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Joachim LACROSSE / Cours de Philosophie / Partie 1/ Notes provisoires (2019-2020)

Introduction

1. Définition et caractéristiques de l'activité philosophique

(a) Introduction

Après avoir sondé les étudiants sur ce qu'ils entendent dans et par le mot « philosophie », on
consulte aussi la définition du Petit Robert (qui confirme surtout à quel point il est difficile de
définir en quelques lignes « ce qu'est » la philosophie...) :

« Philosophie. Ensemble des études, des recherches visant à saisir les causes premières, la réalité absolue ainsi
que les fondements des valeurs humaines, et envisageant les problèmes à leur plus haut degré de généralité. Par ext. 1°
Ensemble des conceptions philosophiques communes à un groupe social. 2° Conception générale, vision plus ou moins
méthodique du monde et des problèmes de la vie ».

Le terme grec philosophia a été inventé par Pythagore ou Platon, il y a au moins 2400 ans. Il
signifie « amour de la sagesse » (de philein, « être l'ami de » et sophia, « la sagesse »). Sophia
désigne, au départ, une sagesse pratique et même technique (par exemple, chez le poète Homère,
l'art du navigateur), puis le mot va progressivement prendre le sens d'une sagesse universelle,
divine, qui s'identifie à la connaissance de toutes choses. Or, comme le dit Platon dans un dialogue
célèbre (le Banquet), l'amour est toujours amour de quelque chose, et de quelque chose qui est
absent : si le philosophe est un « amoureux » de la sagesse, c'est parce que l'humain est privé de la
sagesse totale, qu'il ne peut que désirer, vers laquelle il ne peut que tendre, mais sans jamais la
posséder pleinement. La philosophie n'est donc ni une science, ni un savoir : la valeur de la
philosophie, pour les humains, réside précisément dans son incertitude et son inachèvement. Ainsi,
si Socrate, le maître de Platon, était considéré comme le plus sage des Athéniens c'est parce qu'il
savait, lui, qu'il ne savait rien.

Philosophia, ou « amour de la sagesse », désigne donc un mouvement, une impulsion, une


tension, un questionnement, une recherche de sens toujours renouvelée, où les questions posées sont
souvent plus importantes et plus universelles que les réponses proposées.

(b) Trois grandes questions de la philosophie

Il existe un nombre infini de questions philosophiques, sur tous les sujets. Le philosophe
allemand Emmanuel Kant (XVIIIè siècle) détermine toutefois trois grandes questions de la
philosophie (qui correspondent respectivement à la métaphysique, à la morale et à la spiritualité),
en ajoutant qu'elles renvoient toutes les trois à une quatrième : Qu'est-ce que l'homme ? (question
posée par l'anthropologie). Par ailleurs, les deux premières questions correspondent aux problèmes
traités par Kant dans ses deux ouvrages majeurs, la Critique de la raison pure et la Critique de la
raison pratique.

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1. Que puis-je connaître ?
La philosophie comporte une dimension d'épistémologie, c'est-à-dire de théorie de la
connaissance (épistémè). Le philosophe s'interroge sur les moyens de connaissance du sujet humain,
les critères de vérité et d'objectivité, etc. Kant dit avoir accompli sa propre « révolution
copernicienne » en faisant tourner les objets autour des sujets, et non l'inverse (là où Copernic fait
tourner la terre autour du soleil, et non l'inverse).
Cela veut dire que, pour Kant, l'objet connu n'est pas un donné extérieur qu'il s'agirait de
« découvrir », mais quelque chose qui fait partie du sujet humain, qui est construit d'abord par nos
perceptions, nos catégories mentales, etc. En d'autres termes, les objets ne peuvent être connus qu'à
la condition d'être appréhendés par un sujet connaissant, de « faire l'objet » d'une expérience. Kant
entend ainsi réconcilier et dépasser la posture empiriste (selon laquelle la connaissance provient de
l'expérience et de la perception des objets) et la position rationaliste (selon laquelle la connaissance
trouve son origine dans l'esprit humain et la raison).

2. Que dois-je faire ?


Même si ce sont des synonymes, on distingue généralement la morale et l'éthique de la façon
suivante : la morale est un ensemble de prescriptions et d'interdictions (communes à un groupe
social), tandis que l'éthique est une réflexion plus personnelle sur les valeurs auxquelles nous
choisissons librement d'adhérer (même si on parle aussi d'éthique à propos de la déontologie
professionnelle, par exemple l'éthique des journalistes, des médecins, des hommes d'affaires, etc.).
Kant, quant à lui, préfère envisager les conditions de possibilité d'une conscience morale structurée
par la forme du devoir, sans déterminer quel est le contenu de ce devoir. Il donne donc un critère
purement formel pour savoir si une action est morale ou non : ne fais pas à autrui ce que tu ne
voudrais pas qu'il te fasse ; imagine un monde où tout le monde agirait comme toi (en termes
kantiens : universalise la maxime de ton action), et demande toi, en conscience, si ce monde est
souhaitable et viable.
Cette conception du devoir moral permet de préserver la liberté du sujet, qui détermine de
façon autonome quelles règles (ou « maximes ») il décide d'utiliser, et à quelles fins, pour guider
son action. Mais elle pose un problème majeur : si le fait de mentir, par exemple, est un acte qui ne
peut pas être universalisé, il existe quand même des situations où il vaut mieux mentir (par exemple
pour cacher des personnes persécutées). Ceci ouvre le débat entre une éthique où c'est l'intention du
sujet agissant qui détermine la valeur de l'acte, et une autre où ce sont les conséquences d'un acte
qui doivent servir à l'évaluer (la fin ou le but, dans ce cas, pouvant justifier que l'on utilise parfois
d e s moyens soit immoraux — contraires à la morale —, soit amoraux — sans référence à la
morale).

3. Que m'est-il permis d'espérer ?


Cette troisième question ouvre à la problématique du bonheur, du sens de la vie, de la finalité
de l'existence, que les philosophes modernes ont parfois perdu de vue, alors que les philosophes
anciens en faisaient le coeur du questionnement philosophique.

(c) Trois origines de la philosophie

On peut aussi envisager la philosophie en se demandant d'où elle provient, non pas encore au
sens historique d'un commencement, mais au sens existentiel de ce qui, dans l'humain, le conduit
partout et toujours au questionnement philosophique. Le philosophe allemand existentialiste Karl
Jaspers (XXè siècle), propose ainsi de distinguer trois origines de la philosophie :

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1. L'étonnement.
La naïveté que l'on trouve dans les questions des petits enfants, qui demandent toujours
« pourquoi ? », est aussi celle des philosophes, qui s'étonnent d'être là, de percevoir, de penser, etc.
L'activité philosophique met les êtres humains en contact avec cette curiosité dont les adultes,
affairés, se sont parfois éloignés. Aristote (Vè-IVè s. ACN) voit dans la capacité à s'étonner (en
grec, le thaumazein), par exemple en contemplant le ciel étoilé, le point de départ de l'activité
philosophique, et y reconnaît d'ailleurs un point commun entre l'amoureux des mythes
(philomuthos) et l'amoureux de la sagesse (philosophos).

2. Le doute.
En Grèce, Pyrrhon (IVè s. ACN) et, en Inde, le Bouddha (Vè s. ACN), ainsi que leurs
disciples, pratiquent un scepticisme radical, où le doute est lui-même le but à atteindre. Il s'agit pour
eux de nous débarrasser de toutes nos opinions, de nos certitudes, de nos jugements, en examinant
un problème donné sous toutes les coutures (d'où l'étymologie de « sceptique », qui vient de skèpsis,
« examen). L'exercice du tétralemme (qui consiste à prendre un dilemme — « oui ou non », par
exemple — et à l'envisager selon quatre possibilités — « oui », « non », « oui et non », « ni oui, ni
non ») se retrouve ainsi dans le scepticisme grec comme dans la tradition du bouddhisme indien.
Il y a lieu de distinguer ce scepticisme ancien du scepticisme moderne (celui de Descartes,
Diderot ou Hume), où le doute est plutôt une première étape dans un cheminement vers la vérité.
Ainsi, si Descartes (XVIIè siècle) fait du doute le point de départ de son parcours, dans les
Méditations métaphysiques, c'est pour mieux conquérir de nouvelles certitudes. Commençant par
faire « table rase » de toutes ses opinions antérieures, Descartes s'interroge sur les critères qui lui
permettent d'avoir la moindre certitude.
De même que le vieux philosophe chinois Zhuangzi ou Tchouang-Tseu (IVè s. ACN), ayant
rêvé qu'il était un papillon, se demande, en se réveillant, si c'est lui qui a rêvé qu'il était un papillon,
ou si c'est plutôt le papillon qui est en train de rêver qu'il est Zhuangzi, Descartes interroge sa
certitude d'être là, ici et maintenant, dans ce corps, et remet en question progressivment tout les
fondements de cette certitude. Cela le conduit à tester l'hypothèse d'un « Malin Génie », dieu
trompeur qui fait en sorte que chaque fois que je crois être dans le vrai, je suis dans le faux. Ce dieu
joue un rôle précis, il personnifie le doute radical, le but de Descartes étant de déterminer ce qui
résiste à cette hypothèse : s'il me trompe, cela veut dire que je pense, que je suis une chose
pensante, faute de quoi il n'y aurait personne à tromper. « Je pense » : voilà la première vérité sur
laquelle pourra s'appuyer la raison pour conquérir de nouvelles certitudes.

3. Le bouleversement existentiel
Des événements bouleversants viennent perturber notre existence : morts, maladies, échecs,
etc. Dans ces situations extrêmes (qui sont les corollaires de leurs opposés : vie, santé, réussite,
etc.), nous sommes obligés de nous interroger, pour ainsi dire acculés à philosopher sur le sens de
l'existence.

(d) Trois processus philosophiques de base

Depuis quelques dizaines d'années, des philosophes et des pédagogues ont tenté de promouvoir
des façons nouvelles d'enseigner la philosophie, sous forme d'ateliers et de discussions encadrées
par petits groupes, qui permettent notamment de pratiquer avec succès la philosophie avec des
enfants, parfois très jeunes, mais aussi avec des adolescents et des adultes. Michel Tozzi, dans ce
contexte, distingue trois processus principaux de la pensée philosophique, qu'il s'agit de mettre en

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pratique et d'articuler entre eux1 :

1. Problématiser une affirmation, une question : qu'est-ce qui permet de dire, par exemple,
que « ceci est vrai », ou que « ceci est mal » ? Il s'agit de mettre nos certitudes à la question, pour
examiner leurs fondements, d'analyser ce qui relève du présupposé ou de l'implicite dans un
discours donné, ou encore de s'interroger sur des questions essentielles, etc.

2. Conceptualiser des notions, des idées : définir des concepts avec précision pour les
rendre opératoires, construire des distinctions et des réseaux conceptuels, chercher l'étymologie, le
champ lexical, l'extension et la compréhension de notions, passer par la mise en image ou la
symbolisation, etc. Le philosophe français Gilles Deleuze (XXè siècle) définit la philosophie
comme une « création de concepts ».

3. Argumenter un doute, une thèse : se donner des raisons convaincantes de douter ou


d'affirmer quelque chose, identifier différents types d'arguments, débusquer les raisonnements
fallacieux (les fameux « sophismes »), répondre à ou réfuter des arguments, etc.

(e) Caractéristiques de l'activité philosophique

Si la philosophie est une activité humaine multiple, foisonnante et omniprésente, plutôt que de
la « définir » de façon englobante et normative, cherchons plutôt à la circonscrire par un ensemble
de caractéristiques, qui permettront de dire assez précisément ce que fait la philosophie, et ainsi de
préciser assez suffisamment de quoi nous parlons :

1. Démarche autonome de l'esprit humain, basée sur la raison et l'expérience.


2. Questionnement, recherche, quête de sens.
3. Critique, réflexivité.
4. Art de vivre, recherche du bonheur, vision du monde.
5. Discours basé sur des concepts généraux, abstraits.
6. Débats argumentés, thèse contre thèse, dialectique.
7. Ecoles rivales se référant à des maîtres exemplaires suivis par des générations de disciples.

1. On peut aussi, bien sûr, identifier de nombreuses « compétences » liées à l'enseignement de la philosophie en
général : rigueur dans l'usage du vocabulaire français ; synthèse et analyse d'un discours ; notions d'argumentation ;
éléments d'histoire de la culture ; critique de la connaissance ; questionnement éthique ; réflexion citoyenne et politique,
etc., et souligner l'importance de cette discipline pour questionner une pratique (artistique, par exemple) et la
contextualiser dans le temps et l'espace. On peut aussi mettre en évidence l'intérêt de la philosophie, en particulier, pour
des étudiants en traduction et en interprétation : étude d'un vocabulaire abstrait dans différentes langues anciennes et
modernes ; évaluation des différentes traductions possibles, en fonction du contexte, de certains concepts majeurs ;
examen des façons dont ces concepts majeurs se transmettent à travers l'histoire ; questionnement sur la
« commensurabilité » des significations d'une langue à une autre, etc.,

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(f) On n'apprend pas la philosophie...

Le discours prononcé par Kant pour annoncer ses cours de l'année académique 1765-1766 à
l'Université de Köningsberg (aujourd'hui Kaliningrad, enclave russe située entre la Pologne et la
Lituanie) est sans appel quant à l'impossibilité d'apprendre la philosophie comme une « matière »
constituée, cette discipline étant avant tout une recherche, et non un savoir :

« La philosophie n'est véritablement qu'une occupation pour l'adulte, et il n'est pas étonnant que les difficultés se
présentent lorsqu'on veut la conformer à l'aptitude moins exercée de la jeunesse. L'étudiant qui sort de l'enseignement
scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu'il va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible
car il doit désormais apprendre à philosopher.
Je vais m'expliquer plus clairement : toutes sciences qu'on peut apprendre au sens propre peuvent être ramenées à
deux genres : les sciences historiques et les sciences mathématiques. Aux premières appartiennent, en dehors de
l'histoire proprement dite, la description de la nature, la philologie, le droit positif, etc. Or dans tout ce qui est historique
l'expérience personnelle ou le témoignage étranger, - et dans ce qui est mathématique, l'évidence des concepts et la
nécessité de la démonstration, constituent quelque chose de donné en fait et qui par conséquent est une possession et n'a
pour ainsi dire qu'à être assimilé : il est donc possible dans l'un et l'autre cas d'apprendre, c'est çà dire d'imprimer soit
dans la mémoire, soit dans l'entendement, ce qui peut nous être exposé comme une discipline déjà achevée.
Ainsi, pour pouvoir apprendre aussi la Philosophie, il faudrait d'abord qu'il en existât réellement une. On devrait
pouvoir présenter un livre, et dire : 'Voyez, voici de la science et des connaissances assurées; apprenez à le comprendre
et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus, et vous serez philosophes'. Jusqu'à ce qu'on me montre un tel livre de
Philosophie, sur lequel je puisse m'appuyer à peu près comme sur Polybe pour exposer un évènement de l'histoire, ou
sur Euclide pour expliquer une proposition de Géométrie, qu'il me soit permis de dire qu'on abuse de la confiance du
public lorsque, au lieu d'étendre l'aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue d'une
connaissance personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendue déjà achevée, qui a été
imaginée pour elle par d'autres, et dont découle une illusion de science, qui ne vaut comme bon argent qu'en un certain
lieu et parmi certaines gens, mais est partout ailleurs démonétisée.
La méthode spécifique de l'enseignement en Philosophie est zététique, comme la nommaient quelques Anciens
(de dzètein, rechercher), c'est-à-dire qu'elle est une méthode de recherche, et ce ne peut être que dans une raison déjà
exercée qu'elle devient en certains domaines dogmatique, c'est-à-dire dérisoire. »

Emmanuel Kant, Annonce du programme des leçons de M.E. Kant durant le semestre d'hiver (1765-1766), trad. fr.,
Vrin, 1973, pages 68-69.

Rodin, Le penseur (1902)

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Pour aller plus loin...

AUROUX, Sylvain (1990), dir., Les notions philosophiques (Encyclopédie philosophique


universelle, II), 2 volumes, PUF [avec une section importante sur les philosophies orientales et les
cultures traditionnelles].

CASSIN, Barbara (2004), dir., Vocabulaire européen de la philosophie. Dictionnaire des


intraduisibles, Seuil.
— (2016) Eloge de la traduction. Compliquer l'universel, Fayard.

CHABOT, Pascal (2011), Les sept stades de la philosophie, P.U.F.

DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Felix (1991), Qu’est-ce que la philosophie ?, Editions de


Minuit.

DESCARTES, René (1641), Méditations métaphysiques, texte latin et français (1990), Le Livre de
Poche.

DROIT, Roger-Pol (2003), 101 expériences de philosophie quotidienne, Odile Jacob.

GODIN, Christian (2007), La philosophie pour les nuls, First.

HUISMAN Denis et VERGEZ André (1996), Histoire des philosophes illustrée par les textes,
Nathan.

JASPERS, Karl (1951), Introduction à la philosophie, trad. fr. (2001), 10/18.

PARAIN, Brice et BELAVAL, Yvon (1969, 1973, 1974), dir., Histoire de la philosophie, 3
volumes, Gallimard, Encyclopédie de La Pléiade (rééd. Folio/Essais, 1999).

PLATON (env. 380 ACN), Le Banquet, trad. fr. (1988), Folio-Essais.

RUSS, Jacqueline (2004), Les chemins de la pensée : Philosophie, terminales toutes séries, Bordas.

TOZZI, Michel (2002), Penser par soi-même, Chronique sociale.

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2. Exercice de commentaire de textes (Malebranche et Nietzsche)
Le commentaire de texte philosophique : consignes générales

1. Synthèse : Que dit ce texte ? D’après vous, quelle est l’intention de l’auteur et quelle est sa
problématique ? Quel est l’argument principal, la thèse qu’il défend ?

2. Analyse : Comment l’auteur soutient-il sa thèse, quelle est sa stratégie ? Distinguez les différents
moments du texte, identifiez les concepts principaux (et définissez-les).

3. Intérêt philosophique : Que pensez-vous de cette question, de la position de l’auteur, du texte


dans son ensemble ? Quelle serait la position opposée à celle qu’il défend ? Son argumentation est-
elle cohérente ?

(a) Le texte de Malebranche


« Les philosophes, même les moins éclairés, demeurent d’accord que l’homme participe à une certaine raison
qu’ils ne déterminent pas. C’est pourquoi ils le définissent animal rationis particeps, car il n’y a personne qui ne sache,
du moins confusément, que la différence essentielle de l’homme consiste dans l’union nécessaire qu’il a avec la raison
universelle, quoiqu’on ne sache pas ordinairement quel est celui qui renferme cette raison, et qu’on se mette fort peu en
peine de le découvrir.
Je vois par exemple que 2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien, et je suis certain qu’il n’y a point
d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l’esprit des autres,
comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu’il y ait une raison universelle qui m’éclaire
et tout ce qu’il y a d’intelligence.
Car si la raison que je consulte n’était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas
être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons
quand nous rentrons dans nous-même est une raison universelle.
Je dis quand nous rentrons dans nous-même, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné.
Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons
particulières dont tout homme raisonnable a horreur. »
Malebranche, De la recherche de la vérité (1674), dixième éclaircissement

1. Synthèse
Selon Malebranche, il existe une raison universelle, commune à tous les individus et à tous les
peuples. Cette raison donne accès à des vérités universelles, vérités qui sont autant théoriques que
pratiques.

2. Analyse
Le premier argument donné par Malebranche est basé sur le sens commun : que l'homme soit un
animal rationnel, selon la définition d'Aristote (zôon logikon, c'est-à-dire animal qui possède le
logos, terme grec qui signifie à la fois « langage » et « raison »), cela, tout le monde le sait, même le
plus médiocre des philosophes.
De façon quelque peu énigmatique, Malebranche poursuit en indiquant que, en revanche, peu
cherchent à savoir quel est celui qui renferme cette raison (pense-t-il ici à l'homme ? À Dieu ?...)
Malebranche donne ensuite deux exemples de vérités universelles, l'un tiré des mathématiques (où
la vérité de l'énoncé « deux fois deux font quatre » découle des propriétés mêmes des nombres) et
l'autre tiré d'une éthique humaniste (la vie d'un homme a plus de valeur que celle d'un animal).
Il affirme ensuite que l'universalité même de ces exemples témoigne en faveur de l'existence d'une
raison universelle (pas besoin de lire dans les pensées d'autrui pour savoir qu'ils sera d'accord avec
ces deux vérités).
Cette raison est commune non seulement à tous les individus, mais aussi à tous les peuples. C'est
pourquoi Malebranche introduit une référence aux Chinois (à l'époque, les Jésuites venaient de faire

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découvrir la pensée de Kongfuzi — Confucius dans sa forme latinisée), pour montrer que même le
peuple dont la culture est la plus éloignée de la sienne trouve ces vérités humaines tout aussi
évidentes et rationnelles que lui.
Le texte se termine par une distinction peu explicite entre les raisons que suit un homme passionné
(par exemple quelqu'un qui préfère la vie d'un animal à celle d'un homme) et celles que suit un
homme raisonnable, celui qui consulte cette raison universelle dont il est question.
Dans ce texte, on peut mettre en avant deux concepts principaux qui sont implicitement définis
ainsi :
— Homme : animal qui possède la raison et dont la vie a plus de valeur que celle des autres
animaux.
— Raison : faculté qui permet à l'homme raisonnable de voir des vérités universelles à l'intérieur de
lui-même, opposée aux « raisons particulières » d'un homme passionné.

3. Intérêt philosophique
Ce texte est intéressant non seulement par le problème qu'il pose (y a-t-il une raison universelle?),
mais aussi par les maladresses de son auteur.
Le premier argument proposé par Malebranche n'est pas très rationaliste, il est plutôt basé sur
l'opinion commune la plus primaire (« même les moins éclairés... »), elle-même raportée à l'autorité
d'Aristote et sa célèbre définition de l'homme.
Les deux exemples qu'il donne par la suite ne peuvent pas être mis sur le même plan. La vérité
d'énoncés mathématiques tels que « 2 X 2 = 4 » est une vérité a priori, basée sur les propriétés des
nombres ou des figures géométriques : ainsi, l'énoncé « tous les points de la surface d'une sphère
sont équidistants par rapport au centre » est incontestablement vrai parce que c'est la définition
même de la sphère. L'unité numérique ou l'espace tridimensionnel sont des « axiomes »
indémontrables et toujours vrais, dont les mathématiques (algèbre et géométrie) ont besoin pour
pouvoir raisonner.
Par contre, l'exemple « il faut préférer son ami à son chien » pose plus de problèmes, et l'énoncé
paraît moins universellement vrai. Tout d'abord, même si l'on est humaniste, cet énoncé n'a rien
d'indiscutable a priori. On pourrait même imaginer des arguments très rationnels, dans tel cas
particulier ou en général, qui amènent à préférer la vie d'un animal à celle d'un humain. Le fait que
la vie humaine a plus de prix que la vie des autres animaux ne va pas forcément de soi, et il existe
des peuples pour lesquels ce n'est pas la norme. Ainsi, si Malebranche avait pris l'Inde, et non pas la
Chine, comme exemple de culture « autre », ç'eût été une autre affaire, puisqu'en Inde la vie d'une
vache (animal associé à la caste des brahmanes) vaut souvent plus que celle d'un humain.
Il aurait toujours pu reconnaître là des « raisons particulières », comme celles de l'homme qui
préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, ou celle de son chien à celle de son ami. Mais ce
dernier argument, qui consiste à dire « si vous n'êtes pas d'accord avec ma thèse, vous n'êtes pas un
homme raisonnable, mais un homme passionné », laisse peu de place à la discussion rationnelle et
apparaît lui-même, en fin de compte, assez peu raisonnable.
Cette idée importante selon laquelle il existe une raison universelle, commune à tous les hommes,
aurait donc mérité une défense plus rigoureuse. La position opposée, selon laquelle il n'existe
aucune vérité universelle, est, quant à elle, défendue par Nietszche dans le texte suivant.

