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Leçon 5

Introduction
Après avoir étudié ensemble les éthiques des vertus et les étiques déontologiques, nous
allons maintenant aborder un troisième grand courant : les éthiques conséquentialistes et
utilitaristes. La cinquième leçon tournera autour de la figure de Jérémy Bentham, qui est
considéré comme le fondateur de l’utilitarisme. C’est François Dermange qui va nous
conduire à travers cette leçon. Dans un premier temps nous allons retracer la jeunesse de
l’utilitarisme en montrant en particulier comment ce courant propose une nouvelle
conception du bien, une conception objective basée sur l’observation scientifique des
comportements humains. Dans un deuxième temps, nous examinerons plus en détails
comment Bentham lui-même a conçu l’utilitarisme. Comme nous verrons dans la
deuxième séquence, Bentham parle de l’observation des êtres humains tels qu’ils sont et
non pas tels qu’ils devraient être. Pour Bentham, le bonheur de l’être humain se trouve
dans la maximisation des plaisirs et la minimisation des peines.
Nous étudierons alors comment Bentham rend ces plaisirs et ces peines commensurables,
c’est-à-dire comparables entre eux. Pour ce faire, le philosophe anglais va réduire en fin de
compte les peines et les plaisirs à des seuls biens matériels. Et c’est l’argent qui va devenir
l’étalon de mesure pour les comparer entre eux. Dans les séquences suivantes nous allons
élargir la perspective sur l’utilitarisme. Dans la séquence quatre, nous découvrirons
pourquoi l’utilitarisme est une doctrine des lumières. Nous verrons que la pensée de
Bentham partage plusieurs traits communs avec les éthiques des lumières. Notamment
dans l’importance qu’elle apporte à l’impartialité et à l’égalité de tous les êtres humains.
Nous aborderons également dans cette séquence les principales critiques qui ont été
développées contre l’utilitarisme, en particulier la critique très virulente qui a été faite par
Nietzsche. Ensuite, deux séquences vont nous mener à considérer les ramifications
politiques de l’utilitarisme.
Nous nous interrogerons d’une part sur la tendance de l’utilitarisme à vouloir tout réguler
des comportements humains, et d’autre part sur la conception de la liberté qui a été
développée par les utilitaristes. Enfin nous allons terminer à nouveau par deux efforts de
mise en perspective de l’utilitarisme. Tout d’abord nous vous proposerons de travailler sur
un cas pratique. Nous aborderons ici la question de l’impôt juste. Et finalement c’est
Guillain Waterloo dans une dernière séquence qui nous offrira son regard sur l’utilitarisme
et nous montrera aussi toute la complexité de ce courant. Bon visionnement et bonne suite
de travail.

Séquence 1 : Naissance de l'utilitarisme.

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Nous avons vu jusqu'à présent deux courants de l'éthique, un courant qu'on appelle le
courant des vertus, qui trouvait son origine chez Aristote, et puis un autre courant, le
courant des éthiques déontologiques ou du devoir, qui trouvait son origine chez Kant. Le
troisième courant que nous allons voir à partir d'aujourd'hui est un courant qui, lui,
raisonne de manière différente. Pour toutes les questions d'éthique concrètes qui se
posent à nous, nous avons trois manières de penser les choses. Ou bien on s'interroge sur
l'idée de personne bonne, de personnalité morale et auquel cas on va être orienté vers les
éthiques des vertus ; ou bien on réfléchit aux critères de l'action juste et dans ce cas, on va
être orienté vers les éthiques déontologiques ; ou bien, et c'est le troisième grand courant
que nous allons étudier à partir d'aujourd'hui, on s'intéresse aux conséquences
souhaitables de l'action, et on entre dans le champ de notre troisième courant, les éthiques
conséquentialistes et utilitaristes. Il faut bien comprendre que pour ces éthiques, elles sont
à la fois téléologiques. Vous vous souvenez ce que veut dire téléologique. Téléologique
veut dire qu'elles sont orientées vers un but comme l'éthique d'Aristote, mais à la
différence de l'éthique d'Aristote, ce but est défini de manière totalement différente que
pour les éthiques des vertus. En effet, vous vous en souvenez, pour les éthiques des vertus,
la question centrale, c'est le but, mais ce but c'est le bien, et ce bien c'est le bonheur. Un
bonheur qui est conçu d'abord de manière personnelle pour l'agent moral et ensuite par
extension pour l'ensemble de la société. Or ici, si ces éthiques sont téléologiques, elles ne
sont pas eudémonistes, c'est-à-dire que le but n'est pas défini en fonction d'une définition
du bonheur.
Ce sont des éthiques qui naissent au moment des Lumières comme l'éthique de Kant,
comme les éthiques déontologiques. Et comme elles, elles réagissent aux conflits civils et
religieux qui ont fait répandre en Europe tellement d'encre mais aussi tellement de sang.
On ne peut plus penser la question du bien comme étant à la base de l'éthique, ou en tous
les cas on ne peut plus la penser à partir de ce que les religions ou les philosophies antiques
proposaient comme définition du bien. Les éthiques déontologiques, elles, décident de
couper définitivement avec la question du bien. Elles n'ont plus une définition substantielle
mais une définition formelle de l'éthique. Le conséquentialisme, lui, raisonne autrement.
Il se dit, si on ne peut pas s'entendre sur la définition du bien, parce qu'il y a des
catholiques, il y a des protestants, il y a des stoïciens, il y a des platoniciens, des
aristotéliciens, tout ce que vous voulez, eh bien on va trouver une manière objective,
scientifique de définir ce qui est bien, et on va le faire par l'observation des comportements
humains. Donc il s'agit bien d'une éthique téléologique, orientée vers un but, mais ce but
n'est plus le grand but proposé par la philosophie d'une définition du bonheur, il va naître
de l'observation scientifique de la manière dont les gens se comportent pour viser leur
bien. Si on veut réfléchir maintenant aux différences de cette manière de voir les choses
avec les éthiques des vertus, on doit pouvoir constater ceci, il ne s'agit pas de se prononcer
sur le fait de savoir si les personnes telles qu'elles se comportent se comportent bien ou se
comportent mal ; il s'agit d'abord de voir ce qu'elles font. Et si on voit ce qu'elles font, alors

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on pourra en tenir compte dans la composition ensuite, dans la recherche du bonheur pour
tous. Donc il n'y a pas de jugement moral sur le comportement des personnes. Il n'y a pas
d'appréciation non plus sur ce qu'il faudrait qu'elles fassent pour se comporter mieux.
Il n'y a plus de perfectionnisme ; ce perfectionnisme qui faisait que dans l'éthique des
vertus, on cherchait à devenir quelqu'un de bien, une personnalité morale. On doit dire
aussi que ces éthiques ne définissent pas le bien de la manière dont les éthiques des vertus
le définissaient, c'est-à-dire en disant, que le souverain bien était le bien qui ne renvoyait
à aucun autre bien. On abandonne cette manière de voir les choses. De même, on
abandonne l'adéquation que posaient les éthiques des vertus entre mon bonheur et le
bonheur de l'ensemble de la société. Les deux choses, peut-être sont d'ordres différents,
et ce qui intéresse ici, c'est d'abord le bonheur de la société. Donc pour toutes ces manières
de voir les choses, pour toutes ces éthiques conséquentialistes, il s'agit bien d'être
téléologique sans adhérer au modèle des vertus. À présent, nous allons voir la principale
figure des éthiques conséquentialistes qui est Jeremy Bentham, qui sera le fondateur d'un
courant nouveau qu'on va appeler l'utilitarisme. Si nous filmons cette séquence dans cette
rue, c'est que cette rue porte le nom d'Étienne Dumont. Étienne Dumont était un pasteur
genevois qui ensuite a été le principal collaborateur de Bentham, qui s'est converti à
l'utilitarisme, et qui a été le principal propagateur des idées de Bentham sur le continent.
Donc nous sommes en quelque sorte ici au cœur même de là où a été pensé l'utilitarisme
naissant.
Séquence 2 : l’utilitarisme de Bentham.
Jeremy Bentham, le fondateur de l'utilitarisme, est un homme des Lumières. Né en 1748,
mort en 1832, il est un peu plus jeune que Kant, mais c'est vraiment la même génération
que lui. Par contre, il vit dans un tout autre contexte. Le contexte de l'Angleterre, une
Angleterre qui s'industrialise déjà, une Angleterre qui a une tradition beaucoup plus
pragmatique que la Prusse orientale de Kant. Pour Bentham, lorsqu'il s'agit de faire sa
propre déontologie, un terme qu'on a déjà entendu chez Kant, il s'agit d'avoir une approche
entièrement différente. Il ne s'agit pas de s'abstraire de la science, comme Kant s'abstrait
de la métaphysique, mais il s'agit, au contraire, d'avoir du bien, d'avoir du bonheur, une
vision concrète, scientifique, objective, basée sur l'observation. Or, que prétend Bentham?
C'est que si les individus peuvent être chrétiens, pas chrétiens, catholiques ou protestants,
ou s'ils peuvent être plutôt proches des platoniciens ou au contraire des stoïciens, il n'en
reste pas moins que dans leur manière concrète d'agir, on voit peu de différences. Ce qu'ils
cherchent, et ce sera la base anthropologique de toute l'analyse de l'utilitarisme, ce qu'ils
cherchent avant tout, c'est leur plaisir et, par contraste, à échapper à la peine, à la douleur.
Pour Bentham, il s'agit donc de regarder l'homme tel qu'il est et non pas tel que les
moralistes voudraient qu'il soit. Un être qui est entièrement pris par la quête du plaisir et
par la fuite de la douleur. Voici ce qu'écrit Bentham. >> La nature a placé l'humanité sous
l'égide de deux maîtres souverains, >> la peine et le plaisir. C'est à eux seuls d'indiquer ce
que nous devons faire, aussi bien que de déterminer ce que nous ferons. À leur trône est

