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Pierre Mariusnel JEAN, ptre

DROIT ET MORALE
SOMMAIRE

 Avant-propos
 Introduction : Droit et Morale
 Vers un approfondissement des notions
 Éthique ou Morale ?
 Morale et Éthique
 Le droit comme norme des comportements intersubjectifs
 Le phénomène de la loi et l’œuvre du législateur
 Rapport entre droit et éthique
 La loi en général : Les lois et la morale
 Les lois divines :
 La loi éternelle
 La loi naturelle
 La loi divine positive
 Les lois humaines :
 Fondement et origine des lois humaines
 La structure des lois humaines
 L’obligation des lois humaines
 Les lois positives ou conventionnelles
 L’universalité de la loi positive
 La loi morale
 La norme morale
 Notion de conscience
 Epikie et équité
 Droit canon et morale
 Légalité et légitimité
 Ethique procédurale
 Homicide et légitime défense
 Justice pénale
 Justice et droit de punir
 Ordonnance juridique et éthique
 Droit et déontologie
AVANT-PROPOS

De nos jours parler de morale n’est guère bien accueilli, tellement ce


mot évoque la contrainte, des obligations imposées du dehors et qui feraient
obstacle à la réalisation de l’homme et à sa soif de liberté. Ce sens péjoratif est
mieux marqué dans les qualificatifs de « moralisant » ou « moralisateur ».
Aussi, face aux problèmes qui se posent à la vie quotidienne et qui sont des
problèmes de morale, on préfère parler d’éthique, terme plus abstrait, et moins
chargé d’implications négatives. On parlera ainsi de bioéthique, d’éthique
médicale ou d’éthique de la science.
Pour ainsi dire, le langage populaire oppose volontiers l’idée de
« morale » et celle de « liberté ». C’est un des aspects importants de
l’humanisme qui caractérise l’homme moderne, marqué par la motivation
historique de la Révolution française : le rejet de la primauté du pouvoir et de
l’autorité (avec les inégalités sociales qui en découlent) et, en revanche,
l’exaltation de la liberté individuelle. L’homme moderne ne cherche plus à se
conformer à un ensemble de règles préétablies et fixées définitivement ; il se
comprend plutôt comme étant appelé à se définir lui-même et à créer son propre
avenir. Cette priorité donnée à la liberté est bien résumée par la célèbre formule
de J.-P. Sartre : « Ma liberté […] n’est pas une qualité surajoutée ou une
propriété de ma nature ; elle est exactement l’étoffe de mon être » (L’être et le
néant, 1943, page 514).
Cette réduction de la morale à un tissu de contraintes aliénant la liberté
de l’homme a trouvé sa formulation idéologique dans la philosophie de Kant,
ayant érigé en une sorte d’absolu l’impératif moral catégorique. De là cette idée
que la morale n’a pas à être au service de l’homme, elle est essentiellement
injonction et interdit : c’est ce qu’exprime le langage courant. On dira ainsi qu’il
faut « faire la morale » à un enfant qui n’a pas obéi à un ordre.
En revanche, on peut parler d’un idéal de morale chrétienne, si l’on
donne au terme de morale son sens traditionnel, celui de l’art de vivre pour
devenir meilleur (Socrate), ou la voie à suivre pour atteindre le bonheur (les
Béatitudes évangéliques).
IV DROIT ET MORALE

Remarques liminaires
Malgré le discrédit dans lequel est tombée l’idée même de morale, notre
époque est marquée par un « appel éthique » généralisé. De quoi s’agit-il ? Loin
de verser dans l’immoralité ou l’indifférence morale, les mouvements les plus
significatifs de notre temps manifestent la reconnaissance la plus spectaculaire
du besoin de règles éthiques et morales qui soient au service réel de l’homme.
Songeons simplement à cette aspiration générale vers plus de justice, de respect
de la dignité humaine, entre individus, classes ou nations. L’idée même de
justice sociale n’a de sens que par une régulation rationnelle et contraignante
des rapports humains.
Par conséquent, la morale catholique ne se réduit nullement à un code
de prescriptions et d’interdits enseignés par l’Église pour maintenir le peuple
dans l’obéissance, au détriment de sa liberté. Elle s’efforce plutôt de répondre
à l’aspiration du cœur humain vers le bien et la vérité, en traçant les règles à
observer pour la faire grandir et prendre vigueur à la lumière de l’Évangile. La
morale catholique n’est pas oppressive de nature, ni conservatrice par principe ;
elle se veut éducatrice en vue du progrès. Telle est sa mission véritable.
La morale catholique n’est pas non plus réservée aux seuls fidèles de
l’Église romaine. Elle revendique une portée universelle à un double titre. Se
fondant sur le décalogue, elle veut être l’interprète, à travers lui, de la loi
naturelle inscrite dans le cœur de tout homme. Parce qu’elle prend sa source
dans l’Évangile, elle participe aussi au dynamisme universaliste que le souffle
de l’Esprit Saint confère à la Parole du Christ.
EN GUISE D’INTRODUCTION

Droit et Morale
Ces deux notions sont voisines quoique différentes, en raison soit de leur
nature propre, soit du domaine recouvert par chacune d’elles1.
Le droit, entendu ici au sens d’ensemble de lois, a pour but de
promouvoir le bien commun en réglementant les rapports sociaux entre
membres d’une même communauté humaine. Il porte donc sur des actions à
prescrire, permettre ou interdire, qui ont un caractère social, repérable par
l’autorité (actes externes) ; l’autorité de la loi ou du droit découle donc de celle
de son législateur qui peut, selon les cas, l’abolir, la préciser ou la changer. Par
contre, la morale n’est pas, comme l’entend le sens vulgaire, un ensemble
d’interdits restreignant la liberté individuelle ; elle est avant tout le domaine de
la conscience, soit qu’elle prescrive ou autorise un acte perçu comme bon, soit
qu’elle l’interdise comme un mal. L’obligation morale s’enracine ainsi dans la
conscience individuelle, persuasion intime de faire le bien ou de refuser le mal.
Normalement, il ne devrait pas y avoir d’opposition entre les deux
domaines : le domaine de la moralité couvre tout le champ de l’activité
humaine, aussi bien celui de l’intériorité (celui de l’intention, du désir, de tous
les actes internes non manifestés à l’extérieur) que celui des rapports sociaux ;
le domaine du droit couvre par contre les rapports sociaux dans la mesure où
est concerné le bien commun. Le domaine de la moralité, celui de la conscience
ou de l’intériorité, est le plus fondamental et à l’origine même de l’obéissance
à la loi positive qu’il précède, comme l’a précisé le Christ à propos de
l’accomplissement de la loi : « Vous avez appris qu’il a été dit : tu ne
commettras point d’adultère. Mais moi je vous dis que quiconque regarde une
femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur »
(Mt 5,27-28).
La conséquence en est que, normalement, le droit ne devrait prescrire
que ce qui est moral ; mais il peut se faire qu’il autorise des actes en soi
immoraux (par exemple, la forme d’homicide qu’est l’avortement). Le fait

1
AA.VV, Théo. L’encyclopédie catholique pour tous, Paris 1992, 781.
-2- DROIT ET MORALE

qu’un tel acte soit légalisé, devienne légal, ne signifie pas qu’il soit moral pour
cela ; il doit être refusé par la conscience (c’est ce qu’on appelle alors « clause
de conscience » ou plus généralement refus d’obéir par « objection de
conscience »). Cette distinction et cet enseignement prennent actuellement
d’autant plus de valeur que la prolifération des lois et des règlements entraîne
facilement la persuasion qu’il appartient à l’autorité publique de dire où sont le
bien et le mal, sans aucune référence à un ordre de valeurs morales supérieures
à toute législation humaine. Cela signifie que l’exercice de la conscience appelle
chez tout être humain une perception de valeurs supérieures, un sens du
discernement et un esprit de responsabilité, objectifs majeurs, en fin de compte,
de toute éducation.
CHAPITRE I

Vers un approfondissement des notions

1. Éthique ou Morale ?
La plus grande confusion règne dans ce vocabulaire. Chaque auteur
propose sa définition, mais, jusqu’à ce jour du moins, aucun consensus général
n’a pu être dégagé.
Le philosophe P. Ricoeur estime que l’éthique relève du bien, tandis que
la morale recouvre le domaine de l’obligation.
Le scientifique J. Bernard propose une définition claire, belle et
rigoureuse : « Deux origines étymologiques pour le mot éthique. Le terme
« ithos », qui signifie la tenue de l’âme, le style, au sens de ce mot dans la France
classique : « le style, c’est l’homme ». Le terme « ethos », complémentaire du
premier, peut désigner l’ensemble des normes né du respect dans la mesure.
L’éthique est une science qui prend en considération l’ithos et l’ethos. Elle est
la garantie de l’harmonie de résulte de la bonne tenue de toute chose, de tout
acte, de l’accord en somme entre l’âme et le développement. Elle suppose une
action rationnelle. Elle est le propre de l’homme. »2
Par contre, morale et éthique ont toutes deux la même origine
étymologique. Venant la première du latin mos, moris (mœurs) et la seconde du
grec ethos (mœurs), elles désignent une considération régulatrice des mœurs
humaines. Pour cette raison, nous utiliserons dans ce cours ces deux mots dans
un sens équivalent. La tradition catholique préférait parler de morale et la
tradition protestante d’éthique. De nos jours, le mot de « morale » est
singulièrement dévalorisé ; il évoque l’univers des contraintes et du sur-moi de
l’enfance ; il fait penser aux leçons que l’on s’administre les uns les autres et
aux conflits qui en découlent. On le remplace donc volontiers par celui
d’« éthique ». Parler de morale ferait vieux jeu ; parler d’éthique ferait
moderne… même si le mot était déjà employé par Aristote !

2
J. BERNARD, Ethique, in J-L. BRUGUÈS, DMC, Chambray-lès-Tours 19962, 162.
-4- DROIT ET MORALE

Cependant, l’actuel regain d’intérêt pour l’éthique recouvre un cri


d’alarme. Aujourd’hui, l’éthique demande si la poursuite du progrès technique
se soucie réellement du bonheur et de la dignité de l’homme, ainsi que de la
qualité de l’environnement (écologie).
La morale exprime la mise en œuvre des exigences requises pour
exercer le métier d’homme. Le chrétien ajoute : pour exercer le métier d’homme
et celui de chrétien. Cette définition appelle quelques commentaires. Qui dit
métier, dit compétence : notre société, devenue si sensible aux critères de la
compétence, devrait admettre la définition proposée. Ou bien nous nous
construisons, en nous prenant en charge nous-mêmes, et le résultat peut être
bon ; ou bien nous nous laissons faire par les autres ou les événements, et le
résultat ne peut être que mauvais. Aussi la morale implique-t-elle la liberté de
l’homme, c’est-à-dire sa domination et sa responsabilité sur ses propres actes.
Qui dit métier, dit encore apprentissage : il faut du temps pour devenir soi-
même. La morale fait appel à l’œuvre patiente et laborieuse des vertus, qui
libèrent le meilleur de nous-mêmes. En ce sens, la morale s’inspire toujours
d’une esthétique, c’est-à-dire de la perception qu’a le sujet de ce qui est « bel et
bon ».
La morale part des mœurs comme d’un principe3. Elle s’appuie donc sur
l’expérience personnelle et collective (chaque individu, comme toute société,
se constitue un patrimoine moral de principes et de règles). Elle s’appuie aussi
sur les sciences, principalement sur les sciences humaines4 qui lui fournissent
un matériau d’observation et des théories interprétatives. Mais la science est
descriptive, tandis que la morale se veut régulatrice : la première dit ce qui se

3
On verra donc dans le principe une cause première, l’information première de l’agir moral,
le critère ultime qui ne peut être déduit d’aucun antécédent, ce au-delà de quoi on ne peut
remonter. Les principes moraux expriment la nature même de l’homme. Ils traduisent les
structures ultimes de l’être.
4
Éthique et sciences humaines s’attachent à la même matière : le comportement. Les sciences
humaines ou sociales (psychologie, sociologie, ethnologie…) décrivent ce qui se fait.
Lorsqu’elles proposent des interprétations du comportement humain, elles quittent leur cadre
strictement scientifique pour se référer, le plus souvent implicitement, à une vision
idéologique. Comme savoir moral, l’éthique doit rester à l’écoute de la vie, en toute son
ampleur et en sa profondeur. Elle a donc besoin de se référer constamment au travail
descriptif des sciences humaines. Elle accepte avec discernement les interprétations
avancées, établissant la part qui revient aux options idéologiques. Cependant, elle récuse
toute prétention qui voudrait ériger une science en morale : ce qui se fait ne coïncide pas
nécessairement avec ce qui doit se faire. La normativité relève exclusivement d’une
démarche philosophique et religieuse.
CHAPITRE I : VERS UN APPROFONDISSEMENT DES NOTIONS -5-

fait, la seconde ce qui doit se faire. Tout au long se son histoire, la morale dut
se défendre contre les prétentions de la science à s’ériger en source normative.
En ce sens, il ne saurait jamais exister de morale scientifique5.

1.1 Un comportement éthique


L’éthique (du grec éthikos, morale) est la prise de conscience de notre
devoir d’intégrer la dimension humaine dans chacune de nos décisions ou
actions et d’œuvrer pour celle-ci : la loyauté, l’altruisme et la gratuité sont les
caractéristiques d’un comportement éthique6.

1.1.1 La loyauté
C’est notre capacité de discerner l’esprit de la lettre et notre volonté de
rechercher l’équité dans une relation.
À juste titre, chaque jour, des règles, des codes et des lois viennent
s’ajouter, voire se superposer à d’autres, prétendument pour faciliter le bon
fonctionnement de l’organisation d’une communauté quelle qu’elle soit – cela
dit sans mettre en cause ni leur bien-fondé ni la bonne volonté de ceux qui les
conçoivent. La complexité du monde, la diversité des individus, l’équivoque du
langage font qu’il y a une grande part laissée à l’interprétation personnelle dans
l’application de ces règles.
Or, aujourd’hui, là où il faudrait la volonté de s’entendre en cherchant
l’esprit qui préside à la loi, on a surtout celle de revendiquer son droit en prenant
la loi au pied de la lettre sans se soucier un instant de l’équité de notre démarche.
D’où la banalisation des conflits, le recours incessant aux tribunaux, la
déshumanisation des relations personnelles. Les relations dans tous les
domaines se résolvent à un rapport de forces et de lois. A ce titre, tous les abus
sont permis et confortent les égoïsmes : « La lettre tue, l’esprit vivifie » (2 Cor
3,6). Ce sont la loyauté et la bonne volonté de chacun qui peuvent redonner tout
leur sens aux règles et qui nous permettraient de transformer les rapports
conflictuels en rapports consensuels.

1.1.2 L’altruisme

5
J-L. BRUGUÈS, Dictionnaire de morale catholique, Chambray-lès-Tours 19962, 285-287.
6
J. BENOIT, Graine d’éthique, Paris 2000, 24.
-6- DROIT ET MORALE

C’est l’ensemble des éléments qui portent à faire le bien à autrui. Une
maxime bien connue nous engage à traiter les autres comme nous aimerions
qu’ils nous traitent.
La qualité et la solidarité de la relation avec nos proches et ceux qui nous
sont éloignés conditionnent notre épanouissement et notre bonheur. On le
comprend assez facilement lorsque l’on est dans une relation de couple ou avec
ses enfants et ses amis. C’est beaucoup plus difficile à admettre lorsque la
relation nous est plus éloignée : « Loin des yeux, loin du cœur ».
Voilà bien le drame : on regarde sans voir. Que ce soit dans la société,
dans l’entreprise ou ailleurs, on côtoie quotidiennement des gens, mais on ne
les voit pas. Dans ces conditions, la relation ne peut être que médiocre. Voir,
c’est prendre conscience que notre bonheur dépend complètement de celui des
autres. Notre interdépendance est totale. De ce fait, voir, c’est contribuer à la
dignité, au respect et au bonheur de l’autre, c’est apporter aux plus défavorisés
une vie décente dans ses dimensions physiques, morale et spirituelle. Faute de
comprendre cette nécessité première, nous nous privons à notre tour de l’estime
et du soutien des autres et pourtant c’est par eux que passe notre bonheur.
Chacun de nous peut expérimenter la force que l’on tire de son
investissement pour les autres, que ce soit dans sa famille, avec ses amis, dans
une association, dans l’entreprise : c’est la force de l’amour.

1.1.3 La gratuité
C’est notre capacité de donner et de servir pour le seul plaisir de donner
et de servir, sans rien attendre en retour sinon le plaisir de se sentir « beau », et
ce, justement parce que l’on n’attend rien en retour.
Des trois critères définissant un comportement éthique, la gratuité est de
loin le plus important, le plus novateur, le plus révolutionnaire, et c’est bien
celui qui prête le plus à la contestation. Surtout dans l’entreprise où la notion de
gratuité est tout à fait saugrenue, où tout est comptabilisé. D’une certaine façon,
ils ont raison aussi, ceux qui affirment que rien n’est gratuit. Par nature,
l’homme ne peut pas faire un acte désintéressé. Mère Teresa ou l’abbé Pierre
sont aussi par leur action généreuse à la recherche de Dieu, mais en tant que
femme et homme, ils ne réclament rien pour eux ; ils s’abandonnent dans le don
aux autres.
Comme Monsieur Jourdain faisait de prose sans le savoir, nous sommes
souvent dans la gratuité sans nous en rendre compte. Paradoxalement, plus on
est dans la gratuité, plus on gagnera à terme. Dans cette gratuité, nous sommes
CHAPITRE I : VERS UN APPROFONDISSEMENT DES NOTIONS -7-

dans le plus sublime de l’homme. Nous touchons là aux mystères de notre


identité profonde, voire de notre divinité. Aimer l’autre pour lui et non pour soi
nous projette dans l’indicible amour. Cet amour, chacun de nous l’a en soi. Qui
n’a pas fait l’expérience de cet amour vrai, désintéressé, vis-à-vis de son
conjoint, de son enfant, d’un parent ou d’un ami ? Qui n’a pas éprouvé ces
moments de bonheur grandioses et furtifs à la fois ? Même les hommes les plus
pervers, les plus désespérants pour l’humanité ont quelque part dans leur cœur
un petit coin de ce soleil d’amour.

1.2 Morale et éthique


Le sens et le poids des mots sont importants ; en fonction de notre
éducation, de notre formation, de notre sensibilité, les mots n’ont pas pour
chacun de nous la même valeur. Nous avons tous une perception et une
interprétation de chaque mot qui nous est propre. De cette confusion naissent le
malentendu et la discorde.
Dans un domaine aussi sensible que celui de la morale et de l’éthique,
qui touche à nos comportements et à la notion du bien et du mal, nos
susceptibilités sur ces sujets sont exacerbées et la cacophonie atteint son
paroxysme avec son lot d’incompréhension, d’opposition et d’amour-propre.
Morale et éthique : même si à l’origine les deux mots ont la même
signification, l’un venant du latin et l’autre du grec, ils ont cependant, dans
l’esprit du chacun et dans le langage courant, une connotation différente.
Essayons de mettre un peu d’ordre et de clarifier les interprétations7, à l’aide du
tableau suivant :
I- La morale L’éthique est laïque
a une connotation religieuse
II- La morale nous vient de l’extérieur L’éthique part de notre intérieur
III- La morale est référence L’éthique est discernement
IV- La morale fait état L’éthique fait état
du bien et du mal du positif et du négatif
V- La morale est « tu » ou « vous » L’éthique est « je » ou « nous »
VI- La morale nous interpelle L’éthique nous responsabilise
Par conséquent, la morale est à l’éthique ce que le nord est à la
boussole. La morale et l’éthique sont indissociables et se nourrissent l’une
l’autre. De même que le nord de la boussole permet au marin de suivre sa route,
7
J. BENOIT, Graine d’éthique, Paris 2000, 32-38.
-8- DROIT ET MORALE

quels que soient la visibilité, les obstacles ou la direction du vent, de même la


morale permet à une personne, à un groupe, à une société fondée sur l’éthique,
de garder ses repères et de maîtriser certaines notions rendues possibles par
l’évolution des mœurs, et lui fait prendre conscience que c’est en la respectant
(la morale) qu’elle ou il grandira en humanité.

1.2.1 La morale a une connotation religieuse, l’éthique est laïque


Beaucoup de gens peuvent toujours ressentir la méfiance suscitée par le
mot « morale », en raison de sa connotation religieuse immédiate. À ce sujet, il
faut savoir que les valeurs républicaines de 1789 ainsi que les Droits de
l’homme ont fortement été influencés par les valeurs religieuses. Le mot
« éthique » est beaucoup mieux perçu aujourd’hui, parce qu’il s’apparente à la
déontologie. Il permet de maintenir une certaine distance avec les valeurs judéo-
chrétiennes, ce qui, pour certains, est une condition sine qua non de réceptivité
à la morale.

