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LEÇONS
SUR ARISTOTE
Edition critique
établie
parJérôme de Gramont
COLLECTION
LES GRANDES LEÇONS
DE PHILOSOPHIE
dirigée
par Henri Hude
Editions Universitaires
Dans la même collection
Dans la collection
Philosophie européenne
REMERCIEMENTS
Aristote est plus qu' un philosophe dans l'histoire , une œuvre inscrite
dans la succession de toutes les doctrines constituant notre héritage philoso
phique : celui qu'on n'a pas hésité parfois à nommer le Philosophe marque
en quelque sorte l'accomplissement de toute une époque , celle de la philo
sophie grecque : Aristote , ou l'achèvement de ce qui est premier .
Boutroux ouvre ainsi l'article qu'il lui consacre en 1 886 dans la Grande
Encyclopédie : « S'il est vrai qu'en certains hommes s'incarne parfois tout
le génie d'un peuple , et que ces vastes et puissants esprits soient comme
l'acte et la perfection où tout un monde de virtualités trouve son terme
et son achèvement , Aristote , plus que personne , a été un tel homme : en
lui le génie philosophique de la Grèce a trouvé son expression universelle
et parfaite . C'est donc plus que la pensée d'un individu , d'ailleurs considé
rable , c'est l'esprit de la Grèce elle-même, parvenue à l'apogée de sa
grandeur intellectuelle , que nous évoquons en ce moment » (p . 933b ) .
Ici l'idée d e science devient plus qu'une Idée . Ce qui perce littéralement
en Grèce , avec l'insistante méditation de Socate ou l'œuvre si décisive de
Platon , se déploie dans toute son ampleur (empirique et spéculative) chez
Aristote : l'observation la plus attentive des phénomènes s'allie à la veine
métaphysique la plus authentique . Tel est du moins le point d'équilibre
que devrait nous révéler une lecture des Secom:ls Analytiques et du De
Anima .
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LEÇONS SUR ARISTOTE
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AVANT-PROPOS
le système , Dieu . « La série entière des êtres forme une double chaîne
qui vient de lui [ sc le principe souverain] et qui retourne à lui , qui en
descend et qui y remonte . D'un côté , c'est le système du monde dans
l'ordre de la succession de ses parties élémentaires, depuis le ciel jusqu'à
la terre ; de l 'autre , le système des puissances successives de la nature ,
depuis la forme imparfaite de l'existence élémentaire jusqu'à la forme
accomplie de l'humanité . Des deux côtés le principe est le même ; les deux
extrêmités opposées de la chaîne se joignent et se touchent à cette limite
commune de la pensée divine » (7) .
Nul doute qu'il faille chercher dans ces pages le véritable point de départ
de la thèse de 1 874 (8) . Quant à l'originalité de Boutroux , elle tient d'une
part à la description concrète de chaque degré de l'être (autrement dit à
une certaine actualisation du programme prêté à Aristote) , d'autre part
à la reconnaissance du rôle primordial que joue notre esprit dans cette
hiérarchie de l'être .
Le point d'aboutissement de cette réflexion : l'activité de l'âme rentrant
au plus profond d'elle-même , échappe à Aristote . Le point culminant de
la hiérarchie correspond bien à la divinité , mais à la divinité telle que
nous la saisissons en nous-mêmes , par l'effort de notre propre vie inté
rieure . Le dynamisme de l'être correspond bien chez Aristote au désir du
bien, mais il manquait encore à ce désir de se recueillir pleinement dans
l'amour et la vie spirituelle . Autrement dit , il ne manquait à Aristote que
cette dimension intérieure révélée par le christianisme .
« Et l'aristotélisme ne serait-il pas comme une introduction au christianis
me , qui précisément , excitant en nous et du même coup éclairant la vie
spirituelle , nous fait pressentir au plus profond de notre moi , la personnali
té parfaite , dont la vie est éternellement conscience , amour et condescen
dance ? » (9)
Avec ces pages sur Aristote , nous achevons la publication des principales
leçons de Boutroux sur l'histoire de la philosophie grecque . Contrairement
aux leçons sur Socrate ou Platon , il n'existe pour Aristote qu'une seule
version , celle du cours prononcé à !'Ecole Normale Supérieure pendant
l'année 1878-1 879 . Comme pour les précédents volumes , le grec est trans
crit et les citations reprises dans des traductions modernes ( 10) . Enfin,
nous livrons à la suite du cours , non pas tant une étude proprement dite ,
que quelques remarques (Remarques sur la constitution aristotélicienne
de la science) dont le point de départ est une relecture des Seconds Analyti
ques .
Jérôme d e Gramont
LEÇON 1
RÉFUTATION DU PLATONISME
Platon devait beaucoup à ses devanciers. Son système n'est pas quelque
chose d'isolé , d'indépendant du passé . On y retrouve au contraire tous
les principes des philosophes antérieurs . Seulement , Platon sut profiter de
l'expérience acquise : il ne s'obstina pas à renouveler des tentatives qui
n'avaient pas abouti . Abandonnant les anciennes voies qui ne menaient
à rien, il en prit une nouvelle , la seule , croyait-i l , qu'il restât à prendre.
Ainsi son système se démontre plutôt négativement que positivement :
c'est la seule façon qui reste d'envisager les choses , toutes les autres n'ont
rien donné de bon.
Platon admit la définition de l 'être donnée par les Eléates : l'un , l'immua
ble , exempt de multiplicité , de changement. Mais en même temps il recon
naissait avec Démocrite la multiplicité des choses . Or si d'une part la
nature de l'être est l'unité , l'immutabilité , et que , d'autre part , il y ait
plusieurs êtres, il faut que chaque substance possède l'unité , l'immutabili
té ; il faut que ces différents êtres soient, pour ainsi dire , impénétrables
les uns aux autres, ne puissent se mélanger, se combiner, mais n'aient
entre eux que des rapports de juxtaposition . Ainsi Platon est encore méca
niste , bien qu'en un sens métaphysique . De plus il admettait avec Héraclite
la réalité du devenir, caractérisé par la multiplicité , le changement .
Tels sont les trois postulats de Platon : les principes des Eléates , de
Démocrite et d' Héraclite . Il accordait volontiers aux sophistes que toute
science est impossible , si c'est dans le monde sensible qu'on en cherche
l'objet : l'être, objet propre de la science, ne peut en effet se trouver dans
le monde du devenir. Mais Platon ne s'arrête pas pour cela au scepticisme.
Il reconnaît seulement que les principes d'où partent les sophistes y mènent
tout droit. Pour lui , il va choisir un autre point de départ . Ainsi , plus
tard, Kant, après avoir vu qu'on n'arrivait à rien en supposant que l'esprit ,
comme il disait, gravite autour des choses , laissa cette hypothèse pour se
demander ce qui arriverait dans l 'hypothèse contraire . De même , Platon
fit une autre hypothèse que ses devanciers : qu'arriverait-il si l'on admettait
que le monde sensible n'est pas le seul monde réel, mais qu'au-dessus il
existe un monde intelligible ? Qu'arriverait-il si l'on assignait pour objet
à la science ce monde intelligible et non plus le monde sensible ? La science
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R É FUTATION DU PLATONISME
serait-elle encore impossible ? Non , dit Platon , qui croit pouvoir ainsi ,
sans rien sacrifier de ses trois postulats , constituer une science véritable .
En effet, ce qui rendait j usqu'ici la science impossible , c'est qu'on lui
donnait pour objet le monde sensible , lequel est essentiellement illogique ,
tout rempli de contradictions et d'absurdités . Or la science veut avant tout
l'harmonie logique , et précisément elle la trouve dans le monde intelligible
qui se compose d'idées bien séparées les unes des autres, et n'ayant j amais
entre elles que des rapports rationnels et que l'on peut comprendre . Le
monde sensible est, en réalité , le monde de la nécessité , de I'anankè, qui
lutte avec l'intelligence et contraint les idées à des unions illégitimes , parce
qu'elles sont illogiques . Mais I'anankè ne pénètre pas dans le monde
intelligible , et les idées ne s'y unissent que suivant leurs rapports naturels .
Tel est le système de Platon . Il a conservé les postulats de ses devanciers ,
il a posé le problème comme eux ; enfin leurs solutions , manifestement
mauvaises , lui donnèrent l'idée d'en chercher une meilleure , qu'il crut trou
ver .
Aristote apprit encore plus des philosophes qui le précédèrent. Il sut
tirer parti de leurs doctrines (Métaphysique , 1 . 8) , admit la critique qu'en
avait faite Platon , et étudia surtout le système de ce dernier. On a long
temps opposé l'un à l'autre , Aristote et Platon : on en faisait comme les
deux pôles de la pensée humaine . Cette vue était plus ou moins juste . La
vérité , comme Hegel le montra , était qu'Aristote fut sans doute opposé
à Platon, mais que sa propre doctrine résulta en partie de cette opposition
( 1 ) . Rarement il approuve son maître . Mais l'insistance même qu'il mit à
combattre la théorie des idées montre que sa pensée en était obsédée, et
que , par conséquent, cette théorie dut influer beaucoup sur son propre sys
tème .
L'argumentation d'Aristote contre les idées de Platon se trouve un peu
partout dans son œuvre , mais surtout en Métaphysique , 1. 9 ; XIII et XIV .
Aristote expose très nettement l'origine de cette théorie en Métaphysique ,
1 . 6 . Elle repose , dit-il , sur deux principes : 1° Platon admet avec Héraclite
que le monde sensible est dans un changement perpétuel ; 2° il admet avec
Socrate que le général , en tant qu'un et stable , peut seul être objet de
science . Donc le monde sensible comme tel , c'est-à-dire toujours chan
geant, toujours indétermin é , ne peut pas être objet de science . Aristote
admet tout cela comme Platon . « Les faits le montrent clairement : sans
l'universel , il n'est pas possible d'arriver à la science » (Métaphysique,
XIII . 9 , 1085 b 5 sq) - « 11 n'y a de science que de l'universel » (id , XII I . IO,
1086 b 33) - « Toute science porte sur l'universel » (id , III . 6 , 1003 a 14)
- « Et alors comment la connaissance sera-t-elle possible , s'il n'y a pas
quelque unité commune à une totalité d'êtres ? » (id, III . 4 , 999 b 26 sq) ;
et Aristote en conclut fort bien : « Et la raison pour laquelle des substances
sensibles individuelles il n'y a ni définition ni démonstration, c'est que ces
substances ont une matière dont la nature est de pouvoir et être et n'être
pas » (id, VII . 15 , 1039 b 27 sq) .
Comme Platon , Aristote admet donc qu'il ne peut y avoir de science
que du supra-sensible : les choses sensibles supposent, en tant que chan
geantes, une cause immuable, en tant que multiples une cause une (Méta
physique, III . 4 , 999 b) . Mais Platon a conçu ce monde supra-sensible
comme existant à côté , en dehors du monde sensible . Il se représente les
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LEÇONS SUR ARISTOTE
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R É FUTATION DU PLATONISME
des unités sous lesquelles nous rangeons la multiplicité des choses . Pourtant
on ne peut concevoir les relations comme des substances , des êtres.
On peut se demander ensuite (Métaphysique, 1 .9) s'il y a moins d'idées
que de choses , ou bien autant d'idées que de choses . En réalité , il y a
pour chaque chose plusieurs idées ; car chaque sujet peut être subsumé
sous plusieurs prédicats . Mais alors la théorie des idées qui devait tout
simplifier ne fait, au contraire , que compliquer tout. De plus les caractères
généraux qui réunis forment un concept, une idée , devraient eux-mêmes
être des idées , des substances séparées . Dès lors une idée est composée
de plusieurs idées, une substance de plusieurs substances (Métaphysique ,
VII . 13 , 1039 a 3 ) , et même de substances contraires . Mais si l 'idée est
substance , elle ne peut être en même temps concept général , prédicat,
car l'idée n'est pas l'unité du multiple , mais un être séparé des autres
êtres , au point que le mot est, placé entre une idée et une autre , n'est
pas légitime .
D ' ailleurs , n'est-ce pas une contradiction de dire que les idées sont l'être
même des choses , et que cependant elles sont incorporelles . Si l'on admet
la réalité de la matière , les idées ne peuvent être l'essence même des
choses qu'en étant aussi matérielles . Si la matière existe , on est obligé de
placer son essence dans des idées de même nature qu'elle .
Enfin la participation (methexis) implique un troisième terme qui soit
la cause efficiente de cette participation - ou qui du moins soit commune
à l'idée et aux choses , pour expliquer leur ressemblance et leurs rapports ,
- et ainsi à l'infini .
III . Enfin la théorie des idées n'atteint pas son but, qui est de rendre
raison du monde tel qu'il se présente , du monde des phénomènes. En
effet, les idées étant hors des choses, et non dans les choses , ne peuvent
constituer leur essence , ni même contribuer à leur existence . Les idées ne
servent de rien à l'explication du monde sensible (Métaphysique , 1 . 9) .
D 'ailleurs , o n ne voit pas bien le rapport de ces idées e t des choses. Platon
se sert des mots paradigmes (paradeigmata) , participation (methexis) , mais
ce ne sont là que des mots , vides de sens , de pures métaphores . - Puis,
la théorie des idées ne donne pas de cause motrice , sans laquelle pourtant
il n'y a pas de devenir, ni d'explication physique. - De plus , la théorie
de Platon, pas plus que celle d'Empédocle , ne donne une cause finale .
Aristote ne voit pas de finalité véritable dans les idées . C'est qu'Aristote ,
qui le premier distingua nettement les différentes sortes de cause , fait ici
comme si la distinction avait été connue de tous temps et employée par
ses devanciers . Mais ceux-ci n'avaient pas la précision de sa pensée et de
son langage , et pouvaient très bien songer à la cause finale sans la désigner
aussi nettement que lui . Platon considère , à la vérité , l'idée comme quelque
chose de bon , mais non comme la chose en vue de laquelle ce qui existe
et ce qui se fait existe et devient. Le Bien , l'agathon , tantôt est une cause ,
tantôt ne l'est pas . La causalité n'est pas essentielle à l'agathon , mais lui
survient, comme par surcroît. Pour Aristote , l'idée platonicienne est sim
plement une cause formelle , non une cause efficiente ou finale . Ce n'est
pas une cause physique ou métaphysique , mais seulement une cause toute
logique . L'idée ne sert donc pas à expliquer la production des choses , elle
ne peut pas les engendrer. Elle ne peut même pas expliquer la connaissance
que nous en avons : comme l'idée est en dehors des choses , connaître
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LEÇONS SUR ARISTOTE
l'idée ce n'est pas connaître les choses. D 'où nous vient la connaissance
des idées elles-mêmes ? De la réminiscence ? Mais la réminiscence n'est
qu'un mythe , qui n'explique rien . De l'innéité ? Mais l'innéité est contraire
aux faits (Métaphysique , 1 . 9, 993 a 1 ) . Aristote , en effet, considère la
science et la conscience comme solidaires l'une de l'autre . Il ne conçoit
pas l'une sans l'autre . Comment admettre qu'on possède une connaissance
dont on n'a pas conscience ? « Si la science se trouvait actuellement innée ,
il serait étonnant qu'à notre insu nous possédions en nous la plus haute
des sciences » (ibid . ) . D 'ailleurs les premiers principes ne sont pas innés,
car nous avons bien des idées que nous n'y rattachons pas , or s'ils étaient
innés, nous les appliquerions en tout et partout .
La théorie des idées, modifiée dans le sens pythagoricien , ne présente
pas moins de difficultés . Quand on ramène les idées aux nombres , et
qu'entre ces nombres intelligibles et les choses on place les essences mathé
matiques , d'abord on ne sait quelle est la cause des nombres, ce qui les
produit . Puis, on ne sait comment appliquer les nombres aux choses : les
déterminations des choses sont qualitatives , celles des nombres quantita
tives ; or les qualités ne s'additionnent pas ; une idée et une idée ne font
pas une troisième idée , comme un nombre et un autre nombre , addition
nés , en font un troisième ; les nombres intelligibles, en tant que nombres,
ne comportent pas les différences qualitatives nécessaires pour expliquer
les choses .
Enfin le platonisme ne se soutient pas mieux sous cette troisième forme :
l'un et la matière . L'un ne saurait être une substance , parce que rien de
général n'est substance ; or l'un est bien quelque chose de général , c'est
une mesure , il faut une qualité qui lui donne une mesure . Quant à la
matière , Platon a tort d'y voir le non-être , le mal , d'y voir le contraire
absolu de l'être , du bien. Entre ces deux termes, il ne faut pas mettre un
rapport logique de contradicion ; car alors la matière ne pourrait se combi
ner avec l'être pour produire les variétés qualitatives des choses . La matière
ne pourrait entrer en rapport avec l'être , le modifier, le pénétrer . L'opposi
tion de la matière et de l'être n'est donc pas absolue , mais seulement
relative . Platon n'a vu dans la matière que la négation de l'être ; mais la
matière a aussi son côté positif et réel ; elle est tout au moins la possibilité
de l'être . Elle est sans doute la nécessité , mais une nécessité qui n'est pas
absolument rebelle à l'idée , et que l'idée peut vaincre ; ou plutôt elle tend
d'elle-même à l'idée , elle est déj à disposée à la réaliser .
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R É FUTATION DU PLATONISME
DE LA SCIENCE
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DE LA SCIENCE
soit une discipline libérale , puisque seule elle est à elle-même sa propre
fin . Aussi est-ce encore à bon droit qu'on peut estimer plus qu'humaine
sa possession » (Métaphysique, 1 . 2 , 982 b 25 s . ) .
Puis Aristote montre comment l'homme n'arrive que tard à cette idée
de la science , quand il eut enfin du loisir, après avoir pourvu à ses premiers
besoins et assuré sa subsistance . C'est alors qu'il s'étonna de ce qu'il avait
sous les yeux , et chercha la cause des phénomènes : le sens scientifique
s'éveillait en lui . Mais la science , et Aristote tient à cette idée , est avant
tout quelque chose de désintéressé; elle a sa fin en elle-même , et non pas
hors d'elle-même; son domaine est ainsi nettement séparé de la pratique ,
c'est celui de la pure théorie ( 1 ) .
Quel est l'objet d e cette science ? L'être e n tant qu'être . Les arts ne
sont que le commencement de la science ; ils ont pour objet non pas l'être ,
mais ce qui devient . « Et c'est de l'expérience à son tour . . . que vient le
principe de l'art et de la science , de l'art en ce qui regarde le devenir, et
de la science en ce qui regarde l'être » (Analytiques Postérieurs, Il . 1 9 ,
100 a 6 sq) . E t Métaphysique, IV.2, 1004 b 15 : il y a certaines choses
propres à l'être en tant qu'être . Tel est l'objet de la philosophie . C'est
aussi le ti esti de chaque chose . « Nous disons qu'il vaut mieux connaître
une chose par ce qu'elle est » (Métaphysique , 111 . 2 , 996 b 14) . Et encore :
« Enfin nous croyons connaître le plus parfaitement chaque chose quand
nous connaissons ce qu'elle est , par exemple ce qu'est l'homme ou le feu ,
bien plutôt que lorsque nous connaissons s a qualité , s a quantité o u son
lieu » (Métaphysique, VIl . l , 1 028 a 36 sq) . Aristote emploie souvent aussi
l'expression to ti en einai. Que veut-elle dire ? On trouve ailleurs to einai
avec un datif, comme to agathô einai, to eni einai, to anthrôpô einai.
Peut-être faut-il voir dans ti en une forme abstraite qui remplace toutes
ces manières d'être ainsi jointes à einai ; ti en serait le terme général
comprenant dans son extension tous les termes particuliers agathô, eni,
anthrôpô . Quant à ti en , ce serait une question ti en , comme ti estin . Ti
est le ti interrogatif et en un imparfait d'habitude , mis pour estin ; cet
imparfait exprimerait la substance opposée à l'accident . Mais pourquoi
pas simplement to ti en ? pourquoi to ti en einai ? Le mot einai s'ajoute
ainsi pour désigner une substance , une existence réelle , distincte de l'idée
abstraite . To agathon , c'est le bon , l'idée abstraite ; to agathô einai, c'est
le bon , être réel . On retrouve ici cette préoccupation constante d'Aristote ,
de ne pas rester comme Platon au point de vue logique (to logikôs zètein ) ,
mais d e pénétrer j usqu'à l'être même des choses. L e mot einai montre
qu'Aristote ne confond pas le katholou [l'universel] pur et simple avec
l'ousia . Cependant la science a prise partout où se rencontre quelque
chose de général , « les faits le montrent clairement : sans l'universel, il
n'est pas possible d'arriver à la science » (Métaphysique, XIIl . 9 , 1086 b 5 ) .
