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L'EXISTENTIALISME

Si la philosophie, comme 7'art et la littérature, reflète réguliè-


rement certains des caractères de l'époque, on ne peut s'étonner
du succès qu'a remporté l'Existentialisme au lendemain de la
guerre : une philosophie de l'angoisse et de l'absurde convenait au
climat psychologique créé par la défaite, l'occupation, les dépor-
tations, les exécutions, non moins que par une victoire qui apportait
avec elle d'autres menaces. Les anciennes philosophies échouaient
devant l'événement qu'elles n'avaient pas su prévoir. Le Bergso-
nisme, après un demi-siècle d'une si rare fécondité, avait perdu son
pouvoir sur une grande partie de la jeunesse, accoutumée à un plus
dur langage. Quant au Marxisme, déchu en doctrine politique, c'est
en lui précisément que l'on voyait la cause principale du mal et le
présage du pire. Qu'attendre désormais de la philosophie ? Quel
secours, quel refuge, quelles nouvelles raisons de vivre ?
L'Existentialisme a paru devoir répondre à cette attente presque
sans espoir. Rompant avec l'ensemble des systèmes du passé, i l
offrait de l'homme une image assez sombre pour paraître fidèle.
Nombre de jeunes intellectuels crurent s'y reconnaître et voulurent
recevoir les leçons des spécialistes de la psychose du siècle. Ils y
apprirent que le mal, révélé par la crise actuelle, était beaucoup
plus ancien et profond qu'ils n'avaient cru, puisqu'il était né avec
l'homme, mais qu'on l'avait généralement caché aux hommes.
On leur disait maintenant ce qu'avant eux on osait à peine mur-
murer et on les invitait à se poser à haute voix ces simples et vieilles
questions : Qu'est-ce que l'existence ? Pourquoi sommes-nous ?
Comment pouvons-nous vivre ?
Nous nous proposons de considérer ici la façon dont les nouveaux
thérapeutes ont tenté de résoudre ces problèmes. Nous le ferons
du point de vue le plus général, en restant à une altitude suffisante
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pour dominer le paysage existentialiste dans ses grandes lignes


et en évitant les détours qui fatigueraient les honnêtes gens non
rompus à cette sorte d'alpinisme.

* *

L'Existentialisme n'est pas une philosophie, mais un mouvement


qui entraîne l'ensemble des philosophies, dites de l'existence. Celles-
ci présentent entre elles des caractères assez différents pour qu'une
même définition soit difficilement applicable à toutes à la fois. Aussi,
dans l'impossibilité de les examiner chacune à part, nous bornerons-
nous à distinguer dans le mouvement général deux courants prin-
cipaux : le courant chrétien et le courant athée, dont les représen-
tants les plus 'connus en France sont respectivement M . Gabriel
Marcel et M . Jean-Paul Sartre.
Ce qui, en dépit de leurs divergences, caractérise ces différentes
philosophies, c'est leur opposition massive à l'ensemble des systèmes
en usage depuis les origines sur l'importance et la signification à
donner au mot existence.
Qu'enseignaient donc les anciennes philosophies ?

LES THÉORIES DE L'ESSENCE

Depuis Platon, l'existence était conçue par rapport à autre chose,


dont elle procédait nécessairement, et qui se présentait, dans la
diversité des doctrines, comme ce à quoi l'on peut donner le nom
d'essence.
Toute chose existante n'existait que comme l'actualisation d'une
essence éternelle, immuable, qui était en quelque sorte son modèle,
mais qu'il lui était impossible de réaliser dans sa perfection. U n
homme existait parce qu'il y a une essence humaine, laquelle s'actua-
lisait en lui. Cette essence ne pouvait suffire cependant à rendre
compte que cet homme fût tel homme parmi d'autres, différent
de tous et par conséquent unique. Aussi fallait-il admettre d'autres
essences, et qu'il pût y avoir communication entre elles, en
sorte qu'un même être participât de différentes essences.
Dans ce système assez confus où bien des problèmes demeurent
d'ailleurs non résolus, comme par exemple celui du passage de
l'essence à l'existence, i l fallait admettre aussi que les essences, qui
ne sont jamais intégralement réalisables, ne sont pas non plus
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nécessairement appelées à l'existence. Qu'une chose nouvelle