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fixée, d'un côté la norme du bien et du mal, de l'autre, l'enchaînement des causes et des
effets. Ils nous gouvernent dans tout ce que nous faisons, dans tout ce que nous disons,
dans tout ce que nous pensons. >> On le voit donc, pour Bentham, il s'agit, donc, de penser
les choses à partir de ce que l'être humain est réellement, dit-il, un être de plaisir, un être
qui cherche le plaisir.
Il ne s'agit donc pas de vouloir transformer les comportements humains, mais, d'abord, de
comprendre comment l'esprit humain fonctionne. Et ici, Bentham s'enracine dans une
grande tradition philosophique anglaise et écossaise, en particulier peut-être, le nom de
Hume, qui voudra lui aussi dans son Traité de la nature humaine, devenir le Newton de la
philosophie morale, en regardant comment l'esprit humain fonctionne, pourra-t-il nous
indiquer ce que Bentham veut faire lui aussi, essayer de renouveler entièrement la morale
par la méthode scientifique. Voici encore ce qu'écrit Bentham. >> Je me suppose étranger
à toutes les dénominations de vices ou de vertus. Je suis appelé à considérer les actions
humaines uniquement par leur effet en bien ou en mal. Je vais ouvrir deux comptes. Je
passe au profit pur tous les plaisirs, je passe en perte toutes les peines. Je pèserai
fidèlement les intérêts de toutes les parties ; l'homme que le préjugé flétrit comme vicieux
et celui qu'il préconise comme vertueux sont pour le moment égaux devant moi. Je veux
juger le préjugé même et peser dans cette nouvelle balance toutes les actions, afin de
former le catalogue de celles qui doivent être permises et de celles qui doivent être
défendues. >> Il s'agit, donc, pour Bentham, de n'avoir aucun a priori >> sur qui est vicieux,
qui ne l'est pas, qui est un homme de bien, qui n'est pas un homme de bien, mais de
regarder concrètement comment les gens agissent, quels sont les plaisirs qu'ils recherchent
et, au bout du compte, quels sont leurs buts qu'on devra encourager ou au contraire
dissuader.
Pour cela, Bentham se livre à une analyse très fine des comportements humains. Il s'agira
d'abord, pour lui, de déterminer quels sont les différents types de plaisirs et quels sont les
différents types de peines qui peuvent nous affecter. Et là, il va identifier toute une série.de
plaisirs simples et de peines simples. J'en énumère ici quelques-uns: les plaisirs des sens,
de la richesse, de la compétence, de la bonne entente, de la renommée, du pouvoir, de la
piété, de la bienveillance, de la malveillance, de la mémoire, de l'imagination ou de
l'attente. Si on avait le temps, on pourrait voir que pour chacun de ces plaisirs simples, il y
a effectivement, toute une série d'observations, par exemple, sur ce que la bonne entente
peut nous fournir de plaisir, de relations avec les autres ou au contraire de relations qui ne
concernent que nous-mêmes par exemple, par la mémoire que nous avons d'événements
heureux passés. Et puis, à ces plaisirs simples, il y a aussi des peines simples qui, en général,
sont le contrepoint de ces plaisirs simples. La privation, c'est-à-dire la gêne financière, la
douleur des sens, les douleurs de la maladresse, de la discorde, de la mauvaise réputation,
de la bienveillance, de la malveillance, de la mémoire, de l'imagination, etc. En général, les
plaisirs ont, en contrepartie, des peines. Mais ce n'est pas toujours le cas, et on voit que
Bentham, par exemple, nous décrit comment l'ennui, qui est absence de plaisir, n'a pas de

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contrepartie du côté des plaisirs. Ou bien, le plaisir d'exercer du pouvoir n'a pas de
véritable contrepartie du côté des peines. Une fois qu'il a énuméré tous ces plaisirs et
toutes ces peines simples, Bentham va dire qu'il faut les pondérer par différents éléments,
pour véritablement comprendre, pour un individu donné, comment cet individu va définir
son propre plaisir ou pondérer ses différents plaisirs par différents facteurs. Ces différents
facteurs sont, par exemple, la durée. Plus un plaisir est durable, plus il sera valorisé par la
personne. Plus il sera intense, plus il sera valorisé par la personne. Mais aussi, plus il sera
pur, c'est-à-dire, non susceptible d'être suivi par un sentiment contraire, plus il sera
valorisé, plus il sera certain, plus il sera proche, plus il sera étendu, c'est-à-dire concernera
un grand nombre de personnes, plus il sera fécond, c'est-à-dire susceptible d'entraîner
d'autres plaisirs de la même espèce et plus il sera valorisé lui aussi. Autrement dit, Bentham
va inventorier, sans doute pour la première fois, de manière scientifique, ce qui peut
composer pour un individu la somme de ses plaisirs et de ses peines, et montrer comment,
pour un individu donné, en sachant que la formule sera différente chaque fois et pour
chacun d'entre nous. Nous essayons de viser notre bien. Mais notre bien, ce n'est plus le
bien d'Aristote, le propre bien, c'est la manière dont nous composons nos différents plaisirs
et nos différentes peines.
Voici, pour conclure cette séquence, ce que dit Bentham. >> Additionnez toutes les valeurs
de l'ensemble des plaisirs d'un côté, et celles de l'ensemble des peines de l'autre. Si la
balance penche du côté du plaisir, elle indiquera la bonne tendance générale de l'acte, du
point de vue des intérêts de telle personne individuelle ; si elle penche du côté de la peine,
elle indiquera la mauvaise tendance de l'acte. Pour chaque acte considéré, il s'agira, donc,
de voir quels sont, par une pesée d'intérêts, les plaisirs et les peines qui sont en jeu, pour
voir si la balance penche d'un côté ou de l'autre. La métaphore de la balance, comme la
métaphore comptable de ce qu'on met au crédit et ce qu'on met au débit, indique déjà
quelque chose de l'utilitarisme. Il n'y aura pas un point de vue fixe, mais une pesée
d'intérêts. Cette pesée d'intérêts sera la base même de l'utilitarisme.

Séquence 3 : Réduire pour mieux comparer.


