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Sexistence
Accompagné d'unfrontispice
de Miquel Barce/6
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Galilée
I.:ÉDIT!ON ORIGINALE DE SEXISTENCE A ÉTÉ TIRÉE À JO EXEMPLAIRES
NUMÉROTÉS DE 1 À 10, ENRICHIS D'UNE PAGE AUTOGRAPHE DE I.:AUTEUR
ET SIGNÉS AU COLOPHON PAR JEAN·LUC NANCY ET MlQUEL BARCEL6
Sexistence
Accompagné d'unfrontispice
de Miquel Barce/0
x-..x
)(iii
Éditions Galilée
Oe remercie pour leurs lectures et leurs conseils Cécile Bour
guignon, Rosaria Caldarone, Ariane Chottin, Zeynep Direk,
Mathilde Girard, juan-Manuel Garrido et Hélène Nancy)
Préliminaires
Fatalité?
1. Librement adapté de" Unaqu� res haec est, cuius qrJam plurima
habemttS! Tam magis ardescit dira cupp�din� pectus », Lucrèce, D�
natura rerum, N, 1089-1090. « C'est le seul cas, en effet, où plus
nous possédons, plus notre cœur s'embrase de désirs furieux» (tr. fr.
A. Ernout); «et c'est bien le seul cas où plus nous p ossédons,/ plus
notre cœur brûle d'un funeste désir'' (tr. fr. J. Kany-Turpin) ; • de
cette chose seule on voit que plus on al et plus vous ard le cœur
son funeste désir » (tr. fr. B. Pautrat, à nouveau citée plus loin).
11
à se confondre dans le silence du baiser. Montaigne
parle des << immodérées et enchanteresses blandices de la
volupté1 ».
12
Nous sommes en vérité au point crucial de ce qui
se nomme « le sexe » ; non les différences de sexes, ni
les sexualités difé
f rentes, mais le sexe en lui-même,
c'est-à-dire en tant qu'acte et non en tant qu'organe
ou fonction. En tant que ça se passe - de quelque
façon que ce soit, comme rapport ou comme attente,
comme jouissance ou comme déception. En tant que
ça demande à se passer, que ça demande à se faire non
pas comme un besoin doit être satisfait mais comme
une poussée s'exerce, comme une excitation s'excite,
s'exalte, s'exaspère et pour tout dire - en ne disant
peut-être plus rien -sexiste: se lève et se propulse dans
l'existence en tant que l'un au moins de ses plus éner
giques ressorts - pourtant aussi bien le moins néces
saire, le plus excédent (sinon même excédant).
car il doit être son sexe. Dès que le sexe devient organe,
il me devient étranger, il m'abandonne d'acquérir ainsi
l'autonomie arrogante d'un objet enflé et plein de soi.
Cette enflure du sexe devenu objet séparé est une sorte de
castration. [ }L'organe, lieu de la déperdition parce
. . .
13
Le point crucial, c'est bien ceci: que le sexe soir une
exigence er un excès, que sa demande jamais assouvie
-car elle n'est pas destinée à l'être- s'annonce dans
la difficulté du mot dira tel que l'emploie Lucrèce :
rerme d'augure, désignant un présage funeste mais
aussi la puissance d'une fureur. Fureur elle-même
faste et néfaste, augure de faveur et de frayeur puisque
-c'est ce que Lucrèce développe-ce qui l'apaise la
déchaîne encore et elle se retrouve toujours sur son
propre seuil. Telle est sa fatalité :
14
de la fleur de la vie, que le corps sent déjà
l'avant-goût des plaisirs, que Wnus se prépare
à jeter la semence en des champsféminins,
ils st clauent corps à corps, avides, de leur bouche
mélangeant la salive, ils souJ!ùnt dans la bokLhe
où s'impriment leurs dents, et tout cela en vain :
il ny a rien ici qu'ils puissent arracher,
et quant à pénétrer, quant àfaire passer
tout feur corps dans un corps ils en sont empêchés.
15
Ce cours se relance et se redemande lui-même car
il n'a pas de fin : il ne passe nulle part, il s'éprouve
et s'approuve en son passage même. Lucrèce discerne
très bien ce qui se passe ; il poursuit, dans une hâte ou
une pression prosodique qui semble elle-même s'es
souffler devant et dans ce qu'elle dit:
16
Quand enfin Le désir
amassé par les nerfs a jailli au-dehors,
un court arrêt se fait dans l'ardeur violente;
puis la rage renaît, revient cetteforeur
où ils ne savent quoi ils désirent toucher.
Libération ?
17
fin la plus manifeste, celle de faire des enfams, n'est
pas bien clairement reliée à la violence de son appel.
Si ce dernier devait être compris comme la ruse d'une
raison biologique, on comprendrait mal d'une part
l'ignorance si large du sexe sur lui-même et d'autre
part toute son habileté à se détourner, quand il le veut,
de la procréation.
Le sexe se connaît aussi peu qu'il s'éprouve avec puis
sance et insistance. C'est aussi pourquoi il demande
des préliminaires pour passer à l'inconnu, pour se
livrer à s a fatalité et à sa contingence : faire l'amour
n'est jamais plus assuré que déclarer l'amour. Quand
on le déclare on sait seulement qu'on est emporté
et qu'on ouvre une perspective sans fin ; quand on
le fait, il en va de même, à ceci près qu'on peut se
représenter une fin -alors même qu'on ne sait pas
de quoi ni en quoi ou comment elle sera vraiment
une fin. Aussi faire l'amour peut-il toujours engager
à le déclarer, cependant que le déclarer engage en
principe à le faire.
La fatalité se révèle ambiguë : l'amour promet tout
et le sexe par surcroît ; le sexe promet une fin, mais en
se cachant qu'elle pourrait s'infinitiser. Toute promesse
1 ' 'A )
est exposee a n etre pas tenue : c est sa nature meme.
A
18
C'est presque la même chose et pourtant cela se
sépare ou du moins se divise puisque le sexe peut se
proposer circonscrit - à une durée, à un contexte, à
un type de rapport - ce que l'amour exclut par prin
cipe. Cette division elle-même prend des formes et des
allures très diverses selon les cultures. Il semble bien
pourtant que le plus souvent quelque chose se joue de
cette division instable, même là où ce que la culture
occidentale a promu comme « amour » se trouve plutôt
déplacé en lien d'appartenance conjugale ou familiale.
La force du désir - de ce désir qui polarise toutes les
valeurs possibles du mot « désir - se manifeste avec
>>
19
tretenir la vitalité. Émancipées des contraintes civiles
et religieuses, ne relevant que de dispositions et de
choix personnels, les sexualités seraient analogues
aux activités et préférences sportives, touristiques ou
esthétiques. Au reste, ces registres se recoupent à plus
d'un égard dans une sorte de multimedia voluptueux
où l'orgasme en réalité virtuelle se mêle aux sex toys
à emporter en voyage vers des plages à cocotiers ou
aux tests psychologiques qui vous révèlent quel amant
vous êtes, comment vous pouvez mieux exciter vos
partenaires ou faire durer votre couple.
Il est bien clair que cet éréthisme de magazine et
ce priapisme worlwide composent les symptômes élo
quents d'un asservissement plutôt que d'une libéra
tion. On peut et on doit se réjouir de ce que soient
effacées les formes d'interdit, de répression, de discri
mination et de culpabilité qui avaient contraint les
mœurs d'un autre âge. Il n'en reste pas moins que cette
émancipation, comme d'autres, ne sait pas vraiment
de quoi ni vers quoi elle s'est libérée. En témoigne
la fébrilité avec laquelle cette libération s'affaire à
promouvoir un sexe qu'elle ne cesse de montrer fragile,
délicat, complexe et fuyant.
Une critique presque aussi répandue et presque
aussi « marchandisée » que la pornographie elle
même dénonce cette société de jouissance consumé
riste et de consommation sexuelle. Le mot et l'idée
de la « jouissance)) y sont ravalés à la misère de l'avi
dité dévoratrice, à la triste recherche d'une insatiable
satisfaction. On décèle les ravages d'un ego réduit à sa
20
propre réplétion et la transformation du capitalisme
en boulimie spéculative et en engorgement financier
par étranglement du modèle consumériste lui-même
- donne la toile de fond d'une civilisation vouée à se
gaver comme une oie pour finir comme l'oie étouffée
dans sa propre graisse.
De fait, à côté de la spéculation financière et de
la frénésie énergétique se détachent deux régimes
de surconsommation : celui du sexe et celui de l'art.
C'est-à-dire deux régimes placés l'un et l'autre sous
le signe de ce qu'on pourrait appeler une nomina
tion exponentielle : en disant « sexe ou en disant
»
21
L'espèce s'enivre de sa sexualité : à ce point-là, et
toujoursplus, c'est surprenant. Envie dëtre... ce qu'elle
est, à savoir sexuée : affichant à tous ses panneaux et
réclamant ses caractères sexuels, se représentant sa diffé
rence sexuelle comme s'ils n'avaientpas encore assez« su
qu'ils étaient nus » 1•
22
un dénudement plus intime encore, peut-être sans
fond ou inatteignable. Ce qui veut dire aussi que les
façons de réagir à la<< libération sexuelle ll, qu'elles se
veuillent éthiques, politiques ou esthétiques, ne sont
justement que des« réactions».
Philosophie ?
23
très vite quitter ce rôle au point de l'oublier ou de le
restreindre à presque rien.
Reprenons et déplions un peu ces deux données
qu'il est impossible de méconnaître.
1.
La première nous expose la courbe tendue d'un
mouvement, d'un élan et d'une insistance qui
vont au moins de Sade et Fourier jusqu'à Freud en
passant par Krafft-Ebing et l'Anthropophyteia1• Pour
ses contemporains, Freud était moins l'inventeur de
l'« inconscient que celui du sexe - inventeur au
>> « »
24
[Mme Apley émet un petit bruit de gorge avant de
dire:] Commentpeut-on écrire tout un livre sur.. . ça1 ?
25
préalable (Vorrat) d'une existence pulsionnelle diffé
renciée et dirigée vers d'autres êtres (ou « objets») que
le « moi » attaché à la masse du « ça » (Freud précise
que cette énergie est « probablement en activité dans
le moi et dans le ça»). On se trouve ici dans l'origine
ou le principe, dans l'archéologie la plus ancienne de
ce que nous nommons volontiers « un sujet », ou de
ce que Heidegger nomme Dasein : l'existant qui ouvre
son propre « là », son monde et sa façon d'y être.
Freud dira plus tard que les pulsions sone ses
mythes, en ce sens qu'elles reposent sur les hypothèses
ou sur les fictions qui sont le lot de toute pensée de
l'origine. J'y reviendrai. Considérons pour le moment
seulement ceci : Freud invente) il trouve une origine
à l'abandon. Dieu, pour lui donner son nom, le très
ancien « premier moteur » développé en « créateur »
et en << source de vie », ce Dieu dont Nietzsche a
compris que notre métaphysique et notre science l'one
tué, laisse la place à une énergie inassignable, indéter
minée, mais qui pousse et qui pulse, qui impulse le
monde et nous en lui, à lui 1•
2.
Nous touchons ainsi à la seconde donnée : ce que
Freud nomme « métapsychologie >> à l'exemple de la
26
« métaphysique » ouvre un nouveau registre qui, par
delà le psychisme, concerne l'être ou l'existence.
Nombreux furent les philosophes qui ne virent dans
la psychanalyse, jusque dans les années 1950, qu'une
réduction de l' anthropologie à la sexualité. C'était ne
pas voir que la réduction était en fait une extension,
une amplification de l'exploration et du désir philoso
phiques (ou métaphysiques). Là où un Être Suprême
semblait fournir une origine- et semblait seulement,
car il créait autant de difficultés réelles que d'appa
27
Or c'était au daîmon Éros que le Socrate de Platon,
instruit par Diotima1, attribuait le pouvoir singulier
entre tous de susciter le désir et de lui donner une
impulsion capable de s'enlever jusqu'aux plus id�ales
beautés. Freud n'a pas cessé de se réclamer de cet Eros.
Il a même tenu à souligner l'archéologie possible de
l'érotique platonicienne dans la pensée hindoue d'un
« Soi se désolant d'être seul et se divisant en deux
»
28
tenu dans l'obscurité, mais bien plus au sens de ce qui
éclaire en tant qu'origine même de la lumière.
29
pousser ; et c'est au tour de l'âme du bien-aimé d'être
remplie d'amour1•
30
et a reconnu le langage lui-même comme bordé par
l'existence qui ne se laisse pas réduire en une signifi
cation. I..:« être » n'est pas un attribut réel, mais seule
ment et tout au plus logique : cette affirmation de
Kant1 ouvre une époque où la Raison doit elle-même
se considérer comme Trieb) pulsion, poussée, tension
et désir vers un « inconditionné >> qui finit par se
révéler ne consister en rien d'autre que dans sa propre
poussée. Nommée « volonté » par Schopenhauer puis
par Nietzsche elle surgira comme « pulsion >> chez
Freud - non sans être passée par la« force de travail »
de Marx et par le « saut >> de Kierkegaard. Certaine
ment aussi par les << différences parallèles » de Deleuze
et de Derrida- différenciation et différance qui ont au
moins en commun la mise en jeu d'une tension, d'une
pulsion et d'une pulsation2•
En ce sens Freud apparaît comme un double point
d'inflexion dans l'histoire de la pensée : d'une part
la « psychanalyse » ouvre un chantier archéologique
et clinique dans l'espace représenté jusque-là comme
celui d'une logique sans archè et d'un« entendement
sain», d'autre part la métaphysique se métamorphose
en « métapsychologie » - enchaînement de « méta >>
par lequel s'annonce un outrepassement de la pensée
31
(qu'on la nomme ou non« philosophie») dans lequel
nous commençons tout juste à pénétrer.
Entre les deux bords ou les deux aspects de cette
déhiscence se joue un rapport peut-être incommen
surable (comme l'est le rapport sexuel pour Lacan).
Je me tiens du seul côté philosophique, à quoi m'en
gagent non seulement ma profession mais aussi le
méta-enchaînement que je viens d'évoquer. Nul doute
que l'avenir transformera encore toute cette transfor
mation qui nous emporte.
Freud donne lui-même une indication sur cette
déhiscence. Dans une note de La Dynamique du trans
fert il indique que« daimôn et tuchè » (formule grecque
qu'il écrit en grec et qui signifie« démon et hasard )>1)
gouvernent toute existence humaine. La psychanalyse,
précise-t-il, a plus à dire sur tuchfl que sur daimôn à
propos duquel elle ne peut guère que redire ce qu'on
savait déjà. Cette déclaration est aussitôt déplacée
par des remarques sur l'interdépendance des deux
instances. Il n'en reste pas moins que le daimôn, le
propre d'un existant singulier (d'un supposé« sujet»),
l. Telle quelle, cette formule n'est connue que chez deux auteurs
tardifs, Haephestion d'Alexandrie et Eustache de Thessalonique.
On trouve les deux mots associés chez Euripide, en particulier au
vers 1135 de Iphigénie à Aulis (merci à Claire Nancy et à Monique
Trédé).
2. Le contexte permet de traduire « constitution et circons
tances» mais ce n'est pas pour rien que Freud écrit en grec ces mots
qui gardent ainsi une valeur mythique au sens où les pulsions som
mythiques : inséparables du langage qui tente de les énoncer.
32
est ici considéré comme déjà connu, ce qui ne peut
vouloir dire rien d'autre que : connu comme incon
naissable, comme la singularité d'une demi-divinité
ou d'un génie qui donne son impulsion unique à une
existence.
On peut dire que la philosophie (qu'elle soit le fait
d'un auteur réputé psychanalyste ou philosophe) s'oc
cupe du daimôn et donc de ce qu'on a toujours déjà
su - par exemple, la démonicité ou le démoniaque
de l'Éros -, et qui précisément parce que toujours su
- par exemple par Diotima - reste toujours à dire à
nouveau.
Nous voici presque au terme des préliminaires :
comme on le voit, c'est déjà Diotima qui aura préparé
-à son corps défendant ou consentant- un retour sur
ce qui, du sexe, se trouve désormais moins « libéré »
qu'exposé à une pensée- ou à une poussée-renouvelée.
Pulsion ?
33
C'est un mot redoutable, comme le sont aussi ses
équivalents dans d'autres langues. Il désigne à la fois
une force er son effet, sa notion se tient entre une
source d'énergie et l'énergie elle-même, à quoi s'ajoute
une valeur d'élan, de lancement, d' exci ration. S'il s'agit
d'énergie c'est bien d'abord au sens grec d'en-ergeia, de
mise en œuvre ou en acte non toutefois entièrement
actualisée ni conclue mais retenant toujours la dynamis,
la « puissance » elle-même non limitée au « potentiel »
mais effective dans son exercice. S'y ajoute, comme le
montre la famille sémantique, une valeur rythmique
liée à un accent mis sur le coup d'envoi de la poussée,
la battue ou le battement de l'élan donné.