apparaisse dans le monde, telle qu'une rose de couleur bleue ou
un métal léger comme l'aluminium, cela signifie qu'un possible est
réalisé, non qu'il dût l'être par nécessité : nous dirons simplement
que l'essence de la rose bleue ou celle de l'aluminium sont parvenues
à l'existence. Mais quand je dis : j ' a i vu une rose, je désigne une
essence (la rose) et j'affirme en même temps son existence (j'ai vu),
c'est-à-dire son apparition dans le monde, sa réalisation. Où donc
est l'être véritable ? Doit-on le reconnaître dans l'essence, qui n'est
qu'un possible mais éternel, ou dans l'existence, qui n'est que la
réalisation imparfaite et transitoire de ce possible ?

*
**

Platon a répondu à cette question en accordant l'être véritable


à l'essence, sans laquelle rien ne serait intelligible. Cette essence
ne peut que se dégrader en passant du monde des « Idées » au monde
précaire des existants, car l'existant ne représente qu'une manière
d'exister limitée dans l'espace et dans la durée, ce qui exclut les
autres manières possibles en lesquelles pourrait s'actualiser la
même essence. L'existence demeure donc incapable de réaliser
l'essence dans sa richesse, sa plénitude et sa perfection. Nous
pouvons imaginer assez bien cette limitation et cette déchéance
en observant ce qui se produit régulièrement lorsque, dans la
vie quotidienne, nous passons de l'idéal au réel ou du projet à
l'acte.
Quand nous sortons du concert, du spectacle ou de la lecture d'un
roman, le retour au réel s'accompagne chez nous d'un certain
malaise — la « nausée » de Sartre. Même dans la vie pratique, la
différence est toujours sensible entre ce que nous espérions et ce qui
se produit. Parmi divers projets, i l nous faut à chaque instant
choisir, et celui pour lequel nous optons nous prive, du moins dans
le même temps, de la possibilité de poursuivre les autres. Ce radieux
après-midi, je puis l'occuper de différentes façons : chez un ami, à
une promenade en forêt, à une démarche urgente, etc. Tout chargé
de ces divers possibles, i l m'enchante, mais je ne puis réaliser que
l'un d'eux. Ainsi peut-on concevoir qu'il en aille pour l'existence
même, prise dans son ensemble : si nous avons gardé quelque reflet
des essences éternelles dont nous participons, i l ne nous est pas
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donné de les incarner dans leur perfection puisque la réalisation


d'un possible écarte nécessairement les autres. Le Vrai, le Beau,
le Bien résident seulement dans l'éternité dont nous sommes issus.
La plus belle femme que l'on puisse imaginer n'est pas la beauté
même, puisqu'elle ne saurait être à la fois là plus belle blonde et la
plus belle brune. Aussi l'idée même de la « plus belle femme du
monde », devant la diversité des expressions du Beau en soi, est
une idée inconcevable à qui prend la peine de la considérer.

