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Gérard GRIG
Master 1 Philosophie 14/04/2020

Loi naturelle et loi révélée dans la pensée gréco-arabe d’Al-Fārābī

Par une chaîne continue qui va d'Al-Kindī (IXème siècle), « premier philosophe des
Arabes », à Ibn Rushd, dit Averroès (XIIème siècle), les philosophes gréco-arabes ont
œuvré à la transmission de la pensée et de la science de l’Antiquité. Nous trouverons
donc des similitudes entre leurs œuvres et celles des penseurs médiévaux de
l’Occident. Au XIIIème siècle, on le voit chez Thomas d’Aquin, qui a tiré un grand
bénéfice des traductions et des commentaires d’Aristote par Al-Fārābī (IXème-Xème
siècles), en ce qui concerne les notions de loi naturelle et de loi révélée. Il importera
donc de démêler l’intrication de ces deux notions dans la pensée de ce faylasūf
persan de langue arabe, qui avait assimilé l'héritage de la philosophie grecque
d'Alexandrie, la falsafa. Pour Al-Fārābī, qui tentait de concilier Aristote et Platon dans
une synthèse plotinienne incluant le projet d’une Cité Vertueuse, si la religion a la
même fin que la philosophie, alors la loi révélée et la loi naturelle ne sont-elles pas
analogues ? Mais quels seraient les fondements de cette analogie ? Ainsi, pour Al-
Fārābī, la loi révélée, qui dit l’ordre de l’univers, est analogue à la loi naturelle en tant
que loi morale connue par la raison (I). Néanmoins, l’idéal d’un gouvernement
politique dépasse toute forme de loi (II). En vérité, dans la pensée gréco-arabe, il n’y
a pas d’opposition entre la Raison et la Foi (III).

I) Pour Al-Fārābī, la loi révélée, qui dit l’ordre de l’univers, est analogue à
la loi naturelle en tant que loi morale connue par la raison.

A) La nature, faculté de l’Âme universelle.

Chez les grands péripatéticiens arabes, la notion de nature a un sens


vaste, car la nature est la faculté de l’Âme universelle.
Il y a ainsi l’évidence naturelle de certaines sciences, et le naturel en
tant que beauté indissociable de l’acte moral, tandis que l’art musical
fait partager la compréhension intuitive de la beauté naturelle des
sons, associée à un plaisir lui aussi naturel.

La pensée gréco-arabe est un système cosmologique d’émanations,


dans des sphères concentriques, translucides et intelligentes, ce qui
explique la notion d’Âme universelle.

Dans l’Épître sur l'intellect (De intellectu et intellecto), la théorie


farabienne des neuf causes secondes et de l'intellect actif émanant
par degrés successifs de l’Un, qui est Dieu, énonce que chaque
sphère céleste emboîtée correspond à un ciel, une planète, une âme
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et un intellect spécifiques. La dixième sphère est celle du monde


sublunaire.
Il y a donc un lien en cascade entre la pure intelligence des sphères
et le monde des créatures. L’intelligence active émanant de l’Un est
un Dator formarum, un artisan des âmes humaines, ce qui entraîne
des conséquences sur le plan théorétique comme sur le plan de la loi
naturelle comme loi morale.

En vérité, Al-Fārābī adapte la cosmologie aristotélicienne des


intelligences séparées à la doctrine plotinienne de l'émanation.
Afin de rendre les intelligences et les âmes célestes plus conformes
au récit coranique, Ibn Sina, dit Avicenne (Xème-XIème siècles), les
baptisera du nom d'anges, ce qu’Al-Fārābī n’a fait que suggérer.

Puisque la raison humaine est double, à la fois théorique et pratique,


et qu’il convient de maintenir l’unité de la raison, Al-Fārābī, dans son
Épître sur l'intellect, établit donc une doctrine de la loi naturelle en
tant qu’enseignement de la conscience morale dans une
cosmogonie.

Au XIIIème siècle, Thomas d’Aquin réfléchira au même problème


dans la Somme théologique (I-II, 94).
Néanmoins, la pensée farabienne met en connexion la raison
pratique avec l’intellect unique et séparé de l’âme, — dans une
perspective monopsychique —, ce que Thomas d’Aquin refusera
d’admettre.

