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Heidegger et la mystique médiévale

Philippe Capelle

Dans Études heideggériennes (2016), pages 31 à 43

1 L e cours écrit dans la période de juin à octobre 1918, Les fondements philosophiques de
la mystique médiévale, comporte cette caractéristique rare – un hapax dans l’œuvre
heideggérienne – qui se trouve indiquée en sous-titre : Ausarbeiten und Entwürfe zu
einer nicht gehalten Vorlesung (Élaborations et esquisses d’un cours non donné).
Élaborations et esquisses : seulement 35 pages de texte, contre 153 pour le cours sur la
phénoménologie de la religion et 87 pages pour le cours sur saint Augustin. Cette donnée
quantitative a priori favorable n’est guère en mesure cependant d’apaiser les craintes du
commentateur, rapidement aux prises avec un texte d’une grande difficulté. Triple difficulté :
1. En premier lieu, le cours est le plus souvent constitué de propos inchoatifs [propos qui
commencent sans finir], parfois de fiches de lectures, annonçant un programme de recherche
et d’exposés, et comportant du même coup des séquences brèves, redoutablement allusives. 2.
Deuxième difficulté : les vingt paragraphes qui le composent n’ont pas tous le même statut :
plusieurs sont consacrés aux données de la conscience religieuse en général et à la question de
leur ressaisie phénoménologique ; deux paragraphes seulement sont consacrés à l’analyse de
quelques écrits de Maître Eckhart, de saint Bernard et de Thérèse d’Avila ; plusieurs
paragraphes, de consistance inégale, font référence aux théories de la religion chez
Schleiermacher, Hegel, Troeltsch, Windelband et Reinach. 3. Enfin troisième type de
difficulté qui traverse l’ensemble du texte : Heidegger use abondamment d’un langage
technique emprunté à la phénoménologie husserlienne.

2Afin de rendre compte d’une composition singulièrement inachevée et d’ouvrir aux


questions cependant nombreuses et radicales qu’elle pose, nous procéderons en trois temps.
Le premier consacré à la problématique d’ensemble ; dans un second temps seront relevés
quatre binômes principaux autour desquels s’organise le corps du texte. Enfin, seront posées
quelques questions liées au statut de la phénoménologie de la religion et à son rapport à la
théologie.

1. Problématique

3« Fondements philosophiques de la mystique médiévale » : d’emblée, Heidegger relève le


