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Totalitarisme et religion | Revue du Mauss permanente 30/01/2022 09(37

Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)


François Fourquet

Totalitarisme et religion
Texte publié le 27 mars 2016

L’expansion européenne dans le monde à partir du XVe siècle fut un moment majeur de l’histoire de la mondialisation. La suprématie de l’Europe
est un problème fondamental de l’histoire mondiale, appelé jadis par Braudel « le nœud gordien de l’histoire du monde » : pourquoi l’Europe ?
( [1]). Les historiens de l’« histoire globale » ont tenté de le résoudre, chacun à sa manière. La réponse esquissée ici est politico-religieuse :
l’Europe a tranché le nœud gordien en rompant la solidarité organique millénaire entre la religion chrétienne et l’État absolu, et en lui substituant
une « religion civile » nouvelle : le libéralisme, doctrine de tolérance religieuse. Cette rupture a empêché la formation d’un empire chrétien unique
à l’échelle de l’Europe et divisé le continent à jamais.

1. Le totalitarisme : fusion d’un pouvoir absolu et d’une religion d’État exclusive

Le point de départ est le constat d’une ressemblance frappante entre l’Église catholique et le Parti communiste ( [2]). Il permet de comprendre le
rôle « totalitaire » de l’Église dans l’histoire de l’Europe. Un État totalitaire est un État qui absorbe ou contrôle les autres pouvoirs de la société
( [3]). Parmi les critères du modèle totalitaire, j’en privilégie deux : 1) un parti unique ayant le monopole du pouvoir d’État ; 2) une religion d’État
unique et obligatoire. Je m’inspire de Janos Kornai (1996), un économiste spécialiste de la planification dans la Hongrie socialiste. Pour lui, le
« socialisme » est un régime où un « parti marxiste-léniniste » détient le monopole du pouvoir politique ( [4]). Tout est dit dans cette brève
définition, car le parti communiste est un parti religieux qui détient tout le pouvoir, y compris le monopole religieux qui lui permet d’imposer la
religion communiste. Tout le reste en dépend : la propriété étatique exclusive des moyens de production, la direction centralisée de l’économie, la
police secrète et parfois la terreur de masse, l’obligation de croire (ou de faire semblant), la normalisation et le contrôle de la pensée des individus.
Le communisme est une « religion séculière », expliquait Raymond Aron dès 1944 ( [5]), ou une « idéologie millénariste officielle » ( [6]) ; ou,
simplement, une « religion laïque », c’est-à-dire sans croyance en un Dieu surnaturel, ni en une autre vie après la mort.

Le concept de totalitarisme éclaire la très longue durée de l’accumulation du pouvoir. Les historiens considèrent que le totalitarisme du XXe siècle
est unique dans l’histoire et que le concept doit être réservé au fascisme, au nazisme et au communisme stalinien. J’affirme, au contraire, qu’il
plonge ses racines dans l’histoire de l’Europe, et qu’il fut précédé de régimes totalitaires précurseurs caractérisés par la fusion de la politique et de
la religion.

Le dualisme politique/religion : une antinomie de la raison historique

La symbiose, ou la fusion, entre un État politique et une religion d’État intolérante et exclusive, qu’elle soit traditionnelle (comme le christianisme)
ou « séculière » (comme le communisme), engendre une sorte de monstre qui en Europe reçut le nom d’« État totalitaire ». Il n’est pas né soudain
au XXe siècle ; il fut annoncé par un État étroitement associé à la religion chrétienne et préfigurant l’État totalitaire moderne. Les empereurs et les
rois d’Occident s’efforcèrent de capter l’esprit de leurs sujets au moyen du christianisme, et inversement l’Église chrétienne soutint de tout son
poids l’institution monarchique qui lui garantissait le monopole religieux. Parfois l’alliance était conflictuelle ; parfois elle était si étroite que
l’Église et l’État se confondaient.

Etat et religion forment un « dualisme », c’est-à-dire un phénomène social complexe où l’observateur distingue mal ce qui relève de la politique et
ce qui relève de la religion. Certes, les institutions – l’État et l’Église – sont juridiquement distinctes : l’Église a une vocation internationale ; l’État,
au contraire, une compétence territoriale ou nationale. Et pourtant elles se mêlent de cent manières différentes : par l’argent, l’instruction, la culture,
la compétence, l’horizon politique, l’organisation, le personnel dirigeant... Souvent les plus hautes fonctions de l’État étaient confiées à de hauts
dignitaires de l’Église. Bien que religion et politique se mêlent intimement, la raison historique s’épuise vainement à les distinguer, les définir ou les
opposer. Selon les circonstances, elle voit à l’évidence un aspect triompher et un autre passer au second plan ; elle croit les distinguer à coup sûr,
mais l’instant d’après, dans un autre contexte, elle voit un objet confus à la fois politique et religieux. Il faut avoir fait l’expérience de cette illusion
pour la reconnaître.

La conclusion à tirer de cette hésitation de la raison est que le pouvoir est à la fois politique et religieux (politico-religieux), en vertu d’un mélange
variable selon les circonstances de temps et de lieu. En fait, il n’existe pas deux entités claires et distinctes, la politique d’un côté et la religion de
l’autre, qui feraient alliance, mais deux aspects indissociables d’un seul et même pouvoir social. La raison historique hésite, s’embrouille, se
contredit, fait marche arrière, et n’arrive pas à trancher, à dire le mot de la fin. Son jugement est incertain. De toute évidence, on a affaire à un
« dualisme », c’est-à-dire à une antinomie de la raison historique dont le modèle est l’« antinomie de la raison pure », que Kant a mis en évidence
au XVIIIe siècle avec une grande perspicacité ( [7]).

2. Le totalitarisme avant le totalitarisme

La confusion du pouvoir politique et de la religion est inhérente à toutes les civilisations. Elle apparut vers 3000, dès la naissance en Orient de la
civilisation urbaine, de la ville et de l’État. Depuis, la religion (le temple) et l’État (le palais) furent toujours associés, formant un complexe social
ambivalent aux combinaisons variables selon la conjoncture.

Voici quatre exemples : l’Empire romain chrétien, l’Europe médiévale, la monarchie absolue française et la Révolution française.

Un Empire romain chrétien déjà totalitaire

Les pouvoirs de la République romaine furent régulés très tôt par une Loi fondamentale (la loi des Douze Tables, en 450) qui s’efforçait de diviser

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le pouvoir suprême, de le limiter dans le temps, et de protéger le pouvoir de contestation des Tribuns de la plèbe en les déclarant ’sacro-saints’ et
inviolables. Cette loi fut néanmoins violée par le patriciat romain qui fit assassiner les tribuns de la plèbe Tiberius Gracchus (en 133) puis son frère
Caïus Gracchus (en 121). Il s’ensuivit une longue période de troubles et de guerre civile qui détruisit les institutions de la République. César,
homme politique et stratège prestigieux, n’eut pas de mal à s’emparer de tous les pouvoirs de la République en 45 et se préparait à les réunir en un
seul pouvoir suprême lorsqu’il fut assassiné. César fut le véritable fondateur de l’Empire ( [8]). Ensuite, les empereurs romains cherchèrent à
contrôler la religion romaine traditionnelle en se faisant élire Pontifex Maximus (chef de la religion), à commencer par César et Auguste. L’Empire
romain n’a pas connu de période de jeunesse et de créativité : dès sa naissance il était vieux, privé de religion vivante, et décadent. Profitant du
déclin de la religion romaine, les religions orientales foisonnèrent dans l’empire ; la future gagnante, le christianisme, sut rendre son origine
orientale compatible avec la philosophie grecque familière aux pères de l’Eglise.