1.2.2 La morale vient de l’extérieur, l’éthique part de l’intérieur


Par notre éducation, notre milieu familial et social, nous avons tous sans
exception hérité d’une morale. Même le « milieu » a la sienne, avec ses lois très
strictes. Certains mette l’accent sur une idéologie, d’autres sur la religion, ou
bien sur les valeurs patriotiques, voire militaires, sur la liberté, la tolérance, etc.
Que nous le voulions ou non, nous sommes tous sous influence. Prenons, en
guise d’illustration, l’histoire vécue d’un entrepreneur dont son père lui a
enseigné la valeur du travail et de l’effort. D’après lui, tous ceux qui ne
travaillaient pas douze heures par jour étaient des « fainéants ». Très marqué
par le discours paternel, il a eu pendant longtemps beaucoup de mal à
comprendre, dans son entreprise, ceux qui refusaient d’effectuer des heures
supplémentaires ou de venir travailler le samedi, par exemple. Le travail étant
pour lui sacré, le refuser s’apparentait à un sacrilège. Par la suite, il a fini par
admettre que, pour obtenir un consensus sur le temps de travail, il devait
préalablement modifier son éthique sur ce point, par rapport à la référence
morale qu’il en avait. Très rapidement, il lui est apparu que la qualité d’une vie
ne se mesurait pas à la quantité de travail, et qu’on devait se garder de juger les
besoins et les comportements de chacun en la matière, sans qu’il renie pour
autant la valeur sacrée qu’il attache au travail. Il a donc été un des premiers dans
l’entreprise à défendre la diminution du temps de travail. Cela illustre l’écart
qu’il peut y avoir entre nos repères moraux et nos décisions éthiques.
CHAPITRE I : VERS UN APPROFONDISSEMENT DES NOTIONS -9-
1.2.3 La morale est référence, l’éthique est discernement
Imaginons que vous conduisiez votre véhicule sur une route nationale.
Vous êtes sur une voie prioritaire ; 100 mètres devant vous, venant d’une route
perpendiculaire, une voiture brûle le stop. Que faites-vous ? Vous foncez, fort
de votre bon droit, sur la voiture ou vous freinez pour éviter la collision ? Bien
sûr, votre discernement vous fait vite comprendre qu’en l’occurrence votre
intérêt n’est pas de vous accrocher à votre bon droit. Il y a le règlement, mais
son application doit faire appel à notre discernement : c’est la force de notre bon
sens, de notre sensibilité humaine, du pardon, c’est la force de l’éthique. En
voulant faire régner le bon ordre pour le bon ordre, nous pouvons quelquefois
causer un grand désordre dans les esprits… Le discernement éthique nous
permet d’adapter et de moduler la règle générale au regard de l’identité
profonde de chacun.

1.2.4 La morale fait état du bien et du mal, l’éthique fait état du positif et du
négatif
Nous avons tous eu recours un jour ou l’autre à ces jugements hâtifs
faisant intervenir les notions de bien et de mal. Ils s’apparentent plus au réflexe
qu’à la réflexion… Ils constituent pour notre esprit une solution de facilité et
ouvrent la porte au sectarisme.
La pluie, la neige, le soleil, est-ce bien ou mal ? Cela peut être tour à
tour « bien » ou « mal », c’est-à-dire en l’occurrence favorable ou défavorable
à l’homme, suivant le contexte. À travers cet exemple très simple, on mesure à
quel point le bien et le mal sont des concepts fluctuants. L’éthique, qui fait appel
au discernement, préfère les notions de positif et de négatif, qui permettent
d’emblée de relativiser le jugement et mettent en avant notre bonne volonté à
trouver la solution la plus juste, ou celle du moindre mal… La bonne volonté
pose parfois des limites à la volonté.

1.2.5 La morale est « tu » ou « vous », l’éthique est « je » ou « nous »


Vous l’avez sans doute remarqué : la morale nous vient toujours d’un
tiers. Les premiers à nous l’inculquer sont nos parents (« Tu ne dois pas
voler… »), puis l’école prend le relais, tout en prolongeant la relation parent-
enfant. Si l’on n’y prend garde une fois adulte, la morale peut nous enfermer
dans une infantilisation inhibante qui laisse peu de place à la réflexion
personnelle. L’éthique nous fait entrer dans une relation adulte-adulte. Le choix
de la décision nous est laissé (« J’ai décidé que… », « Nous ferons que… »).
- 10 - DROIT ET MORALE

Par exemple, lorsque le chef d’une entreprise fait attention aux attentes
spécifiques de chacun, il s’unit à eux dans leurs problèmes et il remplace le
« Vous devez faire » par un « Nous devrions faire ». Il fait donc corps avec eux,
il n’est plus le tiers ou le patron qui impose de l’extérieur, mais le « guide » qui
entraîne et donne envie d’agir.

1.2.6 La morale nous interpelle, l’éthique nous responsabilise


Dans nos décisions, la morale nous rappelle gentiment à l’ordre pour
nous protéger de nos égoïsmes et de nos instincts. L’éthique et le comportement
sont liés, et par là même nos décisions génèrent des actions qui nous
responsabilisent. De nos engagements éthiques nous devrons assumer les effets
et les conséquences ; c’est notre responsabilité. La dignité d’une personne passe
par sa capacité d’assumer les conséquences de ses actes. C’est souvent, dans les
moments les plus difficiles, la seule richesse qui nous reste… L’éthique bien
comprise nous fait grandir dans notre dignité.

2. Le droit comme norme des comportements intersubjectifs


Le droit en général8 résulte être une norme de l’intersubjectivité, c’est-
à-dire une norme des comportements des sujets entre eux. Le droit se réfère
donc non pas à tous les comportements humains, mais seulement à ceux qui
impliquent des rapports entre plusieurs sujets. Une telle délimitation de domaine
peut, par conséquent, constituer un premier critère de distinction de l’éthique
(qui s’étend, au contraire, à tous les comportements de la personne humaine).
Il convient maintenant de s’entretenir analytiquement sur la précision
du concept de norme intersubjective : celle qui règle les rapports d’un sujet à
l’égard d’un autre. Ces dits comportements peuvent se résumer en une double
typologie ainsi dénommée : respect-abstention et promotion-attribution.
Le premier type de comportements consiste dans le respect des autres :
s’abstenir des comportements qui peuvent léser les « biens » des personnes : un
exemple élémentaire est, à ce propos, le « ne pas tuer », c’est-à-dire ne pas léser
le « bien » de la vie physique. Le comportement d’abstention est de chacun à
l’égard de l’autre sans aucune exception.
Le second type de comportement consiste à promouvoir les autres en
attribuant des « biens » qui vont développer la condition des personnes : un
exemple élémentaire est, en cela, l’activité éducative. Un tel comportement est

8
et le droit civil en particulier
CHAPITRE I : VERS UN APPROFONDISSEMENT DES NOTIONS - 11 -

de certaines personnes à l’égard de certaines autres, comme dans le cas des


parents vis-à-vis de leurs enfants.
La généralité des comportements examinés dérive de la même matrice,
c’est-à-dire de la nécessité des biens. Pour un tel motif, tous les sujets doivent
respecter les biens des autres ou tous les sujets d’une certaine catégorie (par
exemple, les parents) doivent conférer des biens (par exemple, ceux de
l’éducation) aux sujets d’une certaine catégorie (aux enfants).
De la généralité de l’obligation naît, à son tour, le caractère législatif des
comportements. La loi est, en effet, une obligation à caractère de généralité. On
peut donc conclure que les comportements intersubjectifs juridiques sont aussi
ceux portés vers la loi. Celle-ci est l’œuvre du législateur, c’est-à-dire de
l’autorité sociétaire compétente, d’où la fonction législative.

3. Le phénomène de la loi et l’œuvre du législateur


De quelle façon naît la loi ? Il semble spontané de retenir
fondamentalement le schéma suivant. D’un côté, il existe des sujets (parmi
lesquels la même communauté) avec les biens personnels respectifs et d’autres
sujets avec les comportements justes subordonnés de respect ou de promotion
des biens personnels. De l’autre côté, il existe le législateur ayant la tâche de
statuer sur une loi. À ce point, il apparaît évident que le législateur ne peut
qu’accomplir la double opération suivante : identifier les biens personnels avec
les justes comportements relatifs de respect ou de promotion des mêmes biens
et en prononcer la délibération, même en la munissant de peine. Typique est, à
ce sujet, la délibération suivante avec peine : « Quiconque tuera, sera
emprisonné ».
Puisque ce sont ensuite les situations concrètes et multiples dans
lesquelles n’est plus suffisante une délibération des comportements généraux9,
il est donc nécessaire de passer à des délibérations adaptées aux situations dans
leur réalité concrète et leur multiplicité. Ainsi, pour rester dans le comportement
du « ne pas léser la vie », ce sont des situations concrètes, l’une diverse de
l’autre et donc numériquement indéfinies dans lesquelles on pourrait tuer, et
pourtant on doit s’abstenir d’un tel comportement. Par exemple, la conduite
d’une voiture dans une rue très passante configure une situation dans laquelle
le chauffeur pourrait tuer, et pourtant, il doit s’en abstenir. À ce point, intervient
le législateur. Sa fonction est d’adapter le « ne pas tuer » à la situation concrète,

9
C’est-à-dire, une délibération générique ou abstraite.
- 12 - DROIT ET MORALE

laquelle advient en une double phase. Avant tout, le législateur doit repérer la
situation concrète : étroitesse de la rue, densité des habitations, degré de
possibilité que les personnes traversent, degré de capacité, du chauffeur et de la
voiture, d’éviter un accident. Dans un second moment, le législateur repère et
détermine le comportement qui ne lèse pas, c’est-à-dire apte à ne pas tuer. Et
par conséquent, il prescrit, par exemple, que les conducteurs roulent à une
vitesse ne dépassant pas 50 km à l’heure. On doit remarquer que le « ne pas
rouler à une vitesse supérieure à 50 km à l’heure » est le « ne pas tuer » en cette
circonstance concrète. C’est, par conséquent, un comportement nouveau et non
nouveau. Nouveau par le fait que limiter la vitesse est différent du
comportement initial, général-générique-abstrait, consistant dans le « ne pas
tuer ». Non nouveau par le fait que c’est le même « ne pas tuer » dans cette
circonstance concrète.
À partir de là, un fait apparaît évident, c’est-à-dire l’œuvre du
législateur. Celui-ci élabore la loi. Cela signifie qu’il identifie et établit quels
sont les biens de la personne qui doivent être sauvegardés ou conférés avec les
justes comportements relatifs des autres sujets, soit d’abstention ou de
promotion.
Mais, le législateur connaît-il l’éthique ou peut-il la connaître ? À cette
question, il n’est pas possible de donner une réponse à priori. Il se peut que le
législateur saisisse l’ontologie et la transfère dans la loi, et il se peut, au
contraire, que cela n’arrive pas. De ce fait, le législateur est évidemment
l’ensemble des associés (ou directement, par l’intermédiaire de l’institution
référendaire ou indirectement, par l’intermédiaire des représentants élus) et un
tel ensemble a ou peut probablement avoir des visions différenciées de la réalité.
En réalité, le législateur arrivera à se former une conviction du bien ou
du non-bien selon sa conscience et transfèrera dans la loi une telle conviction.
Une telle perception peut être ou ne pas être adéquate à l’ontologie et la loi d’où
cela dépendra y sera ou n’y sera pas convenable. Il est évident que la conscience
du législateur pourra et devra être illuminée, c’est-à-dire formée, par celui qui
a la tâche de saisir l’ontologie et de fait la saisit.

4. Droit civil et éthique


L’éthique est la norme inhérente à la personne, dépendant d’une
ordonnance divine et en tant que tel, axiologique et irréformable. Appliquant la
notion d’éthique au champ le plus restreint des rapports intersubjectifs, on peut
retenir que sont éthiques ces comportements qui, présupposés des biens
personnels, sauvegardent ou promeuvent ces dits biens.
CHAPITRE I : VERS UN APPROFONDISSEMENT DES NOTIONS - 13 -

Passant maintenant au droit, on peut en donner un double concept :


l’identifier avec les biens et les comportements susmentionnés ou bien avec la
loi élaborée par le législateur humain.
La première conception est telle que le droit est inhérent à la personne
humaine, a pour un tel motif les mêmes caractéristiques que l’éthique et donc
de celle-ci ne se distingue pas. Le juridique ainsi conçu ne peut qu’être éthique.
Toutefois, une telle solution, si elle est d’un côté vraie, de l’autre côté elle n’est
pas praticable, pour le fait que le juridique requiert nécessairement
l’intervention du législateur qui le met de fait, le fait connaître ou le crée pour
les situations toujours nouvelles.
La seconde conception du juridique est pour le motif qui dorénavant
sera pris en considération. Toutefois, le problème est : le juridique en tant
qu’œuvre du législateur, loi faite par le législateur humain, est-il éthique ? Il
s’agit alors d’examiner les rapports entre loi et éthique.
On peut émettre une affirmation générale tout à fait formelle : le
juridique entendu comme loi du législateur humain sera éthique si et dans la
mesure où il sera adéquat aux biens de la personne et aux relatifs comportements
intersubjectifs comme inhérents à la personne même. Il est spontané de rappeler
la différence spécifique, c’est-à-dire que l’œuvre du législateur apparaît
fondamentalement de double typologie : faire des affirmations plus générales-
abstraites (« quiconque tuera sera puni ») et adapter ensuite de telles
affirmations aux situations concrètes (« limiter la vitesse maximale de ce
véhicule en ces lieux »).
Les affirmations générales-abstraites qui, en définitive, semblent être de
simples déclarations sous forme légale de l’ontologie de la personne, seront
éthiques si et dans la mesure où elles sauront indiquer véritablement les biens
de la personne et les relatifs comportements intersubjectifs. Et cela
présupposera le problème de la formation de la conscience du législateur.
L’adaptation des affirmations générales-abstraites aux situations
concrètes, qui prévoit le jugement du législateur précisément sur de telles
situations et l’invention des comportements correspondants, sera éthique si et
dans la mesure où (présupposée d’ailleurs la vérité de l’affirmation générale-
abstraite qu’il s’agit d’adapter au concret) il sera une concrétisation des biens
de la personne et des relatifs comportements intersubjectifs. Par exemple, la
- 14 - DROIT ET MORALE

« limitation de la vitesse » est une loi éthique en tant qu’elle est une
concrétisation du général-abstrait « ne pas tuer »10.
Pour conclure cette première partie, nous pouvons dire que les lois
civiles et les lois ecclésiastiques convergent vers le même but, le
perfectionnement de l’homme, mais à des niveaux divers et selon un bien
différent avec sa fin ultime. Les premières ne visent que la perfection toute
relative apportée par une félicité terrestre et temporelle, néanmoins
indispensable ; les secondes visent directement, à travers et aussi par-delà cette
étape transitoire, à obtenir une perfection bien plus profonde, d’ordre surnaturel,
par l’incorporation au Christ présent dans l’Église, pour la plus grande gloire de
Dieu.
En un mot, la loi civile ne mérite le nom de règle de moralité que si elle
ne contredit pas la loi de Dieu et de l’Église ; et la loi ecclésiastique doit aussi
respecter la loi divine. Le rôle de toute loi positive étant d’ailleurs d’affirmer,
d’expliciter, d’interpréter, de préciser ou de compléter ce que demandent la loi
naturelle et notre fin dernière, la règle de moralité que nous indiquons ici n’a de
valeur que dans la mesure où elle ne s’oppose pas aux deux précédentes : le
droit n’est vraiment le droit que s’il prend sa source dans la morale.

10
F. COCCOPALMERIO, Diritto ed etica (Droit et éthique), in NDTM, ed. F. COMPAGNONI, G.
PIANA, S. PRIVITERA, Cinisello Balsamo (Milano) 19943, 232-235.
CHAPITRE II

La loi en général

La loi, étant au cœur de la vie morale, ne peut être comprise qu’insérée


dans l’ensemble plus vaste du plan de Dieu. Le rapide rappel de ce contexte
théologique permettra d’aborder ensuite, sous son véritable éclairage, l’étude
de la loi, détaillée selon les divers éléments qui la constituent et en assurent
l’efficacité.

1. La loi dans le plan divin


L’idée de loi est une des plus étroitement liées au Christianisme qui, au
cours de son histoire, en a exprimé toute la richesse, quelque peu voilée
actuellement par l’acceptation restreinte, d’ordre avant tout juridique, qu’elle
revêt. Aussi convient-il dès le début de redonner à la loi son sens biblique, celui
de l’expression d’un ordre des choses avant tout religieux, celui instauré par
l’Alliance divine avec les hommes, conclue avec Israël comme réalisation d’un
dessein divin remontant à la création du premier homme, et rendue
effectivement universelle par le Christ.
C’est cette doctrine qu’il faut toujours avoir devant les yeux pour
comprendre l’ampleur du contexte dans lequel doit se situer une étude sur la
loi ; car toute loi n’a de sens que si, au point de départ, elle a une relation
quelconque avec le plan divin du salut.
Par conséquent, tout doit être centré sur Dieu, et toute chose, l’homme
en particulier, doit être situé en relation avec Lui. Cette relation des créatures
avec Dieu revêt un double aspect :
— une relation de causalité ; Dieu est principe de toutes les créatures
qui tirent de Lui leur existence, en une sorte de processio, d’exitus ;
— une relation de finalité ; toutes les créatures reviennent vers Dieu qui
est leur fin, pour Le louer et Lui rendre gloire (c’est l’explication la plus
fondamentale de ce pour quoi elles sont faites) ; il s’agit d’un retour vers Dieu,
d’un reditus. Pour l’homme, ce mouvement ascendant de retour à Dieu, comme
- 16 - DROIT ET MORALE

but et fin ultime de sa vie, consiste en une orientation vers le terme divin, par la
connaissance et l’amour, se réalisant par tous les actes de la vie humaine ; ceux-
ci, internes comme externes, permettent à l’homme de se rapprocher ou de
s’éloigner de Dieu ; ils constituent la vie morale, et le Christ en est le grand
moyen d’accomplissement11.
Ce plan donne à la théologie son unité fondamentale12 centrée qu’elle est
sur Dieu, source et terme (alpha et oméga) du double mouvement qui relie
toutes choses à Lui à travers le Christ ; la morale y est intégrée comme forme
fondamentale de relation avec Dieu, et la loi comme pièce maîtresse de sa
réalisation. Ce contexte général rappelé par Jean-Marie Aubert13, les divers
éléments qui constituent la loi peuvent être détaillés dans leurs mutuelles
interactions.

2. La nature de la loi14
Proposition I : Lex est ordinatio La loi est un ordonnancement de la
rationis ad bonum commune ab eo, raison, en vue du bien commun,
qui curam communitatis habet, promulgué par celui qui a la charge de
promulgata. la communauté.
La réalité de la loi, comme norme de l’agir moral, demande à être
précisé par une étude des divers éléments qui la constituent. Au lieu de partir
d’une définition a priori, il semble préférable d’opérer par une découverte
progressive, en suivant la méthode de l’analyse par les causes (au sens thomiste
du mot), c’est-à-dire en répondant aux questions : quel est le but de la loi (cause
finale) ? Quel est son auteur (cause efficiente) ? Qu’est-ce qui la constitue en
propre (cause formelle) ? Sur quoi porte-t-elle (cause matérielle) ?

11
Il faut veiller à ne pas limiter l’action du Christ à une aide purement morale ; l’élément
essentiel de son œuvre est la transformation qu’il opère par la grâce, rendant l’homme
participant de la vie divine.
12
C’est le plan même de la Somme théologique de saint Thomas : Ia pars : Dieu en lui-même
et comme Créateur. IIa pars : Retour de l’homme vers Dieu par la vie morale. III a pars :
Méditation du Christ et de l’Église dans ce retour.
13
J-M. AUBERT, Loi de Dieu, loi des hommes, Tournai 1964, 9-12.
14
Les auteurs anciens attachaient une grande importance à l’étymologie des mots, persuadés
qu’elle peut révéler l’essence des choses ; pour ce qui est de la loi, si Cicéron la faisait dériver
de « legendo », saint Thomas préférait le faire de « ligando » ; en fait, actuellement on fait
venir « lex » de la racine indo-européenne « lagh » = poser, établir (cf. « Lex », in DELL, ed.
E. ERNOUT – A. MEILLET, Paris 1951.
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 17 -

2.1 Le but de la loi


C’est la première question qui vient à l’esprit et commande tout le reste.
La réponse découle du contexte général ; partant d’une donnée générale, elle se
fera progressivement plus précise.

2.1.1 La loi est faite pour le bien de l’homme


Puisque le sens de la vie morale est d’opérer le remontée de l’homme
vers Dieu ; et puisque l’homme, être raisonnable et libre, doit réaliser par lui-
même cette œuvre qui engage tous les actes de sa vie quotidienne, il lui faut une
norme régulatrice qui l’éclaire.
Or, que signifie cette vie morale, sinon réaliser pour l’homme le sens de
son existence ? Constitué par son Créateur de telle façon qu’il ne peut trouver
sa joie et son bonheur que dans la possession de Dieu, l’épanouissement
véritable de l’être humain coïncide alors avec ce retour vers Dieu. C’est là pour
l’homme son bien ontologique ; c’est ce qu’il désire le plus radicalement ; c’est
la motivation inconsciente de tous ses actes, sa course au bonheur, à un plus-
être que Dieu peut lui procurer.
Ce même bien est dit moral quand l’homme y tend librement, sous le
contrôle de sa raison régulatrice, exprimant la loi, c’est-à-dire la voie obligatoire
pour atteindre cette fidélité. La loi (en général) a donc essentiellement pour but
de faciliter le bien de l’homme, d’aider l’homme à devenir meilleur ; elle est
destinée à lui procurer une aide indispensable à sa faiblesse. Bref, à ce simple
niveau d’approche, la loi apparaît comme destinée fondamentalement à rendre
l’homme à la fois heureux et meilleur, en lui facilitant l’accès de ce pour quoi
il est fait. Si on veut être plus précis, on dira que la loi concerne l’orientation de
l’homme vers sa fin dernière, qui est appelée béatitude. La loi apparaît donc
comme la norme obligatoire d’une vie humaine réalisant librement sa véritable
destinée15.

