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Emile Boutroux

LEÇONS
SUR ARISTOTE
Edition critique
établie
parJérôme de Gramont

COLLECTION
LES GRANDES LEÇONS
DE PHILOSOPHIE
dirigée
par Henri Hude

Editions Universitaires
Dans la même collection

E. Boutroux Leçons sur Socrate


E. Boutroux Leçons sur Platon
J. Lachelier Cours de logique
J.B. Bossuet Logique du dauphin

Dans la collection
Philosophie européenne

J. Guitton L'Existence temporelle


H. Hude Bergson I et II
L. Ollé-Laprune De la certitude morale
F. Fénelon Traité de l'existence de Dieu

REMERCIEMENTS

Le texte original et manuscrit des Cours de Boutroux se trouve à la Bibliothèque


des Lettres de !'Ecole Normale Supérieure (45, rue d'Ulm, 75005, Paris) sous la
cote l\1S 101 réserve.

Nous remercions vivement 1\1. Pierre Petitmengin, conservateur de la Bibliothè­


que des Lettres de !'Ecole Normale, qui a si aimablement autorisé et facilité la
publication des trois volumes de Cours de Boutroux sur Socrate, Platon et Aristote.

© Editions Universitaires, Paris 1990.


ISBN : 2 713 0418 3
Dépôt légal août 1990
AVANT-PROPOS

Aristote est plus qu' un philosophe dans l'histoire , une œuvre inscrite
dans la succession de toutes les doctrines constituant notre héritage philoso­
phique : celui qu'on n'a pas hésité parfois à nommer le Philosophe marque
en quelque sorte l'accomplissement de toute une époque , celle de la philo­
sophie grecque : Aristote , ou l'achèvement de ce qui est premier .
Boutroux ouvre ainsi l'article qu'il lui consacre en 1 886 dans la Grande
Encyclopédie : « S'il est vrai qu'en certains hommes s'incarne parfois tout
le génie d'un peuple , et que ces vastes et puissants esprits soient comme
l'acte et la perfection où tout un monde de virtualités trouve son terme
et son achèvement , Aristote , plus que personne , a été un tel homme : en
lui le génie philosophique de la Grèce a trouvé son expression universelle
et parfaite . C'est donc plus que la pensée d'un individu , d'ailleurs considé­
rable , c'est l'esprit de la Grèce elle-même, parvenue à l'apogée de sa
grandeur intellectuelle , que nous évoquons en ce moment » (p . 933b ) .
Ici l'idée d e science devient plus qu'une Idée . Ce qui perce littéralement
en Grèce , avec l'insistante méditation de Socate ou l'œuvre si décisive de
Platon , se déploie dans toute son ampleur (empirique et spéculative) chez
Aristote : l'observation la plus attentive des phénomènes s'allie à la veine
métaphysique la plus authentique . Tel est du moins le point d'équilibre
que devrait nous révéler une lecture des Secom:ls Analytiques et du De
Anima .

Il n'est pas interdit de voir dans le finale de l'article de la Grande


Encyclopédie (et la même remarque vaudrait pour le Cours) la leçon qu'en
philosophe , Boutroux entend retenir d'Aristote : « Le principe d'Aristote
subsiste donc aujourd'hui même , du moins sous la forme hypothétique ,
la seule qu'un principe puisse recevoir dans la science : tout se passe comme
s'il existait une hiérarchie de formes idéales distinctes les unes des autres,
que les êtres de la nature tendent à réaliser » (p . 953a) .
De fait, si Boutroux s'attache à cette lecture « hiérarchique » de la philo­
sophie d'Aristote , c'est parce qu'elle n'est pas sans écho dans son propre
travail de penseur. Et la même formule qui offre un possible fil d'Ariane
pour l'interprétation du philosophe grec aurait très bien pu trouver place

5
LEÇONS SUR ARISTOTE

dans la thèse de 1 874 , De la contingence des lois de la nature . Revenons


donc à ce texte .
Une diversité de domaines (étages ou degrés de l'être) s'ordonne pour
composer le monde . Chacun d'entre eux possède ses lois et ses rapports ,
régi par un certain mode de contingence ou de nécessité. Les lois des
êtres mathématiques ne sont pas celles des corps physiques , qui diffèrent
encore des lois des êtres vivants ou de celles des hommes. A mesure que
l'on s'élève des degrés inférieurs vers les plus élevés, la stricte nécessité
s'efface pour laisser place à la liberté. Mais de part en part de ce monde
hiérarchiquement ordonné, un même dynamisme semble pousser chaque
degré de l'être vers la forme supérieure qu'il rend possible. «Ainsi chaque
forme de l'être est la préparation d'une forme supérieure ; et les choses
vont ainsi se diversifiant et se multipliant , pour aboutir à la forme hiérarchi­
que , qui donne à l'ensemble toute la puissance et toute la beauté qu'il
comporte» ( 1).
L'harmonie du monde repose sur l'unité et la diversité : à la diversité
des domaines (l'échelle des êtres) répond aussi ce principe commun qui
pousse chaque être vers sa fin : son idéal propre , c'est-à-dire l'attire vers
la forme supérieure dont il est aussi la condition (la marche de l'être).
Dès lors la méditation du philosophe doit se porter droit vers la «source
créatrice» (2) de l'être , autrement dit le sommet de la hiérarchie. L'intelli­
gence d'une hiérarchie vient toujours par en haut (3) , c'est-à-dire ici de
cette puissance infinie qui a pour nom propre Dieu . Cette élévation de la
matière vers la liberté n'a de sens que si elle débouche sur ce lieu culminant
d'une théologie. Mais c'est seulement dans l'effort que réalise l'esprit
(humain) pour saisir, au plus profond de lui-même , sa propre liberté
qu'apparaît l'action divine. «Dieu est cet être même , dont nous sentons
l'action créatrice au plus profond de nous mêmes au milieu de nos efforts
pour nous rapprocher de lui»(4).
Cette hiérarchie de lêtre et ce dynamisme foncier, enjeux de la thèse
de 1 874 , avaient déjà trouvé dans I' Essai sur la Métaphysique d 'A ristote
de Ravaisson ( 1 837) leur expression exemplaire. Ouvrons le premier tome
en son dernier chapitre : nous y retrouvons tout, à la faveur d'une interpré­
tation d'Aristote :
«L' univers forme donc un système continu de progressions ascendantes
ordonnées à un seul et même terme . Ce n'est pas un assemblage de
principes indépendants et détachés comme un poème mal fait tout formé
d'épisodes, c'est un enchaînement de puissances successives subordonnées
les unes aux autres, selon les degrés de leur développement , et coordonnées
entre elles par une série d'analogies , selon leur rapport commun avec un
même principe» (5) .
Il y a bien série ascendante d'êtres dont chaque degré peut être défini
à partir de son propre mouvement vers la fin suprême : «Rien n'a de
réalité que par sa fin et dans la tendance à sa fin. La réalité du corps est
dans son mouvement naturel ; la réalité du mouvement lui-même n'est pas
dans sa forme abstraite et extérieure , qui n'est qu'un changement de
relations, elle est tout entière dans le désir. L'acte éternel qui fait la vie
du monde est le désir éternel du bien» ( 6) .
Une telle série, la marche de la nature vers son premier principe , doit
son intelligence au premier terme qui donne la mesure et l'unité de tout

6
AVANT-PROPOS

le système , Dieu . « La série entière des êtres forme une double chaîne
qui vient de lui [ sc le principe souverain] et qui retourne à lui , qui en
descend et qui y remonte . D'un côté , c'est le système du monde dans
l'ordre de la succession de ses parties élémentaires, depuis le ciel jusqu'à
la terre ; de l 'autre , le système des puissances successives de la nature ,
depuis la forme imparfaite de l'existence élémentaire jusqu'à la forme
accomplie de l'humanité . Des deux côtés le principe est le même ; les deux
extrêmités opposées de la chaîne se joignent et se touchent à cette limite
commune de la pensée divine » (7) .
Nul doute qu'il faille chercher dans ces pages le véritable point de départ
de la thèse de 1 874 (8) . Quant à l'originalité de Boutroux , elle tient d'une
part à la description concrète de chaque degré de l'être (autrement dit à
une certaine actualisation du programme prêté à Aristote) , d'autre part
à la reconnaissance du rôle primordial que joue notre esprit dans cette
hiérarchie de l'être .
Le point d'aboutissement de cette réflexion : l'activité de l'âme rentrant
au plus profond d'elle-même , échappe à Aristote . Le point culminant de
la hiérarchie correspond bien à la divinité , mais à la divinité telle que
nous la saisissons en nous-mêmes , par l'effort de notre propre vie inté­
rieure . Le dynamisme de l'être correspond bien chez Aristote au désir du
bien, mais il manquait encore à ce désir de se recueillir pleinement dans
l'amour et la vie spirituelle . Autrement dit , il ne manquait à Aristote que
cette dimension intérieure révélée par le christianisme .
« Et l'aristotélisme ne serait-il pas comme une introduction au christianis­
me , qui précisément , excitant en nous et du même coup éclairant la vie
spirituelle , nous fait pressentir au plus profond de notre moi , la personnali­
té parfaite , dont la vie est éternellement conscience , amour et condescen­
dance ? » (9)

Avec ces pages sur Aristote , nous achevons la publication des principales
leçons de Boutroux sur l'histoire de la philosophie grecque . Contrairement
aux leçons sur Socrate ou Platon , il n'existe pour Aristote qu'une seule
version , celle du cours prononcé à !'Ecole Normale Supérieure pendant
l'année 1878-1 879 . Comme pour les précédents volumes , le grec est trans­
crit et les citations reprises dans des traductions modernes ( 10) . Enfin,
nous livrons à la suite du cours , non pas tant une étude proprement dite ,
que quelques remarques (Remarques sur la constitution aristotélicienne
de la science) dont le point de départ est une relecture des Seconds Analyti­
ques .

Jérôme d e Gramont
LEÇON 1

RÉFUTATION DU PLATONISME

Platon devait beaucoup à ses devanciers. Son système n'est pas quelque
chose d'isolé , d'indépendant du passé . On y retrouve au contraire tous
les principes des philosophes antérieurs . Seulement , Platon sut profiter de
l'expérience acquise : il ne s'obstina pas à renouveler des tentatives qui
n'avaient pas abouti . Abandonnant les anciennes voies qui ne menaient
à rien, il en prit une nouvelle , la seule , croyait-i l , qu'il restât à prendre.
Ainsi son système se démontre plutôt négativement que positivement :
c'est la seule façon qui reste d'envisager les choses , toutes les autres n'ont
rien donné de bon.
Platon admit la définition de l 'être donnée par les Eléates : l'un , l'immua­
ble , exempt de multiplicité , de changement. Mais en même temps il recon­
naissait avec Démocrite la multiplicité des choses . Or si d'une part la
nature de l'être est l'unité , l'immutabilité , et que , d'autre part , il y ait
plusieurs êtres, il faut que chaque substance possède l'unité , l'immutabili­
té ; il faut que ces différents êtres soient, pour ainsi dire , impénétrables
les uns aux autres, ne puissent se mélanger, se combiner, mais n'aient
entre eux que des rapports de juxtaposition . Ainsi Platon est encore méca­
niste , bien qu'en un sens métaphysique . De plus il admettait avec Héraclite
la réalité du devenir, caractérisé par la multiplicité , le changement .
Tels sont les trois postulats de Platon : les principes des Eléates , de
Démocrite et d' Héraclite . Il accordait volontiers aux sophistes que toute
science est impossible , si c'est dans le monde sensible qu'on en cherche
l'objet : l'être, objet propre de la science, ne peut en effet se trouver dans
le monde du devenir. Mais Platon ne s'arrête pas pour cela au scepticisme.
Il reconnaît seulement que les principes d'où partent les sophistes y mènent
tout droit. Pour lui , il va choisir un autre point de départ . Ainsi , plus
tard, Kant, après avoir vu qu'on n'arrivait à rien en supposant que l'esprit ,
comme il disait, gravite autour des choses , laissa cette hypothèse pour se
demander ce qui arriverait dans l 'hypothèse contraire . De même , Platon
fit une autre hypothèse que ses devanciers : qu'arriverait-il si l'on admettait
que le monde sensible n'est pas le seul monde réel, mais qu'au-dessus il
existe un monde intelligible ? Qu'arriverait-il si l'on assignait pour objet
à la science ce monde intelligible et non plus le monde sensible ? La science

8
R É FUTATION DU PLATONISME

serait-elle encore impossible ? Non , dit Platon , qui croit pouvoir ainsi ,
sans rien sacrifier de ses trois postulats , constituer une science véritable .
En effet, ce qui rendait j usqu'ici la science impossible , c'est qu'on lui
donnait pour objet le monde sensible , lequel est essentiellement illogique ,
tout rempli de contradictions et d'absurdités . Or la science veut avant tout
l'harmonie logique , et précisément elle la trouve dans le monde intelligible
qui se compose d'idées bien séparées les unes des autres, et n'ayant j amais
entre elles que des rapports rationnels et que l'on peut comprendre . Le
monde sensible est, en réalité , le monde de la nécessité , de I'anankè, qui
lutte avec l'intelligence et contraint les idées à des unions illégitimes , parce
qu'elles sont illogiques . Mais I'anankè ne pénètre pas dans le monde
intelligible , et les idées ne s'y unissent que suivant leurs rapports naturels .
Tel est le système de Platon . Il a conservé les postulats de ses devanciers ,
il a posé le problème comme eux ; enfin leurs solutions , manifestement
mauvaises , lui donnèrent l'idée d'en chercher une meilleure , qu'il crut trou­
ver .
Aristote apprit encore plus des philosophes qui le précédèrent. Il sut
tirer parti de leurs doctrines (Métaphysique , 1 . 8) , admit la critique qu'en
avait faite Platon , et étudia surtout le système de ce dernier. On a long­
temps opposé l'un à l'autre , Aristote et Platon : on en faisait comme les
deux pôles de la pensée humaine . Cette vue était plus ou moins juste . La
vérité , comme Hegel le montra , était qu'Aristote fut sans doute opposé
à Platon, mais que sa propre doctrine résulta en partie de cette opposition
( 1 ) . Rarement il approuve son maître . Mais l'insistance même qu'il mit à
combattre la théorie des idées montre que sa pensée en était obsédée, et
que , par conséquent, cette théorie dut influer beaucoup sur son propre sys­
tème .
L'argumentation d'Aristote contre les idées de Platon se trouve un peu
partout dans son œuvre , mais surtout en Métaphysique , 1. 9 ; XIII et XIV .
Aristote expose très nettement l'origine de cette théorie en Métaphysique ,
1 . 6 . Elle repose , dit-il , sur deux principes : 1° Platon admet avec Héraclite
que le monde sensible est dans un changement perpétuel ; 2° il admet avec
Socrate que le général , en tant qu'un et stable , peut seul être objet de
science . Donc le monde sensible comme tel , c'est-à-dire toujours chan­
geant, toujours indétermin é , ne peut pas être objet de science . Aristote
admet tout cela comme Platon . « Les faits le montrent clairement : sans
l'universel , il n'est pas possible d'arriver à la science » (Métaphysique,
XIII . 9 , 1085 b 5 sq) - « 11 n'y a de science que de l'universel » (id , XII I . IO,
1086 b 33) - « Toute science porte sur l'universel » (id , III . 6 , 1003 a 14)
- « Et alors comment la connaissance sera-t-elle possible , s'il n'y a pas
quelque unité commune à une totalité d'êtres ? » (id, III . 4 , 999 b 26 sq) ;
et Aristote en conclut fort bien : « Et la raison pour laquelle des substances
sensibles individuelles il n'y a ni définition ni démonstration, c'est que ces
substances ont une matière dont la nature est de pouvoir et être et n'être
pas » (id, VII . 15 , 1039 b 27 sq) .
Comme Platon , Aristote admet donc qu'il ne peut y avoir de science
que du supra-sensible : les choses sensibles supposent, en tant que chan­
geantes, une cause immuable, en tant que multiples une cause une (Méta­
physique, III . 4 , 999 b) . Mais Platon a conçu ce monde supra-sensible
comme existant à côté , en dehors du monde sensible . Il se représente les

9
LEÇONS SUR ARISTOTE

idées , ou les essences que considère la science , comme des substances


réelles, ousiai. Enfi n , non content de séparer le monde des idées du
monde des sens , il sépare encore les idées les unes des autres. Voilà ce
qu'Aristote n'admet pas . Il admet bien les deux principes platoniciens et
leur conséquence immédiate , mais sans se croire obligé pour cela de suppo­
ser tout ce que suppose ensuite Platon . Il pose le problème dans les mêmes
termes que lui , mais rejette sa solution , et en cherche une autre .
Ce qu'il reproche au platonisme peut se ramener à trois chefs principaux :
1° la théorie des idées n'est pas fondée , elle repose sur des arguments
peu solides ; - 2° prise en elle-même , elle est insoutenable , elle renferme
des éléments qui la détruisent ; - 3° elle est stérile et ne donne pas ce
qu'on attendait d'elle . - Ainsi cette théorie , soit dans ses principes , soit
en elle-même , soit dans ses conséquences, est radicalement insuffisante .
1 . Elle n'est pas fondée . Ce qu'on veut atteindre à l'aide des idées peut
aussi bien être atteint sans elles . En effet leur contenu est exactement le
même que celui des choses . Dans l'idée de l'homme en soi , par exemple,
y a-t-il autre chose que dans l'homme réel ? Nullement. Entre l'homme
réel et l'homme en soi , la différence est toute verbale (Métaphysique, 1 . 9 ;
IIl . 2 , 997 b 5 sq) . Arisote ne voit dans les idées que de simples duplicata
des choses sensibles .
Il . Pris en lui-même , le système ne se soutient pas davantage . D ' abord ,
dit Aristote , la substance ne peut j amais être séparée de la chose dont
elle est la substance . « Et puis , il semblerait impossible que la substance
fût séparée de ce dont elle est substance ; comment donc les idées , qui
sont les substances des choses, seraient-elles séparées des choses ? » (Méta­
physique, 1 . 9 , 99 1 b 1 sq) La raison en est que , pour Aristote , ousia c'est
le concept général . Sans doute l'idée de Platon est bien aussi le général ,
mais elle est autre chose encore . Or Aristote distingue ce que Platon avait
laissé dans le vague . Il distingue nettement le général et l'être ou la cause .
Il distingue l'ousia réélle , c'est-à-dire l'individu, de l'ousia logique , c'est­
à-dire le général pur , or le général pur ne peut être considéré comme
existant à part, d'une existence réelle . En lui-même il n'a rien de réel , il
est tout logique , ou plutôt il ne fait qu'un avec les sujets dont il est le
prédicat. Aristote considère , en effet, le général comme l'attribut d'une
proposition ; et les choses sont pour lui des sujets . Le général rentre donc
dans les sujets , il est contenu dans leur compréhension, et ne peut exister
à part, en dehors d'eux (2) .
Admettons cependant que la substance existe à part. Il résulte alors de
la nature même de la science qu'il y a des idées de toutes les choses dont
il y a science , par conséquent des idées non seulement des choses natu­
relles, mais encore de tous les produits de l'art humai n , ce qu'Aristote
déclare impossible.
Il résulte aussi de l'argument tiré de l'hen épi pasin (nécessité d'admettre
une unité qui coordonne la multiplicité des choses) qu'il y a des idées
même pour les négations , c'est-à-dire le non-être , ce qui est absurde .
Il résulte encore des raisons tirées de la possibilité de penser les choses
(nécessité de les ranger sous des concepts généraux , pour satisfaire aux
conditions de la pensée) qu'il y a des idées même des choses passées ,
puisqu'on pense aussi les choses passées - même des relations (ta pros
ti) , puisqu'on pense aussi les relations . D 'ailleurs les relations sont bien

10
R É FUTATION DU PLATONISME

des unités sous lesquelles nous rangeons la multiplicité des choses . Pourtant
on ne peut concevoir les relations comme des substances , des êtres.
On peut se demander ensuite (Métaphysique, 1 .9) s'il y a moins d'idées
que de choses , ou bien autant d'idées que de choses . En réalité , il y a
pour chaque chose plusieurs idées ; car chaque sujet peut être subsumé
sous plusieurs prédicats . Mais alors la théorie des idées qui devait tout
simplifier ne fait, au contraire , que compliquer tout. De plus les caractères
généraux qui réunis forment un concept, une idée , devraient eux-mêmes
être des idées , des substances séparées . Dès lors une idée est composée
de plusieurs idées, une substance de plusieurs substances (Métaphysique ,
VII . 13 , 1039 a 3 ) , et même de substances contraires . Mais si l 'idée est
substance , elle ne peut être en même temps concept général , prédicat,
car l'idée n'est pas l'unité du multiple , mais un être séparé des autres
êtres , au point que le mot est, placé entre une idée et une autre , n'est
pas légitime .
D ' ailleurs , n'est-ce pas une contradiction de dire que les idées sont l'être
même des choses , et que cependant elles sont incorporelles . Si l'on admet
la réalité de la matière , les idées ne peuvent être l'essence même des
choses qu'en étant aussi matérielles . Si la matière existe , on est obligé de
placer son essence dans des idées de même nature qu'elle .
Enfin la participation (methexis) implique un troisième terme qui soit
la cause efficiente de cette participation - ou qui du moins soit commune
à l'idée et aux choses , pour expliquer leur ressemblance et leurs rapports ,
- et ainsi à l'infini .
III . Enfin la théorie des idées n'atteint pas son but, qui est de rendre
raison du monde tel qu'il se présente , du monde des phénomènes. En
effet, les idées étant hors des choses, et non dans les choses , ne peuvent
constituer leur essence , ni même contribuer à leur existence . Les idées ne
servent de rien à l'explication du monde sensible (Métaphysique , 1 . 9) .
D 'ailleurs , o n ne voit pas bien le rapport de ces idées e t des choses. Platon
se sert des mots paradigmes (paradeigmata) , participation (methexis) , mais
ce ne sont là que des mots , vides de sens , de pures métaphores . - Puis,
la théorie des idées ne donne pas de cause motrice , sans laquelle pourtant
il n'y a pas de devenir, ni d'explication physique. - De plus , la théorie
de Platon, pas plus que celle d'Empédocle , ne donne une cause finale .
Aristote ne voit pas de finalité véritable dans les idées . C'est qu'Aristote ,
qui le premier distingua nettement les différentes sortes de cause , fait ici
comme si la distinction avait été connue de tous temps et employée par
ses devanciers . Mais ceux-ci n'avaient pas la précision de sa pensée et de
son langage , et pouvaient très bien songer à la cause finale sans la désigner
aussi nettement que lui . Platon considère , à la vérité , l'idée comme quelque
chose de bon , mais non comme la chose en vue de laquelle ce qui existe
et ce qui se fait existe et devient. Le Bien , l'agathon , tantôt est une cause ,
tantôt ne l'est pas . La causalité n'est pas essentielle à l'agathon , mais lui
survient, comme par surcroît. Pour Aristote , l'idée platonicienne est sim­
plement une cause formelle , non une cause efficiente ou finale . Ce n'est
pas une cause physique ou métaphysique , mais seulement une cause toute
logique . L'idée ne sert donc pas à expliquer la production des choses , elle
ne peut pas les engendrer. Elle ne peut même pas expliquer la connaissance
que nous en avons : comme l'idée est en dehors des choses , connaître

11
LEÇONS SUR ARISTOTE

l'idée ce n'est pas connaître les choses. D 'où nous vient la connaissance
des idées elles-mêmes ? De la réminiscence ? Mais la réminiscence n'est
qu'un mythe , qui n'explique rien . De l'innéité ? Mais l'innéité est contraire
aux faits (Métaphysique , 1 . 9, 993 a 1 ) . Aristote , en effet, considère la
science et la conscience comme solidaires l'une de l'autre . Il ne conçoit
pas l'une sans l'autre . Comment admettre qu'on possède une connaissance
dont on n'a pas conscience ? « Si la science se trouvait actuellement innée ,
il serait étonnant qu'à notre insu nous possédions en nous la plus haute
des sciences » (ibid . ) . D 'ailleurs les premiers principes ne sont pas innés,
car nous avons bien des idées que nous n'y rattachons pas , or s'ils étaient
innés, nous les appliquerions en tout et partout .
La théorie des idées, modifiée dans le sens pythagoricien , ne présente
pas moins de difficultés . Quand on ramène les idées aux nombres , et
qu'entre ces nombres intelligibles et les choses on place les essences mathé­
matiques , d'abord on ne sait quelle est la cause des nombres, ce qui les
produit . Puis, on ne sait comment appliquer les nombres aux choses : les
déterminations des choses sont qualitatives , celles des nombres quantita­
tives ; or les qualités ne s'additionnent pas ; une idée et une idée ne font
pas une troisième idée , comme un nombre et un autre nombre , addition­
nés , en font un troisième ; les nombres intelligibles, en tant que nombres,
ne comportent pas les différences qualitatives nécessaires pour expliquer
les choses .
Enfin le platonisme ne se soutient pas mieux sous cette troisième forme :
l'un et la matière . L'un ne saurait être une substance , parce que rien de
général n'est substance ; or l'un est bien quelque chose de général , c'est
une mesure , il faut une qualité qui lui donne une mesure . Quant à la
matière , Platon a tort d'y voir le non-être , le mal , d'y voir le contraire
absolu de l'être , du bien. Entre ces deux termes, il ne faut pas mettre un
rapport logique de contradicion ; car alors la matière ne pourrait se combi­
ner avec l'être pour produire les variétés qualitatives des choses . La matière
ne pourrait entrer en rapport avec l'être , le modifier, le pénétrer . L'opposi­
tion de la matière et de l'être n'est donc pas absolue , mais seulement
relative . Platon n'a vu dans la matière que la négation de l'être ; mais la
matière a aussi son côté positif et réel ; elle est tout au moins la possibilité
de l'être . Elle est sans doute la nécessité , mais une nécessité qui n'est pas
absolument rebelle à l'idée , et que l'idée peut vaincre ; ou plutôt elle tend
d'elle-même à l'idée , elle est déj à disposée à la réaliser .

En résumé , l 0 le général ne peut pas être une substance ; en faire une


substance , c'est le rendre infécond et même inintelligible ; 2° le général
ne peut être ni cause efficiente , ni cause finale . Platon n'explique donc
ni la matière , ni la cause efficiente , ni la cause finale . C'est qu'il ne
considère les choses qu'au point de vue logique ; la réalité , pour lui , n'est
qu'une occasion de s'élever à un monde tout intellectuel. Platon n'a pas
le sens du réé! . Il se demande à quelles conditions la science est possible ;
il imagine ensuite une réalité comme elle doit être pour que la science
soit possible . Mais c'est mal résoudre le problème . Platon a cru dépasser
la logique , mais sa métaphysique n'est encore à vrai dire qu'une logique ,
prise comme mesure de l'être . Il a cherché les conditions de la science ,
pour en faire , une fois trouvées, un monde réel, objet de la science . Mais,

12
R É FUTATION DU PLATONISME

en fait, il ne sort pas de l'abstrait , du possible ; il n'a j amais qu'une forme


vide , sans contenu . Or la science doit avant tout expliquer l'être réel, qui
ne se sépare pas de l'être donné . C'est le monde donné , le monde sensible ,
qui est la véritable matière de la science (3) . Platon avait tort d'accorder
aux sophistes que ce monde ne peut être connu scientifiquement , qu'il est
absolument inexplicable . Une fois cette concession faite , il ne restait plus
sans doute qu' à supposer , en dehors du monde des sens , un autre monde ,
celui des idées . Mai s , dit Aristote , cette supposition n'était pas nécessaire .
Au lieu de substituer au monde sensible un autre monde , il suffit de
déterminer le point de vue auquel on doit considérer le monde sensible
pour le trouver intelligible . Aristote cherche donc non pas un autre monde
que le monde sensible , mais seulement un autre point de vue que le point
de vue purement logique (4) .
LEÇON II

DE LA SCIENCE

Aristote reproche surtout à Platon d'avoir déterminé l'objet de la science


exclusivement d'après les conditions logiques qu'implique l'idée de science .
En allant ainsi de l'idée de la science à son objet , Platon aurait fait œuvre
de logicien plutôt que de métaphysicien . La science ne doit pas se
construire elle-même un objet propre sans se demander si cet objet coïncide
ou non avec le monde donné . Car le monde donné reste toujours le seul
objet d'une science qui veut être réelle . Ce qui est vrai , c'est qu'on peut
considérer ce monde donné à plusieurs points de vue ; il faut choisir entre
ces points de vue et chercher sous quel aspect le monde donné répond le
mieux aux conditions de la science . Mais c'est toujours le monde sensible
qu'on doit considérer au lieu d'imaginer comme Platon un autre monde
mieux approprié , croyait-il , aux exigences de la pensée . Il suffit de prendre
les données sensibles comme elles sont , et de les élaborer pour les rendre
objet de science .
Aristote fait de la science un grand éloge , surtout de la philosophie, la
plus haute des sciences. « L'acte de contemplation est la béatitude parfaite
et souveraine » (Métaphysique , XII . 7, 1072 b 24) . « Si donc l'intellect est
quelque chose de divin par comparaison avec l'homme , la vie selon l'intel­
lect est également divine comparée à la vie humaine . Il ne faut donc pas
écouter ceux qui conseillent à l'homme , parce qu'il est homme , de borner
sa pensée aux choses humaines, et mortel , aux choses mortelles, mais
l'homme doit , dans la mesure du possible , s'immortaliser, et tout faire
pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui ( . . . ) Ce qui est propre
à chaque chose est par nature ce qu'il y a de plus excellent et de plus
agréable pour cette chose . Et pour l'homme , par suite , ce sera la vie selon
l'intellect , s'il est vrai que l'intellect est au plus haut degré l'homme même »
(Ethique à Nicomaque , X . 7, 1 177 b 30) .
Aristote distingue la science de la pratique plus que ne l'avait fait Platon
(Métaphysique, 1 . 2) . Elle n'a pas d'autre utilité qu'elle-même , dit-il, elle
est libre et ne relève de rien au monde . « Manifestement, nous n'avons
en vue , dans notre recherche , aucun intérêt étranger. Mais, de même que
nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour
un autre , ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui

14
DE LA SCIENCE

soit une discipline libérale , puisque seule elle est à elle-même sa propre
fin . Aussi est-ce encore à bon droit qu'on peut estimer plus qu'humaine
sa possession » (Métaphysique, 1 . 2 , 982 b 25 s . ) .
Puis Aristote montre comment l'homme n'arrive que tard à cette idée
de la science , quand il eut enfin du loisir, après avoir pourvu à ses premiers
besoins et assuré sa subsistance . C'est alors qu'il s'étonna de ce qu'il avait
sous les yeux , et chercha la cause des phénomènes : le sens scientifique
s'éveillait en lui . Mais la science , et Aristote tient à cette idée , est avant
tout quelque chose de désintéressé; elle a sa fin en elle-même , et non pas
hors d'elle-même; son domaine est ainsi nettement séparé de la pratique ,
c'est celui de la pure théorie ( 1 ) .
Quel est l'objet d e cette science ? L'être e n tant qu'être . Les arts ne
sont que le commencement de la science ; ils ont pour objet non pas l'être ,
mais ce qui devient . « Et c'est de l'expérience à son tour . . . que vient le
principe de l'art et de la science , de l'art en ce qui regarde le devenir, et
de la science en ce qui regarde l'être » (Analytiques Postérieurs, Il . 1 9 ,
100 a 6 sq) . E t Métaphysique, IV.2, 1004 b 15 : il y a certaines choses
propres à l'être en tant qu'être . Tel est l'objet de la philosophie . C'est
aussi le ti esti de chaque chose . « Nous disons qu'il vaut mieux connaître
une chose par ce qu'elle est » (Métaphysique , 111 . 2 , 996 b 14) . Et encore :
« Enfin nous croyons connaître le plus parfaitement chaque chose quand
nous connaissons ce qu'elle est , par exemple ce qu'est l'homme ou le feu ,
bien plutôt que lorsque nous connaissons s a qualité , s a quantité o u son
lieu » (Métaphysique, VIl . l , 1 028 a 36 sq) . Aristote emploie souvent aussi
l'expression to ti en einai. Que veut-elle dire ? On trouve ailleurs to einai
avec un datif, comme to agathô einai, to eni einai, to anthrôpô einai.
Peut-être faut-il voir dans ti en une forme abstraite qui remplace toutes
ces manières d'être ainsi jointes à einai ; ti en serait le terme général
comprenant dans son extension tous les termes particuliers agathô, eni,
anthrôpô . Quant à ti en , ce serait une question ti en , comme ti estin . Ti
est le ti interrogatif et en un imparfait d'habitude , mis pour estin ; cet
imparfait exprimerait la substance opposée à l'accident . Mais pourquoi
pas simplement to ti en ? pourquoi to ti en einai ? Le mot einai s'ajoute
ainsi pour désigner une substance , une existence réelle , distincte de l'idée
abstraite . To agathon , c'est le bon , l'idée abstraite ; to agathô einai, c'est
le bon , être réel . On retrouve ici cette préoccupation constante d'Aristote ,
de ne pas rester comme Platon au point de vue logique (to logikôs zètein ) ,
mais d e pénétrer j usqu'à l'être même des choses. L e mot einai montre
qu'Aristote ne confond pas le katholou [l'universel] pur et simple avec
l'ousia . Cependant la science a prise partout où se rencontre quelque
chose de général , « les faits le montrent clairement : sans l'universel, il
n'est pas possible d'arriver à la science » (Métaphysique, XIIl . 9 , 1086 b 5 ) .
L a science n e s e contente pas d e décrire les choses o u les analyser ; elle
cherche la cause de ce qui est . En déterminant la cause (aitia) , elle
démontre la nécessité de la chose . « Nous estimons posséder la science
d'une chose d'une manière absolue , et non pas à la façon des sophistes,
d'une manière purement accidentelle , quand nous croyons que nous
connaissons la cause par laquelle la chose est , que nous savons que cette
cause est celle de la chose , et qu'en outre il n'est pas possible que la chose
soit autre qu'elle n'est » (Analytiques postérieurs , 1 . 2) . La science ne déter-

15
LEÇONS SUR ARISTOTE

mine pas seulement les causes immédiates, elle cherche aussi les causes
premières, les premiers principes. « En effet nous ne pensons avoir saisi
une chose que lorsque nous avons pénétré les causes premières, les prin­
cipes premiers et jusqu'aux éléments » ( Physique , 1 . 1, 1 84 a 12 sq) . Aristote
se résume en ces termes : « Nous disons que nous connaissons chaque
chose , seulement quand nous pensons connaître sa première cause . Or les
causes se disent en quatre sens. En un sens, par cause nous entendons la
substance formelle ou quiddité (en effet, la raison d'être se ramène en
définitive à la notion de cette chose , et la raison d'être première est cause
et principe) ; en un autre sens encore , la cause est la matière ou le substrat;
en un troisième sens, c'est le principe d'où part le mouvement; en un
quatrième , enfin , qui est l'opposé du troisième , c'est la cause finale ou le
bien (car le bien est la fin de toute génération et de tout mouvement) »
(Métaphysique, 1 . 3, 983 a 23 sq) . La science est l'explication complète et
dernière qui ramène tout à des principes premiers (2) .
La science est distincte de l'opinion , de la sensation et de l'expérience .
D 'abord la science diffère de l'opinion. « La science et son objet diffèrent
de l'opinion et de son objet, en ce que la science est universelle et procède
par des propositions nécessaires , et que le nécessaire ne peut pas être
autrement qu'il n'est » ( Analytiques postérieurs , 1 .33) . La science a pour
objet le général et le nécessaire; or le nécessaire est ce qui ne comporte
pas une manière d'être différente de l'état actuel . Cependant il y a des
choses qui sont vraies et qui existent, mais qui pourraient être autres
qu'elles ne sont . Il n'y a pas de science de ces choses là. Dire en effet
qu'elles sont objet de science , c'est dire que ce qui peut être autrement
qu'il n'est ne peut pas être autrement qu'il n'est . Chose contradictoire :
« Il reste , par conséquent , que l'opinion s'applique à tout ce qui , étant
vrai ou faux , peut être autrement qu'il n'est » (id) . C'est donc par la
nécessité de son objet que la science diffère de l'opinion. La science est
caractérisée par la démonstration , car ce qui est nécessaire peut toujours
se démontrer ( Ethique à Nicomaque, Vl.3, 1 139 b 18 sq) . - Aristote
réfute comme Platon le principe sophistique d'après lequel tout ce qui
appartient à l'individu est vrai , d'où il suivrait que l'individu est la mesure
de la vérité .
La science diffère aussi de la sensation . « Il n'est pas possible non plus
d'acquérir par la sensation une connaissance scientifique . En effet , même
si la sensation a pour objet une chose de telle qualité , et non seulement
une chose individuelle , on doit du moins nécessairement percevoir telle
chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés. Mais l'univer­
sel , ce qui s'applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce
n'est ni une chose déterminée , ni un moment déterminé » (Analytiques
postérieurs, 1 . 3 1 ) . La sensation a toujours pour objet le particulier, non
pas l'individuel . Aristote ne confond pas l'individu , qui est une unité , avec
le particulier. L'individu est d'ailleurs d'une autre nature que le général;
or , si les données des sens ne sont pas le général , elles en contiennent
déj à le germe , elles ont avec lui comme une parenté . Cependant les sens
n'atteignent pas le général . Aussi lors même que nous verrions de nos
yeux que les angles d'un triangle valent deux droits, nous n'aurions pas
pour cela la science , à moins de connaître les raisons générales de ce fait .
L a science n'est pas non plus l'expérience pure e t simple . L'expérience

16
DE LA SCIENCE

appartient aux animaux (Métaphysique, 1 . 1 ); c'est une routine qui ne


donne pas les raisons des choses. Sans doute la science et l'art viennent
chez l'homme de l'expérience . Sans doute Polus dit avec raison que l'expé­
rience produit l'art, et que le manque d'expérience produit la chance . On
a de l'expérience lorsqu'on sait que tel remède a guéri de tel malaise
Callias, Socrate et d'autres encore . On a de l'art lorsqu'on sait que pour
guérir telle maladie on doit généralement employer tel remède . Mais tout
cela n'est pas la science . L'expérience reste dans le particulier; l'art atteint
bien le général, mais d'une manière tout empirique, sans savoir comment,
sans se rendre compte des causes; l'art ne peut s'expliquer, se justifier.
Au contraire, le signe du savoir, c'est de pouvoir enseigner. On le voit,
l'art se rapproche déj à plus de la science, mais n'est pas encore la science .
Aristote ne distingue pas aussi radicalement que Platon la science et la
sensation . Il reconnaît plutôt entre elles comme une parenté . L'expérience
est distincte de la science, mais elle y mène insensiblement . Tout en
réservant le nom de science proprement dit à l'étude du nécessaire, Aristo­
te n'en reconnaissait pas moins la légitimité d'une science de l'habitude,
du probable, du vraisemblable . La science démontre ce qui doit nécessaire­
ment arriver, mais elle tient compte aussi de ce qui peut arriver, de ce
qui arrive le plus souvent, quoique non d'une façon nécessaire (Analytiques
postérieurs , 1 .30) . Ce serait manquer de sens philosophique que d'exiger
en tout et de tout la même rigueur scientifique . C'est la nature de l'objet
qui doit déterminer la nature de la preuve; or le contingent ne comporte
pas le même genre de preuve que le nécessaire ; cependant le contingent
existe et les connaissances qu'on en peut avoir font partie de la science .
Seulement dans ces sortes de choses, surtout dans les choses morales, on
ne doit pas rechercher une rigueur mathématique (3) . Pour juger les actions
humaines, on peut se référer à certaines règles, mais qui n'ont j amais la
nécessité absolue des principes purement logiques. C'est encore une logi­
que, si l'on veut, mais une logique du probable, et c'est précisément par
ce caractère de probabilité que la rhétorique diffère de la dialectique ;
celle-ci n'a pour obj et que le nécessaire .
Ainsi l'objet de la science n'est pas un, pour Aristote comme pour
Platon . Pour Aristote, il est double, comprenant : 1° les premiers principes;
2° les faits . Des principes, c'est-à-dire des essences intelligibles, générales,
nécessaires; des faits, c'est-à-dire des choses sensibles, particulières,
contingentes (4) . Ce sont les idées de Platon, et de plus les phénomènes
que Platon excluait . Aristote réintègre les phénomènes dans le domaine
de la science ; il leur attribue une valeur propre et croit possible de les
ramener à des règles, presque à des lois. C'est qu'Aristote n'était pas un
dialecticien a priori; il n'aimait pas les spéculations dans le vide . Il préférait
les études physiques et naturelles et ne dédaignait pas les moindres faits :
le philosophe, disait-il, peut toujours y trouver des choses merveilleuses .
« Il nous reste à parler de la nature vivante, sans laisser de côté aucun
détail, ou bas, ou relevé, selon la mesure de nos forces . . . En toutes les
parties de la nature il y a des merveilles » (Des parties des animaux , 1 . 5 ,
645 a 5 sq) . Aristote cite e t adopte aussi l a réponse d'Héraclite : « Il y a
des dieux aussi dans la cuisine » (ibid . ) .
Mais e n même temps Aristote admet avec Platon que l a science a pour
objet final de déterminer les causes premières . Il admet l'existence d'un

17
LEÇONS SUR ARISTOTE

anhypothétique , et la possibilité de le connaître . Une chose n'est complète­


ment expliquée que quand elle est rattachée à ce qui se suffit à soi-même .
Mais Aristote ne va pas plus loin . Il ne se demande pas si ce qu'il prend
pour une réalité distincte de lui n'est pas tout simplement en définitive
un besoin de son esprit . C'est une question que personne ne se fit avant
Kant. Pour Platon, pour Aristote , le premier principe est un objet distinct
de nous, un objet à l'égard duquel l'esprit est dans le même rapport que
la sensation à l'égard du sensible . Ce n'est pas pour eux un simple idéal ,
une incitation à se poser indéfinimennt la question de la cause .
Ainsi la science a deux objets : les premiers principes, dont Aristote
admet l'existence réelle , et les faits jusqu'aux plus infimes. Quel rapport
la science établit-elle entre les premiers principes et les faits ? En écartant
le sensible de l'objet de la science , Platon ne pouvait plus trouver entre
ce sensible et les idées des rapports intelligibles. Au contraire Aristote
rattachait ces deux éléments l'un à l'autre par un lien analytique . La
connaissance des principes, dit-il (Métaphysique , 1 . 2 ) , est la connaissance
parfaite : c'est par les principes qu'on connaît tout le reste : « Or, le suprême
connaissable , ce sont les premiers principes et les premières causes, car
c'est grâce aux principes et à partir des principes que tout le reste est
connu » (Métaphysique, 1 . 2, 982 b 1 ) .
La réciproque n'est pas vraie : les principes n e peuvent être connus par
ce qui leur est subordonné . La démonstration (apodeixis) établit un rapport
analytique entre le général et le particulier ; elle rattache le particulier au
général . D'une part le particulier est le général en puissance , d'autre part
l'expérience est science en puissance . C'est par le concept de développe­
ment qu'Aristote rattache le sensible à l'intelligible . La science commence
chronologiquement avec le sensible pour arriver à l'intelligible, mais logi­
quement c'est l'intelligible qui est le premier et la démonstration en déduit
le sensible . Ainsi Aristote ne sacrifie rien du monde donné . Il veut que
la science pénètre jusqu'au fond même de la réalité . Il relie étroitement
l'un à l'autre les deux éléments que Platon avait distingués ; Platon ne
pouvant plus les rattacher entre eux avait relégué dans le non-être le
monde donné , le seul réel pourtant , mais qu'il ne pouvait plus expliquer.
C'est que Platon , considérant les choses à un point de vue tout logique ,
ne voyait entre le sensible et l'intelligible qu'absolue contradiction , qu'ex­
clusion absolue . - Mais Aristote , avec ses concepts de puissance et d'acte ,
voit dans l'inférieur le supérieur en germe . Il rattachait ainsi le sensible
à l'intelligible comme la conséquence au principe . En ce sens le philosophe
qui connaît les principes possède par là même la science universelle . « Nous
concevons d'abord le sage comme possédant la connaissance de toutes les
choses, dans la mesure où cela est possible , c'est-à-dire sans avoir la science
de chacune d'elles en particulier » (Métaphysique , 1 . 2, 982 a 7 sq) . Platon
déj à disait la même chose , mais son philosophe n'acquérait la science
universelle qu'en s'élevant au-dessus du monde sensible pour se renfermer
dans un autre monde tout intelligible . Au contraire , selon Aristote , le
philosophe possède des principes généraux dont la nature elle-même n'est
qu'une application , dont les phénomènes ne sont que comme autant de
cas particuliers. Il a donc la science universelle , mais seulement en puissan­
ce , parce qu'entre l'explication de la réalité sensible , la réalité donnée et
les principes, il y a le rapport de la puissance à l'acte (5) .

