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DROIT ET MORALE
SOMMAIRE
Avant-propos
Introduction : Droit et Morale
Vers un approfondissement des notions
Éthique ou Morale ?
Morale et Éthique
Le droit comme norme des comportements intersubjectifs
Le phénomène de la loi et l’œuvre du législateur
Rapport entre droit et éthique
La loi en général : Les lois et la morale
Les lois divines :
La loi éternelle
La loi naturelle
La loi divine positive
Les lois humaines :
Fondement et origine des lois humaines
La structure des lois humaines
L’obligation des lois humaines
Les lois positives ou conventionnelles
L’universalité de la loi positive
La loi morale
La norme morale
Notion de conscience
Epikie et équité
Droit canon et morale
Légalité et légitimité
Ethique procédurale
Homicide et légitime défense
Justice pénale
Justice et droit de punir
Ordonnance juridique et éthique
Droit et déontologie
AVANT-PROPOS
Remarques liminaires
Malgré le discrédit dans lequel est tombée l’idée même de morale, notre
époque est marquée par un « appel éthique » généralisé. De quoi s’agit-il ? Loin
de verser dans l’immoralité ou l’indifférence morale, les mouvements les plus
significatifs de notre temps manifestent la reconnaissance la plus spectaculaire
du besoin de règles éthiques et morales qui soient au service réel de l’homme.
Songeons simplement à cette aspiration générale vers plus de justice, de respect
de la dignité humaine, entre individus, classes ou nations. L’idée même de
justice sociale n’a de sens que par une régulation rationnelle et contraignante
des rapports humains.
Par conséquent, la morale catholique ne se réduit nullement à un code
de prescriptions et d’interdits enseignés par l’Église pour maintenir le peuple
dans l’obéissance, au détriment de sa liberté. Elle s’efforce plutôt de répondre
à l’aspiration du cœur humain vers le bien et la vérité, en traçant les règles à
observer pour la faire grandir et prendre vigueur à la lumière de l’Évangile. La
morale catholique n’est pas oppressive de nature, ni conservatrice par principe ;
elle se veut éducatrice en vue du progrès. Telle est sa mission véritable.
La morale catholique n’est pas non plus réservée aux seuls fidèles de
l’Église romaine. Elle revendique une portée universelle à un double titre. Se
fondant sur le décalogue, elle veut être l’interprète, à travers lui, de la loi
naturelle inscrite dans le cœur de tout homme. Parce qu’elle prend sa source
dans l’Évangile, elle participe aussi au dynamisme universaliste que le souffle
de l’Esprit Saint confère à la Parole du Christ.
EN GUISE D’INTRODUCTION
Droit et Morale
Ces deux notions sont voisines quoique différentes, en raison soit de leur
nature propre, soit du domaine recouvert par chacune d’elles1.
Le droit, entendu ici au sens d’ensemble de lois, a pour but de
promouvoir le bien commun en réglementant les rapports sociaux entre
membres d’une même communauté humaine. Il porte donc sur des actions à
prescrire, permettre ou interdire, qui ont un caractère social, repérable par
l’autorité (actes externes) ; l’autorité de la loi ou du droit découle donc de celle
de son législateur qui peut, selon les cas, l’abolir, la préciser ou la changer. Par
contre, la morale n’est pas, comme l’entend le sens vulgaire, un ensemble
d’interdits restreignant la liberté individuelle ; elle est avant tout le domaine de
la conscience, soit qu’elle prescrive ou autorise un acte perçu comme bon, soit
qu’elle l’interdise comme un mal. L’obligation morale s’enracine ainsi dans la
conscience individuelle, persuasion intime de faire le bien ou de refuser le mal.
Normalement, il ne devrait pas y avoir d’opposition entre les deux
domaines : le domaine de la moralité couvre tout le champ de l’activité
humaine, aussi bien celui de l’intériorité (celui de l’intention, du désir, de tous
les actes internes non manifestés à l’extérieur) que celui des rapports sociaux ;
le domaine du droit couvre par contre les rapports sociaux dans la mesure où
est concerné le bien commun. Le domaine de la moralité, celui de la conscience
ou de l’intériorité, est le plus fondamental et à l’origine même de l’obéissance
à la loi positive qu’il précède, comme l’a précisé le Christ à propos de
l’accomplissement de la loi : « Vous avez appris qu’il a été dit : tu ne
commettras point d’adultère. Mais moi je vous dis que quiconque regarde une
femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur »
(Mt 5,27-28).
La conséquence en est que, normalement, le droit ne devrait prescrire
que ce qui est moral ; mais il peut se faire qu’il autorise des actes en soi
immoraux (par exemple, la forme d’homicide qu’est l’avortement). Le fait
1
AA.VV, Théo. L’encyclopédie catholique pour tous, Paris 1992, 781.
-2- DROIT ET MORALE
qu’un tel acte soit légalisé, devienne légal, ne signifie pas qu’il soit moral pour
cela ; il doit être refusé par la conscience (c’est ce qu’on appelle alors « clause
de conscience » ou plus généralement refus d’obéir par « objection de
conscience »). Cette distinction et cet enseignement prennent actuellement
d’autant plus de valeur que la prolifération des lois et des règlements entraîne
facilement la persuasion qu’il appartient à l’autorité publique de dire où sont le
bien et le mal, sans aucune référence à un ordre de valeurs morales supérieures
à toute législation humaine. Cela signifie que l’exercice de la conscience appelle
chez tout être humain une perception de valeurs supérieures, un sens du
discernement et un esprit de responsabilité, objectifs majeurs, en fin de compte,
de toute éducation.
CHAPITRE I
1. Éthique ou Morale ?
La plus grande confusion règne dans ce vocabulaire. Chaque auteur
propose sa définition, mais, jusqu’à ce jour du moins, aucun consensus général
n’a pu être dégagé.
Le philosophe P. Ricoeur estime que l’éthique relève du bien, tandis que
la morale recouvre le domaine de l’obligation.
Le scientifique J. Bernard propose une définition claire, belle et
rigoureuse : « Deux origines étymologiques pour le mot éthique. Le terme
« ithos », qui signifie la tenue de l’âme, le style, au sens de ce mot dans la France
classique : « le style, c’est l’homme ». Le terme « ethos », complémentaire du
premier, peut désigner l’ensemble des normes né du respect dans la mesure.
L’éthique est une science qui prend en considération l’ithos et l’ethos. Elle est
la garantie de l’harmonie de résulte de la bonne tenue de toute chose, de tout
acte, de l’accord en somme entre l’âme et le développement. Elle suppose une
action rationnelle. Elle est le propre de l’homme. »2
Par contre, morale et éthique ont toutes deux la même origine
étymologique. Venant la première du latin mos, moris (mœurs) et la seconde du
grec ethos (mœurs), elles désignent une considération régulatrice des mœurs
humaines. Pour cette raison, nous utiliserons dans ce cours ces deux mots dans
un sens équivalent. La tradition catholique préférait parler de morale et la
tradition protestante d’éthique. De nos jours, le mot de « morale » est
singulièrement dévalorisé ; il évoque l’univers des contraintes et du sur-moi de
l’enfance ; il fait penser aux leçons que l’on s’administre les uns les autres et
aux conflits qui en découlent. On le remplace donc volontiers par celui
d’« éthique ». Parler de morale ferait vieux jeu ; parler d’éthique ferait
moderne… même si le mot était déjà employé par Aristote !
2
J. BERNARD, Ethique, in J-L. BRUGUÈS, DMC, Chambray-lès-Tours 19962, 162.
-4- DROIT ET MORALE
3
On verra donc dans le principe une cause première, l’information première de l’agir moral,
le critère ultime qui ne peut être déduit d’aucun antécédent, ce au-delà de quoi on ne peut
remonter. Les principes moraux expriment la nature même de l’homme. Ils traduisent les
structures ultimes de l’être.
4
Éthique et sciences humaines s’attachent à la même matière : le comportement. Les sciences
humaines ou sociales (psychologie, sociologie, ethnologie…) décrivent ce qui se fait.
Lorsqu’elles proposent des interprétations du comportement humain, elles quittent leur cadre
strictement scientifique pour se référer, le plus souvent implicitement, à une vision
idéologique. Comme savoir moral, l’éthique doit rester à l’écoute de la vie, en toute son
ampleur et en sa profondeur. Elle a donc besoin de se référer constamment au travail
descriptif des sciences humaines. Elle accepte avec discernement les interprétations
avancées, établissant la part qui revient aux options idéologiques. Cependant, elle récuse
toute prétention qui voudrait ériger une science en morale : ce qui se fait ne coïncide pas
nécessairement avec ce qui doit se faire. La normativité relève exclusivement d’une
démarche philosophique et religieuse.
