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PONTIFICIA UNIVERSITAS SANCTÆ CRUCIS

FACULTAS PHILOSOPHIÆ

Jimmy KWIZERA

L’Origine de la Théorie Mimétique de René Girard.


Une Herméneutique des Sources

Thesis ad Doctoratum in Philosophia


totaliter edita

ROMÆ 2023
Vidimus et adprobavimus ad normam statutorum
Prof. Dr. Antonio Malo
Prof. Dr. Gennaro Luise

Imprimi potest
Prof. Dr. Ignacio Yarza
Decano della Facoltà di Filosofia
Dr. Jesús Sáenz
Segretario Generale
Roma, 19/06/2023
Prot. nº 474/2023

Imprimatur
Con approvazione ecclesiastica
Mons. Giuseppe Tonello, Cancelliere
Vicariato di Roma
Roma, 22/06/2023
DÉDICACE

À mon regretté père Philippe BIRAHO,


à ma regrettée grande sœur Christine NDAYIZEYE,
partis sans avoir goûté aux fruits de leurs efforts;
À ma très chère amie Anita Zidona,
à qui je n’ai pas eu l’honneur de dire adieu;
À mes chers amis de l’Italie, de la France et du Burundi ;
À ma chère communauté paroissiale de Spinete ;
À mes amis et frères don Massimo Muccillo et don Michelino Luisi ;
À Madame Laurence Léger en particulier,
Je dédie cette dissertation.
« L’homme est par instinct mimétique dès l’enfance ; et, ce qui le
distingue de tous les autres animaux, c’est qu’il est plus mimétique
qu’aucun d’eux ; c’est en imitant qu’il commence sa première
éducation. Tout le monde goûte les imitations. »
(ARISTOTE, Poétique, IV, 1448 b 5-9)
REMERCIEMENTS

Au terme de ce parcours académique qui certes comporte une


dimension personnelle assez importante, nous voudrions reconnaître avec
gratitude le concours de tous ceux et celles sans lesquels il n’aurait pas abouti.
Qu’il nous soit permis de remercier toutes les personnes et institutions qui
nous ont soutenu durant tout ce parcours académique à l’université de la
Sainte Croix et durant tout notre séjour à Rome et ailleurs.
Nous voudrions ici exprimer notre gratitude envers le Professeur
Antonio Malo qui nous a fait confiance en acceptant de diriger ce travail. Tout
au long de ce parcours, il a fait preuve d’une rigueur scientifique
extraordinaire qui pourtant n’a jamais occulté sa patience et sa compréhension
incomparables face à nos hésitations et nos difficultés tant sur le plan
scientifique que sur le plan humain. La précision de ses orientations et la
pertinence de ses suggestions nous ont engagé sur un thème de recherche
passionnant et nous ont permis de produire ce travail en toute confiance et
sérénité. Nos échanges ponctués de conseils et d’encouragements nous ont
fait profiter de sa riche expérience de chercheur et nous ont permis d’ouvrir
nos horizons sur le thème de notre recherche. Nous lui devons le début, la
réalisation et l’aboutissement de cette thèse.
Nos sentiments de gratitude vont également à l’endroit du Professeur
Gennaro Luise qui a accepté d’être le corrélateur de notre thèse et a
accompagné notre recherche sur la théorie mimétique depuis le début. Il nous
a démontré une grande capacité intellectuelle et humaine par ses précieuses
observations et corrections et par sa grande générosité dans l’estime de notre
travail. Qu’il trouve ici l’expression de notre reconnaissance.
Nous voudrions remercier tous les Professeurs de la faculté de Philosophie
qui nous ont transmis non seulement un savoir mais surtout l’esprit critique
qui doit caractériser tout philosophe et l’esprit scientifique qui doit animer
tout chercheur. Nos pensées vont aussi aux autres chercheurs avec qui nous
avons des échanges fructueux, particulièrement aux membres de
l’Association Recherches Mimétiques.
Cette thèse n’aurait pas pu être entamée sans le soutien initial du
Diocèse de Ngozi qui, par le biais de Son Excellence Monseigneur Gervais
Banshimiyubusa, nous a envoyé aux études à Rome et nous a permis de
poursuivre ce parcours doctoral. Par ailleurs, nos études philosophiques
n’auraient pas pu aboutir sans l’appui matériel et financier de l’Université de
la Sainte Croix et de la fondation Priesterausbildungshilfe e. V. qui nous ont

7
octroyé une bourse d’études pour trois ans de Licence et deux ans de
recherche doctorale. Que les différents gestionnaires de ces institutions en
soient vivement remerciés. Notre gratitude s’adresse particulièrement à Son
Excellence Monseigneur Georges Bizimana qui nous a envoyé en Mission
Fidei Donum dans le Diocèse de Campobasso Bojano pour poursuivre notre
recherche doctorale après l’expiration de la bourse d’études à Rome. Nous
nous en voudrions de ne pas remercier Son Excellence Monseigneur
Giancarlo Maria Bregantini qui nous a accueilli dans son Diocèse et nous a
démontré sa sollicitude pastorale et sa confiance en nous confiant la
communauté paroissiale de Spinete.
Merci à la communauté du collège Leoniano qui nous a abrité pendant
cinq ans à Rome, aux communautés des sanctuaires de Montevergine, Cascia,
Castelpetroso et à la Paroisse de Casagiove qui nous ont accueilli pour un
service pastoral pendant notre séjour à Rome. Nos sentiments de gratitude
s’adressent aussi à nos amis de la France et de la Sardaigne qui nous ont
témoigné leur amitié et leur soutien et nous ont encouragé par leurs marques
de sympathie et d’affection. Merci de tout cœur à notre communauté
paroissiale de Spinete qui nous a accueilli comme un père et en même temps
comme un fils.
Cette thèse n’aurait certainement pas vu le jour sous sa forme présente
sans le concours de certaines personnes avec qui nous avons eu des échanges
informels mais très fructueux. La sagesse des idées partagées au cours des
échanges informels et réguliers avec les abbés Massimo Muccillo, Michelino
Luisi et Ferdinand Nindorera, m’a été d’un grand apport. Madame Laurence
Léger, en plus de nos intéressantes discussions, a corrigé une bonne partie de
ce manuscrit. Nous lui en sommes très reconnaissant.
Nous tenons à remercier le Père Masabo Damase pour nous avoir
abrité et fait connaître la Ville de Rome pendant nos premiers jours à l’Urbe.
Il nous a démontré son amitié et son affection durant tout le temps de notre
séjour à Rome. Merci aux familles de Nurallao, Nuragus, Canohès,
Toulouges, Pollestres et Bouleternère qui nous ont permis de changer d’idées
et de maintenir l’équilibre durant notre séjour en Europe. Une mention
spéciale est faite à Monsieur Alberico Iannantuono et à son épouse Rita
Caccavelli que le destin a généreusement placés sur ma route. Je remercie les
Abbés Fidèle Niyonkuru et Fulgence Bizindavyi pour le temps passé
ensemble surtout pendant les durs moments de la Pandémie.
Enfin, et nous aurions dû commencer par ici, aucun mot ne saurait
traduire notre gratitude envers notre Maman, Géneviève Mugani, nos frères

8
et sœurs et nos amis du Burundi pour leur amour, leur patience, leur
compréhension et leur soutien indéfectible. Cette thèse est incontestablement
la leur. Évidemment ces quelques lignes ne sauraient occulter la contribution
de nombreuses personnes anonymes qui de près ou de loin ont posé leur pierre
à cette passionnante mais souvent éprouvante entreprise. Que chacun d’eux
trouve dans cette œuvre, l’expression de ma profonde gratitude.

9
10
SIGLES ET ABBRÉVIATIONS

ARM : Association Recherches Mimétiques


BNF : Bibliothèque Nationale de France
CNRS : Centre National de la Recherche Scientifique
DB : Desclée de Brouwer
EDUSC : Edizioni dell’Università della Santa Croce
ELU : Edizioni Libreria Universitaria
EMS : Éditions Management et Société
GF : Garnier Frères (une collection des éditions Flammarion)
LGF : Librerie Générale Française
MSUP : Michigan State University Press
PBE : Piccola Biblioteca Einaudi
PS : Publications de la Sorbonne
PSN : Presse de la Sorbonne Nouvelle
PUF : Presse Universitaire de France
PUFC : Presses Universitaires de Franche-Comté
PUP : Princeton University Press
PUPO : Presses de l’Université de Paris-Ouest
SUP : Stanford University Press
TJHUP : The Johns Hopkins University Press
UCP : University of Chicago Press
UTP : University of Toronto Press
YUP : Yale University Press

11
12
INTRODUCTION GÉNÉRALE

STATUS QUAESTIONIS
Notre recherche s’intitule « L’origine de la théorie mimétique de René
Girard. Une herméneutique des sources ». En effet, suite à la large
diffusion de sa théorie, René Girard connaît depuis quelque temps dans son
pays d’origine, un succès que la plupart des intellectuels français avaient
longtemps rechigné à lui accorder. Après avoir été longtemps ignoré dans les
milieux intellectuels français, René Girard est devenu depuis son élection
entre les quarante immortels de l’Académie française, une des figures de
proue dans le monde intellectuel et académique français. Aujourd’hui, sa
pensée gagne le terrain sur la scène de la recherche académique
internationale. Il est désormais l’un des penseurs contemporains qui suscite
plus d’intérêt dans divers domaines de la recherche académique (Philosophie,
Anthropologie, Sociologie, Psychologie, Théologie, etc.). Il est à noter que sa
pensée est abordée selon des perspectives très variées : certains s’efforcent de
décrire analytiquement et d’interpréter sa pensée, d’autres critiquent sa
théorie en y cherchant les incohérences et les généralisations abusives de ses
théories, d’autres encore cherchent en lui un prophète de notre temps en
appliquant sa théorie à divers domaines de la vie sociale, culturelle et
religieuse de notre société.

Toutefois, malgré tout cet intérêt porté à la pensée de Girard, il y a un


grand risque de considérer sa pensée de façon synchronique sans considérer
ni son évolution dans le temps, ni ses sources. Cela risquerait de conduire à
des analyses et des applications qui s’écartent objectivement de la pensée
originale de l’auteur. Par ailleurs, l’abondance bibliographique sur René
Girard pourrait étonner plus d’un et faire penser que le champ d’exploration
de sa pensée tend à s’épuiser. Il est cependant à remarquer que très peu de
chercheurs se sont penchés sur la question de ses sources d’inspiration. Le
peu de penseurs qui se sont lancés dans la perspective critique de René Girard
ne font allusion qu’à l’une ou l’autre de ses sources mais ne présentent pas,
au moins dans un volume unique, une herméneutique systématique de ses
sources.

À notre connaissance, il n’y a que peu d’auteurs qui ont tenté une
réflexion critique de la théorie mimétique en abordant une thématique
touchant ses sources d’une façon spécifique. Nous pouvons ici signaler à titre

13
d’exemple, René Pommier et Alain de Benoist qui adoptent une perspective
essentiellement critique à l’endroit de Girard touchant même certaines de ses
sources. Il faut toutefois noter qu’aucun d’eux n’a mené une étude
approfondie sur les sources d’inspiration de ladite théorie. Pommier par
exemple fait une critique presque agressive qui relève les incohérences de la
théorie mimétique aussi en rapport avec certaines sources d’inspiration.
Cependant, il n’entre pas dans les sources de Girard de façon systématique et
moins encore avec une intention herméneutique. Quant à Benoist, lui, fait
plutôt une critique herméneutique de la théorie dans sa systématicité interne
en citant génériquement certaines sources mais sans entrer dans des questions
de type herméneutique.1

Motivé alors d’une part par la popularité actuelle de René Girard et la


complexité conceptuelle de sa théorie qui font d’elle une des théories les plus
commentées et les plus étudiées des quatre dernières décennies, et d’autre part
par la carence des recherches au sujet des sources d’inspiration de la théorie
mimétique, nous entendons lever cette ombre de doute : comment se fait-il
que Girard lui-même développe sa théorie mimétique à base de l’analyse
d’autres auteurs mais que tous ceux qui se penchent sur sa théorie le
commentent, le critiquent et l’appliquent dans diverses disciplines de la
science et de la vie sans se soucier de ses sources comme s’il s’agissait d’une
théorie coranique? Cette question meut notre curiosité scientifique et nous
donne l’élan d’affronter l’étude de la théorie mimétique dans une perspective
bien délimitée à savoir la recherche et l’interprétation des sources dont s’est
inspiré René Girard dans le développement de sa théorie mimétique.

Dans notre recherche, nous voulons combler une lacune qui nous paraît
évidente à l’état actuel des recherches sur René Girard en apportant notre
contribution scientifique par une étude herméneutique plus spécifique et plus
détaillée des sources qui ont inspiré la théorie mimétique. En effet, en
parcourant les diverses étapes de la théorie mimétique de Girard à savoir la

1
Cf. POMMIER, R., René Girard. Un allumé qui se prend pour un phare, Éditions Kimé,
Paris 2010 ; BENOIST A., René Girard, auteur surfait in « Éléments », n.129 (2008), pp. 5-
17.

14
théorie du désir mimétique2, la théorie de la violence mimétique3 ainsi que la
démystification de la violence religieuse par la Révélation chrétienne4 qui par
ailleurs peut conduire la société au risque d’une catastrophe apocalyptique5,

2
De son propre aveu, c’est en lisant de grands écrivains, comme Dante, Cervantès,
Shakespeare, Stendhal, Flaubert, Proust et Dostoïevski, que Girard eut pour la première fois
l’intuition de l’importance et de la force du désir mimétique. Alors à la recherche de «
constantes psychologiques » communes à ces auteurs et à leurs héros, il découvre qu’ils ont
tous traité, consciemment ou inconsciemment, de la dimension mimétique du désir. C’est ce
qu’il rapporte en 1961 dans son premier livre Mensonge romantique et vérité romanesque.
Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris 1961.
3
À partir du désir mimétique, Girard s’ouvre, dans La Violence et le sacré (1972), à la lecture
des ethnologues et des textes mythologiques qui lui permettent d’élaborer une
anthropologie comparée des grandes formes du religieux archaïque d’où la grande intuition
de la violence mimétique et du mécanisme victimaire qui lui est essentiel. Comme nous le
montrerons au cours de notre recherche, cette deuxième intuition de la théorie mimétique
reste en continuité avec la première par le biais de la puissance polémogène du désir
mimétique qui recèle in nuce les germes d’une rivalité mimétique à même de porter une
société à une crise généralisable et destructrice, si celle-ci n’est pas conjurée par le
mécanisme victimaire. Cf. GIRARD, R., La violence et le sacré, Grasset, Paris 1972.
4
Girard complète sa théorie, principalement dans Des choses cachées depuis la fondation du
monde (1978), avec sa troisième intuition obtenue grâce à la lecture biblique où il trouve dans
la Révélation chrétienne, la figure du Christ qui démystifie la violence. Dans cette œuvre clé
de la pensée girardienne, le père de l’anthropologie mimétique entreprend, en récapitulant
les grands acquis de sa recherche, d’exposer pour la première fois la puissance
inspiratrice des textes bibliques dans son travail d'anthropologue. Ses ouvrages ultérieurs
approfondiront d’ailleurs les thèmes essentiels de sa recherche en faisant une lecture
anthropologique de l'Ancien et du Nouveau Testaments (Le Bouc émissaire, La Route
antique des hommes pervers, Je vois Satan tomber comme l'éclair) mais aussi du
théâtre de Shakespeare en 1990 (Les Feux de l'envie). GIRARD, R., Des choses cachées
depuis la fondation du monde, Grasset, Paris 1978.
5
Ce thème couronne la carrière académique de Girard. Celui-ci souligne, en continuité
avec sa troisième intuition étayée dans Des choses cachées depuis la fondation du monde,
les conséquences pas toujours anodines du Christianisme qui en tant que démystific atrice
de la violence mimétique met l’homme devant un choix crucial entre la foi dans le Christ et
le déchainement apocalyptique de la violence. En effet, avec Achever Clausewitz,
René Girard ouvre la dernière étape de son travail. Il démontre que la théorie mimétique
peut enfin devenir une clé décisive pour interpréter les phénomènes de la violence
contemporaine. Entre Des choses cachées depuis la fondation du monde et Achever
Clausewitz, Girard a écrits de nombreux ouvrages et articles où il étaye la thèse de la théorie
mimétique ébauchée dans les ouvrages ci-haut cités. Nous aurons l’occasion de nous y référer
dans le développement de notre recherche. Cf. GIRARD, R., Achever Clausewitz. Entretien
avec Benoît Chantre, Champs, Paris 2007.

15
on constate qu’il met ensemble, de façon très éclectique, beaucoup de sources
d’inspiration dont les sources littéraires, mythologico-religieuses,
ethnologiques et même philosophiques. Cela nous pousse décidément à
mener une étude herméneutique minutieuse et approfondie de ses sources
pour pouvoir comprendre, de façon réaliste, sa pensée afin de pouvoir
l’évaluer de façon plus ou moins objective. Tel est l’objectif que nous nous
proposons dans cette contribution que nous voudrions apporter à la science
philosophique et anthropologique. Dans cette recherche doctorale, nous
voulons donc affronter, de façon plus ample et plus systématique, la question
des sources dont Girard s’est servi dans l’élaboration et le développement de
sa théorie mimétique. Cet approfondissement sera mené dans une perspective
herméneutique et critique.

Bien évidemment, devant la pluridisciplinarité de l’œuvre de Girard et la


variété des sources dont elle s’inspire, notre recherche ne prétend pas épuiser
le thème de l’étude des sources dont s’inspire la théorie mimétique. Elle
tentera simplement d’apporter une contribution scientifique réelle sur un sujet
précis à savoir l’étude herméneutique des sources que consentiront nos
possibilités de recherche. Cela est d’autant plus réaliste que Girard lui-même
cite rarement ses sources et les utilise de façon transversale et éclectique. Du
coup, il n’est pas facile de cibler avec précisions et de façon exhaustive toutes
ses sources d’inspiration, et encore moins de prétendre les regrouper d’une
façon linéaire. Vu qu’il s’agit d’un thème de recherche abordé pour la
première fois, nous espérons que notre modeste contribution aura quand
même frayé un chemin pour des recherches ultérieures sur l’étude des sources
de la théorie mimétique.

STRUCTURE DE L’ÉTUDE

Contenu de la recherche

Dans notre travail, nous chercherons à explorer les diverses dimensions


de la théorie mimétique à savoir la théorie du désir mimétique, celle de la
violence sacrificielle ainsi que celle de la démystification du mécanisme
victimaire par la Révélation chrétienne. Cela nous paraît d’autant plus
pertinent qu’il est impossible de faire l’herméneutique d’une théorie sans
l’avoir d’abord présentée. Cette exploration nous permettra d’ailleurs de faire

16
ressortir la nouveauté de l’approche de Girard quant aux concepts du désir et
de la mimésis par rapport à l’approche qui a caractérisé toute l’histoire de la
pensée occidentale au sujet des mêmes concepts.
L’exploration des diverses dimensions de la théorie mimétique nous
permettra d’entamer ensuite, une étude plus ou moins approfondie, du moins
dans les limites de nos possibilités, des diverses sources ciblées lors de
l’exploration de la théorie mimétique. Nous allons étudier en l’occurrence les
sources littéraires qui ont inspiré la théorie du désir mimétique en touchant la
question de la littérature romanesque avec les auteurs comme Cervantès,
Stendhal, Marcel Proust, Gustave Flaubert, Dostoïevski et Shakespeare.
Nous explorerons ensuite les sources ethnologiques avec comme principaux
courants l’évolutionnisme culturel de Edward Burnett Tylor et James George
Frazer, le fonctionnalisme culturel de Bronislaw Kasper Malinowski ainsi que
la théorie de la religion de l’école sociologique française représentée par
Émile Durkheim. Les sources ethnologiques seront complétées par celles
mythologiques et scripturaires en touchant essentiellement trois modèles
paradigmatiques à savoir le récit du viol de Lucrèce, le mythe d’Œdipe ainsi
que les récits bibliques du meurtre d’Abel, de Job et de la passion du Christ.
Toutefois, force est de constater que la théorie mimétique, quoique prise
couramment comme une théorie simplement anthropologique, est tout de
même dotée d’une allure assez philosophique. Cela est d’autant plus vrai que
Girard, dans ses œuvres, évoque souvent des philosophes. Pour cela, dans
notre étude des sources d’inspiration de la théorie girardienne, nous
donnerons aussi une place de choix à l’étude des sources philosophiques
directs et mixtes de la théorie mimétique en explorant certains penseurs
comme Aristote dans sa conception de l’imitation, Spinoza avec le concept
de la raison mimétique, Tocqueville avec le concept de l’abolition des
différences en politique, Hegel avec le concept de la reconnaissance, Sartre
avec son ontologie existentialiste, Freud et son approche psychanalyste ainsi
que Lévi-Strauss avec la perspective structuraliste. Il faut noter à toutes fins
utiles que l’étude des sources philosophiques que nous entendons
entreprendre va bien au-delà des penseurs susmentionnés par la simple raison
que Girard est un penseur très éclectique. Nous aurons donc à faire allusion à
d’autres penseurs tels que Hobbes, Nietzsche, Scheler, Lacan, Deleuze et
Derrida.
La synthèse entre l’exploration de la théorie mimétique et l’étude de ses
différentes sources d’inspirations nous mènera inévitablement au cœur même
de notre sujet de recherche à savoir une critique herméneutique de la théorie

17
mimétique par rapport à ses sources d’inspiration. Pour chaque dimension de
la théorie mimétique, nous essaierons de dégager une interprétation critique
nous permettant d’évaluer de façon objective la théorie de Girard que ce soit
du point de vue herméneutique des sources ou de la théorie en soi dans sa
logique interne.

Articulation du travail
Notre recherche entend s’articuler en trois parties avec deux chapitres
pour chacune. Dans la première partie qui propose le thème de la négation de
l’autonomie du désir, après avoir exploré le concept du désir dans l’histoire
de la Philosophie occidentale, nous entrerons dans l’œuvre de Girard pour
présenter l’intuition du désir mimétique comme nouveauté par rapport aux
conceptions précédentes. Nous nous pencherons ensuite sur les sources dans
lesquelles Girard puise l’intuition de la négation de l’autonomie du désir
humain qui transparaît dans sa théorie du désir mimétique pour enfin dégager
une critique herméneutique basée sur l’approche girardienne de
l’absolutisation de la théorie du désir mimétique à partir des sources qui en
soi ne suffisent pas pour une inférence de type inductif mais aussi sur la
tendance girardienne de réduire le désir à l’imitation, ce qui est démenti par
les sources elles-mêmes. Nous affronterons aussi la question des implications
philosophiques de la négation du désir autonome telles que l’incohérence
logique de la théorie elle-même ainsi que la négation anthropologique du Moi.
Pour l’exploration et la critique de l’intuition du désir mimétique, nous
nous servirons des œuvres de Girard lui-même, de celles d’autres penseurs
qui se sont efforcés de comprendre et d’interpréter sa pensée ainsi que de
celles de ses sources d’inspiration. Notre analyse sera à chaque fois couronnée
par une confrontation critique et herméneutique serrée en rapport avec les
résultats de l’étude herméneutique des sources afin d’évaluer l’importance et
l’objectivité de l’intuition de Girard sur la négation de l’autonomie du désir
humain quand il affirme que tout désir est essentiellement mimétique. Nous
ferons cette confrontation critique en mettant ensemble des auteurs comme
Jean Rousset, David Hume et Karl Popper. Le premier se penche sur l’analyse
romanesque et donne assez d’exemples où le développement romanesque
échappe nettement à la loi du désir triangulaire contredisant par-là
l’absolutisation de la théorie du désir mimétique à partir de certaines sources6.

6
Cf. ROUSSET, J., Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman,
Corti, Paris 1981.

18
Les seconds par contre, sans parler spécifiquement de Girard qui leur est
d’ailleurs postérieur, expriment leurs réticences à l’égard des théories qui
prétendent partir de quelques cas particuliers pour inférer des lois générales7.
Dans la deuxième partie, il sera question d’affronter le problème
anthropologique de l’origine de la société humaine comme fruit de la violence
mimétique. Après avoir abordé le concept de la mimesis en étudiant
l’évolution de sa conceptualisation de Platon à Girard, nous entendons
explorer les concepts de la violence mimétique, du mécanisme victimaire, de
l’hominisation ainsi que de la religion comme deuxième étape de la théorie
mimétique. Nous nous servirons de la théorie que Girard développe dans La
violence et le sacré, Des choses cachées depuis la fondation du monde ainsi
que dans d’autres ouvrages où il explicite la théorie de la violence sacrificielle
et sa démystification par la Révélation chrétienne, laquelle risque d’ailleurs
de faire évoluer la société vers une catastrophe apocalyptique. Après cette
exploration, nous étudierons alors de plus près la façon dont Girard utilise et
interprète les sources qui ont inspiré sa théorie de la violence mimétique.
Nous explorerons tour à tour les sources ethnologiques, mythologiques et
scripturaires. Nous aurons alors défriché le terrain pour pouvoir analyser de
façon critique et herméneutique, à partir des sources d’inspiration de Girard,
dans quelle mesure la naissance de la société, de la culture et de la religion
humaine seraient fondamentalement basées sur la violence mimétique. Il sera
question d’aborder la problématique herméneutique de l’interprétation des
Écritures Sainte dans une perspective purement anthropologique. Pour ce
faire, nous tâcherons d’étudier comment selon Girard, la conversion
romanesque coïncide pratiquement avec la conversion chrétienne dans la
mesure où, d’après lui, la vérité romanesque est pour l’illusion romantique ce
que la révélation chrétienne est pour le mensonge mythologique.
Enfin, la dernière partie sera consacrée à l’étude de l’impact
philosophique sur la pensée de Girard. Nous explorerons d’abord les sources
philosophiques qui ont permis à Girard, quoique d’une façon assez
transversale, de passer d’une analyse littéraire et ethno-phénoménologique à
une théorisation de type philosophique. Nous étudierons des philosophes qui
au cours de l’histoire de la philosophie ont influencé de près ou de loin sa

7
HUME, D., Traité de la nature humaine, Aubier, Paris 1983 ; Enquête sur l’entendement
humain, Flammarion, Paris 1983, p. 123 ; POPPER, K.R., Conjectures et réfutations. La
croissance du savoir scientifique, Payot, Paris 2006, p. 65.

19
pensée et ses procédés. Nous tenterons enfin une critique herméneutique de
type philosophique vis-à-vis de la théorie girardienne en mettant en exergue
non seulement son éclectisme philosophique mais surtout son attitude
ambiguë et complexe vis-à-vis de la philosophie. Notre recherche sera
couronnée par une évaluation herméneutique de la dimension philosophique
de l’ensemble de la théorie mimétique en mettant en relief, du point de vue
philosophique, les forces et les failles des différentes intuitions de la théorie
mimétique.

MÉTHODOLOGIE D’APPROCHE

Comme cela ressort du contenu même de la recherche, notre méthode de


recherche sera essentiellement double. Elle sera de prime abord analytico-
synthétique quant à l’analyse et la synthèse de la pensée de Girard à partir des
œuvres de Girard lui-même mais aussi de ceux qui ont cherché à le
comprendre et à l’interpréter. Cette méthode nous permettra donc d’analyser
les diverses œuvres de Girard mais aussi des différents auteurs qui ont lu et
commenté la théorie girardienne pour enfin effectuer une présentation
synthétique de ce que l’on entend par théorie mimétique. La même méthode
nous servira aussi dans l’exploration des différentes sources d’inspiration de
la théorie girardienne. Elle sera combinée avec la méthode herméneutique qui
consistera dans la lecture et l’interprétation des textes dont Girard s’inspire
pour saisir surtout le contexte dans lequel il utilise ses sources dans
l’élaboration et la légitimation de sa théorie. Nous analyserons en effet les
ouvrages des auteurs auxquels Girard fait allusion dans le développement de
sa théorie pour en faire une interprétation qui nous servira dans la
confrontation critique entre la théorie mimétique et ses sources. Nous nous
baserons donc non seulement sur les considérations de ces auteurs sur les
aspects qui intéressent la théorie mimétique mais aussi sur les considérations
et les critiques que Girard lui-même fait à leur sujet.

Notre méthode sera ensuite herméneutico-critique quant à la


confrontation critique de Girard avec ses sources d’inspiration et aux
interprétations personnelles sur l’évaluation critique de la théorie mimétique.
La méthode herméneutique nous servira pour interpréter la pensée de
différents auteurs dont Girard s’inspire pour voir si celui-ci les utilise
légitimement ou alors les instrumentalise à ses fins. La méthode critique, elle,
nous permettra d’évaluer objectivement la théorie mimétique en montrant non
seulement ses mérites mais aussi en faisant ressortir ses incohérences et ses

20
défaillances que ce soit du point de vue de ses sources ou de sa logique
interne. Et comme pour toute recherche philosophique d’orientation
anthropologique, il ne manquera pas d’apparaître de temps en temps la
méthode phénoménologico-dialectique quant à l’analyse phénoménologique
et à la critique des faits anthropologiques qui corroborent ou mettent en doute
les divers aspects de la théorie girardienne

21
22
PARTIE I. LA NÉGATION DE L’AUTONOMIE DU DÉSIR
HUMAIN

23
24
CHAP I. DÉSIR MIMÉTIQUE ET HISTOIRE DE LA
PHILOSOPHIE

Au regard des développements philosophiques sur le désir tout au long


de l’histoire occidentale des idées, le désir revêt une dimension fondamentale
dans l’approche philosophique sur l’homme. Déjà dans l’Antiquité, Platon
présentait la recherche d’être comme moteur du désir dans la mesure où les
mortels recherchent ce qu’ils n’ont pas, ce qui leur manque pour être complet1.
Aristote quant à lui présentait le désir de savoir comme quelque chose de
connaturel à l’homme.2 La tradition médiévale lui emboîtera le pas en
présentant le désir en termes de soif naturelle de l’infini.3 Au XVIIe
siècle, Baruch de Spinoza se posait la même question du désir mais plutôt en
termes de passion faisant partie de la nature.4 L’idéalisme du XIXe siècle,
surtout avec Hegel, se posera la même question en approfondissant surtout la
dimension dynamique et constructive du désir, que Sartre, à notre époque,
liera à l’inquiétude existentielle de la conscience, ainsi qu’au manque
constitutif de notre être5.
À ne citer que ces quelques figures, il est facile de se rendre compte qu’au
final, le concept du désir a jalonné le champ de la réflexion philosophique au
cours de l’histoire des idées. Ce qu’il faut noter dès le départ, c’est que tout
1
Cf. PLATON, Le Banquet, Les belles lettres, Paris 2017, 189d-193d. Platon à travers le
mythe des androgynes aborde le concept du désir dans la perspective métaphysique du désir
d’être, conception qui mutatis mutandis sera reprise par Girard dans Mensonge romantique
et vérité romanesque sous les traits du désir mimétique qui est en même temps un désir
métaphysique.
2
ARISTOTE, Métaphysique, Flammarion, Paris 2008, A, 980a : « Tous les hommes ont par
nature le désir de connaître ; le plaisir causé par les sensations en est la preuve, car en dehors
même de leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes, et, plus que toutes les autres, les
sensations visuelles ».
3
Ainsi, Saint Thomas dans la Summa Theologiae présente-t-il la vision de l’essence divine
comme objet d’un appetitus naturalis. Celui-ci tend à l’infini vu que, pour le Docteur
angélique, l’essence divine ne peut être embrassée totalement pendant la vie terrestre. Cf.
D’AQUIN, T., Somme Théologique, t. 2, Cerf, Paris 1984, I-IIae, q. 30.
4
Dans les deux premiers livres de l’Éthique, Spinoza décline le concept du désir en termes
de passions dérivant des causes naturelles qui ne sont autres que l’extension de la Substance
divine. Cf. SPINOZA, B., Éthique, Seuil, Paris 1988.
5
Dans ce chapitre, nous aborderons l’idéalisme en général, tandis que Hegel et Sartre (bien-
entendu Sartre n’est pas un idéaliste mais un existentialiste) seront spécifiquement traités
dans les prochains chapitres en confrontation avec la théorie mimétique.

25
le monde en convient que l’homme est un être désirant et que cette propriété
est pour lui fondamentale dans la mesure où le désir pousse l’homme à agir
individuellement et à opérer socialement. Le problème qui se pose est de
savoir quel doit être l’objet du désir. La question est d’autant plus pertinente
que tout objet requiert une certaine formalisation pour devenir objet de désir.
Ce ne sont pas en effet tous les objets qui sont désirés. Le caractère
pathologique du désir girardien, tel que nous allons l’explorer dans ce
chapitre, réside alors dans le fait que le sujet désirant est amené à renoncer à
cette prérogative fondamentale de formaliser son propre objet de désir et
s’enferme dans le désir d’autrui6.
Dans notre investigation, nous entendons d’abord tracer le parcours du
concept du désir dans l’histoire de la philosophie occidentale en étudiant les
philosophes qui se sont penchés sur le concept en question. Nous allons alors
montrer la nouveauté que Girard apporte au concept en étudiant
analytiquement sa théorie du désir mimétique.

I.1. LE CONCEPT DU DÉSIR DANS L’HISTOIRE DE LA


PHILOSOPHIE OCCIDENTALE

Parler du concept de désir dans le parcours de la philosophie occidentale


est une tâche qui dépasse largement les limites de notre investigation. Pour
cela, nous ne prétendons pas faire une étude historique exhaustive de ce
concept. Nous voulons tout simplement explorer, dans les grandes lignes, la
pensée de proue qui a dominé ce concept et qui pourrait nous permettre de
cadrer philosophiquement l’intuition girardienne du désir mimétique. Par
conséquent, nous n’allons pas étudier tous les philosophes qui ont abordé le
thème du désir. Nous nous limiterons aux grands penseurs et/ou aux grands
courants de pensée selon les époques de l’histoire de la philosophie
occidentale en ne touchant que les aspects de nature à intéresser l’intuition
qui guide notre recherche.

6
Cf. BIRNBAUM, J., Mort de René Girard, anthropologue et théoricien de la « violence
mimétique » in « Le Monde », https://www.lemonde.fr, consulté le 5 mai 2020.

26
I.1.1. Le développement du concept du désir dans l’Antiquité

Le concept du désir dans la philosophie antique a des précédents qui


remontent à très loin dans l’histoire. Nous n’entendons pas, bien entendu,
explorer le champ des précédents historiques de ce concept.7 Nous allons
seulement nous pencher sur deux personnalités dont la perspective
philosophique a donné une synthèse conceptuelle du désir qui a dominé le
cours de l’histoire. Il s’agit de Platon avec le concept de l’έρος et d’Aristote
avec celui de l’ορέξις.8

I.1.1.1. Platon

La conception platonicienne du désir est à placer contextuellement dans


l’optique de la réfutation du relativisme anthropologique des sophistes.9 Dans
le langage girardien, on dirait que pour la sophistique, il faut partir
implicitement de la distinction entre le sujet qui désire et l’objet désiré. De là,
on en arrive à la conclusion qu’on ne parle de désir que dans la mesure où le

7
Depuis la mythologie et la poétique grecques jusqu’à la sophistique en passant par les
naturalistes présocratiques, le concept du désir a eu des développements intéressants quoique
d’une façon pré-conceptuelle. Pour une étude approfondie sur les précédents historiques du
concept, on peut consulter l’article du Professeur Antonio Malo paru dans la revue Acta
Philosophica en 1996. Cf. MALO, A., Il desiderio: precedenti storici e concettualizzazione
platonica, in «Acta Philosophica», II (1996), pp. 317-337.
8
Il est à noter qu’aux yeux de Girard, Platon et Aristote ont bien perçu le rôle fondamental
de la mimesis même si malheureusement ils s’en sont tenus l’un au paradigme de la copie, de
la re-production ou de l’image et l’autre à celui de l’apprentissage. Toutefois, l’un et l’autre
se refusent, d’après Girard, d’étendre l’imitation aux comportements humains et au désir bien
qu’ils la placent au cœur même de leurs réflexions ontologiques et anthropologiques de la
participation : « C’est Platon qui a déterminé une fois pour toute la problématique culturelle
de l’imitation et c’est une problématique mutilée, amputée d’une dimension essentielle, la
dimension acquisitive qui est aussi la dimension conflictuelle ». En d’autres termes, Platon
aurait été un “girardien parfait” s’il avait ramené le concept de la mimesis au désir. Pour
Aristote, Girard ne manque pas à citer la Poétique où Aristote affirme que l’homme est un
animal politique parce qu’il est avant tout un animal mimétique. Cf. GIRARD, R., Des choses
caches depuis la fondation du monde, in De la violence à la divinité, Grasset, Paris 2007, p.
713 ; ARISTOTE, Poétique, Vrin, Paris 2007.
9
Cf. MALO, A., Antopologia dell’affettività, Armando, Roma 1999, p. 107.

