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De la naturalité du Bien et de

l’objectivité des jugements moraux.


Le naturalisme moral comme fondation méta-éthique
d’une vie florissante.

(Par Hellebron / Johnathan R. Razorback, 7 avril 2020. Modifié le 19 juin 2020)

La méta-éthique est la partie première1 et fondamentale de la philosophie morale.


Elle vise à analyser « les concepts fondamentaux de l'éthique, leurs présupposés
épistémologiques et leur signification. Elle va de pair avec l'éthique normative,
dont elle est censée définir les fondements2. »
La recherche méta-éthique est orientée par des questions générales telles que :
« Existe-il des propriétés morales, et de quelles natures ? Qu’impliquent
l’existence ou l’inexistence de faits moraux sur la nature des jugements
moraux ? ».
Si nous voulons un jour pouvoir justifier nos croyances morales et politiques, il
faut avant toute chose, comme l’écrit Anna. C. Zielinska « établir si nos
jugements moraux se réfèrent à quelque chose qui nous est extérieur et s'ils
formulent ainsi des descriptions qui peuvent être vraies ou fausses, ou bien s'ils
ne sont que des exclamations qui visent à communiquer au monde nos attitudes
émotionnelles et n'ont en conséquence pas de force normative socialement
contraignante.3 »
Le but du présent essai est de présenter successivement deux positions méta-
éthiques générales : le non-cognitivisme et le cognitivisme moral, et de justifier
pourquoi la seconde seulement est vraie.

1
Les autres parties de la philosophie morale, dérivées des positionnements méta-éthiques, sont l’éthique
normative -qui vise à identifier les règles et principes qui forment le contenu de la morale- et l’éthique
appliquée -qui précise comment ces principes doivent s’appliquer dans des situations concrètes.
2
https://fr.wikipedia.org/wiki/Méta-éthique
3
Anna. C. Zielinska, Introduction à Métaéthique. Connaissance morale, scepticismes et réalismes, Vrin,
2013, 326 pages, p.10. Dans la suite de cet essai, je pars du principe que le lecteur dispose déjà d’une
connaissance de base sur ce qu’est la méta-éthique, par exemple en ayant lu : Quentin Ruyant, Ethique
et méta-éthique, 9 septembre 2019: http://philosophiedessciences.blogspot.com/2019/09/ethique-et-
meta-ethique.html
1
I: Non-cognitivisme, relativisme et scepticisme moral.

[Un chapitre dans lequel les SUBTILS SOPHISTES de la PERFIDE ALBION


répandent les germes maladifs du l’ERREUR et du DÉSARROI parmi de jeunes
esprits innocents, et dans lequel DAVID HUME échafaude une GUILLOTINE]

1) : Définitions.
Le non-cognitivisme est la position méta-éthique qui consiste à soutenir que « les
jugements moraux n'expriment pas des connaissances.4 ».
Il en existe plusieurs versions (l’émotivisme, l’expressivisme, le prescriptivisme),
en fonction de ce que sont censés être les jugements moraux s’ils ne sont pas des
jugements factuels.
Selon l’Émotivisme, les jugements moraux n’expriment que des attitudes
émotionnelles. Par exemple, un énoncé telle que :
« La torture est immorale. »
signifierait simplement que la personne qui l’exprime ressent une hostilité ou un
malaise vis-à-vis de la torture.
Pour l’expressivisme, les jugements moraux expriment seulement de
l’approbation ou de la désapprobation. Ainsi, dire que :
« Il peut être juste de tuer quelqu’un s’il en résulte un plus grand nombre
de vies sauvées. »
n’énonce absolument rien sur le monde en lui-même, mais signifie seulement que
je peux approuver certains types de meurtres.
Enfin, pour le prescriptivisme, les énoncés moraux expriment un
commandement. Par exemple, dire :
« La charité est une vertu. »
signifie uniquement : « Tu dois être une personne charitable ! ».

4
Anna. C. Zielinska, Introduction à Métaéthique. Connaissance morale, scepticismes et réalismes, Vrin,
2013, 326 pages, p.22-23.

2
Ainsi, pour le non-cognitiviste, les jugements moraux n’ont pas de valeur de
vérité (ils n’expriment pas des connaissances, ils ne peuvent pas être vrais ou faux,
n’étant pas relatifs à des faits indépendants de nos opinions), ce qui les
apparenteraient aux jugements esthétiques si le relativisme esthétique était vrai5.
Dans les 3 formes de non-cognitivismes qui précèdent, si leur thèse centrale est
exacte, nos jugements moraux ne disent jamais rien à propos du monde, mais
seulement quelque chose à propos de nos émotions ou intentions (ce que nous
ressentons, ce que nous voulons communiquer, ou ce que nous voulons obtenir
d’autrui). Or, nos émotions et intentions ne sont pas susceptibles d’être vraies
ou fausses. Donc, les jugements moraux n’expriment pas de connaissance.
Le non-cognitivisme est co-impliqué avec le relativisme moral (on parle aussi,
en anglais, de « moral anti-realism »). Le relativisme moral est la position qui
consiste à dire qu’il n’existe pas de valeurs morales objectives ; les valeurs
morales ne sont pas relatives à des traits de la réalité susceptible de les rendre
vraies ou fausses. (Il y a co-implication entre les deux positions car, s’il n’y a pas
de valeurs morales objectives, les jugements moraux ne peuvent pas exprimer de
connaissance vis-à-vis de faits moraux ; inversement, si les jugements moraux
n’expriment pas de connaissance, c’est que le relativisme moral est vrai.)
Sur le plan de l’éthique normative, le relativisme moral semble à son tour
impliquer (ou être du moins fortement susceptible d’impliquer) le nihilisme
moral, c’est-à-dire l’idée que le bien et le mal n’existe pas, qu’aucune valeur
n’est meilleure qu’une autre. Un nihiliste moral peut avoir des préférences
morales (il n’est pas évident qu’il soit seulement possible de ne pas en avoir) -par
exemple celle de son milieu social ou de sa culture nationale-, mais il sera
convaincu qu’elles sont arbitraires et rationnellement injustifiables.

Le relativisme moral est une position relativement populaire parmi les


philosophes de l’époque contemporaine. De nombreux penseurs estiment qu’il
n’existe pas de valeurs morales objectives. On peut citer parmi eux Nietzsche6,
Max Weber, Michel Foucault7, mais aussi un néo-kantien comme Raymond
Aron8, ou encore le philosophe britannique Isaiah Berlin. Bien qu’on ait pu

5
Cf : https://hydre-les-cahiers.blogspot.com/2017/06/subjectivisme-esthetique-versus.html
6
L’influence de Nietzsche a été énorme, notamment sur la « Révolution conservatrice » allemande, par
l’intermédiaire notamment de la philosophie de l’histoire d’Oswald Spengler.
7
Et plus généralement ce qu’on appelle la « philosophie post-moderne ».

3
contester que Karl Marx lui-même ait été un relativiste moral9, il semble aussi
clair que le marxisme10 soit également forme de relativisme moral, les catégories
morales étant réduites à une superstructure idéologique propre à une configuration
social-historique particulière.

Le scepticisme moral est une position distincte du non-cognitivisme, mais dont


les conséquences pratiques sont susceptibles d’être identiques. Le scepticisme (à
ne pas confondre avec le doute, qui n’est pas une position fixe mais une attitude
de pensée ouverte à la recherche) moral constitue à dire que la connaissance
morale est inaccessible à l’esprit humain. Au niveau méta-éthique, cela signifie
qu’on ne peut pas déterminer si le non-cognitivisme (ou le cognitivisme moral)
est vrai. Sur le plan de l’éthique normative, cela implique qu’on ne peut pas
identifier quels sont les principes qui devraient orienter la conduite humaine.
Les arguments qui attaquent le réalisme moral (la thèse selon laquelle il existe
des valeurs morales objectives) et le cognitivisme moral (la thèse selon laquelle
les jugements moraux expriment des connaissances) sont toutefois susceptibles
de nourrir le relativisme moral aussi bien que le scepticisme moral.

2) : Quelques arguments relativistes et sceptiques.


A : L’argument de la relativité.