L a science n e s e contente pas d e décrire les choses o u les analyser ; elle
cherche la cause de ce qui est . En déterminant la cause (aitia) , elle
démontre la nécessité de la chose . « Nous estimons posséder la science
d'une chose d'une manière absolue , et non pas à la façon des sophistes,
d'une manière purement accidentelle , quand nous croyons que nous
connaissons la cause par laquelle la chose est , que nous savons que cette
cause est celle de la chose , et qu'en outre il n'est pas possible que la chose
soit autre qu'elle n'est » (Analytiques postérieurs , 1 . 2) . La science ne déter-
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LEÇONS SUR ARISTOTE
mine pas seulement les causes immédiates, elle cherche aussi les causes
premières, les premiers principes. « En effet nous ne pensons avoir saisi
une chose que lorsque nous avons pénétré les causes premières, les prin
cipes premiers et jusqu'aux éléments » ( Physique , 1 . 1, 1 84 a 12 sq) . Aristote
se résume en ces termes : « Nous disons que nous connaissons chaque
chose , seulement quand nous pensons connaître sa première cause . Or les
causes se disent en quatre sens. En un sens, par cause nous entendons la
substance formelle ou quiddité (en effet, la raison d'être se ramène en
définitive à la notion de cette chose , et la raison d'être première est cause
et principe) ; en un autre sens encore , la cause est la matière ou le substrat;
en un troisième sens, c'est le principe d'où part le mouvement; en un
quatrième , enfin , qui est l'opposé du troisième , c'est la cause finale ou le
bien (car le bien est la fin de toute génération et de tout mouvement) »
(Métaphysique, 1 . 3, 983 a 23 sq) . La science est l'explication complète et
dernière qui ramène tout à des principes premiers (2) .
La science est distincte de l'opinion , de la sensation et de l'expérience .
D 'abord la science diffère de l'opinion. « La science et son objet diffèrent
de l'opinion et de son objet, en ce que la science est universelle et procède
par des propositions nécessaires , et que le nécessaire ne peut pas être
autrement qu'il n'est » ( Analytiques postérieurs , 1 .33) . La science a pour
objet le général et le nécessaire; or le nécessaire est ce qui ne comporte
pas une manière d'être différente de l'état actuel . Cependant il y a des
choses qui sont vraies et qui existent, mais qui pourraient être autres
qu'elles ne sont . Il n'y a pas de science de ces choses là. Dire en effet
qu'elles sont objet de science , c'est dire que ce qui peut être autrement
qu'il n'est ne peut pas être autrement qu'il n'est . Chose contradictoire :
« Il reste , par conséquent , que l'opinion s'applique à tout ce qui , étant
vrai ou faux , peut être autrement qu'il n'est » (id) . C'est donc par la
nécessité de son objet que la science diffère de l'opinion. La science est
caractérisée par la démonstration , car ce qui est nécessaire peut toujours
se démontrer ( Ethique à Nicomaque, Vl.3, 1 139 b 18 sq) . - Aristote
réfute comme Platon le principe sophistique d'après lequel tout ce qui
appartient à l'individu est vrai , d'où il suivrait que l'individu est la mesure
de la vérité .
La science diffère aussi de la sensation . « Il n'est pas possible non plus
d'acquérir par la sensation une connaissance scientifique . En effet , même
si la sensation a pour objet une chose de telle qualité , et non seulement
une chose individuelle , on doit du moins nécessairement percevoir telle
chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés. Mais l'univer
sel , ce qui s'applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce
n'est ni une chose déterminée , ni un moment déterminé » (Analytiques
postérieurs, 1 . 3 1 ) . La sensation a toujours pour objet le particulier, non
pas l'individuel . Aristote ne confond pas l'individu , qui est une unité , avec
le particulier. L'individu est d'ailleurs d'une autre nature que le général;
or , si les données des sens ne sont pas le général , elles en contiennent
déj à le germe , elles ont avec lui comme une parenté . Cependant les sens
n'atteignent pas le général . Aussi lors même que nous verrions de nos
yeux que les angles d'un triangle valent deux droits, nous n'aurions pas
pour cela la science , à moins de connaître les raisons générales de ce fait .
L a science n'est pas non plus l'expérience pure e t simple . L'expérience
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DE LA SCIENCE
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LEÇONS SUR ARISTOTE
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LEÇON III
DE LA SCIENCE (suite)
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LEÇONS SUR ARISTOTE
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DE LA SCIENCE (suite)
rait pas la science , parce qu'on n'aurait pas l'universel (katholou) (Analyti
ques postérieurs , 1 . 3 1 ) .
E t même , dit encore Aristote , si placés dans la lune nous voyions la
terre arrêtant au passage les rayons du soleil , nous verrions bien une
éclipse , mais sans avoir pour cela la science des éclipses. On verrait bien
comment la chose se fait, mais non pourquoi (ibid . ) . (On trouve mis l'un
pour l'autre les mots dioti et katholou) .
Enfin supposons le cas où l'on voit la cause en même temps que l'effet.
Même alors, si l'on connaît la cause comme telle , ce n'est point par la
sensation , mais par la pensée laquelle agit en même temps que la sensation .
Si l'on voyait par exemple les pores du verre et le passage de la lumière
à travers ces pores, on verrait avec évidence pourquoi il fait clair dans la
maison (ibid . ) . On conclurait avec évidence la cause de la clarté qu'il fait,
mais on ne la connaîtrait par la vue que pour chaque cas particulier ; c'est
par la pensée, laquelle accompagne ici la vue , qu'on donne à cette cause
un caractère général , universel . Ainsi l'intervention de la pensée est néces
saire pour que dans la sensation nous nous élevions de la connaissance
du cas particulier à celui du général ( 4) .
I l . Ce n'est pas non plus par la spéculation pure (noèsis) qu'on arrive
à la science . En effet la pensée ne se suffit pas à elle-même . Elle n'entre
pas d'elle-même en exercice . Il y a des textes nombreux sur ce point, mais
tous assez obscurs. Sans doute l'esprit (noûs) de Dieu existe à part , sans
avoir d'autre objet que lui-même . Mais il ne s'agit pas ici de la science
telle qu'elle est en Dieu. Il s'agit de la science qui porte à la fois sur les
principes et sur les faits ; science impossible si la pensée (noèsis) est repliée
sur elle-même , sans rapport avec le particulier. Sans la sensation , pas de
preuve possible , a dit Aristote . « C'est pourquoi l'âme ne pense j amais
sans image » (De Anima , 111 . 7 , 431a16) . Aristote dit pense (noei) , mais
c'est la pensée (noèsis) de l'âme , et non la pensée divine . C'est l'esprit
(noûs) en tant qu'il a pour objet la démonstration du sensible . D 'ailleurs
ce mot noein ne se trouve plus dans d'autres textes, mais on trouve à la
place theorein , c'est-à-dire penser les choses sesibles. C''est bien la pensée ,
mais la pensée des choses sensibles qui exige l'imagination (phantasia) et
la sensation (aisthèsis) . « Puisque nul objet, semble-t-il , ne peut exister
séparé des grandeurs sensibles, c'est dans les formes sensibles que les
intelligibles existent , tant ce qu'on appelle les abstractions que toutes les
qualités et attributs des objets sensibles » (De Anima , IIl . 8 , 432 a 2 sq) .
Si l'on excepte les grandeurs (propriété mathématique) , rien de sensible
n'existe à part , c'est-à-dire isolé quant aux propriétés sensibles. Mais dans
les formes sensibles, il y a l'élément intelligible . Il s'agit ici subjectivement
de la noèsis relative aux choses sensibles, et obj ectivement c'est le noèton
du sensible et non le noèton absolu , divin . Ce noèton du sensible , Aristote
ne le considère pas comme existant à part , à la différence de Platon qui
met les idées hors des choses. Mais ces noèta des choses sensibles sont
d'abord les choses dites par abstraction , les concepts abstraits, puis les
manières d'être et les passions des choses sensibles. Et voilà pourquoi sans
la sensation l'âme ne peut rien apprendre , rien comprendre . « Voilà pour
quoi si l'on n'avait aucune sensation , on ne pourrait non plus rien appren
dre ni comprendre ; et d'autre part , lorsque l'on pense , la pensée s'accom
pagne nécessairement d'une image , car les images sont en un sens des
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LEÇONS SUR ARISTOTE
sensations, sauf qu'elles sont sans matière » (id . , 432 a 7 sq) . Et quand
l'âme pense les choses sensibles , il est nécessaire qu'elle prenne pour objet,
pour support une image ; car les images sont comme des sensations si ce
n'est qu'elles n'ont pas de matière . Dans les choses qui contiennent un
élément matériel , chacun des éléments intelligibles existe en puissance
(id . , III . 4 , 430 a 6) .
Nous apprenons , dit Aristote (Analytiques postérieurs , 1 . 18) , soit par
induction , soit par démonstration . Or la démonstration part du général ,
l'induction du particulier ; or il est impossible de connaître le général si
ce n'est par induction , car les choses même qui sont conçues par abstraction
sont connues par induction . L'induction est impossible sans la sensation .
On ne peut connaître le général sans l'induction , et l'on ne peut induire
sans la sensation . Donc on ne peut arriver à la science ou à la démonstration
qui a pour objet le général sans la sensation. La noèsis pure , ou plutôt
la theôria , c'est-à-dire la pensée relative aux choses sensibles , ne suffit pas .
Donc la science ne peut s'acquérir ni par la sensation , ni par la spécula
tion pure et simple .
Jusqu'ici l'on n'est arrivé qu'à des résultats négatifs . II reste à déterminer
positivement trois points : 1° la part de la sensation dans la formation de
la science ; 2° la part de la spéculation ; 3° le rapport entre ces deux facultés .
1 . Part de la sensation dans l'acquisition de la science .
Aristote veut montrer que la sensation est le point de départ de la
science , que la sensation est science en puissance , bien que la sensation
ne puisse reproduire , engendrer la science . Ces deux assertions semblent
se contredire : Aristote veut les concilier. La sensation en acte , dit-il , porte
sur le particulier et la science sur le général (De Anima , Il. 5 , 417 b 22) .
Toutefois la sensation a pour contenu non pas l'être individuel mais la
qualité inhérente à cet être individuel. La sensation de chaque chose reçoit
l'action de ce qui est doué de couleur, de goût , de son , mais non pas en
tant que cet objet est individuel ; la sensation reçoit l 'action de cet objet
en tant qu'il possède une manière d'être et une essence , une forme (id . ,
1 1 . 1 2 , 422 a 2 1 sq) . Cette distinction est très importante . Soit un homme ,
Callias par exemple ; en le voyant nous voyons l'homme qui est Callias ,
nous ne voyons pas Callias considéré comme individu ; nous voyons ce
qui est général dans Callias ; dans Callias nous voyons l'humanité . Nous
voyons une essence générale , seulement nous n'en connaissons pas immé
diatement le caractère général , ou plutôt le degré de généralité . La sensa
tion ne porte pas sur l'individuel , mais sur le général . Seulement elle ne
nous fait pas connaître le général comme tel , d'une manière précise et
déterminée . Car bien que l'acte de perception ait pour objet l'individu ,
«
la sensation n'en porte pas moins sur l'universel : c'est l'homme , par exem
ple , et non l'homme Callias » (Analytiques postérieurs , 11 . 19 , 1 00 a 16 sq) .
Sans doute l'objet de la sensation (c'est-à-dire la chose extérieure sur
laquelle porte la sensation) est une chose individuelle (to kath'ekaston) .
Mais le contenu de l a sensation est quelque chose de général . La sensation
ne va pas de Callias à l'humanité qui se trouve en lui : elle va tout au
contraire de l'humanité à Callias . Nous percevons Callias , parce qu'il est
homme : il n'est pour nous un objet de perception que parce qu'en lui se
perçoit l'humanité qui , comme essence générale, forme le contenu de
22
DE LA SCIENCE (suite)
23
LEÇONS SUR ARISTOTE
DE LA SCIENCE (fin)
Il. Nous avons vu que la science ne peut être obtenue par la sensation
pure et simple , pas plus que par la spéculation pure et simple . Nous avons
commencé à joindre à cette solution négative une solution positive . Nous
avons montré le rôle de la sensation dans l'acquisition de la science . Il
nous reste à rechercher quelle est aussi la part de la spéculation dans cette
acquisition.
Pour Aristote comme pour Platon toute acquisition de connaissance
suppose une connaissance préalable à laquelle la connaissance nouvelle
puisse se rattacher . « Tout enseignement donné ou reçu par la voie du
raisonnement vient d'une connaisance préexistante » (Analytiques post
érieurs , 1 . 1 ) . C'est ce postulat posé qui engendre les conséquences que
nous allons voir se dérouler . La connaissance paraissait aux sophistes
quelque chose d'inexplicable . Car, disaient-ils , ou nous possédons déj à la
connaisance , d'où tout le reste doit être déduit , mais en fait cela n'est
pas ; ou nous acquérons aussi cette connaissance d'où tout se déduit , mais
il ne peut en être ainsi des premiers principes, des principes supérieurs
n'admettant rien avant eux (Analytiques postérieurs , 1 1 . 19) . De plus , di
saient les sophistes , prétendre que nous possédons d'avance ces principes,
c'est dire une absurdité : car alors nous aurions les connaissances les plus
parfaites , sans en connaître la démonstration : « Il en résulte que tout en
ayant des connaissances plus exactes que la démonstration nous ne laissons
pas de les ignorer » (id . ) . Et dire que nous les ignorons d'abord , mais que
nous les apprenons ensuite , c'est ne rien dire , puisqu'on n'apprend qu'en
rattachant une connaisance à des connaissances antérieures . « Si , d'autre
part , nous les acquérons sans les posséder antérieurement, comment pour
rons-nous les connaître et les apprendre , sans partir d'une connaissance
préalable ? » (id . ) Cependant la science suppose des principes premiers .
« Il n'est pas possible de savoir par la démonstration sans connaître les
premiers principes immédiats » (id . ) . En effet la science se propose de
montrer que telle chose en question ne peut être autrement qu'elle n'est.
Elle transforme ainsi ce qui semble contingent en nécessaire , or ceci suppo
se des principes supérieurs sans lesquels il peut bien y avoir syllogisme ,
mais non démonstration . « L'objet de la science au sens propre est quelque
25
LEÇONS SUR ARISTOTE
chose qui ne peut pas être autre qu'il n'est » (Analytiques postérieurs , 1 .2) .
Or la science consiste en ceci : « Savoir, c'est connaître par le moyen de
la démonstration . Par démonstration , j ' entends le syllogisme scientifique ,
et j ' appelle scientifique un syllogisme dont la possession même constitue
pour nous la science . Si donc la connaissance scientifique consiste bien en
ce que nous avons posé , il est nécessaire aussi que la science démonstrative
parte de prémisses qui soient vraies, premières , immédiates, plus connues
que la conclusion , antérieures à elle , et dont elles sont les causes . C'est
à ces conditions en effet , que les principes de ce qui est démontré seront
aussi appropriés à la conclusion . Un syllogisme peut assurément exister
sans ces conditions , mais il ne sera pas une démonstration » (id. ) .
Aristote vient d'énumérer dans cette phrase tous les caractères des pre
miers principes . D 'abord les premiers principes doivent être vrais car il
n'y a pas de science du non-être . L'erreur, étant une liaison illégitime de
concepts, ne peut exister que si un prédicat est joint à un sujet distinct
de lui . Or, étant posée une chose , jamais , dit Aristote , il ne s'ensuit
nécessairement qu'une chose autre soit aussi posée . Aristote semble ici
avoir eu le sentiment des jugements synthétiques et du problème qu'ils
soulèvent . « Nous avons prouvé enfin que si on se contente de poser une
seule chose , jamais une autre chose n'en découle nécessairement » (Analyti
ques postérieurs , 1 . 3) . Mais les premiers principes ne présentent pas cette
dualité du sujet et du prédicat . Ils sont simples , ou plutôt le prédicat est
contenu analytiquement dans le sujet . « L'intellection des indivisibles a
pour domaine tout ce qui exclut le risque d'erreur. Par contre , là où le
faux et le vrai sont possibles apparaît déj à une composition des concepts »
(De an ima , Ill . 6 , 430 a 26 sq) . Ainsi l'erreur ne peut se trouver que dans
un jugement synthétique où l'on unit des choses distinctes . Quant aux
jugements qui excluent toute erreur, ils ont pour type le principe de contra
diction (Métaphysique , IV.3) . Et la certitude absolue de ce principe tient
à son caractère analytique , à sa simplicité . Le fondement de la certitude
est donc la liaison nécessaire , nécessaire à cause de l'unité , des deux
concepts mis en présence .
Le deuxième caractère des premiers principes est qu'ils sont indémontra
bles. En effet, d'une part la démonstration ne peut aller à l'infini , d'autre
part ces principes sont des causes . C'est la cause parce que nous ne connais
sons réellement que quand nous connaissons la cause . N'est-ce pas dire
que les principes doivent être non seulement formels , mais aussi matériels
et réels ? De plus ils sont a priori parce qu'autrement ils ne seraient pas
la cause . Le mot de premier marque l'antériorité de la cause par rapport
à l'effet , non l'antériorité dans l'ordre de la connaissance humaine . Les
principes sont aussi antérieurs , non pas au point de vue de la connaissance
humaine ou de la conscience , mais au point de vue de la Science et de
!'Etre , « cette préconnaissance ne consistant pas seulement à comprendre
de la seconde façon que nous avons indiquée , mais encore à savoir que
la chose est » (Analytiques postérieurs , 1 . 2) . Le « pas seulement » ne doit
pas nous tromper et nous devons nous garder de le prendre trop à la
lettre . Ailleurs Aristote dit expressément que les principes premiers au
point de vue de la Science et de !'Etre sont , en réalité , derniers au point
de vue de la connaissance . Aristote distingue dans la connaissance ce qui
est premier par nature et ce qui est premier pour nous . Ce qui est premier
26
DE LA SCIENCE (fin)
pour nous c'est ce qui est « rapproché des sens » , et ce qui est au contraire
« éloigné » c'est « le plus universel » , c'est-à-dire le général . « Et les causes
les plus universelles sont les plus éloignées des sens , tandis que les causes
particulières sont les plus rapprochées , et ces notions sont aussi opposées
les unes aux autres . Les prémisses doivent être premières, c'est-à-dire
qu'elles doivent être des principes propres , car j 'identifie prémisse première
et principe . Un principe de démonstration est une proposition immédiate »
(id) .
Connaître a priori c'est donc rattacher le fait à ses causes propres comme
une conséquence à son principe . On sait que Kant entend tout autrement
l'a priori : pour lui toute connaissance a priori est par là même subjective ;
on ne peut connaître a priori que les catégories de l'esprit lui-même et
une telle connaissance ne nous renseigne nullement sur la nature des
choses , de l'être en soi . Aussi la science positive repousse-t-elle cet a priori
tout subjectif. Au contraire elle ne désavouerait pas l'a priori tel que le
définit Aristote , c'est-à-dire un a priori tout objectif consistant en définitive
dans la cause réelle . Car essayer comme elle le fait d'expliquer les lois de
la vie par celles des corps bruts , et celles-ci même par les lois mathémati
ques, n'est-ce pas essayer de connaître a priori au sens qu'Aristote a donné
à ce mot ?