27
sujet est privé de l’objet désiré.10 Le désir est donc avant tout l’expression
d’un manque. On ne désire quelque chose que lorsqu’on en est privé et qu’on
le perçoit comme un bien à atteindre. Dans ce cas, même l’amour
n’échapperait pas à cette dialectique de besoin-satisfaction. En effet, à en
croire la sophistique, même dans l’amour, l’autre est désiré comme quelque
chose à même de remplir un besoin vital.11

C’est cette réduction du désir au simple besoin vital qui pousse Platon à
aller au-delà des thèses naturalistes et sophistiques en montrant que l’έρος et
la φίλια transcendent la logique du simple besoin vital. Or, la φίλια est selon
Platon l’expression la plus sublime de la tendance vers l’autre sans viser la
satisfaction de quelque besoin que ce soit si ce n’est en tant que l’autre est le
reflet du Bien comme perfection absolue. Quant à l’έρος, il est, d’après
Platon, le plus grand désir qui soit, le désir par antonomase.12 Il faut tout de
même noter que Platon ne nie pas les désirs sensibles qui se réfèrent au besoin
et pour lesquels l’issue est toujours double.13 Toutefois, Platon ne limite pas
le désir au besoin vital qui s’impose à l’homme. Le manque dont il s’agit dans
le désir est plutôt un manque d’être, un manque de perfection, qui ne saurait
être satisfait par la possession d’un objet déterminé. Ainsi, l’έρος qui est la

10
En effet, le désir est interprété comme l’inclination à satisfaire un besoin vital. Or, parler
de besoin revient à affirmer le manque de quelque chose dans la mesure où l’on n’a besoin
que de ce que l’on n’a pas. Pour cela, la poussée du désir est la recherche de ce que, en tant
qu’on ne le possède pas, est dissemblable à celui qui cherche à le posséder. Cf. Ibid.
11
Cf. CASERTANO, G., L’amour entre logos et pathos : quelques considérations sur Hélène
de Gorgias, in AAVV, Positions de la sophistique, Vrin, Paris 1986, pp. 211-220, cit. in Op.
cit., p. 107.
12
«L’έρος non è dunque un desiderio in più nell’uomo ma il desiderio per antonomasia, cioè
quel desiderio in cui si scopre l’essenza di ogni desiderio, la quale non consiste nel
riempimento temporaneo di una mancanza, ma nella tendenza verso la perfezione assoluta».
MALO, A., op. cit., p. 109.

13
En effet, pour ces besoins, soit on assouvit le désir quand l’objet en manque peut être
trouvé, soit on n’y arrive pas quand l’objet est injoignable. Dans le livre IV du Banquet,
Aristophane raconte le mythe des androgynes aux convives en affirmant que l’amour est pour
l’âme, certes la suppression d’un manque, mais peut tout de même entraîner une douleur du
fait que l’union parfaite avec l’objet d’amour est impossible. C’est pour cela que dans le
Phédon, Platon propose comme solution, une vie ascétique où l’homme doit lutter contre les
turbulences de son corps afin de ne pas s’exposer à la douleur du désir inassouvi en cas
d’impossibilité d’atteindre l’objet à même de combler son manque. Cf. PLATON, Le
Banquet, op. cit.; PLATON, Phédon, Flammarion, Paris 1999.

28
personnification même du désir n’est pas seulement manque mais aussi
possession, dans l’ordre participatif, de ce qui est divin, c’est à dire le Beau
et le Bien.14

De ce fait, sans nier l’existence de la dimension sensible du désir, Platon


considère les désirs sensibles dictés par le besoin comme des dégradations ou
mieux des imitations du vrai désir. Les mortels recherchent toujours ce qu’ils
n’ont pas, ce qui leur manque pour être complet. Il s’agit d’un manque d’être
qu’ils veulent combler par un objet. Ce sera par exemple d’abord, le désir des
beaux corps et donc la sexualité, puis devenant plus sages, ils aspireront à
l’acquisition des vertus et au savoir des idées célestes, ils voudront ensuite se
rendre immortels et se perpétuer par la progéniture, par la création dans l’art,
par la littérature et la philosophie.15 Au bout du compte, on réalise que le cycle
ininterrompu du besoin et de sa satisfaction est tel une mimesis de ce qui est
parfait et immortel. Pour cela, affirme Malo, l’immortalité est le modèle
inconsciemment imité par chaque désir vital.16 Toutefois, le désir entendu
comme satisfaction du besoin n’est pas que dégradation et imitation de l’έρος.
Il est aussi opposition dans la mesure où pour Platon, la dynamique du plaisir
et de la douleur tend à abaisser l’âme vers le corps en lui faisant croire à la
vérité des impulsions du corps17. C’est ainsi que Platon prône l’ascèse qui
soumet les désirs du corps à ceux de l’âme.18

14
Nous trouvons particulièrement intéressant, à ce sujet, le dialogue raconté par Platon dans
le Banquet entre Socrate et la prêtresse Diotime. Έρος y est présenté comme un être
intermédiaire entre le divin (possession du Beau et du Bien) et l’humain (manque) en tant
qu’il est fils de la Richesse (Πόρος) et de la Pauvreté (Πενία). Cf. PLATON, Le Banquet, op.
cit., 201d-212c.
15
Cette idée du lien étroit entre l’έρος et l’immortalité de l’âme transparaît clairement chez
l’Académicien dans le Phèdre. La tendance ininterrompue de l’έρος vers le Beau et le Bien
devient une des grandes preuves de l’immortalité de l’âme. Aimer le Bien qui est éternel
revient à aimer la même éternité comme bien pour l’homme. Cf. PLATON, Phèdre,
Flammarion, Paris 2006, 245c ; ROBIN, L., La théorie platonicienne de l’amour, PUF, Paris
1964, p. 8, cit. in MALO, A., op. cit., p. 109.
16
Cf. MALO, A., op. cit., p. 109.
17
Cf. PLATON, Phédon, Flammarion, Paris 1999, 83d.
18
Cf. Op. cit., 66e.

29
Cette considération lui fait ainsi établir la hiérarchie des désirs, une
hiérarchie basée sur la division tripartite de l’âme19. Il distingue les désirs du
corps qui s’opposent à la raison et qui, partant, sont moralement
condamnables et le désir de vérité qui est le désir du Bien et donc moralement
louable parce qu’il est selon la raison. Les désirs du corps sont de faux désirs
parce qu’ils troublent l'âme l'empêchant d'atteindre la vérité et devenant par
le fait même source d'illusions. Le désir du Bien est par contre le désir
suprême puisque, contrairement aux faux désirs, son but est uniquement
spirituel et ne tend pas à la satisfaction de quelque besoin charnel. Pour faire
triompher le désir du Bien, Platon propose de se libérer de l’entrave du corps
par la contemplation des idées et donc par la Philosophie.20

Entre les deux formes de désir, Platon y place la partie de l’âme


intermédiaire (θύμος) entre la concupiscence (έπιθυμία) et la raison (νούς).
C’est au niveau de cette partie que se joue le conflit éthique entre les deux
formes de désirs. C’est donc le siège de l’éthicité des sentiments qu’éprouvent
les hommes. C’est à partir de là en fait que le désir peut être considéré comme
la condition d'une spiritualisation des instincts qui, purifiés par la philosophie
et la politique, peuvent être l'expression du désir d'immortalité. De ce fait, on
peut affirmer que d’après Platon, le désir est une sorte de connaissance. En
effet, l'insatisfaction radicale qui se traduit par l'impossibilité de joindre de
façon pleine et définitive l'objet du désir doit nous faire comprendre qu'il
existe un autre monde, et que ce que nous désirons vise cet autre monde.21 On
retrouve ainsi toujours la distinction platonicienne entre le monde sensible

19
Platon, dans le mythe du cheval ailé raconté dans le Phèdre, présente une division tripartite
de l’âme. Il présente le νούς comme la partie rationnelle de l’âme représentée par le cocher
et à laquelle correspond l’έρος, l’έπιθυμία qui est la partie la plus basse de l’âme, celle des
désirs inférieurs représentée par le cheval noir ainsi que la partie intermédiaire, le θύμος
représenté dans le mythe par le cheval blanc et qui fait le pont entre la partie rationnelle et la
partie irrationnelle de l’âme. Cf. PLATON, Phèdre, op. cit., 246a-254c.
20
Cf. PLATON, La République, Flammarion, Paris 2002, 581d. Il faut noter que Platon
change de perspective dans La République. Il compare la cité à l’âme et donc les parties de
l’âme avec les composantes de la cité. Ainsi, la partie irrationnelle correspond aux paysans,
la partie intermédiaire aux guerriers et la partie rationnelle aux dirigeants qui doivent être des
philosophes. En parlant de la philosophie comme méthode pour accéder au Bien, il fait
allusion à l’éducation qui convient à ceux qui sont destinés à gouverner la cité et doivent se
défaire de la connaissance apparente pour accéder à la connaissance du Bien.
21
Au final, même l’έρος ne se réfère qu’à une contemplation imparfaite du Bien absolu,
celui-ci étant injoignable par une âme encore incarnée.

30
qui est le monde des apparences, relatif et changeant, et le monde intelligible
qui est celui de la vérité absolue, du Bien et du Beau, et auquel on accède par
la réflexion philosophique et métaphysique.

En définitive, on pourrait dire que Platon nous livre une conception du


désir avant tout comme tendance vers le Beau, le Bien, bref, l’Absolu, à
travers une sorte de dialectique de l'amour : d'un objet sensible, on passe aux
formes sensibles et, de cela aux idées qui à leur tour conduisent à l’Idée absolu
du Bien. Le désir est donc une mobilisation vers l'Absolu par l’intermédiaire
du sensible. Toutefois, le statut de l’Absolu vers lequel on tend demeure
ambigu. Cette dynamique ambitieuse est sans cesse freinée par l’accrochage
du désir aux objets sensibles, imparfaits et donc impropres à le satisfaire. C'est
une dynamique qui en quelque sorte manque d’unité. Dans le paragraphe
suivant, nous allons voir l’apport d’Aristote sur la conception du désir. Ce
sera en quelque sorte une purification de cette dynamique platonicienne par
une vision plus unifiée et plus réaliste du désir humain.

I.1.1.2. Aristote

Amicus Plato, sed magis amica veritas22, disaient les romains en voulant
signifier qu’il fallait pencher vers la vérité plutôt qu’en direction de l’école
de pensée ou d’amitié personnelle. C’est ce qui arriva à Aristote au sujet de
la conceptualisation du désir. Il pouvait sans doute embrasser la conception
platonicienne du désir pour avoir fréquenté l’Académie pendant vingt ans.
Toutefois, il remarqua que, quoiqu’elle fût une tentative conceptuellement
remarquable, la conception platonicienne du désir essentiellement comme
έρος, portait à une confusion des puissances et à une division de l’âme qui
débouchaient inéluctablement sur des apories incontournables.23 Aristote
tenta alors une nouvelle conceptualisation du désir beaucoup plus unifiée et

22
Φίλος μεν Πλάτων, ϕιλοτέρα δε άλήθεια. Le proverbe est extrapolé à partir d’un passage
de l’Ethique à Nicomaque : « Si les amis et la vérité nous sont également chers, c’est à la
vérité qu’il convient de donner la préférence ». Cf. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, GF,
Paris 1965, I,4,1096a 13.
23
Cf. NUSSBAUM, C., The therapy of desire. Theory and Practice in Hellenistic Ethics,
PUP, New Jersey 1994, pp. 386-389.

31
beaucoup plus systématique, en partant de la faculté appétitive qui se
distingue de celles rationnelle et motrice.

Le désir (όρέξις) est alors une actualisation de la puissance appétitive


(όρέκτικον) du sujet désirant vers un objet qu’Aristote identifie au bien
praticable (πράκτον άγαθον). L’όρέξις chez Aristote, contrairement à l’έρος
platonicien, est donc différent de la connaissance même si le désir est en
quelque sorte relié à la raison pratique en vue de l’action24. Par ailleurs, la
conception aristotélicienne évite la division platonicienne de l’âme pour
rendre compte des différentes dimensions du désir. Aristote postule à la base
du désir, une seule faculté qui se déploie selon deux inclinations à savoir la
volonté ou le désir selon la raison (βουλετική όρέξις) et le désir non rationnel
(έπιθυμία)25. La différence entre les deux réside surtout dans le fait que la
volonté tend vers un bien praticable en tant que perçu par la raison tandis que
le désir non rationnel tend vers un bien apparent perçu par la sensibilité26. Le
résultat, du point de vue éthique, est que le désir selon la raison peut être
évalué moralement ce qui n’est pas le cas pour le désir non rationnel. Cela
pose d’ailleurs un problème qu’Aristote affronte dans le livre 7 de l’Éthique
à Nicomaque quant à la faiblesse de caractère (άκρασία). C’est bien entendu
un problème de type moral qui ne se pose pas au niveau de la constitution
hylémorphique mais qui semble quand-même compromettre la cohérence
métaphysique d’une même dimension de désir qui parfois suit la mouvance
de la raison et parfois non.27

24
En effet, toute tendance appétitive suppose une certaine connaissance de l’objet perçu
(même seulement de façon sensible) comme bien pour le sujet désirant. Aristote affirme
d’ailleurs que l’objet de l’όρέξις est le point de départ de l’intellect pratique tandis que celui-
ci constitue le point de départ pour l’action. Cf. ARISTOTE, De l’âme, Vrin, Paris 2017,
433a, 16-18.
25
À noter qu’il ne s’agit pas d’un désir irrationnel.
26
Aristote n’a jamais porté un jugement de valeur dépréciatif sur l’έπιθυμία vu que pour lui
la sensibilité est comme un point d’accroche à la raison. Il n’y a donc pas d’opposition entre
la sensibilité et la raison. Et si les désirs de l’έπιθυμία ne sont pas rationnels, ce n’est pas
pour autant qu’ils sont nécessairement contraires à la raison, comme le pensait Platon.
27
Dans la doctrine socratique, un tel problème ne pouvait pas se poser étant donné que pour
Socrate, le mal ne se commet que par ignorance. Pour cela, la vertu se réduit à la
connaissance. En effet, connaissant le bien, on ne peut que l’accomplir. Aristote pose un

32
À ce point, Aristote est obligé de postuler dans la même faculté
appétitive, trois dimensions diverses entre elles : L’έπιθυμία qui est aveugle
à la raison, la θύμος qui suit et se fait commander partiellement et
indirectement par la raison et enfin la βούλεσις qui est complètement et
directement sous le contrôle de la raison.28 Il ne s’agit pas d’une séparation
entre les trois dimensions d’autant plus qu’Aristote distingue les actes
commandés par le désir de ceux qui sont accomplis par coercition.29 Ces
derniers sont dépourvus de toute forme de moralité vu que le sujet n’agit pas
par soi. Quant aux premiers, ils s’évaluent moralement en fonction du rôle de
la volonté. Ainsi, les actes accomplis sous la mouvance des désirs non
rationnels sont dépourvus de moralité en tant que la raison n’est pas impliquée
mais sont volontaires lato sensu vu qu’ils sont accomplis par le sujet30. Ceci
est d’autant plus vrai que même la volonté stricto sensu n’est pas
essentiellement rationnelle. Le vice de l’άκρασία en est la preuve.

Au bout du compte, on remarque de par la tentative d’Aristote, la


complexité d’affronter le concept du désir. La considération d’une unique

problème qui démonte la doctrine socratique. Dans le cas de l’άκρασία, l’incontinent


(άκρατής) connaît le comportement droit à adopter mais choisit le contraire en se laissant
traîner irrationnellement par les passions. Cf. MALO, A., op. cit., p. 123; REALE, G.,
Introduzione a Aristotele, Laterza, Bari 1974, p. 115 cit. in MALO, A., op. cit.
28
Cf. ARISTOTE, De l’âme, op. cit, 432b 3-5. Notons que la conception aristotélicienne de
cette dernière dimension (βούλεσις) clarifie nettement la différence entre l’έρος platonicien
et l’όρέξις aristotelicien. Dans l’Éthique à Nicomaque, le vice de l’άκρασία révèle que la
βόυλεσις, bien que commandée par la raison, n’y obéit pas forcément. Il ne s’agit donc ni
d’une erreur rationnelle ni d’une simple inclination irrationnelle, mais d’une participation à
la raison en tant qu’il s’agit d’un désir en rapport étroit avec l’intellect pratique.
29
La distinction est en fait subtile. Les actes commandés par le désir le peuvent soit par le
désir rationnel et donc la βόυλεσις auquel cas il y a responsabilité morale, soit par le désir
non rationnel auquel cas la responsabilité morale est seulement indirecte par rapport aux
dispositions habituelles qui pourraient développer des vertus ou dégénérer en vices.
Toutefois, il est à noter que même dans le cas du désir non rationnel, l’acte accompli se
différencie de l’acte forcé dont le principe est externe et n’engage pas le sujet de l’acte. La
responsabilité morale est donc totalement absente. Cf. ARISTOTE, op. cit., 1110a 1-13.
30
Aristote utilise le terme d’έκον pour montrer qu’il ne s’agit de volontaire qu’au sens
analogique. Toutefois, ces actes accomplis même irrationnellement, quoique non évaluables
moralement de façon directe, du fait qu’ils sont accomplis par le sujet agissant, peuvent
développer des dispositions habituelles qui perfectionnent moralement le sujet agissant. Ce
qui les différencie des actions moralement évaluables est seulement le manque du choix
(πραίρεσις) de la part du sujet. Cf. MALO, A., op. cit., p.123.

33
faculté appétitive de l’âme qui s’actualise dans une dimension soit rationnelle
soit non rationnelle, donne à la conception aristotélicienne une plus grande
cohérence et une plus grande clarté systématique par rapport à Platon.
Toutefois, il a fallu affronter le même thème sur des plans conceptuels
différents pour pouvoir élucider les apories qui surgissent dans la
conflictualité du désir dans l’action humaine.31 Il faut tout de même avouer
qu’Aristote a le mérite d’avoir affronté ce thème avec beaucoup plus de
systématicité quoique dans des perspectives très diverses.32 Sa contribution
aura une grande influence sur la conception médiévale du désir comme nous
allons le voir dans le prochain point. Nous nous limiterons seulement à la
conception thomiste du désir avec quelques allusions à Saint Augustin.

I.1.2. La conception thomiste du désir

Saint Thomas d’Aquin place le désir dans la logique des passions de


l’âme. Ces dernières sont des inclinations de l’âme vers un objet qui peut être
le bien ou le mal. Quand il s’agit du bien, l’objet cause l’amour. Quand il est
présent, il donne à l’appétit de se reposer en lui et cause ainsi la délectation
ou plaisir. Quand il est absent, il attire l’appétit vers lui et cause le désir.33
C’est ainsi que pour le Docteur angélique, les toutes premières passions sont
l’amour et la haine. Spécifiquement dans le cas de l’inclination vers le bien,
quand celui-ci est présent, la passion provoquée est la joie. Quand par contre,
le bien est absent, on parle de désir ou convoitise (cupiditas) dans le langage

31
Cf. Ibid. Ainsi, le problème qui se pose dans l’Éthique à Nicomaque ne pouvait pas se
poser dans De l’âme vu que les deux traités ne partaient pas des mêmes prémisses. Dans De
l’âme, on part de l’union substantielle entre le corps et l’âme sans se poser de questions
morales de conflictualité entre les dimensions d’une même faculté. Dans l’Éthique à
Nicomaque par contre, il s’agit de penser aux comportements concrets des humains sans tenir
compte de l’union substantielle entre le corps et l’âme, doctrine non encore théorisée au
moment de la rédaction du traité. La synthèse entre les deux doctrines, quoiqu’elle ne résolve
pas de façon définitive la question du désir, confère à la perspective aristotélicienne une
pertinence systématique supérieure à celle de Platon.
32
BARNES, Aristotle’s concept of mind in AAVV, Articles on Aristotle, IV. Psychology &
Aesthetics, Duckworth, London 1979, pp. 33-41.
33
Cf. D’AQUIN, T., op. cit., q. 30, a. 2.

34
thomiste.34 Saint Thomas introduit l’espérance comme une passion qui
nuance celle du désir contrairement à Saint Augustin qui concevait le désir au
sens large en y incluant aussi l’espérance.35 Pour l’Aquinate, on ne parle
spécifiquement de l’espérance que quand le bien absent est entravé et donc
ardu.36

Le désir est donc selon Saint Thomas d’Aquin la passion à travers


laquelle l’appétit s’oriente vers un bien agréable, pas de façon absolue, mais
seulement en tant qu’il est absent. On retrouve toujours l’idée d’une
dynamique linéaire entre le sujet désirant et l’objet de désir, dynamique qui
encore une fois dénote un certain manque. Ainsi, si quelqu’un désire, cela
veut dire qu’il ressent un certain manque, lequel cause une certaine souffrance
si le manque n’est pas comblé. Pour les stoïciens, la souffrance causée par le
désir ne s’évanouissait même pas une fois que le sujet avait en possession
l’objet désiré. Une fois l’objet atteint, il survient une autre passion négative,
celle de la peur de perdre l’objet atteint. Cette dimension du désir qui recèle
une valence foncièrement négative chez les stoïciens est considérée par Saint
Augustin comme source de bonheur. En effet, pour l’Évêque d’Hippone, le
bonheur consiste dans le fait de continuer à désirer un bien déjà atteint. La
peur de perdre l’objet déjà atteint est ainsi considérée dans une perspective
positive qui attise le désir en exemptant de l’ennui qui, selon lui, accompagne
la possession de l’objet délectable d’ordre sensible.

De même pour Saint Thomas, le désir est conçu dans une perspective
positive. Il distingue le désir naturel de celui non naturel. Le désir naturel est
limité et fini en acte37 en tant qu’il porte sur ce que la nature requiert. Cette

34
« Le bien attendu fait naître la convoitise ; le bien présent, la joie ; et de même, le mal
auquel on s’attend provoque la crainte ; le mal présent, la tristesse ». Ibid.
35
« St. Augustin, dit le Docteur angélique, prend le mot « cupiditas » au sens large, pour
désigner tout mouvement de l’appétit se portant sur un bien à venir. En ce sens la cupidité
englobe l’amour et l’espoir ». Ibid.
36
« C’est pourquoi tout mouvement de l’appétit vers le bien ou vers le mal à venir est appelé
espoir ou crainte, ces deux passions ayant pour objet le bien et le mal présentant un caractère
de difficulté ». Ibid.
37
Il peut être considéré infini en puissance de manière successive dans la mesure où les biens
de la nature quand ils nous adviennent, ne demeurent pas toujours mais disparaissent laissant
place au même besoin qui se renouvelle. Ainsi par exemple, l’enfant après avoir assouvi le
désir d’un gâteau, quelque temps après, il en a encore besoin. Il en va de tous les besoins

35
dernière ne tend en fait que vers ce qui est fini et déterminé. Par contre, il
existe une dimension psychologique et spirituelle du désir qui le rend infini
en acte. Le désir que Saint Thomas appelle non naturel est infini pour deux
raisons. D’une part, il procède de la raison alors que le propre de celle-ci est
de s’avancer à l’infini. D’autre part, il tend vers une fin qui est désirée pour
elle-même, ce qui fait que quand une fin est convoitée pour elle-même, plus
elle est meilleure, plus elle est d’avantage convoitée et ainsi de suite jusqu’à
l’infini. Ainsi par exemple, qui poursuit la richesse pour elle-même et non
pour subvenir aux nécessités de la vie, plus il s’enrichit, plus il a envie de
s’enrichir davantage pour être riche de façon absolue autant qu’il est en son
pouvoir.38

Cette dimension infinie du désir ne peut être comblée dans une


perspective d’horizon purement mondaine. Il faut quelque chose d’infini à
même de combler ce désir d’infini. En effet, selon toute logique, le désir
suppose un mouvement linéaire du sujet vers l’objet désiré. Un désir fini tend
naturellement vers un objet fini. Mais un désir infini ne saurait tendre vers un
objet qui ne l’est pas. Et cet objet ne saurait être autre que Dieu. Saint Thomas
postule dès le départ un désir naturel de connaître Dieu, un désir qui ne saurait
être vain au risque de rendre vaine toute l’action humaine.

À la fin, dans la perspective thomiste, le point final de la réflexion sur le


désir coïncide avec son postulat de départ. Pour Saint Thomas, tout part de
l’amour avec lequel Dieu aime ses créatures. La tendance appétitive des
créatures qui bien-entendu naît de l’amour créaturale de Dieu les fait tendre
vers leur source d’être. C’est ainsi que chaque être tend à sa perfection à la
mesure de son être. L’être rationnel créé à l’image et à la ressemblance de
Dieu y tend d’une façon rationnelle et donc libre. C’est pour cela que tandis
que chez les êtres inférieurs, la tendance appétitive ne peut s’orienter que vers
un bien nécessairement fini, chez l’homme, la recherche de sa propre
perfection qui guide la tendance appétitive culmine dans Celui qui est la
Perfection absolue.
Ainsi, comme l’affirme Malo, le degré de perfection ontologique des
créatures équivaut à leur degré d’amour vers Dieu.39 L’actus essendi de

naturels qui peuvent être satisfaits de façon potentiellement successive. Cf. D’AQUIN, T.,
op. cit., a. 4.
38
Cf. Ibid.
39
MALO, A., op. cit., p. 169.

36
chaque être est source d’amour naturel qui trouve dans le Créateur son point
culminant. Pour l’être humain, la connaissance et l’amour de Dieu en tant que
Perfection absolue est une fin naturelle selon la modalité la plus haute dans
l’échelle ontologique. Cela est attesté par le fait que l’homme, en tendant à sa
fin ultime de façon rationnelle et donc libre, est destiné à aimer son Créateur
avec le même amour selon lequel le Créateur aime, c’est-à-dire un amour non
nécessaire, mais librement choisi. Cette pensée du Docteur angélique laissera
des traces même dans la pensée moderne quoique ces traces seront offusquées
par le changement de perspective qui caractérisera la pensée moderne. Dans
les lignes suivantes, nous allons étudier un penseur moderne, Baruch de
Spinoza, qui traite du désir en assumant les traces de ses prédécesseurs mais
tout en marquant l’originalité propre à l’époque moderne.

I.1.3. La conception du désir chez Baruch de Spinoza

Baruch de Spinoza dans son Éthique part d’une perspective presque


épicurienne ou stoïcienne dans son étude du désir.40 Son éthique vise en effet
la libération des passions tristes qui hantent l’homme. Mais pour y arriver, il
faut alors étudier leur origine et leur nature. Celle de Spinoza est une pensée
originale qui déplace l’étude des passions du plan ontologique au plan
cosmique. En effet, les passions font partie intégrante de la Nature naturante
et l’homme en tant que partie de la nature naturée ne fait pas exception.41
Spinoza affirme dans le deuxième livre de l’Éthique que les passions naissent
des causes naturelles, celles-ci n’étant autre que l’extension de Dieu.42 Les

40
La perspective des épicuriens et des stoïciens supposait les études philosophiques sur la
nature et l’origine du désir déjà données pour acquis. Tout ce qui intéressait leur réflexion
était ce que l’homme peut faire pour ne pas se laisser à la merci des désirs. L’approche de
Spinoza est autre. Il part de la même perspective comme objectif qu’il ne peut pourtant
atteindre qu’en étudiant la nature et l’origine des désirs.
41
Spinoza met en fait au centre de sa réflexion la Substance infinie, n’ayant besoin que d’elle-
même pour exister. Il n’y a qu’une seule Substance, à savoir Dieu ou la Nature naturante
(Deus sive natura naturans) dont les réalités particulières y compris les hommes (natura
naturata) constituent autant de modes. Cf. RUSS, J., Philosophie. Les auteurs, les œuvres,
Bordas, Paris 2003, p. 148.
42
Spinoza distingue trois sortes de passions liées entre elles : conatus, appetitus, cupiditas.
En tentant une équipartition avec l’anthropologie médiévale, le conatus équivaudrait à

37
passions ou plus exactement les affects43 peuvent être soit actifs quand ils
concernent l’esprit actif, soit passifs quand ils se rattachent à l’esprit passif
ou au corps qui n’est qu’une espèce d’interface de l’esprit. Pour Spinoza,
l’esprit est actif quand il a des idées adéquates et passif quand ses idées sont
confuses. Mais il faut comprendre ce que Spinoza entend par esprit. Pour lui,
l’esprit est la conscience de la puissance qui caractérise tout être. Cette
dernière consiste dans la permanence dans son propre actus essendi. Il
l’appelle conatus et le présente non seulement comme la passion
fondamentale mais aussi comme le point résolutif de toute son ontologie.44
À partir de ces prémisses, nous pouvons tenter de définir le désir selon
Spinoza45. Il s’agit de l’idée que l’esprit se fait à lui-même de ce qui constitue
l’épanouissement ou l’obstacle au conatus. Le désir est donc une sorte
d’appétit conscient de soi-même. Celui-ci pour Spinoza équivaut à l’effort de
l’esprit, sa volonté consciente de maintien dans l’être. Le désir n’est donc
autre chose que l’appetitus dans sa dimension consciente. Et si alors le désir

l’amour, l’appetitus à l’appétit et la cupiditas traduirait le concept du désir. Cf. SPINOZA,


B., Éthique, Seuil, Paris 1988, II.
43
Spinoza, quand il traite des passions, préfère le terme latin affectus à celui de passio pour
la simple raison que chez lui les passions ne sont pas seulement passives mais peuvent aussi
être actives. En effet, tout ce qui comporte une modification d’un être par laquelle il agit ou
subit s’appelle affect. Cf. HUISMAN, D.(dir), Dictionnaire des philosophes, PUF, Paris
1984, p. 1737.
44
Le conatus spinozien entendu comme effort par lequel chaque chose, pour autant qu’il est
en elle, s’efforce de persévérer dans son être, a été illustré par le philosophe britannique
Alfred North Whitehead avec l’image de l’hysope. Pour Whitehead, l’hysope est l’emblème
de la fragilité végétale mais en même temps de l’obstination de perdurer dans l’être malgré
sa propre fragilité. Cf. WHITEHEAD, A.N., Nature and Life, UCP, Chicago 1934. L’ouvrage
a une traduction italienne publiée en 2012 aux éditions Mimesis. Nous préférons la version
originale.
45
Notre choix pour Spinoza parmi les auteurs à étudier quant au concept du désir est motivé
par le fait que comme l’affirme Stephane Vinolo, « s’il y a bien un auteur auquel on ne peut
reprocher de ne pas avoir pensé le mimétisme dans sa relation au désir, c’est bien Spinoza ».
Spinoza affirme en effet que « l’imitation, rapportée au Désir, elle s’appelle Émulation,
laquelle, partant, n’est rien d’autre que le Désir d’une certaine chose qu’engendre en nous le
fait que nous imaginons que d’autres, semblables à nous, ont le même désir ». Il y a donc un
grand rapprochement possible entre le désir mimétique et la raison mimétique comme nous
le verrons dans le chapitre sur les sources philosophiques de la théorie girardienne. Cf.
VINOLO, S., Critique de la raison mimétique : Girard, lecteur de Sartre in RAMOND,
C.(coord.), René Girard. La théorie mimétique. De l’apprentissage à l’apocalypse, PUF,
Paris 2010, pp. 64-65 ; SPINOZA, B., Éthique, III, Seuil, Paris 1988, 27, sc.

38
se résume à l’idée que l’esprit se fait de ce qui peut accroître sa puissance ou
l’entraver, il va sans dire qu’il aboutit soit à la joie, soit à la tristesse.46 L’esprit
est heureux quand il se fait l’idée de l’objet favorable au conatus tandis qu’il
est triste devant un objet conçu comme sa menace potentielle.47
Si le conatus se distingue nettement de l’appétit et du désir, il convient
par contre d’établir une distinction entre l’appétit et le désir chez Spinoza. Il
faut d’abord noter que Spinoza qui écrit et pense en latin, langue de la science
du XVIIème siècle emploie à bon escient le terme cupiditas qui vient du verbe
cupere qui signifie « pencher vers » au lieu du terme desiderium qui évoque
plutôt l’idée d’un manque48. Pour cela, le désir est un affect mental auquel
correspond un objet. En effet, l’homme en tant qu’il s’efforce de persévérer
dans son être, a des appétits (il tend vers quelque chose, il s’efforce d’atteindre
ou d’obtenir quelque chose, par exemple l’aliment qui apaisera sa faim). À ce
stade, nous avons ce que nous pourrions appeler appetitus qui est une
tendance vers quelque objet. Mais quand cet appétit est conscient, il se
nomme désir. Le désir c’est donc l’appétit, la pulsion, quand elle
s’accompagne de la conscience de soi : cupiditas est appetitus cum ejusdem
conscientia.49
L’étude des passions chez Spinoza nous dispense des jugements de
valeur sur les passions en tant que combinaison moralement neutre entre
conatus, appetitus et cupiditas. Il ne s’agit donc pas de faire une évaluation
de type moral des passions pour s’en libérer. Il s’agit plutôt de connaître leur

46
La joie est en effet pour Spinoza le passage chez l’homme d’une moindre à une plus grande
perfection. L’inverse constitue la tristesse. Quand l’esprit saisit l’entrave au conatus, la
cupiditas produit la tristesse, au cas contraire, il y a la joie. Cf. RUSS, J., op. cit., p. 149.
47
Cf. SPINOZA, B., op. cit., III.
48
Étymologiquement, desiderium vient du verbe desiderare qui est un composé de “de”
privatif et de sidus qui signifie “constellation, étoile”. La constatation de l’absence d’un astre
dans le langage marin constituait une sorte de regret et de déception. Désirer dans ce sens
signifierait alors regretter un astre perdu et donc avoir la nostalgie de quelque chose dont on
manque.
49
SPINOZA, B., op. cit., III, 9 sc. : «Ensuite, entre appétit et désir il n’y a pas de différence,
si ce n’est que le désir est rapporté la plupart du temps aux hommes en tant qu’ils sont
conscients de leur appétit, et c’est pourquoi on peut le définir ainsi: le désir est l’appétit avec
conscience de lui-même. C’est pourquoi il est établi par tout cela que nous ne nous efforçons
vers rien, nous ne voulons, ne recherchons, ne désirons rien parce que nous jugeons que c’est
bon ; mais au contraire nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons
vers elle, la recherchons, la voulons et la désirons ».

39
mécanisme de production, leur origine et leur nature. Ainsi, l’esprit doit
s’entraîner à connaître les passions afin de rendre l’homme libre et heureux,
affranchi des passions tristes.50 L’esprit devient heureux à travers la vertu de
la fortitudo qui consiste dans la capacité de persévérer dans l’être en acceptant
ses limites, ce qui n’advient que quand l’esprit connaît les passions.51
Cette vertu de la fermeté d’esprit conduit aussi à celle de la générosité
(liberalitas) parce qu’une fois que l’homme ferme aura acquis la vraie
connaissance des passions, il n’aura plus de sentiments de haine et de
remords, mais constatera généreusement la précarité de ses propres passions
et de celles des autres et il sera poussé à chercher l’amitié avec les autres afin
de combattre ensemble les passions négatives. Cela constitue d’ailleurs un
projet d’ordre politique dans la campagne de libération spinozienne contre les
passions tristes.52
En définitive, on peut affirmer que le but de l’étude spinozienne des
passions n’est pas -comme chez les auteurs que nous avons étudiés
précédemment- d’ordre métaphysique mais plutôt pratique. Le spinozisme est
en fait une philosophie du salut. Celui-ci consiste à vivre selon la
connaissance véritable et la raison nous sauve et nous apporte la béatitude, à
laquelle nous parvenons en nous intégrant dans la totalité, dans le Deus sive
Natura.53
Comme cela transparaît clairement dans la quatrième partie de l’Éthique,
le nœud de l’étude est la domination des passions qui autrement maintiennent
l’homme dans l’esclavage moral. Mais pour y arriver, l’approche doit être
rationaliste. Spinoza estime qu’on ne peut s’en libérer qu’à travers la

50
Il faut noter en passant que l’ouvrage communément appelé Éthique dans lequel Spinoza
développe la théorie des passions porte comme titre original Éthique démontrée suivant
l’ordre géométrique et divisée en cinq parties. Il le présente donc sous la forme d’un système
mathématique, puisque présenté ordine geometrico avec des définitions, axiomes, postulats
et propositions démontrées qui s’en déduisent. Son approche n’est évidemment pas moraliste
mais plutôt rationaliste. L’homme libre est celui qui vit selon la raison, non seulement
affranchi de la nécessité (fausse liberté) mais aussi ne se laisse pas contraindre dans son
action (vraie liberté). Cf. RUSS, J., op. cit., pp. 149-165.
51
Cf. CITTON, Y., - LORDON, F.(dir), Spinoza et les sciences sociales : de la puissance de
la multitude à l’économie des affects, Édition Amsterdam, Paris 2008.
52
Cf. SPINOZA, B., op. cit.
53
RUSS, J., op. cit., p. 165.

40
connaissance humaine qui fait émerger l’amour de la béatitude. Toutefois, il
tient à souligner que la béatitude n’est pas un résultat gratifiant la pratique de
la vertu. Elle est la vertu même. En entrant dans l’amour de la béatitude, on
devient vertueux.54 Cela nous conduit à la conclusion que la morale spinoziste
n’est pas du tout ascétique mais essentiellement rationaliste et eudémoniste.
On n’arrive pas à la béatitude en réprimant les passions mais une fois qu’on
arrive à la béatitude par la connaissance, la répression des passions va de soi.55
Aux vues de la doctrine spinozienne sur les passions, nous pouvons tirer
une conclusion au sujet du concept qui nous intéresse le plus. Le désir ne peut
pas être dirigé vers un objet fini qu’on peut rejoindre et assouvir. Il s’inscrit
plutôt dans une dynamique sans fin d’une conscience qui embrasse tout l’être
à la recherche du maintien de soi. L’objet visé est en définitive la totalité, la
Nature naturante. Cette ouverture spinozienne de l’objet du désir caractérisera
aussi l’idéalisme allemand du XIXème siècle. Dans les lignes qui vont suivre,
nous nous proposons d’explorer le concept du désir dans l’idéalisme
allemand.