8
« Entre une société communautaire, qui se donne elle-même pour valeur absolue, et une société
libérale, qui vise à élargir la sphère de l'autonomie individuelle, il n'y a pas de commune mesure. La
succession de l'une à l'autre ne saurait être appréciée, sinon par référence à une norme qui devrait être
supérieure aux diversités historiques. Mais une telle norme est toujours la projection hypostasiée de ce
qu'une collectivité particulière est ou voudrait être. » (Raymond Aron, Introduction à la philosophie de
l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique, Gallimard, 1986 (1938 pour la première
édition), 521 pages, p.183).
9
Encore que le philosophe marxiste Yvon Quiniou écrit bien que : « [Marx] ne croit pas ou paraît ne
pas croire en l’existence de valeurs objectives susceptibles d’obliger tous les hommes. » (« Raisons et
déraisons de l'engagement communiste », Nouvelles FondationS, 2006/3 (n° 3-4), p. 42-47. DOI :
10.3917/nf.003.0042. URL : https://www.cairn.info/revue-nouvelles-fondations-2006-3-page-42.htm
).
10
On le voit, le relativisme moral ne recoupe absolument pas un clivage politique droite/gauche.
François Huguenin montre par exemple que les penseurs contre-révolutionnaires (Joseph de Maistre,
Louis de Bonald) ou nationalistes (comme Charles Maurras) niaient aussi l’existence d’une loi ou d’un
droit naturel (cf : http://oratio-obscura.blogspot.com/2019/04/francois-huguenin-histoire.html ).
4
En fait, j’estime qu’il ne s’agit pas réellement d’un argument, mais plutôt d’une
difficulté pour la position du réaliste moral, ainsi que d’une explication de
l’incrédulité que provoque généralement à première vue cette position.
En effet, la majorité des gens sont dubitatifs vis-à-vis de l’existence de valeurs
morales objectives, parce qu’ils ont connaissance et font régulièrement
l’expérience de la relativité sociale, géographique et historique des croyances
morales. Ils fréquentent ou ont connaissance de personnes qui ne partagent pas
leurs propres croyances morales, ils savent que les valeurs dominantes de leur
société n’étaient pas toujours admises dans les époques passées, et que les valeurs
varient également en fonction des sociétés et des cultures.
Cette expérience est encore renforcée par les découvertes scientifiques
(sociologiques, historiques ou psychologiques), ou par des méthodes
philosophiques comme la généalogie nietzschéenne, qui reconstituent la manière
dont les croyances morales se sont formées et diffusées au cours du temps, et les
causes qui rendent compte de ce phénomène.
Le philosophe sceptique John L. Mackie (1917-1981) a cru pouvoir tirer de cet
état de fait un argument : « L'argument de la relativité tire sa force simplement
du fait qu'il est plus facile d'expliquer les variations réelles des codes moraux par
l'hypothèse selon laquelle elles reflètent des modes de vie, que par celle selon
laquelle elles expriment la perception de valeurs objectives, où cette perception
serait dans la plupart des cas franchement défectueuse et fâcheusement
déformée.11 »
En réalité, le passage du constat ordinaire de la relativité des valeurs à la
validation philosophique du relativisme moral n’est pas légitime. Le fait que
les valeurs soient relatives au sens de leur diffusion empirique ne prouve pas
qu’elles soient relatives au sens méta-éthique, c’est-à-dire qu’elles ne soient
relatives à aucun fait extérieur aux préférences de l’agent. Dire que les valeurs
sont retenues ou acquises en fonction de causes déterminées, c’est nous dire
quelque chose sur l’origine des valeurs, mais pas sur leur nature. C’est une
réflexion sur l’origine, qui relève de la science, et non une réflexion sur le
fondement des valeurs, qui relève de la recherche philosophique.
Par exemple, on peut parfaitement admettre une explication causale du fait que
X considère comme vraie l’affirmation suivante :
« La torture est toujours injuste. »

11
John L. Mackie, Ethics. Inventing right and wrong, Penguin Books, 1990 (1977 pour la première
édition anglaise), 249 pages, p.37.
5
en raison de son milieu social, de sa religion, de l’époque durant laquelle il a vécu,
etc. etc. ; à la fin des fins, l’explication causale ne répondra jamais à la question
de savoir si X a raison ou tort par rapport à ce jugement, ou si un tel énoncé serait
susceptible d’être vrai ou faux (comme le soutient le cognitivisme moral). C’est
tout simplement un problème différent (philosophique).
Le relativiste moral comme le réaliste moral peuvent s’accorder sur le constat,
banal, que les valeurs varient. Mais ça ne constitue pas une preuve que les
jugements de valeurs soient dépourvus d’objectivité et n’expriment pas de
connaissances. Le réaliste moral peut très bien avancer que la variabilité des
valeurs doit être expliquée au moins en partie par le fait que les gens échouent à
identifier correctement la nature des faits moraux, et que leurs différentes
erreurs par rapport à ces faits sont à l’origine de croyances morales diverses (de
manière analogue au fait que, par exemple, différentes erreurs purement factuelles
sur la nature de l’univers sont à l’origine de différentes croyances non-morales,
par exemple la croyance aux esprits des ancêtres, ou tout autre croyance religieuse
ou contraire à la science. Personne de sensé ne considère la diversité des croyances
purement factuelles comme une preuve qu’il n’existe pas de réalité objective.
Pourquoi en iraient-ils différemment s’agissant des croyances morales ?).

On peut donc sans contradictions être, comme je le suis, à la fois déterministe


sur la question de l’origine de l’acquisition des valeurs, et réaliste moral par
rapport à la nature des valeurs morales.

B : La « Loi de Hume ».
« Le problème central en philosophie morale est communément connu comme le
problème du rapport entre ce qui est (is) et ce qui doit être (ought). »
-W. Hudson, The Is-Ought Question, New York, Saint Martin, 1969, p.11.
Il existe toutefois de véritables raisons philosophiques de soutenir la validité du
non-cognitivisme et du scepticisme moral. L’une des plus influente a été avancée
par le philosophe écossais David Hume (1711-1776). Il affirme dans un passage
célèbre que :
« Je ne peux pas m’empêcher d’ajouter à ces raisonnements une remarque qui,
peut-être, sera trouvée de quelque importance. Dans tous les systèmes de morale
que j’ai rencontrés jusqu’alors, j’ai toujours remarqué que les auteurs, pendant
un certain temps, procèdent selon la façon habituelle de raisonner et établissent
l’existence de Dieu ou font des observations sur les affaires humaines ; puis,
6
soudain, je suis surpris de voir qu’au lieu des habituelles copules est et n’est
pas, je ne rencontre que des propositions reliées par un doit ou un ne doit pas.
Ce changement est imperceptible mais néanmoins de la première importance.
En effet, comme ce doit ou ne doit pas exprime une nouvelle relation ou
affirmation, il est nécessaire qu’on la remarque et qu’on l’explique. En même
temps, il faut bien expliquer comment cette nouvelle relation peut être déduite des
autres qui en sont entièrement différentes car cela semble totalement
inconcevable. Mais, comme les auteurs n’usent pas habituellement de cette
précaution, je me permettrai de la recommander aux lecteurs et je suis persuadé
que cette petite attention renversera tous les systèmes courants de morale et nous
fera voir que la distinction du vice et de la vertu ne se fonde pas simplement sur
les relations des objets et qu’elle n’est pas perçue par la raison.12 »
Dans ce texte, Hume affirme qu’il existe un écart entre les faits et valeurs, et qu’il
n’est pas possible de déduire un jugement normatif de prémisses descriptives
sans violer la logique. Les faits sont des états du monde, les valeurs sont des désirs
sur ce qui devrait être réalisé (ou non).
Pour Hume, les premiers ne peuvent pas fonder la légitimité des seconds, car il
n’y a aucun caractère de nécessité logique dans le passage des jugements de
faits aux jugements de valeurs. On pourrait ainsi s’accorder sur des prémisses
descriptives sans qu’aucune exigence de rigueur intellectuelle nous oblige à
accepter une déduction normative -il n’y a pas de solution de continuité entre les
deux types de jugements, et les premiers ne rendent pas vrais ou faux les seconds.
On parle ainsi de « loi de Hume13 » ou de « guillotine de Hume ».
Comme cet écart existe, les jugements moraux ne peuvent pas prétendre être
objectifs. Hume conclut donc en faveur d’un non-cognitivisme émotiviste14.

12
David Hume, Traité de la nature humaine. Essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement
dans les sujets moraux, 1739 pour la première édition, traduction Philippe Folliot, 2007.
13
On a pu contester (mais à mon avis de manière non-convaincante) que Hume ait jamais adhéré lui-même à l’idée
passée à la postérité sur le nom de « loi de Hume » (cf Vanessa Nurock, « Faut-il guillotiner la loi de Hume ? »,
chapitre 10 in Jean-Pierre Cléro & Philippe Saltel, Lectures de Hume, Ellipses, 2009, 406 pages, pp.259-272).
14
« Peut-il y avoir quelque difficulté à prouver que le vice et la vertu ne sont pas des choses de fait dont l’existence
pourrait être inférée par la raison ? Prenez une action reconnue comme vicieuse, un meurtre prémédité, par
exemple. Examinez-le de tous les points de vue et voyez si vous pouvez trouver cette chose de fait, cette existence
réelle que vous appelez vice. Quelle que soit la façon dont vous le considériez, vous trouverez seulement certaines
passions, certains motifs, certaines volitions et certaines pensées. Il n’y aucune autre chose de fait dans ce cas. Le
vice vous échappe entièrement aussi longtemps que vous considérez l’objet. Vous ne pourrez jamais le trouver
tant que vous ne tournerez pas votre réflexion vers l’intérieur de votre cœur où vous trouverez un sentiment de
désapprobation qui naît en vous envers cette action. Là, il y a une chose de fait mais c’est un objet du sentiment,
non de la raison. Il se trouve en vous-mêmes et non dans l’objet. De sorte que, quand vous déclarez qu’une action
ou un caractère est vicieux, vous ne voulez dire qu’une chose : que, par la constitution de votre nature, vous

7
Prenons un exemple (tiré d’un cas réel) pour illustrer :
« Telle ligne de chemin de fer n'est pas rentable. Aucune compagnie privée
ne voudrait y faire circuler des trains. Il faut donc que l'Etat intervienne
pour assurer ce service. »
On peut réécrire cet argumentaire pour mieux faire ressortir l’aspect descriptif des
deux premières phrases (et de leurs présupposés) :
1) : Les entreprises privées cherchent le profit.
2) : Il existe une ligne de chemin de fer qui ne peut pas être exploitées de
manière profitable.
3) : Il s’ensuit qu’aucune entreprise privée de transport ferroviaire ne
voudra y faire circuler de train.
4) : Il faut que l’Etat prenne en charge la circulation des trains sur cette
ligne.
On peut, comme c’est mon cas, être politiquement en désaccord avec 4). Le
problème est que, que l’on soit d’accord ou non avec 4), 4) ne semble pas découler
du syllogisme de 1) à 3) (et c’est bien pour cela que 4) apparaît comme une
affirmation dénuée de toute force intellectuellement contraignante aux yeux de
ceux qui ne sont déjà pas d’accord avec 4).). Entre 3) et 4), il s’opère un
glissement d’une déduction factuelle à un jugement de valeur, et c’est bien ce
type de glissement qui paraît arbitraire et irrationnel aux yeux de Hume.
Certains admettront qu’il est exact que 3) n’entraîne pas la vérité de 4), mais
aurons tendance à penser que ce problème ne se poserait pas dans un argumentaire
plus long et plus élaboré. Ils suggèreront que la loi de Hume ne serait pas valable
dans un raisonnement moral plus explicite.
Le problème est que si on rajoute une ou plusieurs prémisses morales, par
exemple, si on dit :
1) : Les entreprises privées cherchent le profit.
2) : Il existe une ligne de chemin de fer qui ne peut pas être exploitées de
manière profitable.