caractère plurivoque de cette formulation. Comment doit s’entendre le rapport entre
philosophie et mystique, entre réflexion philosophique et mystique médiévale ? « La
problématique et la méthodologie directrice sont l’investigation phénoménologique de la
conscience religieuse. » De quoi s’agit-il ? Non point, précise Heidegger, de construire une
nouvelle « philosophie de la religion », ni, inversement, de dissoudre celle-ci dans le pur
historique (im rein Historischen), mais de reconduire les phénomènes authentiquement
clarifiés comme originaires, à la conscience ; dit autrement : ressaisir les phénomènes
religieux dans une « compréhension phénoménologique originaire ».
4Afin d’apprécier le programme ainsi fixé et l’ambition qu’il annonce, on se souviendra de
deux affirmations fondamentales énoncées dans la Thèse d’Habilitation : Traité des
catégories et de la signification chez Duns Scot. Dès le chapitre d’introduction, Heidegger y
associait étroitement son projet d’une phénoménologie de la religion à la lecture de la pensée
médiévale et, dans cette perspective, évoquait deux directions de recherche : d’une part, une
histoire philosophique de la logique scolastique au Moyen Âge, d’autre part, une histoire de la
psychologie scolastique axée sur la découverte de l’intentionnalité. La seconde affirmation
concerne le déficit majeur de l’époque médiévale : l’absence de méthode. C’est que le regard
du sujet y est unilatéralement orienté vers la transcendance, où autrement dit, la distance
intellectuelle de la conscience à l’objet est en quelque sorte stoppée par ce regard. Mais est-ce
là véritablement un défaut, demande Heidegger ? Car disserter indéfiniment à propos du
chemin, de la méthode à suivre, au lieu d’aller franchement de l’avant, cela ne représente-t-il
pas plutôt une faiblesse ? : « Aiguiser les couteaux à perpétuité (ne) finit(-il pas) par lasser
lorsqu’on a l’intention de ne rien trancher [1][1]Ibid., p. 142 ; trad. fr. p. 31. Heidegger cite H.
Lotze,…. » [Ceci pourrait être une allusion à un célèbre rêve de Husserl dans lequel celui-ci
affûtait un couteau jusqu’à la disparition complète de la lame !]. Le recours à la méthode
devra être précédé d’une redéfinition des attendus de la méthode elle-même (que Heidegger
emprunte à H. Driesch) : au lieu de conduire aux premiers principes, elle visera dit Heidegger,
« l’expression d’un ensemble de significations, mystérieusement connu [2][2]H. Driesch,
Ordnunglehre, Iena, 1912, p. 34, cité par… ».
5Il s’agit donc de dégager, de faire place à la tendance originaire de la vie religieuse, à sa
« facticité », à son mouvement propre. Pour s’y lancer, deux points de vue doivent être
sollicités : 1/ Le point de vue de l’histoire de la philosophie : en ce cas, l’on s’enquiert des
présupposés à l’œuvre dans les systèmes métaphysiques, dans les doctrines éthiques
fondamentales, mais aussi des positions psychologiques de la mystique médiévale et l’on se
trouve inévitablement rapporté à Augustin, au néoplatonisme, au Stoïcisme, à Platon et
Aristote. S’agissant de la mystique en particulier, une telle recherche des fondements par
l’histoire de la philosophie, portera le regard vers plusieurs domaines différenciés : la
théologie mystique, la vision du monde (Weltanschauung) de cette théologie, la théorie du
vivre mystique. 2/ Le second point de vue à partir duquel doit être envisagée la question des
fondements philosophiques du religieux et de la mystique, Heidegger l’appelle
« urwissenschaftlich » (archi-scientifique), vocable remarquable autour duquel Heidegger
organisera sa réflexion sur le statut de la philosophie au début des années 1920 :
comprendre archi-scientifiquement, cela revient à dire le concept de la vie selon le geste
même de la vie, en amont des sciences particulières et de toute systématisation théorique.

6Objection cependant : ne doit-on pas résolument tenir que seul l’homme religieux peut
comprendre la vie religieuse ? Quelle est donc la qualification du propos philosophique
comme tel ici ? En formulant lui-même cette grave objection dès le début de son cours,
Heidegger fait retentir positivement l’interpellation méthodologique qu’elle adresse à toute
phénoménologie qui se veut rigoureuse : quelle est la nature de cette interpellation ? Elle
revient à lancer un « bas les pattes » (Hände weg), à celui qui ne se sent pas, avec le religieux,
sur un sol authentique. En ce sens, une compréhension phénoménologique originaire ne
saurait être « neutre » : elle doit rapporter positivement aux différentes formes de vécu, donc
de la vie religieuse. « Neutre », elle l’est en un tout autre sens : elle ne préjuge en rien de ce
qu’elle a à découvrir ; son seul préjugé, car elle en possède cependant un, tient à ce qu’elle
reconnaît à la vie religieuse, un caractère originaire et non pas dérivé.

7La mise en œuvre de la recherche ainsi définie, dès lors qu’elle s’applique à la mystique
médiévale, engage deux plans de travail distincts : l’un sur la forme d’expression particulière
que constitue la mystique médiévale au regard des formes d’expressions de la vie religieuse
en général ; le second concerne les moments de constitution de la mystique comme telle.
Exemple : comment se constitue l’objet « Dieu » ; se constitue-t-il dans la prière ou bien est-il
déjà pré-donné dans la foi ? En ce dernier cas, la prière est-elle un comportement
périphérique, particulier, à l’égard de l’objet « Dieu » ?