I.1.4. Le concept du désir dans l’idéalisme allemand

Nous entendons par idéalisme allemand génériquement l’ensemble des


philosophies développées en Allemagne à la fin du XVIIIème siècle et au
début du XIXème siècle. Généralement, nous y plaçons les philosophes
comme Kant, Fichte, Hegel et Schelling.56 Au sujet du désir, nous nous

54
Cette considération n’est pas loin de la conception eudémoniste du Stagirite. Dans sa
conception sur le bonheur, il ne s’agit pas d’une destination à atteindre à la fin d’une course
vertueuse. La béatitude consiste dans l’activité elle-même, accomplie selon la vertu. Cette
activité répétée crée à son tour des dispositions stables qui permettent ensuite d’accomplir
sans peine la même activité vertueuse qui se confond avec le bonheur.
55
Cf. SPINOZA, B., op. cit., Livre V.
56
Si ces quatre sont les plus célèbres, on ne peut pas passer sous silence les philosophes et
les courants de pensée qui ont œuvré en marge ou en réaction à cette lignée. On peut
mentionner à titre informatif les penseurs comme Schleiermacher mais aussi les acteurs du
premier romantisme allemand tels que Hölderlin, Schlegel et Novalis. La liste n’est
évidemment pas exhaustive. Pour qui voudrait une étude approfondie de l’idéalisme
allemand, il serait utile de consulter le manuel de Hans Jörg Sandkühler. Cf.
SANDKÜHLER, H.J., Manuel de l’idéalisme allemand, Cerf, Paris 2015.

41
trouvons devant la nécessité d’affronter un thème très complexe d’une pensée
théorétique mitigée qui, pour les idéalistes allemands, ne se limite pas
seulement au penser, mais aussi au vouloir. Bien avant l’idéalisme, Leibniz
affirmait que la pensée est aussi appetitus.57 Penser n’est en fait pas passivité
mais activité, production de la pensée. Le même point de vue sera développé
par Kant pour qui la spontanéité des concepts suppose un travail autonome
qui détermine le monde des phénomènes. Bref, l’idée de l’affectivité déclinée
en termes de passivité s’évanouit peu à peu au fil de l’idéalisme allemand.
Le premier post-kantien à toucher le thème du désir dans une perspective
essentiellement idéaliste est Johann Gottlieb Fichte (1762-1814). Dans sa
Doctrine de la science, Fichte affirme que la pensée est traversée par une
impulsion qui positionne sa propre autonomie. Cette impulsion consiste à
aller au-delà de ses propres limites en dépassant ce que la pensée atteint
spontanément. En effet, quand le Moi se pose, il se produit. Mais dans cette
même production, le sujet expérimente sa finitude discursive. C’est ainsi que
l’impulsion qui caractérise la pensée se définit comme la tendance à dépasser
la finitude de la pensée. Le Moi est toujours enclin à dépasser la ponctualité
de la pensée sur les choses.58 C’est cette inclination qui chez Fichte prend le
nom de désir. Grâce au désir qui caractérise la pensée chez Fichte, l’idéalisme
se distingue du dogmatisme. Ce dernier conçoit la pensée en termes de
passivité du moment qu’elle ne se contente que de recevoir ce qui est inculqué
de l’extérieur. L’idéalisme par contre promeut la pensée active dans la mesure
où la pensée est toujours poussée par le désir d’aller au-delà de soi-même.
L’objet du désir est bien entendu infini du moment que la pensée est toujours
engagée dans une dynamique discursive qui tend infiniment à
l’autodépassement.
L’idéalisme allemand atteint son apogée avec Hegel pour qui la pensée
est toujours développement et auto développement. Cette dynamique ne se
distingue pas de la réalité d’autant plus que, pour Hegel, ce qui est rationnel
est aussi réel et vice-versa. La pensée selon Hegel se détermine et s’auto-
développe dans un processus dialectique de thèse-antithèse-synthèse. Dans ce
processus, la pensée se pose, s’oppose à la nature qui est autre qu’elle, mais

57
Pour plus de précision, il faut entendre par idéalistes allemands Kant et les post-kantiens.
Bien entendu, Leibniz ne fait pas partie du courant.
58
FICHTE, J.G., Doctrine de la science. Exposé de 1813 (direction de Max Marcuzzi), PU
Provence, Marseilles 1924, pp. 104-128.

42
pour ensuite se retrouver enrichie par la contradiction de la nature. Autrement
dit, dans chaque concept se retrouve in nuce l’au-delà du même concept.59
Dans le quatrième chapitre de la Phénomenologie de l’Esprit dédié à la
dialectique du maître et de l’esclave, Hegel affronte le thème épineux de la
conscience de soi qui est essentiellement désidérante.60 En effet, la
conscience de soi est toujours consciente qu’en tant que telle, elle est toujours
conscience de la totalité. Du moment que le sujet a la pleine connaissance de
soi-même, en réalité il connaît la totalité. En fait, comme nous l’avons déjà
souligné, aux yeux de Hegel, la rationalité coïncide avec la réalité. Il va sans
dire donc que la conscience de soi désire toujours être totalité.61 Ce désir
d’être totalité porte la pensée à la plénitude. Selon Hegel, le processus
dialectique qui caractérise le développement de la pensée - mais aussi de
l’histoire - doit faire en sorte que tout ce qui est en dehors du sujet soit ramené
en son sein, afin que le rationnel coïncide toujours avec le réel et vice versa.
Le désir renvoie donc automatiquement à l’appropriation de l’autre, à la
réduction de l’autre à soi-même. A ce niveau, il faut dire qu’il y a en même
temps le désir de l’autre et le désir de l’affirmation de soi-même. De ce fait,
le désir devient comme la première annonce de la conscience de soi, voire sa
forme primitive. Toutefois, aussi longtemps qu’on parle de désir, la pleine

59
Cf. KOJEVE, A., Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Paris 1947. Il s’agit des
leçons qu’Alexandre Kojève a tenu de janvier 1933 à mai 1939 sur la Phénoménologie de
l’Esprit à l’École pratique des Hautes études. Les textes ont été réunis et publiés par Raymond
Queneau. C’est une sorte de lecture commentée de la Phénoménologie de l’Esprit avec un
accent particulier sur le chapitre IV intitulé « Indépendance et non-indépendance de la
conscience de soi : maîtrise et servitude ».
60
Girard établit des rapprochements entre sa théorie et la Phénoménologie de l’esprit de
Hegel : « Les deux thèmes de la Phénoménologie de l’esprit qui retiennent particulièrement
les lecteurs contemporains sont la “conscience malheureuse” et la “dialectique du maître et
de l’esclave”. Nous sentons tous confusément que seule une synthèse de ces deux thèmes
fascinants pourrait éclairer nos problèmes ; c’est précisément cette synthèse originale,
impossible chez Hegel, que la dialectique romanesque nous permet d’entrevoir ». Ce sont ces
rapprochements qui ont motivé notre choix pour Hegel parmi les auteurs à étudier en le
situant bien entendu dans le contexte de l’idéalisme allemand. Cf. GIRARD, R., Mensonge
romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris 1961, pp. 144-145.
61
Être totalité renvoie à l’autonomie de la pensée qui se retrouve dans l’Aufhebung produit
par l’opposition antithétique de la nature à la pensée. Cela définit le désir comme Begierde,
c’est-à-dire l’aspiration profonde à tout englober en soi-même. Du coup, le désir chez Hegel
est simplement une aspiration à la totalité. Cf. WAHL, J., Le Malheur de la conscience dans
la Philosophie de Hegel, PUF, Paris 1951, pp. 1-6.

43
conscience de soi n’est pas encore atteinte. Il y a donc lieu de parler
d’insatisfaction. Le désir devient en définitive une structure incomplète de la
conscience, une structure toujours inachevée, qui n’arrive jamais à sa pleine
autonomie.62
En effet, l’autre63, pour pouvoir donner satisfaction à la conscience de soi
doit rester soi-même et donc toujours autre. Cela produit un paradoxe de
vouloir faire partie de la conscience de soi et en même temps y résister du
moment que l’autre cherche toujours à être un sujet et non un objet. La
conscience de soi désire donc l’autre en tant que sujet qui la désire, une autre
conscience qui se pose devant elle pour la pousser au dépassement de soi.
Hegel appelle ce mécanisme le désir de reconnaissance qui crée ensuite la
conscience malheureuse quand la conscience ne rencontre pas une autre
conscience qui la reconnaît. Le problème qui se pose est alors que, désormais,
il s’agit de deux sujets qui concomitamment ont besoin de la même
reconnaissance.64
Reconnaître l’autre devient donc une limite parce que les deux
consciences veulent être reconnues et aucune des deux ne veut reconnaître
l’autre. Il y a alors un duel entre les consciences, duel qui se transforme
presque en une lutte pour la vie et pour la mort. Résultat de la course, l’une
des deux consciences doit céder parce qu’elle a peur de la mort. Elle devient
alors esclave tandis que celle qui ne cède pas devant la peur de la mort devient
seigneur. L’esclave est donc la conscience qui a reconnu mais qui n’a pas été
reconnue. Elle n’est plus désormais un sujet, mais un objet. Toutefois, une
question dialectique surgit du côté de la conscience reconnue : le seigneur
peut-il laisser dépendre sa reconnaissance de l’esclave ? Peut-il un sujet se
laisser dépendre d’un objet ? Et pourtant, le seigneur est reconnu tel parce
qu’il y a l’esclave. À la fin, c’est l’esclave qui aura déterminé la condition du
seigneur. Il est donc seigneur du seigneur, ce qui signifie que l’esclave devient
dialectiquement seigneur et celui-ci esclave. Il y a bien évidemment une

62
Cf. Op. cit., pp. 8-9.
63
On entend par l’autre, l’antithèse du sujet. Entre le sujet et l’autre, le sujet étant identifié à
la conscience de soi, se joue la dialectique du maître et de l’esclave exposée, comme nous
l’avons déjà évoqué, dans le chapitre IV de la Phénoménologie de l’Esprit.
64
Cf. HEGEL, G.W.F, Phénoménologie de l’Esprit, Flammarion, Paris 2012, pp. 187-227.

44
aporie dialectique. C’est cette aporie que les commentateurs de Hegel
appellent la dialectique du maître et de l’esclave.65
En effet, la conscience ne peut se sentir reconnue que par une autre
conscience qui a été reconnue. Dans ce cas, la reconnaissance est réciproque
ou elle n’est pas reconnaissance. Ainsi, la conscience de soi, pour être
reconnue, ne peut être dissociée de l’existence de l’autre. Du coup, la
dialectique de la reconnaissance part du désir d’autonomie et, en passant par
l’expérience de la nécessité de la dépendance, aboutit enfin à la pleine
reconnaissance qui signe l’autonomie de la conscience. Le désir est en
définitive pour Hegel le moteur de la liberté qui n’est pas un fait de nature,
mais un processus de formation : reconnaître que l’existence de l’autre soit la
condition même de notre subjectivité. À ce point, la satisfaction s’apparente
à la dépendance, l’individualité à l’universalité. On est soi-même parce qu’on
est les autres et l’individu ne se trouve accepté que dans la pluralité.
En somme, deux éléments émergent de l’idéalisme allemand au sujet du
désir humain. Nous avons d’une part le dépassement de la pensée par elle-
même dans une spirale infinie. Cet élément se recoupe avec toute
l’anthropologie du désir comme dynamique de vide qu’aucun objet ponctuel
ne saurait combler. D’autre part, nous retrouvons le désir comme moteur de
plénitude et d’autonomie à travers la catégorie de la relation. Le désir
d’autonomie est en effet médié par l’altérité qui garantit la reconnaissance de
soi. Ces deux catégories d’infini et de relation dans le désir détermineront la
pensée contemporaine sur le désir et nous porteront à la conception originale
du désir mimétique. Dans les lignes qui vont suivre, nous voulons explorer
brièvement le concept du désir dans la philosophie contemporaine en ciblant
deux philosophes français qui nous introduiront directement dans la catégorie
philosophique de Girard au sujet du désir : Jean Paul Sartre (1905-1980) et
Jacques Lacan (1901-1981).

I.1.5. Le désir humain dans la pensée contemporaine

Chacun est fils de son temps, dit-on. La conception du désir dans la


philosophie contemporaine66 est essentiellement caractérisée par la
65
Cf. SANDKÜHLER, H.J., op. cit.
66
Le concept du désir a été longuement traité dans la philosophie contemporaine. Nous nous
limiterons ici à deux penseurs qui sont les plus cités par Girard dans le développement de sa

45
valorisation de la catégorie relationnelle. Pour cause ! En effet, avec les
guerres mondiales qui ont tristement dominé la première moitié du siècle
dernier, pas mal de philosophes ont eu à s’interroger sur les raisons
philosophiques à la base d’une telle barbarie qui a poussé l’homme à s’ériger
en loup pour son semblable. Plusieurs en ont conclu à la crise humaniste
occidentale d’une philosophie qui a longtemps valorisé les grands systèmes
idéalistes ou matérialistes au détriment de la singularité et de l’irrépétibilité
de la personne humaine qui lui confèrent une dignité irréductible à n’importe
quel système abstrait.67
C’est à partir de là d’ailleurs que naît la pensée personnaliste. Le Moi est
alors mis en valeur non en termes de subjectivité abstraite mais plutôt sous la
déclinaison anthropologique de personne dotée d’une dignité qu’il faut
toujours reconnaître et défendre. Le Moi conçu de cette manière aboutit
inévitablement à la valorisation symétrique de la catégorie de l’Autre sans
laquelle il n’est pas à même de se poser. L’Autre se pose devant le Moi et
interpelle sa responsabilité et sa transcendance.68 Toutefois, même en dehors
du cercle personnaliste, force est de constater que la catégorie relationnelle,
quelle que soit la perspective selon laquelle elle est abordée, semble dominer

théorie mimétique. Il s’agit de Sartre qui est de la même génération que Girard et qui a
beaucoup inspiré sa pensée, et de Lacan dont Girard s’inspirera beaucoup dans la théorie de
la violence mimétique. Nous aurons à étudier leurs rapprochements quant à la théorie
mimétique dans la suite de notre recherche. Pour le moment, nous allons parler de leur
conception du désir.
67
Nous pouvons citer ici Edmund Husserl dans une conférence qu’il tint en 1935 à Viennes
sous le titre « La crise de l’humanité européenne et la Philosophie ». Nous pouvons citer aussi
l’œuvre d’Hannah Arendt sur le système totalitaire où la philosophe s’interroge sur la
monstruosité du nazisme d’une part et sur la dimension criminelle du régime soviétique
d’autre part. Cf. HUSSERL, E., La crise de l’humanité européenne et la Philosophie, Paulet,
Paris 1971 ; ARENDT, H., Le système totalitaire : Les origines du totalitarisme, Points, Paris
2005.
68
Le personnalisme dont l’une des notes principales est la considération de la singularité
personnelle comme noyau herméneutique de l’anthropologie, a eu comme grands tenants :
Emmanuel Mounier, Martin Buber, Emmanuel Lévinas, Max Scheler, Gabriel Marcel, Karol
Wojtyla et Maurice Nédoncelle. La liste n’est pas, bien entendu, exhaustive et la doctrine non
plus. Cela est d’autant plus vrai que certains existentialistes (Heidegger par exemple) ainsi
que certains spiritualistes surtout de tradition augustinienne (comme par exemple Blaise
Pascal, Soëren Kierkgaard, Luigi Stefanini) ne sont pas si loin des thèses personnalistes. Cf.
LACROIX, J., Le personnalisme : Sources, fondements, actualité, Chronique Sacia, Paris
1994 ; BURGOS, J.M., El personalismo: autores y temas de una filosofía nueva, Palabra,
Madrid 2000.

46
les réflexions philosophiques contemporaines. Même la théorisation du désir,
en tant que composante non moins essentielle dans l’approche
anthropologique contemporaine, a été encadrée par cette nouvelle catégorie
de l’Autre.
Ainsi, pour Jean Paul Sartre, le désir est un élément déterminant de la
réalité humaine en tant que volonté de reconstituer la totalité originaire d’en-
soi et pour-soi dont elle est la manière de ne pas l’être. Au fond, l’homme n’a
d’autre désir si ce n’est de se réapproprier le fondement de son être, que le
néant lui a soustrait en le condamnant à un état de manque ontologique. Le
désir est donc cette violente impulsion ontologique qui tend l’homme à la
reconquête de son unité originairement perdue entre l’être et la conscience.
Cette unité n’est pas à chercher ailleurs que dans l’Autre. Impossible en effet
de se poser le sens de l’être de l’homme sans le référer à la question de
l’existence des autres et du rapport ontologique du sujet devant les autres.69
En effet, le pour-soi en tant que néantisation de soi se concrétise toujours
par la tendance au dépassement de sa propre facticité vers l’en-soi qu’il serait
s’il pouvait être le fondement de son être.70Ainsi conçue la nature du pour-
soi, la place de l’Autre devient indispensable. Par le biais de l’Autre, la fuite
du sujet est solidifiée dans un en-soi. Pour l’Autre, le sujet est
irrémédiablement posé en tant que tel et sa liberté devient une donnée de son
être-même.71 Dit autrement, l’Autre cristallise le sujet dans sa fuite qui
devient une fuite prévue, contemplée et donnée. Toutefois, il ne faut pas

69
Cf. TARDITI, C., Manque d’être, désir et liberté : pour une comparaison entre Jean-Paul
Sartre et René Girard in « Le Philosophoire », vol. 2, n. 23 (2004), pp. 244.
70
Cf. SARTRE, J.P., L’être et le néant, Gallimard, Paris 1943, p. 429.
71
Quand nous parlons de la liberté chez Sartre, il faut entendre l’acte du sujet à même de
configurer son existence et le monde. Être libre pour Sartre, c’est se jeter dans le monde, se
perdre en lui pour tenter de le modifier, d’agir sur lui. Cette liberté est infinie dans la mesure
où c’est elle qui décide du sens à donner à l’existence et à ses contraintes. Ainsi, la personne
en tant qu’être condamné à être libre est toujours à faire et sa liberté résulte d’un projet, du
choix que la personne fait d’elle-même. Ainsi, pour Sartre, l’existence humaine est
déterminée par sa liberté. L’existence du sujet précède donc son essence et avant l’usage de
sa liberté, il n’est qu’existence. C’est l’usage de la liberté qui configure son essence.
L’homme se fait en agissant librement dans le monde. La liberté ainsi conçue permet à la
conscience de se libérer de la facticité. Pour cela, la liberté n’est pas un simple attribut de
l’homme. Elle fonde l’homme et le monde et les façonne par son exercice. Cf. SARTRE,
J.P., L’existentialisme est un humanisme, Folio, Paris 1905 ; BILEMDJAN, S., Premières
leçons sur L’existentialisme est un humanisme de Jean Paul Sartre, PUF, Paris 2000.

47
perdre de vue que, quoique contemplée et voulue, cette fuite vient quand-
même du dehors. Ainsi, le sujet fait toujours l’expérience de sa fuite comme
d’une aliénation qu’il ne réussit jamais à maîtriser complètement et à laquelle
il ne peut échapper.
Devant cette fuite objectivée par l’Autre, le sujet n’a qu’à assumer deux
attitudes opposées l’une à l’autre. Ou bien le sujet peut tenter de nier cet être
conféré du dehors au sujet en cherchant à son tour à objectiver l’Autre, ou
bien il peut tenter de récupérer et de s’emparer de la liberté qui caractérise
l’autre comme fondement de l’en-soi du sujet.72 Ceci dit, l’Autre doit toujours
rester avec son caractère de liberté sans quoi il serait objectivé (et l’on ne
sortirait donc pas du cercle vicieux). Mais cette tentative ressemble tout de
même à une utopie par la simple raison que le sujet est incapable de
s’assimiler cette liberté qui est fondement de son être en-soi. Autrement, il
serait son propre fondement.
Les deux attitudes consistent selon la terminologie sartrienne à «
transcender la transcendance d’autrui, ou, au contraire, engloutir en moi cette
transcendance sans lui ôter son caractère de transcendance ». 73 Toutefois, le
même Sartre reste pessimiste au sujet de ces attitudes primitives vis-à-vis
d’autrui. Ces attitudes mènent respectivement de l’amour au masochisme et
du désir sexuel au sadisme. Et dans les deux cas, elles sont nécessairement
vouées à l’échec vu qu’aucune d’elles n’est à même de porter à
l’accomplissement son propre projet de restauration de la coïncidence
originairement perdue entre l’être et la conscience. C’est pour cela que le désir
humain pour Jean-Paul Sartre ne saurait jamais être assouvi en tant qu’il
relève du manque d’être constitutif de notre existence.
Lacan dont la pensée pourrait être définie comme une théorie structurale
du désir et du langage74 reprend lui aussi les deux éléments que nous avons

72
Cf. TARDITI, C., op. cit.
73
SARTRE, J.P., op. cit., p. 430.
74
Sa pensée est une théorie du désir parce que pour le lecteur de Spinoza que Lacan a été
toute sa vie durant, l’essence de l’être humain est le désir. Elle est la théorie structurale du
langage parce que non seulement le langage se présente comme porte d’entrée à l’inconscient
mais aussi la structure en tant que ce qui produit et qui est la réalité de l’inconscient fait que
celui-ci ne soit pas qu’un stock du non conscient mais corresponde aux processus actifs de la
psyché de l’individu. Cf. CABESTAN, P., L’inconscient est structure comme un langage in
« Alter. Revue de phénoménologie », n. 19 (2011), pp. 9-24.

48
exposés dans la conception idéaliste du désir : l’infini et la relation. 75 Lacan
affirme que le désir se caractérise par sa résistance, son inextinguibilité et son
incurabilité. Le désir se manifeste quand le sujet ne s’y attend pas et, comme
une énigme, il produit une division subjective entre la satisfaction du corps
par l’intermédiaire des objets et pratiques corporels et l’insatisfaction
constitutive du désir humain. Le désir est donc infini.
Mais surtout, pour Lacan, le désir du sujet est essentiellement le désir de
l’Autre.76 Le désir du sujet s’actualise vers ce que le sujet retient être l’objet
du désir de l’Autre. Dans le chapitre intitulé « le stade du miroir » de son
recueil Écrits, Lacan cite à cet effet, le drame de l’envie que Saint Augustin
confesse par rapport à son frère attaché au sein maternel.77 À ce point, le désir

75
Pour comprendre l’élaboration théorique de Lacan, il faut partir de son hypothèse selon
laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage ». Cette hypothèse non seulement
inscrit Lacan dans le courant psychanalyste mais aussi indique son approche structuraliste et
manifeste l’importance donnée à la nature du langage dans l’explication du fonctionnement
psychique de l’homme. En effet, selon Lacan, c’est par le langage que l’on a accès à
l’inconscient. Cela ne veut pas dire que l’inconscient doit être réduit au langage mais que les
processus inconscients peuvent être décrits en concepts linguistiques tels que celui du
signifiant en fonction duquel s’opèrent différentes substitutions signifiantes que désignent les
figures rhétoriques de la métaphore et de la métonymie. Il faut signaler que le plus répandu
chez Lacan est le signifiant phallique. Pour Lacan, le phallus est ce signifiant hors système,
celui conventionnel à désigner ce qui, de la jouissance sexuelle est radicalement forclos. C’est
en cela que la jouissance est tout à fait réelle et est un concept à part entière, distinct du plaisir
et du désir, puisqu’elle n’est nulle part symbolisée ni symbolisable dans le système du sujet.
Elle s’oppose au plaisir et implique la transgression de l’interdit, s’inscrivant ainsi dans la
logique de la perversion. Elle est en somme, une sorte de déplaisir qu’accompagne tout être
parlant mais dont il ne peut se passer. Cf. LACAN, J., « L’étourdit » in Écrits, Seuil, Paris
1966, pp. 449-495 ; BRUNO, P., Phallus et fonction phallique chez Lacan in « Psychanalyse
» vol. 1, n. 11 (2008), pp. 87-101 ; LAZNIK, M-C., La mise en place du concept de jouissance
chez Lacan in « Revue Française de Psychanalyse », vol. 1, n. 54 (1990), pp. 55-82.
76
Chez Lacan il faut noter la distinction entre le petit autre (simplement noté a) et le grand
Autre (parfois simplement noté A). Cette distinction prend un sens fondamental dans sa
pratique de la psychanalyse car un analyste doit savoir discerner l’Autre de l’autre et se
mettre lui-même à la place de l’Autre et non de l’autre. Celui-ci n’est pas réellement l’autre,
mais une réflexion et une projection de l’ego et pour cela s’inscrit dans l’ordre de
l’imaginaire. En revanche, l’Autre désigne l’altérité radicale qui transcende l’altérité illusoire
de l’imaginaire du moment que le sujet ne saurait l’assimiler par identification. Pour cela,
l’Autre s’inscrit dans l’ordre non de l’imaginaire mais du symbolique identifié dans le
langage et la loi. Cf. CLÉRO, J-P., Concepts lacaniens in « Cités », vol. 4, n. 16 (2003), pp.
145-147.
77
LACAN, J., « Le stade du miroir » in Écrits, Seuil, Paris 1966, p. 98.

49
renvoie d’une part à l’identification/aliénation imaginaire à l’Autre mais
d’autre part le désir renvoie à la fonction de médiation dialectique du désir.
Ensuite, Lacan reprend la version hégélienne du désir comme désir de
faire reconnaître son propre désir.78À ce sujet, Lacan souligne la valeur de la
reconnaissance symbolique du désir. Celui-ci n’est plus le désir d’un objet
mais celui d’être reconnu par l’autre. Cette acception s’étend à ce qui échappe
aux prises du symbolique et de son déterminisme. La satisfaction de l’homme
exige d’être reconnue à travers l’accord de la parole ou à travers la lutte du
prestige dans le symbole ou dans l’imaginaire.79 C’est exactement en cela que
consiste, selon Lacan, une des fonctions de la psychanalyse comme lieu dans
lequel le désir peut être reconnu.80
Ainsi, la conception du désir selon Sartre et Lacan nous introduit à la
nouveauté de la conception girardienne qui initiera une catégorie inédite dans
son approche : celle du mimétisme. Les auteurs contemporains, à part la
catégorie de l’infini, avaient aussi introduit celle de l’altérité ou mieux de la
relation en reconnaissant que le désir de l’homme se décline toujours en
fonction de l’altérité devant laquelle le sujet se pose et se définit. Cependant,
l’impasse à laquelle aboutit le désir de reconnaissance de l’Autre - du moment
que l’Autre est mon semblable et partant, a les mêmes aspirations - ne résulte
pas bien théorisée par les auteurs que nous avons à peine étudiés. C’est ainsi
que la nouveauté de Girard sera d’un grand soutien dans l’enrichissement et
la résolution de l’aporie du désir humain dans ses dimensions essentielles
d’infini et de relation
Au terme de cette section, nous ne pouvons que reconnaître
l’impossibilité d’affronter de façon satisfaisante un thème aussi vaste et

78
Cf. LACAN, J., « Propos sur la causalité psychique » in Écrits, op. cit., p. 181.
79
Dans la théorie des trois ordres, Lacan distingue le réel, le symbolique et l’imaginaire. En
s’appuyant sur ses réflexions concernant la nature non du langage en général mais de
l’humain qu’il désigne par le terme de parlêtre, Lacan postule que le fait d’apprendre une
langue opère en nous une certaine séparation entre le langage et le monde réel. Ainsi, il
distingue le réel qui ne peut être nommé et donc ne relève pas du langage et le symbolique
qui est une sorte de dimension organisatrice et distributrice des valeurs contenus dans le
langage dans lequel nous naissons et qui organise le monde dans lequel nous sommes destinés
à vivre avant même notre naissance. Ceci dit, le sujet immergé dans ce monde organisé par
le langage et partagé avec d’autres sujets, a une manière propre de se percevoir en fonction
de son histoire personnelle. C’est cette manière que Lacan désigne par l’imaginaire. Cf.
CLÉRO, J-P., Concepts lacaniens, op. cit., pp. 149-158.
80
LACAN, J., « Fonction et champ de la parole et du langage » in Écrits, op. cit., p. 279.

50
complexe comme celui du désir dans l’histoire de la philosophie. Nous
n’avons ciblé que certains penseurs que nous avons étudié d’une façon
synthétique dans les limites matérielles de notre travail. Tout de même, les
quelques auteurs que nous avons choisis nous permettront de pouvoir repérer
et saisir la nouveauté du concept girardien du désir mimétique. Depuis Platon,
nous avons vu que le désir devient la caractéristique fondamentale de l’être et
de l’agir humain. Cette caractéristique manifeste au plus haut point la
transcendance de l’homme par rapport aux objets susceptibles de satisfaire à
ses besoins. Tout au long de l’évolution de l’histoire de la pensée occidentale,
nous avons vu comment cette transcendance se déplace du plan individuel au
plan relationnel. La nouveauté de Girard prendra donc élan sur cet aspect
relationnel du désir pour affirmer que le désir humain est essentiellement
relation en tant que constitutivement médié par celui du Médiateur qui
l’oriente et en détermine l’intensité. Dans la section suivante, nous voyons de
près la nouveauté de Girard dans la conception du désir.

I.2. LA THÉORIE DU DÉSIR MIMÉTIQUE

La théorie mimétique girardienne apparaît comme une hypothèse


inédite et perturbante dans l’histoire des sciences humaines. Dans sa réponse
au discours de réception de Girard parmi les quarante immortels de
l’Académie Française, Michel Serres le définissait comme « le Darwin des
sciences humaines »81. C’est dans son premier ouvrage intitulé Mensonge
romantique et vérité romanesque, un ouvrage de littérature comparée paru en
1961, que René Girard expose pour la première fois le cadre base de sa théorie
mimétique : le désir selon l’Autre. Girard ne considère pas d’ailleurs la
théorie mimétique comme un système conceptuel, mais comme la description
de simples rapports humains. C’est une théorie anthropologique qui part du
désir humain et de sa nature profondément pathologique pour comprendre le
fonctionnement de nos sociétés82.

81
Le qualificatif lui est donné lors de l’intervention de Michel Serres à l’occasion de la
réception de Girard à l’Académie française le 15 Décembre 2005. Cf. GIRARD, R., -
SERRES, M., Le Tragique et la pitié, Le Pommier, Paris 2007, p. 63.
82
Cf. LADWEIN, R., « René Girard et la triangulation du désir mimétique » in RÉMY, E.-
ROBERT-DEMONTROND, P. (Coord.), Regards croisés sur la consommation, t. 2, Des
structures au retour de l’acteur, EMS, Cormelles-le-Royal 2015, p. 72.

51
Dans la présente section, nous nous pencherons sur l’analyse de la théorie
du désir mimétique telle que la formule René Girard. L’analyse sera menée
sous l’angle spécifique de la négation de l’autonomie du désir humain qui
caractérise essentiellement la pathologie du désir humain selon Girard. Nous
essaierons de montrer comment cette théorie se construit en alternative et
même en critique à l’autonomie du sujet désirant selon une géométrie
triangulaire. À partir de la triangulation du désir, nous explorerons avec
Girard les formes de la médiation mimétique du désir ainsi que ses
métamorphoses à partir de sa conception métaphysique.

I.2.1. La triangulation du désir mimétique

I.2.1.1. Considérations préliminaires

Avant d’entrer dans la thématique de la triangulation du désir mimétique


selon Girard, nous voulons d’abord faire une considération préliminaire.
Beaucoup d’auteurs ont étudié le phénomène de l’imitation.83 Nous en
signalons ici trois qui l’ont abordé dans une perspective strictement
anthropologique. Il s’agit d’Aristote, Tarde et Veblen.
Pour Aristote, l’imitation est ce qui différencie l’homme d’autres
animaux et l’apprentissage en dépend. Pour le Philosophe, l’imitation est vue
dans une perspective anthropologiquement relationnelle. Les premières
connaissances que l’individu humain acquiert en tant que πολιτικών ζώον84,

83
Dans la suite de notre réflexion, nous reviendrons beaucoup plus amplement sur la
thématique de l’imitation quand nous toucherons le thème de la mimesis dans l’histoire de la
pensée occidentale.
84
Cf. ARISTOTE, La Politique, Hermann, Paris 1993, I, 2, 1253a : « Άνθρωπος φύσει
πολιτικών ζώον ». Pour Aristote, c’est par nature que l’homme est porté à s’unir à ses
semblables pour former une communauté qu’il appelle la cité (πόλις). En effet, selon Aristote,
la cité existe par nature et est nécessairement antérieure aux hommes pris individuellement
ou en famille comme le tout à ses parties. Attention, le tout dont il s’agit ici est à entendre
dans le sens de la substance et non d’une agrégation accidentelle où les parties peuvent
précéder le tout. Or, le fait que les hommes ont des caractéristiques spécifiques communes
telles que le langage, la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste, fait qu’ils

52
il les reçoit de la société environnante qu’il doit imiter pour apprendre.
Dépourvu de sa capacité d’imitation intelligente, l’homme ne serait pas
différent des autres animaux.
Le fait d’imiter est inhérent à la nature humaine dès l’enfance ; et ce qui
fait différer l’homme d’avec les autres animaux, c’est qu’il en est le plus
enclin à l’imitation ; les premières connaissances qu’il acquiert, il les doit
à l’imitation et tout le monde goûte les imitations.85

Tarde, de son côté, propose l’idée selon laquelle l’imitation est


indispensable dans les relations sociales. Toutefois l’imitation revêt pour
Tarde une connotation quelque peu négative dans le sens que, quoiqu’elle soit
intrinsèque à la condition humaine, elle naît pour éviter à l’homme la peine
de la créativité.
L’imitation est un processus social universel qui structure les relations sociales
et la société dans son ensemble. Toutefois, si l’imitation est une chose sociale,
ce qui est naturel au suprême degré, c’est la paresse instinctive d’où naît le
penchant à imiter pour s’éviter la peine d’inventer86.

Du coup, Tarde se rapproche de Platon - au moins dans l’intention - qui


considère l’imitation comme une chose foncièrement négative dans la mesure
où elle éloigne de la réalité.87 Si donc l’imitation évite à l’homme le soin de
la créativité, il va sans dire qu’elle contribue à sa médiocrité. Et si tel est le
cas, l’homme serait universellement voué à une existence médiocre vu que
naturellement la créativité devrait améliorer les conditions de l’homme.88 Il

forment une communauté ou une famille. Étant donné alors que nul homme pris
individuellement n’est auto-suffisant, le Stagirite est amené à en conclure que celui qui n’est
pas capable d’appartenir à une communauté serait soit une bête, soit un dieu et pas un homme
et que par conséquent, l’homme est un animal politique. Cf. ARISTOTE, La Politique,
Hermann, Paris 1993, I, 2, 1253a.
85
ARISTOTE, Poétique, Vrin, Paris 2007, 1448b 5-9.
86
TARDE G., Les lois de l’imitation. Les empêcheurs de penser en rond, Seuil, Paris 2001,
p. 110.
87
Nous y reviendrons lors de l’étude du concept de μίμεσις dans l’histoire de la pensée
occidentale.
88
On n’est en fait pas très loin de la conception de Girard lui-même qui considère le désir de
l’homme comme pathologique par le fait même d’être essentiellement mimétique. Nous y
reviendrons.

53
s’agit à notre avis d’une vision limitative de l’imitation vu que celle-ci ne
renvoie pas nécessairement à la simple reproduction de la réalité89 mais peut
aussi être un moyen efficace pour l’accroissement des aptitudes humaines.
Veblen, quant à lui, aborde la problématique de l’imitation sous l’angle
des classes sociales. D’après lui, les classes laborieuses aspirent toujours à
posséder ce que les classes oisives possèdent et lorsqu’elles y accèdent, il y a
un nouveau déplacement de l’objet du désir, dans la mesure où les objets de
désir se renouvellent ou se raffinent dans les classes supérieures. 90 Ici, l’on
pourrait affirmer que l’approche de Girard se rapproche beaucoup de celle de
Veblen. En effet, dans le désir selon Veblen, intervient un tiers, le modèle,
ainsi qu’une rivalité entre les classes.91

I.2.1.2. La géométrie triangulaire du désir mimétique

Selon Girard en effet, tout désir se définit comme imitation. C’est


l’imitation du désir de l’autre qui prend le nom de désir mimétique. Le désir,
dit Girard, se définit selon l’Autre qui s’oppose au désir selon Soi dont la
plupart d’entre nous se targuent de jouir92. Ce que Girard appelle, dans son
premier ouvrage, illusion romantique n’est donc autre que la prétention à
l’autonomie du désir. En effet, d’ordinaire - ce que Girard qualifie d’illusion

89
Prenons un exemple très simple pour comprendre la vision limitative de Tarde sur
l’imitation. Dans un langage strictement scolaire ou académique, l’imitation selon Tarde se
limiterait au plagiat. Mais il faut souligner ici que l’imitation va plus loin. À titre d’exemple,
dans l’apprentissage oratoire, rhétorique ou poétique, pour ne considérer que le domaine
littéraire, l’imitation des intonations vocales ou des gestes corporels peuvent aider ceux qui
apprennent à améliorer les performances des orateurs ou des acteurs. Dans ce domaine, même
la créativité peut s’appuyer sur l’imitation. Dans le même sens, ce que nous appelons
communément répétition dans le domaine artistique est une forme d’imitation qui n’entrave
en rien la créativité, du moment qu’on peut répéter sa propre création pour mieux l’assimiler.
90
Cf. VEBLEN, T., Théorie de la classe de loisir, Gallimard, Paris 1973.
91
Cf. LADWEIN, R., op. cit.
92
Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris 1961, p. 25.

