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Dialogues d'histoire ancienne

Religion collective et religion privée


John Scheid

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Scheid John. Religion collective et religion privée. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 39, n°2, 2013. pp. 19-31;

https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2013_num_39_2_3852

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Abstract
Collective and private religion..
For a long time, Roman religion was supposed to be decadent and dead at the end of the
Republic, which is contrary to evidence. Essentially ritualistic, this religion which did not know a
revealed book and was transmitted by ancestral custom completed with a jurisprudence, did
govern the public and private life of the individuals. The use for the understanding of this religion of
a concept like ‘religiosity’ , created at the beginning of the XIXth C., is anachronistic. Such an
approach also works with notions as the decadence of the world of the polis since the IVth C. BCE
which no longer is accepted.

Résumé
Contrairement à ce que l’on prétendait longtemps, la religion des Romains n’était pas vide depuis
la fin de la République. Fondée sur le ritualisme, qui était essentiellement transmis par la tradition
orale généralement complétée par la jurisprudence, cette religion sans livre révélé et autorité
dogmatique régissait la vie publique et privée des individus du monde romain. Vouloir lui appliquer
la notion théologique de « religiosité » , née au début du XIXe s. consiste à déformer les faits et à
leur appliquer de force des concepts modernes. Cette approche utilise par ailleurs des notions
comme la décadence des cités après le IVe s. av. J.-C. qui ne sont plus recevables de nos jours.
Dialogues d’histoire ancienne 39/2-2013, 19-31

Religion collective et religion privée

John Scheid*

La religion privée ou individuelle jouit actuellement d’ un certain prestige dans


les études sur les religions des Anciens. Si certains de ces programmes ou projets sont
importants pour la connaissance des religions antiques, en raison du déséquilibre des
sources qui concernent avant tout les cultes publics, d’ autres expriment une position
théorique sur le primat de la religion individuelle, qui est ambiguë dans la mesure où
elle paraît remettre en circulation des doctrines du xixe siècle. Ces théories opposent,
en effet, la religion privée à la religion publique. La religion individuelle aurait dépassé
la religion de la cité, qui est présentée quant à elle comme inadaptée à la demande des
individus. Autrement dit, on assiste à une mise en cause de l’ étude des religions antiques,
telle qu’ elle s’ est développée depuis le milieu du xxe siècle. Appuyées sur l’ anthropologie
historique, les démarches plus récentes telles qu’ elles se sont développées au cours des
années Soixante-dix dans le Centre de recherches comparées des Sociétés anciennes
à Paris, en Italie, en Angleterre et aux États Unis, avaient pour principe de restituer et
de respecter l’ altérité des Anciens, en tenant présent à l’ esprit qu’ en matière religieuse
nous sommes tous directement ou indirectement déterminés par mille sept cents ans de
pensée chrétienne. Cette méthode qui invite à la prudence non seulement sur le plan
de la religion, mais à propos de toutes les autres manifestations culturelles des Anciens,
commençait toujours par déconstruire les opinions des modernes sur l’ Antiquité avant
de revenir aux sources antiques.
À la fin du xixe siècle et au début du xxe, un certain nombre d’ historiens de la
religion avaient eux aussi affirmé l’ altérité des Anciens en expliquant leurs comportements
religieux par des coutumes observées en Afrique ou en Australie. Leur approche était liée
à la recherche de l’ origine des religions. En France, É. Durkheim recherchait l’ origine de la

* 
Collège de France

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religion ou du moins des religions particulières, comme G. W. F. Hegel l’ avait fait avant lui
en Allemagne. La projection dans le passé des concepts religieux occidentaux permettait
à ce dernier d’ expliquer aisément l’ évolution religieuse jusqu’ aux religions chrétiennes,
puisqu’ elle impliquait qu’ il n’ y avait guère de changement majeur à attendre, puisque
les comportements religieux étaient identiques en tout temps et tout lieu. Il suffisait de
séparer à chaque génération de l’ humanité l’ ivraie du bon grain pour discerner le ferment
de la véritable religion, qui conduisit progressivement au christianisme éclairé de l’ époque
moderne. Beaucoup d’ historiens ont adopté cette démarche1, U. von Wilamowitz-
Moellendorf, Th. Mommsen, d’ un certain point de vue G. Wissowa, Fr. Cumont,
J. Toutain, et plus tard la phénoménologie religieuse2. C’ est contre ce comparatisme
assimilant ou contre la réduction de toute religion à la manifestation précoce d’ une
religiosité proche du christianisme que réagissait l’ anthropologie historique de la seconde
moitié du xxe siècle en insistant sur l’ altérité des Anciens.
L’ 
approche anthropologique et historique, dont on pouvait croire que,
indépendamment de possibles exagérations ou surinterprétations, elle était un acquis
scientifique, a toutefois été l’ objet depuis quelques années de critiques. Il est normal qu’ un
modèle d’ explication qui est devenu classique soit à son tour examiné et déconstruit.
Ce qui est moins normal, c’ est que les arguments employés pour dresser le bilan de
l’ approche anthropologique ne paraissent pas pertinents et semblent recycler en fait la
vieille méthode de l’ explication des autres par nos propres catégories religieuses, au lieu
d’ essayer de les comprendre dans leur contexte historique.
En fait, j’ ai l’ impression que le problème est mal posé. Hegel et ses successeurs,
Th. Mommsen et Fr. Cumont – et tous leurs successeurs actuels – considèrent que cette
religion vide d’ épiciers ne pouvait satisfaire le peuple romain, qui attendait un contenu
religieux plus profond. Ce contenu vint, écrivent-ils, de l’ Orient, d’ où la notion de cultes
orientaux, un concept en partie erroné que je n’ emploie jamais comme tel. La première
place dans la religion était accordée dans ces études à la « religiosité » privée, un concept