*
* *

Les essences ont été envisagées après Platon de façons assez


différentes. Aristote s'est un peu moqué de son maître, et n'a voulu
voir dans ces essences que des représentations de l'esprit. Mais
représentations nécessaires, et sans lesquelles i l ne saurait y avoir
de science, car i l n'est science que de l'universel. Si elles n'ont pas
de réalité hors des existants, nous les constituons à travers ceux-ci ;
c'est en reconnaissant les caractères communs à Pierre et à Paul
que nous pouvons concevoir une nature humaine, c'est-à-dire
l'essence de l'homme, connaissance sur laquelle doit se fonder,
en même temps que la science, la morale.
L a philosophie chrétienne n'abandonne pas les essences, et
dans son effort pour concilier les théories des penseurs grecs avec
le dogme, elle se développera successivement selon l'une et l'autre
des deux philosophies. Avec saint Augustin, les « Idées » de Platon
ne se présenteront plus comme des choses séparées, mais seront les
idées mêmes de Dieu. Avec saint Thomas d'Aquin, l'essence consis-
tera dans la « forme », c'est-à-dire dans l'âme, qui détermine la
matière, lui donne sa manière d'être.
Les différents systèmes qui s'élaboreront par la suite interpré-
teront de- façons plus ou moins nuancées le dualisme essence-
existence, mais s'efforceront toujours de le ramener à l'unité en
affirmant la primauté du premier des deux termes. A cet égard,
la science moderne ne se sépare pas de la philosophie. Elle reconnaît
la primauté de l'essence, et l'on peut dire que, si la seule réalité
appartient à l'existence, lieu des choses tangibles, la vérité réside
dans l'essence, lieu des choses intelligibles. En d'autres termes,
la réalité est toujours particulière, et la vérité nécessairement
universelle. Ce que cherche la science à travers les phénomènes,
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ce sont les lois universelles qui les régissent. Quand elle dit que
« la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits », elle ne
désigne aucune existence particulière, mais constate, à travers toutes
les conditions existentielles possibles du triangle, un rapport qui
est bien un rapport universel et qui touche l'essence même du
triangle. Science et philosophie, depuis l'antiquité, se fondent
donc sur ce que l'on peut appeler un « essentialisme », en ce sens
qu'elles accordent la priorité, ou en tous cas la primauté, à l'essence
sur l'existence.
Sur quoi s'appuie donc l'Existentialisme pour renverser un
ordre si ancien et une orientation si féconde ?

LES PHILOSOPHIES DE L'EXISTENCE

Il nous faut ici passer, ou plutôt tomber d'un monde dans un


autre, car c'est une chute qui nous précipite du monde des Idées
dans celui des Choses. Comment ne pas évoquer les âmes de Platon,
qui vivaient au ciel dans la contemplation des essences et qui
soudain perdent leurs ailes et s'abattent dans un corps terrestre ?
Mais la chute est plus brutale encore, car, dans ce corps terrestre,
nous n'avons même plus le vague souvenir — la réminiscence
platonicienne — des pures visions de l'éternité. Désormais, l'homme
est seul — « délaissé », dit Sartre avec Heidegger — sans appui,
sans conseil, sans promesse, sans rien qui puisse nous dire jamais
si nous sommes dans le vrai.
L a vérité, pour être admise en tant que telle, se veut universelle,
et nous sommes condamnés à vivre maintenant dans le particulier.
Toute définition même est nécessairement abstraite, puisqu'elle
doit rester valable pour tout un ordre de réalités, et notre existence
est obligatoirement concrète, puisqu'elle est unique, et par consé-
quent irréductible à toute définition. Aussi les philosophes de
l'Existentialisme ont-ils souvent recours, pour se faire entendre, à
des fictions, à des descriptions ou analyses d'états psychiques,
de conflits moraux ou sentimentaux, qui trouvent plus aisément
leur place dans le cours d'un roman ou d'une pièce de théâtre
gu'elles ne se laissent condenser dans le cadre d'un traité. Pour
saisir la pensée d'un Gabriel Marcel, on a plus tôt fait de voir jouer
le Monde cassé ou Rome n'est plus dans Rome que de lire Etre et
avoir ou le Journal métaphysique. L'attitude de Camus se comprend
mieux dans VEtranger ou dans la Peste que dans le]Mythe de Sisyphe.
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E t pour Sartre, surtout, il est infiniment plus commode de l'abor-


der dans la Nausée, ou devant Huit clos ou la P... respectueuse qu'à
la lecture des sept cents et quelques pages de Y Etre et le Néant.
A défaut de définitions, qui presque toujours seraient trop
étroites, et de développements littéraires qu'il ne peut être question
de résumer, nous essaierons de nous faire une idée de ce sur quoi les
différents philosophes de l'existence sont à peu près d'accord, c'est
à-dire sur les propositions les plus générales de l'Existentialisme.