Les premiers principes , ajoute Aristote , sont mieux connus que les cho
ses qui en dérivent : ils ont en effet comme principes plus de réalité que
leurs conséquences. « Il est , par suite , nécessaire , non seulement de connaî
tre avant la conclusion les prémisses premières , soit toutes, soit du moins
certaines d'entre elles, mais encore de les connaître mieux que la conclu
sion . Toujours , en effet , la cause , en vertu de laquelle un attribut appartient
à un sujet, appartient elle-même au sujet plus que cet attribut : par exem
ple , ce par quoi nous aimons nous est plus cher que l'objet aimé . Par
conséquent, si notre connaissance , notre croyance , provient des prémisses
premières, ce sont celles-ci que nous connaissons le mieux et auxquelles
nous croyons davantage , parce que c'est par elles que nous connaissons
les conséquences » (id) .
Tels sont les caractères des premiers principes . On voit la méthode
suivie par Aristote . Il cherche les conditions de la science et les détermine
par le raisonnement . Il est parti de cette idée que la Science doit être
possible , et il entend par Science la connaissance de l'Etre réel lui-même .
La forme d'une telle science est la démonstration . Or les conditions de la
démonstration sont précisément celles du syllogisme scientifique , lequel
suppose , en dernière analyse , des principes absolument premiers et immé
diats . On peut connaître ces principes ou les ignorer, on ne peut se tromper
sur eux : on peut ou les voir ou ne pas les voir, mais on ne peut les mal
voir. Ici l'erreur est impossible.
Contre la possibilité de pareils principes , nous rencontrons deux sortes
d'obj ections (Analytiques postérieurs , 1 . 3) : 1° puisque la science consiste
à démontrer, elle doit démontrer tout ; par conséquent des principes indé
montrables , par le fait même , ne sont pas connus scientifiquement ; 2°
tout peut se démontrer, même les principes , et cela par un raisonnement
réciproque . Aristote répond à ces deux objections dans les Analytiques
postérieurs, 1 . 3 .
L a première objection est celle d'un progrès à l'infini , chose impossible ,
27
LEÇONS SUR ARISTOTE
28
DE LA SCIENCE (fin)
29
LEÇONS SUR ARISTOTE
30
DE LA SCIENCE (fin)
LA SCIENCE ET L'ÊTRE
32
LA SCIENCE ET L' ÊTRE
« Mais , d'un autre côté , si les principes sont universels , ou bien les substan
ces qui en dérivent seront aussi des universaux , ou bien ce qui n'est pas
substance sera antérieur à ce qui est substance ; car l'universel n'est pas
une substance , mais l'élément et le principe sont des universaux » (id . ) .
Pour Aristote , l e général n'est pas séparé , l e général n'est pas à part,
chôris, mais il se trouve dans l'individu . Donc si la science a pour objet
le général , elle n'atteint pas réellement l'individu . Du général , elle ne peut
déduire l'individuel : on ne déduit du général que le général ; entre le
principe et la conséquence il peut y avoir une différence de degré , mais
point de nature ; surtout il ne peut y avoir cette hétérogénéité qui distingue
le général de l'individuel . Donc la science , partant de tels principes , ne
rejoint pas l'être . Déj à Platon avait essayé de faire pénétrer ses idées
jusqu'au fond même du sensible, mais en vain. Aristote de son côté rencon
tre dans l'être un caractère d'individualité qui reste impénétrable à la
science . La métaphysique de Platon ne peut descendre jusqu'à ce qu'elle
appelle le non-être ou l'absurde : la science d'Aristote ne peut s'élever
j usqu'à l'individuel , le seul être réel aux yeux d'Aristote . La difficulté est
vue nettement : « Quant à cette proposition que toute science a pour objet
l'universel, ce qui entraîne pour conséquence qu'il serait nécessaire que
les principes des êtres fussent des universels et ne fussent pas cependant
des substances séparées , c'est elle qui , de tout ce que nous avons dit ,
présente pour nous la plus grande difficulté » (id . ) . Dire que toute science
porte sur le général , ou dire qu'il est nécessaire que les principes des
choses soient des essences générales, et non des substances à part , voilà
ce qui soulève le plus de difficultés ( 1 ) . Mais la science comme le savoir ,
a deux modes : la science en puissance e t la science en acte .
La science en puissance , en tant que correspondant à la matière , a pour
objet le général et l'indéfini . Mais la science en acte est déterminée : c'est
la science spéciale de tels obj ets spéciaux . « La science , en effet, ainsi que
le terme savoir , présente une double signification : il y a la science en
puissance et la science en acte . La puissance étant, comme matière , univer
selle et indéterminée , a rapport à l'universel et l'indéterminé , mais l'acte
de la science , étant déterminé , porte sur tel objet déterminé ; étant une
chose définie , il porte sur une chose définie ( . . . ) Si , en effet , les principes
sont nécessairement universels , ce qui en dérive est nécessairement aussi
universel , comme dans les démonstrations ; et, dans ce cas , il n'y aura
plus rien de séparé , et il n'y aura plus de substance . Mais , évidemment,
c'est en un sens que la science est universelle ; en un autre sens elle ne
l'est pas » (id . ) .
Ainsi deux sortes d e sciences : celle qui porte sur l e général , celle qui
ne porte pas sur le général . Le problème est posé , mais non résolu . Car
enfin , qu'est-ce que cette seconde espèce de science , cette science en acte ?
Est-ce encore la science qui a pour objet le général ? Mais alors , semble
t-il , il n'y a point de substance (ousia) accessible à la pensée.
Pour savoir dans quelle mesure la science atteint l'être ou la substance ,
déterminons la nature de cette substance , ousia , et ses rapports avec le
général . Pour désigner l'être , Aristote se sert des mots ousia , tode ti,
forme et matière , ou bien acte et puissance . « Car, d'une part , c'est à
l'acte que se rattache la forme , si elle est séparable , ainsi que le composé
de matière et de forme et la privation , par exemple l'obscurité ou la
33
LEÇONS SUR ARISTOTE
34
LA SCIENCE ET L' ÊTRE
n'est nullement celle de l'individu , c'est une unité tout extérieure . L'unité
de l'individu ne vient pas de la matière , mais d'ailleurs : « la nature des
choses , qui est la forme , un état positif, fin de la génération » (id . , XII .3) ,
la deuxième ousia , la phusis vers laquelle tend la matière , et c'est une
certaine manière d'être . Enfin , la troisième ousia : ce qui résulte de l'as
semblage de ces deux éléments , ou la substance individuelle , comme Socra
te , ou Callias (id . ) .
Aristote distingue u n sens o ù les principes sont des généralités , e t un
autre sens où ils n'en sont pas : « En outre , il faut considérer que , parmi
les causes , les unes peuvent être dites universelles , et les autres particu
lières . Dès lors tout être a pour principes prochains , d'une part ce qui est
en acte immédiatement telle chose déterminée , et, d'autre part , ce qui est
en puissance cette même chose » (id . , XII . 5 ) . Les premiers principes de
toutes choses sont : 1° ce qui est le premier en acte , la première forme ;
2° ce qui est le premier en puissance .
Mais ces principes ne se confondent pas avec les principes généraux :
car le principe de l'individu , c'est l'individu (id . ) . Si l'on part d'un principe
général , on n'arrivera j amais qu'au général . Pour expliquer l'individuel ,
il faut des principes individuels . Ainsi l'homme en général n'est que la
forme , l'idée de l'homme , mais n'existe pas . Ce qui existe , c'est par exem
ple Pélée , cause d'Achille . Ton principe , à toi , c'est ton père , à toi . Dans
la syllabe BA , le principe , c'est ce B , cet A, non pas B en général , mais
ce B qu'on trouve là. Pourtant , si l'on prend la syllabe BA en général ,
alors c'est bien la lettre B en général qui en rend raison . Ainsi le général
ne rend compte que du général , et pour expliquer l'individuel, il faut des
causes individuelles .
Les substances individuelles que renferme une espèce diffèrent entre
elles parce qu'elles ont des causes . Ce n'est pas par l'espèce qu'elles
diffèrent , mais chacune d'elle a sa matière , sa forme , plus une cause
motrice qui lui est propre . « Et les êtres qui appartiennent à la même
espèce ont des causes différentes aussi , non plus spécifiquement , mais en
ce que les causes des différents individus sont différentes : ta matière , ta
forme , ta cause efficiente ne sont pas les miennes , bien que , dans leur
notion générale , ells soient les mêmes » (id . ) .
Quels sont les rapports de l a substance avec l e général ? L a substance ,
c'est proprement l'individuel : et plus on s'éloigne de l'individuel vers le
général , plus on s'éloigne en même temps de la substance ( Catégories , 5) .
Il y a deux sortes de substances : la substance première, individuelle,
qui n'est j amais prédicat , et qui n'est pas non plus un accident : cet homme ,
par exemple ; puis des substances de second ordre : ce sont les espèces
dans lesquelles sont contenues les substances primaires ; ce sont même les
genres dans lesquels sont contenues ces espèces . Le mot substance
s'emploie alors par extension . Notons que eidos ici ne signifie pas forme ,
mais espèce , par opposition à genos, qui signifie genre : eidos ici n'est pas
le tode ti ; c'est déj à quelque chose de général , et le génos est plus général
encore .
Quels sont aussi les rapports de la substance avec la forme et la matière ,
ou avec la puissance et l'acte ? Aristote identifie le genre avec la matière ,
et l'espèce avec la forme . Le genre est l'hupokeimenon , mais l'énonciation
des différences, de la forme , appartient à l'acte , participe de l'acte : « Il
35
LEÇONS SUR ARISTOTE
semble bien en effet que la définition par les différences relève de la forme
et de l'acte » (Métaphysique , VIII .2) . Les qualités générales qui forment
le substrat des choses sont plutôt du côté de la matière : » [la définition]
qui se fait à partir des éléments immanents relève plutôt de la matière »
(id . ) . Aristote dit aussi que le genre est un, en tant que substrat des
différences . Ici le genre est mis du côté de la matière (Zeller, 3° édit . ,
III , p . 2 1 0) . Aussi M . Zeller a tort de dire ensuite que : « La forme est
toujours un universel » (p. 340) . La forme évidemment coïncide avec l'acte ;
mais l'acte est le contraire de la puissance , c'est-à-dire de la matière . Donc
l'acte ou la forme n'est pas le général ; c'est le tode ti opposé au général ,
lequel est le toionde, ou le katholou . Zeller a tort de soutenir (p. 339)
que la forme est toujours le général , et que le principe d'individuation est
la matière : la forme en acte , réalisée, est individuellle . Si Zeller avait
raison , le tode ti serait plus voisin de la matière que le toionde, mais
Aristote dit le contraire .
Si la connaissance sensible est mise au-dessous de la connaissance ration
nelle , c'est évidemment que celle-ci approche bien plus de l'essence .
D' autre part Zeller soutient (p. 323) que d'après Aristote la matière est
inconnaissable . Cependant Aristote identifie la matière et le général , et
pour lui le général est connaissable .
L'être , pour Aristote , est le composé de la matière et de la forme. La
matière , c'est l'homogène qui , laissé à lui-même , serait inconnaissable (3) .
Il ne devient connaissable que par l'adjonction d'une forme . La matière
n'est donc que le principe de la division numérique ; c'est une étoffe dans
laquelle on peut découper des figures. Mais la forme est un principe de
détermination . La différenciation , c'est le principe de l'individuel . Point
d'individu sans matière , il est vrai ; la matière peut être divisée , mais
mécaniquement ; et, pour former des individus , il faut en outre une division
logique dont le principe est la forme : alors , mais alors seulement, l'individu
existe . Et même , ce rôle de la forme est tel , que la forme supérieure ,
seule de son espèce , inclut toute matière .
La science porte sur la matière unie à la forme . Mais elle va de la
matière à la forme ( 4) . La sensation saisit les choses comme séparées , au
sens physique du mot . L'intelligence les distingue au sens logique . C'est
par la sensation que nous connaissons l'individu , comme existant à part .
Mais c'est par l'intellligence que nous connaissons l'individu , c'est-à-dire
l'être avec son caractère propre .
LEÇON VI
37
LEÇONS SUR ARISTOTE
Logique d'Aristote.
38
LES É L É MENTS FORMELS DE LA PENS É E
du genre avec ses caractères constitue l'espèce . « Les espèces sont compo
sées du genre et des différences » (Métaphysique , X .7) .
Enfin lorsqu'un objet est déterminé par des marques générales de telle
façon qu'il se distingue ainsi de tous les autres , l'ensemble de ces détermi
nations constitue le fo fi en einai. Ce sont des déterminations générales
qui se limitent les unes par les autres , comme les mots qui tous ont une
portée générale et nous servent cependant à reproduire des objets particu
liers , par la manière dont nous les combinons , nous les limitons les uns
par les autres . En croisant pour ainsi dire deux lignes qui prises isolément
sont sans commencement ni fin , nous déterminons un point . L'esprit ne
va à l'individuel qu'à l'aide du général .
Le fo fi en einai ne peut se rapporter qu'à la forme des objets et j amais
à leur matière . Or le fo fi en einai c'est l'être connu comme individu, et
puisque d'ailleurs cette expression ne se rapporte qu'à la forme , il est bien
clair que la matière n'est pas le principe de l'individualité . La matière ,
comme telle , n 'est pas scientifiquement connue , puisqu'elle est inférieure
même au genre , et que la science ne porte que sur les genres . La matière
est donc au-dessous de la science . Le fo fi en einai ne correspond pas à
l'être sensible , lequel , comme tel , n'est qu'une unité numérique . Le fo fi
en einai se compose essentiellement de déterminations générales : « C'est
seulement de l'universel et de la forme qu'il y a définition » (Métaphysique,
VII . 1 1) . La définition , qui représente l'individuel et le circonscrit, porte
sur l'universel (kafholou) et la forme (eidos) . Ainsi l'individualité , l'univer
sel et la forme sont mis par Aristote tous les trois sur la même ligne .
Le composé est défini ainsi : « Je veux dire qu'une espèce de substance
est la forme unie avec la matière , tandis que l'autre est la forme au sens
plein (Métaphysique, VII . 15) . Or c'est le logos seul qui est objet de défini
tion dans ce composé , et non pas la matière avec laquelle il est composé .
Et Métaphysique , 111 .4 : S'il n'y a rien en dehors des objets de la sensation ,
et si ces objets sont indéterminés , la science est impossible , car il n'y a
pas de science des choses indéterminées . C'est en tant qu'une chose est
une et la même , et qu'il y a en elle des déterminations générales , qu'elle
peut être connue . Mais ce qui est le plus susceptible d'être en dehors du
composé , c'est-à-dire des choses particulières , c'est la forme que l'on affir
me de la matière .
Il ne peut y avoir de définition ni de démonstration des sensibles, parce
que dans celles-ci , qui sont des choses particulières, se trouve de la matière ,
dont la nature comporte à la fois l'être et le non-être . Les choses particu
lières n'ont pas la fixité , l'éternité requise par la science .
La science limite les concepts généraux les uns par les autres, et c'est
ainsi qu'on arrive à connaître l'individuel. Il ne faut pas confondre l'indivi
duel avec le particulier, qu'Aristote appelle aussi l'un numérique . Pourquoi
pas « un » tout simplement ? Pourquoi ce mot « numérique » , sinon pour
le distinguer d'une autre unité qu'on pourrait appeler l'un logique , l'un
formel ou l'individualité , lui obj et de la science , tandis que le particulier
est objet de la sensation .
Après l'étude des concepts en eux-mêmes vient celle de leurs rapports .
Il y en a de deux sortes : l'identité , l'opposition .
L'identité . Lorsque plusieurs sujets peuvent recevoir un même prédicat
( Topiques , 1 . 7) . L'identité n'est complète que lorsqu'il y a identité de
39
LEÇONS SUR ARISTOTE
2 . D u jugement.
40
LES É LÉ MENTS FORMELS DE LA PENS É E
DU SYLLOGISME
Théorie d u syllogisme .
42
DU SYLLOGISME
pour l'évidence est , sans doute , nécessaire , en vertu des termes précédents ,
mais sans être explicitement contenu dans ceux-ci . Mais , en tout cas , le
syllogisme constitue un enchaînement nécessaire ( 1 ) .
Dans tout syllogisme , i l y a d'abord deux prémisses ( Premiers analyti
ques , 1 . 25 ) , la majeure et la mineure ; puis la conclusion . Ces propositions
sont formées au moyen de trois termes . On voit la marche suivie . Aristote
part du grand terme A pour aller au moyen B , puis au petit C. Il va
toujours de l'attribut ou prédicat au sujet et du plus général au plus spécial .
Il passe ainsi sans peine de la logique à la métaphysique . Pour lui le
prédicat est , en logique , ce qu'est le général en métaphysique . Mais en
métaphysique , le général est posé comme existant dans l'individuel ; c'est
le point de vue de la compréhension : l'attribut serait en ce sens dans le
sujet . Au point de vue métaphysique , ces mots : grand , moyen, petit ,
termes , ne se comprennent pas ; ils nous montrent qu'en logique il s'agit
uniquement de l'extension ; le genre étant à l'espèce comme un grand
cercle à un petit cercle intérieur. Etant donnée la majeure , tout B est A,
et la mineure quelque C est B, on conclut que quelque C est A (2) .
Aristote va toujours du prédicat au sujet. D ans le syllogisme de la première
figure , le grand, le moyen et le petit termes sont entre eux d'une extension
décroissante .
Figures du syllogisme . Elles résultent des rapports du moyen terme avec
les deux autres. Premiers analytiques , 1 .23 , Aristote compte trois figures :
il n'a pas connu la quatrième .
Pour déterminer le nombre des syllogismes légitimes , on considère
d'abord que dans tout syllogisme il doit y avoir une proposition universelle
et une proposition affirmative ; puis que la conclusion ne peut être univer
selle que si les deux prémisses le sont ; enfin que tant au point de vue de
la qualité que de la modalité , l'une des prémisses au moins est nécessaire
ment semblable à la conclusion (id . , 1 . 24) . Pour Aristote , le syllogisme
de la première figure est seul parfait , parce que c'est dans la première
figure seule que la nécessité de la déduction apparaît avec évidence à
l'aide des seuls termes posés dans la déduction . Les syllogismes des autres
figures sont imparfaits , mais peuvent se ramener à des syllogismes de la
première figure , soit par la conversion des propositions , soit par la démons
tration indirecte (réduction à l'absurde) . Ainsi le syllogisme en cElArE
(nul C n'est B ; or tout A est B - donc nul A n'est C) se ramène au
syllogisme en Celarent de la première figure (nul C n'est B , se convertit
en : nul B n'est C, par conversion simple , le reste demeure) .
Puis Aristote indique les variétés du syllogisme . Il parle de l'induction
(épagôgè) , de l'exemple , de l'instance , du raisonnement en matière vrai
semblable . Pour lui , l'induction est un syllogisme de la troisième figure .
Le point de vue d'Aristote est celui de l'extension . Ce point de vue est
celui de l'analyse . Le petit terme est contenu dans les deux autres , le
moyen terme dans le grand . La philosophie moderne depuis Hume et
Kant repousse cette idée d'une inclusion des notions les unes dans les
autres . Elle met à la place l'idée d'association ou synthèse de choses
hétérogènes . D'après Aristote , le syllogisme repose sur ce principe : ce
qui est contenu dans la partie l'est a fortiori dans le tout . D'après les
Anglais (Stuart Mill) le principe du syllogisme est un principe de coexis
tence (Stuart Mill , Système de logique, 11,2,3) (3) . Etant donné A coexis-
43
LEÇONS SUR ARISTOTE
44
DU SYLLOGISME
saphique, mai 1876) (6) . M . Lachelier reste fidèle à Aristote , mais essaie
de corriger sa doctrine sur certains points . Le problème de la conversion
n'est qu'un cas particulier d'un problème plus général , la déduction immé
diate . M . Lachelier ramène à trois cas la déduction dite immédiate . Subal
ternation (tout A est B donc quelque A est B) - Conversion (tout A est
B , donc quelque B est A) - Contraposition (tout A est B , donc nul non
B n'est A) . Or, il n'y a que deux sortes de subalternation , de conversion ,
de contraposition ; une subalternation par l'universelle affirmative , une
par l'universelle négative - de même pour la contraposition. M . Lachelier
appelle aussi contraposition ce qu'on appelle d'ordinaire conversion simple.