1 
U. von Wilamowitz-Moellendorff, Der Glaube der Hellenen. 1-2, Berlin, Weidmann, 1931-32 ; Th. Mommsen,
Römische Geschichte (1854) = Histoire romaine, Paris, R. Laffont, 1985 ; G. Wissowa, Religion und Kultus der Römer,
Munich, C. H. Beck, 19122 ; Fr. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain (1906), Paris, Leroux, 19294
(réédition en 2006, Nino Aragno Editore, Turin) ; J. Toutain, Les cultes païens dans l’ empire romain. Première partie.
Les provinces latines. Tome II : Les cultes orientaux, Paris, Leroux (Bibliothèque de l’ École des Hautes Études, Sciences
Religieuses, 25), 1911.
2 
M. Eliade, Traité d’ histoire des religions, Paris, Payot, 19742.

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de la théologie protestante, qui remonte à Fr. Schleiermacher3. Dans cette perspective, ce


qui comptait, c’ était la relation individuelle de la créature au Créateur qui représentait
la vie religieuse véritable, contre les institutions réputées vides et sclérosées. Il s’ agissait
au début du xixe siècle avant tout de l’ Église catholique. Vus sous cet angle, les devoirs
religieux communautaires sont considérés comme une forme pétrifiée de la religion, à
laquelle on oppose l’ aspiration religieuse individuelle comme seule expérience religieuse
utilisable par les historiens. Car il s’ agit d’ une relation dynamique avec le divin qui
aurait toujours existé telle quelle. Et ce serait cette religiosité individuelle qui aurait été à
l’ origine des changements religieux, et notamment celui du paganisme au christianisme.
C’ est là à mon avis une position théologique, que tous les théologiens ne partagent
sans doute plus aujourd’ hui, et je n’ ai pas à me prononcer sur le problème. Je voudrais y
répondre par plusieurs questions, la première sur la nature même du culte public, qui est
l’ objet d’ un contre-sens, la deuxième sur la nature des cultes pratiqués par les individus,
et enfin une troisième sur la question des sentiments, généralement considérés comme
essentiels dans ce type de jugement sur les religions antiques.

*
Commençons par une première question : pourquoi une pratique religieuse
qui repose uniquement sur l’ accomplissement des devoirs religieux ancestraux ne
contenterait-elle pas l’ individu ? Pourquoi une religion de devoirs rituels ne suffirait-
elle pas ? Une religion qui ne connaît pas la notion de créateur et de créature est-elle
nécessairement vide et pétrifiée ? Une religion sans révélation, sans livre et sans dogmes,
un culte sans enseignement religieux sont-ils nécessairement creux et insatisfaisants ? Et
pourquoi ?
Les Anciens n’ étaient pas incapables d’ avoir des opinions sur les dieux et le
système des choses. Seulement, ils les posaient de manière différente. D’ abord, il n’ y
avait effectivement dans les religions romaines ni sermons, ni lectures, ni enseignement
religieux. Néanmoins, dans la culture générale, il existait bien des discussions, des
théories, même des théologies, qui, du point de vue moderne, ressemblent souvent à
un enseignement religieux. Ce ne sont toutefois que des exercices philosophiques et
culturels, qui n’ ont pas de rapports directs avec la religion et le culte, malgré l’ incapacité

3 
Fr. Schleiermacher, Der christliche Glaube nach den Grundsätzen der evangelischen Kirche, Berlin, G. Reimer, 1821/2 = La
Foi chrétienne d’ après les principes de la Réforme, adaptation franç. Paris, De Boccard, s.d., §8 : « La piété, qui constitue la base de
toutes les communautés religieuses n’ est, considérée en elle-même, ni un savoir, ni un faire, mais un état déterminé du sentiment
ou de la conscience immédiate de soi-même. »