éprouvez quelque chose, vous avez un sentiment de blâme en considérant cette action. Le vice et la vertu peuvent
donc être comparés à des sons, des couleurs, du chaud et du froid qui, selon la philosophie moderne, ne sont pas
des qualités des objets mais sont des perceptions de l’esprit. Cette découverte en morale, comme cette autre faite
en physique, doit être regardée comme un considérable progrès dans les sciences spéculatives bien que, comme
l’autre, elle ait peu ou pas d’influence dans la pratique. »

8
3) : Il s’ensuit qu’aucune entreprise privée de transport ferroviaire ne
voudra y faire circuler de train.
4) : L’absence d’accès à une ligne de chemin de fer nuit à l’intérêt général.
5) : Il faut réaliser l’intérêt général.
6) : L’Etat est le garant de l’intérêt général.
7) : Il faut que l’Etat prenne en charge la circulation des trains sur cette
ligne.

On a « densifié » la justification morale de l’affirmation finale, mais à partir de


prémisses qui n’ont toujours aucune objectivité, puisque le problème du
glissement ne fait que se reproduire de 3) à la nouvelle prémisse 4). En effet,
en quoi la vérité de 3) prouve-t-elle la vérité de 4) ? En rien. Même si on pense
que 4) est vrai, 4) n’est pas vrai en raison de 3) !
Et par conséquent la Loi de Hume reste valable, les prémisses et la conclusion
morale ne peuvent toujours pas prétendre découler de l’objectivité de
prémisses descriptives.

La loi de Hume constitue donc un obstacle épineux aux prétentions du réalisme


moral.

C : L’héritage de Georges Moore.


En 1903, le philosophe britannique George Edward Moore (1873-1958), l’un des
fondateurs de la philosophie dite « analytique », a publié les Principia Ethica,
un ouvrage qui, jusqu’à nos jours, a eu une importance majeure sur le
développement de la méta-éthique dans les pays de langue anglaise.
Il est impossible de résumé ici ce livre extrêmement dense, mais il faut savoir que
pour Moore : « il n'y avait que trois possibilités pour que le "bien" (dans son sens
éthique) "dénote" quelque chose: qu'il dénote quelque chose de simple et
d'indéfinissable (c'est-à-dire qu'il représente une propriété ou une caractéristique
simple que les choses ou les actions peuvent avoir) ; qu'il dénote quelque chose
de complexe ; ou qu'il ne signifie rien du tout, et il n'existe pas de sujet tel que
l'éthique. Rejetant les deuxième et troisième possibilités, il s'est rallié à la

9
première, et a fait valoir que ce quelque chose de simple et d'indéfinissable doit
être une propriété non naturelle.15 »
Moore lui-même était un réaliste moral non-naturaliste16 (cette sous-classe sera
expliquée dans le grand II), un intuitionniste (le Bien est connu par une faculté
spéciale de connaissance que serait l’intuition) et un conséquentialiste (une action
est bonne si ses conséquences le sont).
Pourtant, dans le demi-siècle qui a suivi, un nombre non négligeable de
philosophes ont été attirés par le non-cognitivisme en raison des conclusions de
Moore. En effet, on ne voit pas très bien, au juste, ce que serait censé être une
propriété non-naturelle. L’existence d’un tel fait ne correspond pas à l’idée que
nombre d’esprits modernes (même non partisan du matérialisme philosophique)
se font du monde. Mackie, par exemple, a élaboré à partir du là un argument contre
le réalisme moral :
« L'argument le plus important et sans aucun doute le plus généralement
applicable, est celui de la bizarrerie. Il a deux parties, l'une métaphysique, l'autre
épistémologique. S'il y avait des valeurs objectives, il y aurait alors des entités,
qualités ou relations d'un genre très étrange, complètement différentes de tout ce
que l'on trouve dans l'univers. […]
Quelle est la connexion entre le fait naturel qu'une action soit un cas de cruauté
délibérée -disons, faire souffrir autrui juste pour s'amuser -et le fait moral qu'elle
soit moralement mauvaise ? Cela ne peut être une implication, une nécessité
logique ou sémantique. Pourtant, il ne s'agit pas non plus d'une simple occurrence
simultanée de ces deux caractéristiques. L'immoralité de l'action doit en quelque
sorte "être consécutive" ou "survenir" ; elle est mauvaise parce que c'est un cas
de cruauté délibérée. Mais, dans le monde, que signifie ce "parce que" ? Et
comment pouvons-nous connaître la relation qu'il signifie, si le fait que la société
condamne de telles actions (nous y compris, peut-être parce que nous sommes
imprégnés des attitudes de notre environnement social) n'est pas ce dont il est
question ici ? Il n'est même pas suffisant de postuler l'existence d'une faculté qui
"perçoit" l'immoralité : il nous faut postuler l'existence de quelque chose qui doit
voir instantanément les caractéristiques naturelles qui constituent la cruauté,
ainsi que l'immoralité et le lien consécutif mystérieux entre les deux.
Éventuellement, l'intuition requise pourrait être la perception que l'immoralité est
une propriété d'ordre supérieur, appartenant à son tour à certaines propriétés

15
John L. Mackie, Ethics. Inventing right and wrong, op.cité, p.50.
16
https://fr.wikipedia.org/wiki/Non-naturalisme_moral

10
naturelles ; mais en quoi consiste cette appartenance de propriétés à d'autres
propriétés, et comment pouvons-nous la discerner ?17 »
Par conséquent, de nombreux philosophes ont préféré abandonner l’idée que
les jugements moraux seraient relatifs à un fait du monde, au profit d’une
compréhension non-cognitiviste des croyances morales. Il y a donc eu une
influence de Moore sur le succès du non-cognitivisme (dans sa variante
émotiviste18 en particulier) et du scepticisme : « Beaucoup de ceux qui ont été
impressionnés par les critiques de Moore concernant le naturalisme moral et par
ses arguments en faveur de la "non-analysabilité" de la bonté sont passés à une
position non cognitiviste en ce qui concerne l'éthique ; l'intuitionnisme de Moore
leur a semblé n'être qu'une expression de foi de sa part dans la possibilité d'un
savoir moral, mais une possibilité qui a été minée par ses propres arguments. À
cet égard, l'éthique de Moore a donc été, en fait, sapée de l'intérieur, et le
mouvement émotiviste, ainsi que ses successeurs de plus en plus sophistiqués, font
partie de l'héritage historique de l'anti-naturalisme de Moore.19 »
On peut citer à titre d’exemple le cas de Ludwig Wittgenstein (1889-1951), qui
a étudié auprès de Moore. Wittgenstein écrit ainsi : « Nos mots, tels que nous les
employons en science, sont des vaisseaux qui ne sont capables que de contenir et
de transmettre signification et sens - signification et sens naturels. L'éthique, si
elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne peuvent exprimer que des faits
; comme une tasse à thé qui ne contiendra jamais d'eau que la valeur d'une tasse,
quand bien même j'y verserais un litre d'eau. J'ai dit que dans la mesure où il
s'agit de faits et de propositions, il y a seulement valeur relative, justesse, bien
relatifs. Avant de poursuivre, permettez-moi de l'illustrer par un exemple assez
parlant. La route correcte est celle qui conduit à un but que l'on a prédéterminé
de façon arbitraire et il est tout à fait clair pour chacun de nous qu'il n'y a pas de
sens à parler d'une route correcte en dehors d'un tel but prédéterminé. Voyons

17
John L. Mackie, Ethics. Inventing right and wrong, op.cité, p.41.
18
Exemples d’émotivistes : Alfred Jules Ayer (1910-1989), Charles Stevenson (1908-1979), et certains
philosophes du Cercle de Vienne comme Rudolf Carnap (1871-1970). D’après Alasdair MacIntyre
(After Virtue. A Study in Moral Theory, University of Notre Dame Press, Notre Dame, Indiana, Third
edition, 2007 (1981 pour la première édition américaine), 286 pages, p.16), John Maynard Keynes était
également admiratif de l’ouvrage de Moore. On peut aussi citer l’autre fondateur britannique de la
philosophie analytique, Bertrand Russell, pour lequel : « « La science ne peut décider des questions de
valeur […], il est impossible d’en décider intellectuellement […], elles sont en dehors du vrai et du faux.
» (Éthique et politique, Payot, 2014, 1954 pour la première édition britannique, p.180).
19
Thomas Baldwin, « Moore's rejection of ethical naturalism », Revue de métaphysique et de morale,
2006/3 (n° 51), p. 291-311. DOI : 10.3917/rmm.063.0291. URL : https://www.cairn.info/revue-de-
metaphysique-et-de-morale-2006-3-page-291.htm