CHAPITRE I : VERS UN APPROFONDISSEMENT DES NOTIONS -5-
fait, la seconde ce qui doit se faire. Tout au long se son histoire, la morale dut
se défendre contre les prétentions de la science à s’ériger en source normative.
En ce sens, il ne saurait jamais exister de morale scientifique5.
1.1.1 La loyauté
C’est notre capacité de discerner l’esprit de la lettre et notre volonté de
rechercher l’équité dans une relation.
À juste titre, chaque jour, des règles, des codes et des lois viennent
s’ajouter, voire se superposer à d’autres, prétendument pour faciliter le bon
fonctionnement de l’organisation d’une communauté quelle qu’elle soit – cela
dit sans mettre en cause ni leur bien-fondé ni la bonne volonté de ceux qui les
conçoivent. La complexité du monde, la diversité des individus, l’équivoque du
langage font qu’il y a une grande part laissée à l’interprétation personnelle dans
l’application de ces règles.
Or, aujourd’hui, là où il faudrait la volonté de s’entendre en cherchant
l’esprit qui préside à la loi, on a surtout celle de revendiquer son droit en prenant
la loi au pied de la lettre sans se soucier un instant de l’équité de notre démarche.
D’où la banalisation des conflits, le recours incessant aux tribunaux, la
déshumanisation des relations personnelles. Les relations dans tous les
domaines se résolvent à un rapport de forces et de lois. A ce titre, tous les abus
sont permis et confortent les égoïsmes : « La lettre tue, l’esprit vivifie » (2 Cor
3,6). Ce sont la loyauté et la bonne volonté de chacun qui peuvent redonner tout
leur sens aux règles et qui nous permettraient de transformer les rapports
conflictuels en rapports consensuels.
1.1.2 L’altruisme
5
J-L. BRUGUÈS, Dictionnaire de morale catholique, Chambray-lès-Tours 19962, 285-287.
6
J. BENOIT, Graine d’éthique, Paris 2000, 24.
-6- DROIT ET MORALE
C’est l’ensemble des éléments qui portent à faire le bien à autrui. Une
maxime bien connue nous engage à traiter les autres comme nous aimerions
qu’ils nous traitent.
La qualité et la solidarité de la relation avec nos proches et ceux qui nous
sont éloignés conditionnent notre épanouissement et notre bonheur. On le
comprend assez facilement lorsque l’on est dans une relation de couple ou avec
ses enfants et ses amis. C’est beaucoup plus difficile à admettre lorsque la
relation nous est plus éloignée : « Loin des yeux, loin du cœur ».
Voilà bien le drame : on regarde sans voir. Que ce soit dans la société,
dans l’entreprise ou ailleurs, on côtoie quotidiennement des gens, mais on ne
les voit pas. Dans ces conditions, la relation ne peut être que médiocre. Voir,
c’est prendre conscience que notre bonheur dépend complètement de celui des
autres. Notre interdépendance est totale. De ce fait, voir, c’est contribuer à la
dignité, au respect et au bonheur de l’autre, c’est apporter aux plus défavorisés
une vie décente dans ses dimensions physiques, morale et spirituelle. Faute de
comprendre cette nécessité première, nous nous privons à notre tour de l’estime
et du soutien des autres et pourtant c’est par eux que passe notre bonheur.
Chacun de nous peut expérimenter la force que l’on tire de son
investissement pour les autres, que ce soit dans sa famille, avec ses amis, dans
une association, dans l’entreprise : c’est la force de l’amour.
1.1.3 La gratuité
C’est notre capacité de donner et de servir pour le seul plaisir de donner
et de servir, sans rien attendre en retour sinon le plaisir de se sentir « beau », et
ce, justement parce que l’on n’attend rien en retour.
Des trois critères définissant un comportement éthique, la gratuité est de
loin le plus important, le plus novateur, le plus révolutionnaire, et c’est bien
celui qui prête le plus à la contestation. Surtout dans l’entreprise où la notion de
gratuité est tout à fait saugrenue, où tout est comptabilisé. D’une certaine façon,
ils ont raison aussi, ceux qui affirment que rien n’est gratuit. Par nature,
l’homme ne peut pas faire un acte désintéressé. Mère Teresa ou l’abbé Pierre
sont aussi par leur action généreuse à la recherche de Dieu, mais en tant que
femme et homme, ils ne réclament rien pour eux ; ils s’abandonnent dans le don
aux autres.
Comme Monsieur Jourdain faisait de prose sans le savoir, nous sommes
souvent dans la gratuité sans nous en rendre compte. Paradoxalement, plus on
est dans la gratuité, plus on gagnera à terme. Dans cette gratuité, nous sommes
CHAPITRE I : VERS UN APPROFONDISSEMENT DES NOTIONS -7-
1.2.4 La morale fait état du bien et du mal, l’éthique fait état du positif et du
négatif
Nous avons tous eu recours un jour ou l’autre à ces jugements hâtifs
faisant intervenir les notions de bien et de mal. Ils s’apparentent plus au réflexe
qu’à la réflexion… Ils constituent pour notre esprit une solution de facilité et
ouvrent la porte au sectarisme.
La pluie, la neige, le soleil, est-ce bien ou mal ? Cela peut être tour à
tour « bien » ou « mal », c’est-à-dire en l’occurrence favorable ou défavorable
à l’homme, suivant le contexte. À travers cet exemple très simple, on mesure à
quel point le bien et le mal sont des concepts fluctuants. L’éthique, qui fait appel
au discernement, préfère les notions de positif et de négatif, qui permettent
d’emblée de relativiser le jugement et mettent en avant notre bonne volonté à
trouver la solution la plus juste, ou celle du moindre mal… La bonne volonté
pose parfois des limites à la volonté.
Par exemple, lorsque le chef d’une entreprise fait attention aux attentes
spécifiques de chacun, il s’unit à eux dans leurs problèmes et il remplace le
« Vous devez faire » par un « Nous devrions faire ». Il fait donc corps avec eux,
il n’est plus le tiers ou le patron qui impose de l’extérieur, mais le « guide » qui
entraîne et donne envie d’agir.
8
et le droit civil en particulier
CHAPITRE I : VERS UN APPROFONDISSEMENT DES NOTIONS - 11 -
9
C’est-à-dire, une délibération générique ou abstraite.
- 12 - DROIT ET MORALE
laquelle advient en une double phase. Avant tout, le législateur doit repérer la
situation concrète : étroitesse de la rue, densité des habitations, degré de
possibilité que les personnes traversent, degré de capacité, du chauffeur et de la
voiture, d’éviter un accident. Dans un second moment, le législateur repère et
détermine le comportement qui ne lèse pas, c’est-à-dire apte à ne pas tuer. Et
par conséquent, il prescrit, par exemple, que les conducteurs roulent à une
vitesse ne dépassant pas 50 km à l’heure. On doit remarquer que le « ne pas
rouler à une vitesse supérieure à 50 km à l’heure » est le « ne pas tuer » en cette
circonstance concrète. C’est, par conséquent, un comportement nouveau et non
nouveau. Nouveau par le fait que limiter la vitesse est différent du
comportement initial, général-générique-abstrait, consistant dans le « ne pas
tuer ». Non nouveau par le fait que c’est le même « ne pas tuer » dans cette
circonstance concrète.
À partir de là, un fait apparaît évident, c’est-à-dire l’œuvre du
législateur. Celui-ci élabore la loi. Cela signifie qu’il identifie et établit quels
sont les biens de la personne qui doivent être sauvegardés ou conférés avec les
justes comportements relatifs des autres sujets, soit d’abstention ou de
promotion.
Mais, le législateur connaît-il l’éthique ou peut-il la connaître ? À cette
question, il n’est pas possible de donner une réponse à priori. Il se peut que le
législateur saisisse l’ontologie et la transfère dans la loi, et il se peut, au
contraire, que cela n’arrive pas. De ce fait, le législateur est évidemment
l’ensemble des associés (ou directement, par l’intermédiaire de l’institution
référendaire ou indirectement, par l’intermédiaire des représentants élus) et un
tel ensemble a ou peut probablement avoir des visions différenciées de la réalité.
En réalité, le législateur arrivera à se former une conviction du bien ou
du non-bien selon sa conscience et transfèrera dans la loi une telle conviction.