Plusieurs empereurs cherchèrent à se faire diviniser, mais sans succès : le peuple romain et les peuples intégrés dans l’empire ne pouvaient croire à
cette farce religieuse. Les chrétiens refusèrent de rendre un culte à l’empereur : seul leur Dieu était divin et son royaume n’était pas de ce monde ;
ils furent donc persécutés. En reconnaissant le christianisme en 313, Constantin lia son sort à une institution religieuse qui, au cours des
persécutions, avait prouvé son indépendance vis-à-vis du pouvoir impérial, mais qui, de ce fait, ne serait pas forcément docile ( [9]). Alors se noua
une alliance originale entre un pouvoir politique et une institution religieuse nouvelle. Dans l’Empire chrétien, il n’était plus question de diviniser
l’empereur. Une fois parvenu au sommet du pouvoir, le christianisme se montra intolérant à l’encontre des autres religions. En 392, il fut proclamé
religion d’Etat par Théodose : les païens, tout juste tolérés sous Constantin, furent à leur tour persécutés et leurs cultes interdits. L’Empire chrétien
était une sorte de « régime proto-totalitaire » : la politique despotique était organiquement liée à la religion chrétienne, devenue obligatoire.
L’empereur s’efforçait de contrôler l’Eglise, intervenait dans les questions de dogme et réprimait les hérésies ( [10]).

Cependant, malgré cette alliance – ou plutôt, justement, à cause d’elle - l’Empire romain moribond finit par mourir. Constantin transféra la capitale
de l’Empire à Constantinople. Ses successeurs divisèrent l’Empire ; l’Empire d’Occident disparut à Rome en 476 ; l’Empire d’Orient survécut à
Constantinople. La religion chrétienne se divisa aussi. En 1054, la branche orientale se sépara du christianisme romain et devint « orthodoxe ».
L’empereur byzantin dominait l’autorité chrétienne, représentée par le patriarche de Constantinople. Les historiens appelèrent « césaropapisme »
cette combinaison où l’Église était soumise à l’empereur. L’Empire byzantin était un « empire œcuménique totalitaire » ( [11]) ; il se sclérosait ; son
territoire se rétrécissait comme une peau de chagrin sous l’assaut des Turcs, et finit par se réduire à la seule ville de Constantinople. Elle fut prise
par les Ottomans en 1453, et Moscou la remplaça.

Le totalitarisme médiéval et l’Inquisition

En Occident, l’évolution fut différente. Le christianisme pénétra dans les royaumes barbares au fur et à mesure de la conversion de leurs rois. Vers
500, Clovis, roi des Francs, se convertit et entraîna son peuple. En 752, face aux barbares Lombards qui occupaient l’Italie, l’évêque de Rome, se
sentant abandonné par l’empereur byzantin, fit appel aux Francs christianisés. Pépin fut couronné roi des Francs par le pape, vainquit les Lombards
et offrit au pape ce qui allait devenir les Etats de l’Église, autour de Rome. Son fils Charlemagne fut couronné empereur à Rome en 800 : ce fut
l’origine du futur Saint-Empire romain germanique, résurrection fictive de l’Empire romain chrétien. L’alliance de la politique et de la religion – ou
de l’État et de l’Église, du trône et de l’autel - devint une institution caractéristique de l’Europe occidentale pour une très longue durée.

L’Église romaine établit la distinction entre pouvoir temporel des rois et pouvoir spirituel du pape, et tenta d’imposer son pouvoir spirituel aux
entités issues de la désagrégation de l’empire romain : Saint-Empire, royaumes, principautés ou cités-États. Elle devint une sorte de « parti
chrétien » international. À partir de l’an mil, elle rêva d’une monarchie universelle (ou théocratie), revendiqua la suprématie du pouvoir spirituel,
exigea l’obéissance du pouvoir temporel et dicta aux individus la manière chrétienne de penser et de croire.

En 1231, pour combattre les hérésies qui fleurissaient partout, l’Église institua l’Inquisition et, grâce à la force armée mise à sa disposition par les
États, employa la violence pour excommunier, bannir, emprisonner, spolier, torturer ou brûler les hérétiques. Le « proto-totalitarisme chrétien » de
l’ex-Empire romain réapparut dans les monarchies européennes. Dans la chrétienté occidentale religieusement unifiée (l’hérésie orthodoxe restant
cantonnée en Europe orientale), l’Église avait la totalité du pouvoir spirituel ; son monopole était garanti par le pouvoir royal ou impérial. Son règne
sanglant fut symbolisé par les crimes de l’Inquisition, dont les historiens de l’Église parlent le moins possible.

La Révolution protestante met fin au monopole religieux de l’Église

L’Église parvint à maintenir son autorité religieuse pendant plus de mille ans.

Mais en 1517, Martin Luther lui lança un formidable défi en apposant ses 95 thèses sur les portes de l’église de Wittenberg. Il reprenait la
protestation du moine Jan Hus, brûlé vif par l’Inquisition en 1415 pour avoir osé dénoncer la corruption de l’Église à propos des indulgences qu’elle
vendait pour se procurer de l’argent. Mais, cette fois, le feu prit. La flamme allumée par Luther déchaîna les passions et se répandit comme un
incendie de forêt à travers toute l’Europe. L’hérésie protestante s’imposa grâce à la complicité des princes allemands et mit fin au monopole
religieux de l’Église.

L’Eglise, obsédée par l’hérésie, avait semé le vent ; elle récoltait maintenant la tempête.

La violence se retournait contre elle avec la Réforme – c’est-à-dire la Révolution protestante. L’Europe se scinda ; l’Angleterre rompit avec la
papauté, de même que la moitié de l’Allemagne et l’Europe scandinave. Les esprits étaient en effervescence ; les guerres de religion mirent
l’Europe à feu et à sang. La suprématie de l’Église fut gravement menacée. Elle tenta par tous les moyens d’étouffer la Réforme par la Contre-
réforme du Concile de Trente (1540-1573), relança l’Inquisition et institua des Jésuites en soldats de la foi catholique. Mais l’Église avait perdu le
monopole des moyens de répression et fut incapable d’éliminer l’hérésie, réfugiée auprès des princes protestants. Elle était dépassée par l’élan de
l’esprit nouveau, et ne put refermer la faille ouverte par Luther ; sa violente réaction à la Réforme aggrava le déclin. Elle se raidit et pétrifia ses
dogmes. Avec les derniers procès de l’Inquisition, elle mena des combats d’arrière garde : en 1600 elle fit brûler Giordano Bruno, un visionnaire
audacieux, et, en 1631 encore, manqua de brûler vif le plus grand génie scientifique de son temps, Galilée.

Mais le prix à payer fut élevé : Dieu mourut peu à peu dans l’Europe entière, dans l’élite d’abord, puis dans le peuple. L’Église avait fait de Dieu,

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dont elle se prétendait l’unique interprète, une sorte d’idole chrétienne. Un monde nouveau était né, ouvert au libre examen. Une religion est certes
un phénomène social de longue durée, mais elle finit quand même par mourir.

En Espagne, l’Inquisition, fondée en 1478 et associée au pouvoir royal, sévit jusqu’en 1834 ; l’Espagne fut enfermée dans une forteresse catholique
et isolée, cinq siècles durant, de l’esprit nouveau qui soufflait sur l’Europe. Son régime politique sclérosé et parfois quasi totalitaire ne disparut
qu’avec la mort de Franco et l’adoption d’une constitution moderne (1978) qui rendit possible son entrée dans l’Union Européenne. L’histoire de
l’Espagne illustre l’extinction de l’âme d’un peuple par la gestion totalitaire du pouvoir, dont l’essence est la collusion d’un pouvoir politique
despotique et d’une religion d’État exclusive.

Le despotisme mal éclairé de Louis XIV

La France suivit le même chemin que l’Espagne, mais échappa à la sclérose grâce à la Révolution française.

En 1598, l’édit de Nantes mit fin à 40 ans de guerre de religion ; il organisait tant bien que mal la difficile cohabitation des catholiques et des
protestants minoritaires ; pour l’imposer, il fallut toute l’habileté et l’obstination d’Henri IV.

Mais au XVIIe siècle, la France faillit connaître le destin de l’Espagne, avec laquelle elle était liée malgré leur rivalité sur les champs de bataille :
Louis XIV épousa l’infante d’Espagne, et plaça son petit fils sur le trône d’Espagne. Il fut le « despote mal éclairé » d’une monarchie décadente au
service d’un catholicisme arrogant et sectaire. Il écarta l’Inquisition et se chargea lui-même de l’épuration religieuse. Lui aussi était obsédé par
l’hérésie. Il s’acharna à éliminer le jansénisme ; la lecture des Provinciales de Pascal est saisissante : elle montre à l’œuvre la tendance totalitaire de
la monarchie absolue française.