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de nombreux modernes à concevoir cette absence de relation. En outre, quelle serait pour
le lecteur de ces traités ou l’ auditeur de ces débats l’ utilité des arguments échangés ? Ceux-
ci étaient souvent contradictoires, parfois absurdes, et la même personne pouvait soutenir
successivement des arguments complètement opposés. La raison en est qu’ il existait dans
le monde antique des vérités, non pas une vérité unique. Certains Anciens croyaient
fortement à une vérité, mais ils étaient plutôt rares. D’ autre part, si l’ on analyse de près
les rites, on se rend compte que par des gestes, par la hiérarchisation des offrandes, par
les offrandes, l’ action rituelle réalisait des énoncés sur le système des êtres et des choses.
Les travaux sur le sacrifice en Grèce et à Rome en donnent un exemple4. Je pourrais aussi
évoquer les rites divinatoires. Mais les explications littérales des rites, dont les Anciens
étaient tout à fait capables, donc des interprétations qui donnaient un résumé pertinent
du fondement religieux ou théologique d’ un culte donné, ne l’ emportaient pas sur les
interprétations les plus absurdes qu’ un convive pouvait avancer lors d’ un banquet : les
interprétations littérales des rites faisaient en quelque sorte partie du rite lui-même et
n’ appartenaient pour ainsi dire pas au genre de l’ exégèse religieuse. Dans l’ Antiquité, la
signification des actes religieux n’ a donc pas le même sens que chez nous. Les traditions
cultuelles donnaient en pointillé une justification de l’ acte, mais libre aux individus de
poursuivre ou non sur cette voie.
Ce point étant précisé, venons-en à un deuxième aspect de la question : dans la
perspective théologique de la « religiosité », telle que les romantiques allemands et après
eux les historiens du xixe siècle l’ ont définie, la religion privée peut-elle constituer la
seule référence de la religion dans le monde romain ? C’ est ce que l’ on a tendance à écrire
de ci de là5, en considérant qu’ au fond la religion publique, la religion collective telle que
nous la connaissons par les textes littéraires et les inscriptions, est en fait un discours des
élites imposé à la population, c’ est-à-dire aux individus, qui passe à côté de l’ essentiel : les
intérêts et les besoins présumés de l’ individu. Les dieux des individus seraient nettement
plus terrifiants que les dieux civiques qui sont présentés par les rites aussi bien que
par les spéculations et les interprétations comme des partenaires terribles certes, mais
bienveillants des citoyens. Les individus auraient eu d’ autres besoins que ceux qui sont
recherchés dans le culte de la cité : la santé et sans doute des bénéfices en vue de l’ au-delà.
4 
F. Prescendi, Décrire et comprendre le sacrifice. Les réflexions des Romains sur leur propre religion à partir de la littérature
antiquaire, Stuttgart, Fr. Steiner (Potsdamer Altertumswissenschaftliche Beiträge, 19), 2007.
5 
A. Bendlin, « ,Ein wenig Sinn für Religiosität verratenden Betrachtungsweise’ : Emotion und Orient in der römischen
Religionsgeschichtsschreibung der Moderne », Archiv für Religionsgeschichte, 8, 2006, p. 227-256 = « Une perspective
trahissant un piètre sens de la religiosité » : Émotion et Orient dans l’ historiographie religieuse romaine de l’ époque
moderne », Trivium (revue numérique), 4, 2009.

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Ce sont donc de nouveaux cultes qui auraient été recherchés, des cultes salutaires comme
celui d’ Esculape, ou les fameux cultes dits orientaux, et bientôt le christianisme qui se
préoccupaient de la vie dans l’ au-delà. Et dans les provinces, notamment celles qui nous
intéressent, l’ inintérêt de la religion civique pour les « véritables » besoins des indigènes
aurait abouti à un clivage entre la religion des indigènes, et la façade institutionnelle.
En fait, à cause de l’ ouverture de la Méditerranée sous l’ Empire, les individus auraient
circulé dans le monde romain comme les religions, et les individus, libérés de l’ emprise
des cités, auraient cherché dans ce qu’ on a appelé le supermarché des religions ce qui leur
convenait en se détournant de la piété ancestrale. Au fond, en plaçant au centre de la
discussion et de la recherche la « religiosité », la seule perspective ouverte est celle de la
christianisation du monde romain. Parce qu’ un des sous-entendus de ces raisonnements
consiste à considérer qu’ une religion que l’ on abandonne au profit d’ une autre religion
ne peut être une véritable religion.
À cette argumentation il faut opposer plusieurs corrections. En premier lieu,
il me semble que ces théories font une confusion entre la notion d’ individu au sens
moderne et celle de personne privée. Depuis le colloque de Royaumont6 sur la notion
de personne et les travaux de P. Brown7, nous avons appris que la notion de personne au
sens chrétien et moderne ne s’ est développée qu’ à partir du ive siècle, depuis Augustin
par exemple. On pourrait considérer qu’ elle est un produit du christianisme plutôt
qu’ une de ses causes. L’ individu qui se contemple, s’ analyse, évalue ses relations avec
son créateur, se sent coupable à son égard et envisage les conséquences métaphysiques
de ses fautes, n’ est pas antique, en tout cas cela ne correspond pas à la pensée ancestrale
des Grecs ou des Romains. Dans le monde préchrétien, l’ individu était toujours inséré
dans un réseau de relations sociales. Il était un individu en tant que membre d’ une
communauté, et non en tant que créature face à un Créateur. Il était même généralement
membre de plusieurs communautés, celles de la famille, du quartier, éventuellement
d’ une association, et surtout d’ une cité. Ses intérêts étaient également différents de ceux
d’ un individu chrétien. Il n’ était pas essentiellement intéressé au salut éternel de son