Enfin deux sortes de conversion , l'une par l'universelle affirmative , l'autre
par la particulière affirmative . M . Lachelier réserve le nom de conversion
à ce qu'on appelle conversion par accident . Il montre que chacune de ces
déductions prétendues immédiates est en réalité médiate , et constitue un
véritable syllogisme . De plus , chacun des modes de ces déductions dites
immédiates repose sur un principe spécial . La subalternation consiste dans
ce syllogisme : Tout A est B, or quelque A est A, donc quelque A est B
(syllogisme de la première figure) . Et son principe : nota notae est etiam
nota rei ipsius (7) . - La contraposition : Tout A est B , nul non-B n'est
B , nul non-B n'est A (syllogisme de la deuxième figure) avec son principe :
« sublata conditione, tollitur etiam conditionatum (8) . - Enfin la conver
sion : Tout A est A, tout A est B , quelque B est A (syllogisme de la
troisième figure) avec ce principe : « nota rei est accidens notae alterius
(9) (un cas d'une chose est accident par rapport à un autre caractère de
cette même chose) . Dans la subalternation et la contraposition , l'univer
selle affirmative est considérée comme l'expression d'une loi - dans la
conversion comme l'expression d"un fait. Ceci posé , M . Lachelier fait ren
trer la déduction dite immédiate dans la déduction médiate , et de plus
nie l'utilité et la légitimité de la réduction de la deuxième et de la troisième
figure à la première , en disant que chaque figure a son principe propre .
Selon lui , les prétendues réductions ne sont que des cercles , assez innocents
d'ailleurs . Enfin , des 14 modes d'Aristote , aucun n'a besoin de démonstra
tion , mais chacun d'eux se rattache au principe propre de la figure à
laquelle il appartient . La théorie d'Aristote est ainsi rendu plus cohérente .
Cependant , la critique anglaise (voir Liard , Logiciens anglais) ( 10) écarte
et rejette la logique d'Aristote , et la remplacce par une autre (voir Stuart
Mill , Hamilton, Spencer, Boole , Stanley Jevans) . Spencer dit ( 1 1 ) qu'en
fait, nous ne raisonnons pas toujours par syllogisme . Sans doute , dit-il , il
y a des vérités que nous établissons avec deux prémisses , mais il en est
d'autres, ou plus simples (et alors il n'y a pas de prémisses) ou plus
complexes , et alors la théorie aristotélicienne montre une conclusion issue
de deux termes , tandis qu'il y a dans la réalité une combinaison beaucoup
plus complexe . Tout cela est vrai , mais au point de vue de la conscience
réfléchie . Sans doute , avant de penser à la mineure , nous ne pensons pas
toujours à la majeure . Mais Spencer cherche comment les choses se passent
en fait . Il veut connaître le processus psychologique du raisonnement .
Aristote faisait tout autre chose : il cherchait les lois du raisonnement
idéal , parfait, tel qu'il existe à un point de vue abstrait, et non pas dans
la conscience individuelle ; en un mot , le raisonnement de la raison . La
critique de Spencer ne porte donc pas . Nous débutons par l'idée d'un
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LEÇONS SUR ARISTOTE
DE LA DÉMONSTRATION
De la démonstration.
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LEÇONS SUR ARISTOTE
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DE LA D É MONSTRATION
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LEÇONS SUR ARISTOTE
50
DE LA D É MONSTRATION
donc que le genre soit le même , ou qu'il y ait au moins analogie , si l'on
veut que la démonstration puisse passer d'un genre à l'autre (2) . Autrement
la chose est impossible . Car il faut que les extrêmes et le moyen terme
appartiennent au même genre . S'il n'en est pas ainsi , on n'obtient que
des accidents , et non pas des prédicats essentiels au sujet. Le seul cas où
on puisse passer d'un genre à l'autre , c'est lorsque celui-ci se trouve dans
le premier (« à moins que ces théorèmes ne soient l'un par rapport à l'autre
comme l'inférieur au supérieur, par exemple les théorèmes de l'optique
par rapport à la géométrie , et ceux de l'harmonique par rapport à l'arithmé
tique » , id . ) . De même encore , si quelque chose appartient aux lignes ,
non pas en tant que lignes, mais par accident , comme la beauté à la ligne
droite , il n'appartient pas à la géométrie de démontrer cette proposition .
Car ce caractère , la beauté , n'appartient pas à la ligne en vertu de son
essence , comme quelque chose qui lui est propre , mais plutôt comme
quelque chose de commun. Il faut donc recourir en ce cas aux principes
communs , et laisser les principes propres. « La géométrie ne peut pas non
plus prouver des lignes quelque propriété qui ne leur appartienne pas en
tant que lignes , c'est-à-dire en vertu des principes qui leur sont propres :
elle ne peut pas montrer, par exemple , que la ligne droite est la plus belle
des lignes ou qu'elle est la contraire du cercle , car ces qualités n'appartien
nent pas aux lignes en vertu de leur genre propre , mais en tant qu'elles
constituent une propriété commune avec d'autres genres » (id . ) .
Une chose n e peut donc être entièrement prouvée que par ses principes
propres . Seulement il est très difficile de savoir si l'on a réellement rattaché
la chose aux principes de son genre . Quand nous déduisons la chose de
certains principes vrais et premiers , nous croyons savoir . Il faut une identité
de genre entre la conclusion et les prémisses . Cette doctrine d'Aristote
est très précise . Il ne peut plus être question de tout expliquer par l'eau ,
le feu , l'infini . L'idée de la science , c'est-à-dire d'une explication tirée des
causes prochaines, immédiates , a fait de grands pas . Platon cherchait en
core une idée pour chaque chose : tautologie pure . Aristote établit un
rapport précis entre la chose à démontrer et ce qui la démontre : c'est le
rapport de l'espèce au genre (3) . Il ne faut pas aller immédiatement du
genre suprême aux derniers individus . Mais entre les deux il y a une
hiérarchie bien définie d'êtres intermédiaires. Aristote constitue la science
proprement dite , par cette idée de principes particuliers à chaque genre .
La science a désormais son domaine propre , quoique encore enfermé dans
celui de la métaphysique . En même temps Aristote conçoit les genres
comme obj ectivement séparés les uns des autres . Aristote en effet ne
distingue pas l'être de la pensée : le principe de la pensée est précisément
cette exclusion réciproque de l'être et du non-être . Aristote ne comprend
pas plus dans les choses que dans les idées comment l'être et le non-être
pourraient être associés. Admettre , en effet , d'un genre à l'autre un passa
ge insensible , une transition , ce serait admettre que l'un et l'autre se
rapprochent , se combinent , en un mot sont identiques. Ce serait violer le
principe de contradiction . Donc Aristote reste fidèle au principe de Platon ,
qui faisait exister aussi les idées en dehors les unes des autres ; et l'esprit
humain reste aussi fidèle à cette doctrine toutes les fois qu'il se place au
point de vue dogmatique . C'est le point de vue critique qui permet seul
de supprimer la séparation des genres , de les rapprocher, de supposer
51
LEÇONS SUR ARISTOTE
L'INDUCTION
53
LEÇONS SUR ARISTOTE
science même des choses générales . Or ces propositions générales sont les
principes d'où part le syllogisme , principes ne se démontrant pas eux
mêmes par voie syllogistique, mais qui sont le résultat de l'induction . Telle
est l'importance attribuée par Aristote à l'induction : elle fournit au syllo
gisme apodictique les propositions qui lui servent de point de départ .
L'induction prend pour point de départ le particulier , pour arriver au
général . C'est la détermination de principes généraux au moyen d'éléments
particuliers . « C'est en prouvant l'universel par le fait que le particulier
est évident » ( Analytiques postérieurs , 1 . 1 ) . Les raisonnements inductifs
montrent (non pas tirent, extraient , forment , mais seulement montrent)
le général à l'aide de l'évidence du particulier. L'induction fait ainsi passer
du connu à l'inconnu : elle vient immédiatement après la sensation qui
reste le point de départ .
Aristote nous donne le mécanisme de l'induction dans les Premiers
analytiques , 1 1 . 23 et 25 . Soient A et C les deux termes extrêmes , et B le
moyen terme . L'induction a pour objet de montrer à l'aide du petit terme
C que le grand terme A appartient au moyen, que B est A, uparkei [est
à, appartient] , le mot propre pour exprimer le rapport d'attribut à substan
ce , ce qui donne toujours le rôle de sujet au terme le plus général dans
la proposition ; et les termes A, B, C sont rangés dans leur généralité
décroissante . Au lieu de dire B est A, Aritote dit A est à B. Soit A
représentant le terme « vivre longtemps » ; B le terme « dépourvu de fiel » ;
C le terme « les espèces qui vivent longtemps comme l'homme , le cheval ,
le mulet » . Voici comment se construit l'induction :
lère proposition : A toute l'extension de C appartient A , ou : tout C
est A, c'est-à-dire toutes les espèces qui n'ont pas de fiel vivent longtemps ,
toute la collection , toute la série des êtres sans fiel.
2° proposition : Tout C est B, c'est-à-dire la série des êtres considérés
(l'homme , le cheval , le mulet) est sans fiel .
3° proposition : Si maintenant on substitue C à B et réciproquement ,
et si C le petit terme ne surpasse pas en extension le moyen B , en d'autres
termes si on convertit la 2° proposition : « tout C est B » en celle-ci : « tout
B est C », tous les êtres sans fiel sont l'homme , le cheval , le mulet ; alors
il est nécessaire que A appartienne à B , ou que tout B soit A, que tous
les animaux sans fiel vivent longtemps ( Premiers Analytiques , 11 .23) .
En résumé , voici le syllogisme :
l'homme , le cheval , le mulet vivent longtemps ;
or l'homme , le cheval , le mulet sont des animaux sans fiel - et (par
conversion) tous les animaux sans fiel sont l'homme , le cheval , le mulet ;
donc tous les animaux sans fiel vivent longtemps . Aristote indique aussi
tôt après sur quoi se pose la légitimité de la conclusion : Si deux prédicats
peuvent être affirmés d'un même terme , et si l'extrême (le sujet , le petit
terme) peut être changé en l'un de ces deux prédicats , l'autre prédicat
peut être également affirmé du terme ainsi substitué (id . ) . Dans le cas
particulier qui nous occupe , A et B peuvent être également affirmés de
C ; de plus C peut être mis à la place de B ; donc A peut être affirmé de
B. La condition du raisonnement est donc la possibilité d'intervertir les
deux termes A et B ou de convertir la 2° proposition . Aristote dit en quoi
consiste cette conversion : il faut considérer C, le petit terme (c'est-à-dire
l'homme , le cheval , le mulet) comme comprenant tous les individus ou la
54
L'INDUCTION
série totale des cas où se réalise l'idée générale (id . ) . Telle est la condition
de l'induction : car l'induction se fait au moyen de la totalité .
L'induction est donc encore un syllogisme , mais qui diffère du syllogisme
proprement dit : « Ce genre de syllogisme sert à procurer la prémisse
première et immédiate : car dans les cas où il y a un moyen terme, le
syllogisme procède par le moyen terme , et dans les cas où il n'y en a pas ,
par induction . - Et, d'une certaine façon , l'induction s'oppose au syllogis
me : celle-ci prouve , par le moyen , que le grand extrême appartient au
troisième terme ; celle-là prouve , par le troisième terme , que le grand
extrême appartient au moyen » (id . ) . Ainsi le syllogisme inductif dérive
tout entier de la proposition première et immédiate ; le moyen terme n'y
joue pas le rôle d'intermédiaire qu'il joue dans le syllogisme proprement
dit . Tandis que le syllogisme , qui se fait à l'aide d'un moyen terme , établit
un lien entre le grand terme et le petit, à l'aide du moyen , l'induction ,
au contraire , relie le grand au moyen , à l'aide du petit. Le mot « moyen »
signifie ici : « terme d'une extension moyenne » et non plus terme intermé
diaire , trait d'union. On montre à l'aide de C que B est A, en montrant
que B égale en extension C duquel on sait expérimentalement , immédiate
ment qu'il est A. La proposition première est : « tout C est A » , on en
tire : « B est A » en regardant B comme égal à C. Aristote termine le
chapitre en disant que , si l'on considère les choses en elles-mêmes , dans
la nature , le syllogisme à l'aide d'un moyen terme est antérieur, plus facile
à connaître ; mais par rapport à nous , à notre point de vue , c'est le
syllogisme inductif.
Mais il y a des difficultés . Le syllogisme se fait à l'aide d'un moyen
terme et l'induction n'a pas de moyen terme . Cependant Aristote présente
l'induction sous forme syllogistique, sauf à dire ensuite qu'elle s'oppose
au syllogisme . Comment concilier tout cela ? Voici : l'induction est un
syllogisme quant à la forme , c'est-à-dire que nous devons lui donner la
forme du syllogisme , si nous voulons nous rendre un concept exact de la
valeur qu'elle possède . Le syllogisme est la forme générale du raisonne
ment : non seulement les syllogismes dialectiques et apodictiques se for
ment à l'aide des figures indiquées , mais de même les syllogismes de la
rhétorique , et plus généralement toute démonstration , quelle qu'en soit
la matière (id . ) . Il suit de là qu'Aristote ne prétend pas présenter le
syllogisme comme la forme sous laquelle tous les raisonnements se produi
sent dans notre esprit, mais seulement comme la forme que nous devons
leur donner pour les rendre aussi convaincants que possible (2) . Le syllogis
me est donc une forme toute logique , destinée à donner le plus haut degré
de persuasion que comporte un raisonnement . Cette forme , Aristote l'ap
plique à l'induction comme à tout le reste . Mas c'est précisément ainsi ,
c'est-à-dire en mettant l'induction sous forme de syllogisme , qu'on rend
sensible et manifeste la différence qui existe entre le syllogisme proprement
dit et l'induction . Réduire ainsi l'induction au syllogisme , c'est montrer
avec évidence que l'induction n'est pas un syllogisme . On ne l'aurait pas
vu sans cela . Pour savoir quelle est la valeur d'un raisonnement , mettons
le dans le moule ou dans le cadre du syllogisme . Aristote a très bien vu
qu'il y a dans l'hypothèse de la conversion de « l'homme , le cheval et le
mulet » en « tous les animaux sans fiel » quelque chose d'étranger à la
démonstration proprement dite . Il a distingué l'induction de la démonstra-
55
LEÇONS SUR ARISTOTE
tian , et s'il les rapproche parfois , c'est pour en mieux montrer les diffé
rences.
Qu'est-ce qui rend possible et légitime cette conversion de la seconde
proposition ? Aristote admet-il que nous puissions obtenir l'idée d'une
classe par l'énumération complète de tous les individus qui la composent ?
L'extension du terme « sans fiel » est-elle considérée par Aristote comme
égalée par le sujet où sont énumérés les animaux sans fiel ? L'homme , le
cheval et le mulet forment-ils dans sa pensée la série totale des animaux
sans fiel ? Aristote ne l'a pas cru . Il a même dit tout le contraire . Le mot
« tel que » est significatif. Aristote dit « les animaux sans fiel tels que l'hom
me , etc » . Il ne songe pas à donner la liste complète . Mais croit-il au moins
qu'on puisse la donner, et prescrit-il de la donner ? Ni l'un ni l'autre . Il
est certain qu'il ne saurait admettre que cette liste puisse être dressée . En
effet, les objets particuliers ne sont connus que par la sensation . Or la
sensation n'atteint que le particulier et le contingent , non pas le nécessaire
et le général . On ne pourrait , par un développement analytique de la
sensation , tirer le général du particulier. La sensation est une diminution
de la noèsis : la noèsis n'est point une partie de la sensation . L'objet de
la sensation participe de la matière . Non seulement la sensation ne pourrait
pas nous donner la série totale des êtres d'une classe , mais cette série
totale n'existe même pas . La série totale des individus d'une espèce n'existe
pas pour Aristote : elle est infinie . S'ensuit-il que l'induction est impossi
ble ? L'induction, a dit Aristote , se fait au moyen du tout . Or si le tout
est inconnu , si le tout même n'existe pas , l'induction semble bien impossi
ble . Cependant elle ne l'est pas pour Aristote , puisque c'est elle qui fournit
à la démonstration même ses principes . Or la démonstration existe certai
nement : donc l'induction doit exister aussi , et même une induction qui
arrive au nécessaire . Cependant il est impossible d'obtenir une énuméra
tion complète de tous les cas particuliers . On le voit, le problème se pose
de mieux en mieux . D 'abord l'induction par énumération simple est écartée
a posteriori comme impossible pour nous , a priori comme impossible en
soi . Cependant , l'induction existe , elle aboutit même au nécessaire . Com
ment donc distinguer les cas où l'induction est légitime ? Le problème est
difficile , et même à ce qu'il semble insoluble pour Aristote . Pour lui la
difficulté est en effet plus grande , puisque l'induction , a-t-il dit , arrive aux
premiers principes de la démonstration , laquelle opère sur le nécessaire .
Mais du moins le problème est bien posé . Aristote montre que toute la
difficulté se trouve dans le passage du particulier au général , et que ce
passage ne peut pas être analytique , parce que nous n'avons pas les moyens
de connaître tous les individus d'une série, et que cette série totale n'existe
même pas . Ce qu'on ne peut comprendre , c'est ce passage de quelques
uns à tous , du moins au plus . Cette disproportion des deux termes , l'expé
rience et l'idée , semble immédiate . Il n'y a pas de proportion entre les
phénomènes observés et l'affirmation relative à ces phénomènes.
Quels sont les cas où l'induction est légitime ? Pour Aristote , il y a deux
sortes de propositions immédiates : 1° des propositions rationnelles ; 2°
des propositions expérimentales , ces dernières ne sont que les principes
propres (Premiers analytiques , 1 . 30, 46 a 17) . Aristote dit en effet des
principes propres : « Mais dans chaque science les principes propres sont
les plus nombreux . Par suite , il appartient à l'expérience de fournir les
56
L'INDUCTION
principes afférents à chaque sujet . » C'est l'expérience qui donne ces prin
cipes particuliers . Mais alors quelle idée Aristote se fait-il donc de l'expé
rience ? Pour lui c'est une source de certitude immédiate , dont la valeur
est égale à celle de la source rationnelle . Il faut toujours en revenir, pour
comprendre la philosophie ancienne , à ce grand principe : on admettait
l'harmonie parfaite de la pensée et des choses ; on ne distinguait pas encore
le subjectif et l'objectif : par conséquent , peu importait la source de nos
connaissances, qu'elles viennent du dedans ou du dehors . Sont-elles média
tes ou immédiates ? Tout était là . Or Aristote admet qu'il y a une expé
rience immédiate , l'expérience du simple . Pour nous encore d'ailleurs , la
loi c'est un fait , puisque souvent un seul fait bien observé nous donne
une loi , mais un fait simple , immédiatement aperçu . Pour Aristote , l'expé
rience ne se produit pas en dehors de la pensée , elle enveloppe l'opération
de la pensée . Nous percevons des êtres individuels ; mais l'objet propre
de la perception , c'est l'universel . Considérons la perception immédiate :
l'universel qu'elle enveloppe est , suivant Aristote , le genre immédiatement
supérieur au particulier qui est perçu dans la sensation . Si donc nous
affirmons de l'individu la généralité aperçue immédiatement , notre affirma
tion dépasse la sensation comme telle , mais elle ne dépasse pas le total
de ce qui nous est donné . Nous percevons le général dans le particulier,
mais seulement le général qui vient immédiatement au-dessus du particulier
dont il s'agit : celui-là seul peut être affirmé légitimement .
Cette théorie se comprend mieux chez Aristote que chez un moderne .