2.1.2 La loi est faite pour le bien commun


Si la loi vise le bien de chaque personne humaine, ce ne peut être
qu’indirectement. En effet, de par sa nature même, l’homme atteint sa fin
dernière et son épanouissement en faisant partie d’une communauté humaine.

15
De la sorte, si on envisage le rôle de la loi dans la justification, on comprend que seule la
loi divine nouvelle justifie l’homme, car elle se confond avec la grâce.
- 18 - DROIT ET MORALE

Par conséquent, le bien humain que doit viser la loi est avant tout
communautaire, et c’est ce qu’on entend par bien commun. Cette réalité,
essentiellement analogique se retrouve à tous les niveaux de l’agir humain.

2.2 L’auteur de la loi


Du moment que toute loi doit viser à promouvoir un bien commun, il
est logique que son auteur soit le responsable lui-même de ce bien (l’autorité),
seul à même d’y orienter les membres de la communauté en toute connaissance
de cause et avec efficacité ; légiférer est donc une fonction spéciale réservée à
l’autorité publique, pouvant être cumulée ou non par la même personne avec les
autres fonctions du pouvoir, selon le type de société intéressée.

2.2.1 Dieu est le législateur suprême et universel


Ceci découle de la notion même de Providence et du but dernier de toute
loi : puisque Dieu gouverne tout l’univers et l’attire vers lui, et qu’en particulier
la personne humaine ne peut s’épanouir et réaliser sa fin ultime que dans cette
rencontre avec Dieu qui l’a créée dans ce but, et puisque d’autre part la loi est
un des moyens fondamentaux mis à la disposition de l’homme pour parvenir à
ce but, Dieu est de ce fait le législateur suprême, premier et universel.

2.2.2 L’autorité humaine, soit ecclésiastique, soit civile, est aussi auteur de lois
véritables et participe à des titres divers de l’autorité divine
Le pouvoir législatif de l’Église et de l’État a Dieu pour auteur. Avec
saint Thomas, rappelons le lien du pouvoir législatif avec la poursuite du bien
commun :
La loi vise d’abord et principalement l’ordre en vue du bien commun ; or établir un
ordre en vue du bien commun revient à la multitude tout entière ou à quelqu’un qui
représente la multitude. C’est pourquoi le pouvoir de légiférer appartient à la
multitude tout entière ou bien à un personnage officiel qui a la charge de la
multitude. La raison en est qu’en tous les domaines, c’est toujours à celui dont la
fin relève directement qu’il convient de tout ordonner en vue de cette fin 16.
En d’autres termes, les responsables du bien commun, soit
ecclésiastique soit civil, c’est-à-dire l’autorité, ont la charge propre d’orienter

16
T. D’AQUIN, Somme théologique, Ia-IIæ, 90, 3. Saint Thomas envisage donc deux solutions
possibles pour l’exercice du pouvoir législatif : le cas d’une communauté non suffisamment
organisée pour avoir des responsables, et le cas où elle s’est choisi une autorité ; pour lui
donc « l’État est fonction de la nation entière ».
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 19 -

leurs sujets vers ce bien commun par des lois appropriées. Du fait que le bien
commun est la fin de la société, celle-ci ne peut y tendre et par-là maintenir son
unité vitale, malgré les divergences des intérêts particuliers, que si un élément
unificateur est spécialement chargé de promouvoir ce bien commun par-delà la
diversité des biens individuels ; cet élément dynamique, lien et sauvegarde de
l’unité sociale, est l’autorité publique ; et parmi toutes les charges de l’autorité
qui découlent de sa fonction, il est évidemment celle de choisir les moyens pour
atteindre ce but, c’est-à-dire de faire des lois. Ce faisant, puisque la société est
voulue selon l’ordre divin, la fonction législative de l’autorité est une
participation au pouvoir suprême de Dieu. En prenant les termes au sens le plus
général, on pourra donc dire que l’auteur d’une loi est celui qui a la charge de
la communauté concernée par cette loi.

2.3 Ce qu’est la loi


La loi apparaît comme le moyen dont dispose le responsable d’une
communauté pour la gouverner en vue du bien commun ; celui-ci étant alors la
fin poursuivie, la loi se présente comme la norme réglant l’agir humain en
fonction de cette fin ; on peut donc maintenant préciser ce qui la constitue en
propre : « La loi est formellement un commandement de la raison pratique ».
Donc le constitutif formel de la loi est sa rationalité, non pas simplement parce
qu’elle s’adresse à des êtres raisonnables, mais en tant que norme d’action,
d’agencement de moyens en vue d’une fin.
Il faut cependant préciser davantage, car l’activité rationnelle qu’est la
loi ne se limite pas à un simple acte de connaissance ; elle tend essentiellement
à réaliser une œuvre extérieure à elle, à diriger et orienter l’agir humain vers sa
fin, c’est-à-dire son bien ; elle portera sur des actes à réaliser parce que liés à
cette fin en raison d’une exigence interne que la raison exprimera par la loi. La
volonté ne doit pas refuser ce bien qui est obligatoire avant tout parce que lié à
la fin de l’homme ; car sans lui l’homme ne pourrait pas réaliser ce pour quoi il
est fait.
Et alors le législateur ne fait qu’exprimer ce caractère obligatoire en
édictant la norme rationnelle qu’est la loi ; celle-ci manifeste le lien ontologique
entre l’acte humain et sa fin, du fait qu’elle est rationnelle (discernant le rapport
de moyen à fin). On voit alors le rôle essentiel joué par la volonté du législateur ;
c’est celui d’une cause efficiente : cette volonté pousse d’abord la raison
pratique du législateur à choisir parmi les moyens et à se décider, et de plus elle
rend la loi efficace. Ce n’est donc pas la volonté qui constitue la loi en son
élément formel, mais elle est néanmoins à sa source, dans le législateur qui
- 20 - DROIT ET MORALE

recherche le bien commun, qui prescrit la loi et l’impose aux sujets pour leur
bien. Bref, la volonté du législateur ne constitue pas l’obligation de la loi, mais
elle la manifeste et la rend efficace17.

2.4 La matière réglée par la loi


La loi est règle de l’agir moral ; or qui dit règle, dit relation avec une
matière sur laquelle doit porter cette activité normative. C’est le dernier élément
constitutif de la loi qu’il nous faut maintenant examiner.

2.4.1 La loi règle les actes humains, quoique de façon différente suivant les
diverses sortes de lois
L’homme réalise sa destinée et épanouit son être par chacun de ses actes
conscients et libres ; la fin ultime n’est pas qu’un terme dernier ; elle concerne
immédiatement la vie humaine quotidienne, et l’homme la réalise,
imparfaitement certes, mais progressivement par sa vie vertueuse de tous les
instants ; et la loi est le moyen pédagogique adapté à sa nature, pour l’aider dans
cette marche. Œuvre de la raison pratique, devant orienter l’homme vers le bien
commun, à travers et par lequel il réalise sa destinée personnelle, la loi porte
alors essentiellement son activité régulatrice sur les actes humains, c’est-à-dire
ceux qui émanent de l’homme en tant que tel, ses actes volontaires18.
Il ne faut pas se représenter cette régulation comme venant de l’extérieur
donner une valeur morale à des actes humains qui eux-mêmes seraient
indifférents. Aucun de ces actes, pris concrètement, n’est indifférent ; il porte
en lui-même une référence positive ou négative avec la fin ultime, selon qu’il
perfectionne ou non l’être humain.
La loi, principalement la loi naturelle, mesure cette perfection et en est
même la formalité, et l’acte ainsi formellement conforme à la fin humaine est
appelé moralement bon. Sa moralité ne découle donc pas d’une conformité

17
Il y a toutefois un secteur dans lequel la volonté du législateur peut jouer un rôle formel
dans la loi ; c’est le cas des lois purement positives, quand le choix des moyens n’est pas
possible à partir d’un pur élément rationnel ; il ne peut alors qu’être conventionnel, et c’est
la volonté qui tranche. Par exemple, dans le Code de la route, obliger à circuler sur une seule
voie est une norme rationnelle (éviter les collisions) ; mais choisir une fois pour toutes entre
la circulation à droite ou à gauche n’est pas une œuvre rationnelle ; les deux solutions peuvent
y prétendre également.
18
À ce sujet il faut bien distinguer entre acte volontaire (propriété fondamentale de l’acte
humain, source de son imputabilité) et acte libre (propriété découlant de l’indétermination de
la volonté devant un bien partiel et limité).
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 21 -

extrinsèque à une norme qui lui serait plus ou moins étrangère, mais de la
réalisation de sa finalité interne, selon une norme qui exprime ce pour quoi il
est fait :
Le fondement de la morale, c’est la nature humaine même. Le bien moral, c’est
tout objet, toute opération qui permettent à l’homme d’accomplir les virtualités de
sa nature et de s’actualiser selon la norme de son essence, qui est celle d’un être
doué de raison. La morale thomiste est donc un naturalisme, mais la nature s’y
comporte comme une règle. De même qu’elle fait que les êtres sans raison agissent
selon ce qu’ils sont, la nature place les êtres doués de raison devant la tâche de
discerner ce qu’ils sont, afin d’agir en conséquence. Deviens ce que tu es, telle est
leur loi suprême : homme, actualise jusqu’à leurs extrêmes limites les virtualités de
l’être raisonnable que tu es19.
Par contre, les lois humaines, ecclésiastique et civile, du fait qu’elles
concernent principalement l’homme social, c’est-à-dire tel qu’il se manifeste à
ses semblables, ne peuvent de soi régler que les actes externes. Ce dernier
élément constitutif de la loi pourrait être formulé d’une autre façon, en disant
que la loi oblige les sujets de la communauté qu’elle concerne. En d’autres
termes, les membres de la communauté sont les sujets de la loi qui exerce sur
eux sa puissance régulatrice.

2.4.2 La loi affecte ses sujets par sa promulgation


La promulgation n’est pas une simple communication privée ; elle est
l’intimation publique et authentique de la loi faite aux membres de la
communauté. Faisons un peu plus de lumière avec saint Thomas :
La loi est imposée aux autres par manière de règle et de mesure. La règle et la
mesure s’imposent à l’instant où on les applique à ce qui est réglé et mesuré. Aussi
pour que la loi obtienne force obligatoire, ce qui est son attribut propre, il faut
qu’elle soit appliquée aux sujets qui doivent être réglés par elle. Précisément, une
telle application se réalise par le fait que la loi est portée à la connaissance des
intéressés par sa promulgation même. La promulgation est donc nécessaire pour
que la loi obtienne sa pleine efficacité20.
La promulgation ne consiste pas dans le fait que la loi doive être portée
à la connaissance de tous (cela constitue une divulgation) ; il suffit qu’elle
puisse être connue de la communauté. C’est cet acte officiel de l’autorité qui

19
E. GILSON, Le Thomiste. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Paris
1942, 383-384.
20
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 90, 4.
- 22 - DROIT ET MORALE

établit le contact entre la loi et le sujet21. Il est clair que la promulgation revêt,
selon les différents types de lois, des formes diverses et très analogiques ; ainsi
saint Thomas explique que la loi éternelle est promulguée ab æterno par le
Logos divin ; la loi naturelle n’a pas besoin d’une promulgation externe ; elle
est promulguée dans la raison humaine. Pour les autres lois, divines et
humaines, du fait qu’elles sont positives, il y a forcément une intervention
historique du législateur (et c’est en cela que consiste leur positivité), qui inclut
nécessairement une promulgation au sens propre du mot.

3. L’efficacité de la Loi
En possession maintenant d’une notion plus précise de la loi, analysée
en ses éléments constitutifs, nous pouvons plus aisément la voir à l’œuvre dans
la vie morale ; elle manifeste immédiatement son efficacité par une propriété
essentielle qui révèle sa vraie nature et qu’il importe d’apprécier correctement ;
car c’est à son sujet que sont formulées la plupart des objections modernes
contre la loi ; il s’agit de son caractère obligatoire ; comment, de fait, concilier
l’obligation légale et la liberté humaine ?

3.1 L’obligation de la loi (= vis directiva)


Proposition II : Obligatio legis est L’obligation de la loi est la nécessité
necessitas moralis imperativa aliquid morale, convenant seule à un être
agendi vel omittendi, quæ sola enti libre, commandant de faire ou
libero convenit. d’omettre quelque chose.

3.1.1 Le conflit de l’obligation et de la liberté


Apparemment il semble régner une opposition dialectique, et
difficilement réductible, entre la liberté, sorte de pouvoir d’agir à sa guise, et
l’obligation légale dont le rôle semble être de limiter le champ de cette même
activité. Qu’en est-il au juste, à partir de l’étude précédente de la nature de la
loi ?

3.1.2 Signification de la liberté

21
Les auteurs ne sont pas d’accord pour savoir si la promulgation est de l’essence de la loi
ou une simple condition de son efficacité ; la discussion paraît assez verbale, car tout le
monde admet qu’avant la promulgation, la loi n’est pas complète et ne peut exercer son
contact sur les sujets.
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 23 -

Il faut d’abord rappeler ce que signifie la liberté humaine. Est-elle une


pure spontanéité aveugle, une affirmation de soi sans autre contenu qu’elle-
même ? À la réflexion on découvre vite que la liberté humaine ne peut se définir
par un tel absolu ; en effet, si elle est possibilité de choix, spontanéité ouverte à
toutes les orientations possibles, elle ne peut se suffire à elle-même ; une
possibilité n’est rien en soi ; elle n’a de sens que par un terme, par un projet
qu’elle veut réaliser par l’option qu’elle choisit, ou si l’on veut par le sens donné
ici à la vie humaine. Bref, la liberté ne peut pas se suffire à elle-même ; elle se
révèle dans sa référence à une réalité qui est perçue comme un bien, une valeur ;
pour s’exercer elle a besoin de structures préalables, c’est-à-dire d’un donné
qui, loin de la ruiner, est le chantier de son activité. Ériger alors la liberté en
absolu implique au fond une contradiction.
Et quelle est cette valeur, ce donné que la liberté suppose antérieure à
elle ? Ce ne peut être que ce qui constitue l’homme comme tel, cherchant à
s’épanouir dans sa ligne propre ; car l’homme n’est pas n’importe quoi, mais
possède une structure propre, dont sa liberté est la propriété la plus visible, et
qui est exprimée dans l’idée de nature humaine ; et cette nature n’est pas
quelque chose de figé et d’inerte, mais une réalité dynamique toujours tendue
vers un plus-être, vers une plénitude à conquérir, et qui est la marque de
l’homme, le distinguant des autres vivants par l’infinité de son horizon spirituel.
Et la liberté n’est que le mode spécifique d’expression de ce dynamisme naturel.

3.1.3 La loi suppose la liberté


L’homme est partie intégrante de l’univers gouverné par la Providence ;
et s’il est appelé à le dominer, c’est pour participer au mouvement général de
remontée vers Dieu qui consiste pour chaque être à réaliser la volonté divine sur
lui en déployant son activité spécifique réglée par la loi de sa nature.
Et ainsi, la loi qui préside au développement de tout être et qui chez
l’homme s’offre à lui comme une œuvre à réaliser librement, cette loi ne peut
donc jamais être considérée comme une ingérence venant de l’extérieur
violenter l’être ; elle exprime une nécessité interne qu’il peut certes
physiquement refuser d’assumer ; mais c’est alors pour son malheur et sa ruine.
En d’autres termes, puisque l’homme n’est pas inéluctablement poussé
par une nécessité qui pourvoirait pour lui à son bien (cas des êtres sans raison),
il doit lui-même y pourvoir librement, suivant une loi qui revêt néanmoins un
caractère obligatoire, car exprimant un lien réel entre ce qu’il est et ce qu’il doit
devenir. Et ce lien exprimé par la loi, c’est sa raison naturelle qui le découvre et
- 24 - DROIT ET MORALE

en est la règle, et c’est sa volonté qui doit le réaliser. Le rôle de la loi est par là
d’amener l’homme à se réaliser pleinement lui-même ; elle est la condition
naturelle et nécessaire de l’emploi de la liberté, et si paradoxal que cela puisse
paraître, la loi n’est obligatoire que parce que l’homme est libre. On comprend
alors que saint Thomas ait pu écrire : « Comme la loi n’est rien d’autre que la
raison et la règle de l’action, il convient que la loi ne soit donnée qu’à ceux qui
connaissent la raison de leurs actes, c’est-à-dire les créatures raisonnables22 ».
Par ailleurs, on retrouve cette doctrine chez Jean-Jacques Rousseau :
« On pourrait ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend
l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est l’esclavage,
et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté23 ».
L’antinomie entre loi et liberté s’évanouit dans une telle perspective ; la
loi paraît au contraire comme la garantie d’une vraie liberté, elle-même au
service du plus grand bien de l’homme. Et comme le bien est relatif à l’amour,
on peut même dire que l’obligation est un bien et une attirance pour une liberté
et une volonté bonnes, non un carcan ou une contrainte dont elles voudraient
se débarrasser. C’est la nécessité interne propre à l’être libre, une exigence de
l’amour. Saint Thomas avait désigné cette force obligatoire de la loi par
l’expression de « vis directiva », puissance régulatrice ; cela signifie
exactement le rôle de l’obligation : amener la rectitude. Il est alors clair que
l’obligation n’est pas ce qui définit la loi, elle n’en est que la propriété
essentielle marquant son efficacité ; ce qui définit la loi c’est avant tout la
régulation qu’elle apporte dans l’agir humain, régulation qui est destinée à
s’incarner peu à peu dans le comportement spontané par la pratique de la vertu
(c’est le but même de la loi), au point qu’on peut dire que pour le juste il n’y a
plus de loi, sa propre vie étant devenue une loi vivante24.

22
T. D’AQUIN, Contra Gentes, III, 114.
23
J-J. ROUSSEAU, Contrat social, I, Paris 1962, 247.
24
Dans le cas de la loi nouvelle de l’évangile, cette intériorisation par la grâce chez le juste
lui rend la loi comme inutile (1 Tm 1, 9). Pour illustrer cette doctrine, reprenons l’exemple
du code de la route : Un automobiliste réfléchi et conscient de ses responsabilités suit
fidèlement les prescriptions du code (par exemple, rouler sur la moitié droite de la chaussée,
ne pas doubler sans visibilité, etc.) parce qu’il sait que c’est la raison et la charité qui le lui
dictent ; il comprend surtout que c’est pour son bien et celui du prochain ; évidemment il sait
aussi que c’est la loi qui le lui impose ; mais cette obligation n’est pas une contrainte ; au
contraire elle le libère du souci et de l’anxiété ; sachant que s’il suit la loi, il évitera au
maximum le risque d’accidents. Est-ce à dire que l’obligation de la loi soit disparue pour lui ?
Non, elle est simplement assumée, et elle continue à le lier ; aussi doit-il l’accueillir, sinon
avec amour (ce serait l’idéal, et pour d’autres lois plus élevées il faudra aller jusque-là), du
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 25 -

3.2 La sanction de la loi (= vis coactiva)


On appelle sanction de la loi ce qui en garantit l’accomplissement et
l’inviolabilité, comme conséquence de l’obligation, venant la renforcer par un
lien extrinsèque. En soi la sanction, au sens général, désigne aussi bien la
récompense pour ceux qui observent la loi, que la peine infligée à ceux qui la
transgressent. Comme en fait la récompense (surtout pour la loi divine) réside
principalement dans le bien que l’observation de la loi réalise d’elle-même
(perfection de l’homme), l’expression de sanction est plutôt réservée à la
coaction, ou emploi de la force par la loi positive pour prévenir, ou réprimer sa
transgression et par là restaurer l’ordre lésé de la justice.
En effet, normalement la loi est faite pour obliger ceux qui s’y
soumettent librement et par là jouer son rôle régulateur (vis directiva). Mais,
que devient-elle en cas de refus ? Le sujet de la loi, qui userait de sa liberté
physique pour se soustraire volontairement à la régulation de la loi, lui reste
néanmoins assujetti. En effet, la liberté ne peut pas refuser et encore moins
détruire l’obligation de la loi ; elle peut seulement y échapper physiquement
sans pouvoir en abolir par un refus le lien moral ; la loi violée reste la loi.
Toutefois, en cas de refus, la loi doit néanmoins tendre à jouer son rôle
régulateur ; et puisque dans ce cas elle ne le peut pas directement, elle le fera
par la menace d’une sanction ou d’une peine, c’est-à-dire la privation d’un bien
d’ordre physique ou moral, selon le genre de loi. La peine est donc une sorte de
complément de la loi et de son obligation ; elle tire de là son caractère moral
(c’est-à-dire que s’y soustraire constitue un péché).
Cette peine peut avoir différents buts : a) préventif : pousser par sa
perspective à observer la loi (la peur du policier) ; b) vindicatif, et c’est le
principal : rétablir l’ordre lésé par la transgression de la loi ; c) médicinal :
amener le coupable à reconnaître sa faute et à s’amender. Selon le genre de loi
et aussi suivant le degré d’évolution morale de la communauté, le législateur en
prévoyant une sanction peut avoir en vue davantage l’un ou l’autre de ces buts.
On peut résumer les fonctions de la loi en disant qu’elle joue un rôle
pédagogique ; cette qualification est classique, appliquée à la loi divine positive
(Ancien et Nouveau Testament) ; mais on peut l’appliquer analogiquement à

moins par raison. Et si, par faiblesse, il était tenté d’oublier la loi, son caractère obligatoire
lui serait rappelé par la signalisation routière ou la présence du policier ; ce dernier joue alors
un double rôle : par sa présence rappeler l’obligation de la loi (vis directiva) et la sanction
possible, en cas d’infraction (vis coactiva).
- 26 - DROIT ET MORALE

toute loi : « Il s’agit de nous porter au bonheur, où nous tendons de nous-mêmes


par le fond le plus authentique de notre être. Il s’agit donc de nous pousser dans
notre propre sens. Et si l’on intervient par manière de loi, c’est en raison de
notre puérilité spirituelle25 ».