6 
I. Meyerson (éd.), Colloque sur les problèmes de la personne. Organisé par le Centre de Recherche de Psychologie
comparative, 29 septembre-3 octobre 1960, Paris, Éditions de l’ École Pratique des Hautes études, 1973.
7 
P. Brown, The Making of Late antiquity, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press, 1978 = Genèse
de l’ Antiquité tardive, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Histoires), 1978. Cf. aussi J.-Cl. Schmitt, « La ‘ découverte
de l’ individu’ , une fiction historiographique », in J.-Cl. Schmitt, Les corps, les rites, les rêves, le temps, Paris, Gallimard
(Bibliothèque des Histoires), 2001, p. 241-262 ; R. Van Dülmen, Die Entdeckung des Individuums 1500-1800, Francfort/
Main, Fischer, 1997 ; Id. (éd.), Die Entdeckung des Ich. Die Geschichte der Individualisierung vom Mittelalter bis zur
Gegenwart, Cologne, Böhlau, 2001.

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âme, mais au succès terrestre de ses entreprises et de celles des communautés auxquelles
il appartenait. Pour l’ individu antique les cultes des divinités salvatrices comme Esculape
ou Salus concernaient le corps et la santé, et non le salut de l’ âme immortelle après la
mort. Si l’ on parcourt les inscriptions funéraires, et notamment les poèmes funéraires,
on constate que telle n’ était pas la préoccupation des Anciens, ce qui les intéressait était
la pérennité du culte funéraire célébré sur leur tombe, et ainsi de leur mémoire grâce à
la relation avec la communauté à laquelle le défunt avait appartenu de son vivant8. Si ce
lien venait à se rompre – et après plusieurs générations c’ était souvent le fait – l’ individu
qui survivait en tant que parcelle individualisée des Dieux mânes se dissolvait dans cette
divinité collective, de la même manière qu’ en droit romain les défunts perdent leur rang
dans l’ ascendance au-delà de la sixième génération pour devenir des « ancêtres ». Je ne
veux pas dire que les Anciens ne connaissaient pas la notion de survie après la mort. Ils
la concevaient majoritairement de la manière que j’ ai décrite, et par ailleurs à propos de
survie au sens chrétien, ils auraient plutôt parlé d’ une divinisation que du salut de l’ âme
éternelle. Un certain nombre d’ individus d’ exception ont d’ ailleurs été divinisés par un
acte des dieux ou des mortels. La divinisation des empereurs est bien connue, mais les
sources littéraires privées, la correspondance de Cicéron ou certaines inscriptions, ont
conservé l’ exemple de divinisations privées, au sein du groupe familial9.
Donc il n’ y a pas dans le monde romain de lien entre le salut de l’ âme dans l’ au-delà
et la religion, publique ou privée. Je serais même tenté de demander : pourquoi devrait-il
y avoir un tel lien ? Une telle relation n’ a de sens que dans une perspective chrétienne.
À ceci il faut ajouter une précision. Ce que nous appelons « privé » dans ce débat,
par opposition à ce qui est « public », c’ est ce qui tombe sous la catégorie juridique du
privé, autrement dit le terme désigne ce qui est le bien d’ un individu ou d’ un groupe
d’ individus. Ce qui est public est ce qui appartient au peuple romain en tant qu’ entité
politique, ou alors c’ est collectif, à la disposition de tous les citoyens, et donc res nullius,
« bien de personne »10. Et sous privé il ne faut pas non plus entendre individuel,
intime. L’ individu appartient certes en grande partie au domaine privé, et ses conduites
tombent sous cette catégorie juridique, mais avant d’ être un individu il est membre
d’ une famille, d’ un quartier, ou d’ une association. Toutes ces collectivités subordonnées

8 
Voir à ce propos Th. Pekáry, « Mors perpetua est. Zum Jenseitsglauben in Rom », Laverna 5, 1994, p. 87-103.
9 
Voir P. Boyancé, « L’ apothéose de Tullia (1944) », in Id., Études sur l’ humanisme cicéronien, Bruxelles, Latomus,
1970, p. 335-341, et par exemple CIL XIII, 8706 (Millingen, Germanie inférieure).
10 
Pour ce problème, voir Y. Thomas, « La valeur des choses. Le droit romain hors la religion », Annales HSS, nov.-déc.
2002, 6, p. 1431-1462.