Par la loi naturelle, la providence divine descend jusqu’aux cas


particuliers. Pour Platon, dans les Lois, et pour Aristote, dans
l’Éthique à Eudème, Dieu est dans l’âme de l’homme et dans les
actions particulières de celui-ci. Dieu est la cause de la pure nécessité
de la loi naturelle, à travers des règles de conduite pour se conserver,
préserver l’espèce humaine et s’accomplir comme être humain
rationnel.

La pensée gréco-arabe d’Al-Fārābī s’autonomise donc par rapport à


la scolastique musulmane du kalām, qui est théologico-juridique, et
dans l’articulation des différents niveaux de la loi.

Ainsi, la loi naturelle dérive de la loi éternelle, laquelle se dévoile


dans la loi révélée, ou loi divine, des religions monothéistes.
Comme la loi humaine dérive à son tour de la loi naturelle, la loi
humaine prolonge donc la loi éternelle, par analogie, ce qui permet à
la raison de la connaître. Pour la scolastique arabe, comme pour
Augustin chez les Latins, c’est au contraire la révélation de la loi
éternelle qui donne accès à la loi naturelle.
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On voit que la raison pratique applique les principes généraux de la


loi naturelle aux cas particuliers de la loi humaine, par un syllogisme,
mais que cette application comporte une marge d’indétermination
dans la législation.

Puisque la loi est fondée sur la raison, plus que sur la volonté, Al-
Fārābī lie le souverain bien à un « bien réfléchir » aux fins dernières
de l’homme, à la suite d’Aristote, et comme Thomas d’Aquin.
Pour cela, Al-Fārābī associe la prudence du Livre VI de l’Éthique à
Nicomaque au concept d’intellection des Seconds Analytiques.

De façon plus générale, chaque ordre de loi vise un bien propre et


conçu rationnellement, dans une organisation en cercles
concentriques : la loi humaine vise le bien de la Cité, comme la loi
éternelle vise le bien propre à l’univers.
Il n’y a donc pas de principe hiérarchique entre les niveaux de lois,
mais un principe d’analogie et de participation. Il y a copie et
dégradation relative de niveau en niveau, mais chaque ordre a sa
cohérence, sa fonction et sa perfection dans son genre, ce qui
attribue une positivité à la loi humaine qui est le dernier maillon
d’une chaîne.
Cependant, si tout est rationnel dans l’ordre du monde, Dieu ne peut
que vouloir le bien connu par la raison, ce qui pourrait revenir à
limiter sa puissance.
D’autre part, la connaissance de l’ordre du monde n’est pas
spontanée.

Certes, on doit à Al-Fārābī d’avoir placé la Métaphysique au sommet


du Corpus d’Aristote, mais en vérité il mettait surtout l’accent sur le
passage de la métaphysique à la physique, et donc sur l’étude de la
nature, qui permet de comprendre l’acte divin de l’émanation,
davantage que sur l’étude des sciences religieuses.
Néanmoins, la loi révélée apporte une aide précieuse à la raison.

B) La loi révélée et le pouvoir de l’image.

La rhétorique et la dialectique sont les arts du langage religieux et


juridique. C’est pourquoi les gréco-arabes ont inclus la Rhétorique,
avec la Poétique, dans l’Organon d’Aristote. Il y a donc un « Organon
mimétique », à côté d’un Organon logique.
En ce sens, la métaphore permet de comprendre l’analogie de l’Être,
dans une forme achevée du savoir.
La pensée gréco-arabe a accordé une promotion épistémique à la
métaphore, qui est assimilable à une opération logique.

La métaphore, et ses figures associées, comme la catachrèse, entre


dans la notion plus générale, et riche, de transfert (naqla).
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Elle s’élargit à la notion de transmission, notamment dans la


succession d’un héritage politique ou prophétique.
Al-Fārābī l’applique même à la théorie musicale dans son Grand
Traité de la Musique, en discernant un progrès dans l’histoire de la
théorie musicale, ce qui est nouveau par rapport à l’Antiquité.