54
romantique - l’origine du désir est posée comme étant immanente à
l’individu.93
Le désir trouve alors sa source dans l’individu et se porte sur un objet
susceptible de le satisfaire, et, dans l’approche classique de la motivation,
l’accès à cet objet permet de réduire l’état de tension qui est à l’origine de
l’émergence du désir94.

Loin de là, pour Girard, plutôt que d’être autonome, notre désir est
toujours suscité par celui de l’autre. Concrètement, le sujet désirant se réfère
à un tiers, le Médiateur, qui lui désigne l’objet du désir. C’est ainsi que le
désir selon Girard revêt le qualificatif de mimétique, de désir selon l’Autre,
de désir d’emprunt ou même de désir médiatisé. C’est en fait le désir qu’un
autre que le sujet nourrit pour l’objet désiré. Dès lors, le sujet ne désire pas
directement l’objet, mais à travers l’objet, désire le Médiateur. Ainsi, toute
tentative de concevoir le désir comme quelque chose de linéaire est un
mensonge qui occulte la présence de l’autre.95
Pourquoi alors le sujet désire-t-il selon l’autre ? C’est bien parce qu’il
attribue au Médiateur ou Modèle96 une compétence particulière qu’il ne pense
pas posséder, un certain prestige qu’il soit réel ou imaginaire. En effet, le désir
du médiateur peut être réel, mais il peut aussi être imaginaire. René Girard
analysant le roman de Stendhal Le Rouge ou le Noir souligne que la valeur de
l’objet dépend toujours du prestige du modèle. Rien n’exclut que chez le sujet
désirant, ce prestige qu’il attribue au modèle puisse n’être qu’imaginaire.
Le prix toujours plus élevé que l’acheteur est disposé à payer se mesure au désir
imaginaire qu’il attribue à son rival. Il y a donc bien imitation de ce désir
93
Pour Platon par exemple, le désir est naturellement désir de quelque chose de bien précis.
« Ciascun desiderio, considerato in sé, è desiderio solamente di quella cosa in sé di cui esso
è naturale desiderio ». PLATONE, La Repubblica, Laterza, Bari 1994, IV, 437e 9-11.
94
LADWEIN, R., op. cit., p. 9.
95
« Ogni linea retta che congiunge l'uomo ai propri oggetti è una menzogna che occulta la
presenza dell'Altro, del Mediatore che dà significato e valore a ciò verso cui gli uomini si
rivolgono per desiderare ». MELONI, M., Triangolo di pensieri: Girard, Freud, Lacan. In
«Dialegesthai. Rivista telematica di filosofia», n. 5 (2003), https://mondodomani.org,
consulté le 5 mai 2020.
96
Dans la théorie girardienne, les termes de Médiateur et de Modèle sont interchangeables.
Médiateur insinue l’aspect technique d’entremetteur du désir tandis que Modèle insinue
plutôt le rôle du médiateur dans la désignation et dans l’orientation du désir du sujet. Dans
notre réflexion, nous allons les utiliser de façon indistincte.

55
imaginaire, et même imitation fort scrupuleuse puisque tout, dans le désir copié,
jusqu’à son degré de ferveur, dépend du désir qui est pris pour modèle97.

Le sujet est convaincu que le modèle désire par lui-même. Il lui attribue
une autonomie métaphysique. C’est pour cela qu’en désirant l’objet désiré à
son tour par le modèle, ce n’est pas cet objet qui est directement visé. Le sujet
cherche simplement à s’identifier au modèle en qui il pose la plénitude d’être
qui lui manque.
Le désir n’est donc pas linéaire mais triangulaire. Nous avons toujours à
côté du sujet et de l’objet un tiers élément, le médiateur qui est fondement du
désir. Girard affirme d’ailleurs que le désir mimétique n’est enraciné ni dans
le sujet ni dans l’objet, mais dans un tiers qui désire à son tour et dont le sujet
imite le désir.98 À travers l’objet, c’est l’être du modèle qui attire le sujet et
qui est recherché. C’est lui d’ailleurs qui donne sens et valeur à l’objet désiré.
C’est en déterminant l’objet de son désir que le modèle détermine ou oriente
le désir du sujet.
Prenons l’exemple de Dostoïevski dans L’éternel mari. Le personnage
principal du roman de Dostoïevski, Pavel Pavlovitch, n’est en mesure de
désirer sa future épouse que dès lors que celle-ci est désirée par l’amant de sa
première femme décédée. Le personnage se trouve prisonnier d’une situation
qu’il a déjà vécue. C’est en désignant d’une certaine manière l’objet de son
désir que l’ancien amant détermine ou oriente le désir de Pavel Pavlovitch.99
Nous pouvons donc schématiser le désir selon la théorie mimétique de René
Girard par ce triangle100 :

97
GIRARD, R., op. cit., p. 28 ; STENDHAL, Le rouge et le Noir, Pocket, Paris 1998.
98
Cf. GIRARD, R., La violence et le sacré, Grasset, Paris 1972, p. 224.
99
Cf. DOSTOÏEVSKY, L’éternel mari, LGF, Paris 1972.
100
Le triangle que nous présentons est inspiré de celui de Richard LADWEIN. Nous l’avons
enrichi et personnalisé à notre guise.

56
Contrairement donc à la conception classique du désir comme simple
besoin ou appétit du sujet désirant vers l’objet de désir, le désir dans le sens
girardien du terme est métaphysique. Tout désir selon l’Autre, affirme Girard,
est toujours désir d’être un Autre,101 aspiration à la plénitude ontologique que
le sujet attribue au Médiateur. Cela fait que contrairement au simple besoin,
le désir humain recèle un caractère d’infini et ne peut jamais être
véritablement satisfait. Bien que cette logique d’identification au Médiateur
demeure ambiguë102, elle illustre avec force la concurrence, souvent aussi
imaginaire, qui entrelace le sujet désirant et le Médiateur, désignant
volontairement ou involontairement l’objet du désir.103 Autrement, selon
Girard, on ne saurait rendre compte des sentiments intrinsèquement liés au
désir tels l’envie, la jalousie, la rivalité, la haine, etc.

À la fin, la triangulation du désir selon Girard semblerait, à première vue,


une théorie hasardeuse et contradictoire. En effet, la triangulation du désir
s’inscrit en faux contre la linéarité ordinaire du désir et nie catégoriquement
l’autonomie présumée du sujet désirant et en même temps l’existence
objective de l’objet du désir. La critique immédiate serait évidente. Si le désir

101
GIRARD, R., Mensonge romantique…, op. cit., p. 113.
102
Nous y reviendrons dans la suite de notre travail. L’identification au médiateur dure aussi
longtemps que celui-ci reste hors de la portée du sujet. Dès que le médiateur est à portée de
la main du sujet, il n’est plus seulement un modèle d’identification mais aussi de rivalité
farouche.
103
LADWEIN, R., op. cit., p. 73.

57
n’est pas autonome mais imité pour le sujet, au moins le modèle désire de
façon autonome et donne consistance objective à l’objet du désir auquel le
sujet doit s’orienter. On en infère donc, que le désir n’est pas autonome pour
le sujet mais l’est pour le médiateur dont le sujet imite le désir. On en infère
aussi que l’objet n’est pas réellement objectif pour le sujet mais l’est au moins
pour le médiateur. Résultat de la course, la théorie serait un contresens
logique dans la mesure où elle nie l’autonomie du désir en l’affirmant en
même temps. Eh bien, cette critique est légitime mais pourrait être hâtive. En
effet, la théorie du désir mimétique n’est pas aussi simple qu’on puisse se
l’imaginer seulement à partir de la triangulation du désir. Dans la suite de
notre réflexion, nous allons étudier les formes de la médiation mimétique où
Girard cherche à démontre que même pour le médiateur, le désir n’est pas si
autonome qu’on puisse l’imaginer à première vue.

I.2.2. Les formes de la médiation mimétique

En niant d’une manière aussi simpliste l’existence d’un désir autonome


du sujet vers l’objet, Girard se serait exposé à un contresens logique. Le
médiateur dont le sujet imite le désir aurait compromis sa théorie. Mais en
développant les formes de la médiation mimétique à partir de l’analyse
comparative de certaines œuvres romanesques, Girard nuance peu à peu sa
théorie et trace un sentier théorique pour une métamorphose du désir à même
d’enlever même au médiateur, l’évidence de son autonomie104.
En effet, selon Girard, la littérature romanesque trace l’histoire des
manifestations du désir selon l’Autre. Celui-ci se déploie selon deux modèles
qui sont les deux formes de la médiation mimétique. Il s’agit de la médiation
interne et de la médiation externe.105 À nous en tenir à la schématisation

104
Nous verrons en fait que dans la forme interne de médiation, précisément dans la
médiation double, le médiateur peut devenir à son tour sujet et donc dépourvu de l’autonomie
du désir.

105
Nous voulons noter en passant que dans son dernier livre-entretien avec Benoît Chantre,
Achever Clausewitz, Girard clone une autre forme de médiation que nous n’allons pas
développer ici vu qu’elle ne se rattache pas au discours qui nous occupe. Il s’agit de la
médiation intime. Celle-ci se ramène à l’imitation de Jésus-Christ, seul Être qui n’a jamais
imité et n’est donc pas sous l’emprise du désir mimétique. Cette imitation consiste à être des

58
triangulaire fournie ci-haut, les deux formes de la médiation se distinguent
par la distance qui sépare le sujet désirant et le médiateur. Plus le médiateur
se rapproche du sujet, plus s’accroît la convergence conflictuelle des deux
désirs - celui du sujet et celui du médiateur - vers un même objet, d’où le
caractère pathologique du désir mimétique.106

I.2.2.1. La médiation externe.

À partir de l’œuvre de Cervantès, Don Quichotte, Girard cerne la forme


de ce qu’il appelle la médiation externe. Dans l’étude de cette œuvre, Girard
analyse particulièrement la relation que Sancho Pança entretient avec Don
Quichotte ou celle que Don Quichotte entretient avec le chevalier idéal
Amadis De Gaule107 et découvre que dans cette forme de relation, l’Autre à
savoir le Médiateur qui inspire le désir du sujet est hors de portée du sujet
désirant et ne suscite donc pas de réactions négatives. Il en vient alors à
théoriser la médiation externe en la basant sur la distance physique ou
existentielle entre le sujet et le médiateur.
On désigne par médiation externe un processus mimétique dans lequel le
médiateur et le sujet désirant sont éloignés l’un de l’autre, d’une manière ou
d’une autre, et n’ont généralement pas la possibilité de créer des interactions108.

Dans le processus mimétique à médiation externe, le médiateur est donc


modèle et non-rival, moins encore obstacle. Pour cela, cette forme de
médiation est la plus anodine des médiations mimétiques parce que, vu la

frères dans le Christ pour être des fils de Dieu. Cf. GIRARD, R., Achever Clausewitz.
Entretiens avec Benoît Chantre, Carnets Nord, Paris 2007.

106
Cf. MELONI, M., op. cit. Il faut anticiper ici que le triangle mimétique est essentiellement
isocèle. La distance qui sépare le médiateur et le sujet est égale à celle qui sépare le médiateur
de l’objet. Cela veut dire que quand le médiateur se rapproche du sujet, la valeur de l’objet
se modifie en vertu de la convergence des deux désirs. La pathologie du désir apparaît alors
non seulement du moment que dès le départ le désir est copié de la part du sujet, mais surtout
au moment où les désirs convergent et toute autonomie se perd que ce soit du côté du sujet
ou du médiateur.
107
Cf. CERVANTES, Don Quichotte, Garnier, Paris 1954.
108
Cf. LADWEIN, R., op. cit.

59
distance qui sépare le médiateur et le sujet, le médiateur est à l’abri de toute
convergence conflictuelle avec le sujet désirant. Le sujet est rempli
d’admiration pour le médiateur comme Don Quichotte pour Amadis De Gaule
ou comme Sancho Pança pour Don Quichotte. Il voit en lui le modèle à imiter
mais jamais un obstacle qui lui barre la route, vu que les deux ne vivent pas
dans le même monde existentiel.
Dans cette forme de médiation, la distance qui sépare le médiateur et le
sujet désirant peut être physique ou sociale109. Quand la distance est physique,
il arrive que le médiateur soit imaginaire, comme dans le cas d’Amadis De
Gaule pour Don Quichotte. Ainsi, le sujet admire un modèle légendaire tel un
Tintin, un Tarzan ou un Batman pour les enfants.110 Toutefois, rien ne dit que
le médiateur soit toujours imaginaire en cas de distance physique entre le
médiateur et le sujet. Ainsi, le sujet admire-t-il un modèle réel, même de son
monde, mais doué de capacités qu’il ne pourra jamais avoir.111
Il est évident que la médiation externe n’est pas la forme par excellence
pour le processus mimétique. En effet, n’entraînant aucune conflictualité
entre le médiateur et le sujet, celui-ci ne fait qu’imiter l’autre qu’il croit doté
de l’autonomie de désirer. Mais rien n’atteste dans ce cas que le médiateur ne
désire pas réellement par lui-même. Finalement, le désir du médiateur peut,

109
Dans le roman de Cervantès, Don Quichotte, la distance entre Don Quichotte et Sancho
n’est pas physique mais sociale. Ils cheminent toujours ensemble mais sont de rang social
éloigné. Par contre, la distance entre Amadis De Gaule et Don Quichotte est physique dans
la mesure où leur relation est purement imaginaire.
110
Cette médiation est très importante au niveau pédagogique pour la croissance humaine
des enfants. Mais Il faut que l’éducateur choisisse des modèles qui ne font pas dévier les
enfants au niveau des mœurs.
111
Cela vient du fait que le monde existentiel est très complexe et ne se limite pas seulement
à une distanciation physique ou imaginaire. Deux individus peuvent partager le même monde
physique sans partager le même monde existentiel. Dans le monde scolaire par exemple, il
arrive d’avoir un élève surdoué dans une classe. Ses condisciples l’admirent pour son
intelligence et chacun voudrait être comme lui, mais le conflit n’entre pas en ligne de compte
du moment que ses capacités sont hors d’atteinte. La même chose arrive dans le monde du
sport où dans l’équipe se trouve un joueur phénomène que tout le monde admire mais que
personne ne prend en rivalité étant donné que ses talents sont hors pairs. Le climat change si
les surdoués sont plus d’un. Tandis que le reste de la classe les admire, eux rivalisent parce
que dans ce cas, la distance physique est confondue avec la sphère existentielle.

60
jusqu’à preuve du contraire être conçu comme étant un désir réellement
autonome. Il faut alors passer à une autre forme de médiation pour le prouver.

I.2.2.2. La médiation interne.

C’est sur cette forme de médiation que Girard se focalise beaucoup plus
dans le développement de sa théorie du désir mimétique. Il la considère
d’ailleurs comme la médiation mimétique proprement dite, certainement
parce qu’elle se révèle plus intéressante sur le plan anthropologique des
émotions et de l’intensité du désir.112 Dans la médiation interne, la sphère
existentielle du médiateur est la même que celle du sujet.
On désigne par médiation interne le processus mimétique au sein duquel le
médiateur et le sujet désirant sont dans un rapport de proximité. Ils se
reconnaissent, se côtoient ou ont la possibilité d’interagir d’une manière ou
d’une autre.113

Dans cette forme de médiation, le médiateur est réel et au même niveau


que le sujet désirant. En effet, la médiation interne traduit un processus
particulièrement ambigu en ce sens que la relation entre le médiateur et le
sujet désirant est empreinte de rivalité et de concurrence vu leur proximité.
D’une part, aux yeux du sujet désirant, le médiateur est modèle en tant qu’il
désigne au sujet désirant son objet de désir et pour ce, suscite une certaine
admiration, mais d’autre part, le même modèle constitue une forme de rival
et de menace dans la mesure où, vu que les deux se meuvent dans la même
sphère, le modèle constitue en même temps un obstacle pour l’appropriation
de l’objet dont la valeur augmente à mesure que la rivalité s’accroît.114

112
Cf. LADWEIN, R., op. cit.
113
Op. cit., p. 73.
114
La médiation interne caractérise les romans de Stendhal et de Proust mais d’une façon très
prononcée, elle rend compte des aventures de l’homme du sous-sol dans l’œuvre de
Dostoïevski.

61
Dans la médiation interne s’instaure donc un rapport de double bind fondé sur une
relation impérative contradictoire -“imite-moi” - “ne m’imite pas”- que Girard explicite
mieux quand il entre en dialogue avec la psychanalyse freudienne. 115

Pour Girard, ce n’est que par le mimétisme de médiation interne qu’on


arrive à rendre compte de certains sentiments négatifs qui caractérisent les
rapports humains tels que la jalousie, l’envie et la haine qui ne sont en fait
que des artifices pour masquer le souci de désirer ce que les autres désirent,
autrement dit l’imitation de leur désir, que celui-ci soit réel ou imaginaire
pour le sujet désirant.
La jalousie, l’envie et la haine impuissante ne sont guère que les noms
traditionnels donnés à la médiation interne, noms qui nous en cachent, presque
toujours, la véritable nature.116

La médiation interne recèle en son sein d’autres formes de médiation que


Girard identifie comme des variantes de cette dernière en tant qu’elles gardent
le rapprochement existentiel entre le médiateur et le sujet désirant. Girard
identifie par exemple la médiation interne collective. « Tout autant que la

115
Comme on le sait, la notion de double bind apparaît pour la première fois avec Gregory
Bateson dans son œuvre Steps to an Ecology of mind. Dans cette œuvre qui est une collection
d’essais d’anthropologie, de psychiatrie, de théorie évolutionniste et d’épistémologie,
Bateson étudie les aphasies et les contradictions qui se rencontrent au niveau anthropologico-
linguistique et qui caractérisent certains individus schizophréniques. Dans le cas d’espèce,
Bateson évoque le cas de certaines mères qui, tout en utilisant un langage de tendresse et de
sollicitude envers leurs enfants, en repoussent toute manifestation affective au niveau du
comportement en se montrant extrêmement indifférentes, probablement parce que l’enfant
leur rappelle une expérience négative vécue avec des hommes. L’enfant ainsi exposé
continuellement à ces jeux d’ambivalence linguistique qui alterne chaleur humaine et
indifférence, perd complètement confiance dans le langage. Pour illustrer la logique de
Bateson, nous pourrions appliquer le concept du double bind aux relations virtuelles qui
caractérisent le monde contemporain où des individus instaurent sur les réseaux sociaux des
relations très intimes qu’ils ne sont pas pourtant capables de manifester une fois qu’ils se
rencontrent dans la vie réelle. Pour René Girard au contraire, le double bind est un instrument
précieux pour l’explication des rapports humains, mais seulement s’il est appliqué au
mimétisme, c’est-à-dire au domaine strict des rapports humains puisque le mimétisme,
quoiqu’il ne soit pas étranger au langage, le précède et le transcende en tout-sens. Cf.,
BATESON, G., Steps to an Ecology mind, UCP, Chicago 2000; TARDITI, C., Desiderio,
sacrificio, perdono. L’antropologia filosofica di René Girard, ELU, Padova 2017, p. 26.
116
GIRARD, R., Mensonge romantique …, op. cit., p. 26.

62
volonté d’être soi, la volonté d’être “entre soi” cache aussi un désir d’être
l’Autre ».117

Cette analyse de Girard se base sur le roman de Marcel Proust, À la


recherche du temps perdu, où l’engrenage mimétique n’est plus une affaire
d’individus isolés mais alors de collectivités entières. À titre d’exemple,
Proust raconte des rivalités féroces qu’entretiennent le salon des Verdurin
avec celui des Guermantes.

Girard distingue aussi dans la médiation interne une forme endogamique


et une forme exogamique. Dans la forme exogamique, la distance entre le
médiateur et le sujet désirant oscille dans les sphères de la vie publique,
politique et même privée mais n’entre pas dans la sphère familiale. La forme
endogamique par contre ronge la sphère familiale.118 « C’est un mal rongeur
qui attaque d’abord la périphérie et se propage vers le centre ; c’est une
aliénation toujours plus totale à mesure que la distance diminue entre le
modèle et le disciple »119.

Nous retrouvons également dans la médiation interne la médiation double


ou réciproque, déduite de la nature contagieuse du désir métaphysique120.
Cette forme de médiation peut être schématisée par deux triangles renversés
l’un par rapport à l’autre, et ayant le même sommet pour illustrer comment le
médiateur et le sujet s’interchangent mutuellement à cause de la peur
imaginaire de voir l’objet de désir possédé par l’autre. Nous allons tenter de
schématiser graphiquement cette forme de médiation que Girard illustre de
façon ironique : « On peut négliger l’opinion d’un voisin bienveillant ; on ne
peut pas mettre en doute l’aveu involontaire d’un rival »121.

117
Op. cit., p. 261.
118
« Au sein même de la médiation interne, on peut donc opposer la médiation exogamique
de Stendhal et de Proust à la médiation endogamique de Dostoïevski ». Op. cit., p. 67.
119
Ibid.
120
Op. cit., p. 130 : « Le désir métaphysique est toujours contagieux. […] La contagion est
si générale, dans l’univers de la médiation interne, que tout individu peut devenir le médiateur
de son voisin sans comprendre le rôle qu’il est en train de jouer. Médiateur sans le savoir, cet
individu est peut-être incapable lui-même, de désirer spontanément ».
121
Op. cit., p.133. Dans le roman de Stendhal, Le rouge et le noir, M. de Rênal copie le désir
imaginaire de Valenod d’engager Julien Sorel comme précepteur de ses enfants. Valenod

63
La médiation double est très intéressante pour rendre compte de la
pathologie du désir mimétique. Jusque-là, Girard n’avait pas d’argument
suffisant permettant de nier l’autonomie du désir humain, du moins dans les
limites de sa théorie, pour la simple raison que si on convient que le sujet ne
fait qu’imiter le désir du médiateur, au moins le médiateur avait le privilège
de l’autonomie du désir. Dans cette forme de médiation, Girard arrive à
montrer que même le désir du médiateur n’est pas si autonome que ça. Reste
à discuter si une variante de la médiation interne peut faire office de règle
générale pour toute la théorie du désir mimétique. Nous y reviendrons plus
loin.
Disons au final que quoique toutes ces formes de médiations donnent lieu
à des configurations diverses, la base du mécanisme mimétique reste la
même. Le sujet désirant, le médiateur et l’objet de désir désigné au sujet par
le médiateur, tissent tout le processus mimétique. Girard exprime ce
mécanisme en termes de désir métaphysique.
Il n’y a qu’un seul désir métaphysique mais les désirs particuliers qui
concrétisent ce désir primordial varient à l’infini122.

n’avait jamais songé à Julien Sorel mais à la fin, il copie ce désir imaginaire de M. de Rênal
et engage Sorel.
122
Op. cit., p. 113.

64
Cependant, la distance qui sépare le sujet désirant et le médiateur induit
ou pas à la rivalité mimétique qui est riche en réactions affectives et sur
laquelle se basera l’anthropologie girardienne. Dans la suite de notre
réflexion, nous allons étudier comment le désir métaphysique se
métamorphose dans ses particularités en fonction de la variation de la distance
entre les deux côtés adjacents à la base du triangle mimétique.

I.2.3. Les métamorphoses du désir mimétique

La thèse que défend Girard et que nous tentons de présenter dans ce


chapitre concerne la négation de l’autonomie du désir humain. Nous avons à
peine montré que la forme interne de la médiation mimétique enlève même
au médiateur l’évidence d’autonomie que le sujet lui reconnaissait. Nous
voulons maintenant montrer comment cette négation de l’autonomie du désir
s’approfondit à travers les métamorphoses que subit le désir métaphysique
dans son déploiement phénoménologique.123

I.2.3.1. Le désir métaphysique métamorphosé dans sa phénoménologie

Pour bien comprendre les métamorphoses du désir selon l’Autre, il faut


partir de la triangulation du désir ainsi que nous l’avons schématisée. Le
triangle mimétique est en fait isocèle. De ce fait, l’intensité du désir est
proportionnelle à la vertu métaphysique de l’objet. Pour utiliser une image
très simple, autant le Saint (médiateur) est important pour le sujet, autant sa
relique (objet) est prisée par ce dernier124. Dans la métamorphose du

123
Nous avons déjà souligné qu’il s’agit du même désir humain pris dans son entité
métaphysique mais qui se manifeste de façons très diverses en fonction des relations
existentielles entre le sujet désirant et le médiateur qui suscite et oriente son désir.
124
C’est la base de la logique du marketing et de la publicité contemporains. L’admiration
que la star provoque chez ses fans confère un prestige presque magique aux objets que les
entreprises lui font promouvoir. Le pouvoir d’attraction des objets ne se trouve donc pas en
eux-mêmes mais dans celui qui les fait connaître au sujet. Cf. RÉMY, E.-ROBERT-
DEMONTROND, P.(coord.), Regards croisés sur la consommation, t. 2, Des structures au
retour de l’acteur, EMS, Paris 2015, pp. 76-77 ; ORSINI, C., La pensée de René Girard,
RETZ, Paris 1986.

65
processus mimétique, l’objet est donc secondaire au médiateur qui lui donne
prestige auprès du sujet. Mais curieusement, ce prestige n’est pas destiné à
durer. Aussitôt que l’on s’en empare, sa vertu fuit comme le gaz d’un ballon
que l’on crève. L’objet qui avant était sacré se voit soudainement désacralisé
par sa possession et est réduit à ses propriétés objectives. Mais d’autre part,
le médiateur s’est aussi rapproché et fait obstacle au sujet désirant. Le
mimétisme se fait alors de plus en plus conflictuel.125
Mais comme tout se joue autour du Médiateur, au fur et à mesure que
celui-ci se rapproche de la sphère du sujet désirant, le désir devient de plus en
plus abstrait126 et au bout du compte, l’objet disparaît complètement. Le
médiateur devient alors tout pour le sujet désirant avec le risque que la
situation se renverse et que le sujet devienne à son tour tout pour le médiateur
dans une médiation double. En effet, selon Girard, le désir oscille toujours
entre le physique et le métaphysique, l’un aux dépens de l’autre.127 Quand
alors il devient complètement métaphysique, il élimine toute jouissance et

125
Cf. RÉMY, E.-ROBERT-DEMONTROND, P.(coord.), op. cit., p. 119. Le médiateur
n’est plus seulement un indicateur de désir mais il doit désormais posséder le même objet
que le sujet et ce conflit d’intérêt est toujours de nature polémogène. Toutefois, cette
conception s’avère quelque peu discutable du moment que le médiateur en tant qu’indicateur
du désir peut concrètement se trouver dans une position privilégiée qui fait que sa médiation
devienne plus ou moins externe et donc exempte de l’éventualité conflictuelle. Il n’est pas en
effet fréquent qu’une star s’inquiète du fait que ses fans endossent une marque qu’il promeut.
De toute manière, ce n’est pas le moment d’en discuter. Nous dédierons tout un paragraphe
à de telles discussions.
126
Cf. Op. cit., p.118. Girard qualifie par désir abstrait, le processus mimétique où l’objet
n’est plus disputable. Il tend plutôt à disparaître complètement et laisser place à une
conflictualité sans objet. Dans les rivalités politiques par exemple, deux adversaires
politiques peuvent se disputer un poste pendant la campagne électorale. Et même après les
élections, il est très fréquent qu’une certaine méfiance rivalitaire demeure alors qu’il n’y a
plus d’objet disputable en jeu. La même chose arrive aux compétiteurs de tout genre qui
deviennent des vedettes. Même après la disparition de l’objet qui avait été à la racine de la
rivalité, la rivalité devient personnelle et abstraite. Ils oublient ce qui a été à l’origine de la
rivalité et ne demeure entre eux qu’une rivalité sans objet.
127
Tout se joue autour de la relation entre le médiateur et le sujet. Le désir est physique quand
l’objet reste en vue et aucun conflit n’est personnel entre les deux qui se disputent simplement
l’objet. Il est encore possible de distinguer le sujet du médiateur. Quand la distance
s’amenuise, les deux devenus doubles se confondent et perdent de vue l’objet qui les avait
opposés.

66
devient meurtrier. L’objet n’est plus rien ; c’est le médiateur qui est tout. La
rivalité devient totale et sans objet.
Il faut noter que pour Girard, l’intensité du désir est inversement
proportionnelle à la valeur concrète de l’objet et à la distance qui sépare le
sujet et le médiateur. Plus le médiateur se rapproche du sujet, plus la passion
se fait intense et plus l’objet se vide de sa valeur concrète128. Le triangle étant
par ailleurs isocèle, c’est la même distance entre le médiateur et le sujet d’une
part, et entre le médiateur et l’objet de désir d’autre part. Plus le médiateur se
rapproche du sujet, plus le triangle se resserre et le désir devient de plus en
plus métaphysique. L’objet ne signifie plus rien pour le sujet. Le médiateur
lui fait tellement obstacle que la rivalité demeure sans objet.129
On peut donc schématiser la métamorphose du désir par la figure
suivante:

Cette figure présente le désir mimétique dans son aspect

128
L’illustration la plus simple est : quand le médiateur est hors de la portée du sujet, celui-
ci n’a pas l’inquiétude de se disputer l’objet avec lui. Il est rassuré dans son désir et peut donc
en jouir. Mais au fur et à mesure que le médiateur devient proche, le sujet a l’angoisse de se
disputer l’objet avec celui qui était son objet d’admiration. Alors l’objet est fortement désiré
d’autant plus qu’on réalise toujours plus la valeur de ce qu’on risque de perdre. Au final,
sujet et médiateur se confondent et le sujet est comme frustré dans son désir. Il n’est plus
préoccupé par l’objet, mais par le médiateur qui désormais a envahi son champ existentiel.
129
Cf. Op. cit., p. 115.

67
transcendantal d’un désir selon l’autre qui se métamorphose dans des formes
très particulières donnant naissance à des situations pathologiques. Selon la
triangulation du désir mimétique, le sujet désire généralement par l’entremise
du médiateur. Mais dans sa phénoménologie concrète, ce désir se
métamorphose et passe d’un désir mimétique anodin à un désir hautement
violent, d’un désir capable de distinguer sujet, médiateur et objet à un désir
purement abstrait et pathologique sans sujet ni objet.130
Au plus fort de la pathologie du désir métaphysique dans ses
métamorphoses, il n’y a pas que l’objet en dispute qui devient abstrait. Le
sujet et le médiateur eux-mêmes deviennent des doubles qui s’imitent
mutuellement et indistinctement. C’est ici d’ailleurs que le processus
mimétique passe facilement du plan individuel au plan social. Les conflits ne
sont plus spécifiquement individuels et peuvent s’étendre passant de la
rivalité repérable de X contre Y à celle de chacun contre chacun
indistinctement, pouvant logiquement se transformer au niveau collectif à un
tous contre tous qui grâce au mécanisme victimaire deviendra le tous contre
un.
Le désir mimétique dans son déploiement pathologique fait état de
troubles de type psychologique. En effet, la fascination du médiateur qui revêt
des vertus surhumaines par le sujet conduit celui-ci à la dépréciation de lui-
même. Du coup, elle transforme le médiateur en un dieu tandis que le sujet
s’érige en esclave dans une mesure d’autant plus grande que le médiateur lui
fait obstacle. Cette logique, poussée à son paroxysme, conduit aux déviations
comportementales de masochisme et sadisme131. Ainsi, le sujet en vient à
poursuivre des échecs qui sont les signes les plus sûrs de la proximité de
l’idéal auquel il aspire, c’est-à-dire du médiateur idéalisé.132

130
En effet, à un certain seuil du processus mimétique, l’objet se vide de sa valeur laissant
place à un conflit mimétique absurde, sans fondement.
131
Nous reviendrons sur ce thème un peu plus loin où nous envisageons une étude de la
relation entre Girard et la psychanalyse de Freud. Pour le moment, nous pouvons renvoyer le
lecteur à GIRARD, R., Mensonge romantique…, op. cit., pp. 219-237.
132
Cf. BIRNBAUM, J., op. cit.

68
I.2.3.2. Le désir métaphysique et sa méconnaissance

Il faut noter avec Girard un élément essentiel du mimétisme et du désir


métaphysique : la méconnaissance, de la part du sujet, de la nature même de
son désir. En effet, la nature pathologique du désir mimétique tend toujours à
voiler sa vraie face. Chacun de nous tient absolument à l’illusion de
l’authenticité de ses désirs. Il faut dire que son fonctionnement même est
fondé sur le fait que les protagonistes ne se rendent pas compte ou mieux se
cachent le type de navire sur lequel ils sont embarqués.
Jamais le Sujet n’admettra qu’il est impuissant à désirer par lui-même et,
surtout, que celui dont il ne fait que copier le désir est justement cet Autre qu’il
exècre.133

En effet, pour que le mécanisme d’autogénération du désir mimétique


puisse fonctionner correctement, il est nécessaire que le sujet ignore le
mécanisme lui-même pour y retomber à chaque fois.134 La méconnaissance
dont il s’agit ici est une forme de leurre réflexif dirigé vers le sujet par lui-
même et par laquelle ce dernier se cache à lui-même l’absurdité du désir
mimétique ainsi que la violence qui régit les rapports humains.

Ainsi, le comportement primaire de l’homme à l’endroit de son propre


désir mimétique est-il tendu, en substance, à le dissimuler et à le considérer
comme un désir normal, en harmonie avec les autres individus. Le désir
mimétique est alors vu par le sujet comme étant exempt de toute forme de
conflit ou rivalité violente. Même quand il arrive que la rivalité se fasse de
plus en plus explicite, le sujet met en acte toute sorte de stratagème pour
dissimuler la nature de son désir en prétendant toujours l’antériorité tant
logique que chronologique de ses désirs par rapport à son rival et en
considérant le médiateur comme source de rivalité et d’usurpation
illégitime.135

133
DUMOUCHEL, P. - DUPUY, J.-P., L’enfer des choses. René Girard et la logique de
l’économie, Seuil, Paris 1979, p. 59.
134
Cf. TARDITI, C., op. cit., p. 44. Si d’aventure le sujet se rendait compte ou mieux prenait
au sérieux l’absurdité de son désir, le mécanisme mimétique serait du coup compromis et le
sujet n’y retomberait plus ou tout au moins changerait d’attitude vis-à-vis du médiateur.
135
Cf. Ibid.

69
Ce que Girard découvre dans l’analyse de l’aventure romanesque n’est
qu’un démasquage implacable que les romanciers font de cette
méconnaissance qui se traduit dans toute une diversité de mensonges, de
dissimulations et de manœuvres qui ne sont que des ruses du désir selon
l’Autre pour éviter de voir en face sa vérité : l’envie et la jalousie.136

Conclusion

Tout au long de cette section sur la théorie du désir mimétique, nous


avons cherché à aborder la théorie girardienne du désir mimétique sous
l’angle de la négation de l’autonomie du désir humain. C’est la grande
nouveauté de l’approche girardienne par rapport à d’autres penseurs que nous
avons étudié dans la première section. Nous nous sommes rendus compte que
la conclusion que Girard tire de l’analyse littéraire est une conclusion qui peut
être discutable au niveau théorique. Mais il faut d’abord saisir de quel
contexte Girard tire son intuition avant d’en faire une critique herméneutique
de type philosophique. C’est dans cette optique que nous allons, dans le
chapitre suivant, explorer les sources littéraires, sources d’inspiration pour la
formulation de la théorie girardienne du désir mimétique. Cela nous permettra
de pouvoir analyser, dans la suite, les écarts de type théorique entre la
formulation de sa théorie et ses sources d’inspiration.

136
Cf. BIRNBAUM, J., op. cit.

70
CHAP II. DÉSIR MIMÉTIQUE ET HERMÉNEUTIQUE DES
SOURCES

C’est dans l’analyse des textes littéraires que Girard découvre, pour la
première fois, l’existence du désir mimétique comme aspect fondamental et
propre de la nature humaine. Tandis qu’Aristote posait l’homme comme
animal politique, Girard n’hésite pas à penser que l’homme est effectivement
un animal politique parce qu’il est avant tout un animal mimétique.
Mais sa pensée sur la nature de l’homme ne tombe pas du ciel. Elle part
des analyses qu’il fait des grandes œuvres de la littérature romanesque
moderne137. Girard part en effet de l’observation de certaines dérives presque
pathologiques du désir chez les héros des romans qu’il analyse. Il commence
à constater dans les textes des grands romanciers, une dynamique singulière
de rivalité dans les personnages. Cette dynamique tisse l’évolution même du
développement narratif des textes en question. De là alors, Girard en arrive à
l’intuition de l’existence d’un désir triangulaire qui constitue la structure
même de chaque désir humain138.
Dans ce chapitre, nous allons explorer les sources d’inspiration de la
théorie du désir mimétique qui sont essentiellement les sources littéraires.
Nous essaierons ensuite d’en mener une étude herméneutique serrée en
entrant dans la comparaison de ces sources et en montrant comment Girard
réussit à inventorier, en se servant techniquement de ses sources, toutes les
subtilités du désir humain comme désir fondamentalement mimétique basée
sur la médiation du modèle du désir. Nous montrerons ensuite comment
Girard passe de l’exploitation de ses sources à une théorisation de type
philosophique et nous discuterons sur les implications philosophiques d’une
telle théorisation.

