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Le religieux dans les sociétés occidentales

contemporaines
I. Introduction
Ce cours s'inscrit dans une reconfiguration de nos sociétés. Dans les années
1960-1970, le religieux ne faisait plus recettes, avait disparu ou disparaissait de nos
horizons d'attente. Cette disparition, on la voyait dans la pratique mais on la ressentait
aussi dans la théorie. Les Eglises, en occident, commençaient à perdre leurs fidèles. E,
1950, l'Eglise catholique, tous les ans, ordonne encore 1000 prêtres ; en 1965, seuls 500
prêtres sont ordonnés. En l'espace d'une quinzaine d'années seulement, on remarque les
prémisses d'une crise, crise que se poursuivra jusqu'à aujourd'hui. 1965 sera évoquée par
Henry Mendras comme l'année qui inaugure la "deuxième Révolution française". Déjà
donc, cette indication d'une crise qui nous incite à parler de la mort du catholicisme, du
désenchantement accentué de Dieu, valait pour l'occident mais, en somme, pour le
monde entier. Certaines sociétés profondément religieuses le demeurent, mais souvent,
les élites sociales et politiques du monde extra-occidental tendent à séparer la politique
du religieux et, tendanciellement à réduire le religieux à n'être qu'une activité privée.
Nous avons l'idée que, même dans les sociétés les plus religieuses, le religieux même
doit s'effacer derrière le politique, s'écarter du champ même de la vie publique.

Cet effacement du religieux dans la sphère occidentale, privatisation du religieux


dans la sphère extra-occidentale, voilà deux mouvements qui caractérisent la fin du
XXème siècle. Nous sommes alors dans un univers qui se passe de l'élément
transcendant pour se réguler. Le religieux tend à s'effacer aussi de la théorie. Dans les
années 1950-1960, on a un paradigme - système d'explication du réel - qui s'impose
comme un paradigme incontestable : celui de la sécularisation. Le mot sécularisation
existe depuis fort longtemps, étant né au cœur même du monde religieux. On l'évoquait
déjà dans les années 1300, avec une tout autre signification, soit le transfert d'un bien de
la propriété des prêtres à la propriété des laïcs. A l'intérieur même de l'Eglise se
manifestent des transferts de la sphère des clercs vers la sphère des laïcs et c'est cela la
sécularisation. Ce n'est plus dans ce sens que l'on traite de cette question qui fait
désormais référence à l'effacement du religieux.

La plupart des sociologues, dans ces années-là, tels que Bryan Wilson,
considèrent qu'il faut envisager l'histoire du monde et en particulier l'histoire du monde
occidental à partir du principe de soustraction qui peut aussi être qualifié comme le
principe d'un jeu à somme nulle. Les sociologues de l'époque nous expliquent que,
lorsque la raison progresse, le religieux s'efface. On n'envisage pas alors, dans ces
années-là, la possibilité d'un ajointement, d'une articulation entre la raison et la religion,
entre la société et l'Eglise. On estime que ces réalités sont antinomiques, l'une était
toute-puissance hier ; la modernité l'a réduite à n'être plus qu'une force résiduelle de nos
collectivités.

Nous sommes confrontés là, dans ces années 1950 jusque dans les années 1970,
à une réalité dans laquelle le religieux apparaît comme un monde archaïque. Il en reste
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bien sûr des héritages, quelques traces, de plus en plus éphémères qui, demain,
s'effaceront de nos vies. Cela nous semble très curieux aujourd'hui, tant le religieux est
présent dans nos existences. Cela explique pourquoi nous aurions eu beaucoup de mal,
dans ces années-là, à imaginer un cours tel que celui-ci.

Peter Berger écrit, en 1967, un ouvrage particulièrement important qui sera


traduit en France sous le titre de La Religion dans la conscience moderne. Au même
titre que Wilson, Berger considère que le religieux n'est au fond plus qu'un souvenir
dans nos existences et qu'il faut penser le rapport entre la foi et la modernité selon le
paradigme de la sécularisation. Berger s'inscrit dans le courant de l'époque, fonctionnant
sur le principe de soustraction. Le même Peter Berger, trente ans plus tard, nous donne
un ouvrage qui, en 1998, s'intitule, La Désécularisation du monde. Dans cet ouvrage,
Peter Berger a ce mot, "le monde n'a jamais été aussi furieusement religieux qu'il ne l'est
aujourd'hui." Que nous est-il arrivé ?

Sur le terrain de la pratique, nous essaierons de voir que, bien sûr, le mouvement
de sécularisation continue - moins de cent prêtres ordonnés chaque année aujourd'hui -,
mais qu'en même temps se manifestent dans nos sociétés des réactivations religieuses
dans tous les univers confessionnels - les Juifs, à travers le courant ultra-orthodoxe, les
Protestants et le courant évangélique, les Catholiques et le mouvement des Catholiques
d'identité, etc. Ce qui vaut dans le monde occidental vaut aussi dans le monde extra-
occidental. On sent bien, aujourd’hui, qu'un peu partout dans le monde, nous sommes
confrontés à des phénomènes de (re-)politisation du religieux, avec l'expansion de cette
doctrine, quasi universellement répandue, qu'est la doctrine du nationalisme religieux,
qu'est la doctrine entre une certaine forme de populisme et une certaine forme de
religiosité, que ce soit en Inde ou au Brésil, avec respectivement Modi et Bolsonairo.

Tout cela vaut au niveau de la pratique, mais les choses évoluent aussi du point
de vue de la théorie. Le paradigme de la sécularisation est aujourd'hui remis en cause,
notamment par des recherches récentes qui lui préfèrent le paradigme de la
recomposition. Celui-ci joue précisément sur l'articulation nouvelle sus décrite où l'on
voit bien que le religieux ne disparaît pas mais qu'il se recompose dans la société
immédiatement contemporaine. Il n'est plus le même qu'au XVIIème-XVIIIème siècle,
mais il renaît en se reconfigurant. Cette thèse, défendue par de nombreux auteurs
aujourd'hui, et notamment par Jean-Paul Willaime. C'est autour de cette recomposition
que s'articulera ce cours. En ce sens, il sera structuré autour de trois grandes parties : 1°
la compréhension du phénomène religieux, 2° les mutations du religieux, 3° la
régulation du phénomène religieux.

II. Première partie : la compréhension du phénomène


religieux

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La sociologie se construit, dès les années 1820 avec un homme qui est encore
philosophe et pas tout à fait sociologue, Saint-Simon. Il se trouve que, la sociologie, au
XIXème siècle et encore au début du XXème siècle, se construit à partir d'une réflexion
sur la question religieuse. Tous les auteurs de l'époque réfléchissent à la disparition d'un
monde qui, à la fois, les séduit et les inquiète. Ils sont confrontés à l'irruption de la
modernité - scientifique, économique, politique, etc. -, qui construit notre vivre-
ensemble sur des fondements proprement inédits. Pour la première fois dans l'histoire de
l'Humanité, l'Homme prétend se passer de la référence à Dieu. Une expression qu'on
emprunte à Max Weber va faire florès est caractéristique de ce processus et veut que l'on
parle de "désenchantement du monde". Il y avait sur la longue durée un monde régulé
par Dieu, qui ne s'appuie désormais plus que sur la puissance de l'humain. La sociologie
provient d'une réflexion sur ce bouleversement général de nos existences collectives.

Les trois auteurs - Durkheim, Weber et Marx -, se rapprochent par trois éléments
fondamentaux. Ils ont la même volonté de décrire la société d'avant la modernité. Ces
trois auteurs, à l'égard de la société prémoderne, nous disent qu'elle se situe avant la
rupture capitaliste pour l'un, qu'elle existait en tant que société mécanique pour l'autre,
etc. C'est cette idée qu'avant que la modernité n'advienne, la société se trouve réglée par
un code global d'existence qui est le code de religieux - religieux lourd, nullement
périphérique comme aujourd'hui mais qui structure toutes les formes de la vie sociale et
individuelle. Par exemple, aucune des réunions des corporations, des jurandes, etc. ne
s'ouvrait ni ne se fermait sans une prière. Dieu est là.

Ce qui caractérise, pour nos auteurs, l'époque prémoderne, c'est précisément


l'union consubstantiel de l'Eglise et de l'Etat. Cela s'exprime par une devise qu'est celle
de la monarchie française : "Un roi. Une loi. Une foi." Cela ne laisse aucune possibilité
pour quelque pensée dissidente de s'exprimer. L'Eglise sert l'Etat, tout d'abord en lui
offrant le secours de ses liturgies. C'est l'Eglise qui intronise le Roi - cela se passe, dans
le cas français, à Reims. C'est l'indication matérialisée entre deux substances que
l'Ancien Régime ne dissocie pas. De surcroît, à part les universités, qui disposent d'un
statut d'autonomie, toutes les sphères de l'éducation, relèvent de la puissance religieuse
puisqu'on ne conçoit pas qu'un monde social puisse se développer indépendamment de
la puissance morale d'une telle institution. C'est ce que Taylor affirme comme "un
monde saturé de religieux".

En outre, l'Etat appuie l'Eglise. Deux questions sont éminemment importantes à


cet égard, la liberté religieuse et la liberté économique. La liberté religieuse n'existe pas
car on est alors dans un autre imaginaire. On n'arrive pas à concevoir une existence
conçue dans la pluralité des expériences. L'unité est au principe même de l'existence :
une loi, une foi. L'imaginaire est un imaginaire homogène. La conception pluraliste des
modes d'existence n'est pas acceptée à l'époque. Lucien Febvre, Le Problème de
l'incroyance au XVIème siècle, s'interroge sur le fait de penser son existence sans Dieu.
A cette époque, l'incroyance n'est pas concevable. Même ceux qui se sentent dissidents
par rapport au monde adhèrent à cette image de la divinité. En 1765, dans la Somme, le
chevalier Delabarre, ayant 19 ans, est un esprit qui lit volontiers et de manière
clandestine des œuvres qui se passent sous le manteau telles que celles de Voltaire ou de
Diderot. Une rumeur se propage : on aurait vu ce jeune artistocrate piétiner un crucifix
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dans un cabaret mais... on l'aurait vu aussi refuser d'enlever son chapeau devant le
passage, lors d'une procession, du Saint Sacrement. Il remet en cause l'unité de foi du
royaume.

A cette époque-là, il est considéré comme un blasphémateur, il se trouve


directement arraisonné par l'institution religieuse et il convient de le traduire devant les
tribunaux religieux. Il sera condamné à mort, après avoir été torturé et ce, quand bien
même, nous nous trouvons à la fin du XVIIIème siècle. Nous avons là l'expression
typique d'un Etat qui se place au service de la vérité religieuse. Sous l'Ancien Régime,
on tolère les Juifs précisément puisqu'ils incarnent une fonction apologétique ou
mémorielle, et qu'ils rappellent ceux qui ont mis à mort Jésus-Christ. Quant aux
Protestants, il y a eu, en effet en France, depuis le XVIème siècle, des communautés
protestantes. Il y a aura bien sûr des édits de pacification - on accepte un certain nombre
d'exceptions pour maintenir la paix.

Les mariages de Protestants, à l'époque, ne sont pas conclus devant le maire,


mais simplement prononcés devant le curé catholique de sorte que, lorsqu'un Protestant
et une Protestante se marient devant leur pasteur, ils ne sont pas enregistrés comme étant
mariés. Leurs enfants non plus ne sont pas enregistrés dans l'Etat civil. Le baptême vaut
enregistrement civil, mais un curé ne peut point baptiser un Protestant. On remarque, à
travers cette consubstantialité de l'Etat et de l'Eglise - organisations des naissances, de
l'enregistrement civil, des mariages et des décès -, qu'il est impossible d'être civil sans
être catholique ; en bref. Tout cela nous renvoie à un premier état des choses qui veut
que la liberté religieuse soit inexistante.

Peut-être certains d'entre nous ont-ils contracté des crédits, au sein d'un système
bancaire qui propose des prêts à intérêt. Tout le problème est de savoir si ce prêt à
intérêt existe sous l'Ancien Régime ou non. Il faut faire référence à une vieille règle
religieuse qui proscrit, sauf aux marges du royaume, le crédit bancaire lorsque celui-ci
se traduit par la ponction d'un intérêt sur des sommes dues. Cela trouve son origine dans
deux arguments. Le premier argument qui conduit l'Eglise à une telle proscription tient
en ce que l'on refuse le gain sans travail. Le banquier ne fournit aucun effort pour
s'enrichir davantage encore : et, donc, l'argent produit l'argent sans aucune médiation de
la peine. Cette condamnation est aussi partagée chez Aristote. De plus, celui qui prête de
l'argent s'enrichit sur le temps qui passe. Seul Dieu est maître du temps, et voici que des
banquiers font l'affront de se prétendre eux aussi, maîtres du temps ! L'homme médiéval
ne peut pas accepter cela. En 1714, le Pape de l'époque, Benoît XIV, produit ce qu'on
appelle une bulle, soit une lettre encyclique. Dans Vix Pervenit, il condamne de nouveau
le prêt à intérêt. Les rois de France vont plier, et plus personne ne remettra en cause
cette interdiction. Le dispositif juridique français se dotera donc d'une traduction des
règles émanée de l'Eglise. Nous sommes dans un univers qui est encore un univers de la
non-différenciation des sphères de l'activité sociale. Dieu, l'Eglise qui véhicule son
message, surplombent et absorbent la totalité des sphères d'existence. Tout renvoie à
cette idée que Dieu est partout.

La sociologie se construit à la fin du XIXème siècle, à partir d'une interrogation


sur le phénomène religieux. Ce qui caractérise Durkheim, Weber, Marx, etc. c'est une
interrogation sur le devenir de nos sociétés. La res publica christiana est marquée par le
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fait que le politique et le religieux ne peuvent pas être dissociés. Pourquoi sont-ils si
entremêlés ? Conceptuellement, le religieux et le politique ne sont pas distinguables. Le
politique et le religieux se construisent comme concepts réellement au XVIIème-
XVIIIème siècle. Evidemment, quand on lit Saint Augustin, Saint Thomas d'Aquin, etc.
on trouve dans les textes le mot religio - la religion -, mais avec un sens très différent de
celui qui est le nôtre aujourd'hui. La plupart d'entre nous pourraient identifier la religion
comme la relation que chacun d'entre nous peut avoir avec une divinité, en ajoutant
éventuellement un rituel cultuel - j'accède à la divinité par un certain nombre de rituels
sacrés. Nous privatisons ainsi notre relation au divin, mais cela est une perception
moderne du terme de religio. Dans les textes, celui-ci caractérise une réalité bien plus
étendue, bien plus extensible que ce par quoi nous définissons aujourd'hui ce terme.

Religio pour les pères de chrétienté c'est d'abord la texture morale d'une société
et, ils repèrent une double étymologie, une double origine latine. Le mot religio renvoie
d'abord (1°) au verbe latin relegere soit ce qui permet de relire, de relire les textes
fondateurs ; en d'autres termes de s'inscrire dans une traditio qui me précède, et qui
probablement me survivra. On s'inscrit alors dans la relecture d'un dépôt de sens. Mais,
ce n'est pas l'unique étymologie du terme. La seconde (2°) veut que religio vienne de
religare qui définit le fait que nous soyons, les uns et les autres, en tant qu'appartenant à
la même humanité du genre humain, reliés par la même parenté. On comprend bien que
le terme religio, à travers cette double origine, dépasse de toutes parts la relation privée
par laquelle nous définissions aujourd'hui ce terme, comme la relation particulière qui
nous relie personnellement à la divinité. Être religieux, pour nos deux auteurs, c'est être
englobé dans l'univers des traditions passées, dans le tissu si dense des relations que l'on
peut avoir les uns avec les autres.

On définira la religion dans l'époque ancienne comme "un ensemble de


significations englobantes qui touche la totalité des sphères d'existence". Le religieux
c'est donc un tissu de signification qui nous relie au passé et qui nous relie à la totalité
de la société dans laquelle nous sommes installés. Il y a une dimension diachronique au
religieux, mais aussi pour les Anciens une dimension synchronique, puisque c'est ce qui
nous permet d'être homme au milieu de l'ensemble des hommes. Ça n'est pas comme
aujourd'hui, la relation privée susmentionnée. Voilà ce qui caractérise le monde d'avant
la rupture moderne que Marx, Weber, Durkheim, etc. voient s'effacer sous leurs yeux.
On a donc l'idée précisément que, pour nos auteurs, quelque part autour des XVIIème-
XVIIIème siècle, le monde change de base. Un ordre nouveau se met en place - tournant
moderne, en somme, marqué par une autonomisation par rapport à Dieu, des existences
humaines. On peut essayer de décrire à partir de trois éléments ce phénomène, cet
imaginaire nouveau qui s'impose à nous et dont nous sommes aujourd'hui encore les
héritiers. On ne pense plus l'idée d'Humanité de la même manière.

Dans le monde d'hier, l'Homme se conçoit avant tout comme créature, c'est-à-
dire comme entité engendrée par Dieu. Tout vient de Dieu et tout y conduit - la création
et le salut. Bien sûr, dans les textes qui marquent l'imaginaire chrétien du Moyen-Âge, il
est fait référence à l'idée de liberté. On trouve dans la société médiévale des auteurs qui
place le concept de libertas au cœur même de leur réflexion. Saint Thomas d'Aquin,
théologien majeur du XIIIème siècle, propose ce type de réflexion. La liberté se définit
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alors comme "le fait d'obéir aux prescriptions de la Loi éternelle". Saint Augustin dans
ses Confessions résume la liberté avec la maxime suivante : "Dieu c'est quand je t'obéis
que je me sens plus libre." On exprime alors notre essence de créature. On remarque
bien que nous ne raisonnons plus exactement de cette manière-là, et qu'avec le tournant
de la Modernité s'est affirmée une révolution anthropocentrique qui veut que notre
monde n'est plus construit autour de Dieu, mais autour de nous-mêmes. Shakespeare
dans le Coriolan fait dire à son héros : "Vivre, je veux vivre, comme si j'étais l'auteur de
mes propres jours."

Tout cela débouche sur une autre conception de la liberté. Ce n'est plus de s'en
remettre à la puissance de la transcendance mais un acte d'affirmation autonome -
construire par soi-même son propre séjour d'existence, concevoir la liberté comme une
ressource au service de nos propres désirs. Les auteurs que nous abordions plus haut
repèrent tout à fait que nous avons changé de base sur ce terrain, dès lors que s'opère le
changement des imaginaires dans le passage de la république chrétienne à la république
moderne. Un changement s'effectue aussi autour de la notion de pouvoir. On voit bien,
en tout cas, qu'à partir du XVIème et surtout du XVIIème siècle, on ne pense plus le
pouvoir de la même manière. Dans la république ancienne, le politique est la résultante
de la volonté de Dieu. En décembre 1792, le Roi de l'époque, Louis XVI, écrit un texte
dans lequel se trouve rassemblé tout l'imaginaire de l'occident médiéval. Toute la
première partie est construire précisément autour de l'idée qu'il a été institué par Dieu
lui-même : son règne est un produit du dessein providentiel. Dès lors que l'on pense le
pouvoir comme une dette à la création divine, alors le pouvoir s'exerce d'une manière
très spécifique. Être un bon prince à cette époque c'est d'abord travailler au salut de ses
propres sujets. Cela explique pourquoi le monde ancien a tant de mal à accepter la
pluralité des fois. Si Louis XIV révoque l'Edit de Nantes, ce n'est pas par un effet de la
méchanceté humaine mais tout simplement parce que l'imaginaire se construit autour de
l'objectif du salut.