En effet , pour Aristote , l'induction cherche l'essence sous l'accident ; et
Aristote admet un rapport analytique entre l'un et l'autre , entre le général
et le particulier. L'induction , pour nous , cherche non pas l'essence , mais
seulement la cause antécédente , hétérogène , inconditionnée . Pour nous
le général n'est plus une essence générale qui soit au particulier comme
le tout est à la partie ; il n'y a pas entre le général et le particulier ce
rapport analytique qui faisait que l'un et l'autre étaient perçus simultané
ment , l'un dans l'autre . Pour nous le général n'est plus A ou B , c'est la
liaison de A et B, c'est le rapport , la loi . Or en premier lieu , la cause
n'est pas toujours liée évidemment au phénomène par concomitance ou
par succession ; le phénomène est souvent éloigné de sa cause dans la
perception . En second lieu , même quand nous percevons à la fois la cause
et le phénomène , ce sont toujours , selon la doctrine moderne , deux choses
extérieures l'une à l'autre , hétérogènes . Cette hétérogénéité nous empêche
précisément de concevoir le rapport nécessaire que nous cherchons . La
notion de B étant extérieure à celle de A, la liaison de A et de B ne
s'impose nullement à nous , et le problème reste seulement posé , mais non
résolu . Nous avons besoin d'autre chose encore pour lier entre eux A et
B , dont les notions ne rentrent pas l'une dans l'autre . Hume propose une
solution, Kant une autre , mais pour tous deux Aristote ne fait que poser
le problème .
M . Zeller, après avoir montré que l'essence de l'induction est la converti
bilité de la seconde proposition d'un syllogisme , dit ensuite qu'Aristote
cherche dans la dialectique un moyen de combler le vide que laisse néces
sairement l'observation . Aristote , pour établir une proposition générale ,
aurait recours à des observations particulières . Mais Aristote dit aussi que
l'induction fournit à la démonstration même ses prémisses . L'induction ne
57
LEÇONS SUR ARISTOTE
LA DIALECTIQUE ET LA DÉFINITION
59
LEÇONS SUR ARISTOTE
60
LA D IALECTIQUE ET LA D É FINITION
61
LEÇONS SUR ARISTOTE
des choses (les deux ne font qu'un) . En effet, pour Aristote , une chose
n'est pas un simple point d'intersection déterminé par le croisement des
essences générales : ce n'est pas un résultat , c'est une unité qui a son
évolution propre à travers les accidents qui résultent pour elle de ses
rapports avec les autres choses. La science isole les êtres individuels pour
en sonder et reconnaître le fonds propre (5) .
Rapport de la définition avec la démonstration et l'induction. La défini
tion peut s'obtenir soit par la démonstration , soit par l'induction . Cepen
dant définir n'est pas démontrer et démontrer n'est pas définir . Tout ce
qui se démontre ne comporte pas une définition . En effet, on démontre
notamment des propositions négatives et particulières (figures II et III du
syllogisme) or une définition est une proposition générale et affirmative ;
générale , puisqu'elle doit embrasser toute l'extension du sujet ; affirmative ,
puisqu'elle est relative à quelque chose qui est . « On pourrait en effet se
demander s'il est possible de connaître la même chose , selon le même
procédé , à la fois par définition et par démonstration ; ou bien est-ce
impossible ? Car la définition semble bien porter sur ce qu'est la chose ,
et tout ce qui explique ce qu'est une chose est universel et affirmatif, alors
que les syllogismes peuvent être les uns négatifs , et d'autres non-universels :
par exemple , tous ceux de la seconde figure sont négatifs , et ceux de la
troisième non-universels . » (Analytiques postérieurs , I I . 3) .
D e plus , même dans l a figure 1 , certaines démonstrations s e rapportent
à des propriétés distinctes de l'essence : « Bien plus , les conclusions affirma
tives de la première figure ne sont même pas toutes définissables : par
exemple , tout triangle a ses angles égaux à deux droits » (id . ) . Le fait que
les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits n'est pas l'essence
même du triangle . Or une définition doit toujours donner l'essence même
de la chose et non pas une simple propriété .
Réciproquement , tout ce qui se définit ne se démontre pas . Ainsi les
démonstrations doivent partir de définitions indémontrables . « En outre ,
les principes des démonstrations sont des définitions , pour lesquelles il n'y
aura pas de démonstrations possibles » (id . ) . II y a donc des définitions
indémontrables. En effet, si les principes étaient démontrables , ce serait
un progrès à l'infini : la démonstration ne serait plus possible . « Car, ou
bien les principes seront démontrables , ainsi que les principes des principes ,
e t ainsi d e suite à l'infini , o u bien les vérités premières seront des définitions
indémontrables » (id . ) .
E t même , i l n'y a pas d e cas o ù une démonstration e t une définition
coïncident exactement . En effet, la définition et la démonstration n'ont
pas le même contenu . « C'est qu'en effet , la définition porte sur l'essence
et la substance , tandis qu'il est manifeste que toutes les démonstrations
posent et assument l'essence : par exemple , les démonstrations mathémati
ques posent l'essence de l'unité et l'essence de l'impair » (id . ) . Ainsi la
définition est la condition de la démonstration, loin de se confondre avec
elle . Elle lui fournit le ti estin .
De plus , la démonstration affirme une chose d'une autre , ce que ne fait
pas la définition . Enfin , la définition donne le ti estin , la démonstration
le oti estin (id . ) .
La définition n e peut sans cercle vicieux résulter d'une démonstration
(Analytiques postérieurs , I I . 4) parce qu'alors il faudrait que les trois termes
62
LA D IALECTIQUE ET LA D ÉFINITION
63
LEÇONS SUR ARISTOTE
65
LEÇONS SUR ARISTOTE
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R É SUM É DES LEÇONS PRÉ C É DENTES . DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
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LEÇONS SUR ARISTOTE
celui qui est si souvent exprimé par la formule : le relatif suppose l'absolu,
le dérivé suppose le primitif, et le médiat l'immédiat.
Rien d'étonnant que ces principes aient été reçus dans un temps où les
conditions subjectives de la connaissance étaient encore peu connues , où
le sujet était peu considéré en lui-même . Aujourd'hui l'idéalisme est plus
en faveur que l'objectivisme . C'est que , dans les choses , nous trouvons
des déterminations comme le nombre , l'infini , qui ne nous paraissent pas
susceptibles de réalité objective . Il nous semble qu'un nombre infini ne
peut être réalisé : pourtant qu'est-ce que l'espace et le temps , sans un
nombre fini d'objets pour les remplir ? Nous trouvons ainsi dans les choses
beaucoup d'absurdités qui nous forceraient à renoncer au principe de
contradiction , si nous devions considérer ces caractères comme objectifs .
Nous remplaçons alors l'infini par l'indéfini , c'est-à-dire par un simple
besoin de l'esprit ; nous regardons le nombre infini comme une loi de
l'esprit qui refuse de s'arrêter j amais dans la synthèse , soit de la progres
sion , soit de la régression . Nous considérons ainsi le nombre infini , non
plus comme réalisé dans la nature , mais comme un besoin de l'esprit.
L'idéalisme remplace des choses prétendues réelles par des actes ou même
des tendances de l'esprit . Il évite par là bien des contradictions : les Anciens
ne les voyaient pas , ou du moins , Aristote crut les lever par ses concepts
de puissance et d'acte . Quant au principe régulateur, il a sa source dans
le besoin d'une science parfaite , d'une certitude absolue , lesquelles suppo
sent des premiers principes universels et nécessaires .
Nous avons étudié la logique considérée comme science et comme art .
Il nous reste à considérer le côté psychologique (5) . Comment en fait
arrivons-nous à connaître ? C'est ce que l'observation seule peut nous
apprendre . L'âme (psuchè) est un être qui participe de la dunamis : il y
a du hasard dans ses opérations . Donc ici la méthode rationnelle ne peut
être suivie : il faut observer. Quelle idée générale Aristote se fait-il de la
nature de l' âme ? On sait que tout se tient dans son système , où le grand
n'est que le petit développé , et le petit un résumé du grand. L'âme (psuchè)
est une essence (ousia) . C'est l'essence achevée ou l'acte d'un corps naturel
qui possède la vie en puissance . « Ainsi l'âme est-elle l'entéléchie première
d'un corps naturel possédant la vie en puissance » (De Anima , 11 . 1 , 412
a 27) . Aristote attribue une âme à tout être vivant . Sa psychologie embrasse
la totalité des êtres vivants ; elle embrasse aussi la physiologie ; les deux
sciences se mêlent chez lui . L'âme est une entéléchie , dit-il. L'entéléchie
est la perfection , la réalité , le dernier terme d'une évolution , c'est l'acte ,
en un mot , la réalisation pleine et entière (6) . La définition d'Aristote
signifie qu'entre le corps et l'âme , la différence ne porte pas sur le contenu ,
mais seulement sur le degré de réalisation : le corps et l'âme , abstraction
faite de cette différence de développement , ne font qu'un . L'âme est le
but auquel tend le corps , mais un but non distinct de lui . Le corps , c'est
ce qui doit réaliser l'âme .
Les facultés de l'âme sont les suivantes : « les facultés nutritive , désirante ,
sensitive , locomotrice , pensante » (id . , 11 . 3 , 4 1 4 a 3 1 ) . Ces facultés forment
une hiérarchi e , et cette hiérarchie est telle que chaque faculté supérieure
suppose les facultés inférieures : mais la réciproque n'est pas vraie . De
plus cette loi ne s'applique pas à la faculté la plus élevée, l'intellect contem
platif, lequel peut exister séparément . Les plantes n'ont que la faculté de
68
R É SUM É DES LEÇONS PR É CÉ DENTES. DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
croître , les animaux ont de plus la faculté sensible . Les animaux ont tous
la plus basse de toutes les sensations, le toucher. Sans la faculté de croître ,
la sensation n'existe pas : au contraire , la puissance nutritive existe fort
bien sans la puissance sensible, par exemple dans les plantes . Quant à
l'intelligence qui raisonne et à celle qui contemple , il faut les distinguer.
Aristote dit d'ailleurs que l'homme est l'être le plus parfait que nous
connaissions , il ne dit pas que ce soit le plus parfait possible .
Quant aux rapports qui existent entre cette âme et la science , il est dit
qu'elles sont entre elles dans un rapport analogue à celui de la santé et
de la partie du corps qui jouit de la santé . La science ou la santé est la
forme , l'âme est comme le corps qui reçoit la santé , c'est l'être passif qui
reçoit la forme . L'âme est ce grâce à quoi nous commençons à vivre , à
sentir, à penser (id . , 414 a 13) . C'est l'âme qui entre en mouvement pour
réaliser vie , sensation et pensée . Ainsi l'âme est passive à l'égard de la
science : c'est la science qui est la forme , l'âme reçoit son action , et peu
à peu la réalise , elle est l'élément passif.
Quelle est la nature générale de la sensation , point de départ de la
science ? Elle est définie : « la sensation consiste à être mû et à pâtir » (id . ,
416 b 33) . La sensation consiste à se mouvoir d'un mouvement reçu , d'une
passion ; c'est un changement . Ce mouvement est rendu possible par le
corps . Mais il y a deux sortes de changements . Le pâtir a deux sens ,
d'abord le pâtir qui est la destruction d'une chose par son contraire , l'autre ,
la conservation de ce qui n'est qu'en puissance , conservation produite par
ce qui est en acte et semblable (id . , 417 b 2) . Ainsi , l'être pensant , quand
il pense , dirons-nous qu'il change ? Non : de même , lorsque l'architecte
bâtit , il demeure architecte . Il faut , ou bien dire qu'il ne change pas , ou
bien admettre deux sortes de changement , le changement primitif est celui
qui a pour terme la réalisation de la nature même de l'être dont il s'agit .
Or, en ce qui concerne la faculté de sentir, le premier changement se
produit sous l'influence du sensible , et c'est une passion proprement dite ;
mais une fois ce changement produit, la faculté de sentir ne se modifie
que pour se réaliser davantage .
Cette théorie permet de répondre à la question de savoir si dans la
science nos connaissons par le semblable ou par le contraire . Les uns ,
comme Parménide et Empédocle , disent que la connaissance se fait par
un rapport de similitude ; le semblable n'est connu que par son semblable .
Héraclite , Anaxagore , soutenaient de leur côté que les contraires sont
connus par les contraires. Les uns et les autres ont raison , dit Aristote .
A l'origine , en effet, le sujet sentant ne participe encore en rien du sensible ,
il subit l'action d'une chose contraire . Mais, dès que le mouvement est
produit , le mobile est de même nature que le moteur. L'acte une fois
commencé , la sensation est en rapport au semblable ou semblable .
Aristote se demandait aussi comment il se fait que le sens aperçoit la
terre , le feu , etc . , qui sont hors de nous , et ne voit pas ces mêmes éléments
en nous, dans les organes de nos sens . Cette question résulte de l'hypothèse
d'après laquelle les organes des sens sont de même nature que les objets
sensibles qu'ils nous font connaître . Aristote la résout en remarquant que
la faculté sensible en elle-même n'est qu'une puissance , et ne devient acte
que sous l'influence du sensible. D'où la nécessité d'un objet extérieur
(id . , 417 b 20) . Aristote distingue ainsi la sensation de la pensée . La
69
LEÇONS SUR ARISTOTE
71
LEÇONS SUR ARISTOTE
72
DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE (suite)
le principe qui doit recevoir les formes sensibles. Ainsi les plantes ne
sentent pas , bien qu'elles aient une âme et des impressions , parce qu'elles
n'ont pas ce principe formel ; ce sont des sujets purement matériels . « La
raison en est qu'elles ne possèdent pas de moyenne ni de principe propre
à recevoir les formes des objets sensibles » (id . , 424 b 1 ) . L'homme a la
sensation parce que le milieu où aboutissent les impressions est déjà une
forme , et non plus seulement un élément matériel .
Mais ce n'est pas tout : il faut une disposition déterminée pour telle ou
telle sensation dans le sujet sentant . Et l'on ne peut sentir que les choses
qu'on a précisément la capacité de sentir ; on ne reçoit l'action des choses
sensibles qu'en tant qu'on est apte à les recevoir . L'organe doit donc
comporter les diverses formes qui peuvent lui être communiquées par la
chose sensible . Parménide et Empédocle avaient dit : nous percevons les
choses avec ce qui dans notre esprit est précisément analogue aux choses .
Aristote modifie cette doctrine . Il considère les qualités sensibles comme
formant des espèces comprises sous des genres ; il classe ainsi les différentes
espèces , l'organe doit tenir le milieu entre les deux espèces opposées d'un
même genre . L'âme , placée entre elles , se prend comme unité de mesure ;
elle est elle-même le genre indifférent entre les deux contraires . Et , grâce
à cette position intermédiaire , elle mesure les degrés de la sensation .
Aristote croit donc que nous avons en nous u n e unité d e mesure , savoir
la nature même de l'âme . Aujourd'hui , les sciences éliminent autant que
possible cette manière de j uger . Ainsi , la température , la pression , la
tension ne se mesurent pas d'une manière subjective ; nous mesurons ces
phénomènes à l'aide de signes indépendants de cette mesure sujective
(thermomètres, baromètres , manomètres) , mais liés d'une certaine façon
à ces phénomènes et perceptibles par la vue . La vue est de tous nos sens
celui qui nous paraît avoir le moins d'influence perturbatrice sur l'action
des choses elles-mêmes .
L'action du sensible sur les sens a pour condition un intermédiaire .
C'est , pour le tact et le goût, la chair, laquelle fait partie du sujet sentant ;
pour les autres sens , l'air ou l'eau. A cette substance intermédiaire corres
pond la substance dont est fait l'organe sensible (Des parties des animaux ,
11 . 1 , 647 a 12
- De sensu, 2 , 437 a 19) . Aristote essaie même de ramener
les cinq sens aux quatre éléments (De sensu , 2, 438 b 1 6) (5) .
Aristote compare aussi les cinq sens entre eux . Le tact est l e sens
inférieur que tous les autres présupposent . Il appartient à tous les animaux
(De Anima , 11 . 3 , 414 b 3) . Si les organes des autres sens subissent une
impression trop forte , ils sont détruits mais sans que la vie disparaisse .
Au contraire , si l'organe du tact est détruit, la vie elle-même disparaît .
Les deux sens du tact et du goût servent aux besoins inférieurs de notre
nature . Au-dessus sont la vue et l'ouïe , les plus élevés de nos sens parce
qu'ils servent davantage au développement intellectuel, l'ouïe surtout qui
rend possible l'enseignement par la parole (De sensu, 1 ,436) . Le tact et
le goût sont chez l'homme d'une sensibilité plus grande que chez les
animaux , dit Aristote . C'est le contraire pour les autres sens .
Puis Aristote , continuant sa comparaison des sens , considère : 1° leur
objet ; 2° leur siège ; 3° l'intermédiaire entre l'objet et le siège de la sensa
tion. L'objet de la vue est la couleur ; le siège la prunelle de l'œil ; l'intermé
diaire un milieu transparent . Pour l'ouïe , l'objet est le son ; le siège de la
73
LEÇONS SUR ARISTOTE
sensation est l'air contenu dans les tuyaux acoustiques ; l'intermédiaire est
l'air, etc. Le cerveau , pour Aristote , est insensible (Des parties des ani
maux , 1 1 . 10, 656 a 15) . Malgré ces différents sièges, toutes les sensations ,
dit Aristote , appartiennent à une seule et même partie de l'âme (De sensu ,
7 , 449 a 5) . C'est que vraisemblablement lorsqu'Aristote distingue les
sièges particuliers des sensations, il parle des sens abstraction faite de leurs
relations avec l'objet senti , il ne parle que des images. Mais , lorsqu'il parle
ensuite du sujet commun de toutes les sensations, il considère celles-ci
comme se rapportant à un objet extérieur. Dans le premier cas , il parle
donc du siège des sensations , dans le deuxième du siège d'un sens supérieur
qu'il croit nécessaire , le sens commun . Ce dernier sert à expliquer certaines
sensations que les sens spéciaux n'expliquent pas . En effet, il y a des
perceptions qui nous sont fournies par tous les sens également , non pas
sans doute immédiatement , mais médiatement et par accident . Ce sont le
mouvement , le repos , le nombre , la forme , la grandeur (De Anima , 11 . 6 ,
4 1 8 a 17) . Ces perceptions , Aristote les appelle communs , par opposition
aux propres , sensations propres à chaque sens . Il y a donc un sens supérieur
(De somno , 2, 455 a 2 1 ) . Ce sens supérieur ne nous fournit pas seulement
des sensations communes aux différents sens . C'est aussi , pour Aristote ,
la faculté qui rapporte nos sensations à des objets extérieurs , qui les
objective (6) . Aristote distingue en effet l'image pure et simple de l'attribu
tion de l'image à un objet. Il fait cette distinction parce que les images
ne se rapportent pas toujours à quelque chose de réel au dehors . Lorsque
nous avons une image dans l'esprit, nous ne déclarons pas toujours qu'elle
correspond à un objet extérieur. Cela prouve que la puissance par laquelle
les images se produisent et la puissance par laquelle nous les objectivons
ne sont pas une seule et même puissance (De somniis , 2, 460 b 1 6) . Nous
objectivons chacune de nos sensations à moins qu'une sensation plus élevée
ne la contredise . Mais comment j uger que les données d'une sensation
sont préférables à celles d'une autre (De somniis , 2, 460 b 1 8) ? Nous
jugeons qu' une sensation est vraie lorsque la faculté de juger est contrainte ,
ne se meut pas d'un mouvement propre , c'est-à-dire lorsque l'impression
résulte de l'action d'un objet extérieur et non d'un état de l'organisme ;
lorsque la sensation est l'effet d'une cause physique et non pas seulement
physiologique , lorsque ce n'est pas l'acte du cerveau tout seul . Aristote
distingue ainsi le rêve de la veille . Enfin, le sens supérieur est la cause
de la conscience . En effet, ce n'est point par la vue que nous pouvons
voir que nous voyons (De somno , 2, 455 a 15) ; et pourtant nous sentons
parfaitement que nous voyons . Nous avons donc une autre source de
sensation que la vue . C'est un principe capable de comprendre la vue et
les autres sens , c'est encore le sens commun (De juventute , 1 , 467 d 15) .
Il a son siège dans le cœur.
On peut conclure de tout cela qu'Aristote admettait une évidence sensi
ble propre ; pour lui les données des sens sont vraies , à condition que nos
jugements ne dépassent pas ce que nous donnent véritablement les sens.
