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I. Introduction
Ce cours s'inscrit dans une reconfiguration de nos sociétés. Dans les années
1960-1970, le religieux ne faisait plus recettes, avait disparu ou disparaissait de nos
horizons d'attente. Cette disparition, on la voyait dans la pratique mais on la ressentait
aussi dans la théorie. Les Eglises, en occident, commençaient à perdre leurs fidèles. E,
1950, l'Eglise catholique, tous les ans, ordonne encore 1000 prêtres ; en 1965, seuls 500
prêtres sont ordonnés. En l'espace d'une quinzaine d'années seulement, on remarque les
prémisses d'une crise, crise que se poursuivra jusqu'à aujourd'hui. 1965 sera évoquée par
Henry Mendras comme l'année qui inaugure la "deuxième Révolution française". Déjà
donc, cette indication d'une crise qui nous incite à parler de la mort du catholicisme, du
désenchantement accentué de Dieu, valait pour l'occident mais, en somme, pour le
monde entier. Certaines sociétés profondément religieuses le demeurent, mais souvent,
les élites sociales et politiques du monde extra-occidental tendent à séparer la politique
du religieux et, tendanciellement à réduire le religieux à n'être qu'une activité privée.
Nous avons l'idée que, même dans les sociétés les plus religieuses, le religieux même
doit s'effacer derrière le politique, s'écarter du champ même de la vie publique.
La plupart des sociologues, dans ces années-là, tels que Bryan Wilson,
considèrent qu'il faut envisager l'histoire du monde et en particulier l'histoire du monde
occidental à partir du principe de soustraction qui peut aussi être qualifié comme le
principe d'un jeu à somme nulle. Les sociologues de l'époque nous expliquent que,
lorsque la raison progresse, le religieux s'efface. On n'envisage pas alors, dans ces
années-là, la possibilité d'un ajointement, d'une articulation entre la raison et la religion,
entre la société et l'Eglise. On estime que ces réalités sont antinomiques, l'une était
toute-puissance hier ; la modernité l'a réduite à n'être plus qu'une force résiduelle de nos
collectivités.
Nous sommes confrontés là, dans ces années 1950 jusque dans les années 1970,
à une réalité dans laquelle le religieux apparaît comme un monde archaïque. Il en reste
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bien sûr des héritages, quelques traces, de plus en plus éphémères qui, demain,
s'effaceront de nos vies. Cela nous semble très curieux aujourd'hui, tant le religieux est
présent dans nos existences. Cela explique pourquoi nous aurions eu beaucoup de mal,
dans ces années-là, à imaginer un cours tel que celui-ci.
Sur le terrain de la pratique, nous essaierons de voir que, bien sûr, le mouvement
de sécularisation continue - moins de cent prêtres ordonnés chaque année aujourd'hui -,
mais qu'en même temps se manifestent dans nos sociétés des réactivations religieuses
dans tous les univers confessionnels - les Juifs, à travers le courant ultra-orthodoxe, les
Protestants et le courant évangélique, les Catholiques et le mouvement des Catholiques
d'identité, etc. Ce qui vaut dans le monde occidental vaut aussi dans le monde extra-
occidental. On sent bien, aujourd’hui, qu'un peu partout dans le monde, nous sommes
confrontés à des phénomènes de (re-)politisation du religieux, avec l'expansion de cette
doctrine, quasi universellement répandue, qu'est la doctrine du nationalisme religieux,
qu'est la doctrine entre une certaine forme de populisme et une certaine forme de
religiosité, que ce soit en Inde ou au Brésil, avec respectivement Modi et Bolsonairo.
Tout cela vaut au niveau de la pratique, mais les choses évoluent aussi du point
de vue de la théorie. Le paradigme de la sécularisation est aujourd'hui remis en cause,
notamment par des recherches récentes qui lui préfèrent le paradigme de la
recomposition. Celui-ci joue précisément sur l'articulation nouvelle sus décrite où l'on
voit bien que le religieux ne disparaît pas mais qu'il se recompose dans la société
immédiatement contemporaine. Il n'est plus le même qu'au XVIIème-XVIIIème siècle,
mais il renaît en se reconfigurant. Cette thèse, défendue par de nombreux auteurs
aujourd'hui, et notamment par Jean-Paul Willaime. C'est autour de cette recomposition
que s'articulera ce cours. En ce sens, il sera structuré autour de trois grandes parties : 1°
la compréhension du phénomène religieux, 2° les mutations du religieux, 3° la
régulation du phénomène religieux.
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La sociologie se construit, dès les années 1820 avec un homme qui est encore
philosophe et pas tout à fait sociologue, Saint-Simon. Il se trouve que, la sociologie, au
XIXème siècle et encore au début du XXème siècle, se construit à partir d'une réflexion
sur la question religieuse. Tous les auteurs de l'époque réfléchissent à la disparition d'un
monde qui, à la fois, les séduit et les inquiète. Ils sont confrontés à l'irruption de la
modernité - scientifique, économique, politique, etc. -, qui construit notre vivre-
ensemble sur des fondements proprement inédits. Pour la première fois dans l'histoire de
l'Humanité, l'Homme prétend se passer de la référence à Dieu. Une expression qu'on
emprunte à Max Weber va faire florès est caractéristique de ce processus et veut que l'on
parle de "désenchantement du monde". Il y avait sur la longue durée un monde régulé
par Dieu, qui ne s'appuie désormais plus que sur la puissance de l'humain. La sociologie
provient d'une réflexion sur ce bouleversement général de nos existences collectives.
Les trois auteurs - Durkheim, Weber et Marx -, se rapprochent par trois éléments
fondamentaux. Ils ont la même volonté de décrire la société d'avant la modernité. Ces
trois auteurs, à l'égard de la société prémoderne, nous disent qu'elle se situe avant la
rupture capitaliste pour l'un, qu'elle existait en tant que société mécanique pour l'autre,
etc. C'est cette idée qu'avant que la modernité n'advienne, la société se trouve réglée par
un code global d'existence qui est le code de religieux - religieux lourd, nullement
périphérique comme aujourd'hui mais qui structure toutes les formes de la vie sociale et
individuelle. Par exemple, aucune des réunions des corporations, des jurandes, etc. ne
s'ouvrait ni ne se fermait sans une prière. Dieu est là.
Peut-être certains d'entre nous ont-ils contracté des crédits, au sein d'un système
bancaire qui propose des prêts à intérêt. Tout le problème est de savoir si ce prêt à
intérêt existe sous l'Ancien Régime ou non. Il faut faire référence à une vieille règle
religieuse qui proscrit, sauf aux marges du royaume, le crédit bancaire lorsque celui-ci
se traduit par la ponction d'un intérêt sur des sommes dues. Cela trouve son origine dans
deux arguments. Le premier argument qui conduit l'Eglise à une telle proscription tient
en ce que l'on refuse le gain sans travail. Le banquier ne fournit aucun effort pour
s'enrichir davantage encore : et, donc, l'argent produit l'argent sans aucune médiation de
la peine. Cette condamnation est aussi partagée chez Aristote. De plus, celui qui prête de
l'argent s'enrichit sur le temps qui passe. Seul Dieu est maître du temps, et voici que des
banquiers font l'affront de se prétendre eux aussi, maîtres du temps ! L'homme médiéval
ne peut pas accepter cela. En 1714, le Pape de l'époque, Benoît XIV, produit ce qu'on
appelle une bulle, soit une lettre encyclique. Dans Vix Pervenit, il condamne de nouveau
le prêt à intérêt. Les rois de France vont plier, et plus personne ne remettra en cause
cette interdiction. Le dispositif juridique français se dotera donc d'une traduction des
règles émanée de l'Eglise. Nous sommes dans un univers qui est encore un univers de la
non-différenciation des sphères de l'activité sociale. Dieu, l'Eglise qui véhicule son
message, surplombent et absorbent la totalité des sphères d'existence. Tout renvoie à
cette idée que Dieu est partout.
Religio pour les pères de chrétienté c'est d'abord la texture morale d'une société
et, ils repèrent une double étymologie, une double origine latine. Le mot religio renvoie
d'abord (1°) au verbe latin relegere soit ce qui permet de relire, de relire les textes
fondateurs ; en d'autres termes de s'inscrire dans une traditio qui me précède, et qui
probablement me survivra. On s'inscrit alors dans la relecture d'un dépôt de sens. Mais,
ce n'est pas l'unique étymologie du terme. La seconde (2°) veut que religio vienne de
religare qui définit le fait que nous soyons, les uns et les autres, en tant qu'appartenant à
la même humanité du genre humain, reliés par la même parenté. On comprend bien que
le terme religio, à travers cette double origine, dépasse de toutes parts la relation privée
par laquelle nous définissions aujourd'hui ce terme, comme la relation particulière qui
nous relie personnellement à la divinité. Être religieux, pour nos deux auteurs, c'est être
englobé dans l'univers des traditions passées, dans le tissu si dense des relations que l'on
peut avoir les uns avec les autres.