Une telle perception peut être ou ne pas être adéquate à l’ontologie et la loi d’où
cela dépendra y sera ou n’y sera pas convenable. Il est évident que la conscience
du législateur pourra et devra être illuminée, c’est-à-dire formée, par celui qui
a la tâche de saisir l’ontologie et de fait la saisit.
« limitation de la vitesse » est une loi éthique en tant qu’elle est une
concrétisation du général-abstrait « ne pas tuer »10.
Pour conclure cette première partie, nous pouvons dire que les lois
civiles et les lois ecclésiastiques convergent vers le même but, le
perfectionnement de l’homme, mais à des niveaux divers et selon un bien
différent avec sa fin ultime. Les premières ne visent que la perfection toute
relative apportée par une félicité terrestre et temporelle, néanmoins
indispensable ; les secondes visent directement, à travers et aussi par-delà cette
étape transitoire, à obtenir une perfection bien plus profonde, d’ordre surnaturel,
par l’incorporation au Christ présent dans l’Église, pour la plus grande gloire de
Dieu.
En un mot, la loi civile ne mérite le nom de règle de moralité que si elle
ne contredit pas la loi de Dieu et de l’Église ; et la loi ecclésiastique doit aussi
respecter la loi divine. Le rôle de toute loi positive étant d’ailleurs d’affirmer,
d’expliciter, d’interpréter, de préciser ou de compléter ce que demandent la loi
naturelle et notre fin dernière, la règle de moralité que nous indiquons ici n’a de
valeur que dans la mesure où elle ne s’oppose pas aux deux précédentes : le
droit n’est vraiment le droit que s’il prend sa source dans la morale.
10
F. COCCOPALMERIO, Diritto ed etica (Droit et éthique), in NDTM, ed. F. COMPAGNONI, G.
PIANA, S. PRIVITERA, Cinisello Balsamo (Milano) 19943, 232-235.
CHAPITRE II
La loi en général
but et fin ultime de sa vie, consiste en une orientation vers le terme divin, par la
connaissance et l’amour, se réalisant par tous les actes de la vie humaine ; ceux-
ci, internes comme externes, permettent à l’homme de se rapprocher ou de
s’éloigner de Dieu ; ils constituent la vie morale, et le Christ en est le grand
moyen d’accomplissement11.
Ce plan donne à la théologie son unité fondamentale12 centrée qu’elle est
sur Dieu, source et terme (alpha et oméga) du double mouvement qui relie
toutes choses à Lui à travers le Christ ; la morale y est intégrée comme forme
fondamentale de relation avec Dieu, et la loi comme pièce maîtresse de sa
réalisation. Ce contexte général rappelé par Jean-Marie Aubert13, les divers
éléments qui constituent la loi peuvent être détaillés dans leurs mutuelles
interactions.
2. La nature de la loi14
Proposition I : Lex est ordinatio La loi est un ordonnancement de la
rationis ad bonum commune ab eo, raison, en vue du bien commun,
qui curam communitatis habet, promulgué par celui qui a la charge de
promulgata. la communauté.
La réalité de la loi, comme norme de l’agir moral, demande à être
précisé par une étude des divers éléments qui la constituent. Au lieu de partir
d’une définition a priori, il semble préférable d’opérer par une découverte
progressive, en suivant la méthode de l’analyse par les causes (au sens thomiste
du mot), c’est-à-dire en répondant aux questions : quel est le but de la loi (cause
finale) ? Quel est son auteur (cause efficiente) ? Qu’est-ce qui la constitue en
propre (cause formelle) ? Sur quoi porte-t-elle (cause matérielle) ?
11
Il faut veiller à ne pas limiter l’action du Christ à une aide purement morale ; l’élément
essentiel de son œuvre est la transformation qu’il opère par la grâce, rendant l’homme
participant de la vie divine.
12
C’est le plan même de la Somme théologique de saint Thomas : Ia pars : Dieu en lui-même
et comme Créateur. IIa pars : Retour de l’homme vers Dieu par la vie morale. III a pars :
Méditation du Christ et de l’Église dans ce retour.
13
J-M. AUBERT, Loi de Dieu, loi des hommes, Tournai 1964, 9-12.
14
Les auteurs anciens attachaient une grande importance à l’étymologie des mots, persuadés
qu’elle peut révéler l’essence des choses ; pour ce qui est de la loi, si Cicéron la faisait dériver
de « legendo », saint Thomas préférait le faire de « ligando » ; en fait, actuellement on fait
venir « lex » de la racine indo-européenne « lagh » = poser, établir (cf. « Lex », in DELL, ed.
E. ERNOUT – A. MEILLET, Paris 1951.
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 17 -
15
De la sorte, si on envisage le rôle de la loi dans la justification, on comprend que seule la
loi divine nouvelle justifie l’homme, car elle se confond avec la grâce.
- 18 - DROIT ET MORALE
Par conséquent, le bien humain que doit viser la loi est avant tout
communautaire, et c’est ce qu’on entend par bien commun. Cette réalité,
essentiellement analogique se retrouve à tous les niveaux de l’agir humain.
2.2.2 L’autorité humaine, soit ecclésiastique, soit civile, est aussi auteur de lois
véritables et participe à des titres divers de l’autorité divine
Le pouvoir législatif de l’Église et de l’État a Dieu pour auteur. Avec
saint Thomas, rappelons le lien du pouvoir législatif avec la poursuite du bien
commun :
La loi vise d’abord et principalement l’ordre en vue du bien commun ; or établir un
ordre en vue du bien commun revient à la multitude tout entière ou à quelqu’un qui
représente la multitude. C’est pourquoi le pouvoir de légiférer appartient à la
multitude tout entière ou bien à un personnage officiel qui a la charge de la
multitude. La raison en est qu’en tous les domaines, c’est toujours à celui dont la
fin relève directement qu’il convient de tout ordonner en vue de cette fin 16.
En d’autres termes, les responsables du bien commun, soit
ecclésiastique soit civil, c’est-à-dire l’autorité, ont la charge propre d’orienter
16
T. D’AQUIN, Somme théologique, Ia-IIæ, 90, 3. Saint Thomas envisage donc deux solutions
possibles pour l’exercice du pouvoir législatif : le cas d’une communauté non suffisamment
organisée pour avoir des responsables, et le cas où elle s’est choisi une autorité ; pour lui
donc « l’État est fonction de la nation entière ».
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 19 -
leurs sujets vers ce bien commun par des lois appropriées. Du fait que le bien
commun est la fin de la société, celle-ci ne peut y tendre et par-là maintenir son
unité vitale, malgré les divergences des intérêts particuliers, que si un élément
unificateur est spécialement chargé de promouvoir ce bien commun par-delà la
diversité des biens individuels ; cet élément dynamique, lien et sauvegarde de
l’unité sociale, est l’autorité publique ; et parmi toutes les charges de l’autorité
qui découlent de sa fonction, il est évidemment celle de choisir les moyens pour
atteindre ce but, c’est-à-dire de faire des lois. Ce faisant, puisque la société est
voulue selon l’ordre divin, la fonction législative de l’autorité est une
participation au pouvoir suprême de Dieu. En prenant les termes au sens le plus
général, on pourra donc dire que l’auteur d’une loi est celui qui a la charge de
la communauté concernée par cette loi.
recherche le bien commun, qui prescrit la loi et l’impose aux sujets pour leur
bien. Bref, la volonté du législateur ne constitue pas l’obligation de la loi, mais
elle la manifeste et la rend efficace17.
2.4.1 La loi règle les actes humains, quoique de façon différente suivant les
diverses sortes de lois
L’homme réalise sa destinée et épanouit son être par chacun de ses actes
conscients et libres ; la fin ultime n’est pas qu’un terme dernier ; elle concerne
immédiatement la vie humaine quotidienne, et l’homme la réalise,
imparfaitement certes, mais progressivement par sa vie vertueuse de tous les
instants ; et la loi est le moyen pédagogique adapté à sa nature, pour l’aider dans
cette marche. Œuvre de la raison pratique, devant orienter l’homme vers le bien
commun, à travers et par lequel il réalise sa destinée personnelle, la loi porte
alors essentiellement son activité régulatrice sur les actes humains, c’est-à-dire
ceux qui émanent de l’homme en tant que tel, ses actes volontaires18.
Il ne faut pas se représenter cette régulation comme venant de l’extérieur
donner une valeur morale à des actes humains qui eux-mêmes seraient
indifférents. Aucun de ces actes, pris concrètement, n’est indifférent ; il porte
en lui-même une référence positive ou négative avec la fin ultime, selon qu’il
perfectionne ou non l’être humain.