Dans le domaine de la connaissance théorétique, le divin atteint le


fond de l’âme, grâce à l’illumination de l’intellect agent de la dixième
sphère translucide, à l’issue d’une cascade d’émanations.

Cette lumière fait voir les couleurs du monde à travers le filtre


diaphane de l’intellect matériel, âme séparée du corps dont la
connaissance spéculative est à base de phantasmes de l’imagination.
Par son émanation, l’intellect agent informe l’intellect acquis, ou
intelligence collective, par le truchement de l’intellect matériel, ce
qui nous fait connaître les autres êtres, en commun avec les autres
âmes.

De même, la raison pratique est illuminée par l’intelligence divine,


grâce aux images contenues dans les textes religieux. C’est pourquoi
le Prophète dans la Cité doit être doué d’une imagination parfaite.

La pensée suit donc un parcours platonicien, qui s’élève de la


Caverne jusqu’à la cime des vérités théoriques et pratiques, avec
l’aide de l’imagination et d’autres facultés, avant de redescendre.

Chez Al-Kindī, la foi joue un rôle au moins égal celui de la raison, dans
la progression de l’âme vers le monde supérieur de la connaissance.
Au contraire, pour Al-Fārābī, la raison suffit à connaître la loi
naturelle, sans la révélation, mais celle-ci peut lui servir d’auxiliaire
par le pouvoir de l’imagination.
Avec des degrés divers, dans la falsafa, la Révélation est toujours
soumise au contrôle de la Raison.
Au XIIème siècle, Averroès remettra davantage l’accent sur les
analogies entre les différents ordres de lois. Pour lui, il est permis
d’interpréter et de confirmer la révélation religieuse au moyen de la
philosophie. Inversement, la loi religieuse recommande en principe
l’étude de l’univers au moyen de la raison.

En règle générale, les gréco-arabes attribuent aux textes religieux


une fonction de vulgarisation allégorique pour la multitude, alors
qu’eux-mêmes disposent d’autres moyens intellectuels pour s’unir
au divin dont ils émanent.
Pour eux, les théologiens kalamites sont un Tiers inutile et
potentiellement nocif, mais tolérable, entre la multitude et la
philosophie, maîtresse science, à laquelle la religion, si elle est
vertueuse, est précisément subordonnée.
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Al-Fārābī, qui est le plus rationaliste des gréco-arabes, innove en


introduisant cette notion de religion vertueuse.
La Cité Vertueuse est essentiellement celle qui maintient la religion
dans les limites de la raison. Outre sa fonction sociale, la religion
révélée peut servir d’exemple, par l’effort qu’elle fait d’atteindre la
vérité métaphysique ou absolue.

Dans le domaine du discours, la rhétorique et la dialectique sont une


préparation à la formulation du jugement apodictique. La dialectique
éristique est moins un art de l’escrime intellectuelle, que le moyen
de rapprocher des adversaires en recherchant la vérité en commun,
ce qui est la définition du dialogue.

La législation de la Cité Vertueuse introduit donc un nouveau rapport


aux différents ordres de la loi.

II) Néanmoins, l’idéal d’un gouvernement politique dépasse toute forme


de loi.

A) L’autonomie du pouvoir temporel par rapport au pouvoir spirituel.

En principe, les lois humaines, qu’elles ressortissent au droit positif,


convention formulée par le législateur, ou au droit canonique, issu de
la révélation, sont le reflet d’un ordre universel.
Elles reflètent la nature des choses, en étant un analogue de la loi
éternelle, hors de la volonté de tout législateur.
D’ailleurs, le plan de la Cité parfaite, dotée d’un édifice religieux en
son centre, reproduit la cosmogonie concentrique de l’univers, avec
ses sept planètes.

Cependant, il appartient au gouvernement d’implanter la vertu dans


le cœur des citoyens, dans un mélange d’éthique et de politique.
Héritier d’une tradition philosophique qui réfléchit aux conditions
morales d’une âme saine, Al-Fārābī, auteur d’un Compendium des
Lois de Platon, est le premier penseur gréco-arabe à opérer une
transition de la pensée morale à une pensée politique.

