Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Philippe Capelle
1 L e cours écrit dans la période de juin à octobre 1918, Les fondements philosophiques de
la mystique médiévale, comporte cette caractéristique rare – un hapax dans l’œuvre
heideggérienne – qui se trouve indiquée en sous-titre : Ausarbeiten und Entwürfe zu
einer nicht gehalten Vorlesung (Élaborations et esquisses d’un cours non donné).
Élaborations et esquisses : seulement 35 pages de texte, contre 153 pour le cours sur la
phénoménologie de la religion et 87 pages pour le cours sur saint Augustin. Cette donnée
quantitative a priori favorable n’est guère en mesure cependant d’apaiser les craintes du
commentateur, rapidement aux prises avec un texte d’une grande difficulté. Triple difficulté :
1. En premier lieu, le cours est le plus souvent constitué de propos inchoatifs [propos qui
commencent sans finir], parfois de fiches de lectures, annonçant un programme de recherche
et d’exposés, et comportant du même coup des séquences brèves, redoutablement allusives. 2.
Deuxième difficulté : les vingt paragraphes qui le composent n’ont pas tous le même statut :
plusieurs sont consacrés aux données de la conscience religieuse en général et à la question de
leur ressaisie phénoménologique ; deux paragraphes seulement sont consacrés à l’analyse de
quelques écrits de Maître Eckhart, de saint Bernard et de Thérèse d’Avila ; plusieurs
paragraphes, de consistance inégale, font référence aux théories de la religion chez
Schleiermacher, Hegel, Troeltsch, Windelband et Reinach. 3. Enfin troisième type de
difficulté qui traverse l’ensemble du texte : Heidegger use abondamment d’un langage
technique emprunté à la phénoménologie husserlienne.
1. Problématique
6Objection cependant : ne doit-on pas résolument tenir que seul l’homme religieux peut
comprendre la vie religieuse ? Quelle est donc la qualification du propos philosophique
comme tel ici ? En formulant lui-même cette grave objection dès le début de son cours,
Heidegger fait retentir positivement l’interpellation méthodologique qu’elle adresse à toute
phénoménologie qui se veut rigoureuse : quelle est la nature de cette interpellation ? Elle
revient à lancer un « bas les pattes » (Hände weg), à celui qui ne se sent pas, avec le religieux,
sur un sol authentique. En ce sens, une compréhension phénoménologique originaire ne
saurait être « neutre » : elle doit rapporter positivement aux différentes formes de vécu, donc
de la vie religieuse. « Neutre », elle l’est en un tout autre sens : elle ne préjuge en rien de ce
qu’elle a à découvrir ; son seul préjugé, car elle en possède cependant un, tient à ce qu’elle
reconnaît à la vie religieuse, un caractère originaire et non pas dérivé.
7La mise en œuvre de la recherche ainsi définie, dès lors qu’elle s’applique à la mystique
médiévale, engage deux plans de travail distincts : l’un sur la forme d’expression particulière
que constitue la mystique médiévale au regard des formes d’expressions de la vie religieuse
en général ; le second concerne les moments de constitution de la mystique comme telle.
Exemple : comment se constitue l’objet « Dieu » ; se constitue-t-il dans la prière ou bien est-il
déjà pré-donné dans la foi ? En ce dernier cas, la prière est-elle un comportement
périphérique, particulier, à l’égard de l’objet « Dieu » ?
8Parmi les nombreux moments constituants de la mystique médiévale, il en est un tout à fait
remarquable, dit Heidegger, qui est le rapport au monde. Ce rapport est souvent compris
comme négatif/répulsif, c’est-à-dire sous le signe du rejet et du mépris. La compréhension
phénoménologique doit aller plus en profondeur que ce que révèle l’analyse de la
représentation médiévale du monde ; elle doit s’efforcer de rejoindre la motivation originelle
dans laquelle se produit le geste de « séparation », de « détachement » (Abgeschiedenheit). Il
apparaît alors que ce geste de « séparation » mystique, oriente, réoriente vers le monde. Cette
élucidation de l’attitude de séparation, de détachement, appelle d’autres recherches que
Heidegger énumère brièvement : sur l’a priori de la perversion de la nature, la sérénité
(Gelassenheit), l’adoration l’admiration l’écoute, la révélation, la tradition, la communauté.
Pour ce faire, il convient d’éviter les grands envols théoriques de la philosophie de la religion
et de se rapporter aux commencements, là où la vie n’atteste que la vie.
2. Quatre binômes
9La problématique d’ensemble ayant été ainsi établie, nous pouvons, comme annoncé,
ressaisir les propos qui constituent la trame de ce cours, sur la base de quatre binômes.