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à la cité tombent également sous la catégorie du privé. Le privé n’ a donc pas le même
sens que l’ intimité individuelle, il n’ est pas connoté par l’ opposition public/privé telle
que la vie socio-économique du xixe siècle l’ a développée11. Donc l’ individuel occupe
dans la société romaine une place singulièrement différente de celle de l’ individu dans
l’ Antiquité Tardive et surtout à l’ époque moderne.
Mais la religion publique ne se distingue-t-elle pas de la religion individuelle ou
privée comme un discours s’ opposerait à la pratique sociale effective ? La piété collective
des citoyens dont l’ expression revenait aux magistrats ou aux prêtres de la cité ne serait-
elle pas seulement un discours de l’ élite, qui essaierait par là d’ asseoir et de préserver
ses privilèges ? L’ argument serait en lui-même fallacieux, puisque, pour être efficace,
il laisserait entendre que la religion publique des Romains était la seule dans laquelle
tout ce qui est connu de cette religion serait un « discours » de l’ élite. Je ne connais
pas beaucoup de religions – et plus généralement d’ institutions collectives – à propos
desquelles les élites ou les contemporains ne développent des « discours ». D’ autre
part et surtout, si l’ on utilise M. Foucault, il faut aussi le lire entièrement. Est-ce qu’ en
mettant à jour le discours des historiens ou des Anciens, on n’ a plus besoin des sources,
puisque la révélation du discours supprime les faits ? Sur ce point il existe toutefois un
malentendu classique sur l’ œuvre de Foucault : le discours ne supprime pas les faits, il
décrit uniquement la manière dont les faits sont communiqués et communicables. Je me
réfère ici à la réflexion de mon collègue P. Veyne12 sur Michel Foucault. Je le cite : « Pour
Foucault comme pour Nietzsche, William James, Austin, Wittgenstein, Ian Hacking et
bien d’ autres, chacun avec ses propres vues, la connaissance ne peut pas être le miroir
fidèle de la réalité ; … Foucault ne croit pas à ce miroir, à cette conception ‘ spéculaire’ 
du savoir ; selon lui, l’ objet en sa matérialité ne peut pas être séparé des cadres formels
à travers lesquels nous le connaissons et que Foucault, d’ un mot mal choisi, appelle
‘ discours’ . Tout est là.
Mal comprise, cette conception de la vérité comme non-correspondance au réel
a fait croire que selon Foucault, les fous n’ étaient pas fous et que parler de folie était
de l’ idéologie » (fin de la citation). Foucault lui-même se plaignait de ce qu’ on lui « a
fait dire que la folie n’ existait pas, alors que le problème était absolument inverse ». Il
affirmait au contraire « que la folie, pour n’ être pas ce que son discours en a dit, en dit et

11 
J. Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit: Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft,
Berlin, Suhrkamp/Insel, Luchterhand, 19902 = L’ espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de
la société bourgeoise, Paris, Payot, 19882.
12 
P. Veyne, Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 14.

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en dira, ‘ n’ était pas rien’  pour autant. » En 1979, Foucault13 écrivait : « non pas passer
les universaux à la râpe de l’ histoire, mais faire passer l’ histoire au fil d’ une pensée qui
refuse les universaux ». P. Veyne commente14 : « Heuristiquement il vaut mieux partir
du détail des pratiques, de ce qui se faisait et se disait, et faire l’ effort intellectuel d’ en
expliciter le discours ; c’ est plus fécond… que de partir d’ une idée générale et bien connue,
car on risque alors de s’ en tenir à cette idée, sans apercevoir les différences ultimes et
décisives qui la réduiraient à néant. »
Ce sont donc les pratiques religieuses elles-mêmes qu’ il faut étudier, on peut
toujours essayer dans un deuxième temps de mettre au jour le discours des anciens à
propos de ces conduites, attestées par les sources les plus diverses. C’ est cela ce qu’ on
peut appeler la dynamique sociale, qui peut exister dans l’ écart entre les faits et le
discours, et non, comme j’ ai pu le lire, celle qui aurait toujours marqué la tension entre
religion individuelle et collective, entre le changement ou les tendances au changement
et le conservatisme. Une telle affirmation, que l’ on trouve d’ ailleurs sous la plume d’ un
théologien15, parle toute seule : il s’ agit là d’ un postulat théologique et non d’ un principe
historique. Avant de savoir ce que sont la religion collective et la religion individuelle, il
vaut mieux réserver le jugement.
Je ne veux pas me lancer dans un exposé sur ce qu’ était la religion publique. Je
voudrais juste relever un élément, pour répondre au reproche qui est considéré comme
étant le plus efficace : ce serait une religion sans foi, sans émotion, et sans spiritualité.
Je passerai sur le fait que ce sont là des concepts qui, comme celui de l’ individu, de la
personne, sont largement anachroniques et marqués du sceau de nos religions modernes.
Je me bornerai ensuite à démontrer brièvement que de toute façon, cette affirmation est
erronée.
Les rites de la religion collective des Romains ne sont pas vides. La première
réaction de celui qui étudie les documents qu’ elle a laissés, c’ est de n’ y voir que des gestes
répétés automatiquement année après année, de constater que de grands sanctuaires sont
vides presque toute l’ année, et que des invocations collectives ressemblent à des actes
notariés plutôt qu’ à des prières. Tout cela est vrai, et Hegel, Mommsen ou Cumont ont
eu raison de décrire ainsi le culte public. Mais c’ est l’ interprétation de ces données qui
13 
Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, I, p. 56.
14 
Veyne, Foucault…, p. 19.
15 
St. Krauter, Bürgerrecht und Kultteilnahme. Politische und kultische Rechte und Pflichten in griechische Poleis, Rom und
antikem Judentum (Beihefte zur Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft und die Kunde der älteren Kirche,
127), Berlin-New York, De Gruyter, 2004, p. 25.