En 1685, Louis XIV révoqua l’édit de Nantes et interdit la « religion prétendue réformée », rompant ainsi l’armistice fragile entre les religions. Par
les ’dragonnades’, il persécuta violemment les protestants, ordonna de piller leur richesse, détruire leur maison, violer leurs femmes, forcer leurs
enfants à se convertir. Il les contraignit à communier contre leur gré – acte sacrilège ! - ou à s’exiler en Europe du nord – Angleterre, Pays-Bas,
Allemagne – secrètement, parce que même la fuite leur était interdite ; et ce faisant, ils privèrent le pays de leur savoir-faire industriel, commercial
ou banquier. Ils ne furent pas brûlés vifs comme les juifs par l’Inquisition espagnole, mais la violence était telle qu’ils se convertirent en masse pour
échapper aux dragons. Le roi crut que l’hérésie protestante avait disparu et qu’il était temps d’abolir l’édit de Nantes devenu sans objet. La
Révocation fut une « décision totalitaire » et un « crime inexpiable » ( [12]).

La monarchie absolue française était limitée, comme l’Inquisition, par la faiblesse de ses moyens policiers, ce qui la différenciait des régimes
totalitaires du XXe siècle. Mais Louis XIV porta à l’extrême la confusion entre l’État royal et la religion catholique. Il rendit encore plus absolu le
pouvoir de la monarchie française, ce qui la rapprochait d’un régime totalitaire, quoi qu’en disent certains historiens. François Furet, par exemple,
affirme que la monarchie absolue n’était pas totalitaire parce qu’elle devait respecter « certaines lois fondamentales » du royaume ( [13]). Mais,
justement, Louis XIV ne les respectait pas. Dès le début de son règne, il viola le jugement de la Chambre de justice qui condamnait Fouquet à la
seule confiscation de ses biens et au bannissement, et l’envoya mourir à petit feu dans une forteresse isolée dans les Alpes. Les Etats généraux,
institués jadis pour réguler le pouvoir royal, ne furent jamais convoqués entre 1614 (au lendemain de la mort d’Henri IV), et l’ultime réunion de
1788 qui aboutit à la Révolution française. Enfin, Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, pourtant une « loi fondamentale » de tolérance religieuse,
déclarée « irrévocable » par son grand père Henri IV.

Ce despotisme était aggravé par le sectarisme personnel d’un roi qu’on prétend grand, mais qui était surtout imbu de la grandeur de sa personne.
L’Ancien Régime ne respirait plus, s’asphyxiait, se sclérosait. La crise financière du XVIIIe siècle – due à l’injustice de l’impôt, à l’exemption des
nobles et du clergé, à l’incapacité de réformer - ne fut que le symptôme visible de cette décadence du pouvoir monarchique. Le pouvoir n’est pas
une superstructure : c’est la vie intime d’une société, son âme, sa vitalité, sa richesse, son énergie : si le pouvoir se bloque, la société dépérit, et en
effet l’Ancien Régime s’écroula quelques décennies après Louis XIV.

3. Le libéralisme, une religion civile tolérante

La révolution protestante avait divisé la chrétienté : il y avait désormais en Europe des Etats avec des religions différentes. Il pouvait même exister,
comme en France de 1598 à 1685, un Etat avec deux religions, deux partis religieux : un parti catholique et un parti protestant, sous le règne d’un
roi protestant devenu catholique : c’était une occurrence extraordinaire ! L’édit de Nantes instituait un régime de tolérance très nouveau par rapport
à celui de Constantin. Des sujets aux religions différentes appartenaient à deux partis opposés : c’est la structure même de la démocratie. La
tolérance religieuse est la condition de la démocratie !

Une intense réflexion collective sur le rapport entre politique et religion

À la suite des guerres de religion, une intense réflexion collective se développa en Europe sur le rapport entre religion et politique ; elle se
poursuivit pendant les trois siècles qui vont de la Réforme à la Révolution française. Elle enfanta le libéralisme, une doctrine politique dont le
principe fondamental était la séparation du politique et du religieux et la tolérance religieuse. La « liberté » qu’on entend dans le mot
« libéralisme », c’est d’abord la liberté religieuse. La doctrine mûrit grâce à une lignée magnifique d’intellectuels européens : Machiavel, Hobbes,
Locke, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Kant... La lignée des Lumières ! En firent aussi partie les inventeurs du libéralisme économique :
Boisguilbert, Quesnay, Turgot, Smith... Toute l’Europe vibrait, toute une intelligence collective européenne se mettait au travail ( [14])

Dans sa Lettre sur la tolérance (1689), Locke proclama le principe de la liberté religieuse ; en aucun cas l’État ne devait imposer la religion
chrétienne par la force : la religion était une affaire privée.

Dans le Contrat social (1762), Rousseau conçut l’idée révolutionnaire d’une « religion civile » : lorsque la religion chrétienne inspire les actes de la
monarchie absolue, il en résulte « le plus violent despotisme » ; soit, en termes modernes, le plus violent totalitarisme. Quand une religion domine
l’État d’un pays, dit-il, « c’est une espèce de théocratie... et, devenant exclusive et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant ». On ne
peut le dire mieux aujourd’hui. Rousseau conclut : « il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les

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articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen et
sujet fidèle ». Son « dogme » principal est la « tolérance » des autres religions pourvu qu’elles respectent l’ordre public. Saluons ici la clairvoyance
de Rousseau ( [15]).

Le contrat social parut en 1762, l’année de l’affaire Calas, un protestant absurdement soupçonné d’avoir tué son propre fils pour l’empêcher de se
convertir au catholicisme, et condamné au supplice de la roue. Les catholiques applaudirent l’assassinat légal d’un marchand protestant. Voltaire
s’inspira de l’affaire Calas pour écrire son Traité sur la tolérance (1763) et obtenir sa réhabilitation. Indigné par le fanatisme de l’Église, qu’il
appelait « l’infâme », il aspirait à la paix religieuse symbolisée par l’allégorie de la Raison.

4. La révolution française, une révolution religieuse

Les guerres de religion du XVIe siècle débouchaient sur un choix : ou bien l’Etat monarchique imposait une religion d’État, devenait intolérant et
réprimait les autres religions ; ou bien l’État ’tolérait’ plusieurs religions dans le royaume, comme l’édit de Nantes, ce qui supposait sagesse et
tolérance de la part du prince, tels Henri IV en France ou, en Inde, son contemporain l’empereur musulman Akbar (1556-1605) à l’égard de
l’hindouisme. Mais la tolérance est précaire : leurs successeurs, Louis XIV et Aurangzeb, rétablirent l’État intolérant. Comment instituer la
tolérance religieuse en principe supérieur de gouvernement s’imposant à tous les princes, quelle que soit leur religion personnelle ? L’Europe était
alors régie par le principe de la paix d’Augsbourg signée par Charles Quint en 1555, au terme d’une guerre contre les princes protestants : Cujus
regio, ejus religio : « Tel prince, telle religion » ; les sujets devaient adopter la religion de leur prince.

La Révolution française abolit ce principe en proclamant une religion civile d’un genre nouveau : le libéralisme, avant même l’invention du mot en
1818.