4. Les diverses sortes de Loi


Le partage fondamental des lois se fait à partir de leurs auteurs. Cet
auteur peut être soit Dieu, soit un législateur humain. En fait, on parle souvent
de lois, de toutes sortes de lois. Beaucoup de gens se demandent aujourd’hui si
chacun est vraiment obligé, en conscience, d’obéir à ces lois, ou du moins à
certaines d’entre elles. Qu’est-ce qui fait que certaines lois nous obligent en
conscience (ou « moralement »), alors que d’autres — qui sont pourtant des lois
elles aussi — ne semblent pas nous obliger du tout ? Et comment se fait-il que,
parmi un groupe de personnes qui ont l’air normal, lucide et sincère, certaines
peuvent se sentir moralement obligées d’obéir à telle ou telle loi, alors que
d’autres ne semblent pas éprouver cette obligation ?
C’est sur des questions de ce genre qu’il s’agira de réfléchir dans les
pages qui vont suivre, à partir de nos expériences quotidiennes et de nos façons
habituelles de les exprimer.

4.1 Les lois divines


La loi éternelle est la plus fondamentale, source et fondement de toutes
les autres.
La loi naturelle, participation en l’homme de la loi éternelle, orientant
et réglant les actes humains en vue de leur finalité naturelle (celle d’une créature
spirituelle).
La loi divine positive, résultant d’une intervention divine dans
l’humanité, orientant et mouvant l’homme par la grâce vers une béatitude
surnaturelle (participation à la vie divine) ; cette intervention divine s’est
effectuée en deux étapes, l’une préparatoire qui est la loi ancienne (ou
mosaïque), l’autre qui est l’accomplissement, la loi nouvelle du Christ.

4.2 Les lois humaines

25
A.D. SERTILLANGES, Vrai caractère de la loi morale chez saint Thomas d’Aquin, Paris
1947, 73-76.
CHAPITRE II : LA LOI EN GÉNÉRAL - 27 -

La nature sociale de l’homme exige la vie dans la société politique ; la


structure communautaire de l’Église, chargée d’étendre l’œuvre du Christ à tous
les hommes exige la forme sociale de la vie religieuse ; ces deux exigences
s’expriment dans des lois humaines qui déterminent les lois divines pour les
préciser et les appliquer aux circonstances historiques des groupes humains
intéressés ; d’où :
Les lois civiles, directement fondées sur la loi naturelle, et émanant de
l’autorité politique, chargée de promouvoir un bien commun temporel.
Les lois ecclésiastiques ou canoniques, visant à étendre le règne de la
charité, sous la direction de la Hiérarchie de l’Église, en vue d’un bien commun
spirituel ; les sources en sont la loi naturelle et la loi nouvelle du Christ
(Révélation), la seconde pénétrant et assumant la première, en vue de l’unique
destinée surnaturelle de l’homme.
CHAPITRE III

Les lois divines

1. La loi éternelle
Thèse I. Lex æterna est ratio divinæ La loi éternelle est l’ordonnancement
Sapientiæ, directiva omnium actuum de la Sagesse divine, orientant tous les
et motionum, cui subduntur omnes actes et mouvements. Toutes les
creaturæ et a qua derivantur omnes créatures lui sont soumises, et toutes
aliæ leges. les autres lois en dérivent.
Depuis Léon XIII, cette doctrine est devenue commune dans l’Église26.

1.1 État de la question


Si Dieu est Créateur et Providence de l’univers, et s’il est aussi le but
vers lequel toute la création est appelée à retourner pour lui rendre gloire, de ce
fait doit exister en Dieu, de toute éternité, un ordonnancement pratique du
gouvernement des êtres créés. La question est de savoir s’il s’agit d’une
véritable loi que l’on appellera loi éternelle.
En dehors des athées et positivistes qui nient l’existence d’une telle loi
transcendante, un certain nombre de théologiens n’acceptaient d’en parler que
d’une manière très large (Suarez, Tanquerey, etc.)27.

26
LÉON XIII, Encycl. Libertas præstantissimum (20-06-1888) : « La loi éternelle est la raison
même de Dieu Créateur et gouvernant l’univers » (DS 3247) ; « C’est de façon absolue que
la norme et la règle de la liberté proviennent de la Loi éternelle de Dieu » (DS 3248) ; « La
force obligatoire des lois humaines doit être comprise comme provenant de la Loi éternelle
et ne pouvant rien sanctionner qui ne soit contenu en elle, comme dans le principe universel
du droit » (DS 3249).
27
Ces auteurs éprouvent de la difficulté à voir dans la Loi éternelle une loi au sens propre du
mot, principalement parce que sa promulgation est difficile à concevoir, puisqu’elle doit être
éternelle comme elle ; cette difficulté se comprend à partir d’une conception volontariste qui
voir dans l’acte de la promulgation un élément essentiel ; il ne faut pas oublier que, par
définition, la promulgation comme acte spécial du législateur s’entend au sens propre des
lois positives ; on ne peut donc l’appliquer qu’analogiquement à la Loi éternelle (pour saint
- 30 - DROIT ET MORALE

1.2 Existence
L’existence d’une loi éternelle découle des dogmes de la Création et de
la Providence : puisque le monde est régi par la divine Providence, il forme un
tout ordonné et gouverné par la Raison divine ; cette raison suprême,
ordonnatrice universelle, située hors du temps, qui meut tous les êtres vers leur
bien, vérifie la notion de la loi au plein sens du terme ; elle peut donc être
appelée loi éternelle.
Dans la Sainte Écriture on trouve de nombreux textes relatifs à la
Sagesse, qui évoquent cet aspect ordonnateur et législatif de Dieu Créateur ; les
principaux se trouvent dans les Proverbes, la Sagesse et le Siracide28.
Saint Augustin est à l’origine de la doctrine traditionnelle sur la loi
éternelle dont il a traité à plusieurs reprises et dont il a donné une définition
devenue classique : « La loi éternelle est la raison divine ou volonté de Dieu,
ordonnant la conservation de l’ordre naturel et interdisant sa perturbation29 ».
Saint Thomas a précisé la situation de cette loi éternelle par rapport à la
Providence, dont elle est le principe ; la Providence est comme l’exécution de
cette loi dans chaque créature. De plus, la loi éternelle dit davantage qu’une
simple idée divine, exemplaire ; elle est essentiellement « la puissance
ordonnatrice et la Sagesse qui imprime une direction à tous les actes et à tous
les mouvements30 » ; elle est la raison de la motion que Dieu exerce sur tous les
êtres pour les attirer à lui en réalisant leur finalité ; c’est la Sagesse divine,
considérée activement, mouvant tous les êtres, conformément à leur nature.
Enfin, on peut remarquer que, de par son objet, la loi éternelle ne porte pas sur
ce qui concerne la nature ou l’essence même de Dieu ; elle est régulatrice des
activités divines ad extra.

Thomas, cette promulgation existe dans le Verbe divin) ; donc, si on s’en tient aux éléments
de la loi analysés au chapitre II, la Loi éternelle peut être dite une véritable loi.
28
Pr 8, 23 : « Dès l’éternité je fus fondé… » ; Sg 9, 23 : « Toi, qui, par ta Sagesse, as formé
l’homme… pour gouverner le monde en sainteté et justice » ; id. 7, 25 : « Elle est un souffle
de la puissance divine… elle est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de
l’activité de Dieu… » ; Si, 24, 4 : « J’ai habité les cieux ; id., 9 : avant les siècles, dès le
commencement il m’a créé ; éternellement je subsisterai ». Cf. A.M. DUBARLE, Les Sages
d’Israël, Paris 1946, 202 ss.
29
«Lex vero æterna est ratio divina vel voluntas Dei, ordinem naturalem conservari jubens,
perturbari vetans ». Cf. A. D’HIPPONE, Contra Faustum, 22, 27. L’antiquité païenne avait
déjà connu l’idée de loi éternelle, particulièrement le stoïcisme ; la célèbre définition de
Cicéron (De legibus, 2, 4) est probablement à l’origine de celle de saint Augustin.
30
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 93, 1.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 31 -

1.3 Efficacité
Puisque la loi éternelle est le principe même de la Providence, toutes les
créatures lui sont soumises et manifestent sa toute-puissance. L’homme en
particulier est soumis à cette loi souveraine, comme on le verra à propos de la
loi naturelle qui en est essentiellement la participation la plus élevée. Et toutes
les lois humaines, du fait qu’elles sont portées par des gouvernants qui ne tirent
leur pouvoir que de Dieu, dérivent de quelque façon de la loi éternelle31 ; en
réalisant vraiment la notion de loi, c’est-à-dire si elles sont justes, elles en
prolongent l’efficacité, comme les causes secondes le font pour la cause
première. La loi éternelle est donc, à la fois cause exemplaire et cause efficiente
de ces lois, leur offrant l’idéal à rechercher et leur conférant efficacité et force
obligatoire. Bref, la loi éternelle est comme l’archétype de toute loi, naturelle
ou positive ; elle représente la norme suprême de toute moralité.

1.4 Propriétés
Comme la loi éternelle s’identifie à l’essence même de Dieu, elle n’est
connue en soi et parfaitement que par Dieu lui-même et par les élus à travers la
vision béatifique. Les créatures raisonnables (anges et hommes) la connaissent
avec plus ou moins de précision et d’ampleur du fait qu’ils peuvent connaître
quelque vérité ; car toute connaissance du vrai est une participation de la vérité
divine et donc de la loi éternelle qui rayonne à travers la Création.
Par son identification à la nature divine, la loi éternelle est immuable en
soi ; toutefois, sa connaissance par chaque homme peut varier, en dépendance
de celle qu’il peut avoir des lois naturelles et positives, qui en sont des
participations.
Enfin, la loi éternelle exerce son efficacité de la façon la plus absolue et
universelle ; nul ne peut y échapper ; les êtres sans raison sont mus par elle
nécessairement ; l’homme s’y soumet du fait qu’il agit moralement,
conformément à sa raison ; il peut certes refuser de s’y soumettre et faire le mal,
échappant à sa « vis directiva » ; mais il ne peut se soustraire à sa « vis
coactiva », rétrogradant alors au niveau de la créature non raisonnable qui est
mue passivement par l’influx divin.

31
« In lege temporali nihil esse iustum atque legitimum, quod non ex hac (lege) æterna sibi
homines derivaverint ». Cf. A. D’HIPPONE, De libero arbitro, 6, 15.
- 32 - DROIT ET MORALE

2. La loi naturelle
Il y a une foule de lois dans l’univers, souvent très différentes les unes
des autres. Il y en a que les humains ont cru bon d’inventer, puis d’essayer de
faire respecter au moyen de sanctions plus ou moins efficaces. On les appelées
lois « positives » ou « conventionnelles ». Mais, il est évident que les humains
n’ont pas inventé toutes les lois qui existent.
Les lois naturelles sont des déterminations constantes et plus ou moins
universelles des comportements des êtres. Les humains sont forcés, eux aussi,
d’obéir à la plupart des lois naturelles qui régissent leurs propres
comportements. Par exemple, chez les humains, le désir d’une vie heureuse est
la loi naturelle la plus constante et universelle.

2.1 État de la question


Dans tout l’ensemble de la morale catholique, il n’y a peut-être pas de
doctrine qui ait été davantage contestée et combattue dans les temps modernes
que celle du droit naturel.
En particulier dès le XIXè siècle, s’est amorcé un vaste mouvement de
pensée qui en est venu progressivement à nier l’existence du droit naturel,
mouvement qui s’est amplifié jusqu’à devenir presque général au XXè siècle, et
qui fut principalement le fait des milieux s’intéressant au problème, les juristes
et les philosophes (École historique du droit, Positivisme juridique,
Existentialisme, etc.).
En dehors de ces négations radicales, mais les ayant souvent motivées,
de nombreux défenseurs du droit naturel l’avaient déjà compromis dans des
représentations aberrantes, qui jouèrent par ailleurs un rôle important dans
l’histoire des idées sociales et politiques (Volontarisme d’Ockam, École du
droit naturel du XVIIIè siècle, Naturalisme de Rousseau, Rationalisme kantien,
etc.).
Face à tous ces courants d’idée ayant exercé une profonde influence sur
les institutions et l’histoire religieuse de l’époque, la doctrine traditionnelle a su
conserver son originalité ; et même, malgré une opposition acharnée, elle a
suscité et connaît une véritable renaissance ; elle le doit en partie à la fermeté
d’une tradition fidèle à saint Thomas ; mais surtout ce sont les enseignements
des derniers Souverains Pontifes qui lui ont redonné une importance de premier
plan ; pour tous ces motifs, l’étude du droit naturel conditionne l’ensemble d’un
traité moderne des lois.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 33 -

Une remarque préliminaire s’impose : le langage courant emploie de


nos jours assez facilement l’une pour l’autre les deux expressions : droit naturel
et loi naturelle ; et actuellement il paraît difficile de ne pas s’y conformer, et
nous le ferons en général. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’il n’en fut pas de
même dans le passé, en particulier chez saint Thomas, qui mettait entre ces deux
expressions une nuance précise ; l’évolution sémantique, qui a abouti à
l’unification actuelle, ne doit pas être oubliée, si l’on veut éviter des contresens
en lisant les anciens32.
Il s’agit donc d’établir d’abord l’existence et l’essence de cette loi
naturelle, ensuite son efficacité propre (son contenu) et son efficacité dans
l’ordre chrétien de la grâce, et enfin ses propriétés et sa connaissance.

3. Existence et essence de la loi naturelle


Thèse II. Lex naturalis est legis La loi naturelle est la participation de
æternæ in rationali hominis natura la loi éternelle dans la nature
participatio et fons personæ humanæ raisonnable de l’homme et est source
jurium. des droits de la personne humaine.

3.1 Enseignement de l’Église


Dans le passé l’Église a peu parlé de la loi naturelle, vu qu’elle était
rarement mise en question, si ce n’est à propos de quelques problèmes
particuliers de morale naturelle. Mais, les derniers papes, soucieux de se faire
entendre de tous les hommes de bonne volonté dans un monde de plus en plus
incroyant, ont traité de la loi naturelle (ou du droit naturel) avec une abondance
et une précision telles que l’on ne peut douter qu’il ne s’agisse d’une vérité de
foi.
En dehors de toute systématisation, de ces textes se dégage un
enseignement que l’on peut résumer ainsi : le droit naturel est, avec la
Révélation issue de l’Évangile, une des deux sources de la doctrine morale de
l’Église ; la nature de l’homme, comme œuvre de Dieu, est le fondement
ontologique du droit naturel qui est la norme naturelle de l’agir moral,
expression d’un ordre des choses voulu par Dieu ; en particulier, les institutions

32
Beaucoup d’obscurités que l’on impute à saint Thomas sur tel ou tel point (par exemple, sa
doctrine du « ius gentium ») ne le sont qu’en raison de l’oubli, que font trop de ses
commentateurs, du contexte historique de son œuvre ; on risque alors de mettre sous les mots
employés par saint Thomas le sens qu’ils ont de nos jours et qui n’est pas forcément celui du
XIIIè siècle.
- 34 - DROIT ET MORALE

sociales (famille, société politique, travail, etc.) trouvent dans ce droit naturel
leur fondement véritable. De plus, la raison humaine, quand elle n’est pas
aveuglée par la passion, est capable de connaître ce droit naturel qui a une valeur
absolue, universelle et immuable et est la source de tout droit positif. L’Église
gardienne de l’ordre moral chrétien, auquel sont appelés tous les hommes dans
le Christ, est aussi gardienne de l’ordre moral naturel qui est partie intégrante
du premier, comme un soubassement ; car le droit naturel a Dieu pour auteur et
fondement ultime ; et c’est à la lumière de sa mission surnaturelle que l’Église
en précise les prescriptions et défend les exigences.
Enfin, le Code de droit canonique reconnaît une valeur prioritaire au
droit naturel, qu’il range parmi le droit divin, au point qu’il n’admet pas qu’il
soit contredit par une loi humaine33.

3.2 Données de l’Écriture


Quoique présente dans l’Ancien Testament, la donnée d’une moralité
humaine universelle y est rejetée en arrière-plan34. Il n’en va pas de même dans
le Nouveau Testament dont l’universalisme si caractéristique ne pouvait que
mettre en lumière la notion de morale naturelle en l’intégrant dans la perspective
plus haute du message évangélique.
Dans les Évangiles on ne trouve pas l’expression de « loi naturelle »,
née sous un autre climat (celui de la pensée antique) ; néanmoins, la réalité
qu’elle désigne est fréquemment supposée dans l’enseignement du Christ, qui
n’avait pas à rappeler les prescriptions de cette loi en fait précisée par le
Décalogue ; il les supposait connues de ses auditeurs, comme un point de départ
à l’invitation qu’il leur faisait d’aller au-delà. Du fait qu’il s’adressait à des juifs,
le Christ n’avait pas à justifier dans son enseignement l’existence d’une morale
naturelle dont les éléments faisaient partie de ce que tout Israélite apprenait au
cours de sa formation religieuse.
L’enseignement du Christ se posant comme un esprit nouveau, message
d’une vie nouvelle et plus enrichissante, supposait connue par le fait même
l’existence d’une vie naturelle avec ses exigences morales, qui n’étaient pas
destinées à être abolies, mais au contraire ennoblies et transfigurées.

33
Can. 1259 et 1299.
34
Toutefois, la Tradition a vu dans bien des passages de l’Ancien Testament des allusions au
droit naturel (par exemple, Gn 9, 1-7 ; Lv 18, 4 ; surtout Ex 20, 12-17.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 35 -

D’ailleurs, à plusieurs reprises, le Christ laissait supposer que ses


auditeurs savaient distinguer d’eux-mêmes le bien du mal, c’est-à-dire ce qui
est juste de par la nature des choses35 ; d’autres fois il se réfère à cette loi de
nature, principalement à propos de l’indissolubilité du mariage36 ou pour
reconnaître la légitimité d’institutions naturelles comme le pouvoir politique37.
Par contre, saint Paul devait se montrer plus précis et explicite ; car il
s’adressait principalement à un auditoire païen, chez lequel ces vérités de
morale naturelle étaient facilement oubliées et n’avaient pas été rappelées et
précisées par le Décalogue ; saint Paul était convaincu que les païens peuvent
avoir une véritable connaissance de Dieu, à partir des œuvres visibles de la
Création et à l’aide de la simple raison, et que l’ordre moral qu’ils violent
correspond à ce que nous appelons loi naturelle38.
Principalement, le chapitre 2 de l’épître aux Romains donne la précision
suivante : la distinction du bien et du mal est possible aussi bien à un païen qu’à
un juif ou un chrétien ; c’est dire que cette distinction est basée sur la nature des
choses et est perceptible à la raison humaine laissée à ses seules forces. C’est
d’ailleurs de cette nature que saint Paul tire argument, soit pour condamner des
actes d’immoralité comme la sodomie39, soit pour légitimer lui aussi l’autorité
politique, comme institution naturelle voulue par Dieu40.
Bref, pour l’Apôtre des Gentils, la loi non écrite, à laquelle sont soumis
les païens, n’est ni la loi mosaïque, ni la loi nouvelle du Christ, qu’ils ignorent ;
elle est celle qui découle de la simple nature humaine et dont les exigences
demeurent inchangées, quoique appelées à être transfigurées et mises au service
d’une cause plus élevée, celle de l’amour chrétien.

3.3 La personne humaine


La personne est la réalisation individuelle et concrète de la nature
humaine ; à ce titre, dans l’être humain qu’elle constitue, elle résume et
manifeste les exigences et la finalité de cette nature, c’est-à-dire la loi naturelle.
En d’autres termes, elle est le support, le sujet des droits et devoirs découlant
de la nature humaine.