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est fausse. Le polythéisme ritualiste ne peut pas être interprété à l’ aune des christianismes
réformé, post-tridentin et moderne. Ces gestes et ces formules apparemment vides
avaient bien un sens.
Passons sur le fait que dans une religion polythéiste, certains temples ne sont liés
qu’ à une obligation religieuse précise, qui est accomplie une fois pendant l’ année, et attire
à ce moment des citoyens appartenant à toutes les couches sociales. Ainsi, au lieu de culte
ad deam Diam, « chez dea Dia », à huit km des portes de Rome, le sacrifice régulier
avait lieu alternativement le 17 ou le 27 mai, ce qui n’ a pas empêché la construction d’ un
grand ensemble architectural avec des thermes pour permettre à une poignée de prêtres
publics, les frères arvales, qui célébraient ce sacrifice, de se baigner. Il faut mentionner
que ces prêtres étaient des sénateurs et que régulièrement l’ empereur lui-même, qui
appartenait à ce collège comme aux autres sacerdoces publics, célébrait le sacrifice ou du
moins y participait. Pour ces messieurs un baraquement de fortune ne pouvait suffire.
La foule y venait aussi. Le sacrifice produisait de la viande, qui n’ était sans doute pas
toute consommée par les trois à six arvales présents en règle générale, et surtout il y avait
des courses de chars et de coureurs, qui attiraient certainement du monde. Nous savons
que, au début de n. è. en tout cas, le même site accueillait en juin beaucoup de cultores au
temple de Fors Fortuna. Mais une fois ces obligations religieuses collectives satisfaites, les
deux temples demeuraient fermés la plupart du temps, même s’ il n’ est pas à exclure que
les habitants des fermes, des jardins et des domaines voisins y venaient régulièrement.
Le reste de l’ année, il fallait des expiations pour des dommages survenus dans le lieu de
culte pour qu’ il y eût une activité cultuelle. L’ entretien de ces bâtiments représentait sans
doute un grand gaspillage de moyens publics, mais dans le système religieux romain il
était justifié et ne signifie rien quant à la sincérité et au sérieux de la pratique.
Mais revenons à la signification des rites eux-mêmes. Étaient-ils aussi vides qu’ on
ne l’ a dit ? Évidemment non. À regarder de près les gestes sacrificiels, on découvre qu’ ils
énoncent et réalisent rituellement une hiérarchie dans l’ échelle des êtres, en plaçant au-
dessus des mortels les divinités immortelles, entre lesquelles les rites pouvaient encore
établir des différences. Et ces rites affirmaient par les gestes l’ immortelle supériorité des
dieux, par rapport à la condition inférieure et mortelle des humains. Cette hiérarchie
rituelle énonçait en outre l’ existence d’ un partenariat sur terre des dieux et des humains,
ou plus exactement dans la cité. Les immortels et les mortels dominaient ensemble les
animaux qui étaient mis à mort et utilisés comme aliments au cours des rites sacrificiels.
On pourrait continuer ainsi. Ce qui a fait qualifier ces pratiques de creuses et dépourvues
d’ esprit réside dans le fait que le culte était d’ une certaine manière silencieux sur le sens

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des contenus religieux. Ceux-ci demeuraient implicites, mais celui qui les analysait
pouvait parfaitement en extraire de la séquence des rites une signification théologique
ou autre. Mais personne n’ y était obligé. Cette religion non révélée, qui ne connaissait
pas de livre sacré ni d’ enseignement religieux, ne comportait ni lectures ni sermons qui
auraient explicité le sens du culte ou de la parole divine. Les rites remontaient à la volonté
des ancêtres qui avaient fondé l’ institution. Mais on pouvait parfaitement expliciter le
sens des rites et des fêtes. Nous possédons de nombreuses descriptions et interprétations
dues à des érudits, des poètes, des philosophes et des historiens. Mais ces interprétations
sont contradictoires, parfois sous le même calame. La raison en est qu’ il n’ y avait pas la
notion de vérité unique parce que révélée, mais celle de vérités plurielles, qui dépendaient
toujours des contextes. Il ne faut pas être surpris par cette absence de message explicite du
religieux à Rome. Il faut aussi tenir compte du fait que la religion consistait dans la cité
antique dans l’ établissement et le maintien de relations polies et correctes sur terre avec les
immortels. Partenaires des communautés humaines, ces derniers sont censés rechercher
sur terre la compagnie des mortels, sans intervenir dans leur quotidien, sauf si ceux-ci le
leur demandent ou lorsqu’ ils sont eux-mêmes offensés. Il n’ est jamais question de l’ au-
delà et de l’ âme immortelle des humains. Tous savent que les dieux immortels ont une
double vie, sur terre et dans l’ au-delà, mais il est admis que les mortels ne connaissent rien
de la véritable nature des dieux, et que leur objectif n’ est pas de rejoindre les dieux dans
l’ au-delà. Même les hommes d’ exception qui reçoivent le privilège de l’ immortalisation
ne se trouvent pas forcément dans l’ au-delà des dieux, mais entre ciel et terre. Et encore
ils sont très peu nombreux. Autrement dit, ce n’ est pas à l’ aune des christianismes et des
autres religions du Livre qu’ il faut analyser et caractériser les religions des Romains.
Quant aux émotions qui sont censés fonder depuis l’ époque romantique toute
religion digne de ce nom, il est évident qu’ elles occupent une autre place dans les
religions romaines que par exemple dans les christianismes. Ce ne sont pas les émotions
qui poussent à vénérer un dieu, si l’ on met à part les cas où l’ angoisse fait courir aux
temples et aux églises. De manière générale la foi ne naît pas de la contemplation des
mystères de l’ univers qui poussent la créature à vénérer son Créateur. À Rome, la foi – si
nous employons pour une fois ce concept chrétien – provient du respect de l’ obligation
fondée par les ancêtres. C’ est faire qui est croire. Et c’ est aussi le culte qui peut susciter
des émotions, de joie mais aussi d’ inquiétude s’ il est interrompu, gêné ou s’ il rencontre
des difficultés.
En somme, la première partie de la théorie qui prétend que les cultes collectifs sont
creux et ne peuvent que susciter d’ autres besoins religieux chez les individus passe à côté

