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CHAPITRE 9 : FONDEMENT DE LA MORALITÉ

Nous avons « pris un virage », pour ainsi dire, dans notre recherche d’une réponse à la
question par laquelle nous avons commencé : comment devons-nous être pour réaliser
pleinement notre personnalité humaine ?
Jusqu’à présent, nous avons vu que la vertu est le concept clé dans notre réponse à cette
question. La vertu, nous l’avons découvert, est la disposition stable d’un comportement libre,
c’est-à-dire d’un comportement ordonné par la volonté et répondant aux exigences de la juste
raison.
Comme vous vous en souvenez peut-être, cher lecteur, plus en arrière (4.2.2) nous avons
vu que le concept de « juste raison » constitue un problème. Sur quels critères pouvons-nous
nous baser pour juger que la raison est juste ou non ? Nous avons déjà indiqué une tentative de
réponse à cette question : la juste raison indique les moyens nécessaires pour atteindre la fin
d’une personnalité humaine pleinement réalisée, c’est-à-dire la bonne vie.
Même ainsi, il ne semble pas que nous ayons fait un grand pas en avant puisque nous
ne savons toujours pas en quoi consiste la bonne vie ! Nous savons qu’il doit représenter la «
plénitude » de la vie, c’est-à-dire le bonheur (cf. 2.2.4 et 4.4), mais même cela ne semble pas
suffisant. Pascal a fait remarquer un jour que tout le monde veut être heureux, même les gens
qui se pendent.1 On pourrait ajouter à cela ceux qui veulent pendre d’autres personnes ! Alors,
devons-nous en conclure que la bonne vie consiste à se pendre soi-même et les autres?2
Clairement, la bonne vie consiste à réaliser ce qui est bon. Mais nous avons vu que le concept
de bien est utilisé de manière analogue selon ce qui est utile, délicieux ou bon. Lorsque nous
parlons de « bonne vie », alors, nous entendons une vie désirable pour elle-même et non en vue
d’autre chose.
Nous avons appris qu’une bonne vie se caractérise par la répétition d’actes moralement
bons, guidés par la juste raison, qui expriment, génèrent et renforcent la vertu du sujet agissant.
Néanmoins, nous ne savons toujours pas ce qui constitue cette bonne vie, c’est-à-dire en quoi
elle est morale, juste et vertueuse.
Le moment est venu de faire face à ce problème. Nous commencerons par nous
demander si le fondement de la moralité, le bien, est quelque chose d’objectif et donc valable
pour chaque personne humaine ; ou si c’est quelque chose que chacun détermine pour lui-même
sur la base de choix subjectifs (9.1). Cette réflexion nous mettra sur la piste du vrai bien (9.2).

1
Blaise Pascal, Pensées, 45 (n ° 148).
2
Cf. Sofia Vanni Rovighi, Introduzione allo studio di Kant (Brescia: La Scuola, 1968), 244.
On peut alors introduire un sujet d’une importance capitale dans la recherche morale : les droits
de l’homme (9.3). Enfin, à la lumière de tout cela, nous pourrons comprendre comment un acte
humain peut être jugé bon ou mauvais (9.4).

1. Le bien : objectif ou subjectif ?


Les théories morales peuvent être divisées en deux grands camps : d’une part, nous
sommes d’avis que le bien et le mal sont des catégories valables pour tous les hommes de tous
les temps (c’est-à-dire les théories universalistes) ; d’autre part, et au contraire, nous trouvons
la notion que le bien et le mal sont des catégories dépendant du contexte historique, social et
culturel (c’est-à-dire les théories relativistes).*

Excursus : Moralité et pensée contemporaine3


A. La pensée universaliste
La perspective morale de la modernité prend une considération universelle parce qu’elle
croit à une approche de « spectateur impartial » (terme développé par le philosophe Anglais
Francis Hutcheson 1694-1746). Cette approche peut être résumée ainsi : « nous devons
surtout donner lieu et d’une manière particulière, à un regard subjectif des choses et à
l’analogie d’une nouvelle vision qui est loin de finir sur ce que les sciences naturelle veulent
réaliser. »4
La « philosophie moderne », dans sa maturité, a adopté une approche fortement
universaliste de la question de la morale. Il suffit de se souvenir des grands manifestes des
Lumières, des projets de droit de la Révolution Américaine (1776) et de la Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de la Révolution française (1789). Ces
documents affirmaient que tous les hommes ont les mêmes droits. De cette croyance, une série
de normes éthiques et juridiques pourrait être déduite pour réguler le comportement humain.
Le problème est qu’en réalité tout le monde ne jouit pas de ces droits. Certaines
personnes sont des esclaves ; d’autres vivent sans toit ni nourriture à manger... Comme c’est si
souvent le cas, sur quelle base pouvons-nous affirmer qu’il devrait en être autrement ?

* The chapter follows at p. 146.


3
On this topic, see Vendemiati, Universalismo e relativismo nell’etica contemporanea.
4
Taylor, A Secular Age, 363.
A.1. L’État de nature
Dans leurs réflexions sur la morale, les philosophes des Lumières se référaient
généralement à un état de nature qui, à leur avis, existait avant la construction de la société et
l’établissement des systèmes juridiques. Selon ce point de vue, dans leur état naturel, tous les
hommes sont égaux et guidés par les mêmes normes morales.5
Qu’est-ce qui est bien alors ? C’est pourtant un homme naturel qui se comporterait !
Nous avons ici le fameux « mythe du noble sauvage » qui a donné naissance à de nombreuses
études ethnographiques cherchant à prouver que les sociétés dites primitives (certaines tribus
de l’Afrique subsaharienne, les peuples indigènes d’Amérique, les aborigènes d’Océanie, etc.)
étaient guidés par les mêmes normes morales et étaient bons.
Malheureusement, la recherche anthropologique et culturelle a détruit cette illusion. En
réalité, il n’est pas vrai que ces sociétés enseignent et pratiquent les mêmes normes morales, ou
que les mêmes droits sont accordés à tout le monde.

A.2. La raison et les passions


Un fondement de la morale était alors recherché dans la raison. La raison garderait la
garde sur les désirs de notre nature spontanée, permettant l’accomplissement de ceux qui
conduisent à l’ordre social et rejetant les autres qui conduisent au désordre social.6
Mais le problème est le critère du discernement : comment organiser la vie sociale ? À
la manière de Louis XIV ? De Robespierre ? De Napoléon ? En réalité, le fait est qu’il existe
différents « systèmes » de vie sociale, chacun revendiquant sa propre perspective de justice et
de légitimité. Sur quelle base opter pour l’un ou l’autre ? Un tel choix risque d’être motivé par
le seul intérêt personnel dans la mesure où nous choisirons le système social qui promet mieux
de réaliser nos désirs individuels.
On voit donc le cercle vicieux derrière cette approche. Nous devons choisir quels désirs
doivent légitimement régir les comportements et lesquels doivent être réprimés ou rééduqués.
Clairement, les désirs eux-mêmes ne peuvent pas servir de critères à ce choix !
Tout simplement parce que nous avons tous, réellement ou potentiellement, de
nombreux désirs, dont beaucoup sont contradictoires et incompatibles entre eux, nous
devons décider entre les revendications rivales de désirs rivaux. Nous devons décider
dans quelle direction éduquer nos désirs, comment commander une variété

5
Paradigmatique à cet égard est la pensée de Jean Jacques Rousseau (1712-1778) dont les théories sont mieux
formulées dans Discours sur les sciences et les arts (1750) et Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes (1754).
6
La tension entre raison et passions est bien représentée par Denis Diderot (1713-1784) dans Le neveu de Rameau.
d’impulsions, de besoins ressentis, d’émotions et de buts. D’où ces règles qui nous
permettent de trancher entre les prétentions, en les ordonnant, de nos désires (y compris
les règles de la morale) qui ne peuvent pas elles-mêmes être dérivées ou justifiées par
référence aux désirs parmi lesquels elles doivent arbitrer.7