35
Mc 3, 3 ; 7, 20-23 ; Jn 5, 29.
36
Mt 5, 27 ss ; 5, 31 ss ; 19, 3-12.
37
Mt 22, 21 ; Mc 12, 17 ; Lc 20, 25.
38
Rm 1, 18-22.
39
Rm 1, 26 ss.
40
Rm 13, 1-7.
- 36 - DROIT ET MORALE

Cependant, l’idée de personne apporte quelque chose de plus :


a) Dans la gestion de ses propres exigences naturelles, elle présente une
indépendance profonde, par comparaison avec les autres êtres ; du fait que la
personne est esprit incarné, elle est capable de dominer les conditions
limitatives de la matière ; mais surtout, par la connaissance rationnelle qu’elle
a de sa fin, par l’autonomie aussi de son libre vouloir, elle se possède elle-
même ; elle se tient en main, capable de se prendre en charge ; elle seule peut
être dite une réalité subsistante41.
b) Une telle autonomie et indépendance dans la poursuite de sa destinée
confère à la personne une éminente dignité, s’exprimant dans l’aspect
inaliénable des droit dont elle est le sujet ; elle donne à ces droits naturels
l’inviolabilité intérieure, même s’ils sont lésés par une contrainte physique42.
Mais surtout cette dignité de la personne résulte de sa finalité : car si elle est
autonome dans sa progression, c’est avant tout pour atteindre, avec la perfection
propre à un être spirituel, le terme divin et hautement personnalisant qu’est
Dieu, connu et aimé, comme une fin ultime et béatifiante (au sens de source de
bonheur) ; cette fin dernière divine de la personne fonde ainsi sa vraie dignité,
considérablement rehaussée de plus par la vocation surnaturelle apportée par le
Christ (participation à la vie de Dieu par la grâce).
Donc à proprement parler, la personne n’est pas en tant que telle norme
de moralité ; car elle n’est que la cause efficiente de l’agir humain, et non sa
cause formelle qui est la nature humaine dont elle est porteuse ; elle n’est que
la nature prise concrètement, sa réalisation dans les droits et les devoirs qui en
découlent et dont elle est le sujet. L’autonomie et la dignité de la personne ne
sont donc pas des absolus, comme souvent est tenté de le proclamer un
personnalisme excessif ; ces propriétés sont au service d’une structure
fondamentale, la nature humaine, exprimée de façon individuelle. Bref, la
41
C’est pour cela que la personne ne peut pas être utilisée comme un pur objet, une chose
que l’on possède ; elle transcende cet ordre ; cette indépendance n’est aussi que l’expression
de la singularité de chaque personne, réalisant selon un type propre les exigences communes
de la nature ; chaque personne est alors une richesse intérieure, unique et ineffable (c’est-à-
dire non complètement exprimable par des concepts), ce qui fait le mystère et l’attrait des
relations interpersonnelles.
42
Alors que l’individu matériel, enfermé dans sa pauvreté intelligible, est impénétrable de
par l’opacité de la matière, par carence d’une richesse à communiquer, la personne est par
contre inviolable parce qu’elle seule peut se communiquer librement, par un don d’elle-même
dont elle reste maitresse, dans une relation d’amitié ou d’amour, expressions personnelles de
la tendance sociale de la nature humaine (dans sa sphère la plus élevée) ; cette inviolabilité
de la personne est à la source de nombreuses déterminations juridiques destinées à la
protéger.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 37 -

personne est le fondement prochain des droits naturels, s’enracinant dans la


nature humaine dont elle proclame les exigences. La personne est donc la nature
humaine en acte, révélant l’efficacité de la loi naturelle.

4. L’efficacité propre de la loi naturelle


On entend ici par efficacité le pouvoir moral, l’effet ou le lien
obligatoire exprimé par la loi naturelle, qui est ici considéré uniquement dans
sa propre perspective, en elle-même, isolée par abstraction de son statut
existentiel, celui d’être intégrée dans l’ordre surnaturel chrétien. Cette efficacité
propre peut être envisagée soit sous son aspect régulateur, soit sous son aspect
prescriptif ; deux applications à des problèmes actuels seront ensuite résumées
(morale de situation et positivisme juridique).
Thèse III. Lex naturalis est actuum La loi naturelle est la norme
bonorum rationalis norma, rationnelle des actes bons, par le
mediantibus suis præceptis ; ideoque moyen de ses préceptes moraux ;
rejiciendi sunt : sic dicta pura Ethica pour cela on doit rejeter une pure
situationis et juridicus Positivismus. Morale de situation et le Positivisme
juridique.
Les sources dogmatiques de cette thèse, qui est de foi, sont les mêmes
que la thèse précédente dont elle est le prolongement ; en particulier, si saint
Paul condamne les Païens qui n’ont pas suivi la loi naturelle, c’est que celle-ci
devait être pour eux une norme de conduite, source de précepte.

4.1 La loi naturelle, règle rationnelle des actes vertueux


Puisque la loi naturelle s’identifie à la raison humaine en tant qu’elle
règle rationnellement l’activité humaine en vue de sa destinée, elle prescrit de
ce fait le bien à faire et le mal à éviter ; elle étend donc sa juridiction sur toute
la moralité, c’est-à-dire sur tous les actes conformes à la nature humaine. De la
sorte, Jacques Maritain nous l’explicite en ces termes :
Elle est coextensive au champ entier des régulations morales naturelles, à tout le
champ de la moralité naturelle. Non seulement les régulations premières et
fondamentales, mais les plus minimes régulations de l’éthique naturelle signifient
conformité à la loi naturelle : s’agit-il d’obligation ou de droits dont nous n’avons
peut-être pas l’idée aujourd’hui et dont les hommes deviendront conscients dans
un avenir éloigné43.

43
J. MARITAIN, L’homme et l’État, Paris 1947, 81-82.
- 38 - DROIT ET MORALE

Bref, selon la formule de saint Thomas, on dira que tous les actes de
vertu, sous leur aspect général d’actes vertueux, relèvent de la loi naturelle :
Tout ce à quoi l’homme est incliné selon sa nature relève de la loi naturelle ; car il
y a en tout être un attrait naturel à agir conformément à sa forme propre, comme
dans le feu celui de chauffer. Et puisque l’âme raisonnable est la forme propre de
l’homme, il y a en tout être humain une inclination naturelle à agir conformément
à la raison ; et c’est alors agir selon la vérité44.
Et comme ces actes émanent directement de la personne, c’est celle-ci
qui exprime cette régulation, selon son propre style, mais toujours
conformément à la loi naturelle. Par conséquent, dans son essence, la loi
naturelle est tout entière loi morale ; elle concerne la vie humaine dans sa
totalité, en référence avec sa destinée ; même si en fait, cette destinée est
surnaturelle, vu le lien intime qu’il y a entre elle et la loi naturelle, la sanction
de cette loi est inéluctable : dès cette vie, selon qu’il l’observe ou non, l’homme
se perfectionne ou se corrompt ; dans la vie future, cette sanction acquiert sa
plénitude par l’obtention ou par la perte de la fin ultime de l’homme.

4.2 La loi naturelle opère cette régulation par des préceptes


Une régulation comporte obligatoirement des orientations précises, des
décisions à prendre ; la loi naturelle le fait en prescrivant des préceptes, qui sont
souvent étudiés sous le titre de « contenu de la loi naturelle ». De par sa
définition, la loi ou raison naturelle n’a pas à créer dans l’abstrait et à priori des
normes d’agir ; son rôle essentiel est de les formuler à partir d’un ordre objectif
de valeurs à réaliser, avec ceci de particulier que la raison humaine fait elle-
même partie de cet ordre (comme sujet et objet d’une régulation réflexe).
Pour ce faire, la loi naturelle doit formuler des règles ayant un caractère
obligatoire, car exprimant une nécessité interne, règles appelées « préceptes de
la loi naturelle ». De quelle nature sont ces préceptes, comment les déterminer ?
Y répondre c’est préciser l’essence de la loi naturelle : du fait que celle-ci est
formellement une activité de la raison, c’est dans le mode d’opérer propre à la
raison humaine (qui dans le domaine moral constitue la raison pratique) qu’on
doit chercher l’origine et la structure de tels préceptes.
Or, que ce soit dans l’ordre de la spéculation ou dans celui de la pratique,
la raison agit suivant la même dialectique : toujours elle procède à partir de
principes généraux et universels, évidents par eux-mêmes, pour en tirer des

44
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 94, 3.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 39 -

conclusions à propos d’une réalité à connaître ou à transformer ; et ces principes


ne sont pas à considérer comme des structures mentales a priori, mais comme
découlant immédiatement du contact entre la pensée et l’être des choses. Ces
principes premiers dans le domaine de la raison pratique ne sont pas autre chose
que les préceptes de la loi naturelle.

4.3 Ce qu’est la morale de situation


L’efficacité morale de la loi naturelle a été contredite par un courant de
pensée plus ou moins issu de l’existentialisme et que l’on a appelé « morale de
situation » ; cette expression désigne la doctrine qui place la règle fondamentale
de la moralité non pas dans la loi naturelle, objective et universelle, car celle-ci
est « en situation », c’est-à-dire qu’elle seule peut apprécier exactement les
conditions de son existence et se dicter une conduite.

4.4 Appréciation critique


L’erreur de la morale de situation réside fondamentalement dans une
fausse opposition entre l’idée de nature humaine et celle de personne libre. On
peut préciser que, si chaque personne est appelée par Dieu en une vocation
unique et propre, qui conditionne toute sa vie morale, le caractère personnel de
cette destinée n’est pensable que sous la forme d’une détermination concrète
d’une réalité sous-jacente aussi importante, la nature humaine. La personne
humaine, dans sa richesse, n’est pas un absolu hétérogène aux autres personnes ;
elle est un mode, particulier et unique certes, mais un mode seulement de
réalisation d’une nature universelle.
On peut donc sauvegarder la légitime perspective d’une morale
personnaliste, sans pour cela rejeter l’idée de loi naturelle et de morale
universelle et objective. Car, pour parler de vocation personnelle, la nature
humaine est en elle-même un appel de Dieu, en vue d’un projet à réaliser par
tous, chacun y apportant son style personnel, sans qu’il soit nécessaire pour cela
de rejeter le fonds commun.
Bref, la loi naturelle reste la norme objective de moralité, fondée sur
l’être de l’homme, et par là située au-dessus de tout jugement personnel ; donc
les préceptes de la loi naturelle ont la capacité de régler l’agir humain dans
quelque situation que ce soit ; l’essentiel est de n’oublier alors aucune
circonstance objective, devant entrer comme élément d’appréciation ;
l’efficacité morale de la loi naturelle est assez puissante pour pouvoir enserrer
toute situation dans une appréciation réaliste, car tout l’humain est son domaine.
- 40 - DROIT ET MORALE
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 41 -

4.5 Le positivisme juridique


Le positivisme juridique est la doctrine moderne qui rejette l’efficacité
de la loi naturelle, en prétendant ne donner au droit positif aucun autre
fondement que lui-même.
En liaison avec une orientation volontariste qui donne à la volonté du
législateur le rôle essentiel dans la loi, la source du positivisme juridique est
l’idéalisme kantien, pour lequel l’esprit étant incapable de connaître le réel, la
nature des choses, le droit n’est plus que le résultat d’une intuition subjective
de la raison pratique ; alors que pour saint Thomas l’être et le bien sont
synonymes (ens et bonum convertuntur), ici le devoir-être ne peut plus
s’alimenter dans l’être ; le droit positif n’est plus alors qu’un produit a priori de
la raison pratique, qui révèle l’exigence du devoir et de la liberté ; la vie en
société n’est possible que si chacun respecte la liberté d’autrui, c’est-à-dire
reconnaît l’existence d’un droit légitimé ainsi après coup par la nécessité
sociale ; si un tel raisonnement peut paraître valable à première vue, sa stérilité
se révèle dans le résultat : il est impossible à partir de ces prémisses de mettre
un contenu valable dans ce droit, laissé alors à l’arbitraire de la volonté du
législateur.
À partir de l’opposition dialectique de l’être et du devoir-être, le
positivisme juridique rejette toute idée d’un droit découlant de la nature
humaine ; si celle-ci est un fait elle ne peut pas fonder une obligation. Comment
donc établir le lien entre l’être et le devoir-être ? Il est clair que la chose est
impossible si on refuse a priori de voir dans la nature d’un être, et dans celle de
l’homme en particulier, une finalité ; mais la difficulté disparaît si on accepte
de voir le réel sans partialité. La nature humaine est une réalité dynamique,
tendance vers un terme, vers une fin qui en explique la structure : l’ouverture et
la tension de cette nature (exprimée par la personne) vers un surplus d’être, vers
un épanouissement, impliquent une relation intime entre cette nature et ce qui
lui est nécessaire pour s’épanouir et se développer, et qu’exprime la notion de
justice ; c’est ce que signifie le devoir-être. Certes, la réalisation plénière de
cette finalité ne peut se concevoir que dans la connaissance et l’amour de Dieu ;
mais au simple niveau de l’obligation juridique concrète, la finalité de l’être
humain crée un lien entre l’objet ou contenu du droit et les exigences de cet être
pour son épanouissement ; la loi naturelle exprime la force de ce dynamisme ;
elle n’est donc pas coupée de l’ordre juridique positif, mais elle le fonde
- 42 - DROIT ET MORALE

immédiatement45. L’erreur du Positivisme juridique a été fermement dénoncée


par Pie XII, qui en a rappelé les méfaits dans l’absolutisme de l’État :
Le critère du simple fait vaut seulement pour Celui qui est l’auteur et la règle
souveraine du droit, Dieu. L’appliquer indistinctement et définitivement au
législateur humain, comme si sa loi était la règle suprême du droit, est l’erreur du
Positivisme juridique, au sens propre et technique du mot, erreur qui est à la base
de l’absolutisme de l’État et qui équivaut à une déification de l’État lui-même46.

5. Propriétés de la loi naturelle


La loi naturelle manifeste son originalité et sa force par diverses
propriétés dont les principales sont une universalité révélant son dynamisme
unificateur, et une immutabilité foncière ; ces propriétés entraînent alors le
problème de la connaissance de la loi naturelle, soulevé à propos d’une célèbre
objection : comment expliquer les variations au cours des siècles de certaines
appréciations morales touchant la loi naturelle (par exemple au sujet de
l’esclavage, du prêt à intérêt, etc.) ; ou bien comment expliquer les divergences
d’opinions morales simultanément en cours chez différents peuples : « Vérité
en deçà des Pyrénées, erreur au-delà47 ? ».

5.1 Universalité de la loi naturelle


Thèse IV. Lex naturalis, in natura La loi naturelle, promulguée dans la
humana promulgata, vere universalis nature humaine, est vraiment
est; cui omnis subjicitur homo et in universelle ; tout homme est son sujet
qua fundatur jus internationale et en elle le droit international de la
humanæ communitatis. communauté humaine a son
fondement.

5.1.1 Tous les hommes en sont les sujets


En raison de son origine, de sa structure et de sa fin, la loi naturelle,
émanant de la nature humaine universelle, jouit de la même propriété ; du fait

45
F. OLGIATI, Il concetto di giuridicità in san Tommaso d’Aquino (trad. : Le concept du
caractère juridique chez saint Thomas d’Aquin), Milan 1945.
46
PIE XII, Discours aux membres du Tribunal de la Rote romaine (13 novembre 1949). AAS,
1949, 605 ss. Cf. J.M. AUBERT, Évangile et droit naturel, in AA.VV, Pratique du droit et
conscience chrétienne, coll. Rencontres 64, Paris 1962, 253.
47
B. PASCAL, Pensées, in J.M. AUBERT, Loi de Dieu, lois des hommes, Tournai 1964, 81.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 43 -

que tous les hommes possèdent la même nature, cette loi est coextensive à toute
l’humanité ; elle a donc une valeur universelle, elle concerne tous les hommes.
Cette universalité ne peut alors souffrir aucune exception ; même
l’enfant non encore doué de l’exercice de la raison, même le dément, en sont
les sujets ; certes ils sont incapables de la léser formellement (puisque la
régulation rationnelle leur fait défaut), mais ceux qui les induisent à commettre
des actes objectivement immoraux en assument la responsabilité ; car ces êtres
humains sans raison n’en sont pas moins des personnes, revêtues de la dignité
et sujets de droits48, ne pouvant pas être utilisées par d’autres hommes comme
des objets dont on peut librement disposer.

5.1.2 Elle fonde un droit international de la communauté humaine


Il s’agit d’un aspect de la loi naturelle que les temps modernes ont
particulièrement mis en lumière. Puisque tous les hommes participent à la même
nature, qui se retrouve dans ses lignes essentielles identique en eux, malgré les
différences de développement historique et culturel des divers peuples, une
unité foncière de fait règne parmi eux, les rendant tous égaux en dignité
humaine. Toutefois, cette unité va-t-elle jusqu’à postuler une véritable
communauté ?
Il est certain que le simple fait de participer à une nature, de se
ressembler entre individus d’une même espèce, ne suffit pas en soi à créer un
tel lien organique. Par contre pour l’homme, il ne s’agit plus du tout d’une
simple ressemblance entre individus ; il y a beaucoup plus : la forme propre à
l’homme que revêt sa nature, dans sa structure spécifique (animalité spécifiée
par une spiritualité), tend d’elle-même vers un regroupement organique sous
forme sociétaire.
Il est alors évident que la tendance vers des sociétés politiques de plus
en plus vastes (par la voie du fédéralisme en particulier) est profondément
naturelle. La conséquence en est qu’il est alors du ressort de la loi naturelle de
stimuler et de régler cette tendance, dans une perspective vraiment
internationale, souvent passée sous silence, même par les défenseurs du droit
naturel49.

48
Par exemple, le droit de propriété : un enfant sans raison peut hériter et posséder, même si
l’administration de ses biens est confiée à un tuteur ; il a droit à recevoir aussi l’éducation,
l’enseignement religieux, etc.
49
À ce sujet, il faut distinguer société internationale (réglée par la justice commutative) et
société supranationale (réglée par la justice distributive) dont l’existence au niveau mondial
- 44 - DROIT ET MORALE

On comprend alors que l’Église, elle-même universelle par définition,


et ayant un bien commun aussi étendu que celui de la loi naturelle, tout en le
dépassant, œuvre en vue de sa réalisation, du fait qu’il est lié au sien ; elle a
d’ailleurs montré, par son enseignement magistral, qu’elle était consciente de
son rôle unificateur dans tout ce qui peut favoriser le progrès humain véritable.
En effet, le christianisme donne à cette tendance naturelle une signification et
une justification plus profonde ; du fait que tous les hommes sont destinés à
devenir des fils de Dieu, donc membres effectifs d’une immense famille qu’est
le Corps Mystique, l’idée de communauté humaine acquiert une valorisation
surnaturelle et par là intéresse l’Église, au nom même de sa mission.

5.2 Immutabilité de la loi naturelle


Thèse V. Lex naturalis, adæquate La loi naturelle, considérée
sumpta, est in se immutabilis; quod adéquatement, est en soi immuable ;
vero ejus applicationes et toutefois, elle peut varier
formulationes externas patitur accidentellement dans ses
aliquot mutationes accidentales. applications et formulations externes.
Afin d’éviter toute confusion, il est nécessaire de bien distinguer deux
aspects du problème : celui de l’immutabilité ontologique (en soi) de la loi
naturelle ; c’est celui qui sera ici envisagé sous ce terme ; celui de
l’immutabilité gnoséologique (par rapport à nous), c’est-à-dire la connaissance
de cette loi qui sera abordée seulement en second lieu.

5.2.1 Genre de mutation possible


Dès l’abord, il faut éliminer un type de mutation de la loi naturelle qui
ne fait aucune difficulté et ne contredit pas l’immutabilité dont il est question
ici ; c’est le cas d’une mutation additive, par apport d’un précepte nouveau ; en
effet, la loi naturelle n’est pas la seule règle de l’agir humain ; en raison de la
fin surnaturelle de l’homme il existe une autre loi divine, celle du Christ, venant
surélever et préciser les exigences du droit naturel (exemple, l’indissolubilité
du mariage) ; de même, la loi positive humaine, ayant pour rôle de préciser et
prolonger la loi naturelle, peut apporter au nom de cette loi des préceptes

soulève de graves problèmes (danger de despotisme). De toutes façons, le véritable bien


commun mondial exige plus que l’organisation des rapports entre États ; il postule une réelle
solidarité (par exemple, la responsabilité envers les pays moins développés).
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 45 -

spéciaux50 ; la propriété d’immutabilité évoquée ici ne porte donc que sur des
mutations soustractives.

5.2.2 Fondement de cette immutabilité


Cette propriété découle immédiatement de l’essence même de la loi
naturelle ; du fait qu’elle exprime immédiatement une tendance fondée dans
l’être même de l’homme, valeur constitutive de la personne en fonction de sa
destinée transcendante, la loi naturelle ne peut varier dans ses prescriptions. En
ce qui concerne le précepte fondamental (faire le bien, éviter le mal), c’est-à-
dire la reconnaissance d’un ordre de valeurs de base, il est aisé de voir qu’il est
lié directement à l’exercice spontané de la raison humaine face aux options de
la vie quotidienne, quelle que soit d’ailleurs l’application du principe, dans le
choix concret et l’estimation de ce qui est bien ou mal.
Il en va de même des préceptes dits premiers ; du fait qu’ils ne sont pas
le produit d’un raisonnement, mais s’imposent par leur évidence,
antérieurement à toute réflexion, ils expriment les tendances spontanées de la
nature humaine (amour de Dieu, vie sociale…). Rappelons que la liberté
humaine n’y change rien, puisqu’elle exprime seulement le mode spécial à
l’homme de réaliser ses propres tendances.

