Vous êtes sur la page 1sur 6

1\<\

Platon et Leibniz, lecteurs d'Anaxagore


Note sur le sens de la finalité naturelle
en philosophie grecque

Le νους η 'est pas un être pensant qui a organisé le monde


du dehors : interprétée ainsi la pensée d'Anaxagore est
totalement déformée, tout intérêt philosophique lui est
enlevé.
Hegel1

La notion de finalité naturelle, ou de téléologie, est l'une de celles


qui, au cours de l'histoire de la philosophie et de la science, a toujours
fait l'objet d'âpres discussions. Aujourd'hui encore, le Principe Anthro-
pique, formulé dans les années 70 par l'astrophysicien Brandon Carter,
continue de susciter de houleux débats, et, en biologie, la théorie de
Γ auto-organisation, défendue entre autres par Francisco Várela, rouvre
une discussion où, pourtant, les tenants d'un déterminisme strictement
mécaniste semblaient l'avoir définitivement emporté. Mais c'est dès le
début de la science grecque, et dès le début de sa réflexion
philosophique, que le débat est lancé : d'un côté, des doctrines mécanistes
revendiquant un anti-finalisme rigoureux, comme celles de Démocrite,
d'Empédocle ou d' Epicure; de l'autre, la tentative de réhabiliter un type
de compréhension téléologique de la nature, avec Anaxagore, puis
Diogène d'Apollonie, Platon, Aristote et les stoïciens. D'un débat à
l'autre, cependant, - ou plus exactement, entre ces deux débats -,
l'histoire a vu s'opérer une véritable révolution dans la conception même de
la finalité : pour la pensée moderne, la finalité sera comprise, par ses
défenseurs comme par ses détracteurs, comme une finalité de type
théologique. Certes, chez Platon déjà, puis surtout chez les stoïciens, l'on
trouve l'idée d'une πρόνοια divine, mais c'est avec saint Thomas que
celle-ci va prendre toute son ampleur. Pour le Docteur Commun, comme
pour toute la philosophie chrétienne depuis les premiers Pères de
l'Église, rappelons-le, c'est la notion de création, corrélative de celle de
la Toute-puissance divine, qui est au centre de toutes les articulations
conceptuelles. Les commentateurs ont généralement l'habitude de
comprendre la philosophie naturelle de Thomas comme le fidèle décalque de

1 Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. P. Garniron, Paris, 1975, t. I,


p. 198.
120 P. DESTRÉE

celle d'Aristote, lui réservant les palmes de l'originalité pour d'autres


domaines plus théologiques. Mais, sur la question de la finalité, il faut
insister sur le fait que la position de Thomas est non seulement infidèle à
celle de son maître grec, mais en totale opposition : le concept
fondamental de la conception aristotélicienne de la finalité est le désir (ορεξις);
celui de la conception thomiste est la représentation. Pour Aristote, c'est
la notion de désir qui tient la place centrale dans sa conception de la
finalité : «Toutes choses tendent vers le bien»2 en est l'axiome dé départ,
en précisant que ce bien doit être à chaque fois compris «non pas de
façon absolue, mais relativement à l'essence de chaque chose»3. Chaque
être vivant se caractérise par le désir qu'il éprouve de mettre en œuvré
(c'est son energeia) ses possibilités pour réaliser son telos ou son
entelecheia. Comprendre l'être vivant de manière téléologique, c'est 16
comprendre en tant qu'être de désir, doué d'une certaine «intention».
C'est en effet cette notion qui permet de comprendre le sens de la finalité
dans le cadre d'une ontologie où l'«entéléchie», comme il est dit dans le
De Anima, «est le sens fondamental de l'être»4. Atteindre son «entélé-
chie», c'est-à-dire la plus parfaite réalisation de son eidos, c'est devenir
le spécimen réussi de sa species : tel est le sens de la finalité du
mouvement. Ou plus exactement avoir le désir d'une telle réalisation, tel est le
moteur, si l'on peut dire, de cette finalité. Comprendre que tel est le désir
de tout être vivant, c'est comprendre le monde du vivant (qui est, pour
Aristote, comme pour tous les philosophes grecs, le paradigme de la
notion de «monde») comme un monde articulé et organisé, et le devenir
lui-même a de la sorte acquis sa pleine intelligibilité. Mais, et c'est le
point crucial, si en effet la vie désirante et intentionnelle de l'homme lui
sert de modèle, Aristote nous prévient fortement que ce désir ou cette
«intention» ne doivent nullement être réfléchis, c'est-à-dire conscients :
la finalité «est surtout visible dans le cas des autres êtres vivants qui
n'agissent ni par art ni par recherche ni par délibération. D'où cette
question que certains se posent : est-ce par l'intelligence (νους) où
quelque autre faculté de ce genre que les araignées, les fourmis et autres
animaux de cette sorte accomplissent leurs fonctions ?»5.
Comme tout le monde, Aristote répond par la négative, mais cela
ne pose aucune difficulté : bien au contraire, la finalité naturelle est
d'autant plus parfaite qu'elle ne fait l'objet d'aucune discussion, à
l'inverse de l'activité technique. Saint Thomas, par contre, va creuser la
question : il faut s'interroger sur l'origine de cette finalité dont Aristote,
en effet, ne dit rien. Il doit y avoir, dit saint Thomas, un être à qui

