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1La discipline vivante qu'est la philosophie de la religion a une place et une fonction
originales à comparer avec, d'une part, la métaphysique, la philosophie religieuse et la
théologie et, d'autre part, les sciences sociales des religions. La métaphysique, que l'on peut
rapidement définir comme la discipline philosophique étudiant les premiers principes de l'être
et de la connaissance, est tiraillée entre l'ontologie et la théologie comme métaphysique
spéciale prenant pour objet Dieu. En cela, elle partage des objets d'étude avec la philosophie
de la religion sans pourtant thématiser comme tel ce qu’est une religion. De son côté, la
théologie paraît liée à un engagement intellectuel ou institutionnel au sein d'une religion alors
que la philosophie consiste plutôt à mettre entre parenthèses la vérité de la Révélation pour
développer une critique positive ou négative des Révélations. Néanmoins cette distinction
philosophie/théologie doit aussi tenir compte de la possibilité de philosophies religieuses où la
perspective religieuse est assumée par des philosophes ne se voulant pas théologiens, et de
compréhensions plus complexes de la théologie, comme on en a vu des exemples dans le
dossier sur le protestantisme libéral. La frontière entre métaphysique et philosophie de la
religion peut aussi paraître ténue puisqu'un examen philosophique des pratiques religieuses
peut initier une réflexion métaphysique sur le premier principe. En interrogeant la philosophie
de la religion elle-même, se trouve immédiatement posée la question de la nature des
disciplines afférentes et donc de la rationalité qu’elles mobilisent.
2On se gardera bien de déterminer plus avant les concepts de métaphysique, théologie et
philosophie et l'on adoptera une caractérisation volontairement générale de la philosophie de
la religion. Celle-ci a deux champs : le premier serait l'Absolu, le ou les principes ultimes,
Dieu ou les dieux, et le second serait l'ensemble des relations individuelles et collectives que
les êtres humains entretiennent avec cet Absolu, ce ou ces principes ultimes, ce Dieu ou ces
dieux. La philosophie de la religion est donc ce qui interroge philosophiquement le religieux
et par conséquent elle suppose un retour réflexif sur la pratique de la philosophie, sa fonction,
sa finalité, ses moyens, sa situation historique [Delecroix 2015].
5Le troisième point paraît contingent, toute discipline philosophique ne suppose pas une prise
de position sur l’histoire universelle, et il indique ainsi ce que nous souhaitons mettre en
question : faut-il réduire la philosophie de la religion à une discipline dont l’origine est à la
croisée de la philosophie de l’histoire, de la fin des Lumières et de l’idéalisme allemand, à
l’aube de l’herméneutique ? Certes la philosophie de la religion a besoin d’un espace public
de discussion où la théologie et l’autorité religieuse ne font pas la loi, et les Lumières comme
l’Université moderne assurant une réelle autonomie pour les philosophes et les facultés de
philosophie paraissent des conditions pour un libre exercice de la raison. La sécularisation qui
permet une mise à distance des dogmes et pratiques religieuses est aussi une condition
historique nécessaire pour rendre possible une discussion non religieuse du religieux. Mais, la
sécularisation comme l’espace public critique des Lumières ont une histoire antérieure aux
dernières décennies du XVIIIe siècle ainsi que le montrent entre autres Taylor [2011] et
Habermas [1967].
6Notre hypothèse est donc la suivante. La philosophie de la religion, assumant les tâches 1 et
2 proposées par Greisch, s’est aussi faite 1) ailleurs qu’en Europe comme le montrera un
numéro sur la philosophie de la religion dans l’aire indienne à paraître en 2017
dans ThéoRèmes (et bien d’autres aires seraient à examiner) et 2) avant les Lumières comme
le défend le présent numéro (et là aussi, il faudrait continuer à remonter le fil de l’histoire
européenne).
7Au cœur des Lumières, Hume illustre la double tradition d’examen critique des religions.
D’une part, les Dialogues sur la religion naturelle passent au crible du raisonnement
empirique le théisme et les raisons de croire, et d’autre part, l’Histoire naturelle de la
religion propose une généalogie naturaliste et causale des sentiments et des systèmes
symboliques religieux. Hume illustre et porte à un niveau rare d’achèvement un travail
commencé en amont des Lumières, celui des libertins et libres penseurs en particulier. Leur
geste critique s’opère souvent dans les marges de l’espace public de discussion, pourtant faut-
il réduire leurs travaux à une critique philosophique des religions et leur dénier le qualificatif
de philosophie de la religion ? Bien que souvent non systématique, leurs travaux croisent la
psychologie des passions, l’histoire, l’exégèse rationaliste, le raisonnement politique, la
philosophie en général sans oublier les riches ressources discursives de la littérature. Que les
lieux de production et la publicité de ces travaux ne soient pas, au XVIIe siècle et au
XVIIIe siècle naissant, pleinement reconnus ne peut suffire à les exclure d’une pratique de
plein droit d’une philosophie de la religion. Il serait même assez problématique que la
philosophie de la religion contemporaine reproduise la marginalisation de ces travaux en leur
déniant le titre de philosophie de la religion, si, comme on le verra dans ce numéro, l’ampleur
des thèmes tout comme la rigueur du propos assurent la légitimité d’une telle appellation.