11
maintenant ce que nous pourrions entendre par l'expression : "la route
absolument correcte". Je pense que ce serait la route que chacun devrait prendre,
mû par une nécessité logique, dès qu'il la verrait, ou sinon il devrait avoir honte.
Similairement, le bien absolu, si toutefois c'est là un état de choses susceptible
de description, serait un état dont chacun, nécessairement, poursuivrait la
réalisation, indépendamment de ses goûts et inclinations, ou dont on se sentirait
coupable de ne pas poursuivre la réalisation. Et je tiens à dire qu'un tel état de
choses est une chimère. Aucun état de choses n'a, en soi, ce que j'appellerais
volontiers le pouvoir coercitif d'un juge absolu.20 »
Wittgenstein ne pensait manifestement pas que les jugements moraux peuvent être
fondés en raison, par référence à un quelconque fait de la réalité. Pour lui comme
pour Moore, le langage éthique serait constitué de termes ne renvoyant pas à des
propriétés naturelles, et seules ses dernières seraient susceptibles d’être
rationnellement connues (par une science par exemple). Par conséquent, il n’y a
pas d’exercice de la raison s’agissant du bien fondé de nos croyances
morales ; nous pouvons savoir rationnellement qu’un moyen est adéquat à une
fin (rationalité instrumentale), mais nous ne connaissons pas de fin indépendante
de nos préférences arbitraires. Il n’y a pas de jugements moraux dotés de valeur
de vérité, faute de faits moraux rationnellement appréhendables. Par conséquent,
le relativisme moral s’impose.

3 : Conclusion.
Devant toutes ces difficultés, il peut effectivement sembler plus simple de croire,
avec Mackie, que les différences entre les jugements moraux ne renvoient pas à
des erreurs par rapport à des faits, mais sont simplement l’expression de
préférences arbitraires (issues de l’évolution naturelle, de la culture, de la classe
sociale, des « forces actives et réactives » au sens de Nietzsche, etc.).
Admettre la validité du relativisme moral (ou du scepticisme moral) emporte de
lourdes conséquences philosophiques : l’impossibilité de fonder
rationnellement nos préférences morales, l’inexistence ou l’impossibilité de
connaître un bien naturel ou un droit naturel.
Il est intéressant de souligner la popularité du relativisme moral à notre
époque. Bien entendu, historiquement parlant, cette popularité ne doit sans doute
pas grand-chose à la qualité des arguments présentés ci-dessus, puisqu’ils sont

20
Ludwig Wittgenstein, Conférence sur l'Éthique, 1929, Folio Essais, p. 146-148.
12
peu connus du grand public. Il est plus plausible que de nombreuses personnes
soient aujourd’hui sceptiques ou relativistes en raison de :
1) : Le déclin de la religion dans le monde occidental, qui représentait une source
de valeurs morales absolues.
2) : L’interpénétration croissante des cultures, liés à la mondialisation, qui rend
plus courante l’expérience de la relativité de nos propres valeurs.
3) : La diffusion des sciences élucidant causalement la formation de nos
préférences morales.
4) : L’ignorance ou le manque de curiosité vis-à-vis des philosophies morales
réalistes.

Cette popularité est toutefois susceptible d’entraîner un certain nombre de


problèmes sociaux liés aux conséquences pratiques du relativisme.
D’abord, contrairement à une légende tenace, l’absence de croyance à une vérité
morale ne mène pas nécessairement à la tolérance de toutes les opinions et à
la bienveillance vis-à-vis d’autrui. Comme l’ont noté aussi bien Nietzsche que
Murray Rothbard, en l’absence d’un référentiel extérieur pour trancher les
divergences éthiques, les conflits moraux ou politiques ne sont pas susceptibles
d’être résolus de manière dialogiques et non-violentes. Le relativisme moral
généralisé peut donc favoriser la volonté d’imposer ses préférences arbitraires par
tous les moyens.
On peut aussi se demander si la diffusion du relativisme moral n’entraîne pas
nécessairement une population vers l’hédonisme. En effet, s’il ne peut jamais être
vrai ou faux de dire que « le plaisir X est mauvais », on ne voit pas très bien quelle
force (sinon une autorité légale menaçante) empêcherait l’individu de vouloir y
goûter. Après tout, le plaisir, lui, est réel, tandis que les interdictions sont des
inventions arbitraires…
On peut aussi se demander s’il n’y a pas une forme d’incohérence de la part du
relativiste moral (ou du sceptique) lorsqu’il continue d’émettre des jugements
moraux. Après tout, si ces jugements ne sont ni vrais ni faux, ne serait-il pas plus
décent21 et plus économe que d’arrêter tout simplement d’y recourir ? Il
s’ensuivrait alors un apolitisme complet -et on peut donc se demander si les

21
« Tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut
garder le silence. » (Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Éditions Gallimard,
Bibliothèque de philosophie, 1993 (1922 pour la première édition britannique), 122 pages, p.26).

13
phénomènes de dépolitisations contemporains ne sont pas issus de la croyance
qu’aucune politique n’est réellement plus conforme au Bien qu’une autre (puisque
le Bien est une croyance arbitraire).
On peut enfin se demander si le relativiste moral cohérent possède encore une
motivation sérieuse à agir ? Ne devrait-il pas tomber dans une complète apathie,
puisqu’aucune de ses actions ne peut être juste ? Ou bien peut-être est-il obligé
de vivre dans une illusion volontaire en faisant comme si ses préférences étaient
justifiées, tout en sachant en son for intérieur qu’elles ne sont pas ? …
On peut légitimement se poser la question de savoir si une telle croyance ne
conduit pas à un profond malaise existentiel (ce qui, bien sûr, ne prouve pas
qu’elle soit fausse). Si c’est le cas, et si le relativisme moral était vrai, il y aurait
quelque chose d’étrange et de contre-intuitif par rapport à notre expérience
ordinaire de la vérité, à ce que la connaissance de la vérité en méta-éthique soit
aussi délétère sur l’esprit humain…
Les implications pratiques cohérentes avec la prémisse méta-éthique non-
cognitiviste semblent donc osciller entre un pôle de satisfaction hédoniste violente
et un pôle de désintérêt vis-à-vis de l’existence qui confine à l’absurde
(puisqu’aucune manière de mener sa vie n’est bonne).
Ces conséquences négatives sont peut-être des indices qu’il y a quelque chose qui
ne va pas avec le non-cognitivisme. Dans la section suivante, nous allons
maintenant proposer une réfutation de celui-ci.

14
II : De l’anthropologie téléologique au naturalisme
moral. Défense matérialiste du cognitivisme et
fondation d’une éthique eudémoniste.

[Un chapitre dans lequel une AVENTURE EXALTANTE permet d’échapper à la


GUILLOTINE de HUME, dans lequel l’HYDRE relativiste est terrassée et où les
droits de la VÉRITÉ sont rétablis]

Dans la partie précédente, nous avons présentés des arguments en faveur du non-
cognitivisme moral.
Le problème de ce positionnement méta-éthique, outre les conséquences
pratiques qu’il semble entraîner, est qu’il fait violence à une croyance courante de
sens commun, celle suivant laquelle nos jugements moraux seraient vraiment
dotés d’une validité extérieure à nos préférences, qui leur conféreraient une
légitimité et une force sociale contraignante. Par exemple, lorsque je dis que :
« Le viol est un crime abject. »
J’ai vraiment l’impression d’énoncer non seulement une préférence mais un état
de chose réel, susceptible d’être appréhendé et reconnu par autrui, et j’ai vraiment
l’impression que la négation de la vérité de cette proposition serait une erreur, une
irrationnalité au moins analogue à la négation d’un énoncé descriptif vrai ou à la
négation d’un savoir scientifique dont nous n’aurions pas de bonnes raisons de
penser qu’il serait inexact.
Si le relativisme moral était vrai, alors cette impression serait erronée, peut-être
illusoire, ou peut-être la manifestation d’une forme d’orgueil ou d’une tentative
abusive de rallier autrui à mes préférences en suggérant qu’il fait une erreur alors
que le domaine des préférences morales n’est pas susceptible d’être sujet à
l’erreur. C’est quelque chose qui semble très difficile à admettre, quand bien
même nous pouvons reconnaître qu’il existe certains bons arguments en faveur
15
du relativisme moral. Est-il possible de rendre raison de cette intuition qu’il y
a quelque chose qui ne va pas avec la position non-cognitiviste ?

Dans cette seconde partie, je vais entreprendre de défendre ces deux positions
interdépendantes que sont le cognitivisme moral (les jugements moraux
expriment bien des connaissances ; ils ont une valeur de vérité) et le réalisme
moral (il existe des valeurs morales objectives). Plus spécifiquement, je vais
défendre une forme du réalisme moral connue sous le nom de naturalisme
moral22. Le naturalisme moral consiste à soutenir que les propriétés morales
existent et sont des propriétés naturelles, ce qui permet d’éviter les objections
contre le réalisme moral non-naturaliste que nous avons vu précédemment.
Mais pour en arriver là, quittons un moment le domaine de la méta-éthique pour
celui de l’anthropologie philosophique.