De la critique théorique à la séparation pratique de la religion et de la politique

La Révolution française fit passer la critique théorique de l’absolutisme par des intellectuels à une séparation pratique entre l’Etat et l’Église ; elle
coupa le cordon ombilical qui liait l’Église à l’État absolu, non seulement dans les idées, mais dans les institutions et les pratiques réelles. Pour
passer à l’acte, il fallait un mouvement politique et social d’une puissance exceptionnelle, capable de détruire la structure millénaire de l’Ancien
Régime. Il fallait défaire l’alliance nouée autrefois entre Constantin et l’Église, et confirmée par Pépin, Charlemagne et les rois de France. La
religion cimentait l’absolutisme. La monarchie française était absolue parce qu’elle était aussi chrétienne et qu’elle était sacralisée par la religion.
Et pourtant, elle fut détruite par la Révolution française, qui était non seulement sociale et politique, mais aussi religieuse. Du même coup, l’Église
fut mortellement blessée et entra dans une longue décadence. La « mort de Dieu », commencée au XVIe siècle, s’accéléra ; Dieu devint une sorte
d’idole gardée par un clergé aux abois. Face à l’essor des idées libérales, l’Église était sur la défensive : perdre son monopole religieux lui était
insupportable, car elle perdait du même coup l’appui de la monarchie qui lui servait de bras armé pour éliminer les hérésies. La Révolution
s’attaquait au fondement religieux de la monarchie. Mais, pour ébranler la religion, la Révolution française devait porter une religion, être elle-
même une religion : ce fut une religion laïque, la religion de la démocratie et des droits de l’homme, ou simplement la religion de la liberté, appelée
plus tard « libéralisme ».

La Révolution française, une « religion nouvelle » (Michelet et Tocqueville)...

C’est ce que comprirent deux historiens, Michelet et Tocqueville. Jules Michelet, dès le début de son Histoire de la Révolution française (1853),
affirme la nature religieuse de la Révolution, et met en scène l’affrontement grandiose de deux principes, deux personnages historiques : le
Christianisme (principe de la grâce), la Révolution (principe de la Justice). Il comprend la confusion entre politique et religion : « Religieuse ou
politique, les deux questions ont leurs profondes racines inextricablement mêlées. Confondues dans le passé, elles apparaîtront demain ce qu’elles
sont, unes et identiques » ( [16]).

Peu après, Tocqueville publie L’Ancien régime et la Révolution. La Révolution française était non seulement analogue aux religions révélées, mais
était elle-même « une religion nouvelle ». Dans un chapitre lumineux, il se demande « comment la révolution française a été une révolution
politique qui a procédé à la manière des révolutions religieuses ». Cette religion était « sans Dieu, sans culte et sans autre vie [dans l’au-delà], mais
a « inondé toute la terre ». Plus loin, il se demande « comment l’irréligion avait pu devenir une passion générale et dominante chez les Français du
XVIIIe siècle, et quelle sorte d’influence cela eut sur le caractère de la Révolution » ; et pourquoi « en France on attaqua avec une sorte de fureur la
religion chrétienne ». La réponse est simple : parce qu’elle faisait corps avec la monarchie absolue, et que pour renverser la monarchie, il fallait
renverser la religion, en lui opposant une religion laïque encore plus intense, plus populaire, plus puissante : ce fut précisément la religion de la
liberté. « Les révolutionnaires étaient porteurs d’une croyance admirable qui nous manque : ils ne doutaient point qu’ils ne fussent appelés à
transformer la société et à régénérer notre espèce. Ces sentiments et ces passions étaient devenus pour eux comme une sorte de religion nouvelle »
( [17]). Quelle intelligence !

... mais aussi une religion totalitaire : la Terreur

Cependant, à s’en tenir à ces témoignages, on manquerait le « côté obscur » de la Révolution Française : la Terreur. Sa phase intense dure moins
d’un an, du 5 septembre 1793 (ce jour là, la Convention déclare « la Terreur à l’ordre du jour ») au 27 juillet 1794 (9 Thermidor, chute de
Robespierre) ; des historiens (Furet, Gueniffey, Martin) la font remonter avant et s’achever après. La Terreur est un phénomène fascinant. Elle est
très difficile à comprendre : comment se fait-il qu’une Révolution pleine de promesses (le serment du jeu de paume, la Déclaration des Droits de
l’homme, la chute de l’Ancien Régime), s’achève dans le crime et le sang ? La Terreur française évoque irrésistiblement la Terreur des régimes nazi
et stalinien. En moins d’un an, Robespierre fait envoyer des milliers de gens à l’échafaud, y compris ses anciens amis comme Desmoulins ou
Danton. Dans une démocratie nouvelle, il élimine par la guillotine les partis qui concourent pour accéder au pouvoir. Or ce concours, cette
concurrence pour le pouvoir est le propre de la démocratie ! Mais Robespierre ne l’entend pas ainsi. Pour lui, la volonté générale (c’est un disciple
fervent de Rousseau) se confond avec le pouvoir du peuple entier et n’est pas divisible. La division politique entre partis, qu’il appelle avec mépris
« factions », lui est insupportable : le pouvoir du peuple doit être unifié. Lui-même s’arrange pour ne posséder aucun pouvoir institué, pour esquiver
toute responsabilité officielle ; il tarde longtemps à entrer au Comité de Salut public. Son pouvoir est énigmatique. Dans Penser la Révolution

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française, Furet a tenté d’en comprendre la nature dans un passage dense et difficile. Un mot résume son analyse : une ’magistrature de la parole’.
Le pouvoir appartient à la parole politique qui énonce la volonté du peuple - la volonté générale - où il faut et quand il faut. Pour ce rôle
d’interprète, Robespierre a un don ; il n’est pas un grand orateur comme Danton ; mais par des antennes subtiles, il est branché sur l’inconscient du
peuple, en communication avec le peuple ; ce qu’il énonce résonne avec ce que ressent le peuple. C’est donc lui qui a le pouvoir, bien qu’il n’ait
aucun pouvoir spécial. Furet écrit : « l’élément du pouvoir est la parole » ( [18]). Mais ce pouvoir est provisoire et ne dure qu’un moment, il est
fragile, instable ; c’est un pouvoir d’interprétation de la vérité du moment. Et c’est un pouvoir dangereux : si l’interprétation est juste, l’homme
politique-interprète mobilise la puissance dormante, immense et redoutable du peuple. S’il se trompe il ne se passe rien, ou pire, le peuple peut se
retourner contre lui. Or, depuis que les institutions d’Ancien Régime ont disparu, le pouvoir se détache de la personne du roi, mais n’est pas encore
bien organisé, bien réglé par les institutions révolutionnaires, il est extrêmement fluide et volatil, insaisissable. Il échappe aux institutions formelles.
Si le peuple change d’avis, change de volonté, le pouvoir, qui est « dans » le peuple, qui est le peuple, échappe au dirigeants qui croyaient le
posséder l’instant d’avant.

Or, en ce moment intense (1793-1794) où la Révolution est menacée de partout par l’Europe coalisée, le peuple français est paranoïaque, il voit
partout les signes d’un « complot aristocratique général » tendant à rétablir l’ordre ancien ( [19]). La psychè personnelle de Robespierre est fragile
et de structure paranoïaque, elle entre en résonance avec la paranoïa collective de la révolution. Il voit partout des complots, des trahisons, des
ennemis du peuple et de la vertu (pour lui, Révolution et Vertu, c’est la même chose). Son esprit est imprégné par un dualisme du bien et du mal, de
la vertu et du vice. Il soupçonne tout, se méfie de tout, dénonce partout le complot, le mensonge et la dissimulation.

Cette personnalité paranoïaque est aussi un tempérament religieux. Robespierre hait l’athéisme. Il est opposé au culte de la Raison, organisé par la
Convention à Notre-Dame de Paris le 10 novembre 1793. Les athées sont des ennemis de la liberté (telle qu’il l’entend, bien sûr).
Fondamentalement, c’est un prophète ; il veut fonder une nouvelle religion. Sitôt débarrassé des hébertistes et des dantonistes (en mars-avril 1794),
il s’emploie à persuader la Convention d’instituer un culte religieux qui ressemble sacrément au christianisme : le 5 mai 1794, il fait décréter par la
Convention l’existence de l’Être Suprême et l’immortalité de l’âme – un dogme typiquement religieux. La plupart des députés sont réticents, mais
Robespierre n’en a cure. Sa folie le rend aveugle et sourd, il ne sent pas cette réticence, il ne comprend pas que les religions décrétées par le pouvoir
sont factices, artificielles, qu’elles ont toujours échoué ; que la main de l’Etat est maléfique et fait mourir tout ce qu’elle touche et prétend contrôler.

