peut être le signe le plus évident de cette
capacité d'attention et d'égard au réel autre.. Mais, dans ce champ inédit de l'altérité,
l'altérité de l'autre humain se détache de façon spécifique. Ce n'est plus le congénère, le co-
participant à un vécu générique: l'autre peut se présenter comme lui-même., à partir de
lui-même.

Cette possibilité est le fondement du respect, qui reconnaît l'existence propre de


l'autre, le paradoxe d'une autre première personne, d'un autre centre de perspective sur le
monde, d'un autre principe premier de sens et d'histoire, d'un absolu à la fois autre et
semblable. A nouveau, c'est le langage qui est à la fois le témoignage et le milieu de cet
événement32: dans l'interlocution, chacun est tour à tour la première et la seconde
personne, c'est-à-dire échange sa position propre avec autrui. Ce qui revient à dire que
chacun peut en quelque sorte échapper à soi-même pour "se mettre à la place de l'autre": il
y a là une extraordianire capacité humaine. Le langage témoigne alors d'une double
caractéristique du rapport humain à l'altérité: ce rapport se déploie sur fond, non
seulement de similitude, mais d'égalité: chacun est également co-sujet de l'expérience ainsi
partagée; ensuite, ce ne sont pas seulement les partenaires dans un projet commun qui se
présentent ainsi, mais tout humain possible. Cette universalité , cette ouverture illimitée
de l'altérité, est la marque la plus décisive de la transcendance du rapport entre humains
par rapport à n'importe quelle forme de solidarité vitale.

Il ne peut être question ici d'analyser, même de façon sommaire, le phénomène


complexe de l'altérité: je me bornerai à souligner la transformation qui advient à l'éthique
lorsque le champ d'expérience qu'elle embrasse est celui où autrui se présente - et peut
être rencontré - de la façon que nous venons d'évoquer. Chacun sait qu'il y a là un enjeu
éthique décisif: mais lequel ? A nouveau, il s'agit d'expliciter des évidences, de les arracher
au trop-bien connu. Si le rapport à autrui est décisif en éthique, c'est sans doute pour deux
raisons croisées. D' abord, aucun fait n'ouvre la décision - l'action - sur des possibilités
aussi contrastées: car le rapport à autrui peut se mener - et se mène toujours- dans des
perspectives très différentes. Autrui peut être considéré comme un élément de ma
situation, ou encore comme un partenaire/rival dans la poursuite de mes projets - ce qu'il
est de fait; mais alors, le sens de la relation avec autrui est essentiellement instrumental (il
en va ainsi dans de nombreuses formes d'éthique contractualiste), et ne présente rien de