1 Greisch [2002, p. 31] précise que l’expression « philosophie de la religion » se trouve d’abord che (...)
8Admettre qu’il y a bel et bien une philosophie de la religion chez ceux qu’il est convenu de
nommer les libertins et les libres penseurs suppose de comprendre la philosophie de la
religion comme prise entre deux pôles critiques. Le premier fait de la philosophie de la
religion une discipline reconnue, consciente d’elle-même en quelque sorte1, même sous la
forme d’une crise de légitimité. Cette discipline est en général portée par un a priori favorable
vis-à-vis du religieux sans pour autant renoncer à tout esprit critique. Les religions sont vues
comme des ressources morales, spirituelles, sociales ou politiques que la philosophie peut
évaluer et comprendre. Pour la modernité européenne, cette discipline s’est sûrement
constituée au XVIIIe siècle comme le dit Greisch, même si l’exclusion de Hume à cause de
son naturalisme [Greisch 2002, p. 22] paraît difficilement justifiable. D’autant que le double
travail de Hume permet de comprendre la tradition analytique de la philosophie de la religion
qui interroge les raisons de croire autant que la nature et les causes des croyances religieuses,
en lien avec les sciences cognitives notamment.
2 Le cas Spinoza embarrassent deux défenseurs récents d’une naissance de la philosophie de la religio (...)
9À moins que Hume soit à classer du côté ou à proximité du second pôle, plus marginal et
moins institué, mais aussi plus critique. Ne pouvant occuper les chaires et les institutions trop
visibles, là où l’on n’accepte pas une critique trop radicale, ces philosophes de la religion
produisent pourtant une vraie pensée critique du religieux, et l’on pense à Spinoza2 ou
Nietzsche, à Nicolas de Cues [2008], tout autant qu’aux libertins et libres penseurs qui seront
étudiés ici.
10On se gardera de considérer que ce pôle plus marginal n’est que la marge d’une discipline.
L’expression paradoxale de « pôle marginal » tend à souligner l’importance et la relative
singularité de cette manière de pratiquer la philosophie de la religion qui ne dépend pas
nécessairement de la discipline. Au contraire, elle l’irrigue comme le montrent les articles de
ce numéro présentant un parcours parmi des travaux antérieurs à l’institutionnalisation de la
philosophie de la religion comme discipline et peut-être même elle la rend en partie possible
en constituant un ensemble de lieux de socialisation, d’échanges et de pratiques discursives
préparant le champ d’une discipline s’affranchissant du théologique et du politique.
11Ces deux pôles dessinent aussi deux vices par excès de la philosophie de la religion, vices
que l’on a déjà évoqués : la philosophie religieuse qui vise l’intelligibilité d’une Révélation
par les moyens de la philosophie ; la philosophie anti-religieuse qui combat les religions en
les réduisant à des superstitions et aliénations. Le pari de ce numéro est donc d’inscrire une
modalité de la philosophie de la religion proche des marges dans le domaine non de la
philosophie de la religion comme discipline mais de la philosophie de la religion simpliciter,
pratique philosophique que l’on tâche d’identifier à différents moments de l’histoire humaine.
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Bibliographie
Nicolas de Cues, La paix de la foi ; suivi de La lettre à Jean de Ségovie,Paris, Téqui, 2008.
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Notes
2 Le cas Spinoza embarrassent deux défenseurs récents d’une naissance de la philosophie de
la religion à la fin du XVIIIe siècle. Greisch [2004, p. 95] fait de Spinoza un passage obligé
pour la philosophie de la religion sans lui accorder de place dans la discipline à laquelle se
réduit la philosophie de la religion. Delecroix [2015, p. 60-1] réduit le travail de Spinoza à
une critique de la religion figurant parmi les sources de la philosophie de la religion, telle une
préparation de l’authentique philosophie de la religion. À l’inverse, la double caractérisation
de la philosophie de la religion permet de refuser d’hériter d’une configuration initiale de la
philosophie de la religion : celle associant l’idéalisme allemand, l’herméneutique, le
protestantisme et la philosophie de l’histoire.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Yann Schmitt, « Sur l’idée de philosophie de la religion », ThéoRèmes [En ligne], 9 | 2016,
mis en ligne le 20 décembre 2016, consulté le 09 juin 2023. URL :
http://journals.openedition.org/theoremes/848 ; DOI : https://doi.org/10.4000/theoremes.848
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