Au sein même du Comité de Salut public, les oppositions sont vives. Et pourtant il obtient son accord pour organiser une fête de l’Être Suprême et
s’arrange pour se faire élire président de la Convention. Le 8 juin 1794, une immense procession a lieu au Champ de Mars ; un tableau en témoigne
( [20]). Robespierre, « vêtu de bleu céleste », la conduit à son but, un arbre de la Liberté planté pour la circonstance

Deux jours plus tard, le 10 juin, il fait voter les « terribles » lois de prairial qui abolissent les droits de la défense des suspects ; c’est le début de la
« Grande Terreur », qui fera 1285 morts en un mois au tribunal révolutionnaire. Elle s’achève le 9 thermidor avec l’exécution de Robespierre, Saint-
Just et leurs amis. Le peuple de Paris, écœuré par ce massacre, ne cherche pas à les sauver. Après, c’est la ’révolution bourgeoise’, le Directoire, le
coup d’Etat de Bonaparte et l’Empire. La Révolution est finie. Elle avait commencé dans l’enthousiasme sous le signe de la liberté et s’achève dans
le sang sous le signe de la méfiance et de la paranoïa. Il s’en fallut de peu que la religion de l’Être suprême ne devînt une religion d’État obligatoire
et la Révolution un régime policier, et même totalitaire.

Le dualisme religion/politique concernant la Terreur

La Terreur ne fut pas seulement une dérive regrettable de la Révolution française ; elle découlait de sa nature religieuse. La Terreur est le côté
obscur de la religion révolutionnaire, la paranoïa la face sombre de l’enthousiasme. La Révolution mit en mouvement une énergie sociale
formidable, capable de renverser l’Ancien Régime et d’effrayer l’Europe entière, mais capable aussi de terrifier le peuple français et de dévorer ses
propres enfants. C’est un inquiétant mystère. Les historiens ont fait de leur mieux pour l’éclairer. Pour Furet, le ressort de la Terreur ne doit pas être
cherché dans la menace extérieure, qui a disparu lorsque la Grande Terreur monte à son apogée, mais dans la conception même du pouvoir : la
Révolution identifie totalement le pouvoir et le peuple et ne tolère aucune division. Pour Madelin le régime mis en place par Robespierre était « le
pire des despotismes : une théocratie fondée sur la morale » : bien vu ! ( [21]). Gueniffey, dans un livre plein d’intelligence et de lucidité (La
politique de la Terreur, 2000), tente de distinguer ce qui, dans la Terreur, relève de l’idéologie (entendez : ’religion’) et ce qui relève de la politique
pure, c’est-à-dire de la lutte sans phrase pour le pouvoir. Son interprétation est catégorique : ce qui compte vraiment, ce sont les rapports de pouvoir,
et non les représentations idéologiques, qui ne sont que des justifications inconsistantes. Cette thèse donne son titre au livre : seul le pouvoir est réel,
tout le reste n’est que « rationalisation », un terme utilisé par la psychanalyse pour désigner les bonnes raisons que se donne le sujet pour justifier
les actes que son inconscient lui fait faire. Le travail de l’historien est subtil : comment distinguer les vraies « raisons » (celles qui sont
scientifiques) des fausses raisons, des « raisons bidon », des justifications religieuses ? C’est ce que fait Gueniffey en identifiant les « mobiles
politiques ». Les « visées idéologiques », c’est la rationalisation morale, pour la galerie, pour le discours public et pour le for intérieur. C’est un
historien réaliste ; il ne se laisse pas tromper par les justifications. Mais, au terme de sa décapante analyse de la Grande Terreur, il reconnaît :
« L’interprétation de la loi de prairial est difficile, tant elle mêle à fortes doses visées idéologiques et mobiles politiques » ( [22]).

Patrice Gueniffey met le doigt sur la difficulté principale du dualisme religion/politique présenté ci-dessus au § 1. L’interprétation réaliste a toujours
raison, parce qu’elle a toujours en partie raison : dans toute lutte politique, il y a toujours un calcul pour la conquête ou la conservation du pouvoir
politique. La motivation exprimée en termes de morale, de religion, de gloire, de prestige, d’intérêt, d’appât du gain, est si étroitement mêlée à
l’explication en termes de pouvoir qu’il est impossible de l’en dissocier. C’est le cœur du dualisme. La vérité est indécidable.

5. Une vraie religion, et pas seulement une vague idéologie : un idéal historique

La religion séculière ou laïque de la Révolution française impliquait une croyance forte en un avenir meilleur, débarrassé de la monarchie absolue et
de l’Église, en un monde futur régi par les Droits de l’Homme, loi fondamentale du Nouveau Régime qui devait émerger des ruines de l’Ancien. Ce
monde futur n’était pas situé dans l’au-delà, mais n’en était pas moins un monde idéal, un idéal historique : c’est justement en cela que la religion
de la liberté est une véritable religion, et pas seulement une vague idéologie. Pour identifier une religion séculière, les historiens ne sont pas à l’aise,
car elle ne se reconnaît pas comme « religion », comme le fait une religion traditionnelle. Une religion avec dieu est identifiable par son culte, ses
rites, ses dogmes, ses personnages divins, ses prophètes, ses Livres sacrés et ses histoires saintes. Au contraire, la religion laïque nie être une
religion : elle est sans Dieu, sans rituel, sans Livre sacré (sinon la Déclaration des Droits de l’Homme), sans croyance en un « au-delà » céleste. Son

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histoire sainte est une légende ayant la forme de l’Histoire.

Et en plus il subsiste, même dans l’esprit des historiens ou des intellectuels non marxistes, une sorte de préjugé contre la religion, une méfiance
héritée de Marx : comment cet ’opium du peuple’, comment cette illusion pourrait-elle agir sur les structures « matérielles » de la société ? La
religion est le parent pauvre de la science sociale. Chez Soboul, spécialiste marxiste de la Révolution, elle ne joue aucun rôle.

Les maîtres français de philosophie politique répugnent à parler de « religion ». Aron, l’inventeur des « religions séculières », semble avoir oublié
son éclair de génie de 1944. Dans ses livres des années 1960 sur le totalitarisme, il préfère le terme plus neutre et plus faible d’« idéologie ». La
différence entre « idéologie » et « religion » peut paraître négligeable, mais elle est essentielle. Certes les deux notions sont proches : la religion est,
comme l’idéologie, un ’système d’idées, une philosophie du monde et de la vie’ (Robert). Son sens péjoratif était présent dès l’époque des
idéologues et de Napoléon, qui les méprisait ; il fut intensifié dans les années 1960 par Althusser, qui opposait l’idéologie à la science (ou Théorie)
comme l’erreur à la vérité. Le sens originel (’science des idées’) a complètement disparu.

Mais il reste à la religion une dimension propre que n’a pas l’idéologie : elle implique toujours la représentation d’un autre monde, au-delà du
monde présent et actuel, d’un monde idéal meilleur que le monde présent, celui qui existe maintenant et ici. Elle implique toujours un idéal
historique. En ce sens la religion diffère profondément de la sagesse spirituelle, pour qui l’être existe seulement maintenant et ici, et non pas demain
ou ailleurs. Cette projection vers l’avenir est inhérente aux religions traditionnelles : c’est la vie de l’âme individuelle après la mort, et certains
millénarismes prédisent un monde futur radicalement nouveau. L’eschatologie est essentielle au christianisme : il annonce un monde nouveau à la
fin des temps. Les religions séculières ou laïques impliquent aussi la représentation d’un futur qui adviendra lorsque la société réelle et présente
aura disparu, car celle-ci est mauvaise, elle est destinée à être remplacée par une société idéale. Ainsi, la Révolution française aspirait à un monde
débarrassé de l’Ancien Régime, de la monarchie absolue et de l’Église. Ainsi le communisme prophétise une société socialiste où le capitalisme
aura disparu. L’altermondialisme d’aujourd’hui, enfin, espère un ’autre monde’ sans marchandisation de la planète et de la vie.

Une religion laïque naissante, un moment intensif de l’histoire

Pour identifier une religion laïque, il faut la voir, voir directement ses manifestations collectives d’enthousiasme et d’effervescence. C’est un test
d’existence. Une fois la tempête passée, il ne reste plus que des écrits, des dogmes, des monuments, des choses mortes.