34
La pulsion pousse et elle est elle-même poussée.
Ou bien elle est elle-même le pousser, l'impulser. On
pourrait suivre dans la postérité kantienne, de Fichte
jusqu'à Nietzsche et à Husserl, la pulsion de la raison
qui devient l'acte du sujet, de la nature et/ou de l'esprit.
Il ne s'agit pas ici d'entreprendre l'étude de cette
histoire - qui est au fond celle du daimôn de Freud
et de Platon, c'est-à-dire en définitive, et pour le dire
une fois de plus mais autrement, l'histoire de la desti
nation de l'homme voire de la vie en l'absence aussi
bien de Dieu que des dieux. La destination : non pas le
destin selon la notion figée d'une prédestination mais
le fatum dont j'ai parlé, la parole qui annonce et qui
donne le ton d'un envoi, d'une adresse qui envoie à
l'existence sans pour autant déterminer celle-ci comme
un processus préréglé. Même les dieux, d'ailleurs, et
même Dieu ne se sont jamais limités à prédestiner :
ils ont toujours laissé une part indécise, la possibi
lité d'un hasard contraire, d'un détournement ou
d'une conversion. Il y a toujours dans le destin ce que
Derrida nomme une destinerrance. C'est ainsi qu'il faut
comprendre l'interaction du daimôn et de la tuchè.
Aussi ce qu'on pourrait trouver au long de l'his
toire de la poussée destinerrante relèverait pour une
bonne part de l'indétermination de la pulsion. Une
indétermination qui se manifeste surtout comme une
inadéquation de la pulsion à elle-même. Elle pousse, il
faut donc que sa force soit orientée, et pourtant elle ne
pousse vers aucun but. Nietzschedit que « toute pulsion
est inintelligente, ce qui fait que l'utilité n'est pas pour
35
elle une perspective. [ . . . ) les pulsions ne pensent pas
à l'avantage de l'ego tout entier, elles agissent contre
notre avantage, contre l'ego - et souvent pour l'ego -,
innocentes dans les deux cas1 ! >>.
Non seulement la pulsion s'exerce ou peut s'exercer
sans direction, mais du fait qu'elle pousse elle repousse
aussi nécessairement quelque chose, une autre ou d'autres
forces qui lui résistent. Si son élan initial semble forcé
ment (en dépit de l'affirmation de Nietzsche) corres
pondre à quelque intérêt ou attente de cela, celui ou celle
qu'elle pousse, il est aussi tout à fait possible et même
probable que des résistances la mettent en difficulté et la
fassent souffrir. La pulsion exige une tension et la tension
s'oppose en principe à la satisfaction : c'est justement
la question que Freud examine à propos du « plaisir
préliminaire » dans le désir sexuel ou de la « prime de
plaisir >> dans l'usage par la pulsion de la forme esthétique.
Il peut donc se révéler, à même la force pulsionnelle,
une forme particulière qui se plaise au propre dé_p laisir
qu'elle suscite. Comme on le sait, la dualité d'Eros et
de Thanatos n'empêche pas Freud de considérer leurs
interactions ou leurs mêlées (TriebmischungY.
36
On pourrait dire que la pulsion souffre double
ment : de la résistance qu'elle rencontre ou provoque,
de sa propre tension et en somme du constant arra
chement à soi-même en quoi elle consiste (ou en quoi
plutôt elle insiste). En ce sens Thanatos ne vient pas
_
seulement contrer Eros : il fait partie de lui.
À ces traits que je nomme d'inadéquation avec soi
il faut en ajouter un autre : il se repère mieux à partir
d'une pensée qui mobilise peu la pulsion mais plutôt
ce qui peut être considéré comme son effet : l'« être
37
diale qui pourtant ne préexiste pas à l'exister mais en
lui force et forme sa jetée, son expulsion à être.
Ce qui chez Heidegger se formule ensuite comme
« angoisse » et comme « souci » et qui ne cesse pas
d'être jeté- envoyé, adressé, expédié vers sa plus propre
absence de but, vers son exposition à tout et à rien -
à l'impossible comme à sa plus propre possibilité -
cela ne cesse pas d'être de nature pulsionnelle, pulsive
ou pulsante. Ce qui veut dire aussi bien « poussée »
comme nom d'un acte que « poussée » comme épithète
d'un objet ou d'une personne soumis à un tel acte. La
pulsion relève autant du recevoir que de l'agir.
38
cipe inexplicable à partir de l'organisation elle-même
et dont l'efficace ne se révèle à la sensibilité individuelle
que comme une pulsion en permanente excitation' >>.
En d'autres termes, la pulsion n'est autre que
l'exister - eksister, exsister -lui-même en son caractère
de surgissement et de multiplication, d'origine inas
signable hors de sa propre ouverture et de sa poussée.
Entre toutes les figures ou façons divines de naguère
elle ressemblerait plus qu'à d'autres à la monade
première, la non-créée, dont toutes les fulgurations
incessantes produisent les monades créées.
Pulsion, fulguration divine, poussée ouverte à l'in
fini de son renouvellement et à l'abîme de sa destina
tion en rous les sens fatale, ainsi se propose ou s'expose
la pulsion - en cela indissociable du sexe. C'est donc à
une sorte d'ontologie du sexe - ou à la considération
d'une sexistence que nous convient les aventures de la
pensée moderne, depuis Platon.
39
perdu, il avait trouvé son unique et véritable amour.
Aucun des deux ne pensait (ou ne voulait penser) à
la mort, mais tous deux bougeaient, ou se tressaient,
Indicible ?
40
Le sexe s'adresse à l'autre et se reçoit de l'autre au
plus intime de soi. Ce qui veut dire avant tout que
dans l'autre personne, c'est d'autre chose que de la
personne qu'il est question. C'est de l'exorbitant de la
poussée eUe-même, qui ne peut que pousser et pulser
infiniment - que cet infini soit celui de la reproduc
tion ou celui de la jouissance (qui peut-être sont le
même, on le verra).
En toute rigueur, ça ne s'atteint pas. On n'y arrive
pas. On y arrive en n'y arrivant pas. On est au bord,
avant ou après. C'est comme la venue du Messie qu'on
, ,
ne peut pas reconna1tre. C'est comme ce qu on ne
peut pas dire parce que ça ne relève pas du dire.
Lacan fait parler les amants : << je te demande de
refuser ce queje t'offre parce que ce n'est que ça. [. . ] Ce .
41
échec et comme une réussite. Tel est le double fatum
du sexe : exemplairement, celui de l'exister.
Pourquoi exemplaire ? parce que le sexe fait conti
nuité avec la vie, avec l'animal, avec le végétal, pour
quoi pas avec le pulsar ? Tandis que la parole sa jumelle
fait écart et saut au milieu de tout ça.
Aussi parfois un poème sait-il dire quelque chose
du cri :
45
Lorsque les hommes d'aujourd'hui agissent sexuel
lement, ils ne font, la plupart du temps, que jouer
un rôle. Ils pement que c'est là ce qu'on attend d'eux.
Tandis qu'en réalité l'esprit seul est intéressé : le corps
attend qu'on le provoqué.
1
Levée
46
ou exclamation. I..:être parlant est aussi l'être désirant.
Il l'est aussi, c'est-à-dire selon les deux faces du sens : la
signification et l'envoi. Ou bien l'idéalité et l'énergie.
Aucune idéalité (aucun concept, idée, sens au sens
commun du terme) ne tient vraiment (en vérité) sans
être soutenue, tendue par une force qui la porte. Cela
est évident s'il s'agit de dire « je t'aime, je te désire ».
Mais cela vaut en fin de compte pour toute parole
vraie, qui déborde un peu l'information (« bonjour >>
ou bien « salut » ou bien un livre entier de philoso
phie, un roman, un poème, aussi une conversation).
La force demande pour sa part à désigner son emploi
ou sa forme (« amour », « savoir », « beauté » . . . ). La
spécificité de l'animal parlant n'est pas de se couper du
reste des vivants pour résider dans le seul langage : non,
ce n'est pas ainsi que « l'homme habite en poète >> !
I..:animal parlant donne la parole à l'animal, ce qui est
tout différent.
47
Dans le sexe, cette parole passe à sa limite. Elle s'y
éprouve au contact de la force du désir, tandis que
le désir s'y éprouve en désir de se dire. Ce passage
à la limite peut se présenter ainsi : le sexe humain
n'est pas parlant, mais il est parolier. Il cherche à
mettre des paroles sur sa musique. Sur sa tension, sa
force, son énergie. Il en résulte un différend insoluble
entre parole et musique. Dans l'histoire des arts, la
prépondérance de la musique n'a pas fait de doute.
Elle l'a emporté parce que sa victoire importait sur la
vénération religieuse du texte. Laquelle elle-même se
délitait de son propre mouvement qui la poussait vers
l'emportement de la parole dans une musique divine.
Augustin disait que chanter c'est prier deux fois : mais
la seconde rend la première vaine.
Le sexe parolier ne cesse pas de devoir reconduire
ses chansons, opéras et opérettes - voire jusqu'à son
Sprechegesang - à une vibration ultime où la parole
se fait écho de sa propre limite. La chanson pail
larde ne tient pas le coup : la musique sans paroles l'a
depuis toujours excédée. Pourtant, l'envie de dire, de
nommer l'emportement d'un « embrassez qui vous
voudrez )} continue à hanter - mine de rien, sous
des allures moins gaillardes - la chanson comme la
musique « savante )) (Tristan, Pelléas et Mélisande,
Lulu, des pièces de Berio, etc.). Il en va de même
avec les images et les arts visuels, mais la monstra
tion se dérobe à l'emportement (tout en entretenant
un chuchotement secret de nomination, le murmure
d'un « voici le sexe, voyez-le )}) .
48
La chanson sait d'ailleurs se taire : « Ce que fit le
quatrième/ N'est pas dit dans la chanson1 » (il faut le
Transmission
49
sexe touche une existence absolue. Ce qui ne se peut,
chaque fois, que par un envoi à l'autre et dans l'autre.
eautre id ne relève pas d'un altruisme : il débusque
dans le même son trou noir, sa compacité massive privée
de toute présence car la présence pour se présenter doit
venir. Et pour venir elle doit être envoyée, adressée,
expédiée. C'est ce qu'on appelle l'existence : la venue
de tout à tout. De tout autre/même à tout même/
autre. Le langage fait venir toute chose à ce statut
d'être adressée, présentée : une fleur - voici ! Mais ce
n'est justement pas « voyez », c'est « regardez la forme
en vérité )), l'idée. Il n'y a rien à voir. Le sexe fait venir
une existence à ce statut d'être adressée, dressée vers
l'autre, en l'autre : un jouir et/ou un enfant. Là non
plus, rien à voir. Là aussi, c'est une vérité.
Le sens du mot, le sens de jouir ou le sens de faire
un enfant consistent à s'enlever toujours plus loin. Le
sens proprement dit- c'est-à-dire toujours impropre
ment - tient dans son enlèvement, son soulèvement,
sa rébellion contre toute assignation à demeure et à
signification. C'est ainsi qu'il est double - sensible et
intelligible, non pas comme un double régime d'op
position incohérente mais au contraire comme la divi
sion nécessaire à ce que chacun interrompe l'autre.
Langage et sexe se coupent mutuellement. Le premier
met l'autre au défi de se dire, le second met le premier
au défi de se faire.
Ce qui se fait ne peut se dire car il ne peut se savoir :
sait-on si l'enfant est conçu ? que sait-on du jouir ?
50
Le sens se dit pour se faire et se fait pour se dire. Il
ne se tient pas seulement dans l'envoi des existants les
uns aux autres : cet envoi - cet envol, cette levée- s'ex
pédie lui-même toujours hors de soi. Pas plus qu'il n'y
a « l'être )) il n'y a l'« avec ». C'est bien là que se joue
la formidable ambivalence et ambiguïté de tout ce qui
relève du com : communication, commerce, copule (qui
est fait de co et de apio, lier). L« avec >> n'est jamais
une chose, une substance ni un sujet. Il est l'élément
du seul sens, dans tous ses sens, c'est-à-dire de toutes
les façons du sentir, recevoir ou repousser un dehors,
n'être jamais « dedans >> sans ce dehors qui vient et qui
s'écarte.
La friction de l'aller-er-venir sexuel, la caresse, l'ap
proche, la parade, forment un versant : l'autre est
occupé par la friction des mots, l'aller-retour des
paroles, la traduction des langues, leur intraductibi
lité. Sans même parler des deux significations qu'offre
le mot langue dans les idiomes latins.
La grande affaire de « l'esprit » et du « corps » se joue
ici. Elle ne se joue pas entre enveloppe et contenu, mais
entre deux aspects ou allures d'une même disposition
au sens qui est à la fois celle de la communication de
la vie et celle de la transmission de la vérité - ou de la
vérité comme transmission.
51
3
Appropriation
52
la volonté mais du désir. Le désir ne relève pas de la
puissance. n tend vers lui-même - ou vers l'infini : il se
porte d'emblée au réel de son acte. Le désir langagier
réalise en chaque parole la présentation de sa vérité :
« une fleur », << je te désire », « salut ! ». Ce n'est ni
53
originel donné dans la langue et dans la semence : lors
qu'il est à venir, à faire, à inventer. Au lieu de se rece
voir et de se transmettre, l'un et l'autre ont désormais à
se trouver, ce qui revient à se désirer car ils se trouvent
comme l'élan ou la poussée du sens. C'est-à-dire de
l'envoi. Là où ça passait des uns et des unes aux autres,
ça s'envoie vers une altérité qui doit elle-même être
cherchée. Bien entendu cela n'abolit pas toute sacra
lité : elle se retrouve plutôt comme l'inappropriable
de l'altérité. Ou comme une altération permanente
et constitutive : ce qui s'envoie s'altère, le jeu de la
parole se lance, se perd et se relance pour son propre
compte, le sens de la génération dissémine les lignées,
dissémine aussi sa propre poussée qui se désire pour
elle-même. Le plus approprié est l'inappropriable.
Langage et sexe se désirent eux-mêmes sans pour
autant former des sujets. Ils se rapportent chacun à
lui-même sans consister en rien d'autre que dans ce
rapport. Un sujet, c'est peut-être là où les deux se
croisent : un point où le sexe se nomme (se présente)
et où le langage s'engendre comme propre (je parle
« en mon nom >>). Ce croisement ponctuel, toujours
remis en jeu, n'empêche pas que le double élan du sens
précède tout sujet et succède à tous.
54
4
Fiction
55
de tour et ça nous distingue ensemble en un point
hors de nous. Ce point fait sens - comme une parole
encore inouïe mais attendue.
Car le sexe désire se dire. Il se désire dit, nommé,
désigné. Ne peut cependant le devenir que par fiction,
puisque son point se trouve - éclate - hors du langage
et hors des corps. Il voudrait se figurer, prendre figure
là où c'est sans figure. Là, faut-il même dire, où la
figure s'abolir et va jusqu'à se repousser tout en s'éga
lant au visage ou au corps entier.
Baubô se retroussant devant Déméter ouvre sa
vulve jusqu'à en faire son menton. Un phallus afri
cain porte à sa base un visage où son gland se réplique.
L'Origine du monde est dépourvue de visage et ce qui
seul nous regarde est le très mince ourlet rose entre les
lèvres de la vulve.
Cette infiguration forme fiction. Elle nous regarde,
elle nous envisage et nous dévisage comme l'inven
tion d'elle-même. Elle parle et prononce : « Je ne suis
pas une femme, je suis un monde ». Ainsi que le fait
entendre une voix au saint Antoine de Flaubert.
Il faut imaginer une figure ithyphallique qui
prononcerait : « Je ne suis pas un homme, je suis au
monde ». Mais Picasso a dit que le membre viril érigé
est aussi difficile à représenter que le soleil et lorsqu'il
s'y est lui-même essayé il a produit un dessin plutôt
humoristique. La bandaison, prise pour elle-même,
frôle le grotesque comme dans le vers si joyeux et si
grinçant de Rimbaud : « Ithyphalliques etpioupiesques 1
Leurs quolibets l'ont dépravé >>.