A.3. Le devoir pur


Une troisième approche exclut complètement le désir et la passion du fondement de la
morale. Tel est le plan inauguré par Emmanuel Kant.8 Les concepts clés de sa pensée morale
sont : le désintérêt, l’autonomie, le devoir et l’universalité de la loi.
1. L’idée du désintérêt est fondamentale chez Kant. Il écrit : « Il est impossible de penser
à quoi que ce soit dans le monde, ou même au-delà, qui puisse être considéré comme bon sans
limitation sauf une bonne volonté. »9 Par conséquent, Kant ne s’intéresse pas à un bon « être
humain » doté de corps et d’esprit, d’intelligence et de volonté, ainsi que de sensibilité et de
sentiments. Il ne s’intéresse qu’à la bonne volonté. « Le caractère sacré de la bonne volonté et
de l’intention morale est tel que toute pensée de bonheur, tout désir de bonheur entrant dans la
motivation de nos actes ne peut que souiller cette intention et la faire tomber de l’ordre de la
morale. »10 Le sujet moral est un agent pur, qui agit correctement sans avoir besoin de se
perfectionner ou de réaliser son être.
2. Le monde sensible est le règne de la nécessité, régi par les lois inexorables de la
nature. À ce monde appartiennent le corps, les passions et le désir de bonheur et de réalisation.
Au contraire, le monde moral est le règne de la liberté puisque la volonté ne peut être soumise
à aucune loi si ce n’est celle qu’elle se donne et à laquelle elle s’identifie totalement. La volonté
est absolument autonome. Cela exclut totalement la possibilité d’un Dieu législateur qui
rendrait la volonté humaine « hétéronome ». Mais elle exclut aussi l’amour comme motivation
morale, « parce que l’amour, semble-t-il, est irrémédiablement hétéronome. Y a-t-il pire
hétéronomie que de faire la volonté d’autrui et de dire à un autre qu’on aime : que ta volonté
soit faite, pas la mienne ? »11
3. La volonté ainsi conçue est autonome et désintéressée. Elle ne peut être qualifiée de
bonne que lorsqu’elle adhère au devoir sans autre motif que le devoir lui-même. La vie morale

7
Alasdair Macintyre, After Virtue. A Study in Moral Theory (London: Gerald Duckworth, 1985), 48.
8
Pour un examen attentif de la moralité kantienne qui est également spécifique, critique et systématique, je vous
renvoie à Jacques Maritain, Moral Philosophy: A Historical and Critical Survey of the Great Systems (New York,
NY: Charles Scribner’s Sons, 1964; original French, 1960), 121-144.
9
Immanuel Kant, Groundwork for the Metaphysics of Morals, trans. Mary Gregor (Cambridge: Cambridge
University Press, 1997), 7.
10
Jacques Maritain, Moral Philosophy, 99.
11
Ibid., p. 104.
n’est donc pas fondée sur le bien, mais sur le devoir pur. Tout au plus pourrait-on dire que le
bien est fondé sur le devoir. Avec cette approche, vous ne pouvez pas dire que vous avez le
devoir de faire quelque chose parce que c’est bien ; il faut plutôt dire que quelque chose est
bien parce que vous avez le devoir de le faire ! « Le devoir est la nécessité d’une action par
respect de la loi. »12 Et qu’est-ce que la loi ? Kant appelle la loi pratique un « impératif
catégorique », c’est-à-dire un impératif qui ne dit pas : « Si vous voulez obtenir ce résultat, vous
devez... », Mais plutôt : « Vous devez, et c’est tout ce qu’il y a à faire ; vous devez parce que
vous devez. » Le devoir ne peut découler de rien d’autre que lui-même, et la loi ne peut découler
de rien d’autre que de la volonté elle-même : « La volonté n’est donc pas simplement soumise
à la loi, mais soumise à elle de telle manière qu’elle doit être considérée comme donnant
également la loi à elle-même et à cause de cela comme premier soumis à la loi (dont elle peut
se considérer comme l’auteur). »13 Le devoir de Kant est une forme sans contenu. Il ne peut en
être autrement puisque tout type de contenu devrait être tiré soit du monde sensible (c’est-à-
dire de la nature, du monde, du corps), soit de Dieu, en tout cas, non de la volonté pure et
autonome du sujet.
4. Néanmoins, le « devoir pur » doit revendiquer un contenu pour lui-même, sinon il ne
dit rien sur l’action. Je « dois », mais « quoi » dois-je ? La première formule de l’impératif
catégorique de Kant dit : « Agissez selon une maxime qui peut en même temps se faire une loi
universelle. »14 Si, par exemple, je songe à rembourser un prêt, je vois qu’il est logiquement
impossible, ou contradictoire, d’élever au niveau d’une loi universelle la maxime qui dit : « Il
n’est jamais nécessaire de rembourser les emprunts ». En effet, si cette maxime était
universellement respectée, il n’y aurait plus de prêts ! Mais prenons un autre exemple : je décide
de tuer ou non un homme qui m’a offensé. Dans ce cas, il n’y a pas d’impossibilité logique à
faire une loi universelle à partir de la maxime qui dit : « Il est toujours nécessaire de tuer les
gens qui nous offensent. » Néanmoins, selon Kant, il est logique de vouloir qu’une telle maxime
devienne loi universelle parce que je voudrais moi-même un jour offenser quelqu’un et ensuite
il faudrait que je veuille être tué. La contradiction est de vouloir une loi qui inclut la mort de
celui qui le veut. Dans un cas comme dans l’autre, Kant déduit le contenu de la loi morale de
sa pure universalité : « un acte est interdit, ou contraire à la loi morale, parce qu’il est

12
Kant, Groundwork, 13.
13
Ibid., 64.
14
Ibid., 49.
logiquement impossible, ou contradictoire, soit d’universaliser sa maxime, soit de volonté
d’universaliser sa maxime. »15
Conformément à sa théorie de la connaissance, Kant croyait que la morale ne pouvait
être sauvée qu’en étant retirée de l’ordre de la finalité. Les êtres humains ne doivent pas agir en
vue d’une fin. Ils ne devraient pas chercher le bonheur. Ils ne devraient s’occuper de rien…
Mais ce hyper-désintérêt, au-delà d’être littéralement inhumain, n’atteint pas d’autre fin que de
couper la morale de l’existence. En fait, comme nous l’avons déjà noté (voir 2.3.1), quiconque
agit, agit pour une fin.
En effet, si je n’ai pas l’intention de rembourser le prêt, ou si j’ai l’intention de tuer la
personne qui m’offense, pourquoi devrais-je me comporter différemment ?
- Kant répondrait : Parce qu’autrement vous ne remplissez pas votre devoir.
- Et pourquoi dois-je remplir mon devoir si je suis intéressé à faire autre chose ?
- Parce que sinon tu serais immoral.
- Mais pourquoi devrais-je être moral ?
- Parce que c’est ton devoir...
Comme il est clair, une telle réflexion forme un cercle vicieux. La solution consiste à
montrer que le contenu du devoir, pas seulement sa forme, correspond au véritable intérêt du
sujet car il indique un bien en soi. Mais c’est exactement cette notion du « bien en soi » que la
morale de Kant réfute, de même que « la chose en soi » est réfutée par sa théorie de la
connaissance.

A.4 L’État
Avec la séparation totale entre le monde de la morale et le monde de la nature, l’éthique
devient un système a priori. Le philosophe se trompe en pensant qu’il n’a plus besoin de
réfléchir sur l’expérience morale humaine pour découvrir les principes de la morale (cf. 1, 3).
Il prétend dicter aux hommes « les articles d’une législation de la raison pure imposée
despotiquement à leur vie. »16
C’est l’idéalisme en plein essor. L’individu est considéré comme non pertinent car il est
le porteur de toutes les misères des « besoins, intérêts et fins. »17 La moralité de l’individu est
« abstraite », vide et irréelle parce qu’elle est égoïste. L’individualité doit être surmontée en

15
Jacques Maritain, Moral Philosophy, 110.
16
Ibid., 112.
17
Nous touchons ici certains aspects de la pensée de Georges W. F. Hegel comme illustré dans Encyclopédia of
the Philosophical Sciences in Outline (1830), P. III, sec. II, §§ 503-552.
accédant à l’universalité qui se réalise dans l’éthicité de l’État : « L’État est la substance éthique
consciente d’elle-même. »18 L’individu disparaît, sa seule tâche étant de s’adapter à la volonté
de l’État exprimée par les lois.
On discerne assez facilement dans l’histoire du XXe siècle l’issue tragique de cette
conception. D’une part, cela a conduit au nazisme et, d’autre part, au marxiste-léninisme. Dans
les deux systèmes, la personne humaine ne sert qu’à faire avancer la « cause » de l’État.
Mais sur quelle base les lois de l’État sont-elles déterminées ? En vain chercherions-
nous une réponse à cette question ! De tels critères ont été tirés du sentiment de la race arienne,
de l’avenir de la révolution prolétarienne, du consentement de la majorité, des intérêts des
lobbies. Compte tenu de ces critères vacillants, la seule chose importante est que les lois soient
promulguées d’une manière formellement correcte. Premièrement, l’État m’ordonne
d’exterminer les prisonniers d’un camp de concentration ; puis il m’ordonne d’exécuter la
personne qui a ordonné leur extermination. On passe donc de l’idéalisme au positivisme
juridique. Si nous nous demandons si l’euthanasie est bonne ou mauvaise, la réponse doit être
que dans l’état « X » c’est un mal mais dans l’état « Y » c’est un bien. Puisque le législateur
peut changer, cet ordre peut être inversé : à partir de demain, l’euthanasie pourrait être un bien
dans l’État « X » et un mal dans l’État « Y ». Cela marque la fin de l’universalisme en éthique.
A.5 Utilité et conséquence
Le dernier bastion de l’universalisme moderne se trouve dans l’approche
conséquentialiste. Cette théorie a ses racines dans le positivisme classique et la morale
utilitariste. L’utilitarisme affirme que le bien est ce qui apporte l’avantage au plus grand nombre
de personnes tout en créant le minimum de désavantages. Un bon acte est donc un acte « utile
», c’est-à-dire qui produit de bonnes conséquences. Le devoir moral universel signifie la
recherche d’une « maximisation du bien. »19
Notons tout d’abord un cercle vicieux dans cette formulation. Un acte est dit bon
lorsqu’il produit de bonnes conséquences. Mais qu’est-ce que les bonnes conséquences ? Sur
la base de quels paramètres sont-elles définies comme tels ? L’utilitarisme classique parle du
plus grand bonheur pour le plus grand nombre de personnes, identifiant ainsi l’éthique avec une
sorte d ‘« arithmétique sociale. » La fascination que l’utilitarisme a exercée sur la culture
contemporaine dépend précisément de cette présomption que les valeurs morales peuvent être
traitées comme si elles étaient des biens d’échange. Mais assez tôt, il devient clair que le