(b) Le texte de Nietzsche


« (1) En tant qu’il est un moyen de conservation pour l’individu, l’intellect développe ses forces principales dans
la dissimulation ; celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus plus faibles, moins robustes, subsistent en tant
que ceux à qui il est refusé de mener une lutte pour l’existence avec des cornes ou avec la machoire aigüe d’une bête de
proie.
(2) Chez l’homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l’illusion, la flatterie, le mensonge et la
tromperie, les commérages, les airs d’importance, le lustre d’emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la
comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont

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tellement la règle et la loi que presque rien n’est plus inconcevable que l’avènement d’un honnête et pur instinct de
vérité parmi les hommes. […]
(3) C’est seulement grâce à sa capacité d’oubli que l’homme peut parvenir à croire qu’il possède une « vérité » au
degré que nous venons d’indiquer. S’il ne veut pas se contenter de la vérité dans la forme de la tautologie, c’est-à-dire
se contenter des cosses vides, il échangera éternellement des illusions contre des vérités. […]
(4) Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, d e métonymies,
d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées,
transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités
sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force
sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme
des pièces de monnaie, mais comme métal. »2
Nietzsche, Le livre du philosophe (1873), trad. fr. Aubier Flammarion 1969, pp. 173-183.

1. Synthèse
Selon Nietzsche, l'homme est un être de dissimulation, et les « vérités » qu'il prétend détenir ne sont
que des illusions, des figures de style, des constructions sociales dont on oublie l'origine historique.

2. Analyse
Nietzsche, contemporain de Darwin, se réfère d'abord au thème de la lutte pour la survie des
espèces, qu'il utilise pour de renverser la hiérarchie classique des êtres vivants : le concept d'homme
désigne ici un être inférieur aux bêtes sauvages, dont il ne possède pas la force physique, et son
intellect (ou raison), qui lui sert avant tout à se dissimuler, est un signe de sa faiblesse plutôt que de
sa supériorité.
Il décrit ensuite la comédie humaine, où tout n'est que faux-semblants, tromperies et supercheries.
Nous jouons des rôles sociaux et mentons sans cesse, aux autres et à nous-mêmes. Il en déduit que
la prétention à la vérité est presque incompatible avec cette description de l'homme.
Affirmant encore que seules les tautologies (des énoncés toujours vrais mais qui ne disent rien, tels
que « l'homme, c'est l'homme ») peuvent être considérées comme « vraies » (la tautologie est en
quelque sorte le degré zéro de la vérité), Nietzsche termine en posant que c'est l'oubli qui conduit
les hommes à prendre des idées communément admises (et construites par des peuples à un certain
moment de leur histoire) pour des vérités universelles.

3. Intérêt philosophique
On pourrait se demander quelle est la portée d'un discours aussi relativiste. N'existe-t-il pas quand
même des vérités qui ne sont pas des tautologies et qui sont plus universelles que d'autres ? On
pourrait ainsi confronter le point de vue de Nietzsche à des exemples de « vérités » relevant de
différents champs : scientifique, religieux, historique, esthétique, etc.
Et qu'en est-il de la vérité du discours de Nietzsche lui-même ? C'est le problème du relativisme : si
l'on dit que « tout est relatif », on se contredit soi-même rien qu'en l'énonçant ; si les vérités ne sont
qu'illusions ou figures de style, alors ce que dit Nietzsche l'est aussi. Mais Nietzsche semble avoir
anticipé ce problème dans son écriture même, en utilisant dans son texte de nombreuses métaphores
(comme celle des cosses vides, ou du métal effacé).

2Lustre d’emprunt : brillance artificielle, éclat externe qui met en valeur un objet.
Tautologie : fait de définir une notion par elle-même (« un chat est un chat », « Paul, c’est Paul », etc.), autrement
dit : proposition dont le prédicat (l’attribut) ne dit rien de plus que le sujet.
Métaphore et métonymie : figures de style ; la métaphore consiste à transposer un terme concret dans un contexte
abstrait (ex : « la racine du mal ») ; la métonymie consiste à décrire un concept au moyen d’un autre concept qui lui
est lié (ex : « boire un verre »).
Anthropomorphisme : fait d’attribuer aux êtres et aux choses des actions ou des propriétés humaines.
Canonial et contraignant : conforme aux régles (aux « canons ») et auquel on donne une valeur de contrainte,
d’obligation.

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3. Introduction à la philosophie comparée

(a) La philosophie est-elle « occidentale » ?

Depuis Hegel (XVIIIè s.), on considère souvent (notamment parmi les enseignants de la
discipline), que « l'Orient » n'a pas produit de « philosophie » stricto sensu. Les pensées orientales
sont ainsi décrites comme des « sagesses », des « spiritualités » ou des « pensées », mais non des
« philosophies à proprement parler ». Et on donne alors une définition de la philosophie qui
confirme ce qu'on avait posé au départ : par exemple, en affirmant que le discours philosophique
doit être explicitement séparé du discours théologique, ou que le débat philosophique doit respecter
certaines règles déterminées.
On impose ainsi aux philosophies orientales des exigences qu'elles n'ont pas rencontrées, des
conditions dont elles n'ont pas eu besoin pour penser, pour mieux les reléguer au rang de « sagesses »
(François Jullien note d'ailleurs, ci-dessous, que cette notion de sagesse a un rôle très ambigü,
qu'elle est à la fois l'horizon régulateur de la philo-sophie — amour de la sagesse — et son
« autre », traité avec un certain mépris).
On peut, bien sûr, choisir de définir la philosophie de cette façon, et ainsi de réserver le label
« philosophie » à la tradition qui a hérité du mot grec philosophia (le plus souvent transposé tel quel
dans les traductions médiévales et modernes : philosophia en latin, falsafa en arabe, philosophy en
anglais, etc.) Dans cette optique, le mot désigne seulement la tradition du logos philosophique, née
en Grèce, puis véhiculée vers les langues modernes par l'intermédiaire du latin et de l'arabe.
On peut aussi poser d'emblée qu'il n'y a aucune « incapacité » des êtres humains à penser
philosophiquement, partout et toujours, et se demander alors si les caractéristiques de ce que nous
appelons « philosophie » sont présentes ailleurs que dans cette tradition héritée des grecs.
Pour rappel, voici comment nous avons caractérisé l'activité philosophique :

1. Démarche autonome de l'esprit humain, basée sur la raison et l'expérience.


2. Questionnement, recherche, quête de sens.
3. Critique, réflexivité.
4. Art de vivre, recherche du bonheur, vision du monde.
5. Discours basé sur des concepts généraux, abstraits.
6. Débats argumentés, thèse contre thèse, dialectique.
7. Ecoles rivales se référant à des maîtres exemplaires suivis par des générations de disciples.

Ces caractéristiques de la philosophie sont présentes dans le monde entier et tout au long de
l'histoire. La philosophie comparée prend le problème sous cet angle : si l'on pose que la
philosophie existe ailleurs que dans la tradition européenne, la comparaison des pratiques et des
doctrines philosophiques du monde entier est non seulement possible, mais féconde. Elle permet
d'interroger en retour notre conception européenne de la philosophie, basée sur le logos grec, et de
la questionner à partir d'un « dehors ».
Si, pour incarner cette extériorité, l'intérêt se porte en particulier sur l'Inde et sur la Chine, c'est
parce que ces traditions sont les plus importantes au niveau quantitatif, les corpus de textes écrits y
étant plus beaucoup plus abondants qu'ailleurs. Il ne s'agit pas là, bien sûr, d'une nouvelle forme
d'exclusion qui réserverait seulement à ces trois « civilisations » la capacité de philosopher.
Si les Indiens et les Chinois ne sont pas « héritiers du logos » au même titre que les Latins, les
Arabes, les Allemands, les Français, les Anglais, etc., ce n’est donc pas parce qu’ils sont inaptes ou
peu enclins à philosopher, mais bien parce que la pratique de la philosophie est passée chez eux par
d’autres dispositifs, d’autres « nœuds » conceptuels, qui peuvent nous éclairer en retour sur les
partis pris de notre propre tradition philosophique.

10
La question centrale de la philosophie comparée devient alors celle de la commensurabilité des
discours philosophiques : trouver une « commune mesure » qui permettent de passer d'une langue à
l'autre, d'un univers sémantique à l'autre, d'un réseau conceptuel à l'autre. De ce point de vue, il
existe deux écueils : celui du relativisme culturel — qui décrète que les discours philosophiques
sont « incommensurables » (empêchant tout dialogue, toute comparaison et même toute traduction
de l'un à l'autre), d'une part, et celui de l'uniformisation mondialisante, d'autre part — où l'on
considère que les grands philosophes d'Europe et d'Orient ont voulu dire à peu près la même chose
et sont les témoins d'une seule et même « philosophia perennis » (perdant de vue la spécificité et la
richesse de chaque pensée).
Entre ces deux excès, la philosophie comparée cherche un juste milieu et travaille donc sur la
commensurabilité des contenus de signification appartenant à des traditions philosophiques
différentes : elle cherche leur « commune mesure », en évitant le relativisme, mais sans procéder
pour autant à leur « uniformisation ». Il y a là un travail de traduction conceptuelle, permettant un
dialogue et un éclairage mutuel : certaines choses qui paraissent évidentes d’un côté s’avèrent
« géographiquement situées » au niveau européen (par exemple des notions telles que l’« être »,
« dieu » ou le « temps » ne se retrouvent pas vraiment dans la pensée chinoise), tandis que d’autres
sont plus universelles qu’on ne le pense (l’idée d’une indépendance de la pensée humaine, ou le
caractère adversatif — thèse contre thèse — de la pensée, réputés typiquement « occidentaux », se
retrouvent en Inde et en Chine, parfois sous des formes beaucoup plus développées qu’en
Occident).
Il faut aussi, lorsque l'on compare des traditions (c'est-à-dire aussi, par exemple, lorsque l'on
traduit d'une langue à une autre3, ou lorsque l'on compare des traditions artistiques), se méfier de
concepts tels que « cultures » ou « mentalités » qui ont tendance à figer les discours dans une fausse
unanimité. Il existe, bien sûr, des écarts importants entre les cultures et les langues, mais il faut
aussi tenir compte du fait que ces « mentalités » sont elles-mêmes traversées par des « clivages »
endo-culturels (c'est-à-dire internes à ces « mentalités »).
Ces clivages ou ces oppositions fondatrices entre des postures philosophiques incarnées par
des figures magistrales (le brahmanisme face au bouddhisme en Inde ; le confucianisme face au
taoïsme en Chine ; les penseurs ioniens face aux penseurs éléates en Grèce) déterminent chaque
fois la façon dont se met en place une tradition impliquant une activité philosophique, et peuvent
être comparés les uns avec les autres (il y a des points communs entre ces clivages), sans être retirés
de leurs contextes culturels et sémantiques (ils répondent à certains problèmes spécifiques, à
certaines exigences de leur temps).

(b) Trois échelles du comparatisme

La philosophie comparée repère donc à la fois les ressemblances et les différences entre des
traditions philosophiques plus ou moins éloignées, pour en tirer des conclusions diverses. On peut
distinguer trois échelles de comparaison, en fonction des rapports historiques-linguistiques
entretenus par les termes de la comparaison :

1. Comparatisme d'influence ou d'héritage : lorsque deux univers linguistiques ou culturels


sont étroitement liés (vocabulaire, doctrines, corpus de textes traduits d'une langue à l'autre).
Exemple : les philosophies monothéistes, au moyen âge, ont puisé la quasi-totalité de leurs notions
philosophiques dans la langue des philosophes grecs (surtout Platon e t Aristote), par
l'intermédiaire de traductions latines et arabes de leurs textes.
Autre exemple : le bouddhisme a été diffusé de l'Inde vers la Chine et l'Asie du sud est pendant de
nombreux siècles, avec traduction de nombreux textes et concepts du sanskrit (ou du pali) vers le
3 Voir aussi le livre de Barbara Cassin, Eloge de la traduction (Fayard, 2016).

11
chinois.

2. Comparatisme de ramifications : lorsque deux traditions prennent des directions différentes


à partir d'une base linguistique, sémantique ou culturelle commune.
Exemples : la proximité entre les langues dites « indo-européennes »4 (cf. Benveniste, Dumézil,
etc.), dont témoignent des racines linguistiques communes telles que les mots pour dire « dieu »
(deva en sanskrit / daeva en iranien / deus en latin), ou l'association de la « connaissance » avec
une racine signifiant « voir » (vidya en sanskrit / eidos en grec / video en latin / wisdom en
anglais / wissen en allemand), ou encore l'utilisation fréquente du participe présent du verbe « être »
substantivé (sat en sanskrit / ôn en grec / ens en latin / being en anglais / seiendes en allemand)
pour désigner la totalité des choses qui sont, débouchant sur des « ontologies » (discours sur l'être
en tant qu'être, ou plutôt sur « l' étant en tant qu'étant ») pourtant très différentes dans leurs
méthodes et leurs buts.

3. Comparatisme d'étrangéité : lorsque deux univers sémantiques sont tellement éloignés et


distants l'un de l'autre qu'ils permettent, par une sorte de jeux de miroirs et de travail sur l'écart,
d'éclairer les « impensés » de l'un et de l'autre.
Exemple : la Chine, que Simon Leys (alias Pierre Ryckmans) appelle « cet Autre fondamental sans
la rencontre duquel l'occident ne saurait devenir conscient de son Moi culturel ». Cette étrangéité
chinoise est le point de départ du travail comparatiste du philosophe et sinologue François Jullien,
dont la méthode est critiquée par Jean-François Billeter.

(Voir l'Annexe 2 : « Pour ou contre François Jullien ? »)

4 Les sciences sociales préfèrent aujourd'hui utiliser un modèle diffusif complexe fait d'interactions et d'influences
mutuelles, pour expliquer ces proximités, qui étaient attribuées auparavant à l'existence d'une peuplade primitive
indo-européenne (thème qui a été récupéré grossièrement par certains pour affirmer la suprématie de la « race »
indo-européenne et justifier la barbarie nazie).

12
Pour aller plus loin...

BENVENISTE, Emile (1969), Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 2 tomes, Editions


de Minuit.

BILLETER, Jean-François (2007), Contre François Jullien, Allia.


— (2014) Trois essais sur la traduction, Allia.

CHANTALANGSY, Phinith et CROWLEY, John (dir.) (2014), Manuel de philosophie. Une


perspective Sud-Sud, Unesco.

DROIT, Roger-Pol (1989), L'oubli de l'Inde. Une amnésie philosophique, PUF.

DUMEZIL, Georges (1968), Mythe et épopée, 3 volumes, Gallimard.

HALBFASS, Wilhelm (1988), India and Europe. An Essay in Understanding, engl. transl., State
University of New York Press.

JULLIEN, François (2005), Le nu impossible, Seuil, 2e édition.


— (2006), Si parler va sans dire. Du logos et d'autres ressources, Seuil.
— (2013), Un sage est sans idée ou L'Autre de la philosophie, Seuil, 2e éd.

LACROSSE, Joachim (dir.) (2005), Philosophie comparée. Grèce, Inde, Chine, Annales de
l'Institut de philosophie de l'ULB, Editions Vrin.

LLOYD, Geoffrey E. R. (1993), Pour en finir avec les mentalités (Demystifying Mentalities), trad.
fr., La Découverte.

MALL, Ram Adhar et HÜLSMANN, Heinz (1989), Die drei Geburtsorte der Philosophie. China-
Indien-Europa, Bouvier.

MASSON-OURSEL, Paul (1931), La philosophie comparée, Alcan.

REDING, Jean-Paul (1998), « La philosophie comparée », dans J.-F. MATTEI (éd.), Encyclopédie
philosophique universelle, tome IV : Le discours philosophique, PUF, pp. 1203-1222.

13
Première partie
Trois naissances de la philosophie (VIè-IVè s. ACN)

La perspective retenue ici concernant le commencement de la philosophie est celle d’une


« triple naissance » : les Grecs, les Chinois et les Indiens ont tous les trois « découvert » ou
« inventé » le continent philosophique, à peu près à la même époque, mais en y accostant par des
rivages différents5.

Les premiers philosophes grecs appartenaient à un milieu aisé, aristocratique. Ils sont « entrés
en philosophie » par le biais de la physique et de la cosmologie (en cherchant l’origine de l’univers
dans les éléments naturels qui le composent), ce qui les a conduit ensuite à l’ontologie, à
l’épistémologie, puis à la philosophie morale et politique, l’esthétique, la logique, etc. Le premier
clivage qui va structurer la pensée grecque est celui entre, d'une part, les Ioniens (Thalès et
Héraclite, notamment), qui pensent l'univers comme un processus de changement et de devenir
universel, et, d'autre part, les Eléates (Parménide et Xénophane), qui font de l'être (immuable, un,
continu, éternel, etc.) l'objet de la connaissance philosophique.

Les premiers penseurs chinois, eux, étaient des conseillers politiques. Ils ont accosté par le biais
de la philosophie politique (notamment à partir d’une réflexion sur le statut du « Fils du Ciel »,
l'autorité politique, et la façon de construire un ordre social viable), qui les a conduits ensuite vers la
cosmologie, l’éthique, la logique et l’épistémologie, etc. Le clivage fondateur de la pensée chinoise
est l'opposition entre taoïsme et confucianisme. Ce dernier (basé sur l'enseignement de Kongfuzi)
cherche à établir une stabilité par le ritualisme social et la transposition de la piété filiale dans le
domaine politique, alors que le taoïsme (Laozi, Zhuangzi) prône plutôt le non agir (wuwei) et une
existence vécue au gré du Dao.

Quant aux Indiens, c’est une réflexion sur la connaissance de soi, à partir de la notion védique
de sacrifice et de la croyance en la transmigration, qui les a amenés sur le « continent
philosophique » en les obligeant à développer une ontologie, une épistémologie, une logique, etc.
Le premier clivage qui va structurer la pensée indienne est celui entre brahmana et śramaṇa: les
brahmanes, d'une part, prêtres de la caste supérieure, dévoués aux rites prescrits par les Veda, et,
d'autre part, les « çramanes », ces sages itinérants qui rejettent le système des castes et l'autorité des
Veda (les plus célèbres sont le Mahavira, fondateur du jaïnisme, et le Bouddha).

5. L’absence de certaines « découvertes » chez les uns ou les autres (la philosophie politique en Inde, l’ontologie en
Chine) ne signifie d’ailleurs pas que l’exploration du continent philosophique y fut moins poussée qu’ailleurs. De
nombreuses philosophies occidentales ne se sont pas vouées, elles non plus, à toutes les facettes du continent
philosophique.

14
1. En Inde...

a) Le sacrifice de l'ego ; le Soi (âtman)


Les premiers philosophes indiens sont des brahmanes qui ont souvent renoncé à la vie
mondaine et méditent l'enseignement des Veda : des textes sacrés, dont certains remontent au
deuxième millénaire, qui sont rédigés en sanskrit et se présentent comme une auto-révélation de
l'Absolu par l'intermédiaire de sages inspirés. L’autorité des Veda, qui n’est pas reconnue par les
Bouddhistes et les Jaïns, constitue le point commun entre les diverses traditions dites « hindoues »6.
Ces textes sacrés, les Veda, prennent différentes formes : hymnes aux dieux dits « védiques »
(Indra, Chandra, Surya...), formules magiques, liturgiques, sacrificielles (la pratique du sacrifice est
centrale dans la religion védique ; le sacrifice rituel reproduit en quelque sorte un sacrifice
cosmique, celui de l'Homme primordial).
Les Veda portant presque exclusivement sur ce type de pratiques rituelles, ils permettent une
grande liberté spéculative. Peu à peu vont émerger chez les brahmanes des réflexions que l'on a
qualifiées de méta-ritualistes, car elle prennent ces rites védiques pour point de départ, mais leur
donnent une interprétation abstraite. Ces premiers textes proprement « philosophiques » (certains
disent « proto-philosophiques », tant ils contiennent les bases de toute les philosophies ultérieures :
yoga, vedânta, etc.) sont les upaniṣads, dont un certain nombre appartient à la tradition védique
elle-même, et qui ont été composées à des époques très différentes (entre 800 et 300 avant notre
ère).
Formant des collections d'auteurs différents et souvent anonymes, ces textes mettent en oeuvre
une démarche philosophique à part entière, mais qui peut désarçonner l'observateur occidental, tant
ses fondements sont ailleurs (ce qui rend la traduction de nombreux passages très problématique),
mais aussi tant ses méthodes (récitation, méditation, commentaire, etc.) sont radicalement
différentes de celles qui nous sont plus familières (démonstration, argumentation, explicitation,
etc.).
Dans cette perspective métaritualiste, donc, on se mit à interpréter la notion de sacrifice comme
dénotant un sacrifice mental (qui est le renoncement à la perspective « égocentrée » de l’individu).
D'un point de vue pratique, cela permettait de tenir compte des objections (venant notamment des
moines bouddhistes) contre la violence et le gaspillage entraînés par les offrandes et les sacrifices
aux dieux. Avec la notion de sacrifice mental, il devenait possible de rechercher également par la
seule méditation ce que l'on recherchait par le sacrifice d'un être vivant.
Ce sacrifice, désormais interprété comme un geste spéculatif, consiste alors, avant tout, à
dépasser le point de vue de l’ego empirique, du « moi » (ahamkâra, « le fait de dire Je » ou sujet
grammatical), pour s’attacher au Soi transpersonnel (âtman), souffle de vie (un principe à la fois
moral, psychologique et spirituel), et, de là, remonter à l’Absolu (brahman), qui est le « réel du réel »
(et correspond initialement à l'énergie inhérente à la formule rituelle). En d'autres termes, il s'agit,
en sacrifiant son ego, de faire coïncider le centre individuel avec le centre universel, ou encore,
comme le dit Michel Hulin, de chercher des homologies et des correspondances entre le
« microcosme » (le sujet) et le « macroscosme » (l'univers).
Cette connaissance est transformatrice : il s'agit de devenir le Soi et l'Absolu, pour ainsi dire de
« (re)devenir soi-même l'être », non pas en plongeant dans l'inconnu, mais en retrouvant des choses
qui sont déjà là, par le réexamen de l'expérience individuelle (perception, souffle, langage, pensée,

6. On appelle « brahmanisme » la religion et la philosophie des brahmanes. Le terme « hindouisme », quant à lui, vient
d’un mot d’origine persane se rapportant à « ceux qui vivent de l’autre côté de l’Indus » (ce qui explique pourquoi le
mot français « hindou » s'écrit avec un « h », au contraire du mot « indien »). C'est le nom qui a été utilisé par les
Britanniques, au XIXè siècle, pour rassembler toute une série de pratiques présentant certaines caractéristiques
communes. Le terme a été vite revendiqué par les hindous eux-même, y compris pour en faire une récupération
politique (le terme hindutva désigne aujourd'hui une idéologie nationaliste selon laquelle l'Inde est et a toujours été
fondamentalement « hindoue », thèse par ailleurs contredite par les recherches historiques sur l'Inde pré-védique).