On peut affirmer qu’Al-Fārābī est le fondateur de la philosophie


politique dans la pensée médiévale du monde musulman.

Cette philosophie politique emprunte son modèle à la médecine.


En effet, le gouvernant qui légifère est le guérisseur de l’âme
humaine.
Dans ses Fusūl Muntaza’a, ou Aphorismes choisis, Al-Fārābī établit la
primauté de la santé de l’âme, liée à la vertu, et qui conditionne à la
fois la santé du corps et celle du corps politique de la Cité, laquelle
est conçue comme une totalité et non comme une somme
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d’individus. Toutefois, la réciproque est aussi vraie. La santé du corps


politique, comme celle du corps, sont garantes de la santé de l’âme,
qui réside dans l’état de perfection causé par la vertu.

C’est dans cette optique que seront définis les buts et moyens du
gouvernement, qui sont les principes universels de la philosophie
politique. La volonté du législateur intervient donc, mais pour créer
et entretenir un idéal éthico-politique, qui a pour but d’assurer le
salut de l’homme, ici-bas comme au-delà.

Cet idéal inouï transcende aussi bien la loi humaine, qui traduit les
intérêts terrestres de l’homme, que la loi divine, qui concerne les
intérêts de l’homme dans l’au-delà.

Il appartient donc au Roi-Philosophe comme au Philosophe-Roi, de


faire accéder les âmes à leur salut, par une « remontée » jusqu’à la
dixième intelligence.
Le guide des citoyens-croyants n’est donc pas obligatoirement le
Prophète, qui d’ailleurs ne devrait pas proposer un modèle
concurrent d’organisation de la Cité, basé sur la religion.
D’ailleurs, il convient de distinguer la religion comme entité politique
(milla) de la religion en tant que foi (dīn).

Pour Avicenne, successeur d’Al-Fārābī, ce guide n'est autre que le


Prophète, ou plutôt le Prophète-Philosophe, car il possède lui-même
toutes les qualités des philosophes, en plus des siennes propres. Si le
Prophète-Philosophe d’Avicenne peut avoir une connaissance
surnaturelle, elle ne lui vient que de l’illumination de l’intelligence
divine.

En aucune manière Avicenne, continuateur d’Al-Fārābī, n’était


d’accord avec les traditionalistes de la doctrine juridico-théologique,
qui donnaient curieusement la préséance à l’Imām sur le Prophète,
car ce dernier ne fait que révéler et enseigner le secret de l’Imām,
chef de prière et premier émané de Dieu en souvenir des douze
Imāms, successeurs immédiats de Mahomet.
D’ailleurs, ces douze Imāms sont les auteurs des ajouts des
commandements les plus contestés de la loi islamique, dans les
hādiths de la Sunna.
Le même reproche a été fait aux ajouts des enseignements des
Apôtres de Jésus-Christ.

En ce qui concerne le gouvernant, il ne saurait régner, même par la


volonté divine, s’il est un homme tyrannique, qui n’a pas le
gouvernement de lui-même.
La vertu de la personne du gouvernant-législateur est donc garante
de la vertu de la Cité. Dans une allégorie développée dans Les
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Opinions des habitants de la cité parfaite, Al-Fārābī situe dans le


cœur du chef les qualités civiles et religieuses qui se reflètent dans le
cœur de l’organisme social. Le modèle du chef est l’Empereur Marc-
Aurèle islamisé.

Du vivant d’Al-Fārābī, le Califat a amorcé son déclin au début du


Xème siècle, après le règne d’Hārūn ar-Rachīd. La pensée politique
d’Al-Fārābī vise concrètement à restaurer ce Califat, apte à
promouvoir le paradigme du gouvernement éthico-politique.