56
On reviendra plus tard sur la différence entre être
au monde et être monde. Pour le moment, restons
avec le monde. C'est bien lui que figurent, configurent
et fictionnent le langage et le sexe. Un monde : une
circulation des uns aux autres, un commerce de sens
aux transactions et aux négociations interminables
et dont chaque point d'émission, de réception et de
dispersion définit un infini en acte. D'une bouche à
une oreille, d'un souffie à un soufRe, de peau à peau
et de lèvre à lèvre, en tous sens le double flux du désir
de faire monde. De tracer chaque passage comme
inscrit par ce désir, chaque à-part-soi comme un part
à-rous, et réciproquement. Ce qui ne se peut que par
circulation, aller et retour, prise et déprise, concrétion
et liquéfaction, retrait et épanchement, de proche en
proche touchant à toutes choses.
De se faire monde : de répondre au fait même
d'exister. Parce que ce fait, de lui-même, en tant que
fait de l'ex-, demande son droit, c'est-à-dire son sens.
Qui est de faire monde. D'être monde et d'être au
monde. De se configurer : de faire figure les uns aux
autres et chacun à soi. Se dire et se toucher. S 'exister1•
57
5
Réel
58
Le sexe avère l'infini comme le réel qui me traverse, se
donnant au dehors (comme « nature », « vie »)1•
Hors du langage et du sexe il y a la transformation :
toutes les évolutions, élaborations, explosions ou
expansions, les techniques bien entendu et leur façon
de poursuivre le don sans raison ni fin. Mais d'abord
la transformation à partir de laquelle le sexe, puis le
langage sont venus configurer ce que nous disons
« sens » en rous les sens du mot - c'est-à-dire selon
le change permanent des mots les uns dans les autres
er des choses ou des êtres les unes ou les uns par les
autres, dans les autres. Cette transformation est celle
de ce qu'on nomme l'univers et en lui la nature puis
la vie. Rien d'autre que le fait de << ça se donne», « ça
se présente», << ça vient».
La transformation est innervée par le désir : lors
qu'elle se trouve pourvoir un animal de la parole, elle
ouvre une configuration nouvelle, inaugure une autre
fiction qui se transforme à son tour. N'ayant pas de
59
raison ni de principe, la transformation n'a pas non
plus de fin dernière. Elle ne cesse pas de produire des
fins er de les dépasser- mais langage er sexe indiquent
autre chose, une finalité sans fin.
Il ne faut pas remonter à moins pour être en mesure
d'envisager l'existence selon le désir de sens qu'elle
est (car c'est son être bien plutôt qu'une passion ou
une motion). Il faut remonter, en toute simplicité,
au surgissement du monde. À cet ex nihilo qui n'est
pas une opération magique mais le surgissement sans
raison de ce qui est, de ce qui se donne et qui peut
ensuite se donner des raisons et des fins aussi bien que
les excéder - qui peut aussi sans intention ni prévision
retourner in nihilum. C'est seulement à la mesure de
rien que tout peut prendre sens car sinon le sens serait
déjà donné, il ne se donnerait pas comme le désir que
manifestement il éveille.
Ce désir de sens survient comme la possibilité que
le surgissement même vienne en quelque sorte à se
rencontrer : ex nihilo se rejoue plusieurs fois, et peut
être de plusieurs manières hétérogènes (se donnant
d'autres formes de « vie » ou de « pensée », d'autres
univers) . Il se rejoue en tout cas avec la vie, avec une
multiplicité de formes vivantes parmi lesquelles il se
rejoue encore dans la reproduction sexuée - puis avec
l'animalité parlante. Chaque fois c'est le rien qui se
réalise à nouveau selon la leçon qu'il faut toujours
répéter, que « rien » n'est autre chose que la chose
même, res, qui a donné ce mot français qui désigne
quelque chose, une chose quelconque, insignifiante,
60
un détail, une vétille et qui ne devient « nulle chose »
que s'il est lui-même nié (« il n'y a rien »).
Dans l'anglais du temps de Shakespeare::, thing
désignait couramment le sexe (l'organe, de l'un et
de l'autre sexe). Parfois il désignait plutôt le pénis et
nothing désignait la vulve (ou l'anus d'un garçon).
Dans Hamlet Ophélie joue avec ce sens. Dans Othello
Emilia dit à Iago qu'elle a « quelque chose pour lui »
- qui est le mouchoir - et l'autre croit à une invite
sexuelle.
Rien donc, la chose minimale, l'être infime et
intime dans une imminence, dans une urgence qui se
presse. Le réel qui s'impose et qui s'appelle en même
temps : qui n'est pas sans s'appeler à être. Qui est dans
sa venue, dans sa levée. Le nihilisme a son revers : au
verso de la « volonté de volonté » qui veut l'accrois
sement de sa puissance sur toutes choses, et comme
exactement tendu le long d'elle, se trouve le désir levé
vers lui-même en tant qu'ouverture, adresse sans desti
nation, salut simplement suspendu.
de s'y arrêter.
61
parle Hegel (copule bonne à se résorber dans la dialec
tique du sujet et de l'attribut) mais qui se déploie er
s'ouvre et se tend comme existence, exposition à rien
d'autre qu'à la coexistence, conjonction voire copu
lation de toutes choses - aucun de ces termes, à son
tour, ne se réduisant à une substance, à un sujet ni à
un objet.
Peut-être sommes-nous dans le temps où l'inanité
de la production de puissance se dispose d'elle-même
soit à se perdre dans l'interminable (infini potentiel),
soit à se retourner en une telle adresse et salutation :
« voici ! )) (infini actuel). Une fleur, toi ou moi, parfois
nous, une image, un contact, une cadence, une vie-et
mort. Une allure déprise de l'attente des fins dernières
et des valeurs mesurables. Une façon d'évaluer l'incal
culable, le don inestimable puisque sans donateur ni
donataire : le don que l'existence se fait à soi d'elle
même, entre venue et enlèvement, chaque fois seule
et exposée à toutes.
S'il s'agir de cela - pas grand-chose, mais tout un
nouveau départ ex nihilo1 (et je dis bien « un départ »,
non « un commencement » car ce dernier veut une
suite programmée tandis que le départ s'en va du
même pas dont il vient) et de l'inversion du nihilisme
62
sans production de nouvelles idoles - alors il vaut la
peine de penser à nouveaux frais le réel du langage et
du sexe - ou bien comment nous nous adressons à
nous-mêmes.
Histoire
63
comme « amour » , et après avoir dégagé ce sens d'être
de la représentation d'un sujet-objet de l'amour (noté
« Dieu >>, autrement dit « la levée du jour >>) , notre
hisroire est passée par un palier dont le caractère sexuel
est fortement marqué.
Le xvm• siècle en offre les premiers signes. Ce qui
va se nommer « émancipation >> se présente en même
temps sur des modes sociaux, économiques, poli
tiques et sexuels. Le XIX• siècle, Banqué à ses débuts
de deux figures emblématiques du sexe en tant que
loi, principe et fin - les figures de Sade et de Fourier
- poursuit ce qui avait été l'« indiscrétion » libertine
jusqu'à l'investigation scientifique et à ce qui émerge
entre Nietzsche et Freud sous le nom de Trieb, que les
Français ont traduit par « pulsion >> après avoir écarté
« instinct >> auquel de leur côté les Anglais ont préféré
drive. Avec le Trieb et avec la question jamais réglée
de la traduction on a pénétré dans un domaine vierge
dont il faut bien dire qu'il n'est autre que l'ancien
domaine divin ou sacral.
Trieb avait été, en particulier, le terme utilisé par
Kant pour désigner la tension inhérente à la raison
vers l'inconditionné- soit vers ce qui, ne dépendant
de rien, s'impose absolument mais ne saurait être
constitué en objet de connaissance. Cette tension
produit les pseudo-objets de la métaphysique, aux
quels il faut renoncer pour leur substituer la tension
elle-même telle qu'elle se présente (sans se laisser
objectiver) à la fois comme liberté d'init iative (de
création de fins), comme devoir universel (de traiter
64
chaque un comme fin) et comme finalité sans fin
(création de formes pour elles-mêmes). Ce triple
caractère - dont chaque élément lui-même est im
présentable autrement que comme une postulation
ou une forme de fiction régulatrice - reprend à son
compte, si on y pense bien, les traits de l'amour chré
tien dégagés de l'assignation à un supposé sujet-objet
divin de cet amour. Mais le sujet-objet de la tension
n'en est pas moins lui aussi remodelé car sous le nom
de « personne » il se confond tendanciellement avec
la tension elle-même.
La personne humaine est personne, c'est-à-dire
quelqu'un, quiconque et aucune substance (individu,
personnage). Tout comme rien est la chose quel
conque, insignifiante, aucun objet mais le point d'où
ça se renvoie de chose en chose. Double ponctuation,
double contact.
La poussée de la raison kantienne ouvre en quelque
façon ex nihilo un nouveau régime, celui du désir sans
objet ni sujet, sans commencement ni fin, tout occupé
de sa tension. Comment une tension donne-t-elle du
plaisir ? demandera Freud. Sans le savoir, il posait la
question du nouvel ex nihilo : comment la tension
que ne sous-tend pas une détente assurée peut-elle se
plaire à elle-même ? « Se plaire » , c'est-à-dire désirer
persévérer dans la réalité de sa tension ? Dans ce réel
en somme irréalisable ?
Toutes les curiosités ratiocinanres, les relevés de
psychopathies sexuelles et de récits populaires grivois,
les débauches épicées et les langueurs fiévreuses dont
65
l'époque a raffolé s'engloutissent, symptômes déri
soires, dans cette figure nouvelle de l'abîme métaphy
sique ou divin. Cinvention de la psychanalyse et de
l'« inconscient » n'est qu'un effet collatéral, moulé sur
une scientificité d'objet et sur une thérapie1, d'une
révélation toute différente, où le sexe opère une jonc
tion manifeste avec la parole.
Plus que sur les divans, c'est dans la littérature, dans
l'art, dans la révolution que le sexe parle - et que la
parole se fait sexuelle. Simultanément une transfor
mation majeure, celle de toute une praxis sociale et
technicienne qui désire recréer le monde, la prise de
parole du désir lui-même et le désir du langage de ne
pas dire mais de faire l'amour. Deux vers d'Essenine,
en 1925, disent tout :
66
Laisse Les baisers devenir baisers,
Tes doigts, lasse-Les
i s'égareyl,
67
pas de consensus sexuel. D'aucune manière. Chaque
désir doit se supporter ou se renoncer. C'est ce que
pense dissimuler l'euphorie éroticiste - qui déjà se dé
compose.
68
7
Techniq ue et transcendance
y êrre poussé par une force (ou par une pulsion) au moins aussi
grande - et peut-être au moins en partie de même nature ?
69
présence de ce qui nous rapporte à nous-mêmes en
tant que nous nous excédons.
I..:existence est le nom de cet excès dès lors qu'il se
désigne comme nôtre, c'est-à-dire comme en nous ou à
travers nous le surgissement de la démesure, de l'inap
propriable, de tout ce que nous nommons en termes
négatifs ou soustractifs comme si nous manquait
toute autre possibilité de désignation. Nous n'avons
pas en effet de noms pour dire ce qui relèverait d'une
autre propriété que celle de ce que nous nommons
« nature » et« homme ». Entre les deux, ou bien plutôt
par-delà leur distinction se déploie un régime que nous
nommons « technique » et qui précisément semble
prendre route la place des appropriations possibles -
maîtrise, indication des fins, production des biens
(dans toute l'amplitude du terme). Et il nous semble
qu'à l'intérieur de ce régime notre propre rapport à
nous-mêmes se transforme en technique : notamment
en technique sexuelle (tant à l'égard de la reproduction
des espèces qu'à l'égard de la jouissance) et en tech
nique langagière (qui se soumettrait à la transmission
d'informations toujours vérifiables, c'est-à-dire réglées
sur des procédures de conformité à des données non
langagières mais numériques et calculables).
Or sexe et langage forment le double élément selo n
lequel nous existons en tant qu'« espèce humaine )>,
autrement dit en tant qu'espèce qui de l'une et de l'au
tre manière excède tout ordre donné, déterminé selon
le modèle que nous pensons avoir stabilisé d'ordres et
de lois d'un univers cosmique, naturel et vivant. Ce
70
qui toutefois s'expose aujourd'hui devant nous et par
nous, comme nous-mêmes en notre propre existence,
c'est que notre technique bouleverse ces ordres et ces
lois, non toujours en les transformant mais au moins
en les enrôlant pour le compte de cette technique.
Une constatation devient inévitable : c'est bel et bien
de cette supposée nature et de son ordre présumé que
surgit l'espèce humaine avec ses propriétés langagières
et jouissives : le langage s'excepte de tous les ordres de
communication entre les vivants et le sexe humain s'ex
cepte de tous les ordres de reproduction des espèces.
Dans les deux cas, l'exception consiste en ce que la
fonction, langagière ou sexuelle, se prend elle-même
comme fin en même temps qu'elle opère comme
moyen de communication ou de reproduction.
Se prenant elle-même comme fin, la fonction ne
fonctionne plus de la même manière. 'Lexception fait
excès. Cependant, elle est issue de la nature et de la vie.
Pendant assez longtemps, la technique a été comprise
- ce qui veut dire aussi conçue et pratiquée - comme
une suppléance au fond naturelle à certaines insuffi
sances de l'animal humain. Pour Aristote, les tech
niques dans chaque domaine ne peuvent pas excéder
en nombre ni en conception une certaine mesure, qu'il
faut comprendre comme plus ou moins atteinte au
temps d'Aristote. Or la technique n'a pas cessé d'ex
céder et de s'excéder elle-même. En est-elle devenue
moins « naturelle » ? La question n'a pas de sens.
La« nature » n'est nulle partoffeneà l'état «naturel ».
'Lhumain n'est pas toujours là mais lorsqu'il s'y trouve,
71
la nature en lui s'humanise, c'est-à-dire se déplace
d'une manière nouvelle. Ce qui d'origine était un
mouvement sans principe et sans but - énergie, chocs,
clinamen, vie et mort, métabolismes, évolutions, cir
convolutions, mutations - s'exprime en tant que tel :
en tant que sens toujours naissant (nasco, natura) et
toujours disparaissant (silence, soupir, spasme).
N'a de sens que la réflexion selon laquelle la tech
nique déploie la nature - certes sur un mode singulier
puisqu'il implique l'ouverture d'un ex nihilo renou
velé. Par conséquent, l'espèce humaine poursuit un
cours naturel des choses - pour autant qu'on puisse
toujours s'exprimer ainsi. Par conséquent aussi, les
mutations et révolutions de la technique elle-même
poursuivent aussi ce cours.
72
cours des choses. Cela ne signifie pourtant pas que
ce cours suive une orientation ni une allure constante
ou accélérée. Cela signale plutôt les éventualités d'ex
cédence, de sauts ou de ruptures - dont la vapeur,
l'électricité, l'atome et les circuits informatiques sont
à la fois comme des étapes enchaînées et comme une
succession sans progressivité déterminable (malgré la
progression des puissances, des vitesses, des capacités
discriminantes).
Éventualités, évènements surviennent aussi dans le
cours technicien des organisations sociales, des repré
sentations et des rapports des membres de l'espèce
transformatrice par excellence et de cette espèce à
elle-même comme à sa (et à« la ))) présumée nature.
Cette dernière est transhumaine par essence, ou trans
cendante. Comme on sait trasumanar est un mot
forgé par Dante, lequel ne pouvait pas ne pas penser
à « transcender » ni par conséquent ne pas situer son
poème en rivalité avec la théologie.
La technique est la transcendance - il faut tenir
cette proposition scandaleuse pour faire entendre
quelque chose du réel qui nous advient du fait d'une
histoire qui se dépouille de ses apparences de progrès
finalisé (sur un modèle de croissance naturelle) pour
s'indiquer comme sa propre transgression ou trans
cendance. Limmanence dont le terme est aujourd'hui
en honneur signifie seulement que la transcendance a
lieu à même l'existence, la nôtre comme celle où tout
l'existant se joue (sauf à réserver la possibilité que
d'autres jeux se jouent en même temps à notre insu).