*
* *

Les choses que nous connaissons, telles que nous les connaissons,
n'existent que par nous. Comment les connaîtrions-nous autrement ?
Nous devons donc admettre qu'une chose existe dans la mesure où
elle est, non pas « en soi », ce qui ne voudrait rien dire, mais « pour
nous ». Il ne nous est pas possible de concevoir qu'une pierre, qui
existe évidemment en soi, existe aussi « pour soi », car cela revien-
drait à reconnaître à la pierre une conscience que rien ne nous
autorise à lui accorder. Cette pierre existe à partir du moment où
elle surgit à une conscience. Aussi l'Existentialisme lui refuse-t-il
l'existence proprement dite : il reconnaît qu'elle est, non qu'elle
existe au sens où nous entendons ce mot quand nous parlons de notre
existence, car exister n'exprime pas un état, mais une action, et
une action précisément propre à l'homme. Au besoin, on sollicitera
quelque peu l'étymologie pour lui faire dire que ex-sistere ce n'est
pas seulement sortir (ex) du néant pour se poser (sistere) dans le
réel, mais plutôt sortir de soi-même, sortir du milieu intérieur où
les êtres qui ne pensent pas demeurent enfermés, et même, avec
plus de précision, passer d'un état actuel, celui où nous sommes dans
l'instant, à quelque autre qui n'était que possible et qui dès lors
devient à son tour actuel.
Exister, c'est donc passer d'un état à un autre, c'est-à-dire
changer, ou mieux, devenir ; et devenir, naturellement, ce que l'on
pouvait être, c'est-à-dire réaliser l'un des possibles qui s'offrent à
nous à chaque instant. %
Cela ne suffirait pas toutefois à distinguer l'homme de l'animal
si le devenir humain, à la différence de celui des autres vivants,
qui sont déterminés à être selon leur constitution et à agir selon
leur instinct, ne comportait la possibilité, voire l'obligation, du
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choix. Ce choix caractérise bien le devenir humain, puisqu'à chaque


instant l'homme est appelé, non seulement à agir dans un sens ou
dans un autre, mais à choisir entre différents actes possibles, à
décider de ce qu'il va faire ou ne pas faire. Exister signifie donc
choisir, et l'on existe dans la mesure où l'on est capable de choisir,
c'est-à-dire dans la mesure où l'on est libre.
Voici donc posée la liberté. E t posée, pourrait-on dire, comme
Vessence de l'homme. Mais l'existentialisme se refuse à procéder
d'une essence. Il n'y a pas d'essence de l'homme, il n'y a pas de
« nature humaine » : i l n'y a qu'une « condition humaine », dans
laquelle l'homme choisit, librement, d'être ce qu'il veut être, et
par conséquent choisit son essence individuelle. Tel est le renver-
sement des rôles, qui fait que désormais l'existence précède l'essence,
la choisit, la crée peut-être, en chaque individu, selon la libre
décision de celui-ci.