D’autre part, comme la Cité Vertueuse est un idéal de gouvernement


politique, elle révèle les imperfections des cités réelles. Ainsi les
modes de vie imparfaits des cités sont dirigés par la recherche de la
richesse, des plaisirs, des honneurs et de la domination, quand on les
voit sous l’angle de l’ignorance. Il y a d’autres perspectives à
examiner, comme celle de l’immoralité, de la versatilité et de
l’égarement.
Il conviendrait alors de s’interroger sur la place du Philosophe dans la
Cité imparfaite.

Selon Al-Fārābī, sans purification et avec le seul secours de la


Réminiscence, les âmes n’accèdent pas nécessairement à
l’immortalité, qui est le vrai bonheur et la vision ultime de la vérité.
Cela fera débat, dans la tradition gréco-arabe.

En outre, il importe de définir les règles de l’innovation qu’entraîne


l’application de la loi aux cas particuliers.

B) La jurisprudence, science des cas particuliers.

L’application des lois naturelles à des cas particuliers produit les lois
humaines du droit positif, mais la théologie scolastique musulmane
du kalām voudrait produire ces mêmes règles de droit civique en
s’appuyant sur la loi révélée, sans suivre la voie de la raison
discursive des falāsifa, mais tout en lui empruntant un mode
d’argumentation intellectuelle.

À cet égard, la théologie scolastique musulmane est à la fois la


science des bases de la religion (‘ilm al-kalām), la jurisprudence
islamique (al-fiḳh al-akbar) et la science de la parole (‘ilm usūl ad-
dīn).

Or Al-Fārābī, ancien juge islamique passé à l’étude de la philosophie,


dénie une compétence universelle à la loi divine, en tant qu’elle
serait intégralement positive par la volonté de Dieu.
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Ainsi, la jurisprudence, dans le cadre du droit positif, est


essentiellement liée au problème du premier législateur et de ses
successeurs, abordé par Al-Fārābī dans Le livre de la religion (Al-
Milla) et dans le Compendium des Lois de Platon.

La jurisprudence consiste à appliquer des règlements du premier


législateur aux nouveaux cas, par lui-même ou par son successeur.
Néanmoins, les lois ne sont pas des préceptes immuables.

Les lois sont des instances particulières, dépendant du temps et des


circonstances, de principes pratiques universels du droit naturel, qui
ne s’altère pas.
Le gouvernant s’adjoindra un second, à qui il délèguera parfois le
soin de légiférer à sa place, pour bien marquer à l’opinion des
citoyens qu’il ne fait que passer sur terre.

C’est pourquoi la jurisprudence est liée à la nouveauté et à


l’innovation, qui impliquent une stratégie politique et même une
justification du mensonge. De même, dans le domaine de
l’herméneutique du texte religieux, il faudra s’interroger sur la
nécessité de révéler le sens caché des Écritures à la multitude.

III) En vérité, dans la pensée gréco-arabe, il n’y a pas d’opposition entre la


Raison et la Foi.

A) Philosophie et théologie rationnelle.

À Bagdad à l’époque médiévale, le centre intellectuel et culturel est


la Maison de la Sagesse. La raison philosophique est la sagesse
(hikma), en connexion avec la loi religieuse librement examinée.

La sagesse a donc un sens rationnel, pratique et religieux, de sorte


qu’il n’y a pas d’opposition véritable entre la Raison et la Foi.
Tantôt les thèses de la falsafa s’opposent à celles du kalām, tantôt
elles les rejoignent. Il n’y a pas d’homogénéité totale dans le camp
des falāsifa, non plus qu’il y en aurait dans celui des théologiens.

Chez ceux-ci, les thèses juridico-théologiques du traditionalisme des


acharites effacent toute contradiction avec la loi religieuse.
De leur côté, les mutazilites pratiquent une théologie rationnelle qui
défend le libre arbitre et la thèse du Coran créé.
Il convient de mentionner la secte des mutakallimûn, ces
« protestants » de l’islam qui rejettent l’interprétation littérale du
Coran, tandis que les « Frères de la pureté » forment une franc-
maçonnerie d’inspiration pythagoricienne, dans le courant chiite
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ismaélien, pour confirmer et corriger la loi religieuse par la


philosophie.