La loi, principalement la loi naturelle, mesure cette perfection et en est
même la formalité, et l’acte ainsi formellement conforme à la fin humaine est
appelé moralement bon. Sa moralité ne découle donc pas d’une conformité
17
Il y a toutefois un secteur dans lequel la volonté du législateur peut jouer un rôle formel
dans la loi ; c’est le cas des lois purement positives, quand le choix des moyens n’est pas
possible à partir d’un pur élément rationnel ; il ne peut alors qu’être conventionnel, et c’est
la volonté qui tranche. Par exemple, dans le Code de la route, obliger à circuler sur une seule
voie est une norme rationnelle (éviter les collisions) ; mais choisir une fois pour toutes entre
la circulation à droite ou à gauche n’est pas une œuvre rationnelle ; les deux solutions peuvent
y prétendre également.
18
À ce sujet il faut bien distinguer entre acte volontaire (propriété fondamentale de l’acte
humain, source de son imputabilité) et acte libre (propriété découlant de l’indétermination de
la volonté devant un bien partiel et limité).
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 21 -
extrinsèque à une norme qui lui serait plus ou moins étrangère, mais de la
réalisation de sa finalité interne, selon une norme qui exprime ce pour quoi il
est fait :
Le fondement de la morale, c’est la nature humaine même. Le bien moral, c’est
tout objet, toute opération qui permettent à l’homme d’accomplir les virtualités de
sa nature et de s’actualiser selon la norme de son essence, qui est celle d’un être
doué de raison. La morale thomiste est donc un naturalisme, mais la nature s’y
comporte comme une règle. De même qu’elle fait que les êtres sans raison agissent
selon ce qu’ils sont, la nature place les êtres doués de raison devant la tâche de
discerner ce qu’ils sont, afin d’agir en conséquence. Deviens ce que tu es, telle est
leur loi suprême : homme, actualise jusqu’à leurs extrêmes limites les virtualités de
l’être raisonnable que tu es19.
Par contre, les lois humaines, ecclésiastique et civile, du fait qu’elles
concernent principalement l’homme social, c’est-à-dire tel qu’il se manifeste à
ses semblables, ne peuvent de soi régler que les actes externes. Ce dernier
élément constitutif de la loi pourrait être formulé d’une autre façon, en disant
que la loi oblige les sujets de la communauté qu’elle concerne. En d’autres
termes, les membres de la communauté sont les sujets de la loi qui exerce sur
eux sa puissance régulatrice.
19
E. GILSON, Le Thomiste. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Paris
1942, 383-384.
20
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 90, 4.
- 22 - DROIT ET MORALE
établit le contact entre la loi et le sujet21. Il est clair que la promulgation revêt,
selon les différents types de lois, des formes diverses et très analogiques ; ainsi
saint Thomas explique que la loi éternelle est promulguée ab æterno par le
Logos divin ; la loi naturelle n’a pas besoin d’une promulgation externe ; elle
est promulguée dans la raison humaine. Pour les autres lois, divines et
humaines, du fait qu’elles sont positives, il y a forcément une intervention
historique du législateur (et c’est en cela que consiste leur positivité), qui inclut
nécessairement une promulgation au sens propre du mot.
3. L’efficacité de la Loi
En possession maintenant d’une notion plus précise de la loi, analysée
en ses éléments constitutifs, nous pouvons plus aisément la voir à l’œuvre dans
la vie morale ; elle manifeste immédiatement son efficacité par une propriété
essentielle qui révèle sa vraie nature et qu’il importe d’apprécier correctement ;
car c’est à son sujet que sont formulées la plupart des objections modernes
contre la loi ; il s’agit de son caractère obligatoire ; comment, de fait, concilier
l’obligation légale et la liberté humaine ?
21
Les auteurs ne sont pas d’accord pour savoir si la promulgation est de l’essence de la loi
ou une simple condition de son efficacité ; la discussion paraît assez verbale, car tout le
monde admet qu’avant la promulgation, la loi n’est pas complète et ne peut exercer son
contact sur les sujets.
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 23 -
en est la règle, et c’est sa volonté qui doit le réaliser. Le rôle de la loi est par là
d’amener l’homme à se réaliser pleinement lui-même ; elle est la condition
naturelle et nécessaire de l’emploi de la liberté, et si paradoxal que cela puisse
paraître, la loi n’est obligatoire que parce que l’homme est libre. On comprend
alors que saint Thomas ait pu écrire : « Comme la loi n’est rien d’autre que la
raison et la règle de l’action, il convient que la loi ne soit donnée qu’à ceux qui
connaissent la raison de leurs actes, c’est-à-dire les créatures raisonnables22 ».
Par ailleurs, on retrouve cette doctrine chez Jean-Jacques Rousseau :
« On pourrait ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend
l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est l’esclavage,
et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté23 ».
L’antinomie entre loi et liberté s’évanouit dans une telle perspective ; la
loi paraît au contraire comme la garantie d’une vraie liberté, elle-même au
service du plus grand bien de l’homme. Et comme le bien est relatif à l’amour,
on peut même dire que l’obligation est un bien et une attirance pour une liberté
et une volonté bonnes, non un carcan ou une contrainte dont elles voudraient
se débarrasser. C’est la nécessité interne propre à l’être libre, une exigence de
l’amour. Saint Thomas avait désigné cette force obligatoire de la loi par
l’expression de « vis directiva », puissance régulatrice ; cela signifie
exactement le rôle de l’obligation : amener la rectitude. Il est alors clair que
l’obligation n’est pas ce qui définit la loi, elle n’en est que la propriété
essentielle marquant son efficacité ; ce qui définit la loi c’est avant tout la
régulation qu’elle apporte dans l’agir humain, régulation qui est destinée à
s’incarner peu à peu dans le comportement spontané par la pratique de la vertu
(c’est le but même de la loi), au point qu’on peut dire que pour le juste il n’y a
plus de loi, sa propre vie étant devenue une loi vivante24.
22
T. D’AQUIN, Contra Gentes, III, 114.
23
J-J. ROUSSEAU, Contrat social, I, Paris 1962, 247.
24
Dans le cas de la loi nouvelle de l’évangile, cette intériorisation par la grâce chez le juste
lui rend la loi comme inutile (1 Tm 1, 9). Pour illustrer cette doctrine, reprenons l’exemple
du code de la route : Un automobiliste réfléchi et conscient de ses responsabilités suit
fidèlement les prescriptions du code (par exemple, rouler sur la moitié droite de la chaussée,
ne pas doubler sans visibilité, etc.) parce qu’il sait que c’est la raison et la charité qui le lui
dictent ; il comprend surtout que c’est pour son bien et celui du prochain ; évidemment il sait
aussi que c’est la loi qui le lui impose ; mais cette obligation n’est pas une contrainte ; au
contraire elle le libère du souci et de l’anxiété ; sachant que s’il suit la loi, il évitera au
maximum le risque d’accidents. Est-ce à dire que l’obligation de la loi soit disparue pour lui ?
Non, elle est simplement assumée, et elle continue à le lier ; aussi doit-il l’accueillir, sinon
avec amour (ce serait l’idéal, et pour d’autres lois plus élevées il faudra aller jusque-là), du
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 25 -
moins par raison. Et si, par faiblesse, il était tenté d’oublier la loi, son caractère obligatoire
lui serait rappelé par la signalisation routière ou la présence du policier ; ce dernier joue alors
un double rôle : par sa présence rappeler l’obligation de la loi (vis directiva) et la sanction
possible, en cas d’infraction (vis coactiva).
- 26 - DROIT ET MORALE
25
A.D. SERTILLANGES, Vrai caractère de la loi morale chez saint Thomas d’Aquin, Paris
1947, 73-76.
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 27 -
1. La loi éternelle
Thèse I. Lex æterna est ratio divinæ La loi éternelle est l’ordonnancement
Sapientiæ, directiva omnium actuum de la Sagesse divine, orientant tous les
et motionum, cui subduntur omnes actes et mouvements. Toutes les
creaturæ et a qua derivantur omnes créatures lui sont soumises, et toutes
aliæ leges. les autres lois en dérivent.
Depuis Léon XIII, cette doctrine est devenue commune dans l’Église26.
26
LÉON XIII, Encycl. Libertas præstantissimum (20-06-1888) : « La loi éternelle est la raison
même de Dieu Créateur et gouvernant l’univers » (DS 3247) ; « C’est de façon absolue que
la norme et la règle de la liberté proviennent de la Loi éternelle de Dieu » (DS 3248) ; « La
force obligatoire des lois humaines doit être comprise comme provenant de la Loi éternelle
et ne pouvant rien sanctionner qui ne soit contenu en elle, comme dans le principe universel
du droit » (DS 3249).