En 1789, la source vivante de la religion révolutionnaire était l’enthousiasme qui se manifesta spontanément dès les premiers moments de
l’incendie : le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, la nuit du 4 août, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, texte sacré de
la religion nouvelle. Certes, une religion est en partie définie par ses dogmes, par une ossature de concepts doctrinaux articulés rationnellement de
manière à former une doctrine cohérente. Mais une religion nouvelle se reconnaît d’abord à ses symptômes : une effervescence collective et un
enthousiasme de masse (ferveur, exaltation, dévouement, héroïsme...). C’est bien le peuple qui faisait la révolution, un peuple enthousiaste habité
par les dieux (sens étymologique du mot « enthousiasme »), transporté par une force inconnue qui dépassait les individus.

Cette religion nouvelle se révélait empiriquement par une émotion collective, signe qu’il se passait quelque chose de l’ordre du sacré ; mais elle est
difficile à comprendre et à insérer dans un système de concepts. Une « émotion » ne fait pas un concept. Elle échappe au cadre rationnel de notre
entendement. C’est, pour la science sociale, une énigme.

Alexis de Tocqueville, dans une curieuse lettre, identifie ce problème en parlant d’« un virus d’une espèce nouvelle et inconnue » qu’il discerne
dans le tumulte de la Révolution française ; il est frappé par la nouveauté, l’intensité, la radicalité et la puissance du mouvement révolutionnaire,
mais reconnaît qu’il peine à le comprendre avec les concepts habituels ( [23]).

Durkheim repère dans les sociétés primitives, dont l’observation est la source des Formes élémentaires de la Vie religieuse (1912), un phénomène
d’agitation, d’émotion intense, d’exaltation extrême. Il le désigne par le mot d’« effervescence » ; il associe ce moment d’intensité à la naissance
d’une religion : « c’est dans ces milieux sociaux effervescents et de cette effervescence même que paraît être née l’idée religieuse ». Et,
étonnamment, pour faire sentir cette effervescence, il évoque un événement révolutionnaire moderne, la nuit du 4 août 1789 ( [24]).

Le Révolution française fut en effet, dans la brève période où elle renversa l’Ancien Régime, un « lieu et moment intensif de l’histoire » (LMIH).
Cette expression désigne une réalité sociale effervescente, volcanique même, éphémère, instable et difficile à saisir par les concepts de
l’entendement sociologique. C’est cette réalité qu’ont repérée Tocqueville et Durkheim : un moment chaud, un moment fécond de l’histoire, où la
société bascule, où les anciennes structures s’effondrent, fussent-elles très solides et de très longue durée. C’est le cas de la religion, qui est presque
immuable ; mais elle finit un jour par s’écrouler. Les structures meurent aussi ; et sur leurs décombres se construisent de nouvelles structures, pour
une nouvelle période longue.

La Sainte Alliance contaminée par le virus libéral. La décadence de l’Église

La Révolution française fut très efficace. Même discréditée par la Terreur, même confisquée par Napoléon, même vaincue militairement en 1815 par
les Empires chrétiens de la Sainte Alliance, elle les contamina avec le virus libéral. Infectés, ébranlés, ils se sclérosèrent au XIXe siècle et
s’effondrèrent avec la Première guerre mondiale. Seule l’Angleterre, affranchie de l’Église grâce au schisme du XVIe siècle, put prendre son essor
dans le monde et devenir la première puissance maritime, commerciale et coloniale.

L’Église, à lire ses historiens, aurait connu un « renouveau pastoral » au XIX° siècle. En réalité, elle survécut à grand peine, figée dans une posture
purement défensive. Elle s’opposa à l’esprit nouveau issu de la Révolution française, et condamna le libéralisme dans le Syllabus de 1864. Elle était
trop marquée par son passé théocratique (c’est-à-dire totalitaire) pour tolérer le libéralisme auquel elle s’opposa de toutes ses forces. Au XIIIe
siècle, quand elle était encore maîtresse spirituelle de l’Europe, elle aspirait à gouverner le monde au nom d’une théocratie universelle dont le pape
serait le général en chef, l’Inquisition le bras judiciaire, et les princes les soldats fidèles. La Révolution protestante et la Révolution française en
décidèrent autrement. Privée du soutien des États monarchiques, réduite à sa soi-disant puissance spirituelle, l’Église entra dans une décadence
irrémédiable et pathétique. Pour s’adapter à un monde moderne gagné par le libéralisme, elle ne trouva rien de mieux que de restaurer la vieille

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doctrine médiévale de Thomas d’Aquin, le prestigieux intellectuel de sa période de gloire. Au début du XXe siècle, lorsqu’apparut un totalitarisme
nouveau qui menaçait sa propre existence en URSS, elle dut revendiquer la liberté religieuse, c’est-à-dire la valeur par excellence du libéralisme !
Son alliance avec l’État, qui jadis l’avait sauvée des persécutions romaines et lui avait conféré une autorité immense, était devenue au long des
siècles une symbiose étouffante dont elle ne sortit que pour dépérir. Vatican II fut son chant du cygne, au milieu du XXe siècle.

6. Une religion de la liberté, mais aussi de la puissance

La religion de la liberté est aussi une religion de la puissance. C’est cette ambivalence qu’il faut explorer maintenant.

La Révolution française : une croisade religieuse

François Furet (1978) ’pense’ bien la Révolution, mais il la pense seulement en termes français et non à l’échelle mondiale. Son interprétation est
indigène. La guerre éclate en 1792, mais pour lui elle n’est que la version extérieure de la Terreur. Il ne la situe pas dans la dimension atlantique de
’l’ère des révolutions’, comme le proposent Palmer et Godechot ( [25]). Cependant il fait sentir l’élan religieux qui jette les Français dans la guerre
européenne. Il écarte facilement l’explication de la guerre par la « rivalité mercantile » entre la France et l’Angleterre. Il voit le « messianisme
idéologique » (entendez « religieux ») de la Révolution et la « mission de libération de l’Europe » dont elle se sentait investie, sa croisade pour la
liberté dans le monde. L’enthousiasme de la levée en masse de 1793 est un phénomène énigmatique. L’énergie de la Révolution était si formidable
que l’Europe coalisée ne parvint pas à la contenir. Les monarchies européennes ne s’y sont pas trompées ; elles ont tout fait pour liquider la
Révolution, mais en vain. Cette énergie était mystérieuse aux yeux de Tocqueville ; il la nomme « énergie d’expansion » ( [26]), intelligible
seulement à l’échelle mondiale.

N’était-elle pas un effet de l’intériorisation, par un peuple ultra-politisé, de l’affrontement européen et déjà planétaire ? Les guerres de la Révolution
et de l’Empire ne furent-elles pas le dernier effort français pour combler le retard accumulé par deux siècles de monarchie absolue et disputer aux
Anglais l’hégémonie mondiale ? C’est l’autre face de la religion libérale, sa face extérieure : la religion de la liberté est aussi une religion de la
puissance. Les historiens parlent à juste titre d’une seconde guerre de Cent ans qui opposa la France et l’Angleterre du traité d’Utrecht (1713) à
Waterloo (1815). De ce point de vue, Napoléon fut bien l’héritier de la Révolution : il dirigea ses coups contre l’Angleterre ; il tenta de l’étouffer
commercialement par le blocus continental (1806), mais en vain, puisque l’empire de Londres s’étendait déjà sur les Sept Mers du monde, hors
d’atteinte de la France. Austerlitz, Iéna, Wagram ? Des victoires continentales dont l’éclat fait illusion. Car la guerre, la vraie guerre, la guerre
maritime pour le contrôle du monde, était déjà perdue depuis Trafalgar (1805), à jamais. En supprimant la démocratie révolutionnaire, Napoléon
avait détruit les institutions qui auraient contenu son insatiable démesure. Désormais débarrassée du concurrent français, l’Angleterre eut le champ
libre pour conquérir, diriger et coloniser le monde. La France, l’Allemagne et l’Italie n’auront plus que les restes.