Est-ce bien là cependant ce que nous avons conscience de faire


ou voyons se faire autour de nous ? Ce n'est pas ce que soutient le
philosophe. L a plupart des gens que nous voyons dans la rue ne
semblent pas en proie à de graves et profonds problèmes. Beaucoup
renoncent au choix, ou choisissent de se laisser aller, de s'abandonner
aux courants d'opinions, à la pente de la facilité. A u contraire,
l'homme authentique choisit, et non pas une fois pour toutes, car
il cesserait alors d'exister authentiquement, mais demeure capable
de choisir à chaque instant entre tous les possibles qui s'offrent à
lui et, par ce choix, d'avancer, de dépasser ce qu'il était naguère et
ainsi de garder la chance de se dépasser sans cesse.
Est-il cependant possible d'aller très loin dans cette voie ?
Si je dois faire ma propre destinée, constituer mon essence dans
mon propre devenir, puis-je faire tout ce que je veux ?
Nul ne soutiendrait sérieusement que l'homme dispose d'un
tel pouvoir, qu'il ne connaisse aucune limite que sa ^volonté ne
soit capable de franchir. Si nous sommes, nous sommes « là » (dasein,
dit Husserl), nous sommes « dans le monde » (Sartre), nous sommes
« en situation » (G. Marcel). L'individu n'est pas libre de faire tout
ce qu'il veut (la liberté absolue voudrait d'ailleurs qu'il fût capable,
non seulement de ce qu'il veut, mais de vouloir autre chose que ce
qu'il veut, en quoi la notion même de liberté s'abolirait dans
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l'absurde), mais i l est libre d'apprécier les choses, de leur conférer


une signification, donc de choisir ce qu'elles signifient, c'est-à-dire
ce qu'elles seront pour lui.
Je ne suis pas libre d'être riche ou d'être bien portant, mais
je suis libre de mon jugement à l'égard de la santé et de la richesse.
Infirme, je puis être honteux ou fier de mon infirmité, m'en servir
pour excuser quelque insuffisance, ou au contraire y trouver une
incitation à agir et une raison supplémentaire à mon effort. De la
sorte, si je ne puis rien contre le monde en soi, je puis tout à l'égard
de ce qu'il est pour moi. Je me fais le monde que je veux et c'est
en me faisant ce monde que je me fais moi-même, car c'est en
choisissant ce que le monde doit être selon ma conscience que nia
conscience choisit précisément d'être ce qu'elle est. En cela consiste
la liberté, qui est le propre et le moyen de l'existence au sens fort
du mot, de l'existence que l'on assume dans sa plénitude.

* *

« Assumer » revient souvent dans le vocabulaire existentialiste


et l'idée est de grande importance si l'on songe que le choix d'une
manière d'être dans le monde se confond avec celui de la manière
d'être du monde que l'on choisit, et nous rend par conséquent
doublement responsable. Je suis responsable de ma propre conduite,
et en même temps de la marche du monde, car je suis engagé dans
une aventure — « embarqué » disait déjà Pascal — où j'ai choisi
ce qui devait être. Je ne puis donc plus me désolidariser de ce
monde sans me trahir moi-même. Je ne puis, par exemple, me
désintéresser de la guerre en Corée, car j ' y participe dans la mesure
où j ' a i accepté qu'elle eût lieu et où je souhaite la victoire de l'un
ou de l'autre des deux partis. Mais si j'échoue dans mon entreprise ?
Si le monde n'est pas ce que j'ai voulu, ou s'il est devenu ce que je
voulais, mais que je m'aperçoive que j'ai eu tort de le vouloir ainsi ?
Dans les deux cas, je me serai trompé, et i l me faudra alors assumer
l'échec comme j'avais assumé le combat.
C'est là le risque inévitable, et la raison de cette « angoisse »
qui tient tant de place dans les écrits des existentialistes. Il n'en
peut être autrement si l'on reconnaît avec eux que l'existence est
liberté, que la liberté implique le choix, que le choix est engagement,
et que l'on ne peut s'engager, d'une part, sans la certitude de perdre
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ce que l'on a écarté, d'autre part, sans l'inquiétude de voir échouer


le projet que l'on a adopté.