27
Ces auteurs éprouvent de la difficulté à voir dans la Loi éternelle une loi au sens propre du
mot, principalement parce que sa promulgation est difficile à concevoir, puisqu’elle doit être
éternelle comme elle ; cette difficulté se comprend à partir d’une conception volontariste qui
voir dans l’acte de la promulgation un élément essentiel ; il ne faut pas oublier que, par
définition, la promulgation comme acte spécial du législateur s’entend au sens propre des
lois positives ; on ne peut donc l’appliquer qu’analogiquement à la Loi éternelle (pour saint
- 30 - DROIT ET MORALE
1.2 Existence
L’existence d’une loi éternelle découle des dogmes de la Création et de
la Providence : puisque le monde est régi par la divine Providence, il forme un
tout ordonné et gouverné par la Raison divine ; cette raison suprême,
ordonnatrice universelle, située hors du temps, qui meut tous les êtres vers leur
bien, vérifie la notion de la loi au plein sens du terme ; elle peut donc être
appelée loi éternelle.
Dans la Sainte Écriture on trouve de nombreux textes relatifs à la
Sagesse, qui évoquent cet aspect ordonnateur et législatif de Dieu Créateur ; les
principaux se trouvent dans les Proverbes, la Sagesse et le Siracide28.
Saint Augustin est à l’origine de la doctrine traditionnelle sur la loi
éternelle dont il a traité à plusieurs reprises et dont il a donné une définition
devenue classique : « La loi éternelle est la raison divine ou volonté de Dieu,
ordonnant la conservation de l’ordre naturel et interdisant sa perturbation29 ».
Saint Thomas a précisé la situation de cette loi éternelle par rapport à la
Providence, dont elle est le principe ; la Providence est comme l’exécution de
cette loi dans chaque créature. De plus, la loi éternelle dit davantage qu’une
simple idée divine, exemplaire ; elle est essentiellement « la puissance
ordonnatrice et la Sagesse qui imprime une direction à tous les actes et à tous
les mouvements30 » ; elle est la raison de la motion que Dieu exerce sur tous les
êtres pour les attirer à lui en réalisant leur finalité ; c’est la Sagesse divine,
considérée activement, mouvant tous les êtres, conformément à leur nature.
Enfin, on peut remarquer que, de par son objet, la loi éternelle ne porte pas sur
ce qui concerne la nature ou l’essence même de Dieu ; elle est régulatrice des
activités divines ad extra.
Thomas, cette promulgation existe dans le Verbe divin) ; donc, si on s’en tient aux éléments
de la loi analysés au chapitre II, la Loi éternelle peut être dite une véritable loi.
28
Pr 8, 23 : « Dès l’éternité je fus fondé… » ; Sg 9, 23 : « Toi, qui, par ta Sagesse, as formé
l’homme… pour gouverner le monde en sainteté et justice » ; id. 7, 25 : « Elle est un souffle
de la puissance divine… elle est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de
l’activité de Dieu… » ; Si, 24, 4 : « J’ai habité les cieux ; id., 9 : avant les siècles, dès le
commencement il m’a créé ; éternellement je subsisterai ». Cf. A.M. DUBARLE, Les Sages
d’Israël, Paris 1946, 202 ss.
29
«Lex vero æterna est ratio divina vel voluntas Dei, ordinem naturalem conservari jubens,
perturbari vetans ». Cf. A. D’HIPPONE, Contra Faustum, 22, 27. L’antiquité païenne avait
déjà connu l’idée de loi éternelle, particulièrement le stoïcisme ; la célèbre définition de
Cicéron (De legibus, 2, 4) est probablement à l’origine de celle de saint Augustin.
30
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 93, 1.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 31 -
1.3 Efficacité
Puisque la loi éternelle est le principe même de la Providence, toutes les
créatures lui sont soumises et manifestent sa toute-puissance. L’homme en
particulier est soumis à cette loi souveraine, comme on le verra à propos de la
loi naturelle qui en est essentiellement la participation la plus élevée. Et toutes
les lois humaines, du fait qu’elles sont portées par des gouvernants qui ne tirent
leur pouvoir que de Dieu, dérivent de quelque façon de la loi éternelle31 ; en
réalisant vraiment la notion de loi, c’est-à-dire si elles sont justes, elles en
prolongent l’efficacité, comme les causes secondes le font pour la cause
première. La loi éternelle est donc, à la fois cause exemplaire et cause efficiente
de ces lois, leur offrant l’idéal à rechercher et leur conférant efficacité et force
obligatoire. Bref, la loi éternelle est comme l’archétype de toute loi, naturelle
ou positive ; elle représente la norme suprême de toute moralité.
1.4 Propriétés
Comme la loi éternelle s’identifie à l’essence même de Dieu, elle n’est
connue en soi et parfaitement que par Dieu lui-même et par les élus à travers la
vision béatifique. Les créatures raisonnables (anges et hommes) la connaissent
avec plus ou moins de précision et d’ampleur du fait qu’ils peuvent connaître
quelque vérité ; car toute connaissance du vrai est une participation de la vérité
divine et donc de la loi éternelle qui rayonne à travers la Création.
Par son identification à la nature divine, la loi éternelle est immuable en
soi ; toutefois, sa connaissance par chaque homme peut varier, en dépendance
de celle qu’il peut avoir des lois naturelles et positives, qui en sont des
participations.
Enfin, la loi éternelle exerce son efficacité de la façon la plus absolue et
universelle ; nul ne peut y échapper ; les êtres sans raison sont mus par elle
nécessairement ; l’homme s’y soumet du fait qu’il agit moralement,
conformément à sa raison ; il peut certes refuser de s’y soumettre et faire le mal,
échappant à sa « vis directiva » ; mais il ne peut se soustraire à sa « vis
coactiva », rétrogradant alors au niveau de la créature non raisonnable qui est
mue passivement par l’influx divin.
31
« In lege temporali nihil esse iustum atque legitimum, quod non ex hac (lege) æterna sibi
homines derivaverint ». Cf. A. D’HIPPONE, De libero arbitro, 6, 15.
- 32 - DROIT ET MORALE
2. La loi naturelle
Il y a une foule de lois dans l’univers, souvent très différentes les unes
des autres. Il y en a que les humains ont cru bon d’inventer, puis d’essayer de
faire respecter au moyen de sanctions plus ou moins efficaces. On les appelées
lois « positives » ou « conventionnelles ». Mais, il est évident que les humains
n’ont pas inventé toutes les lois qui existent.
Les lois naturelles sont des déterminations constantes et plus ou moins
universelles des comportements des êtres. Les humains sont forcés, eux aussi,
d’obéir à la plupart des lois naturelles qui régissent leurs propres
comportements. Par exemple, chez les humains, le désir d’une vie heureuse est
la loi naturelle la plus constante et universelle.
32
Beaucoup d’obscurités que l’on impute à saint Thomas sur tel ou tel point (par exemple, sa
doctrine du « ius gentium ») ne le sont qu’en raison de l’oubli, que font trop de ses
commentateurs, du contexte historique de son œuvre ; on risque alors de mettre sous les mots
employés par saint Thomas le sens qu’ils ont de nos jours et qui n’est pas forcément celui du
XIIIè siècle.
- 34 - DROIT ET MORALE
sociales (famille, société politique, travail, etc.) trouvent dans ce droit naturel
leur fondement véritable. De plus, la raison humaine, quand elle n’est pas
aveuglée par la passion, est capable de connaître ce droit naturel qui a une valeur
absolue, universelle et immuable et est la source de tout droit positif. L’Église
gardienne de l’ordre moral chrétien, auquel sont appelés tous les hommes dans
le Christ, est aussi gardienne de l’ordre moral naturel qui est partie intégrante
du premier, comme un soubassement ; car le droit naturel a Dieu pour auteur et
fondement ultime ; et c’est à la lumière de sa mission surnaturelle que l’Église
en précise les prescriptions et défend les exigences.
Enfin, le Code de droit canonique reconnaît une valeur prioritaire au
droit naturel, qu’il range parmi le droit divin, au point qu’il n’admet pas qu’il
soit contredit par une loi humaine33.
33
Can. 1259 et 1299.
34
Toutefois, la Tradition a vu dans bien des passages de l’Ancien Testament des allusions au
droit naturel (par exemple, Gn 9, 1-7 ; Lv 18, 4 ; surtout Ex 20, 12-17.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 35 -
35
Mc 3, 3 ; 7, 20-23 ; Jn 5, 29.