Dans le monde d'hier, l'Homme se conçoit avant tout comme créature, c'est-à-
dire comme entité engendrée par Dieu. Tout vient de Dieu et tout y conduit - la création
et le salut. Bien sûr, dans les textes qui marquent l'imaginaire chrétien du Moyen-Âge, il
est fait référence à l'idée de liberté. On trouve dans la société médiévale des auteurs qui
place le concept de libertas au cœur même de leur réflexion. Saint Thomas d'Aquin,
théologien majeur du XIIIème siècle, propose ce type de réflexion. La liberté se définit
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alors comme "le fait d'obéir aux prescriptions de la Loi éternelle". Saint Augustin dans
ses Confessions résume la liberté avec la maxime suivante : "Dieu c'est quand je t'obéis
que je me sens plus libre." On exprime alors notre essence de créature. On remarque
bien que nous ne raisonnons plus exactement de cette manière-là, et qu'avec le tournant
de la Modernité s'est affirmée une révolution anthropocentrique qui veut que notre
monde n'est plus construit autour de Dieu, mais autour de nous-mêmes. Shakespeare
dans le Coriolan fait dire à son héros : "Vivre, je veux vivre, comme si j'étais l'auteur de
mes propres jours."
Tout cela débouche sur une autre conception de la liberté. Ce n'est plus de s'en
remettre à la puissance de la transcendance mais un acte d'affirmation autonome -
construire par soi-même son propre séjour d'existence, concevoir la liberté comme une
ressource au service de nos propres désirs. Les auteurs que nous abordions plus haut
repèrent tout à fait que nous avons changé de base sur ce terrain, dès lors que s'opère le
changement des imaginaires dans le passage de la république chrétienne à la république
moderne. Un changement s'effectue aussi autour de la notion de pouvoir. On voit bien,
en tout cas, qu'à partir du XVIème et surtout du XVIIème siècle, on ne pense plus le
pouvoir de la même manière. Dans la république ancienne, le politique est la résultante
de la volonté de Dieu. En décembre 1792, le Roi de l'époque, Louis XVI, écrit un texte
dans lequel se trouve rassemblé tout l'imaginaire de l'occident médiéval. Toute la
première partie est construire précisément autour de l'idée qu'il a été institué par Dieu
lui-même : son règne est un produit du dessein providentiel. Dès lors que l'on pense le
pouvoir comme une dette à la création divine, alors le pouvoir s'exerce d'une manière
très spécifique. Être un bon prince à cette époque c'est d'abord travailler au salut de ses
propres sujets. Cela explique pourquoi le monde ancien a tant de mal à accepter la
pluralité des fois. Si Louis XIV révoque l'Edit de Nantes, ce n'est pas par un effet de la
méchanceté humaine mais tout simplement parce que l'imaginaire se construit autour de
l'objectif du salut.
La religio devient une petite partie de notre existence. La religion, nous dit
Hegel, "devient un domaine privé". Chacun, armé de la liberté de conscience que l'on
vient de reconnaître, choisit le type de relation qu'il veut avoir avec la divinité. On
commence à avoir apparaître alors des dissidences plus affirmées, des actes
agnosticismes qui osent se dire, et même au XVIIIème siècle des athéismes qui
réclament droit de cité - Diderot, d'Alambert. Lucien Febvre s'intéresse aux guerres de
religions et va essayer d'analyser ce qu'est le XVIème siècle à partir des œuvres
littéraires de cette époque. La Religion de Rabelais, Le problème de l'incroyance au
XVIème siècle décrit cela. On découvre alors un point qui nous sommes totalement
curieux aujourd'hui qui se retrouve dans l'idée que même chez les auteurs que nous
considérons comme humanistes, commence à se manifester quelque chose de
l'imaginaire séculier. "Nous ne disposons pas encore des catégories mentales
susceptibles de penser l'incroyance". Même chez les dissidents - Rabelais -, Dieu n'est
pas une hypothèse mais une évidence. Il faut attendre le XVIIème siècle pour que les
prémisses de la pensée irréligieuse se fasse jour. Le monde, même aux marges, est
saturé de la présence de Dieu.
Un auteur très important, Niklas Luhmann, a publié Le Système social dans les
années 1970. Cet ouvrage est marqué par une inspiration durkheimienne. Son idée est la
suivante : l'occident et les sociétés se sont organisés sur le fondement du principe
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d'intégration suivant lequel rien ne pouvait échapper à l'empire de la règle religieuse
mais cette règle religieuse, on ne la percevait pas comme règle. Elle était constamment
mêlée au social puisque la scission moderne entre le religieux et les autres sphères
n'était pas encore affirmée. Luhmann utilise un concept pour montrer ce qui nous est
arrivé : au principe d'intégration s'est substitué le principe de différenciation. Il repère ce
qu'il appelle des "provinces d'existence". On peut évoquer le monde du travail, la
famille, la sphère de l'esthétique, la sphère du politique, etc. Luhmann, de manière
extrêmement théorique, nous dit que ce qui est le propre de notre époque c'est
précisément de faire des distinctions entre des sphères d'activité qu'il appelle des
"provinces" qui sont régies les unes et les autres par des différents principes. Le concept
de différenciation renvoie à quelque chose de très profonde : on a d'une part une
différenciation institutionnelle, et d'autre part, chacune de ces sphères s'appuie sur des
principes axiologiques - "des médias de communication" -, qui sont différents les uns
des autres. Le monde du travail se fonde sur l'efficacité, quand la famille se fonde sur
l'amour. La Modernité c'est donc d'abord la séparation, ce que ressentent très bien des
auteurs comme Durkheim ou Weber.
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domaine. Il faut entres autres retenir sa thèse qui, en 1893, s'intitule De la division du
travail social. On peut évoquer un deuxième ouvrage intéressant, en temps qu'il nous
rapproche du religieux, et c'est Le Suicide de 1897. Il aura aussi écrit en 1912 Les
Formes élémentaires de la vie religieuse, ouvrage dans laquelle subrepticement il
analyse à la fois le principe de disparition et le principe de résurrection du religieux,
comme si notre destin était de ne pouvoir échapper au religieux, étant bien entendu que
ce religieux prend des formes différentes selon les époques dans lesquelles on le saisit.
1. L'analyse de la société
Les sociétés de solidarité mécanique sont des sociétés non différenciées, dans
lesquelles les secteurs d'activité ne sont pas séparés. On vit en famille et on produit en
famille. A l'intérieur de cet ensemble, on partage souvent, au XIXème siècle, la même
vision des enjeux politiques. Il n'y a pas un troisième monde. Il n'y a aucune
différenciation des ordres et la vie s'inscrit dans une sorte de continuité des sphères,
marqué du reste par l'unité du lieu. Ce qui va tuer Limerzel c'est la multiplicité des
possibilités de mobilité qui font échapper les habitants de ce village à l'enclos
communautaire dans laquelle ils étaient fixés, brisant ainsi l'ethos communautaire de ce
village. On est dans une léthargie du temps et de l'espace.
2. L'analyse de la religion
La religion civile, c'est une expression qui nous vient de Rousseau ; Rousseau
sur lequel Emile Durkheim a fait sa première thèse de philosophie. Tout fait sens ! Sans
table des valeurs, il faut en recréer une, avec une nouvelle possibilité de rassemblement.
Mais, de fait, le mot religio est ici identifié ici et entres autres, à l'éducation morale,
autour d'un socle de valeurs communes, et notamment de ces valeurs dont on dit qu'elles
sont celles de la République. Mais, d'habitude le religieux est toujours référé à la
transcendance, ou à Dieu. Durkheim publie deux livres L'Education morale et Les
Formes élémentaires de la vie religieuse sur le religieux. Que nous dit-il dans ce dernier
ouvrage ? Il présente sa thèse en deux temps : 1° comment émerge le religieux dans une
société, 2° comment s'institutionnalise le religieux.
Emilio Gentile montre qu'il faut faire une distinction entre religion politique et
religion civile. Il y a des religions civiles dans toutes les sociétés, puisque toutes les
sociétés cherchent à se protéger. Mais, il y a dans les sociétés modernes qui sont très
intégratrices, avec une religion politique qui va plus loin que la religion civile, en nous
demandant une soumission parfaite à l'Etat. La séparation entre le privé et le profane
répond à une finalité précise : s'il y a effervescence collective et s'il y a production de
sacré, c'est dans le but de constituer l'ordre social. Pour Durkheim, ce dernier se
constitue au moment où les hommes dans une société isolent un lieu de puissance qui
vient légitimer des règles et des valeurs collectives, celles mêmes d'où procèdent la
cohésion sociale. On peut dire de ce point de vue que ce n'est pas la religion qui est au
principe de la vie sociale des hommes, mais c'est la vie sociale des hommes qui crée la
religion.
A la fin du XIXème siècle, l'Eglise catholique crée une revue un nom de Revue
de sociologie catholique. Celle-ci veut que la religion soit consubstantiel à l'Homme ;
Dieu est une réalité qui échappe à toute société. On ne peut donc à aucun titre
considérer que la religion puisse être une production des hommes. S'il y a un Dieu c'est
parce qu'il a existé de tout temps et qu'il est à notre origine. La question est donc celle
du rapport de causalité entre les hommes et Dieu, qui conduisit notamment à un conflit
entre la France catholique et la France républicaine.