15
états de conscience, etc.)
L’enseignement des upaniṣads est rassemblé autour d’un nombre limité de « grandes paroles »
qu'il s'agit de réciter, de méditer et de commenter. Une de ces « grandes paroles » est la
proclamation suivante : « Tu est cela » (tat tvam asi). Par la récitation, la méditation et la
discussion, il s'agit de comprendre que, dans cette phrase, « tu » ne désigne pas un individu mais
bien le Soi (âtman), tandis que « Cela » ne désigne pas un dieu, objet d’un culte, mais bien l'Absolu
(brahman). La compréhension de l'identité entre ces deux termes, âtman-brahman, est un motif
omniprésent dans les upaniṣads. Peu à peu, ils deviendront presque des synonymes.

(b) Le son primordial (OM) et les quatre états de l'absolu (brahman)


Une autre « parole » qui est à l'origine de nombreuses spéculations philosophiques est le
fameux phonème7 « OM », le « son primordial ». Quiconque a voyagé dans le sous-continent indien
a sans doute été frappé par l'omniprésence de ce mantra (« formule liturgique »), largement présent
dans la vie quotidienne des hindous8, psalmodié en début et en fin des prières, des rituels, dans la
sphère privée comme au temple ou dans d'autres lieux publics. Sa version écrite est un
pictogramme, souvent stylisé, une sorte de « logo » qui est devenu un symbole de paix, présent sur
les portes ou sur les murs des maisons, en tête des feuilles d'examens scolaires ou encore sous
forme d'autocollant, de pendentif, sur les t-shirts des touristes, et parfois même sous forme de
tatouage. Aujourd'hui, jusqu'en occident, les praticiens de disciplines comme le yoga, la méditation
ou encore diverses formes de musicothérapie utilisent ses effets bénéfiques et apaisants. La
résonance provoquée par sa répétition est supposée aider à la concentration et favoriser l'union de
l'être avec la vibration cosmique et le Soi suprême. Plus prosaïquement, il est manifeste que la
profération de ce son fluidifie la respiration et procure un certaine apaisement.

En sanskrit, la syllabe « Om » est formée par la conjonction de deux voyelles (aa et au –


prononcitation o+ou) et d'une consonne (ma – avec une nasalisation particulière). Pour plus de
clarté, référons-nous ici aux trois lettres les plus proches dans notre alphabet : A, U et M.
La première lettre (A) part de la gorge, la deuxième (U) glisse sur la langue, la troisième (M) se
forme et se ferme sur les lèvres. Ce phonème AUM est ainsi censé contenir en lui non seulement
tous les autres mantras, mais aussi tous les sons possibles de la langue sanskrite, et, par extension,
tous les noms possibles, d'où son caractère « primordial » et originaire.
Car si ce son contient ainsi tous les autres sons, sa vibration doit être aussi à l'origine de tous les
êtres, et de l'univers entier, en vertu d'un postulat « essentialiste » qui fait correspondre les noms à
des êtres. Om représente ainsi l'idée d'un substrat, d'une première manifestation de la réalité, sur

7. Un phonème est un élément de langage correspondant à une seule articulation.


8. Il s'agit d'un thème « panindien », car la syllabe Om est également centrale dans le bouddhisme (où elle est utilisée
comme préfixe ou suffixe aux mantra, notamment dans le mantra « Om mani padme hum » du bouddhisme Mahayana),
le jaïnisme (pour lequel il s'agit d'un mantra de libération) ou encore le sikkhisme.

16
laquelle viennent ensuite se greffer une profusion d'êtres, de sons, de qualités. On retrouve ce thème
dans la musique, dans la grammaire, dans la liturgie, ou encore dans la cosmogonie, où le son initial
est appelé nada brahma (que l'on pourrait traduire par « son créateur » ou « son démiurgique »).

Un des textes majeurs de cette tradition est la Māṇḍūkya-upaniṣad, texte très court faisant
partie des Veda (plus précisément de l'Atharva-Veda). L'upaniṣad vise à interpréter et explorer la
syllabe Om, laquelle résume tout le Veda en un seul phonème, symbole de l'unité du réel :

1. […] Cette syllabe OM, c'est le tout. [...] Ce qui a été, ce qui est et ce qui sera, tout cela est OM. Et ce qui est, en outre,
au-delà des trois temps, cela aussi est OM.
2. Car tout ce qui est est le brahman ; le Soi est brahman. Ce Soi a quatre parties.
3. Ce qui est à l'état de veille, ayant la connaissance extérieure […], qui jouit de l'élément grossier, c'est le premier
quart, appelé « homme cosmique » (vaishvânara).
4. Ce qui est à l'état de rêve, ayant la connaissance intérieure […], qui jouit de l'élément subtil, c'est le deuxième quart,
appelé « source de lumière » (taijasa).
5. Lorsque, endormi, on ne désire aucun désir, qu'on ne voit aucun rêve, cela est le sommeil profond : ce qui est à l'état
de sommeil profond devenu un bloc de connaissance globale, jouissant de félicité, ayant pour bouche la pensée, c'est le
troisième quart appelé « sagesse intuitive » (prâjna).
6. Celui-là est le Seigneur de toutes choses, omniscient, régent intérieur, matrice de tout, car il est l'origine et la fin des
êtres.
7. On considère comme quatrième (turiya) état ce qui n'a ni connaissance intérieure, ni connaissance extérieure, ni
connaissance de l'un et de l'autre, ni connaissance globale, ni connaissance et non connaissance à la fois, qui est
invisible, inapprochable, insaisissable, indéfinissable, impensable, innommable, qui n'a pour essence que l'expérience
de son propre soi, qui annule la diversité, qui est apaisé, bienveillant, sans dualité. C'est le Soi. C'est lui qui est l'objet
de connaissance.
Māṇḍūkya-upaniṣad, 1-7

La syllabe AUM est ainsi identifiée à l'ensemble de ce qui fut, est et sera (1), puis au brahman
et à l'âtman (2). La suite du texte va faire correspondre les éléments de la syllabe à des états de
conscience : le A correspond à la veille (3), le U au sommeil du rêve (4), le M au sommeil profond
(5-6) et la syllabe entière, une fois proférée, à un « quatrième » état (7).
On peut parler ici d'une sorte de « métapsychologie » : les quatre états psychiques qui sont
évoqués (veille, rêve, sommeil profond, « quatrième ») correspondent à des niveaux ontologiques,
c'est-à-dire qu'ils sont aussi des « degrés » de la Réalité ou des « états » de l'absolu. Le soi
individuel (jīvātman) acquiert ainsi une conscience de plus en plus profonde de sa véritable essence
qui est le brahman, annulant progressivement toute séparation entre lui et le monde, entre le sujet et
l'objet. Ces états de conscience peuvent être associés par la pratique de la méditation, dans laquelle
l'esprit, tout en étant dans le monde, combine cette présence avec un détachement intérieur.
Le premier niveau est celui de l'éveil, de l'homme « empirique » et « cosmique » au sens où il
fait l'expérience du monde qui l'entoure, et fait correspondre la réalité perçue, le monde tel qu'il se
présente, à la réalité tout court. Son activité est située « dans l'oeil », et plus généralement dans le
corps (l'élément grossier) et les organes des sens. C'est la condition humaine la plus commune,
l'expérience du Moi, de « l'être-au-monde ». Du point de vue de l'absolu, cet état est le « Monde »
lui-même.
Le deuxième niveau est celui du rêve, dont l'activité se situe dans le mental et la pensée
(l'élément subtil). Il s'agit d'un état de conscience qui reste en contact avec le monde, mais le rend
moins opaque, plus lumineux. L'expérience du rêve est caractérisée par une certaine agitation
(songeons au sommeil dit « paradoxal » chez les nouveaux-nés) et par l'alternance de noms-et-
formes (nāmarūpā) qui viennent peupler cette expérience et qui sont les créations, par le rêveur, de
sa propre lumière :

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Où il n'y a ni chars, ni attelages, ni chemins, il crée chars, attelages et chemins. Où il n'y a ni plaisirs, ni joies, ni délices,
il crée des plaisirs, des joies, des délices. Où il n'y a réellement ni lacs, ni étangs ni rivières, il crée des étangs, des lacs,
des rivières, c'est lui qui crée.
(Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad, IV, 3, 10)

Ce deuxième état correspond ainsi, du point de vue de l'absolu, à la figure du Créateur, qui trace
les contours du réel tel un dormeur. La création est ici identifiée à une sorte de projection sur un
écran blanc. Ce créateur est donc aussi un « illusionniste », au sens où il crée par le biais d'une
énergie (appelée la maya, l'illusion cosmique). Dans la mythologie, il correspond à la figure de
Brahmā.
Le troisième niveau est celui du sommeil profond. Cette expérience laisse entrevoir une espèce
de félicité qui transcende l'alternance des joies et des malheurs, des noms et des formes. Ce niveau
correspond à une forme de béatitude, une conscience globale massive et indifférenciée, une
connaissance intuitive dans laquelle le sujet n'est plus séparé de l'objet, mais cherche en quelque
sorte à « devenir » lui-même l'essence des choses.
Du point de vue de l'absolu, ce stade correspond à la figure du Seigneur (Īśvara), dieu personnel
tout-puissant, objet d’un culte. Dans la plupart des familles hindoues, la figure mythologique
correspondante est soit Śiva, soit Viṣṇu. Notons cette séparation entre que ce que nous entendons
par « Dieu » au sens de Seigneur et au sens de Créateur, qui ne sont pas au même niveau. Quant à la
« Réalité ultime », si l'on veut, est doit être située par-delà même ce divin à la fois un et multiple.
C'est qu'il existe un quatrième niveau, qui surpasse et annule en quelque sorte les trois premiers,
en ce qu'il rend obsolètes toute connaissance (y compris celle des Veda), et toute conscience (y
compris la troisième). Cet état est caractérisé par le fait d'échapper à toute cause, à toute
détermination (il n'est « ni ceci, ni cela », il n'est « pas ceci ») : il est indéfinissable, impensable,
insaisissable, etc. Lorsqu'on lui donne quand même un nom, on caractérise l'état de conscience
correspondant par les mots « être-pensée-béatitude », expression qui désigne l’extinction de toute
conscience individuelle dans le brahman. De même que les rivières se jettent dans l’océan, les noms
et les formes (tigre, sanglier, homme, etc.) s’effacent dans le silence de l’être indifférencié et sans
forme, l'âtman-brahman.
L'être, dans ce contexte, fait l'objet d'une expérience. L'être, c'est ce qu'on devient quand on
cherche le brahman absolu. Et à chaque niveau d'être ou d'expérience, c'est le même absolu qui se
manifeste, appréhendée par une conscience modifiée, de plus en plus libre. L'expérience
phénoménale est ainsi conciliable avec une expérience intérieure en quête d'universalité et de
libération spirituelle.

c) Karma (acte) et transmigration


Au départ, donc, il y a l'acte rituel, sacrificiel. Or c'est aussi très précisément le sens original du
célèbre concept de karma (ou karman) : l'action du prêtre dans le contexte rituel védique. Cette
action, par exemple une offrande ou un sacrifice, vise à obtenir un résultat.
Par extension, le terme karman désigne tout acte humain en tant qu’il laisse une empreinte,
l’idée étant que toute action aboutit tôt ou tard à un « fruit de l’acte » (phala) qui la sanctionne.
L'être humain agit de trois façons : par la parole (la parole est active, injonctive, performative : elle
agit et fait agir), par le corps et par le mental.
Et c'est là le troisième sens du terme karman : la loi de rétribution des actes, selon laquelle les
actes que nous posons déterminent nos prochaines existences, en se transmettant sous la forme de
« résidus karmiques », d'imprégnations déterminantes. Nous ne pouvons voir les conséquences de
nos actes (leur « fruit ») qu'à court terme, mais la maturation de ces fruits est lente et étalée sur
plusieurs vies, si bien que la « rétribution » des actes est plus ou moins différée et que, au moment
où j'agis, je ne sais pas quelle est la maturation de mon acte.
Cette idée va de pair avec la croyance en la transmigration (saṃsāra) que l'on retrouve aussi

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dans le Bouddhisme et le Jaïnisme. Ce terme désigne une sorte de « circulation universelle »,
symbolisée par l'image d'une roue, le fait de « con-fluer ». Elle implique que l'existence individuelle
n'est qu'un passage une transition, comme si un dormeur se réveillait chaque matin dans un corps ou
dans des vêtements différents. Tout se passe comme s’il n’y avait pas de mort, mais une série
d’existences sans commencement ni fin, qui constituent d'ailleurs un véritable fardeau dont il faudra
chercher à se libérer.
La pensée brahmanique tente ainsi de concilier l’expérience ordinaire, caractérisée par le
changement, d'une part, et la doctrine du Soi (âtman), d'autre part, principe vital et organisateur qui
assure la continuité de l'être. Le lien est tissé entre l’idée de « réincarnation » et celle d’une
permanence du Soi.
Même si l'on met entre parenthèse cette croyance en la transmigration, il y a quelque chose de
très rationnel dans cette conception « karmique » de l'action. Tout d'abord, la prise de conscience de
ce que mes actions présentes sont motivées par toute une série de paramètres que je ne contrôle pas
et qui dépendent d'actions qui ont été accomplies par les générations passées. Il y a une énorme part
inconsciente et collective dans toute action individuelle, et c'est toujours « en situation » que j'agis,
que je parle ou que je pense. Cette prise de conscience implique que mon libre arbitre ne concerne
pas la totalité de mes actions, loin s'en faut. Enfin, elle impose que mes actes présents ont eux aussi
des conséquences, qui concerneront les générations futures.
A côté de l'aspect quelque peu déterminant et « aliénant » du karman (l'agent — celui qui agit
— est « acteur » plutôt qu’« auteur » de ses actes : il s'inscrit dans une chaîne d'interdépendance
des actions, qui dépasse l'individu, et ne peut qu'interpréter une partition qui a déjà été largement
écrite), il y a aussi une place pour le libre arbitre et la responsabilité individuelle, puisque l’homme
doit quand même choisir lui-même, chaque fois, les actions bonnes ou mauvaises, et interpréter en
situation les préceptes de la tradition.

d) Les castes ; les stades de la vie ; les quatre buts de l'homme


Quant à la façon de déterminer si une action est bonne ou mauvaise, c'est avant tout une
question sociale et traditionnelle, plutôt qu'une question « morale ». La réponse à lui donner dépend
chaque fois de plusieurs critères tels que la condition sociale, l'âge et le but poursuivi.
La qualité d’une action humaine est d'abord déterminée socialement, par le paramètre de la
« caste ». Ce mot traduit en réalité plusieurs mots sanskrits, parmi lesquels varṇa (littéralement, la
« couleur ») et jāti (sous-caste, corporation, groupe linguistique).
Il y a quatre varṇa, auxquels il faut ajouter les dalit (toute une série de groupes considérés
comme « hors-castes », et appelés « intouchables » par les Anglais, qui ont constaté que les
membres des castes évitaient tout contact physique avec eux) :

1. Brahmane
2. Roi / guerrier (kṣatriya)
3. Producteur-commerçant (vaiśya)
4. Serviteur des trois premiers (śūdra)

Il ne s'agit pas vraiment de classes sociales, au sens économique du terme (on peut être
brahmane et pauvre, ou bien dalit et riche), mais plutôt d'un ordre de proximité ou de « pureté » par
rapport au divin. Bien qu'aboli officiellement par Gandhi, ce système est toujours présent dans
l'Inde actuelle et continue à engendrer de nombreux abus. Ce système est une des institutions
hindoues les plus critiquées : le Bouddha, déjà, reprochait aux brahmanes et aux kṣatriya de s'en
servir pour légitimer leur position dominante.
Les membres des trois premières castes s'appellent les « deux-fois-nés », car ils reçoivent et
transmettent l'initiation aux Veda. Dans un texte appelé les Lois de Manu, la répartition des tâches

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impliquée par ce système (dont l'origine mythique est reliée au sacrifice de l'Homme primordial, le
Puruṣa), est décrite comme suit :
« Pour la propagation de la race humaine, de sa bouche, de son bras, de sa cuisse et de son pied, il [le Puruṣa] produisit
le Brahmane, le Kshatriya, le Vaishya et le Shudra [cf. Rig-Veda, X, 90]. Pour la conservation de cette création entière,
l’Être souverainement glorieux assigna des occupations différentes à ceux qu’il avait produits de sa bouche, de son bras,
de sa cuisse et de son pied. Il donna en partage aux Brahmanes l’étude et l’enseignement des Veda, l’accomplissement
du sacrifice, la direction des sacrifices offerts par d’autres, le droit de donner et celui de recevoir. Il imposa pour devoirs
au Kshatriya de protéger le peuple, d’exercer la libéralité, de sacrifier, de lire les Livres sacrés, et de ne pas
s’abandonner aux plaisirs des sens. Soigner les bestiaux, donner l’aumône, sacrifier, étudier les Livres saints, faire le
commerce, prêter à l’intérêt, labourer la terre, sont les fonctions allouées au Vaishya. Mais le souverain Maître
n’assigna au Shudra qu’un seul office, celui de servir les classes précédentes, sans déprécier leur mérite. »
Lois de Manu, I, 87-91

Autre critère pour déterminer ce que doit faire un individu : les étapes de la vie. On ne doit pas
agir de la même façon si l'on est maître de maison ou si l'on est renonçant, par exemple. Il y a quatre
étapes (certes très théoriques) dans la vie d’un hindou, quatre stades de la vie (âçrama) :

1. Etudiant (brahmacârin)
2. Maître de maison (grhastha)
3. Ermite forestier (vânaprastha)
4. Renonçant (samnyâsin)

Enfin, de façon générale, dans la vie d’un homme, l’hindouisme recommande de poursuivre
trois buts principaux : la satisfaction des désirs, la recherche d’une certaine prospérité et le respect
de l’ordre social et cosmique.
A ces trois buts « terrestres », complémentaires, qui ne doivent pas être poursuivis au détriment
les uns des autres, s’oppose le but ultime : la délivrance du cycle des réincarnations.

(1) Kāma désigne le désir en général, y compris le désir sexuel, et sa satisfaction dans le plaisir.
Ce but est la base de tous les autres, dans la mesure où on « désire » la prospérité, l’ordre, la
délivrance. Il est aussi à la racine du samsara. Avec les célèbres Kāmasūtra (ouvrage compilé par
un brahmane renonçant à l’attention des couples mariés), dont le but est de codifier les rapports
généraux entre les sexes, on découvre à la fois un document historique sur les moeurs de la société
de l'époque (courtisanes, harem royal, philtres magiques, etc.) et une réflexion, parfois
philosophique, sur le statut de l'amour et du désir. Si l’on compare avec les formes d’amour que
nous connaissons en occident, la vision proposée est bien sûr très différente de l’amour chrétien (car
la fonction reproductrice est ici subordonnée à la satisfaction du désir des époux), mais aussi de
l’amour courtois et du « romantisme » (parce que le « sentiment » amoureux est, lui aussi,
subordonné au plaisir corporel). Il s'agit donc, avant tout, d'un art de jouir de la rencontre entre les
organes des sens et leurs objets.

(2) Artha est à la fois l’ « utile », le « bénéfique », et la richesse matérielle ou la prospérité. Il


n’y a pas de tabou autour de l’argent et de l’enrichissement en Inde : l’enrichissement est presque
un impératif « moral », à condition d’être encadré par le Dharma. On peut même concilier
l’enrichissement et le détachement (puisque l’un peut être le versant de l’autre). Dans l’Arthaśāstra,
traité d’art politique attribué à un certain Kautilya (le « Machiavel indien »), sont consignées une
série de recettes visant à maximiser la puissance d’un Etat. Il n’y a pas, à proprement parler, de
« philosophie politique » en Inde, au sens d’une réflexion sur la légitimité du pouvoir politique, sur
les différents types de régimes, etc. : de la même façon que les questions éthiques se posent en

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termes de karman, toutes les questions sociales et politiques relèvent plutôt du Dharma.

( 3 ) Dharma signifie « ordre » et « devoir » (différent du devoir moral). C’est un ordre


cosmique et socio-religieux, à la fois naturel et culturel, ou plutôt en amont de toute distinction
entre nature et culture. L’idée est que l'ordre naturel est préservé grâce au « devoir propre »
(svadharma) accompli par chaque individu. En agissant au niveau qui est le sien (et donc aussi en
respectant la hiérarchie sociale), l'homme contribue à un ordre global. On a regroupé sous le nom de
Dharmaśāstra une série de textes, parmi lesquelles les Lois de Manu (texte cité ci-dessus).
Même les dieux sont soumis au Dharma. C'est évidemment le plus important des trois buts, au
sens où le plaisir sensuel et l'enrichissement matériel y trouvent leurs limites, comme le précise
même un passage du début des Kāmasūtra :

« […]L’application pratique du dharma, qui est d’abord le respect de l’ordre cosmique, doit conduire logiquement à la
stricte observance des lois religieuses. Mais celles-ci ne sont pas toujours respectées (quand elles concernent par
exemple les sacrifices) parce que l’on ne constate pas réellement leurs résultats dans notre monde visible. Par contre, un
interdit tel que s’abstenir de viande sera respecté parce que sa transgression se remarque. Dharma est consigné dans la
révélation (çruti), et enseigné par les érudits. Artha consiste à rechercher la perfection des arts, la possession de la terre,
du bétail, de l’or et des richesses, et à acquérir serviteurs et amis. C’est aussi la défense de la propriété et
l’accroissement des biens. Les experts en cette matière sont les officiers royaux et les négociants. Kâma est la
satisfaction des sens, ouïe, toucher, vue, goût et odorat, contrôlés par le mental, lui même dirigé par la conscience du
Soi (âtman). La sensation du plaisir qui naît de la coïncidence entre l’objet des sens et l’organe récepteur se nomme
kâma. L’art de jouir est consigné dans les kâma-sûtra et divulgué par les connaisseurs.
Dharma est préférable à artha, et artha à kâma. Mais cette règle d’antériorité souffre des exceptions : ainsi, le roi doit
faire prévaloir artha, en raison de ses devoirs pour assurer le bien-être du peuple. Les courtisanes, quant à elles,
donneront la préférence à kâma, puisque donner du plaisir est leur métier. »
Kâma-Sûtra, Chapitre 2 (extrait)

(4) Enfin, il est souhaitable pour le brahmanisme et l'hindouisme de s’arracher au cycle des
réincarnations et de se fixer dans un état stable et heureux, celui de la délivrance (mokṣa) :

« Veuille me délivrer, je suis dans ce flot perpétuel (samsâra) comme une grenouille dans un puits sans eau. […]
Comme les vagues dans les grands fleuves, ce que l’homme a fait antérieurement ne peut être refoulé ; semblable à la
marée montante de l’océan est son avancée vers la mort. »
(Maitry Upanishad, I,4 ; IV,2)

Tous les courants philosophiques, mais aussi les disciplines spirituelles et artistiques, en Inde,
ont pour but la délivrance (et non, comme dans la pensée héritée des Grecs, la vérité).
Concernant le chemin vers la délivrance, l’hindouisme connaît deux tendances : celle au
renoncement, à la désindividuation et à la vie d’ermite, d’une part, dans la majorité des courants
philosophico-religieux, qui consiste à être dans le monde sans y être ; celle de l’ascèse
intramondaine, d’autre part, représentée notamment par la Bhagavad Gîtâ (qui préconise de
renoncer au « fruit de l’acte », mais non à l’action) et par les courants tantriques (où l’on canalise le
plaisir, la jouissance et les autres aspects de l’existence terrestre).