5.2.3 Y a-t-il des exceptions et dispenses ?


Par contre, à s’en tenir au texte de saint Thomas, les préceptes dits
seconds, sortes de conclusions des premiers, ne jouissent pas de façon aussi
absolue de la même propriété ; certes, en soi, ils sont immuables, mais peuvent
souffrir des exceptions, si certaines causes créent un empêchement à leur
observance51, ou si Dieu en dispense explicitement52. À la réflexion, on constate
50
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 94, 5.
51
L’exemple classique donné par saint Thomas est celui du devoir de rendre un objet confié
en dépôt ; ce devoir peut souffrir exception en cédant le pas à un précepte plus élevé au cas
où l’objet à rendre serait utilisé pour faire le mal. Cf. T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-
IIæ, 57, 2. On pourrait apporter bien d’autres exemples, ainsi l’exception au droit de propriété
en cas d’extrême nécessité, celui de l’évolution de la doctrine sur le prêt à intérêt, de par un
changement dans le rôle joué par la monnaie ; la matière réglée par la loi naturelle a seule
changé, mais la loi elle-même demeure immuable, c’est-à-dire adéquatement prise, en tant
que règle rationnelle de l’agir humain.
52
Quelques événements rapports par la Bible et contraires au droit naturel ont de tout temps
embarrassé les théologiens ; ce sont surtout : le sacrifice d’Isaac commandé par Dieu à
Abraham (Gn 22, 2), l’ordre d’exterminer les Cananéens (Dt 7, 2), la spoliation des Égyptiens
(Ex 11, 2), la fornication d’Osée (Os 1, 2), la possibilité de répudier la femme adultère (Dt
- 46 - DROIT ET MORALE

qu’il n’est pas nécessaire de parler d’exception, même pour ces préceptes
seconds ; car les mutations dont il est ici question ne sont qu’apparentes ; ce
n’est donc pas la loi naturelle qui change. Mais simplement les conditions
d’application, que la formule reçue jusqu’alors n’avait pas prévues, nouvelles
conditions provoquées par l’évolution historique ou l’affinement de la
conscience morale. Bref, « on ne parlera pas nécessairement de variations de la
loi naturelle : la moralité intrinsèque d’une action, si concrète soit-elle, est
immuable aussi longtemps que subsistent les circonstances qui l’ont
constituée53 ».

6. Ignorance de la loi naturelle54


En pratique, dans quelle mesure les préceptes de la loi naturelle peuvent-
ils être ignorés ?
Le précepte fondamental et les préceptes premiers ne peuvent pas être
ignorés invinciblement par une adulte jouissant de la raison, du fait de leur
universalité et évidence rationnelle (exemple, la distinction du bien et du mal,
la conservation de la vie, la procréation et l’éducation des enfants, etc.)
Les préceptes seconds les plus généraux, c’est-à-dire qui sont aisément
déduits des premiers (en fait, les commandements du Décalogue, comme
l’interdiction du vol, du mensonge, la finalité de la sexualité, etc.) ne peuvent
pas être longtemps ignorés invinciblement ; toutefois, per accidens, ils peuvent
l’être dans leurs applications concrètes ou chez un individu particulier peu
évolué mentalement et ayant reçu une éducation faussée ; en fait une telle
ignorance ne peut pas être présumée, car elle est généralement coupable55.

24, 1 ss) ; la tradition expliquait ces cas par une dispense spéciale de Dieu, et dans ce but
utilisait la distinction entre droit naturel primaire (celui dont Dieu ne dispense pas) et droit
naturel secondaire (dont Dieu peut dispenser) ; cette utile distinction appliquée aux fins du
mariage, permettait d’expliquer par exemple la dispense divine de la polygamie, comme
opposée seulement à la fin secondaire (solution à laquelle recourut d’ailleurs Innocent III,
DS, 778 (408).
53
O. LOTTIN, Morale fondamentale, in J.M. AUBERT, Loi de Dieu, lois des hommes, Tournai
1964, 89.
54
Rappelons que l’ignorance peut être : a) soit invincible, c’est-à-dire non coupable, si le
sujet ne peut pas la soupçonner ou l’éliminer ; b) soit vincible dans le cas contraire ; elle revêt
alors des degrés de gravité croissante : effet d’une simple négligence (qui peut par ailleurs
être coupable dans sa cause), elle est dite simple ; acceptée sciemment comme telle ou
inexcusable en raison du devoir d’état, elle est dite crasse ; enfin délibérément voulue et
recherchée pour mieux violer la loi, elle est dite affectée.
55
Rm 1, 18-31.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 47 -

Les préceptes seconds plus particuliers, beaucoup plus éloignés de


l’évidence des premiers principes moraux, et dont la connaissance exige une
réflexion plus subtile, peuvent être ignorés invinciblement dans des cas
particuliers ; ils peuvent l’être surtout dans leurs applications à des
circonstances déterminées sur lesquels les moralistes eux-mêmes ne sont pas
d’accord, ou si la loi civile tolère ce qu’ils défendent, ou enfin dans le cas de
purs actes internes, interdits par eux et n’ayant pas le caractère de vrais désirs
efficaces, dont la malice peut plus facilement être ignorée par des gens simples.
De toute façon, il n’en reste pas moins qu’une ignorance même
invincible de la loi naturelle constitue un désordre ; d’où l’obligation pour les
responsables et éducateurs d’éclairer ceux qui sont dans cette ignorance, en le
faisant selon une mesure dictée par la prudence, en tenant compte à la fois du
contexte personnel et des exigences du bien commun.
En guise de conclusion, disons que le mode spécifique de la régulation
rationnelle opérée pare la loi naturelle, qui la distingue radicalement des lois
positives humaines issues d’elle, est celui d’une loi intérieure, expression du
dynamisme d’un ordre voulu par Dieu ; loi au fond des cœurs, cette loi naturelle
est présente en chaque homme comme une lumière contraignante sur sa route,
innée en lui, car coextensive à sa nature. C’est ce que la pensée antique avait
déjà compris, en faisant dire à Antigone, refusant d’obéir aux ordres impies de
Créon : « Je ne pensais pas que vos décrets dussent avoir tant de force que de
faire prévaloir les volontés d’un homme sur celle des dieux, sur ces lois non-
écrites et immortelles ; ce n’est pas d’hier qu’elles existent ; elles sont de tous
les temps. Devrais-je donc, par égard pour un homme, refuser d’obéir aux
dieux56 ? »

7. La loi divine positive


La loi morale totale, règle efficace des mœurs de l’homme, en vue de
son salut dans le Christ, comporte deux éléments : l’un naturel, comme
soubassement et infrastructure, étudié dans les pages précédentes (la loi
naturelle), l’autre, surnaturel, qui est à proprement parler la loi du Christ
donnant à la vie morale sa signification profonde, et qui est l’objet de l’étude
présente. Celle-ci n’exigera pas d’aussi longs développements ; car d’un côté,
elle ne pose pas autant de problèmes et n’est pas contestée, dès que l’on admet
la réalité du message et de l’œuvre du Christ ; et d’un autre côté, vu que cette

56
SOPHOCLE, Antigone, vers 452-457.
- 48 - DROIT ET MORALE

loi surnaturelle s’identifie en fait à la grâce, elle ne sera abordée que sous
l’aspect de norme morale, selon les deux étapes de sa réalisation, loi ancienne,
loi nouvelle.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 49 -

7.1 Généralités
La loi divine positive présente deux caractéristiques essentielles qui la
distinguent radicalement de toute autre loi ; elle est surnaturelle et elle a pris la
forme d’une histoire, celle des interventions de Dieu dans l’humanité.

7.1.1 Cette loi est surnaturelle


Dès sa création, l’homme a été appelé par Dieu à une fin surnaturelle,
c’est-à-dire dépassant les exigences et les possibilités de sa structure
ontologique, naturelle, qui le constitue en propre en tant que créature spirituelle.
Or, pour atteindre sa fin, quelle qu’elle soit, l’homme a besoin d’une norme
régulatrice de ses actes qu’est la loi ; il est alors clair qu’en orientant l’homme
vers une destinée surnaturelle, Dieu lui a donné une loi adaptée à cette fin,
appelée alors loi positive divine.
Par conséquent, cette loi est conditionnée par le caractère surnaturel de
cette fin, qui consiste essentiellement dans la connaissance et l’amour
surnaturels de Dieu atteint en lui-même (vision béatifique), fin elle-même
ordonnée à une plus générale : la gloire de Dieu, plus grande et plus parfaite que
celle qui aurait été manifestée par la réalisation de la simple nature humaine. La
réalisation de cette fin, commençant dès cette vie par l’introduction de l’homme
dans la vie divine (filiation adoptive), exige que l’être humain soit élevé par
Dieu à ce niveau transcendant l’ordre naturel et la condition de créature, ce qui
est réalisé par la grâce.
De plus, cette destinée est offerte et procurée à l’homme par la
médiation du Christ, dont toute l’œuvre est de changer la condition humaine
(passer de celle de créature à celle de fils adoptif de Dieu) ; il ne s’agit donc pas
d’un simple secours moral qu’apporterait le Christ pour subvenir à la déficience
de l’homme57 ; il s’agit d’une véritable mutation, d’une radicale nouveauté
introduite dans le monde de la Création (Rm 6, 4-6), d’une divinisation de
l’homme à la suite du Christ (l’homme devient cohéritier du Christ).
D’autre part, comme c’est par tous ses actes que l’homme doit marcher
vers cette destinée, c’est à travers eux qu’elle se réalise dès cette vie à l’aide de
la grâce, quoique de façon inchoative, progressive et avec la possibilité de
chute ; c’est alors le rôle de la loi divine positive de régler ces actes dans ce but.

57
On est quelquefois tenté, en effet, de limiter l’œuvre du Christ à cet aspect purement moral,
au détriment de l’essentiel qui est la participation à la vie divine au service de laquelle se
situe le renouveau moral
- 50 - DROIT ET MORALE

Et de ce fait, c’est le Christ qui est le législateur de cette loi, en tant que
médiateur de cette vie nouvelle s’édifiant à partir des ressources et des capacités
de la nature humaine (loi naturelle) pour les dépasser et les transfigurer. La loi
morale chrétienne englobe donc la loi naturelle intégrée dans la perspective
surnaturelle, et le Christ en est le législateur unique ; c’est ce qu’a défini le
Concile de Trente, en précisant que la vie chrétienne n’est pas qu’une vie de foi,
mais est aussi une vie morale58.

7.1.2 Cette loi a été révélée par Dieu dans l’histoire du salut
De par sa nature et son origine, cette loi nouvelle ne peut être connue
que par une Révélation divine ; elle dépasse en effet les exigences et les
capacités de l’homme laissé à ses forces naturelles. C’est en ce sens qu’elle dite
positive (positif s’opposant ici, non pas à négatif, mais à naturel). Cette
Révélation a pris la forme d’interventions successives de Dieu au sein de
l’histoire humaine ; la vie surnaturelle, n’étant pas une simple surélévation
extrinsèque de l’homme, devait le pénétrer en son intimité pour le guérir du
péché et à la fois le hausser à un niveau divin ; pour cela, elle devait s’adapter
aux possibilités humaines de réceptivité, conditionnées par le progrès à travers
l’histoire ; bref la loi, réglant cette vie, pour réaliser le vrai rôle d’une loi
s’adressant à des êtres libres, devait se présenter comme une pédagogie,
amenant l’homme à prendre progressivement conscience des exigences de cette
vocation.
Cette pédagogie divine constitue l’histoire du salut, et elle se déroule à
partir d’une infrastructure qui est comme le matériau de son œuvre : la nature
humaine, image de Dieu en tant que créature spirituelle ; cette histoire s’est
développée en plusieurs étapes : 1º) État originel d’intégrité et d’élévation à une
vie surnaturelle ; 2º) État de nature déchue, après le péché originel, caractérisé
par la perte de cette vie de la grâce et aussi par un affaiblissement de
l’infrastructure naturelle, avec cependant une lointaine orientation vers un
salut ; cette étape constitue l’économie de la loi de nature ; 3º) État de
restauration surnaturelle, annoncé et préparé dans l’économie de l’Ancien
Testament (réglée par la loi ancienne), et réalisé à plein par l’œuvre de rachat
effectuée par le Christ (délivrance du péché et accès à la filiation divine) ; ce
salut définitif, pleinement acquis par le Christ, est désormais communiqué à
tous les hommes par l’Église, à travers l’espace et le temps, jusqu’à une
plénitude eschatologique de ce Royaume de Dieu. C’est une étape décisive de

58
DS, 1569 (829).
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 51 -

l’économie du salut, préparée dans l’ancienne loi et réalisée dans la nouvelle,


qu’il faut maintenant détailler.
- 52 - DROIT ET MORALE

7.2 La loi ancienne


Le terme de Loi ancienne est souvent pris dans un sens plus général, à
la suite de saint Paul, celui synonyme d’économie d’ensemble de l’Ancien
Testament. Au point de vue des sources, cet ensemble comprend principalement
le Décalogue (Ex 20, 2-17 ; Dt 5, 6-18), le Code de l’Alliance (Ex 20, 22 — 23,
19), le Décalogue rituel (Ex 34, 11-16), le Code deutérocanonique (Dt 12 à 26),
ce que l’on appelle la Loi de sainteté (Lv 17 à 26) ; en dehors de ces textes
principaux les premiers livres de l’A.T. contiennent de nombreux autres
préceptes particuliers, par exemple la loi de travail et de fécondité (Gn 1, 28),
le respect de la vie (Gn 9, 1-7), la circoncision (Gn 17, 9-14), la Pâque (Ex 12,
1-20), la loi de pureté (Lv 11 à 16), etc.

7.2.1 Nature de cette loi


Une donnée essentielle commande l’étude de la loi ancienne : le lien
entre cette loi et l’Alliance du Sinaï ; c’est parce que Dieu s’est choisi Israël
comme son « peuple saint », l’appelant à une destinée unique parmi toutes les
nations, qu’il a donné à ce peuple une règle de vie, sorte de charte d’Alliance,
qui fut la loi ancienne ; ce fait a conféré à cette loi une profonde originalité, la
plaçant au service du grand projet divin sur l’humanité. Une telle finalité devait
nécessairement retentir sur la structure et les caractéristiques de cette loi, dont
la signification ne peut alors être bien comprise qu’à la lumière de son rapport
avec l’histoire du salut.
Toute l’histoire d’Israël peut être considérée comme une préparation du
salut apportée par le Christ ; et au sein de cette histoire, la loi mosaïque a joué
un rôle privilégié, celui d’avoir été une pédagogie divine59, et cela à un double
titre : d’abord en tant même que loi, réalisant cette fonction propre à toute norme
régulatrice de la vie normale ; mais surtout, en raison de l’économie du salut
dans laquelle elle s’insérait, celle d’une éducation progressive du peuple élu en
vue de sa mission. Toutefois, cette fonction pédagogique recèle une ambiguïté,
bien relevée par saint Paul, entre la bonté morale de cette loi et son incapacité
radicale : « Il s’est trouvé que le précepte fait pour la vie me conduisit à la
mort » (Rm 5, 10) ; comment comprendre une telle contradiction ?

59
Ga 3, 23-25 : « Avant la venue de la loi, nous étions enfermés sous la garde de la loi,
réservés à la foi qui devait se révéler. Ainsi la loi servit-elle de pédagogue jusqu’au Christ
pour que nous obtenions de la foi notre justification. Mais la foi venue, nous ne sommes plus
sous un pédagogue ».
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 53 -

a) Cette loi était bonne et sainte60


En effet, elle avait Dieu pour auteur ; son but était de conduire le peuple
saint vers sa destinée, élément essentiel de l’Alliance divine ; elle entrait comme
une étape dans l’histoire du salut, et d’ailleurs le Christ lui-même l’observa (Mt
8, 4) ; enfin son contenu moral coïncidait en fait avec la loi naturelle, qu’elle
ramenait même à une plus grande pureté, et dont elle mettait en lumière l’origine
divine ; ses autres préceptes visaient un bien commun élevé ; les cultuels, pour
maintenir la pureté de la vraie religion ; les juridiques, pour traduire dans les
mœurs et les institutions l’ensemble des vertus naturelles, la justice surtout.

b) Mais elle était inefficace en vue du salut


Entre cette loi et le salut régnait en effet une foncière disproportion :
puisque ce salut annoncé devait consister en un changement, une véritable
mutation de l’homme, le rendant fils de Dieu par le Christ, une simple loi, même
d’origine divine, ne pouvait pas opérer cette œuvre ; car une loi n’atteint
directement que l’intelligence ; elle indique et prescrit ce qui est à faire, mais
elle ne procure pas à la volonté le dynamisme pour le réaliser ; elle laisse
l’homme seul avec ses propres forces. Et de plus, quand on sait que, même au
niveau des simples forces humaines naturelles, la volonté est rendue infirme par
le péché originel, éprouvant de la difficulté à suivre déjà les injonctions de la
raison, attirée qu’elle est par les valeurs matérielles, terrestres, et surtout le
propre moi61, on comprend que cette infirmité soit encore plus radicale par
rapport à une fin transcendant la nature. Et il est clair alors que la loi ancienne
ne pouvait pas avoir d’autre rôle dans l’économie du salut : si elle était bonne,
et même si sa bonté la mettait au-dessus des valeurs naturelles dont elle était
porteuse, elle restait une préparation historique en vue du salut surnaturel ; elle
n’était pas le salut, mais sa promesse et sa préfiguration62. Il faut toutefois
préciser par quels moyens la loi ancienne joua ce rôle pédagogique.

60
Mt 5, 17 ss : « N’allez pas croire que je suis venu abolir la Loi… » ; Rm 7, 12 : « La Loi,
elle, est donc sainte, et saint le précepte, et juste et bonne… » ; 1 Tm 1, 8 : « Certes, nous le
savons, la Loi est bonne », Ga 3, 19 « édictée par le ministère des anges et l’entremise d’un
médiateur ».
61
« Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir : puisque je ne fais pas le bien
que je veux, et commets le mal que je ne veux pas » (Rm 7, 8-19).
62
Ce qui n’empêchait pas que déjà, par anticipation, la grâce du Christ animait les saints de
l’A.T. et les prophètes mus par l’Esprit-Saint.
- 54 - DROIT ET MORALE

c) Elle était adaptée à une humanité pécheresse


Le fait qui conditionne et explique l’infirmité de cette loi et aussi sa
grandeur historique est l’existence du péché originel ; sa caractéristique
essentielle fut alors son adaptation à cet état de l’humanité ; elle prenait les
hommes tels qu’ils étaient, avec leur rudesse et leurs misères, pour les élever et
les éduquer peu à peu, pour finalement les rendre plus réceptifs au message du
Christ. Elle offre ainsi un exemple typique du mode de l’action divine en
l’homme : Dieu respecte la liberté humaine, adapte sa motion au niveau moral
et culturel, au degré de développement de l’homme.
Comment se réalisa cette adaptation ? Ce fut en faisant porter
l’obligation légale directement sur des valeurs humaines en soi secondaires,
mais plus accessibles et immédiates, et dont le lien avec les valeurs essentielles
engagées dans la préparation du salut pouvait laisser espérer leur accueil
progressif. Ainsi, cette loi se présenta avant tout comme une loi externe 63,
prescrivant ou prohibant des comportements bien précis, faisant germer la
crainte du châtiment64, ou miroiter la promesse de biens temporels, de
récompenses terrestres à qui l’observerait65, etc.
Une telle pédagogie, pour être mieux comprise, peut être un peu
comparée à celle propre de la loi positive. Certes, ce que cherche finalement
toute loi humaine c’est l’assentiment intérieur, l’acte interne émanant de la
volonté et du cœur ; mais comme un tel acte se traduit normalement dans un
comportement extérieur, c’est cet aspect externe qu’une loi humaine vise
directement ; car c’est le seul de soi accessible et contrôlable par l’autorité
chargée de faire respecter la loi.
Par contre, ce serait une injustice de ne voir dans la loi ancienne qu’une
pure loi de crainte (opposée à la loi d’amour, selon un cliché répandu) ; car il
n’en reste pas moins que si l’autre aspect, intérieur et spirituel, n’est pas le plus
spectaculaire en elle, il était néanmoins présent. Ainsi, on y rencontre
fréquemment des appels à une conversion du cœur, à un amour de Dieu
indépendant de la crainte ou une dissociation entre le salut et les biens humains