Pour des auteurs comme Joachim Wach il y a dans la théorie durkheimienne une
sorte d'incohérence. Pour Wach, tout cela relève beaucoup du rêve et nos sociétés sont
marquées aujourd'hui par la dissémination des références et l'individualisation des
conditions. La grande thèse de Luhmann c'est de dire que notre monde est un monde
profondément différencié. Le rêve de Durkheim d'établir un monde commun se heurte à
l'importance même de cette différenciation. Ce que Luhmann met en valeur c'est que
cette différence ne peut pas se résorber : le monde est séparé en différents secteurs
d'activité - l'économie, la famille, la politique, l'art, etc. Dans l'âge ancien des choses,
ces secteurs-là étaient intégrés et la norme religieuse permettait d'évaluer les
comportements économiques, d'évaluer la qualité des œuvres artistiques, etc. La norme
juridico-politique était indexée aussi sur la norme religieuse. Le mot "province
d'existence" est ici fondamental : chacun des secteurs d'activités se trouve géré par un
medium particulier, des media qui ne se retrouvent pas autour d'une norme commune ;
la famille est régie par l'amour, l'économie est régie par la quête du profit, etc. Nous ne
raisonnons plus à partir de la norme religieuse en matière de justice, mais à partir de
délibérations qui remettent en cause, constamment, la notion du juste.
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Dans ce monde-là, est-ce qu'il y a encore du religieux ? La réponse de Luhmann
est de dire que oui, il y a du religieux, mais pas du religieux au sens de Durkheim. Dans
De la religion (1977), celui-ci remarque bien que le religieux est en train de changer de
nature. Il explique que le religieux se maintient, mais celui-ci correspond à une double
finalité, qui n'a plus rien à voir avec celle d'hier qui visait à recouvrir la totalité de nos
existences, 1° la quête d'une transcendance explicative et consolatrice - fonction
thérapeutique du religieux, 2° mais aussi le religieux comme facteur de protestation
avec l'idée que dans certaines situations et face à la désarticulation du monde, le
religieux, pour certains groupes et dans certaines conjonctures, peut ouvrir sur une issue
à la crise ressentie. Dans les deux cas - fonction consolatrice ou protestataire -, le
religieux n'intervient pas pour recouvrir le monde, mais pour nous ouvrir à un horizon
de sens. Le diagnostic qu'il établit est le même que celui de Durkheim, des sociétés qui
se différencient au gré de l'Histoire. Dans un cas, on croit encore à une religion
englobante ; dans l'autre cas, on voit bien que le religieux est circonstanciel.
Ce qui apparaît c'est que, du fait de cette conscience inquiète, les Protestants
vont développer un rigorisme moral absolu, respecter et respecter encore plus qu'il ne
faudrait, les normes que la Bible nous impose. C'est en me montrant sans cesse plus
fidèle et en surajoutant au respect qu'ils leur doivent, que Dieu les reconnaîtra parmi les
siens. Voilà là le prix d'une petite assurance ! C'est un peu du même acabit que le pari de
Pascal qui veut qu'on aurait bien plus à gagner à toujours croire en Dieu. La théologie
protestante est aussi une théologie de l'investissement intramondain. Weber explique
que parmi les commandements, il en est un qui est tout à fait essentiel, et qu'on trouve
dans la Genèse : Dieu crée l'Humanité et il a cette expression "Dieu créa l'Homme et
estima que l'homme était bon.", et il lui dit "Soumettez, dominez le monde." Les
Protestants vont faire une lecture activiste de cette proposition, qu'ils perçoivent comme
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une incitation à travailler. Le travail devient une valeur centrale par laquelle s'exprime la
déférence à l'égard de la parole de Dieu. S'établit une sorte de gradation des mérites
moraux, par ce même biais du travail. Et penser à Dieu, de fait, c'est aussi organiser le
monde. Le protestantisme favorise une éthique de la productivité, de l'efficacité qu'on
ne trouverait pas dans les autres religions. Là où le calvinisme s'est implanté, l'essor
capitaliste a été plus précoce qu'ailleurs.
Toute la thèse de Weber consiste à dire que la dynamique des sociétés est très
largement liée au symbolique, à l'action des systèmes de sens, à l'action des schèmes de
pensée, dans les sociétés qu'il travaille. Nous venons alors de rompre avec la théorie de
Marx qui, quant à lui, analyse la dynamique sociale, non pas à partir du travail
susmentionné, mais à partir de la transformation des modes de production. Pourquoi
avons-nous changé, en occident, depuis les années 1930-1930~ ? Soit, nous pourrions
dire que la résultante est le produit de l'individualisation et ce serait wébérien que de
dire cela, soit nous pourrions dire que la résultante est le produit d'un changement des
modes de production et ce sera marxien. Nous avons donc des opérateurs de
changement différents : d'un côté, des grandes idéologies, et de l'autre côté, les éléments
de la technique et de la production.
On peut dire que, chez Marx, la religion apparaît tout d'abord comme une forme
de consolation. Le terme consolation est très importante puisqu'on le trouve très souvent
dans les textes de philosophie ou de sociologie allemandes. Cette réflexion est centrée
autour d'un auteur qui est immédiatement antérieur : Ludwig Feuerbach. Celui-ci nous a
laissé un monument, L'Essence du christianisme. Il analyse le phénomène religieux sous
l'angle d'une projection de nos désirs de complétude. La religion est "le solennel
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dévoilement des trésors cachés de l'homme, l'aveu de ses pensées les plus intimes, la
confession publique de ses amours les plus cachés." Cela signifie que dans les discours
religion, nous recherchons une image ennoblie de nous-mêmes ; la religion est ce qui
nous extrait de notre condition humaine, trop-humaine. Cela nous permet de répondre à
une image idéale de notre être. En d'autres termes, nous sommes religieux puisqu'on
nous essayons de nous extraire de ce qui en nous, est limité, fini. L'exemple type donné
par Feuerbach est celui du Christ : nous sommes toujours limités par notre égoïsme, le
fait de nous projeter dans l'image christique nous extrait de cela pour nous faire
correspondre à une individualité faite toute d'amour et de miséricorde. Nous nous
consolons en nous projetant vers une personnalité qui nous dépasse de toute part.
Les classes supérieures ont tout intérêt aussi à croire et la croyance, pour eux
aussi, est un soupir. Les dominants reçoivent dans le discours susmentionné une garantie
de leur propre pérennité en tant que dominants, l'assurance que leur situation ne sera
jamais remise en cause. L'imaginaire médiéval repose sur une tripartition fonctionnelle
de la société : les laboratores - 95% de la population -, les bellatores et enfin les
oratores. D'où cela vient-il ? Pourquoi telle construction ? On trouvé là l'exposé de ce
monde tripartite dans les textes théologiques du Moyen Âge. Ce n'est pas le produit de
l'évolution de la société, mais le produit de la Providence. Le monde se justifie alors
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dans son inégalité par le biais de discours théologiques. Pierre Bourdieu nous dit :
"Toute théodicée est une sociodicée", soit l'idée précisément que, quand on parle de
Dieu, on parle de nous-mêmes, de sorte que chez Marx, les dominés comme les
dominants ont intérêt à croire. On croit dans les mêmes choses mais pour des raisons
symétriquement opposées.
Engels développe sa thèse dans La Guerre des paysans et il considère d'une part
que la religion peut faire l'objet de réceptions sociales différenciées mais aussi, d'autre
part, qu'elle peut faire l'objet d'un usage révolutionnaire. Il rappelle que le christianisme
n'est pas une essence intemporelle mais une forme culturelle susceptible de se
transformer en fonction de l'histoire des classes et des sociétés. Le christianisme qu'on
vit actuellement n'est pas celui que l'on vivait dans les campagnes profondes du
XIXème siècle, de fait. Ce christianisme est souvent un christianisme du mépris du
monde - ce monde ne compte pas. Et on utilise très souvent la fameuse remarque de
Saint Augustin : "Ce monde c'est le novicia de l'éternité", soit un moment de passage
qui nous permettra d'accéder à ce qui compte vraiment : l'Eternité.
1° Leonardo et Clodovis Boff, mais aussi Gustavo Gutturez ou encore Pablo Richard
théorisent et théologisent ce nouveau mouvement. Ces acteurs ont été formés en Europe,
et ont été, en cette région, acculturé aux théologies de la révolution.
2° ils s'appuient sur des vecteurs socio-politiques et notamment des syndicats qui
associent à la fois la contestation sociale et en même temps l'enracinement chrétien,
mais aussi partis politiques, dont le parti de Lula. Celui-ci se retrouve marginalisé par
les groupes liés à Bolsonairo qui font partie de l'univers de l'évangélisme.
3° les communautés de base se constituent aussi dans ces années-là, sur le fondement
d'une autogestion, dans une temporalité souvent ponctuée de liturgies religieuses. Même
le socialisme est saturé de religion ! Ce discours de la transformation sociale se construit
à partir d'un récit de l'exode, soit l'idée que le peuple des malheureux, qu'on identifie au
Peuple juif, après avoir connu l'exil, est appelé à se libérer de ses chaînes. Les acteurs de
la théologie de la Libération mettent toujours en évidence une anecdote biblique qu'est
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le passage de la Mer Rouge où l'on voit Moïse avec son peuple, être poursuivi par le
peuple égyptien, avant que ne s'ouvre devant lui la mer et qu'il ne découvre la Terre
promise. On est là dans une perspective de la libération. Les Juifs, anciennement
prisonniers, grâce à Dieu, parviennent à s'échapper pour construire la cité terrestre du
plein épanouissement.