18
LEÇON III

DE LA SCIENCE (suite)

Platon imaginait pour la science un monde à part , radicalement distinct


du monde des faits. Les faits pour Platon n'étaient qu'un point de départ
tout psychologique , tout subjectif ; le but , l'objet unique de la science était
extérieur à l'homme ; c'était le monde des idées, idées pures, séparées des
choses sensibles. Au contraire , pour Aristote l'objet de la science est
double : d'une part les idées ou principes, de l'autre les faits. La vraie
science sait à la fois 1'oti et le dioti (Analytiques postérieurs, 1 . 13) . Elle
connaît non seulement le fait, mais aussi le pourquoi du fait. Elle établit
entre ces deux termes un rapport analytique , si bien qu'elle a pour forme
dernière la démonstration , apodeixis. Ce n'est pas tout. Les principes et
les faits sont pour Aristote d'une part le général et les causes, de l'autre
le particulier et les effets. Aristote identifie le général et la cause , le
particulier et l'effet . Le général est supérieur au particulier puisqu'il montre
la cause (id . , 1 . 3 1 ) . La cause constitue le moyen terme du syllogisme (id . ,
1 1 . 2) ( 1 ) . La cause , c'est la raison réelle , le Realgrund de Kant, et le
moyen terme du syllogisme est précisément cette raison réelle . Mais dans
le fait d'identifier ainsi le moyen terme et la cause ou raison réelle , c'est­
à-dire d'identifier le subjectif et l'objectif, on reconnaît le dogmatisme
antique . Kant commence par distinguer l'Idealgrund et le Realgrund: ce
fut l'origine de la division des jugements analytiques et synthétiques. Pour
lui les idées furent toujours quelque chose de créé par la pensée, par le
sujet pensant, et non pas des essences supra-sensibles, intelligibles mais
réelles, offertes à l'intelligence qui les perçoit . Aristote suppose un accord
parfait entre l'Idealgrund et le Realgrund, entre le moyen terme et la
cause , c'est-à-dire comme tous les anciens l'harmonie entre la pensée et
l'être (2) . Ce n'est donc pas par hasard qu'il dit tantôt l'universel (to
katholou) et tantôt la cause (to aition) . Les deux termes sont équivalents
pour lui et la démonstration comme il la conçoit lie non pas des idées
entre elles mais des choses sensibles aux idées intelligibles.
Comment la science peut-elle atteindre cet obj et qu'est la démonstra­
tion ? Comment cette idée de la science peut-elle se réaliser ? Il semble
que pour répondre à cette question on doive d'abord consulter les faits ,
observer comment procède en réalité l'esprit humain quand il cherche la

19
LEÇONS SUR ARISTOTE

vérité scientifique . Et d'ailleurs Aristote n' a-t-il pas observé lui-même ? Il


a laissé une psychologie dans son De Anima . Cependant ce serait faire
fausse route que d'exposer en ce sens la théorie aristotélicienne de la
possibilité de la science . Car la science proprement dite opère, selon Aristo­
te, sur une matière nécessaire, elle a pour objet le nécessaire . Or dans
tout fait d'observation ou d'expérience, même dans les faits psychologi­
ques, il y a toujours quelque chose qui vient du hasard, qui par conséquent
n'était pas nécessaire et ne peut pas être démontré . Ainsi ce qui vient du
hasard n'est ni la nécessité, ni même ce qui arrive le plus souvent . Or la
démonstration ne peut avoir pour objet que l'une ou l'autre de ces deux
choses (Analytiques postérieurs , 1 . 30) . Il faut donc autre chose à la science
que l'expérience pure et simple . La marche à suivre est donc bien a priori :
partir de l'idée abstraite de la science telle qu'elle est conçue par l'esprit,
et déterminer par Je raisonnement à quelles conditions la science ainsi
définie est possible ; ne pas chercher expérimentalement comment l'esprit
procède, mais déveloper ce qui logiquement est impliqué dans la définition
de la science . C'est donc la méthode a priori et non pas la méthode a
posteriori qu'il convient de suivre ici : seule la première donne le néces­
saire, l'autre ne donne que le contingent, le possible (3) .
La science ne peut s'acquérir ni par la sensation, ni par la spéculation
pure .
1 . La sensation seule ne peut mener à la science . En effet la sensation
a pour objet le particulier (Analytiques postérieurs , 1 . 18 , b 6) . « Il n'est
pas possible non plus d'acquérir par la sensation une connaissance scientifi­
que . En effet, même si la sensation a pour objet une chose de telle qualité,
et non seulement une chose individuelle, on doit du moins nécessairement
percevoir telle chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés »
(id ., 1 . 3 1 ) . La sensation à vrai dire porte sur la qualité, non sur l'individuel .
Elle n'atteint pas l'individuel . L'individuel en effet, c'est la substance qui
se trouve hors du sujet sentant . Or la sensation n'atteint pas cette substan­
ce, ou du moins elle l'atteint seulement en tant que cette substance est
revêtue d'une forme, elle porte sur la forme, sur la qualité inhérente à
l'individu . La sensation comme telle ne porte donc pas sur le tode ti. Mais
si la matière de la sensation, si le contenu de la sensation n'est pas le tode
ti, pourtant l'objet extérieur est bien tode ti, savoir une chose individuelle .
Seulement c'est une chose individuelle aperçue en tant qu'elle se trouve
dans un certain lieu. Il en résulte que le contenu de la sensation n'est pas
universel, c'est la qualité d'une chose individuelle, d'un tode ti qui se
trouve dans un lieu et un moment déterminés. La sensation porte bien
sur une manière d'être, et non pas sur un être ; mais cette manière d'être
n'est pas universelle . En réalité l'universel n'étant limité ni dans un temps,
ni dans un lieu ne peut pas lui-même se trouver dans la sensation . L'univer­
sel (to katholou) c'est ce qui existe partout et toujours . C'est sur lui que
porte la démonstration, et puisqu'il n'est pas dans la sensation, la démons­
tration ou la science ne peuvent venir de cette dernière .
Ainsi, dit Aristote, quand même on pourrait constater par les sens que
les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits on n'aurait pas pour
cela la science de cette propriété, parce qu'on ne la connaîtrait pas d'une
manière générale . La sensation que nous aurions en ce cas, comme toute
sensation, n'aurait porté que sur l'individuel (kath ' ekaston) . Et l'on n'au-

20
DE LA SCIENCE (suite)

rait pas la science , parce qu'on n'aurait pas l'universel (katholou) (Analyti­
ques postérieurs , 1 . 3 1 ) .
E t même , dit encore Aristote , si placés dans la lune nous voyions la
terre arrêtant au passage les rayons du soleil , nous verrions bien une
éclipse , mais sans avoir pour cela la science des éclipses. On verrait bien
comment la chose se fait, mais non pourquoi (ibid . ) . (On trouve mis l'un
pour l'autre les mots dioti et katholou) .
Enfin supposons le cas où l'on voit la cause en même temps que l'effet.
Même alors, si l'on connaît la cause comme telle , ce n'est point par la
sensation , mais par la pensée laquelle agit en même temps que la sensation .
Si l'on voyait par exemple les pores du verre et le passage de la lumière
à travers ces pores, on verrait avec évidence pourquoi il fait clair dans la
maison (ibid . ) . On conclurait avec évidence la cause de la clarté qu'il fait,
mais on ne la connaîtrait par la vue que pour chaque cas particulier ; c'est
par la pensée, laquelle accompagne ici la vue , qu'on donne à cette cause
un caractère général , universel . Ainsi l'intervention de la pensée est néces­
saire pour que dans la sensation nous nous élevions de la connaissance
du cas particulier à celui du général ( 4) .
I l . Ce n'est pas non plus par la spéculation pure (noèsis) qu'on arrive
à la science . En effet la pensée ne se suffit pas à elle-même . Elle n'entre
pas d'elle-même en exercice . Il y a des textes nombreux sur ce point, mais
tous assez obscurs. Sans doute l'esprit (noûs) de Dieu existe à part , sans
avoir d'autre objet que lui-même . Mais il ne s'agit pas ici de la science
telle qu'elle est en Dieu. Il s'agit de la science qui porte à la fois sur les
principes et sur les faits ; science impossible si la pensée (noèsis) est repliée
sur elle-même , sans rapport avec le particulier. Sans la sensation , pas de
preuve possible , a dit Aristote . « C'est pourquoi l'âme ne pense j amais
sans image » (De Anima , 111 . 7 , 431a16) . Aristote dit pense (noei) , mais
c'est la pensée (noèsis) de l'âme , et non la pensée divine . C'est l'esprit
(noûs) en tant qu'il a pour objet la démonstration du sensible . D 'ailleurs
ce mot noein ne se trouve plus dans d'autres textes, mais on trouve à la
place theorein , c'est-à-dire penser les choses sesibles. C''est bien la pensée ,
mais la pensée des choses sensibles qui exige l'imagination (phantasia) et
la sensation (aisthèsis) . « Puisque nul objet, semble-t-il , ne peut exister
séparé des grandeurs sensibles, c'est dans les formes sensibles que les
intelligibles existent , tant ce qu'on appelle les abstractions que toutes les
qualités et attributs des objets sensibles » (De Anima , IIl . 8 , 432 a 2 sq) .
Si l'on excepte les grandeurs (propriété mathématique) , rien de sensible
n'existe à part , c'est-à-dire isolé quant aux propriétés sensibles. Mais dans
les formes sensibles, il y a l'élément intelligible . Il s'agit ici subjectivement
de la noèsis relative aux choses sensibles, et obj ectivement c'est le noèton
du sensible et non le noèton absolu , divin . Ce noèton du sensible , Aristote
ne le considère pas comme existant à part , à la différence de Platon qui
met les idées hors des choses. Mais ces noèta des choses sensibles sont
d'abord les choses dites par abstraction , les concepts abstraits, puis les
manières d'être et les passions des choses sensibles. Et voilà pourquoi sans
la sensation l'âme ne peut rien apprendre , rien comprendre . « Voilà pour­
quoi si l'on n'avait aucune sensation , on ne pourrait non plus rien appren­
dre ni comprendre ; et d'autre part , lorsque l'on pense , la pensée s'accom­
pagne nécessairement d'une image , car les images sont en un sens des

21
LEÇONS SUR ARISTOTE

sensations, sauf qu'elles sont sans matière » (id . , 432 a 7 sq) . Et quand
l'âme pense les choses sensibles , il est nécessaire qu'elle prenne pour objet,
pour support une image ; car les images sont comme des sensations si ce
n'est qu'elles n'ont pas de matière . Dans les choses qui contiennent un
élément matériel , chacun des éléments intelligibles existe en puissance
(id . , III . 4 , 430 a 6) .
Nous apprenons , dit Aristote (Analytiques postérieurs , 1 . 18) , soit par
induction , soit par démonstration . Or la démonstration part du général ,
l'induction du particulier ; or il est impossible de connaître le général si
ce n'est par induction , car les choses même qui sont conçues par abstraction
sont connues par induction . L'induction est impossible sans la sensation .
On ne peut connaître le général sans l'induction , et l'on ne peut induire
sans la sensation . Donc on ne peut arriver à la science ou à la démonstration
qui a pour objet le général sans la sensation. La noèsis pure , ou plutôt
la theôria , c'est-à-dire la pensée relative aux choses sensibles , ne suffit pas .
Donc la science ne peut s'acquérir ni par la sensation , ni par la spécula­
tion pure et simple .

Jusqu'ici l'on n'est arrivé qu'à des résultats négatifs . II reste à déterminer
positivement trois points : 1° la part de la sensation dans la formation de
la science ; 2° la part de la spéculation ; 3° le rapport entre ces deux facultés .
1 . Part de la sensation dans l'acquisition de la science .
Aristote veut montrer que la sensation est le point de départ de la
science , que la sensation est science en puissance , bien que la sensation
ne puisse reproduire , engendrer la science . Ces deux assertions semblent
se contredire : Aristote veut les concilier. La sensation en acte , dit-il , porte
sur le particulier et la science sur le général (De Anima , Il. 5 , 417 b 22) .
Toutefois la sensation a pour contenu non pas l'être individuel mais la
qualité inhérente à cet être individuel. La sensation de chaque chose reçoit
l'action de ce qui est doué de couleur, de goût , de son , mais non pas en
tant que cet objet est individuel ; la sensation reçoit l 'action de cet objet
en tant qu'il possède une manière d'être et une essence , une forme (id . ,
1 1 . 1 2 , 422 a 2 1 sq) . Cette distinction est très importante . Soit un homme ,
Callias par exemple ; en le voyant nous voyons l'homme qui est Callias ,
nous ne voyons pas Callias considéré comme individu ; nous voyons ce
qui est général dans Callias ; dans Callias nous voyons l'humanité . Nous
voyons une essence générale , seulement nous n'en connaissons pas immé­
diatement le caractère général , ou plutôt le degré de généralité . La sensa­
tion ne porte pas sur l'individuel , mais sur le général . Seulement elle ne
nous fait pas connaître le général comme tel , d'une manière précise et
déterminée . Car bien que l'acte de perception ait pour objet l'individu ,
«

la sensation n'en porte pas moins sur l'universel : c'est l'homme , par exem­
ple , et non l'homme Callias » (Analytiques postérieurs , 11 . 19 , 1 00 a 16 sq) .
Sans doute l'objet de la sensation (c'est-à-dire la chose extérieure sur
laquelle porte la sensation) est une chose individuelle (to kath'ekaston) .
Mais le contenu de l a sensation est quelque chose de général . La sensation
ne va pas de Callias à l'humanité qui se trouve en lui : elle va tout au
contraire de l'humanité à Callias . Nous percevons Callias , parce qu'il est
homme : il n'est pour nous un objet de perception que parce qu'en lui se
perçoit l'humanité qui , comme essence générale, forme le contenu de

22
DE LA SCIENCE (suite)

notre perception . Si Callias était purement un individu, s'il n'avait rien


en lui de général, il ne pourrait être objet de sensation, car la sensation
va du général à l'individuel, et non de l'individuel au général, puisque
l'individuel ne se retrouve jamais dans la sensation même . Ainsi d'une
part, nous voyons l'individu, mais seulement en tant qu'il possède quelque
chose de général . D 'autre part, nous voyons le général non pas comme
tel, mais seulement en tant qu'il est réalisé dans un cas particulier. Nous
ne le voyons pas séparé en lui-même, à part, mais particularisé, individuali­
sé . Cependant c'est toujours le général, en sorte que d'une certaine façon
la sensation porte sur l'universel, mais sans l'isoler pour le considérer à
part, abstraction faite des choses sensibles. La sensation ne le considère
pas en lui-même, elle n'atteint le général que mêlé à l'individuel, et détour­
né, dévié de sa nature propre, de manière à se modifier pour apparaître
individualisé . Enfin, en Métaphysique XIIl . 10 Aristote expose les rapports
de la science et de l'être . Il distingue la science en puissance et la science
en acte . La science en puissance porte sur le général et l'indéterminé .
Mais, accidentellement, la vue voit la couleur en général; essentiellement
elle voit le particulier, déjà sous une forme générale il est vrai; c'est-à­
dire en tant que la couleur qu'elle voit est couleur. La couleur, quelle
qu'elle soit, c'est la couleur en général réalisée dans un cas particulier.
On reconnaît ici la trace de la théorie de Platon : les choses sensibles sont
faits d'idées ; dans une chose sensible, ce qu'il y a de réel, c'est l'idée .
Aristote dit quelque chose d'analogue : dans la chose sensible, ce que nous
voyons par le sens lui-même, ce n'est pas l'individuel, c'est le général .
Mais nous ne le voyons pas pur; il est mêlé à l'individuel. L'a que considè­
rent les grammairiens, dit Aristote, est a en général . Ainsi la sensation
n'a pas pour contenu l'individuel, mais le général . L'individuel n'est que
le support extérieur des qualités générales contenues dans la sensation .
De plus la sensation est déjà une faculté de j uger . Elle a déjà la faculté
de distinguer les unes des autres les qualités générales que manifeste l'objet
individuel. Cette faculté d'isoler ainsi les idées les unes des autres que
Platon réservait au noûs, Aristote l'attribue déjà dans une certaine mesure
à la sensation elle-même . Ainsi la sensation déjà contient en puissance
des éléments de la science (De anima , 111 . 3 , 428 a 3) .
De la sensation vient la mémoire . Celle-ci conserve les éléments qui se
reproduisent identiques à eux-mêmes dans un grand nombre de sensations .
Ainsi se forme dans la mémoire une image générale . De l'expérience ou
plutôt du général qui se conserve dans l'âme, de l'un relatif à une multiplici­
té, de cet un qui est une seule et même chose pour toute une même classe
d'objets, émane le principe de l'art et de la science ; s'il s'agit de choses
qui deviennent, c'est l'art ; s'il s'agit de l'être, c'est la science . C'est donc
en dernière analyse de l'expérience que la science tire son principe (Analyti­
ques postérieurs , 11 . 19 , 100 a 3 sq) . « Le genre humain s'élève jusqu'à l'art
et aux raisonnements. C'est de la mémoire que provient l'expérience pour
les hommes » (Métaphysique, 1 . 1 , 980 b 28) .
Mais si Aristote admet que l'expérience est le commencement de la
science, il n'entend pas cette thèse au sens empirique . On sait d'ailleurs
qu'Aristote n'admet pas l'innéité, ne concevant pas qu'on pût posséder
une science sans en avoir conscience . Mais il reconnaît dans l'âme une
disposition à concevoir le général, et cette disposition passe à l'acte sous

23
LEÇONS SUR ARISTOTE

l'influence de l'expérience . Ainsi d'une part point d'innéité . D 'autre part


l'acquisition de la science suppose comme une science préalable qui serait
au moins en puissance . En effet ceux qui seraient tout à fait ignorants et
n'auraient aucune disposition, ceux-là ne pourraient jamais apprendre (A­
nalytiques postérieurs , 1 1 . 1 9 , 99 b 30) . Il y a donc en nous une hexis
(habitude) , mais cette hexis ne peut se développer sans l'expérience , et
les raisons les plus générales des choses, même les premiers principes, ont
besoin pour que l'esprit arrive à en prendre conscience , de l'expérience
et de l'induction ( 5) . Aristote qui attribue à !'expérience un si grand rôle
dans l'acquisition de la science va jusqu'à y voir le commencement de la
connaissance des premiers principes. Aristote défend donc les sens contre
les attaques de Platon et des idéalistes. Il pense que les contradictions,
les illusions qui semblent inhérentes aux données sensibles ne tiennent pas
aux sens mêmes. La sensation résulte de l'action de quelque chose d'exté­
rieur sur nous ; elle n'est pas un produit pur de l'esprit ; mais l'objet qui
contribue à le produire en nous lui est extérieur . Tout n'est donc pas faux
dans la sensation . Elle répond à quelque chose de vrai , de réel. De plus
une sensation dégagée de tout ce que peut y ajouter l'imagination ou
l'esprit est toujours vraie : chacun de nos sens renfermé dans son domaine
propre est véridique (De anima , 111 . 3 , 427 b 1 1 ) . Mais on peut penser
faux . Cependant cette faculté de penser faux n'appartient qu'à l'être doué
de logos. Les sensations sont toujours vraies ; mais les images (sensations
sans matière) sont le plus souvent fausses (id . , 428 a 1 1 ) . « En admettant
même que la sensation ne nous trompe pas, du moins sur son objet propre ,
on ne peut cependant identifier l'image et la sensation » (Métaphysique,
IV. 5, 1010 b 2) . Aristote ne nie pas les illusions des sens, mais il les
explique par l'intervention du logos 1° en tant que le logos rapporte les
propriétés senties dans la sensation à des objets déterminés , 2° en tant
que le logos tire de ces données sensibles des conceptions abstraites (De
anima , III . 3 , 428 b 18) (6) .
LEÇON IV

DE LA SCIENCE (fin)

Il. Nous avons vu que la science ne peut être obtenue par la sensation
pure et simple , pas plus que par la spéculation pure et simple . Nous avons
commencé à joindre à cette solution négative une solution positive . Nous
avons montré le rôle de la sensation dans l'acquisition de la science . Il
nous reste à rechercher quelle est aussi la part de la spéculation dans cette
acquisition.
Pour Aristote comme pour Platon toute acquisition de connaissance
suppose une connaissance préalable à laquelle la connaissance nouvelle
puisse se rattacher . « Tout enseignement donné ou reçu par la voie du
raisonnement vient d'une connaisance préexistante » (Analytiques post­
érieurs , 1 . 1 ) . C'est ce postulat posé qui engendre les conséquences que
nous allons voir se dérouler . La connaissance paraissait aux sophistes
quelque chose d'inexplicable . Car, disaient-ils , ou nous possédons déj à la
connaisance , d'où tout le reste doit être déduit , mais en fait cela n'est
pas ; ou nous acquérons aussi cette connaissance d'où tout se déduit , mais
il ne peut en être ainsi des premiers principes, des principes supérieurs
n'admettant rien avant eux (Analytiques postérieurs , 1 1 . 19) . De plus , di­
saient les sophistes , prétendre que nous possédons d'avance ces principes,
c'est dire une absurdité : car alors nous aurions les connaissances les plus
parfaites , sans en connaître la démonstration : « Il en résulte que tout en
ayant des connaissances plus exactes que la démonstration nous ne laissons
pas de les ignorer » (id . ) . Et dire que nous les ignorons d'abord , mais que
nous les apprenons ensuite , c'est ne rien dire , puisqu'on n'apprend qu'en
rattachant une connaisance à des connaissances antérieures . « Si , d'autre
part , nous les acquérons sans les posséder antérieurement, comment pour­
rons-nous les connaître et les apprendre , sans partir d'une connaissance
préalable ? » (id . ) Cependant la science suppose des principes premiers .
« Il n'est pas possible de savoir par la démonstration sans connaître les
premiers principes immédiats » (id . ) . En effet la science se propose de
montrer que telle chose en question ne peut être autrement qu'elle n'est.
Elle transforme ainsi ce qui semble contingent en nécessaire , or ceci suppo­
se des principes supérieurs sans lesquels il peut bien y avoir syllogisme ,
mais non démonstration . « L'objet de la science au sens propre est quelque

25
LEÇONS SUR ARISTOTE

chose qui ne peut pas être autre qu'il n'est » (Analytiques postérieurs , 1 .2) .
Or la science consiste en ceci : « Savoir, c'est connaître par le moyen de
la démonstration . Par démonstration , j ' entends le syllogisme scientifique ,
et j ' appelle scientifique un syllogisme dont la possession même constitue
pour nous la science . Si donc la connaissance scientifique consiste bien en
ce que nous avons posé , il est nécessaire aussi que la science démonstrative
parte de prémisses qui soient vraies, premières , immédiates, plus connues
que la conclusion , antérieures à elle , et dont elles sont les causes . C'est
à ces conditions en effet , que les principes de ce qui est démontré seront
aussi appropriés à la conclusion . Un syllogisme peut assurément exister
sans ces conditions , mais il ne sera pas une démonstration » (id. ) .
Aristote vient d'énumérer dans cette phrase tous les caractères des pre­
miers principes . D 'abord les premiers principes doivent être vrais car il
n'y a pas de science du non-être . L'erreur, étant une liaison illégitime de
concepts, ne peut exister que si un prédicat est joint à un sujet distinct
de lui . Or, étant posée une chose , jamais , dit Aristote , il ne s'ensuit
nécessairement qu'une chose autre soit aussi posée . Aristote semble ici
avoir eu le sentiment des jugements synthétiques et du problème qu'ils
soulèvent . « Nous avons prouvé enfin que si on se contente de poser une
seule chose , jamais une autre chose n'en découle nécessairement » (Analyti­
ques postérieurs , 1 . 3) . Mais les premiers principes ne présentent pas cette
dualité du sujet et du prédicat . Ils sont simples , ou plutôt le prédicat est
contenu analytiquement dans le sujet . « L'intellection des indivisibles a
pour domaine tout ce qui exclut le risque d'erreur. Par contre , là où le
faux et le vrai sont possibles apparaît déj à une composition des concepts »
(De an ima , Ill . 6 , 430 a 26 sq) . Ainsi l'erreur ne peut se trouver que dans
un jugement synthétique où l'on unit des choses distinctes . Quant aux
jugements qui excluent toute erreur, ils ont pour type le principe de contra­
diction (Métaphysique , IV.3) . Et la certitude absolue de ce principe tient
à son caractère analytique , à sa simplicité . Le fondement de la certitude
est donc la liaison nécessaire , nécessaire à cause de l'unité , des deux
concepts mis en présence .
Le deuxième caractère des premiers principes est qu'ils sont indémontra­
bles. En effet, d'une part la démonstration ne peut aller à l'infini , d'autre
part ces principes sont des causes . C'est la cause parce que nous ne connais­
sons réellement que quand nous connaissons la cause . N'est-ce pas dire
que les principes doivent être non seulement formels , mais aussi matériels
et réels ? De plus ils sont a priori parce qu'autrement ils ne seraient pas
la cause . Le mot de premier marque l'antériorité de la cause par rapport
à l'effet , non l'antériorité dans l'ordre de la connaissance humaine . Les
principes sont aussi antérieurs , non pas au point de vue de la connaissance
humaine ou de la conscience , mais au point de vue de la Science et de
!'Etre , « cette préconnaissance ne consistant pas seulement à comprendre
de la seconde façon que nous avons indiquée , mais encore à savoir que
la chose est » (Analytiques postérieurs , 1 . 2) . Le « pas seulement » ne doit
pas nous tromper et nous devons nous garder de le prendre trop à la
lettre . Ailleurs Aristote dit expressément que les principes premiers au
point de vue de la Science et de !'Etre sont , en réalité , derniers au point
de vue de la connaissance . Aristote distingue dans la connaissance ce qui
est premier par nature et ce qui est premier pour nous . Ce qui est premier

26
DE LA SCIENCE (fin)

pour nous c'est ce qui est « rapproché des sens » , et ce qui est au contraire
« éloigné » c'est « le plus universel » , c'est-à-dire le général . « Et les causes
les plus universelles sont les plus éloignées des sens , tandis que les causes
particulières sont les plus rapprochées , et ces notions sont aussi opposées
les unes aux autres . Les prémisses doivent être premières, c'est-à-dire
qu'elles doivent être des principes propres , car j 'identifie prémisse première
et principe . Un principe de démonstration est une proposition immédiate »
(id) .
Connaître a priori c'est donc rattacher le fait à ses causes propres comme
une conséquence à son principe . On sait que Kant entend tout autrement
l'a priori : pour lui toute connaissance a priori est par là même subjective ;
on ne peut connaître a priori que les catégories de l'esprit lui-même et
une telle connaissance ne nous renseigne nullement sur la nature des
choses , de l'être en soi . Aussi la science positive repousse-t-elle cet a priori
tout subjectif. Au contraire elle ne désavouerait pas l'a priori tel que le
définit Aristote , c'est-à-dire un a priori tout objectif consistant en définitive
dans la cause réelle . Car essayer comme elle le fait d'expliquer les lois de
la vie par celles des corps bruts , et celles-ci même par les lois mathémati­
ques, n'est-ce pas essayer de connaître a priori au sens qu'Aristote a donné
à ce mot ?
Les premiers principes , ajoute Aristote , sont mieux connus que les cho­
ses qui en dérivent : ils ont en effet comme principes plus de réalité que
leurs conséquences. « Il est , par suite , nécessaire , non seulement de connaî­
tre avant la conclusion les prémisses premières , soit toutes, soit du moins
certaines d'entre elles, mais encore de les connaître mieux que la conclu­
sion . Toujours , en effet , la cause , en vertu de laquelle un attribut appartient
à un sujet, appartient elle-même au sujet plus que cet attribut : par exem­
ple , ce par quoi nous aimons nous est plus cher que l'objet aimé . Par
conséquent, si notre connaissance , notre croyance , provient des prémisses
premières, ce sont celles-ci que nous connaissons le mieux et auxquelles
nous croyons davantage , parce que c'est par elles que nous connaissons
les conséquences » (id) .
Tels sont les caractères des premiers principes . On voit la méthode
suivie par Aristote . Il cherche les conditions de la science et les détermine
par le raisonnement . Il est parti de cette idée que la Science doit être
possible , et il entend par Science la connaissance de l'Etre réel lui-même .
La forme d'une telle science est la démonstration . Or les conditions de la
démonstration sont précisément celles du syllogisme scientifique , lequel
suppose , en dernière analyse , des principes absolument premiers et immé­
diats . On peut connaître ces principes ou les ignorer, on ne peut se tromper
sur eux : on peut ou les voir ou ne pas les voir, mais on ne peut les mal
voir. Ici l'erreur est impossible.
Contre la possibilité de pareils principes , nous rencontrons deux sortes
d'obj ections (Analytiques postérieurs , 1 . 3) : 1° puisque la science consiste
à démontrer, elle doit démontrer tout ; par conséquent des principes indé­
montrables , par le fait même , ne sont pas connus scientifiquement ; 2°
tout peut se démontrer, même les principes , et cela par un raisonnement
réciproque . Aristote répond à ces deux objections dans les Analytiques
postérieurs, 1 . 3 .
L a première objection est celle d'un progrès à l'infini , chose impossible ,

27
LEÇONS SUR ARISTOTE

Aristote l'admet . Il est impossible de connaître au moyen de principes


antérieurs ce qui , par définition même , n'a pas de principe antérieur .
« [Elle] estime que c'est là une marche régressive à l'infini , attendu que
nous ne pouvons pas connaître les choses postérieures par les antérieures,
si ces dernières ne sont pas elles-mêmes précédées de principes premiers
(en quoi ces auteurs ont raison , car il est impossible de parcourir des
séries infinies) » (id . ) . Mais , ajoute Aristote , si la science existe , les pre­
miers principes doivent exister. Car , sans eux , pas de science absolue ,
mais seulement une science conditionnelle dont la valeur serait subordon­
née à celle des hypothèses qui lui serviraient de fondement. Une conclusion
n'est vraie que si les prémisses sont vraies. De principes dont la vérité est
conditionnelle , on ne peut tirer que des conséquences dont la vérité sera
de même conditionnelle . Donc, plus de science absolue .
Deuxième objection . On arrive à tout démontrer en démontrant la consé­
quence par le principe et le principe par la conséquence . Non , dit Aristote ,
car ce n'est pas en un seul et même sens qu'on peut démontrer la consé­
quence par le principe et réciproquement le principe par la conséquence .
En effet, il est impossible qu'une chose soit antérieure et postérieure à
une autre chose , si ce n'est en des sens différents , comme par exemple
d'une part à notre égard , d'autre part absolument , et c'est une distinction
que l'induction rend sensible . C'est l'induction qui démontre le principe
par la conséquence . Mais l'induction n'est pas la démonstration scientifi­
que . Celle-ci rattache au contraire la conséquence au principe . Ainsi la
démonstration réciproque est impossible .
Ainsi l 0 on doit admettre des principes qui ne comportent pas de prin­
cipes antérieurs ou supérieurs , des principes véritablement premiers ; 2°
on ne peut considérer ces principes comme susceptibles d'être démontrés
par leurs conséquences .
Les premiers principes sont donc entendus par Aristote dans un sens
tout à fait métaphysique . Ce ne sont pas des généralisations de l'expé­
rience . Puisqu'ils ne peuvent être démontrés par leurs conséquences ils
ne se confondent pas avec des lois générales qui seraient connues par
simple induction . Si Aristote avait entendu dans un sens empirique la
connaissance du général à l'aide du particulier, il n'aurait pas dit que les
premiers principes existent en eux-mêmes et sont indémontrables par
l'expérience . Il a pris sans doute le mot a priori dans le même sens que
les positivistes prennent le mot cause , c'est-à-dire qu'il entend par ce terme
la loi la plus générale ; mais il n' admet pas que la réalité de la cause se
démontre par son effet ; la cause est connue en elle-même , comme elle
existe par elle-même .
Quels sont à présent ces premiers principes d'Aristote ? Il en distingue
deux catégories (Analytiques postérieurs , 1 . 9 et 10) , les communs (koina)
et les propres (idia) . Les koina sont universels , c'est-à-dire communs à
tout . Tel est le principe de contradiction . De même ce principe : si l'on
retranche la même quantité à deux quantités égales , les restes sont égaux
(id . , 1 . 10) . Et comme exemples d'idia : définition de la ligne et du droit.
Les principes communs se rapportent à tout, mais comme il y a différentes
sciences se rapportant aux différents genres d'êtres, chaque science a ses
principes propres . « J'appelle principes communs , par exemple le principe
suivant lequel il faut , en toute chose , affirmer ou nier . C'est que les genres

28
DE LA SCIENCE (fin)

des êtres sont différents , et certains attributs appartiennent aux quantités ,


tandis que d'autre appartiennent aux qualités seulement » (Analytiques
postérieurs , 1 . 32) . Il y aura donc des principes spéciaux pour la quantité ,
pour la qualité , et on démontrera par ces principes spéciaux , conformément
à des principes communs .
Il arrive que quand on a rattaché une proposition à des principes vrais
et premiers , on croit l'avoir démontrée . C'est une erreur, dit Aristote , car
à ce compte on démontrerait sans peine tout ce que l'on voudrait . Si l'on
ne s'appuie que sur des principes universels , on peut tout démontrer . Mais
il faut de plus que la chose à démontrer soit du même genre que les
principes auxquels on la rattache (id . , 1 . 9) . Ces principes sont les prémisses
du syllogisme ; seulement les communs fournissent la majeure et les propres
la mineure . Les prémisses immédiatement connues sont les principales ,
mais la conclusion est autre , selon la mineure que l'on joint à la majeure
(id . , 1 .32) . S'il est impossible de démontrer n'importe quoi avec tous les
principes , et si, d'autre part, les principes ne diffèrent pas entre eux au
point d'être totalement distincts pour les différentes sciences , il reste que
les principes de toutes les sciences sont parents , mais quand il s'agit de
démontrer telle chose particulière , il faut invoquer tel principe (id . ) .
Ainsi deux sortes d e principes : les premiers qui servent à l a déduction
même de ce qu'on veut démontrer ; les seconds qui concernent les choses ,
la réalité . Les premiers sont communs à tout ; les seconds propres à certains
obj ets . Les premiers sont purement formels ; les seconds matériels . Les
premiers ne sont que des règles générales , les lois du raisonnement , sortes
de moules pour ainsi dire ; les seconds ont un contenu, ils donnent les
essences mêmes dont les choses sont faites ( 1 ) .
Aristote s e représente donc l a science comme absolue , e t e n même
temps ayant pour objet l'être donné lui-même. La Science ne peut venir
de la seule expérience , mais se rattache nécessairement à des principes
connus immédiatement , avant toute acquisition de connaissance . Aristote
en arrive là, guidé par la maxime : il faut s'arrêter dans la détermination
des causes (Analytiques postérieurs , 1 . 19 ; Métaphysique , XII .3) . Il distin­
gue les principes en principes formels et principes matériels , mais entre
les uns et les autres, il établit une certaine analogie : les principes propres
sont indémontrables , comme les principes communs , au même degré et
au même titre (Analytiques postérieurs , 1 . 9) . Ces principes diffèrent par
le rôle qu'ils jouent et par la manière dont nous les connaissons . Les
principes qu'Aristote admet comme mineures des syllogismes sont immé­
diats , aussi bien que les principes admis comme majeures .
Mais en quel sens ces premiers principes sont-ils immédiatement connus ?
Aristote distingue la connaissance actuelle et la connaissance virtuelle :
Platon admettait pour ces premiers principes une connaisance actuelle qui
précédait même l'expérience . Aristote s'écarte de Platon tout en restant
rationaliste . Selon lui , déjà la sensation même porte en elle autre chose
que le particulier . Elle est active en même temps que passive . Elle n'est
pas un simple changement , ou plutôt il faut distinguer deux sortes de
changements : « Il existe deux sortes d'altération : l'une est un changement
vers les dispositions privatives , l'autre va dans le sens des dispositions
positives et de la nature du sujet » ( De anima , 11 . 5 , 417 b 14 sq) . La
sensation est un changement qui développe et fait passer à l'acte une

29
LEÇONS SUR ARISTOTE

disposition naturelle . A plus forte raison la pensée . Celle-ci dépend beau­


coup moins de l'objet extérieur que la sensation . La sensation n'est possible
que par l'action sur l'âme d'un objet distinct de l'âme . « Dans le cas [de
la sensation] les agents de l'acte sont extérieurs : le visible , le sonore , et
ainsi des autres sensibles » (De anima , 11 . 5 , 417 b 20 sq) . Au contraire la
pensée (noèsis) a son objet en elle-même ; là l'objet pensant et le sujet
pensant ne font qu'un . « La science a pour objet les universels : or ceux­
ci sont, en quelque sorte , dans l'âme elle-même . Il s'ensuit que l'acte de
penser dépend du sujet qui peut l'exercer à son gré , tandis que l'acte de
sentir ne dépend pas de lui : il est nécessaire , en effet, que le sensible lui
soit donné . » (id . , 4 1 7 b 23 sq) C'est que l'intelligence (noûs) est comme
le lieu des premiers principes.
Ainsi , il y a trois degrés de la connaissance : 1° l'intelligence (noûs) qui
a pour objet les premiers principes ; 2° la science (épistèmè) qui a pour
objet ce qui se déduit des premiers principes ; 3° l'opinion (doxa) qui seule
est incertaine (A nalytiques postérieurs , 1 . 33) . L'intelligence se distingue
de la sensation en ce qu'elle ne fait qu'un avec son objet . Cependant en
un sens l'intelligence ressemble à la sensation ( De Anima , 111 . 4) . Comme
la sensation l'intelligence se développe , et passe de la puissance à l'acte .
Aristote ici diffère de Platon . Comme Platon , il appelle l'âme le lieu des
idées, mais non pas l'âme tout entière , seulement l'âme intellectuelle ; en
d'autres termes , ce n'est pas en tant que puissance , mais seulement en
tant qu'acte que l'âme est le lieu des idées . Donc l'intelligence , comme
la sensation , se développe sous l'influence des objets . « L'intellect est mû
par l'intelligible » (Métaphysique , XII . 7, 1072 a 30) . Et cet intelligible ne
procède pas de l'intelligence . C'est l'intelligence qui aspire à s'identifier
avec lui . Si l'intelligence ne fait qu'un avec l'intelligible , c'est seulement
en puissance , virtuellement . Avant de saisir, l'intelligence n'existe pas ;
elle n'est rien avant de penser, d'agir , ou plutôt , elle n'est qu'en puissance .
Mais ensuite elle existe à part , en elle-même , tandis que la sensation
n'existe jamais sans le corps .

III . Reste une dernière question : dans l'acquisition de la science quels


sont les rapports de la spéculation et de la sensation ? Aristote les indique
nettement en A nalytiques postérieurs , 1 . 2 . Il distingue d'abord ce qui est
premier pour nous , à notre égard , et ce qui est premier en soi . Pour lui ,
ni la sensation ni l'induction , en un mot aucune opération empirique n'est
possible sans des principes absolus , qui ne viennent pas de l'expérience .
Il ne met pas d'un côté les données expérimentales , de l'autre les principes
rationnels , en les séparant absolument . Mais plutôt , comme Kant le fera
plus tard à son point de vue , pour la forme et la matière , il montre déjà
dans toute sensation un élément formel , intelligible . Toute sensation
contient autre chose qu'une sensation pure et simple (2) . Et les premiers
principes eux-mêmes ne sont point connus à part , en dehors de l'expé­
rience ; mais plutôt on peut dire que sans la sensation , il n'y aurait point
de pensée . Donc l'esprit humain débute , si l'on veut, par la connaissance
du particulier ; mais bientôt , à l'occasion de cette connaissance , se dévelop­
pe en lui l'intelligence (noûs) qui est le lieu des premiers principes et qui ,
comme tel , existe à part .
Cette théorie d'Aristote oscille entre l'immanence et la transcendance

30
DE LA SCIENCE (fin)

des premiers principes . Quand il montre le général déj à contenu dans la


sensation , quand il voit dans l'induction le procédé par lequel nous arrivons
aux principes mêmes de la démonstration , enfin quand il considère presque
la sensation comme la science en puissance ou la science comme la sensa­
tion en acte , il semble bien en effet admettre que les premiers principes
sont immanents aux choses . Mais d'un autre côté , dire que l'intelligence
(noûs) existe à part , qu'elle a des premiers principes une connaissance
immédiate et que ceux-ci présentent des caractères irréductibles à la sensa­
tion et sont d'un autre ordre , n'est-ce pas reconnaître la transcendance
de ces premiers principes ? Le même philosophe aurait donc enseigné ,
d'une part que les premiers principes sont implicitement contenus dans la
sensation , que par la sensation seule et l'induction , l'homme peut les
atteindre , et d'autre part qu'ils sont l'objet d'un noûs qui existe à part ,
absolument distinct du corps . Comment concilier ces deux doctrines qui
établissent l'une un rapport analytique entre les sensations et les premiers
principes - l'autre un rapport synthétique ? Mais la contradiction que
nous voyons là n'existait pas pour les Anciens . Leur postulat d'une harmo­
nie préétablie entre l'esprit et les choses conciliait tout . L'esprit , croyaient­
ils , possède en lui-même des principes identiques avec ceux des choses ,
et les choses se composent suivant les lois de l'esprit . Qu'importe alors
que l'on considère les premiers principes comme immanents ou comme
transcendants ? Il nous semble à nous, depuis Kant , que si les premiers
principes sont transcendants , ne connaître les choses que d'après ces prin­
cipes , c'est les connaître d'une façon relative à l'intelligence , c'est être
enfermé dans l'idéalisme ; la science absolue , celle qui connaît vraiment
les choses telles qu'elles sont ne nous semble possible que si les principes
sont immanents . Mais on le voit, la question pour les Anciens , avec leur
postulat , n'offrait pas de difficulté . Les principes rationnels qui constituent
tout un monde distinct du monde sensible s'adaptent exactement au monde
sensible et la démonstration peut aussi rattacher par un lien analytique
les choses connues par l'expérience à des principes connus indépendam­
ment de l'expérience .
LEÇON V

LA SCIENCE ET L'ÊTRE

Quels sont les rapports de la science et de l'être ? Quelle est la valeur


de la science au point de vue de l'être ? L'atteint-elle réellement , dans
son fond véritable ? Ou bien n'en saisit-elle que les contours et l'appa­
rence ?
La science a pour objet le général (Analytiques postérieurs, 1 . 2) . Le plus
général est ce qui est premier absolument ; le moins général , c'est ce qui
est premier par rapport à nous . Le plus général est en même temps le
plus loin de nous ; ce qui est près de nous , à notre portée, ce qui tombe
sous nos sens, c'est le particulier.
Mais ce qui est le plus loin de nous est à la fois le premier au point de
vue de l'être , et le premier au point de vue de la science . Pourquoi cela ?
Pourquoi faire du général l'objet de la science et poser ainsi le général
avant le particulier ? C'est que , pour Aristote , la science c'est la démonstra­
tion par syllogismes : or le syllogisme n'est possible qu'à de telles condi­
tions. Comment démontrer en effet , par voie de syllogisme , que tel triangle
a ses trois angles égaux à deux droits , si ce n'est pas là d'abord une
propriété de tout triangle ? Comment démontrer que tel homme est un
être vivant , sans affirmer au préalable que tout homme est un être vivant ?
« II n'y a de science que de l'universel , comme le prouve clairement ce
que l'on sait des démonstrations et des définitions : on ne peut , en effet,
démontrer syllogistiquement que les trois angles de ce triangle-ci valent
deux droits , si on n'a pas démontré que les trois angles de tout triangle
en général valent deux droits , ni définir l'homme que voici comme un
animal , si on n'a pas défini que tout homme en général est animal »
(Métaphysique , XIII . 10) . Si l'on admet que la science a pour objet de
démontrer le particulier, et que la forme de la démonstration est le syllogis­
me , on doit admettre aussi que le général est avant le particulier.
La science ainsi conçue satisfait l'esprit ; elle démontre , elle donne le
logos, et le logos du particulier. Mais en expliquant de la sorte les choses
sensibles, le devenir, la science atteint-elle réellement l'être même ? Si les
principes sont des généralités, et si tout ce qui s'en déduit garde encore
quelque chose du général , alors comme le général n'est pas une substance ,
il s'ensuit que ce qui n'est pas substance est posé avant ce qui est substance .