Nous avons vu la dernière fois que Bentham lie le bonheur au plaisir. Une fois qu'on a
inventorié l'ensemble des plaisirs et des peines, une fois qu'on a même trouvé des critères
de pondération des différents plaisirs et des différentes peines, on peut espérer définir la
manière dont un individu particulier pense son propre bonheur, ce qu'on va appeler son
utilité. Mais il faut pour cela faire un certain nombre d'hypothèses. Certaines de ces
hypothèses sont assez plausibles. Par exemple, Bentham va faire une hypothèse de
transitivité. Si je préfère les pommes aux bananes et les bananes aux framboises, je
préférerai probablement les pommes aux framboises. D'autres hypothèses par contre sont
bien moins évidentes a priori. Elles sont mêmes pour certaines contre-intuitives. Par
exemple, Bentham va faire l'hypothèse que nous sommes des animaux Greedy. Greedy
veut dire que nous sommes assoiffés de plaisir, que notre plaisir est insatiable, et que nous
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chercherons toujours à maximiser notre plaisir. Il fait donc une hypothèse qui va à
l'encontre par exemple de ce que diront les Stoïciens.
Ils penseront au contraire que c'est dans la modération que nous trouverons notre
bonheur. Un autre type d'hypothèse qu'il fait est encore plus problématique. Il fait
l'hypothèse que l'ensemble des plaisirs et des peines sont non seulement comparables,
mais commensurables. Qu'est-ce qu'il veut dire par là? Il veut dire que si nous éprouvons
de la peine parce que nous sommes fatigués, parce que nous souffrons, parce que nous
perdons notre mémoire, ou parce que nous perdons notre liberté, ces différentes peines
peuvent être comparées les unes aux autres, et même qu'elles peuvent être
commensurables, c'est-à-dire que si on trouve une bonne clé de répartition entre par
exemple la fatigue et la perte de mémoire ou la perte de liberté, tant d'unités de l'une
pourront être substituées à tant d'unités de l'autre. C'est encore plus problématique si on
pense que les plaisirs et les peines peuvent être commensurables, c'est-à-dire que si je vous
ôte une unité de peine ou si je vous rajoute une unité de plaisir, votre satisfaction sera en
réalité identique. Par exemple, si on m'enlève de la liberté et qu'on augmente mon salaire,
je serais tout aussi satisfait que si on diminue mon salaire et si on augmente ma liberté. Au
prix de ces différentes hypothèses, Bentham veut espérer calculer l'utilité d'un individu. Le
problème se pose encore quand on veut comparer l'utilité de deux individus. Pourquoi est-
ce qu'on veut le faire? On veut le faire pour maximiser si possible l'utilité des deux. En
économie, puisque cette théorie philosophique servira de base à l'économie classique, on
définira une courbe d'utilité pour l'un, une courbe d'utilité pour l'autre, et le point
d'intersection de ces deux courbes définira ce qui maximise l'utilité des deux. Mais pour
pouvoir comparer l'utilité de deux individus, Bentham doit faire de nouvelles hypothèses.
Parmi ces nouvelles hypothèses, il doit par exemple considérer que les deux individus sont
dans une situation parfaitement égale, que ce qui vaut pour l'un vaut pour l'autre, et qu'on
ne doit pas donner plus d'importance à l'un qu'à l'autre. Mais il doit faire encore une autre
hypothèse qui est une hypothèse très lourde, c'est qu'il va considérer que ce qui compte
en réalité, c'est la somme des utilités des deux, dans la maximisation que l'on cherche à
faire, et qu'en réalité, enlever un plaisir à l'un et le donner à l'autre revient au même que
si on cherchait une répartition qui maximise l'utilité de chacun d'entre eux. Autrement dit,
on peut diminuer la situation de l'un, le bonheur de l'un, sans que cela pose problème du
moment que l'utilité de l'ensemble se trouve maximisée.
Donc, Bentham va faire ces différentes hypothèses en espérant ainsi maximiser non
seulement la situation de deux individus, mais si possible d'une grande communauté
d'individus, et même l'espère-t-il, de tous les individus. La perspective est donc une
perspective clairement universaliste, qui cherche non pas l'intérêt de certains, mais
l'intérêt du plus grand nombre d'individus. Bentham espère ainsi trouver une manière de
maximiser l'utilité non pas simplement de deux individus ni d'un grand nombre d'individus,
mais si possible de tous les individus. L'utilitarisme a donc une perspective clairement
universaliste et non pas conséquentialiste, en cherchant simplement le bonheur de

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quelques-uns. Voici ce qu'écrit Bentham, pour vous montrer que finalement l'éthique est
une affaire de calcul. >> Veut-on évaluer une action? Il faut suivre en détail toutes les
opérations que l'on vient d'indiquer. Ce sont les éléments du calcul moral, et la législation
devient une affaire d'arithmétique : mal qu'on inflige, c'est la dépense, bien qu'on fait
naître, c'est la recette. Les règles de ce calcul sont les mêmes que pour tout autre calcul. >>
En pratique, comment est-ce que Bentham va procéder? Là, nous entrons dans le concret
du calcul. C'est difficile. C'est difficile parce que si on inventoriait un grand nombre de
plaisirs et un grand nombre de peines et trouvait des critères de pondération, il faut ensuite
réduire cette complexité, sans quoi on ne peut rien faire.
Dans cette réduction nécessaire, alors que Bentham a bien perçu la complexité de la chose,
mais dans cette réduction nécessaire, Bentham va considérer par exemple que seuls les
plaisirs qui nous concernent personnellement, égoïstement, doivent entrer en ligne de
compte. C'est tout à fait contre-intuitif. Par exemple, pourquoi est-ce que nous voulons
avoir une villa au bord du lac? Est-ce que c'est simplement pour la jouissance égoïste que
nous aurons en nous levant le matin pour voir le lac, ou est-ce que c'est aussi pour en faire
profiter notre famille, nos amis, ceux que nous aimons, et peut-être encore davantage ceux
dont nous attendons la reconnaissance, parce que si on sait que nous avons une villa au
bord du lac, c'est vraiment que nous sommes des gens bien, des gens riches, des gens qui
sont arrivés à leur but? Mais ça, Bentham ne le prend pas en considération. Il ne prend en
considération que les plaisirs égoïstes. Autre réduction que va faire Bentham, c'est qu'il va
abandonner toutes sortes de critères de pondération des plaisirs et des peines, comme par
exemple la proximité, le fait qu'un plaisir soit proche ou bien la certitude que ce plaisir se
réalise. Il va encore considérer que les seuls plaisirs qui doivent entrer en ligne de compte
sont les plaisirs matériels, les plaisirs de la jouissance et non plus les plaisirs de l'esprit, les
plaisirs de la relation, les plaisirs de l'art, les plaisirs du sentiment, etc.
Et puis surtout, Bentham va considérer qu'il faut trouver un médium de comparaison des
différents plaisirs et des différentes peines, une unité de mesure commune des différents
plaisirs et des différentes peines. Il va chercher et il va finalement arriver à cette conclusion,
le seul critère qui permet de comparer l'ensemble des plaisirs et des peines c'est l'argent.
L'argent a ceci de magique en quelque sorte, que quelles que soient nos préférences
individuelles pour les fraises, pour les pommes et les bananes, certains aimeront beaucoup
les unes et beaucoup peu les autres, mais quelles que soient nos préférences individuelles,
le marché fixe un prix à chaque chose, un prix aux pommes, un prix aux fraises et un prix
aux bananes. Et donc si on utilise cette magie du marché, on pourra comparer les différents
plaisirs et les différentes peines. Je me souviens très bien moi-même que le premier cours
d'économie que j'ai suivi a duré trois minutes. Le professeur a regardé la plus jolie fille de
la classe et lui a demandé, mademoiselle, quel est le prix de votre vertu? 100 francs, 200
francs, 300 francs? La fille le regardait interloquée, et à un moment elle s'est énervée, et il
a dit, voilà, nous nous approchons du prix. Retenez une chose, toute chose a un prix, et
c'est à partir de ce prix que l'on pourra comparer les différents biens.