En vérité, dans la Perse médiévale, les croyants sont déjà divisés en


sunnites et en chiites. Ceux-ci dérivent vers l’illuminisme de la gnose
ismaélienne, qui produira la secte des Assassins. C’est seulement au
XVIème siècle que le chiisme deviendra la religion d’État de la Perse,
avec la figure de l’Imam infaillible, source de l’autorité spirituelle et
temporelle.
Dans la région de Bagdad où demeure Al-Fārābī, et où vivent aussi
des chrétiens, les païens sont encore majoritaires. Les magistes
rendent un culte à Hermès Trismégiste, qu’ils assimilent à l’Idrīs du
Coran, si bien que leur secte produira l'hermétisme.

Al-Kindī aurait été magiste, de même qu’Al-Fārābī aurait été initié à


l’ismaélisme. En réalité, le peuple se méfie des falāsifa, qui parlent
en grec de culture alexandriniste, et il les suspecte de magie, voire de
mécréance.
À l’époque médiévale, la vie intellectuelle et religieuse de l’empire
musulman est donc complexe. Il s’est morcelé en califats, en bordure
desquels la philosophie gréco-arabe a prospéré. L’historien, comme
l’historien de la philosophie, se garderont de tout malentendu et de
tout anachronisme. Dans ce contexte, on ne saurait parler d’ « Islam
des Lumières ».

De même, une lecture hâtive des textes pourrait exagérer la réalité


du dialogue de sourds entre kalām et falsafa, que le mysticisme soufi
aurait résolu.
En effet, si les théologiens empruntent des outils conceptuels aux
gréco-arabes, ceux-ci en retour en empruntent également à ceux-là.

Ainsi, dans son Court Traité sur les méthodes de raisonnement des
théologiens, Al-Fārābī défend l’utilité de la logique comme
grammaire universelle. Il démontre que les raisonnements mis en
œuvre dans la jurisprudence et la théologie suivent eux aussi une
forme logique.

Philosophie et théologie ont donc une méthode commune, qui est le


qiyas, le fait de mesurer, même si leurs procédés rationnels sont
différents.

Par le syllogisme, la philosophie produit des vérités théoriques et


pratiques, à partir des perceptions ou à partir d’elle-même, qu’elle
applique ensuite aux cas particuliers qu’elle rencontre.
Au contraire, la théologie raisonne par analogie, du particulier au
particulier, à partir des vérités révélées du texte sacré.
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Néanmoins, la pensée gréco-arabe reconnaît l’importance de


l’analogie et de la métaphore, liées au pouvoir de l’imagination dans
la connaissance théorique et pratique.

D’autre part, Al-Fārābī tente une synthèse de Platon et Aristote, en


faisant de la Métaphysique le fondement du savoir encyclopédique
des Anciens, par le recours à la Théologie du Pseudo-Aristote, qui est
en réalité une paraphrase des Ennéades de Plotin.
Néanmoins, Al-Fārābī affirme que la Métaphysique est la science des
étants plutôt que celle du Premier Moteur. Son système
cosmologique est de nature ontologique.

Les débats des penseurs gréco-arabes, entre eux et avec les


théologiens, porteront donc davantage sur d’autres problèmes que
celui du dialogue de la Raison et de la Foi, qu’ils n’abordent jamais
d’une manière frontale.

On a vu que la thèse d’Al-Fārābī, suivant laquelle toutes les âmes


n’accèdent pas nécessairement à l’immortalité, sinon dans les
racontars des sorcières, faisait débat.
De même, le Moyen Âge musulman se dispute sur la compatibilité de
la grammaire arabe et de la logique grecque.
Il y a aussi des débats portant sur le problème de l’affirmation de
l’éternité du monde, sur celui de l’ignorance des particuliers par
Dieu, sur les énoncés traitant des questions physiques telles que
l’existence de la causalité ou la résurrection des corps liée à
l’immortalité individuelle de l’âme.

Dans chaque cas, il s’agit de concilier des différences et des


antagonismes, au moyen d’une logique combinatoire, et par la
didactique du dialogue conçu comme une dispute rationnelle. Ainsi,
l’occasionnalisme des causes secondes sera l’explication probable
des miracles.