32
LA SCIENCE ET L' ÊTRE

« Mais , d'un autre côté , si les principes sont universels , ou bien les substan­
ces qui en dérivent seront aussi des universaux , ou bien ce qui n'est pas
substance sera antérieur à ce qui est substance ; car l'universel n'est pas
une substance , mais l'élément et le principe sont des universaux » (id . ) .
Pour Aristote , l e général n'est pas séparé , l e général n'est pas à part,
chôris, mais il se trouve dans l'individu . Donc si la science a pour objet
le général , elle n'atteint pas réellement l'individu . Du général , elle ne peut
déduire l'individuel : on ne déduit du général que le général ; entre le
principe et la conséquence il peut y avoir une différence de degré , mais
point de nature ; surtout il ne peut y avoir cette hétérogénéité qui distingue
le général de l'individuel . Donc la science , partant de tels principes , ne
rejoint pas l'être . Déj à Platon avait essayé de faire pénétrer ses idées
jusqu'au fond même du sensible, mais en vain. Aristote de son côté rencon­
tre dans l'être un caractère d'individualité qui reste impénétrable à la
science . La métaphysique de Platon ne peut descendre jusqu'à ce qu'elle
appelle le non-être ou l'absurde : la science d'Aristote ne peut s'élever
j usqu'à l'individuel , le seul être réel aux yeux d'Aristote . La difficulté est
vue nettement : « Quant à cette proposition que toute science a pour objet
l'universel, ce qui entraîne pour conséquence qu'il serait nécessaire que
les principes des êtres fussent des universels et ne fussent pas cependant
des substances séparées , c'est elle qui , de tout ce que nous avons dit ,
présente pour nous la plus grande difficulté » (id . ) . Dire que toute science
porte sur le général , ou dire qu'il est nécessaire que les principes des
choses soient des essences générales, et non des substances à part , voilà
ce qui soulève le plus de difficultés ( 1 ) . Mais la science comme le savoir ,
a deux modes : la science en puissance e t la science en acte .
La science en puissance , en tant que correspondant à la matière , a pour
objet le général et l'indéfini . Mais la science en acte est déterminée : c'est
la science spéciale de tels obj ets spéciaux . « La science , en effet, ainsi que
le terme savoir , présente une double signification : il y a la science en
puissance et la science en acte . La puissance étant, comme matière , univer­
selle et indéterminée , a rapport à l'universel et l'indéterminé , mais l'acte
de la science , étant déterminé , porte sur tel objet déterminé ; étant une
chose définie , il porte sur une chose définie ( . . . ) Si , en effet , les principes
sont nécessairement universels , ce qui en dérive est nécessairement aussi
universel , comme dans les démonstrations ; et, dans ce cas , il n'y aura
plus rien de séparé , et il n'y aura plus de substance . Mais , évidemment,
c'est en un sens que la science est universelle ; en un autre sens elle ne
l'est pas » (id . ) .
Ainsi deux sortes d e sciences : celle qui porte sur l e général , celle qui
ne porte pas sur le général . Le problème est posé , mais non résolu . Car
enfin , qu'est-ce que cette seconde espèce de science , cette science en acte ?
Est-ce encore la science qui a pour objet le général ? Mais alors , semble­
t-il , il n'y a point de substance (ousia) accessible à la pensée.
Pour savoir dans quelle mesure la science atteint l'être ou la substance ,
déterminons la nature de cette substance , ousia , et ses rapports avec le
général . Pour désigner l'être , Aristote se sert des mots ousia , tode ti,
forme et matière , ou bien acte et puissance . « Car, d'une part , c'est à
l'acte que se rattache la forme , si elle est séparable , ainsi que le composé
de matière et de forme et la privation , par exemple l'obscurité ou la

33
LEÇONS SUR ARISTOTE

maladie ; et, d'autre part , c'est à la puissance que se rattache la matière ,


puisqu'elle est ce qui est apte à se réaliser par la forme ou par la privation »
(Métaphysique , XII . 5 ) . Tels sont les principes de l'être : l'ousia est la
première de toutes les catégories , soit qu'on en considère l'ensemble , soit
qu'on les considère comme une série logique . Viennent ensuite la qualité ,
la quantité , mais ce ne sont pas des substances (ousiai) , car elles n'existent
pas à part : rien, si ce n'est l'ousia , n'existe à part . L'ousia est-elle le
général ? Non . Les platoniciens le croyaient , eux qui posaient les substances
comme générales, car les genres , qui leur servaient de substances, sont
des choses générales . Ainsi la substance est supérieure aux qualités , existe
à part , n'est pas le général . Aristote la définit : « Toutes ces choses sont
appelées substances parce qu'elles ne sont pas prédicat d'un sujet, mais
que , au contraire , les autres choses sont prédicats d'elles » (Métaphysique ,
V . 8) . On appelle substance la terre , l'eau , le feu , etc. , parce qu'aucune
de ces choses n'est affirmée d'un sujet comme prédicat , mais que toutes
sont des sujets auxquels on rapporte les prédicats .
La substance est en métaphysique ce que le sujet est en logique . Mais
il y a deux sens du mot ousia : tantôt c'est le dernier substrat , ce qui ne
peut en aucune façon être prédicat , « c'est le sujet ultime , celui qui n'est
plus affirmé d'aucun autre » (Métaphysique, V . 8) . Mais c'est aussi le tode
ti, existant à part , « ce qui , étant l'individu pris dans son essence , est aussi
séparable , c'est-à-dire la configuration ou forme de chaque être » (id . ) .
L a forme d'une chose , s a définition propre , constitue aussi s a substance .
Il y a trois espèces de substances (Métaphysique , XII . 1 ) : deux espèces
de substances sensibles : l'une éternelle (les astres) , l'autre corruptible (la
terre) ; puis la substance immobile . Aristote donne ensuite les principes
de la substance sensible et ceux de la substance immobile . La science a
pour objet les premiers , savoir les principes du changement (Métaphysique,
XIl .2) .
Le changement ne peut s e faire que par le passage d'un contraire à
l'autre , ou bien par le passage d'un intermédiaire entre les contraires à
l'un de ces contraires . Il se fait non pas entre tous les contraires, mais en
allant d'un contraire à l'autre dans un même genre , entre deux termes
d'une même série . Mais si le changement s'opère de cette façon, il est
nécessaire qu'il y ait quelque chose qui passe d'un contraire à l'autre , car
ce ne sont pas les contraires eux-mêmes qui changent . On reconnaît ici
la doctrine platonicienne : le changement est une substitution d'un contraire
à l'autre ; les contraires ne font pour ainsi dire , que changer de plan , sans
pour cela changer de nature : ils restent ce qu'ils sont , comme des qualités
immuables . Mais tous ces changements supposent une sorte de théâtre sur
lequel ils opèrent : c'est la matière (hulè) . « De plus , il y a quelque chose
de permanent, et le contraire n'est pas permanent ; il y a donc un troisième
terme en plus des contraires, c'est la matière » (id . ) . Ni cette matière ni
la forme ne naissent . Je veux parler de la dernière forme et de la dernière
matière . Ainsi l' airain devient cylindre ; ni le cylindre ne devient , ni l'airain .
La matière , prise en elle-même , et la forme , prise en elle-même , ne devien­
nent pas : elles sont éternellement (qui n'est ceci, c'est-à-dire individuelle ,
qu'en apparence) (id . ) . La matière n'est donc pas la cause de l'individualité
(comme le soutient M . Zeller (2) ) . Tout ce qui est un par j uxtaposition et
non par organisation est matière et substrat . Ainsi l'unité de la matière

34
LA SCIENCE ET L' ÊTRE

n'est nullement celle de l'individu , c'est une unité tout extérieure . L'unité
de l'individu ne vient pas de la matière , mais d'ailleurs : « la nature des
choses , qui est la forme , un état positif, fin de la génération » (id . , XII .3) ,
la deuxième ousia , la phusis vers laquelle tend la matière , et c'est une
certaine manière d'être . Enfin , la troisième ousia : ce qui résulte de l'as­
semblage de ces deux éléments , ou la substance individuelle , comme Socra­
te , ou Callias (id . ) .
Aristote distingue u n sens o ù les principes sont des généralités , e t un
autre sens où ils n'en sont pas : « En outre , il faut considérer que , parmi
les causes , les unes peuvent être dites universelles , et les autres particu­
lières . Dès lors tout être a pour principes prochains , d'une part ce qui est
en acte immédiatement telle chose déterminée , et, d'autre part , ce qui est
en puissance cette même chose » (id . , XII . 5 ) . Les premiers principes de
toutes choses sont : 1° ce qui est le premier en acte , la première forme ;
2° ce qui est le premier en puissance .
Mais ces principes ne se confondent pas avec les principes généraux :
car le principe de l'individu , c'est l'individu (id . ) . Si l'on part d'un principe
général , on n'arrivera j amais qu'au général . Pour expliquer l'individuel ,
il faut des principes individuels . Ainsi l'homme en général n'est que la
forme , l'idée de l'homme , mais n'existe pas . Ce qui existe , c'est par exem­
ple Pélée , cause d'Achille . Ton principe , à toi , c'est ton père , à toi . Dans
la syllabe BA , le principe , c'est ce B , cet A, non pas B en général , mais
ce B qu'on trouve là. Pourtant , si l'on prend la syllabe BA en général ,
alors c'est bien la lettre B en général qui en rend raison . Ainsi le général
ne rend compte que du général , et pour expliquer l'individuel, il faut des
causes individuelles .
Les substances individuelles que renferme une espèce diffèrent entre
elles parce qu'elles ont des causes . Ce n'est pas par l'espèce qu'elles
diffèrent , mais chacune d'elle a sa matière , sa forme , plus une cause
motrice qui lui est propre . « Et les êtres qui appartiennent à la même
espèce ont des causes différentes aussi , non plus spécifiquement , mais en
ce que les causes des différents individus sont différentes : ta matière , ta
forme , ta cause efficiente ne sont pas les miennes , bien que , dans leur
notion générale , ells soient les mêmes » (id . ) .
Quels sont les rapports de l a substance avec l e général ? L a substance ,
c'est proprement l'individuel : et plus on s'éloigne de l'individuel vers le
général , plus on s'éloigne en même temps de la substance ( Catégories , 5) .
Il y a deux sortes de substances : la substance première, individuelle,
qui n'est j amais prédicat , et qui n'est pas non plus un accident : cet homme ,
par exemple ; puis des substances de second ordre : ce sont les espèces
dans lesquelles sont contenues les substances primaires ; ce sont même les
genres dans lesquels sont contenues ces espèces . Le mot substance
s'emploie alors par extension . Notons que eidos ici ne signifie pas forme ,
mais espèce , par opposition à genos, qui signifie genre : eidos ici n'est pas
le tode ti ; c'est déj à quelque chose de général , et le génos est plus général
encore .
Quels sont aussi les rapports de la substance avec la forme et la matière ,
ou avec la puissance et l'acte ? Aristote identifie le genre avec la matière ,
et l'espèce avec la forme . Le genre est l'hupokeimenon , mais l'énonciation
des différences, de la forme , appartient à l'acte , participe de l'acte : « Il

35
LEÇONS SUR ARISTOTE

semble bien en effet que la définition par les différences relève de la forme
et de l'acte » (Métaphysique , VIII .2) . Les qualités générales qui forment
le substrat des choses sont plutôt du côté de la matière : » [la définition]
qui se fait à partir des éléments immanents relève plutôt de la matière »
(id . ) . Aristote dit aussi que le genre est un, en tant que substrat des
différences . Ici le genre est mis du côté de la matière (Zeller, 3° édit . ,
III , p . 2 1 0) . Aussi M . Zeller a tort de dire ensuite que : « La forme est
toujours un universel » (p. 340) . La forme évidemment coïncide avec l'acte ;
mais l'acte est le contraire de la puissance , c'est-à-dire de la matière . Donc
l'acte ou la forme n'est pas le général ; c'est le tode ti opposé au général ,
lequel est le toionde, ou le katholou . Zeller a tort de soutenir (p. 339)
que la forme est toujours le général , et que le principe d'individuation est
la matière : la forme en acte , réalisée, est individuellle . Si Zeller avait
raison , le tode ti serait plus voisin de la matière que le toionde, mais
Aristote dit le contraire .
Si la connaissance sensible est mise au-dessous de la connaissance ration­
nelle , c'est évidemment que celle-ci approche bien plus de l'essence .
D' autre part Zeller soutient (p. 323) que d'après Aristote la matière est
inconnaissable . Cependant Aristote identifie la matière et le général , et
pour lui le général est connaissable .
L'être , pour Aristote , est le composé de la matière et de la forme. La
matière , c'est l'homogène qui , laissé à lui-même , serait inconnaissable (3) .
Il ne devient connaissable que par l'adjonction d'une forme . La matière
n'est donc que le principe de la division numérique ; c'est une étoffe dans
laquelle on peut découper des figures. Mais la forme est un principe de
détermination . La différenciation , c'est le principe de l'individuel . Point
d'individu sans matière , il est vrai ; la matière peut être divisée , mais
mécaniquement ; et, pour former des individus , il faut en outre une division
logique dont le principe est la forme : alors , mais alors seulement, l'individu
existe . Et même , ce rôle de la forme est tel , que la forme supérieure ,
seule de son espèce , inclut toute matière .
La science porte sur la matière unie à la forme . Mais elle va de la
matière à la forme ( 4) . La sensation saisit les choses comme séparées , au
sens physique du mot . L'intelligence les distingue au sens logique . C'est
par la sensation que nous connaissons l'individu , comme existant à part .
Mais c'est par l'intellligence que nous connaissons l'individu , c'est-à-dire
l'être avec son caractère propre .
LEÇON VI

LES ÉLÉMENTS FORMELS DE LA PENSÉE

M . Zeller voit une contradiction entre les ambitions de l'être et celles


de la science , telles que les présente Aristote . Selon ce philosophe , dit­
il , la science porte sur le général ; or l'être est essentiellement individuel .
Donc nous ne connaissons pas ce qui est , et ce que nous connaissons n'est
pas ; la science et l'être ne peuvent se rejoindre . M . Zeller a-t-il raison ?
Y a-t-il ou non contradiction ?
On peut dire en un sens que pour Aristote la science ne coïncide pas
avec l'être : la science , en effet, n'atteint pas les principes ultimes de l'être .
Elle n'atteint pas la matière ultime, qui n'est même pas quelque chose de
général , qui reste au-dessus de toute généralité : c'est ce qui reçoit toutes
les formes , mais en soi-même n'en a point. La forme ultime n'est pas non
plus objet de science , puisqu'étant seule de son espèce , elle ne constitue
pas un genre : c'est la forme supérieure .
Mais en revanche la science atteint l'assemblage de la matière (hulè) et
de la forme (eidos) ; elle l'atteint en le saisissant du côté de la forme , en
tant que cet assemblage a une forme . Elle atteint la substance sensible ,
l'être dérivé , dans ce qu'elle a de déterminée , de fixe et de stable ; et
comme ce dernier élément n'existe point à part , mais n'est que l'acte dont
la matière est la puissance , la science atteint quelque chose de réel, l'être
lui-même . Elle atteint chaque être au terme de l'évolution . de cet être ,
sinon au point de départ . En effet, elle définit , et ne pose que des détermi­
nations complètes , parfaites , en acte . La définition achève ainsi l'œuvre
de la nature . Elle pose l'être tel qu'il est idéalement , tel qu'il sera peut­
être un jour , en tout cas tel qu'il doit être , une fois son évolution terminée
et toutes ses puissances réalisées .
Pour la science ainsi conçue , la sensation fournit les matériaux . C'est
en effet l'objet de la sensation qui est aussi l'objet de la science . La
sensation atteint , non pas l'individu (c'est l'être sous sa forme parfaite)
mais seulement le particulier, le contingent, l'incohérent . En présence d'un
composé de matière et de forme , la science saisit l'élément formel , et la
sensation l'élément matériel . Ce dernier ne peut être objet de science ,
puisqu'il ne rentre dans aucune catégorie ; mais la science érige l'objet de
la sensation en idée , en définition , en espèce d'un genre déjà démontré .

37
LEÇONS SUR ARISTOTE

C'est le même être que la science et la sensation considèrent . Mais , pour


la sensation la forme s'efface , et la matière reste comme au premier plan ;
pour la science , c'est l'inverse . M . Zeller le reconnaît lui-même . C'est la
science qui fait connaître l'objet comme individuel , ce n'est pas la sensa­
tion : car un individu n'est pas simplement une chose numériquement
distincte des autres choses : c'est un être qui se distingue par ses caractères
propres. Il se distingue des autres êtres formellement, d'une manière intelli­
gible , par des déterminations générales ; et c'est grâce à ces déterminations
que nous le connaissons comme individu . Ce n'est donc pas la matière
qui individualise . La matière n'est que l'étoffe infinie dans laquelle la
forme découpe des individus .
On peut expliquer ainsi les rapports de la science et de l'être , sans
contradiction . On passe en effet fort bien de la science à l'être , dans cette
région intermédiaire qui n'est pas la connaissance de la forme pure , ni la
connaissance imparfaite de la pure matière ; dans la proportion où celle­
ci entre dans l'objet de la connaisance , celle-ci devient l'opinion . La science
n'est ni l'opinion (doxa) ni la pensée (noèsis) .

Logique d'Aristote.

Deux points de vue sont à distinguer : le formel et le réel. Au point de


vue formel , la logique présente des concepts , du j ugement et du raisonne­
ment ; au point de vue réel, la dialectique , l'induction, et l'apodictique ou
démonstration nécessaire .

1 . Des concepts. (1)

Platon déj à recommandait de distinguer les marques essentielles d'un


objet et ses marques accidentelles ( Théétète , 208 d) : une bonne définition
ne tient compte que des premières. Aristote distingue aussi l'accident (to
sumbebèkos) et ce qui est par soi (to kath'auto) (Analytiques postérieurs ,
I . 4 , 473 a 34) . Il distingue entre plusieurs espèces de kath'auto , c'est-à­
dire de marques essentielles, trois surtout : 1° to katholou (universel) , 2°
to genos (genre) , 3° to ti en einai. Par to katholou il entend ce qui est
commun à plusieurs choses , non pas accidentellement , mais en vertu de
leur nature propre : j ' appelle katholou ce qui se trouve dans tous les objets
d' une classe, ce qui s'y trouve essentiellement en tant que chacun de ces
objets est lui-même (id . , 73 b 26) . De l'aveu même d'Aristote , katholou
et kath'auto sont la même chose .
Si ce général est une qualité dérivée , il constitue une qualité essentielle .
Si ce général est l'essence même des choses , il constitue le genos qui
répond à la question ti esti (qu'est-ce ? ) . Le général est ce qui est commun
à des espèces différentes . « Le genre est ce qui est attribué essentiellement
à des choses multiples et différant spécifiquement entre elles » ( Topiques,
I . 5 , 102 a 3 1 ) .
L'une des parties d e l'extension d u genre est déterminée par des carac­
tères qui la distinguent des autres parties , la combinaison de cette partie

38
LES É L É MENTS FORMELS DE LA PENS É E

du genre avec ses caractères constitue l'espèce . « Les espèces sont compo­
sées du genre et des différences » (Métaphysique , X .7) .
Enfin lorsqu'un objet est déterminé par des marques générales de telle
façon qu'il se distingue ainsi de tous les autres , l'ensemble de ces détermi­
nations constitue le fo fi en einai. Ce sont des déterminations générales
qui se limitent les unes par les autres , comme les mots qui tous ont une
portée générale et nous servent cependant à reproduire des objets particu­
liers , par la manière dont nous les combinons , nous les limitons les uns
par les autres . En croisant pour ainsi dire deux lignes qui prises isolément
sont sans commencement ni fin , nous déterminons un point . L'esprit ne
va à l'individuel qu'à l'aide du général .
Le fo fi en einai ne peut se rapporter qu'à la forme des objets et j amais
à leur matière . Or le fo fi en einai c'est l'être connu comme individu, et
puisque d'ailleurs cette expression ne se rapporte qu'à la forme , il est bien
clair que la matière n'est pas le principe de l'individualité . La matière ,
comme telle , n 'est pas scientifiquement connue , puisqu'elle est inférieure
même au genre , et que la science ne porte que sur les genres . La matière
est donc au-dessous de la science . Le fo fi en einai ne correspond pas à
l'être sensible , lequel , comme tel , n'est qu'une unité numérique . Le fo fi
en einai se compose essentiellement de déterminations générales : « C'est
seulement de l'universel et de la forme qu'il y a définition » (Métaphysique,
VII . 1 1) . La définition , qui représente l'individuel et le circonscrit, porte
sur l'universel (kafholou) et la forme (eidos) . Ainsi l'individualité , l'univer­
sel et la forme sont mis par Aristote tous les trois sur la même ligne .
Le composé est défini ainsi : « Je veux dire qu'une espèce de substance
est la forme unie avec la matière , tandis que l'autre est la forme au sens
plein (Métaphysique, VII . 15) . Or c'est le logos seul qui est objet de défini­
tion dans ce composé , et non pas la matière avec laquelle il est composé .
Et Métaphysique , 111 .4 : S'il n'y a rien en dehors des objets de la sensation ,
et si ces objets sont indéterminés , la science est impossible , car il n'y a
pas de science des choses indéterminées . C'est en tant qu'une chose est
une et la même , et qu'il y a en elle des déterminations générales , qu'elle
peut être connue . Mais ce qui est le plus susceptible d'être en dehors du
composé , c'est-à-dire des choses particulières , c'est la forme que l'on affir­
me de la matière .
Il ne peut y avoir de définition ni de démonstration des sensibles, parce
que dans celles-ci , qui sont des choses particulières, se trouve de la matière ,
dont la nature comporte à la fois l'être et le non-être . Les choses particu­
lières n'ont pas la fixité , l'éternité requise par la science .
La science limite les concepts généraux les uns par les autres, et c'est
ainsi qu'on arrive à connaître l'individuel. Il ne faut pas confondre l'indivi­
duel avec le particulier, qu'Aristote appelle aussi l'un numérique . Pourquoi
pas « un » tout simplement ? Pourquoi ce mot « numérique » , sinon pour
le distinguer d'une autre unité qu'on pourrait appeler l'un logique , l'un
formel ou l'individualité , lui obj et de la science , tandis que le particulier
est objet de la sensation .
Après l'étude des concepts en eux-mêmes vient celle de leurs rapports .
Il y en a de deux sortes : l'identité , l'opposition .
L'identité . Lorsque plusieurs sujets peuvent recevoir un même prédicat
( Topiques , 1 . 7) . L'identité n'est complète que lorsqu'il y a identité de

39
LEÇONS SUR ARISTOTE

forme et de matière . Lorsque l'identité ne porte que sur la forme , il


subsiste une distinction numérique (celle que Zeller confond avec la distinc­
tion individuelle) .
L'opposition . Elle comporte quatre cas ( Catégories , 10) . Une chose est
opposée à une autre au point de vue de la relation - de la contrariété
- de la privation et possession - de l'affirmation et négation, ou de la
contradiction. Exemple du premier cas : l'opposition du double et du demi ;
du deuxième : le mauvais et le bon ; du troisième : la cécité , la vue ; du
quatrième : il est assis , il ne l'est pas .
Il ne faut pas confondre la contrariété et la contradiction (Métaphysique ,
X . 4) . On appelle contraires les deux espèces ou termes d'un même genre ,
c'est-à-dire les deux plus éloignés l'un de l'autre . La condition de la contra­
riété , c'est l'identité générique et son essence est la distance maxima que
comporte cette identité . Le genre est en logique ce que la matière est en
métaphysique ; il rend possible le passage d'un contraire à l'autre . On
appelle contraire ce qui ne peut pas se rencontrer en même temps dans
un même genre , et ce qui diffère le plus dans un même genre , la plus
grande différence que comporte un même substrat (Métaphysique, V . 10) .
C'est la différence spécifique ultime , absolue .
La contradiction a lieu entre les concepts qui sont entre eux comme le
oui et le non ; entre une affirmation et une négation qui ne laissent place
à aucun concept intermédiaire . Lorsqu'étant donné un concept , on consi­
dère tout ce qui est en dehors de ce concept , et qu'ensuite affirmant le
premier de ces deux termes, on nie le second , il y a entre ces deux termes
opposition de contradiction. En ce cas , il faut nécessairement que l'un des
deux convienne à tout objet donné , c'est-à-dire que l'un est vrai , l'autre
faux .
Opposition et privation (cf Kant, théories des oppositions logiques et
réelles ; - théorie de la causalité) . Trois exemples :
l 0 Quand un être ne possède pas une chose que , selon l'ordre naturel ,
il ne doit pas posséder : ainsi une plante n'a pas d'yeux (id . , V . 22) .
2° Quand un être ne possède pas une chose qui appartient soit à sa
nature , soit à celle de son genre : un homme aveugle est privé de la vue
en un autre sens qu'une taupe .
3° Lorsqu'un être qui doit naturellement posséder un attribut ne le
possède pas au moment où il doit le posséder .
Ces exemples ne distinguent pas nettement cette troisième opposition
des précédentes . Dans l'un, l'opposition revient à la contradiction , dans
les deux derniers à la contrariété . Ici les deux termes sont également
positifs ; là, des deux termes, l'un est positif, l'autre négatif.
Il n'y a rien à dire sur l'opposition des rapports.
Enfi n , Aristote pose en principe que deux termes opposés relèvent
toujours d'une seule et même science . Cela tient à la solidarité des deux
termes opposés, quelle que soit d'ailleurs la nature de l'opposition .

2 . D u jugement.

Les concepts considérés en eux-mêmes ne sont ni vrais ni faux . Le vrai ,


le faux résultent de la combinaison d'un sujet avec un verbe . D'où la

40
LES É LÉ MENTS FORMELS DE LA PENS É E

proposition , ou le jugement. La forme essentielle du jugement est le j uge­


ment simple , catégorique . La vérité d'un j ugement consiste dans la confor­
mité de la combinaison d'idées avec les choses . On distingue les jugements
affirmatifs et négatifs , d'où la contradiction . Entre deux j ugements qui
s'opposent ainsi , point de moyen terme (Analytiques postérieurs , 1 . 2 , 72
a 1 1 ) . C'est le principe du tiers exclu . Entre un j ugement universel affirma­
tif et un j ugement universel négatif, il y a un rapport non de contradiction ,
mais de simple contrariété , lequel n'exclut pas un moyen terme ; en effet,
si l'on écarte les deux espèces opposées d'un même genre , il reste toujours
quelque chose , le genre lui-même.
Ici se trouve une lacune : Aristote confond la copule avec le prédicat ;
par suite il n'a pas une idée nette de la place de la négation , qu'il fait
tomber sur le prédicat ; c'est sur la copule qu'elle tombe toujours (De
l'interprétation , 10) .
Au point de vue de la quantité , on distingue les jugements qui portent
sur une pluralité , et sur un seul individu (Premiers analytiques , 1 . 9) .
A u point de vue de l a modalité , les jugements expriment l a réalité , la
nécessité ou la possibilité . « Toute prémisse pose soit une attribution pure ,
soit une attribution nécessaire , soit une attribution contingente » (Premiers
Analytiques , 1 .2) .
Aristote donne un sens particulier au mot possible . Il distingue radicale­
ment le nécessaire du possible. Pour lui le nécessaire n'est pas au nombre
des possibles . Le possible, c'est ce qui comporte l'être et le non-être
(Métaphysique, IX . 8 , 1050 b 8) . En un mot il conçoit le possible dans un
sens objectif et non pas seulement subjectif. Le possible pour nous c'est
ce dont nous ne connaissons pas encore la détermination complète , ce qui
ne l'empêche pas pour cela d'être en soi-même déterminé . Pour Aristote ,
le possible c'est la dunamis, comportant objectivement les deux contraires ;
c'est la matière , laquelle peut être ou ne pas être .
Aristote parle peu des jugements au point de vue de la relation , moins
encore des syllogismes disjonctifs qui en résultent. Cependant la théorie
des j ugements disjonctifs se trouve en germe dans sa théorie de l'exclusion
d'un troisième terme .
LEÇON VII

DU SYLLOGISME

Ajoutons quelques indications sur la théorie de la conversion des propo­


sitions avant de passer au syllogisme .
Premiers analytiques , 1 . 2 . Aristote y distingue la conversion simple et
la conversion par accident . La proposition universelle négative est suscepti­
ble d'être convertie par conversion simple . Si aucun plaisir n'est un bien ,
aucun bien n'est un plaisir. L'universelle affirmative se convertit aussi ,
mais en proposition particulière et non pas universelle . Exemple : « si tout
plaisir est un bien , quelque bien aussi est un plaisir » . La particulière
affirmative se convertit en proposition particulière . « Car si quelque plaisir
est un bien, quelque bien sera aussi un plaisir . »
Mais la particulière négative ne se convertit pas nécessairement. « Si
homme n'appartient pas à quelque animal , il ne s'ensuit pas qu'animai
n'appartienne pas à quelque homme . »
Aristote ne connaît pas la conversion par contraposition . Quelque A
n'est pas B ; donc quelque non-B est A . Quelque animal n'est pas homme ,
donc quelque non-homme est animal . Cette conversion peut se démontrer
ainsi : Quelque A n 'est pas B . Donc quelque A est non-B (Equipollence)
ou bien quelque A est quelque non-B . Donc quelque non-B est A (Conver­
sion simple) . Pourtant, dans un passage des Topiques, Aristote parle d'une
conversion analogue, mais pour la limiter à l'universelle affirmative . Tout
A est B . Donc tout non-B n'est pas A, c'est-à-dire nul non-B n'est A .

Théorie d u syllogisme .

Aristote paraît voir inventé toute la théorie et peut-être même le nom


de syllogisme (Réfutations sophistiques , 34 , 1 83 b 34) . Voici comment il
le définit : « Le syllogisme est un discours dans lequel , certaines choses
étant posées , quelque chose d'autre que ces données en résulte nécessaire­
ment par le seul fait de ces données » (Premiers Analytiques , 1 . 1 ) . On ne
doit avoir besoin d'aucun autre terme pour rendre la conclusion nécessaire .
« J 'appelle syllogisme parfait celui qui n'a besoin de rien autre chose que
ce qui est posé dans les prémisses, pour que la nécessité de la conclusion
soit évidente » (id . ) . Dans le syllogisme imparfait , le terme imparfait requis

42
DU SYLLOGISME

pour l'évidence est , sans doute , nécessaire , en vertu des termes précédents ,
mais sans être explicitement contenu dans ceux-ci . Mais , en tout cas , le
syllogisme constitue un enchaînement nécessaire ( 1 ) .
Dans tout syllogisme , i l y a d'abord deux prémisses ( Premiers analyti­
ques , 1 . 25 ) , la majeure et la mineure ; puis la conclusion . Ces propositions
sont formées au moyen de trois termes . On voit la marche suivie . Aristote
part du grand terme A pour aller au moyen B , puis au petit C. Il va
toujours de l'attribut ou prédicat au sujet et du plus général au plus spécial .
Il passe ainsi sans peine de la logique à la métaphysique . Pour lui le
prédicat est , en logique , ce qu'est le général en métaphysique . Mais en
métaphysique , le général est posé comme existant dans l'individuel ; c'est
le point de vue de la compréhension : l'attribut serait en ce sens dans le
sujet . Au point de vue métaphysique , ces mots : grand , moyen, petit ,
termes , ne se comprennent pas ; ils nous montrent qu'en logique il s'agit
uniquement de l'extension ; le genre étant à l'espèce comme un grand
cercle à un petit cercle intérieur. Etant donnée la majeure , tout B est A,
et la mineure quelque C est B, on conclut que quelque C est A (2) .
Aristote va toujours du prédicat au sujet. D ans le syllogisme de la première
figure , le grand, le moyen et le petit termes sont entre eux d'une extension
décroissante .
Figures du syllogisme . Elles résultent des rapports du moyen terme avec
les deux autres. Premiers analytiques , 1 .23 , Aristote compte trois figures :
il n'a pas connu la quatrième .
Pour déterminer le nombre des syllogismes légitimes , on considère
d'abord que dans tout syllogisme il doit y avoir une proposition universelle
et une proposition affirmative ; puis que la conclusion ne peut être univer­
selle que si les deux prémisses le sont ; enfin que tant au point de vue de
la qualité que de la modalité , l'une des prémisses au moins est nécessaire­
ment semblable à la conclusion (id . , 1 . 24) . Pour Aristote , le syllogisme
de la première figure est seul parfait , parce que c'est dans la première
figure seule que la nécessité de la déduction apparaît avec évidence à
l'aide des seuls termes posés dans la déduction . Les syllogismes des autres
figures sont imparfaits , mais peuvent se ramener à des syllogismes de la
première figure , soit par la conversion des propositions , soit par la démons­
tration indirecte (réduction à l'absurde) . Ainsi le syllogisme en cElArE
(nul C n'est B ; or tout A est B - donc nul A n'est C) se ramène au
syllogisme en Celarent de la première figure (nul C n'est B , se convertit
en : nul B n'est C, par conversion simple , le reste demeure) .
Puis Aristote indique les variétés du syllogisme . Il parle de l'induction
(épagôgè) , de l'exemple , de l'instance , du raisonnement en matière vrai­
semblable . Pour lui , l'induction est un syllogisme de la troisième figure .
Le point de vue d'Aristote est celui de l'extension . Ce point de vue est
celui de l'analyse . Le petit terme est contenu dans les deux autres , le
moyen terme dans le grand . La philosophie moderne depuis Hume et
Kant repousse cette idée d'une inclusion des notions les unes dans les
autres . Elle met à la place l'idée d'association ou synthèse de choses
hétérogènes . D'après Aristote , le syllogisme repose sur ce principe : ce
qui est contenu dans la partie l'est a fortiori dans le tout . D'après les
Anglais (Stuart Mill) le principe du syllogisme est un principe de coexis­
tence (Stuart Mill , Système de logique, 11,2,3) (3) . Etant donné A coexis-

43
LEÇONS SUR ARISTOTE

tant avec B , et B coexistant avec C, on en conclut que A coexiste avec C. On


remplace ainsi la contenance , l'inclusion par la simple liaision des concepts .
Plus de concepts qui rentrent pour ainsi dire les uns dans les autres .
A ce point de vue de l'analyse , Aristote ne peut formuler nettement
en logique sa théorie de l'opposition. Kant la rejette comme confondant
la logique et la métaphysique , malgré les efforts que fait Aristote pour
constituer une logique purement formelle (4) . Pourtant la théorie kantien­
ne de l'opposition se trouve déjà en germe dans Aristote . II pose nettement
le principe de contradiction et sa conséquence : l'exclusion d'un milieu ,
d'un moyen terme entre les deux contraires . Toute division faite d'après
ce principe doit donc être dichotomique . Cependant aux deux propositions
« être homme » et « ne pas être homme » , Aristote , contrairement à son
principe de dichotomie , en ajoute une troisième indéfinie , « être non­
homme » (Métaphysique, IV .4) . Cette proposition est caractérisée par un
sujet précédé de la négation, on l'appelle indéfinie . Voilà pour la qualité .
Quant à la quantité (Premiers analytiques , 1 . 1 ) la proposition est ou
générale , ou particulière , ou bien indéfinie . J'entends par indéfinie la
proposition qui affirme un prédicat , sans dire s'il s'applique au tout ou
seulement à la partie du sujet.
Cette trichotomie , car c'en est une , joue un grand rôle chez Kant .
Lorsque dans la Critique de la Raison pure (Analytique transcendantale)
il dresse la liste des jugements , il les examine au point de vue de la
quantité , qualité , relation , modalité . Or, à chacun de ces points de vue
il distingue trois espèces de jugements : 1° (quantité) généraux , particuliers ,
individuels - 2° (qualité) affirmatifs , négatifs , indéfinis - 3° (relation)
catégoriq ues , hypothétiques, disjonctifs - 4° (modalité) problématiques,
assertoriques, apodictiques. Pourquoi distinguer ainsi dans chaque genre
trois , et non pas deux espèces ? Kant le dit dans une note de la Critique
du jugement. Cette note montre bien la différence de l' aristotélisme et du
kantisme . Ainsi , une division purement logique et formelle est dichotomi­
que , une division réelle est trichotomique (5) .
Cette distinction du logique e t d u réel devient plus claire si l'on considère
une théorie de Kant , la théorie des contraires distinguée des contradicoires .
Deux contraires , dirait Aristote , ne peuvent être vrais ensemble , mais ils
peuvent être faux l'un et l'autre . Dans ce dernier cas , une troisième propo­
sition est possible , énonçant la nature du genre dont les contraires représen­
tent les espèces extrêmes . Là se trouve l'origine de la théorie kantienne
de l'opposition réelle distincte de l'opposition logique . Dans son opuscule
« Essai sur l'emploi des quantités négatives en philosophie » , l'opposition
logique , dit Kant, se fait en vertu du principe de contradiction (A, non­
A) et l'opposition réelle sans ce principe . Le résultat de l'opposition réelle ,
c'est un équilibre qui n'est pas un néant , le zéro réel n'est pas l'absurde .
L'immobilité est un état réel, et non pas quelque chose d'irreprésentable ,
d'impensable . Avant Kant , on ne considérait que l'opposition logique ;
l'opposition réelle n'a point de place dans Aristote . Toutefois , ses indica­
tions sur les jugements indéfinis sont déjà des pressentiments . Mais Aristote
n'a pas encore de principe qui lui fasse distinguer nettement la philosophie
de l'être et celle de la pensée.

Conversions et réductions . Voir la critique de M . Lachelier (Revue philo-

44
DU SYLLOGISME

saphique, mai 1876) (6) . M . Lachelier reste fidèle à Aristote , mais essaie
de corriger sa doctrine sur certains points . Le problème de la conversion
n'est qu'un cas particulier d'un problème plus général , la déduction immé­
diate . M . Lachelier ramène à trois cas la déduction dite immédiate . Subal­
ternation (tout A est B donc quelque A est B) - Conversion (tout A est
B , donc quelque B est A) - Contraposition (tout A est B , donc nul non­
B n'est A) . Or, il n'y a que deux sortes de subalternation , de conversion ,
de contraposition ; une subalternation par l'universelle affirmative , une
par l'universelle négative - de même pour la contraposition. M . Lachelier
appelle aussi contraposition ce qu'on appelle d'ordinaire conversion simple.
Enfin deux sortes de conversion , l'une par l'universelle affirmative , l'autre
par la particulière affirmative . M . Lachelier réserve le nom de conversion
à ce qu'on appelle conversion par accident . Il montre que chacune de ces
déductions prétendues immédiates est en réalité médiate , et constitue un
véritable syllogisme . De plus , chacun des modes de ces déductions dites
immédiates repose sur un principe spécial . La subalternation consiste dans
ce syllogisme : Tout A est B, or quelque A est A, donc quelque A est B
(syllogisme de la première figure) . Et son principe : nota notae est etiam
nota rei ipsius (7) . - La contraposition : Tout A est B , nul non-B n'est
B , nul non-B n'est A (syllogisme de la deuxième figure) avec son principe :
« sublata conditione, tollitur etiam conditionatum (8) . - Enfin la conver­
sion : Tout A est A, tout A est B , quelque B est A (syllogisme de la
troisième figure) avec ce principe : « nota rei est accidens notae alterius
(9) (un cas d'une chose est accident par rapport à un autre caractère de
cette même chose) . Dans la subalternation et la contraposition , l'univer­
selle affirmative est considérée comme l'expression d'une loi - dans la
conversion comme l'expression d"un fait. Ceci posé , M . Lachelier fait ren­
trer la déduction dite immédiate dans la déduction médiate , et de plus
nie l'utilité et la légitimité de la réduction de la deuxième et de la troisième
figure à la première , en disant que chaque figure a son principe propre .
Selon lui , les prétendues réductions ne sont que des cercles , assez innocents
d'ailleurs . Enfin , des 14 modes d'Aristote , aucun n'a besoin de démonstra­
tion , mais chacun d'eux se rattache au principe propre de la figure à
laquelle il appartient . La théorie d'Aristote est ainsi rendu plus cohérente .
Cependant , la critique anglaise (voir Liard , Logiciens anglais) ( 10) écarte
et rejette la logique d'Aristote , et la remplacce par une autre (voir Stuart
Mill , Hamilton, Spencer, Boole , Stanley Jevans) . Spencer dit ( 1 1 ) qu'en
fait, nous ne raisonnons pas toujours par syllogisme . Sans doute , dit-il , il
y a des vérités que nous établissons avec deux prémisses , mais il en est
d'autres, ou plus simples (et alors il n'y a pas de prémisses) ou plus
complexes , et alors la théorie aristotélicienne montre une conclusion issue
de deux termes , tandis qu'il y a dans la réalité une combinaison beaucoup
plus complexe . Tout cela est vrai , mais au point de vue de la conscience
réfléchie . Sans doute , avant de penser à la mineure , nous ne pensons pas
toujours à la majeure . Mais Spencer cherche comment les choses se passent
en fait . Il veut connaître le processus psychologique du raisonnement .
Aristote faisait tout autre chose : il cherchait les lois du raisonnement
idéal , parfait, tel qu'il existe à un point de vue abstrait, et non pas dans
la conscience individuelle ; en un mot , le raisonnement de la raison . La
critique de Spencer ne porte donc pas . Nous débutons par l'idée d'un

45
LEÇONS SUR ARISTOTE

objet particulier ; nous continuons par la proposition générale que nous


suggère la proposition particulière , et nous revenons enfin à celle-ci : nous
commençons donc et nous finissons , dans un acte de raisonnement , par
le particulier, mais au milieu se trouve le général . Tel est peut-être , en
effet, le processus psychologique ; mais ce qui le rend légitime , n'est-ce
pas aussi la loi trouvée par Aristote ?
Hamilton ( 12) fait à Aristote le reproche de n'avoir pas attribué de
quantité au prédicat, et de le laisser ainsi dans le vague . Or, quand je
dis : tout homme est mortel, le mot mortel a une quantité , il n'est pas
pris dans toute son extension . Tout homme = une partie seulement du
genre mortel. C'est la doctrine de la quantification du prédicat , d'où résul­
terait la possibilité de mettre le signe = entre le sujet et le prédicat . Dès
lors , la théorie du syllogisme peut être modifiée , et la logique traitée
comme l'algèbre . Plus de grand terme , ni de moyen, ni de petit ; plus de
figures . Le type de tout raisonnement est : A = B; B = C - Donc A =

C . Hamilton dit lui-même que toute conversion se réduit à une simple


équation . Il substitue le raisonnement algébrique au raisonnement logique .
Mais la critique la plus hardie est encore celle de Boole ( 13) et de
Stanley Jevans ( 14) . Pour le premier , la logique d'Aristote n'est qu'un cas
particulier de la logique générale . Dans l'ancienne analytique , toute infé­
rence est tirée ou d'une seule proposition (inférence immédiate) ou de
deux propositions (inférence médiate , syllogisme) . Mais là s'arrête pour
Aristote le procédé déductif. Il ne se demande pas quelles sont toutes les
relations possibles entre tous les termes, si nombreux qu'ils puissent être ,
d'une proposition donnée ; il ne se demande pas davantage quelles conclu­
sions résulteront d'un système de plus de deux principes . Et Boole pose
ainsi le problème : Etant donné un système d'un nombre quelconque de
termes , en éliminer autant de moyens termes qu'on voudra , et déterminer
toutes les relations impliquées par les prémisses entre les éléments qu'on
désire retenir . - Stanley Jevans va plus loin ; il arrive à la création d'une
machine logique , sorte de clavier avec des touches pour les termes sujets
et les termes prédicats. Mais c'est une complication plutôt qu'une simplifi­
cation de la logique aristotélicienne . En résumé , on ne l'a modifiée que
dans les détails . La grande différence entre elle et la logique moderne est
dans les différences de point de vue , point de vue de l'extension des idées
pour les anciens , et de leur application pour nous . Les aspects psychologi­
ques du raisonnement offrent matière à discussion , le côté tout logique
n'en offre pas .
LEÇON VIII

DE LA DÉMONSTRATION

Il y a chez Aristote une confusion du subjectif et de l'objectif qui rend


cette théorie obscure pour un moderne . Il n'attache auncune importance ,
en ce qui concerne la valeur objective des idées, à la question de savoir
si une idée vient de l'expérience ou procède a priori de notre esprit. Il
ne pourra pas l'analyser assez loin .
L'objet des Derniers analytiques n'est pas précis. Il y est question de la
démonstration , de la définition , de la dialectique . Il est malaisé de fixer
le rapport qui existe entre elles . L'idée générale de l'étude où nous entrons ,
la logique réelle , c'est la parfaite concordance de l'être et de la pensée ,
poussée si loin que l'expression même de la pensée, le langage , est considé­
rée comme une représentation de l'être (Métaphysique, VII . 5 ) . Le passage
de la logique formelle à la logique réelle n'est pas difficile pour Aristote .
Le caractère fini , d'exclusion réciproque que présentent les notions , Aristo­
te le transporte immédiatement aux choses . La démonstration , c'est-à-dire
l'explication des choses elles-mêmes, ne sera que l'application pure et
simple des principes posés dans la logique formelle . De la théorie à la
pratique , le passage est analytique . Le principe de contradiction , d'identité
s'applique immédiatement aux choses .
On peut , dans la logique réelle , distinguer trois parties principales : 1°
la théorie de la démonstration , ou apodictique (Derniers analytiques) ; 2°
la théorie de l'induction et du raisonnement dialectique ( Topiques , Der­
niers analytiques) , de ce raisonnement , on peut rapprocher le raisonnement
sophistique (Réfutations sophistiques) ; 3° la théorie de la définition , résul­
tat de la combinaison de la démonstration et de l'induction (Derniers analy­
tiques .

De la démonstration.

Dans les Derniers analytiques , 1 . 1 Aristote distingue les raisonnements


en deux catégories : les syllogismes et les inductions . Cette expression
semble indiquer qu'Aristote réserve le terme de syllogisme à un raisonne­
ment distinct de l'induction , à la démonstration . Mais selon lui , l'induction

47
LEÇONS SUR ARISTOTE

procède encore par syllogisme, comme le montrent d'autres passages .