Les erreurs ne peuvent venir que des j ugements . La sensation n'est pas
seulement l'image ; elle atteint l'objet même auquel se rapporte cette
image . « La sensation des sensibles propres est toujours vraie , ( . ) tandis
que la pensée peut aussi bien être fausse » (De Anima , 111 . 3 , 427 b 1 2 ) .
C'est la doctrine de l'évidence sensible . Elle fut adoptée par la scolastique
74
DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE (suite)
L'IMAGINATION ET LA MÉMOIRE
76
L'IMAGINATION ET LA M É MOIRE
77
LEÇONS SUR ARISTOTE
les choses elles-mêmes. Nous avons ici une explication de la fausseté que
présente le plus souvent l'imagination .
Le rôle de l'imagination est considérable (2) . Elle sert d'intermédiaire
entre la sensation et la pensée . Elle est la matière nécessaire de la pensée
discursive . Elle est ce qu'est une figure pour le mathématicien . « Quant
à la pensée discursive de l'âme , les images lui tiennent lieu de sensations
( ) C'est pourquoi l'âme ne pense j amais sans image » (id . , 111 . 7 , 43 1 a
.
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L'IMAGINATION ET LA M É MOIRE
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LEÇONS SUR ARISTOTE
DOCTRINE DU NOÛS
81
LEÇONS SUR ARISTOTE
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DOCTRINE DU NO Û S
noûs, c'est l'autre qui connaît l'autre . La loi des contraires domine ici et
non plus la loi de la similitude . C'est parce que le noûs, avant de penser,
n'est rien de ce qu'il doit penser , qu'il peut penser toutes choses. Il ne
subit pas l'action des objets particuliers , il ne devient pas ces objets mêmes,
mais il conserve son universalité , restant toujours , du moins en puissance ,
lieu des idées .
Le noûs est immuable , ce qui résulte de son apatheia .
Il est infaillible (id . , III . 6) puisqu'il ne pense que le simple, et que toute
erreur, dit Aristote , est une synthèse de pensées . Il résulte de tout ceci :
1° que le noûs est tout à fait distinct du corps ; 2° qu'il en est séparable .
En effet, il n'a pas d'organe (id . , 429 a 26- b 4) . La sensation , dit Aristote ,
est impossible sans le corps, mais la sensation seulement . Quant au noûs,
il peut si bien se passer du corps qu'il en est séparable . Cette existence
séparée du noûs, Aristote la déduit de la nature de son objet, qui est la
forme pure . Pour penser la forme pure , ne faut-il pas un noûs qui soit
pur lui-même, c'est-à-dire séparé de la matière ? Aristote , dans sa déduc
tion, va comme toujours de l'objet au sujet. Il dit encore (id . , 1 1 . 2) que
le noûs semble être « un autre genre d'âme » , et que c'est la seule partie
de l'âme qui puisse être séparée du corps comme l'éternel du périssable .
Quelles sont enfin l'origine et la destinée du noûs ? D 'abord le noûs ne
se produit pas physiquement , au moyen de la génération , comme les autres
parties de l'âme . Les puissances de l'âme dont l'action se rapporte au
corps ne peuvent exister sans organes , et par conséquent ne viennent pas
du dehors . Mais il n'en est pas de même du noûs. Car l'acte du corps ne
participe en aucune façon de l'acte du noûs. Ainsi le noûs entre dans
l'homme du dehors .
Le noûs est-il unique , ou bien peut-on distinguer en lui plusieurs degrés ?
Aristote applique au noûs les deux catégories de la puissance et de l'acte .
Le noûs a donc ainsi deux degrés : intellect actif et intellect patient . Le
terme noûs poiètikos [intellect agent] ne se trouve pas dans Aristote , qui
généralement par le mot poien désigne l'art , la fabrication d'un objet au
moyen d'une matière . Quant au mot prattein , il le réserve pour l'action
morale , sans matière . Mais l'expression intellect agent est justifiée (voir
430 a 12-15 ) . La seconde expresion , intellect patient , est d'Aristote . Julius
Walter qui a fait sur l'intellect pratique un bon travail (Die Lehre von der
praktischen Vernunft in der griechischen Philosophie, Iéna , 1874) prétend
qu'il faudrait remplacer l'expresion poiètikos qui ne répond pas à la langue
ordinaire d'Aristote , par celle d'apathès. Mais apathès est un attribut ,
non l'essence du noûs supérieur. Les textes que nous venons de voir nous
autorisent à nous conformer à l'usage .
La division du noûs vient obscurcir la théorie . Le noûs , dit Aristote ,
est apathès, sans mélange , éternel : mais assurément il ne s'agit pas ici de
l'intellect patient . Ce noûs est en relation étroite avec les facultés infé
rieures. La perception , va jusqu'à dire Trendelenburg (3) , appartient à
l'intellect patient . Cependant Aristote ne confond pas le noûs avec la
sensation . Mais qu'est-ce donc que cet intellect patient qui n'est ni la
sensation , ni le noûs proprement dit ? On peut faire la conjecture suivante .
Aristote voulait expliquer le mouvement dans la connaissance , le progrès .
Or ce mouvement c'est l'acte de l'intellect patient , c'est-à-dire du noûs,
mais du noûs s'exerçant sur les données de la sensation, au lieu de se
83
LEÇONS SUR ARISTOTE
84
DOCTRINE DU NO Û S
est nécessaire pour réaliser cette unité , cette identité qui est toute la
destinée de l'âme .
Enfin la réminiscence de Platon n'est pas admise par Aristote . Selon
lui le noûs ne pense j amais en nous sans l'intellect patient, lequel est
périssable (id . , 430 a 24) (5) .
LEÇON XV
86
R É SUM É DE LA TH É ORIE D'ARISTOTE
gue l'essence générale de l'accident . Ces deux procédés sont l'inverse l'un
de l'autre et se correspondent exactement . Aussi l'on peut dire que toute
science procède par démonstration , ou que toute science procède par
induction . Toute science est démonstrative en soi, inductive pour nous .
La coïncidence est parfaite entre les résultats obtenus des deux façons ,
que l'on ait pour point de départ l'intuition ou l'observation . C'est que ,
entre l'esprit et les choses, il y a harmonie absolue ( 1 ) .
L e terme d e l a science est l a définition (to ti en einai) laquelle , dans
l'esprit, correspond à l'individu (tode ti) dans les choses . La définition
participe de la démonstration par son caractère de nécessité et de l'induc
tion par son contenu qui est relatif à la réalité sensible. Telle est la partie
logique de la doctrine .
Vient ensuite la partie psychologique . Aristote a une idée directrice
qu'il emprunte à sa métaphysique . Il ramène la relation d'objet à sujet à
la relation d'acte à puissance . Le sujet reçoit l'objet ( eidos) et lui devient
semblable . L'objet est de deux sortes : sensible et intelligible . A ces deux
sortes d'objets correspondent deux facultés du sujet : la sensation et la
pensée . Le sensible est un objet inférieur, car la sensation n'est que matière
par rapport à la pensée , et c'est l'intelligible qui est l'objet suprême . Entre
le sensible et l'intelligible, la différence est grande : le premier est lié à
une matière existant hors de l'esprit ; le second est sans matière , c'est
l'universel , la forme sans matière . L'intelligible est ainsi dans l'âme , qui
peut , quand elle veut , penser , mais non sentir . Donc l'objet véritable ,
l'intelligible , est moins distinct de l'âme que l'objet sensible , et l'on peut
dire que , selon Aristote , le noûs cherche en effet un objet qui lui soit
proportionné . Dans la sensation la part du noûs est aussi faible que possi
ble : l'objet est un multiple indéfini , c'est l'infini . Dans l'opération de
l'intellect patient , l'esprit travaille à dégager du sensible l'intelligible pur :
c'est le mouvement de l'esprit cherchant un objet qui lui soit adéquat .
L'intellect patient est précisément le noûs en possession de cet objet : cet
objet est l'individu (tode ti) .
On le voit, la doctrine est tout objectiviste puisque le sujet n'est que le
réceptacle de l'objet. Mais elle est loin d'être matérialiste , puisque l'objet
suprême est de même nature que l'esprit ; l'esprit s'identifie avec un objet
qui lui ressemble . On ne saurait même dire , au fond , si c'est l'objet qui
se modèle le sujet, ou si c'est l'objet qui est modelé sur le sujet. On ne
saurait dire lequel des deux , la chose ou l'esprit, est la mesure de l'être
absolu (2) .
Cette théorie repose sur la distinction platonicienne de la forme et de
la matière , et s'efforce de rapprocher ces deux termes . Entre eux Aristote
établit des rapports intelligibles lorsqu'il relève la matière et lui assure
quelque dignité : cette matière devient la puissance par rapport à la forme
qui est l'acte . La conception d'Aristote est donc dynamique , et il n'arrive
pas toujours à triompher du mécanisme logique de Platon . Il reste dualiste
en ce qui concerne les principes derniers . La matière dernière et la forme
dernière sont irréductibles l'une à l'autre . De même entre les facultés
inférieures et le noûs il y a un abîme . L'intellect agent est impassible , par
suite distinct absolument même de l'intellect patient . Entre Dieu et le
monde , il y a aussi solution de continuité (3) .
87
POSTFACE
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REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE
II
89
LEÇONS SUR ARISTOTE
III
90
REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE
nécessairement , elle est éternelle , et, si elle est éternelle , elle existe néces
sairement » (Il . 1 1 , 337 b 35 s . ) .
Mais à cette éternité , les étants physiques n'ont pas part - ce qui
conduirait à abandonner toute science les prenant en vue ( 12) , si l'exposi
tion aristotélicienne de la science ne laissait place , entre le fortuit et le
nécessaire , au « ce qui arrive le plus souvent » . Si le corruptible n'est pas
démontrable , ce qui se répète est pourtant susceptible de science . Ce qui
engage une reconsidération du contingent (13) . Le contingent se dit en
plusieurs sens , et seule cette différence permet de lever l'aporie de la
science physique : ou bien le pur indéterminé , qui peut être à la fois ainsi
et non ainsi ; ou bien ce qui arrive le plus souvent quoiqu'il manque de
nécessité . Il n'y a pas de science - pas de syllogisme démonstratif - des
choses indéterminées en raison de l'instabilité de leur moyen terme , mais
seulement des phénomènes naturels présentant une certaine constance .
L'enquête physique a seulement pour objet le contingent se répétant le
plus souvent . « Quand des faits de ce genre arrivent soit constamment soit
la plupart du temps , il n'y a ni accident ni fortune ; or il en est toujours
ainsi dans les choses naturelles , à moins d'empêchements » (Physique, 1 1 . 8 ,
199 b 23-25) ( 14) .
Ce nouveau partage du nécessaire et du contingent sauve bel et bien la
possibilité d'une science physique , mais au prix d'un déplacement des
requisits de la science : la science effective ne connaît que des propositions
modalisées qui ne répondent plus au paradigme syllogistique d'abord mis
en place ( 1 5 ) .
IV
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LEÇONS SUR ARISTOTE
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REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE
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LEÇONS SUR ARISTOTE
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REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE
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LEÇONS SUR ARISTOTE
VI
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REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE
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LEÇONS SUR ARISTOTE
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REMARQUES SUR LA CONSTITUTION ARISTOTÉ LICIENNE DE LA SCIENCE
Jérôme de Gramont
NOTES
Notes de l'avant-propos.
Notes de la leçon 1 .
( 1 ) L e discrédit qui frappe Aristote , e n c e début d e XIX0 siècle , e t notamment chez les
Français, donne la clef de ce véritable lieu commun de l'histoire de la philosophie : si les
doctrines de Platon et d'Aristote sont diamétralement opposées , c'est que la première repré
sente 1 'idéalisme et la seconde un réalisme assez trivial. Hegel fraie ici la voie à une toute
nouvelle appréciation de la philosophie d'Aristote lorsqu'il lui reconnaît une puissance spécu
lative que l'observation du réel vient nourrir et non pas freiner. « En réalité, Aristote est
supérieur à Platon en profondeur spéculative en tant qu'il a connu la spéculation , l'idéalisme
le plus rigoureux , et qu'il l'affirme au sein du plus ample développement empirique . » (Leçons
sur / 'histoire de la philosophie , trad . P . Garniron , Paris , 1973 , t . 3 , p . 500) . Ce jugement est
en tout conforme au système hégélien lui-même ; on le retrouve tel quel chez Michelet :
100
NOTES
« L'empirisme complet , c'est la spéculation elle-même ; et Aristote combine ces deux métho
des » (Ch . L . Michelet, Examen critique de l 'ouvrage d'A ristote intitulé Métaphysique, Paris,
1836, rééd . 1982 , p . 1 17) .
Hegel appelait de ses vœux un renouveau des études aristotéliciennes - on sait qu'il est
venu en France par Ravaisson et les deux tomes publiés du célèbre Essai sur la Métaphysique
d 'Aristote (Paris, 1837) . Quant à la thèse du progrès d'Aristote sur son propre maître , elle
trouve ici un autre terrain. Voici comment Boutroux lui-même la résume dans l 'article qu'il
consacre à « La philosophie de Félix Ravaisson » : « Platon n'a pas dépassé le seuil du
spiritualisme . Aristote montre que son Idée , qui n'est en somme que le général, laisse
inexplicable un élément essentiel à l'être réel, à savoir le mouvement vers une forme détermi
née , la vie avec sa finalité , l 'individualité. Et il cherche le pricipe premier dans l'intelligence ,
source de l'idée , activité véritablement supra-sensible et réelle . Loin donc qu'il ait rétrogradé
vers le sensualisme et le matérialisme, Aristote a, bien plus complètement que son maître ,
surmonté ces doctrines : il est le véritable fondateur de la métaphysique spiritualiste . » ( Nou
velles études d'histoire de la philosophie, Paris , 1927 , p . 195 sq) .
(2) « Platon s'est trompé en considérant que les genres peuvent exister à part et qu'ils
peuvent être principes et substances. Les genres n'existent que dans les individus. On s'engage
dans d'inextricables difficultés si l'on veut qu'ils existent à part . » (Boutroux, article Aristote
de la Grande Encyclopédie , 1886, p .939b-940a, repris dans les Etudes d 'histoire de la philoso
phie , Paris, 1897. Nous citons d'après la lère édition.) Toutes ces difficultés tournent autour
de l'idée de participation. Platon d'ailleurs n'en a rien ignoré , comme on peut le voir à la
plus simple lecture du Parménide.
(3) La science chez Aristote ne se réduit pas à ce qui serait digne de considération , mais
elle porte bel et bien sur la totalité de l'être , et pour cela embrasse tout ce que le platonisme
avait délaissé . « Tout ce qui est, tout sans exception , même ce qui paraît vil et insignifiant,
provoque en ce sens les recherches du philosophe. Dans toutes les productions de la nature ,
et jusque dans les plus humbles en apparence , il sait qu'il trouvera de l'intelligible et du
divin . » (Article Aristote , p . 93Sb . )
(4 ) Toute cette critique d u platonisme tient dans la confusion d u logique et d u métaphysi
que . Barthélémy Saint-Hilaire la résume en ces termes : « La dialectique, pour Platon , com
prend à la fois la science de la pensée et la science de l'être. Ainsi , la Logique et !'Ontologie
sont pour lui tout à fait confondues ; et le système des Idées , tout admirable qu'il est , peut
cependant être regardé comme une perpétuelle immolation de la réalité à l 'entendement ,
de l'être à la pensée . » ( De la logique d 'A ristote, Paris, 1838, t . 2 , p . 1 13 sq) .
Cette critique trouve de plus amples développements chez Ravaisson ( Essai . . . 1, 281-293 ) .
L a dialectique platonicienne peut bien triompher d e la vanité des sophistes et d u scepticisme
qui s'en dégage , elle n'y parvient qu'au nom d'une apparence , d'une vraisemblance , en
recourant au général et non pas en atteignant une certitude absolue . En cherchant l'intelligible
et l'universel , Platon s'interdit de comprendre vraiment la diversité sensible, il s'éloigne de
la réalité, il se condamne à ne j amais saisir la nature et l'essence des choses . Les caractères
spécifiques de la réalité disparaissent au profit d'un genre unique , d'un suprême universel
qui confond tout . A vouloir tout réduire à un même principe , la dialectique se résoud en
un appauvrissement du monde : le vague de la spéculation ou le vide de l'abstraction mène
la science à sa ruine. Platon ne peut rien connaître en dehors de ce monde vague et sans
limites constitué seulement de généralités et d'oppositions logiques - c'est un monde indéfini
qui lui tient lieu d'être . Une science tout idéale se dérobe aux exigences de la science et
sombre dans les espaces vides de la pure spéculation . (On songe ici à la colombe légère de
Kant , vouée aux mêmes mésaventures de l'abstaction : « A mesure que (la dialectique] prend
dans le platonisme un vol plus élevé , elle s'enfonce davantage dans les espaces vides . » p. 286)
Suprême ironie : le platonisme retourne à ce vain langage de la sophistique qu'il avait pourtant
cru vaincre . Toute la faute de Platon est de s'être montré dupe des signes (des mots et des
images) dont la pensée fait usage .
Ravaisson conclue ainsi son exposé critique : « De la forme logique à la réalité , du général
à l'individuel , il y a un abîme qui lui [ sc la dialectique platonicienne] est interdit de franchir :
se faire de la réalité avec ses universaux , tel est le seul parti qu'elle puisse prendre . Mais
cette réalité factice ne peut pas se soutenir ; elle s'écroulera aux premiers coups de la critique ,
avec l'hypothèse qui lui sert de fondement » (p.293) .
Notes de la leçon 2 .
( 1 ) L'enquête philosophique s e présente à la fois comme contingence et comme nécessité
101
LEÇONS SUR ARISTOTE
- contingence de ce qui pourrait ne pas être , mais nécessité de l'excellence . « D 'une manière
générale , le passage de la science à la philosophie est contingent ( . ) il n'est nulle science
qui ne soit plus nécessaire que la philosophie . L'homme peut vivre sans penser : il lui suffit
d'oublier qu'il est homme. Et , comme la pensée est une tension et ne va pas sans danger,
une certaine sagesse positive, ainsi que la loi du moindre effort, lui persuade aisément de
se passer de la réflexion philolosophique . Mais ( . ) si la pensée n'est pas une nécessité, c'est
une dignité . Par la pensée, par la philosophie , l'homme comprend plus profondément les
choses , distingue mieux les valeurs réelles , cherche les moyens de faire , de la raison , une
force qui joue un rôle dans le monde . » ( La nature et l'esprit, Paris , 1926, p . 170)
(2) Dans l'article de la Grande Encyclopédie, Boutroux montre comment ces principes
requis pour l'explication de toute chose (les quatre causes) se ramènent en fait à deux : la
matière et la forme . « En effet, la cause motrice n'est que la forme dans un sujet déj à réalisé ;
ainsi la cause motrice de la maison , c'est l'idée de la maison en tant que conçue par
l'architecte . Et la cause finale n'est encore que la forme , car la cause finale de chaque chose ,
c'est la perfection ou forme vers laquelle elle tend . » (Article Aristote , p . 940a) . Matière et
forme suffisent donc pour expliquer le devenir. Mais cette réduction peut encore être poussée
plus avant. Matière et forme se rapprochent , comme la puissance tend vers l'acte . « La
matière n'est plus une pure réceptivité , comme chez Platon : elle a une disposition à recevoir
la forme, elle la désire . La forme n'est plus quelque chose d'hétérogène à la matière ; elle
en est l'achèvement naturel . » (id . , p . 940b) .
(3) « Dans l 'ordre moral, les lois seront insuffisantes à faire règner la justice ; il y faudra
joindre le magistrat chargé d'appliquer judicieusement les règles générales à la diversité des
cas particuliers » (id. , p. 940b ) .
(4) « Aristote n'est n i l'idéaliste dogmatique que suppose Bacon, fabriquant le monde avec
ses seules catégories , ni l'empiriste que voient en lui beaucoup de modernes . Il est observateur
et il est constructeur ; d'une manière générale, il allie et combine intimement l'étude scrupu
leuse des faits et l 'effort pour les rendre intelligibles . » (id . ,p.936b) .