Précisément, que vivons-nous ? On a cette idée éminemment forte que le


pouvoir se pense désormais comme une création humaine, comme le fruit du suffrage,
ou pour dire les choses de manière plus philosophique, comme la résultante d'un
contrat. Le pouvoir hier venait d'en haut, de Dieu ; il viendra désormais, d'en bas, des
hommes, du nombre, ce qui a des effets considérables sur sa propre finalité. Hier c'était
de nous conduire sur le chemin du bien, aujourd'hui c'est simplement d'assurer l'ordre
afin que chacun puisse exercer sa propre liberté. Voici que se transforme la hiérarchie
des droits et des devoirs. Dans l'âge ancien des choses, un seul être a des droits, Dieu -
puisse-t-il n'être qu'un être. L'Homme n'a alors que des devoirs, mais est heureux ainsi
puisqu'il ne se conçoit pas autrement que dans le rapport de subordination qui le lie à la
divinité. Les droits vont devenir premiers, et sont affirmés comme tels dans les grandes
déclarations de la fin du XVIIIème siècle. Il a fallu que nous changions, pour cela, et
auparavant, de philosophie de l'idée d'Humanité. La Déclaration de 1789 n'apparaît pas
de manière conditionnelle, mais s'inscrit dans un mouvement de longue durée qui, dans
sa première étape, a changé le rapport que nous avons avec nous-mêmes. Liberté de
conscience, liberté d'opinion, droit de propriété, liberté du commerce, etc. sont autant de
libertés qui nous ont été allouées à l'aune de ce tournant moderne. Cela nous permet
d’être les souverains de nous-mêmes".
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On a donc un changement par rapport au monde d'hier de l'idée de sujet,
mutation de l'idée de pouvoir et donc modification profonde de l'idée de religio. Un
grand auteur du nom d'Emile Poulat, dans Eglise contre bourgeoisie, a cette expression :
"Sous l'Ancien Régime, l'Eglise est l'épine dorsale de la civilisation." Derrière cette
expression on trouve cette idée qu'il n'est pas de norme juridique, de norme morale, qui
puisse s'imposer indépendamment de la validation ecclésiale. Quand Benoît XIV
interdit le prêt à intérêt, le Roi obéit. A travers ce simple exemple, se dit le fait que l'on a
une superposition tendancielle, asymptotique, entre la règle civile, le droit séculier et le
droit religieux. L'Eglise englobe la totalité des existences. Pas de divorces, avortement
condamné, avec cette idée cependant que nous devons avoir à l'esprit que l'Etat est
faible au XVIème-XVIIème-XVIIIème siècle. Il y a dans cette société beaucoup de
dissidences implicites, d'hérésies cachées, de normes non appliquées, puisque nous ne
sommes pas dans l'Etat légal-rationnel qui est le nôtre aujourd'hui. Que va-t-il advenir
avec le monde moderne ?

La religio devient une petite partie de notre existence. La religion, nous dit
Hegel, "devient un domaine privé". Chacun, armé de la liberté de conscience que l'on
vient de reconnaître, choisit le type de relation qu'il veut avoir avec la divinité. On
commence à avoir apparaître alors des dissidences plus affirmées, des actes
agnosticismes qui osent se dire, et même au XVIIIème siècle des athéismes qui
réclament droit de cité - Diderot, d'Alambert. Lucien Febvre s'intéresse aux guerres de
religions et va essayer d'analyser ce qu'est le XVIème siècle à partir des œuvres
littéraires de cette époque. La Religion de Rabelais, Le problème de l'incroyance au
XVIème siècle décrit cela. On découvre alors un point qui nous sommes totalement
curieux aujourd'hui qui se retrouve dans l'idée que même chez les auteurs que nous
considérons comme humanistes, commence à se manifester quelque chose de
l'imaginaire séculier. "Nous ne disposons pas encore des catégories mentales
susceptibles de penser l'incroyance". Même chez les dissidents - Rabelais -, Dieu n'est
pas une hypothèse mais une évidence. Il faut attendre le XVIIème siècle pour que les
prémisses de la pensée irréligieuse se fasse jour. Le monde, même aux marges, est
saturé de la présence de Dieu.

Ce que nous apporte la Modernité c'est précisément cette idée-là : la possibilité


de penser notre rapport au monde, ou bien sur le modèle d'une relation individuelle avec
Dieu, ou bien sur le modèle d'un agnosticisme, d'un athéisme ou d'une indifférence
profonde à l'égard de la divinité. Aujourd'hui, 28% de la population se dit athé, auxquels
on ajoute 25% qui se disent indifférents. Cela n'empêche pas les personnes de jouer
avec la divinité, mais quand on les interroge réellement, ils nous disent ne se pas
retrouver dans aucune religion. Le mouvement s'est construit à partir d'une pluralisation
constante et incessante de nos sociétés. Nos mondes pluriels nous permettent de plus en
plus de choisir au sein de pléthore d'hypothèses de vie, proposés par pléthore de sociétés
différenciées. On pourrait lire l'histoire de l'occident à partir de la dynamique de la
pluralisation.

Un auteur très important, Niklas Luhmann, a publié Le Système social dans les
années 1970. Cet ouvrage est marqué par une inspiration durkheimienne. Son idée est la
suivante : l'occident et les sociétés se sont organisés sur le fondement du principe
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d'intégration suivant lequel rien ne pouvait échapper à l'empire de la règle religieuse
mais cette règle religieuse, on ne la percevait pas comme règle. Elle était constamment
mêlée au social puisque la scission moderne entre le religieux et les autres sphères
n'était pas encore affirmée. Luhmann utilise un concept pour montrer ce qui nous est
arrivé : au principe d'intégration s'est substitué le principe de différenciation. Il repère ce
qu'il appelle des "provinces d'existence". On peut évoquer le monde du travail, la
famille, la sphère de l'esthétique, la sphère du politique, etc. Luhmann, de manière
extrêmement théorique, nous dit que ce qui est le propre de notre époque c'est
précisément de faire des distinctions entre des sphères d'activité qu'il appelle des
"provinces" qui sont régies les unes et les autres par des différents principes. Le concept
de différenciation renvoie à quelque chose de très profonde : on a d'une part une
différenciation institutionnelle, et d'autre part, chacune de ces sphères s'appuie sur des
principes axiologiques - "des médias de communication" -, qui sont différents les uns
des autres. Le monde du travail se fonde sur l'efficacité, quand la famille se fonde sur
l'amour. La Modernité c'est donc d'abord la séparation, ce que ressentent très bien des
auteurs comme Durkheim ou Weber.

Cette transformation civilisationnelle provoque à la fin XIXème siècle un grand


questionnement chez les sociologues du temps. Ceux-ci exposent un discours pratique
qui peut s'énoncer de la manière suivante : comment vivre, ensemble, dans une société
privée d'une norme unifiante ? D'une certaine manière, dans les mouvements populistes
aujourd'hui s'exprime comme une nostalgie de l'unité et de l'homogène, mais aussi la
nostalgie de la frontière. Claude Lefort avec l'idée que la démocratie c'est l'incertitude,
vient corroborer ces phénomènes. Il est des sociétés qui n'acceptent pas de vivre avec
cette incertitude. Les auteurs du XIXème siècle, sans sombrer dans la nostalgie, ceux-ci
vont essayer de penser la possibilité de redonner du sens commun et de la cohésion à
ces mêmes sociétés qui sont les nôtres.

A. Durkheim et la sociologie de la différenciation


Durkheim dans L'Education morale propose toute une théorie de la religion
civile. Il hésité à employer ce terme précis, mais l'idée est là, et celle-ci nous permet, en
Modernité, alors que nous nous pensons comme différents. Religion civile dont nous
voyons qu'elle va inspirer tous les programmes d'éducation morale et civique qui n'ont
cessé de se succéder depuis la IIIème République, et qui ressurgissent encore
aujourd'hui. Ça n'est pas un hasard si un république individualiste crée de tels cours.
Dans la crainte de l'impossibilité d'un vivre-ensemble, prenons les précautions
nécessaires et accordons-nous sur certaines valeurs, en somme.

Emile Durkheim est un fils de rabbin et a été élevé dans le judaïsme. On


envisage pour lui, à un moment donné, qu'il devienne lui-même rabbin. Il poursuit des
études de philosophie et sera agrégé dans cette discipline ; à l'occasion d'un voyage en
Allemagne, il découvre, en rencontrant un sociologue du nom de Wundt, que la
philosophie est insuffisante pour approcher la société dans laquelle il vit. Il aura ce mot :
"Un travail intellectuel qui n'aurait pas son utilité sociale ne mériterait pas une heure de
peine." Il voit dans la sociologie naissante, pour lui, une voie intellectuelle qu'il lui faut
emprunter. Il l'empruntera à tel point que ces ouvrages resteront des références dans ce

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domaine. Il faut entres autres retenir sa thèse qui, en 1893, s'intitule De la division du
travail social. On peut évoquer un deuxième ouvrage intéressant, en temps qu'il nous
rapproche du religieux, et c'est Le Suicide de 1897. Il aura aussi écrit en 1912 Les
Formes élémentaires de la vie religieuse, ouvrage dans laquelle subrepticement il
analyse à la fois le principe de disparition et le principe de résurrection du religieux,
comme si notre destin était de ne pouvoir échapper au religieux, étant bien entendu que
ce religieux prend des formes différentes selon les époques dans lesquelles on le saisit.

La carrière de Durkheim sera celle d'un grand professeur, de Bordeaux à la


Sorbonne, non sans avoir créé une revue extrêmement importante intitulée L'Année
sociologique.

1. L'analyse de la société

La tradition sociologique, qui se met en place autour de grands auteurs, au


XIXème siècle, est une tradition classificatoire qu'on a tendance à retrouver aujourd'hui,
qui essaye de percevoir, de saisir, l'effervescence du réel qui ne sera jamais maîtrisable
et ce, à travers de grands concepts, notamment grâce aux idéaux-types de Weber. Tous
raisonnent ainsi. A l'occasion de son voyage en Allemagne, Durkheim découvre un
collègue qui s'appelle Ferdinand Tönnies. Celui-ci oppose deux réalités sociales - la
communauté et la société., soit Gemeinschaft et Gesellschaft. Par mimétisme
intellectuel, Durkheim reprend ces catégories. De son point de vue, il y a dans l'histoire
une forme sociale fondée sur l'amitié civique qu'il appelle la société de solidarité
mécanique, à laquelle il oppose une forme sociale du nom de société de solidarité
organique. Durkheim voit bien que ce sont des grandes catégories quelque peu
imparfaites, avec des survivances parfois extrêmement vivaces de communautés.

Les sociétés de solidarité mécanique sont des sociétés non différenciées, dans
lesquelles les secteurs d'activité ne sont pas séparés. On vit en famille et on produit en
famille. A l'intérieur de cet ensemble, on partage souvent, au XIXème siècle, la même
vision des enjeux politiques. Il n'y a pas un troisième monde. Il n'y a aucune
différenciation des ordres et la vie s'inscrit dans une sorte de continuité des sphères,
marqué du reste par l'unité du lieu. Ce qui va tuer Limerzel c'est la multiplicité des
possibilités de mobilité qui font échapper les habitants de ce village à l'enclos
communautaire dans laquelle ils étaient fixés, brisant ainsi l'ethos communautaire de ce
village. On est dans une léthargie du temps et de l'espace.

Les sociétés de solidarité organique dissocient les subjectivités. Ce système


nouveau s'inscrit dans le cours de l'Histoire - produit de la division du travail -, mais il
n'est pas sans poser des problèmes de cohérence. Durkheim va, sur le fondement
d'enquêtes qui se développent à l'époque, s'interroger à la question du suicide. Il note
que tout semble démontrer chez cette société nouvelle qu'elle porte davantage à la
désespérance, débouchant souvent sur des phénomènes d'évasion, d'escapisme.
Durkheim repère deux types de suicide : 1° il y a des suicides qui traduisent une très
forte intégration sociale - suicide altruiste -, et donc l'individu n'existe que par la
donation de soi. Ce suicide est l'expression de la communauté, et ça n'est donc pas ce
suicide-là qui intéresse Durkheim au premier chef. Il préfère porter son intérêt sur 2° le
suicide anomique qui procède d'une rupture de soi avec la société dans laquelle on vit :
9
je me suicide parce que je refuse les règles qui s'imposent à moi. "Il n'est qu'un
problème véritablement sérieux, celui du suicide." disait Camus.

Ce à quoi nous confronte Durkheim c'est précisément face à ces consciences


libres et volontaires qui décident de mettre fin à leur vie. Il va analyser ce phénomène à
partit de toute une série d'enquêtes demandées au XIXème, et de fait, il va tenter de
comprendre les raisons qui poussent un individu à quitter le monde. Cette étude sera
publiée sous le nom de Le Suicide en 1897. Premièrement (1°), le suicide est en lien
avec une certaine conjoncture. Le suicide est moins fort dans les périodes de crises
nationales. Dès lors qu'une nation est engagée dans une révolution - 1848 -, dans une
guerre - 1870 -, nous sommes confrontés à une décélération de la courbe des morts
volontaires. Deuxièmement (2°), le suicide dépend aussi de la situation familiale des
personnes considérées. Les célibataires se suicident davantage que les personnes
mariées, et que les personnes mariées sans enfant se suicident davantage que les
personnes mariées avec enfant. Troisièmement (3°), il s'arrête sur la question du
religieux. Les agnostiques se suicident davantage que les Protestants qui, eux-mêmes, se
suicident davantage que les Catholiques qui, eux-mêmes, se suicident davantage que les
Juifs.

2. L'analyse de la religion

Le suicide dépend d'abord de l'intégration sociale du sujet : plus on est intégré,


plus on éprouve la solidité du lien social, moins les envies de se suicider sont
fréquentes. Pour la famille, cela va de même. Le fait d'être seul nous donne plus
d'occasion de se suicider. Les situations de crise nous placent dans une communauté, au
sein d'un tissu social finement tissé, de telle sorte que notre personne est forcément utile
à la vie publique, et aux autres. Pour ce qui est du religieux, il faut mesurer la force de la
loi divine. Les Juifs et les Catholiques, contrairement aux Protestants et aux
Agnostiques, sont bien plus attachés à la loi de la transcendance. On n'existe que dans
une communauté structurée par le Pape, ou la loi hébraïque. Le suicide est donc en
relation immédiat avec le déficit d'intégration sociale. De fait, Durkheim, pour éviter les
phénomènes d'anomie, va expliquer qu'il faut, dans les sociétés modernes, essayer de
retrouver un lien moral. Ce lien moral il peut prendre la forme du religieux historique,
de ce qu'on appelle les religions positives, ou la forme du religieux civil.

La religion civile, c'est une expression qui nous vient de Rousseau ; Rousseau
sur lequel Emile Durkheim a fait sa première thèse de philosophie. Tout fait sens ! Sans
table des valeurs, il faut en recréer une, avec une nouvelle possibilité de rassemblement.
Mais, de fait, le mot religio est ici identifié ici et entres autres, à l'éducation morale,
autour d'un socle de valeurs communes, et notamment de ces valeurs dont on dit qu'elles
sont celles de la République. Mais, d'habitude le religieux est toujours référé à la
transcendance, ou à Dieu. Durkheim publie deux livres L'Education morale et Les
Formes élémentaires de la vie religieuse sur le religieux. Que nous dit-il dans ce dernier
ouvrage ? Il présente sa thèse en deux temps : 1° comment émerge le religieux dans une
société, 2° comment s'institutionnalise le religieux.

De manière intuitive, on croirait que le religieux c'est seulement se mettre en


contact avec la divinité, or, le religieux c'est avant tout le sacré. Mais, comme il nous
10
invite à penser les choses relationnellement, il définit le sacré vis-à-vis du profane.
Durkheim nous dit : "Toutes les croyances religieuses présentent un caractère commun.
Elles supposent une classification des choses réelles ou idéales que se représentent les
hommes en deux classes, en deux genres opposés, le profane et le sacré." Comment
peut-on dire qu'une chose est sacrée et qu'une autre est profane ? Ici Durkheim fait
intervenir un critère de distinction. Le sacré ne se définit pas par une substance et donc
évolue à travers le temps. Il n'y a pas des choses ou des êtres qu'on pourrait dire sacré.es
intemporellement. Le sacré dépend toujours des temps et des lieux. Le sacré se définit
d'abord par l'interdit : est sacré ce qu'on ne peut toucher, remettre en cause, critiquer,
etc. "Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent. Les choses
profanes sont celles qui se tiennent à distance des premières. Les croyances religieuses
sont des représentations qui expriment la nature des choses sacrées." Il nie alors ici,
chez le religieux, toute relation nécessaire à la transcendance.

La constitution du sacré est le produit d'un processus social. A un moment


donné, une société entre dans une effervescence collective qui va se traduire par la
production du sacré. Le peuple, la société vit alors sous le signe d'une expérience
partagée et collective qui apparaît comme étant extra-ordinaire et qui, par son
extraordinaire même, va venir séparer le sacré et le profane. (Cf. histoire de Moïse) On
peut analyser la Révolution française de 1789 comme un moment d'effervescence
collective, où le peuple en corps remet en cause la loi de Dieu pour sacraliser la table
des droits de l'Homme, avec à ce moment-là de l'Histoire, toute une série de liturgies et
de rituels, avec l'idée que la Déclaration des Droits de l'Homme se promène comme en
procession.

Emilio Gentile montre qu'il faut faire une distinction entre religion politique et
religion civile. Il y a des religions civiles dans toutes les sociétés, puisque toutes les
sociétés cherchent à se protéger. Mais, il y a dans les sociétés modernes qui sont très
intégratrices, avec une religion politique qui va plus loin que la religion civile, en nous
demandant une soumission parfaite à l'Etat. La séparation entre le privé et le profane
répond à une finalité précise : s'il y a effervescence collective et s'il y a production de
sacré, c'est dans le but de constituer l'ordre social. Pour Durkheim, ce dernier se
constitue au moment où les hommes dans une société isolent un lieu de puissance qui
vient légitimer des règles et des valeurs collectives, celles mêmes d'où procèdent la
cohésion sociale. On peut dire de ce point de vue que ce n'est pas la religion qui est au
principe de la vie sociale des hommes, mais c'est la vie sociale des hommes qui crée la
religion.

A la fin du XIXème siècle, l'Eglise catholique crée une revue un nom de Revue
de sociologie catholique. Celle-ci veut que la religion soit consubstantiel à l'Homme ;
Dieu est une réalité qui échappe à toute société. On ne peut donc à aucun titre
considérer que la religion puisse être une production des hommes. S'il y a un Dieu c'est
parce qu'il a existé de tout temps et qu'il est à notre origine. La question est donc celle
du rapport de causalité entre les hommes et Dieu, qui conduisit notamment à un conflit
entre la France catholique et la France républicaine.

Il se trouve qu'un ordre social ne peut rester et demeurer dans l'effervescence


créatrice des débuts. Le religieux a donc besoin d'être stabilisé. A la période chaude doit
11
succéder une période froide, comme on le dit durant le XIXème siècle. Il va donc y
avoir une organisation de la croyance qui va se mettre en place dans le sacré, ce qu'on
pourrait appeler une institutionnalisation de la croyance. Le sacré suscite des
comportements collectifs dans le cadre de groupements. Pour Durkheim, le sacré n'est
pas éclaté, vagabond mais fait l'objet d'une appropriation collective. "Une religion est
système solidaire de croyances. Elle unit en une communauté morale appelée église
ceux qui y adhèrent." Ce groupement, cette communauté morale qu'on appelle église,
s'appuie sur un appareil, un dispositif qui va répéter constamment les valeurs initiales.
Avec le temps s'ajoutent des apports nouveaux qui viennent parfois transformer le texte
initial. Cet appareil crée une théologie, un discours qui met en forme et en sens, qui peut
clarifier voire complexifier le discours initial. Ces théologies revitalisent la conscience
collective.