« Toute conviction s'acquiert , en effet, par le syllogisme ou provient de
l'induction . L'induction, ou syllogisme inductif, consiste à conclure , en
s'appuyant sur l'un des extrêmes, que l'autre est attibué au moyen » (Pre­
miers Analytiques , II .23) . L'induction et le syllogisme inductif consistent
à prouver que le grand terme appartient au moyen par l'intermédiaire du
petit . Par exemple , appelons A le grand terme , B le moyen , C le petit ,
A et C seront les extrêmes . Dans Aristote , A est toujours le terme le plus
général , B vient après, et C est le moins général . Le mot moyen terme
avait pour Aristote son sens propre : le terme dont l'extension est véritable­
ment moyenne . L'homme , le cheval et le mulet vivent longtemps ; or
l'homme , le cheval et le mulet sont des animaux sans fiel ; donc les animaux
sans fiel vivent longtemps .
Ce syllogisme est légitime si l'on égale l'extension du petit terme à celui
du moye n , de manière à pouvoir convertir la seconde proposition ainsi :
« tous les animaux sans fiel sont l'homme , le cheval et le mulet . » Ce n'est
pas dans la forme que réside la difficulté , c'est dans la détermination d'une
condition relative aux choses mêmes , à la réalité . Il faudrait en effet savoir
si la deuxième proposition est légitimement convertible .
Les deux sortes de syllogismes sont bien caractérisés comme il suit :
« Car dans les cas où il y a un moyen terme , le syllogisme procède par le
moyen terme , et dans les cas où il n'y en a pas , par induction . - Et ,
d'une certaine façon , l'induction s'oppose au syllogisme : celui-ci prouve,
par le moyen, que le grand extrême appartient au troisième terme ; celle­
là prouve , par le troisième terme , que le grand extrême appartient au
moyen . Dans l'ordre naturel, le syllogisme qui procède par le moyen est
donc antérieur et plus connu , mais , pour nous , le syllogime inductif est
plus clair » (id . ) . C'est-à-dire si nous voulons obtenir l'évidence absolue ,
impersonnelle , nous devons mettre nos pensées dans le moule syllogistique ,
mais en fait, psychologiquement , ce n'est pas ainsi que nous procédons :
nous procédons par induction . Et la différence capitale qui existe entre le
syllogisme apodictique et le syllogisme inductif consiste en ceci : dans ce
dernier la proposition qui renferme le petit terme et le moyen est converti­
ble ; les deux termes ont la même extension ; dans le syllogisme déductif,
cette proposition n'est pas convertible .
Le point de départ du syllogisme apodictique , c'est la proposition apodic­
tique . « La prémisse démonstrative diffère de la prémisse dialectique en
ce que , dans la prémisse démonstrative , on prend l'une des deux parties
de la contradiction » (Premiers Analytiques , 1 . 1 ) . La proposition apodicti­
que consiste à opter pour l'un des termes de l'alternative , de la contradic­
tion . « Car démontrer , ce n'est pas demander, c'est poser . » (id . ) Celui
qui démontre ne demande pas mais opte . Demander l'alternative , c'est la
définition de la dialectique . D 'ailleurs , l'une et l'autre propositions peuvent
fournir des syllogismes. « Mais il n'y aura aucune différence en ce qui
concerne la production même du syllogisme dans l'un et l'autre cas : en
effet, qu'on démontre ou qu'on interroge , on construit le syllogisme en
posant que quelque chose appartient ou n'appartient pas à une autre chose .
Il en résulte qu'une prémisse syllogistique prise en général sera l'affirma­
tion ou la négation de quelque chose au sujet de quelque chose » (id . ) .
Celui qui démontre aussi bien que celui qui demande , raisonne par syllogis-

48
DE LA D É MONSTRATION

me du moment qu'il admet un prédicat appartenant à un sujet. Pour


qu'une proposition soit syllogistique , il suffit qu'elle affirme ou nie quelque
chose de quelque chose , un prédicat d'un sujet. La proposition sera apodic­
tique si elle est vraie et si elle résulte des principes . La proposition dialecti­
que est dans les prémisses la demande d'une alternative ; dans la conclu­
sion , l'adoption de ce qui paraît et ce qui est vraisemblable.
Cette question est expliquée dans le De interpretatione et par la logique
des futurs . Aristote établit que le principe de contradiction ne s'applique
pas au futur de la même façon qu'au présent et passé . Il est nécessaire
que ce qui est soit, lorsqu'il est , mais il ne s'ensuit pas qu'il est nécessaire
que tout être soit ou que tout non-être ne soit pas . Car ce n'est pas la
même chose de dire que tout est nécessairement , lorsqu'il est , et de dire
qu'il est nécessaire qu'il soit ainsi , abstraction faite du temps . Ce qui est
nécessaire à l'égard du futur , c'est que l'alternative soit posée . Il est
nécessaire qu'A ou B se produise , que l'un des deux termes de l'alternative
soit vrai , l'autre faux ; mais non que A soit vrai , et B faux, ou B vrai et
A faux . Dans le futur se trouve un élément contingent . Deux termes sont
posés , voilà ce qui est nécessaire ; quant à celui des deux qui se réalisera ,
voilà ce qui est contingent. La prémisse d'une proposition contradictoire
est la position d'une alternative . Le jugement dialectique pose une alterna­
tive , et le syllogisme dialectique conclut en optant prématurément , avant
l'événement , par des raisons non intrinsèques, pour l'un des deux termes
de l'alternative . Aussi n'arrive-t-il qu'à l'opinion commune . Au contraire ,
la démonstration est un syllogisme dont les prémisses sont des propriétés
nécessaires (Analytiques postérieurs , I 4 ) . .

Tout syllogisme se compose donc soit de propositions nécessaires , soit


de propositions exprimant ce qui arrive le plus souvent . Dans le premier
cas , la conclusion aussi est nécessaire ; dans le deuxième cas , il y a sans
doute encore syllogisme , mais non plus démonstration . « Car tout syllogis­
me procède par des prémises nécessaire ou simplement constantes , la
conclusion étant nécessaire si les prémisses sont nécessaires , et seulement
constante si les prémisses sont constantes » (Analytiques postérieurs , I . 30) .
« Un syllogisme peut assurément exister sans ces conditions » (id, I ,2) .
La démonstration est la forme suprême du raisonnement. Elle donne
non seulement le fait, mais encore le pourquoi (Analytiques postérieurs ,
I , 13) . Mais en quoi consiste l'élément nécessaire impliqué par la démons­
tration ? Aristote définit le nécessaire (Analytiques postérieurs , I .4) ce qui
appartient essentiellement à tous les objets d'une même espèce . Il y a
autant de caractères appartenant nécessairement aux êtres qu'il y a de cas
généraux . Le général proprement dit ce n'est pas seulement ce qui est
commun à un certain nombre d'objets , c'est ce qui appartient à un être
ou une collection , essentiellement , ce qui appartient à un être en tant qu'il
est lui et non un autre , par exemple l'homme en tant qu'homme . Aristote
cherche ainsi toujours à déterminer l'essence , le caractère essentiel d'un
être ; il a eu le sentiment de l'induction moderne et de ses difficultés :
l'énumération d'un certain nombre de sujets de même espèce possédant
tous un prédicat ne prouve nullement que ce prédicat appartient essentielle­
ment à l'espèce elle-même .
La démonstration comprend de toutes façons trois éléments : 1° ce qu'il
s'agit de prouver, ou le prédicat qu'il s'agit d'affirmer d'un sujet ; 2° les

49
LEÇONS SUR ARISTOTE

principes d'où le raisonnement déduira cette attribution du prédicat au


sujet ; 3° la chose à laquelle il s'agit d'attribuer le prédicat ( 1 ) « C'est
.

qu'en effet , toute science démonstrative tourne autour de trois éléments :


ce dont elle pose l'existence (c'est-à-dire le genre dont elle considère les
propriétés essentielles) ; les principes communs , appelés axiomes , vérités
premières d'après lesquelles s'enchaîne la démonstration ; et , en troisième
lieu, les propriétés , dont la science pose , pour chacune , la signification »
(Analytiques postérieurs , 1 . 10) . Et : « Mais il n'est pas moins vrai que , par
nature , les éléments de la démonstration sont bien au nombre de trois :
le sujet de la démonstration , les propriétés qu'on démontre , et les principes
dont on part » (id . ) . Et ailleurs : « La démonstration doit nécessairement
partir de certaines prémisses , porter sur une certaine essence , et démontrer
certaines propriétés » (Métaphysique , 111 . 2) . Donc trois choses à considé­
rer : le genre (ou sujet) , les propriétés et les principes . Ou plutôt deux
seulement : principes et genre , car les propriétés appliquées au genre résul­
tent des principes . C'est l'application au genre des manières d'être énon­
cées dans les principes .
Si la démonstration doit opérer au moyen de propositions nécessaires ,
il doit y avoir des propositions nécessaires relatives au genre aussi bien
que des propositions nécessaires universelles , qui constituent les axiomes.
Il faut que tout soit nécessaire dans la démonstration . Aristote développe
cette condition dans les Analytiques postérieurs , 1 . 6 . Le syllogisme , dit-il ,
repose sur des prémisses qui énoncent le ti esti, l'élément nécessaire des
choses ; et le rapport du moyen terme aux deux autres doit être lui-même
nécesssaire . Si le moyen terme n'est pas contenu nécessairement dans le
grand, et ne contient pas nécessairement le petit, on ne sait pas le pour­
quoi ; quand même la conclusion serait nécessaire , elle ne le serait pas à
l'aide du moyen terme , puisqu'alors le moyen serait contingent . Or il faut
que la conclusion soit nécessaire . Il ne suffit pas que la conclusion soit
nécessaire , considérée en elle-même : il faut encore que la matière du
raisonnement lui-même soit nécessaire , c'est-à-dire que le moyen terme
relie nécessairement le petit au grand. Or cette condition sera remplie si
l'on considère que les démonstrations , dans leurs prémisses , ne doivent
pas passer d'un genre à un autre , excepté lorsqu'un des genres est subor­
donné à l'autre . Cette idée est très importante : les genres sont regardés
comme distincts les uns des autres , comme nécessairement séparés ; et s'il
y a des principes communs à tous les genres, garantissant ainsi l'unité de
la science , il y a de plus des principes propres , fournissant pour chaque
classe d'objets une explication appropriée . Ce n'est donc pas expliquer les
choses que de les rattacher immédiatement au principe suprême ; il faut
les rattacher d'abord à leurs principes propres .
On ne saurait démontrer en passant d'un genre dans un autre (Analyti­
ques postérieurs , 1 .7) ; ainsi la géométrie ne pourrait s'expliquer par l'arith­
métique (remarquons que cela se fait maintenant) . Pour Aristote les genres
sont tellement séparés que le passage n'est pas possible de l'un à l'autre ,
même entre deux genres parallèles : il faut que l'un soit contenu dans
l'autre . Il est impossible , dit Aristote , d'adapter aux grandeurs les démons­
trations propres aux nombres, à moins que les grandeurs soient des nom­
bres . Aristote exagère ainsi les différences de ces genres . La démonstration
arithmétique reste constamment dans le genre qui lui est propre . Il faut

50
DE LA D É MONSTRATION

donc que le genre soit le même , ou qu'il y ait au moins analogie , si l'on
veut que la démonstration puisse passer d'un genre à l'autre (2) . Autrement
la chose est impossible . Car il faut que les extrêmes et le moyen terme
appartiennent au même genre . S'il n'en est pas ainsi , on n'obtient que
des accidents , et non pas des prédicats essentiels au sujet. Le seul cas où
on puisse passer d'un genre à l'autre , c'est lorsque celui-ci se trouve dans
le premier (« à moins que ces théorèmes ne soient l'un par rapport à l'autre
comme l'inférieur au supérieur, par exemple les théorèmes de l'optique
par rapport à la géométrie , et ceux de l'harmonique par rapport à l'arithmé­
tique » , id . ) . De même encore , si quelque chose appartient aux lignes ,
non pas en tant que lignes, mais par accident , comme la beauté à la ligne
droite , il n'appartient pas à la géométrie de démontrer cette proposition .
Car ce caractère , la beauté , n'appartient pas à la ligne en vertu de son
essence , comme quelque chose qui lui est propre , mais plutôt comme
quelque chose de commun. Il faut donc recourir en ce cas aux principes
communs , et laisser les principes propres. « La géométrie ne peut pas non
plus prouver des lignes quelque propriété qui ne leur appartienne pas en
tant que lignes , c'est-à-dire en vertu des principes qui leur sont propres :
elle ne peut pas montrer, par exemple , que la ligne droite est la plus belle
des lignes ou qu'elle est la contraire du cercle , car ces qualités n'appartien­
nent pas aux lignes en vertu de leur genre propre , mais en tant qu'elles
constituent une propriété commune avec d'autres genres » (id . ) .
Une chose n e peut donc être entièrement prouvée que par ses principes
propres . Seulement il est très difficile de savoir si l'on a réellement rattaché
la chose aux principes de son genre . Quand nous déduisons la chose de
certains principes vrais et premiers , nous croyons savoir . Il faut une identité
de genre entre la conclusion et les prémisses . Cette doctrine d'Aristote
est très précise . Il ne peut plus être question de tout expliquer par l'eau ,
le feu , l'infini . L'idée de la science , c'est-à-dire d'une explication tirée des
causes prochaines, immédiates , a fait de grands pas . Platon cherchait en­
core une idée pour chaque chose : tautologie pure . Aristote établit un
rapport précis entre la chose à démontrer et ce qui la démontre : c'est le
rapport de l'espèce au genre (3) . Il ne faut pas aller immédiatement du
genre suprême aux derniers individus . Mais entre les deux il y a une
hiérarchie bien définie d'êtres intermédiaires. Aristote constitue la science
proprement dite , par cette idée de principes particuliers à chaque genre .
La science a désormais son domaine propre , quoique encore enfermé dans
celui de la métaphysique . En même temps Aristote conçoit les genres
comme obj ectivement séparés les uns des autres . Aristote en effet ne
distingue pas l'être de la pensée : le principe de la pensée est précisément
cette exclusion réciproque de l'être et du non-être . Aristote ne comprend
pas plus dans les choses que dans les idées comment l'être et le non-être
pourraient être associés. Admettre , en effet , d'un genre à l'autre un passa­
ge insensible , une transition , ce serait admettre que l'un et l'autre se
rapprochent , se combinent , en un mot sont identiques. Ce serait violer le
principe de contradiction . Donc Aristote reste fidèle au principe de Platon ,
qui faisait exister aussi les idées en dehors les unes des autres ; et l'esprit
humain reste aussi fidèle à cette doctrine toutes les fois qu'il se place au
point de vue dogmatique . C'est le point de vue critique qui permet seul
de supprimer la séparation des genres , de les rapprocher, de supposer

51
LEÇONS SUR ARISTOTE

entre eux des transitions insensibles . Etant donnée la méthode de la synthè­


se subjective , cette association de l'être et du non-être n'est plus contradic­
toire pour l'esprit humain, puisque c'est lui même qui rapproche et combine
les idées et les transforment l'une dans l'autre . L'action comporte l'indéfini
que les choses excluent .
Les principes communs à toutes les sciences sont comme la majeure de
la science universelle ; les principes propres à chaque science en sont les
mineures. Aristote ne donne pas la liste de ces derniers . Quant aux autres,
ils se ramènent au principe de contradiction . Aristote en a perfectionné
la formule en disant qu'il est impossible que deux prédicats opposés appar­
tiennent à un seul et même sujet, dans les mêmes conditions et dans le
même temps . Avec le principe ainsi perfectionné , Aristote réfute cette
assertion des sophistes que les choses sont pour chaque homme telles
qu'elles lui apparaissent (4) . Au principe de contradiction , Aristote joint
le principe de l'exclusion d'un moyen terme entre les deux termes de la
contradiction . Ces principes sont indémontrables : la raison les perçoit im­
médiatement .
Les principes propres à chaque science sont-ils également indémontra­
bles ? Oui . Autrement la démonstration serait impossible. Elle est sans
valeur si l'on admet un progrès à l'infini dans la série soit des grands
termes , soit des moyens, soit des petits . Il faut donc arriver à des principes
premiers , aussi bien dans la série des moyens termes et des petits , que
dans celle des grands . Il y a donc une science immédiate des principes
propres aussi bien que des principes suprêmes communs à tout . Les prin­
cipes propres sont aussi des principes premiers ; mais en quel sens ? Zeller
dit que c'est l'expérience qui les fournit immédiatement ; il s'appuie sur
ce texte : « Mais dans chaque science les principes propres sont les plus
nombreux . Par suite , il appartient à l'expérience de fournir les principes
afférents à chaque sujet . Je veux dire que , par exemple , c'est l'expérience
astronomique qui fournit les principes de la science astronomique . » (Pre­
miers Analytiques , 1 . 13) ; et il ajoute qu'Aristote considérait comme des
vérités données immédiatement des j ugements qui pour nous sont très
complexes et supposent plusieurs raisonnements . Mais s'il est vrai que
l'esprit part de l'expérience dans la possession des principes propres , ceux­
ci pourtant n'en dérivent pas . Autrement la démonstration ne serait plus
nécessaire . Le noûs est le point de départ de la science , ou bien des
principes . L'expérience n'est à l'égard des principes propres qu'une cause
occasionnelle , indispensable il est vrai ; mais elle n'en est pas la source .
C'est la raison qui fournit les propres comme les communs ; elle fournit
ceux-ci par elle-même , immédiatement , les autres médiatement , à l'aide
de l'expérience . Cette nécessité attribuée à des principes que l'expérience
contribue à former étonnerait Kant. Mais il n'y a rien là d'étonnant ,
puisqu'Aristote admet l'harmonie préétablie de l'esprit et de son objet.
La démonstration pour Aristote a donc une valeur objective . Dans les
choses il existe des genres distincts les uns des autres , comme l'exige la
démonstration d'après le principe de contradiction .
LEÇON IX

L'INDUCTION

Aristote semble être véritablement le fondateur de la philosophie de


l'induction . Mais il est difficile, presque impossible , de déterminer avec
précision sa théorie à son sujet . Le plus souvent , il oppose induction
(epagôgè) et syllogisme (sullogismôs) comme deux manières d'apprendre :
« Nous n'apprenons que par induction ou par démonstration » (Analytiques
postérieurs , 1 . 18) . Le syllogisme opposé à l'induction est le syllolgisme
apodictique : c'est la démonstration . Mais l'induction est aussi un syllogis­
me en un sens . Aristote rapporte à Socrate le mérite d'avoir le premier
distingué les discours inductifs des autres modes de la pensée : « Il y a
deux découvertes, en effet, dont on pourrait , à j uste titre , rapporter le
mérite à Socrate : le discours inductif et la définition générale , qui , l'un
et l'autre , sont au point de départ de la science . » (Métaphysique, XIII .4)
( 1 ) . On voit l'importance qu'Aristote donne à l'induction : elle se rapporte
au principe même de la science . En quel sens ? Aristote le dit : « Or la
démonstration se fait à partir de principes universels , et l'induction , de
cas particuliers . Mais il est impossible d'acquérir la connaissance des uni­
versels autrement que par induction . » (Analytiques postérieurs , 1 . 18) . Il
est impossible d'arriver à la conception des principes généraux si ce n'est
à l'aide de l'induction . C'est donc l'induction qui fournit à la démonstration
même ses propositions générales . C'est dire , puisque la démonstration
opère d'une manière nécessaire , que la conception des principes universels
et nécessaires est impossible sans l'induction .
Toute acquisition de science suppose des connaissances préalables sur
lesquelles elle vient pour ainsi dire se greffer : nous ne connaissons j amais
qu'en rattachant une perception à des formes préexistantes dans notre
esprit et comme à des connaissances latentes. « Mais tout enseignement
donné vient de connaissances préexistantes, comme nous l'établissons aussi
dans les Analytiques , puisqu'il procède soit par induction, soit par syllogis­
me . L'induction dès lors est principe aussi de l'universel , tandis que le
syllogisme procède à partir des universels . Il y a par conséquent des prin­
cipes qui servent de point de départ au syllogisme , principes dont il n'y
a pas de syllogisme possible , et qui par suite sont obtenus par induction . »
(Ethique à Nicomaque, Vl . 3) . L'induction est le point de départ de la

53
LEÇONS SUR ARISTOTE

science même des choses générales . Or ces propositions générales sont les
principes d'où part le syllogisme , principes ne se démontrant pas eux­
mêmes par voie syllogistique, mais qui sont le résultat de l'induction . Telle
est l'importance attribuée par Aristote à l'induction : elle fournit au syllo­
gisme apodictique les propositions qui lui servent de point de départ .
L'induction prend pour point de départ le particulier , pour arriver au
général . C'est la détermination de principes généraux au moyen d'éléments
particuliers . « C'est en prouvant l'universel par le fait que le particulier
est évident » ( Analytiques postérieurs , 1 . 1 ) . Les raisonnements inductifs
montrent (non pas tirent, extraient , forment , mais seulement montrent)
le général à l'aide de l'évidence du particulier. L'induction fait ainsi passer
du connu à l'inconnu : elle vient immédiatement après la sensation qui
reste le point de départ .
Aristote nous donne le mécanisme de l'induction dans les Premiers
analytiques , 1 1 . 23 et 25 . Soient A et C les deux termes extrêmes , et B le
moyen terme . L'induction a pour objet de montrer à l'aide du petit terme
C que le grand terme A appartient au moyen, que B est A, uparkei [est
à, appartient] , le mot propre pour exprimer le rapport d'attribut à substan­
ce , ce qui donne toujours le rôle de sujet au terme le plus général dans
la proposition ; et les termes A, B, C sont rangés dans leur généralité
décroissante . Au lieu de dire B est A, Aritote dit A est à B. Soit A
représentant le terme « vivre longtemps » ; B le terme « dépourvu de fiel » ;
C le terme « les espèces qui vivent longtemps comme l'homme , le cheval ,
le mulet » . Voici comment se construit l'induction :
lère proposition : A toute l'extension de C appartient A , ou : tout C
est A, c'est-à-dire toutes les espèces qui n'ont pas de fiel vivent longtemps ,
toute la collection , toute la série des êtres sans fiel.
2° proposition : Tout C est B, c'est-à-dire la série des êtres considérés
(l'homme , le cheval , le mulet) est sans fiel .
3° proposition : Si maintenant on substitue C à B et réciproquement ,
et si C le petit terme ne surpasse pas en extension le moyen B , en d'autres
termes si on convertit la 2° proposition : « tout C est B » en celle-ci : « tout
B est C », tous les êtres sans fiel sont l'homme , le cheval , le mulet ; alors
il est nécessaire que A appartienne à B , ou que tout B soit A, que tous
les animaux sans fiel vivent longtemps ( Premiers Analytiques , 11 .23) .
En résumé , voici le syllogisme :
l'homme , le cheval , le mulet vivent longtemps ;
or l'homme , le cheval , le mulet sont des animaux sans fiel - et (par
conversion) tous les animaux sans fiel sont l'homme , le cheval , le mulet ;
donc tous les animaux sans fiel vivent longtemps . Aristote indique aussi­
tôt après sur quoi se pose la légitimité de la conclusion : Si deux prédicats
peuvent être affirmés d'un même terme , et si l'extrême (le sujet , le petit
terme) peut être changé en l'un de ces deux prédicats , l'autre prédicat
peut être également affirmé du terme ainsi substitué (id . ) . Dans le cas
particulier qui nous occupe , A et B peuvent être également affirmés de
C ; de plus C peut être mis à la place de B ; donc A peut être affirmé de
B. La condition du raisonnement est donc la possibilité d'intervertir les
deux termes A et B ou de convertir la 2° proposition . Aristote dit en quoi
consiste cette conversion : il faut considérer C, le petit terme (c'est-à-dire
l'homme , le cheval , le mulet) comme comprenant tous les individus ou la

54
L'INDUCTION

série totale des cas où se réalise l'idée générale (id . ) . Telle est la condition
de l'induction : car l'induction se fait au moyen de la totalité .
L'induction est donc encore un syllogisme , mais qui diffère du syllogisme
proprement dit : « Ce genre de syllogisme sert à procurer la prémisse
première et immédiate : car dans les cas où il y a un moyen terme, le
syllogisme procède par le moyen terme , et dans les cas où il n'y en a pas ,
par induction . - Et, d'une certaine façon , l'induction s'oppose au syllogis­
me : celle-ci prouve , par le moyen , que le grand extrême appartient au
troisième terme ; celle-là prouve , par le troisième terme , que le grand
extrême appartient au moyen » (id . ) . Ainsi le syllogisme inductif dérive
tout entier de la proposition première et immédiate ; le moyen terme n'y
joue pas le rôle d'intermédiaire qu'il joue dans le syllogisme proprement
dit . Tandis que le syllogisme , qui se fait à l'aide d'un moyen terme , établit
un lien entre le grand terme et le petit, à l'aide du moyen , l'induction ,
au contraire , relie le grand au moyen , à l'aide du petit. Le mot « moyen »
signifie ici : « terme d'une extension moyenne » et non plus terme intermé­
diaire , trait d'union. On montre à l'aide de C que B est A, en montrant
que B égale en extension C duquel on sait expérimentalement , immédiate­
ment qu'il est A. La proposition première est : « tout C est A » , on en
tire : « B est A » en regardant B comme égal à C. Aristote termine le
chapitre en disant que , si l'on considère les choses en elles-mêmes , dans
la nature , le syllogisme à l'aide d'un moyen terme est antérieur, plus facile
à connaître ; mais par rapport à nous , à notre point de vue , c'est le
syllogisme inductif.
Mais il y a des difficultés . Le syllogisme se fait à l'aide d'un moyen
terme et l'induction n'a pas de moyen terme . Cependant Aristote présente
l'induction sous forme syllogistique, sauf à dire ensuite qu'elle s'oppose
au syllogisme . Comment concilier tout cela ? Voici : l'induction est un
syllogisme quant à la forme , c'est-à-dire que nous devons lui donner la
forme du syllogisme , si nous voulons nous rendre un concept exact de la
valeur qu'elle possède . Le syllogisme est la forme générale du raisonne­
ment : non seulement les syllogismes dialectiques et apodictiques se for­
ment à l'aide des figures indiquées , mais de même les syllogismes de la
rhétorique , et plus généralement toute démonstration , quelle qu'en soit
la matière (id . ) . Il suit de là qu'Aristote ne prétend pas présenter le
syllogisme comme la forme sous laquelle tous les raisonnements se produi­
sent dans notre esprit, mais seulement comme la forme que nous devons
leur donner pour les rendre aussi convaincants que possible (2) . Le syllogis­
me est donc une forme toute logique , destinée à donner le plus haut degré
de persuasion que comporte un raisonnement . Cette forme , Aristote l'ap­
plique à l'induction comme à tout le reste . Mas c'est précisément ainsi ,
c'est-à-dire en mettant l'induction sous forme de syllogisme , qu'on rend
sensible et manifeste la différence qui existe entre le syllogisme proprement
dit et l'induction . Réduire ainsi l'induction au syllogisme , c'est montrer
avec évidence que l'induction n'est pas un syllogisme . On ne l'aurait pas
vu sans cela . Pour savoir quelle est la valeur d'un raisonnement , mettons
le dans le moule ou dans le cadre du syllogisme . Aristote a très bien vu
qu'il y a dans l'hypothèse de la conversion de « l'homme , le cheval et le
mulet » en « tous les animaux sans fiel » quelque chose d'étranger à la
démonstration proprement dite . Il a distingué l'induction de la démonstra-

55
LEÇONS SUR ARISTOTE

tian , et s'il les rapproche parfois , c'est pour en mieux montrer les diffé­
rences.
Qu'est-ce qui rend possible et légitime cette conversion de la seconde
proposition ? Aristote admet-il que nous puissions obtenir l'idée d'une
classe par l'énumération complète de tous les individus qui la composent ?
L'extension du terme « sans fiel » est-elle considérée par Aristote comme
égalée par le sujet où sont énumérés les animaux sans fiel ? L'homme , le
cheval et le mulet forment-ils dans sa pensée la série totale des animaux
sans fiel ? Aristote ne l'a pas cru . Il a même dit tout le contraire . Le mot
« tel que » est significatif. Aristote dit « les animaux sans fiel tels que l'hom­
me , etc » . Il ne songe pas à donner la liste complète . Mais croit-il au moins
qu'on puisse la donner, et prescrit-il de la donner ? Ni l'un ni l'autre . Il
est certain qu'il ne saurait admettre que cette liste puisse être dressée . En
effet, les objets particuliers ne sont connus que par la sensation . Or la
sensation n'atteint que le particulier et le contingent , non pas le nécessaire
et le général . On ne pourrait , par un développement analytique de la
sensation , tirer le général du particulier. La sensation est une diminution
de la noèsis : la noèsis n'est point une partie de la sensation . L'objet de
la sensation participe de la matière . Non seulement la sensation ne pourrait
pas nous donner la série totale des êtres d'une classe , mais cette série
totale n'existe même pas . La série totale des individus d'une espèce n'existe
pas pour Aristote : elle est infinie . S'ensuit-il que l'induction est impossi­
ble ? L'induction, a dit Aristote , se fait au moyen du tout . Or si le tout
est inconnu , si le tout même n'existe pas , l'induction semble bien impossi­
ble . Cependant elle ne l'est pas pour Aristote , puisque c'est elle qui fournit
à la démonstration même ses principes . Or la démonstration existe certai­
nement : donc l'induction doit exister aussi , et même une induction qui
arrive au nécessaire . Cependant il est impossible d'obtenir une énuméra­
tion complète de tous les cas particuliers . On le voit, le problème se pose
de mieux en mieux . D 'abord l'induction par énumération simple est écartée
a posteriori comme impossible pour nous , a priori comme impossible en
soi . Cependant , l'induction existe , elle aboutit même au nécessaire . Com­
ment donc distinguer les cas où l'induction est légitime ? Le problème est
difficile , et même à ce qu'il semble insoluble pour Aristote . Pour lui la
difficulté est en effet plus grande , puisque l'induction , a-t-il dit , arrive aux
premiers principes de la démonstration , laquelle opère sur le nécessaire .
Mais du moins le problème est bien posé . Aristote montre que toute la
difficulté se trouve dans le passage du particulier au général , et que ce
passage ne peut pas être analytique , parce que nous n'avons pas les moyens
de connaître tous les individus d'une série, et que cette série totale n'existe
même pas . Ce qu'on ne peut comprendre , c'est ce passage de quelques­
uns à tous , du moins au plus . Cette disproportion des deux termes , l'expé­
rience et l'idée , semble immédiate . Il n'y a pas de proportion entre les
phénomènes observés et l'affirmation relative à ces phénomènes.
Quels sont les cas où l'induction est légitime ? Pour Aristote , il y a deux
sortes de propositions immédiates : 1° des propositions rationnelles ; 2°
des propositions expérimentales , ces dernières ne sont que les principes
propres (Premiers analytiques , 1 . 30, 46 a 17) . Aristote dit en effet des
principes propres : « Mais dans chaque science les principes propres sont
les plus nombreux . Par suite , il appartient à l'expérience de fournir les

56
L'INDUCTION

principes afférents à chaque sujet . » C'est l'expérience qui donne ces prin­
cipes particuliers . Mais alors quelle idée Aristote se fait-il donc de l'expé­
rience ? Pour lui c'est une source de certitude immédiate , dont la valeur
est égale à celle de la source rationnelle . Il faut toujours en revenir, pour
comprendre la philosophie ancienne , à ce grand principe : on admettait
l'harmonie parfaite de la pensée et des choses ; on ne distinguait pas encore
le subjectif et l'objectif : par conséquent , peu importait la source de nos
connaissances, qu'elles viennent du dedans ou du dehors . Sont-elles média­
tes ou immédiates ? Tout était là . Or Aristote admet qu'il y a une expé­
rience immédiate , l'expérience du simple . Pour nous encore d'ailleurs , la
loi c'est un fait , puisque souvent un seul fait bien observé nous donne
une loi , mais un fait simple , immédiatement aperçu . Pour Aristote , l'expé­
rience ne se produit pas en dehors de la pensée , elle enveloppe l'opération
de la pensée . Nous percevons des êtres individuels ; mais l'objet propre
de la perception , c'est l'universel . Considérons la perception immédiate :
l'universel qu'elle enveloppe est , suivant Aristote , le genre immédiatement
supérieur au particulier qui est perçu dans la sensation . Si donc nous
affirmons de l'individu la généralité aperçue immédiatement , notre affirma­
tion dépasse la sensation comme telle , mais elle ne dépasse pas le total
de ce qui nous est donné . Nous percevons le général dans le particulier,
mais seulement le général qui vient immédiatement au-dessus du particulier
dont il s'agit : celui-là seul peut être affirmé légitimement .
Cette théorie se comprend mieux chez Aristote que chez un moderne .
En effet , pour Aristote , l'induction cherche l'essence sous l'accident ; et
Aristote admet un rapport analytique entre l'un et l'autre , entre le général
et le particulier. L'induction , pour nous , cherche non pas l'essence , mais
seulement la cause antécédente , hétérogène , inconditionnée . Pour nous
le général n'est plus une essence générale qui soit au particulier comme
le tout est à la partie ; il n'y a pas entre le général et le particulier ce
rapport analytique qui faisait que l'un et l'autre étaient perçus simultané­
ment , l'un dans l'autre . Pour nous le général n'est plus A ou B , c'est la
liaison de A et B, c'est le rapport , la loi . Or en premier lieu , la cause
n'est pas toujours liée évidemment au phénomène par concomitance ou
par succession ; le phénomène est souvent éloigné de sa cause dans la
perception . En second lieu , même quand nous percevons à la fois la cause
et le phénomène , ce sont toujours , selon la doctrine moderne , deux choses
extérieures l'une à l'autre , hétérogènes . Cette hétérogénéité nous empêche
précisément de concevoir le rapport nécessaire que nous cherchons . La
notion de B étant extérieure à celle de A, la liaison de A et de B ne
s'impose nullement à nous , et le problème reste seulement posé , mais non
résolu . Nous avons besoin d'autre chose encore pour lier entre eux A et
B , dont les notions ne rentrent pas l'une dans l'autre . Hume propose une
solution, Kant une autre , mais pour tous deux Aristote ne fait que poser
le problème .
M . Zeller, après avoir montré que l'essence de l'induction est la converti­
bilité de la seconde proposition d'un syllogisme , dit ensuite qu'Aristote
cherche dans la dialectique un moyen de combler le vide que laisse néces­
sairement l'observation . Aristote , pour établir une proposition générale ,
aurait recours à des observations particulières . Mais Aristote dit aussi que
l'induction fournit à la démonstration même ses prémisses . L'induction ne

57
LEÇONS SUR ARISTOTE

se forme donc pas seulement à l'aide du raisonnement dialectique . Celui­


ci ne suffirait pas à l'induction pour établir des propositions nécessaires.
Il y a pour Aristote une expérience immédiate , laquelle embrasse le général
en même temps que le particulier , et de plus Aristote admet entre ces
deux termes un rapport analytique . Cette expérience immédiate est le
fondement de l'induction . Cependant , dans certains cas , la conversion ,
sans être légitime , n'est pas non plus tout à fait interdite . On peut alors ,
on doit même se demander, dans quelle mesure une telle conversion est
admissible . Ici , la dialectique intervient , la dialectique dont l'objet est
précisément ce qui peut être et ne pas être . Elle recherche donc si une
conversion est ou n'est pas légitime . Mais elle n'a rien à faire quand il
s'agit d' une expérience immédiate . Celle-ci a certainement une valeur
supérieure à celle que lui donnerait la dialectique qui se tient toujours
entre le oui et le non , accordant une certaine valeur à l'un comme à l'autre .
LEÇON X

LA DIALECTIQUE ET LA DÉFINITION

La dialectique a pour objet des termes communs (koina) (Réfutations


sophistiques 9 , 170 a 36) . Ce ne sont pas les termes généraux proprement
dits , ta katholou. Entre eux , la différence est la même qu'entre le contin­
gent et le nécessaire . En tant qu'elle a pour objet des termes communs ,
la dialectique est plus voisine du syllogisme que l'induction élémentaire
ou simple colligation ( Topiques , VIII . 2 , 157 a 18) . Mais il y a, de plus ,
l'induction supérieure qui de la simple colligation s'élève à la détermination
de concepts qui dépassent en extension l'ensemble des faits observés . La
dialectique ne va pas aussi loin que cette induction qui s'élève jusqu'au
nécessaire . Le domaine propre de la dialectique est l'opinion , doxa, la­
quelle a pour caractère d'être susceptible de vérité ou de fausseté . Et il
y a deux sortes d'opinions , l'une a pour objet le général , l'autre se rapporte
aux objets particuliers et est gouvernée par la sensation : « La prémisse
universelle est une opinion , et l'autre a rapport aux faits particuliers , où
la perception dès lors est maîtresse » (Ethique à Nicomaque , VIl . 5 , 1 147
a 25) .
Ainsi la dialectique ne prend pas pour matière les faits directement
observés, l'expérience , mais les opinions . Elle considère les thèmes propo­
sés par le sens commun ou par les philosophes , et en éprouve la valeur,
mais sans aller jusqu'à la source même de ces opinions, laquelle est la
considération de la nature elle-même . Elle cherche de toutes les opinions
laquelle est la plus vraisemblable ( 1 ) .
Procédés de la dialectique . C'est un examen contradictoire (cross-exami­
nation) (2) . Elle cherche ce que l'on peut dire pour et contre une opinion .
Elle pose des thèses , puis des antithèses ( Topiques, VllI , 14) .
L'antithèse est une seconde proposition opposée à la première (Premiers
Analytiques , 1 1 . 26) La thèse ( Topiques, VIII , 14) consiste à faire un le
multiple , c'est-à-dire à rassembler dans une seule proposition la matière
de toute la discussion. Au contraire l'antithèse consiste à faire l'un multi­
ple ; en effet, la contradiction , ou bien distingue , ou bien repousse , accor­
dant l'une , niant l'autre des propositions avancées . Toute l'argumentation
de l'Ecole se trouve en germe ici . La réfutation est « un syllogisme qui
établit la contradiction » (Premiers Analytiques , 1 1 . 20 , 66 b 1 1 ) .

59
LEÇONS SUR ARISTOTE

L'examen contradictoire du oui et du non . Le moyen-âge n'a vu que


ce côté de la logique aristotélicienne (3) . De là vient qu'il ne s'occupa
jamais que de thèses, laissant là l'observation de la nature . Mais Aristote
ici ne veut être que logicien et non pas , comme ailleurs , métaphysicien
et savant .
Le dialecticien soulève à dessein des difficultés ( Topiques , VIII . 1 1 , 162
a 17). La dialectique montre les difficultés qui surgissent quand on veut
appliquer un principe à des cas particuliers . De plus, la dialectique traite
de ces difficultés avant d'aborder les choses elles-mêmes . Etant donné un
sujet, la dialectique cherche d'abord les thèses proposées et soulève ensuite
le plus de difficultés possibles . Mais le but de la dialectique n'est pas la
dispute ou la simple réfutation. Le dialecticien n'est pas un éristique ( Topi­
ques, VIII .5 ; et Réfutations sophistiques , 2 : « Sont dialectiques les argu­
ments qui concluent à partir de prémisses probables à la contradictoire
de la thèse donnée ( . . . ) ; sont éristiques les arguments qui concluent ou
paraissent conclure à partir de prémisses probables en apparence mais qui
en réalité ne le sont pas ») .
Le dialecticien raisonne syllogistiquement d'après le vraisemblable ; l'au­
tre , l'éristique , raisonne en prenant pour point de départ ce qui paraît
vraisemblable et qui ne l'est pas .
Tout ceci se trouve appliqué : « Or quand on veut résoudre une dfficulté ,
il est utile de l'explorer d'abord soigneusement en tous sens » (Métaphysi­
que , III . 1 ) . Ceux qui veulent réussir dans leurs recherches feront bien de
douter avec méthode . « Car l'aisance où la pensée parviendra plus tard
réside dans le dénouement des difficultés qui se posaient antérieurement ,
et il n'est pas possible de défaire un nœud sans savoir de quoi il s'agit
( . . . ) De là vient qu'il faut avoir considéré auparavant toutes les difficultés ,
à la fois pour les raisons que nous venons d'indiquer et aussi parce que
chercher sans avoir exploré d'abord les difficultés en tous sens , c'est mar­
cher sans savoir où l'on doit aller, c'est s'exposer même en outre , à ne
pouvoir reconnaître si , à un moment donné , on a trouvé ou non ce qu'on
cherchait . La fin de la discussion , en efet , ne vous apparaît pas alors
clairement ; elle n'apparaît clairement qu'à celui qui a auparavant posé les
difficultés » (id . ) . Cette partie très importante de la méthode aristotélicien­
ne fait penser au doute méthodique de Descartes . Cependant la différence
est grande . Le doute de Descartes porte sur les premiers principes eux­
mêmes , dont Descartes cherche une démonstration . Il voudrait en effet
tout démontrer ( 4) , et réduire à une invention aussi restreinte que possible
le point de départ de la démonstration . Au contraire , Aristote dit que les
premiers principes universels ou même particuliers sont sans démonstration
possible , mais il cherche les difficultés que soulèvent ces principes , quand
on essaie de les appliquer à des cas particuliers . Descartes pense qu'on
pourrait démontrer directement les premiers principes . Aristote n'admet
pour eux qu'une démonstration indirecte , une preuve par les effets ou
conséquences .
On a vu déj à (Réfutations sophistiques) que la dialectique n'est pas
l'éristique . Cette dernière est à la logique ce que la sophistique est à la
philosophie ; elle se meut dans le domaine de l'accident , et cela à dessein .
Le critère de la sophistique n'est pas un critère intellectuel , mais un critère
affectif. Mais la dialectique rentre entièrement dans le cercle des opérations

60
LA D IALECTIQUE ET LA D É FINITION

intellectuelles . Elle s'adresse (Rhétorique ,1 . 1 , 1355 b 17) à la faculté de


l'intelligence , elle fait l'intelligence juge de la vraisemblance de ses syllogis­
mes . L'éristique au contraire s'adresse à la volonté , et prend son critère
dans les préférences individuelles. L'éristique se contente d'une vraisem­
blance acceptée par l'auditeur : « ce qui fait la sophistique , ce n'est pas la
faculté , mais l'intention » (Rhétorique, 1 . 1 , 1355 b 17) .
La rhétorique ressemble à la dialectique : elle en est le pendant. Elle
porte aussi sur le vraisemblable , mais seulement en ce qui concerne les
mœurs et les affections ou passions des hommes. Elle porte sur les opinions
relatives aux choses morales, tandis que la dialectique porte sur les opinions
relatives aux choses physiques. Dans la rhétorique , l'induction devient
exemple , et le syllogisme enthymème : « C'est encore de la même façon
que les arguments rhétoriques produisent la persuasion , car ils usent soit
d'exemples , ce qui est une induction , soit d'enthymèmes , ce qui n'est pas
autre chose qu'un syllogisme » (Analytiques postérieurs , 1 . 1 ) .
L'enthymème diffère d u syllogisme moins encore par s a forme que par
sa matière . Pour la forme , c'est un syllogisme à deux propositions seule­
ment , l'orateur sous-entend la troisième , n'ayant pas besoin de dire ce
que tout le monde sait . Mais ce n'est pas là l'important . Le syllogisme
est , pour Aristote , la forme , le type de tous les raisonnements , et l'enthy­
mème rentre dans cette forme comme les autres raisonnements . Mais il
diffère d'un syllogisme proprement dit par sa matière . L'enthymème reste­
rait enthymème lors même que ses propositions seraient toutes trois expri­
mées . C'est un syllogisme imparfait , fondé sur des vraisemblances ou des
signes (Premiers Analytiques , 1 1 . 27) , c'est-à-dire que les raisons se tirent
ici non pas de l'essence même des choses , mais de caractères unis plus ou
moins accidentellement à cette essence . Voici la définition : « Le vraisem­
blable et le signe ne sont pas la même chose . Le vraisemblable est une
proposition probable : ce qu'on sait arriver la plupart du temps , ou ne pas
arriver , être ou ne pas être , voilà en quoi consiste le vraisemblable ( . . . )
Le signe au contraire veut être une proposition démonstrative , soit néces­
saire , soit probable » (id . ) . L'enthymème est donc un syllogisme qui tire
ses raisons non de l'essence même des choses, mais de généralisations
purement empiriques , ou même de simples signes . Il y a donc deux sortes
de prémisses : celles qui se tirent de l'essence même des choses , et qui
constituent la démonstration proprement dite ; celles qui se tirent des idées
liées d'une façon plus ou moins contingente à l'essence des choses ; celles­
ci sont la matière de la dialectique et des modes d'argumentation qui s'y
rattachent . Quant aux prémisses qui se tirent de signes liés à l'essence des
choses d'une façon toute relative aux préférences de l'individu , à sa ma­
nière de sentir, celles-ci sont la matière de l'éristique ; ce n'est plus la
pure logique , il y entre un élément affectif et moral .
La dernière opération de la logique réelle est la définition (orismos)
(Analytiques postérieurs , II et Topiques) . Le to ti en einai, objet de la
définition , est la fin de la science . Aristote identifie le to ti en einai avec
l'aitia (la cause) . Il dit à peu près indifféremment savoir, c'est connaître
le to ti en einai, et savoir, c'est connaître la cause . « Nous estimons possé­
der la science d'une chose d'une manière absolue quand nous croyons que
nous connaissons la cause par laquelle la chose est » (Analytiques post­
érieurs , 1 . 2 ) . La définition doit donc représenter l'essence ou la généralité