Pourquoi l’Empire européen a échoué

Heureux désastre de la France napoléonienne ! Une fois encore, l’Europe échappait à la domination d’un Empire unique et restait divisée. Cette
division a toujours été une cause majeure de l’échec d’un Empire européen, avec ou sans religion unique. Ce fut aussi la circonstance singulière qui
rendit possible la formation d’un capitalisme à l’échelle du monde, comme le comprit Jean Baechler dans une vive intuition formulée dès 1971
( [27]]). Après Charlemagne, après Charles Quint, après Louis XIV, voici qu’échouait une nouvelle tentative d’un bâtisseur d’empire pour
soumettre l’Europe sous un joug unique. Déjà la résistance de l’Europe protestante avait fait capoter les ambitions de Charles Quint et de Louis
XIV. Et voici que l’Angleterre libérale barrait la volonté de puissance démesurée de Napoléon. Celui-ci, il est vrai, n’était pas totalitaire : il ne
chercha jamais à fonder un Empire chrétien. L’Église devait rester à sa place, dans des bornes fixées.

Une religion de la technique

L’aspect « puissance » de la religion de la liberté n’est pas facile à distinguer de son aspect « droits de l’homme » : c’est le culte de la raison, de la
science et de la technique, des Lumières contre l’obscurantisme chrétien. Dans sa conquête du monde, l’Europe voulut d’abord convertir au
christianisme les Indiens d’Amérique. Mais en Asie, où avaient fleuri de très anciennes religions, ce fut une autre affaire : le christianisme attirait
peu de monde, choquait même par sa violence, et les Européens comprirent vite qu’ils devaient renoncer à imposer leur religion chrétienne. Ils
mirent leur christianisme en sourdine et valorisèrent le culte de la science et de la technique. Cette religion de la puissance n’obligeait pas les
peuples dominés à renoncer à leur religion ancestrale. Elle n’avait pas besoin d’être prêchée formellement ; mais elle attirait tout de suite, elle était
compatible avec la religion en place. Toynbee présente l’affaire un peu autrement : l’intérêt des Occidentaux pour la religion chrétienne faiblit et fit
place à un intérêt intense pour la « Technologie » qui, dit-il, était « la version sécularisée de la civilisation occidentale ». C’est, si l’on veut, sa
version « utilitariste », propre à atténuer la « collision des civilisations » ( [28]) et à susciter le désir des dirigeants asiatiques de se procurer le secret
de la supériorité occidentale, qui se trouvait dans la technologie, à l’origine de la Révolution industrielle ( [29]).

Une religion du monde libre

Une nouvelle tentative d’Empire européen, elle aussi démesurée, mais cette fois totalitaire, eut lieu au XXe siècle, portée par la religion nazie : ce
fut un nouveau désastre. L’expansion allemande fut stoppée en 1945 par l’URSS et les USA devenus leader mondial. Aussitôt, la guerre froide
éclata. Les États-Unis devinrent le chef religieux du « monde libre » et brandirent la bannière de la liberté. L’expansion du communisme sous le
règne de Staline était une nouvelle tentative pour réunir l’Europe sous une même autorité politico-religieuse. Elle aussi échoua face à la religion
libérale portée par les Etats-Unis.

Dans la guerre froide, c’est le monde tout entier qui était en jeu, et pas seulement l’Europe. C’était une guerre « idéologique » comme on disait à
l’époque, c’est-à-dire une guerre religieuse. Il ne s’agissait plus de conquérir des territoires, mais de convaincre les esprits, sous le couvert de la
dissuasion nucléaire. La guerre froide était froide militairement, mais très chaude religieusement. Le communisme conquit le tiers de la planète et
pénétra en Occident. En sens inverse, les idées libérales s’infiltrèrent au-delà du rideau de fer, contaminèrent l’esprit de la population et
corrompirent même l’esprit de ses dirigeants. Au terme de la bataille finale, l’URSS s’effondra en 1991 et la religion occidentale l’emporta sans
coup férir. Peu avant (1978), la Chine s’était ouverte au marché, et le marché devint mondial. La religion communiste disparut dans le monde. En
Chine le monopole du pouvoir est toujours verrouillé par le Parti communiste chinois, mais sa religion communiste n’est plus qu’un souvenir.

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La voie était libre pour le triomphe mondial de la religion libérale. Francis Fukuyama semble bien avoir vu juste en 1992 (La fin de l’histoire), après
la disparition de l’URSS.

Non, l’Occident n’est pas sorti de la religion

Aucun des historiens ou philosophes politiques ne parle de religion séculière à propos du libéralisme et de la démocratie, pas même Marcel
Gauchet, héritier de cette tradition libérale et auteur d’une grande trilogie sur L’avènement de la démocratie (2007-2010). Il reconnaît l’existence
des religions séculières, dont le communisme fut l’exemple éclatant. Il doit concilier l’idée de religion séculière avec sa thèse du Désenchantement
du monde (1985) : « le christianisme est la religion de sortie de la religion ». Non, il n’y a pas contradiction, il y a simple retard : la période des
religions séculières a pris fin lorsque le communisme a commencé à dépérir. Alors, l’humanité est enfin sortie de la religion pour prendre en charge
son destin collectif dont, depuis des millénaires, elle s’était dessaisie pour le confier à une instance divine transcendante. Dans ce scénario, il n’y a
pas de place pour la religion de la démocratie et de la liberté. Il y a avènement de la démocratie tout court, sans religion. Désormais, nous sommes
maîtres de notre propre destin ( [30]).

Gauchet situe en 1975 le début de la fin du communisme. 1968 me paraît plus pertinent : c’est le printemps de Prague et l’écrasement par les tanks
soviétiques du rêve du « socialisme à visage humain ». C’est aussi mai 68 à Paris, où je vois soudain se fendiller et se délabrer le visage autrefois
prestigieux (pour les jeunes que nous étions) du communisme. Soudain, il vieillit, il est dépassé par les événements, il ne comprend rien à ce qui se
passe, il ne sait que freiner le mouvement, condamner les initiatives qui fleurissent partout, à moins d’en avoir lui-même le contrôle bureaucratique.
Le parti communiste français est blessé à mort, il ne s’en relèvera pas, surtout après la chute du mur de Berlin.

Cette expérience directe m’a fait comprendre que le communisme était vraiment une religion, et pas une simple idéologie ( [31]). Plus tard j’ai
découvert la « religion laïque » dont le communiste était l’hérésie ( [32]) : c’est notre propre religion, à nous occidentaux, la « religion de la
démocratie et des droits de l’homme », dont nous sommes tellement imprégnés que nous ne sommes même pas conscients de son existence ( [33]).
Respirer l’air de la démocratie, avec ses élections libres, ses libertés publiques, sa liberté de presse, d’opinion et de religion, sa protection de
l’individu, son espérance d’un progrès continu, nous est si familier qu’il nous paraît incongru d’appeler « religion de la démocratie et de la
liberté » cette vision du monde qui imprègne nos esprits individuels et nos institutions collectives. Pourtant, c’est bien une religion. Elle paraît
sommeiller, mais se réveille en nous quand la démocratie est menacée, comme nos parents en ont fait l’expérience sous l’occupation allemande ;
c’est elle qui a inspiré ceux d’entre eux qui ont risqué leur vie pour libérer la patrie occupée par l’Allemagne nazie. C’est encore elle qui, en janvier
2015 à Paris, inspirait les millions de Français protestant contre le massacre de l’équipe de Charlie par les islamistes furieux.

Idéal historique libéral et expansion de l’Europe : le problème du nœud gordien

L’exposé qui précède permet de comprendre 1) le problème (le nœud gordien), à savoir le lien étroitement noué en Europe entre le pouvoir politique
et la religion chrétienne pendant plus d’un millénaire ; 2) la solution du problème (trancher le nœud gordien), à savoir la coupure du lien unissant
politique et religion. Mais ne nous leurrons pas : la religion est toujours présente dans la politique, elle l’imprègne intimement ; la séparation n’est
qu’institutionnelle. Nous ne sommes pas sortis de la religion, mais notre religion est désormais laïque : c’est une religion de la démocratie et des
droits de l’homme, qui sont sacrés ; c’est une religion de la liberté, qui est sacrée. Un sacré moderne, ou un sacré laïque, mais un sacré tout de
même. Nous en sommes les croyants conscients, et non les militants inconscients et fanatiques. Nous tendons la main à Voltaire à travers les
siècles ; nous sommes à la fois religieux et rationnels. Un paradoxe philosophique !