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Pour aller plus loin...

BALLANFAT, Marc (2017), Introduction aux philosophies de l'Inde, Ellipses.

BIARDEAU, Madeleine (1981), L’hindouisme. Anthropologie d’une civilisation,


Flammarion.

CHENET, François (1998), La philosophie indienne, Armand Colin.

DUMONT, Louis (1966), Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes,
Gallimard.

HULIN, Michel (1978), Le principe de l'ego dans la pensée indienne classique :


la notion d'ahamkara, Collège de France.

MALAMOUD, Charles (1989), Cuire le monde. Rite et pensée dans l'Inde


ancienne, La Découverte.

Mundaka-Upanishad, suivi de Mandukya-Upanishad (publiée et traduite par E.


LESIMPLE) e t Kârika de Gaudapâda, texte sanskrit et traduction française (1981),
Jean Maisonneuve.

TARDAN-MASQUELIER, Ysé (2014), Les maîtres des Upanishads. La sagesse


qui libère, Points-Sagesses.

ZIMMER, Heinrich (1953), Les philosophies de l'Inde, trad. fr. (1978), Payot.

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e) La Bhagavad Gîtâ : l'acte et le fruit de l'acte

La Bhagavad Gîtâ (ou « Chant du Seigneur bienheureux »), bien qu'elle ne fasse pas partie des
Veda, est considérée comme une partie fondamentale de la « révélation » (çruti) et a fait l'objet de
très nombreux commentaires. C'est aussi l’œuvre la plus lue (ou récitée ou chantée) aujourd’hui
dans le monde hindou, peut-être parce qu’elle permet de concilier le changement moderne et le
cadre référentiel de la tradition, autrement dit de concilier le « détachement » traditionnel hindou et
la vie moderne, active et trépidante.
Cette pluralité de niveaux de lecture explique que le texte était, dans la première moitié du XXè
siècle, une source d'inspiration autant pour Gandhi et sa doctrine de la non-violence, que pour des
mouvements nationalistes hindous violents (responsables notamment de l'assassinat du même
Gandhi).
La Bhagavad-Gîtâ constitue une toute petite portion d'un texte bien plus vaste, le Mahâbhârata,
la grande épopée indienne. On pense que sa composition a commencé au IIIè siècle ACN et s'est
poursuivie sur plusieurs siècles. Elle se présente comme un dialogue, sur un char de guerre, entre
deux personnages, Krishna (Kṛṣṇa), le cocher, et Arjuna. Ce dernier est un prince guerrier
(kṣatriya), issu du clan des Pandava (les fils de Pandu), héritiers légitimes du pouvoir. Une bataille
est sur le point d'avoir lieu, à Kurukshetra (près de l'actuelle Delhi), contre le clan rival, celui des
Kaurava (cousins des Pandava), dans une guerre dont l'enjeu est le pouvoir suprême ou « l'empire
du monde ».
Au départ du dialogue, Arjuna est en proie au doute. Il se met à douter du bien-fondé de la
bataille qu'il va mener. D'abord, parce qu'elle va à l'encontre de l'idéal panindien (commun au
bouddhisme, au jaïnisme et à l'hindouisme) de non-violence (ahiṃsā). Ensuite parce qu'il y a dans
le clan d'en face des membres de sa propre famille. En termes « moraux », il s'interroge sur le fait
de savoir si la violence qu'implique cette guerre est une violence légitime ou illégitime. En termes
« indiens », il se demande si cette violence va à l'encontre du dharma ou, au contraire, si elle y
contribue.
Le second personnage, Krishna, est le cocher du char d'Arjuna, mais il se révèle peu à peu
comme l'avatar de Vishnou, puis comme une manifestation de l’Absolu (brahman) des upaniṣads.
Ce dialogue doit sans doute son succès à la simplicité de sa maxime : Krishna enseigne à Arjuna
l’action désintéressée, le précepte du renoncement au fruit de l’acte. Cela veut dire que l’action
(karman) ne doit pas être guidée par la quête du résultat ou du profit immédiat (en théorie…), ni
même par l'attente d'une récompense dans une prochaine existence, mais plutôt par le « devoir
propre » (svadharma) de chacun.
En l’occurrence, le devoir du roi-guerrier Arjuna, tiraillé entre son affection et son sens du
devoir, est de combattre des membres de sa famille qui ont usurpé son héritage. Comme on l'a vu
dans la leçon précédente, la conception de karma amène l'homme hindou, même le plus puissant, à
renoncer à être l'« auteur » de ses actes, à concevoir les actes humains comme pris dans une chaîne
d'interdépendance qui échappe à « l'agent », au sujet agissant.
Le message est aussi que l’action, si elle est dissociée de son « fruit », peut être la voie d’un
renoncement intra-mondain : s’il regarde avec détachement les effets de ses actes, l’homme obtient
la sérénité. En d'autres termes, l'accomplissement du devoir et la poursuite des buts « terrestres »
(dharma, artha et kâma) est conciliable avec l'idéal suprême de la délivrance (moksha). Et l'étude
des Veda ainsi que la pratique des sacrifices (qui sont simplement le svadharma des brahmanes)
peut coexister avec une perspective où le sacrifice et même la révélation peuvent devenir obsolètes.
Le texte semble mélanger et superposer des doctrines issues des upaniṣads avec d'autres, qui
anticipent les « systèmes » philosophiques qui vont se développer au cours des premiers siècles de
notre ère, notamment le vedânta, le samkhya et le yoga. La question de savoir s'il s'agit d'un texte
avec un auteur unique ou d'une composition qui a évolué avec le temps est toujours débattue par les

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spécialistes. En tout cas, le texte semble brasser des données hétérogènes et être détaché de toute
appartenance sectaire stricte. Il semble aussi s'adresser à toutes les castes et à tous les hindous, y
compris les femmes. Certains le nomment carrément « le Veda des femmes et des serviteurs » !
Traditionnellement, on y distingue trois parties : karma-yoga ou « yoga de l'action » (chants I à
VI), bhakti-yoga ou « yoga de la dévotion » (chants VII à XII) et jnana-yoga ou « yoga de la
connaissance » (chants XIII à XVIII), qui correspondent aussi aux rôles joués par Krishna : d'abord
cocher, puis avatar du dieu, puis enfin maître de sagesse ou guru. Progressivement, la révélation
védique et la pratique du sacrifice (qui ne sont « que » le svadharma des brahmanes) perdent leur
importance, au profit de l'entité supra-personnelle qu'est l'âtman-brahman.
Le chant II est intitulé « Samkhya et Yoga » (« Spéculation et Pratique »). Le terme yoga, en son
sens le plus général, désigne ici simplement l' « union » au divin, la pratique, l'ascèse, la discipline,
etc., même si, dans certains passages (verset 58, par exemple), il anticipe déjà le sens d'une
discipline psycho-somatique, celle-là même qui est aujourd'hui célèbre et pratiquée mondialement.
Le terme samkhya désigne la théorie, la spéculation, et désignera lui aussi peu à peu un courant
philosophique qui répertorie les structures du réel, et notamment les trois guna ou « qualités : sattva
(légèreté, luminosité), tamas (lourdeur, obscurité) et rajas (tension entre les deux), qui sont
mentionnées au verset 45.
Le chant oscille continuellement entre une logique « dharmique » (tu dois faire ton devoir de
guerrier parce que c'est ton devoir de guerrier) — voire même une logique de type héroïque
(honneur, déshonneur, etc.), par exemple dans les versets 31 à 38 — et une logique « brâhmique »
(la vie et la mort ne sont que des notions relatives, au regard de l'âtman-brahman stable et non
manifesté). Cette dernière se retrouve notamment dans les versets 12 à 30, qui comportent quelques
citations des upanishads. Notons que certains passages (42-44, 52) affirment carrément que le
ritualisme et les Veda sont un enseignement obsolète au regard de la connaissance véritable. La
pratique du rituel, qui est le svadharma des brahmanes, coexiste ainsi avec une approche plus
spéculative, d'une part, et avec la discipline méditative du yoga, d'autre part, qui conduit au
recueillement ou à la contemplation (samadhi, vers 53) voire même à « l'extinction » dans le
brahman (brahma-nirvâna, qui reprend un terme central et bien connu du bouddhisme). Agir tout en
se libérant de tout attachement au fruit de l'acte permet de juxtaposer différents points de vue et
niveaux de conscience sans contradiction.

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f) Le bouddhisme

Comme on l'a dit, le premier clivage qui structure la pensée indienne est celui entre le
brahmanisme, d'une part, et la philosophie des śramaṇa, ces sages itinérants qui rejettent le système
des castes et l'autorité des Veda. Les plus célèbres śramaṇa sont le Mahâvîra, fondateur du
jaïnisme9, et le Bouddha.

Boudddha Mahāvīra
(région du Gandhara, IIIè s. ACN) (aujourd'hui, New Delhi)

Ayant grandi à l’abri de toutes les souffrances humaines, autour du Vè s. ACN (la date reste
controversée), le prince Siddharta Gautama découvre brutalement la réalité de la souffrance, une
fois devenu un jeune adulte, par l’intermédiaire de quatre rencontres :
— un veillard,
— un homme malade,
— un cortège funéraire,
— et un ascète (qui essaie de tenir la souffrance à distance par des pratiques méditatives).
Il prend alors conscience de l’immense souffrance qui résulte du cycle infini des réincarnations,
et, quittant sa femme et son enfant, il commence un parcours spirituel qui, entre l’Inde et le Népal,
fera de lui le Bouddha, c’est-à-dire l’« Eveillé ». Son désir est de libérer tous les êtres des chaines
qui perpétuent la souffrance. Il donne un enseignement oral qui sera plus tard retranscrit dans les
Soûtras, eux-même complétés par d'autres traditions textuelles (le Vinaya, qui indique aux moines
la conduite à suivre, et l'Abhidharma qui regroupe les commentaires de l'enseignement du
Bouddha).

9. Les Jaïns, commes les Bouddhistes, rejettent l’autorité des Ecritures védiques et le système des castes. Ils cherchent
la délivrance par des pratiques de mortification ou de recueillement et par ce qu’ils appellent le « Triple Joyau »
(rectitude de la foi, de la connaissance et de la conduite). On distingue depuis le 1 er siècle de notre ère les digambara
(« vêtus des espaces ») qui sont représentés totalement nus et pratiquent un ascétisme très rigoureux, et les svetambara
(« vêtus de blanc »), qui acceptent les femmes. Les vœux majeurs (réservés aux religieux) sont la chasteté et la
pauvreté, les vœux « mineurs » (pour tous) sont l’interdiction de mentir et de voler ainsi que la non-violence (ahimsa =
refus de poser des actes violents ou mal intentionnés contre des êtres vivants), valeur commune à tous les Indiens (et
popularisée par Gandhi au XXème siècle) mais particulièrement importante dans le jaïnisme.

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Le bouddhisme se présente comme une discipline mentale d’auto-délivrance, autrement dit
comme une médecine ou une thérapie dont le but est de vaincre la souffrance pour atteindre
l’extinction dans la vacuité qu’est le « nirvâna ».
Cet itinéraire spirituel s’accomplit par la compréhension de quatre « nobles vérités » :
(1) La souffrance (dukha) : c’est le symptôme de la maladie, elle souligne le caractère décevant
de la vie, de la mort, de la naissance ou de la vieillesse, de l’union ou de la désunion, ou encore de
la non-obtention de ce que l’on désire. La souffrance peut donc être physique, mais aussi
psychologique (insatisfaction permanente) ou liée à l'impermanence des choses. Cette Première
Noble Vérité de la souffrance est cachée par la peur de la souffrance et l'espoir qu'elle cesse.
(2) La Deuxième Noble Vérité identifie que l’origine ou la cause de cette souffrance
(diagnostic) est le « désir » ou la « soif » (trishnâ) qui ne cesse d’être inassouvie (telle un vase
percé). Ce qui nous fait souffrir, c’est non seulement le désir physique, mais aussi le désir
intellectuel, le désir de persister dans son être, voire même le désir de mort, etc.
(3) La cessation de la souffrance (guérison) passe obligatoirement par l’extinction de la soif. La
Troisième Noble Vérité constate qu'il est possible de guérir. Pour y arriver, il faudra passer par le
renoncement à de nombreuses choses : la croyance en une identité personnelle, l'attachement aux
règles, etc. Cette cessation ne peut s’accomplit qu’en s’extirpant du cycle interminable des
existences successives (samsara), pour atteindre le nirvâna (extinction, libération), c'est-à-dire la
condition d'existence selon laquelle plus aucune cause de la souffrance n'est engendrée.
(4) La Quatrième Noble Vérité enseigne la voie de la cessation de la souffrance
(prescription du remède) qui permet d’éteindre la soif est constituée par l’Octuple sentier de la
rectitude (rectitude dans les attitudes suivantes : pensée, intention, parole, action, moyens
d’existence, effort, attention et concentration), qui constitue une « voie du milieu » entre l’ascétisme
(car l'esprit a besoin d'un corps sain pour méditer) et la vie charnelle. En d'autres termes, Bouddha
propose de cultiver des dispositions qui permettent de mieux discerner la réalité, sans nous enfermer
dans un monde imaginaire.

Au bouddhisme assez austère des origines (Hinayana, « Petit Véhicule ») s’ajoutera, vers le
début de notre ère, un autre bouddhisme, celui du « Grand Véhicule » (Mahayana), qui va
promouvoir l’idée de compassion universelle, ou plutôt d’une « ouverture du cœur » en direction de
tous les êtres vivants.
Les écoles philosophiques du Petit Véhicule ont posé la question de l’apparence, de la
manifestation : si tout est Impermanence, quel est le statut de ces instants d’apparaître ? Ont-ils une
« nature propre » ? Le Grand Véhicule répond en développant la doctrine de la Vacuité universelle :
les choses n’ont aucune existence substantielle ; autrement dit tout est vide, illusion et apparence !

« Petit Véhicule » (Hinayana) « Grand Véhicule » (Mahâyâna)

Sage = arhat (« méritant ») Sage = bodhisattva (« héros pour l’éveil »)

Libération personnelle Libération de tous les vivants


(« compassion »)

Bouddha = saint Bouddha quasi divinisé

(Sri Lanka, Birmanie, Laos, Thaïlande, Cambodge) (Tibet, Vietnam, Mongolie, Chine,
Corée, Japon)

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g) L'opposition entre brahmanisme et bouddhisme ; anâtman et impermanence

Tout au long de l’histoire de la pensée hindoue, le bouddhisme jouera un rôle important, celui
du contradicteur ou du repoussoir obligeant les écoles brahmaniques traditionnelles à préciser et
sophistiquer leurs arguments.

On peut opposer brahmanisme et bouddhisme sur plusieurs points fondamentaux.

1. Tout d’abord, le bouddhisme, d’un point de vue religieux, on l'a dit, refuse l’autorité des
Veda (les textes sacrés de l’hindouisme, parmi lesquels on trouve les upanishad) et, en général,
n’accepte pas l’idée d’une révélation divine, préférant suivre l’enseignement d’un homme, le
Bouddha. S'il s'agit d'une religion, c'est — du moins à l'origine — une religion non théiste.

2 . Les Bouddhistes n’acceptent pas non plus, d’un point de vue sociologique, la hiérarchie
produite par le système des castes, et enseignent, au contraire, l’égalité fraternelle10 entre tous les
hommes (ce qui explique, au début, la conversion massive d’Hindous de basse caste au
bouddhisme, puis plus tard au christianisme et à l'islam).

3. Alors que le brahmanisme enseigne la continuité et l’homogénéité du Réel, le bouddhisme


enseigne la discontinuité et l’impermanence (du moi, de l’âtman, du monde, des objets, etc.). Le
« Réel » est vu par les Bouddhistes comme n’étant rien d’autre qu’un agrégat de perceptions
discontinues, une suite d’enchaînements éphémères entre des causes et des effets. Si nous disons
« Moi » ou « le Réel » ou « le Soi », il s’agit chaque fois d’une construction mentale qui cherche à
fixer une réalité toujours en mouvement (à comparer bientôt avec Héraclite).
Ainsi, pour le bouddhisme, il n'y a pas d'ego ni même de Soi (âtman). Il n'y a pas non plus de
réincarnation : puisque tout est perpétuel changement, c'est à chaque instant que nous nous
transformons, et pas seulement au moment de la mort. Et il n'y a, pour ainsi dire, pas de monde, au
sens où tout est « non-substantialité » et impermanence.
En simplifiant un peu, on pourrait dire que le brahmanisme et le bouddhisme sont d'accord sur
le fait de dire que la réalité ne se réduit pas au monde phénoménal, qui constitue une sorte d'illusion
(maya) ou d'ignorance (avidya) nécéssairement constitutive de notre être-au-monde.
Par contre, ils divergent sur la nature de cette réalité, qui est une sorte de « plein » pour le les
brahmanes, et plutôt une sorte de « vide » pour le bouddhisme. Là où les upanishads enseignent que
la délivrance passe par une reconnaissance de la plénitude de l’Absolu divin au-delà de toutes les
différences, le bouddhisme (en particulier Mahayana), lui, enseigne que la voie de la délivrance
implique de reconnaître la « Vacuité » (Śūnyatā) de l’Absolu, en-deçà de toutes les différences.
Ce « Vide » ne doit d’ailleurs pas être confondu avec le « Rien » ou le « Néant »11 : il s’agit
d’un voie moyenne entre le « nihilisme » (culte du Néant) et la pensée dite « de la permanence »,
autrement dit un refus de choisir entre l’être et le non-être (à comparer plus tard avec les
Sceptiques, lorsqu'il sera question du « tétralemme » de Nâgârjuna).

4. Malgré la non-substantialité du moi et l'impermanence du monde, il y a bien un flux du


karman qui circule. Du point de vue du karman, pour le bouddhisme, c’est l’intention d’agir, l'élan

10. La notion de karuna (traduite par « compassion ») décrit la qualité du coeur à être touché et vulnérable, la faculté
d'un être humaine à se relier à un autre vivant après avoir vu qu'il n'y avait pas de séparation entre lui et l'autre.
11. A cet égard, il est intéressant de noter l'évolution de la traduction de Śūnyatā dans le bouddhisme chinois : au
départ, les traducteurs ont choisir les termes taoïstes de wu et de xu, qui impliquent une négation ou une absence, avant
d'opter plutôt pour le terme kong, qui signifie le temps libre, les vacances, le ciel sans nuages : un « vide » qui n'est
donc pas marqué par l'absence, mais plutôt par la disponibilité, l'ouverture, la spatialité et la liberté.

30
du coeur, qui laisse des résidus karmiques, alors que pour l’hindouisme, c’est l’action concrète qui
est sanctionnée ou non par un « fruit » (= résultat, sanction). Le bouddhisme du « Grand Véhicule »
envisagera aussi la possibilité, pour le bodhisattva, de transférer ses résidus karmiques à d’autres
individus. Quant au jaïnisme, il classe les différents karma en fonction de tout qu’ils empêchent de
faire, ou pervertissent.

h) Le Milindapañha (Questions de Milinda)

Les bouddhistes ont donc largement contribué au débat et à la remise en question des doctrines
brahmaniques. On a même fait l'hypothèse selon laquelle ce seraient les Grecs (via les royaumes
indo-grecs qui ont succédé aux conquêtes d'Alexandre le Grand, en Bactriane ou dans le Gandhara),
qui auraient amené en Inde la pratique du débat « dialectique », la confrontation argumentée
d'opinions divergentes sur un sujet donné. Une pratique du débat argumenté dont le « virus » se
serait pour ainsi dire transmis aux moines bouddhistes puis, par leur intermédiaire, aux penseurs
hindous. Quoi qu'il en soit, les rois indo-grecs, dès le IIIè s. ACN, avaient en tout cas noué une
alliance particulière avec des communautés de moines bouddhistes, rythmée par la tenue de joûtes
oratoires et de débats contradictoires, dont témoigne une littérature abondante.
Un texte en particulier, qui fait partie du canon bouddhique dit « pali » (une langue
vernaculaire qui constitue une version simplifiée du sanskrit), plus particulièrement à la tradition
« theravadin » du Sri Lanka, met en scène un roi-indo grec du IIè s. ACN appelé Milinda (son nom
grec est Ménandre) et un sage (arhat) bouddhiste appelé Nagasena. La scène se passe devant 500
Grecs (Yonaka = Ioniens) et 80 000 moines !
Le roi accepte de discuter comme un sage, c'est-à-dire d'échanger paisiblement des idées avec
son interlocuteur. Leur dialogue porte notamment sur la non-existence de l'individu (sans doute le
point le plus difficile à admettre pour un Grec), sur la façon dont l'acte (karma, ou « kamma » en
pali) passe malgré tout d'une existence à une autre. S'il n'y a pas d'individu, qui agit ? Qui comment
les « cinq pêchés »12 ? Qui est Nagasena ?
Peu à peu, on assiste à la décomposition du moi, comparée à la décomposition d'un char.
« Nagasena » ou « char » ne sont que des mots et rien de plus, l'agrégation momentanée d'éléments
disparates. Ils n'ont aucune existence substantielle. Ce point est confirmé par une citation des
sermons du Bouddha, où il est question des Kandhas, c'est-à-dire les « agrégats » ou « groupes
d'appropriation » qui donnent l'impression d'une réalité substantielle, une sorte de machine psycho-
physiologique dont la combinaison donne l'illusion que nous appelons « personne » : forme
matérielle + sensation + notions + constructions psychiques + conscience sélective.
Une autre question qui se pose est celle de la renaissance (c'est le même être et en même temps
ce n'est pas le même être qui renaît) et de la responsabilité (forcément impersonnelle). La question
porte sur l'enchaînement des dhammas (séquence de phénomènes), comparée à un flambeau qui
transmet sa flamme ou à du lait qui devient du lait caillé puis du beurre. Notons la parenté de ce
dernier exemple avec le « morceau de cire » de Descartes. Mais ce dernier en tire la conclusion
inverse : c'est la même cire ! Ici, ce n'est ni le même lait, ni un autre...
Le style est très orthodoxe, basé continuellement sur des comparaisons, des inférences à partir
d'analogies, comme si la multiplication de celles-ci permettait de lever les obstacles à la
compréhension de la vacuité du moi et du réel.