32 L'éthique de la discussion de J. HABERMAS (Moralbewusstsein und kommunikatives Handeln,


Frankfort, 1983) et , surtout, de K.-O. APEL (Transformation der Philosophie, Frankfort, 1973;
Ethique de la discussion , Paris, 1994) se fonde sur cet événement: parler avec quelqu'un, c'est avoir
à le traiter comme une personne - égale. Dans un sens à la fois proche et très différent, E.
LEVINAS (Totalité et infini, Den Haag, 1971) montre que le langage, moins comme interlocution
que comme écoute, est l'événement même d'une altérité se présentant à partir d'elle-même (et
non en fonction du moi qui l'envisage).
19
vraiment neuf par rapport à la logique vitale/fonctionnelle ni par rapport à l'égocentrisme
que nous évoquions plus haut: il s'agit simplement de tenir compte d'autrui - comme d'un
fait ou d'un facteur. Pour une très large part, les comportements humains se développent
dans cet espace d'un égocentrisme plus ou moins tempéré. Mais tout autre est (en
schématisant) la perspective où on décide de prendre autrui en compte aussi comme une
personne, comme un authentique sujet d'existence et d' histoire. Alors se modifie
fondamentalement le sens de l'expérience: celle-ci devient véritablement expérience
plurielle - ou en partage. Mais ce partage lui-même est équivoque: il hésite (pour
simplifier) entre rivalité d'un côté, respect (qui sépare) et réciprocité (qui unit) (" désintérêt
mutuel ou endettement mutuel"33) de l'autre côté. Pour notre propos, il suffit de signaler
que ce phénomène sollicite la décision de façon décisive. C'est en cela, d'abord, qu'il s'agit
d'un registre éthiquement essentiel: plus que nulle part ailleurs, sans doute, l'action s'y
découvre engagée dans la responsabilité d'avoir à déterminer les formes et le sens de
l'expérience; autrui est le plus massif, mais le plus indécis34 des "faits", il est, dans son
humanité, ce qu'il y a de plus insistant, mais de plus évanescent- celui donc qui requiert
de l'action la décision la plus constante et la plus lourde.
Mais l'importance éthique du rapport à autrui ne tient pas seulement à cette mise
en jeu originale de la décision; elle tient aussi à ce que, au prix de cette décision, s'ouvrent
à l'existence des possibilités d'expérience et de valeur , ou de qualité, elles aussi originales.
Qualité aussi bien négative que positive, d'ailleurs. D'un côté, les relations entre humains
s'exposent à une forme de violence qui n'a d'équivalent dans aucun autre registre
d'expérience: cette violence est à la mesure de la spécificité de l' "objet" d'expérience - un
semblable, et un absolu. De l'autre côté, la reconnaissance d'autrui ouvre sur des formes
radicalement neuves d'expérience par apport à la vie ou à l'existence propre: la rencontre
et le partage. culminant dans la réciprocité. Or, il y a dans ces phénomènes, non pas des
faits ou des nécessités ou des utilités, mais des foyers de qualité d'expérience aussi
originaux et aussi décisifs que celui que représente l'existence en première personne. On
se limitera à pointer ce qui se joue ici: le débordement de l'enfermement de chacun en soi,
l'énigme et la merveille de l'ex-périence au sens plein, qui la rapproche de l'ex-tase: être à,
avec, par un autre, des autres. La plus vieille sagesse le dit très simplement: "il n'est pas
bon pour l'homme d'être seul"; et chacun sait que la vie refermée sur soi est à peine
humaine. Non pas qu'elle serait plus aléatoire, moins facile - mais parce qu'elle
manquerait de cette qualité essentielle qu'est le partage, et dont la requête est marquée au
plus intime de la chair humaine comme chair sexuée.

33 P. RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris 1990.


34 Que le sens de la présence d'autrui soit livré à la décision, c'est ce qu'un Lévinas souligne
fortement sous le thème de la fragilité ou de la vulnérabilité essentielles d'autrui.
20
Le sens que prennent les relations entre personnes dans le cadre de la vie professionnelle est
évidemment multiple.; on se bornera ici à signaler l'illuson qui consisterait à réduire l'attitude
éthique envers autrui à la générosité gratuite ou à la pure bienveillence. En réalité, il y a une
pluralité de modalités , également éthiques, de la relation intersubjective. En particulier, dans le
cadre professionnel ces relations prennent très souvent la forme (implicitement ou explicitement
définie) d'articulation de type contractuel entre des rôles ( collaboration, échange marchand,
service...). La vigilance éthique alors veille avant tout à maintenir la relaton professionnelle dans le
cadre de ces rôles : le respect du contrat est ici la orme fondamentale du respect, et la limite
essentielle qui préserve de la violence. Il importe d'ailleurs de souligner que celle-ci se situe tant en-
deçàç du contrat (dans le pur arbitraire) que, parfois, au-delà - lorsqu'un acteur "sort de son rôle"
tout en agissant toujours en vertu de sa compétence professionnelle; ainsi d'un médecin qui
prétendrait prendre en main la conduite de la vie de son malade en totalité, ou d'une entreprise
qui se prétendrait dépositaire du "bien" d'une région - ou de ses collaborateurs.

L'humanité commune: la socialité


Mais les rapports à et avec autrui n'ont pas toujours, ni même le plus souvent, la
forme de relations proprement personnelles, supportées par la décision propre face à un
autre singulier. Ils se développent aussi, et toujours d'abord, sous la forme de ce tissu
normé et normatif d'interactions qui constitue le milieu social. Nous avons déjà croisé
celle-ci lorsque nous avons noté que l'existence humaine, expulsée du naturel, se
développait comme institution historique et collective. Cela signifie que, pour chaque
humain, le milieu de son existence, de sa venue à lui-même comme de ses rapports au
monde et aux autres est le milieu social. Ce fait peut être considéré comme une nouvelle
raison pour laquelle les relations inter-humaines constituent un enjeu éthique éminent:
l'institution sociale conditionne radicalement le sort de chacun, et même son accès premier
aux possibilités humaines les plus fondamentales, et oriente d'avance son devenir.