18
Ibid., § 535.
19
Cf. John Stuart Mill, Utilitarianism, Liberty and representative government.
bonheur est un concept qui ne relève pas des ajouts et des soustractions. Ce qui rend une
personne heureuse peut être un objet d’indifférence absolue envers une autre personne. Même
pour une même personne, ce qu’il valorise et ce qu’il aime peut se situer sur des plans très
différents, incommensurables. Et si nous réussissons à trouver une préférence, le critère sur la
base de cela se fait n’est certainement pas celui de utilitaire, mais autre chose a choisi qui
échappe aux utilitaires.
De plus, si nous appliquons la théorie conséquentialiste de manière cohérente, nous
voyons bientôt à quel point elle est intenable. Par exemple, imaginons que dans le village
« X » un crime horrible est commis. L’identité du coupable est inconnue, mais on pense qu’il
vient du village « Y ». La population du village « X » menace de lourdes représailles contre le
village « Y ». Il y a un risque de guerre civile avec des centaines de morts. Ainsi, les dirigeants
des villages « X » et « Y » choisissent au hasard un citoyen, le déclarent coupable du crime et
le pendent sur la place publique, rétablissant ainsi le calme parmi la population. Leur action,
bien qu’entraînant la mort d’un innocent, a pour conséquence le sauvetage de centaines d’autres
personnes. Un tel comportement est-il acceptable ? Il faudrait une sorte de courage pour dire «
oui » puisque chacun de nous se met spontanément dans la peau du bouc émissaire innocent. Et
s’il était notre père, notre frère, notre fils...? De plus, nous ne pouvons pas permettre que
quelque chose arrive à quelqu’un d’autre que nous ne voudrions pas qu’il nous arrive. Mais
c’est exactement cela qui met un frein à « l’arithmétique conséquentialiste. » Numériquement
parlant, une centaine est plus d’un. Pour l’éthique, cependant, les choses sont un peu plus
compliquées.

B. Relativisme
Nous sommes bien conscients ces jours-ci de la complexité de la réflexion morale. Les
mass media nous ont habitués à des débats entre « experts » de diverses extractions culturelles
qui ont des positions contradictoires sur les mêmes sujets. Ils construisent leurs arguments sur
des concepts et des références à des valeurs ou des normes très différentes, voire
incommensurables, entre elles. Quiconque écoute ces échanges peut avoir l’impression
qu’aucune position objectivement valable n’existe sur la question. En conséquence, la question
de savoir quoi faire est reléguée à des critères « relatifs » à chaque individu.20

20
Alasdair Macintyre fournit un examen intéressant du relativisme contemporain dans After Virtue bien que,
malheureusement, lui-même ne soit pas à l’abri. Pour une critique du relativisme, voir A. Vendemiati,
Fenomenelogia e realismo, 36-51.
Si vous analysez ces discours, cependant, en remontant leurs arguments de la conclusion
aux prémisses, vous constaterez qu’ils se séparent à un certain moment. Prenons le cas de
l’euthanasie, par exemple. Dans un talk-show télévisé, deux « experts » se font face. Le premier,
du côté de l’euthanasie, fonde ses arguments sur le « droit de choisir ». L’autre, au contraire,
fonde son discours sur le « caractère sacré de la vie ». Si ce dernier affirme qu’en matière de
vie, personne n’a le droit de choisir, le premier soutient qu’en matière de choix, nul n’a le droit
d’intervenir. Aucune des parties ne semble avoir de raisons qui peuvent convaincre son
adversaire que sa prémisse fondatrice est la bonne. En fin de compte, il nous semble que le
choix des locaux eux-mêmes est essentiellement arbitraire.
B.1. Émotivisme
En fait, l’utilisation du langage moral aujourd’hui est émotiviste.21 Il envoie des
messages qui prétendent être impersonnels et objectifs, mais qui ne sont en réalité rien de plus
que des expressions d’approbation ou de désapprobation subjective. Dire : « Ce comportement
est mauvais » équivaut à dire : « Je désapprouve ce comportement et vous devriez le
désapprouver aussi ! » Comme je n’ai aucun argument rationnel capable de vous convaincre de
désapprouver le comportement en question, je vais essayer de vous amener avec l’attrait le plus
suggestif émotionnellement possible, en utilisant des messages subliminaux pour vous
conditionner.
La tendance à « manipuler » l’interlocuteur (et, surtout, la grande masse du public) est
l’une des implications sociales les plus dangereuses de l’émotivisme. De ce point de vue, il n’y
a pas de différence substantielle entre un spot commercial et un argument éthique.
Dialoguer sur la base d’arguments rationnels, c’est accepter la nature « bilatérale » de
la confrontation (c’est-à-dire, vous parlez et j’écoute, puis je parle et vous écoutez). Cette
procédure fait appel à l’intelligence et respecte la liberté d’autrui dans une lutte réciproque. Au
contraire, conditionner quelqu’un par des suggestions émotionnelles est une procédure «
unilatérale » destinée à contraindre la liberté d’autrui et à priver un adversaire de la possibilité
d’examiner un message de manière critique et d’y répondre. Bref, nous avons affaire à un
véritable acte de violence.
Et ce n’est pas la fin. De la violence psychologique, nous passons à côté de la violence
physique : le terrorisme. Lorsqu’on croit qu’aucune vérité objective n’existe comme base de

21
Un exemple clair de la théorie émotionnelle des évaluations morales peut être trouvé dans le travail du
philosophe empiriste américain Charles L. Stevenson Ethics and Language (1944).
jugements éthiques, la force brute prend nécessairement la place de la loi, l’oppression se
substitue à la conviction et la terreur supplante la vérité.22
B.2. Historicisme, sociologisme et psychologisme
L’historicisme est la théorie relativiste classique. Ses partisans soutiennent que tout
choix moral et ses raisons justificatives ne sont que l’expression d’une époque historique
déterminée. Il ne sert à rien de se demander si un certain comportement est bon ou mauvais ou
si un certain jugement moral est vrai ou faux. Au contraire, d’énormes quantités d’énergie
intellectuelle sont consacrées à la recherche du contexte historique de ces comportements et
jugements, c’est-à-dire des facteurs qui les ont influencés. Mais la question de la vérité et du
bien est radicalement éliminée.
La forme d’historicisme la plus en vogue aujourd’hui est le sociologisme qui tente de
faire dépendre chaque choix et tout jugement moral de la structure sociologique dans laquelle
ils évoluent. Ici aussi, nous ne demandons pas ce qui est choisi et comment un tel choix est
justifié, mais seulement quels sont les « motifs socio-historiques » pour lesquels un choix est
fait.
Cette attitude informe également la mentalité du psychologisme contemporain, soucieux
de trouver le lien entre les choix, les jugements et les expériences psychologiques vécues dont
un sujet est plus ou moins conscient, tout en s’éloignant totalement de la vérité ou du bien
qu’implique ces expériences.
Il ne s’agit pas de nier l’importance de l’histoire, de l’étude de l’ambiance
socioculturelle ou des expériences psychologiques vécues qui sous-tendent des attitudes
morales spécifiques. Certes, chaque choix et chaque jugement est un « enfant de son histoire »
puisque chaque personne est un « enfant de son temps ». Cependant, on ne peut s’empêcher de
remarquer les bons actes moraux qui stimulent notre admiration (voir 2.1.2 ; 2.2.1) et les
grandes figures de l’histoire, comme Socrate, M. Atillus Regulus et Maximilien Kolbe, ont fait
leurs preuves en se libérant de la « médiocre morale » de leur époque, s’élevant bien au-dessus
pour atteindre un niveau de bien supérieur. Ce sont ces critères transcendant les époques qui
nous intéressent ici.
B.3. Genèse, évolution et dissolution du relativisme
Comment le relativisme éthique contemporain est-il né ? La réponse réside dans
l’histoire complexe du passage de la modernité à la postmodernité.