432 Physique,
Topiques, II,
III,7,
1,1, 412
198
116b a 9.19-20.

5 Physique, II, 7, 199 a 20-23.


PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 121

appartienne la représentation de ces fins pour que celles-ci aient un sens.


Un passage du De Veritate est particulièrement éloquent : «Mais ce qui
est dépourvu d'intelligence ou de connaissance ne peut tendre avec
précision vers une fin, si la fin ne lui est pas assignée et s'il n'est pas
dirigé vers elle par une certaine connaissance; il faut donc, puisque les
êtres de la nature sont privés de connaissance, qu'une certaine
intelligence préexiste, qui ordonne à leur fin les êtres de la nature, à la manière
dont l'archer donne à la flèche un mouvement déterminé, afin qu'elle se
dirige vers un but précis; dès lors, de même que le coup porté par la
flèche n'est pas attribué seulement à la flèche, mais à celui qui l'a lancée,
ainsi également l'œuvre de la nature est appelée par les philosophes
œuvre d'intelligence. Et ainsi il faut que le monde soit gouverné par la
providence de cette intelligence qui a donné à la nature l'ordination à la
fin dont il a été question6.»
Eri tant que créateur, donc, Dieu est aussi cause finale de
l'ensemble du monde, c'est-à-dire Providence. Insistons sur ce point : la
doctrine de la Providence divine, dont Alistóte ne souffle mot, n'est pas
adjacente à la conception thomiste de la finalité, mais est strictement
corrélative des deux concepts fondamentaux de la philosophie chrétienne
que sont celles de la création et celle de la Toute-puissance divine.
À l'époque moderne, le débat entre défenseurs et détracteurs de la
finalité présuppose cette conception thomiste de la finalité. Bacon, puis
Descartes et Spinoza vont, chacun à leur manière, refuser l'idée de
finalité en philosophie naturelle dans la mesure, et dans la seule mesure
où la considération des plans divins tombe en dehors du champ
d'investigation de la science. Ni Bacon ni Descartes ne rejettent entièrement
l'idée d'une causalité finale : ils la relèguent dans le domaine de la
théologie. L'attitude de Spinoza, quoique plus radicale, relève du même
principe; l'argument majeur du fameux appendice du premier livre de
Y Éthique découle de la conception de Dieu qu'il vient de présenter : si
l'absolue nécessité est son attribut fondamental, Dieu n'a donc pas la
faculté de choisir tel plan plutôt qu'un autre, il ne peut choisir entre des
biens ou des fins, car cela impliquerait en lui un décalage entre sa volonté
et son entendement, ce qui serait le signe patent d'une imperfection.
Bref, il faut bannir d'une philosophie conséquente toute idée de
providence divine qui n'est, dit Spinoza avant Feuerbach, qu'une populaire et
naïve projection anthropomorphique !
Dé l'autre côté, on trouve bien sûr la grande figure de Leibniz. Or,
chaque fois qu'il revient sur cette problématique, l'argument est le
suivant ί la considération strictement mécaniste du vivant n'est pas à

6 Questiones disputatae de veritate, qu. 5, a. 2, cité par J. McEvoy, Le primat de la


cause finale chez s. Thomas, dans Finalité et intentionnalité : doctrine thomiste et
perspectives modernes, Paris-Leuven, 1992, p. 110-111.
122 P. DESTRÉE