36
Mt 5, 27 ss ; 5, 31 ss ; 19, 3-12.
37
Mt 22, 21 ; Mc 12, 17 ; Lc 20, 25.
38
Rm 1, 18-22.
39
Rm 1, 26 ss.
40
Rm 13, 1-7.
- 36 - DROIT ET MORALE
43
J. MARITAIN, L’homme et l’État, Paris 1947, 81-82.
- 38 - DROIT ET MORALE
Bref, selon la formule de saint Thomas, on dira que tous les actes de
vertu, sous leur aspect général d’actes vertueux, relèvent de la loi naturelle :
Tout ce à quoi l’homme est incliné selon sa nature relève de la loi naturelle ; car il
y a en tout être un attrait naturel à agir conformément à sa forme propre, comme
dans le feu celui de chauffer. Et puisque l’âme raisonnable est la forme propre de
l’homme, il y a en tout être humain une inclination naturelle à agir conformément
à la raison ; et c’est alors agir selon la vérité44.
Et comme ces actes émanent directement de la personne, c’est celle-ci
qui exprime cette régulation, selon son propre style, mais toujours
conformément à la loi naturelle. Par conséquent, dans son essence, la loi
naturelle est tout entière loi morale ; elle concerne la vie humaine dans sa
totalité, en référence avec sa destinée ; même si en fait, cette destinée est
surnaturelle, vu le lien intime qu’il y a entre elle et la loi naturelle, la sanction
de cette loi est inéluctable : dès cette vie, selon qu’il l’observe ou non, l’homme
se perfectionne ou se corrompt ; dans la vie future, cette sanction acquiert sa
plénitude par l’obtention ou par la perte de la fin ultime de l’homme.
44
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 94, 3.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 39 -
45
F. OLGIATI, Il concetto di giuridicità in san Tommaso d’Aquino (trad. : Le concept du
caractère juridique chez saint Thomas d’Aquin), Milan 1945.
46
PIE XII, Discours aux membres du Tribunal de la Rote romaine (13 novembre 1949). AAS,
1949, 605 ss. Cf. J.M. AUBERT, Évangile et droit naturel, in AA.VV, Pratique du droit et
conscience chrétienne, coll. Rencontres 64, Paris 1962, 253.
47
B. PASCAL, Pensées, in J.M. AUBERT, Loi de Dieu, lois des hommes, Tournai 1964, 81.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 43 -
que tous les hommes possèdent la même nature, cette loi est coextensive à toute
l’humanité ; elle a donc une valeur universelle, elle concerne tous les hommes.
Cette universalité ne peut alors souffrir aucune exception ; même
l’enfant non encore doué de l’exercice de la raison, même le dément, en sont
les sujets ; certes ils sont incapables de la léser formellement (puisque la
régulation rationnelle leur fait défaut), mais ceux qui les induisent à commettre
des actes objectivement immoraux en assument la responsabilité ; car ces êtres
humains sans raison n’en sont pas moins des personnes, revêtues de la dignité
et sujets de droits48, ne pouvant pas être utilisées par d’autres hommes comme
des objets dont on peut librement disposer.
48
Par exemple, le droit de propriété : un enfant sans raison peut hériter et posséder, même si
l’administration de ses biens est confiée à un tuteur ; il a droit à recevoir aussi l’éducation,
l’enseignement religieux, etc.
49
À ce sujet, il faut distinguer société internationale (réglée par la justice commutative) et
société supranationale (réglée par la justice distributive) dont l’existence au niveau mondial
- 44 - DROIT ET MORALE
spéciaux50 ; la propriété d’immutabilité évoquée ici ne porte donc que sur des
mutations soustractives.
qu’il n’est pas nécessaire de parler d’exception, même pour ces préceptes
seconds ; car les mutations dont il est ici question ne sont qu’apparentes ; ce
n’est donc pas la loi naturelle qui change. Mais simplement les conditions
d’application, que la formule reçue jusqu’alors n’avait pas prévues, nouvelles
conditions provoquées par l’évolution historique ou l’affinement de la
conscience morale. Bref, « on ne parlera pas nécessairement de variations de la
loi naturelle : la moralité intrinsèque d’une action, si concrète soit-elle, est
immuable aussi longtemps que subsistent les circonstances qui l’ont
constituée53 ».
24, 1 ss) ; la tradition expliquait ces cas par une dispense spéciale de Dieu, et dans ce but
utilisait la distinction entre droit naturel primaire (celui dont Dieu ne dispense pas) et droit
naturel secondaire (dont Dieu peut dispenser) ; cette utile distinction appliquée aux fins du
mariage, permettait d’expliquer par exemple la dispense divine de la polygamie, comme
opposée seulement à la fin secondaire (solution à laquelle recourut d’ailleurs Innocent III,
DS, 778 (408).
53
O. LOTTIN, Morale fondamentale, in J.M. AUBERT, Loi de Dieu, lois des hommes, Tournai
1964, 89.
54
Rappelons que l’ignorance peut être : a) soit invincible, c’est-à-dire non coupable, si le
sujet ne peut pas la soupçonner ou l’éliminer ; b) soit vincible dans le cas contraire ; elle revêt
alors des degrés de gravité croissante : effet d’une simple négligence (qui peut par ailleurs
être coupable dans sa cause), elle est dite simple ; acceptée sciemment comme telle ou
inexcusable en raison du devoir d’état, elle est dite crasse ; enfin délibérément voulue et
recherchée pour mieux violer la loi, elle est dite affectée.
55
Rm 1, 18-31.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 47 -
56
SOPHOCLE, Antigone, vers 452-457.
- 48 - DROIT ET MORALE
loi surnaturelle s’identifie en fait à la grâce, elle ne sera abordée que sous
l’aspect de norme morale, selon les deux étapes de sa réalisation, loi ancienne,
loi nouvelle.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 49 -
7.1 Généralités
La loi divine positive présente deux caractéristiques essentielles qui la
distinguent radicalement de toute autre loi ; elle est surnaturelle et elle a pris la
forme d’une histoire, celle des interventions de Dieu dans l’humanité.
57
On est quelquefois tenté, en effet, de limiter l’œuvre du Christ à cet aspect purement moral,
au détriment de l’essentiel qui est la participation à la vie divine au service de laquelle se
situe le renouveau moral
- 50 - DROIT ET MORALE
Et de ce fait, c’est le Christ qui est le législateur de cette loi, en tant que
médiateur de cette vie nouvelle s’édifiant à partir des ressources et des capacités
de la nature humaine (loi naturelle) pour les dépasser et les transfigurer. La loi
morale chrétienne englobe donc la loi naturelle intégrée dans la perspective
surnaturelle, et le Christ en est le législateur unique ; c’est ce qu’a défini le
Concile de Trente, en précisant que la vie chrétienne n’est pas qu’une vie de foi,
mais est aussi une vie morale58.
7.1.2 Cette loi a été révélée par Dieu dans l’histoire du salut
De par sa nature et son origine, cette loi nouvelle ne peut être connue
que par une Révélation divine ; elle dépasse en effet les exigences et les
capacités de l’homme laissé à ses forces naturelles. C’est en ce sens qu’elle dite
positive (positif s’opposant ici, non pas à négatif, mais à naturel). Cette
Révélation a pris la forme d’interventions successives de Dieu au sein de
l’histoire humaine ; la vie surnaturelle, n’étant pas une simple surélévation
extrinsèque de l’homme, devait le pénétrer en son intimité pour le guérir du
péché et à la fois le hausser à un niveau divin ; pour cela, elle devait s’adapter
aux possibilités humaines de réceptivité, conditionnées par le progrès à travers
l’histoire ; bref la loi, réglant cette vie, pour réaliser le vrai rôle d’une loi
s’adressant à des êtres libres, devait se présenter comme une pédagogie,
amenant l’homme à prendre progressivement conscience des exigences de cette
vocation.
Cette pédagogie divine constitue l’histoire du salut, et elle se déroule à
partir d’une infrastructure qui est comme le matériau de son œuvre : la nature
humaine, image de Dieu en tant que créature spirituelle ; cette histoire s’est
développée en plusieurs étapes : 1º) État originel d’intégrité et d’élévation à une
vie surnaturelle ; 2º) État de nature déchue, après le péché originel, caractérisé
par la perte de cette vie de la grâce et aussi par un affaiblissement de
l’infrastructure naturelle, avec cependant une lointaine orientation vers un
salut ; cette étape constitue l’économie de la loi de nature ; 3º) État de
restauration surnaturelle, annoncé et préparé dans l’économie de l’Ancien
Testament (réglée par la loi ancienne), et réalisé à plein par l’œuvre de rachat
effectuée par le Christ (délivrance du péché et accès à la filiation divine) ; ce
salut définitif, pleinement acquis par le Christ, est désormais communiqué à
tous les hommes par l’Église, à travers l’espace et le temps, jusqu’à une
plénitude eschatologique de ce Royaume de Dieu. C’est une étape décisive de
58
DS, 1569 (829).