8Parmi les nombreux moments constituants de la mystique médiévale, il en est un tout à fait
remarquable, dit Heidegger, qui est le rapport au monde. Ce rapport est souvent compris
comme négatif/répulsif, c’est-à-dire sous le signe du rejet et du mépris. La compréhension
phénoménologique doit aller plus en profondeur que ce que révèle l’analyse de la
représentation médiévale du monde ; elle doit s’efforcer de rejoindre la motivation originelle
dans laquelle se produit le geste de « séparation », de « détachement » (Abgeschiedenheit). Il
apparaît alors que ce geste de « séparation » mystique, oriente, réoriente vers le monde. Cette
élucidation de l’attitude de séparation, de détachement, appelle d’autres recherches que
Heidegger énumère brièvement : sur l’a priori de la perversion de la nature, la sérénité
(Gelassenheit), l’adoration l’admiration l’écoute, la révélation, la tradition, la communauté.
Pour ce faire, il convient d’éviter les grands envols théoriques de la philosophie de la religion
et de se rapporter aux commencements, là où la vie n’atteste que la vie.

2. Quatre binômes

9La problématique d’ensemble ayant été ainsi établie, nous pouvons, comme annoncé,
ressaisir les propos qui constituent la trame de ce cours, sur la base de quatre binômes.

Foi/Savoir
10Le premier d’entre eux explicité comme tel par Heidegger, suggère une distinction entre les
deux traditions théologiques du protestantisme et du catholicisme. Afin d’entendre
correctement cette distinction même, il faut avant toutes choses, dit Heidegger, différencier
« théologie » et « religiosité » (Theologie und Religiosität). La première a ceci de
caractéristique que, dans sa tradition classique, elle dépend d’éléments philosophiques. D’où
la question ici posée qui préfigure l’argumentaire principal de la célèbre conférence de
1927, Phénoménologie et théologie : la théologie n’a pas encore élaboré une systématique
conforme à la nature originaire de son objet : la foi au Dieu Crucifié et la renaissance à
laquelle cette foi donne lieu. Ni théologie philosophique, ni philosophie de la religion, la
théologie chrétienne doit s’édifier autrement et ailleurs. D’où l’alternative à laquelle
Heidegger entend conduire : entre d’un côté le-tenir-pour-vrai de la foi catholique qui
compromet la foi et l’activité de connaissance et, de l’autre, la fiducia des Réformateurs, il y a
deux modes irréductibles de « croire ». Toutefois, cette position du Heidegger de 1918 qui
préserve à la foi réformée, un espace non contaminé par « le-tenir-pour-vrai », sera corrigée
dans l’ouvrage des années 1936-1938, Contributions à la philosophie (Beiträge zur
Philosophie) notamment au § 237, où est dénoncée l’« appropriation du vrai (Aneignung des
Wahren) [3][3]Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, op. cit., § 237… par la foi
religieuse [4][4]Pour le Heidegger des années 1936-1938, il y a une foi plus… ». La question
est pour l’heure posée de la nature originaire de la foi et des figures qu’elle reçoit en
catholicisme et en protestantisme.
Mystique/irrationnel
11Heidegger exprime un refus fondamental qui concerne l’équivalence mystique =
irrationnel. « Le papotage sur la mystique comme “ce qui est sans forme”, écrit-il, n’est qu’un
bavardage sur des méthodes qui sont foncièrement non scientifiques, en vue de confrontations
conceptuelles ou préconçues [5][5]GA 60, p. 311 ; trad. fr. p. 353-354.. » Jetant quelques
notes en vue de la recension de l’ouvrage paru un an plus tôt et rapidement célèbre : Das
Heilige (Le sacré) de Rudolf Otto, relisant également le texte de Windelband écrit en
1914 : Le sacré, Ébauche d’une philosophie de la religion [6][6]Windelband, « Das Heilige.
Skizze zur Religionsphilosophie »,…, Heidegger dénonce le piège que recèle la distinction
rationnel/irrationnel : « On continue toujours à envisager l’irrationnel comme un contre-projet
ou comme limite, mais jamais dans son originarité et sa constitution propre. C’est pourquoi on
fait toujours à nouveau des concessions aux droits présumés de la raison et de la “critique de
la raison” [7][7]GA 60, p. 333 ; trad. fr. p. 376.. » Or la vie religieuse, ce qui est vécu à même
la vie religieuse, n’a pas à se soumettre à « des lois et des idées tirées de la théorie critique de
la culture ». Ce refus puissant qui, d’une certaine manière met le doigt sur la limite de toute
une tradition des « Lumières », ouvre à une contre-proposition : « Il faut mettre en évidence le
phénomène principiel de l’auto-consistance des donations originaires. » Ce qui est premier et
à comprendre essentiellement dans le sacré, c’est qu’il relève d’une objectivité originaire. En
ce sens, le sacré ne peut être adéquatement pensé à partir des catégories de rationnel et
d’irrationnel ; bien plus profondément, il doit être pensé comme corrélatif de l’acte de croire.
12Se pose dès lors la question du rapport du sujet croyant à l’Absolu : quelle est la nature
d’un tel rapport, de cette relation ? Le fait que l’Absolu de la mystique soit l’objet originel,
tient non pas à ce qu’il est provisoirement indéterminé, mais à ce qu’il est justement sans
détermination. Mais comment penser la relation du sujet à ce qui est « sans détermination » ?
Une seule issue apparaît : si « le semblable ne peut être connu que par le semblable [8][8]GA,
p. 316. », c’est la théorie du sujet qu’il faut reconsidérer et c’est auprès de Maître Eckhart que
Heidegger s’y emploie.