Foi/Savoir
10Le premier d’entre eux explicité comme tel par Heidegger, suggère une distinction entre les
deux traditions théologiques du protestantisme et du catholicisme. Afin d’entendre
correctement cette distinction même, il faut avant toutes choses, dit Heidegger, différencier
« théologie » et « religiosité » (Theologie und Religiosität). La première a ceci de
caractéristique que, dans sa tradition classique, elle dépend d’éléments philosophiques. D’où
la question ici posée qui préfigure l’argumentaire principal de la célèbre conférence de
1927, Phénoménologie et théologie : la théologie n’a pas encore élaboré une systématique
conforme à la nature originaire de son objet : la foi au Dieu Crucifié et la renaissance à
laquelle cette foi donne lieu. Ni théologie philosophique, ni philosophie de la religion, la
théologie chrétienne doit s’édifier autrement et ailleurs. D’où l’alternative à laquelle
Heidegger entend conduire : entre d’un côté le-tenir-pour-vrai de la foi catholique qui
compromet la foi et l’activité de connaissance et, de l’autre, la fiducia des Réformateurs, il y a
deux modes irréductibles de « croire ». Toutefois, cette position du Heidegger de 1918 qui
préserve à la foi réformée, un espace non contaminé par « le-tenir-pour-vrai », sera corrigée
dans l’ouvrage des années 1936-1938, Contributions à la philosophie (Beiträge zur
Philosophie) notamment au § 237, où est dénoncée l’« appropriation du vrai (Aneignung des
Wahren) [3][3]Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, op. cit., § 237… par la foi
religieuse [4][4]Pour le Heidegger des années 1936-1938, il y a une foi plus… ». La question
est pour l’heure posée de la nature originaire de la foi et des figures qu’elle reçoit en
catholicisme et en protestantisme.
Mystique/irrationnel
11Heidegger exprime un refus fondamental qui concerne l’équivalence mystique =
irrationnel. « Le papotage sur la mystique comme “ce qui est sans forme”, écrit-il, n’est qu’un
bavardage sur des méthodes qui sont foncièrement non scientifiques, en vue de confrontations
conceptuelles ou préconçues [5][5]GA 60, p. 311 ; trad. fr. p. 353-354.. » Jetant quelques
notes en vue de la recension de l’ouvrage paru un an plus tôt et rapidement célèbre : Das
Heilige (Le sacré) de Rudolf Otto, relisant également le texte de Windelband écrit en
1914 : Le sacré, Ébauche d’une philosophie de la religion [6][6]Windelband, « Das Heilige.
Skizze zur Religionsphilosophie »,…, Heidegger dénonce le piège que recèle la distinction
rationnel/irrationnel : « On continue toujours à envisager l’irrationnel comme un contre-projet
ou comme limite, mais jamais dans son originarité et sa constitution propre. C’est pourquoi on
fait toujours à nouveau des concessions aux droits présumés de la raison et de la “critique de
la raison” [7][7]GA 60, p. 333 ; trad. fr. p. 376.. » Or la vie religieuse, ce qui est vécu à même
la vie religieuse, n’a pas à se soumettre à « des lois et des idées tirées de la théorie critique de
la culture ». Ce refus puissant qui, d’une certaine manière met le doigt sur la limite de toute
une tradition des « Lumières », ouvre à une contre-proposition : « Il faut mettre en évidence le
phénomène principiel de l’auto-consistance des donations originaires. » Ce qui est premier et
à comprendre essentiellement dans le sacré, c’est qu’il relève d’une objectivité originaire. En
ce sens, le sacré ne peut être adéquatement pensé à partir des catégories de rationnel et
d’irrationnel ; bien plus profondément, il doit être pensé comme corrélatif de l’acte de croire.
12Se pose dès lors la question du rapport du sujet croyant à l’Absolu : quelle est la nature
d’un tel rapport, de cette relation ? Le fait que l’Absolu de la mystique soit l’objet originel,
tient non pas à ce qu’il est provisoirement indéterminé, mais à ce qu’il est justement sans
détermination. Mais comment penser la relation du sujet à ce qui est « sans détermination » ?
Une seule issue apparaît : si « le semblable ne peut être connu que par le semblable [8][8]GA,
p. 316. », c’est la théorie du sujet qu’il faut reconsidérer et c’est auprès de Maître Eckhart que
Heidegger s’y emploie.
Sujet/objet
13Eckhart, explique Heidegger, a su inscrire au sein de l’existence, cette corrélativité
principielle entre la transcendance et l’immanence, entre Dieu et l’homme : il y a « absoluité
de l’objet et du sujet » au sens où leur unité est « radicale » : « moi je suis l’Objet [entendez
l’objet mystique, l’Absolu], l’Objet est moi [9][9]GA 60, p. 316. ». Ainsi trouve-t-on chez
Maître Eckhart une progression mystique vers le « sujet » ; même si celui-ci saisit la question
du sujet en termes rationnels, en réalité le processus qu’il engage de retour au fond de l’âme,
n’est pas théorétique ; il précède la connaissance et la volonté au sein de la religiosité vivante
et du sujet vivant. [« Qu’est-ce que la vie ? L’être de Dieu est ma vie. Mais si l’être de Dieu
est ma vie, ce qui est à Dieu doit être à moi et l’être (étantité) de Dieu doit être mon être, ni
plus ni moins » (Sermon n° 6) [10][10]Maître Eckhart, Traités et Sermons, trad. A. de Libera,
…].