73
8
Nature excessive
74
Le sexe se présente chez l'homme dans une conti
nuité animale comparable, voire identique à celle des
grandes fonctions vitales - respiration, nutrition et
déjection. C'est une raison majeure pour s'intéresser
à lui, qu'on veuille ou non lui reconnaître un secret
ou le lui extorquer. Les fonctions vitales modulent les
rapports du vivant avec le dehors : elles font du vivant
un système ouvert au dehors parce que relativement
clos sur un dedans dont l'« intériorité » consiste préci
sément à rendre possible l'exposition à un dehors et
l'entretien d'échanges avec lui. En ce sens, la vie est
ek-sistence dans son principe ou dans son essence. Déjà
la vie est hors de soi, affamée de soi et excédée de soi
jusqu'à chercher sa mort1•
Avec la reproduction, la vie perpétue et renouvelle
la multiplicité des « individus >> qu'on peut définir
comme unités d'échange avec le dehors, dont font
partie les autres individus. La vie n'est pas seulement
hors de soi : c'est son être que de l'être. Et comme la
vie sort elle-même de la matière non vivante, cette
dernière ne peut pas être pensée sans cette éventualité
ou sans cette possibilité de sortie - ce point remar
quable de ex nihilo puisque la complexification, quelle
qu'elle soit, d'où sort la vie ne produit pas ce qu'elle
autorise : le vivant auto-affecté, relationnel, nutri
tionnel et reproductif, surgit dans et de rien-de-vivant
75
(qui n'est pourtant ni mort, bien entendu, ni même
inerte).
Le sexe surgit dans la vie comme une fonction
surnuméraire : il n'est pas nécessaire à la reproduction.
Certains biologistes contemporains affirment que
l'accroissement de la diversification par le processus
sexuel (division des chromosomes, recombinaisons et
mutations, etc.) ne donne pas forcément la raison du
fait sexuel, qui peut aussi bien contribuer à la stabilisa
tion d'une espèce tandis que, à l'inverse, la reproduc
tion non sexuée n'est pas incapable de diversification.
Quoi qu'il en soit, le sexe occupe la plus grande place
dans la reproduction des vivants et il y mobilise une
énergie remarquable par la profusion des morpholo
gies, des comportements, des emportements. Le rut,
ce mot qui désignait d'abord le rugissement ou le
brame sexuel, est fiévreux, ardent et bruyant. Même
chez l'animal non parlant, il peut donner lieu à des
actes sexuels non reproductifs, masturbatoires sans
mains, par frottements, voire par exposition au vent
comme on l'a observé chez des juments d'Andalousie.
Tout cela est connu mais n'est pas encore pensé à la
mesure d'une civilisation dépourvue de repères sacrés.
Là où les dieux sont ou ont été des figures animales, là
aussi l'existence du monde, de la vie et du sexe se réfère
elle-même, d'une manière ou d'une autre, à une sexua
lité mythique, génératrice de la génération elle-même.
Lorsque Freud écrit que les pulsions sont nos mythes,
il indique très précisément que c'est dans le treiben que
nous pouvons formuler notre raison d'être - ou nous
76
raconter notre propre histoire, nous fictionner ce qui
exige d'être figuré : la raison d'être sans raison, l'exister
en tant que tel. Or le treiben c'est la poussée, la pulsion
en tant qu'élan, entraînement, penchant, croissance,
essor, quelque chose de l'ordre de la vigueur qui fait
le sens premier du vegere latin d'où aura poussé notre
végétal. La pulsion dit en somme la vie d'avant la vie,
une archivie qui ne laisse aucune archive puisqu'elle
n'a lieu que sortant de rien et pour rien, sortant pour
sortir. Chaque mot est ici de trop puisque ça sort de
rien, de la chose en tant qu'elle se pousse d'elle-même
à être.
La pulsion kantienne de la raison, le désir de l'in
conditionné n'est pas autre chose que la poussée se
retournant sur elle-même et se connaissant comme
excédence constitutive. La raison est la nature - le
natal, le naissant, le naître se poussant vers sa propre
inconditionnalité. C'est-à-dire vers son absoluité :
délié de tout, ne pouvant être lié à rien, pouvant n'être
que naître.
Excès, transcendance, transgression et naissance ne
sont ici rien de postérieur à une condition donnée, à
une mesure établie, à une immanence, à une loi ou à
une origine : l'origine c'est la levée ou le lever {orior)
que rien ne précède, pas même une nuit puisque avec
cette levée ou ce lever s'inaugure le partage des jours et
des nuits, du lumineux et de l'obscur. Cette origine ne
s'inscrit pas en un point, elle se produit dans et comme
sa propre tension, dans son battement, sa pulsation.
Elle n'a pas une identité, elle differe d'elle-même, elle
77
se diffère, s'enlève et s'envoie comme le temps-espace
de sa levée, comme l'évènement de sa venue. Elle ne
commence ni ne finit, elle n'a d'être que l'écart à soi de
tout ce qui existe : l'éloignement, l'altération, l'envoi.
L« être » comme envoi à un dehors, c'est à coup sûr
- comme je l'ai déjà suggéré plus haut - au moins un
aspect de ce que Heidegger a voulu désigner en deçà
et au-delà des ontologies de l'être comme étant donné
(ou donnant) et de ce que Derrida a voulu marquer
comme la différance de et dans l'origine.
Que la chose s'excède - se diffère, se transcende, se
transgresse - par principe, que la nature s'excède en
technique et la technique en une mutation anthro
pologique que nous abordons à peine, voilà ce qui
s'éprouve comme désir.
La différence se différencie, se diffère, entre en diffé
rend : pas de hasard s'il s'agit en fait- très simplemem,
donc vertigineusement - de ce qui n'est ni posé, ni
placé, de ce qui ne subsiste pas en soi. Il s'agit de ce
qui n'est, si cela « est », que dans l'élan, la survenue, la
tension, la pulsion. Aucune philosophie, aucune théo
logie, aucune poésie ni même aucune science ne s'est
jamais arrêtée à poser des substances, des sujets, des
identités. Pas un traité de l'Un qui depuis le Parménide
de Platon ne soit problématique ou aporétique.
On objectera Parménide lui-même. Mais tout en
affirmant l'unité indivisible et continue de l'être, il
n'en dit pas moins : « Tout tient ensemble ; ce qui est
approche de ce qui est [ou << se tient proche » ; le verbe
est pelazô, qui peut d'ailleurs avoir un sens sexuel] ».
78
Et Parménide dit que le daimôn qui gouverne tour
pousse ou propulse €emelle et mâle l'un vers l'autre
ajoutant ailleurs qu'Eros est le tout premier des dieux.
Moravia écrit : « Le désir n'étant en réalité que
le secours décisif et puissant qu'apporte la nature à
quelque chose qui existait avant elle et sans elle. La
main de la nature délivrant, des viscères de l'avenir,
la substance toute humaine et morale des choses
futures1 ». Il n'est pas certain que les« choses futures })
doivent être « humaines et morales » sinon au sens
d'une transgression ou transcendance illimitée de ce
que ces mots semblent enfermer. Mais il est certain
que ce qu'on nomme la nature, en sa puissance de
poussée, procède de très loin hors d'elle, avant elle
et après elle - même si et sans doute surtout si cet
excès n'est rien de << plus » ni rien d'« autre », aucune
« surnature », rien d'autre que le naître de la nature
dans sa levée, dans son envoi, sa jetée et sa venue (tout
le complexe des valeurs portées par la grande famille
accadienne et gréco-latine à laquelle ce mot se rattache
comme le grec gigno). Rien d'autre : l'autre même,
l'autre au sein du même comme son désir même. Le
naître en tant que n'être rien d'autre que sa propre alté
ration et le jouir comme l'épreuve d'être ainsi altéré
dans son être.
79
9
Désir
80
De Platon à Hegel, à Nietzsche et à nous, le désir
s'avère toujours désir du désir. Qu'il se soit très long
temps détourné en désir du savoir - trait distinctif de
notre culture - ne doit pas laisser ignorer que dans le
savoir même c'est encore un désir qui veille : le désir
du savoir vrai est le désir du savoir qui se sait lui-même
sachant et qui jouit ainsi infiniment de lui-même
comme le fait le « savoir absolu » de Hegel. Ce savoir,
en effet, pareil en cela à 1'« amour intellectuel » de
Spinoza aussi bien qu'à l'auto-dépassement infini de la
science chez Husserl, pour s'en tenir à quelques indi
cations. Pas de savoir qui ne se désire savoir de soi :
c'est le régime du logos. « Connais-toi toi-même >> ne
commande pas d'être conscient de soi au sens courant
de l'expression mais de se savoir en tant que sachant
et par conséquent en puissance de se rapporter à soi
comme à un objet de son propre savoir, objet qui à son
tour ne peut pas être posé mais doit se faire sujet de
la distance à laquelle il s'écarte de soi pour se revenir
infiniment.
Lorsque Spinoza affirme que« la béatitude n'estpas la
récompense de la vertu mais la vertu même », il affirme
la vertu comme virtus, force active de ce qu'il nomme
<< amour divin >> et qui seul permet le savoir véritable
81
nos désirs charnels que nous la possédons, c'est parce
que nous la possédons que nous sommes capables de
contenir nos désirs charnels1 ». Il s'agit de désir de part
en part : si ceux de la chair nous empêchent d'accéder à
l'amour intellectuel, celui-ci seul, désir du savoir divin
qui seul se sait lui-même et la vérité du monde, est en
pouvoir de maîtriser les premiers et de les soumettre à
sa propre élévation. Autrement dit, cette soumission
vaut plus ascension que contention. La contention de
la chair n'est que son aspiration ou sa sublimation vers
un régime supérieur.
82
- le désir, la poussée, l'envoi - passe de l'un à l'autre.
Elle fait et elle forme ce passage. Quel est-il donc ?
C'est le passage du dedans au dehors, très exactement.
Le dedans n'a lieu qu'après coup, comme le retrait de
l'élan qui ouvre le dehors. La voix, le geste, le regard
se portent dans l'ouvert pour y former - on pour
rait dire, pour y performer - rien d'autre que cette
ouverture même et avec elle le rapport, la distance et
la proximité avec les autres ouvertures. En ce sens il
y a une profonde intimité sensible (esthétique) entre
les arts et le sexe : ils modulent le désir par lequel les
corps veulent se sentir ce qu'ils sont, corps au monde
ou bien corps-mondes. Les arts par formes distinctes,
le sexe par une indistinction tendancielle des formes.
83
une poussée sourde ou éclatante en tout point d'exis
tence, en tout lieu et tout moment du monde (et tout
autant, répandue sur sa totalité) ?
Dans l'animal parlant, ce désir se signale à lui-même.
Il se porte de manière tangible et expresse à l'extrémité
de sa motion et de son émotion- c'est-à-dire à une
excédence qui se comble en s'évanouissant. Spasme er
silence.
10
Continu, discontinu
84
pas de position qui ne soit exposée. De même, pas de
présence qui ne soit en venue - et/ou en retrait - de sa
pure et simple identité posée (à supposer que quelque
chose de tel existe . . . ). Même la pierre outrepasse son
inertie, emportée qu'elle est sur une planète, au fond
d'un ruisseau ou dans un frottement imperceptible
de l'air.
La continuité de l'être ou des êtres fait l'enjeu
majeur de l'érotisme tel que Bataille le comprend
dans son livre homonyme - certainement la plus
pénétrante réflexion sur ce thème jusqu'à nous1• La
première phrase du livre énonce : « De l'érotisme, il est
possible de dire qu'il est l'approbation de la vie jusque
dans la mort ». La mort « a le sens de la continuité de
l'être )) est-il dit un peu plus loin. La vie, en se repro
duisant, introduit une discontinuité. La mort serait en
revanche identique à l'être égal à lui-même dans une
plénitude et une illimitation simple. I.:érotisme veut
substituer à l'isolement des êtres « un sentiment de
continuité profonde ».
85
On peut considérer que le désir est désir de cette
continuité puisqu'il est le mouvement qui soulève une
existence vers les autres conformément à la poussée
qui la fait exister. Sans doute l'amant peut-il « aper
cevoir le fond de l'être » dans l'aimé. Sans doute aussi
cela pousse-t-il l'amant et l'aimé - chacun étant à la
fois l'un et l'autre - à désirer jouir de cet << aperçu »
86
S'il cherche la continuité, le sexe ne la cherche ni
ne la trouve qu'au titre de la discontinuité. Les amants
souhaitent éprouver ensemble un « sentiment de
continuité profonde » : « ensemble > > - un mot qui
possède une valeur locale, temporelle et émotive - ne
signifie pas « indistinctement >>. Lors même que des
partenaires cherchent à jouir en même temps, cette
recherche n'empêche pas qu'il s'agisse de sentir chacun
pour sa part la simultanéité. I.:horizon de la conti
nuité est celui de la perte du sentiment et cette perte
- représentée comme la mort- est ou serait aussi bien
la cessation du rapport.
Il ne s'agit pas ici d'opposer les nécessités factuelles à
la force du désir. Il est tout à fait juste que le désir tend à
son propre anéantissement dans un plaisir qui n'est pas
contentement mais extrémité (excès) parfois suraiguë,
insoutenable, de l'emportement (de l'arrachement) de
la poussée. Il est juste que puisse être désiré, et parfois
engagé, un anéantissement (volonté d'une volonté
parvenant à se renoncer). Il est également juste d'af
firmer que les enfants - lorsque la reproduction est en
jeu - « sont la mort des parents » comme le dit Hegel.
Mais la continuité n'en est pas moins con-tinuité. Elle
n'a sens et lieu que dans la connexion, le concert ou
la combinaison d'éléments discrets. Bataille utilise à
plusieurs reprises des images liquides (vagues de la
mer, par exemple) - et il est juste qu'il se produit dans
le sexe une manière de liquéfaction (voire de liquida
tion) des corps enlacés. Bataille sait pourtant très bien
lui-même que « l'eau dans l'eau > > , ou l'immanence
87
simple, se soustrait à la requête minimale de l'exister :
le surgissement, la levée distinctive. La transcendance
ou la transgression transcende ou transgresse dans
l'immanence - laquelle en définitive (ou plutôt pour
commencer) n'a tout simplement pas lieu.
Cette inflexion, la seule que je souhaite introduire
dans la pensée de Bataille, peut se signaler de manière
plus expressive à partir d'autres mots. Bataille parle de
fusion, de désir de fusion. Il reprend ainsi un ample
discours aussi bien mystique qu'amoureux, religieux
qu'érotique. La fusion fait disparaître les éléments
fondus en un nouvel élément. Le mot « confusion »
(qu'on peut trouver à l'occasion au sujet de l'érotisme
chez Bataille) suggère une possibilité différente : une
fusion qui ne se résout pas en une transsubstantiation
mais qui consiste en une indistinction de substances
ou de sujets pourtant distincts. La confusion des corps
dans l'étreinte comme la confusion des sentiments
dans le désir (qui veut plus qu'il ne veut) excède le
contraste entre continu et discontinu. En un sens, le
sexe est sans doute toujours en proie à une confusion.
Ou bien il est lui-même confusion, identité indécise
et différence mal discernable. Identité et différence
de la continuité et de la discontinuité. Autrement dit
« rapport » : cela qui n'est pas « un être » ou « un
88
Déjà chez Platon la fusion n'est présentée que
comme l'hypothèse d'une intervention du forgeron
divin (Héphaïstos propose aux amants de << les dis
soudre et fondre ensemble au soufRe de la forge >>)
mais cette fiction - comique, de surcroît - n'empêche
pas que l'« unité >> amoureuse vaille comme rencontre
et étreinte de deux.
Toutefois, la fiction de la divine fusion exprime bel
et bien toute la force de l'élan. Et cette force ne va
pas à moins qu'à se sentir poussée jusqu'à sa propre
absorption dans une unité où elle reconnaît à la fois sa
vérité et sa disparition : sa fin aux deux sens du mot, sa
vie en tant que sa mort. La discontinuité est condition
de la vie dont la mort assure la continuité. La comédie
est aussi une tragédie, mais la tragédie pourrait être,
avec la comédie, une vérité paradoxale du sexe : nous
y reviendrons plus tard.
89
11
Dévoration
mais il n'est pas un soi. Il est plus fort qu'un soi, plus
fort que soi. Il est poussé, et il l'est par une poussée
plus ancienne ou plus profonde que tout ce qui
pourrait figurer un principe, une origine. Avec lui se
révèle obscurément une croissance soudaine, un accès
comme un feu qui prend d'un coup sous une lentille
solaire.
Et certes le soleil a précédé. Certes la chaleur a
précédé la vie et le frottement a précédé la chaleur
et l'agitation a précédé le frottement. Tout aurait pu
se poursuivre dans un bouillonnement ou dans une
effervescence continue, mais il y a eu interruption,
suspens dans lequel un vivant s'est détaché, un autre
type d'agitation, une tension de part et d'autre d'une
membrane.
Peut-être en avalant d'autres cellules une cellule
a découvert qu'elle s'enrichissait, se complexifiait.
Ce cannibalisme a pu suggérer la division sexuelle,
manière de répartir pour mélanger.
Suggérer dites-vous ? mais de qui à qui ?