12. Les « cinq péchés » (littéralement les « cinq actes à rétribution immédiate) sont le parricide, le matricide, le meurtre
d'un arahant (« accompli » qui ne renaît pas), la violence envers un bouddha (être « éveillé » qui apparaît une fois par
ère) et la division de la communauté monastique.

31
Voici quelques extraits de ce texte (II, 1-4 ; II, 17) :

32
33
34
Pour aller plus loin...

Bhagavad-Gîtâ :
— La Bhagavad-Gîtâ suivie du commentaire de Śaṅkara (extraits). Traduction d'Emile Senart
et de Michel Hulin (2010), Points-Sagesses.
— La Bhagavadgîtâ. Traduction de Marc Ballanfat (2007), Garnier-Flammarion.
— La Bhagavad-Gîtâ. Traduit du sanskrit par Anne-Marie Esnoul et Olivier Lacombe (1976),
Points-Sagesses.

BIARDEAU, Madeleine (dir.) (2002), Le Mahâbhârata (2 tomes), Seuil.

GANDHI, M. K. (1962), The teachings of the Gîtâ, Bharatiya Vidya Bhavan.

GEROW, Edwin (2007), « La dialectique de la Bhagavad-Gîtâ » , Journal asiatique, 295.1,


p.133-154.

Bouddhisme :
BRONCKHORST, Johannes (2008), Aux origines de la philosophie indienne, Infolio.
— (1999), Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne, Brepols.

BUGAULT, Guy (1994), L'Inde pense-t-elle ?, PUF.

CORNU, Philippe (2006), Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, Seuil.

DROIT, Roger-Pol (1977), Le culte du néant : les philosophes et le Bouddha, Seuil.

DUPERON, Isabelle (2003), Héraclite et le Bouddha. Deux pensées du devenir universel,


L'Harmattan.

HULIN, Michel (2008), Comment la philosophie indienne s'est-elle développée ? La querelle


brahmanes-bouddhistes, Panama.

MANOUVRIER, Marine (2015), Le bouddhisme pour les nuls, First.

Milinda-Panha. Les questions de Milinda. Traduit du pâli, présenté et annoté par Louis Finot
(1923 ; rééd. 1992), Gallimard.
= Entretiens de Milinda et Nâgasena. Traduit du pâli, présenté et annoté par Edith Nolot (1995),
Gallimard.

SEN, Amartya (2005), The Argumentative Indian, Penguin.

SILBURN, L. (19997), Aux sources du bouddhisme, Fayard.

WIJAYARATNA, M. (2000), La philosophie du Bouddha, Lis.

35
2. En Chine...
a) La Chine et l’Europe
On peut d'emblée distinguer la Chine et l’Europe du point de vue de la langue et des méthodes
philosophiques. Voici quelques différences majeures :
— les idéogrammes chinois ne sont pas des « représentations » des choses mais une écriture
d'origine divinatoire (L. Vandermeersch) ;
— le verbe « être » n’existe pas sous sa forme « ontologique » en Chine (dans les langues
européennes, la question « qu'est-ce que c'est ? », au contraire, présuppose que ce dont on parle
possède une « essence », à laquelle se réfère le langage) ;
— la pratique de la philosophie n’a rien à voir avec le projet grec et européen d’une mise
rapport systématique du réel et du langage ;
— les différents « courants de pensée » chinois sont chaque fois un Dao ( ), une route, un
chemin, une méthode, où le « savoir marcher » est plus important que fait d’atteindre un but ;
— la pensée est conçue comme un processus, un développement continu ;
— les oppositions ne sont pas conçues sur le mode de la logique européenne (identité, tiers
exclu, non contradiction) mais bien en tant que révélant des polarités complémentaires, à l'instar du
diagramme taoïste du yin et du yang ) : ainsi, pour dire le mot « chose », le chinois écrit « Est-
Ouest » (dongxi ), décrit une polarité là où les langues indo-européennes décrivent une entité ;
pour dire « paysage », l’esthétique chinoise dit « montagne-et-eau » (shan-shui ), c’est-à-dire
le Haut et le Bas, l’Immobile et le Mobile ;
— dans la pensée chinoise, l’homme n’est pas « hors » du monde ou différent de lui (sur le
mode de l’opposition sujet/objet, nature/culture, etc.) : la Chine pose une unité du souffle (qi,
prononcer « t’chi » ), c’est-à-dire l’influx, l’énergie vitale, le courant de vie qui circule
constamment et partout, faisant de l’opposition Ciel/Terre une sorte de « dualisme ternaire », dans
la mesure où ce qi/t'chi circule continuellement entre ces deux pôles ;
— il en résulte que notre dualisme âme/corps n’a pas non plus de raison d’être : la Chine pense
une « physiologie » de l’émotionnel et du mental, de même qu’elle pense une « spiritualité » du
corps et de la matière ; ce n’est même pas un « psychosomatisme » au sens où on l'entend
couramment (le mental ou l'âme influençant le corps), mais bien une pensée qui se situe en amont
de la distinction entre l’âme (psukhè) et le corps (sôma).

b) Le clivage initial : confucianisme et taoïsme

La philosophie chinoise est née de la nécessité de fonder un ordre social et politique, en


particulier à l’époque dite des « Royaumes combattants » (481 à 221 ACN), qui suit la période
appelée « Printemps et Automnes » (771 à 481 ACN). Il s'agit d'une période de transition, au cours
de laquelle différents souverains tentent de mettre en place un ordre social, économique et
politique. On peut dire que les Chinois sont entrés en philosophie précisément par le biais de cette

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réflexion sur les conditions d'un Etat viable. En effet, la plupart de ceux qui exerçaient une activité
de type « philosophique » étaient des conseillers politiques itinérants qui offraient leurs services
aux princes — à l'exception notable du libre penseur Zhuangzi (= Tchouang-Tseu).
La pensée chinoise se présente sous une forme assez homogène (substrat commun, motifs
récurrents, etc.), tout en comportant une grande diversité. Elle va rapidement s'orgaiser autour de
deux orientations différentes et complémentaires, représentées respectivement par le confucianisme
(pensée des disciples de Kongfuzi, ou Confucius, qui enseigne que la connaissance doit déboucher
sur une action transformatrice de l'homme et de la société) et le taoïsme (voie du Dao, rattachée
initialement au nom de Laozi, ou Lao-Tseu, qui refuse que la connaissance débouche sur l’action et
prône plutôt le « non agir », dans une vision plus « artistique » du monde). Petit à petit, le
bouddhisme jouera également un rôle important dans la pensée chinoise et se mêlera souvent aux
traditions déjà présentes (ainsi, dans l’illustration ci-dessous, on voit Laozi et Kongfuzi accueillir
avec bienveillance le « bébé » Bouddha).

Confucianisme Taoïsme

Religion civile, Influence multiple et diffuse :


examen officiel des lettrés chinois médecine, sexualité, arts martiaux,
à la cour de l’Empereur calligraphie, alchimie, etc.

Temples centrés sur les rites civils Temples à l’imagination débridée,


panthéon divin très diversifié

La pensée débouche sur l’action La pensée ne débouche pas sur l’action


(morale et politique) (efficacité du non agir, wuwei)

Ritualisme (li) de l’« homme de bien » Ivresse du sage immortel,


appliqué à tous les aspects de la vie quotidienne au-delà de toute norme ou projet

Conception hiérarchique de la société Liberté, insouciance, spontanéité

Accomplir un « mandat céleste » (ming) Vivre au gré de l’En-deçà (dao, t’chi)

Il faut noter que les noms de Kongfuzi et Laozi renvoient à des corpus de textes, au sein
desquels il est difficile de savoir quelle est la pensée de l'auteur original et quelles sont les
contributions ultérieures. Ceux que nous appelons « Confucius » et « Lao-Tseu » désigneront très
vite des figures, des pôles de la pensée, plutôt que des personnages historiques. C'est seulement au
contact de l'occident et à une date assez récente que l'on a voulu faire ressembler leur pensée à celle
d'auteurs-philosophes, sur le modèle occidental.

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c) L'esprit rituel (li) et la bienveillance (ren)

Confucius (forme latinisée — par les Jésuites — de Kongfuzi, « maître Kong ») aurait vécu
vers 551-479 ACN. Il fut d'abord ministre de la justice (au pays de Lu), puis conseiller errant et
maître de cérémonies. Son plus célèbre disciple (lointain) est Mencius (vers 380-289 ACN), qui fait
de la « compassion » du prince le fondement de la légitimité du pouvoir politique. Petit à petit, et en
particulier à l'époque impériale, le confucianisme sera adopté comme philosophie officielle pour
l’éducation des classes dirigeantes (la classe des lettrés-fonctionnaires avait le vent en poupe), et a
eu un énorme impact en Chine jusqu’à nos jours. Il ne s'agit pas d'une religion au sens occidental du
terme, mais plutôt d'un ritualisme d'ordre civil.

La pensée confucéenne est centrée sur l’« homme » en tant qu’il est capable d’apprendre (donc
perfectible et doté d’un sens moral), d’être un homme de qualité, exemplaire, c'est-à-dire un modèle
de « bienveillance » — ren ( ) — à l’égard de sa famille, de sa communauté et de l’humanité
entière. Ce caractère exemplaire doit être incarné par les figures du père de famille (à l'égard de ses
enfants) ou du souverain (à l'égard de ses ministres et de ses sujets).
Le sinogramme ren fait référence à l'homme en tant que « deux », ce qui peut être compris dans
le sens de « bipède », celui qui joint le Ciel et la Terre en se tenant sur les deux pattes (Alexis
Lavis), ou alors comme la relation morale ou éthique qui unit deux êtres humains (Anne Cheng le
traduit, dans cette optique, par « sens de l'humain »).
Il s'agit de se cultiver soi-même en remplissant ses devoirs au sein de la famille et de la société :
l'humain est essentiellement un être relationnel, suivant le modèle des relations familiales (entre le
père et le fils, l'aîné et le cadet, le mari et la femme). La famille est donc comme la métaphore d'une
société et d'une communauté prospères et harmonieuses : pour le souverain, il s'agira de mettre en
place une sorte de gouvernement par « l'esprit de famille ».
Cette « humanité » ou cette « bienveillance » se manifeste au moyen de l’esprit rituel ou
« ritualisme », li (禮), dont l’idéogramme est formé à partir du vin de riz qui servait aux libations.
Cette notion de ritualisme, centrale dans la pensée confucéenne, concerne tous les pans de la vie en
société et pas seulement les rites de type religieux (Confucius dégage ainsi le sens du rite de la
perspective superstitieuse dans laquelle il était apparu) ou civil (mariages, funérailles, etc.).
Ce ritualisme confucéen est sans équivalent ailleurs dans le monde. L’importance de cette
notion explique pourquoi la société chinoise est tellement attachée au respect des formes dans les
rapports humains, ce respect des formes renvoyant toutefois à une adhésion du cœur. Le rite n'est
pas un decorum ou un formalisme creux : il trouve son fondement dans les sentiments humains et

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ne saurait avoir d'accomplissement sans sincérité. La piété filiale, par exemple, requiert une
affection authentique. Les rites et les cérémonies — offrandes faites au Ciel et à la Terre,
hommages rendus aux ancêtres, mais aussi tir à l'arc, musique et danse, repas et présents rituels aux
visiteurs — sont chaque fois autant d'actes d'amour :

« L'élan du coeur qui ne se déploie pas dans la justesse du rite est grossier et maladroit. Le respect
des formes qui n'est pas conforme à l'élan du coeur porte les noms de flatterie et d'hypocrisie. C'est
comme la bravoure qui, lorsqu'elle s'écarte des règles prescrites pas le rite, devient violence et
sauvagerie »
(Livre des rites, XXV-3).

Confucius « opère ainsi un double déplacement : le rite quitte l'espace surnaturel pour celui de
la civilisation, c'est-à-dire la perfection du 'vivre-ensemble' et, dans un même mouvement, il devient
le lieu de la formation morale et spirituelle de l'individu » (Alexis Lavis, L'espace de la pensée
chinoise, p. 42).

« En public, comporte toi toujours comme en présence d'un invité de marque. Au gouvernement,
traite le peuple avec toute la gravité de qui participe à un sacrifice. Ce que tu ne voudrais pas que l'on te
fasse, ne l'inflige pas aux autres. Ainsi nul ressentiment ne sera dirigé contre toi, que tu sois au service de
l'état ou d'une grande famille » (Entretiens, XII, 2).

Ainsi, dans le modèle de société confucianiste, patriarcal et hiérarchique (on doit aux puissants
le respect dû aux pères dans les familles), tout est ritualisé, toutes les conduites et les émotions
(attirance, souffrance, mépris, etc.) sont formalisées. Il n'est aucun acte de la vie humaine qui ne
puisse faire l'objet d'une forme rituelle. Cet esprit rituel est partout, il concerne autant la façon de
dormir, de manger, de parler, de marcher, de se conduire à l'égard des autres en fonction de leur âge
ou de leur statut social, etc. :

« Si tu n'es pas guidé par les rites, ne regarde pas. Si tu n'es pas guidé par les rites, n'écoute pas. Si tu
n'es pas guidé par les rites, ne parle pas. Si tu ne peux pas être guidé par les rites abstiens-toi d'agir. »
(Entretiens, XII, 1).

Le rite est chaque fois une manière de faire apparaître l'ordre du monde, il ordonne et institue le
monde. Une action mal exécutée, oublieuse du sens du rite, peut avoir des répercussions chaotiques,
comme ici à propos de la rectitude des noms, qui doivent dire adéquatement la réalité :
« Zilu : A supposer que le prince de Wei compte sur vous pour l'aider à gouverner, que feriez-vous
en tout premier lieu ?
Le Maître : Une rectification des noms, sans doute.
Zilu : Ai-je bien entendu ? Mais, Maître, vous n'y êtes pas. Rectifier les noms, dites-vous ?
Le Maître : Zilu, quel rustre tu fais !Quand il ne sait pas de quoi il parle, un homme de bien préfère
se taire. Si les noms sont incorrects, on ne peut tenir de discours cohérent. Si le langage est incohérent, les
affaires ne peuvent se régler. Si les affaires sont laissées en plan, les rites et la musique ne peuvent
s’épanouir. Si la musique et les rites sont négligés, les peines et les châtiments ne sauraient frapper juste.
Si les châtiments sont dépourvus d’équité, le peuple ne sait plus sur quel pied danser. Voilà pourquoi
l’homme de bien n’use des noms que s’ils impliquent un discours cohérent, et ne tient de discours que s’il
débouche sur la pratique. Voilà pourquoi l’homme de bien est si prudent dans ce qu’il dit »
(Entretiens, XIII, 3).

Cette méfiance vis-à-vis du langage amène Confucius à vouloir simplement se taire, imitant
ainsi le Ciel :

« Le Maître dit : J’aimerais tant me passer de la parole.


Zigong lui objecte : Mais si vous ne parliez pas, qu’aurions-nous, humbles disciples, à transmettre ?
Le Maître : Le Ciel lui-même ne parle-t-il jamais ? Les quatre saisons se succèdent, les cent

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créatures prolifèrent : qu’est-il besoin au Ciel de parler ? »
(Entretiens, XVII, 19)

Car cet enseignement n'est pas vraiment « spéculatif », le ritualisme constituant une sorte de
pensée toujours en action. Comme l'écrit Jean Lévi, « Confucius et ses émules, tout autant que des
maîtres à penser, furent des maîtres à danser. Mais il faut ajouter que danser était pour eux une
façon de penser ; chez les premiers confucéens, la pensée ne s'exprime jamais que par une
chorégraphie qui vise à diffuser dans le corps social le souffle spontané et vivifiant du cycle naturel.
[...] L'enseignement du Maître ne reposa jamais exclusivement sur des textes. On répétait les gestes
cérémoniels, on se perfectionnait dans le chant, on s'exerçait à la liturgie, on s'adonnait aux
exercices physiques, essentiellement le tir à l'arc et la conduite du char » (Jean Lévi, Confucius, p.
201).
Ces modèles de conduite ritualisés prennent eux-même pour modèles les normes de l’univers
entier, l’homme cherchant à opérer la jonction entre ce ritualisme (li) et son homophone désignant
le « sens », la « norme ». Cet « autre » li ( ), structure intime des choses, se rattache par le langage
à l’idée de polir le jade.
Anne Cheng exemplifie cette notion à partir de cette idée : là où la tradition du logos, de Platon
aux monothéismes, tend plutôt à adopter, pour expliquer la création, le modèle du potier (qui
travaille à partir d’une masse amorphe), la Chine pense plutôt selon le modèle du lapidaire (qui tire
parti du sens des strates de la pierre de jade pour en dégager peu à peu quelque chose comme une
« forme »). De même que le sculpteur avec le jade, le l i en tant que « norme » doit suivre le
mouvement du qi/t'chi, souffle vital, « pour établir des distinctions conformes à la réalité ». Du
point de vue humain, la cohésion et le sens des choses relèvent du ritualisme (l’« autre » li). En
respectant l'esprit rituel, l'homme contribue ainsi à l'ordre universel.

Le confucianisme fera l’objet de plusieurs critiques. Notamment de la part de Mozi (vers 479-
392 ACN), qui, lui aussi, a donné son nom à un corpus important (le « canon moïste »), et reproche
à Confucius de faire de l’Etat une sorte d’extension de la famille (fondée sur la piété filiale), ce qui
risque de conduire à séparer les « proches » et les étrangers13, là où il faudrait plutôt uniformiser les
critères et valeurs de la société en instituant un ordre commun à tous les hommes et de type
hiérachique (mais encore plus « totalitaire », donc, que celui de Confucius).
D’autres critiques viendront de l’école dite des légistes, qui s’opposent à l’idée confucéenne
selon laquelle une société ultra-ritualisée peut se passer de code pénal, ayant intériorisé la norme.

d) La fondation d’un ordre social et politique

La question de la viabilité d’un Etat organisé est donc au centre des spéculations de ces
philosophes, comme par exemple dans ce passage célèbre de Mozi :

« L’époque actuelle est un retour à l’antiquité des temps où l’humanité venait à peine de naître et où
il n’y avait encore ni chef ni recteur. On disait alors : Sous le Ciel, à chacun son sens du juste. Si bien que
pour un homme il y avait un sens, pour dix hommes il y en avait dix, pour cent hommes il y en avait cent.
Et plus les hommes proliféraient, plus les idées qu’ils se faisaient du juste proliféraient en proportion.
C’est que chacun considérait son propre sens comme juste, et non celui des autres, si bien que tous se
jugeaient mutuellement dans l’erreur.
Dans les familles, le père et le fils, les aînés, les cadets nourrissaient des griefs entre eux. Tous
avaient des sentiments différents qu’ils ne parvenaient pas à harmoniser, au point de laisser perdre les

13. « Dans ce sens, le moïsme représente une réaction à la perversion des sentiments moraux d’affection pour les
proches — népotisme, favoritisme, intrigue, brigue, ligues, factions —, autant de tares qui constituent la face sombre du
confucianisme et grèvent le fonctionnement des institutions chinoises depuis leur commencement » (A. Cheng, Histoire
de la pensée chinoise, p. 103).

40
excédents d’énergie plutôt que de s’entraider, de cacher les bonnes techniques plutôt que de se les
enseigner, et de laisser pourrir les surplus plutôt que de les partager. Dans le monde entier, c’était le
désordre jusqu’à la quasi-sauvagerie.
Du fait qu’il n’existait pas de distinction entre souverains et sujets, supérieurs et inférieurs, vieux et
jeunes, ni de relations ritualisées entre pères et fils, aînés et cadets, le désordre régnait dans le monde. De
toute évidence, c’était du fait que le peuple était sans chef ni recteur pour unifier le sens du juste que le
monde était dans le désordre. ? Voilà pourquoi on finit par se choisir un homme doué des meilleures
qualités, de la plus grande sagesse du jugement et de l’intelligence la plus perspicace pour l’établir
comme le Fils du Ciel, de telle sorte que toutes les actions se firent en vertu d’un sens du juste unique et
commun à tout l’univers. » (Mozi, XIII)

Comme Hobbes le fera en Angleterre, au début de l'époque moderne, Mozi justifie déjà le
pouvoir absolu (un véritable pouvoir totalitaire, dans le cas de Mozi) à partir d'une scène primitive
dans laquelle la société des hommes est chaotique et sans harmonie entre les individus (chez
Hobbles, il s'agira de « la guerre de tous contre tous », état naturel de l'homme, une situation dans
laquelle « l'homme est un loup pour l'homme », homo homini lupus).
Mais, à la différence de Hobbes — dont la pensée débouchera sur les théories modernes du
« contrat social » chez Locke et Rousseau, chez lesquels la représentation politique n'est plus
assurée par un monarque, mais par des représentants du peuple dans un contexte démocratique et
républicain —, il n'est pas question ici d'un choix de se soumettre volontairement, opéré par un
sujet politique (= le peuple), mais bien d'établir une harmonie dans la société des hommes, laquelle
se conforme à l'harmonie de l'univers entier et sa structure ternaire Terre-Espace intermédiaire-Ciel.
Le souverain est ici le Fils du Ciel, pour ainsi dire sa délégation dans l'ordre socio-politique. Le
choix, s'il y en a un, porte sur l'homme qui incarnera le mieux, par ses qualités, cet ordre universel,
mais jamais sur le contrat social et la légitimité de la représentation politique.
Notons que, comme chez Confucius, il y a une analogie entre les instances régulatrices que sont
le père (dans la famille), le souverain (dans la société) et le Ciel (dans l'univers entier).

e) Le « non agir » et le Dao

Le mot « taoïsme » rassemble des textes et des courants très différents qui vont servir de
contrepoids au confucianisme. Ce clivage initial, opposant deux courants à la fois antagonistes et
complémentaires, structure l'espace de la pensée chinoise. Le taoïsme voit généralement dans le
confucianisme une sorte de maniérisme, alors que le confucianisme voit dans le taoïsme une sorte
d'appauvrissement culturel. Cette opposition entre taoïsme et confucianisme est fortement
théâtralisée et tourne parfois à la farce, notamment chez Zhuangzi (voir ci-dessous).
C'est que le débat philosophique, en Chine, n'est pas frontal ; la critique de la position adverse
est suggérée de façon plus ou moins subtile, comme le remarque Anne Cheng :
« L’objet des débats est rarement explicité, sans que cela signifie qu’il n’y a pas de débats.
Dans les textes des Royaumes Combattants s’instaurent de véritables combats d’idées, qui sont
cependant livrés de bien curieuse manière, surtout au regard des polémiques ouvertes de la tradition
grecque, rompue à l’art oratoire sur l’agora ou au tribunal, aux débats contradictoires nourris de
sophistique et de logique. Sur l’échiquier intellectuel de la Chine ancienne, la règle principale est de
décrypter quelle notion est visée dans ce qui est dit, à quel débat il est fait référence, et en fonction
de quelle pensée on peut en comprendre une autre. Les textes chinois s’éclairent dès lors que l’on
sait à qui ils répondent. Ils ne peuvent donc constituer des systèmes clos puisque leur sens s’élabore
dans le réseau des relations qui les constituent. Au lieu de se construire en concepts, les idées se
développent dans ce grand jeu de renvois qui n’est autre que la tradition et qui en fait un processus
vivant » (Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, page 33).