Cette anecdote biblique sera reprise comme une métaphore de la situation des
pauvres dans le pays des théologiens de la Libération. Ces théologiens leur disent qu'ils
pourront, demain, se libérer de leurs chaînes. On a une homologie entre le récit biblique
et l'aventure humaine : la Bible peut être interprétée comme un récit de la libération. On
va voir précisément dans cette Amérique du sud des années 1960-1980~ des invitations
à dire non aux autorités militaires, aux oligarchies industrielles, et à l'influence
étasunienne. Cette idée forte permet de faire le lien avec la doctrine socialiste. Tout le
discours du Christ - car les théologiens de la Libération sont Chrétiens -, est fondé sur
une théologie du salut, soit l'idée qu'un jour, les mots, les souffrances et les peines de
cette Terre s'effaceront pour laisser place à un univers de justice et de paix.
L'interprétation dominante dans la res publica christiana a été une interprétation
escapiste, avec l'idée que les cités terrestres ne sont pas propres au bonheur. On a l'idée
d'un unique salut extra-mondain. Les théologiens de la Libération vont immanentiser
l’idée de salut, considérer qu'il peut être une réalité ici et maintenant.
A partir d'une lecture de la Bible, on a cette idée qu'on peut appliquer à nos
réalités terrestres un discours de la libération pour ce monde ici et maintenant. On a
donc un deuxième usage du récit biblique. Les pauvres qui sont des pauvres très
marqués par la doctrine chrétienne, qu'en est-il ? Voici que des théologiens arrivent pour
leur dire qu'ils peuvent résister à leur situation. On sent bien la force dynamique de ce
type de discours. Cette idée chiliastique plaît. Au cours de l'Histoire on trouve des récits
et des pratiques de ce type. Au XIXème siècle, il y a aussi un certain nombre de
socialistes utopiques qui utilisent le référent religieux pour valider leurs propres
aspirations à la liberté - Philippe Buchez, par exemple. Les foules rurales invitées par
les théologiens de la Libération vont se saisir de ces idées, les menant à des actions
parfois virulentes, et notamment à la prise de pouvoir de dirigeants tout confits de
religion.
Marx a une vision très pessimiste de la religion : le religieux est toujours facteur
d'aliénation. Chez Engels - et d'autres iront à sa suite -, le religieux peut être facteur de
libération, il peut porter du messianisme, du chiliasme, de la révolte. On pourrait dire
qu'il y a une opposition entre les deux hommes, mais on peut retrouver des points de
convergences. Déjà, on a l'idée que le religieux est toujours un "habillage des intérêts"
économiques, comme le dit Engels. C'est toujours à partir des classes dominantes que se
déterminent le discours religieux, même si ce discours, après coup, touche les plus
misérables. Les pauvres, les nécessiteux, les opprimés, ont suffisamment de ressources
internes et d'énergie sociale pour produire leur propre discours religieux à partir de leurs
intérêts mêmes, ce que Marx ne voit pas. Dans les deux cas, le religieux n'est pas un
facteur premier de la dynamique historique ; il compte moins dans l'évolution des
sociétés que les mutations des modes de production qui caractérisent ces sociétés.
Le religieux peut être, pour Weber, une force de transformation de l'Histoire. Ces
idées sont portées par des acteurs sociaux, par des innovateurs - ainsi qu'on pourrait les
appeler - qui traduisent, anticipent parfois, les besoins de changement d'une société.
Dans le langage de Weber, ces innovateurs sont qualifiés de "prophètes" et cette
catégorie-là distingue un certain type religieux qu'on oppose, dans sa sociologie, à deux
autres types d'acteurs : les prêtres, les sorciers. Qu'est-ce qui fait la différence entre ces
20
trois idéaux-types ? Ces trois types d'acteurs sont tous liés à la transcendance mais leur
apport à la transcendance s'éprouve de manière différente. Le sorcier, qu'on pourrait
attacher à la figure du chaman, est celui qui s'inscrit dans une tradition préalable : il ne
fait que reproduire des gestes, des rituels, qui lui viennent du passé. Le prêtre ne s'inscrit
pas d'abord dans une tradition mais est le reproducteur du message, des rituels portés
par l'institution ecclésiale, une institution ecclésiale qui fonctionne comme un système
légal-rationnel, se réalisant dans une structure hiérarchique qui fonctionne comme
n'importe quelle autre bureaucratie. Le prophète se place en dehors de tout ce que l'on
avait entendu auparavant, et souvent il critique l'Eglise ; il invente du neuf. On adhère à
sa parole parce qu'il est doté d'un charisme. Peu à peu, en entrant dans la typologie de
Weber, on a défini des types d'acteur et des types de légitimité : le sorcier dispose d'une
légitimité traditionnelle, le prêtre dispose d'une légitimité légale-rationnelle et le
prophète d'une légitimité charismatique.
Jésus remet en cause la dictature romaine mais aussi la tyrannie des Pharisiens,
le pouvoir des Rabbins, avec cette phrase : "Hier on vous disait, et bien moi,
aujourd'hui, je vous dis." On a là l'indication d'une rupture, avec un acteur qui compose
l'Histoire sur les critiques d'une époque antérieure. Pour construire quoi ? Un royaume
de justice. Un royaume de paix. Une réconciliation des hommes avec les hommes.
L'ensemble des acteurs susmentionnés pourrait répondre à cet idéal-type du prophète
éthique. Le prophète exemplaire peut être compris comme Bouddha. Il ne cherche pas à
transformer le monde, ni une visée programmatique socio-politique. Ce prophète-là
cherche tout simplement, lorsqu'il est exemplaire, une voie de dépassement du mal à
titre individuel, sans toucher réellement à l'ordre social alentour. On est dans un
processus de funga mundi où chacun expérimente sur lui-même une nouvelle vie de
perfection après la proposition d'une personne, comme étant le modèle à suivre. Chacun,
sans le secours de l'Etat, ni l'appui de la société, peut se mettre à la suite du maître, et
21
toucher à la perfection que le maître indique. Les religions occidentales sont en principe
portées par la prophétie éthique, soit l'idée que la religion est au service d'une
transformation du social. Or, la religion bouddhique montre l'inverse.
Jung a montré que le langage scénique du nazisme, dans une période où l'on
ressent l'éclatement, la déstructuration interne de l'Allemagne, crée un univers de
substitution, un monde artificiel qui permettait ou qui renforçait l'adhésion au régime
naissant. Jung aurait dit que s'exprimait là une correspondance entre un langage exprimé
- celui d'Hitler et de ses comparses -, et une Allemagne bien plus ancienne, une race
pure, portée sur elle-même, etc. Ces dispositifs scéniques sont un motif de réassurance
psychologique puisqu'ils expriment des structures archaïques. Prenons un exemple plus
contemporain : Jean-Paul II. Celui-ci a fait l'objet d'une analyse développée par Jacques
Zylberberg. Jean-Paul II a été canonisé et est devenu saint très vite au sein de l'Eglise si
bien qu'à sa mort, en 2005, il y avait sur la place Saint Pierre de nombreux fidèles qui
criaient en chœur : "Sancto subito !". En trois ou quatre ans, il a été érigé en tant que
bienheureux, puis en tant que saint. Zylberberg dit que Jean-Paul II se caractérisait par
le fait qu'il était hors du commun, par ses qualités et son histoire propres. Il est celui qui
a d'abord traversé le nazisme et qui décide, à une époque où cela été impossible, de
résister, en 1942, en Pologne, en entrant dans un séminaire clandestin. Il veut devenir
prêtre ! La Pologne est libérée, mais très vite replacée sous la coupe de l'Union
soviétique. Jean-Paul II, connu sous son ancien nom, après des études à Rome, devient
rapidement évêque auxiliaire de Cracovie, puis évêque puis cardinal. Il mène le combat
contre le pouvoir communiste quand bien même il n'avait pas le droit de le faire. Il fait
construire une chapelle dans la petite ville de Nova Uta que les communistes mêmes
avaient voulu ériger en modèle de la société socialiste. Zylberberg insiste sur le fait que
Jean-Paul II, en dehors du fait qu'il parle une dizaine de langues, est aussi un acteur qui
a joué dans des pièces de théâtre - il avait créé une troupe de théâtre du nom de Théâtre
de la Rhapsodie. Mais, il écrit également, des poèmes, un peu abscons, tout comme des
pièces de théâtre qu'il fait interpréter. A cette personnalité, Zylberberg ajoute des
éléments de conjoncture historique en montrant que l'adhésion que Jean-Paul suscite
dans les années 1980-1990~ est liée à une certaine situation temporelle qui est marquée
22
par la chute du communisme, mais aussi par les problèmes du libéralisme. C'est dans
cette adéquation de la personnalité et de la conjoncture que se construit le schéma
charismatique décrit par Weber. Est aussi admise l'idée que celui auquel on adhère est
simultanément porteur d'un charisme de fonction. Mais, que faire quand l'homme
charismatique meurt ? Quid de l'après-virtuose ?