Il en va évidemment pour l'institution sociale comme pour l'existence propre et le


rapport à l'altérité: son sens est équivoque. D'un côté, elle plonge ses racines dans la
solidarité générique qui conditionne la vie: à ce titre, elle peut se construire - et elle fait
toujours en bonne part - comme un système fonctionnel, sous l'horizon de la vie et avec la
force de sa nécessité contraignante. Mais la socialité humaine est travaillée, à la fois, par
l'affirmation des absolus que sont les personnes, et par la question inclôturable de
l'horizon des destinées humaines: c'est pourquoi l'humanité collective constitue un enjeu
d'action et de décision éthique décisif, original par rappport aussi bien à l'humanité
propre qu'à l'humanité de l'autre. Cette nouvelle polarité éthique pourrait être désignée
par l'idée dejustice - en donnant à ce mot, comme le fait Rawls après Aristote, un sens
précis: la justice est la qualité propre des institutions sociales. Ce qui se montre ici
constituer la qualité de l'existence, c'est la participation, sous l'idée régulatrice de l'égalité,
21
à un tissu de socialité tel que tous ses membres puissent y reconnaître un milieu
d'ouverture sur le meilleur d'eux-mêmes - et d'abord sur leur égale capacité d'action et
d'échange. Ainsi, la vie sociale est d'une certaine façon sa propre fin, et se présente comme
un principe de normativité sui generis : de nombreuses théories éthiques (l'utilitarisme,
l'éthique de la discussion ou la théorie de justice de Rawls) prennent donc la socialité
comme visée éthiquement dominante, voire unique.

6. La vie éthique comme expérience de la finitude .

Après avoir fortement marqué l'originalité du champ éthique humain par rapport
à la logique de l'adaptation à la situation, il faut reconnaître qu'on risque de tomber dans
l'abstraction en réduisant l'éthique au triple déploiement (propre, intersubjectif, social) de
l'existence personnelle. Cette abstraction est fréquente dans la modernité occidentale,
centrée sur la subjectivité et donc sur les valeurs (formelles) de liberté et d'égalité. Ce
qu'on risque alors toujours d'oublier, c'est que l'existence humaine est finie: c'est-à-dire que
la vie personnelle et interpersonnelle se développe de l'intérieur d'une situation - le monde
- et ne se réalise qu'en s'incarnant dans des façons ("concrètes") de pratiquer ce monde:
comme vie corporelle, économique, etc...35 A nouveau, l'expérience éthique change ici de
sens: elle n'est plus simple souci de l'existence "proprement humaine", mais effort pour
découvrir les meilleures façons possibles de pratiquer humainement le monde, de l'habiter
de façon humainement sensée .

On prendra ici un exemple central: l'existence est corporelle; la vie personnelle se


réalise comme incarnée. Mais comment vivre humainement cette corporéité - qui n'est pas
un objet manipulable à volonté, mais une dynamique qui a ses propres structures et ses
ouvertures de sens : besoin, jouissance, souffrance, capacité d'action sur..., temporalité
finie entre naissance et mort , etc... ? Telle est la véritable question éthique. Ou encore: les
pures idées de reconnaissance et de partage, que signifient-t-elle lorsque l'ouverture à
l'altérité se découvre,comme coexistence dans un monde fini, où les ressources d'existence
prennent donc le sens de biens rares ? De façon schématique, on proposera ici de
considérer l'expérience éthique comme un mouvement de découverte (une
herméneutique) qui explore, invente, et évalue les possibilités de sens et de qualité
qu'offre la pratique de la finitude. Dans cette perspective, le sens de l'éthique n'est plus un

35 Cette remarque renvoie à la critique, par Hegel, de la morale "abstraite" de Kant et à


l'exigence d'une éthique "concrète", d'une analyse des formes de réalisation du monde des
personnes. Le néo-aristotélisme d'un McINTYRE, par exemple, s'inscrit dans la même logique
de lutte contre l'abstraction d'une éthique de la pure subjectivité.
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simple projet (d'humanité ou de vie bonne), mais une exploration inachevable et une
invention toujours interrogative36.