41
Dao, la « Voie », terme qui signifiait simplement chez Confucius le fait de respecter les rituels,
est un concept plus « cosmologique » dans le taoïsme. Ce mot désigne la réalité prise à partir de son
mouvement propre, l’origine indifférenciée de toutes choses, l’en-deçà (plutôt qu’un « au-delà ») où
se situent tous les mouvements de l’univers. En ce sens, il peut être traduit par « nature » ou
« réalité », mais au sens d'un « courant », d'une « spontanéité » universelle. En général, il désigne le
« fonctionnement des choses », le « cours du monde ». C'est un « élan » plutôt qu'une « origine ».
C e Dao a un aspect yin (féminin, passif, obscur, froid) et un aspect yang (masculin, actif,
lumineux, chaud), qui sont comme l’envers et l’endroit de toutes choses, et dont l’entrelacement
dynamise l’univers et régénère constamment la source originaire.
Par rapport au confucianisme, focalisé sur l’action individuelle et collective, le taoïsme se situe
donc d’emblée à un tout autre niveau, celui de l’origine du cours des choses. Le Dao est une réserve
sans fond, le lieu de l’indétermination par excellence. Le taoïsme veut dépasser toutes les normes,
faire éclater toutes les distinctions et oppositions, jusqu’aux plus fondamentales. La réalité consiste
en des transformations silencieuses, des processus mettant en jeu des « facteurs » discrets ; c'est une
« réalité » fuyante, mouvante, énergétique, et insaisissable. La réalité d’une vallée, par exemple, ce
ne sont pas la montagne, la rivière ou les prés verdoyants, ni aucune des différentes formes qui font
partie du décor, mais bien le vide qui circule entre tous ces éléments.

La pensée qualifiée de « taoïste » se rattache en particulier à deux maîtres quasi légendaires,


qui ont, comme la plupart des penseurs chinois, donné leur nom à un corpus de textes et constituent
des personnages plutôt que des personnes. On parle d'ailleurs du Zhuangzi et du Laozi, faisant
référence au textes plutôt qu'à leurs auteurs, dont on ne sait presque rien.

Laozi (= Lao-Tseu) — dont la date « historique » est controversée, puisque certains situent son
activité dès le VIIè-VIè s. ACN, alors que d'autres la font remonter seulement au IIIè s. — a
développé l’idée importante selon laquelle on peut agir sur le mode du non-agir (wuwei 無 爲),
dont le précepte peut être traduit par « ne rien faire, de sorte qu’il n’est rien qui ne se fasse » ou,
plus simplement « qui ne force rien peut tout » (J.-F. Billeter).
Car ce non-agir ne doit pas être interprété comme une pensée de l’inaction, mais bien au sens
de quelque chose qui a plus d’efficacité que l’action, comme une sagesse qui consiste, par exemple
dans l’art militaire, à être capable d’évaluer le potentiel d’une situation pour en tirer le plus grand
avantage en vue de la victoire finale. Le sens est celui de laisser agir la nature, sans interférer.
En effet, wei désigne le fait d'agir d'une façon consciente, volontaire, intentionnelle. Wuwei
désigne donc le fait d'agir sans intention, sans interférer dans le cours des choses, sans faire faire
obstacle au mouvements spontanés du Dao. Il s’agit donc de faire confiance au dynamisme
« naturel » des choses, au cours spontanément réglé de l’univers. En effet, au « non-agir » (wuwei)
répond le « il n’est rien qui ne se fasse » (bu wuwei).

Prôné également, dans le domaine politique, par les légistes (qui font de la loi — simple et
universelle, intériorisée par tous — le principe du non-agir, au sens où le respect d’une telle loi est
comme une seconde nature) et les confucianistes (qui assignent ce rôle régulateur aux rites, lesquels
traduisent l’ordre cosmique en termes humains), le non-agir a également une dimension politique
dans le Laozi.
Ce non agir apparaît, dans ce contexte, comme une forme chinoise de la posture anarchiste
(même si ce n'est pas le propos du Laozi), dans la mesure où cette notion entraîne le rejet de toute
intervention du pouvoir dans la vie sociale14. On pourrait encore y voir une sorte de « soft power »,
sur le modèle de l'eau, qui circule partout et domine tout par son humilité et son « infériorité ».
Le souverain taoïste, à la fois humble et protecteur, doit être capable, pour ainsi dire, de se

14. Notons que cette idée pourrait tout autant servir de justification à une économie ultra-libérale.

42
mettre lui-même au dernier rang, en-dessous de ses sujets plutôt qu'au-dessus d'eux :

« Un pays se gouverne par la droiture. Une guerre se mène par surprise. Mais c’est par le non-faire
que l’on gagne le monde. Comment le sais-je ? Ainsi ! Plus règnent au monde tabous et interdits, et plus
le peuple s’appauvrit. Plus le peuple possède d’armes tranchantes, et plus le désordre dans le pays sévit.
Plus abondent ruse et habileté, et plus se voient d’étranges fruits. Plus se multiplient lois et décrets, et plus
foisonnent les bandits. Aussi le saint : je pratique le non-agir, le peuple évolue de lui-même. Je porte
amour à la quiétude : de lui-même il se redresse. Je reste sans rien faire : de lui-même il prospère. Je reste
sans désir : de lui-même à la simplicité il revient. »
(Laozi, 57)

Si l'action la plus efficace est celle qui n'agit pas, la parole la plus « appropriée » est aussi la
plus silencieuse. C’est une parole indicielle et suggestive, qui évoque sans chercher à cerner, qui
« parle » sans forcément « dire » quelque chose. Le langage « dit à côté » ou « dit à peine », comme
le peintre qui suggère le mouvement en tenant son pinceau de biais.
C’est que la parole, loin d'avoir le rôle central et fondateur que lui donnent les Grecs, est plutôt
le signe d'un rapport conflictuel avec le cours des choses :

« Qui sait ne parle pas


Qui parle ne sait pas
Garde la bouche fermée »15
(Laozi, 56)

Zhuangzi (= Tchouang-Tseu) (fin IVè s. av. J.-C.) est un personnage singulier dans l'espace de
la pensée chinoise. Son oeuvre est celle d'un homme qui consulte sa propre expérience immédiate
pour s'interroger sur le fonctionnement universel des choses. Il découvre qu'il est inutile de
s’immiscer dans le cours des choses et de vouloir le contrôler, qu'il est préférable de se fondre en lui
et de le laisser agir en nous.
L'attention de Zhuangzi se porte principalement sur les régimes d'activité dont il fait
l'expérience et les modifications de son rapport à la réalité (par exemple, dans l'expérience de
l'ivresse). Ainsi, le passage du rêve à l'éveil :

« Un jour, Zhuang Zhou rêvait qu’il était un papillon : il en était tout aise, d’être papillon ; quelle
liberté ! quelle fantaisie ! il en avait oublié qu’il était Zhou. Soudain, il se réveille, et se retrouve tout
ébaudi dans la peau de Zhou. Mais il ne sait plus si c’est Zhou qui a rêvé qu’il était papillon, ou si c’est un
papillon qui a rêvé qu’il était Zhou. Mais entre Zhou et le papillon, il doit bien y avoir une distinction :
c’est là ce qu’on appelle la transformation des choses. »
(Zhuangzi, 2)

Plusieurs textes du Zhuangzi explorent le contraste entre l'action volontaire, consciente,

15. J.-F. Billeter traduit plutôt par « Quand on perçoit, on ne parle pas ; quand on parle, on ne perçoit pas ».

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calculée, et l'action spontanée, intériorisée, pour ainsi dire « automatique ». « L'activité
intentionnelle et consciente, spécifiquement humaine, est source d'erreur, d'échec, d'épuisement et
de mort. L'activité entière, nécessaire et spontanée, dite céleste, qu'elle soit le fait d'un animal ou
d'un homme supérieurement exercé, est au contraire source d'efficacité, de vie et de renouvellement »
(J.-F. Billeter, Leçons sur Tchouang-Tseu, p.52).

« Ding le boucher débitait un boeuf pour le prince Wen Hui. [...] Son couteau tailladait en musique
et semblait obéir au rythme d'une danse rituelle [...]. Quelle merveille ! Quel virtuose !, se dit le prince en
voyant exceller son cuisinier. Comment êtes-vous parvenu à un tel savoir-faire ?, lui demanda-t-il.
Reposant son couteau, Ding répondit : Ce qui m'intéresse par-dessus tout est le sens du dao. C'est en
l'interrogeant et en entrant dans son écoute que l'habileté m'est venue. Au début de ma carrière, lorsque
j'avais à débiter un boeuf, je ne voyais qu'un bloc compact face à moi. Après trois ans, je pouvais voir, à
même le boeuf entier, se découper les parties essentielles. Aujourd'hui, je ne me sers plus de mes yeux
pour voir, mais m'accorde au rythme naturel des choses. Je ne tiens plus compte de ce que peuvent dire
les organes des sens. C'est une impulsion plus profonde et plus évidente qui guide désormais mes gestes.
Se fondant sur la nature intime des choses, ma lame décèle les grandes lignes de séparation et se dirige
spontanément vers les articulations. Elle suit les espaces naturels et ne rencontre plus aucun obstacle. »
(Zhuangzi, 3)

Confucius admirait les chutes de Lü-Leang. L'eau tombait d'une hauteur de trois cents pieds et
dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet
endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c'était un malheureux qui cherchait
la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours. Mais, quelques centaines de pas
plus loin, l'homme sortit de l'eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant.
Confucius le rattrapa et l'interrogea : Je vous ai pris pour un revenant, mais de près vous m'avez l'air d'un
vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode (dao) pour surnager ainsi ? — Non, répondit l'homme, je n'en
ai pas. Je suis parti du donné, j'ai développé un naturel et j'ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par
les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l'eau sans agir pour mon
propre compte. — Que voulez-vous dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre la
nécessité ?, demanda Confucius. L'homme répondit : Je suis né dans ces collines et je m'y suis senti chez
moi : voilà le donné. J'ai grandi dans l'eau et je m'y suis peu à peu senti à l'aise : voilà le naturel. J'ignore
pourquoi j'agis comme je le fais : voilà la nécessité. »
(Zhuangzi, 13)

Dans ces deux textes16, il y a plusieurs éléments qui indiquent que nous avons affaire à une
critique du confucianisme. Cependant, comme on l'a vu, cette critique n'est pas frontale, mais
implicite, et presque théâtrale.
Dans le premier passage, le fait que ce soit un boucher (profession peu valorisée dans la Chine
ancienne) qui enseigne à un prince la signification profonde du Dao transgresse la hiérarchie sociale
qu'implique la société confucéenne.
Dans le second texte, c'est Confucius lui-même qui est mis en scène. Le personnage de
Confucius croit savoir ce qui se passe, puis se rend compte qu'il ne comprend plus rien et prend une
leçon d'un homme qui a vécu toute sa vie dans les collines, au bord de la rivière, c'est-à-dire le
contraire d'un érudit ou d'un lettré.
Dans les deux cas, l'action spontanée, en phase avec le cours des choses ou le cheminement du
monde (dao), se révèle infiniment plus efficace qu'une action de type « savoir-faire », qui voudrait
maîtriser une situation en agissant sur elle.

Dans un troisième passage, on voit Hui Shi, le maître de Zuangzi, retrouver son disciple en
train de taper sur un pot et de chanter, juste après le décès de sa femme !

« Hui Shi lui dit : Quand on a vécu avec une personne, élevé des enfants et vieilli avec elle, c’est
déjà un comble de ne pas pleurer sa mort, mais que dire de cette façon de taper sur un pot en chantant !

16. Pour rappel, nous avons déjà rencontré ces deux passages dans le Contre François Jullien de Jean-François Billeter
(Cf. Leçon 3, p. 7-8)

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Zhuangzi répondit : « Vous vous trompez. Au moment de sa mort, comment n’aurais-je pas senti
l’immensité de la perte ? Je me mis alors à remonter à son origine : il fut un temps où il n’y avait pas
encore la vie. Non seulement il n’y avait pas la vie, mais il fut un temps où il n’y avait pas de forme. Non
seulement il n’y avait pas de forme, mais il faut un temps où il n’y avait pas de qi. Mêlé ensemble dans
l’amorphe, quelque chose se transforma, et il y eut le qi, quelque chose dans le qi se transforma et il y eut
les formes, quelque chose se transforma dans les formes, et il y eut la vie. Or, maintenant, après une autre
transformation, elle est allée à la mort, accompagnant ainsi le cycle des quatre saisons, printemps, été,
automne, hiver. Au moment où elle se coucha pour dormir dans la plus grande des demeures, je ne pus
que la pleurer mais la pensée me vint que je ne comprenais rien au destin aussi ai-je cessé de pleurer. »
(Zhuangzi, 18).

L'attitude du personnage de Zhuanzi constitue clairement ici une transgression par rapport à ce
qu'il est convenable de faire dans de telles circonstances si l'on se place dans la perspective ritualiste
de Confucius.
D'autre part, on voit que, partant de cette expérience du deuil, Zhuangzi est amené à rechercher
l'élan originaire et indéterminé qui précède toutes les transformations et toutes les distinctions.
L e Zhuangzi est très critique par rapport aux prétentions d’un langage ou d'une raison qui
voudraient maîtriser le Dao indifférencié et insaisissable, en faisant des distinctions du types « c’est
cela… ce n’est pas cela… », lesquelles opèrent un découpage artificiel de la réalité ineffable :

« La sagesse des anciens a parfois atteint des sommets. Quels sommets ? Ceux qui pensent qu’il n’a
jamais commencé d’y avoir des choses distinctes ont atteint la sagesse suprême, totale, à laquelle on ne
peut rien ajouter. Ensuite viennent ceux qui pensent qu’il y a des choses, mais qu’il n’a jamais commencé
d’y avoir des délimitations entre elles. Enfin viennent ceux qui pensent qu’il y a des délimitations, mais
qu’il n’a jamais commencé d’y avoir des oppositions entre « c’est cela » et « ce n’est pas cela ». Lorsque
sont mises en avant de telles oppositions, c’est le Dao qui est éclipsé »
(Zhuangzi, cité par Anne Cheng, p.121).

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Pour aller plus loin...

ALLINSON, Robert E. (éd.) (1989), Understanding the Chinese Mind : The


Philosophical Roots, Oxford University Press.

BILLETER, Jean-François (2002), Leçons sur Tchouang-Tseu, Allia.

CHENG, Anne (1997), Histoire de la pensée chinoise, Seuil.


— (dir.) (2005) Y a-t-il une philosophie chinoise ? Un état de la question (Revue
Extrême-Orient/Extrême-Occident, numéro 27, octobre 2005).

CHENG, François (1991), Vide et plein. Le langage pictural chinois, Seuil.

CHIN, Annping (2010), Confucius. Un sage en politique, Seuil.

DEMIEVILLE, Paul (1973), Choix d'études sinologiques (1921-1970), Brill.

FENG, Youlan (1985), Précis d'histoire de la philosophie chinoise, Ed. Du Mail.

GRANET, Marcel (1934 ; rééd. 1999), La pensée chinoise, Albin Michel.

JULLIEN, François (2000), Le détour et l'accès, Seuil (2005 pour l’édition de


poche).
— (2006), Si parler va sans dire. Du logos et autres ressources, Seuil.

LAVIS, Alexis (2010), L’espace de la pensée chinoise. Confucianisme, taoïsme,


bouddhisme, Oxus.

LEVI, Jean (2003), Propos intempestifs sur Tchouang-Tseu, Allia.


— (2003) Confucius, Albin Michel.

ROBINET, Isabelle (1991), Histoire du taoïsme des origines au XIVè s., Cerf.

VANDERMEERSCH, Léon (1994), Etudes sinologiques, P.U.F.

46
3. En Grèce...
a) Du logos mythique au logos philosophique

La philosophie européenne est née avec les cosmologies dites « présocratiques », au VIè siècle
av. J.-C., et ce à la fois en opposition et en continuité avec la tradition ancestrale des mythes.
Le mythe est une pratique commune à de nombreuses civilisations, même si nos références
culturelles nous conduisent à l’associer principalement aux dieux grecs et romains. Dans le
dictionnaire (Petit Robert), il est défini comme un « récit fabuleux qui met en scène des êtres
incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature [par exemple le mythe de Zeus ou
celui de Déméter] ou des aspects de la condition humaine [par exemple le mythe de Prométhée ou
celui de Sisyphe] ».
Chez Hésiode, dans la Théogonie (littéralement « naissance des dieux »), il y a un Chaos
primordial (indéfini), d’où naît progressivement une différence qui débouche sur l’union conjugale
entre le ciel (Ouranos) et la terre (Gaïa). Mais Ouranos n’aime pas les enfants issus de cette union,
les titans, et il leur interdit l’accès à la lumière du jour.
Cronos, son fils cadet, encouragé par sa mère, coupe le sexe de son père, séparant ainsi pour de
bon le Ciel et la Terre. Cronos épouse ensuite Rhéa, sa soeur, et enfante à son tour les dieux.
Cependant, pour échapper à une prédiciton de ses parents selon laquelle il serait détrôné par l’un de
ses enfants, Cronos (Saturne pour les Latins) les mange tous (la version de cet épisode de
cannibalisme chez le peintre Goya est particulièrement célèbre). C’est alors que Zeus, sauvé par sa
mère, lui fait vomir tous les autres enfants : Poseidon, Hadès, Héra, ... Quant à Aphrodite, elle naît
du sexe d’Ouranos, qui était tombé dans la mer. Les dieux (menés par Zeus) renversent alors les
titans (menés par Cronos) lors d’une bataille appelée la « Titanomachie ».
Situés en un temps originel et mettant en scène des histoires exemplaires, les récits (logoi)
mythiques présentent les enchaînements de causes et d’effets sous la forme de successions
généalogiques (théogonies, cosmogonies, anthropogonies, etc.) En général, ils rapportent chaque
fois ce qui est visible (les astres, les hommes, les animaux, les lieux, les objets) à un invisible habité
par des dieux (polythéisme), des démons, des morts ou des héros (animisme). Ce faisant, ils
introduisent une distorsion entre un sens « littéral » et un sens « figuré », distorsion qui invite à
redresser le récit pour en interpréter le « sens caché », redressement qui passe souvent par une
initiation ou une révélation de ce sens caché, réservée à quelques élus. En d’autres termes, il y a
dans le mythe une sorte de « mensonge vrai » (les Muses déclarent, aux vers 27-28 : « Nous savons
dire des mensonges semblables à des réalités, mais quand nous le voulons, nous savons faire
entendre des vérités »), qui permet de comprendre une vérité par le redressement du sens.
On parle souvent, pour caractériser la naissance de la philosophie, d’un passage du muthos
(fable, récit) au logos (raison, argument), mais il faut rappeler que la philosophie grecque est née
d’une réflexion sur le sens profond et la fonction des mythes, que les philosophes ont toujours
continué à faire usage des mythes (comme Platon, par exemple, mais en cherchant à expliciter le
sens figuré du récit au lieu de le « révéler ») et que le terme grec le plus utilisé pour désigner ceux-
ci, du reste, n’est autre que le terme logos. Il serait donc plus exact de parler d’un passage d’une
certaine forme de logos, mythique, à une autre, argumentative ou scientifique, ces deux formes
n’ayant jamais cessé de coexister par la suite, mais sans se confondre.
En d’autres termes, le mythe n’est pas quelque chose « d’irrationnel », mais répond plutôt à une
logique particulière. Cette logique du mythe se caractérise par son ambivalence : le monde est
structuré par des oppositions complémentaires, les héros et les dieux ne sont jamais tout-à-fait bons
ou mauvais mais ils ont un aspect positif et un aspect négatif (les pères sont à la fois des géniteurs et
des destructeurs, etc.), là où la logique des philosophes se caractérisera par sa bivalence : on ne peut
exprimer à la fois une chose et la chose contraire, c’est soit l’un soit l’autre (voir ci-dessous :
Parménide, à propos de l’Être et du non-Être). La logique de l'ambivalence continuera cependant à

47
être utilisée par de nombreux philosophes, comme Héraclite (voir ci-dessous).
Le logos mythique consiste donc en une pensée traditionnelle, collective et sans auteur, qui se
transmet oralement de génération en génération (avant d’être consignée, plus tard, par écrit), qui
recourt à des explications généalogiques, à une logique ambivalente, et met en scène des forces
surnaturelles. Le logos philosophique va lui substituer une pensée novatrice, individuelle, écrite,
fondée sur la confrontation des idées et des arguments (comme dans l’école de Milet, par exemple),
ayant recours à une logique bivalente et faisant appel à l’expérience, à des explications mécanistes
et mettant en scène des éléments naturels.

Logos mythique Logos philosophique


Traditionnel, collectif, sans auteur, oral Novateur, argumenté, individuel, écrit
Êtres surnaturels, recours à la parole ancestrale Eléments naturels, recours à l’expérience
Causalité généalogique Causalité mécanique
Sens implicite, distorsion Sens explicite, description
Logique ambivalente (complémentarité) Logique bivalente (non-contradiction)

Malgré ces différences nettes, on peut dire que la pensée philosophique poursuit avec d’autres
moyens le projet de la raison mythique, et qu’il y a donc une continuité entre le logos mythique et le
logos philosophique, comme le reconnaît Aristote lui-même — pourtant l’un des seuls philosophes
grecs qui n’a jamais recours au mythe — lorsqu’il dit que le « philomythe » (l’amoureux des
mythes) est en quelque sorte « philosophe » (amoureux de la sagesse) :

« Ce fut l’étonnement (thaumazein) qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers philosophes aux spéculations
philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant ainsi peu à
peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des
Etoiles, enfin la genèse de l’Univers. Apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est
pourquoi le philomythe est en quelque sorte philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). »
(Aristote, Métaphysique, A, 982b).

b) Le logos des premiers « physiciens » grecs : un empirisme moniste


La naissance de la philosophie, d’abord dans les colonies en Ionie (Turquie actuelle) et en
Grande Grèce (Sicile et Sud de l’Italie actuelle), puis à Athènes, est due à un ensemble de facteurs
favorables, politiques, sociaux et économiques : l’avènement de la cité, qui réserve un espace public
à la discussion, les conditions d’existence très favorables dans les colonies grecques (la plupart des
philosophes grecs étaient des aristocrates), etc.