On va se retrouver avec des comparses, des suiveurs qui souvent n'ont pas le
charisme de feu le chef. C'est ici qu'on voit advenir un nouveau concept dans la théorie
wébérienne, celui de routinisation. Par la routinisation du charisme, l'entreprise qui
produit des biens de salut, créée par le prophète, va pouvoir se pérenniser. On peut
reconnaître trois modèles à partir desquels certaines religions se sont construites sur le
terrain d'une routinisation différentielle. 1° Pour poursuivre le charisme du chef, on va
procéder par élection. Le charisme peut être transmis par l'élection notamment dans la
religion catholique. Cela commence avec Saint-Pierre, et se poursuit jusqu'à nos jours. A
partir du XIème siècle, avec la réforme grégorienne, les Papes seront élus par les
cardinaux. Mais, comment un charisme humain peut-il être transmis par un procédé
humain ? L'Eglise va inventer toute une théologie et une pensée de l'élection
astucieuse : les hommes ne sont que souverains dans leur vote, mais un cardinal, quand
il place son bulletin dans l'urne, est le porte-parole de Dieu, empli de l'esprit-saint tout
qu'il est, ce n'est pas sa voix qui s'exprime. Dans la religion sunnite - branche
majoritaire de l'islam -, tout est organisé à partir de ce processus d'élection. Il a fallu
après la disparition de Mahomet, construire une communauté politico-religieuse. Les
sunnites ont décidé, par les khalifs, qu'il devait être élu par l'umma, la communauté des
croyants. Le modèle du sang et de l'hérédité a été choisi par la doctrine chiite et c'est sur
ce terrain de la routinisation du charisme que les deux branches majoritaires
musulmanes vont s'articuler. Les chiites pensaient qu'il fallait repartir du khalif - gendre
de Mahomet -, et de la descendance de Mahomet. Vient ensuite un troisième modèle,
celui de la réincarnation, que nous trouvons par exemple dans le bouddhisme tibétain,
avec cette idée qu'à la mort du Dalaï Lama, on se met en quête de ce petit garçon qui
présente des qualités extraordinaires pour son âge, et dont on va faire, quelques années
plus tard, le nouveau Dalaï Lama. Comment repérer cet homme ? Les chefs de village,
parents, etc. signalant quelque enfant extraordinaire, et alors on lui fait subir un certain
nombre de tests, en testant en particulier sa mémoire, et en essayant de retrouver des
souvenirs chez lui d'un temps qu'il n'aurait pas pu connaître.
23
III. Deuxième partie : La configuration du phénomène religieux
Le concept de sécularisation est un concept massif sur le terrain des sciences
sociales, et des sciences sociales du religieux. En quoi est-il incontournable ? C'est à
partir de ce concept qu'on a, depuis les années 1950-1960~, pensé la relation entre le
religieux et la modernité avec cette idée - qui a habité toute la sociologie - que, lorsque
la raison avance, la religion recule. Ce concept s'est construit, si l'on revient aux thèses
de José Casanova, dans un ouvrage intitulé La Religion publique dans le monde
moderne de 1994. Dans ce livre, Casanova nous offre une introduction particulièrement
dense sur la sécularisation qu'il analyse à partir de trois éléments clés, éléments qu'il
critiquera par la suite : 1° la différenciation, 2° la privatisation, 3° la désaffiliation. Il est
encore des auteurs qui s'attachent à la thèse de la sécularisation, comme Steve Bruce.
Tout le problème qui va être le nôtre c'est de savoir si ce concept a une validité. Il n'y a
pas réellement sécularisation, mais il n'y a pas non plus réechantement du religieux :
voilà ce qu'une approche intermédiaire pourrait postuler.
La sécularisation se définit par cette idée que des secteurs de l'activité sociale et
de plus en plus de secteurs à mesure qu'on avance dans le temps, se trouvent soustraits à
l'influence du référent religieux. C'est une définition très générale que l'on peut
expliciter probablement à partir de la classification établie par José Casanova. L'intérêt
de son travail réside, dans une introduction très substantielle de la sécularisation, est
qu'il nous en donne une définition très précise. Le principe (1°) de différenciation
renvoie à la thèse durkeimienne qui veut que les différents secteurs de l'activité sociale
échappant au religieux se reconstruisent à partir de leurs propres principes. Cet
ensemble de lieux d'investissement de l'humain se détache de la loi de Dieu et conquiert
leur propre autonomie.
A cet égard, Bernard Groethuysen dans son ouvrage Les Origines de l'esprit
bourgeois en France est très intéressant du point de vue historiographique. Il a analysé
tous les journaux privés des prêtres parisiens à la fin du XVIIIème siècle. Ces journaux
traduisent éminemment bien le phénomène de la privatisation. On a l'idée que la
Révolution française est déjà en germe, avec toute une partie de la population qui vit
déjà selon ce principe de la modernité. L'Eglise sent qu'un monde s'écroule - le monde
du Moyen-Âge où tout était confit en Bible. Se pose la question de la perennité d'un tel
mouvement : ce qui apparaît dans l'ouvrage de Groethuysen c'est le désarroi. Ce qui va
arriver dans les années 1850-1860~ c'est que l'Eglise va prendre ce problème à bras le
corps.
On peut remettre en cause les trois grands principes qui viennent d'être énoncés.
On peut dire qu'un certain nombre de secteurs de l'activité sociale connaissent des
phénomènes de dé-différenciation avec cette idée que le religieux ou le spirituel sont
parfois en situation de re-pénétrer des sphères qui étaient devenues autonomes. On
pourrait prendre l'exemple de la Pologne qui est actuellement dirigée par le Pisz qui se
présente très clairement au nom des racines chrétiennes. En appui sur la culture
chrétienne de l'Europe et de la Pologne, ce parti s'engage dans des politiques
moralisatrices touchant en particulier les questions relatives à l'avortement avec une
tentative qui n'a pas encore abouti qui est de rendre plus difficile l'avortement au point
de l'interdire totalement. On a là un phénomène typique de dé-différenciation des ordres
avec le religieux qui pénètre à nouveau le champ politique.
Moins on voit le religieux dans la sphère publique, mieux ça vaut : voilà l'idée
qui naît alors. Depuis les années 1970~, même dans les pays les plus marqués par la
sécularisation, se réaffirment publiquement les croyances. Il y avait eu sous le
nationalisme arabe des phénomènes de privatisation qui n'ont pas résiste à la
réaffirmation explicite des croyances. Par ailleurs, de nombreux maires ont placé des
crèches de la Nativité dans les halls de leur mairie, mais ce fut aussi le cas dans les
conseils régionaux, etc. On a alors ici une remise en cause du principe de privatisation,
avec une requalification des symboles religieux en symboles culturels. Cela remet en
cause l'idée d'un effacement linéaire de la foi.
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peut citer, à l'inverse, des pays avec une sécularisation sans laïcisation. Les Etats-Unis
ne souffrent pas véritablement de cet idéal-type. En outre, on peut prendre l'exemple du
Danemark qui est une des sociétés européennes les plus sécularisées, avec des indices
de croyance en Dieu totalement minimes. Et pourtant le modèle dannois est un modèle
d'intrication totale de l'Etat et de l'Eglise évangélique luthérienne. Dans ce schéma là, on
n'a pas de séparation de l'Eglise et de l'Etat. C'est un modèle, notamment pour
l'Allemagne qui a repris certaines de ces idées. En règle générale, plus la religion
impose fortement une norme, plus les processus de laïcisation sont fortes.
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Limerzel est situé dans une zone blanche - on le rappelle. C'est une zone blanche
qui vote majoritairement à droite et qui est très catholique. Toute la problématique est la
suivante : que s'est-il passé dans ces zones absolument catholiques ? Est-ce que, même
là, le religieux s'est retiré ? Dans les années 1930, on imagine une carte autour de la
diagonale du vide. Tout au long du XIXème et pendant le début du XXème siècle, la
France religieuse est organisée autour de périphéries catholiques quand le centre est
plutôt marqué par un phénomène de désaffiliation. Qu'est-ce qui caractérise un village
comme Limerzel ? C'est d'abord un univers de pratiques. Ce qui caractérise ce monde
c'est le fait que l'église est pleine à craquer tous les dimanches. Ce village organise
quatre messes ce jour-là. 98% des habitants y assistent. Ceux qui n'assistent pas aux
offices sont les fonctionnaires et en particulier les gendarmes qui apparaissent comme
les serviteurs de l'Etat républicain. L'après-midi, ces gens retournent à l'église et
assistent aux Vêpres.
On est confrontés ici à une pratique genrée puisque les femmes y vont plus que
les hommes. A seize heures, 90% des femmes y assistent. La temporalité chrétienne se
mêle à la temporalité civile. Les enfants sont baptisés immédiatement après leur
naissance. 95% des enfants sont baptisés dans les trois jours qui suivent celle-ci.