137
Cf. ORTOLI, S., Au cœur des ténèbres (éditorial) : René Girard. Le penseur du désir et
de la violence in « Philosophie Magazine », Hergé, Paris 2011, p. 3 : « Toutefois, ce n’est
pas dans la vie quotidienne que René a entamée et son œuvre et sa démonstration.
L’avignonnais a puisé chez les meilleurs observateurs du comportement des hommes, chez
les grands romanciers ».
138
Cf. BERGAMINO, F., Desiderio e consapevolezza. Fondamenti e fenomenologia del
Coaching, EDUSC, Roma 2015, p. 46.

71
II.1. LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA THÉORIE DU DÉSIR
MIMÉTIQUE

Même s’il est considéré comme l’un des plus grands anthropologues de
notre époque, Girard n’est pas anthropologue de formation. Il n’est pas non
plus un littéraire. Historien de formation, le destin intellectuel l’emmène
d’aventure aux Etats-Unis où il s’improvise comme enseignant de littérature
française, étant français d’origine. Le génie de Girard le porte alors, à travers
la littérature comparée, à la découverte inédite du désir mimétique. Du coup,
les sources qui ont inspiré la théorie du désir mimétique sont essentiellement
littéraires. Dans cette section, nous allons les explorer de manière succincte
afin de débrayer le terrain à notre étude herméneutique.
Dans notre étude, nous n’allons pas partir directement des sources qui ont
inspiré la théorie du désir mimétique. Par contre, nous allons partir des
articulations de la théorie pour ensuite cibler, avec Girard, les sources qui
corroborent chaque articulation de sa théorie. Par ailleurs, les sources
littéraires sont, chez Girard, facilement repérables. Toutefois, il les cite d’une
façon autant abondante que fourvoyante. Il nous faudra alors être méthodique
pour pouvoir les ordonner selon les articulations de sa théorie. Après
l’exploration de ses sources, nous tenterons d’en présenter, comme le fait
Girard, une sorte de théorisation philosophique en marquant son passage du
désir réel au désir métaphysique.

II.1.1. Littérature comparée et désir mimétique

Dans chacune des sources littéraires que Girard présente dans son
premier ouvrage Mensonge romantique et vérité romanesque, le désir qui s’y
présente est triangulaire et peut revêtir la configuration suivante : le sujet qui
imite et qui doit apprendre par imitation comment organiser et orienter son
désir ; le modèle ou médiateur qui indique au sujet son objet de désir et
l’oriente ; l’objet du désir qui peut être matériel, psychologique,
symbolique… Il s’en suit donc que le sujet tend toujours à désirer ce qui, de
quelque manière, lui a été indiqué consciemment ou inconsciemment par

72
autrui comme désirable. Le mode selon lequel l’objet est indiqué au sujet se
trouve donc forcément dans le désir du médiateur.139
Selon certains auteurs, René Girard part de quatre œuvres majeures de la
littérature classique : Don Quichotte de Cervantès, Le Rouge et le Noir de
Stendhal, La Recherche du temps perdu de Marcel Proust et l’Éternel mari
de Dostoïevski. Il en présente ensuite une théorie unifiée du désir.140 Cette
considération nous paraît un peu plus simpliste. Il est vrai que Girard analyse
l’œuvre d’un groupe bien précis d’auteurs141, mais il ne se limite pas
seulement à une œuvre bien précise. Il puise dans plusieurs œuvres d’un
même auteur à la recherche des recoupements psychologiques dans
l’évolution des trames et des personnages.
Son génie dans la comparaison littéraire lui permet de trouver des
recoupements subtils dans les œuvres d’un même auteur et entre des auteurs
différents. Ces recoupements maintiennent comme fil d’Ariane, le caractère
mimétique du désir et le resurgissement incessant du médiateur auquel revient
toujours le prestige de la détermination et de l’orientation du désir. Parfois,
Girard se heurte même à des difficultés d’interprétation chez l’un ou l’autre
des auteurs ou des œuvres qu’il analyse. Toutefois, c’est plutôt sur des formes
de médiation mimétique. Sinon, le caractère mimétique du désir va de soi
dans toutes les œuvres qu’il étudie.142 Aux auteurs cités précédemment,
Girard n’hésite pas à ajouter par exemple, Gustave Flaubert surtout dans
Madame Bovary ainsi que toute l’œuvre dramatique de William Shakespeare
à laquelle il a dédié un ouvrage, Les feux de l’envie.

En comparant les textes de ces grandes œuvres littéraires, Girard se met


à en repérer les résonances qui lui font rapprocher par exemple la vanité chez
Stendhal, le snobisme chez Proust, le Bovarysme chez Flaubert ainsi que le
souterrain de Dostoïevski.143 De cette comparaison, Girard en arrive à

139
Cf. FORNARI, G., Da Dioniso a Cristo. Conoscenza e sacrificio nel mondo greco e nella
civiltà occidentale, Marietti, Milano, 20062, p. 17.
140
Cf. LADWEIN, R., op. cit., p. 71.
141
On ne l’entendra jamais traiter d’un Honoré de Balzac ou d’un Victor Hugo par exemple.
142
Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, Girard traite des problèmes de
technique d’abord chez Stendhal, Cervantès et Flaubert, et ensuite chez Proust et Dostoïevski.
Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique…, op. cit., pp. 177-192; 279-308.
143
Op. cit., pp. 26-48.

73
retracer quel est le destin du désir humain : sa structure mimétique144. Girard
fonde l’originalité de son intuition sur le fait que les grands auteurs dont il
compare l’œuvre romanesque sont différents aussi bien dans le temps et
l’espace que dans la personnalité et le style. Ainsi par exemple, en traçant très
sommairement la biographie de chacun des romanciers inspirateurs de Girard,
on se rend compte que chacun est à mille lieux des autres quant à la
provenance, l’époque, ainsi que le milieu social qui, comme nous le savons,
influence beaucoup les inspirations des romanciers.

Ainsi, Miguel de Cervantes Saavedra, dit Cervantès en français, naît en


Castille, à Alcalá de Henares, le 29 septembre 1547. Fils d'un chirurgien
modeste, il grandit au milieu d'une famille nombreuse. Marie-Henri Beyle,
dit Stendhal, naît le 23 Janvier 1783 à Grenoble en France, d’une famille
bourgeoise. Gustave Flaubert (1821-1880), né à Rouen en France
et fils de chirurgien, connaît dès l’enfance la monotonie de la vie en province.
Marcel Proust (1871-1922), né à Paris d’un père médecin et d’une mère issue
de la haute bourgeoisie juive, grandit à Paris et à Illiers, village de la Beauce
dans lequel il passe la plupart de ses vacances ; Fedor Mikhaïlovitch
Dostoïevski (1821-1881), naît à Moscou. Il est fils d’un médecin militaire
russe issu d’une famille noble.145
Par ailleurs, Girard l’atteste lui-même dans la préface de son premier
ouvrage : « Mensonge romantique… est consacré à Cervantès, Stendhal,
Flaubert, Proust, et Dostoïevski, cinq grands romanciers européens qui
vivaient dans des sociétés différentes à des époques différentes, dans des
milieux différents. Ils n’avaient ni la même langue, ni le même style, ni les
mêmes traditions littéraires. Mais ils ont tous la même conception mimétique
du désir et ils produisent des ressemblances plus intéressantes que toutes leurs
différences » 146.
Évidemment, aux cinq romanciers qu’il cite, on ajoute naturellement
William Shakespeare auquel Girard dédie un ouvrage à part, certainement en
raison de la complexité de son œuvre qui n’est pas à proprement parler une

144
Cf. BERGAMINO, F., op. cit., p. 45.
145
Pour ces indications biographiques, nous renvoyons aux voix correspondant aux auteurs
mentionnés dans Encyclopédie Encarta, Microsoft Etudes 2008 ; AAVV, Romans de la fin
du monde, Atlande, Paris 2014, pp. 25-27.
146
GIRARD, Mensonge romantique…, op. cit., p. 11.

74
œuvre romanesque mais plutôt poétique et dramaturgique. Naturellement,
on possède peu de renseignements précis sur la naissance de William
Shakespeare poète et dramaturge anglais, auteur d'une des plus grandes
œuvres de la littérature universelle. Il serait né le 23 avril 1564, à Stratford-
upon-Avon, dans le comté de Warwick. Il était le troisième enfant de John
Shakespeare, un paysan récemment enrichi et devenu un notable local, et de
Mary Arden, issue d'une famille catholique de riches propriétaires terriens.147
C’est effectivement au-delà de cette singularité des sources que Girard
décèle un fil rouge qui devient l’origine de sa théorie. Il s’aperçoit que les
personnages créés par ces grands romanciers évoluent suivant une dynamique
de rapports que l’on retrouve d’un auteur à l’autre et se rend compte en fait
que « seuls les grands écrivains réussissent la peinture de ces mécanismes
sans la fausser au bénéfice de leur Moi : on tient là, un système de rapports
qui, paradoxalement ou plutôt pas paradoxalement du tout, varie d’autant
moins que les écrivains sont plus grands »148. Il existerait donc des lois
psychologiques qui structurent l’évolution des trames et des personnages de
la littérature romanesque. C’est de ces lois ou mieux de cette mécanique, si
bien décrites par les romanciers, que René Girard dégage et formule
clairement un fond commun : le caractère mimétique du désir.149
Nous avons montré, dans le chapitre précédent, que la théorie du désir
mimétique s’articule autour de la médiation mimétique qui peut être externe
ou interne avec des nuances pour cette dernière. L’analyse des sources
littéraires qui ont donné origine à la théorie du désir mimétique s’articule
aussi autour de la médiation mimétique. Il est vrai que Girard rencontre des
problèmes techniques quant à l’herméneutique de ses sources sur la médiation
mimétique. Toutefois, il faut reconnaître son talent pour une fine
systématisation. Selon son analyse, chaque auteur a un faible pour un certain
type de médiation.150 C’est ainsi que dans les lignes qui vont suivre, nous
allons traiter le thème du mimétisme dans la littérature romanesque en

147
Cf. "Shakespeare, William." in Encyclopédie Encarta, Microsoft Etudes 2008.
148
BIRNBAUM, J., op. cit.
149
Cf. Op. cit., p. 5.
150
Ainsi, Cervantès est-il en grande partie porté à la médiation externe, de même que Gustave
Flaubert. Par contre, Stendhal et Proust seront principalement des romanciers de la médiation
interne tandis que Dostoïevski et Shakespeare tendront vers une médiation interne plutôt
violente.

75
montrant comment les développements psychologiques des trames de chaque
romancier s’articulent sur un type donné de médiation mimétique.

II.1.2. Mimétisme et littérature romanesque

L’œuvre de Girard, comme l’affirme Meloni, « constitue l’un des


singuliers itinéraires théoriques de la seconde moitié du siècle dernier »151. Et
pourtant, au début de sa carrière, il n’était qu’un professeur de littérature
française dans certaines universités américaines152. Mais à travers l’analyse
des textes littéraires, il arrive, d’une façon paradoxale, à théoriser le
comportement des personnages des romans pour en fonder une théorie unique
qui, par la suite, a été enrichie avec d’autres sources jusqu’à constituer pour
Girard une sorte de méta-narrative153 dans le domaine des sciences humaines.
Toute sa théorie du désir mimétique peut se lire en filigrane dans la trame des
romans qu’il analyse et compare. Nous allons essayer de les regrouper en trois
classes selon la progression de la médiation qui structure la théorie
girardienne du désir154.

151
L’opera di René Girard costituisce uno dei più singolari itinerari teorici dell’ultimo mezzo
secolo. Cf. MELONI, M., op. cit., p. 1. La traduction que nous en avons faite est une
paraphrase.
152
A partir de 1957, Girard enseigne la littérature française dans de prestigieuses universités
américaines (John Hopkins University, Standford University, …).
153
L’expression est empruntée à Jean-François Lyotard qui analyse l’impact de la post-
modernité dans la manière d’être de l’homme contemporain. Dans son œuvre La condition
post-moderne : Rapport sur le savoir (1979), il synthétise l’esprit post-moderne dans
l’incrédulité à toute forme de méta-narrative. Pour lui, cette expression veut dire une
tentative d’explication globale du monde et de l’histoire humaine. Cf. LYOTARD, J.F., La
condition postmoderne : Rapport sur le savoir, Minuit, Paris 1998. Pour Girard, la théorie
mimétique constitue une sorte de méta-narrative pour expliquer l’origine de la société et de
la culture humaine.
154
Le regroupement que nous faisons ici est d’ordre purement méthodologique. Comme nous
l’avons déjà souligné, Girard lui-même présente dans son livre, Mensonge romantique et
vérité romanesque, des problèmes d’interprétation chez les différents auteurs où il montre
que les diverses formes de médiation peuvent se retrouver d’une certaine manière chez le
même auteur. Si nous les regroupons de cette manière, c’est parce que chez chacun des
auteurs, il y a au moins une forme de médiation qui domine la trame du récit même si elle
n’est pas la seule.

76
II.1.2.1. La littérature romanesque et la médiation externe

Comme nous l’avons montré dans le premier chapitre, Girard distingue


deux formes principales de la médiation mimétique du désir : la médiation
externe quand le médiateur est en dehors de la sphère vitale du sujet désirant
et la médiation interne quand le médiateur est à la portée du sujet désirant, ce
qui d’ailleurs complique le mécanisme mimétique occasionnant une rivalité
qui parfois dégénère en une crise de violence mimétique.

Girard ouvre son œuvre Mensonge romantique et vérité romanesque par


un extrait du roman de Cervantès, Don Quichotte155, où il s’agit de trois
personnages qui entretiennent un mécanisme mimétique à médiation externe
: Don Quichotte qui parle de chevalerie à son écuyer Sancho Pança en
idéalisant le modèle d’Amadis de Gaule, le modèle imaginaire de la
chevalerie de tous les temps. À travers « des aventures et des escarmouches,
aussi insolites qu'inappropriées qui se révèlent souvent grotesques »,156
Girard y perçoit avec netteté le caractère mimétique du désir humain à
médiation externe qui parfois évolue de façon linéaire et parfois se renverse.
Ainsi, pour Don Quichotte, la chevalerie se modèle sur Amadis de Gaule qui
pourtant est un modèle anodin vu qu’il est imaginaire ou mieux légendaire. À
son tour, Sancho Pança modèle son désir sur Don Quichotte qui, n’étant pas
de même classe sociale, devient pour lui un modèle d’identification et non de
rivalité.

Dans la seconde partie du récit, la médiation externe qui tisse la trame du


récit semble se renverser. Ainsi, la distance qui sépare l'idéalisme de
Don Quichotte de la trivialité de Sancho Pança est moins évidente.
Don Quichotte se montre plus raisonnable et tend à imiter son écuyer, tandis
que celui-ci commence à comprendre les illusions de son maître. Le
mimétisme se renverse. Le médiateur devient sujet et le sujet devient

155
C’est une œuvre romanesque constituée de deux parties publiées respectivement en 1605
et 1615 sous le titre El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha. L’histoire littéraire
considère généralement Don Quichotte comme le premier roman moderne et le chef-d'œuvre
de Cervantès. Cf. “Cervantès” ; “Don Quichotte” in Encyclopédie Encarta, op. cit.

156
Ibid. L’œuvre de Cervantès présente par exemple un Don Quichotte qui attaque un moulin
à vent, le prenant pour un géant, ou bien encore qui charge un troupeau de moutons, le
confondant avec une armée. Cf. CERVANTÈS, Don Quichotte, Garnier, Paris 1954.

77
médiateur. Toutefois, la distance entre le sujet désirant et son médiateur les
maintient hors de portée l’un de l’autre, ce qui conserve le caractère externe
de la médiation.

La même médiation externe caractérise le bovarysme de Gustave


Flaubert.157 Celui-ci stigmatise ceux qui préfèrent les livres à l’expérience -
décevante - de la vie quotidienne. L’héroïne de Flaubert, Emma Bovary, a lu
de nombreux romans sentimentaux dans sa jeunesse. Adulte, elle rêve de
vivre des aventures semblables à celles de ses lectures. Mais son quotidien est
bien éloigné de ses fictions préférées : Emma vit dans un bourg de province
aux côtés d’un mari médiocre. Le désir amoureux de Madame Bovary se
modèle toujours sur les belles histoires lues dans des livres de la littérature
courtoise et reflète la médiation toujours externe telle que théorisée par
Girard.

En effet, outre que Madame Bovary modèle ses désirs sur les expériences
amoureuses lues dans des livres, le roman de Flaubert reflète aussi le désir
mimétique du mari de Madame Bovary qui s’enflamme de désir en entendant
les aventures passées de sa femme: « Un jour qu’ils causaient
philosophiquement des désillusions terrestres, elle vint à dire (pour
expérimenter sa jalousie ou cédant peut-être à un besoin d’épanchement trop
fort) qu’autrefois, avant lui, elle avait aimé quelqu’un, “pas comme toi! ”
reprit-elle vite, protestant sur la tête de sa fille qu’il ne s’était rien passé. Le
jeune homme la crut, et néanmoins la question pour savoir ce qu’il faisait. “Il
était capitaine de vaisseau, mon ami” […] Le clerc sentit alors l’infirmité de
sa position ; il envia des épaulettes, des croix, des titres »158 .

Nous avons à faire, dans l’œuvre de Flaubert, à une médiation externe


dont le médiateur n’est pas réel mais imaginaire ou symbolique. Emma
Bovary ne désire pas son mari pour ce qu’il est. Elle calque plutôt son désir
du mari sur les aventures amoureuses qu’elle a lues dans des romans de la
littérature courtoise. Il y a ici, psychologiquement parlant, une sorte
d’autosuggestion pour arriver au désir pour son mari. Or, l’autosuggestion se

157
Le concept est cloné à partir de Madame Bovary, l’œuvre de Gustave Flaubert, publiée en
1857. Le bovarysme désigne le comportement qui consiste à refouler dans l’imaginaire,
l’insatisfaction éprouvée dans la vie réelle. Cf. AAVV, Le Grand Larousse illustré 2017,
Larousse, Paris 2016, p. 176.
158
Flaubert, G., Madame Bovary, Flammarion, Paris 1986, pp. 341-343.

78
basant non sur une personne mais sur des histoires imaginaires, aucune sorte
de rivalité n’est envisageable dans cette espèce de médiation.

De son côté, Leclerc, le mari de Madame Bovary, est provoqué dans son
désir par les histoires racontées par sa femme au sujet de ses anciens
prétendants qui étaient des hommes plus enviables que lui-même. Le désir de
Leclerc pour sa femme est ainsi attisé par le fait d’entendre que sa femme
était, dans le temps, désirée par d’autres. Même dans ce cas, comme dans le
précédent, la médiation ne porte à aucune rivalité actuelle possible étant
donné que le catalyseur du désir est un élément du passé qui n’a plus aucune
prise dans la réalité actuelle. Le contraire advient dans les romans de Stendhal
et de Proust que nous allons voir dans le paragraphe suivant et qui traduisent
ce que Girard appellera médiation interne ou médiation mimétique
proprement dite.

II.1.2.2. La littérature romanesque et la médiation interne

Dans son étude de la médiation interne, Girard évoque souvent les


romans de Stendhal et de Proust. Les personnages des deux romans sont des
personnes réelles et qui vivent les mêmes réalités sociales. Ainsi, la médiation
qui fonde le mimétisme de leur désir est interne. Pour cela, cette forme de
médiation est source de rivalités mimétiques, non tellement parce que l’objet
du désir est convoité par des personnes qui peuvent tous l’atteindre, mais
essentiellement parce que le médiateur du désir, celui qui l’oriente et l’attise,
est dans la même sphère que le sujet désirant et pour ce faire, constitue une
menace potentielle.159
Le roman de Stendhal, le Rouge et le Noir publié en 1830, est considéré
comme une des œuvres les plus illustres de la littérature réaliste du dix-
neuvième siècle.160 Il raconte l’aventure d’ascension et de déchéance de

159
« Dans la plupart des désirs stendhaliens, le médiateur désire lui-même l’objet, ou pourrait
le désirer : c’est même ce désir, réel ou présumé, qui rend cet objet infiniment désirable aux
yeux du sujet. La médiation engendre un second désir parfaitement identique à celui du
médiateur. C’est dire que l’on a toujours affaire à deux désirs concurrents. Le médiateur ne
peut plus jouer son rôle de modèle sans jouer également, ou paraître jouer, le rôle d’un
obstacle ». GIRARD, R., Mensonge romantique..., op. cit., p.16.

Stendhal lui-même est considéré, selon l’expression de AUERBACH, comme le fondateur


160

du réalisme des temps modernes : « Dans la mesure où le réalisme sérieux des temps

79
Julien Sorel, un jeune brillant d’origine modeste, troisième fils du scieur du
village de Verrières (petite ville imaginaire du Jura), né trop tard pour choisir
le « rouge » (couleur de l’uniforme de l’armée révolutionnaire, symbolisant
l’engagement politique aux côtés de Bonaparte), et qui est obligé de prendre
le « noir » (c’est-à-dire la soutane ecclésiastique), d’où le titre de l’œuvre.161
« Si on m’aime, qui aime-t-on en moi ? [...] Ces questions qui parcourent
l’œuvre entière de Stendhal, inspirent particulièrement Le Rouge et le Noir.
Chronique du XIXè siècle (1830) ».162 Dans cette œuvre, Julien Sorel, rêve de
gloire et d’ascension personnelle. Dominé par l’ambition, il parvient à
s’élever socialement mais, après avoir tenté d’assassiner sa première
maîtresse, il se perd. Au début du roman, M. de Rênal, maire de Verrières,
veut s’attacher les services du jeune homme, comme précepteur de ses
enfants. Il espère ainsi affirmer son rang social face au bourgeois libéral
Valenod, l’homme le plus riche du village après lui-même.163 Selon
l’interprétation de Girard, le maire ne fait que se soumettre au désir de son
rival. À son avis, « pour qu’un vaniteux désire un objet, il suffit de le
convaincre que cet objet est déjà désiré par un tiers auquel s’attache un certain
prestige. Le médiateur est ici un rival que la vanité a d’abord suscité, qu’elle
a pour ainsi dire, appelé à son existence de rival, avant d’en exiger la défaite
».164

modernes ne peut représenter l’homme autrement qu’engagé dans une réalité globale,
politique, économique et sociale en constante évolution, Stendhal est son fondateur ». Cf.
AUERBACH, E., Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale,
Gallimard, Paris 1968, p. 459.
161
À l’origine du roman se trouve deux faits divers. D’une part, l’affaire Lafargue, un
ébéniste assassin de sa maîtresse et de l’autre, l’affaire Berthet, un ancien séminariste devenu
l’amant, puis l’assassin de la femme chez laquelle il était précepteur. Les deux faits divers
déclenchèrent chez Stendhal « l’idée de Julien depuis appelé Le rouge et le noir ». L’auteur
a eu alors l’inspiration de donner un « rythme » à son récit et transformer en héros les
personnages falots du faits divers. Cf. AAVV, Histoire de la littérature française du XIXè
Siècle, Bordas, Paris 2001, p. 470.
162
REY, P-L., La littérature française du 19èS, Armand Collin, Paris 1993, p. 54.
163
M. de Rênal voyant le vieux paysan, le père de Sorel, mécontent du prestige insupportable
de son vaurien de fils, pense que celui-ci a dû sûrement avoir une autre offre : « [...] Puisque
Sorel n’est pas ravi et comblé de ma proposition, comme naturellement il devrait l’être, il est
clair, se dit-il, qu’on lui a fait des offres d’un autre côté ; et de qui peuvent-elles venir, si ce
n’est du Valenod ? ». Cf. STENDHAL, Le Rouge et le Noir, Pocket, Paris 1990, p. 35.
164
GIRARD, R., Mensonge romantique..., op. cit., p. 38.

80
Toute l’aventure de Julien Sorel se mesure aux membres de la société
qui l’entoure. Julien apparaît ainsi comme un homme énergique et plein de
passion, qui poursuit un idéal. S’il devient calculateur et hypocrite, c’est parce
que ceux qu’il côtoie le sont aussi. C’est cela qui pousse Girard à théoriser
l’évolution psychologique des protagonistes de son aventure. Tant les
aventures de Julien sont le fruit d’une minutieuse observation de la société
humaine du moment.165 Déjà, les circonstances de son embauche comme
précepteur des enfants de Madame de Rênal dont il devient l’amant, relèvent
d’un désir mimétique de médiation interne. M. de Rênal s’imagine le désir de
Valenod d’engager Julien Sorel comme précepteur de ses enfants. En réalité,
Vanelod n’avait jamais eu cette idée. Mais au bout du compte, il finira par
copier, lui aussi, ce désir imaginaire de M. de Rênal. Il voudra alors engager
lui aussi Julien Sorel.

Son désir de réussite et de reconnaissance le conduira ensuite à s’éloigner


de Mme de Rênal pour poursuivre son ascension sociale. Il regagne le
séminaire de Besançon et s’évanouit devant l’accueil froid de l’abbé Pirard,
son nouveau supérieur. Mais par la suite, il réussira à se lier d’amitié avec
celui-ci, suscitant par-là la haine de ses condisciples. Encore une fois, une
relation qui devient mimétique entre Julien et ses condisciples autour de leur
supérieur, l’abbé Pirard.166 Ce dernier, à sa démission au séminaire de
Besançon, obtient une cure près de Paris et porte avec lui Sorel qui devient
secrétaire du marquis de la Mole.

Brûlant du désir de trouver sa place dans l’aristocratie qu’il méprise (il


vénère Napoléon mais l’aristocratie l’exècre) tout en la jalousant, Julien
manœuvre pour faire tomber dans le piège de son ambition la fille du marquis,
Mathilde, éperdument amoureuse de lui. L’amour de Julien pour Mathilde va
attiser à son tour le désir de son amant qui va l’épouser par la suite, ce qui
vaudra d’ailleurs à Sorel, le titre de noblesse de la part du marquis. Mais une

165
En effet, pour Stendhal, « un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin
». C’est pour cela que les personnages qu’il met en exergue reflètent toujours, d’une façon
parfaitement réaliste, le style de vie et la société du moment. Cf. REY, P-L., op. cit., p. 54.
166
Cf. BLIN, G., Stendhal et les problèmes du roman, Corti, Paris, 1954. Georges Blin y voit
une sorte de relation mimétique ante litteram qu’il ne théorise pourtant pas comme Girard.
L’objet de son étude n’est pas en fait de théoriser les comportements des personnages du
roman mais de déceler les problèmes de cohérence entre le réalisme stendhalien et les détails
dans la présentation des personnages du roman.

81
autre rivalité mimétique sera à l’origine de la décadence de notre héros. La
jalousie de Mme de Rênal face à sa relation avec Mathilde, poussera la femme
du maire de Verrières, suite à la suggestion de son confesseur, à dénoncer
Sorel comme un arriviste sans scrupule. Toutefois, malgré que Sorel cherche
à se venger en blessant Mme de Rênal en pleine messe, elle, continuera à le
désirer, d’un désir mimétique attisée par Mathilde. Les deux tenteront
d’ailleurs de sauver Sorel de sa condamnation à mort. Ainsi, malgré les
vicissitudes de cette aventure désormais pitoyable, le triangle mimétique sera
toujours visible avec Julien comme objet de désir qui ne compte désormais
que grâce à la rivalité entre les deux concurrentes.167

Finalement, les aventures de Julien Sorel révèlent la place centrale du


médiateur dans le mécanisme du désir mimétique. Le médiateur est à la fois
modèle d’identification et rival. « Telle la sentinelle implacable de l’apologue
kafkaïen, le modèle montre à son disciple la porte du paradis et lui en interdit
l’entrée d’un seul et même geste ». 168 Cela ne fait qu’augmenter
irrationnellement le désir dans le sujet désirant qui ne se rend même plus
compte du masochisme auquel peut le porter ce désir irrésistible provoqué par
la rivalité. Le resserrement du mimétisme est normalement exacerbé par
l’amenuisement de l’écart existentiel entre le sujet désirant et son modèle.
Quand la distance tend à s’amenuiser, la rivalité dégénère en jalousie qui au
fur et à mesure frôle la violence. Dans le roman de Stendhal, « ne nous
étonnons donc pas si M. de Rênal jette sur Valenod des regards bien différents
de ceux que Don Quichotte élève vers Amadis ».169

Dans le roman de Proust, on retrouve les mêmes rivalités qui


caractérisent la médiation interne. Mais cette fois-ci, comme déjà montré dans
le premier chapitre, les rivalités mimétiques prennent une ampleur de plus en
plus collective.170 Nous avons ici affaire à l’œuvre romanesque de Marcel

167
Jusqu’au dernier moment, même condamné à mort, Julien est guillotiné après avoir connu
dans sa cellule quelques rares moments de bonheur intime avec Mme de Rênal. Le désir
mimétique des deux femmes les porte à un comportement masochiste. Malgré l’infidélité et
la déloyauté de Julien à leur égard, les deux femmes continuent à l’aimer au nom de la rivalité
entre les elles. Cf. AAVV, Histoire de la littérature française du XIXè Siècle, op. cit.
168
GIRARD., R., Mensonge romantique, ..., op. cit., p. 38.
169
Ibid.
170
« Don Quichotte se fait chevalier errant pour imiter Amadis, on conçoit que Marcel veuille
se faire écrivain pour imiter Bergote. L’imitation du héros contemporain est plus humble,

82
Proust, À la recherche du temps perdu, une œuvre considérée comme l’un des
chefs-d’œuvre de la littérature universelle. Elle est composée de sept parties
publiées de 1913 à 1927 : Du côté de chez Swann (1913), À l’ombre des
jeunes filles en fleurs (1919), Le Côté de Guermantes (2 volumes, 1920-
1921), Sodome et Gomorrhe (2 volumes, 1921-1922), La Prisonnière
(posthume, 1923), Albertine disparue (posthume, 1925), Le Temps retrouvé
(posthume, 1927)171.

Dans la deuxième partie de l’œuvre, À l’ombre des jeunes filles en fleurs,


le narrateur de la recherche relate cette journée où il lui fut permis d’aller voir
jouer la Berma dans Phèdre et de rencontrer M. de Norpois. Mais le petit
Marcel, contre toute attente, est déçu et s’interroge sur les raisons de cette
déception. Dans le développement du roman, il n’est pas difficile de découvrir
qu’en fait les raisons de son admiration de la Berma ne sont pas intrinsèques
au jeu lui-même mais dans les raisons que M. de Norpois lui donne.172 Selon
l’interprétation de Girard, il n’y a nul doute que le désir du narrateur pour la
Berma ne se comprend qu’à travers un tiers. Le narrateur de Proust ne désire
pas par lui-même.173 Il faut que M. de Norpois lui suggère la valeur de la
Berma pour transformer subitement sa déception inexplicable en une
satisfaction. La place qu’il donne à M. de Norpois relève de la médiation
mimétique de type externe174.

plus écrasée et comme paralysée par une terreur religieuse. La puissance de l’autre sur le
Moi est plus grande que jamais et nous allons voir qu’elle n’est pas limitée à un médiateur
unique comme chez les héros antérieurs ». Cf. GIRARD, R., op. cit., p. 39.
171
Cf. TADIÉ, J.-Y., Proust, le dossier, Belfond, Paris 1983, p.163; AAVV, Romans de la
fin du monde, op. cit., p. 30.
172
« M. de Norpois, mille fois plus intelligente que moi, devait détenir cette vérité que je
n’avais pas su extraire du jeu de la Berma, il allait me la découvrir ; en répondant à sa
question, j’allais le prier de me dire en quoi cette vérité consistait ; et il justifierait ainsi ce
désir que j’avais eu de voir l’actrice. » Cf. PROUST, M., À la recherche du temps perdu, «
À l’ombre des jeunes filles en fleurs », Gallimard, Paris 1919.
173
« C’est un tiers qui désigne au narrateur l’objet qu’il va se mettre à désirer passionnément.
» GIRARD, R., op. cit., p. 36.
174
L’ampleur du roman de Proust donne lieu à des problèmes d’interprétation quant à la
forme de la médiation mimétique. Il est vrai que la forme que Girard décèle avec fréquence
est in primis interne collective, mais force est de constater que la médiation externe ne
manque pas aussi. Ainsi, dans l’analyse que nous venons de faire, la mimésis du désir du
narrateur du roman envers M. de Norpois n’a rien qui présage une rivalité plausible quoique
les deux personnages sont issus du même milieu social. La médiation mimétique dont il est
question est donc manifestement externe.

83
Dans la première partie du livre par contre, Du côté de chez Swann, le
narrateur raconte sa propre enfance passée dans le village de Combray. Il
introduit les familles de Charles Swann, des Guermantes et des Verdurin qui
par la suite entretiennent des relations mimétiques qui mélangent l’individuel
et le collectif. C’est là que la médiation mimétique telle que théorisée par
Girard prend des plis collectifs. Ainsi, la description des habitants du village
de Combray révèle une médiation interne collectif du fait que ces derniers se
mesurent toujours aux étrangers. « Les gens de Combray se sentent solidaires
et fraternels lorsqu’ils découvrent ce qui les opposent aux étrangers »175 qu’ils
prennent pour des rivaux.

Quant à l’histoire d’amour qui lie le narrateur et Charles Swann, elle se


développe en entrelacement entre une mimétique individuelle et une
collective. Swann tombe amoureux d’Odette Crécy - une dame du monde,
raffinée et opportuniste en même temps - qu’il rencontre par hasard dans un
cercle littéraire, le salon de Mme Verdurin. Le narrateur lui-même fréquentera
le même salon et tombera amoureux lui aussi d’Odette, pas seulement parce
que Odette était tendre envers lui, mais par un désir mimétique médié par
Swann. Entre-temps, Mme Verdurin découvre que Swann fréquente le salon
seulement pour Odette et l’y exclut. L’histoire d’amour se transforme ensuite
en un rapport de tourments jusqu’à devenir l’histoire d’une maladie : jalousie
morbide du narrateur envers Odette aimée par Swann, tourments de Swann
qui se rend compte que son amour pour Odette est jonché d’obstacles mais ne
peut s’en passer, rivalités terribles qui s’entretiennent entre les salons
littéraires des Verdurin et des Guermantes.176 Pour Girard, il ne faut pas qu’un
Combray mais il faut en même temps plusieurs salons rivaux. Ceux-ci
n’existent qu’en fonction les uns des autres. Nous retrouvons entre les
collectivités que sépare et unit tout à la fois la médiation double, une
dialectique du maître et de l’esclave semblable à celle qui régit les rapports
entre les individus. 177

175
Cf. GIRARD, R., op. cit., p. 240.
176
Cf. PROUST, M., À la Recherche du temps perdu, op. cit., « Du côté de chez Swann »
(1913); « Le Côté de Guermantes» (2 volumes, 1920-1921).
177
Cf. GIRARD, op. cit., p. 250.

84
Nous avons vu que la théorie du désir mimétique évolue inévitablement
vers la théorie de la violence en passant de la médiation interne à une crise
mimétique. Dans les quelques exemples de la rivalité mimétique que nous
venons d’analyser dans les romans de Stendhal et de Proust, la médiation se
limite à une jalousie pathologique entre les individus et les collectivités. Il
s’agit toutefois d’une jalousie qui n’atteint pas encore des proportions
violentes parce que l’objet de désir est encore en vue. Nous allons voir dans
la littérature dostoïeviskienne et shakespearienne que la médiation mimétique
sans objet tend à provoquer une crise mimétique qui conduira nécessairement
au mécanisme victimaire dont les sources ne sont pas littéraires. Pour le
moment, bouclons notre étude sur les sources littéraire avec Dostoïevki et
Shakespeare.

II.1.2.3. Littérature romanesque et resserrement du triangle mimétique.

L’évolution de la théorie du désir mimétique de Girard part des formes


plus simples de médiation vers des formes plus complexes. Le sommet du
mimétisme girardien se décline en termes de médiation interne avec
resserrement du triangle mimétique qui dégénère en violence mimétique.
Cette forme se retrouve surtout dans les romans de Dostoïevski ainsi que dans
l’œuvre de Shakespeare.
De Dostoïevski, Girard étudie surtout l’Éternel Mari, publiée en 1870.
C’est une œuvre tragi-comique de la vie conjugale et de travail sur les
processus de la mémoire et de la culpabilité178. Dans l’Éternel Mari, le Don
Juan Veltchaninov rencontre à Saint-Pétersbourg Pavel Pavlovitch
Troussotzki, le mari d’une de ses anciennes maîtresses, qui vient de mourir.
Pavel Pavlovitch, lui, cherche à rencontrer les anciens amants de sa femme,
et poursuit sans relâche Veltchaninov. Après la mort de sa fille - qui est peut-
être de Veltchaninov -, Pavel souhaite se remarier. Il invite Veltchaninov chez
sa fiancée Mavra pour qu’il attise son désir envers elle.179 Nous avons affaire
à un mimétisme amoureux pathologique où le désir de Pavlovitch pour sa
nouvelle fiancée est mimétiquement stimulé de façon masochiste par l’ancien
amant de sa défunte femme. Pavel cherche à se convaincre que sa relation à
l’objet est indépendante du rival mais il se trompe. Comme dirait Girard, « le

178
Cf. « Éternel Mari », [Fedor Dostoïevski] » in Encyclopédie Encarta, op. cit.
179
Cf. DOSTOÏEVSKI, F., L’Éternel Mari, LGF, Paris 1972.