63
Sur cet aspect extérieur de la Loi, cf. 2 Cor 3, 7 (la Loi gravée sur les tables de pierre), Ga
3, 23.
64
C’est l’opposition classique entre la loi de crainte et la loi d’amour (Ex 20, 19-20 ; id. 23,
21 ; Lv 26, 14-43 ; Dt 28, 15-68).
65
Les sanctions prévues par la Loi ancienne étaient exclusivement extérieures ; de la
rétribution après la mort, il n’en était pas question.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 55 -

et temporels66. Car c’était là au fond de sa motivation ultime, ouvrir le peuple


juif à ces nobles perspectives par l’entremise des valeurs plus immédiates et
plus sensibles. Aussi, cette loi n’aurait pas pu réaliser sa mission éducatrice, si
elle n’avait pas agi ainsi ; sa vraie grandeur a justement été dans cette
adaptation, cet équilibre entre des exigences opposées : être la promesse du salut
et sa pédagogie, et pour cela utiliser des procédés d’un rang inférieur. Toutefois,
il n’en reste pas moins que saint Paul a eu des paroles très dures pour elle ;
comment les comprendre ?

d) L’ambiguïté de la loi selon saint Paul67


On connaît la violence des formules de l’Apôtre de Gentils au sujet de
cette loi ; tout en reconnaissant sa bonté68, il porte sur elle une accusation
formelle : elle est non pas le péché, mais occasion de péché : « Le péché ne
dominera plus sur vous, car vous n’êtes plus sous la loi, mais sous la grâce »
(Rm 6, 14) ; comment expliquer que cette loi, de soi bonne, puisse conduire à la
mort spirituelle ? N’est-ce pas contradictoire avec sa fonction pédagogique ? Y
répondre permettra de mieux comprendre la nature de cette loi.
Il faut tout de suite écarter une explication facile : saint Paul en parlant
ainsi, n’aurait désigné que les préceptes judiciaires et cultuels, et non les
commandements moraux ; or, il ne fait aucunement une telle distinction, et
surtout le sens de sa réponse montre plutôt qu’il s’agit même du contraire : ce
sont en effet principalement les préceptes moraux qui sont mis en accusation ;
de même on a songé à minimiser la portée de cette accusation, en l’expliquant
par le contexte polémique anti-judaïsant de l’épître aux Galates ; or, dans
l’épître aux Romains, cependant plus dégagée de ce contexte, se retrouve la
même doctrine.
Par la brutale coupure instaurée dans sa vie par sa conversion, saint Paul
comprit, avec une fulgurante clarté, à la fois que le péché était le plus grand des
désordres et que le Christ était l’unique Sauveur vraiment efficace, venant
apporter la libération et par là en réduire à néant toutes les préfigurations,
désormais périmées et dont la loi était la principale. Et c’est à partir de sa
vigoureuse dialectique opposant le péché et la victoire par le Christ qu’il faut
66
Le Deutéronome et surtout les prophètes ont souvent rappelé que le but de la Loi est la
conversion du cœur et l’amour intérieur de Dieu (cf. Dt 7, 7-8 ; id. 10, 22 ss ; Is 5, 1-4 ; Jr 2,
2 ; id. 31, 3 ; Ez 16, 1-14 ; Mi 6, 6-8, etc.).
67
Les principaux textes de saint Paul sur la Loi sont : Ga 3, 10-26 et d’un ton plus serein Rm
6, 14 jusqu’au chapitre 8.
68
Cf. plus haut, p. 50, n. 60.
- 56 - DROIT ET MORALE

comprendre son jugement sur la loi ; certes, il savait bien qu’elle était inefficace
pour le salut (seul c’est le Christ), cela allait de soi ; aussi n’est-ce pas tant sur
cette déficience qu’il insiste mais sur une autre plus radicale, présente au fond
dans toute loi ; et c’est ce qui donne à la critique paulinienne sa portée
universelle.
L’effet premier de toute loi est de porter à la connaissance de tous une
liste de prescriptions et d’interdits, et donc par là de péchés à éviter ; de ce fait
elle aide indirectement à la divulgation du péché et de son attrait morbide :
« Qu’est-ce à dire ? Que la loi est péché ? À Dieu ne plaise ! Seulement, je n’ai
connu le péché que par la loi. Et de fait, j’aurais ignoré la convoitise si la loi
n’avait pas dit : tu ne convoiteras pas » Rm 7, 7-8). Et saint Paul souligne bien
que ce n’est pas le contenu moral lui-même de la loi qui est en jeu (ce qui en
fait une loi sainte) ; c’est le fait qu’elle nomme le péché, pour l’interdire certes,
mais aussi en le suggérant inévitablement et le rendant tentateur ; c’est donc
sous son aspect prescriptif et prohibitif, dan sa « positivité », que réside
l’infirmité de toute loi, celle d’être une occasion de péché : « mais, saisissant
l’occasion, le péché par le moyen du précepte produisit en moi toute espèce de
convoitise… Quand le précepte est survenu, le péché a pris vie… et il s’est
trouvé que le précepte fait pour la vie me conduisit à la mort » (Rm 7, 8-10).
Cette déficience n’est donc pas le propre de la loi ancienne, elle affecte toute loi
sous son aspect littéral.

e) La loi ancienne est périmée


Cette péremption découle immédiatement de son rôle pédagogique ; le
salut ayant été définitivement apporté par le Christ, toute économie de promesse
et de préfiguration s’évanouit devant la réalité et l’accomplissement.
Cependant, tout dans cette loi ancienne est-il périmé ? Comme on le verra plus
loin, à propos du contenu de cette loi, seul l’ensemble des prescriptions morales,
expressions de la loi naturelle, sera intégré dans la loi du Christ, destinée à être
transfiguré par la grâce et la charité ; quant aux autres prescriptions, surtout
celles d’ordre cultuel, on ne peut parler de survie à leur sujet que dans la mesure
où une préfiguration se retrouve dans la réalisation plénière de ce qu’elle
annonçait. Toutefois, en prolongement de la doctrine paulinienne on peut retenir
aussi un aspect pédagogique permanent de cette loi ancienne, présent dans toute
loi humaine ; du fait que la loi peut provoquer, non pas le péché, mais la
tentation, elle révèle à l’homme sa faiblesse, elle lui fait expérimenter sa
misère ; en découvrant en lui comme un vide spirituel, « néantisation » possible
par le péché, elle lui fait prendre conscience du besoin dramatique d’un salut ;
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 57 -

elle le pousse alors à désirer et à accueillir le Christ sauveur avec une plus
grande réceptivité. Ce fut là au fond un des aspects importants de la pédagogie
de la loi ancienne, qui se survit dans toute loi positive, et permet de mieux
apprécier la plénitude et l’efficacité de la loi nouvelle répandue par le Christ.

7.2.2 Le contenu de cette loi


La loi ancienne, en tant que révélée par Dieu, comme expression de sa
volonté sur Israël, était une loi positive ne concernant directement que le peuple
saint ; elle laissait donc en dehors d’elle la place libre à une autre économie,
celle de la loi de nature, et qui concernait tous les autres peuples jusqu’à la
venue du Christ ; cependant l’essentiel de son contenu n’était qu’un rappel et
une formulation positive des prescriptions fondamentales de la loi naturelle ; de
plus elle contenait de nombreuses autres prescriptions qui, malgré leur caractère
particulariste, présentent un intérêt humain et théologique légitimant leur
étude ; car leur motivation déborde largement la formulation qu’elles revêtirent
dans cette loi ancienne. La répartition de ces préceptes correspond aux divers
aspects de la vie d’Israël destinée à être réglée en fonction de l’Alliance.

a) Les commandements moraux


Ces commandements correspondent en fait aux prescriptions de la loi
naturelle ; toutefois le contexte de cette codification biblique, principalement le
Décalogue, trace une nette différence entre eux et la pure loi naturelle connue
par la raison. En effet, leur formulation est l’œuvre d’une intervention et d’une
révélation spéciales de Dieu, motivées par le besoin d’éclairer Israël et d’élever
son niveau moral, compte tenu de l’obscurcissement où se trouvait la
conscience humaine en matière de moralité naturelle (conséquence du péché
originel) ; l’œuvre du salut dont Israël était la préfiguration et la préparation
exigeait une pureté morale plus grande dans ce domaine de la loi naturelle,
puisque celle-ci devait être le soubassement de la vie nouvelle vers laquelle
marchait cette histoire.
De ce fait, ces commandements ont possédé l’universalité à un double
titre ; par leur contenu ils participent à celle de la loi naturelle ; par leur
destination, à celle du salut dans le Christ.

b) Les prescriptions cultuelles (ou cérémonielles)


Le sens de l’Alliance, faisant d’Israël un peuple saint, exigeait, non
seulement une vie religieuse individuelle purifiée, mais aussi une traduction de
- 58 - DROIT ET MORALE

cette vie sur le plan social, sous la forme d’un culte religieux, devoir prenant sa
source dans la loi naturelle. En effet, le culte s’enracine doublement dans la
nature humaine : d’abord, puisque l’homme doit retourner à Dieu par tout son
être (âme et corps), le corps doit avoir sa part dans ce mouvement et cette vie ;
ensuite, la nature sociale de l’homme (lien de la société avec le développement
et l’épanouissement humain) exige que cette vie religieuse prenne une forme
sociale et communautaire ; le culte est donc à la fois une expression sensible et
la forme sociale de la vie religieuse ou culte intérieur, qui lui donne seul sa
signification.
L’étude de ces prescriptions de la loi ancienne fournit l’occasion de
préciser la valeur permanente, pour toute situation historique, du culte (comme
exigence de la loi naturelle) dont elles sont une détermination précisée par Dieu
en vue de la mission d’Israël. Que comporte l’idée de culte ? On doit d’abord
constater que le culte joue un rôle à part parmi toutes les activités humaines ; de
par son objet divin, il entre dans une catégorie spéciale, celle du sacré, c’est-à-
dire réservé à Dieu ; le sacré participe à la qualité de sainteté, qui est de soi
propre à Dieu (exprimant sa souveraineté absolue) et qui ne peut être attribuée
à une créature que par participation, du fait d’une relation à cette sainteté divine
fondamentale.
Le culte se concrétise en des rites ou gestes sacrés, exprimant
l’appartenance de l’homme à Dieu, gestes dont la signification doit être
socialement reconnue comme telle, en tant que manifestation de la religion
intérieure. Le culte comporte alors des rites plus ou moins nombreux, et de par
son caractère social suppose un rassemblement ou une assemblée de fidèles (ce
qui requiert chez ces fidèles une « initiation » à la signification du rite, et une
« purification » rituelle pour entrer dans la catégorie du sacré) ;
La liturgie chrétienne rappelle si souvent cette intime relation
typologique entre les rites et les solennités de l’ancienne loi et leur réalisation
dans le Christianisme, qu’il est inutile d’y insister davantage. Remarquons, pour
terminer, que, de par leur caractère particulier au peuple juif et de par leur rôle
figuratif, ces rites et ces institutions ont, depuis le Christ, perdu toute valeur ;
simples figures annonciatrices, ils disparaissent devant la réalité en laquelle ils
ont trouvé leur accomplissement.

c) Les prescriptions juridiques


Cet aspect de la législation mosaïque est intimement lié aux précédents ;
les exigences morales et religieuses de cette loi, pour assurer un meilleur
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 59 -

affinement de la conscience du peuple juif, devait s’incarner aussi dans des


institutions politiques et régler les relations sociales ; et cela ne pouvait être
réalisé que par un ensemble législatif d’ordre positif et civil, prenant de ce fait
un caractère très particulariste, codification de coutumes anciennes, adaptée au
caractère sémitique de ce peuple, à son génie propre, et enfin susceptible
d’évoluer au cours des siècles à travers une stabilité des structures de base (en
raison de leur finalité et de leur référence à l’Alliance). Il s’est donc agi d’un
droit positif d’origine divine mais portant sur le domaine civil, spécifiant et
déterminant les prescriptions de la loi naturelle, à l’usage d’Israël en vue de sa
mission.
Ces institutions juridiques ont évidemment aussi une valeur figurative,
du fait de leur liaison avec la destinée du peuple juif ; toutefois cette portée
figurative, d’ordre purement historique cette fois, est bien moins étroitement
liée à cette destinée que dans le cas des prescriptions cultuelles ; elle n’est
qu’accidentelle. Et, si on peut dire que ce serait une erreur d’y chercher les bases
d’une philosophie politique ayant valeur universelle (pour justifier par exemple
un régime de monarchie absolue), rien ne s’oppose à ce que l’un ou l’autre
élément de cette législation soit utilisé dans un autre contexte historique
présentant quelque similitude d’évolution humaine.

7.3 La loi nouvelle


On désigne par ce terme le régime définitif de l’économie du salut
instauré par le Christ, que la loi ancienne avait annoncé et préfiguré. Comme en
fait cette loi s’identifie à la grâce de l’Esprit Saint, elle sera envisagée ci-dessous
uniquement sous l’aspect analogique de loi.

7.3.1 Sa nature
Peut-on parler de loi à propos de la vie nouvelle dans le Christ ? Ne
serait-ce pas insinuer que l’aspect légaliste, si caractéristique de la loi ancienne
périmée, continuerait à prévaloir dans la nouvelle ? Une telle objection n’a de
portée que si l’on ne voit dans la loi que son aspect externe ; par contre si on
prend la loi au sens propre, quoique analogique, d’ordonnancement, de
finalisation de l’agir humain en vue d’un bien, il est incontestable qu’on peut
appeler loi la vie nouvelle dan le Christ, orientant l’homme vers une destinée
universelle, par une transformation profonde de l’existence humaine ; on peut
donc analyser cette vie sous sa formalité de loi.
- 60 - DROIT ET MORALE

Thèse VI. Lex nova, ut norma interna, est La loi nouvelle, en tant que norme
principaliter Spiritus Sancti gratia a intérieure, est principalement la grâce du
Christo communicata, et secundarie est Saint-Esprit communiquée par le Christ, et
norma externa natura hominis et Ecclesiæ secondairement c’est une norme extérieure
requisita. exigée par la nature de l’homme et de
l’Église.
a) But de cette loi (cause finale)69
Le but de la vie nouvelle dans le Christ — et donc de la loi nouvelle
évangélique — est le salut, la justification de l’homme vis-à-vis de Dieu ; cette
justification revêt deux aspects, l’un négatif : destruction du péché, l’autre
positif : une rénovation intérieure de l’homme ayant comme effet de le rendre
participant de la nature divine, et par là fils adoptif de Dieu, l’ouvrant à une
perspective infinie d’épanouissement ; il s’agit donc d’une destinée
transcendant radicalement les possibilités et les exigences de la nature humaine,
la faisant accéder à un niveau proprement divin, alors qu’elle n’est que créature,
réalité tenant tout de Dieu et séparée de lui par un abime ontologique.

b) Formalité de cette loi (cause formelle)70


La formalité d’une loi se révèle par celle du dynamisme qu’elle
exprime ; ainsi, la loi naturelle exprime la tendance et les exigences de la nature
humaine en tant que rationnelle ; les lois humaines expriment la tension d’une
société à la poursuite d’un bien commun qui lui est propre. La loi divine
nouvelle n’est alors que autre chose que le dynamisme divin rendant l’homme
capable d’atteindre le but dont il vient d’être question plus haut, la participation
à la nature divine et la filiation adoptive par Dieu. Or, ce dynamisme, introduit
par le Christ dans l’humanité, n’est autre que la grâce du Saint-Esprit en œuvre
dans l’homme justifié, pour le transformer de l’intérieur et donner à tous ses
actes une valeur surnaturelle, proportionnée à la destinée nouvelle ; la grâce est
donc comme une seconde nature, venant surélever et transfigurer la première ;
elle doit évidemment s’exprimer selon un mode proprement divin, selon une loi
divine, celle de l’Esprit de Dieu. Ce mode divin d’action en l’homme n’est en
rien une réalité qui lui serait extrinsèque ; mais il consiste en une profonde
transformation de son être et de son agir naturels.

69
Rendre l’homme participant de la nature divine (consors divinæ naturæ).
70
Elle est la grâce de l’Esprit Saint (Rm 8, 2 et 14 ; id. 5, 5).
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 61 -

c) Auteur de cette loi (cause efficiente)71


La justification, aboutissant à la filiation, opérée par la grâce, est assurée
par l’unique médiateur, Jésus-Christ ; possédant en totale plénitude l’Esprit
Saint, en tant que Verbe de Dieu, et intimement uni à l’humanité, par son
incarnation, le Christ est le seul à pouvoir effectuer cette communication de la
grâce divine, donc cette vie nouvelle ; en d’autres termes, il est le législateur
suprême de cette loi nouvelle. De plus, il faut de suite remarquer que le Christ
joue ce rôle à un titre revêtant une tout autre ampleur qu’un législateur humain
(ou même que le législateur divin au Sinaï) ; en effet, il est l’auteur de cette loi,
parce qu’il la réalise lui-même à plein, comme à sa source ; il est la loi nouvelle
personnifiée ; puisque réaliser la volonté de son Père était toute sa vie, celle-ci
était entièrement sous la motion du Saint-Esprit. Le Christ est donc l’auteur de
la loi, le modèle exemplaire aussi de cette loi, norme concrète et vivante dont
l’imitation constitue la vie chrétienne ; il est aussi la communication de cette loi
de vie aux autres hommes (car toute grâce est grâce du Christ) ; étant la source
intarissable de cette vie nouvelle, il est lui-même la loi qui la manifeste. Bref,
le législateur n’est pas extrinsèque à sa loi ; il la transmet parce qu’il la porte
vivante en lui. Enfin, vu que cette loi vient pénétrer tout l’agir moral de l’homme
pour lui donner un sens nouveau, on peut dire que le Christ est la norme la plus
universelle et aussi la plus concrète (car personnalisée) de la vie morale.

d) Promulgation et diffusion de cette loi


Si le programme de cette loi a été annoncé lors du Sermon sur la
montagne, sa promulgation proprement dite (quoique de façon analogique) n’a
pu se réaliser qu’au moment de l’entrée en œuvre de la grâce de l’Esprit Saint
dans l’Église naissante, c’est-à-dire le jour de Pentecôte. À cette date a
commencé le rôle de l’Église sur cette loi : étant chargée de continuer l’œuvre
du Christ, avec lequel elle ne fait qu’un même Être mystique, dont elle est le
Corps, de ce fait elle se trouve être la gardienne et la gérante de cette loi
nouvelle ; elle est alors habilitée à en exprimer les exigences au cours des
siècles.

e) La matière (ou siège) de cette loi (cause matérielle)72

71
C’est le Christ, législateur et norme de la vie morale. Le concile de Trente a défini que le
Christ est non seulement Rédempteur, mais aussi Législateur. Cf. DS, 1571 (831).
72
C’est l’âme humaine ; aussi s’agit-il d’une loi intérieure, loi et liberté.
- 62 - DROIT ET MORALE

Quelle est la matière que doit informer et pénétrer cette loi ? C’est
évidemment tout l’homme, dans son être naturel, qui est destiné à devenir le fils
de Dieu. Mais du fait que le siège de la grâce est l’âme humaine, cette loi
nouvelle affecte essentiellement l’âme et ses facultés (intelligence et volonté) ;
c’est donc une loi spirituelle, tout intérieure. On peut comparer cet aspect à celui
de la loi nouvelle qui exprime la nature humaine à l’œuvre, sous la motion
physique de Dieu créateur et conservateur des êtres ; cette loi est intérieure, car
elle émane de la structure même de l’homme dans ce qu’elle a de plus
spécifique. Il en est de même de la loi nouvelle, mais à un niveau bien
supérieur ; expression de la motion divine de la grâce, elle est une nouvelle force
vitale au sein de l’homme, l’élevant au-dessus de ses possibilités ; elle est donc
à proprement parler « loi de vie », « loi de l’Esprit », « loi de grâce » (Rm 8,2),
réalisant la promesse divine : « Je mettrai ma loi au fond de leur être et je
l’écrirai sur leur cœur » (Jr 31, 33).

f) Cette loi est vraiment « loi de liberté73 »


Si certains pensaient trouver dans cette expression une contradiction,
c’est que pour eux la loi évoque spontanément l’idée de contrainte. Or, ce
caractère contraignant est de soi dérivé et secondaire déjà ; pour n’importe
quelle loi ; et pour ce qui concerne la loi nouvelle il disparaît complètement. En
effet, dans son mode propre d’action, la loi nouvelle ou grâce divine ne détruit
en rien ce qu’il y a de plus spécifique en l’homme, sa liberté ; la grâce ne
violente pas la nature, mais au contraire lui donne une efficacité nouvelle et
respecte au maximum sa liberté. Aussi comprend-on que saint Paul ait pu dire
que l’homme animé par l’Esprit Saint, le fils de Dieu, est affranchi de toute loi
externe, de tout précepte (Rm 7, 1-6) ; il n’est pas contraint par l’obligation,
puisqu’il agit par amour. Cette loi peut donc être appelée « loi de liberté » (Jc
1, 25 ; 2, 12).
Donc cette loi nouvelle n’est pas de soi et avant tout un nouveau code
de loi ; c’est ce qu’il importe de comprendre ; la loi évangélique ne se distingue
pas tant des autres lois, la naturelle ou la mosaïque, en ce qu’elle propose un
idéal plus élevé, une norme plus noble ; certes cela est exact, mais doit être situé
dans une perspective autre que la notion de norme juridique ; la spécificité de