L'Eglise intime aux parents de le faire le plus vite possible. Derrière tout cela il y a la
croyance dans les Limbes qui renvoie à toute une religion de la peur. Benoît XVI
reviendra sur cette idée, mais jusqu'à lors, pour éviter que leurs nouveaux-nés ne se
28
dirigent vers les Limbes, les parents les font baptiser derechef ! On conclut les beaux à
la Saint Jean et on paye les loyers à la Saint Michel. On a donc deux fêtes qui montrent
très bien la coextensivité de deux calendriers, religieux et civil. Les âges de la vie sont
aussi régis par le religieux. On a cette idée que pendant cinq ou six ans les enfants
doivent suivre le catéchisme pour devenir un bon chrétien, avec comme point d'orgue la
communion. L'entrée dans l'âge adulte, beaucoup plus tôt qu'aujourd'hui, passe par le
mariage. A Limerzel, jamais a-t-on connu de mariages civils seuls ! Il en va de même
pour les funérailles qui sont toujours orchestrées par un ecclésiastique.
Ces pratiques significatives montrent bien que l'univers est saturé d'Eglise. A
Limerzel, les riches ont leur banc, devant - médecins, notaires, aristocrates - et donc
l'église est aussi le reflet de la structure sociale villageoise. Si l'on désire se marier, ou
enterrer un proche, il faut choisir la cérémonie qui correspond à nos moyens, choisir le
casuel. On dit aujourd'hui, avec beaucoup de mépris, que les Musulmans n'ouvrent pas
de la même manière leur mosquée aux hommes et aux femmes. Et nous trouvons qu'il y
a là un retard anthropologique insensé. A Limerzel, les femmes et les hommes n'ont pas
les mêmes espaces dans l'église. Les femmes entrent dans l'église coiffées d'un turban,
d'un voile, etc. et s'installent à gauche de la nef ; les hommes à droite. Les femmes
s'agenouillent, quand les hommes le font plus rarement. L'autre séparation genrée
intervient comme suit : lorsqu'un garçon naît et reçoit le baptême, son parrain sonne la
grande cloche, pour ce qui est des filles, il ne sonne que la petite cloche. On a donc le
reflet de la structure sociale, mais aussi production de cette structure.
On prolonge très tard, dans ces régions, ce que Jacques Le Goff appelle le "long
Moyen-Âge." Ce qui caractérise la religion de cette époque, jusqu'aux années 1950-
1960~ et c'est ce que pense Jacques Delumeau, c'est qu'elle est une religion de la peur.
Dans La Peur et le pêché il explique que lorsqu'on lit les sermons ou les omélies des
prêtres, sans cesse leur parole agite le spectre de l'Enfer, avec cette idée que ce monde,
comme le disait Saint Augustin, n'est que "le novicia de l'Eternité". On a donc une
nomenclature des péchés et des peines. L'idée de la peur de l'Enfer et du jugement qui se
détermine en fonction de la conduite sur Terre structure donc la croyance. Tout cela se
trouvé régulé par une institution qui remonte au XIIème siècle : l'institution de la
confession auriculaire. Parler au prêtre, avouer ses péchés, voilà ce qu'on fait. L'Eglise
qui travaille l'idée de la réforme grégorienne prône l'idée d'une Eglise qui veut contrôler
les esprits et les corps. Elle affirme au XIIème siècle, vis-à-vis de tous que c'est par ce
dessein de puissance que se justifie l'invention de cette institution. Il faut avouer ses
péchés pour éviter l'Enfer. On a cette idée que plus l'on souffre, plus l'on est aimés par
Dieu. Les habitants de Limerzel disaient qu'ils avaient beaucoup souffert mais "Dieu
châtie ceux qu'il aime."
Ce qui caractérise les conduites sociales à Limerzel c'est qu'elles sont sous la
tutelle du prêtre. Par exemple, le prêtre de Limerzel, on ne l'appelle pas "le prêtre" mais
"Monsieur le Recteur", celui qui régit les conscience. Celui-ci impose des prescriptions
morales. Il interdit les bals, sauf les jours de mariage puisqu'ils permettent d'appeler
d'autres mariages. A ce moment là seulement, on peut danser les uns avec les autres. La
morale du prêtre concerne pour une grande part la sexualité : tout est fait pour rappeler
aux jeunes gens qu'il n'est de sexualité que dans le cadre du mariage et à condition
29
qu'elle soit prolifique. Il n'y a pas de conception pré-maritale qui advient à Limerzel et
donc on en conclut l'idée que l'Eglise peut régir les comportements. Ces comportements
valent aussi sur la question de l'éducation des enfants : les parents ne mettront pas leurs
enfants à l'école publique. Celle-ci est l'école dont on dit qu'elle est celle "du Diable", et
peu de jeunes gens la fréquente. Aller à l'école publique c'est commettre un péché !
Pour ce qui a trait aux conduites politiques, le Recteur est également le recteur
des consciences. Jusque dans les années 1950-1960~, le prêtre, dans ce régime de
chrétienté, donne des conseils électoraux explicites. Les bons candidats sont ceux qui
défendent l'école privée, ceux qui vont à l'église le dimanche - ceux qui acceptent le
régime catholique d'existence. L'acte électoral est pensé comme un acte religieux. Bien
voter ce n'est pas simplement défendre les intérêts de l'Eglise, mais aussi défendre la
croyance en Dieu, à tel point que les prêtres de Limerzel n'hésitent pas à dire : "Si vous
votez pour les ennemis de l'Eglise, il vous en coûtera pour votre salut." Se mêlent ici ce
que la Modernité a défait, avec une réimbrication des fonctions les unes dans les autres.
L'acte religieux ne se défait pas de l'acte électoral. Pourquoi en 1965, vote-t-on à 90%
pour la droite ? Voilà la réponse.
A Limerzel, la religion n'a pas totalement disparu. L'Eglise n'a plus le poids
qu'elle avait auparavant. Les pratiques déclinent, les croyances se transforment, les
normes ne sont plus obéies. Il reste une spiritiualité. Quand on interroge les habitants de
ce village, ils croient encore mais ne croient plus au Dieu vengeur : leur Dieu est plutôt
du côté des esprits - ou de l'esprit -, de la force vitale. Ils restent attachés attachés à la
culture catholique mais en ont réinvesti les significations à partir d'un univers qui n'est
ni normé ni hiérarchique, qui dépend de la seule subjectivité du sujet. Ils ne croient plus
de la même manière, de fait. Les enquêtes d'Yves Lambert s'étant arrêté en 1980~, il est
difficile de poursuivre ce constat.
On peut mettre en forme cette analyse à partir de toute une série d'enquêtes qu'on
appelle, en statistiques, en population générale, qui s'établit, soit par quotas, soit par le
sondage aléatoire. Cette seconde méthode nous incline à repérer des individus dans la
population totalement par hasard. Les enquêtes sur les valeurs des européens
fonctionnent à partir de la méthode des quotas ; celles-ci se déroulent en gros tous les
dix ans et concernent vingt-huit ou vingt-neuf Etats. La première date de 1981 et la
dernière date de 2018, dont les résultats paraîtront complets en 2019. Que dire de ces
enquêtes, qui portent en France sur 20 000 personnes ? On peut dire que ce qui
caractérise le religieux envisagé dans ces enquêtes généralisées c'est deux choses
essentielles : 1° on insiste à une désinstitutionnalisation du croire, 2° on insiste, aussi, à
une subjectivation du croire. On ne peut guère parler de disparition du croire. Il y a une
expression qui est empruntée à un sociologue du nom de Timms qui est intéressante à
cet égard : unchurching, désecclésialisation, soit le fait que peut-être nous croyons, mais
que nous refusons d'appartenir. Une sociologue du nom de Grace Davie a cette
expression qui dit que nous sommes dans une ère du believing without belonging. Dans
nos sociétés, et on le voit aujourd'hui avec ce qui vient d'arriver à Notre-Dame-de-Paris,
il y parfois du belonging without believing.
31
De nombreux anti-cléricaux ont pu tenir, pour cet événement, des discours qui
laissent à croire qu'ils se sentent appartenir à une culture, à un patrimoine. A travers ces
deux expressions, on a une idée de la religion dans nos sociétés contemporaines, d'un
religieux qui n'est plus intégré. L'Eglise n'arrive plus à recouvrir la totalité de nos
sphères d'existence : tantôt nous adhérons à Dieu, sans participer à ses rites, tantôt nous
nous sentons appartenir à la culture chrétienne, sans adhérer à Dieu. En dépit de la
sécularisation, il reste un certain nombre d'appartenances ténues en apparence, mais
probablement plus profondes qu'on ne le croit. Le sentiment d'appartenance, on le voit
très clairement dans tous les pays européens. Quand on pose la question aux
Européens : "A quelle religion appartenez-vous ?", on pourrait s'attendre à des chiffres
catastrophiques au regard des pratiques religieuses. Pourtant, le niveau d'appartenance
reste très élévé et nos concitoyens européens sont finalement très peu enclins à répondre
qu'ils n'appartiennent à aucune religion. Il y a des cas qui sont tout de même des cas où
la non-importance est forte - comme en France -, mais dans sa globalité, l'Europe
appartient.
Il y a, sur la question des normes, une perte de confiance dans l'Eglise. On pose
aux Européens la question de savoir si les grandes institutions nous inspirent confiance.