1) : Un pas en arrière. Détour anthropologique chez les Anciens et


quelques Modernes.
L’anthropologie philosophique (à ne pas confondre avec la science du même
nom) est la partie de la recherche philosophique consacrée à l’étude de la nature
humaine. Sa question directrice est « qu’est-ce que l’Homme ? » (ou encore :
« qu’est-ce qui est propre à l’Homme par rapport à toutes les autres réalités ? »).
L’anthropologie philosophique occupe une place intermédiaire par rapport aux
branches fondamentales de la philosophie (ontologie, épistémologie), et la
réflexion morale (savoir ce qui est bon pour l’Homme suppose de savoir -
jusqu’à un certain point- ce qui est, ce qu’est connaître, et aussi de savoir aussi
clairement que possible ce qu’est l’Homme). Il peut donc être utile d’opérer un
détour par la réflexion anthropologique pour éclairer le problème méta-éthique
qui est le nôtre.
La thèse que je soutiendrais dans cette section est que, parmi d’autres
caractéristiques remarquables, l’Homme présente celle d’avoir une nature
orientée vers une finalité. Autrement dit, être un homme, c’est avoir un but
fondamental (en grec ancien : telos23) que l’on poursuit de façon nécessaire.

22
Il en existe plusieurs variantes ; cf : David Copp, "Varieties of Moral Naturalism", Filosofia Unisinos,
13 (2-supplement): 280-295, octobre 2012 : http://academienouvelle.forumactif.org/t4410-david-copp-
varieties-of-moral-naturalism#7173
23
https://fr.wiktionary.org/wiki/τέλος
16
Dans la philosophie occidentale, ce trait semble avoir été identifié pour la
première fois par Aristote :
« Par ailleurs, est final, disons-nous, le bien digne de poursuite en lui-même,
plutôt que le bien poursuivi en raison d'un autre ; de même, celui qui n'est jamais
objet de choix en raison d'un autre, plutôt que les biens dignes de choix et en eux-
mêmes et en raison d'un autre ; et donc, est simplement final le bien digne de
choix en lui-même en permanence et jamais en raison d'un autre. Or ce genre de
bien, c'est dans le bonheur surtout qu'il consiste, semble-t-il. Nous le voulons, en
effet, toujours en raison de lui-même et jamais en raison d'autre chose.
L'honneur, en revanche, le plaisir, l'intelligence et n'importe quelle vertu, nous
les voulons certes aussi en raison d'eux-mêmes (car rien n'en résulterait-il, nous
voudrions chacun d'entre eux), mais nous les voulons encore dans l'optique du
bonheur, dans l'idée que, par leur truchement, nous pouvons être heureux,
tandis que le bonheur, nul ne le veut en considération de ces biens-là, ni
globalement, en raison d'autre chose. […]
Le bonheur paraît quelque chose de final et d'autosuffisant, étant la fin de tout
ce qu'on peut exécuter. »
(Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre I, traduction Richard Bodéüs, GF
Flammarion, 2004, 560 pages, pp.67-68).

L’homme, être de désir24, recherche des biens (des biens tangibles ou des biens
moraux, peu importe ici). Les biens sont certes pourvoyeurs de plaisir, de
satisfactions, de joies, etc., mais ces effets ne constituent pas une explication
suffisante et finale de ce pour quoi les biens sont recherchés. En effet, pour tout
bien donné (la gloire par exemple), nous serions prêts à l’échanger contre le
bonheur lui-même, ce qui prouve que le Bonheur occupe le sommet de la
hiérarchie de tous les biens. Il est le souverain Bien parce que tout autre chose
désiré l’est aussi et avant tout en tant que médiation vers lui. Les autres biens ont
un aspect instrumental, tandis que le bonheur n’est cherché que pour lui-même25.
Il est ce pour quoi nous agissons in fine.

24
« Le Désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée, par quelque
sienne affection donnée, à faire quelque chose. » (Baruch Spinoza, Éthique, troisième partie, Définitions
des sentiments : I, 1677).
25
« Mon bonheur n'est pas un moyen d'arriver à une quelconque fin. Il est la fin. Il est son propre but.
Il est sa propre raison d'être. » (Ayn Rand, Hymne, 1938).

17
Autrement dit, il existe un terme naturel de l’action, qui est le point au-delà
duquel aucun autre bien n’est recherché, parce que l’Homme jouit déjà d’un état
de plénitude effective. Les épicuriens emploient la notion d’euthymie26 dans un
sens très proche de l’idée de bonheur qu’analyse ici Aristote.

Dans son ontologie de l’action (dite « praxéologie »), le philosophe et


économiste Ludwig von Mises, ne dit pas autre chose27. Exister pour l’être
humain, mener sa vie, c’est produire une succession d’actions. Mais qu’est-ce que
c’est que faire une action, et pourquoi en faisons-nous ? :
« L'homme qui agit désire fermement substituer un état de choses plus
satisfaisant, à un moins satisfaisant. Son esprit imagine des conditions qui lui
conviendront mieux, et son action a pour but de produire l'état souhaité. Le
mobile qui pousse un homme à agir est toujours quelque sensation de gêne. Un
homme parfaitement satisfait de son état n'aurait rien qui le pousse à le
changer. Il n'aurait ni souhaits ni désirs ; il serait parfaitement heureux. II
n'agirait pas ; il vivrait simplement libre de souci.28 »

Il y a donc action parce qu’il y a désir, parce qu’il y a sentiment de manque ;


mais dans l’état de bonheur, il n’y aucun manque, et c’est pour cela que le
bonheur constitue le terme naturel de l’activité humaine.
La nature humaine est donc finalisée en cela qu’elle recherche
nécessairement et continuellement la réalisation d’un certain état, qui est le
bonheur. Être un homme, c’est rechercher le bonheur ; mener une vie humaine,
c’est rechercher des choses et produire des actions dont nous pensons qu’elles
nous rapprochent du bonheur, qu’elles nous donneront le bonheur le plus
continuellement possible.

26
https://fr.wikipedia.org/wiki/Euthymie
27
Idem dans la psychologie diélienne : « Tous les projets, tous les moyens de réalisation, et tous les buts
multiples, aspirent à s'orienter vers un but idéal ; ils doivent être eux-mêmes comparés, valorisés,
examinés, selon leur valeur définitive, selon leur capacité d'aboutir à la satisfaction définitive. Ce devoir
n'est pas extérieurement imposé, il est immanent au désir et à son besoin de satisfaction. La satisfaction
définitive n'est possible que par la réalisation de la connexion harmonieuse des désirs, connexion qui,
parce que source de joie, est le sens même de la vie. » (Paul Diel, Psychologie de la motivation. Théorie
et application thérapeutique, Éditions Payot et Rivages, 2018 (1947 pour la première édition), 434
pages, p.30). Voir aussi : Wataru Sato, Takanori Kochiyama, Shota Uono, Yasutaka Kubota, Reiko
Sawada, Sayaka Yoshimura & Motomi Toichi, « The structural neural substrate of subjective
happiness », Sci Rep 5, 16891 (2015). https://doi.org/10.1038/srep16891
28
Ludwig von Mises, L'Action Humaine. Traité d'économie, 1949.
18
D’autres philosophes ont souligné cette orientation téléologique et eudémoniste
(du grec : εὐδαιμονία / eudaimonía, « béatitude ») de la nature humaine :
« Tous sans exception, nous voulons être heureux ! [...]
Mais qu’est ceci ? Que l’on demande à deux hommes s’ils veulent être soldats, et
il peut se faire que l’un réponde oui, l’autre non ; mais qu’on leur demande s’ils
veulent être heureux, et tous les deux aussitôt sans la moindre hésitation disent
qu’ils le souhaitent, et même, le seul but que poursuive le premier en voulant être
soldat, le seul but que poursuive le second en ne le voulant pas, c’est d’être
heureux. Serait-ce donc que l’on prend sa joie, l’un ici, l’autre là ? Oui, tous les
hommes s’accordent pour déclarer qu’ils veulent être heureux, comme s’ils
s’accorderaient pour déclarer, si on le leur demandait, qu’ils veulent se réjouir,
et c’est la joie elle-même qu’ils appellent vie heureuse. Et même si l’un passe ici,
l’autre là pour l’atteindre, il n’y a pourtant qu’un seul but où tous s’efforcent de
parvenir : la joie. » (St. Augustin d'Hippone, Les Confessions, 354-430).
« Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques
différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les
uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans
tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la
moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous
les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. » (Blaise Pascal, Pensées, 138,
édition Michel Le Guern).
C’est un point tout à fait central (de par ses implications éthiques) pour certains
philosophes matérialistes antiques ou modernes :
« Il faut donc faire de ce qui produit le bonheur l'objet de ses soins, tant il est vrai
que, lorsqu'il est présent, nous avons tout et que, quand il est absent, nous
faisons tout pour l'avoir. » (Épicure, Lettre à Ménécée, in Daniel Delattre &
Jackie Pigeaud (éds), Les Épicuriens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris,
2010, 1481 pages, p.45).
« Nous ne pouvons douter que l’homme ne le cherche dans tous les instants de sa
durée ; d’où il suit que le bonheur le plus durable, le plus solide, est celui qui
convient le plus à l’homme. […] Ce n’est que son propre bonheur que l’homme
peut envisager dans toutes ses actions, ses pensées, ses désirs, ses passions. »
(Paul-Henri Thiry d’Holbach, Système social ou Principes naturels de la Morale
& de la Politique avec un Examen de l’Influence du Gouvernement sur les Mœurs,
1773 in Œuvres philosophiques (1773-1790), Éditions coda, 2004, 842 pages,
pp.5-314, pp.40-41).