22
Von Hildebrand, “The Dethronement of Truth,” 61.
Jusqu’au XIXe siècle, la culture occidentale était marquée par un système social stable
et fortement centralisé. Le « centre » de ce système aurait pu être la petite polis ou commune,
ou la capitale de l’empire ; il était représenté par le temple ou la cathédrale, ou par la
municipalité, le palais royal ou le parlement… En tout cas, il y avait un « centre » clair autour
duquel la vie gravitait et en vertu duquel chaque personne avait sa propre identité : noble,
chevalier, clerc, bourgeois, serviteur, etc. Cette identité portait en elle un cadre clair de droits
et les devoirs et la vie réglementée jusque dans les moindres détails. On peut décrire ce système
comme une « totalité éthique » fondée sur de grandes conceptions métaphysico-religieuses
partagées.
Dans le jugement presque unanime des sociologues,23 la modernité est née d’un
processus de différenciation et d’individualisation. D’une part, la société était différenciée en
d’innombrables systèmes partiels (non seulement famille-village-État-Église, mais entreprises,
écoles, agences, organisations, partis, associations, syndicats, etc.) ; d’autre part, les intérêts et
les besoins individuels ont commencé à empiéter sur les préoccupations de la communauté.
Notre société, du moins dans les pays industrialisés, est désormais « a-centrique ». Elle
se caractérise par des liens « faibles », des changements rapides, l’individualisme, des
changements et des fluctuations des rôles, l’instabilité et la nécessité de s’adapter à des
conditions toujours nouvelles. Sans centre reconnu et sans conceptions métaphysico-religieuses
partagées, nous avons vu la dissolution de la « totalité éthique » et l’absolutisation de la
conscience individuelle singulière : personne ne peut me dire ce que je dois faire (personne n’a
la connaissance ou l’autorité pour m’apprendre). Je dois moi-même « inventer » ma vie, mon
plan, mes « règles ».
Personne ne croit plus qu’un sens objectif du monde existe, qu’il existe un ordre
rationnel et objectif que la raison humaine peut comprendre, même avec difficulté, et réaliser
au niveau personnel.24 La société est divisée en de nombreuses sphères de valeurs distinctes, et
ni la foi ni la raison n’ont plus les ressources culturelles pour unifier ces valeurs en un seul sens
cohérent. Un individu souscrit aux valeurs du lieu de travail lorsqu’il est au travail (par exemple,
primauté du profit, concurrence, ambition, servilité ...), un autre ensemble de valeurs
complètement différent lorsqu’il est à l’église, et encore d’autres valeurs, même contraires, pour

23
Sur ces thèmes, cf. Sergio Belardinelli, Il gioco delle parti. Identità e funzioni della famiglia nella società
complessa (Roma: AVE, 1996), 15-41.
24
Cf. Max Weber, Economy and Society: An Outline of interpretive Sociology, edited by Guenther Roth and
Claus Wittich (Berkeley, CA: University of Californian Press, 1978; original 1922), vol. 2.
ce qui concerne ses loisirs, les écoles fréquentées par ses enfants, etc. On peut appeler le cadre
éthique ainsi érigé un « polythéisme des valeurs ».
Cela n’a aucun sens de s’attarder sur la « totalité éthique » du passé. Oui, ce système
garantissait un certain ordre et une certaine sécurité, mais souvent à un prix très élevé. L’unité
et l’irréductibilité de chaque personne étaient fortement compromises car le comportement
tendait vers un accord homologue avec les canons dominants et, souvent, l’hypocrisie sociale.
Face à cette dissolution éthique, la culture a d’abord été la proie de l’exaltation sauvage
de la différence, de la fragmentation et de la naissance d’un nouvel individualisme. Des
horizons de sens potentiellement illimités s’ouvraient à tous et tout choix devenait comparable
à un autre. Il n’y avait rien qui ne pouvait pas être « révisé ». Quoi que nous fassions, nous
pourrions maintenant le faire différemment. Cela n’avait plus aucun sens de distinguer la vérité
du mensonge puisque tout le monde vivait dans une condition « hypothétique » : je
pense comme ça aujourd’hui, mais demain je pense différemment. Je ne m’engagerai à rien ni
me mettrai trop en jeu.
Mais l’ivresse d’une possibilité infinie, comme le note Kierkegaard25 engendre
l’angoisse. En fait, les sentiments les plus courants de la culture « postmoderne » sont la
désorientation, les crises d’identité et la perte. Au lieu de la liberté, nous trouvons le désordre
et une incapacité à gérer nous-mêmes ou nos relations avec les autres et le monde.
De plus, l’enthousiasme pour la science et la technologie, qui jusqu’à il y a quelques
décennies paraissaient « gravés dans la pierre », a cédé la place à un pessimisme inquiétant.
La science et la technologie ont cessé d’être des instruments entre les mains des
hommes à mesure qu’elles deviennent de plus en plus des fins en elles-mêmes. Nous
pourrions dire la même chose, peut-être en termes encore plus forts, de l’économie.
Nous voulions plus de liberté, mais nous sommes devenus partie intégrante de processus
anonymes (...) De plus en plus, nous avons l’impression que les choses se passent
d’elles-mêmes.26

Le « tournant écologique » actuel est une première expression claire d’un sentiment de
malaise répandu. Tout le monde peut voir que la nature se rebelle, qu’elle n’accepte pas d’être
traitée comme un simple objet d’exploitation arbitraire, et que la traiter de cette manière
entraîne un préjudice grave pour la population de cette planète. La conviction se répand qu’il
faut reconnaître une finalité spécifique dans les choses naturelles, une finalité dont l’importance
dépasse l’utilité que l’homme en fait.

25
Voir Søren Kierkegaard, The Concept of Anxiety (1844) and The Fatal Disease (1849).
26
Cf. Belardinelli, Il gioco delle parti, 32.
Tout cela a conduit à la redécouverte de la catégorie éthique de la responsabilité.27 On
prend de plus en plus conscience que nos actions produisent des effets irréversibles ; par
conséquent, nous ne pouvons pas opérer sur la base de théories hypothétiques faillibles de
nature relative. Lorsque l’action s’écarte de l’hypothèse, l’échec est toujours possible. Mais
c’est une chose qu’une expérience scientifique échoue dans un laboratoire et une autre qu’elle
échoue dans le monde de la vie où l’échec a de graves répercussions !
La conclusion est que nous ne pouvons pas avancer sur la base d’une réflexion
hypothétique et fragile. « Ce dont nous avons besoin, ce sont des convictions fortes, un esprit
de vérité et la capacité de témoigner avec fermeté et sans fanatisme. »28
Aujourd’hui, les moralistes les plus connus veulent préserver une perspective, si ce n’est
pas universelle, du moins, partagent automatiquement la perspective de la troisième personne
(voir excursus 2) et se focalisent exclusivement sur les sujets de l’obligation de l’action et le
droit du caractère. Clairement, l’obligation et la correction requiert la justification ; mais la
doctrine dérivée de l’utilitarisme de Kant (qui domine le débat) gagne le terrain
considérablement. C’est évident qu’on ne peut pas parler de la perspective de l’utilitariste
kantienne sans certaine conception du bien humain ; mais la question de qu’est ce qui est bien
reste de plus en plus une question fondamentale et est parfois posée d’une façon inconsciente
et incritiquable :
… alors il semble évident que l’enjeu central de la morale doit être soit l’utilité, l’utile
selon les exigences de la liberté, et ou les arguments rationnels. Dans ces formulations,
les bases de l’éthique sont vues comme des choses évidentes, et cela semble ne pas faire
appel à l’examinassions de la compréhension incomparable de toute la grande question
sous-jacente, c’est bien ce qui semble stimuler la question du point de vue
transcendantale de la chose.29
La tendance culturelle-philosophique la plus répandue aujourd’hui conteste
radicalement l’idée qu’une réponse objective à des questions morales peut être donnée. Il y a
peu de croyance en l’existence de critères universels et valides sur la base desquels nous
pouvons établir ce qui est bien et ce qui est mal. Le bien et le mal sont considérés comme des
catégories purement subjectives. Le bien vertueux est une « valeur » attribuée à tout type de
comportement que ce soit par des individus libres. Mais la liberté humaine est-elle vraiment la