Sujet/objet
13Eckhart, explique Heidegger, a su inscrire au sein de l’existence, cette corrélativité
principielle entre la transcendance et l’immanence, entre Dieu et l’homme : il y a « absoluité
de l’objet et du sujet » au sens où leur unité est « radicale » : « moi je suis l’Objet [entendez
l’objet mystique, l’Absolu], l’Objet est moi [9][9]GA 60, p. 316. ». Ainsi trouve-t-on chez
Maître Eckhart une progression mystique vers le « sujet » ; même si celui-ci saisit la question
du sujet en termes rationnels, en réalité le processus qu’il engage de retour au fond de l’âme,
n’est pas théorétique ; il précède la connaissance et la volonté au sein de la religiosité vivante
et du sujet vivant. [« Qu’est-ce que la vie ? L’être de Dieu est ma vie. Mais si l’être de Dieu
est ma vie, ce qui est à Dieu doit être à moi et l’être (étantité) de Dieu doit être mon être, ni
plus ni moins » (Sermon n° 6) [10][10]Maître Eckhart, Traités et Sermons, trad. A. de Libera,
…].

Attitude théorétique/vie religieuse


14Ce quatrième binôme permet de replacer la question de la phénoménologie de la mystique
devant la théologie catholique telle qu’au moins, Heidegger, à cette période, en ressaisit le
dispositif. La critique heideggérienne intervient sur un front pour le moins inattendu : le
catholicisme n’aurait pas fait droit, n’aurait pas su faire droit à ce qu’Ernst Troeltsch appelle
l’a priori religieux. Cette carence serait non pas accidentelle mais liée à la structure du
système qui le fait tenir. Le système du catholicisme, écrit Heidegger dans un propos qui
décidément n’a rien à envier à la férocité délibérée de certaines thèses de Luther – auquel fera
écho sa lettre de rupture avec le catholicisme adressée à Krebs au début de l’année 1919 [11]
[11]« Ces deux dernières années, au cours desquelles je me suis… –, implique que le contenu
essentiel de la religion doit « d’abord passer par un maquis dogmatique […] d’énoncés et de
démarches démonstratives, pour finalement s’emparer du sujet par la force policière d’une
stipulation de droit de l’Église venant l’accabler obscurément et l’opprimer ». Ce qui est ici
soutenu non sans véhémence, c’est que le catholicisme exclut l’existence, en son sein, d’un
vécu religieux originaire et authentique, non médiatisé par l’édifice philosophique et
dogmatique. Cette prédominance du théorétique dans la tradition catholique trouverait son
origine, continue Heidegger, dans la scolastique médiévale qui de la sorte [elle-même
héritière du transfert aristotélicien de la métaphysique de l’être sur les catégories des sciences
de la nature] a mis gravement en danger au sein du monde chrétien médiéval,
l’immédiateté de la vie religieuse. Or, justement, la mystique médiévale doit être comprise,
« comme contre-mouvement élémentaire dirigé contre ces tendances [12][12]GA 60, 314. Il
serait assurément avantageux de confronter ce… ».
15À ce point, Heidegger pose la question décisive de l’essence de la religion : il ne suffit pas
en effet d’établir de façon programmatique une ligne de partage entre d’un côté l’immédiateté
du vivre religieux et de l’autre, une systématique étouffante des médiations, il faut encore
vérifier le bien-fondé d’une focalisation phénoménologique sur la vie religieuse.