19
(Par parenthèse, notons qu’il suit de l’établissement de ce fait que l’égoïsme
psychologique est vrai. L’égoïsme (à ne pas confondre avec l’égocentrisme)
psychologique affirme que nous sommes nécessairement motivés à rechercher
notre propre intérêt.
Or, puisqu’agir, c’est viser un état de chose que nous jugeons plus satisfaisant que
l’état de chose actuel, tout désir et tout action sont nécessairement intéressées.
Vouloir réaliser notre propre bonheur -ce que nous ne pouvons pas ne pas
vouloir- c’est vouloir réaliser un but égoïste, indépendamment du fait que les
finalités intermédiaires que nous choisissons comme médiation vers ce but final
soit des actions bonnes ou mauvaises, bénéfiques pour les autres ou pas, etc.
Il suit du fait que l’égoïsme psychologique soit vrai le fait que sont radicalement
fausses -et même ridicules- les doctrines morales qui identifient le bien avec
l’action désintéressée29, puisqu’un tel type d’action ne peut pas être réalisé par
un être humain.
La bienveillance à l’égard d’autrui peut être bonne, mais elle peut jamais être
désintéressée. Se soucier d’autrui, c’est toujours en même temps se soucier de ne
pas perdre les bienfaits que nous procure son existence, ou nous soucier d’éviter
la souffrance que nous pourrions ressentir vis-à-vis de son malheur, etc.
A l’inverse, un être qui ne chercherait pas à satisfaire son égo ne serait pas non
plus motivé à se soucier du bien de quelqu’un. Un hypothétique robot pourrait ne
pas être intéressé et accomplir une série de tâches qui auraient comme
conséquences de préserver quelqu’un, mais il ne s’en soucierait pas).

2) : Autres préliminaires à la démonstration.

29
« La morale n'est donc pas un principe suspendu au-dessus de l'homme et qui le contraindrait à agir
contre son intérêt. La morale est un principe vivant dans l'homme, animant l'homme, et qui veut le forcer
à réaliser son intérêt essentiel. Elle est la Force essentielle, la force immanente de satisfaire
essentiellement la vie et conférant l'aptitude d'éprouver ainsi la joie la plus intense. Le principe de la
morale est l'égoïsme conséquent, l'égoïsme que chaque homme envisage pour son bien réel, la
satisfaction de son moi supérieur. La morale est avant tout une obligation vitalement naturelle et
individuelle. Elle devient une obligation sociale parce que seul le vrai bien de chaque homme s'accorde
parfaitement avec le vrai bien de chaque autre homme, de tous les hommes.
L'immoralité est la déformation maladive de l'égoïsme, l'égocentrisme. L'immoralité égocentrique est
la faiblesse essentielle de l'homme, la faiblesse de son désir essentiel, une maladie de la vie, la maladie
psychique par excellence. » (Paul Diel, Psychologie de la motivation. Théorie et application
thérapeutique, Éditions Payot et Rivages, 2018 (1947 pour la première édition), 434 pages, pp.37-38).
20
« Très bien », me direz-vous, « nous savons maintenant que la nature humaine a
une finalité naturelle, et en quoi elle consiste. Mais quel rapport cela-t-il avec la
nature de nos jugements moraux et la soi-disant existence de valeurs morales
objectives ?
Le fait que nous ayons une finalité est juste cela : un fait. La loi de Hume ne nous
empêche-t-elle pas d’en déduire une quelconque norme ? »

Je commencerais par faire deux remarques préliminaires pour réduire


l’impression qu’il y aurait un fossé infranchissable entre les faits et les
valeurs. Premièrement, c’est un fait que les valeurs sont des faits, au sens où
c’est un fait que X peut détenir la croyance que Y est une bonne valeur morale. Il
s’ensuit qu’avant même de prétendre démontrer que les jugements de valeurs sont
une sous-classe des jugements factuels, on peut remarquer que les jugements de
valeurs sont reliés à des faits, le fait que les gens possèdent des valeurs engagées
dans leurs évaluations morales.
Deuxièmement, l’insistance du non-cognitivisme de la variante expressiviste
exagère la différence entre les jugements factuels et les jugements moraux. Il
semble bien qu’il existe des jugements factuels qui, comme les jugements
moraux, emportent une charge d’approbation ou de désapprobation. Par
exemple, si je dis à quelqu’un :
« Ce que tu viens de dire est contradictoire ! »
C’est bien un jugement factuel, et plus précisément, un jugement se référant au
fait que mon interlocuteur vient de commettre une contradiction. Et pourtant, il
est parfaitement possible que cet énoncé emporte une charge de désapprobation
de son attitude. Donc, les jugements factuels et les jugements moraux ne sont
pas nécessairement aussi différents qu’on pourrait le croire à première vue.

Enfin, je voudrais avancer ici ce que j’estime être une hypothèse plausible :
puisqu’il existe, comme nous l’avons, une finalité de la nature humaine (la
recherche du bonheur), et puisque cette réalité est particulièrement importante
pour nous autres humains (puisque que nous ne rechercherons in fine rien d’autre
dans toute notre vie), il devrait exister quelque chose dans notre pensée qui
soit en rapport avec ce fait. Il n’est pas plausible qu’un tel phénomène existe
sans qu’il ait entraîné des implications sur le type de pensée qui est le nôtre.

21
3) : Démonstration de la naturalité du bien et de l’objectivité des
jugements moraux.
A : La réduction de toute normativité au bien.
Dans cette section, je me propose de mettre en place la première étape
argumentative d’une stratégie mise en œuvre par des naturalistes moraux
contemporains, comme Mark Schroeder ou la philosophe néo-aristotélicienne
Philippa Foot (1920-2010) :
« La stratégie la plus populaire pour justifier le caractère naturel de la
normativité est une stratégie en deux étapes. Tout d'abord, montrer que tous les
concepts normatifs peuvent être analysés en fonction d'un seul concept normatif
fondamental. Deuxièmement, montrer que ce concept normatif fondamental se
réfère à une propriété naturelle.30 »
L’idée est simplement de dire que tout le vocabulaire moral, tous les énoncés
moraux sont traduisibles dans des énoncés qui se réfère à la notion de « bien »
(ou aux adjectifs qui le remplacent, comme « bon »). Par exemple, dire
« Il n’a pas fait ce qui était juste. »
Ou encore :
« Il s’est comporté de manière immorale. »
Est traduisible par :
« Il n’a pas fait ce qui était bon de faire. »
Dire :
« J’aurais dû faire des courses le mois dernier. »
Est traduisible par :
« Il eut été bon que je fasse des courses le mois dernier. »
Dire :
« Il mérite la mort. »
Est traduisible par :
« Il est bon de le tuer. »

30
Cf : http://academienouvelle.forumactif.org/t2022-moral-realism-moral-naturalism#7171
22
Donc, toutes les fois qu’on utilise un énoncé moral de désapprobation, on se réfère
à l’absence ou au contraire du bien ; toutes les fois qu’on parle d’une vertu, on
dit qu’une personne est bonne d’une certaine manière, etc.
Cette opération de réduction est linguistiquement légitime même si on ne sait
toujours pas ce que veut dire « bon ». Elle vise simplement à rendre la
démonstration plus facile à suivre.

B : Le bien est irréductible à l’expression d’une préférence.


Donc maintenant, nous avons un langage moral simplifié à l’extrême dans
laquelle il n’existe qu’une seule notion morale élémentaire : le « bien » (ou
« bon », etc.).
Mais qu’est-ce qu’on veut dire quand on dit que X est bon ?
Il est facile de prouver que, contrairement à ce que pensent les relativistes
moraux, « bon » doit être autre chose que mes propres préférences
arbitraires. Car, en effet, prenons l’énoncé tel que :
« Je sais que A est bon mais je préfère non-A. »
Ou supposons qu’un alcoolique dise :
« Je sais qu’il n’est pas bon que je continue à boire, mais je ne peux pas
m’empêcher de préférer continuer de boire. »
Ce sont des énoncés doté d’un sens. Or, si « bon » était identique à ma
préférence, l’énoncé devrait être absurde. Par exemple :
« Je sais que ne pas tuer est ma préférence mais je préfère tuer. »
Est absurde.
Donc, si « bon » n’est pas purement et simplement substituable à mes
préférences, c’est qu’il doit renvoyer à autre chose. Mais à quoi ?