85
médiateur est immobile et le héros tourne autour de lui comme une planète
autour du soleil ».180
Selon Girard, le désir de cet homme n’existerait qu’à travers son rival, au
point même d’effacer l’objet de son désir. En effet, à mesure que le médiateur
se rapproche, son rôle grandit et celui de l’objet diminue. Dostoïevski, par
une intuition géniale, installe le médiateur sur le devant de la scène et
repousse l’objet au second plan. En effet, dans le développement romanesque
de l’Éternel mari, « la facture du roman reprend une structure largement
exploitée par le XIXe siècle - le mari, la femme et l’amant -, mais en faisant
disparaître l’élément féminin du trio »181. Comme déjà montré
précédemment, à un certain seuil de la rivalité mimétique, la conscience de
l’objet de désir disparaît et il ne reste plus que la rivalité des deux rivaux qui
s’imitent mutuellement et deviennent des obstacles l’un pour l’autre. Ainsi,
pour deux hommes (mari et amant) qui se disputent la même femme,
l’élément féminin qui est l’objet de la dispute tend à disparaître pour laisser
place à une rivalité sans objet, laquelle rivalité est source d’une violence
indistincte.182
De Shakespeare par contre, nous nous référons à l’œuvre que Girard
dédie à l’analyse de son œuvre dans laquelle il décèle les obscurs chemins du
désir qui conduisent à la violence mimétique. Dans Shakespeare, les feux de
l’envie, une œuvre publiée en 1990 aux éditions Grasset, Girard étudie surtout
le Midsummer Night’s Dream, une œuvre dramaturgique de Shakespeare
publiée en 1594 et traduit en français par le fils d’une grande figure de la
littérature française, François-Victor Hugo. Le songe d’une nuit d’été se
déroule en Grèce où lors d’une fête, deux couples sont rassemblés : Hermia,
promise à Démétrius, mais qui aime Lysandre et en est aimée ; Héléna, qui
aime Démétrius, lequel n’a d’yeux que pour Hermia. Bien décidés à s’aimer,
Hermia et Lysandre s’enfuient, poursuivis par Démétrius, lui-même suivi par
Héléna. Au fil d’une nuit riche en rebondissements et pleine d’une confusion

180
GIRARD, R., op. cit., p. 52.
181
Cf. «Éternel Mari, [Fedor Dostoïevski]» in Encyclopédie Encarta, op. cit.
182
« Allons donc, animal ! Explique-toi plus vite car je n’aime pas les sous-entendus, pensait
Veltchaninov. La colère bouillait en lui, et il avait grand-peine à se contenir. [...] Il frappa
violemment du poing sur la table, mais tout aussitôt il s’effara lui-même de tant de bruit, il
regarda autour de lui, d’un œil craintif ». Cf. DOSTOÏEVSKI, F., op. cit., pp. 68-70.

86
due à des philtres d’amour, les deux couples parviendront à s’unir selon les
vœux.183
Dans cette histoire d’amour entre Démétrius et Héléna, Lysandre et
Hermia, Shakespeare revisite le classique chassé-croisé des amoureux
éconduits et leurs peines dans lesquels Girard ne peut qu’interpréter un désir
de triompher d’abord de leur rival et modèle. Obtenir les faveurs de l’objet
aimé n’est pas de fait prioritaire.184 Ainsi, dans le triangle Héléna-Hermia-
Démétrius, l’objet que serait ce dernier est très secondaire par rapport à
l’admiration d’Héléna pour la beauté d’Hermia.185 De sa part, cette dernière,
non intéressée par l’objet - d’autant plus qu’elle aime Lysandre -, est fascinée
par la passion d’Héléna pour Démétrius. Au bout du compte, l’admiration
réciproque des deux filles se transforme en une sorte de médiation double
avec une rivalité sans objet.
Le triangle incomplet sert ainsi une analyse psychologique qui accentue
le même processus d’un mimétisme sans objet qui, à un certain moment,
déchaîne une violence infondée. L’objet de désir n’est donc plus de mise,
mais les deux rivaux (sujet et médiateur) deviennent des obstacles l’un pour
l’autre. Dans l’œuvre de Shakespeare, cette forme de médiation se caractérise,
au niveau collectif, par la suspension de toute hiérarchie déchaînant ainsi une
crisis of degree de tous contre tous.186
Avec cette forme de médiation, Girard en arrive à théoriser la crise
mimétique qui inaugure la phase anthropologique de sa théorie. À ce stade, il

183
Cf. SHAKESPEARE, W., Le songe d’une nuit d’été, Flammarion, Paris 2018.
184
« La théorie mimétique shakespearienne se déploie, dans Le Songe, de façon quasiment
pédagogique : le discours d’Héléna traite d’abord de la nature ontologique du désir dont le
modèle fait l’objet ; ensuite vient une conversation qui porte sur les moyens de mettre en
œuvre ce désir ». Cf. GIRARD, R., Shakespeare, les feux de l’envie, Grasset, Paris 1990, p.
62.
185
« Oh ! Apprenez-moi le secret de votre mine, et par quel art vous réglez les battements du
cœur de Démétrius ! », dit Héléna à Hermia. « Je lui fait la moue, et pourtant il m’aime
toujours ». Cf. SHAKESPEARE, W., op. cit., Acte 1, Scène 1.
186
« La nuit d’été n’est pas une description des « complexes » ou des « névroses » plus ou
moins stables de tous ces personnages ; c’est une noche oscura qui les affecte tous de la
même manière et au même degré, une douloureuse épreuve collective qui se transmet
finalement en un rite de passage, dont ils s’acquittent tous avec succès ». Cf. GIRARD, R.,
Shakespeare, op. cit., p. 201.

87
se sert d’autres types de sources que nous tenterons d’explorer dans la
deuxième partie de notre recherche. Ce qui nous tient à cœur pour le moment,
c’est le passage qu’opère Girard d’une analyse comparée des œuvres
romanesques à une inférence de type ontologique quant au désir humain.
Dans le point qui va suivre, nous allons nous pencher sur le thème de la
théorisation philosophique de la théorie mimétique à partir des sources
simplement littéraires.

II.1.3. De la littérature comparée à la théorisation philosophique

Sommes-nous libres de désirer ? Non, affirme Girard. Nous désirons un


objet parce que celui-ci nous est désigné par un tiers, que Girard appelle le
médiateur. Mais au nom de quel principe peut-on émettre une telle affirmation
? Le désir, affirmait Spinoza, est l’ipsa hominis essentia.187 Pour faire une
affirmation aussi tranchée que celle de Girard, il faut avoir des preuves
rationnelles suffisantes. Mais de quelles preuves dispose-t-il ? Nous venons
de voir que la théorie du désir mimétique s’inspire de l’étude comparée de la
part de Girard, d’une série d’œuvres romanesques. À partir de cette étude, il
infère une vérité de type philosophique sur le désir. Dans cette considération
préparatoire au chapitre sur l’herméneutique des sources littéraires, nous
voulons mener une réflexion de type logico-philosophique sur la théorisation
philosophique dans laquelle Girard se lance à partir de l’analyse de quelques
sources littéraires.

II.1.3.1. La problématique de l’inférence philosophique à partir des


romans

Un poète grec postérieur à Homère (VIème siècle avant J.C), Archiloque,


le poète barbu cité d’ailleurs par Nietzsche dans La naissance de la tragédie
grecque, remarquait que « si le renard sait bien des tours, le hérisson, lui, n’en

187
« Le désir est l’essence même de l’homme [ipsa hominis essentia], en tant qu’on la conçoit
comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même [ex data quacunque
ejus affectione], à faire quelque chose ». Cf. SPINOZA, B., op. cit., III, Appendice.

88
connaît qu’un mais il est fameux »188. Sans aucun doute, René Girard joue
dans la catégorie « hérisson ». Nous voyons Girard tel un penseur qui a
consacré toute sa vie à une idée, une seule, mais de taille mythologique : chez
les êtres humains, le désir naît, vit et meurt de l’imitation. En d’autres termes,
il n’y a de désir que triangulaire.189 Cette idée semble urticante d’autant plus
qu’au premier abord, philosophiquement parlant, on ne désire pas
nécessairement ce que l’autre désire. Mais il suffit ensuite de regarder autour
de soi, ce petit garçon qui réclame à cor et à cri ce que son frère ou sa sœur a
obtenu, ce marché financier qui gonfle ou se rétracte en fonction de la
concurrence, cette marque que tout le monde s’arrache parce que publicisé
par un Cristiano Ronaldo. N’y a-t-il là que du mimétisme ?
Le problème est toutefois que Girard n’entame pas son œuvre et sa
démonstration directement d’une phénoménologie de la vie quotidienne.
Dans sa vie ordinaire, il était professeur de littérature comparée. Partant de
son métier, il puise chez les meilleurs observateurs du comportement des
hommes, les grands romanciers. Mais dans son étude, il n’en touche que
quelques-uns, n’en étudiant même pas toutes les œuvres. Notre problématique
devient alors clairement formulable : des histoires éparpillées suffisent-elles
à monter une théorie d’ampleur philosophique ?
Il est vrai que la démonstration que Girard fait à travers quelques chefs-
d’œuvre de la littérature romanesque a été, au fil du temps, mise à épreuve
dans les champs politiques, financiers, publicitaires, etc. La théorie
mimétique véhicule une idée dont tout père ou mère de deux enfants au moins
a pu tester la validité sur ses enfants. C’est une idée corroborée par plusieurs
domaines de la vie. Toutefois, il faut savoir que la corroboration de la théorie
mimétique vient après sa formulation. Et celle-ci advient à la suite de l’étude
des romans. Peut-on alors légitimement, à partir de cette dernière, inférer une
théorie philosophiquement holistique ? Ne fallait-il pas plutôt dire que le désir
humain peut être quelque fois mimétique et ensuite démontrer qu’il l’est

188
ORTOLI, S., op. cit., p. 3; BERLIN, I., Le hérisson et le renard, Belles lettres, Paris 2020
(synopse). Faute de repère bibliographique direct du poète Archiloque, nous nous servons de
la citation que reportent Sven Ortoli et Isaiah Berlin.
189
Il est vrai que la théorie mimétique se décline en diverses articulations comme nous aurons
à le montrer dans cette recherche, mais tout part d’une seule idée : la nature mimétique du
désir humain.

89
presque toujours, peut-être en cherchant les rares cas où il ne l’est pas ? Ces
questions nous portent à réfléchir sur la construction des théories holistiques.

II.1.3.2. Quelques considérations sur les théories holistiques

En philosophie, on entend par théorie holistique une théorie qui prétend


donner une explication ultime et universellement englobante d’une réalité. En
physique, on parle même de la « théorie du tout »190. Il s’agit d’une théorie
en cours d’élaboration dont les philosophes discutent encore de la viabilité du
concept en analysant les propriétés et les implications191. Du côté de la
philosophie, la métaphysique d’empreinte systématique a tenté, tout au cours
de l’histoire de la philosophie, de répondre à toutes les questions importantes
de la réalité par une explication cohérente et plus ou moins complète. Ainsi,
l’âge classique a vu naître Platon et Aristote qui ont tenté des explications de
système plus ou moins complètes. Chez les modernes, la tentative a emprunté
le chemin d’une méthode rationaliste qui consistait à déduire la nature des
choses d’une raison pure à priori. Nous pouvons citer à cet effet la
Monadologie de Leibniz, le Dualisme cartésien, le Monisme panthéiste de
Spinoza, L’idéalisme absolu de Hegel ainsi que la philosophie du Processus
de Whitehead. Par contre, certains philosophes étaient contraires à ce type
d’entreprise de la part de la métaphysique. Le motif en était que, à leur avis,
la raison pure a des limites infranchissables quant aux idées qui ne dérivent
pas des données de l’expérience. Nous pouvons signaler ici entre autres David
Hume et Emmanuel Kant192.
La formulation d’une théorie holistique sur un aspect de la réalité comme
celle de Girard sur le désir humain doit répondre à certains critères
d’évaluation. En d’autres termes, il y a des principes qui doivent être respectés
pour la formulation d’une théorie holistique. Le premier principe est celui de
la raison suffisante. Celui-ci est un principe philosophique formulé
190
Cf. AAVV, La théorie du tout. Tout l’univers en une équation in « Sciences et Avenir »,
n. 118 (1999), pp. 1-98.
191
Cf. RESCHER, N., Holistic Explanation and the idea of a Grand Unified Theory in «
Studies in Metaphylosophy », n. 10 (2006).
192
RUSS, J., Panorama des idées philosophiques : De Platon aux contemporains, Armand
Collin, Paris 2013.

90
originellement par Leibniz qui affirme que « jamais rien n’arrive sans qu’il y
ait une cause ou au moins une raison déterminante, c’est-à-dire qui puisse
servir à rendre raison à priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant
et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon »193. Ce principe est
lié au principe logique selon lequel praedicatum inest subjecto. S’il y avait
en fait une vérité sans raison, on pourrait aussi avoir une proposition dont le
sujet ne contiendrait pas le prédicat, ce qui est absurde. Au sujet de la théorie
girardienne, pour que l’on puisse dire que le désir est par nature mimétique,
il faut démontrer rationnellement que le mimétisme est une propriété
intrinsèque du désir.
Ensuite vient le principe d’exhaustivité. Ce principe qui, dans le langage
courant, désigne la propriété d’une énumération qui se trouve être complète,
a été formulé philosophiquement par Nicholas Rescher. Selon ce dernier, on
parle d’exhaustivité quand partout où il y a un fait t, T permet son explication.
Cela implique qu’il sera impossible de trouver un seul cas où T ne rend pas
compte de t. Appliqué à la théorie mimétique, pour que la théorie du désir
mimétique soit légitimée comme théorie holistique, il faut qu’il soit
impossible de trouver un seul cas du désir qui n’est pas mimétique. Mais ce
principe suppose deux autres principes : le principe de la complétude et celui
de la finalité, lesquels confèrent à une théorie une valeur explicative
indépassable. Cela veut dire que T doit être considérée comme une théorie
suprême si bien qu’il n’y ait aucune explication plus profonde qu’elle194.
Rescher oppose à ces principes la théorie de la non circularité. En effet,
du moment qu’il est problématique de déployer une théorie pour sa propre
explication, il faut reconnaître qu’au cœur de la conception traditionnelle
d’adéquation explicative, il y a le principe de non circularité impliquant
qu’aucun fait ne peut s’expliquer lui-même. Déjà Saint Thomas affirmait
qu’aucune science ne peut rendre compte de son propre objet. Du coup, on a
affaire à une impasse parce que la non circularité compromet grandement la
complétude et la finalité qui à leur tour garantissent le principe de
l’exhaustivité nécessaire pour la légitimation d’une théorie holistique.195

193
LEIBNIZ, G.W., Essais de Théodicée : Sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et
l’origine du mal, Flammarion, Paris 1969, I, 44.
194
Cf. RESCHER, N., The Price of an Ultimate theory in « Studies in Metaphilosophy », n.
9 (2006).
195
Cf. Ibid.

91
Face à cette impasse, on ne peut que changer de méthode si on ne veut
pas abandonner le chemin de légitimation de la théorie holistique. Mark Alan
Walker propose de mettre en épochée l’aspect strictement logique et
dédoubler le concept d’explication pour rendre compte des faits à expliquer
de façon plutôt dérivative ou systémique. Cela veut dire, expliquer un fait soit
par les locaux qui y mènent ou alors par les conséquences qui s’en suivent.
Avec l’explication dérivative, il faut que le fait qu’on veut expliquer soit
englobé par un certain fait antérieur plus fondamental. Avec l’explication
systémique, le fait s’explique quand il est un « ce qui s’ajuste mieux avec ses
conséquences », où l’ajustement est mesuré par l’uniformité, la simplicité, la
connexion et d’autres critères favorables à l’intégration systémique.196
Or, il est impossible d’expliquer une théorie de façon dérivative vu
qu’aucune explication ne peut l’englober de façon absolue. Il serait en fait
prétentieux de croire qu’on a épuisé tous les cas possibles qui expliquent un
fait quelconque. Par contre, on peut expliquer une théorie de façon
systémique par sa capacité à intégrer ses conséquences. Mais là encore, on se
heurte au problème de réduire la théorisation holistique à une explication qui
n’est que partielle.

II.1.3.3. La légitimation de la théorisation girardienne

À la lumière de cette brève étude sur la configuration des théories


holistiques, on serait rejectionniste si on niait la génialité de la tentative de
Girard de proposer une théorie unifiée du désir qui par ailleurs a été
développée jusqu’à rendre compte de la naissance même de la culture et de la
religion. Toutefois, on serait réductionniste si on affirmait, comme Girard,
qu’il n’y a de désir que triangulaire. Mis à part que, du point de vue
dérivationnel, l’étude littéraire de cinq romanciers ne suffit pas pour inférer
une théorie de type métaphysique, la théorie du désir mimétique ne peut pas
systémiquement s’expliquer, même en considérant la validité de ses
conséquences. En effet, si on peut cibler d’innombrables cas où le désir est

196
Cf. WALKER, M.A., Prolegomena to Any Future Philosophy in « Journal of Evolution
and Technology » n. 10 (2002), https://www.jetpress.org, consulté le 13 mars 2021.

92
manifestement mimétique, ces cas ne le rendent pas essentiellement
mimétique. Cela porterait plutôt à dire que le désir est souvent mimétique
mais pas qu’il l’est essentiellement, partout et toujours.
Par ailleurs, dans la mesure où il se distingue du simple besoin instinctif,
le désir fait incontestablement partie de l’essence de l’homme : l’humanité
apparaît dans le passage du besoin au désir. Bien plus, tout désir suppose un
manque dans la mesure où l’on ne désire que ce que l’on n’a pas de façon
pleine et définitive. Toutefois, il n’est pas évident que l’autre joue toujours
un rôle dans la formation et l’expression de ce manque ou constitue toujours
un obstacle à sa satisfaction. Et s’il est exact qu’en croyant désirer un objet,
nous envions parfois celui qui possède cet objet, il n’en est pas moins faux de
croire que la possession de cet objet par ce dernier nous empêche ipso facto
de l’obtenir aussi. Par exemple, si nous désirons ce que désire notre voisin, il
n’y a pas de loi logique qui nous permet d’inférer que ce voisin pourrait nous
en empêcher, d’autant plus que les moyens pour nous en procurer ne
dépendent pas forcément de lui.
Au bout du compte, cette brève réflexion sur les sources littéraires nous
prépare ainsi à mener une étude herméneutique des sources de la théorie du
désir mimétique. Il est vrai que la théorie du désir mimétique peut être
simplistement légitimée par les domaines qui la corroborent ou par rapport à
l’inférence qui dérive de ses sources. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue
que la théorie de Girard énonce une vérité de gravité anthropologique inédite
: la négation de l’autonomie du désir humain. Pour cela, il nous serait d’une
grande importance d’étudier de près l’intention herméneutique qui sous-tend
cet énoncé ainsi que les conséquences philosophiques qu’il comporte. C’est
ce qui fera l’objet de la dernière section de notre réflexion sur la théorie du
désir mimétique.

II.2. CRITIQUE HERMÉNEUTIQUE DES SOURCES DE LA


THÉORIE DU DÉSIR MIMÉTIQUE

Les sources littéraires dont Girard s’inspire pour ébaucher la théorie du


désir mimétique ne sont pas très nombreuses. Et pourtant, elles lui ont suffi
pour construire une théorie qui a déclenché un parcours intellectuel audacieux
qui est en train de révolutionner le champ de l’anthropologie culturelle et
religieuse et d’autres domaines des sciences humaines. Jusqu’ici, nous avons
cherché à aborder la question du désir mimétique ainsi que les sources qui

93
l’ont inspiré dans une perspective strictement girardienne. En effet, pour
mieux interpréter et évaluer la pensée d’un auteur, nous estimons qu’il est
juste de le comprendre d’abord en abordant sa pensée sans préjugés. C’est ce
que nous avons tenté pour comprendre la théorie girardienne du désir
mimétique et ses sources d’inspiration telles que Girard nous les présente.
Dans ce chapitre, nous entendons aborder l’étude des sources de la
théorie du désir mimétique dans une perspective plutôt herméneutiquement
critique. Nous voulons d’abord, dans une approche critique, faire une
herméneutique neutre et impartiale du parcours méthodologique qui porte
Girard à construire une théorie aussi absolutisante à partir des sources qui,
d’une manière méthodologiquement objective, porteraient à une théorie
plutôt relative. Par la suite, entrant en long et en large dans les sources
d’inspiration de la théorie girardienne, nous voulons tenter un démenti
herméneutique des sources même de Girard pour évaluer s’il a eu raison ou
non d’induire une réduction du désir à l’imitation simplement à partir des
seules sources qu’il a employées. Nous entendons couronner notre critique
herméneutique par une brève réflexion sur les apories ainsi que les
conséquences philosophiques que peut entraîner la négation de l’autonomie
du désir humain postulée par la théorie du désir mimétique.

II.2.1. L’absolutisation de la théorie du désir mimétique à partir des


sources

L’une des notes caractéristiques de la pensée de René Girard, c’est sa


démarche méthodologique absolutisante. Pour le cas du désir mimétique, ce
qui a le plus frappé notre attention c’est que, dans la défense de sa théorie,
Girard fait sans cesse appel à des généralisations parfois abusives, à des
interprétations manifestement tendancieuses, à des rapprochements
arbitraires ainsi qu’à des analyses approximatives. Dans la plupart des cas, il
cherche à ignorer superbement sinon réfuter catégoriquement et parfois sans
argumenter, tout ce qui va, d’une manière ou d’une autre, à l’encontre de ce
qu’il entend prouver.
Dans les sources que nous avons étudiées, Girard n’hésite pas, à partir
des histoires romanesques, à affirmer que nous ne désirons jamais que des
objets déjà désirés par un autre et que nous ne les désirons que parce qu’il les
désire. Il nous semble ne pas se soucier du risque de prendre le contre-pied
du sens commun et d’aller à l’encontre de l’expérience universelle. Au
94
contraire, il se défend en s’insurgeant contre le sens commun et la
psychologie197. Cette démarche girardienne non seulement instaure une
disproportionnalité entre sa théorie à défendre et la méthodologie empruntée
pour la défendre mais aussi le fait tomber dans le piège herméneutique
d’universaliser subjectivement une thèse objectivement particulière.

II.2.1.1. Disproportionnalité entre la théorie et la méthodologie

En abordant le domaine strictement littéraire qui a donné naissance à la


théorie du désir mimétique, force est de constater que la théorie girardienne,
quoiqu’elle puisse trouver une certaine correspondance dans plusieurs
fictions romanesques - même en dehors de celles que Girard invoque -, est
toutefois loin d’être universalisable. Les passages que Girard cite des romans
qu’il étudie montrent clairement l’existence et la configuration du désir
mimétique. Toutefois, ce ne sont que des passages ciblés et interprétés
souvent de façon extrapolée. Girard s’insurge contre toute forme de critique
littéraire qui ne va pas dans son sens198. Et dans la plupart des cas, il reproche
aux autres ce qu’il fait lui-même.
Au sujet du roman de Stendhal par exemple, Girard n’a pas de complexe
à affirmer que la critique romantique isole « les scènes qui flattent la
sensibilité contemporaine. Après avoir fait de Julien une canaille, au XIXe
siècle, elle en fait de nos jours un héros ou un saint. Si l’on reconstituait la
série entière des contrastes révélateurs, on constaterait l’indigence des
interprétations outrées que propose toujours cette critique romantique
»199. Or, le reproche qu’il fait aux critiques romantiques le concerne aussi.
Dans les analyses qu’il fait, il isole les passages et les développements où
l’existence du médiateur peut être décelée. En effet, toute l’œuvre de Stendhal
n’est pas basée que sur le mimétisme. C’est comme si dans un texte littéraire,

197
Girard se moque éperdument du bon sens qui, à son avis, passe à côté d’une vérité qui
pourtant crève les yeux : « Le rationaliste ne veut pas percevoir la structure métaphysique du
désir ; il se contente d’explications dérisoires, il fait appel au "bon sens" et à la "psychologie
». GIRARD, R., Mensonge romantique..., op. cit., p. 162.
198
Girard affirme sans ambages que les critiques qui l’ont précédé se sont trompés : « Nous
croyons que les critiques se trompent ». Cf. op. cit., p. 32.
199
Op. cit., p. 151.

95
on cherchait à isoler une figure de style donnée en fonction du genre littéraire
de l’auteur. Il est possible de trouver pas mal de passages où la figure de style
est récurrente, mais on s’abuserait en disant que le texte n’est fondé que sur
celle-ci et que ceux qui basent leur analyse sur d’autres figures de style se
sont trompés.
Tout en admirant la systématicité conceptuelle de Girard quant à la
configuration du désir triangulaire et des divers types de médiations
mimétiques, l’honnêteté intellectuelle nous pousserait à noter une autre
disproportionnalité herméneutique entre la théorie du désir mimétique en soi
et la méthodologie empruntée pour la formuler. En effet, pour défendre une
thèse qui s’avère de portée universelle200, on s’appuie normalement sur des
exemples assez nombreux et largement variés, sur des témoignages
empruntés aux sources les plus diverses ou alors à des documents provenant
de diverses époques et localités possibles. Mais à ce qui nous semble évident,
rien de tout cela pour la théorie de Girard. Pour le développement de la thèse
du désir mimétique, Girard ne s’appuie que sur la littérature. Il ne s’agit même
pas de toute la littérature mais exclusivement de celle romanesque 201. Dit de
cette manière, on s’attendrait au moins à ce qu’il fasse appel à un nombre
assez considérable de romans et de romanciers. Mais au total, il ne cible que
cinq romanciers dont il n’étudie qu’une œuvre à la fois.202 Il faut noter que

200
Le phénomène du désir triangulaire selon Girard se trouve partout, de la publicité à la
coquetterie, de l’hypocrisie aux rivalités politiques, du simple ressentiment aux
comportements sadomasochistes, etc. Par une thèse qui n’admet aucune restriction, Girard
entend fournir une clé définitive et universelle de la découverte du mécanisme qui régit, sans
aucune exception, tous les désirs humains.
201
GIRARD, R., Mensonge romantique..., op. cit., pp. 23 : « Seuls les romanciers, dit Girard,
révèlent la nature imitative du désir ». Girard est en fait persuadé que tous les penseurs qui
peuvent avoir réfléchi sur le désir, même dans leurs intuitions les plus audacieuses, ne sont
jamais parvenus à se libérer complètement de la tyrannie de l’objet. Ils restent tous, à son
avis, en deçà de la réflexion romanesque. Cf. Ibid., pp. 226.
202
Il s’agit des cinq œuvres romanesques que nous avons étudiées dans le chapitre précédent.
Nous avons noté que Shakespeare fait exception des inspirateurs de la théorie mimétique
n’étant pas un romancier. Il faut plutôt dire qu’au moment où Girard rédige sa première œuvre
où il développe pour la première fois la théorie du désir mimétique, il n’avait pas encore tout
à fait remarqué la pertinence de Shakespeare quant à la corroboration de sa théorie. C’est
plus tard qu’il rédigera une œuvre toute dédiée au Barde d’Avon. Ce qui est étonnant, c’est
que dans cette œuvre, on ne retrouve pas les œuvres majeures du Barde telles que Roméo et
Juliette (sauf une petite allusion aux pages 358-359 de Mensonge...) mais des œuvres
mineures comme Le Songe d’une nuit d’été que nous avons étudié au chapitre précédent. Des
autres littéraires non romanciers (dramaturges ou poètes par exemple), Girard ne mentionne

96
même dans l’étude de ces quelques œuvres, Girard lui-même relève des
problèmes non moins importants d’interprétation où parfois il a affaire à des
exemples de désirs spontanés pour lesquels il faut trouver des explications
pour ne pas compromettre la proportion universelle de sa théorie.
À notre humble avis, il y a une question que Girard aurait dû
préalablement clarifier. Il aurait fallu qu’il explique d’abord au nom de quel
principe seuls les romanciers sont capables de révéler la nature mimétique du
désir.203 Or, cela apparaît chez Girard comme une affirmation gratuite comme
s’il était de notoriété publique que les romanciers sont naturellement dotés de
capacités extraordinaires pour induire ce que, à l’exception de Girard
évidemment, personne d’autre ne peut comprendre. Mais au lieu d’affronter
cet argument comme prémisse à ses affirmations, il cherche, dans ses œuvres
ultérieures à Mensonge romantique et vérité romanesque, à illustrer sa théorie
à l’aide d’autres auteurs.
Cette méthode, outre à compromettre l’affirmation selon laquelle seuls
les romanciers sont à même d’intuire la dimension fondamentale du désir,
porte à la suspicion herméneutique de penser si vraiment Girard ne part pas
d’une idée déjà préconçue du désir mimétique qu’il cherche ensuite à appuyer
avec des éléments de son métier, surtout qu’il était professeur de littérature
comparée quand il a eu l’intuition du désir selon l’Autre. Bien évidemment,
nous ne sommes pas à mesure de confirmer cette hypothèse, vu que Girard
lui-même se prend pour un exégète converti par les Écritures et qu’il
considère les romanciers eux-mêmes comme des convertis de l’illusion

que deux exemples qu’il rattache à la justification de sa théorie d’une façon, à notre avis, très
peu convaincante. Il s’agit de Molière dans Dom Juan et de Racine dans Andromaque. Cf.
GIRARD, op. cit., pp. 56,178; GIRARD, La voix méconnue du réel, Grasset, Paris 2002, p.
273 ; MOLIERE, Dom Juan, Actes I-II; RACINE, J., Andromaque, Acte I, scène II, vv. 456-
470.
203
Il faut noter que même au sujet des romanciers, des contradictions ne manquent pas. Au
sujet de Cervantès par exemple, Girard affirme lui-même : « Dans la plupart des œuvres de
fiction, les personnages désirent plus simplement que Don Quichotte. Il n’y a pas de
médiateur entre le sujet et l’objet. Quand la nature de l’objet passionnant ne suffit pas à rendre
compte du désir, on se tourne vers le sujet passionné. On fait sa psychologie ou l’on invoque
sa liberté. Mais le désir est toujours spontané. On peut toujours le représenter par une simple
ligne droite qui relie le sujet et l’objet ». Cf. GIRARD, Mensonge romantique..., op. cit., p.
12. Il faudrait alors que Girard explique la différence entre les œuvres de fiction et les œuvres
vraiment romanesques. Il semblerait qu’une œuvre n’est vraiment romanesque que quand il
justifie sa théorie.

97
romantique204. De toutes manières, même si l’on croit à ce qu’il affirme lui-
même, à savoir que c’est en lisant les grands romanciers qu’il découvre le fil
rouge qui tisse le désir humain, il apparaît herméneutiquement clair qu’après
avoir eu l’intuition du désir mimétique, Girard a été définitivement obsédé
par cette dernière au point de devenir désormais incapable de reconnaître et
d’interpréter la réalité en dehors du cadre mimétique.

II.2.1.2. L’universalisation du particulier

Ce qui pourrait sauter aux yeux de chaque critique des sources, c’est que
l’intuition de Girard est justifiée d’une façon subjectivement péremptoire
alors qu’il s’agit d’une thèse objectivement relative. Certes, le désir humain
a quelque chose de mimétique même si on considère des sources autres que
celles de Girard. Dans tous les romans, c’est monnaie courante de rencontrer
des protagonistes qui s’imitent, des amours qui font naître des rivalités et des
désirs, etc. Toutefois, il faut reconnaître aussi que les œuvres littéraires, sans
exclure les romans, exaltent souvent la beauté, la conquête amoureuse, le
désir romantique, sans aucune allusion à l’imitation et parfois même en nette
contradiction avec l’intuition de Girard.205 C’est probablement la raison pour
laquelle Girard, après avoir eu l’intuition de la μίμεσις dans le désir humain
à partir de certaines œuvres, en évite d’autres pour ne pas compromettre
l’apparence universelle de sa théorie.
Or, naturellement, dans la configuration d’une théorie d’ampleur
scientifique, il ne manque pas d’exceptions qui confirment la règle.
D’ailleurs, Karl Popper parlait de la falsifiabilité comme condition sine qua

204
GIRARD, Mensonge romantique ..., op. cit., pp. 293-299 : « Toutes les conclusions
romanesques sont des conversions. Personne ne peut en douter[...] Les grandes créations
romanesques sont toujours le fruit d’une fascination dépassée. [...] Ce n’est en dépassant la
fascination de l’objet que provoque l’illusion romantique que les grands romanciers ont eu la
grande intuition de la triangulation naturelle du désir humain ».
205
Les exemples seraient ici infinis. Nous pouvons simplement renvoyer au livre de Jean
Rousset sur l’analyse romanesque pour voir qu’il y a des exemples suffisamment nombreux
où la naissance de l’amour échappe nettement à la loi du désir triangulaire. Cf. ROUSSET,
J., Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, Corti, Paris 1981.

98
non pour qu’une théorie puisse revendiquer sa scientificité.206 En effet,
Popper initie sa réflexion à l’époque où l’induction est la méthode la plus
répandue pour la scientificité des théories. À partir d’un grand nombre
d’observations et d’expériences, l’homme de science dégageait des lois
universelles. Et pourtant, David Hume avait déjà, à propos du principe de
causalité, exprimé sa réticence au sujet de la réponse inductive en montrant
que même un très grand nombre de cas particuliers ne suffirait pas pour
inférer une loi universelle. On peut en fait, à la fin de la course, tomber sur un
contre-exemple. 207
Ces réticences de Hume à propos de l’induction poussent Popper à ne pas
prendre la formulation des hypothèses comme un simple travail
d’enregistrement de cas réguliers mais plutôt comme un exercice actif et
créatif. Au lieu de l’induction à partir des cas particuliers, il faut partir de la
déduction en formulant des hypothèses et en imaginant des cas qui
falsifieraient les hypothèses émises. Une fois qu’une hypothèse résiste aux
cas susceptibles de l’infirmer, elle est provisoirement retenue valide. Au cas
contraire, elle est falsifiée par l’expérience. C’est ainsi que pour Popper,
chaque théorie scientifique n’est qu’hypothétique. On peut avoir des faits qui
l’infirment mais on ne peut jamais avoir des éléments qui la confirment d’une
manière irrévocable. Pour cela, tout discours totalisant qui ne cherche partout
que des justifications et des confirmations en se croyant capable de tout
expliquer, n’est pas un discours scientifique.208
Ceci dit, nous voulons revenir à Girard pour tirer, au final, deux
conclusions. Tout d’abord, du point de vue méthodologique, l’absolutisation
qu’il fait de sa théorie n’est pas scientifiquement défendable. D’une part, ce
qu’il aurait pu prouver comme prémisse à son plaidoyer des sources - à savoir
pourquoi les romanciers étaient les seuls à pouvoir se rendre compte de
l’essence mimétique du désir -, il l’a pris pour acquis et en a érigé une théorie
de proportions universelles. D’autre part, même pour les fanatiques de
l’induction, la quantité de sources dont Girard dispose est largement

206
Cf. POPPER, K.R., Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique,
Payot, Paris 2006, p. 65.
207
Cf. HUME, D., Traité de la nature humaine, Aubier, Paris 1983 ; Enquête sur
l’entendement humain, Flammarion, Paris 1983, p. 123. Il faut signaler que, comme problème
philosophique, Hume présentait l’induction comme une tendance à prédire les phénomènes
futurs sur base des cas expérimentés dans le passé.
208
Cf. POPPER, K.R., op. cit.

99
insuffisante pour légitimer une théorie qui, selon lui, n’admet pas
d’exception. Par ailleurs, du point de vue philosophique, même si Girard avait
puisé dans tous les romans qui existent depuis la naissance de la littérature
romanesque, celle-ci ne suffirait pas pour induire une théorie de nature
philosophique. En effet, la littérature n’est qu’un miroir de la réalité de
l’homme et de la société. Or, le miroir peut refléter les choses mais d’une
façon toujours déformée en fonction de sa position. Ce n’est donc pas dans le
miroir qu’il faut aller chercher la vérité des choses si on peut aller aux choses
elles-mêmes. Girard aurait peut-être dû analyser le comportement humain en
général et constater que le mimétisme n’est pas une affaire à induire à l’aide
des romans mais une réalité de tous les jours qu’il ne faut pourtant pas
absolutiser.
Et pourtant, même les quelques sources romanesques que Girard brandit
lui-même, démentissent souvent sa théorie. Dans le point qui va suivre, nous
nous proposons d’analyser de près comment Girard utilise ses sources pour
légitimer sa théorie sans se rendre compte - ou alors en passant sous silence -
que certaines d’entre elles trahissent son intuition.

II.2.2. La réduction du désir à l’imitation: un démenti des sources

Le problème herméneutique de la théorie girardienne ne se ramène pas


seulement à l’absolutisation subjective d’une théorie qui en soi est
objectivement relative. Il se ramène surtout à l’interprétation de ses sources
mêmes. En analysant ses sources littéraires de façon objective, force est de
constater que les exceptions à la loi du désir mimétique sont légion. Ce qui
étonne le plus, c’est qu’il refuse carrément de les tenir en considération
comme exception alors qu’il les relève lui-même.
Or, le défaut que Popper trouve dans de telles théories, comme nous y
avons déjà fait allusion, c’est qu’elles se présentent comme irréfutables et
interprètent toute critique qui leur est adressée comme une confirmation de
leur justesse.209 En effet, selon Popper, une théorie qui s’auto-immunise
209
C’est dans ce contexte que Girard introduit les concepts de la méconnaissance et de
l’illusion. D’après lui, une fois que le mécanisme mimétique est démasqué, il n’est plus. Le
mimétisme s’accompagne toujours de la méconnaissance. Bien plus, ceux qui postulent la
spontanéité du désir se leurrent d’illusion. Du coup, il est impossible d’opposer résistance au
mimétisme au risque d’être taxé d’illusionniste.