61
LEÇONS SUR ARISTOTE

des choses (les deux ne font qu'un) . En effet, pour Aristote , une chose
n'est pas un simple point d'intersection déterminé par le croisement des
essences générales : ce n'est pas un résultat , c'est une unité qui a son
évolution propre à travers les accidents qui résultent pour elle de ses
rapports avec les autres choses. La science isole les êtres individuels pour
en sonder et reconnaître le fonds propre (5) .
Rapport de la définition avec la démonstration et l'induction. La défini­
tion peut s'obtenir soit par la démonstration , soit par l'induction . Cepen­
dant définir n'est pas démontrer et démontrer n'est pas définir . Tout ce
qui se démontre ne comporte pas une définition . En effet, on démontre
notamment des propositions négatives et particulières (figures II et III du
syllogisme) or une définition est une proposition générale et affirmative ;
générale , puisqu'elle doit embrasser toute l'extension du sujet ; affirmative ,
puisqu'elle est relative à quelque chose qui est . « On pourrait en effet se
demander s'il est possible de connaître la même chose , selon le même
procédé , à la fois par définition et par démonstration ; ou bien est-ce
impossible ? Car la définition semble bien porter sur ce qu'est la chose ,
et tout ce qui explique ce qu'est une chose est universel et affirmatif, alors
que les syllogismes peuvent être les uns négatifs , et d'autres non-universels :
par exemple , tous ceux de la seconde figure sont négatifs , et ceux de la
troisième non-universels . » (Analytiques postérieurs , I I . 3) .
D e plus , même dans l a figure 1 , certaines démonstrations s e rapportent
à des propriétés distinctes de l'essence : « Bien plus , les conclusions affirma­
tives de la première figure ne sont même pas toutes définissables : par
exemple , tout triangle a ses angles égaux à deux droits » (id . ) . Le fait que
les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits n'est pas l'essence
même du triangle . Or une définition doit toujours donner l'essence même
de la chose et non pas une simple propriété .
Réciproquement , tout ce qui se définit ne se démontre pas . Ainsi les
démonstrations doivent partir de définitions indémontrables . « En outre ,
les principes des démonstrations sont des définitions , pour lesquelles il n'y
aura pas de démonstrations possibles » (id . ) . II y a donc des définitions
indémontrables. En effet, si les principes étaient démontrables , ce serait
un progrès à l'infini : la démonstration ne serait plus possible . « Car, ou
bien les principes seront démontrables , ainsi que les principes des principes ,
e t ainsi d e suite à l'infini , o u bien les vérités premières seront des définitions
indémontrables » (id . ) .
E t même , i l n'y a pas d e cas o ù une démonstration e t une définition
coïncident exactement . En effet, la définition et la démonstration n'ont
pas le même contenu . « C'est qu'en effet , la définition porte sur l'essence
et la substance , tandis qu'il est manifeste que toutes les démonstrations
posent et assument l'essence : par exemple , les démonstrations mathémati­
ques posent l'essence de l'unité et l'essence de l'impair » (id . ) . Ainsi la
définition est la condition de la démonstration, loin de se confondre avec
elle . Elle lui fournit le ti estin .
De plus , la démonstration affirme une chose d'une autre , ce que ne fait
pas la définition . Enfin , la définition donne le ti estin , la démonstration
le oti estin (id . ) .
La définition n e peut sans cercle vicieux résulter d'une démonstration
(Analytiques postérieurs , I I . 4) parce qu'alors il faudrait que les trois termes

62
LA D IALECTIQUE ET LA D ÉFINITION

du syllogisme fussent coextensifs entre eux , pussent se substituer l'un à


l'autre , ce qui reviendrait à mettre déjà dans les prémisses mêmes le
contenu de la conclusion . Le syllogisme alors ne serait qu'apparent , il n'y
aurait plus progrès , c'est-à-dire marche d'une proposition donnée à une
proposition différente . Il n'y a réellement syllogisme que lorsque le grand
terme est non pas l'essence , mais un simple prédicat du moyen terme , et
le moyen , non pas l'essence , mais un simple prédicat du petit . Il suit de
là que la conclusion donne non pas la définition ou l'essence , mais un
simple prédicat de la chose en question . En Analytiques postérieurs , 1 1 . 4 :
supposons que l'on veuille définir l'âme un nombre qui se meut lui-même ,
on dira, pour obtenir cette définition à l'aide d'une démonstration : tout
ce qui est cause de sa propre vie est un nombre qui se meut lui-même ;
or l'âme est cause de sa propre vie - donc l'âme est un nombre qui se
meut lui-même . Mais ce syllogisme prouve bien que l'âme est bien un
nombre qui se meut lui-même ; il ne prouve pas que ce concept épuise
toute l'essence de l'âme . Pour que la conclusion fût une définition , il
faudrait dire : la définition de ce qui est cause de sa propre vie est « un
nombre qui se meut lui-même » . Or la définition de l'âme est « une nature
cause de sa propre vie » . Donc, etc. Mais on ne fait là qu'une pétition de
principe : les prémisses entraînent déj à explicitement tout ce que doit
contenir la conclusion . Il ne suffit donc pas que A convienne à B , et B
à C, pour que A soit l'essence même de C, son to ti en einai.
Et lors même que l'on obtiendrait une définition à l'aide de la division
platonicienne , on ne ferait pas toujours un syllogisme , car à cette division
il manque (chapitre 5) , pour faire une démonstration , précisément le
moyen terme . La division pose une alternative de deux termes , mais sans
dire pour lequel des deux nous devons opter, sans opter elle-même . Ainsi
la démonstration ne peut , en aucune façon , engendrer la définition , puis­
qu'au contraire elle la suppose .
Est-ce donc l'induction qui fournit la définition ? Pas davantage (chapitre
7) . L'induction procède de l'observation du particulier . Elle peut donc
montrer le oti, le « que » en un mot , qu'une chose existe , mais elle ne
donne pas l'essence , ti estin . Elle montre bien qu'une chose dont on a
déj à la définition est ou n'est pas ; mais ce n'est pas elle qui donne la défini­
tion .
La définition ne vient donc ni de la démonstration ni de l'induction.
Mais en combinant les deux opérations , peut-être arriverait-on à quelque
résultat . L'expérience et l'induction nous font connaître que certaines dé­
terminations appartiennent aux objets . Nous connaissons d'abord les ma­
nière d'être des choses par l'expérience et l'induction . Puis , de deux choses
l'une : ou ces choses ont leur cause en elles-mêmes , ou bien leur cause
est distincte d'elles . Si la chose a sa cause en elle-même , la définition se
fait alors sans l'intervention du raisonnement . Le noûs intervient pour
dégager le nécessaire et le général des données particulières et contingentes
de l'expérience . Si la chose a sa cause en dehors d'elle , le raisonnement
est nécessaire pour rattacher cette chose à une autre , plus générale , et
quand on a de cette façon déterminé l'objet, on en a la définition . La
définition , c'est l'énonciation du genre et de la différence Topiques , VI . 4 ) .
Aristote se représente les genres et les espèces comme formant une
série continue , qui va du général suprême au plus particulier. Les deux

63
LEÇONS SUR ARISTOTE

termes extrêmes de la série sont connus et définis immédiatement , ce qui


est intermédiaire se définit médiatement . Or chaque ordre de science a
ses principes propres immédiats , qui ne se déduisent pas des principes
universels . Chaque science forme ainsi comme un monde séparé . Le passa­
ge du logique au réel , du général au particulier n'est pas purement analyti­
que , et c'est pour cela qu'Aristote refuse de voir dans la démonstration
le procédé générique de la définition . Il y a deux sortes de définitions :
les unes au commencement de la science , propres à chaque science , immé­
diates ; les autres dérivées qui rattachent le particulier au général , et qui
se trouvent au terme de la science . Mais la définition ne peut venir ni de
l'induction ni de la démonstration , parce qu'elle montre l'essence même
de la chose , laquelle est engendrée par une différence propre qui s'ajoute
à un genre donné .
LEÇON XI

RÉSUMÉ DES LEÇONS PRÉCÉDENTES.


DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE

Nous avons traité deux questions : 1° qu'est-ce que la science ? 2° com­


ment la science est-elle possible ? C'est d'abord le problème de la logique
considérée comme science ; ensuite , de la logique considérée comme art .
La méthode suivie a été toute spéculative : le raisonnement en faisait le
fond parce qu'on cherchait à déterminer des idées nécessaires : or l'observa­
tion ne donne rien que du contingent .
La science est essentiellement la connaissance du nécessaire en tant que
nécessaire , c'est-à-dire la connaissance des choses par leurs causes . Or
connaître une chose par sa cause, a priori , c'est en comprendre la nécessité .
La science ainsi définie a un objet plus précis et plus positif que dans
Platon. En même temps, Aristote légitime un mode inférieur de la pensée ,
l'opinion vraie , ou la détermination du probable dans l'ordre des choses
contingentes . Le contingent existe , et il est réel objectivement et non pas
seulement relatif à notre manière de voir. Il y a des choses qui peuvent
être ceci ou cela , mais pourtant sont plutôt ceci ou cela. Cette réalité
qu'Aristote attribue au possible , a pour conséquence un mode inférieur
de connaissance , lequel aussi est légitime .
En second lieu, la science proprement dite est possible par la démonstra­
tion . Celle-ci consiste à trouver un moyen terme qui rattache l'un à l'autre
un sujet et un prédicat . Le moyen terme est exactement dans la science
ce qu'est la cause dans la nature . La démonstration manifeste ainsi la
nécessité des choses. Elle exige deux sources de connaissance : l'expérience
fécondée , développée par l'induction , et l'intuition intellectuelle ou noèsis ;
d'une part connaissance du particulier, de l'autre du général , perception
immédiate des principes . Ces deux opérations , pour Aristote , sont logique­
ment distinctes, et toutes deux irréductibles , mais , en fait , ne se séparent
pas dans l'esprit de l'homme , où l'une n'est , pour ainsi dire que la doublure
de l'autre . Toutes deux portent sur la même chose , sur l'être lui-même
( 1 ) . L'induction , quand elle dégage des principes , ne fait que tirer des
perceptions ce qui s'y trouve contenu , à savoir le général , que nous autres
hommes ne pouvons voir que dans le particulier . C'est la théorie de l'imma­
nence (2) , la réduction de la forme et de la matière , à l'acte et à la
puissance ; et il en résulte que le général et le particulier, au point de vue

65
LEÇONS SUR ARISTOTE

de l'être , ne font qu'un ; c'est dans le particulier que nous voyons le


général, et non pas ailleurs . Il n'y a pas , à vrai dire , deux sources d'informa­
tion , deux ordres d'idées réellement distincts ; les sens et la raison ne sont
pas considérés comme fournissant deux obj ets hétérogènes qu'il s'agit de
concilier entre eux : l'induction et la noèsis ne sont que deux manières de
considérer les mêmes choses ; la noèsis est le point de vue de l'esprit pur,
le point de vue divin ; l'induction est le point de vue humain. Cette logique
d'Aristote ressemble , au fond, à celle de la science moderne . L'a priori
d'Aristote est , en un sens , le même que celui de nos positivistes : c'est le
général , et il ne fait qu'un avec les faits dont il doit rendre compte . Il
n'est pas puisé à une autre source ; ce n'est pas le sujet pensant qui le tire
de son propre fonds pour l'imposer ensuite à une chose ,
Le kantisme est bien différent. Pour Kant , l'a priori est la connaissance
des notions que l'esprit porte en soi en tant qu'esprit, et non pas de notions
qu'il a reçues de l'influence des choses exérieures . Les lois que la métaphy­
sique kantienne impose à la nature sont les lois du sujet pensant. La
science moderne soutient au contraire que nous ne créons nullement , mais
que nous découvrons seulement les lois des choses . Aristote était de cet
avis . Toutefois , sa noèsis n'est pas le dernier terme de l'induction ; c'est
bien un mode de connaisance distinct , car elle est immédiate et dépasse
ici infiniment l'expérience . Seulement , en vertu de l'harmonie préétablie
qu'Aristote suppose toujours entre l'esprit et les choses , la connaissance
particulière due à l'expérience , d'une part , et d'autre part cette connaissan­
ce affranchie de l'expérience , peuvent coïncider exactement . L'expérience ,
à laquelle la noèsis est ainsi continuellement présente , reste la source de
la science pour l'homme , et les choses particulières qu'elle nous fait connaî­
tre doivent être rangées dans deux catégories de principes immédiats , les
communs et les propres . Les principes communs sont déterminés par
l'intuition directe , si bien que dans cette détermination l'expérience joue
un rôle aussi faible que possible . Au contraire , pour les principes propres,
l'expérience joue un rôle plus important . Néanmoins les principes propres
à chaque science sont encore déterminés par la noèsis, par exemple : les
définitions mathématiques. Les propres sont des principes matériels , et
les communs des principes purement formels ; entre eux la différence est
la même qu'entre les définitions et les axiomes des mathématiques.
Quant à l'opinion vraie , ce qui la rend possible ce sont les principes
communs , qui ne sont j amais absents de l'esprit, parce qu'un minimum
d'expérience suffit à les faire passer à l'acte . Mais les principes propres
sont absents des raisonnements qui n'aboutissent qu'à des opinions vraies .
Ici , nous n'arrivons pas à déterminer les principes propres des choses dont
nous parlons. N'ayant à sa disposition que des principes communs , sans
principes propres, le raisonnement dont il s'agit ici ne démontre pas , car,
pour démontrer, il faut en outre des principes propres . A mesure que la
science acquiert davantage de principes propres, elle remplace l'induction
par la démonstration . C'est , pouvons nous dire , ce qui s'est passé pour la
mécanique céleste , depuis qu'elle a son principe propre , le principe de la
gravitation.
Cette distinction des principes propres et communs est très féconde . Il
semble difficile de dire que c'est par l'induction pure et simple , l'induction
empirique , que nous arrivons aux principes premiers . Il reste toujours ce

66
R É SUM É DES LEÇONS PRÉ C É DENTES . DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE

caractère de nécessité qui paraît incompatible avec l'expérience . Ces prin­


cipes ne sont donc pas purement empiriques . Alors la solution d'Aristote
semble la plus satisfaisante . C'est l'expérience qui les fournit , non l'expé­
rience comme telle , mais l'expérience accompagnée du noûs (3) .
L'opinion vraie est donc possible par l'induction que gouvernent les
principes communs, sans principes propres . L'induction est un syllogisme
sans moyen terme, et ce sont les principes propres qui fournissent les
moyens termes . Toute la science peut se mettre dans les cadres du syllogis­
me , les principes communs fournissent l'élément générique (grand terme) ,
les principes propres l'élément spécifique (moyen terme) e t l'expérience
l'élément particulier (petit terme) . Quand les principes propres font défaut ,
il n'y a pas de moyen terme. Ce qui le remplace , c'est le signe . A défaut
de la cause , l'induction recourt au signe . Un signe n'est pas une cause ,
parce qu'entre le signe et la chose signifiée , il n'existe qu'un rapport de
concomitance , sans génération, et par suite , sans nécessité .
La définition est , ou le terme de la science , ou son point de départ .
Elle est immédiate pour les principes universels , médiate pour les choses
particulières , parce que , en ce qui les concerne , elle doit énoncer les causes
des choses , et que ces causes en sont distinctes . Lors même qu'elle est
médiate , elle ne se confond pas avec la démonstration , parce que le prédi­
cat y doit toujours être coextensif au sujet, le prédicat et ce sujet doivent
avoir même contenu . Dans une démonstration , on va toujours du plus
général au moins général , le prédicat étant plus général que le sujet. Mais
la démonstration se combine avec l'induction pour rendre possible la défini­
tion . Celle-ci circonscrit l'objet auquel elle s'applique : elle en fait un
individu parfaitement distinct , et cette opération est celle du noûs, présent
dans l'induction et auteur de la démonstration . La définition intellectualise
ainsi les matériaux fournis par l'expérience (Analytiques postérieurs , 100
b) . Sans doute , nous ne pouvons connaître les principes premiers que par
l'induction , laquelle à son tour suppose la sensation . Mais c'est le noûs
lui-même qui crée la science à l'aide de la sensation et de l'induction .
Comme rien ne peut être plus vrai que la science , sinon le noûs, auteur
de la science , le noûs est principe . C'est le véritable principe de la science ,
le principe des principes ( 4) . Le noûs domine les sciences , et les sciences
dominent les choses particulières . « Il est donc évident que c'est nécessaire­
ment l'induction qui nous fait connaître les principes, car c'est de cette
façon que la sensation elle-même produit en nous l'universel » (id . ) . Il y
a donc trois degrés dans la connaisance : le noûs, premier principe des
sciences ; les communs et les propres ; et le particulier.
Toute cette théorie d'Aristote est dominée par deux ordres de principes :
ce sont d'abord des principes matériels . 1° L'objectivisme , c'est-à-dire la
doctrine suivant laquelle la connaissance est la reproduction, dans l'esprit,
d'une nature des choses qui existe en dehors de la pensée . Aristote com­
prend ainsi la connaissance : l'être est cause de cette connaissance ; l'esprit
dépend des choses et gravite , pour ainsi dire , autour d'elles : les lois de
la connaisance se règlent sur celles de la nature . 2° Postulat d'une harmonie
parfaite entre la nature de l'esprit et la nature des choses , si bien que ,
quand l'esprit pense par lui-même , indépendamment de l'expérience , ses
pensées sont néanmoins conformes à la réalité .
Outre ces deux principes matériels , il y a un principe régulateur. C'est

67
LEÇONS SUR ARISTOTE

celui qui est si souvent exprimé par la formule : le relatif suppose l'absolu,
le dérivé suppose le primitif, et le médiat l'immédiat.
Rien d'étonnant que ces principes aient été reçus dans un temps où les
conditions subjectives de la connaissance étaient encore peu connues , où
le sujet était peu considéré en lui-même . Aujourd'hui l'idéalisme est plus
en faveur que l'objectivisme . C'est que , dans les choses , nous trouvons
des déterminations comme le nombre , l'infini , qui ne nous paraissent pas
susceptibles de réalité objective . Il nous semble qu'un nombre infini ne
peut être réalisé : pourtant qu'est-ce que l'espace et le temps , sans un
nombre fini d'objets pour les remplir ? Nous trouvons ainsi dans les choses
beaucoup d'absurdités qui nous forceraient à renoncer au principe de
contradiction , si nous devions considérer ces caractères comme objectifs .
Nous remplaçons alors l'infini par l'indéfini , c'est-à-dire par un simple
besoin de l'esprit ; nous regardons le nombre infini comme une loi de
l'esprit qui refuse de s'arrêter j amais dans la synthèse , soit de la progres­
sion , soit de la régression . Nous considérons ainsi le nombre infini , non
plus comme réalisé dans la nature , mais comme un besoin de l'esprit.
L'idéalisme remplace des choses prétendues réelles par des actes ou même
des tendances de l'esprit . Il évite par là bien des contradictions : les Anciens
ne les voyaient pas , ou du moins , Aristote crut les lever par ses concepts
de puissance et d'acte . Quant au principe régulateur, il a sa source dans
le besoin d'une science parfaite , d'une certitude absolue , lesquelles suppo­
sent des premiers principes universels et nécessaires .
Nous avons étudié la logique considérée comme science et comme art .
Il nous reste à considérer le côté psychologique (5) . Comment en fait
arrivons-nous à connaître ? C'est ce que l'observation seule peut nous
apprendre . L'âme (psuchè) est un être qui participe de la dunamis : il y
a du hasard dans ses opérations . Donc ici la méthode rationnelle ne peut
être suivie : il faut observer. Quelle idée générale Aristote se fait-il de la
nature de l' âme ? On sait que tout se tient dans son système , où le grand
n'est que le petit développé , et le petit un résumé du grand. L'âme (psuchè)
est une essence (ousia) . C'est l'essence achevée ou l'acte d'un corps naturel
qui possède la vie en puissance . « Ainsi l'âme est-elle l'entéléchie première
d'un corps naturel possédant la vie en puissance » (De Anima , 11 . 1 , 412
a 27) . Aristote attribue une âme à tout être vivant . Sa psychologie embrasse
la totalité des êtres vivants ; elle embrasse aussi la physiologie ; les deux
sciences se mêlent chez lui . L'âme est une entéléchie , dit-il. L'entéléchie
est la perfection , la réalité , le dernier terme d'une évolution , c'est l'acte ,
en un mot , la réalisation pleine et entière (6) . La définition d'Aristote
signifie qu'entre le corps et l'âme , la différence ne porte pas sur le contenu ,
mais seulement sur le degré de réalisation : le corps et l'âme , abstraction
faite de cette différence de développement , ne font qu'un . L'âme est le
but auquel tend le corps , mais un but non distinct de lui . Le corps , c'est
ce qui doit réaliser l'âme .
Les facultés de l'âme sont les suivantes : « les facultés nutritive , désirante ,
sensitive , locomotrice , pensante » (id . , 11 . 3 , 4 1 4 a 3 1 ) . Ces facultés forment
une hiérarchi e , et cette hiérarchie est telle que chaque faculté supérieure
suppose les facultés inférieures : mais la réciproque n'est pas vraie . De
plus cette loi ne s'applique pas à la faculté la plus élevée, l'intellect contem­
platif, lequel peut exister séparément . Les plantes n'ont que la faculté de

68
R É SUM É DES LEÇONS PR É CÉ DENTES. DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE

croître , les animaux ont de plus la faculté sensible . Les animaux ont tous
la plus basse de toutes les sensations, le toucher. Sans la faculté de croître ,
la sensation n'existe pas : au contraire , la puissance nutritive existe fort
bien sans la puissance sensible, par exemple dans les plantes . Quant à
l'intelligence qui raisonne et à celle qui contemple , il faut les distinguer.
Aristote dit d'ailleurs que l'homme est l'être le plus parfait que nous
connaissions , il ne dit pas que ce soit le plus parfait possible .
Quant aux rapports qui existent entre cette âme et la science , il est dit
qu'elles sont entre elles dans un rapport analogue à celui de la santé et
de la partie du corps qui jouit de la santé . La science ou la santé est la
forme , l'âme est comme le corps qui reçoit la santé , c'est l'être passif qui
reçoit la forme . L'âme est ce grâce à quoi nous commençons à vivre , à
sentir, à penser (id . , 414 a 13) . C'est l'âme qui entre en mouvement pour
réaliser vie , sensation et pensée . Ainsi l'âme est passive à l'égard de la
science : c'est la science qui est la forme , l'âme reçoit son action , et peu
à peu la réalise , elle est l'élément passif.
Quelle est la nature générale de la sensation , point de départ de la
science ? Elle est définie : « la sensation consiste à être mû et à pâtir » (id . ,
416 b 33) . La sensation consiste à se mouvoir d'un mouvement reçu , d'une
passion ; c'est un changement . Ce mouvement est rendu possible par le
corps . Mais il y a deux sortes de changements . Le pâtir a deux sens ,
d'abord le pâtir qui est la destruction d'une chose par son contraire , l'autre ,
la conservation de ce qui n'est qu'en puissance , conservation produite par
ce qui est en acte et semblable (id . , 417 b 2) . Ainsi , l'être pensant , quand
il pense , dirons-nous qu'il change ? Non : de même , lorsque l'architecte
bâtit , il demeure architecte . Il faut , ou bien dire qu'il ne change pas , ou
bien admettre deux sortes de changement , le changement primitif est celui
qui a pour terme la réalisation de la nature même de l'être dont il s'agit .
Or, en ce qui concerne la faculté de sentir, le premier changement se
produit sous l'influence du sensible , et c'est une passion proprement dite ;
mais une fois ce changement produit, la faculté de sentir ne se modifie
que pour se réaliser davantage .
Cette théorie permet de répondre à la question de savoir si dans la
science nos connaissons par le semblable ou par le contraire . Les uns ,
comme Parménide et Empédocle , disent que la connaissance se fait par
un rapport de similitude ; le semblable n'est connu que par son semblable .
Héraclite , Anaxagore , soutenaient de leur côté que les contraires sont
connus par les contraires. Les uns et les autres ont raison , dit Aristote .
A l'origine , en effet, le sujet sentant ne participe encore en rien du sensible ,
il subit l'action d'une chose contraire . Mais, dès que le mouvement est
produit , le mobile est de même nature que le moteur. L'acte une fois
commencé , la sensation est en rapport au semblable ou semblable .
Aristote se demandait aussi comment il se fait que le sens aperçoit la
terre , le feu , etc . , qui sont hors de nous , et ne voit pas ces mêmes éléments
en nous, dans les organes de nos sens . Cette question résulte de l'hypothèse
d'après laquelle les organes des sens sont de même nature que les objets
sensibles qu'ils nous font connaître . Aristote la résout en remarquant que
la faculté sensible en elle-même n'est qu'une puissance , et ne devient acte
que sous l'influence du sensible. D'où la nécessité d'un objet extérieur
(id . , 417 b 20) . Aristote distingue ainsi la sensation de la pensée . La

69
LEÇONS SUR ARISTOTE

sensation résulte de choses extérieures ; l'acte est en dehors du sujet sen­


tan t . Les deux , le sensible et le sentant , concourent pour former une
sensation réelle : la sensation est l'acte commun du sensible et du sentant
(id . , I I I . 2 , 426 a 15) . La sensation est la forme des objets , reçue dans
l'esprit sans leur matière , de même que la cire reçoit la forme du cachet ,
sans recevoir la substance dont l e cachet est fait (7) . Ainsi , pour que l a
sensation ait lieu, i l faut une proportion entre le sens et l a forme qui entre
en rapport avec lui . L'idée générale de cette théorie consiste à appliquer
aux rapports du sujet et de l'objet, des catégories tirées de la considération
de l'être seul , à ramener l'opposition du sujet et de l'objet à celle des
degrés de l'être . L'opposition de la pensée ou science et de l'être est
ramenée à celle des degrés de l'être seul . Le sensible est l'acte , et le
sentant la puissance . C'est une manière d'éluder le grand problème : com­
ment l'objet peut-il entrer dans le sujet, l'être devenir idée ? Pour nous ,
ce passage de l'être à la pensée ou science est la chose la plus difficile .
Aristote élude la difficulté . Pour lui , le sujet n'est qu'un degré inférieur
de l'être . Il ne se demande pas comment la chose réelle peut devenir
chose sentie , parce que , dans le sujet sentant , il ne voit qu'un degré
inférieur de cette chose elle-même .
LEÇON XII

DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE (suite)

Ce qui caractérise l'animal , c'est la sensation , modification produite


dans le sujet sentant par le sensible ; le sensible , c'est le particulier. Dans
la sensation , l'objet doit être distinct du sujet ; la sensation vient à l'âme
du dehors . C'est le contraire pour la pensée (theôrein) , où l'objet est le
général , lequel est homogène par rapport à l'âme , et réside dans l'âme
même ; ainsi la pensée est à la disposition de l'âme , dépend d'elle ; tandis
que la sensation n'en dépend pas . D ans la sensation , l'âme subit l'action
d'une chose contraire à sa nature , du moins au début ; ensuite , une fois
mise en mouvement par l'objet, elle lui est semblable .
De plus Aristote applique au sentant et au sensible les catégories de la
puissance et de l'acte . Il ramène la distinction de l'objet et du sujet, de
la chose telle qu'elle est en soi et telle qu'elle est sentie, à une distinction
de degrés dans l'être . Pour nous ce sont deux problèmes différents que
ceux des rapports de la puissance et de l'acte , et des rapports de l'objet
et du sujet, c'est-à-dire que ceux de l'être et du connaître . Pour Aristote
ce n'est qu'un problème : l'évolution de l'être lui-même . C'est qu'il se
place à un point de vue objectif, et même scientifique et physiologique
comme les savants contemporains pour qui la question du passage de l'être
au connaître , de la chose à l'idée , au fond n'est même pas posée . C'est
s'arrêter aux modifications objectives du sujet sentant , sans pénétrer jus­
qu'au sujet proprement dit : au moi .
Pour Aristote , l'objet est l'entéléchie, l'acte ; et la connaissance consiste
pour le sujet à s'identifier avec l'objet, à se faire objet. La nature propre
du sujet n'est pas considérée , on conçoit seulement le sujet comme pouvant
devenir l'objet. C'est presque la doctrine de Herbert Spencer : adaptation
des rapports internes aux rapports externes ( 1 ) . Settles les conditions de
la connaissance sont étudiées ; mais le fait même de la connaissance , le
passage de l'objet au sujet, ne l'est pas . Avant la sensation , l'âme est une
simple puissance , sans idée toute faite , innée ; elle est comme une table
sur laquelle rien ne se trouve écrit en acte (De Anima , 111 . 4 , 430 a 1) (2) .
Rien ne s'y trouve que la faculté de concevoir des idées , mais c'est assez ,
toute la science est déj à dans l'âme , en puissance .
La sensation , dit encore Aristote (id . , 111 . 2 , 426 a 15) est l'acte commun

71
LEÇONS SUR ARISTOTE

du sensible et du sentant. Mais ce rapport d'acte à puissance n'existe entre


la chose et l'âme que si la chose est susceptible d'être sentie , et l'âme
capable de sentir. Il suit de là que le sujet ne reçoit pas toute la chose .
En effet, dans la chose il y a deux éléments : l'un qui fait qu'elle existe
au dehors , cet élément lui appartient en propre et ne peut entrer dans
l'âme ; l'autre est l'espèce sensible qui seule peut entrer dans l'âme .
La sensation saisit l'action de ce qui possède un élément sensible , comme
la couleur ou le son , non pas en tant que l'objet est particulier, mais en
tant qu'il possède un caractère général , une essence . La sensation saisit
!'objet non en particulier, mais comme tel ou tel. C'est là !'origine de la
théorie des espèces sensibles reprise au Moyen-âge . Saint Thomas y vit
la condition de la certitude touchant l'existence du monde extérieur (la,
q u . 85 ) . Les espèces sensibles , dit-il, doivent être considérées non pas
comme le terme réel de la connaissance , mais seulement comme un moyen
par lequel nous arrivons à connaître les choses ; les espèces sensibles étant
immédiatement rattachées par la perception au sujet de ces espèces, la
perception saisit, avec ces espèces, la chose sensible elle-même (3) . Plus
tard , les héritiers des scolastiques reprochèrent à Locke d'avoir considéré
les espèces sensibles non comme l'objet quo ou instrumental , mais l'objet
quod, c'est-à-dire comme le terme même de la connaissance . Mais déjà
Descartes combattait cette doctrine des espèces sensibles . Il n'admettait
dans les choses qu'un élément , l'étendue , espèce intelligible . C'était réduire
l'espèce sensible à l'espèce intelligible . On déclare cette opinion incompati­
ble avec le dogme de la présence réelle , suivant lequel l'espèce intelligible
étant changée , l'espèce sensible demeure par la raison que si le supérieur
suppose l'inférieur, l'inférieur ne suppose pas le supérieur : les espèces
sensibles peuvent donc subsister lors même que les espèces intelligibles
sont changées (4) .
Comme la faculté de percevoir est la forme même de l'organe corporel
(id . , Il . 12 , 424 a 24) elle suppose un certain état de cet organe . Si l'organe
est lésé par une impression trop violente , il n'y a plus de perception .
L'organe de la sensation diffère de l'objet de la sensation . Si l'objet de la
sensation est une grandeur, au contraire l'organe de la sensation est un
simple rapport . En d'autres termes, la sensation n'est possible que si l'objet
varie : nous ne sentons pas l'uniforme , ce qui demeure , par exemple ,
uniformément chaud et froid . Ce que nous sentons , ce sont les excès , les
différences , l'organe de la sensation étant comme un milieu entre les
contraires que comportent les sensibles . Et c'est j ustement parce que l'orga­
ne de la sensation est ainsi dans un état intermédiaire qu'il peut discerner
et juger. Par exemple , un genre comme la température , comporte deux
extrêmes, l'extrême chaud et l'extrême froid . Or pour que le sujet sentant
puisse sentir et apprécier exactement tous les degrés du chaud et du froid ,
il faut que par lui-même il soit dans un état physiologique intermédiaire
entre ces deux extrêmes . Le sujet est donc un rapport déterminé par les
deux extrêmes que comporte un certain genre de sensation . Si l'impression
est trop forte , le rapport est détruit , l'équilibre rompu ; le sujet n'étant
plus dans l'état moyen ne peut plus j uger . « Les sensibles d'une excessive
intensité détruisent les organes sensoriels . Si en effet le mouvement est
trop fort pour l'organe , la forme est brisée » (id . , Il . 12, 424 a 29) .
La sensation suppose donc un j uste milieu, un état intermédiaire , dans

72
DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE (suite)

le principe qui doit recevoir les formes sensibles. Ainsi les plantes ne
sentent pas , bien qu'elles aient une âme et des impressions , parce qu'elles
n'ont pas ce principe formel ; ce sont des sujets purement matériels . « La
raison en est qu'elles ne possèdent pas de moyenne ni de principe propre
à recevoir les formes des objets sensibles » (id . , 424 b 1 ) . L'homme a la
sensation parce que le milieu où aboutissent les impressions est déjà une
forme , et non plus seulement un élément matériel .
Mais ce n'est pas tout : il faut une disposition déterminée pour telle ou
telle sensation dans le sujet sentant . Et l'on ne peut sentir que les choses
qu'on a précisément la capacité de sentir ; on ne reçoit l'action des choses
sensibles qu'en tant qu'on est apte à les recevoir . L'organe doit donc
comporter les diverses formes qui peuvent lui être communiquées par la
chose sensible . Parménide et Empédocle avaient dit : nous percevons les
choses avec ce qui dans notre esprit est précisément analogue aux choses .
Aristote modifie cette doctrine . Il considère les qualités sensibles comme
formant des espèces comprises sous des genres ; il classe ainsi les différentes
espèces , l'organe doit tenir le milieu entre les deux espèces opposées d'un
même genre . L'âme , placée entre elles , se prend comme unité de mesure ;
elle est elle-même le genre indifférent entre les deux contraires . Et , grâce
à cette position intermédiaire , elle mesure les degrés de la sensation .
Aristote croit donc que nous avons en nous u n e unité d e mesure , savoir
la nature même de l'âme . Aujourd'hui , les sciences éliminent autant que
possible cette manière de j uger . Ainsi , la température , la pression , la
tension ne se mesurent pas d'une manière subjective ; nous mesurons ces
phénomènes à l'aide de signes indépendants de cette mesure sujective
(thermomètres, baromètres , manomètres) , mais liés d'une certaine façon
à ces phénomènes et perceptibles par la vue . La vue est de tous nos sens
celui qui nous paraît avoir le moins d'influence perturbatrice sur l'action
des choses elles-mêmes .
L'action du sensible sur les sens a pour condition un intermédiaire .
C'est , pour le tact et le goût, la chair, laquelle fait partie du sujet sentant ;
pour les autres sens , l'air ou l'eau. A cette substance intermédiaire corres­
pond la substance dont est fait l'organe sensible (Des parties des animaux ,
11 . 1 , 647 a 12
- De sensu, 2 , 437 a 19) . Aristote essaie même de ramener
les cinq sens aux quatre éléments (De sensu , 2, 438 b 1 6) (5) .
Aristote compare aussi les cinq sens entre eux . Le tact est l e sens
inférieur que tous les autres présupposent . Il appartient à tous les animaux
(De Anima , 11 . 3 , 414 b 3) . Si les organes des autres sens subissent une
impression trop forte , ils sont détruits mais sans que la vie disparaisse .
Au contraire , si l'organe du tact est détruit, la vie elle-même disparaît .
Les deux sens du tact et du goût servent aux besoins inférieurs de notre
nature . Au-dessus sont la vue et l'ouïe , les plus élevés de nos sens parce
qu'ils servent davantage au développement intellectuel, l'ouïe surtout qui
rend possible l'enseignement par la parole (De sensu, 1 ,436) . Le tact et
le goût sont chez l'homme d'une sensibilité plus grande que chez les
animaux , dit Aristote . C'est le contraire pour les autres sens .
Puis Aristote , continuant sa comparaison des sens , considère : 1° leur
objet ; 2° leur siège ; 3° l'intermédiaire entre l'objet et le siège de la sensa­
tion. L'objet de la vue est la couleur ; le siège la prunelle de l'œil ; l'intermé­
diaire un milieu transparent . Pour l'ouïe , l'objet est le son ; le siège de la

73
LEÇONS SUR ARISTOTE

sensation est l'air contenu dans les tuyaux acoustiques ; l'intermédiaire est
l'air, etc. Le cerveau , pour Aristote , est insensible (Des parties des ani­
maux , 1 1 . 10, 656 a 15) . Malgré ces différents sièges, toutes les sensations ,
dit Aristote , appartiennent à une seule et même partie de l'âme (De sensu ,
7 , 449 a 5) . C'est que vraisemblablement lorsqu'Aristote distingue les
sièges particuliers des sensations, il parle des sens abstraction faite de leurs
relations avec l'objet senti , il ne parle que des images. Mais , lorsqu'il parle
ensuite du sujet commun de toutes les sensations, il considère celles-ci
comme se rapportant à un objet extérieur. Dans le premier cas , il parle
donc du siège des sensations , dans le deuxième du siège d'un sens supérieur
qu'il croit nécessaire , le sens commun . Ce dernier sert à expliquer certaines
sensations que les sens spéciaux n'expliquent pas . En effet, il y a des
perceptions qui nous sont fournies par tous les sens également , non pas
sans doute immédiatement , mais médiatement et par accident . Ce sont le
mouvement , le repos , le nombre , la forme , la grandeur (De Anima , 11 . 6 ,
4 1 8 a 17) . Ces perceptions , Aristote les appelle communs , par opposition
aux propres , sensations propres à chaque sens . Il y a donc un sens supérieur
(De somno , 2, 455 a 2 1 ) . Ce sens supérieur ne nous fournit pas seulement
des sensations communes aux différents sens . C'est aussi , pour Aristote ,
la faculté qui rapporte nos sensations à des objets extérieurs , qui les
objective (6) . Aristote distingue en effet l'image pure et simple de l'attribu­
tion de l'image à un objet. Il fait cette distinction parce que les images
ne se rapportent pas toujours à quelque chose de réel au dehors . Lorsque
nous avons une image dans l'esprit, nous ne déclarons pas toujours qu'elle
correspond à un objet extérieur. Cela prouve que la puissance par laquelle
les images se produisent et la puissance par laquelle nous les objectivons
ne sont pas une seule et même puissance (De somniis , 2, 460 b 1 6) . Nous
objectivons chacune de nos sensations à moins qu'une sensation plus élevée
ne la contredise . Mais comment j uger que les données d'une sensation
sont préférables à celles d'une autre (De somniis , 2, 460 b 1 8) ? Nous
jugeons qu' une sensation est vraie lorsque la faculté de juger est contrainte ,
ne se meut pas d'un mouvement propre , c'est-à-dire lorsque l'impression
résulte de l'action d'un objet extérieur et non d'un état de l'organisme ;
lorsque la sensation est l'effet d'une cause physique et non pas seulement
physiologique , lorsque ce n'est pas l'acte du cerveau tout seul . Aristote
distingue ainsi le rêve de la veille . Enfin, le sens supérieur est la cause
de la conscience . En effet, ce n'est point par la vue que nous pouvons
voir que nous voyons (De somno , 2, 455 a 15) ; et pourtant nous sentons
parfaitement que nous voyons . Nous avons donc une autre source de
sensation que la vue . C'est un principe capable de comprendre la vue et
les autres sens , c'est encore le sens commun (De juventute , 1 , 467 d 15) .
Il a son siège dans le cœur.
On peut conclure de tout cela qu'Aristote admettait une évidence sensi­
ble propre ; pour lui les données des sens sont vraies , à condition que nos
jugements ne dépassent pas ce que nous donnent véritablement les sens.
Les erreurs ne peuvent venir que des j ugements . La sensation n'est pas
seulement l'image ; elle atteint l'objet même auquel se rapporte cette
image . « La sensation des sensibles propres est toujours vraie , ( . ) tandis
que la pensée peut aussi bien être fausse » (De Anima , 111 . 3 , 427 b 1 2 ) .
C'est la doctrine de l'évidence sensible . Elle fut adoptée par la scolastique

74
DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE (suite)

comme la condition même d'une croyance raisonnable à l'existence des


choses extérieures. C'est précisément contre elle qu'est dirigée la première
règle de Descartes qui n'admettait pas cette évidence sensible propre , mais
seulement une évidence intellectuelle .
LEÇON XIII

L'IMAGINATION ET LA MÉMOIRE

Aristote dit que si un être possède la faculté de sentir, il possède égale­


ment l'imagination (phantasia) , la mémoire (mnémè) , le plaisir et la dou­
leur , enfin le désir, cette dernière faculté étant le penchant vers ce que
nous savons devoir nous causer du plaisir. Ces assertions se rencontrent
en plusieurs passages : De Anima , 11 . 2 , 413 b 23 ; 11 . 3 , 414 b 4. Nous nous
occuperons uniquement de l'imagination et de la mémoire , car les autres
facultés n'intéressent pas la faculté de la connaissance ( 1 ) .
Ces assertions ont a u premier abord quelque chose d'étrange e t de
contraire aux principes généraux de la philosophie aristotélicienne . Com­
ment Aristote peut-il dire que là où il y a sensation, il y a imagination et
mémoire ? Est-ce qu'Aristote se contenterait ici d'une explication purement
sensualiste ? Il n'y a pas de développement à ce sujet. Mais Aristote
n'établit pas de lien de nécessité entre la sensation et les autres facultés
(id . , IIl . 3 , 428 a 9) . Il dit de la mémoire (Métaphysique, 1 . 1 , 980 a 28)
que chez certains animaux elle suit la sensation , chez d'autres non , ce qui
montre que la mémoire n'est pas donnée immédiatement avec la sensation .
Par conséquent , nous ne devons pas entendre cela dans un sens purement
sensualiste . Rappelons-nous que dans les Analytiques , il paraît souvent
dire que la connaisance du général procède de la connaisance du particulier,
mais qu'il entend simplement par là que le noûs accompagne les opérations
inférieures de l'esprit, et que ces opérations sont la condition nécessaire
de la manifestation du noûs . L'esprit général de la philosophie d'Aristote
est contraire à toute interprétation sensualiste . La psychologie est fondée
sur la double idée d'évolution et de cause finale, très différente en cela
de la psychologie sans hiérarchie , enseignée par l'éclectisme . Aristote n'a
pas admis , comme on le lui reproche , plusieurs âmes . Il montre le supérieur
sortant de l'inférieur, par une marche continue , déterminée par le but
(cause finale) . L'avenir suscite le présent .
Nous avons donc à étudier l'imagination et la mémoire . L'imagination
est la faculté de se représenter l'image sans l'objet (De anima , IIl . 8 , 432
a 9 : « les images sont en un sens des sensations, sauf qu'elles sont sans
matière . ») . Au chapitre 3 du livre 111 , Aristote institue une discussion
approfondie pour démontrer que l'imagination n'est ni sensation, ni noûs,

76
L'IMAGINATION ET LA M É MOIRE

ni opm1on . L'image n'est pas la sensation : en effet , la sensation est ou


puissance ou acte , par exemple la vue est ou opsis ou orasis . Or il peut
se produire des images sans qu'il y ait opsis ni orasis, telles sont les images
des songes , ou celles qui apparaissent à ceux qui ferment les yeux . En
second lieu , la sensation existe toujours , mais non l'imagination ; l'imagina­
tion est absente chez certains animaux , ainsi les fourmis, les abeilles , les
vers , et ces animaux possèdent la sensation . Donc il n'y a point de rapport
simplement analytique entre la sensation et l'imagination. Enfin la sensa­
tion est toujours vraie , mais les imaginations sont le plus souvent trompeu­
ses (id . , 428 a 12) . L'image n'est pas non plus intellect , ni science , ni
pensée discursive , car ces facultés en elles-mêmes ne trompent j amais , et
l'imagination peut être fausse . Enfin l'imagination ne doit pas être confon­
due avec l'opinion, quoique celle-ci soit tantôt vraie , tantôt fausse . Enfin
l'opinion est accompagnée d'une croyance [pistis] à l'existence de la chose
à laquelle elle se rapporte , elle implique une idée d'objectivité . Or certains
animaux possèdent l'imagination , mais aucun ne possède la croyance . De
plus , la croyance est accompagnée de logos, or aucun animal ne possède
le logos . Enfin, l'imagination n'est pas non plus la réunion de l'opinion
et de la sensation . L'opinion , comme la sensation a pour fin la vérité ,
l'une la vérité sensible , l'autre la vérité rationnelle , relative au général .
L'imagination , au contraire , unit les sensations et les opinions d'une ma­
nière arbitraire , elle sort du domaine de la vérité .
Voilà ce que n'est pas l'imagination . Mais que sont les déterminations
positives que l'on peut formuler ? C'est dans le De anima , 428 b qu'est
expliquée l'essence de l'imagination . Comme l'imagination paraît être un
mouvement qui ne peut se produire sans la sensation , mais qui se produit
chez les êtres sentants et relativement aux choses qui sont objet de sensa­
tion ; comme en outre il peut arriver que ce mouvement se produise
« engendré par la sensation en acte » ( 428 b 13) , et que ce mouvement
doit nécesairement être semblable à la sensation elle-même , l'imagination
est un mouvement qui ne peut se produire que dans la sensation , et qui
n'a pas lieu hors des êtres sentants . En un mot , l'imagination est un
mouvement semblable à celui de la sensation, mais déterminé non par
l'action d'un objet , mais par la simple action de la sensation elle-même .
C'est une sorte de suite ou trace de la sensation , c'est la sensation affaiblie.
Voici comment se produit cette sorte de retentissement de la sensation .
Le mouvement engendré par l'objet se conserve dans l'organe ; cette trace
du mouvement primitif est dominée dans l'état de veille par l'action des
sens et de l'entendement ; mais la nuit , quand les sens particuliers sont
inactifs et incapables d'agir , alors ces mouvements conservés dans les
organes spéciaux trouvent libre le chemin du sens commun , s'en emparent
et s'y propagent , et aboutissent à l'organe central , au cœur, dès lors ils
apparaissent à la conscience . Ainsi dans l'état de veille , le sens commun
ne reçoit que les impressions causées par les objets extérieurs , et la sensa­
tion la plus forte s'impose . Dans l'état de sommeil ces impressions causées
par les objets extérieurs n'existent plus , le chemin est libre et les imagina­
tions s'y précipitent . Ainsi réapparaît l'image , cette fois en l'absence de
l'objet lui-même . Tant que la conscience n'est pas complètement abolie
par le sommeil , nous ne confondons pas ces images avec les choses qu'elles
représentent ; mais par l'effet de l'habitude , nous prenons les images pour

77
LEÇONS SUR ARISTOTE

les choses elles-mêmes. Nous avons ici une explication de la fausseté que
présente le plus souvent l'imagination .
Le rôle de l'imagination est considérable (2) . Elle sert d'intermédiaire
entre la sensation et la pensée . Elle est la matière nécessaire de la pensée
discursive . Elle est ce qu'est une figure pour le mathématicien . « Quant
à la pensée discursive de l'âme , les images lui tiennent lieu de sensations
( ) C'est pourquoi l'âme ne pense j amais sans image » (id . , 111 . 7 , 43 1 a
.