C : Comprendre « bon » par l’étude du langage ordinaire (« Le sens c’est


l’usage »).
Dans la section 1), j’ai déjà montré que, contrairement à ce que croyait
Wittgenstein, cela a un sens de parler d’un « bien absolu […] susceptible de
description […] un état dont chacun, nécessairement, poursuivrait la réalisation,
indépendamment de ses goûts et inclinations ». Cet état est le bonheur. Le
souverain bien, le bonheur, c’est la fameuse « route absolument correcte », à
23
laquelle nos désirs peuvent être adaptés ou non, mais vis-à-vis de laquelle ils
entretiennent toujours une relation de subordination, une relation de moyens à fin.
J’avais aussi avancé plus haut que le fait que l’Homme possède une finalité
naturelle devait avoir des implications sur la pensée (et donc le langage) des
humains. On peut confirmer cette hypothèse par l’étude du langage ordinaire.
En effet, dans la vie de tous les jours, lorsque les gens formulent des
jugements relatifs au bien, il est clair qu’ils veulent en général dire quelque
chose de la relation d’adéquation entre un comportement (ou une valeur, ou
la possession d’une chose, ou un état de chose, ou d’autres faits naturels encore)
et le bonheur d’une ou plusieurs personnes. C’est particulièrement évident
lorsque les gens parlent de choses qui seraient des biens (moraux). Par exemple,
si quelqu’un dit :
« C’est une bonne chose que d’avoir un foyer. »
Ou :
« C’est une bonne chose que d’être libre. »
Il veut dire que c’est un fait de la réalité qu’il est favorable à la recherche du
bonheur de quelqu’un que d’avoir tel ou tel chose (c’est cette adéquation entre le
moyen et la finalité naturelle de l’Homme qui fait que la chose est un bien).
Autrement dit, le sens de « bon » est l’adéquation entre une réalité naturelle
(comportement, valeur, détention de chose, etc.), et le rapprochement avec l’état
de bonheur que nous poursuivons tous nécessairement. Dire que faire X, avoir
Y, ou être Z, est bon, c’est dire que ce sont des éléments effectivement favorables
à la recherche du bonheur de quelqu’un.
Prenons un autre exemple qui ne se réfère pas directement à un bien moral mais à
un événement :
« C’est une bonne chose qu’ils se soient mariés »
C’est une proposition qui a un sens et qui possède une valeur de vérité (soit il est
vrai que cette action est adéquate à la recherche du bonheur des mariés, soit c’est
faux). Et ce que veulent communément dire les gens dans une telle situation est
que :
« Le fait qu’ils se soient mariés est adéquat à leur recherche du bonheur. »
Considérons encore un autre exemple de fait naturel, qui correspond à un état
plutôt qu’à la détention d’un bien ou un événement -un état exprimé par des
jugements non-moraux :

24
« X est de bonne humeur aujourd’hui. »
Ou même :
« X va bien. »
Ici encore, le sens n’est compréhensible que comme :
« X est dans un certain état adéquat à ce qui est favorable pour que X soit
heureux ».
Cela reste vrai même si, dans le contexte, bien n’exprime qu’une partie du bien
complet de X (parce exemple si, dans le second jugement, on veut dire que « X
est en sécurité »).

D : L’adéquation est une propriété naturelle.


En quoi le fait que « bon » signifie « adéquat à la recherche du bonheur de
quelqu’un » justifie-t-il le réalisme moral (l’idée que les jugements moraux
possèderaient une objectivité, une vérité indépendante de nos préférences) ?
La réponse est que se référer à l’adéquation d’une réalité à la recherche du
bonheur de quelqu’un, c’est se référer à une propriété naturelle du monde,
susceptible d’être connue. La valeur de vérité des jugements moraux est par suite
vérifiable, ce qui ruine les prétentions du scepticisme moral.
« Bon » ne peut pas être autre chose, parce si « bon » est une relation
d’adéquation entre une classe de faits naturels (comportements, intentions,
valeurs, manières d’être, etc.) et un autre fait naturel qu’est le fait d’être
heureux, alors la relation entre deux types de réalités naturelles ne peut elle-
même qu’être une propriété naturelle31.
Mais quel genre de propriété exactement ? Le fait que, par exemple, telle action
favorise (ou non) la réalisation de tel état de chose est sans doute est une réalité
objective (ce ne sont pas mes préférences qui décident si cette adéquation existe
ou pas), mais laquelle exactement ?
A mon avis, « bon » (et par suite, toutes les propriétés morales, comme le fait
d’être impudique par exemple), doit être une propriété extrinsèque :
« Une propriété intrinsèque est possédée par une chose indépendamment de toute
autre chose et de toute autre propriété d’autre chose. La forme d’une clé est

31
Notons en passant que le naturalisme moral est probablement la seule position méta-éthique
compatible avec un cadre ontologique matérialiste.

25
intrinsèque. En revanche, c’est une propriété extrinsèque d’une clé d’ouvrir une
certaine porte.32 »
Une propriété d’adéquation est une propriété naturelle relationnelle ; elle
décrit une relation réelle entre les propriétés d’une chose et ses effets sur une
autre réalité. Par exemple, le fait que tel serrure puisse être ouverte par telle clé
est une relation d’adéquation. C’est un fait naturel.
Le fait que telle manière d’être soit favorable au bonheur d’une personne signifie
qu’il est d’une certaine façon bon (il possède une certaine vertu). Il y a
adéquation entre ce qu’il fait et ce à quoi il aspire par nature (le bonheur). C’est
un fait naturel (qui n’est pas créé par les préférences morales que l’agent peut
avoir, ou par les idées -vraies ou fausses- que la personne qui juge le
comportement moral de cette personne peut avoir).
J’insiste bien sur le fait que « bon » (et donc, toute la normativité) est un fait
naturel. Ce n’est pas une valorisation « plaquée » sur un événement physique. Par
exemple, si je dis :
« X a eu tort de gifler Y. »
Je ne suis pas en train de seulement dire que :
« Je désapprouve le fait X ait eu l’intention de déplacer sa main d’une
certaine manière générant de la souffrance physique pour Y, et qu’il a
accompli cette volonté. »
Je suis aussi en train de dire que :
« Il existait une relation d’adéquation entre ce que veut fondamentalement
X et le fait de pas gifler Y au moment T. »
En désapprouvant l’action de X, je ne me réfère pas simplement au fait naturel
composite que constitue son action (volonté + mouvement physique), mais
également à la relation entre ce fait et ce qui est favorable à la recherche par X de
son propre bonheur (fait naturel simple extrinsèque).
La référence à ce type de faits constitue l’aspect non-évaluatif (objectif) présent
dans nos jugements moraux.
Par conséquent, les jugements moraux sont des jugements qui se réfèrent à un fait
de la réalité : l’adéquation à la recherche du bonheur. Ils constituent donc une

32
Roger Pouivet, Le réalisme esthétique, PUF, coll. L’interrogation philosophique, 2006, 247 pages,
chapitre III « La réalité des propriétés esthétiques », p.133-178, p.169.
26
sous-classe des jugements factuels, ou du moins, sont des jugements qui
possèdent une objectivité comparable à celle des jugements factuels.
Puisque les jugements moraux se réfèrent à un fait naturel, et qu’ils possèdent une
valeur de vérité, il s’ensuit qu’ils expriment des connaissances. Puisque le
réalisme moral est vrai (nos valeurs sont bonnes ou mauvaises en fonction d’un
fait -vérifiable- supérieur à nos préférences), il s’ensuit que le cognitivisme
moral est vrai.

E : Développements sur le sens de « bon ». Réfutation d’une objection.


« D’accord », me direz-vous, « parler du bien, c’est généralement parler
d’adéquation à la recherche du bonheur, et être ce genre de propriété d’adéquation,
c’est bien être une propriété naturelle.
Toutefois, pour que ce constat prouve que le cognitivisme moral soit vrai, il
faudrait que l’ensemble des jugements moraux reproduisent cette situation. Or, il
y a des jugements où bon n’a pas cette signification. C’est donc que bon doit
avoir un autre sens -par exemple un sens de simple approbation vis-à-vis de
quelque chose. Et si « bon » n’exprime qu’une préférence sans être relié à un
quelconque fait, alors les jugements moraux ne peuvent avoir aucune objectivité,
et le réalisme moral est faux. »

Cette objection est intéressante, mais il existe plusieurs raisons de la rejeter.


D’abord, j’ai déjà montré dans la partie B) que « bon » était irréductible à
l’expression d’une préférence (et exprimer son approbation est une manière
d’exprimer une préférence), et donc, la conclusion de cette objection ne peut être
valable.
Néanmoins, il exact qu’il y a des gens qui n’admettraient pas la substituabilité de
« bon » et de l’adéquation, comme dans un énoncé tel que :
« Être bon, c’est agir en adéquation avec les exigences de la réalisation de
notre recherche naturelle du bonheur. »
Mais qui utilisent plutôt « bon » comme un synonyme d’autre chose, par
exemple :
1) : « Être bon, c’est suivre la volonté de Dieu. »
Ou bien :

27
2) : « Être bon, c’est maximiser l’utilité générale. »
Ou bien :
3) : « Être bon, c’est obéir aux normes de la société dans laquelle on est
né. »