En Orient comme en Occident, les penseurs médiévaux considèrent


que la philosophie a trouvé son achèvement dans le Corpus
d’Aristote. Puisque notre pensée hérite d’autres pensées et qu’il y a
malgré tout un progrès insensible des connaissances, il convient
d’aplanir les problèmes nés des rencontres.

L’enjeu de la philosophie médiévale reste l’imitation raisonnable des


Grecs. Néanmoins, elle fait évoluer la physique d’Aristote avec la
notion d’impetus. De même, elle réhabilite l’atomisme pour concilier
l’éternité du monde et la Création.

En ce qui concerne la mystique, la pensée gréco-arabe a fait évoluer


la doctrine annihilatrice du soufisme.
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B) La mystique annihilatrice du soufisme.

La pensée arabe du Moyen Âge subit l’influence, de façon plus ou


moins affirmée, de la « folie de Dieu » de la mystique soufie.
L’abandon à Dieu, ainsi qu’aux lois morales soumises à sa volonté, se
manifeste également dans le quiétisme du salafisme.

Cependant, Al-Fārābī reste fidèle à la pensée gréco-arabe, en ce qu’il


ne pratique ni ne prône la forme extrême du soufisme, basée sur
l’annihilation de soi par l’ascèse, qu’il condamne.
Les penseurs gréco-arabes inaugurent un soufisme postural de
l’amour, qui est amour de Dieu, et qui s’exprime dans des formes
artistiques.

Le faylasūf traverse l’épreuve du doute, qui peut devenir radical, et


déboucher sur le rejet de la pensée philosophique. On le voit chez les
Persans Al-Ghazālī (XIème-XIIème siècles) et Sohrawardi (XIIème
siècle), qui nous montrent ce que les rationalistes sont parvenus à
éviter.
L’un se rallie à la mystique dans les limites de la religion révélée,
après l’expérience de l’annihilation soufie, tandis que l’autre devient
un mystique pur.

Cependant, le Tahāfut al-falasifa d’Al-Ghazālī, ou Destruction des


philosophes, ressemble à une hantise de la philosophie, qui
s’éloignerait d’elle avec le visage tourné vers elle, à cause de la
subtilité extrême de son argumentation et la profondeur de sa
connaissance des doctrines réfutées. Le Moyen Âge latin l’a
considéré comme un éloge a contrario de la philosophie, que la
réfutation La Destruction de la destruction d’Averroès a maintenu à
l’intérieur du débat philosophique.

La critique de la philosophie existe aussi bien dans la


« robinsonnade » Hayy ibn Yaqzān1 d’Ibn Tufayl (XIIème siècle), qui
préfère l’allégeance coranique à la Loi et à la coutume, aux
révélations de la philosophie.

Dans la pensée gréco-arabe d’Al-Fārābī, loi naturelle et loi révélée sont


complémentaires, mais elles sont dans un rapport asymétrique. La loi divine est
uniquement l’auxiliaire de la loi naturelle, elle-même reflet de la loi éternelle. Al-
Fārābī s’autorise alors de la pensée de Platon, pour fonder une tradition éthico-
politique dans le monde médiéval. Depuis Al-Fārābī, l’éthique ne se conçoit plus sans

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Au programme de l’Agrégation de Philosophie de 2020.
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politique, ni la politique sans éthique. Au centre de la pensée gréco-arabe, se


trouvent donc cette figure du Législateur et son idéal de gouvernement politique à
des fins morales, pour la vie ici-bas comme pour l’au-delà. C’est pourquoi, au XVème
siècle, on découvre de nombreuses références à l’œuvre d’Al-Fārābī dans l’écrit
politique La Muqaddima (Prolégomènes ou Discours sur l’Histoire universelle) d’Ibn
Khaldūn, penseur de l’histoire et de la sociologie. Ce dernier se présente comme le
continuateur d’Al-Fārābī, en employant le terme siyāsa, signifiant « régime ». En
effet, le principal ouvrage d’Al-Fārābī s’intitule Kitāb al-siyāsa al-madaniyya, ou Le
livre du régime politique.

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