(5) Ce passage est important et livre une idée directrice qui commande , de fait, toute
l'interprétation d'Aristote par Boutroux . Il s'agit de résoudre une aporie située au cœur
même de la Métaphysique. Voici comment Boutroux la formule dans l'article de la Grande
Encyclopédie : « Certes, donc , le général seul est objet de science , mais la substance ne
peut être qu'individuelle. De là toutefois naît une difficulté . Si, d'une part , toute science
porte sur le général, et si, d'autre part , la substance ne peut être que quelque chose d'indivi
duel , comment y aura-t-il une science de la substance ? Notre théorie n'aboutit-elle pas à
ce résultat : une science dont l'objet n'est pas, un être qui ne peut être objet de science ? »
(p.940a) . A cette difficulté , Aristote répond en élargissant la notion de science . Aussi la
science doit-elle maintenant se dire selon deux modalités : comme science en puissance, elle
a pour objet le général ; comme science en acte , elle porte sur l'être parfaitement déterminé ,
l'individu. Parce que le général reste encore indéterminé , il ne peut pas rendre compte
totalement de la substance . Il y a toujours plus dans l'être réel : achevé , que dans n'importe
quelle idée générale , une parfaite détermination selon tous les rapports. C'est pourquoi
aucune science du général ne suffira jamais à construire l'individualité de Socrate . Cette
irréductibilité de l'individuel au général suppose alors une autre source de la connaissance :
l'intuition , laquelle saisit immédiatement l'unité substantielle que notre esprit ne saurait dé
duire .
En exposant cette dualité de la science comme science en puissance et science en acte ,
Boutroux précise : « Dans cette doctrine se trouve l'idée maîtresse de l' aristotélisme » (id . )
- c e qui revient a u fond à relire toute l a Métaphysique (et les difficultés qu'elle soulève)
à partir des positions conquises au livre M (chapitre 10) .
Notes de la leçon 3 .
102
NOTES
(2) Cette identité de la pensée et de l'être (ou encore cette harmonie préétablie) constitue
un véritable leitmotiv du cours , et donne la formule de ce que Boutroux nomme le dogmatis
me antique . Il y a là une naïveté dont seul le point de vue critique ( = kantien) pourra nous
libérer. « Les dogmatistes sont portés en ce sens à confondre logique et réalité . Ils fondent
leur opinion sur ce qu'ils appellent « l'accord naturel de la pensée et des choses » , principe
qu'ils regardent comme nécessaire et inné . Mais ce principe n'est qu'un vœu, un désir, un
simple postulat . » ( De l'idée de loi naturelle, Paris, 1925 , p . 18) .
(3) Cette méthode répond à une décision touchant l'idée de science , décision qui repose
sur la dualité forme/matière , et la primauté de la forme. « Aristote veut connaître les faits,
non seulement en tant qu'ils sont, mais en tant qu'ils doivent être ; il veut résoudre le
contingent au nécessaire ; en d'autres termes , il lui faut premièrement envisager la science
dans sa forme, abstraction faite de son contenu : c'est l'objet de la logique . » (Article Aristote ,
p . 937a) .
(4) Bergson se situe ici aux antipodes d' Aristote lorsqu'il tient pour allant de soi que la
conception n'apparaît chez l'homme qu'en vue de remédier aux lacunes de la perception .
S i notre faculté d e percevoir était infinie , nous n'aurions plus lieu d e raisonner (voir La
pensée et le mouvant, Paris , 1938 , p . 145 = Oeuvres , édition du Centenaire , Paris , 1959,
p . 1367) .
(5) « D 'où viennent ces principes ? Ils ne sont ni innés, ni reçus du dehors purement et
simplement. Il y a en nous une disposition à les concevoir ; et, par l'effet de l'expérience ,
cette disposition passe à l'acte . » ( Article Aristote) . Les explications de Ravaisson sur cette
question s'engagent dans trois directions ( Essai . . . 1 ,503-505) :
a. Pour entrer en pleine possession des principes de la pensée , l'âme doit s'éveiller d'une
sorte de sommeil (c'est-à-dire , en quelque façon redevenir elle-même ) .
b . Lorsque l e s dispositions prochaines ( o u l e s habitudes) passent à l'acte , l'âme semble
moins apprendre qu'elle ne reconnaît . On ne peut pourtant parler ici , comme chez Platon ,
de réminiscence puisque l'expérience seule peut découvrir une réalité que l'âme n'a jamais
totalement possédée .
c. « Ce que l'âme possède d'avance sans en avoir encore fait usage , sans savoir même
qu'elle la possède , c'est le principe qui enveloppe dans son universalité toutes les particularités
possibles » (p.504) . (C'est au fond revenir à l'idée fondamentale d'une différence entre science
en puissance et science en acte : « [La science de l'universel] est une puissance prochaine
que rien ne sépare de l'acte qu'un obstacle à l'extérieur, et qui , comme toute habitude ,
entre en acte dès que l'obstacle est levé . » id . )
(6) Deux erreurs : n e rien accorder à l a sensation (Platon ) , dériver toute la science d e l a
sensation (empirisme) . Aristote n e cesse d e chercher u n juste milieu entre ces deux extrêmes ,
reconnaissant à la sensibilité une réelle contribution au savoir, mais continuant de confier
à l'intellect un rôle prépondérant (la 1 1° leçon définit le Noûs comme le principe de la
science) .
Cette tension est également relevée par A . Franck dans son Esquisse d 'une histoire de la
logique, précédée d 'une analyse étendue de l'Organon d 'Aristote (Paris , 1838) .
a. « Aristote a fort bien senti l'insuffisance du raisonnement et de toutes ses formes.
Quoiqu'il n'en ait pas tracé les règles aussi bien que les philosophes modernes ; il proclame
hautement la nécessité de l'observation et de l'expérience . De son propre aveu , la méthode
syllogistique n'est bonne qu'à abréger les recherches et fixer notre attention sur un petit
nombre de principes incontestables ; mais elle ne peut pas nous dispenser de l'expérience ,
car c'est elle au contraire qui doit nous fournir les principes de toute science et les bases
du raisonnement. Ce n'est qu'après avoir exactement observé les faits qu'on peut se flatter
de raisonner juste et de démontrer la vérité . » ( p . 85sq) .
b. Puis , exposant le chapitre 1 1 . 1 9 des Seconds Analytiques (« sans contredit le plus impor
tant de l'ouvrage ») , l'auteur entend montrer comment le rôle de la sensation (ici fort grand)
laisse intact celui de l'intelligence . « Il est donc évident que toutes nos connaissances nous
viennent de la sensation ; mais nous avons en plus la faculté de les généraliser et de les
élever au rang des principes par le moyen de l'induction . Cette faculté inductive et abstractive ,
s'il m'est permis de l'appeler ainsi , c'est l'intelligence (noûs) , que l'on considère dans le
traité de l'âme comme une force immatérielle et immortelle. Il est à remarquer qu'elle joue
absolument le même rôle , qu'elle porte le même titre , dans le système d'Aristote , que la
raison dans celui de Kant : elle est la faculté des principes . » (p. 128) .
103
LEÇONS SUR ARISTOTE
Notes de la leçon 4 .
( 1 ) Voir les développements donnés par Ravaisson ( Essai . . . 1 ,365-379). Toute démonstra
tion repose sur un principe lui-même indémontrable, à savoir une proposition où le rapport
du prédicat au sujet est évident de soi-même. « En effet, qu'est-ce que l'entendement affirme
d'un sujet sans chercher et sans pouvoir assigner aucune raison de son affirmation ? C'est
ce que le sujet possède en lui-même , et qu'il tient de son essence ; c'est , par conséquent ,
ce qui ne peut pas cesser de lui appartenir sans qu'il cesse d'être , ce qui lui est nécessaire ;
et de là vient la nécessité de la démonstration . » (p.366) Mais cet attribut essentiel, ce qui
appartient nécessairement à l'essence propre d'une chose , ne peut pas être à une autre .
« Les principes de la science diffèrent donc selon les sujets. Or le sujet d'une première
proposition est le genre auquel se ramènent tous les sujets plus particuliers des propositions
subordonnées. C'est donc selon les genres que diffèrent les principes des démonstrations ,
et chaque science , à laquelle chacun de ces principes donne naissance, e s t la science d'un
seul et unique genre . » (p.366 sq) .
Ce qui n'empêche pas, par ailleurs, l'existence de principes communs à des sciences
différentes (les axiomes de l'être en tant qu'être) . Ces principes toutefois ne peuvent se
montrer féconds par eux-mêmes. Loin de se multiplier comme les principes propres, ils se
ramènent à un seul, qui ne peut être que la loi de la première opposition , celle de la
contradiction de l'être et du non-être .
(2) « Les faits sont pour lui le point de départ , mais il ne s'y tient pas : il cherche à en
extraire les vérités rationnelles qu'il croit a priori y être contenues » (Article Aristote , p .
936b) .
Notes de la leçon 5 .
( 1 ) Cette difficulté a déjà été soulevée à la fin d e la 2 ° leçon. C'est elle qui, d e fait , a
retenu l'attention des lecteurs de Boutroux. Pierre Aubenque la relève , tandis qu'il passe
en revue les interprétations modernes d'Aristote qui mettent en doute la cohérence de sa
métaphysique . « Selon Boutroux , la contradiction serait entre une théorie de l'être , pour
laquelle il n'y a de réel que l'individu, et une théorie du connaître , pour laquelle il n'y a
de science que du général » ( Le problème de l'être chez Aristote, Paris , 1962 , p . 7) .
(2) Ed .Zeller, Die Philosophie der Griechen , Tübingen, 1844- 1852.
(3) En relisant le manuscrit, Boutroux souligne ce dernier passage et, quelques lignes plus
haut, l'identité de la matière et du connaisable . La marge porte l'inscription : « contradiction
? ».
(4) C e dynamisme est ici expliqué logiquement, l'article d e la Grande Encyclopédie l e fait
métaphysiquement : « Le mécanisme logique de la substitution des formes dans une matière
inerte se résoud ainsi en un dynamisme métaphysique . Dans le passage de la puissance à
l'acte [se de la matière à la forme] , il y a action interne. Ce n'est plus une juxtaposition ou
séparation d'éléments inertes et préexistants ; c'est une création spontanée d'être et de
perfection. » (p. 940b ) . Même idée dans Science et religion dans la philosophie contemporaine :
« Selon Platon, selon Aristote, I' Anankè , la matière brute , n'est pas foncièrement hostile à
la raison et à la mesure . Plus on scrute la nature de la raison et celle de la matière , plus
on les voit se rapprocher, s'appeler, se réunir. Dans la matière en apparence l a plus indétermi
née , démontre Aristote, il y a déj à de la forme. La matière , au fond , n'est que la forme
en puissance . » (Paris, 1908 , p . 4) .
Mais c'est dans l'expérience d e l'œuvre d'art que peut-être cette unité d e l a matière et
de la forme est la plus évidente . « L'idée directrice de la pensée grecque est celle de l'art.
Or dans l'œuvre d'art telle que les Grecs la conçoivent, la matière et la forme sont si
exactement ajustées l'une à l 'autre , que l'on ne saurait dire si la forme est résultée du
développement spontané de la matière , ou si la matière a été, purement et simplement
disciplinée par la forme. D'elle-même , aux yeux de l'artiste grec, la matière et la forme
s'unifient. Ce n'est pas une force étrangère et contraignante qui range la matière sous les
lois de la forme . » ( Morale et religion, Paris, 1925 , p . 125 sq) . Plus fondamentale encore que
logique et métaphysque , y aurait-il la pensée de l'art ?
104
NOTES
Notes de la leçon 6 .
( 1 ) L'article d e la Grande Encyclopédie reprend le plan du cours , mais s'en écarte pour
l'exposition des notions. Sous ce titre général de notion se rangent :
a. Les catégorèmes , ou encore universaux - ce sont « les notions universelles qui représen
tent les modes généraux suivant lesquels une chose peut être énoncée relativement à une
autre » (p. 937b) (ils comprennent le genre , l'espèce , la différence , le propre et l 'accident) .
b. les catégories ou genres suprêmes - ces sont « les genres irréductibles des mots, et,
par suite , des choses, car les classes des mots sont les classes mêmes des choses » (id . ) (elles
sont au nombre de dix, l'essence venant en premier lieu) .
c. enfin les rapports logiques des termes entre eux , à savoir l'identité et l'opposition (cette
dernière se subdivisant en contrariété , contradiction et rapport de privation à possession) .
Notes de la leçon 7 .
105
LEÇONS SUR ARISTOTE
Notes de la leçon 8 .
( 1 ) Ravaisson formule ainsi la même idée : « Toute science suppose donc trois éléments
distincts : ce dont elle démontre , ce qu'elle démontre , ce par quoi elle démontre ; le sujet,
l'attribut, l'axiome » (Essai .. . I ,377) .
(2) Rien de plus opposé à cette thèse aristotélicienne de l'impossible communication des
genres que le projet moderne d'une mathésis universalis. On voit bien alors comment l'histoire
des mathématiques passe outre , au XVIl0 siècle , l'interdit d'Aristote. Selon Aristote, « la
géométrie par exemple , ne saurait s'expliquer par l'arithmétique : il est impossible d'adapter
à des grandeurs étendues les démonstrations propres au nombre ( . ) L'impossibilité que voit
ici Aristote sera levée par Descartes et Leibnitz . » (Article Aristote , p . 938b ) .
( 3 ) « En résumé, une chose est connue comme nécessaire quand elle est rattachée , par
voie de déduction, à une essence spécifique » (id . ,p.939a) .
(4) Sur cette condamnation de Protagoras , voir les Leçons sur Platon de Boutroux , Paris ,
1990, passim .
Notes de la leçon 9 .
( 1 ) Voir les Leçons sur Socrate d e Boutroux , Paris, 1989 , p.24 , 3 0 e t 56-58.
(2) « Il ne s'agit pas de savoir, en fait, comment nous raisonnons, mais comment doit être
construit un raisonnement pour que la nécessité de la liaison qu'il établit apparaisse immédia
tement et irrésistiblement comme évidente » (Article Aristote, p . 937 b) . A ce titre , aucune
exposition psychologique du raisonnement (comme celle de Locke , par exemple) ne peut
tenir lieu de logique .
(1) Après avoir montré comment la dialectique , ou logique du probable, se tient en
dessous de la logique de la démonstration , l'article de la Grande Encyclopédie souligne aussi
son importance : « Le rôle de la dialectique est considérable : elle est le seul mode de
raisonnement possible dans les matières qui ne comportent pas de définitions nécessaires.
Et, dans la recherche des vérités nécessaires elles-mêmes , elle est l'introduction indispensable
à la démonstration . » ( p. 939 a).
(2) Allusion à une formule de Grote (Histoire de la Grèce , Londres, 1865 ) . Boutroux la
cite également dans ses textes sur Socrate et Platon .
(3) Allusion au traité Sic et Non d'Abélard dans lequel cet auteur, tout en s'appuyant sur
les Pères et les Ecritures, s'emploie à montrer successivement des thèses contradictoires sur
les différents points du dogme. Victor Cousin l'a publié en 1836 en même temps que des
textes de logique inspirés de l'aristotélisme (Fragments de gloses sur /'introduction de Por
phyre , Catégories et interprétations d'A ristote, Sur les Topiques de Boèce , Dialectique) .
( 4) En marge de ce passage sur Descartes, le manuscrit porte plusieurs points d'interroga-
106
NOTES
notamment comment la définition vise la substance d'une chose considérée seulement dans
son essence , c'est-à-dire en tant que forme (et forme sans matière) . Autrement dit , la
définition ne porte pas sur la totalité de la chose , dans la mesure où cette totalité est une
combinaison de substance et d'accident, ou de matière et de forme. La définition ne porte
donc pas sur les choses concrètes. « La définition ne pénètre pas dans l'intégrité de l'existence
réelle ; elle l'embrasse seulement dans la circonscription de la forme. Or la forme considérée
en elle-même , indépendamment de la matière variable dans laquelle elle se réalise , c'est la
forme en général , ou l'espèce . La définition n'a donc pas pour objet les individus , mais les
espèces de la substance . » ( p . 5 1 8) .
( 1 ) Comparer avec Ravaisson , Essai .. . l , 530 sq. « Au deux bouts de la science , au commen
cement et à la fin , l'intuition ; à une extrêmité , l'intuition sensible , à une autre l'intuition
intellectuelle . » (p.530) « A l'intuition seule appartient l'individualité de l'existence réelle , et
à l'intuition intellectuelle, l'individualité absolue de l'Etre en soi , sur laquelle repose l 'absolue
universalité des principes de l'être . » (p.53 1 ) .
(2) Cette question d e l'immanence a déjà été abordée à la fin d e l a 4 ° leçon. Par là,
Aristote tranche résolument un débat ouvert par le platonisme et dont on peut trouver les
tenants et aboutissants dans la 9° leçon sur Platon ( Leçons sur Platon, Paris , 1990) .
(3) Ce passage corrige l'interprétation de Zeller mentionnée à la fin de la 8° leçon . Mais
c'est aussi parce qu'il élève en thèse (avec tout le caractère programmatique que peut
entretenir une thèse : ce que la pensée cherche à affirmer) une difficulté centrale chez
Aristote, la conciliation de l'intellect et de l'expérience . Cette difficulté se resserre autour
de deux textes où Aristote semble bien se livrer à une genèse tout empirique de la science
(à savoir le 1er chapitre de la Métaphysique , A 1 , et le dernier des Analytiques postérieurs,
II 19) et que Boutroux veut arracher à une lecture purement empiriste (voir la fin de la 3°
leçon ) .
(4) Cette formule d e Boutroux peut s' autoriser d e deux textes d'Aristote : Ethique à
Nicomaque, VI 6, et le finale des Analytiques postérieurs cité plus bas . - « Toute science
vient de la raison ; mais les principes ne peuvent pas être trouvés ni cherchés par la science ,
qui les réclame pour se constituer, et comme il ne peut y avoir rien de plus vrai que la
science , si ce n'est la faculté par laquelle nous en saisissons les principes inconditionnés et
indémontrables , il est évident que c'est à la raison [noûs) que ces principes appartiennent.
La raison est le principe de la science . » (A-Ed . Chaignet , Essai sur la psychologie d'Aristote,
contenant l'histoire de sa vie et de ses écrits , Paris , 1883 , p . 480) .
(5) L'exposé du platonisme reposait déjà sur la dualité de l 'ontologie et de la psychologie,
l'accès à l'être comme Idée supposant une enquête portant sur l'âme comme faculté des
Idées. Cette division se répète (et se déplace) avec Aristote , la logique formelle de l'Organon
renvoyant à la psychologie comme à la plus intime possibilité pour le vivant humain d'accéder
à la science . Si l'Organon fournit bien ici le point de départ , la psychologie comme recherche
première s'attaque aux principes mêmes de la science (voir la première page du De Anima ,
402 a 1-7) et, à ce titre , paraît constituer le point culminant de l'enquête . Observant ce
passage des Analytiques au De Anima , A . Chaignet risque la formule de philosophie première
( « L'Analytique n'achève pas la théorie de la science : en ce qui concerne surtout les principes
réels et formels de l 'esprit, comme fondement dernier de la science , Aristote devait en
réserver la recherche à la philosophie première et surtout à la science de l'âme, à laquelle,
chose singulière pour un nomenclateur systématique , il n'a pas donné de nom particulier. »
Essai sur la psychologie d 'Aristote, p . 150) .
(6) « Il est naturel que la finalité de la nature apparaisse dans les êtres vivants plus
clairement que partout ailleurs , parce que , chez eux , tout est , dès le point de départ , calculé
en vue de l'âme . » (Article Aristote , p. 944 a ) .