On le voit très bien à travers l'Eglise catholique : l'institution chrétienne va, à


partir des textes que sont les Evangiles créer toute une série de théologies pour
permettre à la croyance originelle de se maintenir dans l'Histoire, au risque parfois de
déformer la croyance initiale. Une société ne reste pas forcément attacher à sa croyance
originelle et celle-ci doit se renouveler constamment pour se caler sur les attentes des
sociétaires qui, elles aussi, évoluent constamment, de sorte que le sens de la vie se
trouve dans des entités différentes. Aucune société, de fait, ne peut vivre sans croyance,
et les croyances dans le sacré sont amenées à se routiniser dans des systèmes
théologiques et liturgiques. Cette analyse durkheimienne - on le voit -, débouche sur un
programme prescriptif. "La sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle ne nous
permettait d'améliorer la société." Il y a toujours cette idée chez lui que le savoir doit se
mettre au service de la pratique, et de la cohésion du social. Puisque la religion était hier
dans les sociétés traditionnelles une condition évidente du fonctionnement social,
puisque la disparition de la religion historique produit de l'anomie, il convient de
réinventer un récit religieux. Cette religion doit être enracinée dans le réel et doit
s'institutionnaliser avec l'aide de l'Etat qui possède alors un rôle essentiel, notamment à
travers son appareil éducatif.

Pour des auteurs comme Joachim Wach il y a dans la théorie durkheimienne une
sorte d'incohérence. Pour Wach, tout cela relève beaucoup du rêve et nos sociétés sont
marquées aujourd'hui par la dissémination des références et l'individualisation des
conditions. La grande thèse de Luhmann c'est de dire que notre monde est un monde
profondément différencié. Le rêve de Durkheim d'établir un monde commun se heurte à
l'importance même de cette différenciation. Ce que Luhmann met en valeur c'est que
cette différence ne peut pas se résorber : le monde est séparé en différents secteurs
d'activité - l'économie, la famille, la politique, l'art, etc. Dans l'âge ancien des choses,
ces secteurs-là étaient intégrés et la norme religieuse permettait d'évaluer les
comportements économiques, d'évaluer la qualité des œuvres artistiques, etc. La norme
juridico-politique était indexée aussi sur la norme religieuse. Le mot "province
d'existence" est ici fondamental : chacun des secteurs d'activités se trouve géré par un
medium particulier, des media qui ne se retrouvent pas autour d'une norme commune ;
la famille est régie par l'amour, l'économie est régie par la quête du profit, etc. Nous ne
raisonnons plus à partir de la norme religieuse en matière de justice, mais à partir de
délibérations qui remettent en cause, constamment, la notion du juste.
12
Dans ce monde-là, est-ce qu'il y a encore du religieux ? La réponse de Luhmann
est de dire que oui, il y a du religieux, mais pas du religieux au sens de Durkheim. Dans
De la religion (1977), celui-ci remarque bien que le religieux est en train de changer de
nature. Il explique que le religieux se maintient, mais celui-ci correspond à une double
finalité, qui n'a plus rien à voir avec celle d'hier qui visait à recouvrir la totalité de nos
existences, 1° la quête d'une transcendance explicative et consolatrice - fonction
thérapeutique du religieux, 2° mais aussi le religieux comme facteur de protestation
avec l'idée que dans certaines situations et face à la désarticulation du monde, le
religieux, pour certains groupes et dans certaines conjonctures, peut ouvrir sur une issue
à la crise ressentie. Dans les deux cas - fonction consolatrice ou protestataire -, le
religieux n'intervient pas pour recouvrir le monde, mais pour nous ouvrir à un horizon
de sens. Le diagnostic qu'il établit est le même que celui de Durkheim, des sociétés qui
se différencient au gré de l'Histoire. Dans un cas, on croit encore à une religion
englobante ; dans l'autre cas, on voit bien que le religieux est circonstanciel.

B. Weber et la sociologie de la rationalisation


Max Weber sort d'un milieu très marqué par le protestantisme. Comment
sommes-nous entrés dans la modernité économicopolitique que nous connaissons
depuis le XVIIIème siècle et qui ne cesse de s'approfondir à partir d'un phénomène de
rationalisation ? Ce phénomène est lui-même appuyé sur un processus de
désenchantement du monde, soit cette idée que nous ne nous référons plus à des
phénomènes occultes, à des entités méta-empiriques, mais que le temporel nous suffit.
L'immanent, et rien d'autre, que nous organisons de plus en plus rationnellement à
mesure que le temps se déroule. Le chef d'entreprise essaye, par exemple, en articulant
les moyens humains et techniques, de produire davantage pour le meilleur profit. Cette
logique du calcul ne laisse place à aucune réalité extérieure. Pourquoi l'entrepreneur
parvient-il à un moment donné, à l'univers magico-charismatique d'hier, un univers
désormais régi par le calcul ? On oppose là deux modèles de société, chose que
s'approprient tous les auteurs du XIXème siècle. A cette question, Max Weber donne la
réponse suivante : les sociétés, et en particulier la société moderne, sont des sociétés
toujours activées par des systèmes de sens, par des systèmes de valeurs, par des
philosophies et des idéologies - en somme, des imaginaires -, qui marquent une certaine
façon d'habiter le monde, et qui ne sont pas intemporels ni intangibles.

On remarque que, du point de vue épistémologique, la thèse de Weber se


différencie de celle de Marx. Ce dernier insiste beaucoup, quant à lui, sur les
dynamiques techniques, les modes et les rapports de production dans les sociétés. De ce
point de vue, Max Weber va développer sa thèse autour de deux grandes avec
l'imaginaire qui pour lui est central pour comprendre la société : 1° religion et
fonctionnement social, 2° religion et changement social. Pourquoi le religieux ? Puisque
le religieux est, chez Max Weber, l'un des points d'ancrage essentiels de l'imaginaire. De
plus, une forme religieuse peut contribuer à dessiner - parce qu'elle est au coeur de
l'imaginaire ! -, une certaine façon d'habiter le monde. Il développe cette thèse que la
modernité doit beaucoup à la religion protestante, le protestantisme étant, de son point
de vue, l'une des matrices du monde à la fois économique et politique dans lequel nous
sommes aujourd'hui installés. Le mot protestantisme, le mot religion lui-même sont des
13
concepts fluctuants, des formes vagues et parfois un peu floues, et Weber l'admet
parfaitement : des protestantismes il y en a autant que d'individus. "Tout protestant est
un Pape, la Bible à la main." dit l'adage.

1. Religion et fonctionnement social

Max Weber va répondre à cette question en utilisant l'outil idéal-typique. Sa


théorie de fait sera imparfaite. La religion façonne le monde, et il faut ici faire une
distinction entre causalité et corrélation. Il y a seulement des corrélations et non des
causalités entre la religion et le monde. Le protestantisme et le capitalisme ont pu,
"jouer ensemble dans la production d'un monde nouveau". Il relève que, quelque part
autour du XVIIème siècle, on est confrontés à des nouvelles façons de produire, à des
nouvelles façons de vivre, qu'on voit apparaître en particulier des formes capitalistes qui
sans doute n'existaient pas auparavant. Pour lui, ces formes capitalistes sont
concomitantes de la naissance et bientôt de l'enracinement d'une nouvelle forme
religieuse. Cette nouvelle forme religieuse c'est le protestantisme qui vient, dans
certains pays, se substituer au catholicisme. Toute la thèse de Weber est d'essayer de
montrer comment, par un jeu d'influences probables ou possibles, le protestantisme
émergent a pu configurer une nouvelle façon d'envisager le monde.

Sur le terrain de l'économique, toute la thèse de Weber repose sur une


articulation entre une éthique de la prédestination, et d'autre part une théologie de
l'ascétisme. Ce qui apparaît c'est l'idée que l'on ne peut pas se justifier par les oeuvres.
Une telle justification c'est le fait d'être sauvé ou de pouvoir être sauvé, et donc
d'accéder dans l'autre monde, par les actions vertueuses qu'on remplit ici-bas. C'est la
logique du do ut des qui ici n'est pas remplie, qui se retrouve aussi dans le principe des
indulgences. Le discours de Calvin consiste à dire que la foi du catholique est une
religion de boutiquier - on s'arrange avec Dieu pour obtenir le salut ! On réduit Dieu à
n'être qu'un vendeur de salut. Ce modèle est remplacé par le modèle de justification par
la grâce. Dieu n'attend rien de nous ; il choisit totalement librement sans que jamais il ne
fasse attention à nos actes. Cette théorie de la prédestination peut nous permettre de
comprendre l'impact du capitalisme. Il n'y pas pour Weber l'éther de la pensée
théologique et de l'autre côté l'immanence, mais Dieu est pensé à travers nous, et non
comme substance. Le protestant, confronté à l'incertitude de son propre sort, développe
une conscience inquiète : il ne sait pas, et ne saura jamais, s'il sera sauvé car Dieu seul
scrute son coeur.

Ce qui apparaît c'est que, du fait de cette conscience inquiète, les Protestants
vont développer un rigorisme moral absolu, respecter et respecter encore plus qu'il ne
faudrait, les normes que la Bible nous impose. C'est en me montrant sans cesse plus
fidèle et en surajoutant au respect qu'ils leur doivent, que Dieu les reconnaîtra parmi les
siens. Voilà là le prix d'une petite assurance ! C'est un peu du même acabit que le pari de
Pascal qui veut qu'on aurait bien plus à gagner à toujours croire en Dieu. La théologie
protestante est aussi une théologie de l'investissement intramondain. Weber explique
que parmi les commandements, il en est un qui est tout à fait essentiel, et qu'on trouve
dans la Genèse : Dieu crée l'Humanité et il a cette expression "Dieu créa l'Homme et
estima que l'homme était bon.", et il lui dit "Soumettez, dominez le monde." Les
Protestants vont faire une lecture activiste de cette proposition, qu'ils perçoivent comme
14
une incitation à travailler. Le travail devient une valeur centrale par laquelle s'exprime la
déférence à l'égard de la parole de Dieu. S'établit une sorte de gradation des mérites
moraux, par ce même biais du travail. Et penser à Dieu, de fait, c'est aussi organiser le
monde. Le protestantisme favorise une éthique de la productivité, de l'efficacité qu'on
ne trouverait pas dans les autres religions. Là où le calvinisme s'est implanté, l'essor
capitaliste a été plus précoce qu'ailleurs.

Max Weber a consacré peu de textes au catholicisme. Il y a tout de même un


texte non-négligeable qui s'intitule Histoire économique, dans lequel il reprend le
rapport entre catholicisme et économie. Il rappelle deux choses : il éloigne le
catholicisme de la logique vertueuse qui conduit au capitalisme moderne mais, de ce
point de vue, il voit dans l'éthique catholique, deux facteurs de blocage. 1°° le
catholicisme développe constamment au cours de l'Histoire, une critique de l'argent. 2°°
le catholicisme met en place une exaltation de la contemplation, ce qui signifie que le
travail en soi n'est pas une valeur. "Les oiseaux du ciel ne tissent ni ne filent", soit les
idées que ceux qui sont proches de Dieu ne s'occupent guère de travailler. On peut
toutefois critiquer Weber. Alain Peyreffite veut que, si nous avons à certains moments,
des difficultés liées à notre économie, ce n'est pas dû au catholicisme. Le catholicisme
est lui-même affilié à l'idée de productivité. Immanuel Wallerstein insiste sur le fait qu'il
faut d'abord analyser le développement économique à travers ou à partir du
développement des forces techniques. Weber fonde aussi l'idée que le protestantisme est
à l'origine en partie, de la modernité. Le catholicisme reconnaît une hiérarchie sacrale.
Le croyant n'accède à Dieu que par la médiation d'autorités intermédiaires. Ce qui
caractérise le modèle protestant c'est précisément que cette hiérarchie sacrale disparaît,
on n'admet que des pasteurs. Weber pense que le catholicisme était une religion qui
pouvait nuire au capitalisme, trop attachée à des valeurs traditionnelles de funga mundi,
de fuite du monde.

2. Religion et changement social

Toute la thèse de Weber consiste à dire que la dynamique des sociétés est très
largement liée au symbolique, à l'action des systèmes de sens, à l'action des schèmes de
pensée, dans les sociétés qu'il travaille. Nous venons alors de rompre avec la théorie de
Marx qui, quant à lui, analyse la dynamique sociale, non pas à partir du travail
susmentionné, mais à partir de la transformation des modes de production. Pourquoi
avons-nous changé, en occident, depuis les années 1930-1930~ ? Soit, nous pourrions
dire que la résultante est le produit de l'individualisation et ce serait wébérien que de
dire cela, soit nous pourrions dire que la résultante est le produit d'un changement des
modes de production et ce sera marxien. Nous avons donc des opérateurs de
changement différents : d'un côté, des grandes idéologies, et de l'autre côté, les éléments
de la technique et de la production.

On peut dire que, chez Marx, la religion apparaît tout d'abord comme une forme
de consolation. Le terme consolation est très importante puisqu'on le trouve très souvent
dans les textes de philosophie ou de sociologie allemandes. Cette réflexion est centrée
autour d'un auteur qui est immédiatement antérieur : Ludwig Feuerbach. Celui-ci nous a
laissé un monument, L'Essence du christianisme. Il analyse le phénomène religieux sous
l'angle d'une projection de nos désirs de complétude. La religion est "le solennel
15
dévoilement des trésors cachés de l'homme, l'aveu de ses pensées les plus intimes, la
confession publique de ses amours les plus cachés." Cela signifie que dans les discours
religion, nous recherchons une image ennoblie de nous-mêmes ; la religion est ce qui
nous extrait de notre condition humaine, trop-humaine. Cela nous permet de répondre à
une image idéale de notre être. En d'autres termes, nous sommes religieux puisqu'on
nous essayons de nous extraire de ce qui en nous, est limité, fini. L'exemple type donné
par Feuerbach est celui du Christ : nous sommes toujours limités par notre égoïsme, le
fait de nous projeter dans l'image christique nous extrait de cela pour nous faire
correspondre à une individualité faite toute d'amour et de miséricorde. Nous nous
consolons en nous projetant vers une personnalité qui nous dépasse de toute part.

Marx va comprendre ce que cela signifie. Il s'inscrit à la suite de Feuerbach mais


critique chez lui le fait qu'il ne s'occupe nullement des questions sociales et qu'il
explique par une simple défaillance de notre personnalité individuelle, le fait de croire.
Quand nous lisons Feuerbach, si nous croyons dans une présence transcendante c'est
parce qu'individuelle nous ne sommes pas satisfaits de nous-mêmes. Marx dit que cela
ne tient qu'à la psychologie qui ne tient pas compte du contexte social dans lequel nous
sommes plongés. Sur le fondement de cette critique de Feuerbach, Marx ajoute cet
élément. Pour lui, Marx dit que nous croyons pour échapper à notre propre médiocrité -
bien évidemment ! -, mais aussi parce que dans notre vie sociale, marquée par notre
appartenance de classe, nous éprouvons le besoin d'échapper à notre propre condition de
dominé.

Si nous adhérons à un système de croyance, c'est donc en raison de nos propres


frustrations sociales ; le religieux nous permet d'oublier la misère du monde et nous
surélève dans un monde d'égalité et d'amour où tous nos désirs pourront être satisfaits,
désirs que nous ne pouvons assouvir sur le monde terrestre. Dans Contributions à la
critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx nous dit : "La religion est le soupir
de la créature opprimée, le coeur d'un monde sans coeur, l'esprit d'un monde sans esprit.
La religion est l'opium du Peuple." Nous avons là un regard compréhensif à l'égard des
croyants. La croyance est un révélateur du malheur social, un observatoire de la misère
du monde. Toutefois, c'est quand même un facteur d'aliénation. L'opium est une drogue,
dès lors que le réveil advient, l'oppression demeure. Marx ne s'en tient pas à ces
remarques. La religion est ce qui nous promet un avenir de paradis où tous nos besoins
de l'ici-bas seront satisfaits. Le christianisme légitime l'ordre social, en considérant - et
il fait référence ici à la doctrine du providentialisme - la place de chacun dans l'ordre
social, est la résultante d'une décision de Dieu. "Je ne vous ai pas promis le bonheur
pour ce monde, mais pour l'autre monde", est inscrit dans une des grottes de Lourdes.

Les classes supérieures ont tout intérêt aussi à croire et la croyance, pour eux
aussi, est un soupir. Les dominants reçoivent dans le discours susmentionné une garantie
de leur propre pérennité en tant que dominants, l'assurance que leur situation ne sera
jamais remise en cause. L'imaginaire médiéval repose sur une tripartition fonctionnelle
de la société : les laboratores - 95% de la population -, les bellatores et enfin les
oratores. D'où cela vient-il ? Pourquoi telle construction ? On trouvé là l'exposé de ce
monde tripartite dans les textes théologiques du Moyen Âge. Ce n'est pas le produit de
l'évolution de la société, mais le produit de la Providence. Le monde se justifie alors
16
dans son inégalité par le biais de discours théologiques. Pierre Bourdieu nous dit :
"Toute théodicée est une sociodicée", soit l'idée précisément que, quand on parle de
Dieu, on parle de nous-mêmes, de sorte que chez Marx, les dominés comme les
dominants ont intérêt à croire. On croit dans les mêmes choses mais pour des raisons
symétriquement opposées.

Engels développe sa thèse dans La Guerre des paysans et il considère d'une part
que la religion peut faire l'objet de réceptions sociales différenciées mais aussi, d'autre
part, qu'elle peut faire l'objet d'un usage révolutionnaire. Il rappelle que le christianisme
n'est pas une essence intemporelle mais une forme culturelle susceptible de se
transformer en fonction de l'histoire des classes et des sociétés. Le christianisme qu'on
vit actuellement n'est pas celui que l'on vivait dans les campagnes profondes du
XIXème siècle, de fait. Ce christianisme est souvent un christianisme du mépris du
monde - ce monde ne compte pas. Et on utilise très souvent la fameuse remarque de
Saint Augustin : "Ce monde c'est le novicia de l'éternité", soit un moment de passage
qui nous permettra d'accéder à ce qui compte vraiment : l'Eternité.

Les classes sociales s'emparent différemment du religieux et donc le


christianisme varie en fonction des groupes sociaux qui s'en emparent. Le christianisme
bourgeois n'est pas le christianisme ouvrier nous dit Engels : "Chacune des différentes
classes utilise sa propre religion, il se peut d'ailleurs, que les agents de ces classes ne
croient pas à leur religion. Peu importe, cela les aide à vivre." Il applique ce modèle à la
question de la Réforme protestante et s'interroge sur une question qui n'a pas trouvé sa
solution : pourquoi telles régions ont trouvé voie dans le protestantisme et pourquoi
certaines sont restées affiliées à la foi catholique ? La seule décision pouvant être mise
en évidence était la décision individuelle du seigneur du lieu. Engels n'a pas cette
timidité et annonce, bravement, que la géographie de la Réforme et de la Contre-
réforme, est le fruit d'un partage des classes. De son point de vue, le haut-clergé et les
populations qu'il subjuguait, demeurait attaché au catholicisme. Le bas-clergé est passé
du côté des idéologues-théologiens de la Réforme, et parfois est-il allé encore plus loin
en passant du côté des révolutionnaires des années 1520-1530~. On a l'idée que,
globalement, la bourgeoisie voulant s'extraire des liens du haut-clergé, est passée du
côté de la Réforme.