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 51 -
59
Ga 3, 23-25 : « Avant la venue de la loi, nous étions enfermés sous la garde de la loi,
réservés à la foi qui devait se révéler. Ainsi la loi servit-elle de pédagogue jusqu’au Christ
pour que nous obtenions de la foi notre justification. Mais la foi venue, nous ne sommes plus
sous un pédagogue ».
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 53 -
60
Mt 5, 17 ss : « N’allez pas croire que je suis venu abolir la Loi… » ; Rm 7, 12 : « La Loi,
elle, est donc sainte, et saint le précepte, et juste et bonne… » ; 1 Tm 1, 8 : « Certes, nous le
savons, la Loi est bonne », Ga 3, 19 « édictée par le ministère des anges et l’entremise d’un
médiateur ».
61
« Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir : puisque je ne fais pas le bien
que je veux, et commets le mal que je ne veux pas » (Rm 7, 8-19).
62
Ce qui n’empêchait pas que déjà, par anticipation, la grâce du Christ animait les saints de
l’A.T. et les prophètes mus par l’Esprit-Saint.
- 54 - DROIT ET MORALE
63
Sur cet aspect extérieur de la Loi, cf. 2 Cor 3, 7 (la Loi gravée sur les tables de pierre), Ga
3, 23.
64
C’est l’opposition classique entre la loi de crainte et la loi d’amour (Ex 20, 19-20 ; id. 23,
21 ; Lv 26, 14-43 ; Dt 28, 15-68).
65
Les sanctions prévues par la Loi ancienne étaient exclusivement extérieures ; de la
rétribution après la mort, il n’en était pas question.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 55 -
comprendre son jugement sur la loi ; certes, il savait bien qu’elle était inefficace
pour le salut (seul c’est le Christ), cela allait de soi ; aussi n’est-ce pas tant sur
cette déficience qu’il insiste mais sur une autre plus radicale, présente au fond
dans toute loi ; et c’est ce qui donne à la critique paulinienne sa portée
universelle.
L’effet premier de toute loi est de porter à la connaissance de tous une
liste de prescriptions et d’interdits, et donc par là de péchés à éviter ; de ce fait
elle aide indirectement à la divulgation du péché et de son attrait morbide :
« Qu’est-ce à dire ? Que la loi est péché ? À Dieu ne plaise ! Seulement, je n’ai
connu le péché que par la loi. Et de fait, j’aurais ignoré la convoitise si la loi
n’avait pas dit : tu ne convoiteras pas » Rm 7, 7-8). Et saint Paul souligne bien
que ce n’est pas le contenu moral lui-même de la loi qui est en jeu (ce qui en
fait une loi sainte) ; c’est le fait qu’elle nomme le péché, pour l’interdire certes,
mais aussi en le suggérant inévitablement et le rendant tentateur ; c’est donc
sous son aspect prescriptif et prohibitif, dan sa « positivité », que réside
l’infirmité de toute loi, celle d’être une occasion de péché : « mais, saisissant
l’occasion, le péché par le moyen du précepte produisit en moi toute espèce de
convoitise… Quand le précepte est survenu, le péché a pris vie… et il s’est
trouvé que le précepte fait pour la vie me conduisit à la mort » (Rm 7, 8-10).
Cette déficience n’est donc pas le propre de la loi ancienne, elle affecte toute loi
sous son aspect littéral.
elle le pousse alors à désirer et à accueillir le Christ sauveur avec une plus
grande réceptivité. Ce fut là au fond un des aspects importants de la pédagogie
de la loi ancienne, qui se survit dans toute loi positive, et permet de mieux
apprécier la plénitude et l’efficacité de la loi nouvelle répandue par le Christ.
cette vie sur le plan social, sous la forme d’un culte religieux, devoir prenant sa
source dans la loi naturelle. En effet, le culte s’enracine doublement dans la
nature humaine : d’abord, puisque l’homme doit retourner à Dieu par tout son
être (âme et corps), le corps doit avoir sa part dans ce mouvement et cette vie ;
ensuite, la nature sociale de l’homme (lien de la société avec le développement
et l’épanouissement humain) exige que cette vie religieuse prenne une forme
sociale et communautaire ; le culte est donc à la fois une expression sensible et
la forme sociale de la vie religieuse ou culte intérieur, qui lui donne seul sa
signification.
L’étude de ces prescriptions de la loi ancienne fournit l’occasion de
préciser la valeur permanente, pour toute situation historique, du culte (comme
exigence de la loi naturelle) dont elles sont une détermination précisée par Dieu
en vue de la mission d’Israël. Que comporte l’idée de culte ? On doit d’abord
constater que le culte joue un rôle à part parmi toutes les activités humaines ; de
par son objet divin, il entre dans une catégorie spéciale, celle du sacré, c’est-à-
dire réservé à Dieu ; le sacré participe à la qualité de sainteté, qui est de soi
propre à Dieu (exprimant sa souveraineté absolue) et qui ne peut être attribuée
à une créature que par participation, du fait d’une relation à cette sainteté divine
fondamentale.
Le culte se concrétise en des rites ou gestes sacrés, exprimant
l’appartenance de l’homme à Dieu, gestes dont la signification doit être
socialement reconnue comme telle, en tant que manifestation de la religion
intérieure. Le culte comporte alors des rites plus ou moins nombreux, et de par
son caractère social suppose un rassemblement ou une assemblée de fidèles (ce
qui requiert chez ces fidèles une « initiation » à la signification du rite, et une
« purification » rituelle pour entrer dans la catégorie du sacré) ;
La liturgie chrétienne rappelle si souvent cette intime relation
typologique entre les rites et les solennités de l’ancienne loi et leur réalisation
dans le Christianisme, qu’il est inutile d’y insister davantage. Remarquons, pour
terminer, que, de par leur caractère particulier au peuple juif et de par leur rôle
figuratif, ces rites et ces institutions ont, depuis le Christ, perdu toute valeur ;
simples figures annonciatrices, ils disparaissent devant la réalité en laquelle ils
ont trouvé leur accomplissement.
7.3.1 Sa nature
Peut-on parler de loi à propos de la vie nouvelle dans le Christ ? Ne
serait-ce pas insinuer que l’aspect légaliste, si caractéristique de la loi ancienne
périmée, continuerait à prévaloir dans la nouvelle ? Une telle objection n’a de
portée que si l’on ne voit dans la loi que son aspect externe ; par contre si on
prend la loi au sens propre, quoique analogique, d’ordonnancement, de
finalisation de l’agir humain en vue d’un bien, il est incontestable qu’on peut
appeler loi la vie nouvelle dan le Christ, orientant l’homme vers une destinée
universelle, par une transformation profonde de l’existence humaine ; on peut
donc analyser cette vie sous sa formalité de loi.
- 60 - DROIT ET MORALE
Thèse VI. Lex nova, ut norma interna, est La loi nouvelle, en tant que norme
principaliter Spiritus Sancti gratia a intérieure, est principalement la grâce du
Christo communicata, et secundarie est Saint-Esprit communiquée par le Christ, et
norma externa natura hominis et Ecclesiæ secondairement c’est une norme extérieure
requisita. exigée par la nature de l’homme et de
l’Église.
a) But de cette loi (cause finale)69
Le but de la vie nouvelle dans le Christ — et donc de la loi nouvelle
évangélique — est le salut, la justification de l’homme vis-à-vis de Dieu ; cette
justification revêt deux aspects, l’un négatif : destruction du péché, l’autre
positif : une rénovation intérieure de l’homme ayant comme effet de le rendre
participant de la nature divine, et par là fils adoptif de Dieu, l’ouvrant à une
perspective infinie d’épanouissement ; il s’agit donc d’une destinée
transcendant radicalement les possibilités et les exigences de la nature humaine,
la faisant accéder à un niveau proprement divin, alors qu’elle n’est que créature,
réalité tenant tout de Dieu et séparée de lui par un abime ontologique.
69
Rendre l’homme participant de la nature divine (consors divinæ naturæ).
70
Elle est la grâce de l’Esprit Saint (Rm 8, 2 et 14 ; id. 5, 5).