27
Cf. Hans Jonas, The imperative of responsability: In search of an Ethics for the Technological Age, trans. Hans
Jonas with David Herr (Chicago, IL: University of Chicago Press, 1984; original German: 1979).
28
Cf. Belardinelli, Il gioco delle parti, 36.
29
Taylor, A Secular Age, 591.
source des valeurs ? Conformément à la méthode que nous avons suivie jusqu’à présent,
revenons aux « choses elles-mêmes ».
Considérez, par exemple, des propositions telles que celles-ci:
a) « Nous devons défendre le faible de l’agression du fort. »
b) « Le viol n’est jamais autorisé. »
c) « Les véhicules à moteur doivent conduire à droite. »
Nous pouvons penser qu’une telle liste offense notre intelligence. D’une part, il est
incongru de mettre la proposition « c » au même niveau que « a » et « b ». Pourquoi ? Parce
que la proposition « c » est basée sur une simple convention créée par la loi humaine. Nous ne
serions pas perturbés si le législateur avait décidé autrement. Nous roulons à droite parce que
c’est prescrit par la loi ; si le contraire avait été prescrit, nous roulerions à gauche.
Les propositions « a » et « b », par contre, ne dépendent pas des conventions humaines.
S’il y a (et il doit y avoir !) des lois humaines qui prescrivent de diverses manières ce que les
propositions « a » et « b » affirment, ce ne sont pas les lois elles-mêmes qui donnent une valeur
positive à la défense des faibles et une valeur négative à râpé. Au contraire, les lois doivent
exiger la défense des faibles parce que c’est « bon » et interdire le viol parce que c’est « mauvais
». Les idées « bonnes » et « mauvaises » sont enracinées dans l’essence de la personne humaine
et la nature des actions abordées.
Quand les faibles sont opprimés par les forts, ma liberté n’établit pas qu’il est bon de les
aider. Je ne peux que décider de réaliser ce bien ou non. En ce qui concerne le viol, je ne suis
pas libre de dire: « C’est permis. » La source de ces valeurs se trouve en dehors de moi, c’est-
à-dire qu’elle est transcendante. Je ne crée pas ces valeurs. Je les trouve. Je suis dans la vérité
quand ma pensée s’accorde avec la réalité. La vérité de tout cela ressort clairement de
l’expérience morale elle-même et des termes moraux utilisés dans le langage courant.
Cependant, la manière dont nous connaissons et discernons le vrai bien est une question
beaucoup plus complexe.
1. Le vrai bien
Nous avons déjà dit que quiconque agit, agit pour une fin. La fin souhaitée d’une action
est ce que nous avons appelé « bien » (cf. 2.3). À ce stade de notre voyage, nous devons nous
demander quel est le vrai bien vers lequel nos actions doivent tendre.
Puisque nous parlons de nos actions, les actes humains (3.1.1), il est clair que la fin vers
laquelle ces actes tendent doit être une fin pour l’homme, c’est-à-dire un bien pour l’homme.
Or, nous devons nous rappeler que les actions de l’homme sont singulières et concrètes, et
humaines uniquement dans la mesure où elles sont dirigées par la raison. Ainsi, les exigences
de la rationalité et de la situation concrète doivent être conciliées.
À la lumière de ce que nous avons dit dans les chapitres précédents, il doit être clair
qu’une bonne action est une action rationnelle ; par conséquent, nous devons confier notre
comportement à la direction de la raison. Comme nous l’avons souvent répété, une personne
agit d’une manière digne de son humanité lorsque ses passions sont contrôlées par sa volonté,
et la volonté est juste lorsqu’elle adhère au bien indiqué par l’intelligence.
Mais comment l’intelligence saisit-elle ce qui est vraiment bon ? Nous avons vu que ce
bien n’est pas « créé » par la raison humaine, mais simplement « découvert ». Oui, mais
découvert où ? Et comment ?

2. L’humanité de l’homme comme source


La réponse qui vient de la phénoménologie de l’action morale et de la philosophie
traditionnelle et classique est que le bien se découvre dans l’homme lui-même, dans l’être tel
de l’homme, dans son eîdos, dans son identité la plus profonde. En un mot, le bien est enraciné
dans notre humanité.
Maintenant, notre humanité est quelque chose que nous trouvons actualisé en nous-
mêmes et chez les autres, mais pas de manière statique. L’humanité consiste à être humain,
mais cela signifie en soi devenir humain, se rendre humain, se rapprocher de plus en plus de ce
que nous sommes.
Nous devons nous attarder là-dessus un instant car les fondements de l’éthique
classique, souvent mal compris par les penseurs modernes, se trouvent ici même.
Il est facile de voir que les êtres humains ont besoin de beaucoup de choses : de la
nourriture, d’une maison, d’une entreprise, d’une culture… L’homme est une créature
structurellement indigente.
Or, cette indigence est un fait ; c’est un manque de quelque chose empiriquement
observable. Mais identifier un manque signifie découvrir dans « l’être tel qu’il est » le « devrait
être » qui indique la suppression d’un tel manque. L’homme se trouve imparfait à la fois
physiquement et spirituellement. En découvrant cette imperfection, cependant, il découvre
également quelle direction il doit prendre pour réaliser sa perfection.
Cette vérité est communément ignorée par de nombreux auteurs contemporains qui
acceptent comme axiome la « loi de Hume » (1711-1776) qui affirme l’impossibilité de tirer
des jugements moraux des jugements de fait : vous ne pouvez pas dériver le « devrait » de « est
».30 Mais la condition nécessiteuse de l’homme est précisément une « donnée de fait » (un est)
d’où suit rigoureusement un « devoir être » (un devrait). Nous sommes des êtres humains, et
c’est un fait ; mais nous sommes imparfaits, et c’est aussi un fait. Par conséquent, notre « être-
humain » n’est pas simplement un fait : c’est une tâche ! Notre but est de réaliser le potentiel
implicite de notre humanité en nous développant dans la direction indiquée par notre humanité.
Notre indigence, notre imperfection, notre humanité nous orientent vers certains buts, certaines
« lignes d’arrivée », si vous voulez, en nous inclinant vers des biens spécifiques.31
3. Inclinaisons naturelles
Qu’est-ce que l’homme ? Il est avant tout un être, quelque chose qui est. Mais un rocher
est également dit être. Il en est de même pour Dieu. Nous devons distinguer les choses au-delà
du simple être. L’homme est donc un être particulier de type animal. Dans ce genre, cependant,
l’homme peut être encore plus distingué par une caractéristique spécifique : il est un animal
rationnel.
Or, on peut reconnaître chez l’homme trois types de tendances ou d’inclinaisons : celles
qui sont communes à tous les êtres, celles qui ne sont communes qu’aux animaux, et celles qui
sont spécifiques à l’homme.
Un lecteur qui ne connaît pas la terminologie philosophique classique peut se sentir
perplexe : que signifie parler de tendances communes à tous les êtres ? Un être inanimé (une
pierre) peut-il avoir une tendance ? La langue moderne nous pose ici un problème parce que
des expressions telles que « tendance » ou « inclination » ont pris une connotation
essentiellement psychologique. D’eux-mêmes, cependant, ils n’ont pas ce sens. Ils sont plutôt
issus du langage de la physique : la tendance vient de « tendre », c’est-à-dire dessiner ;
l’inclinaison vient de « s’incliner », c’est-à-dire se pencher vers une direction. La façon dont
nous les utilisons ici, cependant, va au-delà du physique. Pour nous, ils ont une signification
métaphysique.
Tout d’abord, chaque être a tendance à « continuer à être » selon sa propre nature. Si les
êtres n’avaient pas cette tendance, ils ne persisteraient pas. Une pierre reste identique à elle-
même tant qu’une cause extérieure n’interfère pas pour la modifier. On pourrait dire que chez
les êtres inanimés, cette tendance est une inclinaison passive, « statique ».
Les animaux en tant qu’êtres ont aussi tendance à persister à être selon leur propre
nature. Cependant, ils réalisent cette inclinaison d’une manière typiquement animale. Dans le

30
Cf. David Hume, A Treatise on Human Nature, III, I, sect. I.
31
Pour ce qui suit, voir A. Vendemiati, San Tommaso e la legge naturale nella (Vatican City : Urbaniana
University Press, 2011), 284-286.
langage courant, nous appelons cet « instinct de survie ». Au-delà du penchant à l’être, les
animaux possèdent d’autres inclinations propres à l’espèce animale, comme celle de la
reproduction et, dans de nombreuses espèces, le soin de leurs petits.
En tant qu’animal rationnel, l’homme participe aux inclinations communes à tous les
êtres et à tous les animaux, mais de manière spécifiquement humaine ou rationnelle. La
propension à préserver son être et à procréer et éduquer ses enfants se manifeste non seulement
au niveau « statique » ou instinctif, mais au niveau particulièrement rationnel. De plus, chez
l’homme, nous trouvons certaines inclinations spécifiquement humaines, telles que la tendance
à connaître la vérité (surtout la Vérité suprême) et à vivre en société.
Si donc nous nous demandons quel est le bien auquel tend toute existence humaine, la
réponse doit être recherchée au niveau de la rationalité humaine. Cette réponse n’exclut pas
mais inclut le niveau d’être un animal. En d’autres termes, la préservation de la vie, la
procréation et l’éducation de la progéniture, la connaissance de la vérité, la vie sociale et toutes
les autres fins auxquelles notre humanité nous incline sont des « biens humains ».
La tâche inhérente à notre humanité est donc de rechercher les biens auxquels notre
humanité elle-même est encline.