L'indice a beaucoup perdu du point de vue de la confiance, tout en se maintenant à un
niveau convenable. En 1972, 75% des Français disent avoir confiance en l'Eglise. Au
début des années 1990~, ce chiffre se maintient à 60%. Le mot confiance n'est pas
précisé, évidemment, mais les chiffres sont là ! Si on prend l'enquête qui va sortir en
2019, il faut noter que nous ne sommes plus qu'à 40%. On a donc une perte d'emprise de
l'Eglise sur la société française, mais cette emprise est toutefois très raisonnable, avec
33
seulement 6% des Français qui déclarent avoir confience dans les syndicats, et
seulement 3% des Français dans les partis politiques. On retrouve là la situation
précédemment évoquée, avec l'idée qu'il y a probablement un attachement à l'institution
pour ce qu'elle représente d'historicité, de culture agglomérée. Même ceux qui font
confiance à l'Eglise, toutefois, s'éloignent de ses normes.
On peut dire que nous sommes entrés dans un monde subjectiviste du point de
vue de la foi marqué par l'entrée dans un système de croyances et de pratiques
totalement inédit, où les options personnelles sont à la disposition des individus dans la
fabrication de leur propre vision du monde. Dieu ne s'impose plus à nous, nous
choisissons de lui donner la signification que nous souhaitons lui voir adopter. La
conscience subjective l'emporte désormais sur la parole ecclésiale. Il faudra attendre les
années 1960-1970~ pour ce phénomène s'affirme peu à peu. Ce décalage s'affirme
autour de deux principes : 1° l'autonomisation de la croyance, 2° et sa relativisation.
En 1994, 71% des Français sont d'accord avec l'idée suivant laquelle c'est à
chacun de définir sa religion, indépendamment des Eglises. Dans les années 1960~,
environ 30% auraient adhéré à une telle idée. Si l'on prend les années 2010~, 85% sont
d'accord avec cette idée. On est donc en plein questionnement vis-à-vis de la
désinstitutionnalisation du croire, avec une distance qui s'établit entre le sentiment
religieux et l'obéissance religieuse. Les normes promues par les institutions s'effacent :
on pourrait dire que "Dieu est mort", comme le dit Steve Bruce dans son ouvrage God is
dead. Pour lui, la diminuation des pratiques et des normes religieuses signifie qu'il y a
bien une diminution de la présence de Dieu dans la société. Bruce s'inscrit ainsi dans la
continuité de sociologues comme Bryan Wilson ou Peter Burger, qui considèrent que
bientôt la foi disparaîtra de nos horizons de sens. Or ce jugement semble excessif, il n'y
a pas forcément disparition comme nous l'avons vu, mais simplement un phénomène de
subjectivation de la foi.
Le spirituel s'est substitué au religieux, voilà l'idée prônée par les auteurs
britanniques comme Steve Bruce. Paul Heelas, lui, dit que le religieux n'existe plus et
qu'il a été substitué par le spirituel. En sociologie des religions, le spirituel a été théorisé
notamment par cet auteur. Il a travaille avec Linda Woodhead sur cette question. Pour
Paul Heelas, le spirituel se distingue du religieux par deux traits : 1° une absence de
hiérarchie, "d'instance de vérification" (cf. Foucault), il n'y a pas d'instances extérieures
à moi-même qui viendraient donner l'écumons, le subtil secret, la vérité de la foi. On
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invente soi-même la "prose du monde", sa propre configuration du monde. Il n'y a donc
pas de hiérarchie disant comment penser. 2° une absence de normativité. D'un côté, le
religieux suppose un ordonnancement du monde, un système d'ordre ; le spirituel, quant
à lui, fait l'économie de la norme et laisse chacun construire son propre système qui est
toujours à la fois réversible et réformable. Dans la spirituel, sur le plan institutionnel,
c'est simple : il n'y a pas d'institution et pas de norme. Sur le plan substantiel, il n'y a pas
de sens préétabli, mais une vérité qui se trouve en position d'évolution constante.
Des auteurs reprennent cette notion de "bricolage" pour l'appliquer dans les
sociétés occidentales. Il reste des fragments de tradition mais qui sont investis de sens
nouveau. Sans se préoccuper de la cohérence dogmatique que les générations
antérieures, portées par les institutions du croire, avaient promues, les contemporains se
détachent de ces institutions et alors les populations laissent leur esprit inventer du neuf
et créer de l'inédit, en prenant les bris, les fragments des anciens systèmes de sens et en
les collant les uns aux autres. On a ici l'articule du bris et du collage, ce qui rappelle
l'idée même de "bricolage". C'est André Marie qui a fait ce jeu de mot. On prend des
fragments que l'on emprunte à différents univers culturels et on colle les fragments,
indépendamment des communautés, pour en faire soi-même son propre système de
sens.
D'autre part, on peut avoir un autre système de sens qui est celui de la
réincarnation, l'idée étant que notre esprit ne quitterait jamais totalement ce monde mais
qu'il serait appelé à se réinstaller dans d'autres substances corporelles. Cela existe dans
le bouddhisme où il y a un cycle de réincarnation qui s'établit jusqu'à trouver le nirvana,
mais on trouve également cela dans la religion hindouiste. Celle-ci dit que l'on prend de
nouvelles apparences corporelles, en changeant notamment de statut social, d'une caste
vers une autre par exemple. Un brahmane qui s'est mal comporté peut devenir un dalit.
35
Nous avons donc vu deux modèles antinomiques. D'un côté le christianisme
propose l'idée d'une résurrection avec un temps qui serait ailleurs que sur la Terre, et de
l'autre, on a le bouddhisme qui veut que l'on se réincarne directement sur Terre mais
dans un autre corps. Quand on interroge les Européens, on se rend compte qu'ils
pratiquent le "bricolage" : ils peuvent dire qu'ils sont adeptes de la réincarnation, que
l'esprit va rester au monde, acceptent la crémation mais la dispersion des cendres permet
de vivre dans la nature. Il y a des bris chrétiens qui demeurent - croyance de demeurer
sur la Terre et d'un retour dans le monde avec ceux qu'ils ont quitté par la mort et qu'ils
retrouveront aux jours glorieux. Demeurent donc des traces du modèle chrétien, mais on
a deux modèles de sens qui s'articulent dans l'esprit de nos contemporains.
Ces bourgeois veulent gagner de l'argent et donc, ils pactisent avec Mammon, le
dieu de l'argent, avec la chrématistique, le goût de l'argent. L'Eglise se demander que
faire de ces personnes-là. Faut-il leur donner unes espérance ? L'Eglise va alors inventer
le système intermédiaire de la purge, du Purgatoire qui s'établit alors comme un moment
de rachat qui permet à celui qui est encor eimpur de gagner la pureté nécessaire pour
atteindre le Paradis. C'est une question d'organisation sociale : on essaye de penser la
justification de la légitimité des activités capitalistes naissantes. L'Eglise, en ce sens,
cherche donc à accompagner le capitalisme et à la réguler. L'invention du Purgatoire ne
concerne pas seulement notre salut individuel mais c'est un discours qui pense
l'organisation sociale dans son ensemble. C'est une zone intermédiaire qui dit que
l'activité capitaliste est à réguler et à encadrer : il faut avoir peur de l'activité capitaliste.
On peut essayer de gagner de l'argent, certes, mais on ne peut pas organiser une société
qui recherche indéfiniment le profit. L'Eglise accompagne le capitalisme tout comme
elle le déteste.
Cela s'est inventé au moment des premiers essors économiques des villes qui
créent un premier exode rural, avec des paysans qui proposent alors de vendre leurs
bras. L'Eglise se rend bien compte que Mammon comment à l'emporter sur Dieu et se
donne comme objectif d'encadrer les personnes qui font de l'argent, à travers le
Purgatoire. Elle leur donne tout de même une espérance. L'Eglise ne pouvait pas dire
que ces personnes étaient destinés au Paradis, parce que cela aurait été baptiser
Mammon, mais elle ne pouvait pas non plus dire à ces personnes qu'elles iraient en
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Enfer parce qu'après tout, ce sont de bons Chrétiens. Donc le Purgatoire c'est condamner
Mammon mais c'est aussi sauver le bourgeois. C'est ce que développe George Duby
dans L'Invention du Purgatoire.
C'est à partir de ce moment-làn que nous avon créé trois lieux différences pour
recomposer la géographie sacrale. Mais cette géographie sacrale est aujourd'hui l'objet
de profondes négociations de la part des contemporains. Alors que l'Enfer et le Paradis
étaient au XIXème siècle et au début du XXème siècle des mondes qui travaillaient
conjointement et que l'on considérait comme deux polarités, à partir des années 1950~
on ne vas plus considérer que le Paradis. En effet, depuis ces années 1950-1960, il y a
un pôle qui s'est évidé de l'esprit de nos contemporains, celui de l'Enfer - sauf dans les
marges évangéliques qui croient en Satan. Il ne demeure, tout au plus, que le pôle du
Paradis. Lorsque Michel Berger chante "J'irai dormir dans le Paradis blanc", on a cette
idée que les individus développent leur propre conception de l'après-vie, tout comme ils
régissent les principent qui régulent leur propre existence terrestres, ils vont également
composer leur existence après la mort. Montaigne annonçait déjà qu'il était nécessaire
de vivre avec le sentiment de la mort, et qu'il fallait donc "investir la vie dans toute sa
plénitude". Cette dernière expression fait écho avec la philosophie hédoniste. On a donc
une confusion entre le bien et l'éagrable, avec l'idée qu'il n'y a pas de jugement qui
interviendrait désormais sur nos propres déficiences. Nous sommes voués à avoir une
vie agréable dans la mort même. Nous nous plaçons donc en quête d'un agréable qui ne
se finirait jamais.