3. Pratique de la phénoménologie de la religion

16L’exposé de cette troisième et dernière partie prend appui sur plusieurs paragraphes rédigés
sous forme de fiches de lectures et consacrés d’une part à l’essence de la religion chez
Schleiermacher, chez Hegel et Troeltsch, consacrés d’autre part à Bernard de Clairvaux et à
Thérèse d’Avila.

17Relisant le Second Discours de Schleiermacher sur l’Essence de la religion, Heidegger


retient comme caractère essentiel de la religion, le geste de contemplation ; c’est-à-dire, écrit-
il : « le sens et le goût de l’infini [13][13]GA 60, p. 320. ». C’est par le goût de l’infini et de
l’être infini qu’est posé l’objet Dieu : en descendant « dans le sanctuaire le plus intime de la
vie », on dévoile un domaine originaire où la religion seule se réalise ; ainsi se rend-on en
mesure de distinguer entre le religieux comme tel et ce que la religion historique véhicule et
qui reste étranger à son essence. Ce qui fait la religion, c’est la relation intentionnelle de tout
vécu particulier à un tout infini : ainsi comprise, la religion comporte deux gestes solidaires :
d’une part l’abandon, sorte d’influx originel, où il s’agit de se laisser transporter, de se laisser
stimuler et, d’autre part, la reconduction de chaque vécu particulier à l’unité intérieure de la
vie.
18Heidegger formule alors une exigence fondamentale liée à la compréhension de l’essence
de la religion et des phénomènes religieux : ce qui singularise la religion vivante doit être
évalué non pas par des critères extra-religieux, voire même scientifiques, mais en référence
aux éléments de sens de la conscience religieuse elle-même. L’une des données constitutives
qui interdit une telle opération de confiscation extra-religieuse, concerne le rapport de la
religion à l’historique. Cet attachement phénoménologique à l’historicité, rend possible la
compréhension adéquate de ce que Schleiermacher appelait la « dépendance absolue » vis-à-
vis de Dieu. Mais cette notion est encore trop grossière, estime Heidegger, car elle tend à une
objectivation extérieure et ressemble davantage à une théorie de l’être. Contre cette notion, il
convient de privilégier le fait plus originaire que la conscience religieuse est « affectée de
quelque part » ; cet affect, cet « être-affecté » n’est possible que sur la base d’une ouverture
essentielle à la valeur et à l’amour du sens primordial et de la plénitude. La phénoménologie
rend ainsi attentif à la structure originelle du sujet qui est celle de « l’être ouvert pour ce qui a
de la valeur en général » et qui le rend en mesure d’être appelé par un autre, d’être voué à son
appel ; c’est une telle structure, d’ouverture et d’appel, qui rend possible que le sujet soit
comblé par certains biens et devienne par un autre, soit un être-par-un-autre.

19Les trois dernières pages du cours que notre auteur consacre à quelques écrits de saint
Bernard et de Thérèse d’Avila, ont pour objectif d’étayer une convergence première entre la
méthode phénoménologique, l’essence de la religion qu’elle découvre, et le vivre mystique.

20« Hodie legimus in libro experientiae » : cette sentence de Bernard de Clairvaux, tirée du
troisième Sermon sur le Cantique des Cantiques, sert ici d’indicateur à la pratique
phénoménologique même. C’est pourquoi Heidegger traduit : « Aujourd’hui, nous voulons
nous mouvoir de manière compréhensive dans le champ de la libre expérience [14][14]GA 60,
p. 334.. » Ce qui revient à dire : le retour phénoménologique aux vécus de la conscience
correspond en quelque sorte au désir religieux de la vie. Car le savoir religieux authentique ne
jaillit que d’une expérience réelle et fondamentale. « Expérience fondamentale » ne signifie
pas seulement une expérience chronologiquement première, mais l’expérience fondatrice.
L’expérience mystique comme expérience fondatrice n’évoque pas un contenu de décision
définitif, mais plus profondément, quelque chose d’« autonome [15][15]GA 60, p. 335. », un
vécu qui ouvre un horizon.
21« Dieu » ne saurait être considéré comme un objet extérieurement constitué ; il est inscrit
dans l’attitude qui cherche à comprendre le monde, à l’analyser et à l’interpréter. D’où la
connexion nécessaire établie par Heidegger pour la première fois ici, entre
« phénoménologie » et « herméneutique » : décrire phénoménologiquement, c’est rejoindre le
moi historique qui existe en interprétant son monde qui est aussi bien la demeure de Dieu.