4. La fin ultime de l’homme


De cette manière, nous pouvons arriver à comprendre que les « biens humains » sont
ordonnés au « bien de l’homme ». Les finalités que nous découvrons dans nos corps et nos
esprits sont à leur tour finalisées par le bien total de la personne.
Qu’est-ce que ce bien final ? C’est la perfection de l’homme en tant que tel, c’est-à-dire
l’état dans lequel nous ne désirons plus rien parce que nous jouissons pleinement du bien obtenu
: le bonheur complet.
À ce stade, quelqu’un pourrait se demander alors si nous avons travaillé notre chemin
pour fonder le bien sur le bonheur. N’avons-nous pas exclu une telle idée au début de ce voyage
? En réalité, nous ne fondons pas le bien sur le bonheur, mais plutôt le bonheur authentique sur
le bien ! Nous pouvons le faire une fois que nous montrons que le concept de bien authentique
est fondé sur la nature de l’homme.
3.1 Le bonheur et le bien
Sans aucun doute, si nous n’avions aucun désir de bonheur, nous n’agirions pas du tout
(cf. 2.3). Nous n’aurions aucune raison de qualifier quoi que ce soit de « bon » ou de «
mauvais ».
Pour le dire en termes philosophiquement précis, nous pouvons dire que le bonheur «
constitue la motivation formelle ultime des choix, et précisément pour cette raison ne peut pas
être lui-même le critère du bon choix, et les critères du bon choix ne peuvent en être déduits.
Le bonheur, fin formelle de la conduite, ne peut pas être la règle de conduite. »32
En d’autres termes, tout ce que nous voulons, nous le voulons parce que nous voulons
être heureux. Mais cela ne veut pas dire que les objets concrets de nos choix et actions doivent
être considérés comme de simples moyens de procurer le bonheur ! Nous ne décidons pas, par
exemple, d’aider une personne dans le besoin parce que cela nous rendra heureux, mais parce
que c’est bien de l’aider. Certes, réaliser le bien signifie rendre notre vie bonne et, par
conséquent, heureuse ; néanmoins, le bien reste une fin en soi, quelque chose de désiré et
poursuivi pour lui-même et non comme moyen pour autre chose. Il appartient à la catégorie du
bien vertueux et non du bien utile.
3.2 Bonheur parfait et imparfait
Toute réalisation du bien constitue une réalisation partielle du vrai bonheur. À ce stade,
cependant, nous nous heurtons à cette disproportion où (pour reprendre une notion à Pascal)
l’homme transcende infiniment l’homme.33 C’est-à-dire que le cœur humain se caractérise par
une soif de bonheur total, absolu qui ne peut jamais être satisfaite par aucun bien relatif,
terrestre, comme le sont nos actions et vertus humaines, puisque tout bien relatif, par définition,
laisse encore place au désir. Le Bien absolu et béatifique ne peut être rien d’autre que Dieu
seul.34
Cette vérité, dont les pages de saint Augustin et de nombreux mystiques débordent, peut
être remarquée phénoménologiquement par quiconque réfléchit sans passion à l’existence
humaine. Même les athées et les incroyants en ont un aperçu. Je ne peux m’empêcher de penser
au poète Giacomo Leopardi (1798-1837) qui a exprimé le « sentiment de la nullité de toutes
choses, l’insuffisance de tout plaisir pour remplir le cœur et notre tendance vers un infini que
nous ne comprenons pas. »35

32
Abbà, Felicità, vita buona e virtù, 52.
33
Pascal, Pensées, 35 (n° 434).
34
St. Thomas Aquinas, Summa theologiae, I-II, q.2, en particulier a.8, c.
35
Giacomo Leopardi, Zibaldone, 165.
Concluons-nous donc qu’il faut croire en l’existence de Dieu pour comprendre que le
viol est un mal et aider les pauvres un bien ? Évidemment pas. Notre étude nous a conduits dans
la direction opposée : enquêter sur ce qui est bien ou mal pour les êtres humains nous a conduit
à reconnaître que leur bien suprême et leur bonheur parfait sont en Dieu !
Certes, pour quiconque refuse la notion de Dieu ou, dans l’esprit du fidéisme, la laisse
hors des limites de la connaissance rationnelle, le désir du bonheur est absurde. Il en vient à être
vu comme une sorte de malédiction qui entrave le goût du plaisir et conduit à l’inquiétude. Mais
n’est-ce pas, peut-être, une sanction intrinsèque pour rester obstiné et fermé à la vérité par
orgueil autosuffisant ? L’homme est amené à connaître la vérité (par-dessus tout, la Vérité
la plus élevée) avec son intelligence et à adhérer au vrai bien (par-dessus tout, le plus grand
Bien) avec sa volonté. Lorsqu’il refuse la vérité, il s’écarte non seulement de sa propre dignité,
mais aussi du bonheur. Le « mal de vivre » (pour citer le poète Montale), le désespoir avec son
cortège de violence, de maladie mentale, de toxicomanie et de suicide. Tout cela trouve ici sa
motivation essentielle.
L’ouverture à la vérité, au contraire, en accord avec la structure essentielle de notre
nature, nous dispose à reconnaître la fin de l’homme parce qu’elle a avec elle une certaine «
connaturalité ». « La béatitude », dit saint Thomas, « n’est rien d’autre que la joie qui vient de
la vérité. »36
Évidemment, la révélation de Dieu dans le Christ ouvre de nouveaux horizons à ce
niveau sans rien renier de ce qui a été acquis par la réflexion rationnelle. Au contraire, cela aide
à le clarifier.
Le bonheur du sage qui ne connaît pas Dieu est la joie qui vient d’une vie vertueuse
ordonnée par la raison. Il atteint son sommet dans l’amitié humaine et la connaissance de Dieu
à travers ses œuvres. Cela peut être appelé « béatitude imparfaite », par opposition à la béatitude
parfaite et surnaturelle.37 Mais notons tout de suite que le concept de « béatitude imparfaite »
est problématique puisque « avec le nom de béatitude, on entend seulement le bien parfait de
la nature intellectuelle. »38 La béatitude imparfaite serait donc une « perfection
imparfaite » ! Nous pourrions dire que nous nous trouvons face à un concept « dialectique
», à la fois plein d’affirmation et de négation, nous invitant à le dépasser. Sans aucun doute, le
concept de « bonheur naturel » est plus clair pour nous en tant que quelque chose proportionné

36
Saint Thomas D’Aquin, In Evangelium S. Iohannis, c. X, lect. I; cf. Summe théologiae I-II, q.3, a.4, c., Citant
saint Augustin, Confessions, X, ch.23.
37
Voir St. Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, q.62, a.1.
38
Ibid., I, q.26, a.1.
à la nature humaine. L’homme peut poursuivre ce bonheur par son propre effort (mais non sans
l’aide de Dieu), en utilisant correctement ses facultés naturelles pour arriver à la connaissance
d’une vérité humainement accessible. Mais l’homme qui est « heureux » de cette
manière manque encore de quelque chose. Et n’oublions pas que les facultés humaines
naturelles sont dans un état de désordre habituel à cause de la concupiscence, nous obligeant à
s’arrêter aux biens transitoires au détriment du bien ultime.39
La béatitude parfaite, ou béatitude pure et simple, dépasse infiniment les capacités de la
nature humaine, n’en faisant que des anticipations. Ainsi, le bonheur ne peut être qu’un don de
Dieu, c’est-à-dire surnaturel. La philosophie peut illustrer le désir et la pertinence du bonheur,
mais seule la théologie peut en décrire l’essence et la modalité.
I. Fondement des droits de l’homme
Notre enquête repose désormais sur des bases solides :
La raison saisit comme biens humains les objets des inclinations (communes et spécifiques)
inscrites sur la nature humaine.
1. Nature et raison
La raison nous permet de connaître le bien. Bien vivre signifie donc « vivre selon la
raison. »40 Mais cela ne veut pas dire que la raison tire d’elle-même la valeur et le sens des
choses. Il trouve le but du devoir, le bien, dans la nature humaine dans son ensemble : corporel
et spirituel, animal et rationnel.
C’est la nature qui nous incline vers le bien. Mais cette nature n’est pas une étape
hypothétique préalable au développement de la société, ni simplement la dimension animale,
biologique de l’être humain. Certes, la base naturelle de l’éthique doit être recherchée dans les
inclinations naturelles inhérentes à chaque personne. Mais méfiez-vous ! Ces inclinations
naturelles ne doivent pas être confondues avec des désirs spontanés et subjectifs ou avec des
goûts individuels.
Les inclinaisons naturelles sont liées d’abord à la structure anatomique du corps : l’œil
est fait pour voir, le système digestif pour assimiler les aliments, les organes génitaux pour la
reproduction, etc. Notre structure somatique porte une finalité intrinsèque : survivre et propager
l’espèce. À un niveau supérieur, nous découvrons en nous-mêmes l’exigence de connaître la
vérité, de tisser des liens d’amitié et de vivre en paix. Ces finalités ou exigences constituent des