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Ionie « Grande Grèce »

Aux VIIè et VIè siècles avant J.-C., à Milet en Ionie (région de la Turquie actuelle, à l’est de la
mer Egée), ces premiers philosophes (que l’on nomme souvent aussi les « physiciens » ou
« physiologues ») ont voulu expliquer le monde et l’homme en se passant de la référence aux dieux,
à la « surnature ». Il y a bien une réalité invisible, comme dans les mythes, mais qui fait partie de la
« nature » (phusis). Lorsque ces penseurs parlent de « nature », il s’agit d’autre chose que ce à quoi
nous pensons aujourd’hui : l a phusis, c’est très précisément un processus de croissance ou
d’épanouissement à partir d’un germe initial, comme une fleur qui se développe à partir d’une
graine.
On ne connaît les penseurs de Milet que par la doxographie (témoignages ultérieurs, conservés
sous la forme de fragments). Pour Thalès, fondateur de cette école de philosophie (la toute
première), tout vient de l’eau, qui est le fondement de toute chose et la source de la vie. Pour
Anaximène, c’est l’air (ou le brouillard) qui est le principe de l’univers. Anaximandre, dont
l’activité se situe entre ces deux philosophes, parle aussi d’un principe naturel mais le déclare
« indéterminé » (apeiron, qui signifie aussi « infini », « illimité ») :

« C’est lui [Anaximandre] qui introduisit le premier ce terme de principe (arkhè), entendant ainsi, non pas l’eau ou
quelque autre des éléments que nous reconnaissons, mais une certaine nature infinie différente, de laquelle se seraient
formés tous les ciels et tous les mondes que ceux-ci ont contenus ; c’est de là que proviennent les êtres c’est en cela
aussi qu’ils se dissipent selon une loi nécessaire. » (Simplicius, Physique, 24, 13)

Le monde est donc chaque fois interprété comme le déploiement d’un seul (monisme), principe
(arkhè), en appliquant comme raisonnement une sorte d’empirisme sauvage : on observe (par
exemple de l’eau qui s’évapore, qui gêle, qui se « concrétise » dans l’écume marine ; de l’air qui se
condense ou se raréfie) et on tire tout de suite des conclusions, sans vérifier.
Ces pensées sont cependant très proches des mythes cosmogoniques, dont elles ne font que
remplacer les dieux et le Chaos par des éléments naturels. Thalès, d’ailleurs, ne dit-il pas quelque
part que « tout est rempli de dieux » ? La différence, c’est que l’on raisonne ici en termes
mécaniques, en extrapolant les caractéristiques de l’élément posé en principe. Ces philosophes-
physiciens veulent ainsi trouver des causes naturelles et mécaniques aux phénomènes, des réponses

49
rationnelles aux questions ultimes, en formulant des lois de la nature et en cherchant à expliquer le
changement.
Pour comprendre l’épistémologie présocratique, il faut renoncer à utiliser des catégories de
pensée familières, telles que l’opposition entre matière et esprit, ou celle entre sujet et objet de
connaissance. Pour ces premiers physiciens, tout « être » est un être concret, et la question de la
connaissance consiste surtout à rapporter des choses lointaines à des choses proches.
Il y a aussi une réflexion cosmo-poétique sur la condition humaine, une conception de la Terre
qui précarise l’aspect sécurisant que lui donnaient les mythes : Thalès se représente la Terre, séjour
des humains mortels, comme une embarcation flottant sur l’eau, Anaximène se la représente comme
une feuille qui vole dans les airs, etc.

Au VIè-Vè siècle, à Ephèse, toujours en Ionie, Héraclite, surnommé « l’Obscur » car il


s’exprimait par aphorismes, influencé par l’école de Milet, propose de faire du feu l’élément
primordial. Le feu, qui vit en tuant (génération et destruction réunies en un seul mouvement), est le
symbole du paradoxe que constitue le monde, où toute chose devient son contraire : la mort succède
à la vie, la nuit au jour, la veille au sommeil, etc.
Les choses sont ainsi dans un devenir perpétuel : « tout coule (panta rhei) et rien ne reste »,
« on ne se baigne jamais deux fois dans même fleuve ». Héraclite veut ainsi penser le devenir
universel : toutes choses sont prises dans un flux, ne sont jamais stables. Même les montagnes,
symboles de perennité, s’érodent lentement, et le soleil renaît tous les matins… Ce sont les mots
qui, plaqués sur le réel, donnent l’illusion d’une certaine stabilité, d’une certaine permanence : le
même mot, « fleuve », désigne une réalité en mouvement permanent.
Tout, derrière les apparences, vient donc du feu et revient au feu, qui est comme un Logos,
c’est-à-dire une loi universelle de développement, une « raison » mécanique universelle qui
organise le flux du réel en fonction d’une série de couples d’opposés structurés par des rapports de
complémentarité (jour/nuit, paix/guerre, vie/mort, mâle/femelle, grave/aigu, etc.), « raison » qui
n’est pas sans rappeler le logos mythique dont il a été question ci-dessus, fondé sur l’ambivalence.
Notons cependant que cette référence au Logos, comme loi universelle du devenir en fonction
d’opposés complémentaires, est interprétée par certains commentateurs comme une contamination,
ou plutôt une réinterprétation de la pensée d’Héraclite dans une optique stoïcienne (voir ci-dessous).
En tout cas, l’harmonie du monde résulte d’une tension instable de ces couples complémentaires
(qui peut être schematisée par le symbole chinois du tao, où le yin et le yang, eux aussi, se
complètent en s’opposant). Vie et mort sont inséparables, mâle et femelle sont tous deux nécessaires
à la génération des animaux, c’est la rencontre du grave et de l’aigu qui produit l’harmonie
musicale, etc. Cependant, la plupart des hommes ne voient pas cette polarité et cette
complémentarité des contraires (en effet, « La nature (phusis) aime à se cacher ») et veulent obtenir
un seul pôle : le plaisir sans la douleur, le bonheur sans le malheur, la vie sans la mort, etc.
« L a guerre (Polémos) est le Père de toutes choses », dit encore Héraclite : autrement dit, le
conflit est le moteur qui régit le monde et le jeu du devenir (une idée qui aura une grande influence
sur Hegel). Ce jeu est comparé à celui pratiqué par un enfant : « Le temps est un royaume dont le
Prince est un enfant qui joue aux osselets ». La mission du philosophe, ou du sage, est de donner
sens à un monde en devenir permanent, malgré le fait que la foule, la multitude est « sourde » à la
vérité.
Il s’agit donc d’accorder le logos humain (parole, raison) au logos de la Nature (ordre structuré
par des polarités complémentaires), qui « parle » par ses œuvres. D’où un style très particulier du
discours héraclitéen, qui cherche à suivre l’équilibre des contraires, où chaque notion appelle son
opposé, créant des « bouquets de sens » toujours éphémères, navigant de contraire en contraire.

50
c) Les sectes mystiques : noms et nombres
Au VIIè siècle av. J.-C. naissent aussi des sectes mystiques (c’est-à-dire liées aux cultes des
« mystères ») telles que l’orphisme et le pythagorisme, dont l’enseignement est tenu secret pour les
non-initiés. Ces courants religieux vont privilégier une approche purement intellectuelle qui, au
contraire de la pensée des premiers physiciens, ne recourt pas (ou très peu) à l’expérience pour
expliquer la structure de l’univers.

Pour les Orphiques, les noms sont en rapport avec l’essence même des choses. A l’instar du
Dieu judéo-chrétien, le personnage mythique d’Orphée détient le pouvoir de faire exister les choses
en les nommant. Il faut donc, pour ses fidèles, être initié à la signification véritable des noms pour
accéder à la connaissance des choses et, de là, connaître l’extase mystique. En un sens les
Orphiques sont les premiers à mettre l’accent sur le pouvoir des noms et du langage, leur capacité à
structurer et articuler le réel.

Pour Pythagore (qui vient de l’île ionienne de Samos et s’est exilé en « Grande Grèce » = sud
de l’Italie et Sicile actuelles) et ses disciples (triés sur le volet et, par ailleurs, très actifs sur le plan
politique), les nombres sont les principes de l’univers tout entier, de son équilibre et de son
harmonie. On pourrait y voir une préfiguration de la physique moderne, basée sur les
mathématiques, mais les nombres sont considérés par les Pythagoriciens comme des réalités
divines, ce ne sont pas « simplement » des nombres.
Derrière tout phénomène (à l’instar du son harmonieux produit par la corde d’une lyre), il y a
des relations numériques : ainsi, du point de vue spatial, 1 est un point, 2 est une droite, 3 est un
plan et 4 est un solide. Le nombre 10 (1+2+3+4 : c’est la Tetraktys) est le plus parfait d’entre tous.
D’où l’intérêt pour l’astronomie, l’architecture, la musique, et tout ce qui fait appel aux rapports
harmoniques.
En outre, les Pythagoriciens semblent avoir proposé une vision de l’univers fondée sur une table
de 10 opposés (Limite/Illimité, Impair/Pair, Un/Multiple, Droite/Gauche, Mâle/Femelle, En
repos/En mouvement, Droit/Courbe, Lumière/Obscurité, Bien/Mal, Carré/Rectangle), dont, à la
différence d’Héraclite (qui critique ces « dualismes » pythagoriciens), un terme est valorisé au
détriment de l’autre. Au moins deux grands philosophes, Parménide et Empédocle, semblent avoir
fait partie des sectes pythagoriciennes.
Les Pythagoriciens croient aussi à la métempsycose, idée selon laquelle l’âme est prisonnière du
corps pour un certain temps (son incarnation n’est qu’une incarcération provisoire). Cette croyance
est associée ches les Pytagoriciens à des principes étranges comme l’interdiction de consommer des
fèves (de peur que l’âme ne s’enfuie…) L’âme peut migrer après la mort vers un autre corps
d’homme, ou d’animal (d’où la pratique du végétarisme), voire de plante. Purifiée par la vertu et la
pratique des rites initiatiques, elle cherche à atteindre le stade où elle sera libérée de tout corps.
Cette conception de la « réincarnation », que l'on retrouvera chez Platon, rappelle bien sûr le
notion indienne de samsara, mais il est impossible de savoir quelle est l'origine de cette
ressemblance. Elle diffère également de la conception indienne en faisant de l'âme (psukhè) le
principe transmigrant, là où le brahmanisme faisait de l'âme une des modalités (au même titre que le
corps) du processus d'individuation de l'âtman.

d) Les Eléates : naissance de l’ontologie


Aux VIè et Vè siècles, les philosophes d’Elée (en Grande Grèce) vont s’opposer aux Ioniens en
affirmant l’éternité et l’immuabilité de l’Être. Au VIè s., Xénophane, venu de Colophon (Ionie) en
exil, critique l’anthropomorphisme divin que l’on trouve dans les mythes polythéistes : les
Ethiopiens les voient noirs et, si les chevaux pouvaient s’inventer des dieux, ces dieux auraient la

51
forme de magnifiques chevaux... Or, le dieu du Sage, lui, ne ressemble pas aux hommes.
Xénophane préconise une conception de Zeus tout-puissant qui préfigure le monothéisme (le dieu
est unique) et et le panthéisme (il est tout) :

« Il n’y a qu’un seul dieu, maître souverain des dieux et des hommes, qui ne ressemble aux mortels ni par le corps
ni par la pensée. Tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend. Mais c’est sans aucun effort qu’il meut
tout par la force de son intellect. Il reste toujours, sans bouger, à la même place et il ne lui convient pas de passer d’un
endroit dans un autre. » (Xénophane, fragments 23 à 26).

Il propose également la première physique du mélange (voir ci-dessous), fondée chez lui sur
deux éléments : l’eau et la terre.

Parménide, disciple de Xénophane, s’oppose à Héraclite pour déclarer qu’il n’y a pas de
devenir du principe, mais qu’il s’agit de l’« être », immobile, éternel (inengendré + sans passé ni
futur), parfait, un, continu, etc. Parménide est ainsi considéré comme le « père de l’ontologie
(discours sur l’être) ». Il s’exprime en vers, imitant les discours prophétiques des mystères
orphiques.
Le but de Parménide est de rendre possible la connaissance d’une réalité stable, qui échappe au
« flux » héraclitéen. Rien ne naît de rien et, pour devenir, il faut d’abord être. Puisque la
connaissance sensible ne nous apprend rien d’autre que l’écoulement perpétuel, il vaut mieux suivre
la voie de la vérité et se fier à la pensée. « L’être est, le non être n’est pas » : voilà ce que nous
apprend la pensée. Cette permanence de l’être est la condition d’une continuité dans la connaissance
que nous pouvons avoir de l’être : sans l’être, la pensée n’est pensée de rien. Car seul l’être peut
être pensé, tandis qu’on ne peut concevoir le non-être (dire que « le non-être est », voilà le
paradigme de l’erreur et le contraire de la vérité).
Parménide met ainsi en chemin un mode de pensée binaire, ou « bivalent », fondé sur la
contradiction entre des arguments ou des chemins de pensée opposés, et non plus sur la
complémentarité (comme chez Héraclite et dans les mythes). Plusieurs chemins ne mènent nulle
part, un seul mène quelque part. Ce nouveau mode de pensée débouchera bientôt, chez Aristote, sur
les principes logiques fondamentaux de l’identité (a = a), du tiers exclu (a v -a) et de la non-
contradiction (-[a . -a]).

(Voir l'Annexe 1 : « Le principe de non contradiction (textes) »)

Héraclite Parménide

52
Mais Parménide reconnaît tout de même une autre voie que celle de l’être ou de la pensée : la
voie de l’opinion (doxa), qui correspond à la connaissance sensible — faite de mélanges, de
variations et d’instabilité — et où Parménide refoule les oppositions héraclitéennes. Parménide,
comme Xénophane, ouvre ainsi la voie à une physique « pluraliste » fondée sur le mélange de deux
éléments, la lumière et l’obscurité, associés à l’air et la terre.

Reste que, du point de vue de la pensée, tout changement est une illusion, car on ne peut passer
du non-être à l’être. D’où les paradoxes célèbres de son disciple Zénon, qui veulent démontrer
l’impossibilité logique du devenir et du mouvement (paradoxe de la flèche, paradoxe d’Achille et la
tortue). Ces paradoxes sont en réalité fondés sur deux coneptions simplistes de l’espace/temps : un
continuum divisible à l’infini, d’une part, et une addition de points et de moments, d’autre part. Les
paradoxes de Zénon fonctionnent en jouant sur l’alternance de ces deux représentations simplistes.

Le clivage entre Ioniens et Eléates structure la pensée grecque : les philosophes des générations
suivantes, atomistes, platoniciens, aristotéliciens, stoïciens, etc., chercheront chaque fois à concilier
une conception mouvante et une conception statique de l'univers, une philosophie du devenir (ou
physique) et une philosophie de l'être (ou ontologie). La question de l'être (et de l'essence, qui
répond à la question : « qu'est-ce » que ceci ou cela?), étroitement liée à celle de la connaissance et
de la vérité, deviendra, au moins jusqu'au XXème siècle, la question philosophique par excellence.

53
Pour aller plus loin...

CASSIN, Barbara (1985), (1998), Parménide, Sur la nature ou sur l'étant. Le


grec, langue de l'être ?, Seuil.

CASTORIADIS, Cornelius (2004), Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite,


Seuil.

COULOUBARITSIS, Lambros (1992, rééd. 2003), Aux origines de la


philosophie européenne, De Boeck.
— (1998), Histoire de la philosophie ancienne et médiévale. Figures illustres,
Grasset.

HADOT, Pierre (1995), Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard,


Folio/Essais.

KLIMIS, Sophie (2014), L'énigme de l'humain et l'invention du politique, De


Boeck.

LAKS, André (2006), Introduction à la « philosophie présocratique », P.U.F.

RAMNOUX, Clémence (1959, rééd. 1968), Héraclite ou l'homme entre les


choses et les mots, Les Belles Lettres.

SEDLEY, David (2003), The Cambridge Companion to Greek and Roman


Philosophy, Cambridge University Press.

VERNANT, J.-P. (1962), Les origines de la pensée grecque, P.U.F.

54
ANNEXE 1 : Le principe de non contradiction (textes)

« Celui qui connaît les êtres en tant qu'êtres doit être capable d'établir les principes
les plus certains de toutes choses ; or celui-là, c'est le philosophe, et le principe le
plus certain de tous est celui au sujet duquel il est impossible de se tromper. Il est, en
effet, nécessaire qu'un tel principe soit le mieux connu [...] et qu'il soit
anhypothétique. [...] Le voici : Il est impossible que le même (to auto)
simultanément appartienne (huparchein) et n'appartienne pas au même [sujet] et
selon le même [=sous le même rapport] [...] Quelques philosophes demandent une
démonstration même pour ce principe, mais c'est un effet de leur ignorance de la
logique : c'est de l'ignorance, en effet, que de ne pas distinguer ce qui a besoin de
démonstration et ce qui n'en a pas besoin. [...] Il est cependant possible, par voie de
réfutation, d'établir l'impossibilité que la même chose soit et ne soit pas, si
l'adversaire dit seulement quelque chose. »
(Aristote, Métaphysique, 1005b-1006a)

« Celui qui argumente a, par là même, déjà foulé le sol de la raison


communicationnelle discursive, et a en conséquence reconnu ses normes [...] ;
quiconque argumente (pense!) n'a même plus accès à la situation [...] de devoir
prendre une décision ultime pour ou contre la raison. »
(Karl-Otto Apel, L'éthique de la discussion, 45-46)

« Croire en la loi de non-contradiction n’est pas croire que l’esprit est ainsi fait
qu’il doit croire à la loi de non-contradiction. Cette dernière concerne les choses, non
les pensées. Elle ne signifie pas que si nous pensons que tel arbre est un hêtre, nous
ne pouvons pas en même temps penser qu’il n’est pas un hêtre. Ainsi la loi de non-
contradiction parle des choses, non des pensées ; et bien que notre croyance en cette
loi soit une pensée, la loi de non-contradiction elle-même n’est pas une pensée, mais
un fait objectif dans le monde. »
(Bertrand Russel, Problèmes de philosophie, 8).

« Il est des phénomènes ou des expériences dont on croirait volontiers, au premier


abord, qu'ils portent à le contredire, tel celui de la transition, quand apparaissent à la
fois l'un et l'autre (que l'un n'est déjà plus lui mais en passe de s'inverser : à la fois
présent et absent, jeune et vieux, etc.) ; ou celui de l'ambivalence, quand l'un vaut
aussi bien que l'autre (à la fois je l'aime et je la hais) ; ou celui de l'ambiguïté,
appelant deux jugements de sens opposé. Or, on se rendra compte, à y regarder de
plus près, qu'en portant la contrariété au sein des prédicats, bien loin de remettre en
question la non-contradiction du côté du sujet, ces exemples la 'supposent' encore,
comme le dit superbement Aristote ; n'est pas mise en péril, dans son principe, cette
identité du 'même' et 'selon le même' [...] Pour remettre en question le principe de
non-contradiction, sans doute faut-il remonter plus haut, à ce 'début', et questionner

55
ces conditions élémentaires qu'Aristote prescrit au langage : que parler, ce soit à la
fois et nécessairement parler de quelque chose et à quelqu'un [...] ; que se trouve
impliquée à la fois dans toute parole une relation d'objectivité (l'essence déterminable
de ce dont on parle) et d'interlocutivité (qu'on veuille 'signifier' quelque chose 'aussi
bien pour soi-même que pour un autre'). [...] Aussi conviendra-t-il de remettre
progressivement en suspens ces deux conditions assignées à la parole passée sous
l'empire du logos : son présupposé onto-logique, d'une part — qu'il y ait 'quelque
chose' dont on parle, se constituant en objet de détermination [...] ; et, d'autre part, sa
structuration dia-logique assurant la possibilité d'un sens et de sa communication.
[...] Il n'y a guère qu'en se tournant vers l'autre de Parménide, le solitaire Héraclite,
que l'on peut espérer rencontrer, en Grèce, un contrevenant déclaré au principe de
non-contradiction tel qu'il commençait alors d'imposer sa logique.
[...] Mais où s'est retirée la postérité d'Héraclite ? Parler d'une domination du logos,
comme j'ai commencé de le faire, n'est pas seulement reconnaître l'empire qu'a pris
celui-ci en déployant la voie de la science et se muant en instrument de maîtrise et,
par là, de puissance, qui peu à peu a partout imposé ses normes, colonisé les autres
cultures et recouvert la planète : le logos standardisé, mondialisé et mondialisant
d'aujourd'hui. En Grèce même, la parole de détermination et de définition se
dégageant de l'ombre du mythe, et mise systématiquement au point de Parménide à
Aristote, a commencé par dominer son autre. [...] Il me paraît clair que, sous le règne
établi d'une parole déterminante-discriminante et devenue intégralement sémantique,
cette autre vocation de la parole, une fois délaissée par la philosophie, s'est réfugiée
en Europe du côté de ce qu'il est convenu d'appeler la 'poésie'. [...] L'essence du
poétique est ce qui, de la parole, ne s'est pas dissous en logos. D'Héraclite à René
Char, avec une étonnante opiniâtreté, la parole poétique est cette résistance.
Discrètement d'abord, cette résistance s'est abritée — dissimulée — sous le couvert
de la rhétorique. Car qu'est-ce que l'oxymore, par exemple, si ce n'est ce reste
misérable, tolérable (par la logique du logos) de la conjonction opérante des opposés ?
[...] Dans l'oxymore, ce frôlement abrupt de l'autre se voit encore gardé sous contrôle
— n'est pas mis en question ce quelque chose d'un assigné au logos et dont celui-ci
dit l'identité.
Or, en se déplaçant de plus en plus ouvertement — subversivement — en
antilogos, la poésie a entraîné l'Europe moderne dans une schizophrénie dont elle n'a
pas l'air de se rendre compte, en tout cas qu'elle n'a guère analysée ; mais dont elle a
tiré, je crois, une grande part de la tension intellectuelle qui l'a portée et de son
invention. La parole en elle-même s'est clivée, comme on parlerait en psychanalyse
de ce 'sujet clivé' ; face au logos déterminant et discriminant de la science, la parole
poétique donne voix enfin à son refoulé. Car l'un et l'autre travaillent clairement en
sens opposé : 'la science rassure', 'l'art inquiète' (Braque), et la poésie est devenue, à
part entière, l'art de générer de l'inquiétude au sein et vis-à-vis du langage. — Reste
qu'elle n'occupe qu'une part marginale, surnuméraire, dans nos sociétés. »
(François Jullien, Si parler va sans dire, 19-20, 25, 30-33)

56
ANNEXE 2 : Pour ou contre François Jullien ?

Extraits de "La Grèce et la Chine : comparer, dé-comparer. Un


entretien avec François Jullien", dans J. Lacrosse (éd.),
Philosophie comparée. Grèce, Inde, Chine (Vrin, 2005, pp. 65-78).

Entreprise impossible pour les uns, discipline en devenir pour les autres,
couronnement universaliste de la philosophie pour certains : quelle est
votre position par rapport au statut de ce qu’on appelle « la philosophie
comparée » ?

En matière de philosophie comparée, la question de départ est de savoir si


l’on est confronté, oui ou non, à un comparatisme de ramification, voire
d’influence. Il y a donc ici deux échelles possibles, par rapport au monde
grec, auxquelles répondent respectivement l’Inde et la Chine.
D’une part, en effet, à l’échelle indo-européenne, dès lors qu’il y a de la
grammaire comparée, il peut aussi y avoir de la philosophie comparée. A
partir du moment où il existe une ramification par la langue, des éléments
de famille communs entre le grec et le sanskrit, ou, d’autre part, dès lors
qu’on peut supposer un régime d’influences, de contaminations, de
contacts historiques (comme avec le monde arabe, le monde hébreu, mais
aussi — de façon plus lointaine — le monde indien), dans ces deux cas-là
la philosophie comparée est d’emblée légitimée dans sa démarche, au
même titre, par exemple, que la grammaire comparée des Benveniste,
Dumézil, etc.
Mais il y a, d’autre part, des cultures qui sont en dehors de cette dimension
ou de cette échelle-là, qui ne sont ramifiées à nous ni par la langue et les
catégories manipulées par elle, ni par des rapports de d’histoire ou

57
d’influence. Je suis allé à la Chine précisément parce qu’il s’agit de ce
second cas de figure. Le détour est donc méthodique, ou stratégique : il
s’agit de réinterroger les partis pris enfouis de la Raison européenne et de
remonter dans notre impensé. Comme je le dis souvent, j’ai appris le
chinois pour mieux comprendre le grec. C’est qu’on a affaire, en chinois
classique, à une pensée qui exploite d’autres sources de cohérences,
d’autres plis de la pensée, d’autres intelligibilités.