Mais le prix à payer pour cette émancipation de la religion est un déchaînement des forces jadis freinées par la religion : les « forces de la science »
ou de la techno-science, mais aussi les « forces du marché », appelées « capitalisme », formant aujourd’hui une entité de pouvoir complexe
comprenant à la fois l’État et le marché, où la raison a du mal à distinguer ce qui relève de l’État et ce qui relève du marché ; bref un « dualisme
État/Marché » analogue au dualisme politique/religion ; soit un autre antinomie de la raison historique.

C’est peut être dans l’invention d’un lien nouveau entre la politique et une religion séculière, invention déjà présente dans la « religion
civile » conçue par Rousseau, que réside le secret de l’expansion et de la suprématie de l’Europe dans le monde, moment majeur de la
mondialisation. Cette invention eut lieu justement pendant l’« ère des révolutions », entre la révolution protestante, la Révolution française et la
révolution industrielle.

La conquête des esprits, et non des territoires

La Révolution française reprenait la tradition anglaise et américaine des Déclarations des droits et proclama la religion de la démocratie et de la
liberté. Cette religion s’est répandue et continue à se répandre dans le monde. Elle a inspiré le printemps des peuples en 1848, la révolution russe en
1917, la victoire sur l’Allemagne nazie en 1945, le printemps de Prague en 1968, le printemps de Pékin en 1978, Solidarnosc en 1981, Tiananmen
en juin 1989, la chute du mur de Berlin en novembre 1989, l’effondrement de l’URSS en 1991, le printemps arabe en 2011, et inspire maintenant
les dissidents du régime chinois. Tôt ou tard, le printemps de Pékin éclora de nouveau, sous une forme inattendue. Les dirigeants chinois le
pressentent, et le craignent.

Voilà en quoi la religion de la démocratie et de la liberté est un facteur majeur de mondialisation : elle ne procède pas par la conquête des territoires,
à la manière des empires, mais par la conquête des esprits, à la manière des religions.

7. Treize thèses sur l’association de la politique et de la religion

Voici, en guise de conclusion, treize thèses sur le lien entre la politique et la religion :

1° La solidarité organique de la religion et de la politique date de la révolution urbaine du IIIe millénaire en Orient, avec la naissance de la ville, de
l’État, et de l’écriture.

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2° Politique et religion forment ensemble un « dualisme », c’est-à-dire un phénomène social composite où la raison historique distingue mal ce qui
est politique et ce qui est religieux. Le pouvoir est à la fois politique et religieux (« politico-religieux »), en vertu d’un mélange variable selon les
époques et les pays. Il n’existe pas deux entités séparées, la politique et la religion, qui feraient alliance, mais deux aspects inséparables d’un seul et
même pouvoir de la société. La raison historique hésite, s’embrouille, se contredit. C’est une antinomie de la raison historique dont le modèle est
l’« antinomie de la raison pure » de Kant.

3° Le totalitarisme est cette union politico-religieuse poussée à son extrême, jusqu’à la confusion complète des pouvoirs religieux et politique par
l’imposition d’une religion d’État exclusive. Tout pouvoir est potentiellement totalitaire à proportion de l’intensité de la fusion politico-religieuse.

4° Un pouvoir totalitaire est par nature intolérant ; il prétend non seulement régler le comportement extérieur des individus, mais aussi, grâce à la
religion, contrôler et normaliser leur conscience individuelle, dans le for intérieur où se forment les opinions et les décisions.

5° Le totalitarisme n’est pas né soudain au XXe siècle avec le fascisme et le communisme, mais s’est manifesté tout au long de 5000 ans d’histoire ;
il a laissé des traces en particulier au IVe siècle dans l’Empire romain chrétien, au Moyen-âge dans l’Europe théocratique de l’Inquisition, au XVIIe
siècle dans la monarchie absolue française ou en 1794 dans la Terreur de la Révolution française.

6° Par « religion » il faut entendre non seulement une religion traditionnelle comme le christianisme, mais aussi la religion « séculière » ou
« laïque » qui s’y opposa, la « religion de la démocratie et des droits de l’homme », appelée simplement « libéralisme ». Son dogme principal est la
tolérance de toutes les religions. Elle apparut en Europe dans la faille ouverte par la Révolution protestante et culmina avec la Révolution française.
C’est la religion propre à un régime politique spécifique, la démocratie, fille de la tolérance religieuse.

7° Au XXe siècle, la religion libérale suscita des hérésies : le fascisme italien, le nazisme allemand et surtout le communisme stalinien. Ces
religions « séculières » s’unirent étroitement avec un État tout-puissant dont elles furent les religions d’État exclusives et intolérantes. C’est la
forme classique des régimes totalitaires.

8° Les religions laïques ne sont pas de vagues « idéologies » mais de véritables religions, sans dieu ni vie personnelle future, ni au-delà céleste,
mais impliquant un avenir meilleur dans un futur proche, un « idéal historique » débarrassé des tares qui rendent mauvaise la société présente
(inégalités, capitalisme, exploitation de l’homme par l’homme, etc...).

9° Le critère principal d’existence d’une religion laïque naissante est son intensité historique et sociale, repérable par des symptômes concrets :
effervescence des esprits, émotion collective, enthousiasme de masse, exaltation... Le principal critère du totalitarisme est l’intolérance religieuse et
l’obligation de croire en la religion d’État sous peine de mort.

10° La religion de la liberté est en même temps une religion de la puissance ; elle déchaîna des forces jadis contenues par la religion, forces
scientifiques, économiques (capitalisme), etc. Elle rendit possible la conquête et la domination de la planète par l’Europe (rupture du nœud gordien).
Elle favorisa la division du monde en nations rivales, certaines tendant à dominer le monde, d’où les guerres mondiales du XXe siècle. Mais c’est
aussi cette division sur une très longue durée qui a rendu impossible, ou seulement éphémère, un pouvoir totalitaire universel.

11° L’antidote à la ’totalitarisation’ du pouvoir est la division du pouvoir et la séparation institutionnelle de l’Etat et de la religion, sauf la religion
civile libérale et tolérante.

12° Nous ne sommes pas sortis de la religion, mais sommes les adeptes conscients, raisonnables et non fanatiques du libéralisme, une religion civile
de la démocratie et de la liberté.

13° Les forces, les pouvoirs et les nations tendent spontanément à la démesure et à la catastrophe. Est-il juste de vouloir contenir et réguler ces
forces par une loi mondiale commune s’imposant à toute l’humanité, au-delà des nations ? Est-ce seulement possible ? N’est-ce pas, encore, un
idéal historique ?

Bibliographie

ALBARET Laurent, 2010, L’Inquisition, rempart de la foi, Gallimard-Découvertes

ARENDT Hannah, 1984-1995 [1951], The Origins of Totalitarism ; trad. fr. Les origines du totalitarisme Seuil-Points 1. Sur l’antisémitisme,
Calmann-Lévy, 1984 - 2. L’impérialisme, Fayard, 2010 [1982] - 3. Le système totalitaire, 1995

ARENDT Hannah, 1990 [1953] ’Religion et politique’ in La nature du totalitarisme, Editions Payot et rivages

ARON Raymond, 2012 [1996], Une histoire du XXè siècle Anthologie tome 1 [notamment le chapitre ’L’avenir des religions séculières’ [1944],
’’Etats démocratiques et États totalitaires’ [1939], publié également in Traverso 2001 p. 184

ARON Raymond, 1965, Démocratie et totalitarisme, Gallimard. Folio essais

BAECHLER Jean 1995, Le capitalisme. 1. Les origines ; 2. L’économie capitaliste, Folio histoire, Gallimard [première édition du volume 1 en
1971 dans la collection Idées].

BAECHLER Jean 1996, Contre points et commentaires, Calmann-Lévy [partie I. Le libéralisme]

BRAUDEL Fernand 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 3 vol., Albin Michel

CAILLÉ Alain et alii 2001, Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, La Découverte

http://www.journaldumauss.net/spip.php?page=imprimer&id_article=1292 Page 9 sur 12

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