39
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, q.82, aa.1 et 3. La révélation chrétienne enseigne que cette
situation anthropologique - que la philosophie ne peut que décrire - est la conséquence du péché originel.
40
Voir Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, q.94, a.4.
inclinations dont les objets sont présents à la raison comme des biens à poursuivre, tandis que
leurs contraires (mort, extinction de l’espèce, ignorance, inimitié, etc.) sont compris comme des
maux à éviter.
Ainsi, la poursuite de ces biens est adéquate et conforme à l’existence humaine non pas
parce que quelqu’un les a arbitrairement décidés, mais parce que la nature humaine est faite de
cette manière. Évidemment, c’est la raison qui saisit cette consonance ; mais ce n’est pas la
raison qui la constitue.
2. Les droits de l’homme et leur ordre
En termes classiques, la relation consonantique entre un bien et une personne s’appelle
justice. C’est juste qu’une personne soit autorisée à rechercher et à obtenir un certain bien. Il a
droit à ce bien (cf. 6.2). Et puisque cela ne concerne pas une relation établie ou mise en place
par une autorité quelconque, mais une relation inhérente à la nature, on peut parler de justice
naturelle ou de droit naturel.
C’est le fondement des fameux « droits de l’homme » que la pensée contemporaine
exalte mais ne peut justifier ! L’homme a droit à la vie et à l’intégrité de ses membres parce que
la nature l’incline à la possession de ces choses. Il en va de même pour le droit à la vérité, à la
liberté de conscience et à la liberté religieuse, au libre choix d’un état de vie, etc. Sur cette base
surgissent les préceptes de la loi naturelle nous obligeant à respecter les droits d’autrui et à
éviter tout ce qui est contrairement à eux (comme nous le verrons dans le prochain chapitre).
Dans la notion de droit naturel, la raison peut aussi appréhender qu’il existe un ordre
aux inclinations et aux préceptes qui en découlent. Cet ordre est fondé en dernier lieu sur le fait
que le sujet de ces inclinations est un, c’est-à-dire que la même personne qui a droit à la vie et
à l’intégrité physique a également le droit de vivre en société et de pratiquer librement sa
religion. Sur la base de cet ordre objectif d’inclinaisons et de préceptes, il est insensé de parler
d’une soi-disant « qualité de vie » (c’est-à-dire confort, aisance, santé, etc.) lorsque la vie elle-
même est en danger. « Que doit donner un homme en échange de sa vie ? » De plus, cette
ordonnance nous dit qu’il est également possible de renoncer à un bien inférieur (par exemple,
un certain aliment) pour un bien supérieur (par exemple, aider un ami), etc.
II. Sources de la moralité
Il est clair que nos choix singuliers (et les actions concrètes qui les suivent) n’ont pas le
bien béatifique pour leur objet, mais plutôt des biens concrets singuliers. C’est pourquoi nous
sommes libres de choisir. Face au Bien absolu, notre volonté ne pouvait pas adhérer totalement
; alors que devant une pluralité de biens relatifs, il est toujours possible de choisir l’un et d’en
refuser un autre sur la base de notre propre estimation et évaluation.
Si nous nous demandons à ce stade de notre enquête ce qui rend un acte humain bon ou
mauvais, nous pouvons déjà donner une réponse : un bon acte est celui qui tend vers un bien
humain selon l’ordre des inclinations naturelles. Mais quels sont nos critères pour déterminer
si un bien est commandé ou non ?
L’existence humaine doit être considérée comme une succession d’actes qui ont un
caractère « successif » grâce à un sous-ensemble particulier d’actes qui permettent à ces
différents moments de « tenir ensemble ». C’est-à-dire des actes linguistiques qui préparent,
représentent et racontent l’action. Maintenant, pour décrire l’action, nous devons au minimum
considérer trois éléments : la structure objective de l’acte, sa motivation et les circonstances.
Ces éléments sont connus comme les « sources de la moralité » car ils permettent de préciser
l’essence d’un acte moral.
1. La structure objective de la loi
Le premier élément requis pour la qualification d’un acte est sa structure objective :
qu’est- ce qui a été fait ? C’est un point extrêmement important qui n’est pas toujours exprimé
avec la clarté voulue.
Une action peut être décrite en des termes impersonnels qui ne considèrent que ses
aspects physiques (ses éléments « ontiques »). Par exemple : « Jim tire un billet de 100 dollar
de sa poche et le tend à Bob qui le met ensuite dans sa poche. »
Il est clair qu’une description de ce type ne nous dit presque rien sur l’identité de l’action
elle-même ! Ce pourrait être un paiement si l’argent est donné en échange de marchandises ; ou
une compensation si elle est en échange de services rendus ; ou un acte de corruption si c’est
en échange d’une faveur illicite ; ou un cadeau s’il est donné spontanément sans rien en retour
; ou un acte d’extorsion s’il est donné pour éviter le chantage...
La simple description des éléments ontiques d’un acte ne qualifie pas la structure de
l’acte. Nous savons, en effet, qu’un acte n’est un acte humain que lorsqu’il est volontaire, guidé
par une action et un objet choisis. Cela signifie que l’acte humain est toujours intentionnel. Une
description en termes de catégories physiques (c’est-à-dire remise d’un billet de banque) ne
rend pas un acte humain si elle ne procède pas d’une volonté qui, dans l’accomplissement de
ces mouvements, entend quelque chose.
Nous devons savoir pourquoi Jim donne le billet à Bob : comme paiement, cadeau,
restitution... ? Une fois que nous savons, la structure objective de l’acte comme « paiement »
ou « don » ou « restitution » sera révélée. Il ne suffirait jamais de ne mentionner que les aspects
ontiques de l’acte.
La structure objective d’un acte est son intentionnalité fondamentale, en termes
classiques, le finis operis (le but de l’opération). Les actions décrites peuvent être appelées «
actions intentionnelles de base. »41
Ceci constitue le premier niveau d’intention. Nous pouvons ajouter un niveau
supplémentaire en demandant à nouveau « Pourquoi ? » Par exemple, pourquoi Jim fait-il ce
cadeau ? Est-ce un cadeau d’amitié ? Est-ce pour remplir un devoir social ? Est-ce pour gagner
les sympathies de quelqu’un ? Comme nous le verrons, cela constitue ce que nous appelons le
motif, bien que d’autres l’aient désigné intention dans un sens plus strict. Classiquement, il est
connu sous le nom de finis operantis (le but de la personne agissante).
En ce sens, les actes humains peuvent être décrits comme des moyens ordonnés pour
atteindre une fin. Si la fin (le motif) est de gagner la sympathie de quelqu’un, le moyen peut
être le don d’un cadeau (action intentionnelle de base). L’argent n’est donc pas un moyen, mais
seulement un élément ontique qui entre dans les actions intentionnelles de base du don, comme
le font les objets matériels et les mouvements physiques qui constituent l’action. « Les moyens
sont donc toujours des actions humaines définies sur le plan intentionnel : des actions qui sont
choisies, et en tant que telles sont des objets d’actes de choix, c’est-à-dire en tant qu’elles
naissent d’une volonté guidée par la raison. »42
Notons tout de suite qu’il existe des actes qui correspondent aux inclinations de la nature
humaine et qui respectent son ordre objectif (par exemple, manger), et d’autres actes qui
s’opposent à ces inclinations et contredisent leur ordre (par exemple, le suicide). De plus, il y a
des actes qui en eux-mêmes ne contredisent ni ne correspondent aux inclinations naturelles (par
exemple la peinture). Un acte doit donc être considéré à partir de son intentionnalité
fondamentale comme une espèce de moralité qui peut être bonne ou mauvaise.43
2. Le motif