90
Je vous l'accorde, ce n'est pas une suggestion. C'est
arrivé, voilà. Ce sont des biologistes qui suggèrent
cette hypothèse cannibale.
Ils savent bien que le désir dévore. Mais on ne peut
pas oublier qu'avec sa proie il dévore le fauve qu'il est
lui-même. Infelix media torreberis Aetna, écrit Ovide à
l'amant : tu pourrais être consumé au cœur de l'Etna.
Dans la scissiparité la cellule se fait disparaître elle
même. Dans la sexualité elle disparaît dans une partie
d'elle-même qu'une autre cellule divisée peut absorber
et mêler à sa propre substance. De cette confusion
provient une cellule qui parvient à son tour à se séparer
d'une moitié de soi et qui se laisse ainsi recomposer
avec une autre issue d'une même dissection. Le désir
se désire et désire se dévorer lui-même.
Se dévorant il se renouvelle et s'anéantit du même
mouvement. Il se consume et renaît de ses cendres.
Autant dire de rien. Le désir vient de rien et ne cherche
rien : c'est l'être tendu par sa propre altération et
la consumation de toute position d'être, de toute
présence au profit d'un envoi, de toute signification
au profit d'une béance de sens.
Ni dans sa jouissance ni dans sa descendance le désir
ne rejoint autre chose que sa propre flambée, sa propre
dévoration, son épuisement, son exténuation. Il ne se
gonfle que pour devenir ténu, mince à outrance et
pourtant toujours tendu - jusqu'au point où le fila
ment se rompt et la vie avec lui et le lien de l'être
désirant avec le monde où il a surgi.
91
Aussi ne faut-il pas séparer ni opposer autant qu'on
a coutume de le faire les besoins, les appétits, les incli
nations et les désirs. Tout en fin de compte relève d'une
demande inhérente et coextensive à l'être. Ou plutôt à
« être » si on substitue le verbe au substantif (comme
le propose Heidegger dans la version la plus rare mais
à coup sûr la plus convaincante de sa déconstruction
de l'ontologie) .
Si en outre on considère ce verbe, en dépit de la
grammaire, comme transitif (ce que propose aussi
Heidegger), on déplace de manière très sensible le
concept de l'être en tant que cela qui est vers l'idée
que cela qui est, quoi que ce soit, n'est pas « cela »
qu'il est au sens d'une attribution (je suis un animal
parlant) mais en étant reçoit l'action, la pulsion ou
l'envoi d'être (d'exister). C'est un peu comme ce que
permet la langue française avec le verbe << vivre >> ou
l'allemande avec << /eben » : on peut « vivre », sans
complément, c'est-à-dire être vivant, ou bien « vivre
une aventure », c'est·à dire s'aventurer, être emporté
dans une aventure, en éprouver les aléas, les risques,
les émotions. Sur ce modèle, nous pourrions tenter
de dire que « être » dans l'aventure et par elle c'est
justement la vivre, et que être ceci ou cela, quoi que ce
soit, revient non à attribuer un prédicat à un sujet (« je
suis vivant ») mais à vivre- ou à pratiquer ou à investir
ou à mettre en jeu, à mobiliser, à prendre, à recueillir
ou accueillir, à faire venir, à pousser, à impulser cela
qui n'est pas un attribut sans être toujours aussi une
allure, une venue, une exposition, une excédence de
92
ce que serait un pur être-ça - qui justement ne serait
pas mais qui subsisterait en inertie (pour ne pas dire
en entropie, dans une déliaison de ce qui le fait être).
93
dire « truc » que « affaire », « n'importe quoi » aussi
bien que « intrigue », « procès » dans tous les sens
du mot. À la fois présence dans le monde, n'importe
où, n'importe quand, et présence au monde-rapport,
renvoi de chose en chose, de proche en proche et en
lointain. La chose, donc, comme la res, le réel, le rien
selon lequel toutes choses existent. Mais que signifie
« selon » ? rien, justement, rien que ça qui d'emblée
d'une part est pluriel - il y a des choses, une chose
seule s'anéantirait - et qui d'autre part survient. Ce
qui vient en plus ou à la place d'aucune chose.
Un excès, une excédence ou transcendance. Une
poussée d'être qui n'a aucun autre sens (ni raison, ni
cause, ni fin) que d'être poussée - d'être en tant que
poussée et d'être poussée par . . . son propre excès. Qui
ne lui est donc pas « propre » puisqu'il est exclu d'at
tribuer une propriété quelconque à « être >> .
En deçà de toute propriété ça arrive et ça existe. Ça
se donne puisque ça n'est pas donné, ça se désire sans
être désiré par quiconque. C'est pourquoi la chose, le
réel est à réaliser. « Il lui manque quelque chose pour
être ce qu'elle est1• » Ce qui lui manque n'est pas autre
chose, c'est son altérité : la non-chose, le rapport ou le
renvoi, la venue ou le signe, les deux ensemble. Deux
allures du désir dont l'essence ou la structure est de se
désirer, donc de renvoyer à lui-même et de s'annuler
dans ce renvoi.
De se dévorer ?
94
Oui.
D'une dévoration ontologique ?
Oui.
Dévoration, absorption, assimilation, penetration
intime de l'intime, infini en acte, confusion sans nom :
sexe et langage en tant que passage à la limite de l'être.
Limite de l'être : non-être, non-sens, puissance tendue
dans son impuissance. Dévoration, adoration.
12
95
Oui, bien sûr, c'est exagéré : comment pourrait-il en
être autrement puisque nous sommes de part en part
dans l'exagération ? Ce que j'ai nommé « enlèvement »
ou « emportement >> ne peut pas aller, ne peut pas s'en
lever sans exagération. Si du moins ce terme convient,
car là où il n'y a pas de mesure acquise, là il est diffi
cile de parler d'exagération. Que peut représenter un
sexe bien mesuré, cadré, conforme à une rationalité ?
Nous avons depuis longtemps beaucoup de mesures
liées à la démographie, à des programmes, projets ou
tendances économiques, politiques et/ou religieuses,
et beaucoup d'interdits de natures complexes. Ce
grand contrôle général de l'activité sexuelle témoigne
des possibilités de désordre qu'elle recèle.
Mais justement, ces possibilités précèdent tOutes
les espèces d'ordre - sinon celles d'un ordre animal
que nous supposons << naturel » et que, de fait, règle
pour l'essentiel l'œstrus, la période de fécondation
dont l'animal parlant est dégagé (sauf à la recons
tituer par des calculs). Mais le sexe animal n'en est
pas moins pour nous en quelque façon le sexe même,
une vigueur voire une violence que nous représentons
comme irruptive au sein même de la nature.
96
furieux, effréné projeté selon le schéma d'une perte
dans un monde où désormais
personne
N'osera plus dresser son orgueil ginital
97
sexe avec ces excrétions. Augustin a écrit « nous nais
sons entre urine et fèces ». Il ajoure très évidemment
en sous-texte : nous copulons et concevons de même.
Il n'ajoute pas, mais nous devons le faire, que nous
pouvons aussi jouir - sans concevoir - des excrétions
er de leurs lieux.
.Laorgique - qu'on pourrait aussi nommer « chao
tique » - se caractérise par l'informe et l'inintention
nel. Les excrétions se perdent dans l'inerte ou dans
la macération des bouillies où viendront se lever et
pousser d'autres organismes. Le sperme et les écou
lements qui l'accompagnent, les coulées et liqueurs
suscitées dans la vulve, et la salive aussi, voire les larmes
sont des excrétions, non certes de rebuts mais de fluides
qui vont se perdre en baignant l'activité sexuelle - se
perdre au dehors ou bien au-dedans, toujours hors
du corps propre et organique. Il faut y ajouter le sang
menstruel. Une liquéfaction multiple et tendancielle
ment généralisée (comme sueur) accompagne ce qui
constitue un passage entre organes et par conséquent
un mode de suspension de l'organique ou une orga
nicité momentanément aorgique.
Les « anciens animaux » figurent en nous, comme
dans rous les animaux, le plus archaïque du vivant, le
chaos de ses poussées sans autre usage que de rejouer,
relancer la vie. Pas de sexe sans cette bestialité, cette
liquidité, cet épanchement par lequel se réorganisent
les organismes er dont les acteurs sont des organes en
quelque façon excessifs, surnuméraires au regard d'or
ganismes non sexués.
98
Tout paraît alors se renverser, « cul par-dessus
tête » comme on le dit en français pour un retourne
ment complet de l'ordre attendu des choses. Le mot
« cul » - un de ces mots n i techniques ni châtiés (ni
châtrés . . . ) dont abondent les langues vulgaires (en
français, souvent métaphore ou métonymie du sexe -
« une histoire de cul ») - n'est pas un simple mot, c'est
une chose, quelque chose qu'on ne peut pas désigner
autrement. Ni, en fin de compte, penser.
Le mot « sexe » lui-même se situe à la limite. C'est
un mot honnête, aux deux sens ancien et moderne
de l'épithète, toutefois rarement dépourvu de réso
nances excitantes. Il ne perd tout pouvoir suggestif
que lorsqu'il est employé pour l'un des sexes les
plus ordinairement reçus en tant que tels, mâle et
femelle - différence dont nous parlerons plus tard.
La langue du sexe n'abonde en diversités grossières
que parce qu'elle doit toucher à de l'intouchable, à
ce qui recule dans l'ordure, le sale, le dégoûtant, qui
est aussi le chaotique, l'emmêlement, la frénésie et le
halètement ou le cri. Limite du langage ou langage
s'épuisant sur sa limite - « foutre ! » s'exclame le héros
sadi en.
Ou bien langage prolixe, proliférant de valeurs
sexuelles dans l'invective ou dans la stupéfaction -
bordel ! putain ! couillon ! con ! nique ta mère ! baisé !
il est con comme une bite ! - aussi bien que dans la
désignation de l'acte (parfois nommé « la chose ») -
panie de jambes en l'air, s'envoyer, se culbuter, tirer
un coup, rataconniculer chez Rabelais, faire catleya
99
(l'expression codée de Swann). Délibérément lourd
ou poisseux, persifleur ou cynique ; ce qu'on appelle
une langue crue traverse toutes les langues, un
idiome de dérision et de renversement des dignités
dont la forme peut-être la plus réussie se trouve dans
Shakespeare :
100
fait que le même membre puisse servir à un usage sale
et à un sage noble) mais d'un passage à la limite dans
lequel rien n'est nié puis relevé : tout est dans la même
levée, bandante et extatique. Dans la même ferveur
excitée et éperdue.
13
Pénétration
101
immondes sont engendrées par le désir pur de l'im
possible, l'aspiration éthérée de la souveraine j0ie. Et
d'ailleurs je ne sais (et personne ne sait) ce que veulent
dire ces deux mots : âme et corps, où l'une finit, où
l'autre commence. Nous sentons desforces et puis c'est
tout1• » Alors que Freud n'a que trois ans, Flaubert lui
donne déjà raison quant à la supériorité du savoir des
artistes sur celui des psychanalystes- et au sujet même
de ce qui se trame « insciemmem » , néologisme où
l'inconscient est autant en gestation que le non-savoir
qui l'accompagne chez les philosophes.
"Linscience dit à sa manière quelque chose que les
autres termes recouvrent aussi mais font peut-être
moins pressentir : elle est bel et bien une sorte de
savoir. Flaubert l'indique d'un mot - « nous sentons».
Sentir consiste précisément à connaître au sens de faire
l'expérience, d'entrer dans la proximité, la familiarité
voire l'intimité de quelque chose ou de quelqu'un. Le
paradigme du savoir se présente le plus souvent comme
l'acquisition d'une connaissance, ce qui en grec se disait
mathesis. Les mathématiques représentent l'excellence
du savoir en tant que construction, position et trans
mission d'un contenu déterminé et vérifiable selon des
procédures elles-mêmes vérifiables. Cela n'empêche
pas que les progrès et découvertes mathématiques
s'opèrent par des recherches, des approches, des intui-
102
rions et des essais. La mathesis procède elle-même de
ce que le grec nommait gnôsis et que nous traduisons
par « connaissance » à travers le latin cognosco où le
préfixe co- est joint à nosco qui a la valeur d'approcher,
devenir familier et faire l'expérience. Il joint la marque
de l'association (qui peut aussi valoir comme intensi
fication) et celle du caractère inchoatif (la désinence
« seo ») c'est-à-dire progressif ou ingressif, en train de
commencer.
Rien d'étonnant si ce « connaître >> a croisé le yada
hébreu qui désigne une connaissance active, parti
cipative et qui a produit en traduction le fameux
« connaître au sens biblique >> dont une des premières
occurrences n'est autre que << Adam connut Ève ».
Ailleurs, « connaître le Seigneur » peut signifier par
tager ses intentions - fût-ce en dehors d'une obser
vance religieuse mais par des actes (de justice, de
compassion, etc.) -, entrer dans ses vues, épouser ses
intentions. Claudel a fait le jeu de mots consistant à
écrire « co-naître ».
Il y a ainsi dans bien des langues une distinction entre
le savoir comme possession acquise et la connaissance
comme fréquentation, proximité et partage. Aussi
l' inscience ou le non-savoir doivent-ils être compris
sur les deux registres. Il n'y a pas de contenu qui se
puisse conserver dans un traité mais il y a une expé
rience, ce qui veut dire une avancée dans l'inconnu :
« nous sentons des forces ». Nous sommes poussés.
C'est aussi cela que Freud veut indiquer en qualifiant
les pulsions de mythes. C'est-à-dire une façon de dire
103
une expérience qui ne se laisse pas transcrire dans une
langue de savoir1•
Or l'expérience - épreuve, pratique, usage, exercice
de ces forces a lieu entre âme et corps, sans leur
distinction et pourtant comme par le franchissement
d'une limite insaisissable. Rien d'autre que le passage
vers un dehors d'où se figure un dedans : voilà ce qui
distingue âme et corps, c'est-à-dire une matière d'une
autre selon Descartes, la matière-étendue compacte,
ramassée sur soi et la matière subtile, unie en tous
points au corps de l'animal parlant. Cette union se
connaît fort clairement par les sens et non par la pure
pensée qui ne sait que distinguer les deux parce que
c'est son travail. Mais les sens connaissent de manière
très certaine et en somme évidente qu'il s'agit juste
ment de la force qui s'exprime, conformément à sa
nature de force, c'est-à-dire à sa poussée.
C'est ici d'ailleurs qu'on saisit au mieux le paral
lèle et la croisée entre sexe et langage. Car ce dernier
exprime - presse au dehors - l'idéalité du sens comme
matérialité sonore tandis que le premier exprime hors
d'un vivant l'appétit de la vie (celui qu'elle a, celui
qu'elle est).
Des deux manières, l'expression se forme par une
pénétration. Langage pénètre l'obscurité à soi de la
chose, qui vient à être signifiée, c'est-à-dire transpor-
104
table hors de son effectivité concrète, répétable comme
idée. Sexe pénètre l'obscurité à soi de la poussée, qui
vient à jouir et/ou à engendrer (ce qui revient au même,
on y viendra). Par conséquent, langage rêve de jouir et/
ou d'engendrer la chose même («fiat lux ») et sexe rêve
de se transporter comme idée : joie, amour, extase.
105
De là verges et doigts, langues et regards, flairs et
ouïes, pressions, griffures, morsures, frottements des
peaux ; dilatations et resserrements de tous orifices
jusqu'aux pores et jusqu'aux méats de l'âme. Péné
trer : entrer jusqu'au penus qui est garde-manger,
réserve vitale. Pénétration n'est en rien effraction,
encore moins violence. Viol est négation de sexe - et
de langage. Pénétration se nourrit de vie et nourrit la
vie - joie de vivre parce que vivre vit de joie : d'excé
dence d'être.
106
à chacun, au pénétrant et au pénétré, comme le tout
au-fond sans fond dont la pénétration signifie en effet
profondeur, recueillement, compréhension, divina
tion, méditation.
Point de pénétration sans être pénétré soi-même.
C'est aussi bien avaler l'autre qu'en être avalé. Et c'est
là, très exactement, que ça se passe : là où la vie va
chercher dans l'autre sa nourriture vivante - et/ou sa
mort.
14
107
presque rien, car on sait qu'elle persistera à résister.