100
contre toute critique ne saurait être considérée comme scientifique. En
principe, toute théorie scientifique se construit dans la mesure où elle se
reconnaît par sa capacité à se soumettre elle-même à la critique et à débusquer
activement ses propres erreurs.
Dans ce paragraphe, sans nullement prétendre à l’exhaustivité, nous
allons explorer certaines exceptions à la loi mimétique qui se peuvent relever
dans les sources que Girard emploie et constater comment Girard cherche à
édulcorer certaines d’entre elles à sa guise afin de sauvegarder sa théorie.

II.2.2.1. Cervantès

Ainsi, chez Cervantès, Girard reconnaît que le désir spontané est encore
la norme par la simple raison que le désir métaphysique se détache sur un
fond de bon sens.210 Et s’il en est ainsi, à quoi bon ne pas reconnaître
simplement que le désir peut être tantôt spontané si l’on s’en tient au bon sens,
et tantôt mimétique si l’on s’en tient à quelque chose d’autre qu’il faut alors
préciser et justifier ? Mais aussi, si le désir métaphysique se détache du bon
sens, y a-t-il une autre forme de désir qui ne s’en détache pas et qui donc n’est
pas métaphysique ? Et si oui, n’aurait-il pas été plus scientifique de l’étudier
pour le distinguer du désir métaphysique ? Il s’agit bien évidemment des
questions que Girard ne se posent pas mais qui, à notre avis, devraient
interroger quiconque se lance dans une étude herméneutique des sources sur
Girard.
Quand il parle du désir triangulaire des protagonistes du roman de
Cervantès, Girard fait parfois des affirmations génériques et qui s’inspirent
souvent d’une interprétation tendancieuse et bornée des événements et des
personnages. C’est le cas du héros du roman et de son écuyer :
Don Quichotte, dans le roman de Cervantès, est la victime exemplaire du
désir triangulaire, mais il est loin d’être la seule. Le plus atteint après lui est
l’écuyer Sancho Pança. Certains désirs de Sancho ne sont pas imités ; ceux
qu’éveille, par exemple, la vue d’un morceau de fromage ou d’une outre de vin.
Mais Sancho a d’autres ambitions que celle de remplir son estomac. Depuis
qu’il fréquente don Quichotte, il rêve d’une île dont il sera gouverneur, il veut

210
Cf. GIRARD, R., op. cit., p. 153.

101
un titre de duchesse pour sa fille. Ces désirs-là ne sont pas venus spontanément
à l’homme simple qu’est Sancho. C’est don Quichotte qui les lui a suggérés.211

Ce point de vue nous paraît herméneutiquement tendancieux. Dans ce


passage, Girard affirme que Don Quichotte est loin d’être la seule victime du
désir triangulaire et qu’il y en a d’autres mais de ces autres, il ne cite que
Sancho. Et de ce dernier, il n’arrive à cibler que deux désirs qui, à notre avis,
ne sont pas interprétés avec justesse. S’il est vrai en effet que Sancho n’aurait
pas eu le désir d’être gouverneur d’une île ni de voir sa fille devenir duchesse
s’il n’avait pas rencontré Don Quichotte, il n’est pas moins tiré par les
cheveux que c’est Don Quichotte qui les lui a suggérés. En effet, à lire le
roman de Cervantès, il n’est pas difficile de se rendre compte qu’il ne s’agit
pas là d’une suggestion mimétique, mais bien d’une promesse que Don
Quichotte fait à Sancho pour qu’il le suive.
Dans ce temps-là, Don Quichotte sollicita secrètement un paysan, son
voisin, homme de bien (si toutefois on peut donner ce titre à celui qui est
pauvre), mais, comme on dit, de peu de plomb dans la cervelle. Finalement,
il lui conta, lui persuada et lui promit tant de choses que le pauvre homme
se décida à partir avec lui et à lui servir d’écuyer. Entre autres choses, Don
Quichotte lui disait qu’il se disposât à le suivre de bonne volonté, parce
qu’il lui pourrait arriver telle aventure qu’en un tour de main il gagnât
quelque île, dont il le ferait gouverneur sa vie durant. Séduit par ces
promesses et d’autres semblables, Sancho Pança (c’était le nom du paysan)
planta là sa femme et ses enfants et s’enrôla pour écuyer de son voisin.212

Il faut d’ailleurs remarquer que, quoique Sancho Pança se laisse parfois


fasciner par les lubies de son maître, ses propos et son comportement
montrent qu’il reste pleinement lui-même tout au long du roman et parfois
assez imperméable aux rêveries et aux visions de son maître à qui il ne cesse
de dire qu’il est fou. Girard semble le reconnaître mais obnubilé par l’intuition
du désir mimétique, il postule au renversement du triangle pour dire que
Sancho devient médiateur et Don Quichotte sujet du mimétisme. À notre avis,
il aurait simplement pu maintenir l’idée selon laquelle, dans Don Quichotte,
le désir métaphysique se détache sur un fond de bon sens. Le roman est en
réalité une critique de la société chevaleresque à travers les folies de Don
Quichotte. Et si le désir métaphysique devait y apparaître comme une maladie
très étrange et très rare - et heureusement non contagieuse - qui fait du héros

211
Op. cit., p. 12.
212
CERVANTÈS, Don Quichotte, op. cit., p. 52.

102
éponyme un personnage tout à fait à part et qui ne cesse de susciter
l’étonnement et la risée partout où il passe, alors le roman n’aurait pas suffi à
illustrer la thèse de Girard.213

II.2.2.2. Stendhal et Flaubert

Si dans le roman de Cervantès le désir mimétique ne transparaît pas avec


tant d’intensité du moment qu’il s’agit d’un mimétisme à médiation externe,
Girard soutient que Stendhal serait le premier à avoir posé le principe de la
priorité de l’autre dans le désir. Le désir spontané qui était encore la norme
chez Cervantès est devenu l’exception chez Stendhal.214 Toutefois, il y a là-
dedans un autre problème herméneutique. En effet, Girard oppose chez
Stendhal la passion à la vanité. Du coup, il affirme que les passionnés désirent
spontanément et ne se soucient point des autres. Un autre auteur qui écrit sur
Stendhal, Émile Chartier dit Alain, remarque la même chose : « ses héros sont
des hommes qui ne se soucient point des autres ; qui ne vont point demander
aux autres ce qu’il faut faire ; ce que l’on doit faire ; ce que l’on doit penser
»215. Il y a alors lieu de se demander au nom de quelle analyse Girard a pu
affirmer que Stendhal a posé le principe de la priorité de l’Autre dans le désir
si tous les personnages passionnés que Stendhal a peints ignorent
superbement le désir selon l’autre.
Dans l’étude de Stendhal, il est évident que Girard se penche
essentiellement sur Le rouge et le noir pour asseoir sa théorie du désir
mimétique. Toutefois, il ne s’empêche pas parfois de citer aussi La chartreuse
de Parme ainsi que les Mémoires d’un Touriste. Or, dans les deux romans, il
est tout aussi facile de déceler certaines contradictions par rapport à la
formulation de la théorie mimétique. Ainsi, dans La Chartreuse de Parme,
les protagonistes sont des passionnés qui ne désirent pas par l’entremise des
autres à l’instar des vaniteux.216 Quant à l’autre roman, les Mémoires d’un
213
Cf. POMMIER, R., René Girard. Un allumé qui se prend pour un phare, Kimé, Paris
2010, p. 29.
214
Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique..., op. cit., pp. 12-52.
215
ALAIN, E.C., Stendhal, PUF, Paris 1948, p. 80.
216
« La passion chez Stendhal est le contraire de la vanité. Fabrice del Dongo est l’être
passionné par excellence ; il se distingue par son autonomie sentimentale, par la spontanéité

103
Touriste, Girard affirme que « Stendhal met ses lecteurs en garde contre ce
qu’il appelle les sentiments modernes, fruits de l’universelle vanité : l’envie,
la jalousie et la haine impuissante »217. Le problème herméneutique est alors
que si Stendhal parle des sentiments modernes, c’est qu’il s’agit de sentiments
nouveaux qui avant n’existaient pas et qui ne peuvent pas être universels vu
qu’il y a toujours des personnes qui résistent aux sentiments modernes. Or, ce
qui n’est que sentiment d’un moment et qui ne peut pas être érigé en fait
universel ne saurait être de nature métaphysique. Si le désir mimétique est
vraiment métaphysique, il ne saurait être un sentiment simplement moderne.
On peut par-là penser que Girard force la main à Stendhal quant à l’intuition
du désir mimétique.
Et même pour les personnages que Girard présente sans cesse dans Le
Rouge et le Noir, il y a lieu de se demander si ce que Girard appelle désir l’est
rigoureusement. En effet, à ne prendre que le traditionnel exemple que Girard
cite de M. de Rênal qui engage Julien Sorel parce qu’il s’imagine que son
rival Valenod a l’intention de l’engager, on peut se demander si l’engagement
de Sorel relève du désir ou de la simple logique de concurrence. Girard lui-
même affirme que ce n’est pas par sollicitude pour ses enfants ni par amour
du savoir que M. de Rênal engage Julien comme précepteur de ses enfants
mais pour contrer celui qu’il considère comme l’obstacle de sa position.218
Du coup, le désir de M. de Rênal ne concerne pas l’engagement de Sorel qui
n’est qu’un moyen. Il concerne plutôt la disqualification de Valenod qui
risque de faire ombre à son influence. Ainsi, si l’objet du désir n’est pas posé
au départ, on aurait du mal à concevoir un désir triangulaire du moment que,
en réalité, il ne s’agirait pas d’un désir à proprement parler, mais plutôt de
l’instinct de domination qui pousserait à écarter par tous les moyens l’obstacle
potentiel.
La primauté du désir selon l’Autre se manifeste encore avec plus
d’intensité dans le roman de Gustave Flaubert. Girard n’a pas peur d’affirmer
qu’à partir de Flaubert, et en dehors de quelques cas tout à fait spéciaux, tels

de ses désirs, par son indifférence absolue à l’opinion des Autres. L’être de passion puise en
lui-même et non pas en autrui la force de son désir ». GIRARD, R., Mensonge romantique…,
op. cit., p. 26; STENDHAL, La chartreuse de Parme, LGF, Paris 2008.

Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique…, op. cit., p.23; STENDHAL, Mémoires d’un
217

Touriste, Gallimard, Paris 2014.


218
GIRARD, R., Mensonge romantique…, op. cit., p. 15.

104
que L’Idiot de Dostoïevski, le désir spontané joue un rôle si mineur qu’il ne
peut même plus servir de révélateur romanesque.219 Or, il n’est pas nécessaire
de parcourir toute l’œuvre de Flaubert pour se rendre compte que tous les
personnages de ses romans ne rentrent pas nécessairement dans le schéma
mimétique girardien. Même en ne s’en tenant qu’à Madame Bovary sur lequel
Girard a centré son attention, on peut noter que lui-même relève au moins
deux personnages qui font exception à la règle du désir mimétique. Ainsi,
Girard déclare que « dans Madame Bovary les seules exceptions sont la
paysanne des comices qui échappe au désir bourgeois par la misère et le grand
médecin qui échappe par le savoir ».220 Il s’agit respectivement de Catherine
Leroux et du docteur Canivet.221 Mais alors, s’il y a au moins deux cas qui
échappent à la règle générale, on ne peut pas s’expliquer pour quelle bonne
raison Girard les relève mais n’arrive pas à les prendre en considération par
la suite.

II.2.2.3. Dostoïevski et Proust

Dans la section sur les sources d’inspiration de la théorie du désir


mimétique, nous avons opéré un regroupement des romanciers selon l’ordre
décroissant du degré de resserrement du triangle mimétique. Proust et
Dostoïevski viennent en dernière position pour la simple raison que pour
Girard, ils sont les auteurs qui ont les mieux montré l’importance du désir
triangulaire. Au sujet de Dostoïevski, Girard est très fier du caractère serré du

219
Op. cit., p. 154.
220
Ibid.
221
En dehors de ces deux personnages que René Girard lui-même reconnaît, on peut noter
beaucoup d’autres épisodes à savoir par exemple le désir qu’Emma inspire à Justin qui n’est
pas du tout mimétique ou alors Charles qui au contraire de son épouse, a des désirs simples
et spontanés qui n’ont rien à voir avec la vanité. Si dans Madame Bovary, on ne retrouve que
la vanité d’Emma, rien ne donne à conclure que toute l’œuvre de Flaubert soit basée sur la
vanité. D’ailleurs, L’éducation sentimentale de Flaubert est basée sur le désir spontané entre
Frédéric et Mme Arnoux dont la rencontre fut comme une apparition. Cf. FLAUBERT, G.,
Emma Bovary, Garnier, Paris 1972, p. 234 ; FLAUBERT, G., L’éducation sentimentale,
Flammarion, Paris 1976.

105
triangle mimétique dans L’Éternel Mari222 mais remarque quand même «de
rares personnages qui y échappent entièrement».223 Ce qu’il n’a pas le
courage d’aborder comme réflexion, comme d’ailleurs pour tous les autres
romanciers qu’il traite, c’est de savoir si Dostoïevski lui-même - comme
Cervantès, Stendhal et Flaubert - n’a pas compris le caractère universel et
absolu du désir mimétique ou s’il a lui aussi sporadiquement été victime de
l’illusion romantique.
Par ailleurs, en lisant le roman de Dostoïevski, il s’en faut bien qu’il ne
s’agisse que de cas très rares ceux qui relèvent du désir mimétique. Girard ne
prend en considération en fait que Pavel Pavlovitch, mais sa femme Natalia
Vassilievna est désirée aussi par Veltchaninov non par mimétisme mais par
simple coup de foudre224. Natalia est d’ailleurs désirée par Stephane
Mikhailovitch Bagaoutov de la même manière. Quand Veltchaninov est
étonné par le fait qu’un homme comme Bagaoutov qui appartenait à la
meilleure société pétersbourgeoise perde cinq ans dans une banlieue
seulement pour Natalia, la réponse qu’il se donne est simplement qu’il y avait
« quelque chose d’extraordinaire en cette femme, le don d’attirer, de
subjuguer, de dominer ! ».225 Cette déclaration de Dostoïevski déconstruit en
quelque sorte la règle girardienne par l’existence de l’influence de l’objet de
désir sur le sujet désirant sans qu’il y ait nécessairement un médiateur qui
rende cet objet désirable.
Cela met en doute le caractère mimétique du même désir que Girard
prétend pour Pavel Pavlovitch. En effet, l’affirmation de Girard selon laquelle
Pavel « entraîne Veltchaninov chez la femme qu’il a choisie afin que

222
« L’Éternel Mari révèle l’essence de la médiation interne sous une forme aussi simple,
aussi pure que possible. Aucune digression ne vient distraire ou égarer le lecteur. C’est parce
que le texte est trop clair qu’il paraît énigmatique. Il projette sur le triangle romanesque une
lumière qui nous éblouit ». GIRARD, R., op. cit., p. 52.
223
Op. cit., p. 47.
224
« Vous rappelez-vous notre première entrevue, lorsque vous êtes venu chez moi, un matin,
vous renseigner au sujet d’une affaire ; vous aviez même commencé par vous fâcher. Mais
Natalia Vassilievna est apparue, et, dix minutes après, vous étiez déjà l’ami très sincère de la
maison ; et cela durant une année entière ». DOSTOÏEVSKI, F., L’adolescent, les Nuits
blanches, Le sous-sol, Le Joueur, l’Éternel Mari, Gallimard, Paris 1956, p. 978 cit. in
POMMIER, R., op. cit.,p. 34.
225
Op. cit., p. 974.

106
Veltchaninov la désire et se porte garant de sa valeur érotique »226 peut être
facilement contredite pour deux raisons. D’abord, on peut penser que ce
charme que Natalia a exercé sur Bagaoutov, puisse avoir été exercé sur tous
ses amants. Celle-ci n’est bien-sûr qu’une hypothèse. Mais il y a aussi une
raison moins hypothétique. Pavel, a vécu pendant dix ans avec Natalia avant
que celle-ci ne rencontre Veltchaninov. Ce n’est donc pas ce dernier qui crée
son désir. Une attitude masochiste de sa part pourrait simplement l’attiser.
René Girard affirme presque la même chose pour tous les auteurs qu’il
traite. Pour Marcel Proust, il affirme que « il n’est pas exagéré de dire que
chez tous les personnages de La Recherche du Temps Perdu, l’amour est
étroitement subordonné à la jalousie, c’est-à-dire à la présence du rival. Le
rôle privilégié que joue le médiateur, dans la genèse du désir, est donc plus
évident que jamais ».227 Étant l’auteur de la jalousie et du snobisme, il est
assez facile de trouver chez Proust des personnages qui étayent la thèse
girardienne. Cependant, il n’est pas dit que Proust ait intentionnellement
voulu souligner que l’amour est nécessairement lié à la jalousie moins encore
que tout désir est suggéré par un Autre.228
D’ailleurs, il y a chez Proust pas mal d’épisodes qui montrent que
l’autonomie du désir est possible. Nous pouvons mentionner en passant, le
cas du baron de Charlus qui aime Morel, un violoniste fils du valet de l’oncle
Adolphe qui était en même temps violent et pédophile229. Girard cherche à
mimétiser son désir en invoquant le concept de snobisme descendant.230 Mais
en réalité, M. de Charlus est amoureux de Morel simplement parce qu’il aime
les hommes âgés et plus virils plutôt que de jeunes éphèbes. Et quand bien
même Girard réussissait à trouver de l’imitation dans le désir de M. de
Charlus pour Morel, il réussirait mal à expliquer son homosexualité en

226
GIRARD, op. cit., p. 52.
227
GIRARD, R., op. cit., p. 31.
228
Cf. FRAISSE, L., René Girard en critique de Proust in “L’Esprit créateur”, vol. 46, n. 4
(2006), pp. 134-150.
229
Cf. PROUST, M., À la recherche du temps perdu. Tome4 : Sodome et Gomorrhe, op. cit.
230
« Le désir métaphysique ne porte jamais, par définition, sur l’objet accessible. Ce n’est
donc pas vers le noble faubourg que tendent les désirs du baron mais vers la basse canaille.
C’est ce snobisme descendant qui explique la passion pour Morel, assez crapuleux
personnage ». GIRARD, R., op. cit., p. 212.

107
général qui ne s’inspire d’aucun autre désir, au moins à ce que présente
Proust.

II.2.2.4. Analyse romanesque et expérience humaine

Au final, même dans la littérature romanesque que Girard invoque


comme la seule capable de s’élever au-delà de l’illusion romantique et la seule
à même de dépasser l’illusion de la linéarité du désir pour s’élever à ce que le
désir est fondamentalement, les exemples du désir non mimétique sont légion.
Il y a lieu de se demander alors d’où lui est venue une aussi grande certitude
pour sa théorie. Une chose est sûre. Les grands écrivains s’inspirent de la
réalité des choses et de leur expérience personnelle. S’ils relèvent des cas du
désir triangulaire, c’est que celui-ci existe dans la réalité et dans l’expérience
humaine. Également, s’ils relèvent des cas de désir spontané, c’est qu’il existe
aussi.
Dire alors que les premiers ont raison et les seconds ont tort ou que les
mêmes se sont trompés en affirmant ce qu’ils ont affirmé sur le désir spontané
et pas sur le désir mimétique relève, à notre avis, d’un abus herméneutique.
La démonstration de Girard n’aurait pas dû être de relever l’existence du désir
mimétique dans l’un ou l’autre cas mais plutôt de démontrer que le désir
linéaire est impossible. Et pour démontrer cela, ce n’est pas dans des romans
qu’il fallait chercher la réponse. Un texte narratif, quel qu’il soit, s’inspire de
la réalité et pas le contraire. Nous pensons qu’on ne peut pas forger la réalité
à partir d’un texte narratif, mais que de la réalité on peut forger un texte
narratif.
Les mécanismes du désir étant complexes, il existe évidemment des
désirs qui ne sont pas immédiats. Et Girard a eu le mérite de s’étendre sur ces
cas et de développer à base d’eux, une méta-narrative. Toutefois, ce ne sont
que des cas qu’il ne fallait pas ériger en règle générale. Girard lui-même, en
dehors des textes qu’il étudie, ne parle jamais de son expérience personnelle
pour relever par exemple que les désirs qu’il a eu dans sa vie étaient tous
mimétiques. Ça aurait peut-être donné beaucoup plus à réfléchir. Peut-être
que quelqu’un d’autre aurait affirmé la même chose et, de cette manière, une
théorie fondée sur le témoignage de l’expérience humaine aurait fait son
cours. Mais hélas, on a dans la vie réelle des exemples qui démontrent le
contraire de la théorie du désir mimétique.

108
Ainsi, le coup de foudre par exemple n’est pas un concept livresque. Il
n’est pas rare d’avoir des témoignages de gens qui se sont rencontrées et qui
se sont aimés d’un coup sans le concours d’un tiers. Non plus, le coup de
foudre n’est pas une règle générale dans l’amour et dans le désir. Tout de
même, une exception à la généralité suffit pour infirmer une théorie
universalisante. Girard pourrait peut-être objecter sur le coup de foudre en
disant que, d’une manière ou d’une autre, on tombe amoureux d’une personne
parce elle correspond à l’image qu’on a en soi.231 Toutefois, cette image ne
peut pas être qualifiée de médiateur du moment que non seulement elle n’est
pas à même de désirer mais aussi qu’elle n’est pas diverse du sujet désirant.
Girard n’aurait peut-être jamais donné cet argument. Sinon, il aurait
compromis l’unité de la personne et partant du désir-même parce que, même
si le médiateur est fondamental dans le désir triangulaire, le point de départ
est toujours le sujet qui désire ou mieux, pour être plus girardien, qui imite.
Dans tous les cas, on n’écrit que ce qu’on pense, que ce soit fictif ou
expérienciel. Toutefois, on ne peut jamais prétendre épuiser les aspects d’une
réalité en racontant l’histoire d’une vie réelle ou en inventant une histoire
fictive. Cela est d’autant vrai que dans le domaine anthropologique, la
précaution exige qu’on tienne compte de l’aspect imprévisible de l’être
humain pris dans sa dimension existentielle. Pour cela, même si Girard était
parti de son expérience personnelle ou de celle de beaucoup d’autres, rien
n’aurait légitimé une théorie aussi universalisante inspirée par une simple
analyse des cas particuliers. A fortiori, l’étude d’un ou de plusieurs romans
ne saurait donner naissance à une théorie qui n’admet pas d’exception sur
l’homme.
Tout ce qu’il faut reconnaître, c’est la génialité de Girard, qui, à partir
d’une source qu’on ne se serait jamais imaginée, a fait naître une théorie qui
permet des études interdisciplinaires sur une réalité aussi importante qu’est le
désir humain. En effet, la théorie de Girard, sans en avoir l’air, porte à des
conséquences philosophiques qui méritent une réflexion philosophique de
haut niveau. Dans le point suivant, nous allons aborder, sans prétendre en
épuiser les contours, la question des conséquences philosophiques que peut
comporter la théorie du désir mimétique

231
Certainement, Girard n’est pas intéressé par le phénomène du coup de foudre, sinon, étant
un lecteur intéressé de Shakespeare, il n’aurait pas ignoré la célèbre phrase de Marlowe (Who
ever loved that not loved at first sight ?) cité dans As you like it par un personnage
shakespearien. Cf. MARLOWE, C., Hero and Leander, I, 176 cit. in SHAKESPEARE, As
you like it, Acte III, Scene 4, line 82; GIRARD, R., Shakespeare. Les feux de l’envie, op. cit.

109
II.2.3. Les implications philosophiques de la négation du désir
autonome

La négation de l’autonomie du désir comporte des conséquences


philosophiques très remarquables. Si nous partons des phénomènes du
snobisme et de la vanité que Girard invoque pour étayer sa thèse, force est de
constater qu’au lieu de légitimer le fondement du désir mimétique, ils risquent
de le miner. En effet, le snob désire ce que désirent d’autres personnes et plus
particulièrement celles qui sont au-dessus de lui par la notoriété, la richesse,
le talent, etc. Au fond, ces désirs ne sont pas de vrais désirs ou mieux ne le
sont que par ricochet et de manière secondaire. On remarque en fait que le
vrai désir du snob est plutôt de s’élever au-dessus de sa condition et de
compter davantage aux yeux des autres et de soi-même. Et ce désir ne saurait
être un désir imité du moment que l’amour propre est un sentiment naturel
chez l’homme.
Ainsi, le snob peut arriver à réaliser son vrai désir en imitant ce que font
les personnes qui représentent le point de vue qu’il a de la vie accomplie.
Cependant, l’imitation est plutôt un moyen pour arriver au vrai désir du snob
ou du vaniteux. Il n’est d’ailleurs pas impossible de rencontrer des personnes
qui se moquent éperdument de ce que désirent les autres et qui ne sont jamais
envieux dans ce qu’ils font ou désirent. Par contre, le fait que Girard limite le
vrai désir à son instrument éventuel qu’est l’imitation risque de compromettre
le désir en soi en le réduisant à l’envie qui n’est qu’un sentiment connexe au
vrai désir sans toutefois incarner l’essence de celui-ci.
Par ailleurs, indépendamment des sources, la formulation de la théorie
elle-même comporte un contre-sens philosophique. Si en fait on ne peut
absolument désirer qu’un objet désiré par un autre, cela veut dire que le désir
est toujours second. Et s’il en est ainsi, il serait impossible que quelqu’un
puisse éprouver le moindre désir qui soit véritable. Logiquement, ce qui
concerne le sujet concernerait aussi le médiateur et le désir en soi serait nié.
En effet, si la théorie du désir mimétique doit philosophiquement tenir debout,
il faut que quelqu’un désire l’objet de façon spontanée au moins pour la
première fois pour qu’il soit imité par la suite. Autrement, le cercle mimétique
serait vicieux et même le désir du médiateur serait lui-même mimétique. Or,
tous les maillons d’une chaîne sont reliés à celui qui les précède sauf le
premier. Au final, il est clair qu’on ne peut pas aller à l’infini dans une chaîne
mimétique. Il faut que le premier désir n’ait pas été mimétique pour que la
théorie de Girard soit rationnellement défendable. Mais malheureusement,
l’existence de ce désir contredirait toute la théorie. C’est pour cela que

110
l’absolutisation de la théorie du désir mimétique devient un contre-sens, pas
seulement quant aux sources mais aussi quant à sa rationalité.
L’autre conséquence philosophique de la théorie girardienne est la
négation des qualités intrinsèques des objets de désir. Il n’est pas nécessaire
de rappeler que l’expérience humaine contredit souvent la théorie de Girard.
En effet, il est très facile de trouver dans la vie de tous les jours, des objets
désirés pour eux-mêmes et non par mimétisme. Autrement, dans une famille
à fils unique, celui-ci serait incapable de certains désirs vu qu’il n’y a pas de
médiateur pour certains désirs familiaux. Par ailleurs, en niant l’existence du
désir autonome et spontané, on nierait aussi l’existence des qualités
intrinsèques des choses telles que la beauté, l’harmonie, l’élégance, etc.232.
En voyant une voiture par exemple, elle peut nous plaire en fonction de ses
qualités sans que nous ayons été nécessairement informés d’un médiateur qui
l’ait désirée avant nous. Il n’est pas faux que pris collectivement, nos goûts
puissent être influencés par la culture et la société, mais cela n’implique pas
que chaque désir singulier soit calqué sur le désir de l’autre selon une formule
qui se veut définitive et universelle.233
La négation de l’autonomie du désir pousse ensuite Girard à faire des
distinctions philosophiquement fallacieuses sur le désir et l’appétit. Girard
affirme en effet que « l’appétit pour la nourriture, le sexe, n’est pas encore le
désir mais une affaire biologique qui devient désir par l’imitation d’un modèle
».234 En partie, on peut en convenir avec lui du moment que l’appétit peut être
un besoin indifférencié de nourriture tandis que le désir porte sur tel ou tel
met particulier. De la même manière, l’instinct sexuel qui caractérise l’animal
par exemple est un besoin rigide et indifférencié qui porte l’animal vers
n’importe quel partenaire sexuel de même espèce235. Par contre, le désir

232
Il faut tout de même admettre que la société, et avec elle la culture, joue un rôle important
dans la suggestion de certaines qualités réputées intrinsèques aux choses. Toutefois, cette
suggestion n’est pas à prendre au sens mimétique. Elle s’insère simplement dans tout
processus de formation de la personnalité et dans l’interaction entre la nature et la culture.
233
Ainsi, Girard exprime le désir mimétique en termes universalisants tels que « le tiers est
toujours présent à la naissance du désir […] L’objet n’est qu’un moyen d’atteindre le
médiateur […] Il y a toujours, disons-nous, le spectacle d’un autre désir, réel ou illusoire ».
GIRARD, R., op. cit., pp. 29, 59, 109.
234
Cf. GIRARD, R., Les Origines de la culture, Desclée de Brouwer, Paris 2004, pp. 61-62.
235
Ainsi par exemple, l’instinct sexuel du chien le portera toujours vers n’importe quelle
chienne en chaleur et sans distinction.

111
(humain) sexuel oriente le sujet vers tel ou tel partenaire bien déterminé.
Toutefois, cela ne veut pas dire que le passage de l’appétit indifférencié au
désir est signé par l’imitation du modèle comme l’affirme Girard. Ce passage
est plutôt marqué par la capacité d’universalisation et de spécification
individuelle de l’objet de la part du sujet, mais aussi par la capacité évaluative
de la tendance humaine. Il est vrai que la culture influence aussi l’orientation
vers certains objets de désir. Toutefois, elle ne peut pas être confondue avec
un modèle au sens girardien du terme. La raison est que la culture laisse une
large marge à la flexibilité personnelle en fonction du caractère et de l’histoire
personnelle qui sont irréductibles à la culture236
Par ailleurs, si, comme l’explique Girard, dans le désir qui est
naturellement triangulaire l’objet n’est qu’un moyen d’atteindre le médiateur
parce que c’est l’être de ce médiateur qui est visé dans le désir237, la négation
de l’autonomie du désir devient contradictoire en elle-même. Logiquement,
le vrai désir devient linéairement celui qui part du sujet vers le médiateur. Et
comme nous l’avons à peine relevé pour le snobisme, le désir qui part du sujet
vers l’objet ne devient qu’instrumental s’il n’est pas factice. De cette manière,
il n’y aura pas de désir triangulaire mais deux désirs linéaires et subordonnés
l’un à l’autre. Le désir qui va du sujet vers l’objet n’est pas un véritable désir
tandis que celui qui part du sujet vers médiateur n’est pas imité et donc est
linéaire, ce qui contredit la théorie du désir triangulaire.
Il est vrai qu’à l’exception du désir amoureux qui est pour la plupart des
cas spontané, beaucoup d’autres désirs sont suggérés par d’autres. En effet,
toute tendance affective s’accompagne d’une certaine connaissance, si pré-
conceptuelle soit-elle. En effet, on ne peut pas désirer ce que l’on ignore du
tout. Toutefois, cette suggestion n’est pas nécessairement une médiation
mimétique. Il arrive que celui qui nous suggère un objet ne le désire pas mais
nous le fait simplement connaître. Il arrive aussi qu’après avoir été à
connaissance d’un objet désiré par celui qui nous le suggère, l’objet ne suscite
pas notre désir.

236
Deux sujets issus d’une même culture peuvent désirer diversement en fonction de leurs
caractères et de leurs histoires personnelles différentes. Ce n’est pas gratuit que le langage
courant ait maintenu l’antique adage “De gustibus et coloribus non disputandum”.
237
GIRARD, R., Mensonge romantique..., op. cit., p. 59.

112
Au total, cela fait revenir au concept selon lequel le désir mimétique peut
exister même dans la plupart des cas sans toutefois devoir être érigé en règle
universelle. Dans les maximes de La Rochefoucauld par exemple, on en
trouve qui frôle la théorie mimétique. C’est le cas de la maxime 136 où il est
affirmé que « il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils
n’avaient jamais entendu parler de l’amour »238. Dans cette maxime, le
mimétisme est affirmé dans le domaine de l’amour mais pour certaines gens
et pas pour tout le monde. Et dans ce même mimétisme, il y a lieu de préciser,
avec René Pommier, que ces gens qui n’aiment que parce que l’amour leur a
été suggéré ne veulent que se persuader ou persuader les autres qu’ils sont
enfin amoureux alors qu’ils ne le sont pas vraiment239. C’est le cas d’un
homme de tendance homosexuelle qui se marie avec une femme non pas
parce qu’il la désire mais pour cacher sa tendance à la société. De la même
manière, une femme qui accepte un homme pour profiter de son rang social
alors qu’elle ne le désire pas vraiment. Dans les deux cas, le désir et l’amour
peuvent être feints. Les deux sujets veulent faire comme les autres (être
hétérosexuel ou se marier avec quelqu’un de son rang) sans toutefois que ce
qui apparaît comme désir mimétique soit au fond un véritable désir.

Conclusion

En somme, les conséquences philosophiques de la théorie girardienne


peuvent être nombreuses allant de la négation du sujet désirant et du
médiateur lui-même, à la négation des qualités objectives et du désir en soi.
Certainement, Girard n’a pas pensé à toutes ces conséquences d’autant plus
qu’il n’était pas philosophe ni de formation ni de carrière. Mis à part le côté
philosophique qui concerne non seulement les conséquences logico-
philosophiques de sa théorie mais aussi la problématicité de sa méthodologie,
nous venons de remarquer, tout au long de ce chapitre, que même à l’intérieur
des sources qu’il utilise, certains passages contredisent sa théorie. Étant donné
alors que la théorie du désir mimétique n’est qu’une fondation pour une
bâtisse anthropologique beaucoup plus vaste, on ne peut cesser de s’interroger
sur la solidité d’une maison bâtie sur une fausse fondation. Girard a construit

238
LA ROCHEFOUCAULD, F., Réflexions ou Sentences et Maximes Morales, Alphonse
Lemerre, Paris 1870.
239
POMMIER, R., Études sur les Maximes de La Rochefoucauld, Eurédit, Paris 1999, pp.
61-63.

113
un empire anthropologique partant du désir à la violence et de la violence au
sacré qui fait naître la culture humaine et la religion. Beaucoup ont même vu
en lui un Darwin voire un Einstein des sciences humaines. Mais si la base de
tout l’empire n’est que du sable mouvant, en vaut-il la peine de continuer cette
étude ?
On emprunterait sa méthode - à l’envers - si on cherchait à démonter en
bloc tout ce que Girard a affirmé au sujet de la théorie mimétique. Par ailleurs,
nous avons précédemment montré qu’on ne peut bien comprendre un auteur
que quand on l’étudie d’abord sans préjugés, en regardant la réalité dans sa
direction pour saisir d’abord ce qu’il a voulu dire et comment il a voulu le
dire. Seulement par la suite, et si cela est retenu nécessaire et constructif, on
peut en faire une critique herméneutique ou même dialectique. Par ailleurs,
on se tromperait en affirmant que la pensée de Girard est fausse.240 Il est vrai
que, selon notre herméneutique, Girard a pris une dimension de la réalité pour
toute la réalité, mais cela ne veut pas dire que ses analyses ne puissent pas
ouvrir des horizons inespérés pour une pensée ultérieure comme c’est
d’ailleurs le cas. Pour toutes ces raisons, nous allons, dans la deuxième partie
de notre travail, poursuivre notre étude herméneutique des sources de la
théorie girardienne en abordant, cette fois-ci, le concept de la violence
mimétique ainsi que celui du christianisme eu égard à la théorie mimétique.

240
En effet, il faut dire que René Girard a beaucoup en commun avec les penseurs
traditionnellement connus comme les maîtres du suspect (Nietzsche, Marx et Freud). Girard
partage avec les maîtres du suspect surtout le fait d’absolutiser un aspect du réel et d’en faire
une superstructure (le pouvoir, la production, le sexe, le désir du désir de l’autre) sur laquelle
se base toute conception de la culture et de la société. Et si quelqu’un tente de les contredire,
il se retrouve, selon leurs théories, à confirmer, de façon non avouée, la même réalité qu’ils
absolutisent. Tous ont en quelque sorte raison du moment que leur absolutisation se fonde
sur la découverte de relations morbides (la volonté de puissance, la lutte de classes, les
complexes d’Œdipe et d’Electre, le désir mimétique) qui tissent chaque culture.

114
PARTIE II. L’ORIGINE DE LA SOCIETÉ COMME FRUIT DE LA
VIOLENCE MIMÉTIQUE

115
116
CHAP I. MIMÉSIS ET VIOLENCE MIMÉTIQUE

Dans notre précédente réflexion, nous sommes partis du concept du désir


comme l’entend René Girard. D’après lui, comme nous avons eu l’occasion
de le souligner, le désir est essentiellement mimétique dans la mesure où il se
configure et s’oriente nécessairement par l’entremise d’un médiateur que le
sujet désirant imite pour tendre vers l’objet du désir. Cette dimension
mimétique essentielle au désir est toujours prégnante de conflictualité et de
rivalité allant jusqu’à la violence, laquelle, selon Girard, comporte des
mécanismes autorégulateurs qui, en même temps, font naître la société et
recèlent, in nuce, la capacité de la pouvoir détruire.
Dans ce chapitre, nous nous proposons d’explorer d’abord le concept de
la mimésis dans l’histoire de la pensée occidentale afin de mieux comprendre
comment Girard l’intègre conceptuellement dans son anthropologie
mimétique et surtout comment la mimésis, conjuguée au désir, porte
inévitablement à la violence. Nous aurons ainsi la voie libre pour aborder, de
façon systématique, la théorie de la violence mimétique telle que Girard l’a
élaborée.