L'EXISTENTIALISME SPIRITVALISTE

L'angoisse que connaissent les penseurs existentialistes s'exprime


sous bien des formes et avec bien des nuances particulières qu'il
n'est pas possible de considérer dans cette brève étude. Pour s'en
faire une idée, i l suffit de regarder, dans Y Introduction aux existen-
tialismes, le curieux arbre existentialiste qu'a dessiné le regretté
Emmanuel Mounier. Les racines de cet arbre portent les noms de
Socrate, du Stoïcisme, de saint Augustin, de saint Bernard. Le tronc,
presque entièrement occupé par Kirkegaard, sort du sol avec
Pascal et Maine de Biran et la Phénoménologie s'inscrit à son
sommet. A u delà, sur de multiples branches ou rameaux, on voit,
à gaucHe, les noms de Nietzsche, Heidegger et Sartre, puis de gauche
à droite, ceux de L a Berthonnière et Blondel, Bergson et Péguy,
Landsberg et Scheler, K . Barth et Buber, Berdiaeff, Chestov et
Soloviev, Gabriel Marcel et, avant Jaspers, l'étiquette de ce
Personnalisme dont Mounier lui-même s'était fait le champion.
La majorité de ces noms représentent des philosophies spiritua-
listes dont la plupart admettraient sans doute, avec l'auteur, que
« l'existentialisme est une autre manière de parler le christianisme ».
On ne saurait s'en étonner si l'on observe que le judéo-christianisme
a toujours fait une distinction absolue entre l'homme et le reste
de la création. Aussi bien, le premier moderne qui ait parlé
de cette « autre manière » est-il un chrétien, Sôren Kirkegaard,
fils d'un pasteur danois.
Plusieurs des nombreux ouvrages de cet apôtre de l'Existen-
tialisme ont été traduits en français, notamment son Journal,
Crainte et tremblement, Post-scriptum aux miettes philosophiques.
Aucun ne propose un système. Bien au contraire, une telle idée
répugnait à ce solitaire qui s'indignait par avance de l'usage
qu'après sa mort les « professeurs » feraient de ses œuvres. Il est
l'adversaire de tout système et c'est au système de Hegel, à cet
absolu du Système, qu'il oppose l'absolu de l'Existence.
Esprit caustique, tempéramment passionné, caractère bizarre,
Kirkegaard a connu toutes les angoisses d'un croyant qui n'a pas
reçu l'éducation religieuse qui convenait à sa nature. L a raison
ne pouvait apporter aucune réponse décisive à son inquiétude, car
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il estimait que les « conclusions de la passion sont les seules dignes


de foi, les seules probantes ». L a raison ne tient compte que des
essences, et s'exerce par conséquent hors de la réalité ; mais la vie
échappe aux exigences rationnelles, car elle est perpétuelle contra-
diction, obligation de choisir à tout instant entre les possibles.
Nous ne pouvons donc nous arrêter à l'intelligible, où précisément
s'abolirait le mystère. Rendre le christianisme vraisemblable, ce
serait le détruire. Il ne faut donc pas songer à prouver l'existence
de Dieu (ce serait un blasphème !) mais accepter le perpétue!
paradoxe, à commencer par celui d'un Dieu qui se fait homme et
réalise l'inconcevable scandale de la Croix. Il faut donc se résoudre
à ne pas savoir et se borner à croire, à vivre sa foi, avec tout ce que
cela implique de crainte de l'erreur, du péché, de l'insuffisarce
de l'effort, de la faillite devant le salut.
Beaucoup plus accessible que ce penseur farouche, M . Gabriel
Marcel est aujourd'hui le représentant le plus notoire de l'existen-
tialisme catholique. Tard converti, i l a noté régulièrement ses
réflexions sur les problèmes que pose l'existence et les solutions
qu'il croit y avoir trouvées. Son Journal métaphysique puis Etre
et avoir (déjà cités), Homo viator, et tout récemment Le Mystère
de ïêtre (que doit suivre Foi et réalité), témoignent de son constant
effort pour saisir la réalité concrète et élucider ses énigmes. Son
inquiétude se traduit souvent en formules heureuses et propres à
la communiquer au lecteur. Les croyants sont-ils toujours perfaite-
ment conscients de leur attitude ? « Je ne sais pas si je crois en
Dieu ou non (devraient dire la plupart) — et je ne suis d'ailleurs
même pas du tout sûr de savoir ce que c'est que croire en Dieu. »
L a vie paraît absurde, et cela fait partie intégrante de sa structure.
Le fait d'accepter la vie est cependant un acte libre : si on ne la
refuse pas (par le suicide, par exemple), i l reste à lui donner un
sens, et ce sens appelle un acte de foi. Dès lors, l'espérance qui
« est à l'âme ce que la respiration est à l'être vivant », s'oppose
au désespoir et permet de surmonter l'absurdité de l'existence.