Elle ne sera ni proprement « vécue », ni proprement
« connue ». La vie et la connaissance s'y enlèvent sur
leurs limites. Pénétrer s'échappe. On peut en dire de
manière particulièrement accentuée ce que Hegel
dit du corps en général comme « expression de l'in
térieur >> c'est-à-dire de l'« individu '' ou « être pour
soi >> (se rapportant à soi). Cette « expression >> est à
prendre à la lettre, c'est une pression de soi au dehors,
c'est-à-dire une révélation de soi par soi. De manière
générale, l'action constitue l'être de l'individu et le
corps est la manifestation de l'esprit, c'est-à-dire non
pas l'apparition au dehors de ce qui se tiendrait dedans
mais l'être se manifestant et le faisant en tant que sa
manifestation physique est - ontologiquement - son
être spirituel.
Or de manière générale, dans l'action, « l'indi
vidu ne se garde et ne se possède plus en lui-même,
mais laisse l'intérieur sortir tout entier de lui-même
et l'abandonne à autre chose1 ». Hegel présente cette
manifestation sous les deux espèces du langage et du
travail (aussi désignés comme « la parole et l'action >>).
Il précise alors que ces manifestations « expriment
trop et trop peu >> l'esprit. Double défaut, excès et
manque conjoints dont il faudra comprendre qu'ils
font l'essence de l'esprit se manifestant - autrement
dit, son existence.
108
Si Hegel ne compte pas le sexe au nombre des actes
de manifestation de l'individu1 c'est parce que, pour
lui, le sexe est manifestation de l'espèce à travers l'indi
vidu (ce qui implique une subordination du plaisir, sur
laquelle je ne m'arrête pas2). Si au contraire on envi
sage la manifestation de l'esprit selon l'effectivité de
son existence chaque fois distincte, individuée ou en
individuation constante, le sexe forme avec le langage
et la transformation une triade dans laquelle la coexis
tence générale (le singulier pluriel des étants parlants
et à travers eux de tous les étants) s'inscrit à ces trois
titres : logexistence, rechnexistence, sexistence3•
109
En reprenant au compte du sexe l'analyse de
l'« abandon à autre chose » on pourra dire : cette ma
nifestation « exprime trop l'intérieur parce que c'est
l'intérieur lui-même qui éclate en elle, qu'il ne de
meure pas d'opposition entre elle et lui [ ] elle donne
. . .
m
i médiatement cet intérieur lui-même >> et en même
temps elle l'exprime « trop peu - parce que [ ] l'in . . .
Il0
montés », les chibres grand veneur », les lionnes >>
<< <<
111
s'il est identique à la fusion (à l'immanence pure).
Mais il faut plutôt le comprendre comme non-mé
diation, c'est-à-dire comme absence d'un processus
de passage à l'autre et de l'autre au même. La confu
sion sexuelle n'est pas un processus sans être pour
autant une immanence. S'il y a du processus, ce n'est
que dans la fécondation. Le sexe en tant que tel est
infécond : il exprime la pulsation qui vient de nulle
pan et qui va nulle part. Toujours trop et trop peu,
toujours métamorphique et restant étrangère à toute
reconnaissance'.
Ou plutôt : les amants se reconnaissent mutuelle
ment comme méconnaissables. Ils se reconnaissent
comme « cette intériorité qui se donne à l'extérieur
en tant qu'intérieure » et qui donne à penser « que
l'intériorité comme celle ne puisse jamais apparaître
à l'extérieur, jamais se donner [ . ] secret, mais secret
. .
tique hégélienne.
Bien sûr c'est toi, c'est toi éperdument, toi perdu
ou perdue en toi ou hors de toi : comment savoir ?
c'est plus et moins que toi, plus et moins que moi.
112
C'est ce que nous acceptons ensemble l'un ou l'une
de l'autre. C'est toi métamorphosé/e en animal, en
plante, en buisson, en nuage, en rivière, etc. Dans la
métamorphose il n'y a pas de synthèse, pas de relève
ni de sublimation : Narcisse est une fleur qui est aussi
Narcisse, Daphné est un laurier qui est aussi Daphné.
Tu es toi et aussi cette plante ou cette bête enlacée à
moi, je suis moi et aussi cette sève ou cette griffe en toi.
Nous sommes l'un-l'une à l'une-l'autre chacun/e en
soi et en l'autre, pour soi et pour l'autre, par soi et par
l'autre. Ni solitude, ni fusion, ou l'un comme l'autre :
jamais aussi seuls que réunis, confus, indistinctement
distincts.
113
15
114
travers les cultures• - forment le double témoignage
de l'ex-in-hibition dont le sexe est à la fois le sujet et
l'objet. Il présente lui-même une face de ce qui touche
par ailleurs, dans des contextes de sacralité parfois liés
aux mêmes cultures, à d'autres formes d'ostension, de
ritualisation et/ou de rétention de l'activité sexuelle.
Lampleur et l'ambivalence de tant de traits remar
quables affirme une singularité du sexe sans égale
parmi les comportements humains. Encore faut-il y
ajouter la prolifération non moins remarquable de ses
allures, tours, façons tant individuelles que sociales
et culturelles qui se multiplient selon les régimes de
sexualités dont l'arc-en-ciel LGBTIQA n'est lui-même
qu'une indication approximative de la multiplicité
réelle des pratiques et des dispositions.
En définitive, il n'y a que des idiosexes, de la même
manière qu'il n'y a que des idiolectes : la parole n'existe
- et par elle la langue - que selon les façons, accents,
intonations, choix lexicaux et syntaxiques, mimiques,
pragmatiques de chacun/e. Et de même que l'idiolecte
n'est jamais lui-même simplement un, n i unifié, ni
unitaire, mais se diffracte selon les circonstances, les
registres d'expression, les interlocuteurs, de même le
sexe n'est-il ni unique ni unifié chez quelqu'unie.
Ce que Pierre Jean Jouve appelle Les BeauxMasques
les figures du sexe inattendues, surprenantes, mor-
115
bides ou frénétiques révélées chez de fort honorables
personnes - ne masque jamais rien d'autre que l'allure
convenue requise par les codes sociaux.
1 . Pierre Jean Jouve, Les Beaux Masques, dans Œuvre, If, Paris,
Le Mercure de France, 1987, p. 1630 (merci à Gisèle Berkman).
116
touche, si je suis touché ou touchant, alternativement
ou simultanément et ni comment ni pourquoi qui
tiennent mais seulement à peine un quoi confondu
avec un qui et seulement des points d'exclamation ou
de suspension1 •••
117
pas éloigné de son anonymat lorsqu'il s'agit de ce qui
resterait masqué ou recouvert (verdeckt) sous les mani
festations de la libido, cet « état originel de la première
enfance >> encore sans « objet >>, ce« grand réservoir » de
tous les investissements ultérieurs qui « au fond s'est
conservé »1• Ce qui est conservé masqué et que Freud
refuse de diluer dans une énergie psychique générale,
ce à quoi il faut reconnaître un caractère sexuel singu
lier (lié d'ailleurs à un chimisme particulier de la
«
1 . S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité (III, 3), tr. fr.
H. Reverchon-Jouve, Paris, Gallimard, 1962, p. 127.
2. Id., Le Moi et le ça, op. cit. , p. 208. On pourrai t ajouter,
puisque le !ch allemand est au moins autant << Je '' que « Moi >>,
qu'avec l'animal parlant le Moi se distingue précisément aussi
comme parleur et qu'il faut donc aussi comprendre comment il y a
un se-dire-je sexuel autant qu'un se-distinguer-soi.
1 18
avant le sexe, dans un cannibalisme ou quelque autre
forme de métamorphose du dedans en rapport avec
son dehors (ce qui voudrait dire : externalisation
au-dedans avant exposition au dehors).
Je sexe. Je s'exe, tu s'exes, nous sexistons. Toute
=
119
Pour tous, pour toutes cependant un spasme, une
volupté ou une angoisse, une ivresse ou une détresse
rien d'indifférent. Non pas la même jouissance, certes,
qui varie à proportion de toutes nos variations, mais
un trait commun, si commun même qu'il l'est aussi
avec les animaux (et avec les dieux, si on en croit les
mythologies où se précèdent nos pensées). Si commun
qu'il en est vulgaire, si vulgaire qu'il en est grossier, si
grossier qu'il nous prend au bas-ventre aussi bien qu'au
plus délié ou au plus délirant de l'esprit et jusque dans
les parages de l'anéantissement.
Car ce spasme si singulier et si pluriel se multiplie
encore chez nous - les animaux parlants - en ce qu'il
s'y trouve doublé par un autre partage entre dedans et
dehors : le langage met je dehors, l'exprime et l'expose
par une autre poussée qui le transporte sur un autre
registre d'ex-istence qu'on pourrait dire d'in-sistance.
« Je )) singulier modèle modulé autant de fois que
'
d'animaux parlants, chaque fois intoné sur tous les
tons et partant à l'infini de l'inépuisable épuisement
signifiant au bord duquel il rencontre l'autre inépui
sable épuisement baisant.
Y a-t-il derrière le langage une autre pulsion ? une
autre chimie - ou alchimie ? ou bien la même qui se
diviserait ? En tout cas l'animal s'invente autrement
••.
120
Iseult, Ô Iseult, quandparcidevantje t'oculise mon
Ego le plus intime-intime le plus vaguement ressent
la déprofondité d'immatérialité multimathématiques
selon lesquelles dam fafrénésiepancosmique fa Toutim
manence de Ce Qui Est Soi-Même extériorise sur ceci
ici notre plan de corps gazeux liquides et solides désu
nifiés en intuitions blanc perle passionpantefantes de
Moimitude réunie dans fa plus haute démoimisation
dimensionnelle1•
16
pas un mot
je manquai?
121
goisse, mot trop pompeux. Il suffit d'un léger signal,
on ne sait même pas de quoi. Ça se dérègle subti
lement. Ce n'est même pas forcément que « ça ne
marche pas » . Tout se passe comme si ça marchait,
mais ce n'est quand même pas ça. Le cinéma a multi
plié pendant un certain temps (qu'on peut assez préci
sément repérer) ces scènes d'« après » où les amants se
demandent comment c'était. Incertitude, inquiétude
sur l'autre, donc sur soi. . . sur le sexe lui-même.
Le grand film de Peter Bogdanovich, The Last Picture
Show, de 1971, tourne autour du contraste entre des
rapports ratés, précipités par une hâte d'en finir avec la
virginité, et un rapport heureux où rien n'esc cherché
mais une tendresse se donne, sans plus, presque à la
dérobée. Tout est pris dans la mutation d'une petite
ville emportée par les changements économiques et
sociaux, l'appel de la grande ville et la fermeture du
dernier cinéma dont la dernière séance forme aussi
un adieu à un cinéma vieilli (que figure John Wayne).
Adieu à la virginité, adieu à une sexualité supposée
dépassée mais qui ne l'esc que pour une errance sans
joie. Un an plus tard Le Dernier Tango à Paris de
Bertolucci semblait venir confirmer et souligner une
amertume égarée au sein de la « libération sexuelle »
encore récente.
Lun et l'autre film, toutefois, constituent de très
fortes affirmations cinématographiques. Ils disent une
confiance nouvelle dans le cinéma, dans une force
d'attention renouvelée pour un réel difficile, opaque
ou incertain mais vif, traversé ou travaillé par un désir
122
qui se perd sans doute mais qui se trouve aussi : le
désir du cinéma est aussi celui qu'il faut discerner,
saisir au passage dans le film. Dans chacun des deux
il est suggéré qu'il y a une vérité secrète du sexe que sa
supposée annulation permissive ne peut pas entamer.
Qu'elle révèle plutôt. Je ne vais pas engager ici l'ana
lyse des films : il vaut mieux retourner les voir1•
123
naît de ce qu'on lui vole la prisonnière qu'il convoite.
Et dans la folie de Don Quichotte ne joue pas un rôle
secondaire son amour pour Dulcinée, dont le nom est
devenu le symbole des embellissements aveugles de
l'amour. Sans parler de Madame Bovary.
Sans fin le sexe est dévoilé comme la désillusion de
l'amour, ou bien l'amour comme le leurre du sexe -
qu'il fonctionne au service de l'espèce ou bien à l'usage
d'un appétit grossier. Toujours il est en passe d'être
déçu, de se décevoir lui-même.
Nous savons pourtant - c'est-à-dire, en nous le
sexe sait - que la déception ne se mesure qu'à l'aune
d'un accomplissement. [;accomplissement est repré
senté comme une satisfaction, c'est-à-dire comme un
achèvement, une complétude, un comblement. Or
le propre du comble est de déborder. Le propre du
désir est de n'avoir pas de plaisir à sa mesure - qui
est infinie. Mais cela même, nous le savons. Nous
savons qu'il ne s'agit pas de combler, sinon par excès,
et que l'excès est difficile, périlleux, délicat. Il semble
manquer quelque chose : or il ne manque rien. Aucun
objet. C'est toujoursjequi manque ou qui se manque :
de fait, il n'est pas là, il s'absente dans son désir. Car ce
n'est pas le sien, il ne lui appartient pas. Il revient au
dehors, c'est au dehors qu'il faut le confier. Au plaisir
s'il se peut, ou bien au désir seul - abandonné mais
reconnu.
Au fond nous le savons ou le désir le sait pour nous.
Il suffit qu'il se confie comme désir : plus ample que
toute attente, défiant toute conclusion, sans dernier
124
mot. Pareil à une illusion débordante et pourtant
certain de n'être rien d'illusoire. Tout ce que montrent
les fictions du désir et de l'amour, c'est que l'imaginaire
qui se dénonce et qui s'affaisse peut aussi bien tourner
en figure de vérité (fiction, figure, même mot). Figure,
c'est-à-dire présentation d'un mystère1•
Or « plus ample » veut dire aussi bien, à la conve
nance du mystère, plus léger, plus mince et délié. Si le
sexe sait qu'il ne sait rien de soi - sinon sa plus proche
évidence -, alors il sait aussi qu'il ne manque de rien
jamais. Même non assouvi. I..:assouvissement n'est pas
sa vérité.
Sex is so nothing est un mot attribué à Andy Warhol
qui ne semble pas l'avoir écrit. Il a dit Sex is so abstract
« »
125
- où le mot n'est plus abstrait, mais absolu, détaché de
tout et ouvert à tout). Sexe se prête particulièrement
bien à cette bascule. C'est pourquoi l'important dans
chacune des deux formules est le so : tellement
« ))
126
Tous gouvernements, juges, dieux, conducteurs de la
terre,
C'est dam le sexe, comme autant defacultés du sexe,
et toutes ses raisom d'être.
Sam doute, l'homme, tel queje l'aime, sait et avoue
Les délices de son sexe,
Sans doute, la ftmme, telle que je l'aime, sait et
avoue les délices du sien1•
17
foy
Disons joy, au moins un moment, le temps de
dissiper les embarras qui poissent « joie >> et « jouis
sance ». La première trop céleste, la seconde trop
goinfre. Oublions aussi les gaudeamus, les gaudrioles et
les godemichés. C'est pourtant le même mot, le même
sens en tout cas, un sens insensé, un sens qui se fait
sentir toujours trop ou trop peu . . .
Disons joy ou joi dans la langue du trobar, cette
langue des troubadours dont l'amour courtois - aussi
bien discourtois, comme on a pu le dire - ou lefin'amor
n'est « fin », affiné, raffiné, épuré à l'extrême que dans
la mesure où il ne pressent que trop, excessivement,
le plus ou le sobreplus comme ils disent - le plus que
plus ou bien le sobramar d'un plaisir inouï, intenable,
127
périlleux voire angoissant. Indépassable en tout cas -
comme le chante la trobairiz Béatrice, comtesse de
Die :
128
foy delights injoy -la joie fait ses délices de la joie1•
129
(( eh mman, merde, qu'est-ce que t'es en train de
foire, mman et il la serre.
»,
serré
elle aussi, elle répond: Çafait longtemps quej'avais
«
130
Quatre ailes battantes, deux becs, masse tourbiLlonnante,
étroitement agrippée,
Grappe qui dégringole, en décrivant des boucles, s'abat en
droite ligne,
jusqu'à rester suspendue, passé lefleuve, les deux ne
faisant qu'un, moment d'accalmie,
Fixe équilibre en l'air sans bouger, puis se séparent,
dénouent l'étreinte des serres,
Remontent en plan incliné de leurs ailesfermes et lentes,
poursuivant leur vol distinct et séparé,
Son vol à elle, son vol à lui1•
131
a-r-elle commencé ? De même qu'elle s'enlève en vols
distincts, de même elle est venue dans un regard,
dans une voix, un geste, un parfum, une ombre, un
passage furtif. Tout commence n'importe où de même
que n'importe quel lieu du corps peut devenir zone <<
132
Ce que la passante savait - ce que toutes et tous
savent de ces regards qui boivent au passage, qui
boivent le passage, le pas des jambes sous la robe -
c'est le poème entier, tout son désir et le suspens de
son éclair. C'est le savoir joyeux d un joy d'autant plus
'
133
Peut-être faut-il dire que le corps érotique, le corps
saisi, secoué, en spasmes et frissons, devient tout entier
son propre simulacre, s'apparaît à lui-même et à l'autre
comme un chaos, un dépeçage, un tourment, une
convulsion de ses propres formes, comme la simulation
d'une gloire ou d'une abjection également infigurables.