14) . En effet, l'homme ne pense j amais sans représentation quelconque


de l'objet. Sans doute , il importe peu au mathématicien que la grandeur
du triangle qu'il a sous les yeux soit déterminée, et l'homme qui pense
fait de même ; mais sans penser le quantum , il place devant ses yeux un
quantum quelconque , et le pense , mais non en tant que quantum détermi­
né . Enfin le mathématicien fait abstraction de ce qu'il y a de nécessairement
particulier dans le cas de la figure qu'il a tracée , mais il a besoin d'avoir
sous les yeux une figure particulière . Tel est le rôle des images (3) .
Ces images qui sont le support de la pensée sont-elles précisément celles
dont nous avons parlé ? Zeller ne le croit pas , et pour justifier son doute ,
cite ce texte : toute image est soit logique , soit sensible . Selon lui , c'est
l'image logique seule qui joue ce rôle de support de la pensée . De plus ,
dans l' Ethique à Nicomaque, Vl . 2 , 1 139 a 12, Aristote identifie délibérer
et raisonner . Zeller en conclut que l'imagination logique , distinguée de la
sensation , est la représentation d'un but et de moyens à employer pour
y tendre , c'est-à-dire de choses non point passées , non pas même réelles,
mais possibles . L'imagination logique n'est donc point la simple trace , la
simple suite de l'imagination . L'interprétation de Zeller est judicieuse ,
mais les textes d'Aristote ne disent pas que l'imagination logique serve
seule de support à la pensée discursive . Aristote montre par cette distinc­
tion que le noûs peut pénétrer dans la sensation et constituer une imagina­
tion d'un ordre supérieur, mais c'est toujours la même imagination . Au
sein de l'imagination vient descendre un principe supérieur qui en fait une
imagination logique : qu'elle soit logique ou sensible , l'imagination conser­
ve toujours ce caractère , de représenter à l'esprit une chose particulière ,
une image sensible , sans matière .
La deuxième faculté qui se produit à la suite de la sensation , c'est la
mémoire . Aristote au début du De memoria dit que le futur est affaire
d'opinion et de conjecture , le présent de sensation , et le passé de mémoire ,
et cela, lorsque sans l'action du noûs ou du sens , c'est-à-dire des facultés
qui doivent nous fournir la science et la sensation , l'âme possède la science
et la sensation . Le souvenir est donc une image qui équivaut à des sensa­
tions ou à des opérations intellectuelles passées : c'est le résultat sans
l'action . C'est pourquoi la mémoire suppose le sentiment du temps . Les
êtres qui ont ce sentiment peuvent seuls être doués de mémoire , et c'est
en eux la même faculté qui a l'intuition du temps et qui possède la mémoire
(De memoria , 449 b ) . Primitivement la mémoire porte toujours sur des
choses sensibles, et ce n'est que par extension , par accident , qu'elle peut
porter sur des choses intelligibles : en elle-même elle est relative au sensi­
ble ; mais l'image ne devient souvenir que quand nous y voyons la reproduc­
tion exacte , adéquate d'un objet préalablement perçu , quand il s'y joint
l'idée que c'est la reproduction d'une perception antérieure . Or c'est là
un point souvent obscur, et il en résulte que tantôt nous prenons de vrais

78
L'IMAGINATION ET LA M É MOIRE

souvenirs pour de simples images, et tantôt de simples images pour de


vrais souvenirs (De memoria , 450 b 24) . L'image en elle-même est intuition ,
mais en tant qu'elle représente quelque chose elle est reproduction et
souvenir . Aristote résume le premier chapitre en disant qu'il a montré ce
qu'est la mémoire et le souvenir. Puis Aristote ajoute qu'il a montré à
quelle partie de notre être appartient la mémoire , cette partie est le prin­
cipe sensible et celui par lequel nous avons l'intuition du temps .
Au chapitre 2 , Aristote traite d'une seconde forme de la mémoire : la
réminiscence (anamnèsis) : nous retrouvons ici encore cette idée de hiérar­
chie dynamique , d'évolution déterminée par l'action du principe supérieur.
La réminiscence est une forme supérieure de la mémoire . Le mot réminis­
cence est en général mal défini : on dit que c'est un souvenir auquel
manque la reconnaissance , cela n'est pas conforme au sens aristotélicien
du mot . La réminiscence corespond exactement au vieux mot français se
ramentevoir, se remémorer. Il y a réminiscence toutes les fois que l'âme
ressaisit une idée ou une sensation qu'elle a déjà eue , c'est à peu près ce
que nous appelons l'association des idées . Pour se ressouvenir , on cherche
des choses dont on a le souvenir et qui sont liées à celles dont on a perdu
le souvenir. Ainsi la réminiscence diffère de la mémoire pure et simple :
elle emploie un certain raisonnement , se servant d'une connaisance actuelle
pour réveiller les autres . C'est une sorte de syllogisme , mot par lequel
Aristote entend toute espèce de travail pour aller du connu à l'inconnu à
l'aide d'un certain nombre d'intermédiaires . Mais il n'y a recherche que
chez les êtres capables de délibérer. La réminiscence est donc supérieure
à la mémoire , car elle suppose la délibération et le calcul . Elle s'explique
par une habitude qui relie ensemble nos idées et nos impressions , dans
l'ordre même où elles se sont présentées . Il y a en nous une liaison naturelle
des mouvements d'où résultent les images : ainsi , à l'aide d'une image ,
nous pouvons revenir à une autre image . La réminiscence , dit Aristote
(chap . 2 , 45 1 b 10) , se produit lorsqu'il y a une liaison naturelle entre un
mouvement et un autre : ces liaisons sont nécessaires ou non . Si la liaison
est nécessaire , l'un des deux termes rappellera l'autre le plus souvent . Or
c'est la seconde liaison , la liaison non nécessaire , qui dépend surtout de
l'habitude . L'habitude , à son tour, dépend de la constitution : les uns
s'habituent mieux en une fois que d'autres en plusieurs fois . Les associa­
tions nécessaires dont parle ici Aristote ne sont pas des associations néces­
saires au sens où nous l'entendons ; la nécessité n'est pas la liaison logique
des concepts entre eux : c'est une nécessité mécanique reliant entre eux
les mouvements causes des images. Quelle est la loi de ces associations ?
Aristote l'énonce en 45 1 b 18 : c'est la proximité , la ressemblance , le
contraste . C'est le point de départ de la fameuse théorie de l'association
des idées . La réminiscence n'est que médiocrement en notre pouvoir. Le
siège en est le cœur, analogue à ce que nous appelons encore aujourd'hui
le sens intime .
L'idée générale qui ressort de cette théorie de la connaissance sensible ,
c'est que la connaissance sensible est étroitement liée au mouvement des
organes ; si bien qu'Aristote recherche des explications physiologiques sans
tomber cependant dans le sensualisme ; il en est abrité par sa théorie de
la puissance et de l'acte , théorie qu'il applique aux rapports du corps et
de l'âme : c'est sous l'influence de l'âme que le corps se dispose à engendrer

79
LEÇONS SUR ARISTOTE

les fonctions psychiques inférieures, et c'est sous l'influence des fonctions


psychiques supérieures que l'on passe de la sensation à la mémoire et à
l'imagination .
LEÇON XIV

DOCTRINE DU NOÛS

Au-dessus des facultés sensitives Aristote place les facultés intellec­


tuelles, toujours en vertu du principe de la hiérarchie des facultés . Il ne
les met pas toutes sur la même ligne : à côté de la distinction des facultés,
il tient pour l'unité de l'âme. Pour désigner les facultés intellectuelles ,
Aristote s e sert d e termes nombreux : to dianoètikon ( D e Anima , 1 1 . 2 ,
413 b 12 et 11 . 3 , 414 a 32) , /ogismos kai dianoia (id . , 11 . 3 , 415 a 8) ,
logistikon (id . , IIl . 9 , 432 a 25) . Il semble que ce ne soit là que les facultés
discursives . Mais ailleurs , on trouve to dianoètikon te kai noûs (id . , 11 . 3 ,
4 1 4 b 18) , noûs kai theôrètikè dunamis (id . , 11 . 2 , 4 1 3 b 24) , theôrètikos
noûs (id . , 11 . 3 , 415 a 12) , to noètikon (id . , 1 1 . 4 , 415 a 17) , noein (id . ,
IIl .4, 429 a 1 3 ) , noûs (id . III .4 e t 5 ) .
E n résumé donc , Aristote distingue trois degrés d e l a vie psychologique
(id. , 1 1 . 2 , 414 a 13) . La vie , la sensation, la pensée . Donc, il ne distingue
pas absolument le raisonnement et la raison , c'est toujours le noûs. Nous
parlerons d'abord du noûs en général , puis du noûs pathètikos [intellect
patient] , enfin du noûs poiètikos [intellect agent] .
Aristote définit le noûs (id. , 429 a 10 et 23) cette partie de l'âme par
laquelle nous connaissons et pensons . La définition est vague , mais
l'ensemble du système montre bien que pour Aristote , penser, connaître ,
comprendre , c'est saisir le général dans les choses , et le général en tant
que général , car dans les choses sensibles , on saisit déjà le général , mais
pour ainsi dire particularisé .
Quel est l'objet du noûs (id . , 429 b 10) ? La forme pure , séparée de
toute matière . Autre chose , dit Aristote , est la grandeur et l'essence de
la grandeur. Or c'est par le sens que nous saisissons la grandeur, et les
choses dont la chair est la raison . Mais !'essence de la grandeur, nous la
saisissons par une faculté distincte . Il arrive alors ce qu'il arrive à une
ligne brisée quand on la tend pour la rendre droite . On supprime en elle
ce qui en faisait une ligne irrégulière , c'est-à-dire l'accident. De même le
noûs, faculté distincte , élimine les éléments accidentels , dévoile la ligne
droite dans la ligne brisée (id . , 429 a 20) . Ecartant ce qui apparaît à côté
de la chose , c'est-à-dire l'accident , il le sépare de l'essence qu'il circonscrit.
Aristote songeait tout d'abord aux notions mathématiques qui s'obtien-

81
LEÇONS SUR ARISTOTE

nent , en effet , par l'élimination de ce qui est irrégulier , accidentel . En


outre , dans sa pensée , cette essence pure est la raison de la chose complexe
que fournit la sensation , de même que la chair, par exemple , est la raison
sensible de certaines choses matérielles . Le noûs saisit donc la raison
logique des choses. Ainsi la ligne droite est la raison logique de la ligne
brisée . Dans les choses qui ont une matière , l'élément intelligible existe
sans doute , mais seulement en puissance ; or le noûs fait justement passer
à l'acte cet élément en puissance (id . , 430 a 6) .
Mais cet élément intelligible est distinct de la matière . Il est même à
part par rapport à elle . De même le noûs : le noûs est un pouvoir spécial
de l'âme , ou, à tout le moins , l'âme se comportant autrement (id . , 429 b
2 1 ) . De même que les essences sont distinctes de la matière , de même le
noûs est dans l'âme quelque chose de distinct .
Le noûs a donc pour objet, d'abord les formes pures, mais en outre
aussi les principes supra-sensibles . Pour les principes , le mot de science
ne peut convenir , les principes étant quelque chose de plus elevé que
l'objet de la science . Or le noûs seul est plus vrai que la science , c'est
donc lui qui connaît les principes (Derniers Analytiques , conclusion , et
Ethique à Nicomaque , Vl . 9 , 1 142 a 25) .
Enfin le noûs a pour objet lui-même : il se pense lui-même . Comment ?
C'est que , pour les choses qui n'ont point de matière , le pensant et le
pensé ne font qu'un . C'est donc parce que le noûs n'a pas de matière
qu'il se pense lui-même . C'est parce qu'il est lui-même une forme pure .
Quels sont les rapports de ce noûs avec son objet (De Anima , III . 4 et
5 ) ? Le noûs , dit Aristote , est à l'égard de l'intelligible comme le sensible
à l'égard de la sensation . Il est donc propre à recevoir son objet, qui est
l'idée . Il est identique avec son objet, mais en puissance seulement . Aristo­
te conclut de là qu'avant d'agir , c'est-à-dire dire de penser, le noûs est
comme une tablette sur laquelle rien encore n'est écrit ( 1 ) . Le noûs est
donc en quelque façon l'intelligible , mais en puissance . Enfin, même à
cet égard , le noûs diffère de la sensation . La sensation a besoin , pour
s'exercer, d'un objet extérieur à l'âme . Aussi n'est-elle pas au pouvoir de
l'âme seule . La noèsis, au contraire , ayant pour objet le général sans
matière est au pouvoir de l'âme . Le général , en effet , ne vient pas du
dehors , comme les choses sensibles. Il est dans l'âme même (2) .
Quelle est maintenant la nature du noûs ? Le noûs est d'abord impassi­
ble : il ne doit pas subir de modification de la part des choses extérieures .
Il ne doit pas avoir, avant de s'exercer, une nature telle qu'il soit passif
en s'exerçant . Déj à les sens ont bien une sorte d'apatheia (id . , 429 a 30) .
Ainsi les sens ne supportent rien d'extrême : tout sensible extrême les
détruit , les abolit ; le noûs , au contraire , peut pousser la pensée jusqu'à
l'extrême . Il n'en pense que mieux .
Le noûs est de plus sans mélange . Si le noûs était mêlé au corps , il
deviendrait, comme lui , chaud et froid , par exemple , comme le sens il
aurait besoin d'un organe dont il dépendrait, en un mot il serait particulari­
sé . Mais le noûs doit être d'une nature universelle . S'il avait telle nature
particulière , il ne pourrait penser aussi que telles choses particulières .
Etant sans mélange , il est universel , et c'est ainsi qu'il peut tout penser ,
qu'il est vraiment le lieu des idées (topos eidôn , id. , 429 a 28) . Tandis que
dans la sensation , c'est le semblable qui connaît le semblable , dans le

82
DOCTRINE DU NO Û S

noûs, c'est l'autre qui connaît l'autre . La loi des contraires domine ici et
non plus la loi de la similitude . C'est parce que le noûs, avant de penser,
n'est rien de ce qu'il doit penser , qu'il peut penser toutes choses. Il ne
subit pas l'action des objets particuliers , il ne devient pas ces objets mêmes,
mais il conserve son universalité , restant toujours , du moins en puissance ,
lieu des idées .
Le noûs est immuable , ce qui résulte de son apatheia .
Il est infaillible (id . , III . 6) puisqu'il ne pense que le simple, et que toute
erreur, dit Aristote , est une synthèse de pensées . Il résulte de tout ceci :
1° que le noûs est tout à fait distinct du corps ; 2° qu'il en est séparable .
En effet, il n'a pas d'organe (id . , 429 a 26- b 4) . La sensation , dit Aristote ,
est impossible sans le corps, mais la sensation seulement . Quant au noûs,
il peut si bien se passer du corps qu'il en est séparable . Cette existence
séparée du noûs, Aristote la déduit de la nature de son objet, qui est la
forme pure . Pour penser la forme pure , ne faut-il pas un noûs qui soit
pur lui-même, c'est-à-dire séparé de la matière ? Aristote , dans sa déduc­
tion, va comme toujours de l'objet au sujet. Il dit encore (id . , 1 1 . 2) que
le noûs semble être « un autre genre d'âme » , et que c'est la seule partie
de l'âme qui puisse être séparée du corps comme l'éternel du périssable .
Quelles sont enfin l'origine et la destinée du noûs ? D 'abord le noûs ne
se produit pas physiquement , au moyen de la génération , comme les autres
parties de l'âme . Les puissances de l'âme dont l'action se rapporte au
corps ne peuvent exister sans organes , et par conséquent ne viennent pas
du dehors . Mais il n'en est pas de même du noûs. Car l'acte du corps ne
participe en aucune façon de l'acte du noûs. Ainsi le noûs entre dans
l'homme du dehors .
Le noûs est-il unique , ou bien peut-on distinguer en lui plusieurs degrés ?
Aristote applique au noûs les deux catégories de la puissance et de l'acte .
Le noûs a donc ainsi deux degrés : intellect actif et intellect patient . Le
terme noûs poiètikos [intellect agent] ne se trouve pas dans Aristote , qui
généralement par le mot poien désigne l'art , la fabrication d'un objet au
moyen d'une matière . Quant au mot prattein , il le réserve pour l'action
morale , sans matière . Mais l'expression intellect agent est justifiée (voir
430 a 12-15 ) . La seconde expresion , intellect patient , est d'Aristote . Julius
Walter qui a fait sur l'intellect pratique un bon travail (Die Lehre von der
praktischen Vernunft in der griechischen Philosophie, Iéna , 1874) prétend
qu'il faudrait remplacer l'expresion poiètikos qui ne répond pas à la langue
ordinaire d'Aristote , par celle d'apathès. Mais apathès est un attribut ,
non l'essence du noûs supérieur. Les textes que nous venons de voir nous
autorisent à nous conformer à l'usage .
La division du noûs vient obscurcir la théorie . Le noûs , dit Aristote ,
est apathès, sans mélange , éternel : mais assurément il ne s'agit pas ici de
l'intellect patient . Ce noûs est en relation étroite avec les facultés infé­
rieures. La perception , va jusqu'à dire Trendelenburg (3) , appartient à
l'intellect patient . Cependant Aristote ne confond pas le noûs avec la
sensation . Mais qu'est-ce donc que cet intellect patient qui n'est ni la
sensation , ni le noûs proprement dit ? On peut faire la conjecture suivante .
Aristote voulait expliquer le mouvement dans la connaissance , le progrès .
Or ce mouvement c'est l'acte de l'intellect patient , c'est-à-dire du noûs,
mais du noûs s'exerçant sur les données de la sensation, au lieu de se

83
LEÇONS SUR ARISTOTE

replier sur lui-même , c'est-à-dire du noûs sujet et non objet. L'intellect


patient possède les propriétés du noûs, mais en tant que sujet, non en
tant qu'objet . Il est Je noûs élaborant les données de la sensation pour
les rendre de plus en plus conformes à sa nature , pour les intellectualiser
de plus en plus par une sorte de mouvement et de progrès . C'est ce noûs
dont Aristote dit qu'il ne pense pas sans images . C'est la pensée contempla­
tive , la pensée s'exerçant sur la sensation . C'est le noûs cherchant son
bien , c'est-à-dire la forme pure dans les données de la sensation .
Tout ce qu'Aristote dit du noûs en général , virtuellement vrai de l'intel­
lect patient , l'est actuellement de l'intellect agent . C'est Je noûs non plus
seulement sujet, mais à la fois sujet et objet, Je noûs en acte qui logique­
ment est antérieur à toute faculté intellectuelle , mais qui chronologique­
ment est le germe de toute la connaissance . Cet intellect agent a été
considéré par plusieurs critiques comme se confondant avec Dieu . Cepen­
dant Aristote l' appelle aussi une partie de l'âme . Il dit qu'il est un autre
genre d'âme . Aristote Je considère donc comme appartenant à l'âme ( 4) .
Mais quelle est sa nature ? Zeller soutient qu'ici Aristote devient inintelligi­
ble . Ce noûs, dit-il , Aristote veut Je rendre individuel. Or l'individualité
du noûs ne se comprend pas dans un système où Je corps seul est principe
d'individuation . Mais telle n'était pas , semble-t-il , la pensée d'Aristote en
ce qui concerne le principe d'individuation . D 'ailleurs ce qui Je préoccupe ,
ce n'est point l'individualité , mais plutôt, comme il arrive en général chez
les anciens , l 'indéterminé et le déterminé . Or pour lui Je noûs est Je
suprême déterminé , et c'est à ce caractère qu'il rattache l 'individualité .
L'individualité du noûs consiste à se distinguer de ce qui est moins détermi­
né que lui .
Toutefois , une chose reste obscure , c'est l'absolue hétérogénéité ou
l'autarcie de l'intellect agent par rapport aux facultés inférieures . En ce
cas , le noûs n'est plus le dernier terme de l 'évolution , la fin dont les
facultés inférieures sont les moyens ou les organes . Rien ne Je rattache
plus à ce qui précède . Cependant Aristote rattache tout à lui . C'est que
son principe , qui suspend partout et toujours le relatif à l'absolu, l'exigeait
impérieusement . Pour Aristote , c'est le parfait qui seul explique l'impar­
fait. Or l'intelligence parfaite , c'est-à-dire capable de tout connaître avec
certitude , doit être telle qu'Aristote définit l 'intellect agent , un noûs offrant
aux deux points de vue du sujet et de l'objet ce même caractère : acte
sans puissance . L'idée de la science parfaite domine toute cette théorie
d'Aristote . Or si cette science parfaite est considérée cmmme réalisée en
effet, c'est que , pour Aristote , le relatif ne peut plus s'expliquer sans cela.
Le noûs absolu doit donc exister . Ainsi se superposent les trois degrés de
la connaissance : l'opinion , qui répond à la sensation ; la science humaine ,
qui répond à l'intellect patient ; enfin la science parfaite , cause finale de
toute connaissance , cause efficiente aussi , qui répond à l'intellect agent .
Cette théorie diffère de la théorie platonicienne : l'âme est bien encore ,
comme pour Platon , le lieu des Idées , mais non plus l'âme tout entière ,
ce rôle est réservé à une partie seulement de l'âme , l'intellect agent (De
Anima , III .4, 429 a 28) .
De plus l ' âme , sans doute ne fait qu'un avec les idées , mais en puissance
seulement , et non pas en acte , comme il ressort du texte cité . Un travail

84
DOCTRINE DU NO Û S

est nécessaire pour réaliser cette unité , cette identité qui est toute la
destinée de l'âme .
Enfin la réminiscence de Platon n'est pas admise par Aristote . Selon
lui le noûs ne pense j amais en nous sans l'intellect patient, lequel est
périssable (id . , 430 a 24) (5) .
LEÇON XV

RÉSUMÉ DE LA THÉORIE D'ARISTOTE

Platon avait adopté la définition éléatique de l'être : l'un et le permanent.


En outre , Platon admettait que la science doit avoir pour objet l'être lui­
même . Mais on ne peut trouver dans le monde sensible les caractères
exigés par l'être . Donc, ou bien il n'y a pas de science , et c'était l'avis
des sophistes, ou bien la science porte sur un monde distinct du monde
sensible , sur un monde supérieur que Platon construit en ne demandant
au monde sensible que des suggestions . Il le construit conformément aux
conditions de l'être et de la science : le grand n'y devient pas le petit
comme dans le monde sensible où l'on voit l'objet de grand devenir petit.
En un mot , le principe de contradiction s'y trouve respecté . Ainsi Platon ,
pour avoir un objet qui réponde aux conditions de la science , sacrifie en
grande partie la réalité sensible .
Aristote s'efforce aussi d'obtenir une science satisfaisante , mais qui s'ap­
plique cette fois à la réalité sensible . Il recherche donc, non plus précisé­
ment les conditions de l'être absolu, mais les conditions de la vérité tou­
chant les choses sensibles . Dès lors voici comme il définit la science et
montre qu'elle est possible . La science est la connaissance du nécessaire
(et non plus de l'être pur et simple) : le nécessaire se ramène à la cause
et la cause au général . Pour qu'il y ait science , il faut et il suffit qu'il y
ait connaisance du nécessaire et non plus de l'être absolu. Or le nécessaire
est une conception qui s'applique bien mieux aux choses sensibles que
l'un et le permanent . Donc plus d'incompatibilité et de contradiction . La
conception de la nécessité n'est pas inconciliable avec la réalité , surtout
si l'on renvoie le nécessaire à la cause et la cause au général . Car le
général n'est pas nécessairement séparé des choses sensibles , comme l'avait
dit Platon .
La science des choses sensibles est possible si le général se trouve dans
le particulier . Aristote est partisan de l'immanence . Entre ces deux termes :
général et particulier, il établit un rapport analytique : le général est comme
le tout dont le particulier serait la partie ; le général est le contenant , le
particulier le contenu . La science est possible et en soi en pour nous : en
soi par la démonstration , laquelle montre le particulier contenu dans le
général ; pour nous , par l'induction , laquelle , au sein du particulier , distin-

86
R É SUM É DE LA TH É ORIE D'ARISTOTE

gue l'essence générale de l'accident . Ces deux procédés sont l'inverse l'un
de l'autre et se correspondent exactement . Aussi l'on peut dire que toute
science procède par démonstration , ou que toute science procède par
induction . Toute science est démonstrative en soi, inductive pour nous .
La coïncidence est parfaite entre les résultats obtenus des deux façons ,
que l'on ait pour point de départ l'intuition ou l'observation . C'est que ,
entre l'esprit et les choses, il y a harmonie absolue ( 1 ) .
L e terme d e l a science est l a définition (to ti en einai) laquelle , dans
l'esprit, correspond à l'individu (tode ti) dans les choses . La définition
participe de la démonstration par son caractère de nécessité et de l'induc­
tion par son contenu qui est relatif à la réalité sensible. Telle est la partie
logique de la doctrine .
Vient ensuite la partie psychologique . Aristote a une idée directrice
qu'il emprunte à sa métaphysique . Il ramène la relation d'objet à sujet à
la relation d'acte à puissance . Le sujet reçoit l'objet ( eidos) et lui devient
semblable . L'objet est de deux sortes : sensible et intelligible . A ces deux
sortes d'objets correspondent deux facultés du sujet : la sensation et la
pensée . Le sensible est un objet inférieur, car la sensation n'est que matière
par rapport à la pensée , et c'est l'intelligible qui est l'objet suprême . Entre
le sensible et l'intelligible, la différence est grande : le premier est lié à
une matière existant hors de l'esprit ; le second est sans matière , c'est
l'universel , la forme sans matière . L'intelligible est ainsi dans l'âme , qui
peut , quand elle veut , penser , mais non sentir . Donc l'objet véritable ,
l'intelligible , est moins distinct de l'âme que l'objet sensible , et l'on peut
dire que , selon Aristote , le noûs cherche en effet un objet qui lui soit
proportionné . Dans la sensation la part du noûs est aussi faible que possi­
ble : l'objet est un multiple indéfini , c'est l'infini . Dans l'opération de
l'intellect patient , l'esprit travaille à dégager du sensible l'intelligible pur :
c'est le mouvement de l'esprit cherchant un objet qui lui soit adéquat .
L'intellect patient est précisément le noûs en possession de cet objet : cet
objet est l'individu (tode ti) .
On le voit, la doctrine est tout objectiviste puisque le sujet n'est que le
réceptacle de l'objet. Mais elle est loin d'être matérialiste , puisque l'objet
suprême est de même nature que l'esprit ; l'esprit s'identifie avec un objet
qui lui ressemble . On ne saurait même dire , au fond , si c'est l'objet qui
se modèle le sujet, ou si c'est l'objet qui est modelé sur le sujet. On ne
saurait dire lequel des deux , la chose ou l'esprit, est la mesure de l'être
absolu (2) .
Cette théorie repose sur la distinction platonicienne de la forme et de
la matière , et s'efforce de rapprocher ces deux termes . Entre eux Aristote
établit des rapports intelligibles lorsqu'il relève la matière et lui assure
quelque dignité : cette matière devient la puissance par rapport à la forme
qui est l'acte . La conception d'Aristote est donc dynamique , et il n'arrive
pas toujours à triompher du mécanisme logique de Platon . Il reste dualiste
en ce qui concerne les principes derniers . La matière dernière et la forme
dernière sont irréductibles l'une à l'autre . De même entre les facultés
inférieures et le noûs il y a un abîme . L'intellect agent est impassible , par
suite distinct absolument même de l'intellect patient . Entre Dieu et le
monde , il y a aussi solution de continuité (3) .

87
POSTFACE

REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉLICIENNE


DE LA SCIENCE

« Nous estimons posséder la science d'une chose d'une manière absolue ,


et non pas , à la manière des sophistes, d'une manière purement acciden­
telle , quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la
chose est , et que nous savons que la cause est celle de la chose , et qu'en
outre il n'est pas possible que la chose soit autre qu'elle n'est . » (Analyti­
ques postérieurs 1 .2 , 71 b 9- 1 1 ) .

D'emblée les Analytiques postérieurs décrivent l a décision d e pensée qui


livre accès au domaine de la science - d'emblée , et d'une phrase où déj à
presque tout s'est joué . Presque tout , cela veut dire ici la connexion de
trois éléments : la causalité (horizon d'intelligibilité de la chose) , le conflit
entre l'épistémè et l'interprétation sophistique de l'étant , et la nécessité
comme trait essentiel de la connaissance . Efforçons-nous d'élucider ces
trois points .

Qu'est-ce donc que la science sinon le mouvement de pensée remontant


de l'étant à sa cause ? Cette détermination ressortit de la plus stricte
évidence - le platonisme somme toute n'avait rien posé d'autre , sinon
pour interpréter cette recherche de la cause en une théorie des Idées qui
devient , elle , seul objet de litige ( 1 ) . Tant qu'il ne s'aventure pas encore
à interpréter à son tour la cause , l'explicitant en sa quadruple dimension
ou dans sa forme syllogistique (2) , Aristote sait bien qu'il campe sur
l'évidence première commune à toute philosophie. Philosopher , c'est cher­
cher la cause , et ce depuis la naissance même de la philosophie , au fil de
cette histoire qu'explore le livre A de la Métaphysique. D 'où ces déclara­
tions répétées , en maints lieux du Corpus , et orientant l'enquête scientifi­
que en direction de la cause : « Nous ne croyons connaître rien avant d'en
avoir saisi le pourquoi (c'est-à-dire saisi la cause première) » (Physique

88
REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE

11 . 3 , 194 b 19 sq) . « En effet , les hommes d'expérience savent bien qu'une


chose est , mais ils ignorent le pourquoi , tandis que les hommes d' art
connaissent le pourquoi et la cause « (Métaphysique A 1 , 981 a 29) .
Une manière de traduire cette décision propre à toute philosophie en
tant que telle est de remarquer la différence existant entre le fait brut
(oti) et le pourquoi (dioti) . Parce qu' une telle différence existe , la science
est bien enjeu d'une décision : ce qu'il importe de constituer. La recherche
d'une cause ne peut se déployer que depuis cette différence première de
!' oti et du dioti, celle-là même que thématise le chapitre 1 . 13 des Analyti­
ques postérieurs : « La connaisance du fait diffère de la connaisance du
pourquoi » (78 a 22) . Où apparaît donc bien un mode de connaissance
différent de celui qui , paradigmatique , décrit le pourquoi des choses , pour­
vu seulement que cette différence laisse entière la supériorité de la détermi­
nation causale sur le simple établissement du fait. Celui-ci procède simple­
ment à partir de l'effet, au titre de ce qui est plus connu pour nous (3) .
Cette différence de l' oti et du dioti se montre salutaire : elle libère la
causalité comme horizon rigoureux de la science tout en laissant ouverte
la possibilité d'un autre mode d'appréhension des principes . Il s'agit bien
d'interdire par là une régression à l'infini de la causalité (4) . Il y a un
arrêt dans la démonstration , c'est-à-dire dans la remontée vers la cause
absolument première - un point d'arrêt dans l'enchainement démonstratif,
et ce point n'est autre que le principe indémontrable régissant le domaine
considéré de la science . « Toute connaissance scientifique n'est pas démons­
trative » (Analytiques postérieurs 1 . 3 , 72 b 19) . A cette condition seulement ,
une démonstration est possible , qui détermine une région de la science
(un genre de l'être offert à l'approche scientifique ) . En même temps que
la science se constitue , il convient d'en repérer les limites.

II

A l'évidence d'une décision de pensée orientant la recherche de l'essence


vers la détermination de la cause , répond l'affrontement obligé de la
philosophie avec la rués-interprétation sophistique de l'étant ruinant toute
possibilité de logos . Ici aussi , Aristote hérite d'un combat platonicien (5) ,
mais c'est pour aussitôt le traduire dans le cadre de sa propre métaphysi­
que . Cette polémique se résume dans une thèse simple : si tout est accident ,
plus rien n'est possible en fait de science .
Rappelons la définition de l'accident mise en place par les Analytiques
postérieurs : « En un sens encore , une chose qui appartient par elle-même
à une chose est dite par soi , et une chose qui n'appartient pas par elle­
même à une chose , accident » (1 . 4 , 73 b 10-12) . Ce qui n'est lié à la chose
que d'une manière contingente échappe par là même à toute détermination
causale . « Les accidents en effet ne sont pas nécessaires, de sorte qu'on
ne connaît pas nécessairement une conclusion par sa cause » (1 . 6 , 75 a 32
sq) . Connaître le contingent signifierait saisir la cause qui le fait être ainsi ,
et du même coup le faire apparaître comme nécessaire : le propos est
absurde ! (6)
La décision aristotélicienne de constituer une science fait corps avec la
destruction d'une interprétation ruinée de l'étant correspondant à la doc-

89
LEÇONS SUR ARISTOTE

trine des sophistes et qui consiste à ramener la totalité de l'étant au statut


de l'accident. « Les arguments des sophistes, en effet , ont rapport, pour
ainsi dire , principalement, à l'accident » (Métaphysique, E . 2 , 1026 b 15)
(7) . En dehors de tout climat polémique cette fois , l'exposition des condi­
tions de la science passe par une interrogation portant sur l'accident com­
pris comme frontière du savoir (8) .
A ce titre , il appartient bien à la science (métaphysique) d'établir la
nature de ce dont il n'y a pas de science (au sens de sciences régionales) .
« Nous n'en devons pas moins , au sujet de l'accident , déterminer encore ,
dans la mesure du possible , quelle est sa nature et quelle est sa cause ,
car en même temps , peut-être verra-t-on pourquoi il n'y a pas de science
de l'accident » (Métaphysique , E. 2, 1026 b 25 s . ) . Cette nouvelle question
renvoie elle-même à une double considération : celle de la matière
(« Conclusion : c'est la matière , laquelle est susceptible d'être autre qu'elle
n'est le plus souvent , qui sera la cause de l'accident . » id . E . 2 , 1027 a 13
sq) , et celle du hasard (« Il est donc clair que l'on remonte ainsi jusqu'à
un principe déterminé , mais celui-ci ne se réduit plus à aucun autre . Tel
sera donc le principe de tout ce qui est dû au hasard ; ce principe n'aura
lui-même été produit par aucune autre cause . Mais à quelle sorte de
principe , à quelle sorte de cause se ramène ainsi l'accident ? » id. E. 3 ,
1027 b 1 1 s . ) (9) Ainsi l a possibilité de constituer une science e n général
se voit-elle suspendue à une double enquête , touchant la matière et le
hasard , qui sera menée par la science physique .

III

Il n'y a pas de science de l'accident - cette décision se redouble d'une


thèse positive : il n'y a de science que du nécessaire ( 10) . « Il en résulte
que l'objet de la science au sens propre est quelque chose qui ne peut pas
être autre qu'il n'est » (Analytiques postérieurs , 1 .2 , 75 b 15 , de même 1 .4 ,
7 3 a 2 1 sq, etc . ) . Cette requête d u nécessaire fournit bien l'exact envers
de l'impossibilité d'une science de l'accident . Ajoutons qu'une démonstra­
tion tendue vers le pourquoi expose précisément ce qui constitue l'étant
ainsi et non pas autrement . Autant la réfutation d'une science de l'accident
présentait de difficultés (le combat de géants de la philosophie et de la
sophistique) , autant cette reconnaissance du caractère nécessaire de la
science ressortit de l'évidence aristotélicienne ( 1 1 ) .
Voilà le champ de l'épistémè clairement délimité et la question de sa
constitution quasi-close , n'était une difficulté maj eure à laquelle il importe
maintenant de faire face . En effet, cette requête de la science : le néces­
saire , menace tout simplement de la vider de tout contenu (sinon théologi­
que) : à chasser la contingence , c'est la physis qui est en cause .
S'il n'est de science que du nécessaire , il faut en conclure aussi qu'elle
ne porte que sur l'éternel . Cet évident corrolaire est affirmé en toutes
lettres au chapitre 1 . 8 des Analytiques postérieurs , comme dans ce passage
du traité De la génération et de la corruption : « Car ce qui est nécessaire­
ment est aussi , en même temps , ce qui est toujours , puisque ce qui est
nécessaire ne peut pas ne pas être . n en résulte que , si une chose existe

90
REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE

nécessairement , elle est éternelle , et, si elle est éternelle , elle existe néces­
sairement » (Il . 1 1 , 337 b 35 s . ) .
Mais à cette éternité , les étants physiques n'ont pas part - ce qui
conduirait à abandonner toute science les prenant en vue ( 12) , si l'exposi­
tion aristotélicienne de la science ne laissait place , entre le fortuit et le
nécessaire , au « ce qui arrive le plus souvent » . Si le corruptible n'est pas
démontrable , ce qui se répète est pourtant susceptible de science . Ce qui
engage une reconsidération du contingent (13) . Le contingent se dit en
plusieurs sens , et seule cette différence permet de lever l'aporie de la
science physique : ou bien le pur indéterminé , qui peut être à la fois ainsi
et non ainsi ; ou bien ce qui arrive le plus souvent quoiqu'il manque de
nécessité . Il n'y a pas de science - pas de syllogisme démonstratif - des
choses indéterminées en raison de l'instabilité de leur moyen terme , mais
seulement des phénomènes naturels présentant une certaine constance .
L'enquête physique a seulement pour objet le contingent se répétant le
plus souvent . « Quand des faits de ce genre arrivent soit constamment soit
la plupart du temps , il n'y a ni accident ni fortune ; or il en est toujours
ainsi dans les choses naturelles , à moins d'empêchements » (Physique, 1 1 . 8 ,
199 b 23-25) ( 14) .
Ce nouveau partage du nécessaire et du contingent sauve bel et bien la
possibilité d'une science physique , mais au prix d'un déplacement des
requisits de la science : la science effective ne connaît que des propositions
modalisées qui ne répondent plus au paradigme syllogistique d'abord mis
en place ( 1 5 ) .

IV

Poursuivons notre examen de la nécessité , et pour ce faire dirigeons


notre regard en direction de l'universel . Il n'y a de science que du néces­
saire - cette proposition pourrait aussi s'entendre : il y a science de
l'universel . « Tout ce qui est attribué universellement est nécessaire » (Ana­
lytiques postérieurs , 1 . 4 , 73 b 26) . « J'appelle universel l'attribut qui appar­
tient à tout sujet, par soi et en tant que lui-même . Il en résulte clairement
que tous les attributs universels appartiennent nécessairement à leurs su­
jets . » (id . 1 . 4 , 73 b 26) . « Nous appelons universel ce qui est toujours et
partout » (id . , 1 . 3 1 , 87 b 33) . « La science est universelle et procède par
des propositions nécessaires » (id . , 1 . 33, 88 b 30) . Ce que recherche la
science : la cause , le nécessaire , nous pouvons aussi bien le nommer :
l'universel ( 1 6) . « Plus la démonstration devient particulière , plus elle
tombe dans l'infini , tandis que la démonstration universelle tend vers le
simple et la limite . Or, en tant qu'infinies , les choses particulières ne sont
pas connaissables : c'est seulement en tant que finies qu'elles le sont . »
(id . , 1 . 24, 86 a 6 s . ) (17) . L'orientation vers l'universel de la démonstration
traduit bien cet arrachement de l'étant à l'infinité du particulier, infinité
qui retombe dans l'accidentalité de l'être .
Ce qui est en jeu dans la détermination de l'universel , sgnifions le comme
une modalité de l'attribution . Aussi est-ce bien à partir d'une théorie de
l'attribution que se voit rej etée l'interprétation platonicienne de l'universel
comme Idée . Ouvrons à nouveau ici le différend d'Aristote avec son maître

91
LEÇONS SUR ARISTOTE

( 1 8 ) . Le modèle platonicien de l'intelligible pose l'extériorité de !'Un par


rapport au multiple - interprétant l'idée au titre de cet un à part du
multiple qui subsiste en soi dans un pur monde intelligible . Tout autre
apparaît alors l'interprétation aristotélicienne de l'universel , raturant cette
extériorité Un/Multiple : l'universel existe dans le sensible (et non en de­
hors de lui) ou bien signifie la répétition d'un même attribut à divers
sujets. Cette interprétation vise bien à inscrire l'universel dans la multiplici­
té des existants individuels . A la théorie des Idées comme êtres séparés ,
Aristote substitue la possibilité d'une attribution universelle .
Le différend éclate au début du chapitre 1 . 1 1 des Analytiques postérieurs :
« Ainsi il n'est pas nécessaire d'admettre l'existence des Idées , ou d'une
Unité séparée de la Multiplicité , pour rendre possible la démonstration .
Ce qui est cependant nécessaire , c'est qu'un même attribut puisse être
affirmé de plusieurs sujets : sans cela, il n'y aurait pas , en effet, d'universel .
Or, s'il n'y a pas d' universel, il n'y aura pas de moyen, ni , par suite , de
démonstration . Il faut donc qu'il y ait quelque chose d'un et d'identique
qui soit affirmé de la multiplicité des individus , d'une manière non-équivo­
que . » (77 a 5-9) .
L'identité de rapport d'un attribut à une multiplicité de sujets ne suppose
en rien la séparation platonicienne de l'idée et de la multiplicité sensible .
C'est bien plutôt cette séparation qui constitue une sur-interprétation de
l'identité de rapport , lui substituant l'identité pure , à part soi , de l'idée .
Cette opération , d'ailleurs , se voue à l'aporie , tant l'offuscation du rapport
d'attribution interdit désormais tout déploiement du logos . A trop montrer
l'identité , l'inscrivant dans l'être à force d'une différence radicale , l'extério­
rité pure de l'un par rapport à la multiplicité des singuliers , l'ontologie
platonicienne détruit la liaison du logos , le rapport d'attribution , c'est-à­
dire détruit la possibilité même d'un logos .
Cette critique de l'ontologie platonicienne passe par une redéfinition de
l'universel , le considérant désormais comme une distribution de l'un en
une multiplicité ( 19) . Prenons d'abord la mesure de l'impasse à laquelle
mène la théorie des Idées (20) . La huitième aporie du livre B de la
Métaphysique montre bien la difficulté . De cet embarras , Aristote précise
qu'il est le plus ardu de tous , et celui qu'il est le plus nécessaire d'étudier.
Comment faire porter la science sur quelque chose d'un et d'identique si
nous sommes dessaisis de la théorie des Idées ? Mais comment sauver une
science de l'étant si l'idée lui est extérieure ? Nous sommes au rouet . Si
I' « un et identique » au devant duquel se porte la science doit exister en
dehors des individus , plus rien de ce qui est en devenir et en mouvement
ne sera enjeu de science , plus aucun étant sensible, mais seulement l'éternel
absolument séparé , et la science se réduit à la théologie (à supposer qu'il
nous soit possible de dire le divin) : la science se réduit au mieux à la
théologie . Mais si nous tâchons de nous écarter de la théorie des Idées ,
toute assise du logos pourrait bien nous manquer, et nous voilà confrontés
à cette « infinité d'individus » qui échappe à toute possibilité de science .
Hors de Platon , point d'objets de science ? « S'il n'y a rien en dehors des
individus [se s'il n'y a pas d'idées) , il n'y aura rien d'intelligible , tous les
êtres seront sensibles , et il n'y aura science d'aucun, à moins d'appeler
science la sensation » (B . 4 , 999 b 1 s . ) .
I l reste donc à penser, à mi-chemin d u platonisme e t d e l'infinité des

92
REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE

individus , un mode d'intelligibilité qui soit différent de l'idée , autrement


dit à redéfinir, hors de l'eidétique platonicienne , l'objet de la science :
l'universel . Cette critique du platonisme mène droit à une pensée de la
non-séparation de l'universel et du particulier : pensée du mixte (21 ) .