Comment comprendre cet écart avec l’analyse de « bon » que j’ai proposé ?
En fait, tous les énoncés qui précèdent sont des candidats au titre de principes
valides d’éthique normative. Il vise à dire ce qu’il faut faire pour être bon, plutôt
que de dire quelle sorte de réalité est le bien.
Pour réellement poser une opposition entre la position du naturaliste moral et les
présupposés méta-éthiques de ces positions normatives, il faut les reformuler de
la manière suivante :
1)’ « Bon est une certaine propriété (intentionnelle) non-naturelle d’une entité
non-naturelle. »
2)’ « Bon est un fait naturel non mental qui consiste en l’adéquation des
conséquences de mon action à un fait naturel composite constitué du ratio entre
l’accroissement du plaisir de l’ensemble des êtres doués de sensibilité et la
diminution de la souffrance de ces mêmes êtres. »
3)’ « Bon est un fait naturel complexe constituant en la conjonction d’un fait
naturel mental (une volonté d’obéissance) et d’un fait naturel non mental
(existence d’une règle externe socialement dominante). »
Ici, le désaccord avec le naturalisme moral eudémoniste que j’ai proposé est bien
formulé sur le plan méta-éthique. Les énoncés ne se concurrencent pas pour dire
que telle action ou telle valeur est bonne, mais sur la nature même de ce que
signifie « bon ».
Ne sommes-nous pas alors dans une impasse, confronté à un cas étrange
d’homonymie étendue, où il y aurait autant de sens de « bon » qu’il existe de
position méta-éthique susceptible d’être défendue ? N’existe-t-il aucun moyen
de départager ces différentes positions ? Si ce n’était pas le cas, le non-
cognitivisme redeviendrait une position plausible.
Il existe toutefois un argument susceptible de justifier l’idée que « bon » serait
employé de façon abusive dans ce type d’exemple, alors qu’il ne l’est pas au sens
des usages de sens commun à partir desquels j’ai avancé la position naturaliste-

28
eudémoniste. C’est l’argument de la force contraignante des jugements
moraux.
On peut accorder au non-cognitivisme prescriptiviste le fait que les jugements
moraux ont aussi comme caractéristique d’exprimer une forme de
commandement ou de contrainte vis-à-vis des individus. Pour que le réalisme
moral soit vrai, il faut prouver que cette force de contrainte est relative à
autre chose qu’à ma seule volonté arbitraire de faire se rallier autrui à mes
préférences morales.
Toutes les positions méta-éthiques allant de 1)’ à 3)’ sont des positions réalistes
morales. Mais je soutiens que seul le naturalisme moral eudémoniste
téléologique est en mesure de rendre compte de la force contraignante des
jugements moraux, alors que les autres candidats à la détermination de ce que
veut dire « bon » ne le peuvent pas.
En effet, si on nomme X le contenu méta-éthique que les positions allant de 1)’ à
3)’ proposent pour rendre compte de ce qu’est « bon », alors elles sont
susceptibles de rencontrer légitimement la contestation suivante :
« X est ce qui est bon, mais pourquoi devrais-je vouloir me soucier de X ? »
Je soutiens que si X était une définition exacte de la nature du bien, une telle
contestation ne devrait pas pouvoir être légitimement avancée, parce que
l’élucidation conceptuelle de la nature de la normativité devrait en même temps
apporter une explication de la force contraignante des jugements moraux. Or, 1)’
à 3)’ ne peuvent pas apporter cette explication. Par conséquent, « bon » ne peut
pas être X.

En revanche, le naturalisme moral eudémoniste téléologique échappe à cette


objection. En effet, dès lors qu’on propose que « bon » signifie « l’adéquation à
la réalisation d’une finalité naturelle nécessaire qu’est la recherche du bonheur »,
la contestation :
« L’adéquation à la réalisation d’une finalité naturelle nécessaire qu’est la
recherche du bonheur est ce qui est bon, mais pourquoi devrais-je vouloir m’en
soucier ? »
N’est pas soutenable, parce que cette contestation présuppose à tort33 que la
recherche du bonheur serait objet de choix, alors qu’elle est nécessairement

33
Ce qui revient à dire que la personne qui poserait une telle question ne comprendrait pas les termes
en jeu. Autrement dit, la définition naturaliste du bien que j’avance n’est pas battue en brèche par le
29
poursuivie. Et par conséquent, seule l’analyse de « bon » comme une notion
suffisamment substituable34 avec « l’adéquation à la réalisation d’une finalité
naturelle nécessaire qu’est la recherche du bonheur » permet de rendre compte
de la force contraignante des énoncés normatifs. En effet, puisque le bonheur
est naturellement recherché, dire à quelqu’un que telle chose est bonne, ce n’est
pas simplement tenter de lui imposer mes préférences, c’est mobiliser la force de
contrainte qui provient de son propre désir nécessaire -indépendamment de
mon existence et de mes préférences- de réaliser sa finalité naturelle.
Par conséquent, « bon » doit être exactement ce type de propriété naturelle -ainsi
qu’il est utilisé dans la plupart des usages de sens communs- et puisque « bon »
est une propriété naturelle, le cognitivisme moral n’est plus en péril.

F : L’art de mettre au placard la guillotine de Hume.


Les jugements factuels et les jugements moraux présentent sans doute des
différences35, et il ne s’agit pas d’abolir totalement la distinction entre les deux.
Néanmoins, j’ai contesté la thèse non-cognitiviste, c’est-à-dire l’idée que la
différence se situe dans le fait que les jugements factuels exprimeraient des
connaissances, tandis que les jugements moraux seraient dénués d’objectivité.
Si ma position est valide, il s’ensuit que la loi de Hume est fausse, pour la raison
que les énoncés moraux sont toujours simultanément évaluatifs et descriptifs.
Il s’ensuit qu’on peut parvenir à une conclusion moralement impérative à partir
de prémisses descriptives (même si une partie de ces prémisses ne sont pas que
des énoncés descriptifs).
Prenons par exemple le syllogisme suivant :
1) : X veut être bon.
2) : Être une bonne personne implique de tenir ses promesses.
3) : X doit donc tenir ses promesses.

célèbre argument de la question ouverte avancé par George Moore (cf la section 2.1 de :
http://academienouvelle.forumactif.org/t2022-moral-realism-moral-naturalism#7171 ).
34
Suffisamment substituable signifie que la normativité, outre le fait qu’elle se réfère à un fait, possède
les autres fonctions identifiées par les non-cognitivistes.
35
Mais moins qu’on ne le croit habituellement, comme nous avons essayé de le montrer dans la section
2).
30
1) est un énoncé purement descriptif (il existe un fait du monde -par exemple un
état mental- qui est la volonté de X d’être bon).
2) est bien un jugement de valeur (2) prétend dire quelque chose de ce que les
bonnes personnes devraient être) mais elle contient aussi une référence à un fait
naturel du monde : le fait qu’il serait adéquat à la recherche du bonheur des
personnes que de tenir leurs promesses. Cette affirmation peut être vrai ou
fausse, mais elle est aussi descriptive ; elle n’exprime pas uniquement une
approbation, un commandement ou une émotion. Cette ambivalence de 2) a été
représentée par la couleur violette, à mi-chemin entre les énoncés descriptifs
(bleu) et normatifs (rouge).
3) devrait en toute rigueur être également en violet. En effet, 3) est certes un
jugement normatif, mais étant déduis des prémisses, il possède le même degré
d’objectivité que celles-ci (indépendamment de la question de savoir si 3) est vrai
ou non). Je l’ai laissé en rouge pour rendre plus visible la transition entre les
prémisses, qui sont toutes descriptives (même si 2 n’est pas que descriptive) et la
conclusion, qui est impérative (mais non dénué d’objectivité).
L’erreur de Hume s’origine dans son aveuglement sur le caractère téléologique de
la nature humaine36. S’il avait mieux écouté son contemporain d’Holbach, il
aurait pu discerner que le fait que les humains possèdent une finalité naturelle
nécessaire doit avoir des répercussions sur la formation et l’usage de leurs termes
moraux. En examinant davantage celui-ci, il y aurait remarqué que les termes
moraux sont irréductibles à l’expression de nos préférences, et qu’ils doivent
posséder une signification plus fondamentale pour notre espèce.

4) : Conclusion : Le fondement de la morale. Vers une éthique


normative eudémoniste.

J’ai donc soutenu que les jugements moraux possèdent toutes les fonctions
énoncées par les non-cognitivistes (communication d’émotion, expression
d’évaluation, commandement) mais ont de plus un rôle cognitif, parce qu’ils se
rapportent à un fait naturel connaissable. J’estime avoir montré, jusqu’à preuve

36
« Je ne puis accepter le sens que vous donnez au mot naturel. Il est fondé sur les causes finales, ce
qui est une considération qui me paraît assez incertaine et peu philosophique. Car, je vous prie, quelle
est la fin de l’homme ? Est-il créé pour la vertu ou pour le bonheur ? Pour cette vie ou pour la suivante
? Pour lui-même ou pour son auteur ? Votre définition du mot naturel dépend de la solution de ces
questions qui sont sans issue et hors de mon dessein. » -David Hume, Lettre à Hutcheson, 17 septembre
1739.
31
du contraire, que le naturalisme moral et le cognitivisme moral étaient vrais
(et inversement, pourquoi le relativisme moral et le scepticisme moral étaient
faux).
La morale étant l’ensemble des normes qui doivent régler notre conduite afin de
faire le bien, il est désormais possible de chercher à connaître sur de tels
fondements naturalistes, téléologiques et eudémonistes37 le contenu et les
principes de la morale, afin de pouvoir l’utiliser comme guide dans la pratique.
C’est la tâche de l’éthique normative que de répondre à ces nouvelles questions.

37
« La philosophie a longtemps discuté au sujet de la nature du bien suprême. La philosophie moderne
a tranché ce débat. L'eudémonisme est aujourd'hui hors de contestation. Tous les arguments que les
philosophes ont pu produire contre lui, de Kant à Hegel, n'ont pas réussi à séparer à la longue les
concepts de moralité et de bonheur. » (Ludwig von Mises, Le Socialisme, 1922).
32

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