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Voici ce qu'écrit Bentham. >> L'usage d'une commune mesure est de permettre à la
personne qui parle de communiquer, à toute personne à laquelle elle parle, la même idée
qu'elle conçoit elle-même de la quantité d'une chose dont elle parle. Si donc, venant à
parler des quantités respectives de diverses peines et de divers plaisirs, et nous mettant
d'accord pour formuler à leur propos les mêmes propositions, nous voulons attacher les
mêmes idées à ces propositions, en d'autres termes, si nous voulons nous comprendre l'un
l'autre, il nous faut employer quelques communes mesures. La seule commune mesure que
comporte la nature des choses, c'est l'argent. Combien d'argent donneriez-vous pour
acheter ce plaisir? Cinq livres, et pas davantage. Combien d'argent donneriez-vous pour
acheter cet autre plaisir? Cinq livres, et pas davantage. Les deux plaisirs doivent, pour vous,
être réputés égaux. Combien d'argent donneriez-vous pour acheter immédiatement ce
plaisir? Cinq livres, et pas davantage. Combien d'argent donneriez-vous pour vous
exempter immédiatement de cette peine? Cinq livres et pas davantage. Le plaisir et la peine
doivent être réputés équivalents. >>
L'argent devient ainsi la base de la morale. Sans argent, on ne peut rien faire. Et si on a
l'argent, alors on pourra calculer la manière de maximiser l'ensemble des plaisirs et
l'ensemble des peines de tous les individus. À nouveau, voici ce que dit Bentham. >> Le
thermomètre est l'instrument qui mesure la chaleur, le baromètre, la pression de l'air. Ceux
que ne satisfait pas l'exactitude de ces instruments devront en trouver d'autres plus exacts
ou dire adieu à la philosophie naturelle [la physique]. L'argent est l'instrument qui mesure
la quantité de peine et de plaisir. Ceux que ne satisfait pas l'exactitude de cet instrument
devront en trouver d'autres plus exacts ou dire adieu à la politique et à la morale. >>
L'utilitarisme sert ainsi de mesure à l'économie, mais aussi à la morale et à la manière dont
le législateur devra transformer la société pour permettre la maximisation de la jouissance
de tous.

Séquence 4 : Un modèle des lumières.


Bentham, nous l'avons dit, est un homme des Lumières et l'utilitarisme qui va découler de
Bentham sera marqué par les Lumières et on peut repérer plusieurs traits de l'utilitarisme
qui en font précisément une doctrine des Lumières. D'abord le souci d'échapper à
l'arbitraire de la religion et des différentes écoles philosophiques héritées de l'Antiquité
qui paraissent à cette époque-là, non seulement, alimenter un pluralisme que nous
valorisons tous aujourd'hui, mais qui paraissent en réalité subjuguer les individus à des
choses qu'ils n'ont pas choisies. De ce point de vue-là, l'utilitarisme est bien une doctrine
des Lumières. Il l'est aussi dans sa volonté de trouver un fondement universel à la morale
qu'il trouve dans une approche scientifique des comportements humains. On peut même
dire que l'utilitarisme est une doctrine des Lumières par son impartialité. L'utilitarisme ne
veut pas faire acception de personne, il ne veut pas dire que certains voudraient a priori
plus que d'autres en raison de leur éducation ou en raison de leur appartenance à telle ou
telle classe sociale.
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Ce n'est pas ça du tout qui intéresse l'utilitarisme. L'utilitarisme va considérer que chaque
individu compte pour un et qu'en réalité, il s'agit bien de maximiser le bien-être de tous et
non pas certains. Bentham nous dit, d'ailleurs, très clairement qu'il ne faut pas confondre
le motif et le fondement. Le motif, ce serait la recherche pour un individu donné de son
plaisir et le fondement qui serait la recherche pour l'utilitarisme tout entier du bien-être
du plus grande nombre. Voici ce que nous dit Bentham. >> Il y a deux choses qui se
confondent très facilement, mais que nous voulons distinguer soigneusement. Le motif ou
la cause, qui, agissant sur l'esprit d'un individu, produit l'acte, et le fondement ou la raison
qui requiert quelque observateur pour considérer cet acte sous un œil approbateur. Il
existe toutes sortes de motifs pour lesquels un acte a pu être commis, mais il n'y a que le
principe d'utilité qui puisse donner la raison pour laquelle il aurait pu ou aurait dû être fait.
>> Autrement dit, l'utilitarisme va essayer de trouver une base impartiale, indépendante
des motifs des individus et même qui pourra à vrai dire, contredire les motifs de ces
individus. On entre alors dans, non pas l'aspect positif de l'utilitarisme mais un certain
nombre de critiques qui seront importantes et qui vont obliger l'utilitarisme à se redéfinir
lui-même. La première de ces critiques, c'est que s'il veut être impartial, l'utilitarisme a
tendance à considérer tous les individus comme substituables. Chacun compte pour un, ni
plus ni moins que pour un. Mais comme ce qui compte, c'est la somme des utilités, la
somme arithmétique des utilités. À chaque fois que l'on doit prendre une décision, à
chaque acte particulier du législateur en particulier, cela veut dire qu'on pourra fort bien
sacrifier certains individus pour le bien-être de tous. C'est là, une des objections très
classiques contre l'utilitarisme, imaginons une rue où habitent cinq familles blanches et
une famille noire, chacun est content d'habiter cette rue, mais au fond les Blancs vivraient
mieux si la famille noire déménageait.
Leur plaisir de voir la famille noire déménager serait de un, l'inconvénient pour la famille
noire de déménager serait de quatre, mais comme il y a cinq familles blanches qui habitent
cette rue cinq fois un font cinq, c'est supérieur à quatre et donc pour le plus grand bien du
plus grand nombre, la famille noire devrait déménager. Il y a donc dans l'utilitarisme de
l'acte, cet utilitarisme de Bentham, une tendance parce qu'il ne s'occupe que des agrégats
des utilités et non pas de la manière dont sont réparties ces différentes utilités, ces
différentes manières de maximiser son plaisir individuel, il y a une tendance à pouvoir
sacrifier certains individus pour le bien-être de tous. C'est là la principale critique, mais il y
a d'autres critiques qui vont être adressées à l'utilitarisme. Par exemple, le fait que
l'individu est considéré comme égoïste à titre individuel. Tout le monde est considéré
comme ne recherchant que son plaisir individuel. À l'exception d'un seul, le législateur,
celui qui organise la société, celui qui compose les différentes utilités personnelles pour
trouver celle qui permet la maximisation du plus grand bien, du plus grand nombre.
Autrement dit, tout le monde est égoïste sauf un qui lui est altruiste.
Comment une théorie morale peut-elle tenir avec un tel présupposé? Parmi les autres
objections, on pourra dire que nous refusons par exemple, que tout soit quantifiable en