Résumons-nous : Platon se méprend sur l'universel en l'interprétant


comme Idée séparée , tandis qu'Aristote reconduit l'un de l'universel en
direction de sa propre distribution selon la multiplicité des étants ou des
domaines de l'être qui l'actualisent . Le modèle platonicien de l'idée comme
unité saisissable par elle-même éclate littéralement ici . Aristote abandonne
le paradigme de l'identité séparée pour une pensée de la distribution de
l'un et de l'éclatement des domaines . La critique de l'ontologie platonicien­
ne mène droit à une méditation de l'éclatement de l'être et de sa différence
originaire : l'auto-différence de l'être comme diversité des genres. Que
l'être ne soit pas un genre (Métaphysique B . 3 , 998 b 22 ; Topiques IV. l ,
121 a 1 1 sq) signifie : l'être est à penser désormais hors de l'eidétique
platonicienne , comme ce qui s'attribue multiplement mais d'une même
manière à la pure diversité des genres . Penser l'être devient : penser le
pur éclatement des genres que ne surplombe aucun genre commun qui
aurait pour nom : l'être .
Rappelons le grand texte , aussi sobre que décisif, du chapitre 1 . 7 des
Analytiques postérieurs : « On ne peut pas , dans la démonstration , passer
d'un genre à un autre ; on ne peut pas par exemple , prouver une proposi­
tion géométrique par l'arithmétique » (75 a 37 s . ) . Le genre doit nécessaire­
ment être le même , soit d'une manière absolue , soit tout au moins d'une
certaine façon , si la démonstration doit se transporter d'une science à
l'autre . Qu'autrement le passage soit impossible , c'est chose évidente (22) .
Toute science part de principes indémontrables concernant un genre
déterminé d'étants , et en déduit les propriétés à partir de l'essence du
genre . « Il est clair qu'une chose ne peut être démontrée qu'à partir de
ses principes propres , si ce qui est prouvé appartient en tant que tel au
sujet » (id . 1 . 9 , 75 b 37) (23) . Une preuve n'est scientifique que si elle est
exactement adaptée à l'objet à démontrer, et si elle se fait au moyen de
principes propres à l'objet ou à la nature considérée (24) - d'où suit
aussitôt l'interdiction de passer d'un genre à l'autre (25) . En conséquence ,
il n'y a de science que régionale : la science limite son enquête aux fron­
tières des régions naturelles homogènes - ce qui interdit de parler chez
Aristote d'un modèle formel de la science (26) .
« Et la philosophie a exactement autant de parties qu'il y a de substances ;
il y a donc nécessairement au nombre de ces parties , une philosophie
première , une philosophie seconde » (Métaphysique , IV.2, 1004 a 2 s . ) .
« Toutes les sciences discursives esquissent l e domaine d'un certain être
et d'un certain genre , dont elles traitent à l'exclusion de l'être pur et
simple ou en tant qu'être » (id. E . l , 1025 b 7 s . ) (27) .
L'affirmation cardinale chez Aristote de l'incommunicabilité des genres
marque ici un affrontement décisif avec l'interprétation platonicienne de
l'être . S'il y .a rupture avec le platonisme c'est bien en ce lieu, où Aristote

93
LEÇONS SUR ARISTOTE

interdit tout renvoi de la pure diversité des genres à l'unité et identité


d'un genre commun , existant par soi . L'acheminement de la métaphysique
aristotélicienne vers l'éclatement de l'être et l'affirmation d'une incommu­
nicabilité des genres signe bien son échappée hors de l'orbe platonicienne
de la métaphysique qui ne cesse pourtant de régir notre histoire . L'interdit
d'une transgression vers un autre genre (l'incommunicabilité donc) marque
la transgression aristotélicienne du platonisme (28) . Après le combat de
géants d'Aristote (et Platon) et de la mésinterprétation sophistique de
l'étant réduit à sa pure accidentalité , l'affirmation de l'incommunicabilité
des genres marque le surgissement d'un conflit intérieur à la philosophie .
De fait , l'interdit portant sur le passage à l'autre genre ruine toute
l'économie du platonisme . Reportons-nous ici au chapitre 11 .2 de la Physi­
que . Les mathématiciens peuvent séparer les attributs des substances , or
les platoniciens , par un passage abusif, font de même avec les choses
physiques . « Les partisans des idées font la même opération sans s'en
apercevoir : car ils séparent les choses naturelles , bien moins séparables
que les choses mathématiques » ( 193 b 35 s. ) . Les platoniciens manquent
ainsi la spécificité du domaine physique, le repliant sur celui des mathémati­
ques qui est comme séparé . Les mathématiques en effet considèrent les
êtres en mouvement comme s'ils n'étaient pas en mouvement (par où elles
rejoignent , paradoxalement , la théologie) (29) ou encore elles considèrent
comme séparés des êtres non-séparés parce qu'engagés dans la matière
(30) . Or semblable abstraction , fait des mathématiques , ne peut être repor­
tée au compte de la physique (3 1 ) . C'est bien l'erreur du platonisme que
de manquer cette différence du physique au mathématique , considérant
l'ensemble de la physis à la manière des géomètres (32) . D 'où l'adage de
l'Académie (« Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre ») , adage qui scelle
la confusion des genres et la faute de la pensée .
Il est d'autres passages du corpus aristotélicien pour déduire la ruine
du platonisme de cette thèse cardinale de l'incommunicabilité des genres.
C'est la différence ontologique primordiale du sensible et de l'intelligible
- ce divorce ontologique radical interprétable comme différence de deux
genres - qui empêche toute forme de participation . L'écart ouvert entre
le sensible et l'intelligible , entre le corruptible et l'éternel , écart générique ,
ne laisse place à aucun passage , et ainsi à aucune science . Il aura suffi
d'introduire entre le sensible et l'intelligible une différence générique pour
ruiner aussitôt toute la théorie platonicienne des Idées . « Le corrruptible
et l'incorruptible sont différents par le genre » (Métaphysique 1 . 10 , 1058
b 28) aussi le second ne peut-il expliquer le premier (id . , 1 . 1 0 , 1059 a 10
s . ) . « En effet il faut , peut-être , que les principes des choses sensibles
soient sensibles, que ceux des choses éternelles soient éternels , ceux des
choses corruptibles soient sujets à la corruption, et , d'une manière généra­
le , qu'ils soient du même genre que ce à quoi ils s'attribuent » (Du Ciel,
IIl . 7 , 306 a 10 sq) .
Bien des difficultés naissent de cette reconnaissane de la régionalité de
la science et de l'interdit du passage d'un genre à l'autre . Elles ne frappent
pas seulement Platon , mais la cohérence même de la philosophie d'Aristo­
te . Relevons quelques points .
A . Il est malgré tout possible de repérer chez Aristote certaines occu­
rences d'un chevauchement des genres - ainsi le repli de la physis en

94
REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE

direction de l'autre domaine de la technè. Tandis que l'enquête proprement


physique s'efforce de saisir la mobilité de l'étant de par la physis , Aristote
n'hésite pas à se référer au domaine de la technè comme à un modèle
d'intelligibilité . A l'occasion de la production de l'étant œuvré , il pense
la mobilité proprement naturelle de ce qui est dirigé de soi même vers
soi même (33) . . La technè devient ainsi modèle pour penser la physis -
ce qui permet au Stagirite d'établir, par exemple , qu'il appartient à la
science du physicien de connaître non seulement la forme , mais aussi la
matière (voir Physique, 1 1 . 2 , 194 a 2 1-26) ou que , si les choses artificielles
sont produites en vue de quelque fin , celles de la nature le sont également
(34) .
La monstration aristotélicienne confère à la technè un rôle méthodologi­
que : servir de point de départ à l'analyse au titre de ce qui est plus connu
pour nous . Plutôt qu'à identifier les domaines séparés de la physis et de
la technè, il s'agit de tracer un chemin menant de ce qui est le plus connu
pour nous (la technè) à ce qui est le plus manifeste en soi (la physis) (35) .
D'où la nécessité de signifier à la fois l'analogie des principes , ouvrant la
voie à une certaine précompréhension de l'étant physique , et la différence
irrécusable des deux domaines (36) . Le propos est de clarifier l'étant
physique depuis l'analogie physis-technè, tout en laissant ressortir la spécifi­
cité du domaine de la physis. A cette condition , un rapprochement des
domaines séparés devient possible qui ne transgresse pas l'interdit majeur
des Analytiques postérieurs .
B . L'affirmation cardinale de la régionalité de la science met en question
l'universalité de la philosophie (3 7 ) La distribution de l'être en une pure
.

diversité de genres maintenus sans communication , menace tout simple­


ment de vider de tout contenu une science universelle . Cette menace est
écartée si l'on remarque , d'une part qu'il existe des axiomes communs à
cette diversité de genres (« Les axiomes , à l'aide desquels a lieu la démons­
tration , peuvent être les mêmes . » Analytiques postérieurs , I . 7 , 75 b 2)
(38) , et d'autre part qu'une certaine identité : une communauté d'analogie
existe entre les divers principes ou éléments des substances (39) . C'est à
l'enquête portant sur l'analogie qu'est ainsi suspendue la possibilité d'une
science universelle . Question énorme , on le sait ( 40) .
C. Revenons encore sur cette difficulté . L'éclatement de l'être en ses
genres menace de se redoubler en un éclatement de la philosophie . Com­
ment remonter de la multiplicité irréductible des acceptions de l'être à la
science qui porte sur l'être en tant qu'être ? La diversité des genres, ou
des catégories de l'être rend problématique l'unité de la métaphysique -
l'aporie est portée à son comble au chapitre 28 du livre V de la Métaphysi­
que : « Or ces modes de l'être [se les catégories] sont irréductibles les uns
aux autres et ne peuvent non plus se ramener à un seul » (1024 b 14 s . )
(41 ) . L'éclatement d e l'être comme pure diversité des genres signifierait­
il l'éclatement du logos de la métaphysique ? Aucune proclamation d'inten­
tion , visant à établir une science de l'être en tant qu'être , ne peut suffire
là où son effectuation est directement menacée par la différence irréducti­
ble des genres de l'être . Là où l'être n'est plus un genre , mais pure
dispersion , éclatement , fragmentation originaire , comment penser encore
l'unité d'une science de l'être (42) ? (A cette difficulté , Aristote répond
proprement au chapitre IV.2 de la Métaphysique , par sa théorie du pros

95
LEÇONS SUR ARISTOTE

hen légoménon : « L'Etre se prend en plusieurs acceptions, mais c'est tou­


jours relativement à un terme unique, à une seule nature déterminée »
1003 a 33 sq) .

VI

Considérons donc un genre de l'être et tâchons de constituer la science


qui lui correspond . C'est à l'expérience ici qu'il faut avoir recours . « Il
appartient à l'expérience de fournir les principes afférents à chaque sujet.
Je veux dire que , par exemple, c'est l'expérience astronomique qui fournit
les principes de la science astronomique, car ce n'est qu'une fois les phéno­
mènes célestes convenablement appréhendés , que les démonstrations de
l'astronomie ont été découvertes . Il en est de même pour n'importe quel
autre art ou science . » (Premiers Analytiques , 1 . 30, 46 a 17 s . ) . A la disper­
sion de l'être répond le souci de saisir, au fil de l'expérience , ce qui est
propre à chacun de ses domaines, ou régions .
Heidegger souligne ainsi l'importance de l'empirie dans l'enquête aristo­
télicienne : « C'est Aristote qui , le premier, a compris ce que signifiait
empeiria (experientia) : l'observation des choses elles-mêmes , de leurs
qualités et modifications sous des conditions changeantes , et , par là, la
connaissance des façons dont les choses se comportent dans la règle » ( 43) .
Cette observation se constitue en science grâce à l'induction. Aussitôt
après avoir établi que la sensation ne peut fournir aucune connaisance
( 44) , Aristote ajoute cette concession importante : « la sensation avons
nous dit ne porte pas sur l'universel. Ce qui ne veut pas dire que , par
l'observation répétée de cet événement , nous ne puissions , en poursuivant
l'universel , arriver à une démonstration , car c'est d'une pluralité de cas
particuliers que se dégage l'universel » (Analytiques postérieurs , 1 . 3 1 , 88 a
2 s . ) . La répétition du singulier permet d'appréhender l'universel en lui ,
et sans doute , par là même , de définir ce qui est propre au genre . Ce
sera toute la tâche de l'induction (epagôgè) .
Qu'est-ce donc que l'epagôgè ? Visée originaire de l'universel dans l'objet
même de la sensation , son corrélat singulier, l'epagôgè est bien le mode
aristotélicien du regard phénoménologique , libérant l'essence dans le ceci
apparaisant , ou reconnaissant dans ce qui se montre l'universalité du genre
(45) . L'epagôgè traduit ce regard phénoménologique qui se porte de l'étant
vers ce qui est proprement donné à voir, à la fois devançant le regard et
devant être vu : l'essence . Elle décrit ce mouvement du regard qui passe
outre l'étant particulier pour se porter au-devant de ce qui est déjà en
vue , installant la vision dans le cercle de ce qui est déj à-vu et pourtant
encore à concevoir : « le chemin vers le déj à-vu de la vision , bien que non­
encore affronté et , encore moins , conçu - ce chemin, c'est j ustement
cette epagôgè » (46) .
Aristote en donne un exemple fameux au dernier chapitre des Analyti­
ques postérieurs , lorsqu'il décrit ce regard eidétique porté au devant de
l'individu Callias et qui vise en lui l'essence même de l'homme . « Bien
que l'acte de perception ait pour objet l'individu , la sensation n'en porte
pas moins sur l'universel : c'est l'homme , par exemple , et non l'homme
Callias » (11 . 19 , 100 a 17 s . ) . D'un même trait, l'épagôgè livre en présence

96
REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE

les deux modes de l' ousia : la singularité du tode ti et la généralité dont


s'avise l'épistémè (47) . L'epagôgè porte le regard directement en direction
de l'entrelacs originaire de l'universel et du particulier - elle montre le
particulier, et aussitôt le montre dans sa dimension d'intelligibilité : l'uni­
versel.
Comment l'induction s'inscrit-elle dans l'économie générale de la science
- celle de l'accès au concept , au genre , et à ses propriétés essentielles ?
Trois textes entendent le décrire , aussi bien connus que redoutables (48) .
A . Métaphysique A . 1 , 980 a 27 - 981 a 1 1 .
« Quoiqu'il en soit , les animaux autres que l'homme vivent réduits aux
images et aux souvenirs ; ils ne participent que faiblement à la connaissance
empirique , tandis que le genre humain s'élève jusqu'à l'art et aux raisonne­
ments . C'est de la mémoire que provient l'expérience pour les hommes :
en effet, une multitude de souvenirs de la même chose en arrive à constituer
finalement une seule et même expérience ( . . . ) L'art naît lorsque d'une
multitude de notions expérimentales se dégage un seul jugement universel ,
applicable à tous les cas particuliers . » (980 b 26 - a 1 , a 5 sq) ( 49) .
Ce chapitre introductif de la Métaphysique décrit bien la genèse du
concept . De la sensation à la science , il marque donc les étapes successives
de cet accès de l'homme au domaine de la science : la sensation (qui
suivant les animaux laisse ou non une trace dans l'âme) , la mémoire
(persistance de cette sensation) , l'expérience (point de départ de la notion
universelle , et elle-même tirée de la répétition de ce passage de la sensation
à sa trace comme mémoire) , la notion (enfin dégagée de la multiplicité
des cas particuliers , et qui est le principe de l'art et de la science) .
La rétention de l'aisthésis (sa persistancee ou répétition , la recollection
de ses occurences) aura ainsi ouvert l'accès à l'épistémè.
B. De Anima , I I I .
« L'imagination diffère en effet d e la sensation et d e la pensée judica­
toire . Elle ne se produit pas sans la sensation , et sans elle le j ugement
n'est pas possible . » (II I . 3 ,427 b 15) (50) .
La hiérarchie des fonctions de l'âme patiemment décrite tout au long
du traité aristotélicien traduit la continuité des passages menant de l'âme
végétative à l'âme sensitive , et de celle-ci enfin à l'âme intellective , couron­
nement de la vie humaine. A rebours de la métaphysique platonicienne
- à tout le moins de ce platonisme grossier à l'élaboration duquel Aristote
n'aura pas peu contribué - la sensation cesse de faire obstacle à la montée
vers l'intelligible , devenant bien plutôt et expressément , médiation obligée
(avec , au cœur du De Anima la médiation de la phantasia , de l'imagina­
tion) . De l'inférieur au supérieur, le passage est déploiement de la puissan­
ce et son actualisation . Ce qui est en puissance dans l'aisthésis est tout à
son éclat dans la dianoia . Le particulier : enjeu de l'aisthésis, est en
puissance l'universel : enjeu de l'épistémè. Entre l'un et l'autre , l'imagina­
tion a joué . (« Il n'y a pas de pensée sans image » I I I . 7, 43 1 a 1 7 . ) L'image ,
persistance de la sensation en l'absence de son objet, permet le rassemble­
ment des particuliers , et à partir de ce rassemblement même , engage la
pensée sur la voie de l'universel.
C . Analytiques postérieurs, 11 . 19 .
S i toute démonstration prend élan dans l a saisie des premiers principes,
la question demeure entière de l'accès à ces premiers principes . Sans doute

97
LEÇONS SUR ARISTOTE

échappent-ils à toute démonstration , pourtant il nous faut bien tenir que


nous avons une puissance de les acquérir . Quel est donc le genre de
connaissance dont ressortissent les premiers principes ? Tout prend naissan­
ce dans la perception sensible - mais que cette perception ne suffise pas ,
le cas des animaux le montre assez , puisque tout en la possédant ils
n'accèdent pas ipso facto à la connaissance . C'est pourquoi il nous faut
décrire le devenir de cette perception - et comment chez certains animaux
l'impression sensible persiste dans la mémoire . Tout naît de la sensation ,
et de la rétention de l'impression sensible dans l'âme . Quand cette persis­
tance s'est répétée un grand nombre de fois , il se forme une notion . « C'est
ainsi que de la sensation vient ce que nous appelons le souvenir, et du
souvenir plusieurs fois répété d'une même chose vient l'expérience , car
une multiplicité numérique de souvenirs constitue une seule expérience .
Et c'est de l'expérience à son tour (c'est-à-dire de l'universel en repos
tout entier dans l'âme comme une unité en dehors de la multiplicité et
qui réside une et identique dans tous les sujets particuliers) que vient le
principe de l'art et de la science , de l'art en ce qui regarde le devenir, et
de la science en ce qui regarde !'être . » ( 100 a 3-9) .
Ainsi ce texte répète-t-il la même genèse de l'épistémè que nous connais­
sons déj à , à force de répétitions et de rétentions . Quant au concept aristoté­
licien d'empirie , il signifie bien cette épreuve de la multiplicité des cas au
fil de laquelle vient à se former la figure du même - l'identité de ce qui
revient , persiste , l'un qui réside dans la multiplicité des sujets singuliers .
Nous assistons bien à la genèse de l'universel, tel qu'Aristote l'a défini
contre la théorie classique des Idées . L'universel appartient bel et bien à
la multiplicité des sujets particuliers puisqu'il apparaît comme leur répéti­
tion , le rassemblement de leur répétition dans l'unité d'une notion . L'uni­
versel n'existe pas hors de cette multiplicité puisqu'il nous est donné dans
cette multiplicité même , et si Aristote précise que son unité peut être
envisagée hors de la multiplicité , il faut entendre cette extériorité cette
fois non comme une séparation ontologique mais comme une abstraction
logique . L'âme , et l'âme seule , considère l'universel à part de la multiplicité
des particuliers - considération obligée , puisqu'elle seule laisse ressortir
l'unité et identité de l'universel : pose l'universel à part de la diversité
changeante de l'empirie , et lui confère une stabilité , un repos . C'est pour­
quoi il est dit de l'universel qu'il repose dans l'âme . Le seul lieu où
l'universel puisse être , à part de la diversité changeante de l'empirie , c'est
bien l'âme .
Aristote non moins que Platon sait que l'universel , condition du logos ,
doit être fixé , arraché à la mobilité de l'empirie, à la fuite du devenir .
Non moins que Platon , il sait que penser veut dire penser ce qui est un
et identique , c'est-à-dire ce qui est stable , la permanence de l'un (5 1 ) .
Mais plutôt qu'à amarrer l'universel dans u n monde intelligible (52) , double
inutile de la physis, Aristote préfère confier à l'âme le soin de le laisser
reposer . Il s'agit bien d'interpréter l'immobilité de l'universel autrement
que par un demeurer-en-soi de l'un étranger aux multiples étants : cette
immobilité devient l'œuvre de la psychè .
« Cest par l e repos et l'arrêt q u e l a raison sait et pense » (Physique ,
VIl . 3 , 247 b 10) . Dans le flux sensible - le flux des sensations , l'incessant
devenir de l'empirie - la psychè marque des arrêts , et fixe des concepts .

98
REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE

La succession des arrêts scande le chemin de pensée que l'âme se fraie à


travers l'étoffe changeante , devenante , multiple de l'empirie , en consti­
tuant ainsi des notions (et par là même une science) (53) .
L'image est célèbre de l'armée en déroute qui soudain se retourne : fait
face . « C'est ainsi que , dans une bataille , au milieu d'une déroute , un
soldat s'arrêtant , un autre s'arrête , puis un autre encore , j usqu'à ce que
l'armée soit revenue à son ordre primitif : de même, l'âme est constituée
de façon à pouvoir éprouver quelque chose de semblable » ( 100 a 12 s. ) .
L'universelle mobilité de l a physis signe l a déroute du logos - mais l'âme
se retourne : s'arrête : pense . L'œuvre de l'âme : marquer dans le cours
même de son devenir de semblables temps d'arrêt (54) .
L'âme est essentiellement mobile , elle dont l'œuvre est proprement de
se fixer. L'âme est cette mobilité qui tend à se fixer, qui tend vers le
repos , délivrant par là même l'universel . C'est la fixation de l'âme qui
assure l'accès de la pensée à I'épistémè.
Cet accès , hors de toute démonstration (déduction) , au commencement
de la science , Aristote ne l'expose qu'aux toutes dernières lignes des Se­
conds Analytiques , en un passage aussi décisif pour son propos qu 'elliptique
(55 ) . Si la science se déploie comme suite de déductions menées depuis
une prémisse non déduite , principe indémontré de toute démonstration ,
comment appréhender un tel principe ? selon quelle modalité de la connai­
sance distincte du chemin démonstratif de la science ?
« Si donc nous ne possédons en dehors de la science aucun autre genre
de connaissance vraie , il reste que c'est l'intuition qui sera principe de la
science . Et l'intuition est principe du principe lui-même , et la science toute
entière se comporte à l'égard de l'ensemble des choses comme l'intuition
à l'égard du principe . » (II . 19 , 100 b 13 s . ) .
Le dernier mot des Analytiques , ce dernier mot d u livre qui dit aussi
le commencement même de la science , est pour nommer l'intuition . Mais
dans cette intuition , c'est bien le point d'arrivée de tout le processus
d'induction qu'il nous faut reconnaître . De l'induction à l'intuition , toute
l'aventure de la science se résume dans ce chemin (56) .

Jérôme de Gramont
NOTES

Notes de l'avant-propos.

( 1 ) Boutroux , De la contingence des lois de la nature , Paris , 1 874, p . 142.


(2) id . , p . 140.
(3) La 13c leçon sur Aristote retrouve ce principe à l'œuvre dans le chapitre 2 du De
Memoria : « cette idée de hiérarchie dynamique , d'évolution déterminée par l'action du
principe supérieur » (voir infra), mais c'est tout le mouvement du De Anima qui se prête à
cette interprétation .
( 4) De la contingence des lois de la nature , p . 156.
(5) F. Ravaisson , Essai sur la Métaphysique d 'Aristote, t.I, p . 59 1 . Sur l 'importance de ce
livre pour l'histoire de la philosophie grecque , voir P. Aubenque, Ravaisson interprète
d'Aristote , dans Les Etudes philosophiques , oct-déc . 1984 .
(6) Ravaisson , o . c . , p . 570.
(7) id . , p . 585 sq. Peu importe ici que cette page réinterprète Aristote dans un sens
évidemment néo-platonicien, c'est bien ainsi que Ravaisson le lit.
(8) Mais il faudrait compléter cette vue en confrontant la thèse de Boutroux avec celle
de Ravaisson (De /'habitude, Paris, 1838) . Jean Beaufret parle à ce propos d'un « élargisse­
ment des vues de Ravaisson » sur l'habitude (Notes sur la philosophie en France au XIX' siècle,
Paris , 1984 , p . 50) .
(9) Boutroux , La Nature et /'Esprit, Paris , 1926, p . 197 sq . Véritable accomplissement de
la philosophie grecque , l 'aristotélisme en manifeste d'autant mieux les limites. Il ne s'agit
pas de nier les efforts du Stagirite pour décrire un Dieu qui fût hors de l'étroite enceinte
du monde physique , mais de remarquer ce nécessaire changement d'époque (du paganisme
au christianisme) à la faveur duquel seulement accès sera donné au monde intérieur. L'esprit
découvre enfin cette plus haute et parfaite réalité , la source première de l'être , dans ce
monde intérieur révélé par la religion chrétienne . Telle est la conclusion de Boutroux, telle
était déj à celle de Ravaisson au 2° livre de l' Essai . « Par ces mouvements successifs , en
apparence contradictoires [se ceux de la philosophie grecque , de ses premiers penseurs aux
derniers disciples de Platon] , la pensée pénétrait par degrés dans le monde intérieur, où les
principes péripatéticiens avaient leur source . Peu à peu elle s'avançait ainsi à la rencontre
d'un principe plus profond, étranger au monde où !'Aristotélisme était né, principe qui sert
de fondement au christianisme , et où elle devait trouver à la fois, après de longues vicissitudes,
sa justification et son complément . » (Essai . . . , t . I I , Paris , 1846, p .26, voir aussi p. 569 et 576
sq) .
( 10) Voici la liste des travaux utilisés : Métaphysique, trad .Tricot , Paris, 1981 ; Ethique à
Nicomaque , trad .Tricot , Paris, 1979 ; Seconds Analytiques , trad .Tricot, Paris , 1979 ; Physique,
trad. Carteron , Paris, 1926·; Des parties des animaux , livre I, trad . J . M . Le Blond , Paris, 1945 ;
De Anima , trad . Barbotin , Paris , 1966 ; Topiques , trad .Tricot , Paris , 1984 ; Premiers Analyti­
ques , trad .Tricot, Paris, 197 1 ; Les Réfutations sophistiques , trad .Tricot, Paris , 1977 ; Catégo­
ries et De l'interprétation , trad .Tricot, Paris , 1984 . Toute citation expresse d'Aristote renvoie
à ces ouvrages. Il faut y ajouter, pour le texte qui clôt ce volume : De la génération et de
la corruption , trad .Tricot, Paris, 1934 ; et Du ciel, trad . P . Moraux , Paris, 1965 .

Notes de la leçon 1 .
( 1 ) L e discrédit qui frappe Aristote , e n c e début d e XIX0 siècle , e t notamment chez les
Français, donne la clef de ce véritable lieu commun de l'histoire de la philosophie : si les
doctrines de Platon et d'Aristote sont diamétralement opposées , c'est que la première repré­
sente 1 'idéalisme et la seconde un réalisme assez trivial. Hegel fraie ici la voie à une toute
nouvelle appréciation de la philosophie d'Aristote lorsqu'il lui reconnaît une puissance spécu­
lative que l'observation du réel vient nourrir et non pas freiner. « En réalité, Aristote est
supérieur à Platon en profondeur spéculative en tant qu'il a connu la spéculation , l'idéalisme
le plus rigoureux , et qu'il l'affirme au sein du plus ample développement empirique . » (Leçons
sur / 'histoire de la philosophie , trad . P . Garniron , Paris , 1973 , t . 3 , p . 500) . Ce jugement est
en tout conforme au système hégélien lui-même ; on le retrouve tel quel chez Michelet :

100
NOTES

« L'empirisme complet , c'est la spéculation elle-même ; et Aristote combine ces deux métho­
des » (Ch . L . Michelet, Examen critique de l 'ouvrage d'A ristote intitulé Métaphysique, Paris,
1836, rééd . 1982 , p . 1 17) .
Hegel appelait de ses vœux un renouveau des études aristotéliciennes - on sait qu'il est
venu en France par Ravaisson et les deux tomes publiés du célèbre Essai sur la Métaphysique
d 'Aristote (Paris, 1837) . Quant à la thèse du progrès d'Aristote sur son propre maître , elle
trouve ici un autre terrain. Voici comment Boutroux lui-même la résume dans l 'article qu'il
consacre à « La philosophie de Félix Ravaisson » : « Platon n'a pas dépassé le seuil du
spiritualisme . Aristote montre que son Idée , qui n'est en somme que le général, laisse
inexplicable un élément essentiel à l'être réel, à savoir le mouvement vers une forme détermi­
née , la vie avec sa finalité , l 'individualité. Et il cherche le pricipe premier dans l'intelligence ,
source de l'idée , activité véritablement supra-sensible et réelle . Loin donc qu'il ait rétrogradé
vers le sensualisme et le matérialisme, Aristote a, bien plus complètement que son maître ,
surmonté ces doctrines : il est le véritable fondateur de la métaphysique spiritualiste . » ( Nou­
velles études d'histoire de la philosophie, Paris , 1927 , p . 195 sq) .
(2) « Platon s'est trompé en considérant que les genres peuvent exister à part et qu'ils
peuvent être principes et substances. Les genres n'existent que dans les individus. On s'engage
dans d'inextricables difficultés si l'on veut qu'ils existent à part . » (Boutroux, article Aristote
de la Grande Encyclopédie , 1886, p .939b-940a, repris dans les Etudes d 'histoire de la philoso­
phie , Paris, 1897. Nous citons d'après la lère édition.) Toutes ces difficultés tournent autour
de l'idée de participation. Platon d'ailleurs n'en a rien ignoré , comme on peut le voir à la
plus simple lecture du Parménide.
(3) La science chez Aristote ne se réduit pas à ce qui serait digne de considération , mais
elle porte bel et bien sur la totalité de l'être , et pour cela embrasse tout ce que le platonisme
avait délaissé . « Tout ce qui est, tout sans exception , même ce qui paraît vil et insignifiant,
provoque en ce sens les recherches du philosophe. Dans toutes les productions de la nature ,
et jusque dans les plus humbles en apparence , il sait qu'il trouvera de l'intelligible et du
divin . » (Article Aristote , p . 93Sb . )
(4 ) Toute cette critique d u platonisme tient dans la confusion d u logique et d u métaphysi­
que . Barthélémy Saint-Hilaire la résume en ces termes : « La dialectique, pour Platon , com­
prend à la fois la science de la pensée et la science de l'être. Ainsi , la Logique et !'Ontologie
sont pour lui tout à fait confondues ; et le système des Idées , tout admirable qu'il est , peut
cependant être regardé comme une perpétuelle immolation de la réalité à l 'entendement ,
de l'être à la pensée . » ( De la logique d 'A ristote, Paris, 1838, t . 2 , p . 1 13 sq) .
Cette critique trouve de plus amples développements chez Ravaisson ( Essai . . . 1, 281-293 ) .
L a dialectique platonicienne peut bien triompher d e la vanité des sophistes et d u scepticisme
qui s'en dégage , elle n'y parvient qu'au nom d'une apparence , d'une vraisemblance , en
recourant au général et non pas en atteignant une certitude absolue . En cherchant l'intelligible
et l'universel , Platon s'interdit de comprendre vraiment la diversité sensible, il s'éloigne de
la réalité, il se condamne à ne j amais saisir la nature et l'essence des choses . Les caractères
spécifiques de la réalité disparaissent au profit d'un genre unique , d'un suprême universel
qui confond tout . A vouloir tout réduire à un même principe , la dialectique se résoud en
un appauvrissement du monde : le vague de la spéculation ou le vide de l'abstraction mène
la science à sa ruine. Platon ne peut rien connaître en dehors de ce monde vague et sans
limites constitué seulement de généralités et d'oppositions logiques - c'est un monde indéfini
qui lui tient lieu d'être . Une science tout idéale se dérobe aux exigences de la science et
sombre dans les espaces vides de la pure spéculation . (On songe ici à la colombe légère de
Kant , vouée aux mêmes mésaventures de l'abstaction : « A mesure que (la dialectique] prend
dans le platonisme un vol plus élevé , elle s'enfonce davantage dans les espaces vides . » p. 286)
Suprême ironie : le platonisme retourne à ce vain langage de la sophistique qu'il avait pourtant
cru vaincre . Toute la faute de Platon est de s'être montré dupe des signes (des mots et des
images) dont la pensée fait usage .
Ravaisson conclue ainsi son exposé critique : « De la forme logique à la réalité , du général
à l'individuel , il y a un abîme qui lui [ sc la dialectique platonicienne] est interdit de franchir :
se faire de la réalité avec ses universaux , tel est le seul parti qu'elle puisse prendre . Mais
cette réalité factice ne peut pas se soutenir ; elle s'écroulera aux premiers coups de la critique ,
avec l'hypothèse qui lui sert de fondement » (p.293) .

Notes de la leçon 2 .
( 1 ) L'enquête philosophique s e présente à la fois comme contingence et comme nécessité

101
LEÇONS SUR ARISTOTE

- contingence de ce qui pourrait ne pas être , mais nécessité de l'excellence . « D 'une manière
générale , le passage de la science à la philosophie est contingent ( . ) il n'est nulle science
qui ne soit plus nécessaire que la philosophie . L'homme peut vivre sans penser : il lui suffit
d'oublier qu'il est homme. Et , comme la pensée est une tension et ne va pas sans danger,
une certaine sagesse positive, ainsi que la loi du moindre effort, lui persuade aisément de
se passer de la réflexion philolosophique . Mais ( . ) si la pensée n'est pas une nécessité, c'est
une dignité . Par la pensée, par la philosophie , l'homme comprend plus profondément les
choses , distingue mieux les valeurs réelles , cherche les moyens de faire , de la raison , une
force qui joue un rôle dans le monde . » ( La nature et l'esprit, Paris , 1926, p . 170)
(2) Dans l'article de la Grande Encyclopédie, Boutroux montre comment ces principes
requis pour l'explication de toute chose (les quatre causes) se ramènent en fait à deux : la
matière et la forme . « En effet, la cause motrice n'est que la forme dans un sujet déj à réalisé ;
ainsi la cause motrice de la maison , c'est l'idée de la maison en tant que conçue par
l'architecte . Et la cause finale n'est encore que la forme , car la cause finale de chaque chose ,
c'est la perfection ou forme vers laquelle elle tend . » (Article Aristote , p . 940a) . Matière et
forme suffisent donc pour expliquer le devenir. Mais cette réduction peut encore être poussée
plus avant. Matière et forme se rapprochent , comme la puissance tend vers l'acte . « La
matière n'est plus une pure réceptivité , comme chez Platon : elle a une disposition à recevoir
la forme, elle la désire . La forme n'est plus quelque chose d'hétérogène à la matière ; elle
en est l'achèvement naturel . » (id . , p . 940b) .
(3) « Dans l 'ordre moral, les lois seront insuffisantes à faire règner la justice ; il y faudra
joindre le magistrat chargé d'appliquer judicieusement les règles générales à la diversité des
cas particuliers » (id. , p. 940b ) .
(4) « Aristote n'est n i l'idéaliste dogmatique que suppose Bacon, fabriquant le monde avec
ses seules catégories , ni l'empiriste que voient en lui beaucoup de modernes . Il est observateur
et il est constructeur ; d'une manière générale, il allie et combine intimement l'étude scrupu­
leuse des faits et l 'effort pour les rendre intelligibles . » (id . ,p.936b) .
(5) Ce passage est important et livre une idée directrice qui commande , de fait, toute
l'interprétation d'Aristote par Boutroux . Il s'agit de résoudre une aporie située au cœur
même de la Métaphysique. Voici comment Boutroux la formule dans l'article de la Grande
Encyclopédie : « Certes, donc , le général seul est objet de science , mais la substance ne
peut être qu'individuelle. De là toutefois naît une difficulté . Si, d'une part , toute science
porte sur le général, et si, d'autre part , la substance ne peut être que quelque chose d'indivi­
duel , comment y aura-t-il une science de la substance ? Notre théorie n'aboutit-elle pas à
ce résultat : une science dont l'objet n'est pas, un être qui ne peut être objet de science ? »
(p.940a) . A cette difficulté , Aristote répond en élargissant la notion de science . Aussi la
science doit-elle maintenant se dire selon deux modalités : comme science en puissance, elle
a pour objet le général ; comme science en acte , elle porte sur l'être parfaitement déterminé ,
l'individu. Parce que le général reste encore indéterminé , il ne peut pas rendre compte
totalement de la substance . Il y a toujours plus dans l'être réel : achevé , que dans n'importe
quelle idée générale , une parfaite détermination selon tous les rapports. C'est pourquoi
aucune science du général ne suffira jamais à construire l'individualité de Socrate . Cette
irréductibilité de l'individuel au général suppose alors une autre source de la connaissance :
l'intuition , laquelle saisit immédiatement l'unité substantielle que notre esprit ne saurait dé­
duire .
En exposant cette dualité de la science comme science en puissance et science en acte ,
Boutroux précise : « Dans cette doctrine se trouve l'idée maîtresse de l' aristotélisme » (id . )
- c e qui revient a u fond à relire toute l a Métaphysique (et les difficultés qu'elle soulève)
à partir des positions conquises au livre M (chapitre 10) .

Notes de la leçon 3 .

( 1 ) Cette thèse importante permet de relier Logique et Ontologie - e t ainsi d e surmonter


la difficulté qui eut raison de Platon . « Maintenant le principe de l'union réelle de la matière
et de la forme est la cause ; le principe de la synthèse logique du sujet et de l'attribut est
le moyen terme : le moyen terme répond donc à la cause ( . ) Tout problème revient donc à
la recherche d'une cause ou d'un moyen terme : c'est la même chose à deux points de vue
différents . Pour la nécessité de la synthèse des termes dans la conclusion , il faut donc à la
science un moyen terme qui en soit la cause dans la nature . Ici se rencontrent et se touchent
les systèmes opposés de la réalité et de la pensée . » (Ravaisson, Essai . . . 1 ,492 sq) .

102
NOTES

(2) Cette identité de la pensée et de l'être (ou encore cette harmonie préétablie) constitue
un véritable leitmotiv du cours , et donne la formule de ce que Boutroux nomme le dogmatis­
me antique . Il y a là une naïveté dont seul le point de vue critique ( = kantien) pourra nous
libérer. « Les dogmatistes sont portés en ce sens à confondre logique et réalité . Ils fondent
leur opinion sur ce qu'ils appellent « l'accord naturel de la pensée et des choses » , principe
qu'ils regardent comme nécessaire et inné . Mais ce principe n'est qu'un vœu, un désir, un
simple postulat . » ( De l'idée de loi naturelle, Paris, 1925 , p . 18) .
(3) Cette méthode répond à une décision touchant l'idée de science , décision qui repose
sur la dualité forme/matière , et la primauté de la forme. « Aristote veut connaître les faits,
non seulement en tant qu'ils sont, mais en tant qu'ils doivent être ; il veut résoudre le
contingent au nécessaire ; en d'autres termes , il lui faut premièrement envisager la science
dans sa forme, abstraction faite de son contenu : c'est l'objet de la logique . » (Article Aristote ,
p . 937a) .
(4) Bergson se situe ici aux antipodes d' Aristote lorsqu'il tient pour allant de soi que la
conception n'apparaît chez l'homme qu'en vue de remédier aux lacunes de la perception .
S i notre faculté d e percevoir était infinie , nous n'aurions plus lieu d e raisonner (voir La
pensée et le mouvant, Paris , 1938 , p . 145 = Oeuvres , édition du Centenaire , Paris , 1959,
p . 1367) .
(5) « D 'où viennent ces principes ? Ils ne sont ni innés, ni reçus du dehors purement et
simplement. Il y a en nous une disposition à les concevoir ; et, par l'effet de l'expérience ,
cette disposition passe à l'acte . » ( Article Aristote) . Les explications de Ravaisson sur cette
question s'engagent dans trois directions ( Essai . . . 1 ,503-505) :
a. Pour entrer en pleine possession des principes de la pensée , l'âme doit s'éveiller d'une
sorte de sommeil (c'est-à-dire , en quelque façon redevenir elle-même ) .
b . Lorsque l e s dispositions prochaines ( o u l e s habitudes) passent à l'acte , l'âme semble
moins apprendre qu'elle ne reconnaît . On ne peut pourtant parler ici , comme chez Platon ,
de réminiscence puisque l'expérience seule peut découvrir une réalité que l'âme n'a jamais
totalement possédée .
c. « Ce que l'âme possède d'avance sans en avoir encore fait usage , sans savoir même
qu'elle la possède , c'est le principe qui enveloppe dans son universalité toutes les particularités
possibles » (p.504) . (C'est au fond revenir à l'idée fondamentale d'une différence entre science
en puissance et science en acte : « [La science de l'universel] est une puissance prochaine
que rien ne sépare de l'acte qu'un obstacle à l'extérieur, et qui , comme toute habitude ,
entre en acte dès que l'obstacle est levé . » id . )
(6) Deux erreurs : n e rien accorder à l a sensation (Platon ) , dériver toute la science d e l a
sensation (empirisme) . Aristote n e cesse d e chercher u n juste milieu entre ces deux extrêmes ,
reconnaissant à la sensibilité une réelle contribution au savoir, mais continuant de confier
à l'intellect un rôle prépondérant (la 1 1° leçon définit le Noûs comme le principe de la
science) .
Cette tension est également relevée par A . Franck dans son Esquisse d 'une histoire de la
logique, précédée d 'une analyse étendue de l'Organon d 'Aristote (Paris , 1838) .
a. « Aristote a fort bien senti l'insuffisance du raisonnement et de toutes ses formes.
Quoiqu'il n'en ait pas tracé les règles aussi bien que les philosophes modernes ; il proclame
hautement la nécessité de l'observation et de l'expérience . De son propre aveu , la méthode
syllogistique n'est bonne qu'à abréger les recherches et fixer notre attention sur un petit
nombre de principes incontestables ; mais elle ne peut pas nous dispenser de l'expérience ,
car c'est elle au contraire qui doit nous fournir les principes de toute science et les bases
du raisonnement. Ce n'est qu'après avoir exactement observé les faits qu'on peut se flatter
de raisonner juste et de démontrer la vérité . » ( p . 85sq) .
b. Puis , exposant le chapitre 1 1 . 1 9 des Seconds Analytiques (« sans contredit le plus impor­
tant de l'ouvrage ») , l'auteur entend montrer comment le rôle de la sensation (ici fort grand)
laisse intact celui de l'intelligence . « Il est donc évident que toutes nos connaissances nous
viennent de la sensation ; mais nous avons en plus la faculté de les généraliser et de les
élever au rang des principes par le moyen de l'induction . Cette faculté inductive et abstractive ,
s'il m'est permis de l'appeler ainsi , c'est l'intelligence (noûs) , que l'on considère dans le
traité de l'âme comme une force immatérielle et immortelle. Il est à remarquer qu'elle joue
absolument le même rôle , qu'elle porte le même titre , dans le système d'Aristote , que la
raison dans celui de Kant : elle est la faculté des principes . » (p. 128) .

103
LEÇONS SUR ARISTOTE

Notes de la leçon 4 .

( 1 ) Voir les développements donnés par Ravaisson ( Essai . . . 1 ,365-379). Toute démonstra­
tion repose sur un principe lui-même indémontrable, à savoir une proposition où le rapport
du prédicat au sujet est évident de soi-même. « En effet, qu'est-ce que l'entendement affirme
d'un sujet sans chercher et sans pouvoir assigner aucune raison de son affirmation ? C'est
ce que le sujet possède en lui-même , et qu'il tient de son essence ; c'est , par conséquent ,
ce qui ne peut pas cesser de lui appartenir sans qu'il cesse d'être , ce qui lui est nécessaire ;
et de là vient la nécessité de la démonstration . » (p.366) Mais cet attribut essentiel, ce qui
appartient nécessairement à l'essence propre d'une chose , ne peut pas être à une autre .
« Les principes de la science diffèrent donc selon les sujets. Or le sujet d'une première
proposition est le genre auquel se ramènent tous les sujets plus particuliers des propositions
subordonnées. C'est donc selon les genres que diffèrent les principes des démonstrations ,
et chaque science , à laquelle chacun de ces principes donne naissance, e s t la science d'un
seul et unique genre . » (p.366 sq) .
Ce qui n'empêche pas, par ailleurs, l'existence de principes communs à des sciences
différentes (les axiomes de l'être en tant qu'être) . Ces principes toutefois ne peuvent se
montrer féconds par eux-mêmes. Loin de se multiplier comme les principes propres, ils se
ramènent à un seul, qui ne peut être que la loi de la première opposition , celle de la
contradiction de l'être et du non-être .
(2) « Les faits sont pour lui le point de départ , mais il ne s'y tient pas : il cherche à en
extraire les vérités rationnelles qu'il croit a priori y être contenues » (Article Aristote , p .
936b) .

Notes de la leçon 5 .