Cette exploration est affrontée à une difficulté: le hiatus entre, d'un côté, l'horizon
totalisant ou intégratif que nous avons reconnu comme caractéristique de l'éthique en
régime humain - l'idée englobante de vie bonne ou de ce qui est bon "absolument" ou "en
soi", et d'autre part le fait que l'expérience concrète est toujours expérience partielle,
limitée, engagée selon une perspective limitée dans un aspect particulier de la réalité.
Dans une très large mesure, la visée éthique de l'expérience concrète est déterminée par la
signification et les structures du secteur de situation et à quoi elle a affaire: par exemple,
distribuer des biens rares, où veiller à la satisfaction que réclame la vie corporelle, etc...
Comment mener cette pratique limitée à la fois dans la prise en compte de ses
caractéristiques constitutives et limitantes et sous l'horizon lointain du "Bien" en tant que
tel? N'y a-t-il pas un divorce inévitable entre des éthiques "locales" propres à des rôles
limités - bien soigner un malade, bien gérer son entreprise, bien enseigner ses étudiants-
et l' horizon intégral du bien-vivre, avec sa responsabilité infinie ? En réalité, encore une
fois, ce qui se dessine ici est un cercle: en vertu du caractère à la fois fini et totalisant de
l'existence humaine, le Bien comme tel et les pratiques bonnes s'éclairent et se constituent
dans un échange réciproque. Mais cet échange, cette interrogation réciproque, est une
tâche inifinie, et une source de perplexité, voire de dilemmes, toujours renaissante. Cet
échange difficile est le lieu propre des éthiques sectorielles - et en particulier des éthiques
professionnelles.

7. L'éthique entre le désir et la dette: la valeur et l'obligation

Il nous faut, pour finir, revenir sur la complexité interne de l'éthique, que nous
annoncions comme notre fil conducteur. On la soulignera, d'abord, en revenant au
contraste entre normes et valeurs d'où nous étions partis. En interprétant les normes
comme médiations des valeurs, nous avons développé notre analyse du fait éthique sous
le signe de la visée positive du bien - donc dans une perspective téléologique. Mais, de
cette façon, il semble que nous avons négligé une forme fondamentale de l'expérience
éthique: chacun, en effet, l'expérimente dans une certaine mesure comme la confrontation
à du devoir ou de l'obligation: en particulier, chacun adresse aux autres des requêtes qui
se réfèrent à l'éthique en tant qu'obligation. C'est cet aspect déontologique37 qu'il nous
faut mieux comprendre, en réarticulant donc le désir du Bien et l'obéissance à la loi. En

36 Cette interrogation est sans doute la véritable attitude éthique: cfr. H. DECLEVE, D'un ton
propre à l'éthique, in Variations sur l'éthique ( coll.), Bruxelles, 1994.
37 Pour une synthèse rapide et intelligente, cfr. C. LARMORE, Modernité et morale, Paris, Puf,
1993.
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réalité, notre parcours a croisé à de multiples reprises ce qui, dans l'expérience éthique,
contribue à en faire l'expérience d'une injonction. Nous synthétiserons donc ces éléments.

D'abord, il faut rappeler que ce qui constitue une valeur comme telle n'est pas le
fait qu'on décide arbitrairement de la désirer. En elle-même, une valeur est une
signification qualitative qui manifeste l'expérience (effective ou projetée) comme préférable
à une autre possibilité. En d'autres termes, la valeur comporte en elle-même, de façon
immédiate, une dimension d'autorité, un impératif impliqué par l'optatif: la valeur se
présente comme ce qui mérite d'être vécu et réalisé - et , en ce sens, comme ce qui requiert,
réquisitionne la décision et l'action. En ce sens, l'opposition entre valeur et devoir,
téléologie et déontologie, est une illusion d'optique: l'autorité relève de la valeur elle-
même; ou, en d'autres termes, la question: "pourquoi faudrait-il faire ce qui semble bien?"
n'a guère de sens: le Bien est une signification qui, de soi, de façon immédiate, appelle et
engage l'action.
On peut appliquer cette analyse à la constitution fondamentale qui met l'existence
sous le signe de l'avoir -à-être: si l'existence est institution d'elle-même, ce n'est pas
seulement ni même d'abord comme projet, c'est comme exigence: dans chaque existence,
l'humanité se présente comme ce qui manque, encore et toujours, et qui requiert. Chaque
humain est constitué comme humain par cette dette originaire d'humanité. Et, en
particulier, cette dette se manifeste lorsqu'elle fait valoir la différence de l'existence
vraiment humaine par rapport à la simple vie vouée à sa satisfaction et à son expansion.
Se trouver constitutivement situé dans cette tension (c'est l'idée de conscience morale) est le
foyer originaire qui fait de l'éthique une expérience d'exigence sans cesse renaissante, celle
d'avoir à vivre à hauteur d'humanité - ou de se dégrader.
Ces analyses sont renforcées par un autre phénomène: celui de la violence. Nous
avons relevé que, en régime humain, l'anarchie est originaire, et que la violence est une
possibilité constante. C'est face à cette possibilité, et même face à ce que nous avons
signalé comme tentation d'égocentrisme violent, que l'éthique prend une signification
urgente, pressante - celle d'un devoir ou d'une obligation: devoir de lutter contre la
possibilité toujours-déjà réalisée de la violence, et même contre cette puissance de violence
qui fait partie de nous-mêmes, de notre être propre. En tant qu' elle convoque à cette prise
de parti , l'éthique prend bien la force d'une injonction, d'un devoir qui dresse une
possibilité contre l'autre, une part de nous-même contre une autre.
Un troisième aspect de l'expérience éthique , enfin, aiguise encore cette dimension
du devoir: c'est la confrontation de l'existence propre à l'existence autre. Car autrui ne se
présente, ni comme un fait, ni même simplement comme une "valeur" - mais bel et bien
comme une personne se présentant à partir d'elle-même, et revendiquant ou implorant le
respect et la sollicitude, contre l'indifférence ou la violence qui toujours le menacent ou
l'ont déjà frappé. En tant qu'elle se développe comme cette exposition à la demande
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d'autrui, l'expérience éthique est bien, originairement, marquée par l'injonction reçue du
dehors. C'est d'ailleurs sur cet aspect qu'insistent les très nombreuses interprétations de
l'éthique qui situent son foyer dans l'exigence de compassion face à la souffrnce ou à la
vulnérabilité - de l'autre, mais aussi de soi et même, plus récemment, de la nature et du
monde 38. Il en va, enfin, de façon semblable pour l'expérience sociale: la participation à la
socialité constitue un foyer d'injonction - non seulement un foyer de contrainte normative
factuelle, mais bel et bien une exigence adressée à l'existence propre: au-delà des projets
personnels, aussi sublimes soient-ils, la participation au tissu structuré de relations
sociales, à l'institution d'un monde humain, saisit l'existence comme un principe obligeant
en même temps que comme une possibilité désirable.