41
Cf. Rhonheimer, The Perspective of Morality, 101-108.
42
Ibid., 91.
43
« En fait, toutes les réalités morales tirent leur espèce de leur fin. La bonne action et le bon habitus sont spécifiés
par leur ordre jusqu’à la fin obligatoire ; en vertu de ce bien, la différence spécifique de l’habitus et de l’action
morale est déterminée ; la mauvaise action, cependant, est spécifiée par son ordre à une fin qui n’est pas obligatoire,
dans laquelle se mêle la privation de la fin obligatoire, en vertu de laquelle le concept de mal entre en jeu (St
Thomas Aquinas, In II Sententiarum, d.34, q.1, a.3, ad 3m). Il faut noter que « les actes moraux prennent leur
espèce de l’extrémité proche qui est leur objet, et non de l’extrémité éloignée des actes » (St Thomas
Aquinas, De malo, q.2, a.6, ad 9m ; cf. q.8, a.1, ad 14m). « Puisque les actes moraux prennent leur espèce ou sont
assignés à un genre en raison de leur objet, nous pouvons savoir qu’un acte moral est mauvais en raison de sa
nature si l’acte même n’est pas correctement lié à sa matière ou à son objet » (Ibid., q.10, a.1, c ; cf. q.12, a.3, c.)
Citations tirées de On Evil, traduit par Richard Regan, Oxford : Oxford University Press, 2003.
A l’intentionnalité fondamentale d’un acte, nous pouvons ajouter le motif, ou finis
operantis, qui indique les attitudes intérieures ou les finalités personnelles qui conduisent un
sujet à effectuer une action plutôt qu’une autre. Le motif détermine la finalité ultime d’un acte
et nous permet de le qualifier sur la base de son intentionnalité fondamentale comme «
moyen » d’obtenir quelque chose.
Les motivations peuvent être bonnes ou mauvaises en elles-mêmes. Les bons motifs
sont ceux qui permettent à l’homme de réaliser la fin d’une vie vertueuse. Les mauvais motifs,
au contraire, subordonnent les considérations d’une vie vertueuse à ce qui est utile ou agréable.
Comme nous l’avons vu (3.1.2), le choix est un acte de volonté dirigé vers un moyen.
Dans ce chapitre, nous avons dit que l’intention est un acte qui tend vers une fin ultérieure. En
réalité, ces deux éléments forment un objet d’action (ou un objet de la volonté). Nous avons
choisi de donner un cadeau parce que nous avons l’intention d’exprimer l’amitié. Par
conséquent, l’objet de la volonté est un : donner un cadeau pour l’amitié.
Or, puisque choisir un moyen en vue d’une fin est un acte unique de la volonté qui
constitue une action intentionnelle unique, on comprend pourquoi tous les moyens ne sont pas
compatibles avec toutes les fins. Supposons que mon intention concerne une fin juste, par
exemple, pour aider les pauvres, mais je choisis d’effectuer le vol comme moyen d’atteindre
cette fin... L’action prise dans son ensemble est contradictoire par rapport à la finalité globale
puisque la justice ne peut être obtenue par un acte d’injustice !
Avec cela, nous sommes arrivés à un point d’une extrême importance pour la
compréhension du discours éthique : une action dont la structure objective entre en conflit avec
un bien humain fondamental ne peut jamais devenir bonne. Aucun motif, aucune circonstance
ne pourra jamais le justifier. Choisir un comportement de ce genre est toujours mauvais. Tuer,
voler, trahir et mentir sont quelques exemples d’actes intrinsèquement mauvais qui, ne
respectant pas la personne humaine dans sa nature constitutive, ne peuvent jamais devenir bons.
Si la structure objective d’un acte est bonne ou indifférente, un bon motif augmentera la
bonté de l’acte et le rendra subjectivement bon. Par exemple, il est objectivement bon d’aider
notre prochain ; cependant, je devrais peut-être aider une famille dont la maison brûle
simplement parce que je suis pompier. Si je n’agis que selon les obligations qui me sont
imposées par mes supérieurs, soucieux de garder mon emploi et sans aucun intérêt pour les
personnes que j’aide, je ferais objectivement (ou matériellement) ce qui est bien, mais une telle
action ne pas m’enrichir personnellement ni contribuer à faire de moi une bonne personne. Si,
au contraire, mon intention inclut l’amour pour ces pauvres et le souci du bien commun, mon
action devient aussi subjectivement (ou formellement) bien. Je serai alors non seulement un «
bon pompier », mais un « homme bien ».44
De la même manière, il peut arriver qu’une action objectivement bonne devienne
subjectivement mauvaise si elle est exécutée avec une mauvaise intention, par exemple par
vaine gloire ou hypocrisie.
Ainsi, si la structure objective d’un acte est mauvaise, aucun bon motif ne peut modifier
sa méchanceté intrinsèque. Prenons le cas d’une femme enceinte gravement malade et qui
choisit d’avorter son bébé pour sauver sa propre vie (ce qu’on appelle « l’avortement
thérapeutique »)45. L’intention peut être bonne, mais la structure objective de l’action entreprise
est intrinsèquement mauvaise. Par conséquent, l’acte est mauvais, non seulement
matériellement, mais aussi formellement, car une personne ne peut pas pratiquer un avortement
direct sans vouloir tuer le fœtus, c’est-à-dire sans commettre un homicide volontaire qui est
toujours un acte formellement mauvais. La fin ne justifie pas les moyens.
3. Les circonstances
Pour décrire pleinement une action, nous devons prendre en considération les éléments
entourant l’acte, c’est-à-dire les circonstances. Sans modifier l’intentionnalité fondamentale,
les circonstances permettent néanmoins de préciser et de qualifier plus précisément un acte.
Dans le cas d’un vol, par exemple, il est clair que la gravité morale de l’acte sera plus
grande si le voleur est riche plutôt que pauvre. De plus, voler à un pauvre est plus grave que
voler à un riche. Par conséquent, l’identité des sujets impliqués est une circonstance importante.
De plus, voler une pomme est très différent de voler une couronne de bijoux. Ainsi,
l’objet matériel de l’action est également très significatif !
On pourrait également considérer le lieu où une action est menée. Le fait d’entrer par
effraction dans une maison aux fins de vol ajoute la violation du domicile au crime de vol.
Les codes pénaux attribuent une gravité particulière aux « actions associatives », c’est-
à-dire aux actions dans lesquelles deux personnes ou plus s’entraident réciproquement pour
commettre un mal. Si un vol est commis avec l’aide de quelqu’un, cet aspect doit également
être pris en considération parmi les circonstances pertinentes.
Un homme peut voler parce qu’il a faim, à cause d’un défi, par avarice pour l’argent...
Ces aspects font normalement partie du motif, mais ils constituent également des circonstances
dont il faut tenir compte.

44
L’homme bon est celui qui fait le bien parce que c’est bon et non parce qu’il espère en tirer quelque avantage.
Cf. St Thomas Aquinas, Summe théologiae, I-II, q.19, a.7, ad 3m.
45
Voir 3.3.3
La manière dont une action est effectuée fait également une différence et doit être prise
en considération. Une personne peut voler les autres avec violence ou avec intelligence ; un vol
peut se produire par la force ou par dextérité.
Enfin, il faut tenir compte du moment où une action est entreprise. Le vol est
particulièrement vil s’il est perpétré dans une maison en deuil de la mort d’un être cher...46
Lorsqu’il s’agit de mauvaises actions, on parle aussi de circonstances aggravantes ou
atténuantes. Mais le poids moral d’un bon acte peut également varier selon les circonstances.
Par exemple, il est objectivement bon d’aider un voisin dans le besoin, mais si cette aide est
particulièrement difficile, la bonté de l’acte augmente. Notons qu’un acte bon en soi peut
devenir mauvais s’il est fait dans de mauvaises circonstances, tout comme un acte indifférent
en lui-même peut devenir bon ou mauvais, toujours selon les circonstances.
D’après ce que nous venons de dire, je pense que le sens de ce dicton classique devrait
être clair : « Le mal résulte d’un seul défaut, mais le bien de la cause complète » (Bonum ex
integris causis, malum ex quocumque defectu).
Pour qu’un acte humain soit bon, les trois éléments qui le caractérisent doivent être bons
: la structure objective de l’action doit être bonne, ou du moins indifférente ; les circonstances
doivent tendre au bien ; et l’intention doit être bonne.
Si la structure objective de l’action est intrinsèquement mauvaise, aucune circonstance
ni aucune intention ne peut la rendre bonne.
Si le motif est mauvais, même une action objectivement bonne dans sa structure et
entreprise dans des circonstances appropriées devient mauvaise.
Si les circonstances sont inappropriées, même une action objectivement bonne dans sa
structure et poursuivie pour de bons motifs devient mauvais.

46
Avec ces exemples, nous avons voulu présenter les sept circonstances classiques énumérées dans le verset noté
de Cicéron : Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando (cf. De Inventione Rethorica, I, 24).

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