( 1 ) Cette difficulté a déjà été soulevée à la fin d e la 2 ° leçon. C'est elle qui, d e fait , a
retenu l'attention des lecteurs de Boutroux. Pierre Aubenque la relève , tandis qu'il passe
en revue les interprétations modernes d'Aristote qui mettent en doute la cohérence de sa
métaphysique . « Selon Boutroux , la contradiction serait entre une théorie de l'être , pour
laquelle il n'y a de réel que l'individu, et une théorie du connaître , pour laquelle il n'y a
de science que du général » ( Le problème de l'être chez Aristote, Paris , 1962 , p . 7) .
(2) Ed .Zeller, Die Philosophie der Griechen , Tübingen, 1844- 1852.
(3) En relisant le manuscrit, Boutroux souligne ce dernier passage et, quelques lignes plus
haut, l'identité de la matière et du connaisable . La marge porte l'inscription : « contradiction
? ».
(4) C e dynamisme est ici expliqué logiquement, l'article d e la Grande Encyclopédie l e fait
métaphysiquement : « Le mécanisme logique de la substitution des formes dans une matière
inerte se résoud ainsi en un dynamisme métaphysique . Dans le passage de la puissance à
l'acte [se de la matière à la forme] , il y a action interne. Ce n'est plus une juxtaposition ou
séparation d'éléments inertes et préexistants ; c'est une création spontanée d'être et de
perfection. » (p. 940b ) . Même idée dans Science et religion dans la philosophie contemporaine :
« Selon Platon, selon Aristote, I' Anankè , la matière brute , n'est pas foncièrement hostile à
la raison et à la mesure . Plus on scrute la nature de la raison et celle de la matière , plus
on les voit se rapprocher, s'appeler, se réunir. Dans la matière en apparence l a plus indétermi­
née , démontre Aristote, il y a déj à de la forme. La matière , au fond , n'est que la forme
en puissance . » (Paris, 1908 , p . 4) .
Mais c'est dans l'expérience d e l'œuvre d'art que peut-être cette unité d e l a matière et
de la forme est la plus évidente . « L'idée directrice de la pensée grecque est celle de l'art.
Or dans l'œuvre d'art telle que les Grecs la conçoivent, la matière et la forme sont si
exactement ajustées l'une à l 'autre , que l'on ne saurait dire si la forme est résultée du
développement spontané de la matière , ou si la matière a été, purement et simplement
disciplinée par la forme. D'elle-même , aux yeux de l'artiste grec, la matière et la forme
s'unifient. Ce n'est pas une force étrangère et contraignante qui range la matière sous les
lois de la forme . » ( Morale et religion, Paris, 1925 , p . 125 sq) . Plus fondamentale encore que
logique et métaphysque , y aurait-il la pensée de l'art ?

104
NOTES

Notes de la leçon 6 .

( 1 ) L'article d e la Grande Encyclopédie reprend le plan du cours , mais s'en écarte pour
l'exposition des notions. Sous ce titre général de notion se rangent :
a. Les catégorèmes , ou encore universaux - ce sont « les notions universelles qui représen­
tent les modes généraux suivant lesquels une chose peut être énoncée relativement à une
autre » (p. 937b) (ils comprennent le genre , l'espèce , la différence , le propre et l 'accident) .
b. les catégories ou genres suprêmes - ces sont « les genres irréductibles des mots, et,
par suite , des choses, car les classes des mots sont les classes mêmes des choses » (id . ) (elles
sont au nombre de dix, l'essence venant en premier lieu) .
c. enfin les rapports logiques des termes entre eux , à savoir l'identité et l'opposition (cette
dernière se subdivisant en contrariété , contradiction et rapport de privation à possession) .

Notes de la leçon 7 .

( 1 ) L'article d e l a Grande Encyclopédie fait remonter l'origine d u syllogisme aux mathéma­


tiques. « Elle consiste dans une adaptation aux notions qualitatives des rapports de grandeur.
Il était naturel qu'Aristote cherchât, dans une imitation analogique des mathématiques, le
moyen de démontrer nécessairement en matière qualitative ; car les mathématiques réali­
saient, de l'aveu de tous, cette nécessité dans l'enchaînement des termes, qu'il avait en vue »
(p.938a) .
(2) A comparer avec Ravaisson, qui traduit le syllogisme par un rapport de contenance :
« L'attribut étant désigné par A et le sujet par C, Aristote dit toujours : A est en C, et non
pas C est A, comme on dit vulgairement » (Essai .. . ! , note p . 487 sq) .
(3) J . Stuart Mil l , Système de logique inductive et déductive, 1 843 , Trad . fr.L. Peisse , Paris,
1866 .
(4) L'Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative ( 1763 , trad . fr.
R. Kempf, Paris , 1949) s'ouvre par une thèse qui ne peut que renforcer Boutroux dans son
interprétation du rapport logique-ontologie. L'opposition se dit de deux manières : logique
(lorsqu'il y a contradiction, nihil negativum) ou réelle (lorsque deux prédicats d'un même
sujet sont opposés sans contradiction, nihil privativum) . Or la philosophie n'a considéré
jusqu'ici que la seule opposition logique (voir V . Delbos, La philosophie pratique de Kant,
Paris, 1926 , 3°édit 1969 , p . 80-82 ; « Au surplus , la prétention de déterminer le réel par des
critères purement logiques n'a pas été sans dénaturer la réalité morale elle-même . » p . 80) .
(5) Les deux textes auxquels Boutroux fait allusion se trouvent respectivement dans la
Critique de la Raison pure, trad . Tremesaygues et Pacaud , Paris , 1 944, p . 96 sq et la Critique
de la faculté de juger, trad . A . Philonenko, Paris , 1979 , p . 42.
(6) L'article de Lachelier est repris dans le petit volume intitulé Etudes s u r l e syllogisme,
suivies de L 'observation de Platner et d'une Note sur le « Philèbe » , Paris, 1907 . L'auteur s'y
propose d'établir deux points : « que chacune des figures du syllogisme , de celles du moins
qu'Aristote a admises, repose sur un principe évident par lui-même , et que les conséquences
que l'on appelle à tort immédiates et dont on se sert pour démontrer les figures , sont elles­
mêmes des syllogismes de trois figures différentes » (p . 5 ) . (Sur ces travaux , voir l 'article de
Boutroux consacré à Lachelier, dans les Nouvelles études d'histoire de la philosophie, Paris,
1927, p . 16- 1 9 . Toutes ces références sont maintenant à compléter par le Cours de logique
de Lachelier récemment édité par J . -L.Dumas , Paris , 1990 . )
(7) « L'attribut qui est impliqué par u n autre appartient à tout sujet dans lequel celui-ci
réside » (Lachelier, o . c . p . 8 ) . Ce principe est repris à Kant, dans son opuscule de 1762 De
la fausse subtilité des quatre figures des syllogismes , trad . S . Zac dans Quelques opuscules
précritiques , Paris , 1970, p. 7 : « Un caractère d'un caractère est un caractère de la chose
même . »
(8) « Lorsqu'un attribut en suppose un autre comme sa condition , la négation de la condi­
tion entraîne celle du conditionné » (id . , p . 1 1 ) .
(9) « L'attribut d'un sujet s'affirme par accident d'un autre attribut d e c e même sujet »
(id . , p . 14) .
( 10) Tout cet exposé s'inspire du livre de Louis Liard , Les logiciens anglais , Paris ,
3°édit . 1890. L'auteur montre comment leurs travaux se distribuent en deux écoles principales
qui , malgré leur antagonisme fondamental , s'accordent à condamner la logique d'Aristote :
l'école de la logique matérielle ou inductive , pour laquelle « la logique est uniquement la

105
LEÇONS SUR ARISTOTE

théorie de l'induction et de la preuve expérimentale » (p. l ) et l'école de la logique formelle,


pour laquelle la logique « est la science des lois de la pensée en tant que pensée » (id . ) .
Stuart Mill e t Stanley Jevans (dédicataire d u livre) apparaissent respectivement comme les
deux grands représentants de ces écoles .
( 1 1 ) Herbert Spencer , Principes de psychologie, Londres, 1855 , trad . fr. Ribot et Espinas.
( 12) Sir W. Hamilton , Lectures of Logic , posthume , 3°édit . 1874. Cet auteur est connu en
France à travers les Fragments de philosophie, trad .L. Peisse et le compte-rendu de Ravaisson,
« Philosophie contemporaine » , Revue des deux mondes, 1840, réédité en 1986 dans le recueil
Morale et Métaphysique.
( 13) George Boole , The mathematical analysis of logic, Cambridge , 1847 , et An investiga­
tion of the laws of thought, Londres , 1854.
( 14) Stanley Jevans , Pure logic, Londres, 1864 ; The principles of science , Londres, 1874 ,
etc.

Notes de la leçon 8 .

( 1 ) Ravaisson formule ainsi la même idée : « Toute science suppose donc trois éléments
distincts : ce dont elle démontre , ce qu'elle démontre , ce par quoi elle démontre ; le sujet,
l'attribut, l'axiome » (Essai .. . I ,377) .
(2) Rien de plus opposé à cette thèse aristotélicienne de l'impossible communication des
genres que le projet moderne d'une mathésis universalis. On voit bien alors comment l'histoire
des mathématiques passe outre , au XVIl0 siècle , l'interdit d'Aristote. Selon Aristote, « la
géométrie par exemple , ne saurait s'expliquer par l'arithmétique : il est impossible d'adapter
à des grandeurs étendues les démonstrations propres au nombre ( . ) L'impossibilité que voit
ici Aristote sera levée par Descartes et Leibnitz . » (Article Aristote , p . 938b ) .
( 3 ) « En résumé, une chose est connue comme nécessaire quand elle est rattachée , par
voie de déduction, à une essence spécifique » (id . ,p.939a) .
(4) Sur cette condamnation de Protagoras , voir les Leçons sur Platon de Boutroux , Paris ,
1990, passim .

Notes de la leçon 9 .

( 1 ) Voir les Leçons sur Socrate d e Boutroux , Paris, 1989 , p.24 , 3 0 e t 56-58.
(2) « Il ne s'agit pas de savoir, en fait, comment nous raisonnons, mais comment doit être
construit un raisonnement pour que la nécessité de la liaison qu'il établit apparaisse immédia­
tement et irrésistiblement comme évidente » (Article Aristote, p . 937 b) . A ce titre , aucune
exposition psychologique du raisonnement (comme celle de Locke , par exemple) ne peut
tenir lieu de logique .

Notes de la leçon 10.

(1) Après avoir montré comment la dialectique , ou logique du probable, se tient en­
dessous de la logique de la démonstration , l'article de la Grande Encyclopédie souligne aussi
son importance : « Le rôle de la dialectique est considérable : elle est le seul mode de
raisonnement possible dans les matières qui ne comportent pas de définitions nécessaires.
Et, dans la recherche des vérités nécessaires elles-mêmes , elle est l'introduction indispensable
à la démonstration . » ( p. 939 a).
(2) Allusion à une formule de Grote (Histoire de la Grèce , Londres, 1865 ) . Boutroux la
cite également dans ses textes sur Socrate et Platon .
(3) Allusion au traité Sic et Non d'Abélard dans lequel cet auteur, tout en s'appuyant sur
les Pères et les Ecritures, s'emploie à montrer successivement des thèses contradictoires sur
les différents points du dogme. Victor Cousin l'a publié en 1836 en même temps que des
textes de logique inspirés de l'aristotélisme (Fragments de gloses sur /'introduction de Por­
phyre , Catégories et interprétations d'A ristote, Sur les Topiques de Boèce , Dialectique) .
( 4) En marge de ce passage sur Descartes, le manuscrit porte plusieurs points d'interroga-

106
NOTES

tion ajoutés par Boutroux lui-même au moment d'une relecture du cours .


(5) Sur cette question de la définition, voir Ravaisson , Essai . l ,5 1 4-524 . L'auteur montre
. .

notamment comment la définition vise la substance d'une chose considérée seulement dans
son essence , c'est-à-dire en tant que forme (et forme sans matière) . Autrement dit , la
définition ne porte pas sur la totalité de la chose , dans la mesure où cette totalité est une
combinaison de substance et d'accident, ou de matière et de forme. La définition ne porte
donc pas sur les choses concrètes. « La définition ne pénètre pas dans l'intégrité de l'existence
réelle ; elle l'embrasse seulement dans la circonscription de la forme. Or la forme considérée
en elle-même , indépendamment de la matière variable dans laquelle elle se réalise , c'est la
forme en général , ou l'espèce . La définition n'a donc pas pour objet les individus , mais les
espèces de la substance . » ( p . 5 1 8) .

Notes d e l a leçon 11.

( 1 ) Comparer avec Ravaisson , Essai .. . l , 530 sq. « Au deux bouts de la science , au commen­
cement et à la fin , l'intuition ; à une extrêmité , l'intuition sensible , à une autre l'intuition
intellectuelle . » (p.530) « A l'intuition seule appartient l'individualité de l'existence réelle , et
à l'intuition intellectuelle, l'individualité absolue de l'Etre en soi , sur laquelle repose l 'absolue
universalité des principes de l'être . » (p.53 1 ) .
(2) Cette question d e l'immanence a déjà été abordée à la fin d e l a 4 ° leçon. Par là,
Aristote tranche résolument un débat ouvert par le platonisme et dont on peut trouver les
tenants et aboutissants dans la 9° leçon sur Platon ( Leçons sur Platon, Paris , 1990) .
(3) Ce passage corrige l'interprétation de Zeller mentionnée à la fin de la 8° leçon . Mais
c'est aussi parce qu'il élève en thèse (avec tout le caractère programmatique que peut
entretenir une thèse : ce que la pensée cherche à affirmer) une difficulté centrale chez
Aristote, la conciliation de l'intellect et de l'expérience . Cette difficulté se resserre autour
de deux textes où Aristote semble bien se livrer à une genèse tout empirique de la science
(à savoir le 1er chapitre de la Métaphysique , A 1 , et le dernier des Analytiques postérieurs,
II 19) et que Boutroux veut arracher à une lecture purement empiriste (voir la fin de la 3°
leçon ) .
(4) Cette formule d e Boutroux peut s' autoriser d e deux textes d'Aristote : Ethique à
Nicomaque, VI 6, et le finale des Analytiques postérieurs cité plus bas . - « Toute science
vient de la raison ; mais les principes ne peuvent pas être trouvés ni cherchés par la science ,
qui les réclame pour se constituer, et comme il ne peut y avoir rien de plus vrai que la
science , si ce n'est la faculté par laquelle nous en saisissons les principes inconditionnés et
indémontrables , il est évident que c'est à la raison [noûs) que ces principes appartiennent.
La raison est le principe de la science . » (A-Ed . Chaignet , Essai sur la psychologie d'Aristote,
contenant l'histoire de sa vie et de ses écrits , Paris , 1883 , p . 480) .
(5) L'exposé du platonisme reposait déjà sur la dualité de l 'ontologie et de la psychologie,
l'accès à l'être comme Idée supposant une enquête portant sur l'âme comme faculté des
Idées. Cette division se répète (et se déplace) avec Aristote , la logique formelle de l'Organon
renvoyant à la psychologie comme à la plus intime possibilité pour le vivant humain d'accéder
à la science . Si l'Organon fournit bien ici le point de départ , la psychologie comme recherche
première s'attaque aux principes mêmes de la science (voir la première page du De Anima ,
402 a 1-7) et, à ce titre , paraît constituer le point culminant de l'enquête . Observant ce
passage des Analytiques au De Anima , A . Chaignet risque la formule de philosophie première
( « L'Analytique n'achève pas la théorie de la science : en ce qui concerne surtout les principes
réels et formels de l 'esprit, comme fondement dernier de la science , Aristote devait en
réserver la recherche à la philosophie première et surtout à la science de l'âme, à laquelle,
chose singulière pour un nomenclateur systématique , il n'a pas donné de nom particulier. »
Essai sur la psychologie d 'Aristote, p . 150) .
(6) « Il est naturel que la finalité de la nature apparaisse dans les êtres vivants plus
clairement que partout ailleurs , parce que , chez eux , tout est , dès le point de départ , calculé
en vue de l'âme . » (Article Aristote , p. 944 a ) .
( 7 ) S u r cette image , voir la mise a u point de Hegel ( Leçons . . . , p . 572-574) . Cette comparai­
son entend montrer que dans la sensation seule la forme parvient à l 'âme , mais elle a donné
lieu aussi à bien des malentendus . Tout d'abord il faut souligner que la cire ne reçoit pas
la forme elle-même , mais tout au plus sa configuration extérieure - ce qu'on ne peut plus
dire de l'âme qui reçoit la forme elle-même dans sa substance propre . Ensuite , et plus
gravement, l 'image présente une âme complètement passive. Une âme vide , sans aucune

107
LEÇONS SUR ARISTOTE

forme par elle-même , n'aurait plus qu'à pâtir des choses extérieures. Une telle explication
ne fait que trahir la philosophie d'Aristote , où l'âme se montre passive et active à la fois,
assimilant la forme des corps extérieurs en sa propre forme . (« Il en va du reste ainsi pour
la plupart des philosophes. S'ils viennent à prendre un exemple sensible, chacun le comprend
et prend le contenu de la comparaison dans toute son extension - comme si tout ce qui
était contenu dans ce rapport sensible devait valoir aussi pour le spirituel » p . 573) .

Notes de la leçon 12.

(1) Pour un exposé (critique) de l'évolutionnisme de Spencer, on peut relire les pages que
lui consacre Bergson dans !' Evolution créatrice (notamment Oeuvres , édition du Centenaire ,
p . 624 , 654-657, 802-807) .
(2) L'image de la table rase , ou du livre sur lequel rien n'est encore effectivement écrit,
est célèbre . Autant par Aristote lui-même que par sa reprise au XVIl0 siècle , sous les plumes
de Locke (Essai sur l'entendement humain 1 , 1 - voir la critique qu'en donne Husserl , La
crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, La Haye, 1954, trad .fr.
Paris , 1976 , p . 73 sq) et Leibniz ( Discours de Métaphysique, 27 et Nouveaux essais sur
/ 'entendement humain , préface , édition Garnier-Flammarion , Paris, 1966, p . 34) . Hegel remar­
que , cette fois encore , qu'il s'agit d'une image aussi fameuse que mal comprise ( Leçons . . . ,
p . 579) . Identifier parfaitement l'esprit avec une table rase sur laquelle rien n'est écrit que
par l'action des objets extérieurs revient à prendre l'esprit pour une chose absolument passive
et tenir le contraire de ce que dit Aristote. Cette comparaison veut dire simplement que
l'âme est toutes choses en soi , mais qu'elle n'a de contenu effectif que dans la mesure où
elle pense effectivement - « de même que selon la possibilité un livre contient toutes choses,
mais ne contient rien selon l'effectivité avant qu'on ait écrit dessus » (p.580) .
(3) Sur la contribution de la sensibilité à la noètique thomiste , on peut consulter le 6°
chapitre de Joseph Moreau , De la connaissance selon S. Thomas d'Aquin , Paris, 1976, p . 76-
79. La suite du cours montre comment toute la philosophie moderne , aussi bien dans son
courant rationaliste (Descartes) qu'empiriste (Locke) s'éloigne de cette doctrine des espèces
se nsibles .
( 4) Il convient de distinguer chez Descartes les pétitions de principe (affichant une certaine
neutralité en regard de la théologie) de la philosophie effective : un « rationalisme » s'éprouve
toujours en ses limites, lorsqu'il entend expliquer ce qui semble précisément lui échapper
(voir la lettre à Mesland du 2 mai 1644 , conjuguant les deux positions, Oeuvres philosophi­
ques , édit. Alquié , Paris , 1973 , t . 3 , p.75). Aussi Descartes ne manque-t-il de revenir sur la
« question » de l'eucharistie , dans ses lettres comme dans les Réponses, tout autant parce
qu'il obéit à sa volonté de science que forcé par les difficultés : car l'eucharistie est source
de bien des apories pour le philosophe . (« Outre cela, l'esprit humain ne peut pas concevoir
que les accidents du pain soient réels, et que néanmoins ils existent sans sa substance , qu'il
ne les conçoivent en même façon que si c'étaient des substances » 4° Réponses , AT IX,
195 . ) Sur ces embarras , voir J . R . Armogathe, Theologia cartesiana. L 'explication physique
de / 'eucharistie chez Descartes et dom Desgabets. La Haye , 1977 .
(5) La correspondance se fait ainsi : la vue - l'eau ; l 'ouïe - l'air ; l'odorat - le feu ; le
toucher - la terre . Quant au cinquième sens, le goût , il n'est qu'une espèce du toucher.
Sur cette question , voir A . Chaignet, o . c . , p . 357 (et note 2) .
(6) « Les propriétés générales sont connues par le sensorium commune, où se réunissent
toutes les impressions sensibles. C'est aussi là que les sensations sont comparées et rapportées
aux objets comme causes et à nous-mêmes comme sujets conscients » (Article Aristote ,
p . 945b ) .

Notes de l a leçon 13.

( 1) L'article de la Grande Encyclopédie donne le développement suivant : « Par cela seul


qu'un animal est doué de sensation,il est capable de plaisir et de douleur. Quand son activité
se déploie sans obstacle , c'est le plaisir ; dans le cas contraire , la douleur. Plaisir et douleur
sont, en définitive , chez les êtres qui en sont pleinement capables, des jugements sur la
valeur des choses. Les êtres capables de plaisir et de douleur ont, en conséquence , le désir,
lequel n'est que la recherche de ce qui est agréable. Ils ont de même les passions . » (p.946a) .

108
NOTES

(2) Cette description de l'imagination correspond volontairement au schématisme kantien .


(3) Jamais l'âme ne pense sans image . Loin de constituer une thèse isolée du De anima,
cette nécessité de l'image tire les conséquences d'une décision cardinale de l'ontologie aristo­
télicienne : la réfutation des Idées platoniciennes. Si aucun être intelligible n'existe par lui­
même séparé du sensible , l'intelligence en retour ne peut rien connaître hors de la sensibilité
ou de l'image . « Mais comme , à ce qu'il semble, il n'y a aucune existence réelle séparée ,
au delà des grandeurs sensibles, comme par conséquent les idées intelligibles sont dans les
idées sensibles, l'intelligence saisit les intelligibles dans le monde sensible qui nous environne,
ou dans les images que nous en formons dans nos représentations sensibles , et c'est par
l'action de la partie sensitive de l'âme, où sont les images correspondantes , que les pensées
sont communiquées à l'intelligence . » (Chaignet, o.c. , p . 492) . Ce qui ouvre la question d'une
connaissance des substances séparées, mais peut-être une telle connaissance ne peut-elle
apparaître qu'au titre de question (Chaignet évite la difficulté) .

Notes de la leçon 14.

(1) Le Noûs n'est aucun être avant de penser. Cette leçon du De Anima (III 4, 429 a 22-
24, b31) rejoint celle du livre XII de la Métaphysique. Le Noûs n'a pas de soi avant de
penser un objet différent . « La science , la sensation , l'opinion et la pensée discursive ont
manifestement un objet toujours différent d'elles-mêmes et ne s'occupent d'elles-mêmes
qu'accidentellement » (XII 9, 1074 b 35 s . ) . Ce passage a longuement retenu l'attention de
Franz Brentano (voir La psychologie au point de vue empirique , 1874 , trad .fr. Paris, 1944 ,
p . 141 qui marque ici son total accord) . L'entendement n'est en lui-même rien, ou plutôt
n'est rien d'autre que ce qu'il connaît . Le Noûs est en puissance toutes choses, mais il ne
saurait se rapporter à soi en l'absence d'un objet.
(2) A propos du Noûs, Chaignet donne les précisions suivantes : « Nous venons de voir
comment on peut dire à la fois que l'intelligible est dans les formes sensibles , et par conséquent
en dehors de l'âme, et que l'intelligible est dans l'âme même , qui porte en quelque sorte
en soi le savoir, qui n'a pas par conséquent d'objet extérieur, dont l'objet n'est pas différent
d'elle-même . Remarquons seulement ici que l'intelligible n'est pas dans l'objet sensible, mais
dans la forme sensible , et qu'il n'est dans l'âme, comme dans les choses sensibles, qu'en
puissance et non en acte . » (o.c . ,p.475) .
(3) F.A.Trendelenburg, édition commentée d u D e Anima , Iéna, 1833 .
( 4) Cette insistance sur l'unité de l'âme et la personnalité du Noûs caractérise , par exemple ,
le commentaire thomiste du De Anima (voir Simon Decloux ,s.j . , Temps, Dieu, Liberté dans
les commentaires aristotélicien de saint Thomas d'Aquin , Paris-Bruxelles, 1967 , p . 198-2 12) .
(5) Ce chapitre (celui du Noûs) n'est pas seulement central, il représente aussi , aux dires
de tous les commentateurs , l'un des points les plus obscurs de la philosophie d'Aristote . Le
commentaire de Chaignet (o.c . ,p .501 -528) conclue ici à l'aporie . « La doctrine des deux
entendements est obscure et parfois contradictoire . Les caractères donnés comme l'essence
du Noûs sont tels que , dans leur signification absolue, ils ne peuvent convenir qu'à Dieu.
Cependant le lien des idées et le texte même du traité De !'Ame, obligent de le reconnaître
dans l'homme : mais alors on ne peut plus lui conserver les mêmes caractères essentiels qu'à
la condition de restreindre la signification des termes. » (p. 520) .

Notes de la leçon 15.

(1) Syllogisme et induction composent la science selon la dualité de ce qui est premier en
soi et de ce qui est premier pour nous . Par là, Aristote réinterprète bel et bien le présupposé
majeur du dogmatisme antique : l'harmonie de la pensée et de l'être. « Le syllogisme propre­
ment dit et l'induction sont entre eux , selon Aristote, comme l'ordre de la nature et l'ordre
de la connaissance humaine . » (Article Aristote, p . 938b) . Mais cette leçon était déjà présente
chez Ravaisson : « Ainsi se repoduit, dans la sphère même de la science , l'opposition univer­
selle de l'ordre de l'essence et de l'ordre de la génération des choses , de la logique et de
l'histoire , de la raison et de l'expérience , de l'idéalité et de la réalité . » ( Essai . . . l , 501)
(2) Cette identité du sujet et de l'objet a fourni l'un des principaux motifs des interpréta­
tions/répétitions scolastiques ou modernes de la philosophie d'Aristote . Donnons en trois
exemples, emblématiques :

109
LEÇONS SUR ARISTOTE

a. Saint Thomas donne toute son ampleur au principe aristotélicien qui identifie l'acte du
sentant et celui du sensible (ou celui de l'intelligence et celui de l'intelligible) . En ce sens,
on peut bien dire que la connaissance est le connu. La forme de l'objet devient parfaitement
immanente au sujet, même si leur union préserve l'identité de l'un et de l'autre (voir Jean­
Luc Solère , La notion d'intentionalité chez Thomas d'Aqui n , dans Philosophie, n°24 , autom­
ne 1989) .
b. La philosophie de l'identité de Schelling s'inscrit dans une possible filiation aristotélicien­
ne. Après avoir cité quelques lignes du philosophe allemand - où la Raison absolue se voit
définie comme indifférence absolue du subjectif et de l'objectif - Michelet conclue : « Toute
cette doctrine est elle différente de celle qui nous enseigna l'intelligence actuelle reconnaissant
son identité avec son autre coélément ? » (Examen critique . . . , p . 267) .
c. Dans !' Encyclopédie , Hegel fait s'achever le Système sur la formule aristotélicienne de
la « pensée de la pensée » , lieu culminant de la théologie développé en Métaphysique XII .
Mais c'est toute l'activité du Noûs décrite dans le De Anima - comme séparation avec
l'intelligible et relation avc lui , ou comme pensée de soi par la réception du pensable -
qui doit être qualifiée de divine . C'est l'activité même du penser que décrit le livre d'Aristote .
« Ce que nous appelons aujourd'hui l'unité du subj ectif et de l'objectif est exprimé ici avec
la plus grande netteté . ( . ) Dans notre langage , l'absolu , ce qui est véritable , est seulement
ce dont la subjectivité et l'objectivité sont une seule et même chose , sont identiques ; c'est
ce qui est également contenu dans Aristote . » (Leçons . . . ,p . 582) .
(3) Sur ce Dieu en dehors du monde , voir les développements du livre III (posthume) de
! ' Essai de Ravaisson (Paris, 1953 , p . 44sq et 53) .

Notes de la postface .

( 1 ) Sur l' héritage platonicien de cette explication par la cause , voir Suzanne Mansion ,
Etudes aristotéliciennes , Louvain , 1984 , p . 184 sq .
(2) Contentons-nous de renvoyer ici à l'important article de Léon Robin, Sur le concept
aristotélicien de causalité , repris dans La pensée hellénistique des origines à Epicure , Paris,
1942 , p.423-485 .
(3) Voir Analytiques postérieurs I . 13 , 78 a 26 s. , et Suzanne Mansion, o . c . , p . 2 1 5 .
( 4 ) Voir les difficultés soulevées en Analytiques postérieurs 1 . 3 , et commentées par
G . G . G ranger, La théorie aristotélicienne de la science , Paris , 1976, p.74.
(5) Voir le parallèle qu'établit Michel Narcy entre les Réfutations sophistiques (Aristote)
et l ' Euthydème (Platon) dans Le philosophe et son double - Un commentaire de l 'Euthydème
de Platon , Paris , 1984, p . 159-178.
(6) Voir Pierre Aubenque , Le problème de l'être chez A ristote, Paris, 1962, p . 324, n . 4 .
(7) Voir P . Aubenque , o . c . ,p. 136- 140 .
( 8 ) Voir G . G . Granger, o . c . ,p.224-229 .
(9) Voir aussi Analytiques postérieurs I . 30 (« De ce qui relève du hasard , il n'y a pas de
science par démonstration . » 87 b 18) , G . G . Granger, o . c . ,p.281-285 , et Auguste Mansion ,
Introduction à la physique aristotélicienne, Paris-Louvain , 1945 , p . 295 sq .
( 10) Nécessaire est ce qui ne peut pas être autrement que ce qu'il est (voir Métaphysique,
V.5). Le chapitre I.6 des Analytiques postérieurs souligne l'opposition de l'accident et du
nécessaire (cf 74 b 9- 1 1 ) .
( 1 1 ) Pourquoi l e chemin s e fait-il soudain s i facile ? E n partie parce que l'interprétation
syllogistique de la cause présuppose un ordre fixe du monde , une relation éternelle entre
des formes , ou entre forme et matière , et qu'il ne resterait plus à l'esprit qu'à déchiffrer
(voir G .Jarczyk, Système et liberté dans la logique de Hegel, Paris, 1980 , p .94) .
( 12) « Il n'y a donc pour les choses périssables ni de démonstration , ni de science au sens
absolu » (Analytiques postérieurs, 1 . 8 , 75 b 23 sq) .
( 13) Exposé détaillé a u chapitre I . 13 des Premiers Analytiques. Auguste Mansion donne
les principales références, o . c . , p . 2 1 3 , n . 12 .
( 14) Voir l e s commentaires judiceux d'Auguste Mansion , o . c . ,p. 1 18 s q e t 273 s q . La
question fait l'objet de tout le chapitre VII de l'ouvrage de G . G . Granger. Ajoutons encore
ceci : la considération aristotélicienne du « ce qui arrive le plus souvent » permet de fonder
la science physique parce que d'échapper au dilemne platonicien du divers sensible et du
monde des Idées . A la division platonicienne a manqué cet intermédiaire : le contingent
nature l . Sur l'aporie du Philèbe (59 ab) tirant de la non-identité de la physis l'impossibilité
d'une science physique , voir Lambros Couloubaritsis, L 'avènement de la science physique,

1 10
NOTES

Bruxelles, 1980, p . 14-17 et 1 5 1 sq.


( 15) Telle est la thèse défendue par G . G . Granger : « C'est donc la théorie des modales
qui permet de donner corps à la forme vide du syllogisme catégorique , et de justifier l'exten­
sion de la science à la contingence naturellle » (o .c. ,p.219).
( 1 6) Voir G . G . Granger , o . c . ,p. 1 18-120.
( 17) Voir P . Aubenque, o . c . ,p.209 .
( 1 8) Voir Suzanne Mansion , o . c . , p . 10.
( 19) La Métaphysique tire aussi les conséquences de cette redéfinition contre Platon aux
chapitres 13 et 14 du livre Z : l'universel n'est pas une Idée , lui qui n'est même pas une ousia.
(20) Ou plutôt : de l'impasse à laquelle mène une version trop abrupte de la théorie des
Idées . Car cette critique d'Aristote naît bel et bien dans le texte même de Platon , si du
moins c'est le Parménide que l'on va relire .
(21) Voir Suzanne Mansion , o . c . ,p. 177 ; sur la redéfinition de la tâche de la métaphysique
comme opposition au platonisme , voir aussi Emile Bréhier, Histoire de la philosophie,
9° édit . , Paris, 1967 , t . I ,p . 167 sq.
(22) L'affirmation cardinale de l'incommunicabilité se retrouve surtout au livre A de la
Métaphysique : « En effet , tandis que les êtres qui diffèrent en genre n'ont pas de communica­
tion entre eux , mais sont trop éloignés les uns des autres et incombinables , les êtres qui
diffèrent en espèce ont pour point de départ de leur génération réciproque les contraires
pris comme extrêmes » (A. 4, 105 a 6 s . ) . « Or il n'est pas possible qu'il y ait changement
d'un genre à un autre genre , sinon par accident , comme par exemple d'une couleur à une
figure » ( A . 7, 1057 a 26-28) .
(23) L a suite d u texte, très éclairante , montre comment c e renvoi d e l'attribut à son genre
propre constitue la seule manière d'éviter une attribution accidentelle , ce qui est bien l'enjeu
de la science aristotélicienne : « Notre connaissance d'une attribution quelconque est acciden­
telle , à moins de connaître au moyen de ce par quoi l'attribution a lieu , d'après les principes
propres du sujet en tant que tel » ( I . 9 , 76 a 3 s . ) .
(24) Sur l a diversité d'approches o u d e méthodes selon l e genre considéré , voir ausi
Topiques l . 6 , 102 b 35 s. , et De Anima , I . l , 402 a 1 1 -22.
(25) Voir Suzanne Mansion , o . c . ,P.253 sq.
(26) Voir G . G . Granger, o . c . , p. 87 sq.
(27) Voir le commentaire de toute cette page dans G . G . Granger, o . c . ,p.224.
(28) Il resterait à montrer comment l'histoire de la métaphysique s'est accomodée de cette
transgression au point de neutraliser son interdit (voir Gérard Grane! , Traditionis traditio ,
Paris, 1972 , p . 199) .
(29) Voir P . Aubenque , o . c . , p . 329.
(30) Voir Vianney Décarie, La physique porte-t-elle sur des non-séparés ? repris dans le
collectif Etudes aristotéliciennes - Métaphysique et théologie, Paris, 1985 , p.8 sq.
(31) Sur cette différence aristotélicienne et l'abstraction mathématique , voir Suzanne Man­
sion , o . c . , p . 188 et G . G . Granger, o . c . , p . 294-296 .
(32) Voir L. Couloubaritsis , o . c . ,p.35.
(33) Voir M . Heidegger, Questions II, Paris , 1968 , p . 147 et Auguste Mansion, o.c. ,p .228-
230 .
(34) « Maintenant , d'une manière générale , l'art ou bien exécute ce que la nature est
impuissante à effectuer, ou bien l'imite. Si donc les choses artificielles sont produites en vue
de quelque fin , les choses de la nature le sont également , c'est évident ; car dans les choses
artificielles comme dans les naturelles les conséquents et les antécédents sont entre eux dans
le même rapport » (Physique, I I . 8 , 199 a 15- 19) . Sur cette analyse de la finalité, voir L. Coulou­
baritsis , o . c . ,p.256-259.
(35) Voir L. Couloubaritsis , o . c . , p . 82 sq.
(36) id . , p.218 sq.
(37) Voir Suzanne Mansion , o . c . ,p.254.
(38) L'exposition de ces axiomes communs est esquisée au chapitre I . 1 1 : elle renvoie au
principe de contradiction et au fondement de l'ontologie.
(39) L'expression apparaît au chapitre I . 10 : « Parmi les principes dont on se sert dans les
sciences démonstratives, les uns sont propres à chaque science , et les autre communs : mais
c'est une communauté d'analogie , étant donné que leur usage est limité au genre tombant
sous la science en question » (76 a 37-39) . Voir G . G . Granger, o . c . ,p.79 et P .Aubenque ,
o . c . , p . 132 sq n . 2 .
(40) Quelques indications en c e sens, tirées d e la Métaphysique : « C'est d'une autre façon
encore que , par analogie , toutes les choses ont les mêmes principes : à savoir l'acte et la
puissance » (XII . 5 , 107 1 a 4 sq) . « [Les causes) sont d'abord les mêmes par analogie, en ce

111
LEÇONS SUR ARISTOTE

que matière , forme, privation , cause motrice sont communes à toutes choses » (XII . 5 , 1071
a 32 sq) . « La cause est la même pour toutes les catégories , au moins par analogie . » (N 2,
1089 b 4) Pour une mise au point récente , voir les contributions , d'inspiration différente ,
de P. Aubenque et L. Millet au numéro spécial des Etudes philosophiques consacré à !'Analo­
gie (j uillet-décembre 1989) .
(41) Voir P. Aubenque , o . c . , p . 222-225 . « Ainsi la multiplicité irréductible des signications
de l'être est-elle présentée ici . . . comme l'expression ou le signe de l'incommunicabilité des
genres » (p.225) .
( 42) « Cela signifie que si l'étant et l'un ne sont pas des genres , ils sont néanmoins , d'entrée
de jeu, une multiplicité de genres. L'éclatement de l'étant et de l'un en multiplicité de modes
et de genres, qui constitue le cœur de l'aristotélisme, est également le lieu même où se sont
toujours heurtés les interprètes de la Métaphysique . Car la question qui se pose alors est
de savoir comment peut être réalisée l'unité du savoir, et donc une science de l'étant en
tant qu'étant , compte tenu de cet éclatement même . » (Lambros Couloubaritsis, L'être et
l'un chez Aristote , Revue de philosophie ancienne, 1983 , n°1 , p.59 sq . ) .
(43) Martin Heidegger, Chemins qui n e mènent nulle part, trad . W . B rokmeier, Paris , coll .I­
dées-Gallimard , 1962 , p . 106. Pour une précompréhension de l'empeiria aristotélicienne
comme épreuve des choses et acquisition du savoir, voir L . Couloubaritsis , L 'avènement de
la science physique, p . 32-34.
( 44) La raison en est simple : la sensation ne porte j amais que sur l'individuel, et non sur
le général. Comme simple établissement du fait (oti) retenu dans sa pure singularité , elle
manque le pourquoi (dioti) et s'avère incapable de fournir la cause . Vouée à la singularité ,
à la pure appréhension du ceci , la sensation échappe par nature à la dimension d'universalité
propre à la science - voir P . Aubenque , o . c . , p. 208.
(45) G . G . Granger risque ici une formule kantienne : « Sa fonction , s'il est permis de
s'exprimer ici sans danger en termes anachroniques, est la recognition dans le concept , c'est
à dire l'annonce originaire d'une propostion universelle » (o .c. ,p. 160) .
(46) M . Heidegger, Ce qu'est et comment se détermine la physis , trad. F . Fédier, dans
Questions II, p . 2 1 5 , voir aussi p . 186 sq .
(47) Sur ces deux modes de l'être , voir Catégories , 5 ; sur leur liaison , et le fait qu'ils ne
cessent de se dresser ensemble devant nous , voir Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger,
Paris , 1973 , t . I , p . 1 1 1 . On peut lire aussi les analyses que donne Erwin Straus de la perception
du général et du particulier comme un beau commentaire d'Aristote , même si ces pages ont
été écrites de manière indépendante (Du sens des sens , Berlin 1935 , trad . fr. , Grenoble ,
1989, p . 164- 167) .
(48) Voir Suzanne Mansion , o . c . ,p. 167 sq .
(49) Voir G . G . Granger, o . c . , p . 2 1 sq.
(50) Voir G . G . Granger, o . c . ,p. 13-19, ainsi que l'article « Aristote » (P. Aubenque) de
L' Encyclopedia Universalis, édit . 1980 , t.2, 400 be.
(5 1) Voir P. Aubenque , o . c . , p . 324.
(52) Solution platonicienne : « L'eidos , c'est le moment de la fixation qui tient en échec
la « Catarrhe » dont l'ousia ne cesse d'être menacée . » (Jean Beaufret, o . c . , 1 , 100) .
(53) Voir Analytiques postérieurs, 100 a 15 - b 3 , et P. Aubenque , o . c . ,p.226, G . G . Gran­
ger, o . c . ,p.32. Remarquons que ces textes ne sont pas sans trouver un écho chez B ergson :
« L'idée est un arrêt de la pensée ; elle naît quand la pensée, au lieu de continuer son chemin,
fait une pause , ou revient sur elle-même : telle , la chaleur surgit dans la balle qui rencontre
l'obstacle. Mais , pas plus que la chaleur ne préexistait dans la balle , l'idée ne faisait partie
intégrante de la pensée . » ( L 'énergie spirituelle, Paris , 1919, p . 45 = Oeuvres , édition du
Centenaire , Paris, 1959, p. 848 . ) .
(54) Voir P . Aubenque , o . c . , p. 208 s q . On peut lire une idée semblable dans le De Interpreta­
tione : « le locuteur arrête sa pensée , et celui qui l'écoute fixe son esprit au repos » ( 16 b
20) . Heidegger traduit ici (c'est-à-dire commente) : « Celui qui prononce de tels mots fixe
sa pensée , autrement dit, se tient en repos auprès de la chose déterminée qu'il vise . De la
même façon celui qui entend des termes comme « aller » , « être couché » , se tient en repos
auprès de quelque chose , auprès de ce qui est visé par ces termes . » ( Les problèmes fondamen­
taux de la phénoménologie, cours de 1927 , trad .fr.J-F. Courtine , Paris , 1985 p . 22 1 , voir aussi
p . 305 ) .
(55) Voir P. Aubenque , o . c . ,p.55 sq , et G . G . Granger, o . c . ,p .74 sq.
(56) Voir l'important article de L . Couloubaritsis, Y a-t-il une intuition des principes chez
Aristote ? dans Revue internationale de philosophie, Aristote , n° 133-134, 1980, p . 440-471 .

112
REP È RES SUR LA VIE
ET LES ŒUVRES D ' É MILE BOUTROUX

Vie d'Emile Boutroux .

1845 Naissance à Montrouge .


1865 Entre à !'Ecole Normale , où il suit les cours de Jules Lachelier.
1868 Agrégation de philosophie .
1868- 1870 Séjour à Heidelberg .
187 1 Nommé professeur a u lycée d e Caen , o ù il retrouve Jules Tannery .
1874 Soutenance de thèse : De la contingence des lois de la nature.
1874- 1876 Faculté de Montpellier .
1876- 1877 Faculté de Nancy . Se marie avec la sœur du mathématicien
Henri Poincaré .
1877- 1886 Maître de Conférences à !'Ecole Normale . Parmi ses élèves,
on trouve Jean Jaurès, Emile Durkheim , mais aussi Maurice
Blondel et Henri Bergson .
1886 Nommé à la Sorbonne .
1898 Membre de !'Académie des sciences morales et politiques .
1902 Quitte l'enseignement pour devenir Directeur de la Fondation
Thiers .
1912 Académie française .
1921 Mort d'Emile Boutroux .

Principaux ouvrages

1874 De la contingence des lois de la nature.


De veritatibus aeternis apud Cartesium .
1877 Traduction du premier volume de La philosophie des Grecs d'E.
Zeller.
1881 Edition annotée de La Monadologie de Leibnitz .
1882 Traduction du 2° volume de Zeller.
1895 De l'idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contempo­
raines.
Questions de morale et d 'éducation.
1897 Etudes d'histoire de la philosophie.
1900 Pascal.
1908 Science et religion dans la philosophie contemporaine.
191 1 William James.
1925 Morale et religion.
1926 Etudes d 'histoire de la philosophie allemande.
La philosophie de Kant.
La nature et l'esprit.
1927 Nouvelles études d'histoire de la philosophie.
1929 La philosophie allemande au 1 7e siècle.

1 13
TAB LE D E S MATIERES

Avant-propos 5
Leçon I: Réfutation du platonisme . 8
Leçon II : De la science . 14
Leçon III : De la science (suite) . 19
Leçon IV : De la science (fin) . 25
Leçon V: La science et l'être . 32
Leçon VI : Les éléments formels de la pensée .
Logique d'Aristote - Concepts et j ugements . 37
Leçon VII : Du syllogisme . 42
Leçon VIII : De la démonstration. 47
Leçon IX : De l'induction . 53
Leçon X: La dialectique et la définition. 59
Leçon XI : Résumé des leçons précédentes .
De la connaissance sensible . 65
Leçon XII : De la connaissance sensible (suite) . 71
Leçon XIII : L'imagination et la mémoire . 76
Leçon XIV : Doctrine du Noûs. 81
Leçon XV : Résumé de la théorie d'Aristote . 86

Postface :

Remarques sur la constitution aristotélicienne de la science . 88

Notes 100
Repères sur la vie et les œuvres d' É mile Boutroux . 1 13

Achevé d'imprimer en août 1990


par l'imprimerie CAMPIN, Belgique
N° d"édition : 90 160

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