Mais la problématicité caractéristique de l'éthique est plus vaste encore que la


dialectique du désir et de la dette : elle apparaît si l'on récapitule le trajet que nous avons
suivi, et au fil duquel le sens de l'éthique apparaît comme marqué d'une pluralité
essentielle. Qu'est-ce que la qualité ou le bien sur lequel l'éthique ouvre l'existence ? Il se
présente comme une constellation de polarités originales, irréductibles les unes aux autres
- et difficilement coordonnables. On pourrait schématiser cette pluralité de la façon
suivante. D'abord, le bien éthique concerne une vie qui est appartenance finie à une
situation mondaine, se développant en moments successifs et partiels; ; en cela, il continue
à s'apparenter à l'adaptation satisfaisante au monde qui anime la (simple) vie et sa
fragilité. De l'autre côté, le bien éthique est le déploiement d'existences personnelles, de
capacités de soi transcendant toute soumission à une situation nécessitante. Ces deux
dimensions de ce qui fait l'unique expérience humaine - finitude et personnalité, fragilité
et capacité - ne se rassemblent, évidemment, que dans une tension difficile et constante.
Mais il y a plus: l'existence personnelle est elle-même à la fois existence propre, existence
en partage et en rencontre, existence sociale: il y a là trois principes , également
originaires, qui se disputent le sens et la qualité ultimes de l'action sensée. Au total, ces
complexités superposées font du champ éthique un champ de problématicité: l'existence
est complexe et le Bien multiple. Autrement dit, dans le champ éthique se présentent des
sphères de valeur (vitales et finies, personnelles, altruistes, sociales) relativement
hétérogènes. C'est pourquoi l'expérience éthique, comme nous l'avions noté dès le début,
engage inévitablement dans des interprétations, des prises de position et des options qui
en font un débat permanent. Et le paradoxe où nous aboutissons finalement est alors
celui-ci, que chacun vit quotidiennement: l'expérience éthique a le sens, en même temps,
d'un enjeu essentiel, d'une obligation pressante, souvent absolue - et d'une problématicité
indépassable. Seule la vie éthique concrète et persévérante, celle des individus, celle des

38 Les noms de SCHOPENHAUER, de LEVINAS et de H. JONAS sont particulièrement


exemplaires de cette perspective.
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cultures, celle des institutions, peut apprivoiser le paradoxe et affermir, à force
d'expérience et de confrontations, la conviction fragile de bien juger et de bien agir, c'est-à-
dire de répondre, du dedans de la finitude, à la requête énigmatique de l'inconditionné
qui se présente à nous dans l'expérience éthique.
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