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Religion collective et religion privée 29

des données. Je ne m’ arrête pas à l’ idée que les cultes dits orientaux répondent mieux à
ces besoins profonds, car ils ressemblent en fait fortement aux autres cultes traditionnels,
soit parce qu’ ils sont intégrés dans les cultes civiques comme ceux de Cybèle et d’ Isis,
soit parce qu’ ils ne concernent qu’ une minorité relativement petite, comme le culte de
Mithra. Je veux plutôt m’ intéresser aux religions privées. Est-ce que l’ on y décèle l’ effet
d’ un irrépressible besoin, dépendant d’ un dynamisme inné en quelque sorte, vers l’ union
avec son créateur et le salut de l’ âme éternelle ?
D’ abord un mot sur les obligations religieuses des individus. Il ne faut pas considérer
que depuis la loi Plautia Papiria de 78 av. n. è. qui donne la citoyenneté romaine à tous les
hommes libres d’ Italie, ou depuis le début de l’ Empire quand le peuple romain compte
plus de 4 millions de citoyens, ou encore depuis l’ édit de Caracalla qui accorde en 212
la citoyenneté romaine à tous les hommes libres du monde romain, la religion collective
de la cité de Rome a en quelque sorte implosé. De sorte que le citoyen romain, qui était
désormais souvent dans l’ incapacité physique d’ assister à ces cultes qui n’ étaient célébrés
qu’ à Rome se soit trouvé dégagé de ces obligations et poussé à aller chercher une autre
religion. Certes, la célébration du culte commun dans la mégapole romaine s’ est adaptée
au nouveau contexte. La participation de tous était forcément impossible. Mais en fait
l’ obligation religieuse romaine ne comportait pas celle de l’ assistance régulière de tous
les membres d’ une communauté donnée aux offices. Il suffisait que le nombre suffisant
de célébrants soit réuni pour que la célébration soit valide et produise tous ses effets pour
l’ ensemble des citoyens. Pour le reste il ne fallait pas troubler le déroulement du culte, et
par exemple on devait respecter l’ obligation de cesser le travail lors de certaines grandes
fêtes. Nous ne sommes pas en présence d’ une religion de l’ implication individuelle,
ou plutôt l’ implication est différente. À Rome où le même problème existait depuis le
iie s. av. n. è., certains services religieux, comme les vœux pour le salut de la cité ou de
l’ Empereur, ou les anciennes fêtes du calendrier produisaient d’ énormes quantités de
viande qu’ il fallait consommer, distribuer sur place, ou bien vendre en boucherie. Par ce
biais de grands nombres de citoyens pouvaient y participer. D’ autre part beaucoup de ces
grandes fêtes comportaient des jeux concluant la célébration. De cette manière le culte
pouvait réunir en fait de grandes fractions de la population. Il faut toutefois savoir que
la consommation de viande sacrificielle et l’ assistance aux jeux étaient des actes religieux
chez les Romains.
D’ autre part, le fait que beaucoup de Romains ne vivent et ne viennent plus à
Rome ne signifie pas qu’ ils étaient en quelque sorte des citoyens romains d’ empire,
abstraitement, et dégagés des obligations religieuses collectives. Un citoyen romain a