Corps devenant esprit et réciproquement, confusément.
Bien sûr c'est aussi une difficulté, ou une crainte.
Avecjoy tout est à craindre : que ça n'ait pas lieu, que ça
ait lieu. Que ça ait trop lieu ou troppeu. Que ça échappe
ou que ça envahisse. Cette crainte à tout va est inscrire
dans le joy comme sa nature même : comme la nature
par où le naturel s'excède, vient à l'existence.
Venir à exister c'est toujours venir de très loin et
partir aussi loin . . . Comme dit Alenka Zupancic : « Ça
jouit. Ça jouir très loin du sujet. Ça jouit du côté de
la Chose (en soi)' ».
134
18
Troubles
135
psychique indifférenciée : l'ordre pulsionnel est plu
riel, il est conatus, impetus et tractus - persistance,
lancée, entraînement. Avant d'être lui-même diffé
rencié le sexe inaugure une différenciation de poussée
qui succède à celle que la vie introduit dans l'énergie
de la physis. Elle lui succède de peu, sans doute, mais
assez pour former de la vie une configuration déjà
troublée, une échappée hors de la continuité. Éros
est avant tout discontinuité - et c'est aussi pourquoi
il entretient avec Thanatos des rapports subtils, excel
lents et dramatiques. Ce n'est pas seulement par un
fantasme fusionnel que les amants désirent mourir
ensemble : c'est par une excitation de se disconti
nuer l'un en l'autre et l'un par l'autre. (Il faut donc
corriger ou déplacer les observations faites au sujet
de la fusion : si en elle - dans son fantasme - dispa
raissent les deux qui la désirent, c'est peut-être aussi
qu'ils désirent y disparaître, dans un suicide qui ne
serait pas sui-cide mais plutôt une forme de meurtre
sacré. . . Cependant il faut convenir qu'un tel sacri
fice, où s'abolirait toute distinction entre sacrifiant/e
et sacrifié/e, s'entraîne dans une inextricable confu
sion . . . On pourrait même ajouter que le sacrifice,
là où il se pratique - et où il ne va jamais sans un
trouble collectif - est clairement indissociable de
l'appareil social qui l'encadre et qui en contient la
confusion. Les amants, pour leur part, ne sont juste
ment pas une société : ils sont au bord, dans une
marge indécise.)
136
Rien n'est plus trouble que le sexe et que l'amour
qui nomme aussi ce trouble : «Je l'aimais et ne pouvais
par conséquent la voir sans ce trouble, sans ce désir de
quelque chose de plus qui ôte, auprès de l'être qu'on
aime, la sensation d'aimer' ». Le plus, encore une fois,
inlassablement le plus hante les parages sexuels/amou
reux. Le plus et le moins, l'augmentation du désir et
la diminution de sa sensation même.
Le sexe ne trouble pas seulement, il se trouble
lui-même, il est d'essence trouble - ce qui contrevient
à l'idée même d'essence. En effet ce n'est pas une subs
tance, ni un sujet, ni même une nature : c'est préci
sément avec lui que la nature elle-même, si quelque
chose de tel existe, s'engage dans un jeu de poussées qui
excèdent déjà la poussée du simple vivant. Les Grecs
nommaient physsi le sexe (assorti d'une épithète de
genre) mais ce mot désigne déjà lui-même la poussée,
l'excroissance qui forme toute croissance, la métamor
phose impliquée dans le devenir.
137
raidi de tel adolescent en mal de coït, déguisé enfemme,
tenue de légère intimité, par débrouillardise de sieste1•
138
que signifie son « être » ne relève pas de l'érance ou
de l' étantité. La vie d'un vivant ne relève peut-être
pas du langage. Ou pas du langage comme instru
ment de catégorisation, pas plus d'aüleurs que comme
agent de performation. Il en va de même partout dans
le langage dont on peut dire qu'y règne un trouble
général - et constitutif- de la signifiance. Mais il y a
des points nodaux ou cruciaux, des points où la signi
fication ne peut même pas être tenue plus que l'instant
suffisant à la perturber (ce qui pourrait être sa condi
tion constante, si elle renonçait à elle-même. . . ). Ce
trouble est celui du sens qui s'affecte lui-même de sa
propre échappée : il s'en affecte, il se sent- se sait ainsi
- ne pas s'accomplir en un sens ultime ou suprême. Ce
sentir affleure dans le langage et comme langage : les
animaux parlants se sentent - se savent ainsi (de quel
« savoir >> ?) - ne pas disposer de leur sens ni du sens
de l'« être >> er de la « vie >> en général.
Il n'y a rien de moins dans le sexe qu'une ouver
ture de ce trouble du sens. Avec le sexe ne vient pas
seulement une différenciation biologique mais aussi,
tout au moins chez l'animal parlant, une perturbation
de la biologie qui survient de er dans l'ordre biolo
gique lui-même. Les sexualités ne sont ni simples, ni
même pour finir clairement identifiables. Comme on
l'a déjà dit, même la reproduction de l'espèce s'ouvre
ou s'expose avec les hommes à des techniques, des
institutions er des affects inédits. Quant au jouir si
énigmatique et ambivalent qui précède ou qui excède
la reproduction, contentons-nous de poser ici cette
139
question : comment se fair-il que lorsqu'un philo
sophe s'efforce de dire « l'absoluité de l'absolu ,, ou
le « rassemblement où l'être cohére avec soi >> et pour
ce faire emprunte à Pascal le terme « sentiment ))
'
comment se fait-il qu'il recoure au lexique sexuel de
la jouissance, de la joie-et-souffrance, de la pudeur et
de la douceur1 ?
Pourquoi ? sinon parce que même là où « les mots
nous manquent )) le trouble de cette défaillance
se balbutie dans des mots de sexe : en eux s'entend
toujours autre chose que du sens. Le sens s'y sem
troublé. Lamphibologie lui est consubstantielle. « La
vie purement sexuelle se reconnaît toujours à sa nature
ambiguë. Même la virginité n'échappe pas à cette
règle. Ce qui est en elle le plus équivoque est qu'elle
soit intouchablé. ))
140
Peut-être l'équivoque commence-t-elle avec ceci,
que la pulsion pousse dans deux directions à la fois
toutes les deux infinies : d'une part la reproduction,
faire des enfants, d'autre part lejoy, faire l'amour. Deux
« faire » se partagent en conjonction et en disjonction
141
On en jouit : Ouf! Et ouf! On jouit tant qu'on peut
dessus et c'est comme un grand désert . . .
142
fait qu'ouvrir la série inépuisable des interprétations
de ces deux termes. On peut les comprendre succes
sivement comme le continu et le discontinu (si on
veut, la continue et le discontinu - ou l'inverse), ou
bien la nature et la culture (couple traditionnel et que
Kant, par exemple, inverse), ou bien la décharge et la
surcharge (pour jouer avec le modèle assez commun,
et freudien, de la jouissance comme « décharge »), ou
bien, avec Lacan, la jouissance sue et la jouissance insue
(jouissance du phallus ou jouissance du corps1) : de
toutes les façons, tous ces essais dont aucun n'est vain
ni aucun concluant obligent à revenir à une division
innommable car intrinsèquement trouble et troublée.
143
- c'est-à-dire l'espace ouvert à une circulation de sens -
est lui-même l'ouverture à ce qui l'excède, lui vient
d'ailleurs ou bien l'expose à un dehors : son sens, le
sens qu'il est, non celui qu'il serait supposé « avoir » .
La polarité des accents sexuels et la pluralité d e leurs
déclinaisons en tous genres est analogue à celle qui
aimante le langage entre syntaxe et sémantique :
chacune est à l'autre son dehors et sa possibilité - avec
toutes les déclinaisons des langues.
Cette différence ou différance ne divise pas une unité
et n'en vise pas une. En un sens elle ne divise ni ne vise
rien, elle divise un déjà-divisé qui se redivise et se repar
tage indéfiniment selon les cas et les cas, ici comme
-
Michèle Gennart :
144
Nous nous réjouissons de ce que, désirant lui-même
son autre, il invoque et provoque notre propre déter
mination sexuelle et parachève de la sorte notre part
elle-même1•
Benoît Goetz :
E.E. Cummings :
145
S'il y a une énigme1 de la jouissance, c'est parce
qu'il y a une jouissance de l'énigme dont le nom dé
signe une parole extraordinairement riche de sens.
Comme celle du Sphinx ou de la Sphinge, qui n'est
sans doute elle-même que la double énigme du lan
gage et du sexe.
146
19
Amour à mort
147
mais du sexe comme tel. Il ne l'affirme qu'en le niant.
Il suppose une exigence violente de cette négation.
Mais cette négation n'est-elle pas inscrite dans le
sexe ? N'est-il pas cela même qui existe ou qui fait
exister hors de soi, hors de la continuité alors même
qu'il assure et cherche et exige la continuité qui ne peut
lui advenir que dans la survenue d'un autre - l'enfant,
cet étranger qui va s'exister pour lui-même·- ou bien
dans la confusion qui ne cesse de frôler, de rêver voire
de tenter la fusion : c'est-à-dire la mort.
Raison pour laquelle le viol peut être mimé, simulé
mais vraiment et amoureusement approché - le long
d'une limite inframince. . .
Revenons à Bataille : << l'érotisme, approbation de la
vie jusque dans la mort ».jusque dans : c'est la limite,
puisqu'il n'y a pas de << dedans » de la mort. Ce qui est
approuvé, c'est la limite, justement. Cette approba
tion est comique et tragique à la fois1•
Elle est comique parce que ce qu'elle approuve n'est
rien, s'échappe en s'affirmant, se défile dans un spasme.
Comme on le sait, le comique sexuel est inépuisa
ble, du lexique paillard jusqu'aux jeux de mots, aux
histoires et aux farces. Et de quoi donc rit-on ? d'une
méprise, d'une surprise, d'un surgissement imprévu
de l'obscène, du sale, du bas - du cul par-dessus tête.
Et toujours ainsi d'un renversement ou d'une résolu
tion en rien, en une dérision. Disant en montrant son
148
sexe << je suis Dieu » , la Edwarda de Bataille est aussi
comique que terrible, aussi dérisoire que vertigineuse.
Le rire approuve toujours un chavirement.
C'est aussi un chavirement, c'est le même qu'ap
prouve l'âpreté tragique qui n'est ni tristesse ni déso
lation ni drame mais le savoir aigu qu'une vérité se
lève dans une perte. Mieux : que la vérité toujours se
lève dans sa perte. C'est l'autre face de la comédie :
on ne chavire dans rien - et c'est la vérité du rapport,
de la vie et du sens. Les deux faces sont inséparables
mais c'est dans leur association que se lève le désir, la
poussée, la pulsion pour elle-même.
Dans un fort étrange sonnet érotique - involontai
rement comique et tragique, plutôt grotesque, cruel,
inquiétant - Friedrich Schlegel écrit :
149
dérer - mais qui n'en est pas moins mensongère que
l'exaltation des sublimités de l'étreinte -, par exemple
dans une lettre de Musset à George Sand :
150
sible (le dehors du monde) . La proximité, pour ne pas
dire la conjonction, chez Bataille, de l'érotisme et du
sacrifice répond à leur profonde cohésion sacrificielle.
Les deux sont « comédie » parce que l'un comme
l'autre renonce à la mort effective - ici d'un amant
avec l'autre, là du sacrificateur avec sa victime. Le sexe
est en fait plus proche de la vérité sacrificielle que le
sacrifice rituel et c'est pourquoi chez Sade apparaît
de manière bien plus évidente l'exigence de la mise à
mort du bourreau - dont l'évitement signe pour finir
la farce.
Celui qui pour jouir se fait pendre en ordonnant que
la corde soit tranchée au moment de l'orgasme met un
comble à la comédie. La comédie tourne autour du
sang versé. Elle en contourne la cruauté (cruor est le
mot latin pour le sang répandu). Le sexe est cru - et
il contourne aussi la cruauté ou la crudité et du sang
menstruel et du sang qui pourrait jaillir avec l'exaspé
ration des chairs irritées, des morsures, des contrac
tions et des broyages. Beaucoup de pratiques sexuelles
flirtent avec la torture, qui pour sa part laisse souvent
paraître sa jouissance1 •
151
Le sexe cru touche à sa propre limite : l'illimita
tion du sang versé, la cruauté qui sans aucun doute
lui vient de sa poussée même, de la vie qui s'approuve
par la mort.
20
Amour à vie
152
Ténèbres et éther, nuées defou,
Vastes soleils lancés en tourbillons par un vaste désir,
Lunes énormes propulsées dans une monstrueuse liesse,
Étoiles engendrées en gloires infèrnales,
Tous jubilant, flambant, tournoyant,
Dans le vortex d'une orgiastique splendeur,
Lune arrachée à la terre, étoile au soleil,
En une douleur hurlante, de titanesques ébats,
Puis les étoiles en tourbillon retournées au soleil
Pour être consumées en douleur ardente !. . .
En eux enfin toute vie retrouvée1•
153
tions des manières sexuelles. La cuisson peut être une
affaire d'art, un savoir-faire qui sait aussi faire l'amour.
Non pas que ça ne reste pas cru et saignant à cœur,
peut-être. Car il s'agit toujours de ceci que la fusion
se sait fictive puisque contradictoire avec la division -
avec le sexe lui-même. La scène plaisante où Héphaïstos
propose de souder les amants dans sa forge est aussi
désirable que vaine. Les amants qui s'empresseraient
d'y consentir sauraient qu'ils y perdraient la joie qu'ils
y trouveraient. C'est pourquoi ils y consentent comme
à une récompense au-delà de ce monde. Les amants
savent ce qu'il en est de leur rencontre : elle est juste
ment la rencontre. Dans la rencontre il y a la survenue,
l'irruption, l' étrangèreté et l'opposition tout autant
que la proximité et le contact. Les amants, les lèvres,
les sexes viennent les un/es et les autres contre les un/es
et les autres.
154
elle-même disjointe, vérité confuse. N'est-ce pas pour
cette raison que le Banquet de Platon se termine de
manière surprenante par l'évocation de la discussion
qui a suivi les discours sur l'amour ? Socrate expliquait
à A.gathon et à Aristophane que comédie et tragédie
relèvent du même art et du même artiste. Agathon est
auteur tragique, Aristophane auteur comique. Mais
l'un et l'autre n'approuvent que par force car ils sont
en train de sombrer dans le sommeil. Et celui qui
raconte cet épilogue, Aristodème, avoue que lui aussi
s'endormait et ne se souvient pas bien de la leçon.
Socrate, quant à lui, se rend comme d'habitude au
portique d'Apollon Lykeios. Le philosophe emporte
avec lui le savoir de la rencontre restée confuse emre
tragédie et comédie. Comme toujours, le savoir philo
sophique se retire essentiellement. Mais en se retirant
il fait paraître la vérité- fût-elle divisée et confuse dans
son évidence. Aussi bien les trois personnages de cette
fin ont-ils été les seuls à parler d'Éros vraiment pour
lui-même1 •
155
quelque manière que ce soit et jusque dans le refus,
le refoulement ou l'évitement aussi bien que dans
la sublimation artistique ou spirituelle : car tous ces
termes ne sont que des façons de désigner les exten
sions indéfinies, les arborescences subtiles ou sour
noises d'un passage à la limite dont la division du sexe
forme à la fois l'agent et le lieu.
Comment se fait-il que ce partage sur la limite, ce
partage d'une limite qui sépare en accolant, qui joint
en disjoignant - disjoignant chacun/e d'avec soi et le
couple de sa copulation même -, emporte avec lui
une aussi ample et ancienne cohorte de figures de la
contrariété complémentaire, de la différence indiffé
rente ou de la résistance consentante ? Yin et yang,
ciel et terre, substance et dissolution, positifet négatif,
mâle et femelle . . . de quoi s'agit-il sinon de ceci que la
différence en général ne vaut que pour autant qu'elle
ne se pose pas mais se joue : met en jeu son contraste, sa
traction, son attraction, sa rétraction et contraction -
même sa distraction (elle se détourne, puis retourne
au jeu).