Le christianisme peut faire l'objet d'usage révolutionnaire. A la suite de Engels,


on a toute une série d'auteurs proches du marxisme qui vont défendre cette idée. Il faut
citer Ernst Bloch ou encore Walter Benjamin. Dans les années 1520~, dans l'actuelle
Allemagne, la Réforme de Luther s'est mise en place et on voit se révolter, dans une
partie de l'Allemagne, toute une série de communautés villageoises qui se placent sous
la tutelle d'un ancien prêtre passé du côté du protestantisme : Thomas Munzer. Il anime
une rébellion contre les seigneurs du lieu en se prévalant de cette nouvelle doctrine
ayant émané depuis cinq ou six ans des oeuvres de Luther. Munzer va faire une
interprétation étonnante et explique que les textes du christianisme proposent une
certaine idée du Royaume. Mais, quel Royaume ? Munzer refuse la distinction opérée
entre l'ici-bas et l'au-delà. Il faut établir le Royaume des cieux dès maintenant. Portés
par cette utopie-là, les individus souhaitent bousculer les règles, renverser les trônes,
foutre la pagaille, revêtir des capelines jaunes, etc. Ceux-ci refusent alors l'argent et la
17
propriété privée. Le monde féodal de l'époque se trouve ici érodé.

En 1524-1525~, Luther va faire un choix qui aura d'importantes conséquences


pour la suite de l'histoire allemande. Il produit le Traité de l'autorité temporelle et dans
celui-ci, indique extrêmement clairement, qu'il faut rendre justice au pouvoir établi. On
peut donc refuser les hiérarchies installées, mais seulement intérieurement. Dans la vie
pratique, il vaut mieux et il faut - même -, obéir aux puissances. On a donc une prise de
position très claire contre le christianisme révolutionnaire au nom d'un christianisme de
l'ordre. Dans l'actuelle Allemagne se dessine alors, au XVIème siècle, une triade entre
trois mouvements religieux. Pour les marxistes, le religieux est amené à disparaître.
Engels pense que nous n'aurons plus besoin, par la suite, du besoin de la Bible pour se
révolter ; notre raison suffira. Le système positiviste d'analyse de la société, le
programme communiste, sera un motif suffisant pour faire de nous des révolutionnaires.

Dans les années 1950-1970~, en Amérique latine, on a alors trois phénomènes


qui sont très importants : 1° les Etats-Unis et l'Amérique du nord développent alors le
mouvement lancé par J. Kennedy, un vaste plan de développement, semblable à celui
que nous avions connu en France dans les années 1945~ - plan Marshall -, l'alliance
pour le développement. On investit beaucoup d'espoir dans cette alliance, et on espère
que les populations déshéritées pourront en bénéficier. 2° la démocratie ne s'installe pas,
et on est confrontés, un peu partout en Amérique latine, à l'émergence et à la
cristallisation de régimes autoritaires. 3° les années 1960~ sont marquées par le Concile
Vatican II (1962-1965). Ce concile est caractérisé par La Joie et l'espoir, texte dans
lequel on invite les croyants à retrouver leur autonomie dans les choses terrestres, et à
ne pas craindre l'épanouissement dans ce monde. On a là une incitation des Chrétiens à
s'engager dans le monde tel qu'il est. Jusqu'à lors, l'Amérique latine était soit portée par
des courants traditionnalistes, soit par des courants très conservateurs, que l'on
retrouvera aux côtés des généraux chiliens ou argentins. A côté de cela, on trouvait le
courant de la démocratie chrétienne. L'alliance pour le développement qui ne réussit
pas, cette invitation de Rome à s'emparer du réel et la cristallisation de régimes
autoritaires vont faire évoluer la religion, vers les théologies de la Libération. Cette
évolution s'articule autour de trois éléments :

1° Leonardo et Clodovis Boff, mais aussi Gustavo Gutturez ou encore Pablo Richard
théorisent et théologisent ce nouveau mouvement. Ces acteurs ont été formés en Europe,
et ont été, en cette région, acculturé aux théologies de la révolution.

2° ils s'appuient sur des vecteurs socio-politiques et notamment des syndicats qui
associent à la fois la contestation sociale et en même temps l'enracinement chrétien,
mais aussi partis politiques, dont le parti de Lula. Celui-ci se retrouve marginalisé par
les groupes liés à Bolsonairo qui font partie de l'univers de l'évangélisme.

3° les communautés de base se constituent aussi dans ces années-là, sur le fondement
d'une autogestion, dans une temporalité souvent ponctuée de liturgies religieuses. Même
le socialisme est saturé de religion ! Ce discours de la transformation sociale se construit
à partir d'un récit de l'exode, soit l'idée que le peuple des malheureux, qu'on identifie au
Peuple juif, après avoir connu l'exil, est appelé à se libérer de ses chaînes. Les acteurs de
la théologie de la Libération mettent toujours en évidence une anecdote biblique qu'est
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le passage de la Mer Rouge où l'on voit Moïse avec son peuple, être poursuivi par le
peuple égyptien, avant que ne s'ouvre devant lui la mer et qu'il ne découvre la Terre
promise. On est là dans une perspective de la libération. Les Juifs, anciennement
prisonniers, grâce à Dieu, parviennent à s'échapper pour construire la cité terrestre du
plein épanouissement.

Cette anecdote biblique sera reprise comme une métaphore de la situation des
pauvres dans le pays des théologiens de la Libération. Ces théologiens leur disent qu'ils
pourront, demain, se libérer de leurs chaînes. On a une homologie entre le récit biblique
et l'aventure humaine : la Bible peut être interprétée comme un récit de la libération. On
va voir précisément dans cette Amérique du sud des années 1960-1980~ des invitations
à dire non aux autorités militaires, aux oligarchies industrielles, et à l'influence
étasunienne. Cette idée forte permet de faire le lien avec la doctrine socialiste. Tout le
discours du Christ - car les théologiens de la Libération sont Chrétiens -, est fondé sur
une théologie du salut, soit l'idée qu'un jour, les mots, les souffrances et les peines de
cette Terre s'effaceront pour laisser place à un univers de justice et de paix.
L'interprétation dominante dans la res publica christiana a été une interprétation
escapiste, avec l'idée que les cités terrestres ne sont pas propres au bonheur. On a l'idée
d'un unique salut extra-mondain. Les théologiens de la Libération vont immanentiser
l’idée de salut, considérer qu'il peut être une réalité ici et maintenant.

A partir d'une lecture de la Bible, on a cette idée qu'on peut appliquer à nos
réalités terrestres un discours de la libération pour ce monde ici et maintenant. On a
donc un deuxième usage du récit biblique. Les pauvres qui sont des pauvres très
marqués par la doctrine chrétienne, qu'en est-il ? Voici que des théologiens arrivent pour
leur dire qu'ils peuvent résister à leur situation. On sent bien la force dynamique de ce
type de discours. Cette idée chiliastique plaît. Au cours de l'Histoire on trouve des récits
et des pratiques de ce type. Au XIXème siècle, il y a aussi un certain nombre de
socialistes utopiques qui utilisent le référent religieux pour valider leurs propres
aspirations à la liberté - Philippe Buchez, par exemple. Les foules rurales invitées par
les théologiens de la Libération vont se saisir de ces idées, les menant à des actions
parfois virulentes, et notamment à la prise de pouvoir de dirigeants tout confits de
religion.

La théologie de l'Eglise renvoie à l'instrument par lequel nous allons renverser


l'ordre des choses et construire ici-bas, un royaume de justice. Dans la théologie
traditionnelle, l'Eglise est le véhicule du salut. En ce sens, par les sacrements, par son
discours, par ses liturgies, etc., elle permet de nous purifier pour que l'on accède à l'autre
monde. Le catholicisme traditionnel veut que l'Eglise regarde au-delà de notre existence
terrestre, et qu'elle soit hiérarchisée. Je suis d'autant plus sûr de mon salut que j'obéis à
la hiérarchie sacrale qui est mise en place. On remarque que dans le débat actuel sur la
pédophilie, le second point revient constamment. Le schéma d'analyse développé par un
récent documentaire veut que les viols des religieuses par les prêtres n'est pas sans lien
avec la hiérarchie sacrale. Cela renvoyait avec cette idée de médiation sacrale que
l'Eglise incarne. Un théologien de la Libération accepte-t-il un tel discours ? Non.

Ceux-ci vont essayer de déconstruire ce modèle hiérarchique et considérer que


l'Eglise ce n'est pas la succession du Pape, des évêques, des prêtres puis des miséreux,
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mais qu'elle est un Peuple, sans hiérarchie interne, construite à partir de la liberté et de
l'égalité des baptisés. Vont se construire des communautés de base, de manière auto-
gérée, en marge souvent des structures ecclésiales, avec des liturgies qui sont des
messes égalitaires, où l'on ne fait plus la distinction entre le prêtre et le laïc. Le fidèle
peut lire quelques lectures mais le personnage central qui transforme le pain et le vin en
corps et sang du Christ, c'est le prêtre habituellement. Rien de tel dans les communautés
de base ! Le phénomène va modifier toute une partie du catholicisme pauvre dans ces
pays, si bien que la Vatican se devra de réagir. Jean-Paul II en 1979 se rend alors au
Mexique dans la ville de Puebla. Il prend la parole et explique très clairement que le
Chrétien ne doit jamais confondre la libération et le salut. En 1981, un gouvernement
s'est établi au Nicaragua, celui de Daniel Ortega. Le Pape Jean-Paul II va débarquer là-
bas et sera accueilli par toute une ribambelle de ministres. Par eux, il y a un prêtre qui
s'appelle Ernesto Cardénal, qui est un théologien de la Libération. Jean-Paul II se
sachant filmé donne sa main à tous les ministres, mêmes les ministres d'affilience
communiste, avant d'arriver près de ce prêtre qui lui baise aussi la main, alors même que
le Pape est en train de lui admonester une réprimande. On a l'idée que c'est un prêtre qui
a failli, et l'idée que les sanctions canoniques vont tomber. En 1984, elles tombent -
patatras ! -, dans un texte que la Saint-Siège promulgue : Libertatis Nuntius, écrit sous
la main du Cardinal Ratzinger. Ce texte est extrêmement agressif à l'égard des
théologies de la Libération. Que leur reproche-t-il, dont il va sanctionner les acteurs
principaux ? On reproche précisément à Boff ou Gutterez de protestantiser la religion
catholique, soit l'idée qu'on détruit les médiations sacrales qui définissent, à travers la
hiérarchie, l'essence même du catholicisme. Ils critiquent aussi l'immanentisme des
théologies de la Libération, soit le fait de n'établir aucune distinction entre ce monde et
l'autre monde, tout comme ils critiquent une conception violente ou conflictuelle de
l'Histoire. Le Pape reproche à ces théologiens de penser la réalité comme une lutte entre
des classes qui seraient, les unes par rapport aux autres, nécessairement ennemies.

Marx a une vision très pessimiste de la religion : le religieux est toujours facteur
d'aliénation. Chez Engels - et d'autres iront à sa suite -, le religieux peut être facteur de
libération, il peut porter du messianisme, du chiliasme, de la révolte. On pourrait dire
qu'il y a une opposition entre les deux hommes, mais on peut retrouver des points de
convergences. Déjà, on a l'idée que le religieux est toujours un "habillage des intérêts"
économiques, comme le dit Engels. C'est toujours à partir des classes dominantes que se
déterminent le discours religieux, même si ce discours, après coup, touche les plus
misérables. Les pauvres, les nécessiteux, les opprimés, ont suffisamment de ressources
internes et d'énergie sociale pour produire leur propre discours religieux à partir de leurs
intérêts mêmes, ce que Marx ne voit pas. Dans les deux cas, le religieux n'est pas un
facteur premier de la dynamique historique ; il compte moins dans l'évolution des
sociétés que les mutations des modes de production qui caractérisent ces sociétés.

Le religieux peut être, pour Weber, une force de transformation de l'Histoire. Ces
idées sont portées par des acteurs sociaux, par des innovateurs - ainsi qu'on pourrait les
appeler - qui traduisent, anticipent parfois, les besoins de changement d'une société.
Dans le langage de Weber, ces innovateurs sont qualifiés de "prophètes" et cette
catégorie-là distingue un certain type religieux qu'on oppose, dans sa sociologie, à deux
autres types d'acteurs : les prêtres, les sorciers. Qu'est-ce qui fait la différence entre ces
20
trois idéaux-types ? Ces trois types d'acteurs sont tous liés à la transcendance mais leur
apport à la transcendance s'éprouve de manière différente. Le sorcier, qu'on pourrait
attacher à la figure du chaman, est celui qui s'inscrit dans une tradition préalable : il ne
fait que reproduire des gestes, des rituels, qui lui viennent du passé. Le prêtre ne s'inscrit
pas d'abord dans une tradition mais est le reproducteur du message, des rituels portés
par l'institution ecclésiale, une institution ecclésiale qui fonctionne comme un système
légal-rationnel, se réalisant dans une structure hiérarchique qui fonctionne comme
n'importe quelle autre bureaucratie. Le prophète se place en dehors de tout ce que l'on
avait entendu auparavant, et souvent il critique l'Eglise ; il invente du neuf. On adhère à
sa parole parce qu'il est doté d'un charisme. Peu à peu, en entrant dans la typologie de
Weber, on a défini des types d'acteur et des types de légitimité : le sorcier dispose d'une
légitimité traditionnelle, le prêtre dispose d'une légitimité légale-rationnelle et le
prophète d'une légitimité charismatique.

T. Munzer est un prophète puisqu'il remet en cause à la fois le discours


catholique et le discours de Luther. Les paysans de Saxe le suivent puisqu'ils énoncent
un message totalement inédit et parce qu'il porte en lui les possibilités d'un charisme. Le
prophète c'est donc d'abord quelqu'un qui invente du neuf en proférant une parole
originale, liée ni à la tradition, ni à l'institution. A travers ce nouveau lien avec Dieu,
apparaît une nouvelle façon d'ordonner le monde. Weber explique qu'une religion ce
n'est pas simplement le lien que nous établissons avec Dieu. La religion c'est bien sûr la
relation avec le surnaturelle, mais par cette relation on reconstruit le monde naturel. Les
prophètes remettent en cause l'ordre existant. Cette catégorie peut prendre deux grandes
formes : 1° il peut s'agir d'un prophète éthique, 2° ou d'un prophète exemplaire. Sous la
notion de prophète éthique, on peut recouper des personnes comme Moïse, le Christ,
Mahomet, Luther, Calvin, etc. Dans la Bible Moïse apparaît comme un prophète éthique
en ceci qu'il propose une critique du monde établi, et propose une transformation du
monde en dessinant un royaume, un modèle alternatif à la société existante, développant
ainsi une approche critique et une approche programmatique. La transformation du réel
peut se passer par la violence, mais parfois... la paix ; les prophètes éthiques se
positionnent dans ce continuum. Moïse, à travers la fuite d'Egypte, signale toute la
turpitude du pharaon, et énonce un élément de libération : "Allez vers le pays où coule
le lait et le miel." L'épisode du Mont Sinaï lui donne la méthode.

Jésus remet en cause la dictature romaine mais aussi la tyrannie des Pharisiens,
le pouvoir des Rabbins, avec cette phrase : "Hier on vous disait, et bien moi,
aujourd'hui, je vous dis." On a là l'indication d'une rupture, avec un acteur qui compose
l'Histoire sur les critiques d'une époque antérieure. Pour construire quoi ? Un royaume
de justice. Un royaume de paix. Une réconciliation des hommes avec les hommes.
L'ensemble des acteurs susmentionnés pourrait répondre à cet idéal-type du prophète
éthique. Le prophète exemplaire peut être compris comme Bouddha. Il ne cherche pas à
transformer le monde, ni une visée programmatique socio-politique. Ce prophète-là
cherche tout simplement, lorsqu'il est exemplaire, une voie de dépassement du mal à
titre individuel, sans toucher réellement à l'ordre social alentour. On est dans un
processus de funga mundi où chacun expérimente sur lui-même une nouvelle vie de
perfection après la proposition d'une personne, comme étant le modèle à suivre. Chacun,
sans le secours de l'Etat, ni l'appui de la société, peut se mettre à la suite du maître, et
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toucher à la perfection que le maître indique. Les religions occidentales sont en principe
portées par la prophétie éthique, soit l'idée que la religion est au service d'une
transformation du social. Or, la religion bouddhique montre l'inverse.

Max Weber après avoir défini la notion de prophète, a défini la notion de


charisme, du grec charisma, la grâce. Les grands hommes qui portent des idées
nouvelles ne sont des grands hommes que parce qu'on leur reconnaît une grâce
particulière qui leur vaut le soutien d'un groupe de fidèles qui souvent est prêt à donner
sa vie pour cet acteur social-là. Pourquoi dit-on que ces acteurs-là sont dotés d'une
personnalité charismatique ? Weber explique qu'un personnage charismatique c'est
d'abord un acteur qui possède des dons extra-ordinaires - don de guérison, capacité à
prédire l'avenir, capacité de mobiliser les foules par son seul discours. C'est cette
question de l'embrigadement qui interroge. Le charisme c'est bien sûr des qualités
intrinsèques mais encore faut-il que celles-ci s'expriment dans une certaine conjoncture.
Les qualités individuelles d'un être ne peuvent être reconnues que si son message
correspond dans un contexte déterminé aux attentes de la population. La relation entre le
héros et son peuple doit être médiatisée par un dispositif organisationnel - un dispositif
scénique, en quelque sorte. Hitler en ce sens proposait la possibilité d'une solution à
l'incertitude du temps.

Jung a montré que le langage scénique du nazisme, dans une période où l'on
ressent l'éclatement, la déstructuration interne de l'Allemagne, crée un univers de
substitution, un monde artificiel qui permettait ou qui renforçait l'adhésion au régime
naissant. Jung aurait dit que s'exprimait là une correspondance entre un langage exprimé
- celui d'Hitler et de ses comparses -, et une Allemagne bien plus ancienne, une race
pure, portée sur elle-même, etc. Ces dispositifs scéniques sont un motif de réassurance
psychologique puisqu'ils expriment des structures archaïques. Prenons un exemple plus
contemporain : Jean-Paul II. Celui-ci a fait l'objet d'une analyse développée par Jacques
Zylberberg. Jean-Paul II a été canonisé et est devenu saint très vite au sein de l'Eglise si
bien qu'à sa mort, en 2005, il y avait sur la place Saint Pierre de nombreux fidèles qui
criaient en chœur : "Sancto subito !". En trois ou quatre ans, il a été érigé en tant que
bienheureux, puis en tant que saint. Zylberberg dit que Jean-Paul II se caractérisait par
le fait qu'il était hors du commun, par ses qualités et son histoire propres. Il est celui qui
a d'abord traversé le nazisme et qui décide, à une époque où cela été impossible, de
résister, en 1942, en Pologne, en entrant dans un séminaire clandestin. Il veut devenir
prêtre ! La Pologne est libérée, mais très vite replacée sous la coupe de l'Union
soviétique. Jean-Paul II, connu sous son ancien nom, après des études à Rome, devient
rapidement évêque auxiliaire de Cracovie, puis évêque puis cardinal. Il mène le combat
contre le pouvoir communiste quand bien même il n'avait pas le droit de le faire. Il fait
construire une chapelle dans la petite ville de Nova Uta que les communistes mêmes
avaient voulu ériger en modèle de la société socialiste. Zylberberg insiste sur le fait que
Jean-Paul II, en dehors du fait qu'il parle une dizaine de langues, est aussi un acteur qui
a joué dans des pièces de théâtre - il avait créé une troupe de théâtre du nom de Théâtre
de la Rhapsodie. Mais, il écrit également, des poèmes, un peu abscons, tout comme des
pièces de théâtre qu'il fait interpréter. A cette personnalité, Zylberberg ajoute des
éléments de conjoncture historique en montrant que l'adhésion que Jean-Paul suscite
dans les années 1980-1990~ est liée à une certaine situation temporelle qui est marquée
22
par la chute du communisme, mais aussi par les problèmes du libéralisme. C'est dans
cette adéquation de la personnalité et de la conjoncture que se construit le schéma
charismatique décrit par Weber. Est aussi admise l'idée que celui auquel on adhère est
simultanément porteur d'un charisme de fonction. Mais, que faire quand l'homme
charismatique meurt ? Quid de l'après-virtuose ?