rejeter, mais elle est insuffisante dans la mesure où elle oublie ou néglige
le rôle du Créateur. Leibniz a bien vu le fil qui relie Bacon ou Descartes à
Spinoza lorsqu'il dit que le spinozisme est un «cartésianisme outré» : de
telles conceptions font délibéremment et méthodologiquement l'impasse
sur le fondement ultime du monde. D'où son rappel, souvent répété, à la
foi et à la religion de ces auteurs : «Tous ceux qui voient l'admirable
structure des animaux se trouvent portés à reconnaître la sagesse de
l'auteur des choses, et je conseille à ceux qui ont quelque sentiment de
piété et même de véritable philosophie, de s'éloigner des phrases de
quelques esprits fort prétendus, qui disent qu'on voit parce qu'il se
trouve qu'on a des yeux, sans que ces yeux aient été faits pour voir7.»
Aujourd'hui, on pourrait croire qu'après Kant, le débat sur la
question de la finalité se soit définitivement sorti des difficultés et des
impasses de ce type de conception providentialiste : la finalité, montre
Kant, est un principe régulateur de notre connaissance, un principe
heuristique fécond dont on ne peut se passer, et non une source de
connaissance objective et absolue. Or, malgré l'importance de la
révolution kantienne, force est de constater qu'aujourd'hui encore, le débat
autour de la finalité est encore et toujours dominé, en tout cas chez ses
détracteurs, par une conception de type providentialiste.
On se limitera ici à un seul témoignage, celui de Jacques Monod
dont le maître-ouvrage, Le hasard et la nécessité, on s'en souvient, a joui
d'un succès immense tant en Europe qu'aux États-unis, et ce pas
tellement pour la nouveauté des thèses philosophiques avancées que parce
qu'il révélait au grand jour, de manière claire et tranchée, les positions de
principe et les décisions philosophiques implicites de la pratique
contemporaine de la science du vivant. On se contentera ici d'évoquer la façon
dont la question de la finalité est abordée, pour être aussitôt rejetée, dans
sa conférence inaugurale au Collège de France. Cette stratégie de
dénonciation est particulièrement avérée dans la citation mise en exergue à cette
conférence : «II n'y a pas moins de convenance dans la forme et la
grosseur des fruits. Il y en a beaucoup qui sont taillés pour la bouche de
l'homme, comme les cerises et les prunes; d'autres pour sa main, comme
les poires et les pommes; d'autres, beaucoup plus gros, comme les
melons, sont divisés par côtes et semblent destinés à être mangés en
famille. Il y en a même aux Indes, comme le jacq, et chez nous la
citrouille, qu'on pourrait partager avec ses voisins8.» Cet
invraisemblable texte de Bernardin de Saint-Pierre est l'épouvantail favori de la
critique anti-finaliste, et Jacques Monod est ainsi certain de réaliser une
parfaite captatio benevolentiae de son auditoire : un sourire entendu, de

7 Discours de métaphysique, 19 (éd. G. Le Roy, p. 56).


8 De la biologie moléculaire à l'éthique de la connaissance, dans Pour une éthique de
la connaissance, p. 150.
PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 123

part et d'autre du pupitre du conférencier, devrait suffire à mettre


définitivement le discours téléologique à l'écart. Sauf que, mis à part
certains textes des stoïciens, aucun philosophe d'obédience finaliste n'a
jamais affirmé un tel anthopocentrisme ! Aristote est très clair sur ce
point, lorsqu'il écrit que «nous utilisons toutes choses comme si elles
étaient là pour nous»9, - ce qui veut dire qu'en réalité, elles ne sont
nullement, comme telles, destinées à notre usage ! Dira-t-on que cette
citation de Bernardin n'était qu'une blague innocente ? Peut-être pas, car
précisément, comme cela ressort de ses Etudes sur la nature, d'où est
extrait le passage fameux cité par Monod, cet anthropocentrisme exagéré
n'est que l'aboutissement du providentialisme : Dieu est cause des
diverses finalités naturelles au profit de la fin de sa création qu'est
l'homme. En même temps que cet anthropocentrisme, on peut donc
tranquillement rejeter le providentialisme auquel on réduit la question de
la finalité. Ce que fait Monod dans la suite de son exposé : «II est aisé de
la (= la finalité) reconnaître sous divers déguisements, dans la physique
d'Aristote comme dans la biologie de Teilhard de Chardin»; bref, précise
Monod, autant d' «interprétations transcendantes» de la finalité10. Bien
sûr, Monod n'est pas historien de la philosophie, et ce serait une vilaine
querelle de lui reprocher de méconnaître la profonde différence entre ces
deux penseurs. Cependant, et c'est ceci qui nous interpelle, il est
étonnant de constater que cet amalgame n'est pas récent, et réapparaît
constamment dans des ouvrages relevant de cette histoire. Témoin par
exemple un récent petit ouvage sur la question de la finalité, où l'on peut
lire que «le traitement de la finalité est profondément lié à la façon dont
on conçoit Dieu11» ! Amalgame qui n'est pas récent, disions-nous,
puisqu'on le trouve déjà chez Descartes qui répète que l'être fini que
nous sommes ne peut prétendre lire dans les plans de l'être infini : cette
déclaration d'humilité lui permet d'opter définitivement pour la seule
méthode mathématique qui, en effet, n'a nul besoin des causes finales.
C'est donc dans le cadre de cette double constatation que s'inscrit
notre petite étude : d'une part en effet, la reconnaissance d'un retour à
un type de questionnement de type finaliste avec le Principe Anthropique
ou la théorie de Γ auto-organisation; mais, d'autre part, le constat que ce
type de questionnement est encore trop souvent réduit à un type de
questionnement qui relève davantage, il faut l'avouer, de la théologie et
de la religion que de la philosophie et de la science.
Le but de cette étude, cependant, n'est pas de tenter de donner une
nouvelle interprétation du sens et du statut du νους chez Anaximándre,
mais de tenter de comprendre l'enjeu de la question de la finalité à travers