Ce jeu comique et tragique forme celui de la pulsion,
de sa propre division entre la tension et la pause ou la
dépose vers laquelle elle se tend : la division du sexe
est autant division entre pôles sexuels qu'entre désir et
plaisir, levée et tombée, continu et discontinu - vie et
mort. Sans vouloir entrer dans les discussions consi
dérables autour de Éros et Thanatos telles que les ont
engagées Freud, Lacan, Derrida, Lacoue-Labarthe et
Baas - entre autres - je me contente de ceci : la mort
156
est une forme du jouir, le jouir une forme de la mort.
Presque rien les sépare, une ligne aussi mince que celle
qui fend chacun des sexes et le fait ainsi ce qu'il est :
ouverture à l'autre. Mais à l'autre en tant qu'il/elle est
de l'autre côté - du côté autre dont rien n'est appro
priable ni assimilable, même si la division des deux
retraverse sans fin chaque supposée identité sexuée.
La mort : là où se clôt une existence, une ouverture.
Là où elle se clôt de son propre mouvement, retour
sur soi de l'ouvert. Ce que nous appelons amour » se «
157
veut l'autre pour sa propre existence et pour s'aban
donner à elle. C'est ce que rious nommons amour en
un sens qui sans doute finit par rassembler sans les
unifier tous les sens de ce mot prolifique, exubérant,
insensé : désir, concupiscence, dilection, inclination,
adoration, abandon, possession . . .
la convoitise
est infinie, savoir
chacun sous soi,
sur soi, chacun
qui est obscur, pas seulement
clair, fa chair est
assez cfaire1•
158
jusqu'à entendre l'un dans l'autre ou l'un comme
l'autre d'autant mieux que dans chaque cas on ne sait
pas ce qu'on dit. On est au bord extrême du sens. Reste
la différence de l'adresse. Différence incalculable, sans
doute aussi inachevable - on ne peut séparer le sexe
de l'amour même dans les formes ou les allures les
plus hétérogènes entre elles -, différence elle-même
toujours en déplacement entre des termes instables.
Si pourtant il est exact qu'en disant « je jouis >>
j e m'approprie quelque chose - cene chose fût-elle
innommable et indécidable - alors qu'en disant « je
t'aime » - ce « toi » fût-il le cas échéant moi-même
en dernière analyse - je ne considère que le propre de
l'autre (lui-même innommable et indécidable), alors
il convient de dire avec Pasolini :
159
Le retournement de la possession en être-possédé
peut encore se dire autrement : chez Spinoza, la dépen
dance d'une passion envers une « cause extérieure » en
fait une « idée inadéquate » puisqu'elle suppose une
convenance à autre chose qu'elle-même (à un objet) . Si
au contraire l'affect se détache de la pensée d'un objet
et se joint entièrement à l'« idée adéquate » de sa propre
puissance ou vertu, il n'est plus, si on peut dire, affect
pathologique mais logique. Ainsi « l'Amour, la Haine,
etc. seront détruits mais également les appétits ou Désirs
qui naissent habituellement d'un tel affect ne pourront
être excessifs1 ». En extrapolant librement, je suggère
que l'idée de l'« objet >> ou de la « cause extérieure >>
équivaut chez Pasolini à celle de la « possession » qui
est bel et bien une dépendance, étant « possédée par
Quelque chose de limité ». Par conséquent, l'abandon
de la dépendance envers « l'objet » dit la même chose
que l'« être possédé » de Pasolini : le désir qui s'ouvre
à lui-même comme au désir de rien sinon de toute
chose en Dieu, c'est-à-dire aussi bien en la Nature, ou
le « cosmos » de Pasolini. Être possédé, èest être.
160
Le désir alors « ne peut être excessif », ce qui se
comprend de deux manières diverses mais non contra
dictoires : le désir se modère de lui-même - ou bien
sa force quelle qu'elle soit ne saurait être excessive,
étant la force de la nature. Par où en même temps
et de toute nécessité se comprend qu'exister ne peut
que coexister : traction, contraction, distraction,
rétraction . . .
Demeure pourtant la tension sans laquelle ça ne
pulserait pas. Le désir ne saurait tout à fait se modérer
ni tout à fait se confondre avec une tranquille force
d'être. Le conatus de Spinoza paraît suspendu entre
la persévérance d'une vitesse acquise et l'impétuosité
d'un élan. Paul Audi écrit : « Toute la beauté du désir
tient à l'imminence de l' amour1 > > . On doit lui donner
raison. Encore faut-il décider comment on module
la phrase : souligne-t-on « l'imminence » ou bien
« l'amour » ? Ou bien l'amour est-il toujours immi
nent, donc désirant, mais toujours ainsi s'échappant ?
21
Roman érotique
161
(la graphie prostituée, texte ou image) consiste juste
ment à montrer ce qui se dérobe1• C'est bien aussi
ce que la pudeur suggère, voire ce qu'elle suscite ou
même excite par son retrait : mais elle le suggère par
délicatesse et même par raffinement. Le nom de la
pudeur s'apparente quelque peu à celui de la stupeur,
du saisissement devant la limite et le passage deve
nant inévitable. Car cet inévitable se sait en même
temps comme impossible - plus exactement comme
non-possible au sens déjà étudié.
Dire ou montrer la stupeur, la commotion faite
d'effarement, de trouble et de tourmente - le désir
se tourmentant lui-même, s'excédant selon son plus
intime mouvement - revient à dire ou à montrer
l'inter-dit : ce qui tombe entre les paroles, là où on ne
peut plus montrer si tout montrer est un « voici ! » .
Car le « voici ! » s'épuise dans son geste - et de ce fait
son geste, pour être seulement le geste qu'il veut être,
s'exacerbe lui-même. Aussi le geste visuel, qui dessine,
peint, photographie ou filme, est-il souvent menacé de
s'épuiser dans sa monstration, de se montrer lui-même
métamorphosé en érection ou en giclée, en sueur ou
en bave, et bien sûr en regard exorbité.
Pour être érotique, l'art visuel doit défier la vision.
S'il se la concilie, il devient ou bien voyeur, ou bien
exhibitionniste - c'est-à-dire qu'il devient lui-même
162
un comportement sexuel - à moins qu'il ne veuille
montrer autre chose que l'inexposable sexe : une
symbolique, une évocation sentimentale ou même
tout un dispositif concernant le rapport du sexe à
l'invisible, au trop et au trop peu visible. Ainsi le très
célèbre Étant donnés de Marcel Duchamp qui ne peut
s'observer qu'à travers un trou dans la porte. Ce qu'il
laisse voir, fait voir ou oblige à regarder - à l'égard du
sexe - est ainsi commenté ou phrasé par Jean-François
Lyotard :
163
même accentuer des traits de l'œuvre : par exemple le
mot écartelés qui est un terme de supplice appelé
« »
164
qui n'évoque pas mais bien plutôt transcrit ou repro
duit les gémissements et halètements d'un acte réel.
La pornographie n'est pas loin, même si ce n'était pas
l'intention du compositeur.
Le sexe se dérobe à l'art parce qu'il se dérobe à la
forme. S'il recèle l'énergie même de la création des
formes, il est pour son propre compte sans forme, ou
bien il déforme toutes les formes, à commencer par
celles des corps qu'il met en jeu. On l'a dit : le sexe
indistingue les formes, il se détourne de leur exposi
tion, il engage plutôt, les expeause plutôt : les peaux se
touchent dans un évanouissement de leurs formes en
zones. Les zones existent selon les gestes qui les ébran
lent, les émeuvent, les parcourent et les déplacent. La
forme implique une relative autonomie selon laquelle
elle s'accomplit pour elle-même - une courbe, une
teinte, un arpège. Les zones paraissent et disparaissent,
se lèvent et s'enlèvent selon un acte ou une série d'actes
tous tendus, impulsés et charriés par ce qui les excède
et qui n'est plus ni acte ni état1• « I.:obscène donne un
165
moment de fleuve au délire des sens écrit Bataille1•
>>,
166
peau, ily eut mon sexe dans le sien, nos bouches insa
tiables, sesjambes nouées dessinant comme unefleur de
lotus, ily eut la pluie unjour sur ses cheveux, ses cils, la
pluie criblant le sable où nous gisions enlacés, ily eut
la lueur bleue des grandes méduses noctiluques au&our
de notre dernier dîner, le ciel du Mexique, des chiens
errants sur le rivage, des feux d'ordures dans la nuit,
pus i rien de cela qui était beau, dont il fallait jouir,
comme de purs événements, sans se poser de questions,
nefutplus, sespetits seins de cuivre, son rire, sa voix de
violoncelle, le tremblement de mes mains lorsque je la
voyais, lorsqu'elles s'approchaient de sa peau1 •
167
Un de ces traits se donne comme le désir de dire ce
qui passe à la limite du sens'. Dire le sexe est comme
dire le langage lui-même : là où ça s'éprouve faire sens.
C'est un silence ou une étreinte. C'est une exclama
tion selon toute la rigueur du mot. Le désir se salue
lui-même, moins comme désir du sens que comme
sens désirant. Comme l'affirme Marguerite Duras, on
dit « je t'aime » à l'amour plutôt qu'à quelqu'un2•
Ce qu'on peut moduler en : dire à l'amour comme
à quelqu'unie. On dit bien « mon amour ». Et l'amour
n'existe sans doute nulle part ailleurs que chaque fois,
fût-ce un seul instant, dans une présence ou une touche.
168
à chaque instant devenir plus éblouissant que Le soleiL,
plus glaçant qu'une plaine de neige1•
169
l'imminence du sens à sa limite. Imminence du comble
dans l'épuisement, de la tragédie dans la comédie - et
l'inverse. Du trop dans le trop peu. Imminence de
l'incommensurable.
La proximité fait lever l'incommensurable la dis
·
170
vous toucher de mon esprit.} Vous
toucher, c'est tout,
171
tableau en « hommage à Jean-Pierre Brisset »1 c'est
à-dire aux jeux de langage tels que celui-ci : « je sais
que c'est bien. je ou jeu sexe est bien. Le premier jeu
était le sexe >>. Hantaï précise : « peinture exécutée un
après-midi de fascinations érotiques (l'acte d'amour
s'unissant à l'acte de peindre) par des acres orgiaques
arbitraires dans un climat magico-érotique2 ».
172
dans lesquels l'un et l'autre s'abîment ensemble ou
séparément ?
Pour rester dans des limites acceptables et ne pas
ouvrir une anthologie érotique je me contente de six1
cas ou de six exemples brefs (à quoi on pourra ajouter
les textes cités au long de ce livre) :
La mêlée peut consister à nommer exactement, à
distance de mots, l'acte en train de se faire comme s'il
pouvait se détacher de moi qui le nomme et de vous
qui le lisez.
je m'installais commodémmt entre ses jambes, dans
uneposition qui mepermette de mefléchir sans bouger.
je pouvais avaler sa queue, prendre ses testicules, ou
introduire ma langue dans son sphincter. je me sentasi
comme un oiseau à la becquée dans son petit nid2•
173
On peut dire-taire le silence :
174
Être Marié à la Vertu peut être
Une discrète Extase
Mais la Nature se délecte des Friandises
Qu'on lui a appris à manger -
[ . .}
177
Pauli l'embrasse, il L'embrasse etferme les yeux.
Elsa le regarde fixement de ses yeux couleur de mer.
Avec un petit cri Pauli se retire du ventre d'Elsa. Ils
se tiennent encore un long moment enlacés.
« Excuse-moi ! N ous, je veux dire, se lamente Pauli,
moi ça me met tout à l'envers.
- Est-ce que tu as déjà ?. . . »
Pauli secoue la tête. « Et toi ?
- Non. Ça m'afait un peu maL 11
Supplément superflu
178
Deux circonstances sone venues exacerber ce senti
mene. La première : cout récemment, des étudiants
devaient composer pour un examen sur les attendus
de « la construction du concept de pulsion comme
Grundbegriffde la métapsychologie ». La seconde :
Miquel Barcel6, ayant lu le manuscrit du présent livre,
. ) .
a peint ce qu on a pu y vo1r.
179
leurs opacités. Il peint ouvertement - on peur le dire
- ce qu'aucun regard ne peut peindre. Il retourne
la pornographie comme un gant, un gant de peau
suintante, argileuse, spumeuse. La main qui peint s'y
touche enduite de son propre geste comme les sexes
s'enduisent des humeurs profondes où ils se prennent,
se fondent et se défont.
Si Freud qualifie la pulsion de « mythe » c'est parce
qu'il conçoit très exactement combien ce concept du
fond pose en le déposant un fond qui n'aura pas l'as
sise d'une fondation. Lui, l'archéologue, sait qu'ici les
colonnes n'ont pas de socle et reposent sur elles-mêmes
- sur leur propre émotion. C'est de cette insubstance
que se soutient et donc s'effondre le fond de ce qui
« vit», de ce qui << sent » et « aime », « hait », << désire »,
« parle » et, silencieux, s'écoule toujours plus profond.
Le mythe est l'expression de soi de ce que rien d'autre
n'exprime ni n'explique.
La peinture vient à propos pour ne-pas-dire - sans
pour autant montrer - cette coulure, cette coulée du
fond qui s'emporte. Elle en déclare l'excès, elle en
exhibe la superfluité. Oui, le sexe est superflu et ce
débordement de toute nécessité emporte la sidérante
excédence de sens dont nous ne cessons de pâtir et de
jouir.
Table
Préliminaires........................................................ Il
A. Fatalité ? ...................................................... Il
B. Libération ?.................................................. 17
C. Philosophie ? .. ... .. .. .. .. .. ..... .. .. .. . .. .. .... .. .. ...... .. 23
D. Pulsion ? .................................................... 33
E. Indicible ? . . . .. .. . . .. . .. ..... ... . ........ .. .. .... .... . ..... ... 40
1 . Levée......................... ....................................... 46
2. Transmission . . ... .. .. .. .. .. .. .... .. ...... ... . .. .... ...... .. .... . 49
3. Appropriation .................................................. 52
4. Fiction . .. . ...... .. ...... . .. ... . ... .. . . .. .. . ... .. . . .. .. . .. . .. . ..... . 55
5. Réel.................................................................. 58
6. Histoire ............................................................ 63
7. Technique et transcendance.............................. 69
8. Nature excessive ........................ ....................... 74
9. Désir ................................................................ 80
10. Continu, discontinu....................................... 84
1 1 . Dévoration....... ......... . .. ...... ... .... ..... .. . . . . . ... . . .... 90
12. Cul par-dessus tête ......................................... 95
13. Pénétration..................................................... 101
14. Trop, trop peu ................................................ 107
15. Sexe singulier pluriel . .. .. .... .. .. .. .. .............. ... . ... 114
16. pas un mot/je manquais ................................ 121
17.joy.................................................................. 127
18. Troubles ........................ ................................. 135
19. Amour à mort ................................................ 147
20. Amour à vie ................................................... 152
2 1 . Roman éroti que...... ....................................... 161
Klincksieck, 2007.
SANS TITRE/SENZA TITOLO, avec Claudio Parmiggiani, Milan, Gabriele
Mazwna, 2003.
Nou ME TANGERE, Bayard, 2003.
WIR, avec Anne Immelé, Trézélan, Filigranes, 2003.
Au CIEL ET SUR LA TERRE, Bayard, 2004.
58 INDICES SUR LE CORPS, suivi de APPENDICES, par Ginette Michaud,
Montréal, Nota Bene, 2004.
NATURES MORTES, avec François Martin, Lyon, URDLA, 2006.
MULTIPLE ARTS, Stanford Universiry Press, 2006.
PuER LES FLEURS, avec Cora Diaz, Monterrey, Mexico, Editorial Monte-
morelos, 2006.
JusTE IMPOSSIBLE, Bayard, 2007.
NARRATION! DEL FERVORE, Bergano, Moretti e Vitali, 2007.
JE T'AIME UN PEU, BEAUCOUP, Bayard, 2008.
LES TRACES ANÉMONES, avec Bernard Moninot, Maeght, 2009.
lA BEAUTÉ, Bayard, 2009.
DIEu, LAJUSTICE,L'AMOUR, LABEAUTÉ. Quatrepetitesconférences, Bayard,2009.
ATLAN - LES DÉTREMPES, Hazan, 2010.
lA VILLEAU LOIN, Strasbourg, La Phocide, 2011.
Joseph Cohen
Dans quels mondes vivons-nous ?
Alternances de la métaphysique Philippe Lacoue-Labarthe
Agonie terminée,
Jacques Derrida
agonie interminable
Séminaire
La bête et le souverain Jacques Rancière
Volume II (2002-2003) Asthesis
i
Jacques Derrida Jacques Derrida
Les Yeux de la langue Le dernier des juifi
Imprimé en France