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argent. Est-ce que la vie humaine, est-ce que la santé, est-ce que la liberté peuvent être
comparables et monnayables? Évidemment, c'est une question qui, pour certains, tombera
sous le sens et on parlera d'économie du sport, d'économie de l'éducation, d'économie de
la santé et on trouvera une manière économique, par le calcul économique de résoudre les
problèmes sociaux, mais d'autres vont trouver qu'il s'agit là de quelque chose de tout à fait
indu. Enfin, une dernière grande critique va être adressée à l'utilitarisme. C'est que
l'utilitarisme, parce qu'il se prétend scientifique, prétend décrire les comportements
humains et se baser sur la description des comportements humains. Mais la science qui fait
cela effectivement, elle ne veut pas transformer la réalité. Or l'utilitarisme, s'il est
scientifique ou prétend l'être en tous les cas dans sa description des comportements,
prétend être aussi extrêmement normatif parce qu'il ne se contente pas de dire ce qui est
mais ce qui doit être.
Il ne s'agit pas simplement de décrire comme le fait le scientifique, comment les astres
gravitent, mais il s'agit de vouloir corriger les comportements humains pour qu'ils se
comportent de la bonne façon. Autrement dit, l'utilitarisme, derrière sa prétention
scientifique, est bien une doctrine philosophique qui n'est pas scientifique mais qui repose
sur une certaine vision de ce que doit être le comportement humain en essayant de corriger
les comportements humains pour qu'ils se comportent de la manière appropriée.
Comment une théorie peut-elle être scientifique et normative? Ce sera une des grandes
questions qui sera posée à l'utilitarisme de Bentham. Une dernière critique peut être
adressée à Bentham. Celle-là viendra et cela nous étonnera peut-être de Nietzsche, du
philosophe allemand. Lui, ce qu'il va reprocher à l'utilitarisme, ce n'est pas son caractère
arbitraire ou plus exactement ce qu'il va reprocher à l'utilitarisme, c'est qu'il considère que
tous les individus se valent. Si tous les individus se valent, cela veut dire qu'on va prendre
le point de vue de la masse, de la plus grande partie des individus et finalement sacrifier
peut-être pas l'innocent mais sacrifier l'élite. Les gens qui veulent s'émerger, émergé
justement de cette masse de gens pour s'affirmer eux-mêmes. Et voilà ce beau poème que
rédige Nietzsche contre les utilitaristes.
>> Pas un seul de ces animaux grégaires à l'intelligence épaisse et à la conscience inquiète,
et qui entreprennent de défendre la cause de l'égoïsme en la présentant comme celle du
bien-être général, ne veut admettre ni ne devine que le bien-être général >> n'est pas un
idéal, ni un but, ni une idée concevable, mais seulement un vomitif, que ce qui convient à
l'un peut ne pas convenir à l'autre, qu'exiger une seule morale pour tous, c'est léser
précisément les hommes supérieurs, bref, >> qu'il y a une hiérarchie entre les hommes et
par conséquent entre les morales. C'est une espèce modeste et foncièrement médiocre que
ces Anglais utilitaires. Salut à vous, braves charretiers ! Toujours plus ça dure meilleur c'est!
Toujours plus raides de la tête et des genoux, Sans enthousiasme ni plaisanterie,
Incurablement médiocres, Sans génie et sans esprit. >> Voilà une toute autre critique de
l'utilitarisme qui nous ouvrirait sur d'autres éthiques, >> des éthiques comme celles de

89
Nietzsche, qui prendra le point de vue des hommes supérieurs, de ceux qui ont du génie et
qui veulent s'extraire de la masse.

Séquence 5 : La dimension politique de l'utilitarisme.


J'ai évoqué un certain nombre de critiques de l'utilitarisme, des critiques qui à vrai dire
sont assez corrosives, si vous vous souvenez du texte de Nietzsche. Il faudrait néanmoins
considérer que l'utilitarisme s'est imposé parmi nous comme un des grands courants qui
imprègnent notre vie sociale. S'il l'a fait, c'est que l'utilitarisme a été compris bien souvent
comme une perspective humaniste en réalité. L'utilitarisme naissant s'est d'abord occupé,
et c'est l'objet du premier Traité de Bentham, de la question des peines, du droit pénal.
Comment faire en sorte que le droit pénal puisse être le plus efficace possible ? Si par
exemple la société veut se venger d'un criminel, ou pense qu'en mettant une peine très
haute, elle dissuadera le criminel de commettre des actes criminels, elle se trompe. Il
faudra au contraire que la peine associée à un délit soit la plus réaliste possible, pour que
le criminel soit dissuadé de passer à l'acte. La plus réaliste possible voudra bien souvent
dire la plus modérée possible. Et les utilitaristes seront les premiers par exemple à lutter
contre la peine de mort. Les utilitaristes aussi, parce qu'ils considèrent que tous les êtres
humains sont égaux, vont être parmi les premiers à considérer par exemple que le racisme
est indéfendable moralement.
Pas parce que comme le ferait Kant, on dirait que tous les hommes sont égaux en dignité
et en droits, mais parce que tout simplement, le racisme repose sur une idée fausse, celle
que certains êtres seraient, par définition, supérieurs en fonction de la couleur de leur
peau. Certains textes de Bentham suggèrent même à vrai dire qu'il faudrait non seulement
ne pas faire la différence entre un Blanc et un Noir, mais qu'il faudrait considérer que les
animaux sensibles ne sont pas différents de nous, et qu'à vrai dire, entre un animal comme
un chien et un être humain, on ne devrait pas faire une si grande différence, qu'on
considère que l'animal n'est rien et que l'humain est tout. Et donc, certains utilitaristes
contemporains vont tirer parti de ces remarques de Bentham pour ouvrir la perspective de
l'utilitarisme à d'autres êtres vivants. Il faudrait aussi considérer que l'utilitarisme va, par
son souci pragmatique de s'occuper des conséquences de l'acte, être bien souvent une
manière très concrète et indépassable, à vrai dire, de tenir compte des conséquences des
actes, et pas simplement de l'intention de la personne, ou de la vertu de la personne, ou
du caractère de la personne. Autrement dit, nous sommes tous d'une manière ou d'une
autre, des utilitaristes. L'utilitarisme va même considérer qu'à partir du moment où l'État
intervient pour réguler les comportements, on devrait considérer non seulement le bien
que fait l'État, mais aussi la peine qui est associée à l'action de l'État. Et je cite ici un extrait
de Bentham. Quel doit être l'objet du législateur ? Il doit s'assurer de deux choses, que dans
chaque cas, les incidents qu'il s'efforce de prévenir sont réellement des maux, et que ces
maux sont plus grands que ceux qu'il emploie pour les prévenir. Il a donc deux choses à
observer, le mal du délit et le mal de la loi, le mal de la maladie et le mal du remède.
90
Autrement dit, pour l'utilitarisme, l'intervention de l'État devrait être la plus modérée
possible, pour ne pas engendrer, par son action, un mal encore plus grand. Néanmoins, le
véritable problème ou un des véritables problèmes de l'utilitarisme sera sa tendance à tout
envahir, parce qu'il prétend détenir la clé du bien et du mal, ou en tous les cas du bien et
du mal considérés comme le plaisir ou la peine, l'utilitarisme va avoir tendance à tout
envahir, c'est-à-dire à vouloir tout réguler des comportements humains, à partir du
moment où finalement ce qui compte, c'est seulement le plaisir de tous. Et en faisant cela,
l'utilitarisme prétend certes faire le bien, mais il offre certainement aussi une vision assez
réductrice des comportements humains.

Séquence 6 : Deux conceptions de la liberté.