( 7 ) S u r cette image , voir la mise a u point de Hegel ( Leçons . . . , p . 572-574) . Cette comparai
son entend montrer que dans la sensation seule la forme parvient à l 'âme , mais elle a donné
lieu aussi à bien des malentendus . Tout d'abord il faut souligner que la cire ne reçoit pas
la forme elle-même , mais tout au plus sa configuration extérieure - ce qu'on ne peut plus
dire de l'âme qui reçoit la forme elle-même dans sa substance propre . Ensuite , et plus
gravement, l 'image présente une âme complètement passive. Une âme vide , sans aucune
107
LEÇONS SUR ARISTOTE
forme par elle-même , n'aurait plus qu'à pâtir des choses extérieures. Une telle explication
ne fait que trahir la philosophie d'Aristote , où l'âme se montre passive et active à la fois,
assimilant la forme des corps extérieurs en sa propre forme . (« Il en va du reste ainsi pour
la plupart des philosophes. S'ils viennent à prendre un exemple sensible, chacun le comprend
et prend le contenu de la comparaison dans toute son extension - comme si tout ce qui
était contenu dans ce rapport sensible devait valoir aussi pour le spirituel » p . 573) .
(1) Pour un exposé (critique) de l'évolutionnisme de Spencer, on peut relire les pages que
lui consacre Bergson dans !' Evolution créatrice (notamment Oeuvres , édition du Centenaire ,
p . 624 , 654-657, 802-807) .
(2) L'image de la table rase , ou du livre sur lequel rien n'est encore effectivement écrit,
est célèbre . Autant par Aristote lui-même que par sa reprise au XVIl0 siècle , sous les plumes
de Locke (Essai sur l'entendement humain 1 , 1 - voir la critique qu'en donne Husserl , La
crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, La Haye, 1954, trad .fr.
Paris , 1976 , p . 73 sq) et Leibniz ( Discours de Métaphysique, 27 et Nouveaux essais sur
/ 'entendement humain , préface , édition Garnier-Flammarion , Paris, 1966, p . 34) . Hegel remar
que , cette fois encore , qu'il s'agit d'une image aussi fameuse que mal comprise ( Leçons . . . ,
p . 579) . Identifier parfaitement l'esprit avec une table rase sur laquelle rien n'est écrit que
par l'action des objets extérieurs revient à prendre l'esprit pour une chose absolument passive
et tenir le contraire de ce que dit Aristote. Cette comparaison veut dire simplement que
l'âme est toutes choses en soi , mais qu'elle n'a de contenu effectif que dans la mesure où
elle pense effectivement - « de même que selon la possibilité un livre contient toutes choses,
mais ne contient rien selon l'effectivité avant qu'on ait écrit dessus » (p.580) .
(3) Sur la contribution de la sensibilité à la noètique thomiste , on peut consulter le 6°
chapitre de Joseph Moreau , De la connaissance selon S. Thomas d'Aquin , Paris, 1976, p . 76-
79. La suite du cours montre comment toute la philosophie moderne , aussi bien dans son
courant rationaliste (Descartes) qu'empiriste (Locke) s'éloigne de cette doctrine des espèces
se nsibles .
( 4) Il convient de distinguer chez Descartes les pétitions de principe (affichant une certaine
neutralité en regard de la théologie) de la philosophie effective : un « rationalisme » s'éprouve
toujours en ses limites, lorsqu'il entend expliquer ce qui semble précisément lui échapper
(voir la lettre à Mesland du 2 mai 1644 , conjuguant les deux positions, Oeuvres philosophi
ques , édit. Alquié , Paris , 1973 , t . 3 , p.75). Aussi Descartes ne manque-t-il de revenir sur la
« question » de l'eucharistie , dans ses lettres comme dans les Réponses, tout autant parce
qu'il obéit à sa volonté de science que forcé par les difficultés : car l'eucharistie est source
de bien des apories pour le philosophe . (« Outre cela, l'esprit humain ne peut pas concevoir
que les accidents du pain soient réels, et que néanmoins ils existent sans sa substance , qu'il
ne les conçoivent en même façon que si c'étaient des substances » 4° Réponses , AT IX,
195 . ) Sur ces embarras , voir J . R . Armogathe, Theologia cartesiana. L 'explication physique
de / 'eucharistie chez Descartes et dom Desgabets. La Haye , 1977 .
(5) La correspondance se fait ainsi : la vue - l'eau ; l 'ouïe - l'air ; l'odorat - le feu ; le
toucher - la terre . Quant au cinquième sens, le goût , il n'est qu'une espèce du toucher.
Sur cette question , voir A . Chaignet, o . c . , p . 357 (et note 2) .
(6) « Les propriétés générales sont connues par le sensorium commune, où se réunissent
toutes les impressions sensibles. C'est aussi là que les sensations sont comparées et rapportées
aux objets comme causes et à nous-mêmes comme sujets conscients » (Article Aristote ,
p . 945b ) .
108
NOTES
(1) Le Noûs n'est aucun être avant de penser. Cette leçon du De Anima (III 4, 429 a 22-
24, b31) rejoint celle du livre XII de la Métaphysique. Le Noûs n'a pas de soi avant de
penser un objet différent . « La science , la sensation , l'opinion et la pensée discursive ont
manifestement un objet toujours différent d'elles-mêmes et ne s'occupent d'elles-mêmes
qu'accidentellement » (XII 9, 1074 b 35 s . ) . Ce passage a longuement retenu l'attention de
Franz Brentano (voir La psychologie au point de vue empirique , 1874 , trad .fr. Paris, 1944 ,
p . 141 qui marque ici son total accord) . L'entendement n'est en lui-même rien, ou plutôt
n'est rien d'autre que ce qu'il connaît . Le Noûs est en puissance toutes choses, mais il ne
saurait se rapporter à soi en l'absence d'un objet.
(2) A propos du Noûs, Chaignet donne les précisions suivantes : « Nous venons de voir
comment on peut dire à la fois que l'intelligible est dans les formes sensibles , et par conséquent
en dehors de l'âme, et que l'intelligible est dans l'âme même , qui porte en quelque sorte
en soi le savoir, qui n'a pas par conséquent d'objet extérieur, dont l'objet n'est pas différent
d'elle-même . Remarquons seulement ici que l'intelligible n'est pas dans l'objet sensible, mais
dans la forme sensible , et qu'il n'est dans l'âme, comme dans les choses sensibles, qu'en
puissance et non en acte . » (o.c . ,p.475) .
(3) F.A.Trendelenburg, édition commentée d u D e Anima , Iéna, 1833 .
( 4) Cette insistance sur l'unité de l'âme et la personnalité du Noûs caractérise , par exemple ,
le commentaire thomiste du De Anima (voir Simon Decloux ,s.j . , Temps, Dieu, Liberté dans
les commentaires aristotélicien de saint Thomas d'Aquin , Paris-Bruxelles, 1967 , p . 198-2 12) .
(5) Ce chapitre (celui du Noûs) n'est pas seulement central, il représente aussi , aux dires
de tous les commentateurs , l'un des points les plus obscurs de la philosophie d'Aristote . Le
commentaire de Chaignet (o.c . ,p .501 -528) conclue ici à l'aporie . « La doctrine des deux
entendements est obscure et parfois contradictoire . Les caractères donnés comme l'essence
du Noûs sont tels que , dans leur signification absolue, ils ne peuvent convenir qu'à Dieu.
Cependant le lien des idées et le texte même du traité De !'Ame, obligent de le reconnaître
dans l'homme : mais alors on ne peut plus lui conserver les mêmes caractères essentiels qu'à
la condition de restreindre la signification des termes. » (p. 520) .
(1) Syllogisme et induction composent la science selon la dualité de ce qui est premier en
soi et de ce qui est premier pour nous . Par là, Aristote réinterprète bel et bien le présupposé
majeur du dogmatisme antique : l'harmonie de la pensée et de l'être. « Le syllogisme propre
ment dit et l'induction sont entre eux , selon Aristote, comme l'ordre de la nature et l'ordre
de la connaissance humaine . » (Article Aristote, p . 938b) . Mais cette leçon était déjà présente
chez Ravaisson : « Ainsi se repoduit, dans la sphère même de la science , l'opposition univer
selle de l'ordre de l'essence et de l'ordre de la génération des choses , de la logique et de
l'histoire , de la raison et de l'expérience , de l'idéalité et de la réalité . » ( Essai . . . l , 501)
(2) Cette identité du sujet et de l'objet a fourni l'un des principaux motifs des interpréta
tions/répétitions scolastiques ou modernes de la philosophie d'Aristote . Donnons en trois
exemples, emblématiques :
109
LEÇONS SUR ARISTOTE
a. Saint Thomas donne toute son ampleur au principe aristotélicien qui identifie l'acte du
sentant et celui du sensible (ou celui de l'intelligence et celui de l'intelligible) . En ce sens,
on peut bien dire que la connaissance est le connu. La forme de l'objet devient parfaitement
immanente au sujet, même si leur union préserve l'identité de l'un et de l'autre (voir Jean
Luc Solère , La notion d'intentionalité chez Thomas d'Aqui n , dans Philosophie, n°24 , autom
ne 1989) .
b. La philosophie de l'identité de Schelling s'inscrit dans une possible filiation aristotélicien
ne. Après avoir cité quelques lignes du philosophe allemand - où la Raison absolue se voit
définie comme indifférence absolue du subjectif et de l'objectif - Michelet conclue : « Toute
cette doctrine est elle différente de celle qui nous enseigna l'intelligence actuelle reconnaissant
son identité avec son autre coélément ? » (Examen critique . . . , p . 267) .
c. Dans !' Encyclopédie , Hegel fait s'achever le Système sur la formule aristotélicienne de
la « pensée de la pensée » , lieu culminant de la théologie développé en Métaphysique XII .
Mais c'est toute l'activité du Noûs décrite dans le De Anima - comme séparation avec
l'intelligible et relation avc lui , ou comme pensée de soi par la réception du pensable -
qui doit être qualifiée de divine . C'est l'activité même du penser que décrit le livre d'Aristote .
« Ce que nous appelons aujourd'hui l'unité du subj ectif et de l'objectif est exprimé ici avec
la plus grande netteté . ( . ) Dans notre langage , l'absolu , ce qui est véritable , est seulement
ce dont la subjectivité et l'objectivité sont une seule et même chose , sont identiques ; c'est
ce qui est également contenu dans Aristote . » (Leçons . . . ,p . 582) .
(3) Sur ce Dieu en dehors du monde , voir les développements du livre III (posthume) de
! ' Essai de Ravaisson (Paris, 1953 , p . 44sq et 53) .
Notes de la postface .
( 1 ) Sur l' héritage platonicien de cette explication par la cause , voir Suzanne Mansion ,
Etudes aristotéliciennes , Louvain , 1984 , p . 184 sq .
(2) Contentons-nous de renvoyer ici à l'important article de Léon Robin, Sur le concept
aristotélicien de causalité , repris dans La pensée hellénistique des origines à Epicure , Paris,
1942 , p.423-485 .
(3) Voir Analytiques postérieurs I . 13 , 78 a 26 s. , et Suzanne Mansion, o . c . , p . 2 1 5 .
( 4 ) Voir les difficultés soulevées en Analytiques postérieurs 1 . 3 , et commentées par
G . G . G ranger, La théorie aristotélicienne de la science , Paris , 1976, p.74.
(5) Voir le parallèle qu'établit Michel Narcy entre les Réfutations sophistiques (Aristote)
et l ' Euthydème (Platon) dans Le philosophe et son double - Un commentaire de l 'Euthydème
de Platon , Paris , 1984, p . 159-178.
(6) Voir Pierre Aubenque , Le problème de l'être chez A ristote, Paris, 1962, p . 324, n . 4 .
(7) Voir P . Aubenque , o . c . ,p. 136- 140 .
( 8 ) Voir G . G . Granger, o . c . ,p.224-229 .
(9) Voir aussi Analytiques postérieurs I . 30 (« De ce qui relève du hasard , il n'y a pas de
science par démonstration . » 87 b 18) , G . G . Granger, o . c . ,p.281-285 , et Auguste Mansion ,
Introduction à la physique aristotélicienne, Paris-Louvain , 1945 , p . 295 sq .
( 10) Nécessaire est ce qui ne peut pas être autrement que ce qu'il est (voir Métaphysique,
V.5). Le chapitre I.6 des Analytiques postérieurs souligne l'opposition de l'accident et du
nécessaire (cf 74 b 9- 1 1 ) .
( 1 1 ) Pourquoi l e chemin s e fait-il soudain s i facile ? E n partie parce que l'interprétation
syllogistique de la cause présuppose un ordre fixe du monde , une relation éternelle entre
des formes , ou entre forme et matière , et qu'il ne resterait plus à l'esprit qu'à déchiffrer
(voir G .Jarczyk, Système et liberté dans la logique de Hegel, Paris, 1980 , p .94) .
( 12) « Il n'y a donc pour les choses périssables ni de démonstration , ni de science au sens
absolu » (Analytiques postérieurs, 1 . 8 , 75 b 23 sq) .
( 13) Exposé détaillé a u chapitre I . 13 des Premiers Analytiques. Auguste Mansion donne
les principales références, o . c . , p . 2 1 3 , n . 12 .
( 14) Voir l e s commentaires judiceux d'Auguste Mansion , o . c . ,p. 1 18 s q e t 273 s q . La
question fait l'objet de tout le chapitre VII de l'ouvrage de G . G . Granger. Ajoutons encore
ceci : la considération aristotélicienne du « ce qui arrive le plus souvent » permet de fonder
la science physique parce que d'échapper au dilemne platonicien du divers sensible et du
monde des Idées . A la division platonicienne a manqué cet intermédiaire : le contingent
nature l . Sur l'aporie du Philèbe (59 ab) tirant de la non-identité de la physis l'impossibilité
d'une science physique , voir Lambros Couloubaritsis, L 'avènement de la science physique,
1 10
NOTES
111
LEÇONS SUR ARISTOTE
que matière , forme, privation , cause motrice sont communes à toutes choses » (XII . 5 , 1071
a 32 sq) . « La cause est la même pour toutes les catégories , au moins par analogie . » (N 2,
1089 b 4) Pour une mise au point récente , voir les contributions , d'inspiration différente ,
de P. Aubenque et L. Millet au numéro spécial des Etudes philosophiques consacré à !'Analo
gie (j uillet-décembre 1989) .
(41) Voir P. Aubenque , o . c . , p . 222-225 . « Ainsi la multiplicité irréductible des signications
de l'être est-elle présentée ici . . . comme l'expression ou le signe de l'incommunicabilité des
genres » (p.225) .
( 42) « Cela signifie que si l'étant et l'un ne sont pas des genres , ils sont néanmoins , d'entrée
de jeu, une multiplicité de genres. L'éclatement de l'étant et de l'un en multiplicité de modes
et de genres, qui constitue le cœur de l'aristotélisme, est également le lieu même où se sont
toujours heurtés les interprètes de la Métaphysique . Car la question qui se pose alors est
de savoir comment peut être réalisée l'unité du savoir, et donc une science de l'étant en
tant qu'étant , compte tenu de cet éclatement même . » (Lambros Couloubaritsis, L'être et
l'un chez Aristote , Revue de philosophie ancienne, 1983 , n°1 , p.59 sq . ) .
(43) Martin Heidegger, Chemins qui n e mènent nulle part, trad . W . B rokmeier, Paris , coll .I
dées-Gallimard , 1962 , p . 106. Pour une précompréhension de l'empeiria aristotélicienne
comme épreuve des choses et acquisition du savoir, voir L . Couloubaritsis , L 'avènement de
la science physique, p . 32-34.
( 44) La raison en est simple : la sensation ne porte j amais que sur l'individuel, et non sur
le général. Comme simple établissement du fait (oti) retenu dans sa pure singularité , elle
manque le pourquoi (dioti) et s'avère incapable de fournir la cause . Vouée à la singularité ,
à la pure appréhension du ceci , la sensation échappe par nature à la dimension d'universalité
propre à la science - voir P . Aubenque , o . c . , p. 208.
(45) G . G . Granger risque ici une formule kantienne : « Sa fonction , s'il est permis de
s'exprimer ici sans danger en termes anachroniques, est la recognition dans le concept , c'est
à dire l'annonce originaire d'une propostion universelle » (o .c. ,p. 160) .
(46) M . Heidegger, Ce qu'est et comment se détermine la physis , trad. F . Fédier, dans
Questions II, p . 2 1 5 , voir aussi p . 186 sq .
(47) Sur ces deux modes de l'être , voir Catégories , 5 ; sur leur liaison , et le fait qu'ils ne
cessent de se dresser ensemble devant nous , voir Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger,
Paris , 1973 , t . I , p . 1 1 1 . On peut lire aussi les analyses que donne Erwin Straus de la perception
du général et du particulier comme un beau commentaire d'Aristote , même si ces pages ont
été écrites de manière indépendante (Du sens des sens , Berlin 1935 , trad . fr. , Grenoble ,
1989, p . 164- 167) .
(48) Voir Suzanne Mansion , o . c . ,p. 167 sq .
(49) Voir G . G . Granger, o . c . , p . 2 1 sq.
(50) Voir G . G . Granger, o . c . ,p. 13-19, ainsi que l'article « Aristote » (P. Aubenque) de
L' Encyclopedia Universalis, édit . 1980 , t.2, 400 be.
(5 1) Voir P. Aubenque , o . c . , p . 324.
(52) Solution platonicienne : « L'eidos , c'est le moment de la fixation qui tient en échec
la « Catarrhe » dont l'ousia ne cesse d'être menacée . » (Jean Beaufret, o . c . , 1 , 100) .
(53) Voir Analytiques postérieurs, 100 a 15 - b 3 , et P. Aubenque , o . c . ,p.226, G . G . Gran
ger, o . c . ,p.32. Remarquons que ces textes ne sont pas sans trouver un écho chez B ergson :
« L'idée est un arrêt de la pensée ; elle naît quand la pensée, au lieu de continuer son chemin,
fait une pause , ou revient sur elle-même : telle , la chaleur surgit dans la balle qui rencontre
l'obstacle. Mais , pas plus que la chaleur ne préexistait dans la balle , l'idée ne faisait partie
intégrante de la pensée . » ( L 'énergie spirituelle, Paris , 1919, p . 45 = Oeuvres , édition du
Centenaire , Paris, 1959, p. 848 . ) .
(54) Voir P . Aubenque , o . c . , p. 208 s q . On peut lire une idée semblable dans le De Interpreta
tione : « le locuteur arrête sa pensée , et celui qui l'écoute fixe son esprit au repos » ( 16 b
20) . Heidegger traduit ici (c'est-à-dire commente) : « Celui qui prononce de tels mots fixe
sa pensée , autrement dit, se tient en repos auprès de la chose déterminée qu'il vise . De la
même façon celui qui entend des termes comme « aller » , « être couché » , se tient en repos
auprès de quelque chose , auprès de ce qui est visé par ces termes . » ( Les problèmes fondamen
taux de la phénoménologie, cours de 1927 , trad .fr.J-F. Courtine , Paris , 1985 p . 22 1 , voir aussi
p . 305 ) .
(55) Voir P. Aubenque , o . c . ,p.55 sq , et G . G . Granger, o . c . ,p .74 sq.
(56) Voir l'important article de L . Couloubaritsis, Y a-t-il une intuition des principes chez
Aristote ? dans Revue internationale de philosophie, Aristote , n° 133-134, 1980, p . 440-471 .
112
REP È RES SUR LA VIE
ET LES ŒUVRES D ' É MILE BOUTROUX
Principaux ouvrages
1 13
TAB LE D E S MATIERES
Avant-propos 5
Leçon I: Réfutation du platonisme . 8
Leçon II : De la science . 14
Leçon III : De la science (suite) . 19
Leçon IV : De la science (fin) . 25
Leçon V: La science et l'être . 32
Leçon VI : Les éléments formels de la pensée .
Logique d'Aristote - Concepts et j ugements . 37
Leçon VII : Du syllogisme . 42
Leçon VIII : De la démonstration. 47
Leçon IX : De l'induction . 53
Leçon X: La dialectique et la définition. 59
Leçon XI : Résumé des leçons précédentes .
De la connaissance sensible . 65
Leçon XII : De la connaissance sensible (suite) . 71
Leçon XIII : L'imagination et la mémoire . 76
Leçon XIV : Doctrine du Noûs. 81
Leçon XV : Résumé de la théorie d'Aristote . 86
Postface :
Notes 100
Repères sur la vie et les œuvres d' É mile Boutroux . 1 13