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30 John Scheid

toujours deux patries, la grande bien entendu, mais aussi la petite, celle de son origo, de son
inscription dans les registres des citoyens16. Nul ne peut se défaire de cette cité originelle,
et même changer de cité. Il faudrait pour cela un privilège exprès de l’ empereur. Et les
cités n’ avaient pas le droit d’ inscrire un citoyen romain ou un étranger comme citoyen
de plein droit dans leur cité. Elles peuvent juste décerner une citoyenneté honorifique
à quelqu’ un, ce qui ne change rien à l’ origo de celui-ci et à ses devoirs religieux dans sa
cité d’ origine. La citoyenneté romaine s’ obtient à travers une des cités de l’ empire, et
même si l’ empereur donne la citoyenneté à un étranger, cela signifie qu’ il l’ inscrit dans
l’ une des cinq cents ou mille colonies ou municipes romains du monde romain. Ce fait
implique que chaque citoyen romain a des obligations politiques, sociales et religieuses
dans sa petite patrie. Selon son rang social il doit s’ impliquer plus ou moins dans la vie
collective, même s’ il a choisi de résider régulièrement dans une autre cité – ce statut est
celui d’ incola, de résident régulier. En tant que résident régulier dans une autre cité, il
ajoute au contraire encore d’ autres obligations à celles qui sont déjà les siennes. Il est donc
difficile d’ affirmer que l’ individu s’ ennuyait sur le plan religieux. Au contraire, chaque
citoyen romain était relativement occupé par ses obligations collectives, au niveau social
qui est le sien.
On pourrait bien entendu considérer que ces obligations concernent surtout les
élites sociales qui dirigent la vie collective dans ces cités fondées sur le régime censitaire,
et que le commun des individus est libre comme l’ air tant qu’ il paie les impôts et effectue
les corvées éventuellement demandées aux citoyens. Une liberté qui lui permettrait de
s’ approvisionner au supermarché des religions apportées de partout par la circulation
d’ individus et même de communautés grâce à la paix romaine. Une telle déduction serait
un peu prématurée. Car l’ individu est encore inséré dans d’ autres collectivités : la famille,
le quartier, l’ association ou le collège professionnel. Et chacune de ces communautés avait
sa propre vie religieuse, et donc ses propres obligations. Celles-ci venaient également des
ancêtres ou des fondateurs d’ une association donnée, et devaient être accomplies. Et quand
on feuillette les recueils d’ inscriptions et les textes littéraires, on constate que les règles
en vigueur dans ces communautés privées ressemblent à s’ y méprendre à celles des cultes
civiques : vœux, dédicaces, sacrifices, et bien entendu mêmes rites funéraires selon des
variations locales et le niveau social. En substance on trouve partout le même ritualisme,
le même polythéisme, la même théologie pragmatique. On doit donc reconnaître que
dans le monde romain le modèle religieux dit « civique » n’ est pas une sorte de vestige

16 
Voir pour ceci Y. Thomas, « Origine » et « commune patrie ». Étude de droit public romain (89 av. J.-C.-212 apr. J.-C.),
Rome (Collection de l’ École française de Rome, 221), 1996.

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Religion collective et religion privée 31

isolé de pratiques anciennes et délaissées. Il participe en fait d’ un modèle collectif de


vie religieuse qui dépasse de loin la communauté des citoyens. Ce modèle fonctionnait
à tous les niveaux de la société, dans une société qui était beaucoup plus fragmentée
que les sociétés modernes. La vie religieuse correspondait à cette fragmentation sociale.
Tant que cette société ne disparaissait pas, le modèle religieux qui y était intimement
lié conservait son dynamisme propre. Chaque fois qu’ un nouveau groupe s’ organisait,
il s’ inspirait du modèle commun pour créer sa religion. Cette forme de segmentation
religieuse fonctionnait encore sous l’ Empire. La seule évolution constatable résidait dans
l’ évolution des modalités de la pratique religieuse dues à l’ accroissement énorme de la
masse civique romaine et du nombre des cités romaines. À côté de ces communautés
de citoyens romains, tous les Romains et tous les étrangers étaient impliqués dans des
communautés publiques et privées du même type : familles, quartiers, associations, dont
ils devenaient membres par naissance ou adoption, par affranchissement ou par une
contrainte sociale, de la même manière que l’ on devenait membre de la communauté
religieuse du Peuple romain. Dans la plupart des cas, ce n’ était pas en vertu d’ une
décision religieuse individuelle et notamment d’ une conversion que l’ on adoptait les
obligations religieuses d’ une de ces communautés. C’ était la vie sociale qui conduisait
à la participation à une religion donnée. Pour autant que nous le sachions, il existait un
petit nombre de communautés qui s’ occupent du culte d’ une divinité. Mais les Venerii
ou Isiaci étaient-ils si différents dans leur approche religieuse des autres associations,
notamment de celle des Augustales ? Les sources donnent l’ impression qu’ ils sont plus
proches que différents des autres groupes religieux. Ils célébraient le culte d’ une divinité,
mais il n’ est pas évident que c’ était là leur seule fonction.

*
Le modèle qu’ on attribue à la cité est par conséquent un fait de civilisation, qui
s’ observe à tous les niveaux de l’ organisation sociale. Il ne peut donc être question de
séparer les pratiques religieuses individuelles de celles de la cité dans son ensemble que les
Anciens appelaient culte public. Et dans la mesure où, contrairement à une vieille théorie,
la civilisation des cités a continué à offrir le cadre de la vie quotidienne bien au-delà de la
défaite de Chéronée ou la conquête du monde par les Romains, les objections contre le
modèle civique passent en fait à côté du problème.

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