22C’est ainsi qu’intervient la référence au Château intérieur de Thérèse d’Avila, référence


qui termine le cours : « Quiconque ne croit pas qu’il puisse y avoir quelque chose de
semblable tel que le demeurer de Dieu dans l’âme […] n’en aura pas non plus l’expérience :
car le Seigneur aime qu’on ne mette pas de mesure et de fin à ses œuvres [16][16]GA 60.. »
D’où l’exigence phénoménologique-herméneutique qui se trouve être conforme au flux de la
conscience mystique : il s’agit de voir le plus intérieur et l’ensemble du « château » non pas la
simple juxtaposition des chambres.
23Au terme de cette étude, et pour en laisser la problématique ouverte, nous pourrions
formuler deux remarques et une question qui prennent appui sur une conférence que Paul
Ricœur a donnée en 1992 dans le cadre des Gifford Lectures et dont la première partie
s’intitule : « Des difficultés d’une phénoménologie de la religion [17][17]Paul Ricœur,
« Phénoménologie de la religion »,… »

A.

1. Première remarque. Puisque la phénoménologie travaille sur l’intentionnalité de la


conscience, n’est-elle pas structurellement inadéquate à l’objet religieux qui indique
l’altérité intégrale ? Non, répond Ricœur si la phénoménologie se donne pour tâche
de penser la structure appel/réponse, qui justement, est autre chose que le rapport
question/réponse : là où celui-ci indique une corrélation entre une problématique et sa
résolution, celle-là, la structure appel/réponse implique une affection et une relation
d’obéissance. Or, il est remarquable que dans ce cours de 1918 sur lequel s’est porté
notre examen, Les fondements philosophiques de la mystique médiévale, Heidegger
mette au jour cette structure d’appel, d’affect et de disponibilité devant l’altérité : la
phénoménologie dégage ainsi de manière non contradictoire une relation intentionnelle
dans laquelle le sujet à la fois est ouvert sur un autre et devient par un autre.

2. Cette première difficulté à laquelle Heidegger répond en quelque sorte par avance,
est cependant infiniment moindre que la seconde difficulté également posée par
Ricœur dans la même conférence et qui concerne le statut des médiations dans
lesquelles s’inscrivent les attitudes religieuses. Car il n’y a en effet de Religion que là
où il y a des religions, culturellement et historiquement déterminées. « Il faut donc
renoncer à composer une phénoménologie du phénomène religieux pris dans son
universalité indivisible et se contenter au départ de tracer les grandes lignes
herméneutiques d’une seule religion. » Il semble que Heidegger, s’en tenant certes à la
religion chrétienne, n’ait pas pris toutes les précautions nécessaires devant les
différences catholicisme/protestantisme. Une herméneutique plus rigoureuse du
rapport théologique à la vérité dans l’un et l’autre, lui aurait assurément permis un
propos plus prudent sur la notion de « dogme » en particulier.

B.

Ces deux remarques étant formées, une question peut être adressée à la théologie et sur
son rapport à la phénoménologie. Afin d’homologuer la pratique de la
phénoménologie de la religion, Paul Ricœur écrit : « L’idée d’une phénoménologie
de la religion doit rester une simple idée », une idée directrice projetée à l’horizon de
nos investigations. Et pourquoi maintenir cette « idée », cet « horizon »? Parce qu’elle
motive « le vœu d’une hospitalité interconfessionnelle, interreligieuse, comparable à
l’hospitalité langagière qui préside au travail de la traduction d’une langue dans une
autre ». D’où cette question que l’on est, semble-t-il, autorisé à poser : la
phénoménologie comme compréhension originaire et non pas comme travail de
représentations objectivantes, ne constitue-t-elle pas pour le théologien une instance
privilégiée, en ce qu’elle rend possible l’hospitalité interreligieuse ? Si la réponse à
cette question devait être négative, comment pourrait-on dès lors au fond, éviter
l’affrontement infini, même courtois, des proclamations religieuses ?