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 61 -
71
C’est le Christ, législateur et norme de la vie morale. Le concile de Trente a défini que le
Christ est non seulement Rédempteur, mais aussi Législateur. Cf. DS, 1571 (831).
72
C’est l’âme humaine ; aussi s’agit-il d’une loi intérieure, loi et liberté.
- 62 - DROIT ET MORALE
Quelle est la matière que doit informer et pénétrer cette loi ? C’est
évidemment tout l’homme, dans son être naturel, qui est destiné à devenir le fils
de Dieu. Mais du fait que le siège de la grâce est l’âme humaine, cette loi
nouvelle affecte essentiellement l’âme et ses facultés (intelligence et volonté) ;
c’est donc une loi spirituelle, tout intérieure. On peut comparer cet aspect à celui
de la loi nouvelle qui exprime la nature humaine à l’œuvre, sous la motion
physique de Dieu créateur et conservateur des êtres ; cette loi est intérieure, car
elle émane de la structure même de l’homme dans ce qu’elle a de plus
spécifique. Il en est de même de la loi nouvelle, mais à un niveau bien
supérieur ; expression de la motion divine de la grâce, elle est une nouvelle force
vitale au sein de l’homme, l’élevant au-dessus de ses possibilités ; elle est donc
à proprement parler « loi de vie », « loi de l’Esprit », « loi de grâce » (Rm 8,2),
réalisant la promesse divine : « Je mettrai ma loi au fond de leur être et je
l’écrirai sur leur cœur » (Jr 31, 33).
73
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 108, 1 : « Parce que la grâce de l’Esprit Saint est
comme un habitus intérieur répandu en nous, nous inclinant à agir bien, elle nous fait réaliser
librement ce qui est conforme à la grâce et éviter ce qui lui répugne ». Cf. S. Lyonnet, Liberté
chrétienne et Loi nouvelle, Paris 1953.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 63 -
74
Ga 5, 17-18.
- 64 - DROIT ET MORALE
75
C’est l’homme tout entier, corps et âme, qui est appelé à devenir enfant de Dieu ; d’ailleurs,
la psychologie montre que même la pensée la plus abstraite et spirituelle a toujours un support
matériel instrumental ; et l’Église a toujours tenu à la manifestation sensible de la réalité
intérieure de la grâce, conformément à la nature des sacrements (signes sensibles) et de la
liturgie.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 65 -
76
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 106, 1.
- 66 - DROIT ET MORALE
diffusion de cet amour dans l’homme, éveillant et créant en lui la charité vécue,
par une motion élevant la volonté.
La charité est donc le contenu fondamental et en soi unique de la loi
évangélique : aimer Dieu pour lui-même et au-dessus de tout autre être, sans
poser de limites à une progression dans cette voie ; Dieu est en effet le seul Être
aimable absolument, les autres êtres, n’étant que des créatures, ne peuvent être
aimé que relativement à Dieu, en tant que participations créées d’une perfection
divine. Mais surtout l’essentiel est de comprendre que cet amour n’est pas le
fruit d’un simple effort humain ; il est l’œuvre de la grâce, le résultat d’une
initiative de l’Amour divin, manifesté dans le Christ ; de ce fait, cette charité
divine est désormais présente dans l’humanité (Jn 14, 15), comme un
dynamisme surnaturel que l’Église a pour mission de diffuser (Eph 2, 21).
À cet amour de Dieu est intimement lié celui du prochain (Mc 12, 28-
33 ; 1 Jn 4, 20) ; en effet, la filiation divine adoptive, à laquelle tout homme est
appelé, exige d’aimer Dieu dans la personne de ses fils ; car ce qui est aimé dans
le fils est justement la ressemblance du Père. Aussi saint Paul a-t-il pu écrire de
façon absolue : « Un seul précepte contient toute la loi en sa plénitude : Tu
aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14), ou bien : « Celui qui aime
autrui a de ce fait accompli la loi… la charité est donc la loi dans sa plénitude »
(Rm 13, 8-10). Saint Jean a bien souligné l’importance de cette charité
fraternelle, comme expression de l’unique amour de Dieu : « Qui n’aime pas
son frère, qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20).
Sans nous étendre davantage sur cette doctrine, il faut maintenant établir
le lien organique reliant ce précepte fondamental de la charité avec le reste de
la vie morale, entrant de ce fait dans le contenu de la loi nouvelle.
charité et leur lien avec les œuvres de la grâce, auxquelles ils assument
l’alimentation spirituelle indispensable ; voies d’accès variées de la vie divine,
adaptées à la condition humaine, ils figurent donc au premier chef dans le
contenu de la loi nouvelle.
77
C’est ce à quoi correspondent la grâce sanante et la grâce élevante : l’homme a besoin de
la grâce « à un double titre, d’abord pour être guéri, ensuite pour le bien des vertus
surnaturelles ». Cf. T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 109, 2.
78
« La loi nouvelle ne devait déterminer aucune autre œuvre extérieure (par prescription ou
interdit) si ce n’est les sacrements et les préceptes moraux qui de soi concernent l’ordre des
vertus. Or, nous sommes dirigés à agir vertueusement par la raison naturelle, qui est la règle
de l’agir humain. Et c’est pourquoi en ce domaine, il ne fallait pas que soient donnés d’autres
préceptes en plus de ceux moraux de la Loi, qui proviennent de la dictée de la raison ». Cf.
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 108, 2.
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79
« Celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn
4, 20).
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 69 -
F) Corollaires
1) Si les conseils évangéliques ne sont pas en soi obligatoires, beaucoup
d’auteurs pensent à juste titre qu’ils peuvent l’être pour une personne en
particulier, pour laquelle ils peuvent constituer la voie du salut indiquée comme
l’expression de la volonté divine ; ils prennent alors valeur de précepte.
2) Il y a donc dans l’Église du Christ deux voies pour tendre vers la
perfection : la voie dite « séculière » qui vise à atteindre dans le monde la
perfection de la charité, à partir de l’observation des préceptes moraux et de
l’utilisation des biens créés comme médiation naturelle ; elle suppose une
vigilance nécessaire pour éviter le risque, créé par la concupiscence, d’une
attache réelle et déraisonnable aux créatures, détournés alors de leur rôle de
moyens ; par là elle exige quelque détachement et le recours à une certaine
pratique, au moins en esprit, des conseils (esprit de pauvreté, chasteté conjugale,
obéissance aux lois, au devoir d’état, etc.) ; elle suppose aussi évidemment un
usage fructueux des sacrements et une participation authentique à la vie de
l’Église.
Par contre, la voie dite « régulière », outre une observation plus
rigoureuse des préceptes moraux (surtout la prière) et réception des sacrements,
se caractérise par une plus ou moins grande rupture avec le monde, par la
soumission à une règle de vie (d’où le terme de « régulier ») généralement en
commun, et par la pratique effective des conseils évangéliques (plus ou moins
totalement selon la nature des vœux). Ceux qui embrassent cette voie (les
religieux) font par là « profession » de perfection, y consacrant toute leur vie ;
ils sont donc placés dans les conditions objectives les plus sûres pour ce but.
C’est donc avant tout le choix des moyens qui distingue les deux voies ;
et si la perfection est possible dans les deux, la seconde constitue néanmoins
une solution plus noble, eu égard aussi à sa signification eschatologique
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80
Noter que le sacerdoce en soi est indépendant de l’une ou l’autre voie (d’où l’existence de
deux clergés, le séculier et le régulier) ; toutefois, comme le sacerdoce requiert la plus grande
perfection, l’Église latine a très vite imposé à ses prêtres séculiers le célibat et un style de vie
plus austère que pour les laïcs séculiers.
CHAPITRE IV
Remarques préliminaires
Durant tout ce chapitre nous emploierons l’une pour l’autre les deux
expressions : loi humaine ou loi civile ; en effet, cette qualification de
« positive » désigne une intervention (positio) d’un législateur qui formule une
loi ; donc elle peut s’appliquer à la loi divine mosaïque et évangélique comme
à toute loi humaine, civile ou ecclésiastique, à l’exclusion de la loi divine
éternelle et naturelle. En fait de nos jours, « loi positive » tout court est
synonyme de « loi humaine », qu’elle émane de l’Église ou de la société
politique81.
Les lois humaines étant des faits positifs, leur existence n’a évidemment
pas à être démontrée, mais seulement leur fondement et la nature de leur relation
originelle avec la société politique et l’Église.
81
L’expression de « loi positive » ne remonte pas au-delà du XIIè siècle ; elle se rencontre
pour la première fois dans un commentaire du Timée de Platon connu par les juristes
médiévaux.
- 70 - DROIT ET MORALE