Je voudrais revenir à présent sur la liberté, un concept qui apparait dans plusieurs reprises
dans ce cours, et d'abord dans les éthiques déontologiques et je voudrais comparer cette
conception de la liberté à celle de l'utilitarisme. Vous vous en souvenez, dans les éthiques
déontologiques, la liberté c'est d'abord l'autonomie. Ça n'est pas l'indépendance, ça n'est
pas la possibilité de faire ce que l'on veut mais de faire ce que l'on doit vouloir, son devoir
dicté par l'impératif. De cette doctrine morale de la liberté découle aussi une doctrine
politique, le libéralisme. Le libéralisme politique étant la forme qu'ont prise les
démocraties des pays occidentaux depuis l'époque des Lumières. La traduction de la liberté
dans ces régimes politiques suppose en effet qu'il y ait par exemple, séparation des
pouvoirs entre le législatif, l'exécutif et le judiciaire. L'exécutif ne pouvant faire que ce qui
est permis dans le cadre des lois qui ne sont pas élaborées par lui mais par le peuple. Le
peuple, effectivement, va défendre par la liberté de chacun des individus qui le composent,
sa conception de ce qui est juste. Ensuite, comme l'expression de ces libertés individuelles
va être très différentes les unes des autres, il faudra trouver des procédures respectueuses
de la liberté de chacun, qui fixent les règles et les lois.
Cela suppose que dans toutes ces démocraties, il y a en quelque sorte deux pôles, un pôle
de la liberté qui doit être la plus grande possible mais aussi un pôle des droits, droits
individuels et droits des gens, qui fixent le cadre de l'exercice de ces libertés. Voyez qu'il y
a donc dans le libéralisme politique, un enracinement dans une conception déontologique
forte. Mais il y a un autre libéralisme, ce libéralisme lui aussi se revendique de la liberté.
Mais d'une autre conception de la liberté. La liberté cette fois n'est plus la liberté de se
donner à soi-même une loi, de faire son devoir, mais la liberté d'exercer les activités
économiques que l'on veut, sans être contraints a priori par des corporations, par des
monopoles, par des barrières à l'entrée sur le plan économique. Il y a donc dans ce second
libéralisme, libéralisme économique cette fois une conception de la liberté bien différente,
de celle que nous avons évoquée à propos du libéralisme politique. À vrai dire, cette
tension entre ces deux libéralismes a été extrêmement féconde à l'intérieur de toutes les
démocraties occidentales depuis deux siècles ou trois siècles maintenant. Effectivement,
c'est par un équilibre de ces deux sens de la liberté, par leur traduction pratique dans deux
91
systèmes, économiques et politiques, que les démocraties ont équilibré chacun des deux
libéralismes par l'autre libéralisme. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur chacun des
deux libéralismes, le libéralisme politique par exemple pourra prendre des formes, qui vont
progressivement s'écarter de son enracinement kantien, par exemple, vous aurez des
auteurs très importants de la philosophie politique moderne comme Isaiah Berlin qui vont
dire que toute incursion de l'État par ces lois dans le champ de ma liberté est a priori
néfaste. D'autres penseurs, comme Philippe Pettit aujourd'hui, eh bien, vont défendre
l'idée que, en réalité, du moment que je peux élaborer, participer à l'élaboration des lois,
même si ces lois restreignent ma liberté, ces lois, traduisent ma liberté et je suis libre,
même si je suis enchainé parce que c'est moi qui ai choisi d'être libre.
Et c'est moi qui ai participé à l'élaboration de ces lois. Sur le plan économique, c'est la
même chose, vous aurez plusieurs grandes formes de libéralisme économique. Si on revient
aux sources du libéralisme économique et en particulier à la pensée d'un grand économiste
mais qui est aussi un grand moraliste, Adam Smith, celui qui a écrit l'essai sur la richesse
des nations mais qui, auparavant, avant les années 1770, avait rédigé, une théorie des
sentiments moraux qui est une théorie morale, et Smith lui-même était un moraliste. Eh
bien, lui concevait le libéralisme évidemment comme la levée de toute sorte d'entraves
mais sous réserve d'un certain nombre d'exigences morales. Par exemple, Smith développe
l'idée que, on devrait par exemple éviter d'ouvrir trop vite les frontières économiques si
cela met en péril certaines industries de pauvres gens, et il cite l'exemple des pauvres
d'Écosse, qui seraient submergés par des importations qui ruineraient leur propre travail.
Ou bien, plus important encore, il va développer l'idée que le travail des manufactures
abrutit l'ouvrier, le rend stupide et qu'il faut donc rééquilibrer par l'éducation et par le
travail du politique ce que l'économie vient en quelque sorte détruire des capacités
intellectuelles et morales des gens. Un autre, domaine ou le politique doit intervenir, c'est
dit-il sur les taux d'intérêt. Cette question des taux d'intérêt est une vieille question qui
préoccupe les moralistes, et pas seulement les moralistes puisque nous savons aujourd'hui
combien, non seulement pour les États mais par exemple pour les individus lors des prêts
de consommation, eh bien, de devoir payer des dettes, peut être extrêmement lourd dans
la vie d'une personne. Faut-il donc fixer des plafonds aux taux d'intérêt? C'est une grande
question qui préoccupe encore une fois, les éthiciens depuis très longtemps, et même
lorsqu'on commence à libéraliser les taux d'intérêt au XVIe siècle et Calvin puisque nous
sommes ici à Genève, Calvin a joué un grand rôle dans cette question-là, eh bien, il le
libéralise seulement entre des riches.
Pas vis-à-vis des pauvres parce que les pauvres, eh bien, sont à la merci des riches et si les
riches leur imposent leur taux d'intérêt, les pauvres ne pourront pas faire autrement que
de l'accepter et cela va les mettre dans des situations épouvantables. La question se repose
au XVIIIe siècle, et Smith va défendre l'idée qu'en réalité, il faut fixer un plafond aux taux
d'intérêt car sinon dit-il, seuls des emprunteurs inconscients vont emprunter à ces taux
usuraires et finalement, ce sera dommageable pour tout le monde car ils seront incapables

92
de rembourser leur dette. Mais, on voit qu'en 1787, le jeune Bentham écrit au vieux Smith,
Smith va mourir trois ans plus tard, il lui écrit en défendant l'usure, en défendant la liberté
des taux d'intérêt, et il va le faire avec un argument simple, il va dire, en réalité vous Smith,
vous voulez fixer un plafond aux taux d'intérêt, vous dites que c'est pour des raisons
économiques, mais en réalité ce n'est pas vrai, c'est pour des raisons morales parce que
vous pensez que les pauvres vont subir de plein fouet l'imposition de ces taux d'intérêt
élevés. Mais voilà ce qu'écrit Bentham à Smith, je pourrais dire, dit-il, que je vous dois tout
car si je parviens à remporter sur vous quelque avantage, ce ne peut être qu'avec les armes
que vous m'avez vous-mêmes fournies. Autrement dit, pour Bentham, il faut suivre le
libéralisme jusqu'au bout, et tant pis si des gens vont subir les conséquences de leurs actes
ou même s'ils sont mis sous pression par quelques-uns qui leur imposeront leurs
conditions. Tant pis parce que la seule chose qui doit compter, n'est pas un a priori qui
limiterait la liberté économique, par exemple la liberté d'imposer un prêt à un taux usuraire
mais la seule chose qui doit compter c'est l'avantage qu'en retirera toute la société. Et,
pour voir cela, eh bien il ne faut pas simplement regarder la situation de quelques uns, par
exemple les pauvres, mais il faut regarder l'intérêt commun, et si l'intérêt commun dicte
que les prêts à la consommation doivent être développés parce que cela permettra de
satisfaire la question des débouchés des entreprises, eh bien tant mieux et tant pis pour
les pauvres. Donc on le voit, il y a de grandes tensions entre le libéralisme politique et le
libéralisme économique et vous savez que, par exemple, sur cette question des taux
d'intérêt, eh bien toutes les législations n'ont pas au nom de principes économiques mais
au nom de principes de justice, vont dans les pays occidentaux, dans ces démocraties
libérales, vont fixer des plafonds aux taux d'intérêt, elles vont le faire parce qu'elles
défendront cette idée qu'une liberté politique n'a de sens que si la personne a des
conditions économiques suffisantes pour qu'elle puisse exercer ses droits, et donc au nom
de sa conception de la liberté politique, elle va fixer des limites à l'économie.

Séquence 7 : Cas pratique (II). Un impôt juste.