La philosophie comparée a donc pour fonction, selon vous, d’arpenter les


partis pris et les impensés de notre rationalité. Quels sont les exemples qui
vous viennent en tête ?

Je me souviens de ma première leçon de chinois : pour dire « qu’est-ce que


c’est que cette chose ? », vous dites, en chinois moderne, « qu’est-ce que
c’est que cet Est-Ouest ? » (shi shenme dongxi). Cela m’a immédiatement
justifié dans ma démarche : si je dis « Est-Ouest » pour exprimer
« chose », si je dis une relation ou une polarité au lieu d’employer un
terme unifiant, c’est qu’il y a bien là un autre pli de la pensée.
Dans le même ordre d’idées, le fait de dire « montagnes et eaux » (shan-
shui) au lieu de « paysage », implique une polarité entre le Haut et le Bas,
l’immobile et le mobile, là où le paysage implique un sujet qui découpe un
« morceau de pays ».
Plus généralement, la Chine a méconnu le verbe « être » (la langue peut
dire « Pierre est grand », ou « il y a Pierre », mais elle ne dira jamais :
« Pierre est ») et elle pense le réel plutôt en termes de « capacité » à
l’œuvre (de). Elle s’est très tôt désintéressée de l’idée de Dieu pour la
marginaliser et la mettre discrètement sur le côté. Exit, donc, l’ontologie et
la théologie. Exit également la « vérité », sur laquelle la pensée chinoise ne
s’est jamais focalisée. Et le « bonheur » aussi, dont l’équivalent chinois, fu,
désigne plutôt la fortune ou la chance (prospérité, fécondité) et n’a guère
été réfléchi par les penseurs chinois. L’idéal de la sagesse chinoise est
beaucoup plus fait de « disponibilité » (être en phase avec les processus,
évoluer au gré) que de bonheur à proprement parler. Exit, enfin, l’âme et le
corps : le « souffle-énergie » (qi) pensé par la Chine n’est ni de l’âme, ni
du corps.

Dans ces conditions, la comparaison est-elle encore possible ?

58
Dans une extériorité de ce type, qu’on peut appeler « hétérotopie » (pour
reprendre le terme de Michel Foucault), l’intérêt réside dans le fait qu’il
n’y a pas de page commune. Impossible de diviser la page en deux pour
dire : à gauche l’ouest, et à droite l’est. Cela ne marche pas, tout
simplement. Est-ce à dire pour autant qu’on ne peut pas comparer ? Non,
mais les conditions de possibilité de la comparaison ne sont pas données
d’emblée : elles sont à élaborer.

[...] Qu’est-ce que l’universel et que rend-il possible ? D’abord,


l’universalité, ou l’universalisation, est un processus qui n’est pas donné
d’emblée. On pourrait dire que la philosophie est née à Rome et non en
Grèce, parce que c’est en décollant du langage grec qu’elle a débouché sur
un point d’universalité qu’elle ne connaissait pas avant, auquel elle ne
songeait pas avant, et qui l’a déployée tout autrement. Elle a aussi connu, à
partir de là, un régime de la philosophie qu’elle n’avait pas chez les
philosophes grecs, qui situaient le point d’universalité dans le lógos. Avec
l’Empire romain, l’universalité passe par la citoyenneté et l’imperium, puis
elle deviendra la « catholicité » avec l’Eglise, etc., chaque fois en
déployant des modalités autres de l’universel. La recherche de l’universel,
qui procède par recatégorisations, est donc tout autre chose que celle de
l’uniforme.
Le risque de l’uniforme est celui d’une pensée du consensus, de la
recherche du plus petit dénominateur commun. Une pensée
« mondialisée », standardisée, qui en devient ennuyeuse. C’est sans intérêt,
parce qu’on ne prend jamais en compte la fécondité de la pensée. Un
exemple que je rencontre tous les jours, ce sont les introductions en
chinois moderne, occidentalisées, des textes de la Chine classique. On a
toujours affaire à un fac-similé, passé par les fourches caudines des
catégories européennes. Il y a là une perte radicale : on ne prend pas ces
textes par où ils ont du sens, on leur fait dire à peu près ce qu’ils disaient,
mais non pas par où ils le disaient, non pas selon la « légitimation » de
leur pensée. En se transcrivant dans des termes mondiaux, originellement
occidentaux (le « subjectif » et l’« objectif », l’« abstrait » et le « concret
», etc.), la pensée chinoise devient illisible à elle- même et ne se comprend
plus.

Cependant, il faut bien traduire... Comment évitez-vous cette


uniformisation de la pensée chinoise dans votre travail de traducteur ?
59
Plutôt que de faire servir les notions majeures de la philosophie en langue
française, je préfère désormais partir de termes cueillis en marge de notre
discours théorique, moins compromis, plus disponibles ; ce sont ces termes
que j’érige en notions : « fadeur », et « allusivité », « propension » et
« régulation », « obliquité », « efficience », « congruence », etc. La langue
doit être refondue, afin d’être plus disponible pour dire ce qu’elle ne
songeait pas à dire. Au début, j’ai tenté de composer des sortes de magmas
un peu monstrueux, du type « cosmo-ontologico-moral », en vue de garder
inséparé ce que la philosophie a scindé en plans distincts.
L’utilisation de ces termes plus discrets me permet maintenant de revenir
en amont de tous ces plans. Par exemple, face à la « présence », du côté
européen (« l’être-devant »), j’instaure la « prégnance » (illustrée par le
thème du « vent »), du côté chinois. Face au « sens » (quelque part, notre
relais pour la « vérité »), la « cohérence », le fait de « tenir ensemble ».
Face à « substance », «relation» de polarité; face à « révélation »,
« régulation » ; à « vérité », j’oppose « viabilité » (où l’on retrouve la «
voie », le fameux Dao chinois, mais qui est la voie du passage, du
processus, et non, comme chez Parménide, la voie qui mène à la vérité
comme son aboutissement) ; à « liberté », « spontanéité » ; à « bonheur »,
« disponibilité » ; à « erreur » , « partialité » ; à « plénitude »,
« complétion »(qui implique du vide) ; à « efficacité », « efficience » ; à «
composition » (lettres, syllabes, mots, phrase, période, qui renvoient à un
schema parties/tout, à l’instar de l’atomisme ou de la dialectique
platonicienne), « corrélation » (les idéogrammes se répondent, dans un
rapport d’opposition et de complémentarité) ; à « modélisation »,
« schématisation » ; à « symbole » (qui suppose une parenté entre des
plans dédoublés), « indice » (l’« à peine visible », affleurement de
l’invisible au sein du visible) ; etc.

A votre avis, faut-il parler de « sagesse » ou de « philosophie », ou encore


de « pensée » (pour prendre un terme plus neutre) chinoise ?

On pourrait répondre que la pensée chinoise, c’est la pensée en chinois, et


que cette pensée, à un certain moment, s’adonne à la « philosophie ». Dès
lors qu’elle s’organise en débats, impliquant des contradictions, des
définitions, des réfutations, etc., elle s’organise philosophiquement. Donc,
il n’y a aucune « incapacité » de la pensée chinoise à philosopher. Nous
60
avons affaire à une pensée consistante et explicitée, qui a inventé ses
marqueurs d’abstraction, a connu une diversité d’écoles. Rien n’est moins
vrai que l’idée reçue, en Occident, qui voudrait que la Chine soit restée au
stade « pré-philosophique » de la pensée.
Par contre, ce qui est passionnant quand on s’intéresse à la Chine, c’est
qu’il y a un mouvement en retour ou plutôt à revers, qui consiste à mettre
en question cette pertinence « philosophique », à s’en défier pour éviter le
piège de la vérité. Les grands penseurs chinois ont vu le piège de la
philosophie dans sa structure adversative (thèse contre thèse, etc.), mais
cela ne veut pas dire qu’ils ne la connaissaient pas.

Et la « sagesse » ?

Avec le terme de « sagesse », il faut prendre des précautions, parce que la


sagesse est un certain fonds, de l’expérience comme de la pensée, à la fois
l’objectif de la philo-sophie et ce qui est en dessous : donc il y a une
position ambiguë qui est d’honorer la sagesse comme la visée même de la
philosophie et, en même temps, une position de mépris qui consiste à dire
que la sagesse est une philosophie a-théorique, incapable de s’élever au
concept. Nous ne sommes pas sortis de cette ambiguïté : il y a une sorte
d’impensé du terme « sagesse » ou une sorte de déception de la pensée
européenne quand elle parle de « sagesse ».

[...] J’ai tenté aussi de mettre en évidence l’articulation théorique, en


Grèce, du Nu et du Beau. Le nu en art renvoie à une quête de l’en-soi et de
l’essence (l’homme « mis à nu »), qui fait intervenir le statut ontologique
de la forme, le rapport partie-tout et la célébration du modèle (la beauté
« canon »). Son absence dans la tradition chinoise renvoie à une
impossibilité : la conception du corps en Chine est énergétique et non
anatomique. Le corps de l’acupuncture, par exemple, est informe, c’est le
qi qui compte. De plus, on y préfère la schématisation des traits à la
modélisation des formes, et on y valorise la « prégnance » plutôt que la
« présence ». L’art chinois a vocation à « transmettre l’esprit » plutôt qu’à
incarner le beau.
Dans la peinture chinoise, entre le quatrième et le dix-neuvième siècle, on
a peint la transition, la transformation (et non la « forme »), l’énergétique
(et non le « perceptif »), l’actualisation (et non la « représentation » ou
l’« imitation »). On choisit de peindre l’indistinct, de dé-caractériser, dé-
61
peindre, dé-faire l’image : peindre l’eau, c’est peindre les modifications de
l’eau. Le paysage exprime des polarités, des corrélations entre opposés
complémentaires : montagne-rivière. Et c’est le monde entier qui ne cesse
d’advenir par figuration.

62
Jean-François BILLETER, Contre François Jullien, extraits
(Paris, Allia, 2007).

La Chine :
"Que François Jullien me pardonne ce titre accrocheur. J'en avais besoin
pour m'adresser à ses lecteurs et porter à leur connaissance quelques
objections qu'on peut lui faire. [...] Remarquons d'abord que son oeuvre est
fondée tout entière sur le mythe de l'altérité de la Chine. [... Les Jésuites]
cherchaient à justifier la politique que leur ordre avait mené là-bas et qui
consistait à tenter de convertir l'empire par le haut, en se servant du
pouvoir de l'empereur. Il leur fallait donc donner une idée favorable des
souverains chinois, de leur gouvernement, du mandarinat qui administrait
l'empire et du confucianisme qui constituait la clé de voûte de l'univers
intellectuel mandarinal. [...] Les pères jésuites sont donc les auteurs de
cette Chine 'autre', faite pour 'donner à penser', dont François Jullien nous
a livré le dernier avatar. [...] Les interlocuteurs des pères jésuites étaient
des hommes cultivés, voire savants, mais c'étaient des mandarins, c'est-à-
dire des grands commis d'état et des membres de la classe possédante.
C'est leur vision du monde que les Jésuites ont interprétée et adaptée à
l'intention du public européen. [...] Pour faire oublier la violence et
l'arbitraire dont l'empire était né, et par lesquels il se soutenait, il devait
paraître conforme à l'ordre des choses. Tout fut recentré sur l'idée que
l'ordre impérial était conforme aux lois de l'univers, depuis l'origine et
pour tous les temps. [...]"

La philosophie :
"Dans un dialogue imaginé par le philosophe Tchouang-tseu, Confucius
voit un nageur s'ébattre à son aise dans les eaux tumultueuses et lui
demande ensuite, littéralement : 'As-tu un tao de la nage ?' Le sinologue
peut traduire par 'As-tu une V o i e de la nage ?', mais aussi, plus
simplement, par 'Pour nager ainsi, y a-t-il une technique ? Dans un autre
dialogue de Tchouang-tseu, un prince qui s'est aventuré dans les cuisines
de son palais voit l'un de ses cuisiniers dépecer un boeuf avec une
souveraine aisance et s'exclame : 'Admirable ! Je n'aurais jamais imaginé
pareille technique !' — à quoi le cuisinier répond : 'Ce n'est pas la
technique qui intéresse votre serviteur, mais quelque chose de plus
profond : le Tao'. Traduction possible : 'la Voie' ou, mieux : 'le

63
fonctionnement des choses'. [...] Le traducteur a toujours plusieurs
possibilités. Dans le cas présent, le choix qu'il doit faire en premier lieu est
soit de conserver dans sa traduction le mot 'Tao' ou 'Voie', pour signaler la
présence d'une notion qu'il estime importante, quitte à proposer à son
lecteur une phrase difficilement intelligible, soit de chercher à comprendre
d'abord la phrase où ce mot apparaît et à la rendre par une phrase française
aussi simple et claire que la phrase chinoise. Le second procédé me paraît
préférable dans la plupart des cas. Trop de sinologues continuent à poser a
priori que la pensée chinoise est différente de la nôtre, puisqu'elle est
fondée sur des notions telles que le Tao et à traduire en conséquence,
prouvant par leurs traductions ce qu'ils ont posé au départ. [...] Mais le mot
t a o ne possède-t-il pas une richesse de sens particulière ? La langue
chinoise n'est-elle pas caractérisée par une extraordinaire polysémie ?
Point du tout. Le passage inverse, du français au chinois, pose les mêmes
problèmes. [...] La polysémie est la règle et non l'exception, dans quelque
langue que ce soit. [...] On rencontre dans toutes les langues des mots
désignant un tout que l'on serait bien en peine de définir, qu'on se
représente de manière vague et dont on a cependant besoin pour s'exprimer
— tels la 'nature', le 'monde', la 'réalité', le 'réel', 'l'existence', la 'vie',
'l'esprit", la 'matière', 'l'espace', le 'temps'. Ces mots n'ont de sens défini
que dans telle ou telle phrase, en liaison avec d'autres mots. Parfois
cependant, pris d'un soudain vertige, nous nous demandons quel est leur
sens propre. En vertu de la croyance naïve que chaque mot renvoie à une
chose, nous partons à la recherche de la chose à laquelle ils correpondent.
C'est de ce genre d'interrogation que naît la philosophie, selon Paul
Valéry : 'Presque toute la philosophie, note-t-il, consiste dans la recherche
du sens absolu isolé des mots'. Wittgenstein remarque, lui aussi, que le
problèmes philosophiques apparaissent quand, au lieu de nous servir du
langage, nous nous mettons à raisonner à partir de lui. [...] Dans l'histoire
de la Chine comme dans la nôtre, certains de ces mots ont été valorisés à
l'extrême. Ils ont servi de clé de voûte à un édifice de langage, à un
système de pensée, à tout un ordre politique et social. Le Tao a été le
premier de ces mots pendant toute l'époque impériale. [...]

L'immanence
"La 'pensée chinoise' serait une pensée de 'l'immanence' parce qu'elle
n'éprouve pas le besoin de poser quoi que ce soit d'extérieur à la réalité
dans laquelle l'homme évolue et agit. [...] Son tort est de ne pas avoir
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songé un instant à faire la critique de cette pensée. Il n'a pas vu qu'elle
appartient à un monde dans lequel la question des fins ne peut être
discutée, ni même posée, et dans lequel l'intelligence est, par conséquent,
condamnée à ne s'appliquer qu'aux moyens, aux méthodes, aux
manoeuvres et à l'art de s'adapter à ce qui est. Il n'a pas vu que la 'pensée
de l'immanence' est congénitalement liée à l'ordre impérial, qui a créé un
monde clos en résolvant autoritairement la question des fins. Parce qu'il
était aveuglé sur ce point, François Jullien l'a idéalisée, a fait d'elle
l'essence de la 'pensée chinoise', puis de cette 'pensée chinoise' la
contrepartie de la 'pensée occidentale'. [...] Il pose le problème, mais il le
pose mal. En réalité ce ne sont pas 'la Chine' et 'l'Europe' qui sont en cause
mais, d'un côté, le despotisme impérial et la culture qu'il a sécrétée, de
l'autre le principe démocratique et le refus de la tyrannie qui courent à
travers l'histoire de l'Europe. [...]"

Il faut choisir
"Nous pouvons partir du mythe de l'altérité foncière de la Chine, comme
François Jullien le fait explicitement et comme beaucoup de sinologues le
font de façon plus dissimulée, et développer une vision de la Chine qui
confirme l'altérité posée au départ. [...] Lorsqu'on pose a priori la
différence, on perd de vue le fond commun. Lorsqu'on part du fond
commun, les différences apparaissent d'elles-mêmes. Je prends le second
parti. Les Européens et le Chinois ont peut-être vécu dans des mondes
séparés par le passé, mais les séparations anciennes sont caduques. Ils
partagent aujourd'hui un même moment de l'histoire, doivent agir
ensemble et donc s'entendre."

Appendice
"Pourquoi continuer à rendre wou-wei par 'non-agir', traduction acceptable
du point de vue littéral, mais fausse du point de vue du sens puisque le
verbe wei signifie 'agir volontairement' et que le wou-wei n'est donc pas de
l'inaction, mais une action qui ne force pas ? Il était si facile de remplacer
'non-agir' par 'ne point forcer' quitte à modifier la forme des phrases où le
terme apparaît — en traduisant par exemple le fameux wou wei er wou
pou wei par 'qui ne force rien peut tout', au lieu du traditionnel 'qui
pratique le non-agir, il n'est rien qu'il ne puisse accomplir', ou de la
traduction de François Jullien : 'Ne rien faire de sorte que rien ne soit pas
fait'. [...]"
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Oser construire. Pour François Jullien, extraits
(Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2007).

Contre le Contre François Jullien de Billeter :


"L'altérité de la Chine n'est pas un mythe. On ne peut penser qu'à travers le
langage, et quand, dans le langage, se creuse une différence des langues
aussi abyssale que celle qui sépare le chinois des langues indo-
européennes, refuser de voir l'altérité, c'est se berner de la grande idée que
'tout est dans tout et réciproquement'. […] La seule culture au monde à
avoir développé une réflexion et une conceptualisation logiquement
systématique sur la base d'une langue non indo-européenne est la culture
chinoise. De fait, ce qui structure la pensée chinoise si différemment de la
pensée occidentale, c'est une langue qui non seulement est dépourvue de
marqueurs morphologiques des catégories grammaticales, modèles de nos
catégories logiques, mais qui surtout est passée sous l'emprise d'une
idéographie d'origine divinatoire par laquelle a été complètement
réorganisé le lexique, bassin des représentations que la pensée formalise
conceptuellement. La métaphysique chinoise ne pose pas les mêmes
questions que celles de l'Inde et de l'Europe. A-t-on jamais entendu les
philosophes chinois parler de monisme, du dualisme ou de pluralisme ?
Engager un débat entre matérialisme et idéalisme ?"
(Léon Vandermeersch)

L'hétérotopie :
"Fâcheuses, les conséquences du travail de François Jullien le sont pour
toute pensée de la démocratie et pour toute morale des droits de l'homme.
[…] La Chine, pour lui, n'est pas 'autre'. François Jullien est philosophe. Il
sait que l'altérité conceptuelle est une altérité construite au sein du même,
autrement dit une opposition. Et, à la différence de ceux qui l'attaquent, il
est suffisamment logicien pour savoir que le fait que A n'est pas B
n'implique pas que A soit opposé à B, mais, tout simplement, que A est
autre chose.
[…] Son double statut de 'possible' et de 'réel' fait de l'hétérotopie un
instrument critique aux effets beaucoup plus déstabilisants pour nos modes
de pensée que l'utopie qui, construisant une altérité fictive à partir de notre
réel, ne nous fait pas sortir de nos catégories mentales. Elle nous confronte
au fait qu'il y a, dans un ailleurs géographique bien réel […] une façon de

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se représenter le temps et l'espace, de classer les êtres et les choses, de
découper la réalité empirique, de former des concepts, qui n'est pas
nécessairement la nôtre. L'hétérotopie (et là réside sa fécondité
philosophique) postule qu'il existe un 'commun' […] qui n'est ni un socle
de pensée ni un fond commun à une identité finalement une, comme le
pense Jean-François Billeter confortablement installé dans son humanisme
et son universalisme infraphilosophiques. Loin de la conforter, l'expérience
de la pensée du dehors sape la conception occidentale de l'universel."
(Françoise Gaillard)

Une boîte à outils :


"Ce qui rend François Jullien 'particulier' ou 'insolite', c'est qu'il entreprend
le dialogue avec la Chine sans le limiter aux 'comparaisons d'influence',
fondées sur des rapports de fait, ni non plus à des 'comparaisons
parallèles', c'est-à-dire reposant sur des pensées seulement analogiques. Il
entreprend plus globalement de les mettre en tension et de 'construire la
comparaison'. […] Naturellement, en Chine comme en France, le travail de
François Jullien a suscité des objections. Mais le point de vue dominant est
que son œuvre constitue une sorte de boîte à outils intellectuels nouvelle et
opérante, c'est-à-dire un moyen efficace de relancer la réflexion aussi bien
en Europe qu'en Chine".
(Du Xiaozhen)

L'absence du Nu
"Quiconque a visité un musée de peinture ou feuillette une histoire de l'art
ne peut manquer d'être frappé par le fait qu'un des thèmes centraux de l'art
européen a été, de tout temps, le corps humain. Qu'il ne s'agisse pas là
d'une pente inévitable de l'art pictural, c'est précisément ce dont nous
convainquent les cultures extrêmes orientales. L'art de la Chine montre
qu'un art pictural ne doit pas nécessairement être centré autour de la
représentation du corps. Et lorsque des sujets humains se trouvent
représentés, l'enjeu n'en est pas la représentation du corps — qu'on le
pense en termes d'architecture anatomique ou en termes de chair sensible
ou sensuelle. Comme Jullien l'a très bien montré, c'est l'absence du Nu en
Chine qui est la plus révélatrice. […] Dans la culture chinoise, le corps
n'est pas pensé par rapport à un modèle dont il serait la copie. D'ailleurs le
point de départ même de notre pensée du corps comme image d'un modèle,
à savoir l'idée d'un dieu créateur, y est inconnu. L'être humain y est pensé
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comme la cristallisation transitoire d'une énergie cosmique immanente,
celle de la Voie, du Dao, et l'idée d'une substance corporelle séparée n'y a
pas cours : l'homme y est essentiellement souffle, énergie. De même la
peinture n'y est-elle pas représentation (au sens d'imitation, de
reproduction), mais résonance de souffles. […] Chaque fois, Jullien opère
le même travail : montrer que ce qui constitue le cadre même de notre
pensée philosophique peut ne pas être sans que pour autant la pensée ne
s'effondre."
(Jean-Marie Schaeffer)

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