Nous sommes là dans des sociétés qui nous permettent de bricoler avec des
grands systèmes dogmatiques. Notre monde est unipolaire. Le paradis peut être rejeté
dans un autre monde et la mort n'est plus le lieu du soucis mais le terme du plein
épanouissement de soi. Se maintiennent donc des éléments du monde ancien, mais nous
bricolons avec ces vieux systèmes de sens. Nous sommes désormais des êtres en
recherche d'épanouissement. Le religieux à l'époque contemporain a tout à voir avec le
subjectivisme et l'idée que chacun produit son propre code de sens à travers une série
d'inventions. A côté de la subjectivation, il y a la pragmatisation du religieux. On ne
juge plus la validité du système religieux à partir de sa vérité intrinsèque mais à partir
des effets pratiques que le système religieux peut avoir sur notre bien être. Le critère du
religieux, ce n'est plus le vrai, mais l'effet pratique qui en est la conséquence sur monde
existence. Ce qui est important c'est que la croyance à laquelle j'adhère va me permettre
de vivre mieux, et donc l'on juge le religieux par l'empirie.
Il existe des réseaux qui se sont construits en dehors des grandes Eglises, qui ont
rompu avec l'existant mais qui agrègent des individus qui croient semblablement. Ce
sont des mouvements sectaires et des réseaux mystiques :
Dans une période plus récente, dans les années 1970~, il y a eu la création de
congrégations autour d'une mouvance charismatique. Ces groupes religieux se sont
implantés dans un protestantisme qui développait la religiosité de l'émotion, qui se
traduisait elle-même par le fait de cultiver des dons de prophétie, des dons de guérison,
d'entretenir des communications avec le Saint-Esprit. On a donc une religiosité de
l'effusion et de l'émotion qui se construit à partir de modèles en provenance des Etats-
Unis, une religiosité qui va connaître une audience dans la société française. En outre,
on a la création de groupes de mouvance néo-conservatrice-restitutionniste qui tentent
de retrouver des liturgies, des fêtes, des façons de prier, des modes vestimentaires
traditionnelles. Par exemple, il y a la "Communauté Saint Martin" que l'on considère
comme mouvement restitutionniste puisqu'il observe une foi traditionnelle contre les
préceptes invoqués par le Concile Vatican II.
Donc, quand l'invidiualisme est trop dur à supporter, il faut valider nos
croyances par les lieux communautaires que l'on choisit. En outre, la liberté de choix
domine. Dans le protestantisme, on a deux grandes polarités :
2° le critère du cruxisme : avec la venue du Christ sur Terre, sa mort le vendredi saint,
sa résurrection le troisième jour... à partir de ce moment-là s'est ouverte la nouvelle
phase du cruxisme dans la réalité. Par ces étapes, le Christ abolit le péché des Hommes
et ouvre le monde vers un univers tout-plein des idées de réconciliation et de justice.
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3° le critère du biblisme - voire de littéralisme biblique. On a l'idée que pour bien se
conduire dans l'existence, il faille se conformer à la volonté de Dieu pour finalement
trouver le bonheur. Cette idée-là doit s'opérer au jour le jour en suivant les indications
de la Bible. Dans cet ouvrage, on y exprime les règles de la vie droite et heureux. Dans
la lecture littérale de la Bible, on a des éléments de comportements moraux qui nous
sont donnés pour la vie quotidienne.
Le principe de tolérance édicte le fait que, tant que l'autre ne porte pas atteinte à
ma liberté, il peut exprimer ce qu'il veut. On a une juxtaposition des croyances et des
incroyances qui est régulée par la liberté que je dois à l'autre. Les libertés sont
juxtaposées mais elles sont limitées par l'atteinte à la liberté. L'opposition entre laïcité
d'universalité et d'unité met en relief l'idée qu'il faut, autant que faire se peut, privatiser
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la référence religieuse pour apparaître dans l'espace public dans sa nudité de citoyen.
Cela réduit considérablement les ports de signes religieux dans l'espace commun. En
revanche, si on a une laïcité de tolérance, on peut être gênés par le port visible, mais on
ne dit rien. Rosa Luxembourg disait : "La liberté c'est toujours la liberté de celui qui
pense autrement."
Ce qui apparaît clairement aussi c'est que, désormais, puisque la vérité est
dispersée etre plusieurs mondes religieux, les croyants se placent souvent sous la
catégorie du possible et du probable - "possibilisme" et "probabilisme". On répond bien
souvent du côté du possible pour l'existence de Dieu. Ce qui vaut pour les croyants vaut
de plus en plus pour les incroyants. On peut récréer dans une société comme la France,
autour des sans religions, deux grandes catégories. La première catégorie qui se dit sans
religion et indifférente représente environ 20% de la population. La seconde catégorie
qui sans dit sans religion et athée représente environ 25% de la population. La France
est, avec la République Tchèque, le pays qui a le plus d'athées. Dans les années 1950~,
les athées représentaient entre 3 et 4% de la population, on en compte aujourd'hui 25%
auxquels doivent s'ajouter ceux qui se disent sans religion et indifférents. On arrive donc
àn 45% de la population française qui se dit sans religion. Au regard de ces chiffres, on
voit toute la difficulté de l'Eglise catholique à attirer des fidèles, celle-ci se présentant de
plus en plus comme une minorité.
Dans les années 1950~, ceux qui se disaient sans religion ajoutaient à leur propre
autodéfinition deux éléments supplémentaires. Le premier élément voulait que, si je suis
sans religion, alors je suis forcément athée. Et ils ajoutaient un second élément qui
mettait en relation l'athéisme et le communisme. Aujourd'hui, il a une extension des
mondes sans religion. Ce sont des sans religion diubitatifs, presque des sans religion en
recherche qui admettent volontiers croire dans les forces de l'esprit ou pouvoir adhérer à
une forme de spiritualisme. Cela fait dire à Jean-Paul Willaime que le croyant
d'aujourd'hui est moins croyant que le croyant d'hier, et que l'athée d'aujourd'hui est
moins athée que l'athée d'hier. Il y a même des athées qui estiment croire en Dieu ce qui
rejoint l'idée précédemment évoquée d'un bricolage à l'ère de la post-vérité.
Avant, être athée c'était dire ne pas croire en Dieu et être matérialiste - du point
de vue historique, notamment. Aujourd'hui, les sans religion sont environ 45% en
France - on le rappelle -, et cela correspond aux : 1° Agnostiques, ceux qui disent ne pas
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savoir si Dieu existe ou non, soit environ 20% de la population, 2° aux Athées qui ne
croient pas en Dieu mais qui, souvent, adhèrent à l'idée d'une spiritualité possible, voire
croient en des phénomènes supranaturels.
Le vote pour un Républicain est un acte individuel par lequel chacun affirme sa
souverainté. Les Républicains donneront une inscription matérielle à cette acception
avec la mise en bulletin dans l'urne de chacun des votants, après que celui-ci est passé
dans l'isoloir. Ce sont des créations récentes dont il est question ici mais ce sont des
affirmations en acte du principe individualiste. L'isoloir est le symble de ma propre
conscience pribée. Prime alors le secret qui s'avère être le protecteur de ma propre
liberté, indépendamment des pressions qui peuvent être exercées su moi. L'Eglise
catholique estime que le vote n'est pas d'abord un acte politique mais d'abord un acte
religieux, et que l'on ne peut pas concevoir le vote comme étant une affirmation de
souveraineté mais qu'il est un acte d'allégeance à Dieu. L'évêque de Vannes disait : "Que
ceux qui votent mal sachent qu'ils encourreont le châtiment de Dieu". Sur ce terrain,
l'Eglise catholique constitue l'électeur en instrument de sa stratégie d'englobement du
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monde.
A partir des années 1960~ se met en place le modèle de la réflexivité qui connaît
deux temps. Premièrement, à partir de cette époque, l'Eglise catholique accepte la laïcité
et devient le premier défenseur du régime de séparation : il ne faut pas toucher à la loi
de 1905. Secondement, on ne peut plus porter atteinte à la liberté de l'électeur ; on
admet l'idée de pluralisme. Mais il ne s'agit pas d'une sécularisation puisque, tout en
allant dans le sens de la sécularité, dans le sens de la liberté du vote, l'Eglise maintient
cette idée selon laquelle, au-dessus des lois humaines, il existe une loi naturelle qui
vient donner validité et légitimité à nos propres productions juridiques. "Le parlement
n'est pas Dieu le père, et dix parlements ne vaudront jamais la loi de Dieu", notait le
cardinal Barbarin. Au niveau meso-social, l'Eglise catholique accepte donc une partie de
la modernité mais bute sur la souveraineté de la loi, avec l'idée que la loi de Dieu est
toujours supérieure, d'où la simple idée d'une recomposition du religieux dans les
sociétés contemporaines occidentales.
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