Nous allons aborder maintenant un cas pratique. Un autre cas pratique et un cas pratique
que nous avons choisi en lien avec un domaine que nous avons peu abordé jusqu’à présent,
qui est le domaine de l’économie. Qu’est-ce qu’un impôt juste ? Comment définir ce qu’est
juste à propos d’un impôt ? Ce qu’il faut savoir dans un premier temps si on aborde la
question d’un point de vue aristotélicien, c’est que l’économie pour Aristote ressort d’un
champ de la justice ou ce qui compte avant tout, c’est l’équivalence, la parité, des choses
échangées. Mais évidemment, lorsqu’il s’agit de l’impôt, il s’agit bien de l’économie en un
sens, mais d’une économie qui est pensée sur le plan politique et là intervient, une autre
dimension de la justice pour Aristote, une dimension de la justice qui est liée au bien
commun. Comment penser l’impôt juste en fonction du bien commun ?
Et là, pour Aristote, et bien ça va d’abord dépendre du type de société politique dans lequel
nous désirons vivre. Qui estimons nous supérieur ou inférieur sur le plan politique, de
93
manière à faire en sorte que les parts qui reviennent à chacun soient proportionnelles à la
position que chacun occupe dans la société ?
Dans notre société, on estime généralement qu’un impôt est juste, s’il suit une justice
distributive, une justice distributive qui va avantager ceux qui sont tout en bas de l’échelle
sociale pour que pour faire en sorte que l’impôt ne ponctionne pas les pauvres au profit
des riches, mais plutôt redistribuent de la richesse des riches vers les pauvres.
De ce point de vue-là, dans une perspective aristotélicienne, on se dira que, évidemment,
beaucoup plus que la Capitation, c’est-à-dire le fait que chacun contribue parce que chacun
est à égalité dans la société, doit contribuer de la même chose beaucoup plus même que la
TVA qui est un impôt indirect prélevé sur la consommation. C’est l’impôt progressif qui est
le plus juste. Un impôt progressif qui doit cependant veiller à ne pas supprimer les riches
parce que les riches participent peut-être davantage que les pauvres au bien commun.
Donc il faut redistribuer une partie de la richesse des riches vers les pauvres via l’impôt.
Marginalement, le riche payera beaucoup plus sur le franc où l’euro qu’il va gagner en plus
que le pauvre sur le franc, où l’euro qu’il va gagner en plus mais tout en veillant à ce que
il y ait encore des riches. Donc c’est une question prudentielle. Maintenant Guinel quand
dirait-on les autres courants ? Aussi, on évoque, on pourrait par exemple évoquer le
courant utilitariste et se rappeler d’ailleurs qu’au fond, au moment où il émerge, le courant
utilitariste, c’est l’époque moderne. C’est l’époque de l’affirmation des révolutions et il
faut bien dire que dans les faits, le principe de l’impôt était foncièrement inégalitaire, c’est-
à-dire que, au fond, la plupart du temps, les puissants en étaient exemptés, les puissants
et les riches en étaient exemptés. Tandis que la masse des paysans ou des artisans payait
de leurs impôts. Alors et c’est seulement, c’est vrai que petit à petit que le principe dans
les faits de la proportion, d’une proportionnalité évidemment de l’impôt sur le revenu a
été entré dans les dans les mœurs. Et plutôt aussi entre également entrer dans les lois
entrées en vigueur, devenu effectif si on se rappelle la France. Il y a seulement un peu plus
d’un siècle, il n’y avait pas d’impôt progressif sur le revenu et il a fallu de gros débats pour
qu’il soit institué. Mais d’un point de vue utilitariste, au fond, cela répond à 2 critères. Le
premier critère, qui serait celui de la maximisation des préférences, du point de vue
collectif, c’est-à-dire, et au fond, c’est ce que tu disais à l’instant. Qui rapporte le plus à la
collectivité ? Eh bien, c’est l’activité des riches, donc il ne faut pas les frapper ou les freiner
dans leurs investissements, les entreprises qu’ils peuvent faire avec leur argent, ce sont
eux qui rapportent davantage, tandis que les autres, non moins au moins. Par conséquent,
si on regarde le, la seule collectivité, l’intérêt absolu, ce dans quelle mesure on peut avoir
gagné le plus par l’impôt.
Ce n’est pas nécessairement avec un impôt égal, mais d’un autre côté, si on regarde si on
se rappelle le principe de Bentham ou au fond ce qui doit être aussi d’abord pris en
considération, c’est le plaisir. Chez Bentham, la préférence ensuite des individus et que
aucun individu ne soit radicalement floue. Et bien il est certain que ça change le regard sur
la, la proportionnalité. Alors peut-être qu’on pourrait ajouter que évidemment, il y aura

94
une objection à l’utilitarisme, ici, plusieurs objections. Première objection, c’est de dire
que, probablement comme la décision de progression fiscale est décidée par la majorité
par le plus grand nombre, le plus grand nombre pourra imposer à une minorité des taux
que elles-mêmes n’aimeraient pas supporter et que, dans une perspective utilitariste
puisqu’on tient compte du plus grand nombre, on est prêt à sacrifier quelques-uns pour
l’intérêt du plus grand nombre. C’est quelques-uns sont généralement ici les riches et dans
une perspective libérale en particulier
On trouvera que la perspective utilitariste, est un peu suspecte. Deuxième objection, c’est
qu’elle répartition entre l’impôt direct et l’impôt indirect. Si ce qui compte, c’est la
maximisation du plus grand nombre, Eh bien, on aura tendance à considérer que, au fond,
c’est toujours difficile de payer des impôts directement, de faire sa déclaration d’impôts,
etc , et qu’il est moins douloureux de penser à un impôt indirect, par exemple la TVA plus
indolore semble-t-il que n’importe autre impôt, et en particulier que les impôts directs
donc peut-être que la considération du plaisir, et pas simplement du résultat comptable de
l’impôt entre en compte dans une perspective utilitariste, ce qui pourra paraître aussi à
certains un peu suspecte si au fond on considère de justice et pas simplement des critères
de plaisirs.
Peut-être qu’on pourrait dire un mot puisque tu as évoqué la taxation. Parfois l’idée de
l’impôt injuste mais à l’égard des plus riches. C’est-à-dire l’idée de la taxation particulière
des riches décisions qui avaient été, que le gouvernement français avait voulu mettre en
œuvre lorsqu’il y a quelques années, il proposait de taxer ceux qui ont plus d’un 1000000
de revenus d’euros par an, de les taxer à partir de ce 1000000 à 75%, donc en retirait les ¾
systématiquement avec l’idée d’une injustice claire parce que imposer des revenus à un
tel niveau, c’est, pas les ôter mais enfin, c’est en retirer quand même l’essentiel. C’est
confiscatoire donc, et en même temps avec cette idée de bien commun c’est-à-dire que le
gouvernement insistait à l’époque en disant oui mais c’est une situation de crise que nous
traversons. Il faut que ceux qui sont les plus aptes à payer paye davantage que les autres,
même si pour un temps on pourra dire que c’est une moindre injustice. Pareil question
qu’on pourrait également envisager du point de vue des forfaits fiscaux en Suisse, qui ont
été discutés récemment. Forfait qui consiste à donner enfin, je veux dire, des personnes
riches qui n’exercent pas d’activité lucrative professionnel sur le territoire mais qui
viennent s’installer en Suisse au lieu de payer l’impôt sur le revenu et surtout sur leur
fortune comme le ferait n’importe quelle Suisse. Ils ont droit à un forfait libératoire, un
forfait qui fait qu’au fond, ils payent moins qu’ils ne devraient payer normalement si on
comptait leur fortune, comme pour tous les autres Suisses. Et là, il y avait vraiment deux
arguments contradictoires lors de ce grand débat. Et qui, finalement a abouti à une réponse
négative au niveau confédéral. Mais malgré tout, il y avait 5 cantons qui avaient décidé
d’abolir ces forfaits fiscaux. Au fond il y a une contradiction entre d’un côté un point de
vue déontologique qui s’appuierait sur l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme
de 89, qui dit que chaque citoyen doit concourir en fonction de ses, capacités a d’égale

95
manière en fonction de ses capacités à l’entretien du bien public. Donc on pourrait dire que
là d’un point de vue
De règles de principe il y a quelque chose d’injuste à l’idée de faire des forfaits fiscaux alors
que d’un point de vue utilitariste, on discute de l’avantage et du désavantage.
Effectivement, on a plutôt tendance à dire, mais somme toute, ces riches qui viennent avec
leur fortune, ils font tourner l’économie Suisse, ils font, ils mettent des sommes
considérables dans les banques suisses, ce qui permet à à la société de prospérer
davantage. Peut-être qu’on peut conclure avec un mot sur la perspective déontologique
précisément. Cette perspective dira probablement que la liberté va toujours de pair avec
une responsabilité, cette responsabilité, elle est d’abord intentionnelle. C’est librement
que chacun, en fonction de son niveau de revenu, de son niveau de fortune, devrait pouvoir
contribuer. Contribution publique au bien de la société. Alors, est-ce qu’on peut imposer
quelque chose qui devrait être voulu intentionnellement ? On le voit dans certains États
qui ont adopté une perspective fortement déontologique. Eh bien, chacun devrait être fier
en réalité des impôts qu’il paye et on devrait pouvoir afficher dans les communes une liste
des contribuables en fonction de leur contribution publique, parce que c’est un geste de
responsabilité. C’est un geste volontaire. Évidemment, vous le savez bien, dans la plupart
des États, il y a un secret. Et même lorsque les lois nous permettent de savoir ce qu’elles
sont les contributions de notre voisin, elles sont très difficilement applicables. Et ce secret
est bien va évidemment à l’encontre d’une perspective déontologique. Mais dans une
perspective déontologique chacun devrait être fier de payer ses impôts.