91101 Physique,
Pour
Cf. C.une
DUFLO,
éthique
II, 6,La194
finalité
de ala 34-35.
connaissance,
dans la nature,
p. 154.
Paris, 1996, p. 10.
124 P. DESTRÉE

les lectures et les interprétations que Platon et Leibniz en ont proposées.


Ou, plus exactement, de comprendre le différend entre les Anciens et les
Modernes à travers la lecture que Leibniz a effectuée, et qu'il rappelle à
de nombreuses reprises, du fameux passage du Phédon où Anaxagore
est présenté comme le père fondateur de la problématique de la finalité.

Le texte de base pour notre enquête se trouve dans le Discours de


Métaphysique, au §20, où Leibniz prétend donner une traduction du
passage 97 b 8 - 99 c 6 du Phédon. Comiriençons, dans un premier
temps, par examiner de près les glissements de sens et les parti pris
interprétatifs implicites que nous révèlent les premières lignes de cette
traduction : «J'entendis un jour, dit-il, quelqu'un lire dans un livre
d'Anaxagore, où il y avait ces paroles qu'un être intelligent était cause de
toutes choses, et qu'il les avait disposées et ornées. Cela me plut
extrêmement, car je croyais que si le monde était l'effet d'une
intelligence, tout serait fait de là manière la plus parfaite qu'il eût été possible.»
Traduisons mot à mot le texte de Platon : «J'entendis un jour faire la
lecture d'un livre qui, disait-on, était d'Anaxagore. Il (= le livre ou
Anaxagore) disait que c'est l'intelligence qui ordonne et est cause de
toutes choses. Cette cause me plut beaucoup. Il me semble que, d'une
certaine manière, il y avait avantage à ce que l'intelligence soit cause de
toutes choses, et je pensais : s'il en est ainsi, si l'intelligence est bien ce
qui ordonne, alors elle ordonne toutes choses et elle dispose chaque
chose à être le mieux possible» (97 b 8 - c 5).
Nous pensons qu'il y a lieu de souligner au moins trois effets
majeurs de la traduction-interprétation de Leibniz. Et tout d'abord, pierre
de touche de sa conception de type théologique de la finalité, la
traduction du νους par «être intelligent». Il faut insister vigoureusement sur ce
point : aucun passage tenu pour un fragment d'Anaxagore lui-même,
aucune mention non plus de Platon ou d'Aristote ne dit explicitement que
le nous serait un être ou un étant intelligent, c'est-à-dire Dieu ! Certes, ce
texte de Leibniz reste prudent, mais au moins un autre passage, à peu
près contemporain d'ailleurs, est tout à fait explicite : «C'est sanctifier la
philosophie, que de faire couler ses ruisseaux de la fontaine des attributs
de Dieu. Bien loin d'exclure les causes finales et la considération a' un
être agissant avec sagesse, c'est de là qu'il faut tout déduire en physique.
C'est ce que Socrate dans le Phédon de Platon a déjà admirablement bien
remarqué, en raisonnant contre Anaxagore et d'autres philosophes trop
matériels, lesquels, après avoir reconnu d'abord un principe intelligent
au-dessus de la matière, ne l'employant point, quand ils viennent à
philosopher sur l'univers...12.» Or, ici, c'est l'expression «au-dessus de

12 Lettre à Bayle de 1687, dans LEIBNIZ, Œuvres, éd. L. Prenant, Paris, p. 284 (= Die
philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, III, p. 54-55).

Vous aimerez peut-être aussi