On va se retrouver avec des comparses, des suiveurs qui souvent n'ont pas le
charisme de feu le chef. C'est ici qu'on voit advenir un nouveau concept dans la théorie
wébérienne, celui de routinisation. Par la routinisation du charisme, l'entreprise qui
produit des biens de salut, créée par le prophète, va pouvoir se pérenniser. On peut
reconnaître trois modèles à partir desquels certaines religions se sont construites sur le
terrain d'une routinisation différentielle. 1° Pour poursuivre le charisme du chef, on va
procéder par élection. Le charisme peut être transmis par l'élection notamment dans la
religion catholique. Cela commence avec Saint-Pierre, et se poursuit jusqu'à nos jours. A
partir du XIème siècle, avec la réforme grégorienne, les Papes seront élus par les
cardinaux. Mais, comment un charisme humain peut-il être transmis par un procédé
humain ? L'Eglise va inventer toute une théologie et une pensée de l'élection
astucieuse : les hommes ne sont que souverains dans leur vote, mais un cardinal, quand
il place son bulletin dans l'urne, est le porte-parole de Dieu, empli de l'esprit-saint tout
qu'il est, ce n'est pas sa voix qui s'exprime. Dans la religion sunnite - branche
majoritaire de l'islam -, tout est organisé à partir de ce processus d'élection. Il a fallu
après la disparition de Mahomet, construire une communauté politico-religieuse. Les
sunnites ont décidé, par les khalifs, qu'il devait être élu par l'umma, la communauté des
croyants. Le modèle du sang et de l'hérédité a été choisi par la doctrine chiite et c'est sur
ce terrain de la routinisation du charisme que les deux branches majoritaires
musulmanes vont s'articuler. Les chiites pensaient qu'il fallait repartir du khalif - gendre
de Mahomet -, et de la descendance de Mahomet. Vient ensuite un troisième modèle,
celui de la réincarnation, que nous trouvons par exemple dans le bouddhisme tibétain,
avec cette idée qu'à la mort du Dalaï Lama, on se met en quête de ce petit garçon qui
présente des qualités extraordinaires pour son âge, et dont on va faire, quelques années
plus tard, le nouveau Dalaï Lama. Comment repérer cet homme ? Les chefs de village,
parents, etc. signalant quelque enfant extraordinaire, et alors on lui fait subir un certain
nombre de tests, en testant en particulier sa mémoire, et en essayant de retrouver des
souvenirs chez lui d'un temps qu'il n'aurait pas pu connaître.

La sociologie webérienne est d'abord une sociologie compréhensive soit l'idée


suivant laquelle il faut prendre au sérieux les idées et considérer que c'est à partir des
systèmes de sens en tant qu'ils configurent le réel, que se façonne et qu'évolue une
société.

23
III. Deuxième partie : La configuration du phénomène religieux
Le concept de sécularisation est un concept massif sur le terrain des sciences
sociales, et des sciences sociales du religieux. En quoi est-il incontournable ? C'est à
partir de ce concept qu'on a, depuis les années 1950-1960~, pensé la relation entre le
religieux et la modernité avec cette idée - qui a habité toute la sociologie - que, lorsque
la raison avance, la religion recule. Ce concept s'est construit, si l'on revient aux thèses
de José Casanova, dans un ouvrage intitulé La Religion publique dans le monde
moderne de 1994. Dans ce livre, Casanova nous offre une introduction particulièrement
dense sur la sécularisation qu'il analyse à partir de trois éléments clés, éléments qu'il
critiquera par la suite : 1° la différenciation, 2° la privatisation, 3° la désaffiliation. Il est
encore des auteurs qui s'attachent à la thèse de la sécularisation, comme Steve Bruce.
Tout le problème qui va être le nôtre c'est de savoir si ce concept a une validité. Il n'y a
pas réellement sécularisation, mais il n'y a pas non plus réechantement du religieux :
voilà ce qu'une approche intermédiaire pourrait postuler.

La sécularisation se définit par cette idée que des secteurs de l'activité sociale et
de plus en plus de secteurs à mesure qu'on avance dans le temps, se trouvent soustraits à
l'influence du référent religieux. C'est une définition très générale que l'on peut
expliciter probablement à partir de la classification établie par José Casanova. L'intérêt
de son travail réside, dans une introduction très substantielle de la sécularisation, est
qu'il nous en donne une définition très précise. Le principe (1°) de différenciation
renvoie à la thèse durkeimienne qui veut que les différents secteurs de l'activité sociale
échappant au religieux se reconstruisent à partir de leurs propres principes. Cet
ensemble de lieux d'investissement de l'humain se détache de la loi de Dieu et conquiert
leur propre autonomie.

A côté de ce principe de différenciation, on reconnaît un principe de privatisation


(2°) : dans les sociétés séculières, la foi a tendance à ne plus s'exhiber, à ne plus
s'exposer publiquement. Elle se trouve assignée dans deux lieux particuliers : le lieu de
la conscience, et le lieu de l'église, du temple, de l'espace cultuel en somme. Le reste est
en quelque sorte un désert de la foi ; il est habité par d'autres valeurs, d'autres principes.
Emile Poulat dans Eglise contre bourgeoisie explique que ce qu'aurait voulu l'Eglise
catholique c'est "mettre tout l'Evangile dans toute la vie". Tous devraient être habités par
la foi, pas seulement lorsqu'ils prient Dieu mais tout au long de leur existence. C'est le
projet intégraliste de l'Eglise. Le problème c'est que les prêtres vont se trouver
confrontés, dans les Chrétiens dont ils administrent la foi, à d'autres comportements.
Poulat parle alors de "Chrétiens du septième jour", pour qualifier ceux qui refusent cet
Evangile de tous les jours, et qui ne croient que le dimanche matin au moment de la
24
messe.

A cet égard, Bernard Groethuysen dans son ouvrage Les Origines de l'esprit
bourgeois en France est très intéressant du point de vue historiographique. Il a analysé
tous les journaux privés des prêtres parisiens à la fin du XVIIIème siècle. Ces journaux
traduisent éminemment bien le phénomène de la privatisation. On a l'idée que la
Révolution française est déjà en germe, avec toute une partie de la population qui vit
déjà selon ce principe de la modernité. L'Eglise sent qu'un monde s'écroule - le monde
du Moyen-Âge où tout était confit en Bible. Se pose la question de la perennité d'un tel
mouvement : ce qui apparaît dans l'ouvrage de Groethuysen c'est le désarroi. Ce qui va
arriver dans les années 1850-1860~ c'est que l'Eglise va prendre ce problème à bras le
corps.

Le troisième phénomène de désaffiliation (3°) veut que des pans entiers de la


population ne se reconnaissent plus dans les groupes religieux. "Appartenez-vous à une
religion ?" Voilà une question à laquelle il devient difficile de répondre. Une partie de la
population admet désormais qu'elle est sans religion, 3% dans la population des années
1950~. Pour ce qui concerne la population française toujours, ce chiffre grimpe à 50%
aujourd'hui. S'ensuivent les phénomènes suivants : la crise des croyances, la crise des
normes, le fait que lorsque l'Eglise ou les Eglises parlent, on ne les écoute plus. On
remarque là une description assez complète de ce que pourrait être notre monde
sécularisé et nous pourrions nous arrêter derechef. Cependant, une telle thèse est à
nuancer. Qu'est-ce que se dire sans religion signifie-t-il ? Peut-on se dire sans culture
religieuse ? L'idée c'est qu'aujourd'hui se dire sans religion ça n'a pas du tout la même
signification que dans les années 1950.

On peut remettre en cause les trois grands principes qui viennent d'être énoncés.
On peut dire qu'un certain nombre de secteurs de l'activité sociale connaissent des
phénomènes de dé-différenciation avec cette idée que le religieux ou le spirituel sont
parfois en situation de re-pénétrer des sphères qui étaient devenues autonomes. On
pourrait prendre l'exemple de la Pologne qui est actuellement dirigée par le Pisz qui se
présente très clairement au nom des racines chrétiennes. En appui sur la culture
chrétienne de l'Europe et de la Pologne, ce parti s'engage dans des politiques
moralisatrices touchant en particulier les questions relatives à l'avortement avec une
tentative qui n'a pas encore abouti qui est de rendre plus difficile l'avortement au point
de l'interdire totalement. On a là un phénomène typique de dé-différenciation des ordres
avec le religieux qui pénètre à nouveau le champ politique.

La question de l'écologie vient désormais percuter la question de l'économie.


L'économie s'est développée - c'est la grande thèse de Louis Dumont dans Homo
equalis ou Essai sur l'individualisme ou de Carl Polanyi dans La Grande
transformation - à partir d'une rupture avec le social et la moral. Ces deux points de vue
croisent l'idée de différenciation. Or, à quoi avons-nous assisté et à quoi continuons
d'assister dans la période immédiatement contemporaine ? A cette idée qu'il faut enrayer
la dynamiques des intérêts, des profits, ce qui faisait le propre de l'autonomisation de
l'économie en subordonnant l'économie à une réalité supérieure à laquelle ont contribué
les théologiens de la Libération. On a l'idée d'une sphère économique, aujourd'hui, qui
est réinvestie par des croyances qui souvent ont à voir avec le spirituel ou le religieux -
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idée d'ordre du monde, de cosmos auquel on ne doit pas toucher, vis-à-vis duquel
l'homo economicus doit être en situation de respect. L'écologie vient respiritualiser
l'économie.

Il fut un temps où l'on étudiait les scientifiques positivistes du XIXème siècle


comme le faisait Claude Bernard. La science était alors sa propre maîtresse. Or, depuis
les années 1970-1980~, toute une série d'auteurs, y compris François Mitterand lui-
même ont placé la production scientifique sous le regard d'une instance supérieure qui
serait l'instance de la morale. En 1983, François Mitterrand inaugure une instance de
réflexion qui nous régit aujourd'hui encore : le Comité National d'Ethique. Ce qui est
intéressant c'est de relire le discours de Mitterrand au sein duquel il a ce mot, s'adressant
aux médecins : "Le temps de la morale est venu." Claude Bernard différenciait,
Mitterrand dé-différencia. On ne connaît pas le début du mouvement de la
différenciation des ordres, et il n'aura pas de fin. La thèse de Durkheim se trouve alors
contestée par le réel.

Un monde sécularisé serait un monde où les individus vivraient leur relation à


Dieu en leur for intérieur : c'est la grande invention de la Modernité. On parle d'ailleurs
de ces grands mystiques de la fin du XVIème siècle, du XVIIème siècle comme Sainte-
Thérèse d'Avila, Saint-Jean de la Croix, etc. qui introduisent l'idée d'un dialogue quasi
affectif avec Dieu. Parfois s'impose à ces mystiques "la nuit obscure de la foi", moment
pendant lequel Dieu ne répond plus. Au début du XVIIème siècle, on commence déjà à
imaginer que Dieu puisse ne pas répondre. Ce siècle annonce alors les doutes de la
contemporanéité. Dieu répond individuellement dans le colloque singulier qu'on établit
avec lui. A partir de ce moment-là va se développer à la fois dans le discours religieux et
dans le discours politique cette idée que la foi est une affaire privée, de la conscience
humaine à la conscience divine.

Moins on voit le religieux dans la sphère publique, mieux ça vaut : voilà l'idée
qui naît alors. Depuis les années 1970~, même dans les pays les plus marqués par la
sécularisation, se réaffirment publiquement les croyances. Il y avait eu sous le
nationalisme arabe des phénomènes de privatisation qui n'ont pas résiste à la
réaffirmation explicite des croyances. Par ailleurs, de nombreux maires ont placé des
crèches de la Nativité dans les halls de leur mairie, mais ce fut aussi le cas dans les
conseils régionaux, etc. On a alors ici une remise en cause du principe de privatisation,
avec une requalification des symboles religieux en symboles culturels. Cela remet en
cause l'idée d'un effacement linéaire de la foi.

On a aussi évoqué la question de la désaffiliation. Sur ce point, il est possible


d'évoquer des phénomènes lourds : en France, dans les années 1950~ il y a 90% des
jeunes Français qui suivent le catéchisme, dans la réalité immédiatement contemporaine
on en compte 19%. On se rend bien compte de l'écart après quatre, cinq, six décennies.
On pourrait dire que le pronostic de José Casanova est vérifié puisque, partout, le bateau
religieux prend l'eau. Sans doute, mais, dans le même temps, il y a des
réinvestissements sous d'autres formes. Qualitativement, on reconnaît des
effervescences religieuses, des implications plus lourdes dans la foi, comme c'est le cas
avec les églises évangéliques, ou avec le mouvement charismatique. Quantitativement,
les pélerinages progressent, comme les retraites que ce soit en monstères ou ailleurs. On
26
assiste à des séances qui ne sont plus forcément religieuses, mais qui renvoient à une
vision spirtuelle et non matérialisation du monde. Il n'est pas vrai que quand la raison
progresse, la religion recule nécessairement : elle se recompose seulement, se
transforme. C'est autour de ces notions que l'on doit s'intéresser au religieux
immédiatement contemporain.

Le religieux se transforme à deux niveaux : 1° d'une part, au niveau des


existences privées, et à la fois, nous ne sommes plus croyants comme hier, mais à la
fois, nous n'avons pas forcément cessé de croire, 2° d'autre part, au niveau des
existences institutionnelles. On parle là des Eglises instituées, non pas telles qu'elles
sont perçues par les individus que nous sommes, mais telles qu'elles se promeuvent elle-
même et sont promues par les acteurs qui les portent.

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La différence entre laïcisation et sécularisation est très importante à


comprendre. Dans le langage de la sociologie française, les deux notions ne touchent
pas le même phénomène de déperdition du religieux. La sécularisation prend comme
espace d'observation la société, c'est-à-dire les comportements des individus qui
s'intègrent dans une société déterminée. Il y a phénomène de sécularisation si la société
en bas commencent à se distancier du religieux. La sécularisation c'est le mouvement
par lequel nous nous sommes nous à un moment éloigné du religieux. La laïcisation
nous amène à changer d'espace d'observation et là nous nous interrogeons sur ce qui se
passe en haut, au niveau de l'Etat et des instances de pouvoir. Comment celles-ci se
sont-elles éloigné du religieux ? On peut avoir des sociétés politiques qui sont laïcisées
sans être sécularisées comme la Turquie ou la Tunisie actuelle, et on peut avoir, en
revanche, des sociétés qui sont sécularisées profondément sans être pour autant
laïcisées, comme pour les Etats-Unis, mais le constat est à nuancer.

La Turquie des années 1920-1930~ reconnaissait une volonté d'une autorité


turque de moderniser son pays de manière autoritaire. Samuel P. Huntington dans Le
Choc des civilisations avait pris cet exemple. Mustafa Kemal

en souhaitant occidentaliser la Turquie a repris les principes structurels de l'occident.


L'islam connaît une véritable crise de légitimité du XIXème siècle et au début du
XXème siècle. Il se trouve marginalisé sur la scène du monde, et parfois même colonisé
par les puissances occidentales. Cela va amener une double réaction de la part des élites
musulmanes : 1° fondamentaliste, avec la nécessité de réformer l'islam, 2° une réaction
qui souhaite s'approprier les ressources de l'occident de manière à refonder la puissance
ottomane. La stratégie de Mustafa Kemal c'est cette stratégie qui veut que l'on laïcise,
que l'on se coupe d'un religieux intégriste, contre-modernisateur. Le problème c'est que
cette laïcisation se fait contre la société.

Actuellement, on a une Tunisie qui s'est interrogée sur le problème de la liberté


de conscience, de la liberté religieuse avant de trancher en faveur des principes liés à la
démocratie constitutionnelle. On pourrait analyser ce point comme un élément de
laïcisation dans la mesure où il y a un détachement de la norme étatique et de la norme
religieuse qui unifiaient, jusqu'à lors, le corps social autour d'une même foi. Mais, l'on

27
peut citer, à l'inverse, des pays avec une sécularisation sans laïcisation. Les Etats-Unis
ne souffrent pas véritablement de cet idéal-type. En outre, on peut prendre l'exemple du
Danemark qui est une des sociétés européennes les plus sécularisées, avec des indices
de croyance en Dieu totalement minimes. Et pourtant le modèle dannois est un modèle
d'intrication totale de l'Etat et de l'Eglise évangélique luthérienne. Dans ce schéma là, on
n'a pas de séparation de l'Eglise et de l'Etat. C'est un modèle, notamment pour
l'Allemagne qui a repris certaines de ces idées. En règle générale, plus la religion
impose fortement une norme, plus les processus de laïcisation sont fortes.

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A. Le niveau micro-social du changement religieux


Notre enquête se fera à deux niveaux : localisé puis généralisé. Certaines aires
culturelles, géographiques ou politiques, au sein d'un Etat laïcisé, peuvent être non-
laïcisées. Dans un petit village du Morbilhan du nom de Limerzel on remarque, grâce à
Yves Lambert, sociologue, que sa situation dans la zone blanche, ni de droite, ni de
gauche, a beaucoup d'influence sur le religieux. Cette zone est intégralement catholique.
L'ouvrage d'Yves Lambert s'intitule significativement Dieu change en Bretagne. Dans
celui-ci, il essaye de montrer comment cette zone, là, dont on aurait jamais cru en 1910
ou 1920 qu'elle aurait connu le vaste mouvement de sécularisation, s'est elle aussi,
comme la société française, désaffiliée, sécularisée. Pourtant, ce village était une terre
de chrétienté, un château d'eau, une terre de prêtres. Il produisait des séminaristes, des
enfants de choeur, etc. toute une civilisation qu'on appelle paroissiale. Aussi devons-
nous décrire cette civilisation paroissiale, pour ensuite voir comment celle-ci s'est
décomposée.

Limerzel est situé dans une zone blanche - on le rappelle. C'est une zone blanche
qui vote majoritairement à droite et qui est très catholique. Toute la problématique est la
suivante : que s'est-il passé dans ces zones absolument catholiques ? Est-ce que, même
là, le religieux s'est retiré ? Dans les années 1930, on imagine une carte autour de la
diagonale du vide. Tout au long du XIXème et pendant le début du XXème siècle, la
France religieuse est organisée autour de périphéries catholiques quand le centre est
plutôt marqué par un phénomène de désaffiliation. Qu'est-ce qui caractérise un village
comme Limerzel ? C'est d'abord un univers de pratiques. Ce qui caractérise ce monde
c'est le fait que l'église est pleine à craquer tous les dimanches. Ce village organise
quatre messes ce jour-là. 98% des habitants y assistent. Ceux qui n'assistent pas aux
offices sont les fonctionnaires et en particulier les gendarmes qui apparaissent comme
les serviteurs de l'Etat républicain. L'après-midi, ces gens retournent à l'église et
assistent aux Vêpres.