73
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 108, 1 : « Parce que la grâce de l’Esprit Saint est
comme un habitus intérieur répandu en nous, nous inclinant à agir bien, elle nous fait réaliser
librement ce qui est conforme à la grâce et éviter ce qui lui répugne ». Cf. S. Lyonnet, Liberté
chrétienne et Loi nouvelle, Paris 1953.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 63 -

la loi nouvelle, c’est qu’elle est essentiellement un dynamisme nouveau ; elle


est accomplie en nous par l’Esprit Saint ; elle est une vie nouvelle dans le Christ.

g) Loi externe et écrite


Pourquoi une loi externe ? N’est-ce pas contradictoire avec ce qui vient
d’être dit précédemment ? À quoi bon encore des normes juridiques dans un
climat évangélique ? Il peut sembler illogique de parler de code de lois, alors
que l’Esprit de Dieu agissant en l’homme devrait suffire ; et d’ailleurs saint Paul
n’a-t-il pas jeté un discrédit général sur toute loi externe ? Il convient donc de
comprendre les motifs légitimant une telle loi et lui traçant ses limites ; on
entendra ici par loi extérieure, la manifestation orale ou écrite d’une exigence
provenant de la loi intérieure.

h) La loi externe est nécessaire en raison du péché74


Si tous les chrétiens étaient parfaits et assurés de ne plus pécher, toute
loi extérieure perdrait sa raison d’être ; la loi intérieure vécue dans la grâce
suffirait. Ceci nous amène à un premier motif légitimant la loi externe ; la
possibilité du péché. Il suffit de réfléchir aux conditions concrètes dans
lesquelles se réalise la progression morale, à travers dangers et tentations, pour
comprendre la nécessité d’une loi extérieure, destinée à éclairer l’esprit et
stimuler la volonté. Du moment que la loi nouvelle intérieure est une loi de
liberté, laissant intacte en l’homme la possibilité d’un libre refus, le danger reste
permanent de voir l’égoïsme reprendre le dessus. Personne ne peut prétendre
posséder la charité au point d’être certain de ne plus faillir. Un chrétien ne
possède que les arrhes de l’Esprit (2 Cor 1, 22) ; il n’est jamais complètement
affranchi du péché, de la tentation et du risque de s’illusionner en prenant pour
indication de la grâce un produit de son imagination. Aussi une norme objective
de conduite est-elle indispensable, et, durant cette vie terrestre, marquée par
l’imperfection et la précarité, la loi externe ou écrite demeure une nécessité. Ce
ne sera qu’à la fin des temps, à la Parousie, qu’une telle loi sera devenue inutile,
et tous ses adversaires actuels ne le sont que par anticipation eschatologique
indue.

i) La loi externe est requise par la condition humaine elle-même


L’homme en effet n’est pas un pur esprit ; il est corps et âme et dans sa
condition présente sa vie spirituelle ne peut jamais être purement telle ; elle

74
Ga 5, 17-18.
- 64 - DROIT ET MORALE

comporte toujours une certaine participation corporelle et sensible, soit comme


condition de départ pour connaître et aimer, soit comme manifestation
inévitable de la vie intérieure75. De plus, le caractère social inhérent à la fois à
la nature humaine et à la propagation de la vie nouvelle dans le Christ (Royaume
de Dieu) postule une manifestation sensible. La loi externe reste donc une réalité
indispensable à la vie chrétienne ; sa médiation est requise pour la croissance
spirituelle de l’homme, esprit incarné, ne se réalisant que peu à peu à travers un
monde de signes et de relations extérieures (sans parler de la présence du péché,
évoquée plus haut).

j) La loi externe est exigée par la nature de l’Église


Puisque l’Église, en tant que Corps mystique du Christ, est chargée de
maintenir dans sa pureté la loi évangélique, de répandre dans l’humanité la vie
nouvelle de la grâce, elle doit le faire selon le mode propre à toute société
humaine ; car elle n’est pas une société de purs esprits, dont purement
intérieure ; elle s’adresse à l’homme dans sa totalité ; et son activité de
continuatrice de l’œuvre du Christ, revêt la même structure que celle de son
Chef, activité incarnée, donc activité socialement visible, c’est-à- dire
extérieure. Aussi la fonction directive, forme de gouvernement, ne peut-elle être
exercée que par la Hiérarchie de l’Église, en raison de la garantie à elle donnée
par le Christ ; elle se réalise par des lois écrites, venant non pas faire peser un
fardeau sur les chrétiens, mais éclairer et protéger leur liberté intérieure mue par
la grâce et la charité, qui prouve alors son authenticité par l’obéissance à la loi,
considérée comme une manifestation de la volonté de Dieu à travers son
représentant humain.

k) Cet aspect extérieur de la loi reste secondaire


En effet, en tant que loi externe, norme extrinsèque s’adressant à
l’intelligence humaine, elle n’a aucune efficacité salvifique ; elle ne justifie pas,
car seule le peut la grâce ou loi intérieure. La loi externe montre donc la hauteur
de l’idéal, mais ce n’est pas sa « littéralité » qui donne la force d’y parvenir,
réservée à l’Esprit divin. Le rôle de la loi externe est donc, comme le précise

75
C’est l’homme tout entier, corps et âme, qui est appelé à devenir enfant de Dieu ; d’ailleurs,
la psychologie montre que même la pensée la plus abstraite et spirituelle a toujours un support
matériel instrumental ; et l’Église a toujours tenu à la manifestation sensible de la réalité
intérieure de la grâce, conformément à la nature des sacrements (signes sensibles) et de la
liturgie.
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 65 -

saint Thomas76, de faciliter l’usage fructueux de la grâce, en indiquant à la liberté


humaine le sens de sa docilité à la motion divine l’invitant à l’action. Par là, elle
n’est pas cause de salut, mais seulement sa condition.
Par contre, l’observance de cette loi externe, si elle est coupée de la
charité (en état de péché) perd sa valeur. Et à ce sujet, il ne faut pas sous-estimer
le danger de donner à la loi écrite le primat sur la loi intérieure, et de tendre à
réduire toute la morale chrétienne à un code de lois précis, oubliant qu’il doit
être au service d’une loi au fond des cœurs. La tentation de l’extrinsécisme ou
du juridisme correspond trop à une tendance naturelle (primat du sensible sur le
spirituel) pour qu’elle ne soit autant combattue que son antithèse aussi
pernicieuse qu’est l’illuminisme.

7.3.2 Le contenu de la loi nouvelle


Thèse VII. Legis novæ essentiale Le commandement essentiel de la Loi
præceptum est amor Dei et proximi, nouvelle est l’amour de Dieu et du
et nulla alia opera exteriora ab ea prochain, et aucune autre œuvre
determinantur, nisi sacramenta, extérieure n’est déterminée par elle,
moralia præcepta, evangelicaque en dehors des sacrements, des
consilia. préceptes moraux et des conseils
évangéliques.
Si la loi nouvelle est essentiellement un dynamisme surnaturel, celui de
la grâce, celui-ci doit forcément se traduire par une orientation et un
ordonnancement spécifiques, en vue de la fin de l’homme, c’est-à-dire par des
préceptes constituant le contenu de la loi nouvelle. Ce contenu comprend d’un
côté un précepte absolument général et universel, qui est la charité, et d’autre
part d’autres préceptes, objets de formulations externes, ordonnés au précédent,
et enfin des conseils.

a) Le précepte fondamental : la charité


En tant que présence active de la grâce en l’âme, la loi nouvelle a un
contenu essentiel, œuvre et effet direct de cette grâce, la charité. En effet, le but
de cette loi est de justifier l’homme, de l’introduire dans l’intimité divine ; or
cette vie divine est essentiellement amour entre les Personnes trinitaires (Jn 17,
24-26 ; 2 Cor 13, 13) ; sa participation par la grâce du Christ n’est alors qu’une

76
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 106, 1.
- 66 - DROIT ET MORALE

diffusion de cet amour dans l’homme, éveillant et créant en lui la charité vécue,
par une motion élevant la volonté.
La charité est donc le contenu fondamental et en soi unique de la loi
évangélique : aimer Dieu pour lui-même et au-dessus de tout autre être, sans
poser de limites à une progression dans cette voie ; Dieu est en effet le seul Être
aimable absolument, les autres êtres, n’étant que des créatures, ne peuvent être
aimé que relativement à Dieu, en tant que participations créées d’une perfection
divine. Mais surtout l’essentiel est de comprendre que cet amour n’est pas le
fruit d’un simple effort humain ; il est l’œuvre de la grâce, le résultat d’une
initiative de l’Amour divin, manifesté dans le Christ ; de ce fait, cette charité
divine est désormais présente dans l’humanité (Jn 14, 15), comme un
dynamisme surnaturel que l’Église a pour mission de diffuser (Eph 2, 21).
À cet amour de Dieu est intimement lié celui du prochain (Mc 12, 28-
33 ; 1 Jn 4, 20) ; en effet, la filiation divine adoptive, à laquelle tout homme est
appelé, exige d’aimer Dieu dans la personne de ses fils ; car ce qui est aimé dans
le fils est justement la ressemblance du Père. Aussi saint Paul a-t-il pu écrire de
façon absolue : « Un seul précepte contient toute la loi en sa plénitude : Tu
aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14), ou bien : « Celui qui aime
autrui a de ce fait accompli la loi… la charité est donc la loi dans sa plénitude »
(Rm 13, 8-10). Saint Jean a bien souligné l’importance de cette charité
fraternelle, comme expression de l’unique amour de Dieu : « Qui n’aime pas
son frère, qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20).
Sans nous étendre davantage sur cette doctrine, il faut maintenant établir
le lien organique reliant ce précepte fondamental de la charité avec le reste de
la vie morale, entrant de ce fait dans le contenu de la loi nouvelle.

b) Les autres préceptes de la loi nouvelle


Du fait que la grâce ne détruit pas la nature, mais la guérit et la surélève,
l’ordre moral naturel n’est pas annihilé par la charité. Quel lien y a-t-il entre les
deux ? Y répondre revient à préciser le contenu concret de la loi du Christ. Saint
Thomas énumère deux sortes de réalités formant le contenu externe de la loi de
grâce ; les unes y introduisent, et ce sont les sacrements ; les autres en sont les
effets, et ce sont les préceptes moraux et les conseils.

c) Les sacrements de la loi nouvelle


Ce sont comme les canaux de la grâce issue du Christ ; ce n’est pas le
lieu de les détailler ici. Il est toutefois utile de souligner leur relation avec la
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 67 -

charité et leur lien avec les œuvres de la grâce, auxquelles ils assument
l’alimentation spirituelle indispensable ; voies d’accès variées de la vie divine,
adaptées à la condition humaine, ils figurent donc au premier chef dans le
contenu de la loi nouvelle.

d) Les préceptes moraux


Puisque la loi nouvelle doit animer et transformer toute la vie humaine,
et en particulier réaliser des œuvres extérieures (car l’homme est un être social),
la charité doit étendre son influx sur l’ensemble de la vie morale et religieuse.
En d’autres termes, la loi du Christ embrasse toute l’activité humaine réglée par
la loi naturelle (et aussi par les lois humaines qui la précisent), pour à la fois en
assurer la pureté et l’élever au-dessus d’elle-même, la faisant entrer dans
l’univers de l’amour divin77.
De ce fait, tout en introduisant en l’homme une nouveauté
fondamentale, cette loi du Christ n’ajoute cependant pas de prescription
particulière, radicalement nouvelle, à la morale naturelle ; son rôle est plutôt de
la transformer et de la transfigurer en raison d’une fin nouvelle. Donc, on peut
dire que le contenu externe de la loi nouvelle comprend essentiellement tous les
préceptes moraux naturels, qu’elle intègre avec leur structure rationnelle78 ; et
du point de vue historique, elle l’a fait en accomplissant et réalisant la loi
ancienne mosaïque, dans ses préceptes moraux qui n’étaient en elle que des
expressions positives de la loi naturelle.

e) Les conseils évangéliques


La tradition chrétienne a toujours reconnu, comme fondée dans
l’Écriture, l’existence de certains biens moraux qui ne sont pas imposés par une
loi universelle, mais ne sont que conseillés ; ils correspondent alors à une
vocation particulière. On les a groupés sous la dénomination des trois conseils

77
C’est ce à quoi correspondent la grâce sanante et la grâce élevante : l’homme a besoin de
la grâce « à un double titre, d’abord pour être guéri, ensuite pour le bien des vertus
surnaturelles ». Cf. T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 109, 2.
78
« La loi nouvelle ne devait déterminer aucune autre œuvre extérieure (par prescription ou
interdit) si ce n’est les sacrements et les préceptes moraux qui de soi concernent l’ordre des
vertus. Or, nous sommes dirigés à agir vertueusement par la raison naturelle, qui est la règle
de l’agir humain. Et c’est pourquoi en ce domaine, il ne fallait pas que soient donnés d’autres
préceptes en plus de ceux moraux de la Loi, qui proviennent de la dictée de la raison ». Cf.
T. D’AQUIN, Somme Théologique, Ia-IIæ, 108, 2.
- 68 - DROIT ET MORALE

évangéliques : la pauvreté (Mc 6, 7-9 et 10, 17-22), la virginité (Mt 19, 12 ; 1


Cor 7, 7 et 7, 25-35), l’obéissance (Mc 10, 43)…
Comment concevoir ces conseils évangéliques dans leur relation avec
les préceptes moraux ? Dans une perspective volontariste on a souvent trop
opposé préceptes et conseils, les uns étant obligatoires, les autres non, de par
une pure décision de la volonté du législateur ; c’est-à-dire que les conseils se
caractériseraient formellement par l’absence d’obligation ; ils ne seraient alors
qu’un surplus facultatif recommandé à ceux qui veulent devenir plus parfaits
par opposition à ceux qui se limitent au minimum imposé par les préceptes ; une
telle explication ne va pas au fond de la question.
Pour saint Thomas, le problème se situe dans une autre ambiance : le
Christ a appelé dans sa loi tous les hommes à être parfaits (« Soyez parfaits
comme votre Père céleste est parfait », Mt 5, 48 ; cf. 2 Cor 13, 11 ; Jc 1, 4) ; en
effet, puisque la loi du Christ est une loi d’amour, on ne peut pas au point de
départ concevoir une limite posée à cet amour ; la charité que tout homme doit
avoir pour Dieu doit tendre à croître sans cesse selon la possibilité de chacun
(« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout
ton esprit », Mt 22, 37). Bref, la vocation de l’homme est la perfection de
l’amour divin (et la charité fraternelle), l’introduisant dans l’intimité de la vie
divine.
Or, pour atteindre cette fin universelle, il y a des moyens qui sont
ontologiquement liés à elle, donc rigoureusement nécessaires et obligatoires ;
en eux la fin est comme contenue en germe, leur choix ne dépend pas d’une
option libre79. Ces moyens nécessaires constituent les préceptes moraux
(souvent précisés par la loi positive).
Mais, outre ces moyens indispensables, il y en a d’autres qui peuvent
assurer l’obtention de la même fin, la perfection, avec plus de sécurité ; ils
correspondent à ce renoncement plus total de l’usage des créatures qui limite le
risque de s’attacher à elles et par là garantit une attache à Dieu plus épurée ; ces
moyens constituent les dits conseils évangéliques, renoncement à ces valeurs
naturelles qui ne sont pas indispensables à la fin de l’homme et recèlent de par
leur ambiguïté un risque de péché.
Les conseils évangéliques font ainsi partie d’une zone
d’indétermination dans l’ordre des moyens en vue de la fin ; ils ne sont pas

79
« Celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn
4, 20).
CHAPITRE III : LES LOIS DIVINES - 69 -

rigoureusement obligatoires si on les considère en soi, sur un plan général ; ils


sont toutefois meilleurs et plus sûrs ; exigeant davantage, ils sont une invitation
vers une voie supérieure. Donc dans cette perspective, ce n’est pas la perfection
qui est facultative, mais certains moyens — les conseils — pour l’atteindre.
Enfin, la pratique des conseils évangéliques dans la vie religieuse a une
signification eschatologique ; dans un monde qui risque d’oublier sa finalité
profonde et la tension spirituelle vers la Parousie, elle témoigne de la réalité de
l’action de l’Esprit Saint, en une sorte d’anticipation du state céleste et définitif
de l’Église.

F) Corollaires
1) Si les conseils évangéliques ne sont pas en soi obligatoires, beaucoup
d’auteurs pensent à juste titre qu’ils peuvent l’être pour une personne en
particulier, pour laquelle ils peuvent constituer la voie du salut indiquée comme
l’expression de la volonté divine ; ils prennent alors valeur de précepte.
2) Il y a donc dans l’Église du Christ deux voies pour tendre vers la
perfection : la voie dite « séculière » qui vise à atteindre dans le monde la
perfection de la charité, à partir de l’observation des préceptes moraux et de
l’utilisation des biens créés comme médiation naturelle ; elle suppose une
vigilance nécessaire pour éviter le risque, créé par la concupiscence, d’une
attache réelle et déraisonnable aux créatures, détournés alors de leur rôle de
moyens ; par là elle exige quelque détachement et le recours à une certaine
pratique, au moins en esprit, des conseils (esprit de pauvreté, chasteté conjugale,
obéissance aux lois, au devoir d’état, etc.) ; elle suppose aussi évidemment un
usage fructueux des sacrements et une participation authentique à la vie de
l’Église.
Par contre, la voie dite « régulière », outre une observation plus
rigoureuse des préceptes moraux (surtout la prière) et réception des sacrements,
se caractérise par une plus ou moins grande rupture avec le monde, par la
soumission à une règle de vie (d’où le terme de « régulier ») généralement en
commun, et par la pratique effective des conseils évangéliques (plus ou moins
totalement selon la nature des vœux). Ceux qui embrassent cette voie (les
religieux) font par là « profession » de perfection, y consacrant toute leur vie ;
ils sont donc placés dans les conditions objectives les plus sûres pour ce but.
C’est donc avant tout le choix des moyens qui distingue les deux voies ;
et si la perfection est possible dans les deux, la seconde constitue néanmoins
une solution plus noble, eu égard aussi à sa signification eschatologique
- 70 - DROIT ET MORALE

évoquée plus haut80. D’ailleurs, l’évolution de la spiritualité moderne tend à un


rapprochement progressif des deux voies (par exemple, les instituts séculiers).
Enfin, même si les institutions réglant la vie « régulière » (ordres,
congrégations, sociétés) sont de droit purement ecclésiastique, les deux voies
de perfection ont leur fondement dans la loi divine du Christ.
Pour conclure ce chapitre, on peut donc dire que, du fait qu’elle est
présence agissante de l’Esprit Saint dans l’homme, et de par le bien auquel elle
ordonne (la participation à la vie divine), cette loi est une loi parfaite ; par là
aussi elle est définitive ; car désormais le salut vers lequel elle meut est acquis
une fois pour toutes par le Christ ; de même elle est universelle, chaque être
humain étant appelé à cette fin, en vivant conformément à cette loi que l’Église
est chargée de lui communiquer (« Allez donc, de toutes les nations faites des
disciples… », Mt 28, 18-20) ; aucune puissance humaine, même pas l’Église,
ne peut donc en dispenser, car Dieu en est l’auteur.
Enfin, dernier aspect de cette perfection, cette loi n’étant pas autre chose
que la vie même du Christ communiquée, elle revêt un caractère concret et
personnel, donc plus facilement imitable ; car par elle c’est le Christ lui-même
qui devient la norme vivante de l’agir moral chrétien. Et la loi naturelle elle-
même, assumée et transfigurée dans cette loi nouvelle, trouve dans l’Homme-
Dieu, son modèle parfait, donc norme à la fois la plus universelle et la plus
adaptée à chaque vocation personnelle. La mission des lois humaines,
essentiellement celle des lois de l’Église, qu’il nous faut voir maintenant, sera
alors d’étendre à toute l’humanité au cours de l’histoire l’efficacité de cette loi
parfaite.

80
Noter que le sacerdoce en soi est indépendant de l’une ou l’autre voie (d’où l’existence de
deux clergés, le séculier et le régulier) ; toutefois, comme le sacerdoce requiert la plus grande
perfection, l’Église latine a très vite imposé à ses prêtres séculiers le célibat et un style de vie
plus austère que pour les laïcs séculiers.
CHAPITRE IV

Les lois humaines

Remarques préliminaires
Durant tout ce chapitre nous emploierons l’une pour l’autre les deux
expressions : loi humaine ou loi civile ; en effet, cette qualification de
« positive » désigne une intervention (positio) d’un législateur qui formule une
loi ; donc elle peut s’appliquer à la loi divine mosaïque et évangélique comme
à toute loi humaine, civile ou ecclésiastique, à l’exclusion de la loi divine
éternelle et naturelle. En fait de nos jours, « loi positive » tout court est
synonyme de « loi humaine », qu’elle émane de l’Église ou de la société
politique81.
Les lois humaines étant des faits positifs, leur existence n’a évidemment
pas à être démontrée, mais seulement leur fondement et la nature de leur relation
originelle avec la société politique et l’Église.

1. Le fondement naturel des lois humaines

81
L’expression de « loi positive » ne remonte pas au-delà du XIIè siècle ; elle se rencontre
pour la première fois dans un commentaire du Timée de Platon connu par les juristes
médiévaux.
- 70 - DROIT ET MORALE

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