L'EXISTENTIALISME ATHÉE

Mais si Dieu n'existe pas ?


C'est sur cette négation que se fonde l'existentialisme dont on
parle, celui qui a fait scandale et que l'on pourrait appeler l'Existen-
tialisme intégral, dont les représentants les plus notoires sont
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Martin Heidegger en Allemagne et Jean-Paul Sartre en France.


Sartre a le mérite d'avoir érigé la tendance en système dans
l'énorme et harassant traité de Y Etre et le Néant, ainsi que dans
quelques écrits de vulgarisation comme Y Existentialisme est un
humanisme. Il a d'autre part illustré quelques-uns de ses thèmes
favoris dans les romans, les nouvelles, les pièces de théâtre que
l'on sait, et l'on ne démêle pas bien, dans le bruit fait autour de
son nom, la part qui revient à la hardiesse assez cynique du philo-
sophe, à la puissante originalité de l'écrivain et à l'exploitation que
fait de l'une et de l'autre et de l'une par l'autre une publicité d'une
remarquable efficacité. Mais c'est de la philosophie seule qu'il
s'agit ici, laquelle nous renvoie inévitablement à Y Etre et le Néant.
Or, cet « essai d'ontologie phénoménologique » ne s'adresse pas
au grand public, ni même au grand public cultivé, et se prête aussi
peu que possible à un résumé qui le rendrait accessible à tous. On
en peut juger dès la première phrase de l'Introduction, où i l faut
admettre que : « la pensée moderne a réalisé un progrès considérable
en réduisant l'existant à la série des apparitions qui le manifestent »,
c'est-à-dire en réduisant Yêtre au paraître, Yessence à Y apparence.
Cette idée, familière aux philosophes depuis Husserl, n'est que
l'une des moins difficiles du traité. Mais les choses ne peuvent
apparaître qu'à une conscience, et si la phénoménologie nous
enseigne aussi que « la conscience est toujours conscience de quelque
chose », i l reste à l'expliquer, à dire en quoi elle consiste. Heidegger
en avait donné une définition que Sartre complète ainsi : « L a
conscience est un être pour lequel i l est dans son être question de
son être... en tant que cet être implique un être autre que lui ».
L a conscience n'est en effet concevable que par opposition à
l'en-soi, et par conséquent dans la perspective du pour-soi, ce qui
donne ceci :
« Le pour-soi est un être pour qui son être est en question dans
son être en tant que cet être est essentiellement une certaine
manière de ne pas être un être qu'il pose du même coup comme
autre que lui ».
L a pensée sartrienne n'est pas toujours de ce style et nous la
trahirions lourdement en le laissant supposer, mais i l nous faut
renoncer aux développements où elle s'explicite pour tenter de
donner une idée de son contenu original. Nous aurons à nous référer
pour cela à ce qui a été dit plus haut de l'Existentialisme en général,
en renforçant certaines de ses propositions, en les changeant au
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besoin en affirmations catégoriques et en les poussant jusqu'à


leurs extrêmes conséquences. Nous ajouterons en parenthèse les
interrogations qu'elles appellent et, à notre avis, laissent en suspens.