On est confrontés ici à une pratique genrée puisque les femmes y vont plus que
les hommes. A seize heures, 90% des femmes y assistent. La temporalité chrétienne se
mêle à la temporalité civile. Les enfants sont baptisés immédiatement après leur
naissance. 95% des enfants sont baptisés dans les trois jours qui suivent celle-ci.
L'Eglise intime aux parents de le faire le plus vite possible. Derrière tout cela il y a la
croyance dans les Limbes qui renvoie à toute une religion de la peur. Benoît XVI
reviendra sur cette idée, mais jusqu'à lors, pour éviter que leurs nouveaux-nés ne se
28
dirigent vers les Limbes, les parents les font baptiser derechef ! On conclut les beaux à
la Saint Jean et on paye les loyers à la Saint Michel. On a donc deux fêtes qui montrent
très bien la coextensivité de deux calendriers, religieux et civil. Les âges de la vie sont
aussi régis par le religieux. On a cette idée que pendant cinq ou six ans les enfants
doivent suivre le catéchisme pour devenir un bon chrétien, avec comme point d'orgue la
communion. L'entrée dans l'âge adulte, beaucoup plus tôt qu'aujourd'hui, passe par le
mariage. A Limerzel, jamais a-t-on connu de mariages civils seuls ! Il en va de même
pour les funérailles qui sont toujours orchestrées par un ecclésiastique.

Ces pratiques significatives montrent bien que l'univers est saturé d'Eglise. A
Limerzel, les riches ont leur banc, devant - médecins, notaires, aristocrates - et donc
l'église est aussi le reflet de la structure sociale villageoise. Si l'on désire se marier, ou
enterrer un proche, il faut choisir la cérémonie qui correspond à nos moyens, choisir le
casuel. On dit aujourd'hui, avec beaucoup de mépris, que les Musulmans n'ouvrent pas
de la même manière leur mosquée aux hommes et aux femmes. Et nous trouvons qu'il y
a là un retard anthropologique insensé. A Limerzel, les femmes et les hommes n'ont pas
les mêmes espaces dans l'église. Les femmes entrent dans l'église coiffées d'un turban,
d'un voile, etc. et s'installent à gauche de la nef ; les hommes à droite. Les femmes
s'agenouillent, quand les hommes le font plus rarement. L'autre séparation genrée
intervient comme suit : lorsqu'un garçon naît et reçoit le baptême, son parrain sonne la
grande cloche, pour ce qui est des filles, il ne sonne que la petite cloche. On a donc le
reflet de la structure sociale, mais aussi production de cette structure.

On prolonge très tard, dans ces régions, ce que Jacques Le Goff appelle le "long
Moyen-Âge." Ce qui caractérise la religion de cette époque, jusqu'aux années 1950-
1960~ et c'est ce que pense Jacques Delumeau, c'est qu'elle est une religion de la peur.
Dans La Peur et le pêché il explique que lorsqu'on lit les sermons ou les omélies des
prêtres, sans cesse leur parole agite le spectre de l'Enfer, avec cette idée que ce monde,
comme le disait Saint Augustin, n'est que "le novicia de l'Eternité". On a donc une
nomenclature des péchés et des peines. L'idée de la peur de l'Enfer et du jugement qui se
détermine en fonction de la conduite sur Terre structure donc la croyance. Tout cela se
trouvé régulé par une institution qui remonte au XIIème siècle : l'institution de la
confession auriculaire. Parler au prêtre, avouer ses péchés, voilà ce qu'on fait. L'Eglise
qui travaille l'idée de la réforme grégorienne prône l'idée d'une Eglise qui veut contrôler
les esprits et les corps. Elle affirme au XIIème siècle, vis-à-vis de tous que c'est par ce
dessein de puissance que se justifie l'invention de cette institution. Il faut avouer ses
péchés pour éviter l'Enfer. On a cette idée que plus l'on souffre, plus l'on est aimés par
Dieu. Les habitants de Limerzel disaient qu'ils avaient beaucoup souffert mais "Dieu
châtie ceux qu'il aime."

Ce qui caractérise les conduites sociales à Limerzel c'est qu'elles sont sous la
tutelle du prêtre. Par exemple, le prêtre de Limerzel, on ne l'appelle pas "le prêtre" mais
"Monsieur le Recteur", celui qui régit les conscience. Celui-ci impose des prescriptions
morales. Il interdit les bals, sauf les jours de mariage puisqu'ils permettent d'appeler
d'autres mariages. A ce moment là seulement, on peut danser les uns avec les autres. La
morale du prêtre concerne pour une grande part la sexualité : tout est fait pour rappeler
aux jeunes gens qu'il n'est de sexualité que dans le cadre du mariage et à condition
29
qu'elle soit prolifique. Il n'y a pas de conception pré-maritale qui advient à Limerzel et
donc on en conclut l'idée que l'Eglise peut régir les comportements. Ces comportements
valent aussi sur la question de l'éducation des enfants : les parents ne mettront pas leurs
enfants à l'école publique. Celle-ci est l'école dont on dit qu'elle est celle "du Diable", et
peu de jeunes gens la fréquente. Aller à l'école publique c'est commettre un péché !

Pour ce qui a trait aux conduites politiques, le Recteur est également le recteur
des consciences. Jusque dans les années 1950-1960~, le prêtre, dans ce régime de
chrétienté, donne des conseils électoraux explicites. Les bons candidats sont ceux qui
défendent l'école privée, ceux qui vont à l'église le dimanche - ceux qui acceptent le
régime catholique d'existence. L'acte électoral est pensé comme un acte religieux. Bien
voter ce n'est pas simplement défendre les intérêts de l'Eglise, mais aussi défendre la
croyance en Dieu, à tel point que les prêtres de Limerzel n'hésitent pas à dire : "Si vous
votez pour les ennemis de l'Eglise, il vous en coûtera pour votre salut." Se mêlent ici ce
que la Modernité a défait, avec une réimbrication des fonctions les unes dans les autres.
L'acte religieux ne se défait pas de l'acte électoral. Pourquoi en 1965, vote-t-on à 90%
pour la droite ? Voilà la réponse.

Ce village va connaitre la même déperdition que les autres villages de France, à


partir des années 1970~, et surtout avec les années 1980-1990~. On remarque des
processus de détachement très lourd. Pour ce qui a trait à la pratique, il y a des
cérémonies qui ont totalement disparu. A partir de 1965-1966, il n'y plus de Vêpres. Les
gens de Limerzel ne vont plus à l'église et les prêtres sont contraints de modifier leurs
pratiques. Ils estiment en particulier qu'il ne faut pas trop appuyer sur les questions de
cérémonie, de pardon, etc. Il faut se défier du culte des saints ; il faut rationaliser la foi.
On a donc cette tendance qui consiste à se défier de la religion populaire. Dans ces
années-là on supprime toute une série de cérémonies que l'on considère désuettes. Mais,
il reste tout de même de la pratique religieuse ? Oui, mais de moins en moins. En 1955,
on compte encore le dimanche 85% de pratiquants. Dans la France entière, on arrive à
35% de la population. En 1975, on n'est plus qu'à 50% de pratiquants à Limerzel et en
1985 ce chiffre tombe à 20%. Limerzel - bloc de chrétienté -, s'effrite.

On pratique désormais le concubinage, et donc des conceptions hors-mariage.


On trouve 20% de jeunes gens qui préfèrent se marier seulement à la mairie dans les
années 1970~. L'école publique reçoit elle 50% des élèves. On parle de "civilisation
paroissiale" pour décrire ces sociétés rassemblées autour de leur clocher. Ici, ce n'est
plus le cas. Jean Fourastié disait : "Le cimetière est au centre du village, comme l'Eglise
est au centre de la vie." Sur les comportements politiques, les questions se traitent très
aisément. Limerzel va, dès les années 1980~, voter à gauche au point de porter au
pouvoir de la commune un socialiste dans les années 1990~. Tout cela est accompagné
par un changement de discours du côté des prêtres, ce qui va toucher les croyances. Dès
la fin des années 1950~, ils ne donnent plus de consignes électorales. Ils sont de plus en
plus conscients de l'autonomie des réalités terrestres. Donc, on vote à gauche mais
surtout la religion change de sens. Les prêtres ne développent plus - et encore moins
aujourd'hui -, une religion de la peur. L'Eglise se trouve désormais réceptable de cette
philosophie hédoniste de la vie, qui passe par une immanentisation du message
religieux.
30
Aujourd'hui, le catholicisme ou la religion de manière plus générale, qui a été si
souvent lié à la ruralité, est désormais lié à l'urbanisme et aux grandes villes. A
Limerzel, dès les années 1960~ le monde s'ouvre : ce n'est plus un univers clos. Les
habitants de Limerzel sortent de leur village avec la voiture, avec les congés, avec cette
idée que, plutôt que d'aller à la messe le dimanche, il est possible d'aller ailleurs, à la
plage. La société offre aux gens de Limerzel un choix entre les biens religieux et les
biens séculiers. Cet univers s'ouvre aussi puisque les habitants de Limerzel quittent la
terre pour les usines des moyennes villes alentours qui, alors, s'industrialisent. Ce qui
caractérise Limerzel dans les années 1920-1930~ c'est qu'il n'y a qu'une seule source
d'information, le Recteur. L'univers se pluralise quelques dizaines d'années plus tard
avec la radio et la télévision. En outre, le niveau d'éducation s'améliore. Les habitants de
Limerzel, auaparavant, s'arrêtaient à l'école privée, et jusqu'en 1923 ils ne passaient que
le certificat d'étude - qui n'est alors même pas national ! Ils n'avaient donc aucun
diplôme d'Etat. Par ailleurs, l'Eglise elle-même connaît des bouleversements internes.
Le Concile Vatican II, ouvert par le Pape Jean XXIII, de 1962 à 1965, va bouleverser les
schémas de rapport au monde des Catholiques. Jean-Marie Denigany (?) dit qu'à partir
de ce concile, on ne pense plus l'appartenance religieuse de la même manière : avant on
était catholique lorsque l'on respectait des règles, désormais, cette appartenance est une
question de sensibilité.

A Limerzel, la religion n'a pas totalement disparu. L'Eglise n'a plus le poids
qu'elle avait auparavant. Les pratiques déclinent, les croyances se transforment, les
normes ne sont plus obéies. Il reste une spiritiualité. Quand on interroge les habitants de
ce village, ils croient encore mais ne croient plus au Dieu vengeur : leur Dieu est plutôt
du côté des esprits - ou de l'esprit -, de la force vitale. Ils restent attachés attachés à la
culture catholique mais en ont réinvesti les significations à partir d'un univers qui n'est
ni normé ni hiérarchique, qui dépend de la seule subjectivité du sujet. Ils ne croient plus
de la même manière, de fait. Les enquêtes d'Yves Lambert s'étant arrêté en 1980~, il est
difficile de poursuivre ce constat.

On peut mettre en forme cette analyse à partir de toute une série d'enquêtes qu'on
appelle, en statistiques, en population générale, qui s'établit, soit par quotas, soit par le
sondage aléatoire. Cette seconde méthode nous incline à repérer des individus dans la
population totalement par hasard. Les enquêtes sur les valeurs des européens
fonctionnent à partir de la méthode des quotas ; celles-ci se déroulent en gros tous les
dix ans et concernent vingt-huit ou vingt-neuf Etats. La première date de 1981 et la
dernière date de 2018, dont les résultats paraîtront complets en 2019. Que dire de ces
enquêtes, qui portent en France sur 20 000 personnes ? On peut dire que ce qui
caractérise le religieux envisagé dans ces enquêtes généralisées c'est deux choses
essentielles : 1° on insiste à une désinstitutionnalisation du croire, 2° on insiste, aussi, à
une subjectivation du croire. On ne peut guère parler de disparition du croire. Il y a une
expression qui est empruntée à un sociologue du nom de Timms qui est intéressante à
cet égard : unchurching, désecclésialisation, soit le fait que peut-être nous croyons, mais
que nous refusons d'appartenir. Une sociologue du nom de Grace Davie a cette
expression qui dit que nous sommes dans une ère du believing without belonging. Dans
nos sociétés, et on le voit aujourd'hui avec ce qui vient d'arriver à Notre-Dame-de-Paris,
il y parfois du belonging without believing.
31
De nombreux anti-cléricaux ont pu tenir, pour cet événement, des discours qui
laissent à croire qu'ils se sentent appartenir à une culture, à un patrimoine. A travers ces
deux expressions, on a une idée de la religion dans nos sociétés contemporaines, d'un
religieux qui n'est plus intégré. L'Eglise n'arrive plus à recouvrir la totalité de nos
sphères d'existence : tantôt nous adhérons à Dieu, sans participer à ses rites, tantôt nous
nous sentons appartenir à la culture chrétienne, sans adhérer à Dieu. En dépit de la
sécularisation, il reste un certain nombre d'appartenances ténues en apparence, mais
probablement plus profondes qu'on ne le croit. Le sentiment d'appartenance, on le voit
très clairement dans tous les pays européens. Quand on pose la question aux
Européens : "A quelle religion appartenez-vous ?", on pourrait s'attendre à des chiffres
catastrophiques au regard des pratiques religieuses. Pourtant, le niveau d'appartenance
reste très élévé et nos concitoyens européens sont finalement très peu enclins à répondre
qu'ils n'appartiennent à aucune religion. Il y a des cas qui sont tout de même des cas où
la non-importance est forte - comme en France -, mais dans sa globalité, l'Europe
appartient.

En 1982, on avait encore 85% de la population européenne qui se disaient


catholiques, protestants ou orthodoxes. En 1999, presque vingt ans plus tard, on trouvait
encore 70% des Européens à se dire catholiques, protestants ou orthodoxes. En 2008, on
maintient ce même niveau, avec aujourd'hui, chez les plus jeunes, une réaugmentation
du sentiment d'appartenance. Ces gens-là sont une minorité à croire et à pratiquer. Il
faut, ici, s'interroger : pourquoi ces chiffres ? On peut dire que le religieux, ce n'est pas
simplement de la croyance théologique - Dieu, le Christ, le Saint-Esprit -, mais c'est un
fait "social total" comme le disait Marcel Mauss qui rattache l'individu, surtout dans des
sociétés de plus en plus accélérées, à un repère. Ce repère est à deux niveaux : 1°
l'individu est inscrit dans une lignée familiale soit l'idée précisément que ceux qui se
réclament d'une affiliation, témoignent en même temps d'une filiation, 2° ceux qui
croient au ciel et ceux qui n'y croient pas convergent vers un même sentiment vis-à-vis
de Notre-Dame-de-Paris ; ils sont dans une même lignée nationale.

Il faut prendre en compte le fait que la survivance d'un religieux d'appartenance


n'est pas sans lien avec ce qu'on a pu appeler dans les années 1990~ la revanche des
nations, qu'on a tendance de plus en plus volontiers à penser en Europe à partir de leur
patrimoine historique, des racines chrétiennes dont elles résultent. Cette idée n'était pas
abordée dans les années 1960-1970~. Elle réapparait dans les années 1990~ avec cette
idée que la France est "la fille aînée de l'Eglise". On a donc une association entre nation,
religion et sentiment d'appartenance. S'affirme là une sorte de configuration sémantique
où l'on relie des éléments qui auraient très bien pu être séparées, avec la question de la
patrimonialisation du religieux. L'enseignement moral disparaît dans les années 1960~
avant de réapparaître dans les années 1990~. Entre ces deux bornes, l'individualisme
avait surpassé l'idée même de communauté. Aujourd'hui, cet enseignement se fonde en
partie sur cette idée de racines chrétiennes et de religion civile, qu'on fait premièrement
s'établir sur l'idée de raison, puis de christianisme.

Ce qu'on appelle en anglais the vicarious religion - la religion par procuration -


théorisée, en tant qu'expression, par Grace Davie, met en lumière l'idée que nous
n'assistons plus à la messe, que nous ne respectons plus les normes de l'Eglise, mais que
32
nous - citoyens européens - sommes heureux de voir que, l'Eglise, appuyée sur quelques
croyantes, continuent d'exister. Il y a des mobilisations par procuration. Cette Eglise,
nous sommes heureux de la voir maintenue par d'autres personnes comme une réalité
vivante. Appartenir sans croire, c'est aussi récuser tous les signes et les pratiques qui,
hier encore, étaient rattachés à cette idée d'appartenance. On croit, mais sans s'attacher
aux grandes pratiques, normes ou croyances que les institutions ecclésiastiques
portaient.

Guy Michelat et Michel Simon en 1966 écrivent un ouvrage du titre de Classes,


religion et comportements politiques. Le point de départ de cet ouvrage est de savoir si
l'appartenance de classe compte plus que l'appartenance religieuse dans la détermination
des comportements politiques. Cette appartenance religieuse, ils la définissent à partir
de la pratique dominicale ; ils décident de faire une distinction entre les pratiquants et
ceux qui ne le sont pas et qui peuvent, parfois, même, ne jamais se rendre à l'office. La
pratique, pour nos sociologues, ce n'est pas une activité comme les autres : elle reflète et
détermine un univers mental. Être pratiquant c'est manifester visiblement, parfois même
sans le savoir, une certaine configuration de son propre imaginaire. Plus on est
pratiquant, plus on adhère aux normes de l'institution ecclésiale, et en particulier aux
normes relatives à la famille. De plus, le fait d'être pratiquant conduit ceux qui assistent
aux offices à voter massivement à droite. Dans les enquêtes qu'ils mènent, le
déterminant religieux explique davantage les comportements politiques, que les
déterminants socio-économiques. Un ouvrier catholique, dans les années 1950-1960-
1970~ a plus de chances, de fait, de voter à droite, qu'un cadre athé. En ce sens, la
pratique dit plus qu'elle-même.

Ce qui apparaît c'est que la pratique a considérablement diminué au cours de ces


dernières décennies. En Europe de l'ouest, elle avoisinait, dans les années 1950~, 50%
de la population, et donc 50% de la population pratiquaient de manière hebdomadaire.
Cette importance de la pratique décroît et d'une certaine manière ne cesse de décroître,
mais si elle s'est stabilisée récemment. Aujourd'hui, sur le même territoire, nous sommes
aujourd'hui à 14% de la population qui pratiquent regulièrement, une fois par moi. En
France, dans les années 1950~, 37% de la population pratiquent le dimanche, et dans
certains pays de chrétienté, c'est beaucoup plus. Dans l'Hexagone, on assiste à une
décroissance très forte et en 1970 il n'y a plus alors que 20% de pratiquants réguliers. A
partir des années 2000~, on se situe à 2-3% de la population qui assistent à la messe une
fois par moi. Il faut envisager les lois venues libérer les corps comme le résultat d'une
dissociation vis-à-vis d'un religieux lourd qui se manifestait par l'adhésion à une
pratique religieuse régulière.