25Cette question à laquelle on reconnaîtra une certaine actualité, comporte elle-même


plusieurs corollaires : la théologie, les théologies peuvent-elles en leur sein, faire place à un
« comprendre originaire » non croyant, irréductible, inassimilable ? Les hommes « religieux »
sont-ils les seuls à bénéficier d’une donation absolue ? À quelles conditions la transcendance
de l’exister humain n’est-elle pas totalement absorbée dans la transcendance divine ? À défaut
d’engager ici une réponse qui prendrait le risque du raccourci, l’on demandera si, du côté de
la théologie chrétienne, l’incarnation et la kénose ne constituent pas les schèmes
fondamentaux permettant d’inscrire à même le kérygme, l’espace du religieux non chrétien et
celui du non-religieux.

Notes

 [1]
Ibid., p. 142 ; trad. fr. p. 31. Heidegger cite H.
Lotze, Metaphysik, Einleitung, § 15.

 [2]

H. DRIESCH, Ordnunglehre, Iena, 1912, p. 34, cité par


Heidegger, ibid.

 [3]

Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, op. cit.,


§ 237 p. 368.

 [4]

Pour le Heidegger des années 1936-1938, il y a une foi


plus « originaire » (ursprüngliche Glauben) qui, loin
d’annexer le savoir, se tient en lui et en procède : « Ce
savoir n’est en aucune façon simplement un “tenir-pour-
vrai” ou un “vrai” supérieur, mais il est originairement le
“se-tenir-dans-l’essence-de-la-vérité” », ibid., p. 369.
Cette réconciliation heideggérienne tardive de la foi et
du savoir ne constitue cependant pas un volte-face vis-à-
vis de la position établie en 1918 : elle s’inscrit plutôt dans
le mouvement de radicalisation. Sur ce point délicat, nous
nous permettons de renvoyer à notre
ouvrage : Philosophie et théologie dans la pensée de
Martin Heidegger, Paris, Éditions du Cerf, 1998, 2001, §
7,3, b.

 [5]

GA 60, p. 311 ; trad. fr. p. 353-354.

 [6]

WINDELBAND, « Das Heilige. Skizze zur


Religionsphilosophie », in Präludien, Tübingen, 1914,
vol. 2, p. 295-332.

 [7]

GA 60, p. 333 ; trad. fr. p. 376.

 [8]

GA, p. 316.

 [9]
GA 60, p. 316.

 [10]

Maître ECKHART, Traités et Sermons, trad. A. de Libera,


Flammarion, 1993.

 [11]

« Ces deux dernières années, au cours desquelles je me


suis efforcé d’éclaircir radicalement mes conceptions
philosophiques en laissant de côté toute tâche scientifique
particulière, m’ont mené à des résultats que, étant tenu par
un lien extérieur à la philosophie, je n’aurais pas la liberté
d’admettre et d’enseigner. » Lettre citée par Hugo Ott,
in Martin Heidegger, Éléments pour une biographie,
Payot, 1990, p. 112.

 [12]

GA 60, 314. Il serait assurément avantageux de confronter


ce diagnostic avec les célèbres analyses de Michel de
Certeau, dans son ouvrage remarquable, La fable
mystique : on peut penser ici au thème longuement
développé par cet auteur du refus mystique de la
médiation, qui comportait parfois le refus de la médiation
institutionnelle et de la médiation scripturaire biblique
chez certains jeunes religieux catholiques du XVIIe siècle.

 [13]

GA 60, p. 320.

 [14]

GA 60, p. 334.

 [15]

GA 60, p. 335.

 [16]

GA 60.

 [17]
Paul RICŒUR, « Phénoménologie de la
religion », Transversalités, revue de l’Institut catholique
de Paris, 45, janvier-mars 1993, p. 59-75.

Mis en ligne sur Cairn.info le 28/03/2022

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