*
* *

L a première et fondamentale affirmation de l'Existentialisme,


celle qui reconnaît la priorité à l'existence sur l'essence, est dépassée
d'emblée dans la dialectique sartrienne. Il n'y a pas de nature
humaine parce qu'il n'y a eu personne pour la concevoir, pour !a
fixer d'avance. Il faut admettre que l'homme existe d'abord,
se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit ensuite.
L'homme est ainsi en possession de ce qu'il est, et lui seul, et de
cela seul.
(Est-ce à dire que l'espèce humaine n'existait pas avant iui ?
Voit-on quelquefois un être humain né d'une autre espèce ?)
E n fait, la priorité donnée à l'existence signifie que l'homme
n'existe qu'à partir de la subjectivité. L'existence vraie commence
et finit avec la conscience, et l'être conscient, c'est-à-dire l'homme,
est la mesure de toute chose.
(Faut-il entendre qu'il ne doit cette conscience à personne ?
Aurait-il une conscience, et ainsi faite que l'on voit habituellement,
s'il n'avait pas été élevé par des hommes ?)
L'individu, i l est vrai, n'est pas totalement libre de soo être,
car i l est « en situation ». Il ne lui appartient pas d'être homme ou
femme. Mais i l lui appartient de se donner une manière d'être,
c'est-à-dire de choisir, dans les limites de ce qu'il est, ce qu'il sera.
En ce sens, i l est « condamné à être libre ». Il peut choisir d'être
chaste, de se marier sans avoir d'enfants ou de se marier et d'avoir
des enfants ; mais i l lui faut choisir et ne pas choisir est encore un
choix dont i l est pleinement responsable.
(Cela se peut-il affirmer cependant de l'individu que l'on appelle
« irresponsable » ? E t n'y a-t-il pas des degrés dans la responsabilité,
selon l'âge, l'éducation, la culture, la fortune, etc. ?)
Ayant accepté l'existence, j ' a i accepté la responsabilité de
tout ce qui existe. « L a responsabilité du pour-soi est accablante,
puisqu'il est celui par qui il se fait qu'il y ait un monde ; et, puisqu'il
est aussi celui qui se fait être, quelle que soit donc la situation où i l
se trouve, le pour-soi doit assumer entièrement cette situation
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avec son coefficient d'adversité propre, fût-il insoutenable ; i l doit


l'assumer avec la conscience orgueilleuse d'en être l'auteur, car les
pires inconvénients ou les pires menaces qui risquent d'atteindre
ma personne n'ont de sens que par mon projet ; et c'est sur le fond
de l'engagement que je suis qu'ils paraissent. Il est donc insensé
de songer à se plaindre (etc.). »
(Cette conception de la responsabilité se réfère-t-elle à une
conscience surhumaine de la liberté ? Ne croirait-on pas plutôt
que la conscience n'y est décidément pour rien et que, dès lors,
notre liberté soit celle de l'instinct, — c'est-à-dire la négation
même de la liberté, au sens classique du mot ?)

Les difficultés de sa propre thèse n'échappent pas à l'auteur de


YEtre et le Néant. Aux dernières pages de son livre, paru en 1943,
il posait des questions qui devaient trouver une réponse sur le
terrain moral et auxquelles il se promettait de consacrer un prochain
ouvrage. Celui-ci n'a pas encore paru. L'éthique sartrienne verra-
t-elle jamais le jour ?
Si l'on fait abstraction des divagations et des mystifications
plus ou moins conscientes auxquelles i l donne lieu dans les cafés
ou dans la presse, le succès de l'Existentialisme nous paraît s'expli-
quer et se justifier par la raison que nous donnions au début de cette
brève étude. Il était, sinon la philosophie même que l'on attendait,
de quoi l'avenir décidera, du moins une tentative pour répondre à
cette attente. Chez les croyants, i l a secoué bien des consciences ;
des prélats en ont conseillé l'étude comme « une cure de subjec-
tivité ». Aux autres, il a proposé une philosophie d'action, sans
recours au matérialisme ni au spiritualisme, une philosophie qui
prétend rendre à l'homme sa dignité en lui parlant un langage
purement humain.
Les intentions sont sans doute excellentes de part et d'autre.
Elles ne font pas oublier que l'enfer en est pavé.

ROGER LUTIGNEÂUX.

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