Il y a, sur la question des normes, une perte de confiance dans l'Eglise. On pose
aux Européens la question de savoir si les grandes institutions nous inspirent confiance.
L'indice a beaucoup perdu du point de vue de la confiance, tout en se maintenant à un
niveau convenable. En 1972, 75% des Français disent avoir confiance en l'Eglise. Au
début des années 1990~, ce chiffre se maintient à 60%. Le mot confiance n'est pas
précisé, évidemment, mais les chiffres sont là ! Si on prend l'enquête qui va sortir en
2019, il faut noter que nous ne sommes plus qu'à 40%. On a donc une perte d'emprise de
l'Eglise sur la société française, mais cette emprise est toutefois très raisonnable, avec
33
seulement 6% des Français qui déclarent avoir confience dans les syndicats, et
seulement 3% des Français dans les partis politiques. On retrouve là la situation
précédemment évoquée, avec l'idée qu'il y a probablement un attachement à l'institution
pour ce qu'elle représente d'historicité, de culture agglomérée. Même ceux qui font
confiance à l'Eglise, toutefois, s'éloignent de ses normes.

En 1974, on avait demandé aux Français s'ils étaient favorables à l'avortement.


Encore 55% de la population étaient défavorables à l'Interruption Volontaire de
Grossesse. On décide de faire passer la loi contre l'opinion publique. Aujourd'hui, on ne
trouve plus dans la population française que 20% des Français pour dire qu'il faudrait
limiter le droit à l'IVG. Tout cela fait système ! On peut donc voir que nous sommes
dans une désecclianisation. On fait encore confiance à l'Eglise, mais dès lors qu'il s'agit
d'adhérer à ses pratiques ou à ses normes, la société se distingue de l'institution. Est-ce à
dire que dans le monde contemporain, Dieu serait totalement mort ? La réponse est non.
Le religieux se remplit de ses significations propres, mais dans un sens qui n'est pas du
tout souhaité par l'institution. Il nous faut alors aborder le sujet de la subjectivation du
religieux.

On peut dire que nous sommes entrés dans un monde subjectiviste du point de
vue de la foi marqué par l'entrée dans un système de croyances et de pratiques
totalement inédit, où les options personnelles sont à la disposition des individus dans la
fabrication de leur propre vision du monde. Dieu ne s'impose plus à nous, nous
choisissons de lui donner la signification que nous souhaitons lui voir adopter. La
conscience subjective l'emporte désormais sur la parole ecclésiale. Il faudra attendre les
années 1960-1970~ pour ce phénomène s'affirme peu à peu. Ce décalage s'affirme
autour de deux principes : 1° l'autonomisation de la croyance, 2° et sa relativisation.

En 1994, 71% des Français sont d'accord avec l'idée suivant laquelle c'est à
chacun de définir sa religion, indépendamment des Eglises. Dans les années 1960~,
environ 30% auraient adhéré à une telle idée. Si l'on prend les années 2010~, 85% sont
d'accord avec cette idée. On est donc en plein questionnement vis-à-vis de la
désinstitutionnalisation du croire, avec une distance qui s'établit entre le sentiment
religieux et l'obéissance religieuse. Les normes promues par les institutions s'effacent :
on pourrait dire que "Dieu est mort", comme le dit Steve Bruce dans son ouvrage God is
dead. Pour lui, la diminuation des pratiques et des normes religieuses signifie qu'il y a
bien une diminution de la présence de Dieu dans la société. Bruce s'inscrit ainsi dans la
continuité de sociologues comme Bryan Wilson ou Peter Burger, qui considèrent que
bientôt la foi disparaîtra de nos horizons de sens. Or ce jugement semble excessif, il n'y
a pas forcément disparition comme nous l'avons vu, mais simplement un phénomène de
subjectivation de la foi.

Le spirituel s'est substitué au religieux, voilà l'idée prônée par les auteurs
britanniques comme Steve Bruce. Paul Heelas, lui, dit que le religieux n'existe plus et
qu'il a été substitué par le spirituel. En sociologie des religions, le spirituel a été théorisé
notamment par cet auteur. Il a travaille avec Linda Woodhead sur cette question. Pour
Paul Heelas, le spirituel se distingue du religieux par deux traits : 1° une absence de
hiérarchie, "d'instance de vérification" (cf. Foucault), il n'y a pas d'instances extérieures
à moi-même qui viendraient donner l'écumons, le subtil secret, la vérité de la foi. On
34
invente soi-même la "prose du monde", sa propre configuration du monde. Il n'y a donc
pas de hiérarchie disant comment penser. 2° une absence de normativité. D'un côté, le
religieux suppose un ordonnancement du monde, un système d'ordre ; le spirituel, quant
à lui, fait l'économie de la norme et laisse chacun construire son propre système qui est
toujours à la fois réversible et réformable. Dans la spirituel, sur le plan institutionnel,
c'est simple : il n'y a pas d'institution et pas de norme. Sur le plan substantiel, il n'y a pas
de sens préétabli, mais une vérité qui se trouve en position d'évolution constante.

Il nous faudrait parler du processus d'automisation du religieux. Les gens


continuent à croire en Dieu, mais selon un double phénomène d'organisation : 1° un
phénomène de bricolage, 2° un phénomène de communalisation.

Le concept de "bricolage" vient de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss qui,


dans les années 1950-1960~ note qu'il y a des phénomènes de réinventions de la
tradition. On reprend des éléments de la tradition, qui constitue une continuité de
références, mais l'Histoire transforme ces éléments et les sujets eux-mêmes dans
l'Histoire les reconfigurent. Lévi-Strauss s'intéressait aux sociétés primitives, dites et
longtemps considérées comme "sans histoire" or, pour lui, il y a de l'Histoire dans ce
type de société puisqu'elles bricolent leur propre système de sens.

Des auteurs reprennent cette notion de "bricolage" pour l'appliquer dans les
sociétés occidentales. Il reste des fragments de tradition mais qui sont investis de sens
nouveau. Sans se préoccuper de la cohérence dogmatique que les générations
antérieures, portées par les institutions du croire, avaient promues, les contemporains se
détachent de ces institutions et alors les populations laissent leur esprit inventer du neuf
et créer de l'inédit, en prenant les bris, les fragments des anciens systèmes de sens et en
les collant les uns aux autres. On a ici l'articule du bris et du collage, ce qui rappelle
l'idée même de "bricolage". C'est André Marie qui a fait ce jeu de mot. On prend des
fragments que l'on emprunte à différents univers culturels et on colle les fragments,
indépendamment des communautés, pour en faire soi-même son propre système de
sens.

On trouve un phénomène de syncrétisme dans les pensées de nos contemporains


à propos de l'après-vie. On a des systèmes antinomiques comme celui de la résurrection
chrétienne et celui de la réincarnation. D'une part, on a l'idée chrétienne que l'on
reviendra sur Terre au moment où les corps connaîtront la résurrection, de même que le
Christ a connu la résurrection : c'est l'annonce d'un ininéraire du commun pour les
mortels. La foi chrétienne dit que l'on disparaître mais que, à terme, nous réssusciteront.
Ce système dogmatique dit que l'on va quitter la Terre puis y revenir grâce à la décision
de Dieu, avec toute une période où l'on sera entre le Paradis et l'Enfer.

D'autre part, on peut avoir un autre système de sens qui est celui de la
réincarnation, l'idée étant que notre esprit ne quitterait jamais totalement ce monde mais
qu'il serait appelé à se réinstaller dans d'autres substances corporelles. Cela existe dans
le bouddhisme où il y a un cycle de réincarnation qui s'établit jusqu'à trouver le nirvana,
mais on trouve également cela dans la religion hindouiste. Celle-ci dit que l'on prend de
nouvelles apparences corporelles, en changeant notamment de statut social, d'une caste
vers une autre par exemple. Un brahmane qui s'est mal comporté peut devenir un dalit.
35
Nous avons donc vu deux modèles antinomiques. D'un côté le christianisme
propose l'idée d'une résurrection avec un temps qui serait ailleurs que sur la Terre, et de
l'autre, on a le bouddhisme qui veut que l'on se réincarne directement sur Terre mais
dans un autre corps. Quand on interroge les Européens, on se rend compte qu'ils
pratiquent le "bricolage" : ils peuvent dire qu'ils sont adeptes de la réincarnation, que
l'esprit va rester au monde, acceptent la crémation mais la dispersion des cendres permet
de vivre dans la nature. Il y a des bris chrétiens qui demeurent - croyance de demeurer
sur la Terre et d'un retour dans le monde avec ceux qu'ils ont quitté par la mort et qu'ils
retrouveront aux jours glorieux. Demeurent donc des traces du modèle chrétien, mais on
a deux modèles de sens qui s'articulent dans l'esprit de nos contemporains.

La géographie sarcale - la géographique d'après la mort - dans l'imaginaire


occidental a été marqué par la superposition verticale de trois modes : l'Enfer, le
Purgatoire et le Paradis. C'est une conception qui date du XIIX-XIIIème siècles. Le
Purgatoire est un lieu où l'on se purge des péchés que l'on a "connu sur la Terre", c'est
un moment de rémission : on purge les déficiences de nos êtres pour accéder au Paradis.
Le Purgatoire remet en cause la division binaire originaire qui veut que l'Enfer soit pour
les Damnés et le Paradis pour le Justes. Mais au XII-XIIIème siècles on crée ce monde
intermédiaire : c'est une avancée de la théologie ; l'Eglise crée du neuf. Le Purgatoire est
le fruit d'une révolution sociale et économique qui correspond à cette époque où une
partie de la population sort d'un monde qui était jusqu'à lors absolument rural. La
société occidentale voit alors apparaître - sur l'axe du Rhénan - la constitution de villes -
Villefrance, Chalon s/ Saône, Francfort - qui sont des création bourgeoises, des villes de
foire qui viennent relativement modifier la vie rurale.

Ces bourgeois veulent gagner de l'argent et donc, ils pactisent avec Mammon, le
dieu de l'argent, avec la chrématistique, le goût de l'argent. L'Eglise se demander que
faire de ces personnes-là. Faut-il leur donner unes espérance ? L'Eglise va alors inventer
le système intermédiaire de la purge, du Purgatoire qui s'établit alors comme un moment
de rachat qui permet à celui qui est encor eimpur de gagner la pureté nécessaire pour
atteindre le Paradis. C'est une question d'organisation sociale : on essaye de penser la
justification de la légitimité des activités capitalistes naissantes. L'Eglise, en ce sens,
cherche donc à accompagner le capitalisme et à la réguler. L'invention du Purgatoire ne
concerne pas seulement notre salut individuel mais c'est un discours qui pense
l'organisation sociale dans son ensemble. C'est une zone intermédiaire qui dit que
l'activité capitaliste est à réguler et à encadrer : il faut avoir peur de l'activité capitaliste.
On peut essayer de gagner de l'argent, certes, mais on ne peut pas organiser une société
qui recherche indéfiniment le profit. L'Eglise accompagne le capitalisme tout comme
elle le déteste.

Cela s'est inventé au moment des premiers essors économiques des villes qui
créent un premier exode rural, avec des paysans qui proposent alors de vendre leurs
bras. L'Eglise se rend bien compte que Mammon comment à l'emporter sur Dieu et se
donne comme objectif d'encadrer les personnes qui font de l'argent, à travers le
Purgatoire. Elle leur donne tout de même une espérance. L'Eglise ne pouvait pas dire
que ces personnes étaient destinés au Paradis, parce que cela aurait été baptiser
Mammon, mais elle ne pouvait pas non plus dire à ces personnes qu'elles iraient en
36
Enfer parce qu'après tout, ce sont de bons Chrétiens. Donc le Purgatoire c'est condamner
Mammon mais c'est aussi sauver le bourgeois. C'est ce que développe George Duby
dans L'Invention du Purgatoire.

C'est à partir de ce moment-làn que nous avon créé trois lieux différences pour
recomposer la géographie sacrale. Mais cette géographie sacrale est aujourd'hui l'objet
de profondes négociations de la part des contemporains. Alors que l'Enfer et le Paradis
étaient au XIXème siècle et au début du XXème siècle des mondes qui travaillaient
conjointement et que l'on considérait comme deux polarités, à partir des années 1950~
on ne vas plus considérer que le Paradis. En effet, depuis ces années 1950-1960, il y a
un pôle qui s'est évidé de l'esprit de nos contemporains, celui de l'Enfer - sauf dans les
marges évangéliques qui croient en Satan. Il ne demeure, tout au plus, que le pôle du
Paradis. Lorsque Michel Berger chante "J'irai dormir dans le Paradis blanc", on a cette
idée que les individus développent leur propre conception de l'après-vie, tout comme ils
régissent les principent qui régulent leur propre existence terrestres, ils vont également
composer leur existence après la mort. Montaigne annonçait déjà qu'il était nécessaire
de vivre avec le sentiment de la mort, et qu'il fallait donc "investir la vie dans toute sa
plénitude". Cette dernière expression fait écho avec la philosophie hédoniste. On a donc
une confusion entre le bien et l'éagrable, avec l'idée qu'il n'y a pas de jugement qui
interviendrait désormais sur nos propres déficiences. Nous sommes voués à avoir une
vie agréable dans la mort même. Nous nous plaçons donc en quête d'un agréable qui ne
se finirait jamais.

Nous sommes là dans des sociétés qui nous permettent de bricoler avec des
grands systèmes dogmatiques. Notre monde est unipolaire. Le paradis peut être rejeté
dans un autre monde et la mort n'est plus le lieu du soucis mais le terme du plein
épanouissement de soi. Se maintiennent donc des éléments du monde ancien, mais nous
bricolons avec ces vieux systèmes de sens. Nous sommes désormais des êtres en
recherche d'épanouissement. Le religieux à l'époque contemporain a tout à voir avec le
subjectivisme et l'idée que chacun produit son propre code de sens à travers une série
d'inventions. A côté de la subjectivation, il y a la pragmatisation du religieux. On ne
juge plus la validité du système religieux à partir de sa vérité intrinsèque mais à partir
des effets pratiques que le système religieux peut avoir sur notre bien être. Le critère du
religieux, ce n'est plus le vrai, mais l'effet pratique qui en est la conséquence sur monde
existence. Ce qui est important c'est que la croyance à laquelle j'adhère va me permettre
de vivre mieux, et donc l'on juge le religieux par l'empirie.

On peut prendre un autre exemple de subjectivation, en prenant le travail d'une


chercheuse qui travaille sur des femmes qui parlent aux Anges dans le Sud de l'Italie, en
Calabre. Ces femmes sont connues pour être capables de parler aux morts, aux Anges et
on vient les voir parce qu'elles sont des medium pour contacter d'autres mondes. Elles
sont capables de faire la médiation. Il faut voir la manière dont l'Eglise cherche à
réguler tout cela, car c'est embêtant pour elle. Ces gens-là ont une parole incontrolâvle ;
leur rapport aux esprits est un rapport charnel. Cette parole est très difficilement
régulable, et néanmoins elle est une parole inquiétante. Avant le christianisme il y avait
déjà des soricre sui parlaient aux esprits, et on pourrait analyser cela comme les restes
du chamanisme. Une fois le christianisme arrivé, on a cherché à lutter contre cela. Le
prêtre a, à côté de lui, des personnes qui introduisent un caractère charnel dans la
religion. Il y a eu pendant longtemps une opposition entre le prêtre et le sorcier comme
37
le note Max Weber, mais les femmes de Calabre ne doivent pas être analyser selon ce
point de vue. Ces femmes sont très modernes car elles aussi "bricolent" : elles ne
reprennent plus de manière intégrale les mots d'intervention des sorcières : elles
réinventent leur propre tradition, la manière de parler aux Anges. Elles créent du neuf et,
en ce sens, elles sont un exemple du phénomène de subjectivation et de "bricolage" du
religieux.

Passons désormais au phénomène de la communalisation qui veut que les


individus recréent eux-mêmes leur propre rapport au spirituel à partir du désir
d'épanouissement personnel que tout un chacun entretient. L'Homme n'est pas seul face
à Dieu Nous avons besoin de nous associer à d'autres lorsque que nous croyons ; on a
besoin de communaliser notre foi, de créer la relation avec autrui dans le fait de croire.
Il est extrêmement difficile de croire seul, le sujet a besoin de partager. Il se construire
un système, certes, mais est-il assuré que son système est vraisemblable ? Pour se
réassurer, il a besoin de parler aux autres, il cherche des validations avec d'autres
croyances dans le fait de les partager avec autrui. Dans une société individualiste, il
existe des phénomène d'agrégation autour de noyaux de sens et de croyances
communes. Peter Burger écrit en 1967 l'ouvrage The Secrete Canopee - traduit comme
La Religion dans la conscience moderne avec cette idée d'une canopée qui nous englobe
de toutes parts. Dieu est partout et on est englobé dans le système. Mais cette "canopée
secrète" a été détruite par des systèmes de différenciation. Mais, qu'a-t-on mis à la place
de ce système englobant ? Christian Smith a trouvé une expression pour qualifier les
individus qui s'agrègent autour de la même spiritualité : il dit qu'ils sont placés sous des
"sacred umbrellas". La canopée est alors réduite à un simple parapluie. Nous formons
ainsi de petits groupes qui s'agrègent sous un spirituel parapluie. Il y a une réduction des
agrégations mais en même temps, les agrégations spirituelles existent toujours. On
essaye de valider le système de croyances par agrégation avec d'autres. Tout cela se
perçoit dans toutes les grandes religions et dans chaque système de croyance.

Il existe des réseaux qui se sont construits en dehors des grandes Eglises, qui ont
rompu avec l'existant mais qui agrègent des individus qui croient semblablement. Ce
sont des mouvements sectaires et des réseaux mystiques :

1° première formule de communalisation : la secte est le modèle de la clôture. On crée


des frontières. A l'intérieur ce sont les élus qui possèdent la vérité produite par le
groupe. Tout le reste relève de la corruption. La secte, c'est le rejet de l'altérité et
l'assurance que la vérité se trouve dans le groupe auquel l'on appartient. "Dieu vomira
les tièdes" dit l'Evangile selon Saint-Jean. Les sectes refusent les tièdes, les
compromissions.

2° deuxième formule de communalisation : les réseaux mythiques sont des maillages


fondés sur des systèmes d'interrelations souples. Dans les sociétés contemporains, il y a
des acteurs qui n'ont pas rompu avec le monde : les nébuleuses yoga, végan, etc. qui se
retrouvent dans un monastère bouddhique quelques jours puis retournent dans le monde.
Ces individus partagent la même expérience reflexive spirituelle, ce qui est un élément
typique de la communalisation. On a donc affaire à des rencontres temporaires.

3° troisième formule de communalisation : l'Eglise, ainsi appelée par Troeltsch et


Weber. Mais qu'est-ce qui caractérise l'Eglise ? C'est une institution qui essaye de
réguler les comportements de ses fidèles à partir de normes de vérité, à partir d'un
système doctrine, fondé sur les dispositif de sens et de disciplines. On pourrait dire que
c'est une secte sauf que l'Eglise accepte les compromis et en particulier, les compromis
avec le monde. L'Eglise sait que nous sommes impurs, elle accepte cette impureté. Il y a
38
toujours eu dans l'Eglise les pieux qui en font toujours davantage vis-à-vis de
l'ascétisme de leur conduite de vie, et dans leur coupure avec le monde et ceux qui ne
respectent pas toutes les normes scrupuleusement. On a donc des compromis avec le
monde.

On a donc trois réseaux de communalisation différentes : la secte, avec l'idée


d'une "discipline absolue", le réseau mythique avec l'idée d'une "anarchie absolue" et
l'Eglise avec l'idée d'une "anarchie organisée". Nous pourrions alors définir le fait
religieux. Celui-ci est "l'ensemble des systèmes de foi, de croyances et de dispositifs
rituels qui permettent aux sujets et aux sociétés de nouer des relations avec des entités
invisibles, meta-empiriques, surnaturelles. Le bouddhisme, par exemple, appartient au
fait religieux parce qu'il met le croyant en relation avec un "prophète exemplaire",
Bouddha, qui après des pratiques méditatives, permet d'attendre un état supérieur de
conscience et, à terme, le nirvana.