16L’exposé de cette troisième et dernière partie prend appui sur plusieurs paragraphes rédigés
sous forme de fiches de lectures et consacrés d’une part à l’essence de la religion chez
Schleiermacher, chez Hegel et Troeltsch, consacrés d’autre part à Bernard de Clairvaux et à
Thérèse d’Avila.
19Les trois dernières pages du cours que notre auteur consacre à quelques écrits de saint
Bernard et de Thérèse d’Avila, ont pour objectif d’étayer une convergence première entre la
méthode phénoménologique, l’essence de la religion qu’elle découvre, et le vivre mystique.
20« Hodie legimus in libro experientiae » : cette sentence de Bernard de Clairvaux, tirée du
troisième Sermon sur le Cantique des Cantiques, sert ici d’indicateur à la pratique
phénoménologique même. C’est pourquoi Heidegger traduit : « Aujourd’hui, nous voulons
nous mouvoir de manière compréhensive dans le champ de la libre expérience [14][14]GA 60,
p. 334.. » Ce qui revient à dire : le retour phénoménologique aux vécus de la conscience
correspond en quelque sorte au désir religieux de la vie. Car le savoir religieux authentique ne
jaillit que d’une expérience réelle et fondamentale. « Expérience fondamentale » ne signifie
pas seulement une expérience chronologiquement première, mais l’expérience fondatrice.
L’expérience mystique comme expérience fondatrice n’évoque pas un contenu de décision
définitif, mais plus profondément, quelque chose d’« autonome [15][15]GA 60, p. 335. », un
vécu qui ouvre un horizon.
21« Dieu » ne saurait être considéré comme un objet extérieurement constitué ; il est inscrit
dans l’attitude qui cherche à comprendre le monde, à l’analyser et à l’interpréter. D’où la
connexion nécessaire établie par Heidegger pour la première fois ici, entre
« phénoménologie » et « herméneutique » : décrire phénoménologiquement, c’est rejoindre le
moi historique qui existe en interprétant son monde qui est aussi bien la demeure de Dieu.
A.
2. Cette première difficulté à laquelle Heidegger répond en quelque sorte par avance,
est cependant infiniment moindre que la seconde difficulté également posée par
Ricœur dans la même conférence et qui concerne le statut des médiations dans
lesquelles s’inscrivent les attitudes religieuses. Car il n’y a en effet de Religion que là
où il y a des religions, culturellement et historiquement déterminées. « Il faut donc
renoncer à composer une phénoménologie du phénomène religieux pris dans son
universalité indivisible et se contenter au départ de tracer les grandes lignes
herméneutiques d’une seule religion. » Il semble que Heidegger, s’en tenant certes à la
religion chrétienne, n’ait pas pris toutes les précautions nécessaires devant les
différences catholicisme/protestantisme. Une herméneutique plus rigoureuse du
rapport théologique à la vérité dans l’un et l’autre, lui aurait assurément permis un
propos plus prudent sur la notion de « dogme » en particulier.
B.
Ces deux remarques étant formées, une question peut être adressée à la théologie et sur
son rapport à la phénoménologie. Afin d’homologuer la pratique de la
phénoménologie de la religion, Paul Ricœur écrit : « L’idée d’une phénoménologie
de la religion doit rester une simple idée », une idée directrice projetée à l’horizon de
nos investigations. Et pourquoi maintenir cette « idée », cet « horizon »? Parce qu’elle
motive « le vœu d’une hospitalité interconfessionnelle, interreligieuse, comparable à
l’hospitalité langagière qui préside au travail de la traduction d’une langue dans une
autre ». D’où cette question que l’on est, semble-t-il, autorisé à poser : la
phénoménologie comme compréhension originaire et non pas comme travail de
représentations objectivantes, ne constitue-t-elle pas pour le théologien une instance
privilégiée, en ce qu’elle rend possible l’hospitalité interreligieuse ? Si la réponse à
cette question devait être négative, comment pourrait-on dès lors au fond, éviter
l’affrontement infini, même courtois, des proclamations religieuses ?
Notes
[1]
Ibid., p. 142 ; trad. fr. p. 31. Heidegger cite H.
Lotze, Metaphysik, Einleitung, § 15.
[2]
[3]
[4]
[5]
[6]
[7]
[8]
GA, p. 316.
[9]
GA 60, p. 316.
[10]
[11]
[12]
[13]
GA 60, p. 320.
[14]
GA 60, p. 334.
[15]
GA 60, p. 335.
[16]
GA 60.
[17]
Paul RICŒUR, « Phénoménologie de la
religion », Transversalités, revue de l’Institut catholique
de Paris, 45, janvier-mars 1993, p. 59-75.