Séquence 8 : Un regard de...


Si l'on considère l'ensemble de la pensée de Bentham, tel que vous avez pu en avoir un
aperçu à travers les séquences de cette leçon, la chose qui apparait de la manière la plus
évidente, c'est le caractère contrasté et complexe de cette éthique utilitariste.
Considérons-la un peu dans une sorte de regard synthétique, elle retrouve en un certain
sens une intuition très classique, que l'on voyait déjà présente chez certains Grecs anciens,
comme par exemple Aristippe de Cyrène ou Épicure, c'est l'importance cardinale du plaisir
cette intuition que retrouvent les utilitaristes, le plaisir comme critère de ce qui est à
poursuivre, à rechercher, à valoriser, ou au contraire à fuir s'il y a du déplaisir. Mais cette
pensée, qui donc à des enracinements très classiques est aussi très moderne. Dans la
mesure où elle laisse de côté la question de la qualité du plaisir, qui était chez Épicure,
centrale et déterminante. Il ne s'agira plus avec Bentham vous l'avez vu, que d'en
considérer la quantité. Autre caractéristique essentielle de l'utilitarisme benthamien, c'est
la volonté de ne plus se poser la question du bien et du devoir mais de considérer les choses
en fonction d'une réalité donnée.
C'est-à-dire les êtres humains, tels qu'ils sont, ou plutôt tels qu'ils apparaissent dans
l'expérience quotidienne, c'est là un point important, parce que Bentham à la volonté de

96
proposer une éthique efficace qui ait une prise véritable sur la réalité, il ne veut surtout
pas considérer ce que les hommes pourraient être mais ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent
tels qu'ils sont. Comme on constate que les êtres humains cherchent spontanément le
plaisir et cherchent à fuir le déplaisir, l'éthique va consister à trouver les voies pour
maximiser ce qu'il cherche, le plaisir et minimiser ce qu'il fuit, c'est-à-dire, la douleur. Et
cela sans se demander si l'existence humaine ne pourrait pas consister en d'autres visées.
Donc, on abaisse en quelque sorte les objectifs ou les aspirations que l'on pourrait avoir
pour l'humanité, on se détache par exemple de tout esprit religieux, la question n'est pas
de faire que l'humanité soit meilleure, la question est seulement de faire qu'elle soit la plus
contente d'elle-même, la plus contente de sa condition qu'il est raisonnablement possible.
Mais on pourrait objecter qu'il y a plaisir et plaisir. À quoi Bentham semble précisément
répondre, parce qu'il veut faire oeuvre de science, qu'il ne faut pas chercher à faire des
différences entre les plaisirs, différences qui risqueraient de faire entrer dans des
discussions infinies. Mais plutôt, trouver des modalités qui permettent de mettre tous les
plaisirs sur le même plan, de façon à pouvoir tous les comparer entre eux, les substituer les
uns aux autres et calculer les conditions de la maximisation des plaisirs, Bentham, ainsi,
sépare le plaisir de son objet, il suppose que tout plaisir est identique en soi à tout autre.
Que le plaisir a une seule nature, toujours la même, que ce soit le plaisir de celui qui
contemple une oeuvre d'art ou le plaisir de celui qui mange un hamburger. C'est le même
plaisir, la même étoffe, la même étoffe de plaisir, simplement, l'objet qui a suscité le plaisir
est différent, mais du coup, s'il est deux fois plus facile d'avoir des hamburgers à disposition
que de pouvoir consulter un tableau ou de pouvoir aller écouter une symphonie dans une
salle philharmonique, alors, il faut chercher à manger des hamburgers.
Les choses sont complètement claires quand Bentham donne son critère de comparaison
universel des plaisirs, et vous le savez-vous l'avez vu, ce critère de comparaison universel,
c'est l'argent. D'un côté, ce critère permet de faire des différences entre les choses, je peux
estimer que pour avoir le plaisir de manger un hamburger, je suis prêt maintenant, là, à
mettre 10 francs suisses. Et je peux estimer aussi, que pour avoir le plaisir d'écouter une
symphonie ce soir, je suis prêt à mettre 50 francs suisses, cela signifie que le plaisir de la
symphonie vaut 5 hamburgers. L'idée du caractère universellement commensurable des
plaisirs, est une idée majeure de l'utilitarisme benthamien. Elle a sans doute contribué, à
faciliter l'inclination des modernes, à penser que tout se vaut. Alors attention, tout se vaut
ne veut pas dire, que rien n'a plus de valeur qu'autre chose, cela veut dire que tout peut se
comparer à tout. Tout le monde reconnaîtra que la quantité de plaisir fait une différence,
mais la grande majorité de nos contemporains pense volontiers que tous les plaisirs sont
sur le même plan en tant qu'ils sont des plaisirs. Et un plaisir double d'un autre plaisir
devient le même plaisir si le plaisir moitié moins important dure deux fois plus longtemps.
Une autre chose remarquable, que l'éthique, que l'utilitarisme benthamien introduit en
éthique, c'est une tension entre l'individu et la société. D'un côté, son utilitarisme calcule
tous les plaisirs, à partir de l'individu, d'un autre côté, la plus grande somme de plaisirs

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pour la société est ce qu'il faut rechercher Par conséquent, on a beau calculer tous les
plaisirs à partir de l'individu, il faut remarquer que cela n'empêche pas de considérer
l'éthique à partir d'un point de vue, du point de vue global de la société.
Si le déplaisir complet, d'un individu permet d'augmenter fortement le plaisir de 50
individus, il semble éthique d'imposer le déplaisir complet à l'individu en question.
Bentham fait donc virtuellement sauter une barrière morale très importante celle de ne
pas exposer un individu à être un pur moyen en vue de la satisfaction des autres. Il semble
clair qu'à la question que posait Fedor Dostoïevski, dans son roman, les Frères Karamazov,
la question, la fameuse question suivante, est-ce que j'accepterai qu'un être humain,
souffre indéfiniment des choses terribles, pour que moi, et mes semblables, notre société,
puissent vivre agréablement, est-ce que j'accepterai? La réponse de Bentham semble
devoir être, si la somme totale de plaisir dans la société, est plus importante avec cette
souffrance continuelle d'un innocent, alors il ne faut pas hésiter. Un kantien, vous l'avez
compris, répondra toujours que c'est inacceptable, c'est-à-dire qu'un autre être humain ne
peut jamais, être seulement considéré comme un moyen mais doit toujours aussi, être
considéré comme une fin. Quant à un tenant de l'éthique des vertus, il dirait qu'il est
indigne d'un homme vertueux de faire reposer son bonheur sur quelque chose d'aussi
sordide, c'est donc l'exigence, ce serait l'exigence d'incarner une certaine qualité
d'humanité, qui réprouverait une telle instrumentalisation des autres ou d'un autre.
Nous avons d'ailleurs une illustration frappante de cette attitude, dans la réponse que
donnent certains intellectuels, qui se revendiquent de l'utilitarisme, alors pas tous bien sûr,
mais certains d'entre eux, à propos du rapport à l'environnement, certains estiment en
effet que les dégradations que nous faisons subir actuellement à notre environnement, ne
doivent pas au fond nous considérer de soucis trop considérables, nos descendants, disent-
ils, seront déjà contents de souffrir moins en payant pour réparer les dégâts, et comme ce
sont nos descendants, bien sûr, ils n'auront pas connu le monde que nous avons connu. Ce
sera pour eux un plaisir, ou un moindre déplaisir de souffrir pour qu'il y ait moins de
problèmes dans leur habitat. Et nous en attendant, nous sommes contents de pouvoir jouir
sans entrave même si nous détruisons notre environnement, et ainsi d'après eux, le calcul
serait bon. Il y a donc bien toute une série de problèmes posés par l'utilitarisme de
Bentham, et nous verrons précisément dans la prochaine leçon, que ces problèmes vont
amener d'importantes inflexions dans l'utilitarisme, dès John Stuart Mill, à vrai dire,
l'utilitarisme, devra être assez profondément révisé.

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