Ce phénomène de communalisation veut que, même dans les sociétés


individualistes, on ne peut pas croire seul, on doit faire valider son propre système de
croyance en entretenant des interactions avec d'autres qui croient de la même manière
que nous - que ces interactions soient fortes ou faibles. Ces mouvements religieux sont
parfois créés à partir de la figure de leur leader : tout s'appuie fortement sur les
systèmes de croyances antécédents.

A l'intérieur des Eglises historiques, il peut y avoir un processus de


rassemblement, de congrégation. C'est le cas avec le catholicisme qui s'est mis en place
à partir de congrégations aux marges de l'Eglise officielle. Il s'est surtout instauré sur la
base d'une critique de cette Eglise officielle, dans le but de construire un univers
utopique fondé sur le partage, la fraternité et la justice pour les membres de la
communauté créée. Au XII-XIIIème siècle, on voit émerger des ordres mendiants : les
Dominicains - les fils de Dominique - et les Franciscains - les fils de François d'Assise.
Ceux-ci sont des congrégations nouvelles qui cherchent à retravailler le message
biblique. On cherche une réalisation partielle du monde de Dieu.

Dans une période plus récente, dans les années 1970~, il y a eu la création de
congrégations autour d'une mouvance charismatique. Ces groupes religieux se sont
implantés dans un protestantisme qui développait la religiosité de l'émotion, qui se
traduisait elle-même par le fait de cultiver des dons de prophétie, des dons de guérison,
d'entretenir des communications avec le Saint-Esprit. On a donc une religiosité de
l'effusion et de l'émotion qui se construit à partir de modèles en provenance des Etats-
Unis, une religiosité qui va connaître une audience dans la société française. En outre,
on a la création de groupes de mouvance néo-conservatrice-restitutionniste qui tentent
de retrouver des liturgies, des fêtes, des façons de prier, des modes vestimentaires
traditionnelles. Par exemple, il y a la "Communauté Saint Martin" que l'on considère
comme mouvement restitutionniste puisqu'il observe une foi traditionnelle contre les
préceptes invoqués par le Concile Vatican II.

On peut être confrontés à des phénomènes sectaires au sein même de l'Eglise


instituée. Beaucoup de communautés qui se structurent autour d'un gourou, d'un leader,
prétendaient rester dans l'Eglise et cultivaient son langage pour asseoir leur propre
pouvoir. On a la mise en place d'une clôture pour couper les membres du reste de la
société, une remise en cause de leur moi de la part des adeptes, se dévouant totalement
aux leaders de ces communautés. On est là dans une dérive sectaire, avec parfois, à
l'intérieur de la communauté, des abus sexuels exercés par le leader. On a un discours
qui porte celui qui régit le groupe et qui veut que, par la sexualité, on puisse atteindre
39
Dieu. On peut donc dire qu'à l'ntérieur de groupes qui se placent au coeur même de
l'Eglise se mettent en place des phénomènes sectaires. On peut citer l'exemple de la
"Communauté des Frères de Saint Jean" qui était dirigée par un prêtre considéré comme
un intellectuel et un saint, Père Marie Dominique Philippe, qui a soumis son groupe à
une dictature de ce type - sectaire. Il y a une une véritable polarisation sectaire dans
cette communauté. Le catholicisme peut être aussi une enclave à l'intérieur de laquelle
des subjectivités cherchent à valider leur propre mode de croyance.

Donc, quand l'invidiualisme est trop dur à supporter, il faut valider nos
croyances par les lieux communautaires que l'on choisit. En outre, la liberté de choix
domine. Dans le protestantisme, on a deux grandes polarités :

1° le courant luthéro-réformé : pendant longtemps, en France, il y avait deux Eglises,


l'Eglise Réformée et l'Eglise luthérienne. Aujourd'hui celles-ci sont rassemblées auour
de l'Eglise Protestante Unie de France - EPUF -, qui accueille désormais les Luthéro-
réformes. C'est une Eglise rationnelle, fondé sur un accord tendanciel avec le monde
moderne.

2° le courant évangélique : le courant évangélique en France connaît une grande


expansion. Au début des années 1960~, ils étaient environ 50 000 ; aujourd'hui, ils sont
plus de 600 000. Il faut noter des phénomènes de conversion internes. Beaucoup de ces
fidèles ont été attirés par l'évangélisme car, quand la société va mal, on n'adhère pas à
des systèmes religieux en accord avec le monde. On a besoin de valoriser des
démarches contre-utopiques qui permettent de se construire à partir d'une société
décevante. Il faut aussi noter des phénomènes de migration puisque l'évangélisme est
souvent le fruit de transferts de populations, avec notamment un flux Sud-Nord avec des
populations migrantes qui s'installent dans les villes et qui mettent en place de nouvelles
structurent religieux - notamment les populations venant d'Afrique pour la France.

L'histoire du protestantisme met en lumière le fait que celui-ci a toujours


accueilli le courant réformé en accomodement avec le monde. Cependant, depuis le
XVIIème siècle, il y a déjà des "courants du réveil", notamment aux Etats-Unis.
Rodgers Williams et John Cutnon sont à l'origine du premier réveil aux Etats-Unis. Puis,
on a eu un autre réveil, en marge du protestantisme main stream. Il y a eu des poches
qui se sont construites, pour faire référence à l'émotion qui transporte les croyants. Ce
protestantisme évangélique a une sorte de trajectoire complexe. C'est un mouvement
ancien qui a produit des missionnaires qui se sont implantés ici et là. Aujourd'hui, ce
courant est puissamment implanté dans la Bible Belt, une ceinture des Etats-Unis allant
du texas à la Viriginie. Là, on a tout un monde de référence à la Bible qui joue un rôle
très important dans les élections locales et présidentielles. C'est donc un monde qui s'est
constitué en réseaux avant de s'étendre.

Qu'est-ce qui caractérise les Evangéliques ?

1° le critère du conversionnisme : en recevant la foi, le croyant renaît à la vie et il


devient un born again. G. Bush Jr. se dit très souvent réssuscité à la vie du fait d'avoir
adhéré à la foi évangélique. On a l'idée qu'une frontière se franchit grâce à la croyance.

2° le critère du cruxisme : avec la venue du Christ sur Terre, sa mort le vendredi saint,
sa résurrection le troisième jour... à partir de ce moment-là s'est ouverte la nouvelle
phase du cruxisme dans la réalité. Par ces étapes, le Christ abolit le péché des Hommes
et ouvre le monde vers un univers tout-plein des idées de réconciliation et de justice.

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3° le critère du biblisme - voire de littéralisme biblique. On a l'idée que pour bien se
conduire dans l'existence, il faille se conformer à la volonté de Dieu pour finalement
trouver le bonheur. Cette idée-là doit s'opérer au jour le jour en suivant les indications
de la Bible. Dans cet ouvrage, on y exprime les règles de la vie droite et heureux. Dans
la lecture littérale de la Bible, on a des éléments de comportements moraux qui nous
sont donnés pour la vie quotidienne.

4° le critère du prosélytisme : l'évangéliste doit convertir l'autre à sa propre vérité.


L'évangélisme a une dimension offensive. L'Eglise catholique a toujours voulu occuper
l'espace public pour montrer que la religion a pour vocation de recouvrir intégralement
nos comportements et notre vie sociale. Les Protestants, au contraire, cultivaient une foi
discrète à l'intérieur du temps. C'était un trait du protestantisme qui ne se vit pas d'une
manière groupée mais à l'intérieur de la communauté du temple. Mais les Evangéliques
vont souvent organiser des marches pour Jésus où ils pénètrent l'espace public de la rue.
On a donc affaire à une attitude prosélyte très affirmée.

Ces quatre critères forment ce que le sociologue britannique Bebbington a


nommé comme étant "le quadrilatère évangélique". On a donc vu comment se décline le
processus d'autonomisation qui caractérise la religion contemporaine, un processus qui
s'exprime à travers le bricolage et à travers la communalisation. Mais on reconnaît aussi
un phénomène de relativisation de la croyance. On est dans un monde de post-vérité qui
renvoie à la figure de la post-modernité. Il y a une mise en doute chez les croyants et les
incroyants de la notion même de vérité. Miatlev disait que "la plus grande injure que
l'on puisse faire à Dieu, c'est d'y croire". Croire en Dieu, c'est déjà commencer à douter
de lui. Aujourd'hui, c'est l'inverse, il y a toujours une mise en cause, une mise en doute
de la croyance, comme d'ailleurs, de l'incroyance.

On assiste aujourd'hui à des phénomènes d'égalisation du croire. Les croyants ne


croient plus qu'il existe une unique vérité, que la vérité ne serait contenue que dans une
seule religion. En 1952, 45% des jeunes de 20 à 35 ans disaient qu'il n'y avait qu'une
seule vérité en termes de religion ; en 2008, 2% de cette même classe d'âge estiment
qu'il n'y a qu'une seule vérité en religion. Désormais, chacun est légitime de porter et
d'inventer et de construire sa propre religion, sans que perosnne ne puisse s'ériger en
juge du dogme que l'autre porte. C'est l'aspect principal de la relativisation du croire : le
croire n'est plus un absolu mais dépend de chacun dans sa relation personnelle au croire.

Raymond Boudon écrit en 1977-1978 un texte sur la tolérance dans Effets


pervers et ordre social. Il y dit que la société française est marquée par le principe de
tolérance. Il n'y a pas un système unique possible mais une multiplicité de systèmes
possibles d'attachement. Henri Mendras pointe la même chose. Il décrit une vague de
tolérance qui vient remettre en cause l'idée d'une vérité unique. Aujourd'hui il y a bien
une remise en cause de la tolérance avec une montrée des extrêmismes, et une difficulté
générale de bien s'entendre avec ses semblables. On sent ce retour à une volonté de
socle dure en ce qui concerne les croyances morales, mais on reste profondément
attachés au principe de tolérance malgré cela. On a un grand débat en France sur la
question de la tolérance, ce courant fonde son analyse de la laïcité sur le principe de
tolérance qu'il oppose au principe d'unité.

Le principe de tolérance édicte le fait que, tant que l'autre ne porte pas atteinte à
ma liberté, il peut exprimer ce qu'il veut. On a une juxtaposition des croyances et des
incroyances qui est régulée par la liberté que je dois à l'autre. Les libertés sont
juxtaposées mais elles sont limitées par l'atteinte à la liberté. L'opposition entre laïcité
d'universalité et d'unité met en relief l'idée qu'il faut, autant que faire se peut, privatiser
41
la référence religieuse pour apparaître dans l'espace public dans sa nudité de citoyen.
Cela réduit considérablement les ports de signes religieux dans l'espace commun. En
revanche, si on a une laïcité de tolérance, on peut être gênés par le port visible, mais on
ne dit rien. Rosa Luxembourg disait : "La liberté c'est toujours la liberté de celui qui
pense autrement."

Ce qui apparaît clairement aussi c'est que, désormais, puisque la vérité est
dispersée etre plusieurs mondes religieux, les croyants se placent souvent sous la
catégorie du possible et du probable - "possibilisme" et "probabilisme". On répond bien
souvent du côté du possible pour l'existence de Dieu. Ce qui vaut pour les croyants vaut
de plus en plus pour les incroyants. On peut récréer dans une société comme la France,
autour des sans religions, deux grandes catégories. La première catégorie qui se dit sans
religion et indifférente représente environ 20% de la population. La seconde catégorie
qui sans dit sans religion et athée représente environ 25% de la population. La France
est, avec la République Tchèque, le pays qui a le plus d'athées. Dans les années 1950~,
les athées représentaient entre 3 et 4% de la population, on en compte aujourd'hui 25%
auxquels doivent s'ajouter ceux qui se disent sans religion et indifférents. On arrive donc
àn 45% de la population française qui se dit sans religion. Au regard de ces chiffres, on
voit toute la difficulté de l'Eglise catholique à attirer des fidèles, celle-ci se présentant de
plus en plus comme une minorité.

Dans les années 1950~, ceux qui se disaient sans religion ajoutaient à leur propre
autodéfinition deux éléments supplémentaires. Le premier élément voulait que, si je suis
sans religion, alors je suis forcément athée. Et ils ajoutaient un second élément qui
mettait en relation l'athéisme et le communisme. Aujourd'hui, il a une extension des
mondes sans religion. Ce sont des sans religion diubitatifs, presque des sans religion en
recherche qui admettent volontiers croire dans les forces de l'esprit ou pouvoir adhérer à
une forme de spiritualisme. Cela fait dire à Jean-Paul Willaime que le croyant
d'aujourd'hui est moins croyant que le croyant d'hier, et que l'athée d'aujourd'hui est
moins athée que l'athée d'hier. Il y a même des athées qui estiment croire en Dieu ce qui
rejoint l'idée précédemment évoquée d'un bricolage à l'ère de la post-vérité.

On évoque l'autonomisation du croire et la relativisation de celui-ci. Il existe


aujourd'hui aussi une défrontiérisation du religieux. La religion n'est plus territorialisé,
elle se déterritorialise. Elle connaît des mécanismes d'organisation réticulaires,
d'organisation par réseaux. Ce qui se vit à un endroit s'exporte à tel ou tel endroit de la
planète. Le dimanche 21 mars ont eu lieu de violents attentats au Sri-Lanka. Ces
attentats, organisés par des groupes sri-lankais étaient en lien avec des groupes
pakistanais qui leur avaient donné des armes et avaient partagé avec eux leur idéologie.
On a donc des extrêmismes qui se propagent à travers le monde. (Depuis, ces attentats
ont été revendiqués par l'Etat islamique.) On peut voir cela aussi avec la "Manif pour
tous" qui empruntait ses slogans au mouvement denommé National Organisation of
Marriage. Le religion s'organise donc désormais sur des fondements multinationaux.
Aujourd'hui, la provenance du religieux ne s'effectue plus seulement par l'héritage non
plus. L'adhésion à un groupe religieux est le fruit d'un choix. Cela se traduit par le fait
que des phénomènes de conversion peuvent exister, ce qui met en lumière le fait que
l'on n'adhère pas à la religion dès la naissance. dans les nouveaux groupes religieux on
laisse le choix à l'enfant de n'embrasser la religion que par choix au moment de
l'adolescence. La religion par choix l'emporte donc.

Avant, être athée c'était dire ne pas croire en Dieu et être matérialiste - du point
de vue historique, notamment. Aujourd'hui, les sans religion sont environ 45% en
France - on le rappelle -, et cela correspond aux : 1° Agnostiques, ceux qui disent ne pas
42
savoir si Dieu existe ou non, soit environ 20% de la population, 2° aux Athées qui ne
croient pas en Dieu mais qui, souvent, adhèrent à l'idée d'une spiritualité possible, voire
croient en des phénomènes supranaturels.

B. Le niveau meso-social du changement religieux


Nous étions partis d'une interrogation sur la notion de sécularisation qui était
opposée à la notion de réechantement du monde et des sphères d'existence. A cette
interrogation, nous pouvons répondre que le religieux reste présent. Le concept de
sécularisation en peut nous satisfaire tout à fait, ni celui de réechantement puisque ne
religieux ne revient pas tel quel, il a changé. On préférera alors le concept de
recomposition du religieux, une recomposition qui se voit à l'oeuvre au niveau de
l'institution catholique. Celle-ci s'est organisée autour du XXème siècle autour de deux
grands modèles d'action. L'Eglise catholique ne meurt pas, elle se recompose. Tout au
long du XIXème et du XXème siècle, il y a eu le modèle de l'englobement, puis un
second modèle s'est imposé, celui de la réflexivité.

La religion englobante s'explique comme suit. L'Eglise catholique au XIXème


s'est trouvée confrontée à l'irruption d'un monde qui bouleverse la totalité de ses repères.
Ce monde se constitue à partir de deux principes. D'une part, on a le principe de la
nation élective qui veut que l'on se constitue en collectif social à partir de nos propres
volontés, ce que Ernest Renan appelait "le plébiscite de chaque jour". Nous voulons
appartenir à la même nation. D'autre part, à côté du principe de la nation élective, on
met en valeur le principe de l'autonomie subjective, qui se prolongera sous l'idée d'une
autonomie citoyenne qui détermine le fait que chacun, par son vote, détermine le sens
de sa propre existence politique. L'Eglise catholique n'acceptait pas, ni l'un, ni l'autre de
ces principes.

Pour l'Eglise catholique, la nation n'est certainement par l'expression de la


volonté subjective du Peuple. Pour elle, la nation doit dépasser et dépasse nos réalités
individuelles ; la nation est une vérité substantielle qui s'inscrit dans l'histoire longue de
l'Occident qui trouve son principe dans la structuration du christianisme lui-même. "La
France sans le christianisme ne serait pas la France", avait dit un évêque de Bayonne au
XIXème siècle. Dans ce monde-là, la France se construit d'abord avec le baptêmede
Clovis de 496. Cet acte est un acte liturgique et religieux, avec Saint Rémy qui baptise
Clovis et qui emportye la France dans une histoire sacrale. Il en résulte que, pour
l'Eglise, on ne peut évidemment pas séparer l'Eglise de l'Etat. Cela serait porter atteinte
à la substance même de la France ; ce serait remettre en cause la France elle-même.
Voilà les arguments les plus forts qui furent réployés par l'Eglise catholique dans les
débats concernant la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat qui adviendra en 1905.

Le vote pour un Républicain est un acte individuel par lequel chacun affirme sa
souverainté. Les Républicains donneront une inscription matérielle à cette acception
avec la mise en bulletin dans l'urne de chacun des votants, après que celui-ci est passé
dans l'isoloir. Ce sont des créations récentes dont il est question ici mais ce sont des
affirmations en acte du principe individualiste. L'isoloir est le symble de ma propre
conscience pribée. Prime alors le secret qui s'avère être le protecteur de ma propre
liberté, indépendamment des pressions qui peuvent être exercées su moi. L'Eglise
catholique estime que le vote n'est pas d'abord un acte politique mais d'abord un acte
religieux, et que l'on ne peut pas concevoir le vote comme étant une affirmation de
souveraineté mais qu'il est un acte d'allégeance à Dieu. L'évêque de Vannes disait : "Que
ceux qui votent mal sachent qu'ils encourreont le châtiment de Dieu". Sur ce terrain,
l'Eglise catholique constitue l'électeur en instrument de sa stratégie d'englobement du
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monde.

A partir des années 1960~ se met en place le modèle de la réflexivité qui connaît
deux temps. Premièrement, à partir de cette époque, l'Eglise catholique accepte la laïcité
et devient le premier défenseur du régime de séparation : il ne faut pas toucher à la loi
de 1905. Secondement, on ne peut plus porter atteinte à la liberté de l'électeur ; on
admet l'idée de pluralisme. Mais il ne s'agit pas d'une sécularisation puisque, tout en
allant dans le sens de la sécularité, dans le sens de la liberté du vote, l'Eglise maintient
cette idée selon laquelle, au-dessus des lois humaines, il existe une loi naturelle qui
vient donner validité et légitimité à nos propres productions juridiques. "Le parlement
n'est pas Dieu le père, et dix parlements ne vaudront jamais la loi de Dieu", notait le
cardinal Barbarin. Au niveau meso-social, l'Eglise catholique accepte donc une partie de
la modernité mais bute sur la souveraineté de la loi, avec l'idée que la loi de Dieu est
toujours supérieure, d'où la simple idée d'une recomposition du religieux dans les
sociétés contemporaines occidentales.

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