I.1. LE CONCEPT DE LA MIMÉSIS DANS L’HISTOIRE DE LA


PHILOSOPHIE

S’il est vrai que René Girard n’est pas un philosophe au sens strict du
terme ni de par sa formation ni de par sa carrière intellectuelle, il faut dire tout
de même que son éclectisme intellectuel le conduit aussi dans le domaine
philosophique. Pour cela, on ne saurait aborder de façon systématique le
concept de la mimésis - concept clef de sa théorie - sans faire allusion à la
construction philosophique de ce dernier au cours de l’histoire. Ceci dit, il
faut reconnaître que le concept de la mimésis n’est pas des plus abordés au
cours de l’histoire de la pensée philosophique. Toutefois, nous trouvons -
surtout dans la philosophie grecque antique qui a été d’ailleurs à la base de
tous les développements ultérieurs sur le concept - dans l’histoire de la
philosophie, des points de repère qui auraient, directement ou indirectement,
eu un impact remarquable sur l’élaboration théorique du concept de la
mimésis dans la théorie girardienne.

117
Dans la présente réflexion, conscient de ne pas pouvoir toucher de façon
exhaustive tous les contours de notre thème, nous étudierons les philosophes
qui ont, de façon plus ou moins systématique, directement traité le thème de
la mimesis. Pour certaines époques de l’histoire en l’occurrence le Moyen-
Age et l’époque moderne, faute de philosophes qui l’ont traité de façon
explicite et systématique, nous nous limiterons à la description de la
perspective générale selon laquelle le concept de la mimésis a été abordée.

I.1.1. La mimésis dans l’Antiquité grecque

Le concept de la mimésis est étymologiquement grec. Μίμησις est un


substantif dérivé du verbe grec μιμεῖσθαι qui signifie imiter. De ce verbe
dérive aussi le terme μῖμος qui désigne l’imitateur ou alors l’acteur dans le
domaine artistique de la tragédie.1 Le concept de la mimésis est introduit dans
la philosophie par Platon mais il a été repris et développé dans une perspective
différente par Aristote.2 Le concept a subi des altérations et des déplacements
de sens au cours de l’histoire de la philosophie passant de la reproduction de
l’apparence du réel à l’expression de la dynamique et de la relation active
avec une réalité vivante. Dans ce paragraphe, nous allons explorer ce concept
de la mimésis dans l’histoire de la philosophie grecque antique en vue de
préparer le terrain aux développements ultérieurs du concept en général et de
la conception girardienne en particulier. Cette dernière nous conduira au
thème de la violence mimétique qui fera l’objet d’étude des chapitres à suivre.

I.1.1.1. La Mimésis chez Platon

Chez Platon, le concept de la mimésis est développé dans les livres II, III
et X de La République.3 Les deux premiers livres rapportent le concept dans

1
Cf. La voix “ mimésis” dans AAVV, Le Grand Larousse illustré 2017, Larousse, Paris
2016; Encyclopedia universalis, www.universalis.fr, consultée le 13 mai 2021.
2
Le terme apparaît longtemps avant (sans toutefois une systématisation philosophique) chez
Démocrite d’Abdère qui prend la mimésis comme l’imitation de la nature par la technique.
Ainsi par exemple, le tissage antique imite l’araignée comme l’avion moderne imite l’oiseau.
Cf. HUISMAN, D., Dictionnaire des philosophes, PUF, Paris 2009, pp. 529-537.
3
Cf. PLATON, La République, Flammarion, Paris 2002, II-III ; X.

118
une perspective éducative. L’Académicien y évoque les qualités d’un
discours indirect dans les mythes qui pour lui sont des instruments efficaces
pour transmettre des vérités essentielles par le biais de l’imitation. Toutefois,
les mythes doivent être élaborés avec soin afin de juguler tout effet néfaste
pour les plus fragiles. Quant au domaine de l’art dramatique, Platon distingue
trois formes de récits : il y a d’une part le récit simple, relaté par le poète en
son propre nom ; il y a d’autre part le récit entièrement issu d'une imitation,
où le poète assume directement les paroles d'autrui. Celui-ci correspond à
la tragédie et la comédie. Il y a enfin le récit de la forme mixte, où s'alternent
la narration du poète et les paroles des personnages. Dans ce dernier genre de
récit, rentre le genre épique.
Platon évoque sa réticence spécifiquement envers ces deux dernières
formes de récit quant à l’éducation des citoyens. En effet, l'imitation de
certains caractères quand elle est répétée peut générer une sorte de
contamination de l'acteur par le personnage. Platon pense que le masque peut
coller à la peau. Pour cela, les gardiens de la cité ne peuvent imiter que les
personnages vertueux. L’imitation de bas personnages doit être bannie.4 Par
conséquent, le récit simple est acceptable dans la cité tandis que celui mixte
le peut être seulement quand l’imitation est subordonnée au récit simple. Dans
ce cas, l’imitation doit se limiter aux personnages de haute stature morale,
nobles et vertueux. De cette manière, Platon attribue une valeur purement
morale à cet art que peuvent assumer seulement les gardiens de la cité et de
la manière la plus sobre qui soit.

Dans le livre X par contre, Platon devient un peu plus radical quant à la
valeur accordée aux poètes, à l’art en général et à l’imitation que, dans les
autres livres, nous venons de mentionner. Pour lui, la représentation n’est
qu’une piètre copie de la réalité et de la vérité qui doivent être mises en avant
dans l’éducation des citoyens. Il faut établir selon lui une hiérarchisation dans
l’existence réelle des choses.

Il distingue pour cela trois degrés dans la réalité : il y a d’abord le monde


des Idées qui sont des réalités immuables et éternelles. Seul ce monde est vrai.
Les Idées sont la vraie nature des choses, leur essence. Elles constituent
4
« S'ils doivent imiter quelque chose, qu'ils imitent ce qu'il leur convient d'imiter dès
l’enfance : des hommes courageux, modérés, pieux, libres, et tout ce qui s'en rapproche, et
qu'ils évitent de pratiquer des actions qui ne sont pas libres ou d'imiter des choses qui sont
basses, ou quoi que ce soit de honteux, de crainte de prendre goût à ce qui constitue la
réalité dont provient l'imitation ». PLATON, La République, op. cit., III, 395c-d.

119
l’intelligible dont le sensible n’est que la participation. Elles découlent de
l’Idée du Bien et ont été le modèle à partir duquel le Démiurge a façonné le
monde sensible5.

Vient ensuite le monde sensible qui est la manifestation visible du monde


des Idées. Les choses de ce monde sont les modulations des Idées et
participent à ces dernières sans toutefois les représenter de manière adéquate.
Ainsi par exemple, pour façonner les choses sensibles, les artisans doivent
s'inspirer des Idées qu'ils ne saisissent que de façon approximative. La beauté
des choses que l'artisan pourra fabriquer dérive de son degré d'élévation dans
la contemplation des Idées. Par exemple, c'est en se tournant vers l'Idée du lit
que le menuisier sera à même de fabriquer une copie sensible et imparfaite de
l'Idée du lit qui sera fonctionnelle dans l'esprit du menuisier.6

Il y a enfin les copies des choses sensibles qui sont les copies des copies.
Platon prend l'exemple du peintre qui imite le menuisier en peignant le lit
fabriqué par ce dernier. Le menuisier, lui, fait une copie de l'Idée du lit tandis
que le peintre n'a pas l'Idée du lit mais se contente d'en représenter la
dimension sensible. Pour Platon, les poètes - tout comme tous les artistes
d'imitation - sont assimilés aux peintres quand ils chantent les guerres, les
exploits des grands hommes, les amours et les peines, sans nécessairement
savoir de quoi elles relèvent, ni avoir contemplé les Idées dont elles
participent.7 Ils sont donc doublement éloignés du vrai et présentent par là un
statut ontologique faible. Ils n'ont pas de raison d'être dans la cité et doivent
donc être bannis. En déformant la réalité des Idées, ils détournent l'âme que
ce soit du point de vue épistémologique ou moral étant donné que pour Platon
la connaissance du vrai implique aussi celle du bien.

Il faut quand même noter que cette approche de Platon, bien que
cohérente et linéaire par rapport à sa ligne philosophique du dualisme
ontologique, présente une idée très réductrice de l'art, du moment qu'elle n'en
considère pas la dimension fondamentale qui est celle de la créativité. En
effet, il est impossible que l'art imite sans créer. Quand par exemple le peintre
imite le lit fabriqué par le menuisier, il peut le représenter avec un style qui

5
Cf. PLATON, Timée, Flammarion, Paris 1992.

6
PLATON, La République, op. cit., Livre X, 597 b.

7
Cf. Ibid.

120
n'est pas nécessairement celui du menuisier. L'artiste peut même modifier
l'aspect sensible du lit par souci de se rapprocher beaucoup plus de l'Idée du
lit que le menuisier n'a pas pu perfectionner par défaut de la matière utilisée
dans la fabrication ou alors par défaut de dextérité de sa part. Il n'est donc pas
dit que le lit représenté artistiquement soit nécessairement la copie de la copie
comme le dit Platon. D'ailleurs, cette conception platonicienne de l'art a été
corrigée par Aristote comme nous allons le voir tout de suite.

I.1.1.2. La mimésis chez Aristote

Dans la Poétique, le Stagirite conclut l'histoire complexe du concept grec


de l'imitation et du terme μίμησις. Aristote ajoute en effet à la conception
platonicienne du mimétisme comme représentation de la réalité, une touche
pythagoricienne du mimétisme comme expression du caractère intérieur de
l'artiste8, ce qui donne d'ailleurs selon certains penseurs l'idée que le
Philosophe ne se réfère pas à l'imitation de la réalité comme le postulait Platon
mais plutôt à « une re-création subjective du caractère strictement rationnel
»9.
Au contraire de Platon, Aristote donne au concept de la mimésis une
valeur plutôt positive. Pour le Stagirite, la mimésis se trouve au cœur de la
conception de tous les arts et non seulement dans la narration poétique comme
pour Platon. C'est dans la Poétique que le concept de la mimésis est décliné
en deux types à savoir la simple imitation de la nature ainsi que sa stylisation.
Ainsi, le peintre peut représenter une fleur telle qu'il la voit tandis qu'un autre
peut seulement s'en inspirer et en faire une œuvre d'art qui n'est pas une simple
imitation de la fleur mais en y incluant des éléments relevant de son style
personnel.
Pour cela, il y a diverses façons d'imiter pour Aristote. Celui qui imite
peut imiter les choses telles qu'elles sont comme le peintre imite un objet. Il
peut aussi imiter les choses non comme elles sont mais comme on dit qu'elles
sont. Ainsi, la représentation de la Sainte Cène de Michel-Ange n'imite pas la

8
Cf. TATARKIEWICZ, W., Storia dell’estetica, Piccola Biblioteca Einaudi, Torino 1979,
p. 175.
9
MALO, A., La mimesi e la metafora nella Poetica di Aristotele in «Acta Filosofica», vol.
I, n. 2 (1992), p. 316.

121
Cène telle qu'elle était mais telle qu'elle est rapportée par les évangiles. Celui
qui imite peut aussi imiter les choses telles qu'elles devraient être comme un
peintre qui représente une personne âgée faisant ressortir sa splendeur
juvénile.
Parmi les différents arts dont la mimésis est à la base, le Péripatéticien
met en exergue la tragédie qu'il définit comme l'imitation d'une action noble,
conduite jusqu'à sa fin et ayant une certaine étendue. La tragédie, du moment
qu'elle suscite crainte et pitié dans l'esprit du spectateur, a le bienfait
d'accomplir la catharsis ou la purification des émotions du spectateur. Par le
biais de la catharsis, la mimésis assure un meilleur contrôle de l'âme sur les
passions.10
Par ailleurs, Aristote affirme que l'homme est une espèce naturellement
mimétique. Ce qui le différencie des autres animaux est le fait qu'il est un être
fort enclin à imiter et qu'il commence à apprendre par imitation. Aristote note
aussi chez les humains, une tendance commune à prendre plaisir aux
représentations. Cette tendance se justifie par le fait que l'homme, ayant
inscrit dans sa nature la volonté de savoir, prend plaisir à tout ce qui lui
apprend, et l'imitation vient en premier lieu. Cette thèse est corroborée par le
fait que, dans les faits, l'homme se complaît à contempler les images les plus
exactes des choses dont la vue lui serait pénible dans la réalité comme par
exemple les formes d'animaux les plus méprisés ou les images des cadavres.11
Aristote estime en outre que la fonction fondamentale de la mimésis est
de révéler les universaux. Cette thèse est d'ailleurs soutenue par Platon
quoiqu’avec une appréciation diverse. En effet, comme les universaux sont
inextricablement liés à des évènements et à des personnages concrets, la
mimésis exprime les universaux dans la tragédie et dans les autres arts de la
représentation, et fait vivre aux spectateurs des arts, les expériences humaines
représentées. En ce sens, la mimésis devient une manière d'explorer la réalité
humaine et d'en approfondir la compréhension universelle.12

10
ARISTOTE, Poétique, Vrin, Paris 2007, 14449b. Cette conception est en contradiction
avec la thèse platonicienne selon laquelle la mimésis expose par contre l’âme à l’influence
pernicieuse des passions.
11
Cf. Ibid. Aristote affirme que c’est d’ailleurs du penchant de l’homme à l’imitation et du
plaisir qu’il prend à l’apprentissage par imitation que naît la poésie, la tragédie et tous les
autres arts imitatifs comme la comédie.
12
BAXTER, J., “Mimesis” in Encyclopedia of contemporary literary theory, UTP, Toronto
1993, p. 592.

122
Nous pouvons dire, tout compte fait, que la conception aristotélicienne
de la mimésis est beaucoup plus riche, plus systématique et même plus
équilibrée par rapport à celle de Platon. C'est d'ailleurs la conception dont
s'inspire Girard dans la théorie mimétique où il confirme la thèse
aristotélicienne de l'homme comme animal essentiellement mimétique. La
conception aristotélicienne de la mimésis, beaucoup plus étayée et plus
complète, constitue essentiellement la base des développements ultérieurs sur
le concept de la mimésis. Nous allons maintenant survoler brièvement
l'époque médiévale dominée par le concept de la mimésis dans une approche
exclusivement religieuse et artistique.

I.1.2. La mimésis dans la pensée médiévale

Il n’est pas possible de trouver un auteur médiéval qui ait traité de façon
systématique la question de la mimésis. Toutefois, force est de constater que
la notion de μίμησις apparaît de temps en temps, quoique sporadiquement,
dans les textes historiographiques sur la pensée et la culture médiévale. Pour
cela, nous n’allons pas aborder des auteurs en particulier mais explorer la
valeur historiographique accordée au concept de la mimésis qui, au Moyen-
Âge, se décline essentiellement en termes religieux et artistiques.
Dans le domaine religieux, la mimésis se traduit dans le recours à des
modèles anciens et prestigieux communément appelés auctoritates.13 Il faut
entendre en l’occurrence les modèles bibliques et patristiques. Il convient
surtout de noter que la mimésis dans la dimension religieuse revêt une
connotation plutôt positive d’autant plus que le modèle qui est imité dénote
une sorte de prestige indépassable. La notion renvoie mutatis mutandis au
concept girardien de médiation externe où l’imitation du modèle n’est en
aucun cas polémogène du moment que le médiateur se trouve dans une sphère

13
Cf. ANGHEBEN, M., Laurence Terrier Aliféris, L’imitation de l’Antiquité dans l’art
médiéval (1180-1230), in « Cahiers de civilisation médiévale », n. 240 bis (2017), pp. 537-
539. Dans la culture médiévale, chaque domaine se constituait un patrimoine officiel
d’auteurs, d’œuvres ou de personnages reconnus comme autorités authentiques pouvant être
invoquées dans l’argumentation ou dans la légitimation d’une œuvre. Dans le monde
religieux, il s’agissait essentiellement des textes bibliques et des pères de l’Église. Il suffit de
consulter par exemple l’argumentation de Saint Thomas d’Aquin dans ses questiones
disputatae pour se rendre compte de l’utilisation des auctoritates dans son argumentation
philosophico-théologique. Le même modèle apparaît dans l’art médiéval où les artistes
s’inspirent des œuvres qui, à l’époque, faisaient autorité.

123
existentielle de loin supérieure à celle du sujet imitant et devient, pour ce faire,
purement idéal.
Dans le domaine artistique, par contre, le Moyen-Âge reprend la
notion antique de la mimésis où l’imitation est perçue comme copie de la
réalité sensible et donc copie de la copie (chez Platon) ou alors comme
création à partir d’une forme déjà existante (approche plutôt aristotélicienne).
Dans ce sens, le Moyen-Âge forge le concept de la contrefaçon qui n’est pas
non plus un concept à connotation nécessairement négative. Ainsi, les termes
« contrefaire » et « pourtraire » signifiaient créer d’après un modèle existant
et impliquaient donc la présence de ce modèle, l’utilisation de carnet de
dessins ou le recours à la mémoire qui en a conservé le souvenir.14

Toutefois, même au Moyen-Âge, l'imitation a quand-même suscité


des interrogations surtout sur le statut du modèle qui d’ailleurs conditionne
celui de l’image. En cas d’approche platonisante par exemple, l’image est
sans substance du moment qu’elle est l’ombre, le reflet ou carrément le
simulacre d’une réalité qui à son tour n’est qu’ombre de la vraie réalité. On
lui oppose donc le repère certain de l'original qui n’est pas directement à sa
portée. En dénonçant l'inconsistance de l'image, la notion médiévale de la
mimésis rejoint une certaine forme d'idéalisme platonicien qui voudrait que
la réalité fût stable, une et entière.15 De cette manière, le concept d'imitation
porte l’hypothèque de toutes les certitudes acquises qui mettent en péril la
valeur de l'image au regard de la réalité du monde et de la vérité qui
voudraient l'ordonner.

Par ailleurs, que ce soit du point de vue de la philosophie


platonicienne, repris dans la pensée médiévale, ou de la théologie chrétienne,
le statut du modèle par rapport à l'image n'en demeure pas moins paradoxal.
En effet, dans la pensée médiévale, l'image est toujours référentielle, se
rapportant à l'original dont elle tient lieu. L'imitation devient par là une forme
de représentation particulière, fondée sur des critères de ressemblance et de

14
Cf. TERRIER ALIFERIS, L., L’imitation de l’Antiquité dans l’art médiéval (1180-1230),
Turnhout, Brepols 2016. Suivre par exemple le schéma des Sentences de Pierre Lombard
dans les discussions théologiques et philosophiques n’était pas perçu de façon péjorative. Au
contraire, les grands religieux et artistes de l’époque médiévale étaient contrefaits volontiers
quoique pas dans la substance de leurs œuvres mais plutôt dans le style.
Cf. MINAZZOLI, A., « L’imitation ou l’invention du modèle » in AAVV, Encyclopédie
15

Universalis, www.universalis.fr., consulté le 03/06/2021.

124
conformité au modèle. Or, la disparité de nature qui maintient l'image à
distance de l'original rend l'imitation toujours suspecte de déformation ou de
trahison. Jugée infranchissable et responsable des dégradations successives
de la forme idéale dans ses imitations fallacieuses, cette distance entraîne,
dans la conception platonicienne du simulacre, une vision péjorative des arts
de l'image, et des arts poétiques, accusés de mensonge, et de dégradation de
la réalité.

Même dans la pensée chrétienne, la question sur le paradoxe de la


relation entre le modèle et l'image se pose dans la même perspective. On se
demande en effet comment un artiste arriverait-il à représenter un original
qu'il n'a jamais vu. Partant du modèle biblique par exemple, Dieu étant
invisible, il serait impossible de le représenter tel qu’Il est. C’est ainsi que
naît l’art anthropomorphique qui essaie d’attribuer au sacré des traits humains
rendus plus ou moins parfaits mais surtout une interprétation antitypique du
sacré dans la mesure où, s’il n’est pas possible de dire ce que Dieu est, on
peut facilement dire ce qu’il n’est pas.16

Et pourtant, c’est à Dieu, modèle de toute perfection, que se réfère


toute représentation parfaite. La réponse à ce paradoxe se trouve dans le
concept de l’incarnation qui présente le Christ comme image parfaite et
indépassable de Dieu. Dans ce cas, l’imitation de Dieu se reconduit à
l’imitation du Christ qui à son tour devient possible vu qu’on imite cette fois-
ci un modèle bien connu. Au regard de l'image vraie du Christ, Dieu fait
homme, l'image faite de mains d'homme n'est plus une pâle copie dérivée du
divin mais l'occasion d'une conversion possible.17

Finalement, l'image se transforme en icône et conduit à la vénération


du prototype dont elle réfléchit le regard et la splendeur.18 Ainsi, l’imitation
revêt désormais un double sens. Elle est à la fois mimésis artistique et imitatio

16
DIDI-HUBERMAN, G., L’image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels,
Gallimard, Paris 2007.
17
Op. cit.
18
ANGHEBEN, M., op. cit., p. 539 : « Tandis que celle-ci s'efface pour révéler la présence
du modèle divin, l'image, en revanche, témoigne tout autant de la présence et de l'absence de
l'original qu'elle représente. Dessin, gravure, peinture ou sculpture, l'image invente son
modèle dans cette dialectique de présence et d'absence dont Louis Marin a exploré toute la
portée, tant esthétique que politique, notamment dans la représentation de la personne du
roi. »

125
Christi. Pour cela, elle fait œuvre d'invention par deux fois, car non seulement
elle ressuscite le modèle mais aussi elle lui donne une forme qu'il n'a jamais
eue. En se référant au modèle original, elle lui rend vie et décide de son aspect.
Au final, les exigences de fidélité et de conformité à l'original deviennent les
règles mêmes de l'invention en art.19

L'historiographie médiévale a quand même enrichi le concept de la


mimésis même si elle lui confère une valence qui n'est pas beaucoup prise en
compte dans les développements ultérieurs de la pensée philosophique.
Girard lui-même n'en parle nulle part dans le développement de la théorie
mimétique. Toutefois, l'approche religieuse et artistique du concept de la
mimésis dans la pensée médiévale, bien qu’elle ne soit pas une
conceptualisation strictement philosophique, révèle tout de même une
profondeur dialectique qui mérite d'être soulignée. On verra d'ailleurs tout de
suite que même l'époque moderne n’a pas eu une conceptualisation
particulière du concept de la mimésis, sauf Kant qui a tenté une approche
plutôt platonisante, approche qui sera d'ailleurs reprise et enrichie par un
penseur post-moderne, Jacques Derrida.

I.1.3. La mimésis dans la philosophie moderne

Le thème de la mimésis n’est pas beaucoup traité dans la philosophie


moderne. La doctrine la plus systématique se trouve dans l’esthétique
kantienne exprimée dans la Critique de la Faculté de Juger.20 Toutefois, pour
mieux la comprendre et la contextualiser, il faudrait l’intégrer dans la ligne
philosophique générale de Kant. Celui-ci s'est posé trois questions, auxquelles

19
Cf. DIDI-HUBERMAN, G., L’image survivante, Minuit, Paris 2002. C’est ainsi par
exemple que Pomponius Gauricus, au début du XVIe siècle, définissait l'imitation
comme animatio. Le processus d’imitation n’est pas statique mais dynamique. On rejoint là
le modèle aristotélicien d’une mimésis qui n’est pas le simple fait de copier la réalité mais
qui est surtout source de créativité.
20
La Critique de la Faculté de Juger (Kritik der Urteilskraft) est publiée pour la première
fois en 1790. L’ouvrage est une réflexion de Kant organisée autour de trois axes (la finalité
de la nature, l’expérience esthétique et les individualités biologiques) où il affrontait le
problème de l’irrationnel qui, à travers le défi lancé aux Lumières, fait vaciller la toute-
puissance de la raison. Cf. KANT, E., Critique de la faculté de juger, Flammarion, Paris
2000.

126
son œuvre tout entière s'est efforcée de répondre : Que puis-je connaître ? Que
dois-je faire ? Que m'est-il permis d’espérer ? Déjà en partant de la réponse à
la première question, nous pouvons saisir le contexte de ce que notre auteur
développe sur le concept de la mimésis. Kant dans la Critique de la Raison
Pure21 se pose la question de la connaissance à laquelle il répond en opérant
un examen critique de la raison, déterminant ce qu'elle peut faire et ce qu'elle
est incapable de faire
Pour lui, la Raison au sens large22, désigne tout ce qui, dans la pensée,
est a priori et ne vient pas de l'expérience. Elle est théorique (raison pure) ou
spéculative lorsqu'elle concerne la connaissance, et pratique (raison pratique),
lorsqu'elle est considérée comme contenant la règle de la moralité. Kant
admet de prime abord que c'est notre faculté de connaître qui organise la
connaissance, et non point les objets qui la déterminent. C’est dire en fait que
nous ne pouvons appréhender le monde qu'à travers des éléments a priori23.
Ainsi, dans la connaissance sensible, le sujet connaissant, à travers le temps
et l’espace, appréhende et ordonne les objets sensibles. Au niveau de la
connaissance intellectuelle par contre, les objets appréhendés sensiblement à
travers le temps et l’espace sont pensés et organisés conceptuellement par
l'entendement ou faculté reliant les sensations grâce à des catégories ou
concepts purs qui sont ses formes a priori24.
L’analyse kantienne est selon toute évidence une analyse
transcendantale : elle porte, non point sur les objets eux-mêmes, mais sur la
manière de les connaître et de les saisir à travers les formes a priori de la

21
Cf. KANT, E., Critique de la Raison Pure, Aubier, Paris 1997.
22
La Raison au sens large se distingue, chez Kant, de la Raison au sens strict du terme qui
désigne la faculté humaine visant à la plus haute unité, celle qui produit les Idées de la raison
indépendamment de toute appréhension phénoménale.
23
Ce terme « a priori » désigne, pour Kant, ce qui est indépendant de l'expérience. Ainsi par
exemple, l'espace et le temps comme formes a priori de la sensibilité sont des structures
intuitives issues du sujet et permettant d'ordonner les objets hors de nous et en nous. Ils sont
bien-entendu antérieurs à toute forme d’expérience sensible. Cf. KANT, E., op. cit., p. 118.
24
Les catégories de l’entendement sont des instruments conceptuels permettant d'unifier le
sensible. Kant les regroupe en quatre classes : Unité, Pluralité, Totalité (catégories de la
quantité) ; Réalité, Négation, Limitation (catégories de la qualité) ; Substance et accident,
Causalité et dépendance, Communauté (catégories de la relation) ; Possibilité, Impossibilité,
Existence, Non-existence, Nécessité, Contingence (catégories de la modalité). Cf. Op. cit., p.
163.

127
sensibilité et de l’entendement qui sont les conditions sine qua non de
l’appréhension des objets et donc de la connaissance. Sans elles, aucune
connaissance ne serait possible. Les conséquences de ces analyses sont bien-
sûr décisives : si le seul point de vue possible est transcendantal et ne porte
que sur les conditions a priori du savoir, il en résulte que les choses telles
qu'elles sont en soi indépendamment de la connaissance que nous pouvons en
avoir, ne peuvent être appréhendées. On ne peut donc saisir que ce qui s'offre
à notre champ perceptif dans le cadre des formes pures de la sensibilité et
dans le cadre des catégories. En termes techniques, on ne peut connaître que
les phénomènes et jamais les noumènes.25
Il faut quand-même noter que pour Kant, l’homme ne saurait se
contenter d'accéder seulement aux phénomènes. Il veut toujours aller loin et
élaborer les Idées de la raison. Ces Idées sont des concepts auxquels ne
correspond aucun objet donné par les sens, comme l'Idée de l'Âme ou celle
de Dieu par exemple. Toutefois, s’il est vrai que l'Idée de la raison possède
un usage régulateur et permet d'unifier notre expérience, il n’en est pas moins
qu’elle est inconnaissable et ne peut être saisie intuitivement.26 Au niveau
moral, Kant les présente dans la Critique de la Raison Pratique comme des
postulats de la Raison pratique.27

25
La notion de phénomène désigne, en effet, pour Kant, tout objet d'expérience possible,
c'est-à-dire ce que les choses sont pour nous, relativement à notre mode de connaissance, par
opposition au noumène, la chose en soi, que l'esprit peut, certes, penser, mais non point
connaître. Ainsi, Dieu est un noumène, une réalité possible, mais que nous ne pouvons
atteindre. Cf. RUSS, J., Philosophie. Les auteurs, les œuvres, Bordas, Paris 2003, pp. 234-
235.
26
Cf. KANT, E., Critique de la Raison Pure, op. cit., pp. 330-356. Dans la Dialectique
transcendantale qui est une partie importante de la Critique de la Raison Pure, Kant, en
étudiant des Idées de la raison, souligne qu’il entend faire une critique dévoilant la trompeuse
apparence des prétentions de la raison quand elle s'efforce de quitter le terrain de l'expérience
pour aborder la sphère de la pensée pure, se croyant, à tort, indépendante du domaine
phénoménal et empirique.
27
Cf. KANT, E., Critique de la Raison Pratique, PUF, Paris 2016. Nous n’allons pas ici
évoquer la doctrine kantienne sur la Raison pratique simplement parce que les considérations
faites sur la Critique de la Raison Pure nous suffisent pour aborder le thème de la mimésis
dans la philosophie kantienne. Il convient seulement de souligner que, comme dans la
Critique de la raison Pure, même dans la Critique de la Raison Pratique, Kant nous renvoie
à l'autonomie du sujet indépendamment des règles morales extérieures et des hypothèses qui
conditionneraient le sens du devoir moral et donc de la souveraineté de la liberté humaine.
L'homme qui est sujet de la connaissance est aussi agent moral autonome.

128
Dans la Critique de la Faculté de Juger consacrée à l'étude du beau et
aussi du vivant, c’est là que Kant, abordant la question du Beau, affronte le
thème de la mimésis qui n’est en fait qu’un corollaire esthétique de sa vision
philosophique. Comme dans la connaissance, le Beau est analysé dans sa
relation au sujet humain qui le goûte et l'appréhende. Et comme pour les
formes a priori de la sensibilité et les catégories de l’entendement, Kant
distingue le goût qui est la faculté de juger d’un objet ou d'une représentation
par une satisfaction dégagée de tout intérêt28 et le génie qui est le talent
(disposition innée de l’esprit) qui donne à l’art ses règles29. Ainsi, le Beau en
tant qu’objet du goût et du génie artistique entraîne loin de toute inclination
empirique vu qu’il est l'objet d'une satisfaction du sujet.
On comprend alors pourquoi Kant adopte un jugement plutôt négatif
quant au concept de la mimésis. S’il n’existe pas de critère objectif pour le
goût dans la production artistique, on considère certaines productions du goût
comme exemplaires, et non comme si le goût se pouvait acquérir par imitation
des autres. Cela est d’autant plus vrai que le goût ne peut être qu’une capacité
personnelle. Si donc la mimésis relève du jugement esthétique et donc du
jugement qui relève du goût du sujet, il est impossible d’imiter un objet à
partir d’un modèle. Pour Kant, « celui qui imite un modèle témoigne certes,
s’il y arrive, d’habileté, mais il ne fait preuve de goût que s’il est capable de
lui-même juger ce modèle. D’où il résulte, cela dit, que le modèle suprême,
l’archétype du goût, est une simple Idée que chacun doit produire en soi-
même et d’après laquelle il doit juger tout ce qui est objet du goût, tout ce qui
est exemple d’appréciation portée par le goût, et même le goût de tout en
chacun »30.
À son avis, toute mimésis est une imitation servile de l’objet. Cela
concerne toutes les formes d’imitation y compris celle éducative. Toutes ne
sont que des singeries incompatibles avec la liberté qui caractérise l’art.31 Si
par exemple un poète écoute ses amis sur la beauté de son poème, ce n’est
pas de son appréciation personnelle qu’il juge le poème, mais bien par désir
d’être applaudi même contre son propre jugement. Pour Kant, « le goût ne

28
Le Beau devient alors l'objet de la satisfaction du goût dans la mesure où celui-ci désigne
la faculté de juger le Beau.
29
Cf. KANT, E., Critique de la Faculté de Juger, op. cit., p. 293
30
Op. cit., p. 211.
31
Cf. Op. cit. pp. 293-294.

129
prétend qu’à l’autonomie. […] Faire de jugements d’autrui le principe
déterminant du sien correspondrait à l’hétéronomie »32.
Toutefois, il y a une autre forme de mimésis attribuable à l’analogie entre
l’acte de l’artiste et celui de la nature qu’il imite, entre la création divine et
celle du génie artistique. Cette forme de mimésis affecte même les artistes qui
agissent par pure liberté. Quand un artiste produit par pure liberté, même sa
production est libre. Du coup, la vraie mimésis n’est pas celle entre deux
choses produites mais entre deux sujets producteurs. Ce n’est même pas une
imitation à vrai dire, mais une sorte de trésor commun auquel puise les artistes
de génie. « Suivre ce qui fait référence à un prédécesseur et non pas imiter :
telle est l’expression juste pour désigner toute influence que les produits d’un
créateur exemplaire peuvent avoir sur d’autres, ce qui signifie seulement :
puiser aux mêmes sources où il puisait lui-même et emprunter à son
prédécesseur uniquement la façon de s’y prendre »33.
Il faudrait dire en réalité que la vision philosophique de Kant, en tant
qu’elle exalte l’autonomie du sujet connaissant, de l’agent moral et du sujet
de l’expérience esthétique, nie toute possibilité mimétique qui par ailleurs
s’inscrirait à faux contre le principe fondateur de sa doctrine : le point de vue
transcendantal. Du coup, sa vision serait théoriquement l’opposé de celle de
Girard sauf que ce dernier souligne d’emblée que l’autonomie du sujet n’est
que l’illusion du sujet lui-même. Tous s’imitent en croyant être autonomes.
Du moment que le sujet se rend compte qu’il imite, il cesse d’imiter. La
mimésis selon Girard va toujours de pair avec la méconnaissance du sujet. À
ce point, il serait difficile d’opposer Kant à Girard du moment que celui-ci
réussit toujours à anticiper toute critique à sa théorie et à contourner, à tort ou
à raison, toute contradiction logique qui s’oppose à ses raisonnements.

À la fin, l'approche moderne du concept de la mimésis se réduit à la


conception kantienne. De ce fait, elle ne présente pas de caractéristique
distinctive si ce n’est le postulat de l’impossibilité de l’imitation stricto sensu
dans l’art vu la primauté du goût et du génie comme attributs hautement
subjectifs. Toutefois, les intuitions de Kant enrichissent le cadre conceptuel
de la mimésis dans la perspective artistique. Par ailleurs, comme nous allons
tout de suite le voir, les positions de Kant sur la mimésis n'assurent aucune
continuité directe avec les développements de l'époque contemporaine.

32
Op. cit., p. 267.
33
Ibid.

130
I.1.4. La mimésis dans la pensée contemporaine

Par époque contemporaine, nous entendons nécessairement la période


qui va de la Révolution française de 1789 jusqu’à nos jours. Nous trouvons à
cette époque de nombreux penseurs qui, quoique pas nécessairement des
philosophes, ont abordé le thème de la mimésis dans une perspective ou dans
une autre. Mis à part ceux que nous entendons étudier dans la troisième partie
dédiée à l'impact philosophique sur la pensée de Girard, nous avons choisi
deux penseurs qui ont le mérite d’avoir affronté de façon directe et
systématique le thème de la mimésis et que René Girard lui-même cite de
façon explicite dans l'élaboration de la théorie mimétique. Il s’agit de Gabriel
Tarde et d’Erich Auerbach. Le premier systématise une approche
sociologique du concept tandis que le deuxième en aborde l’aspect littéraire
qui, toutefois, est de grande inspiration pour René Girard vu que celui-ci
donne une place de proue à la dimension littéraire surtout dans la
systématisation de la théorie du désir mimétique.

I.1.4.1. La mimésis chez Gabriel Tarde

Gabriel Tarde34 affronte le thème de la mimésis dans une perspective


plutôt sociologique. Pour lui, même si les sciences sociales ne doivent pas
aboutir à une construction de systèmes de type comtien, il faut quand même,
dans chaque recherche sociologique, trouver des lois générales qui régissent
les sociétés et leur devenir historique.35 Ainsi, selon Tarde, trois sont les
formes caractéristiques des phénomènes que les sciences positives partagent
avec les sciences sociales : l’adaptation, la répétition et l’opposition. Si
l’adaptation prend dans la société la forme de l’invention et l’opposition celle
34
Gabriel Tarde est un juriste criminologue, philosophe et sociologue français (1843-1904)
dont le nom apparaît de manière récurrente au cœur de vives controverses dans le champ de
la sociologie contemporaine. Si certains sociologues l’ont considéré comme auteur mineur
comparé à Émile Durkheim, plus nombreux sont ceux qui ont tenté, à des périodes différentes
de l’histoire, d’exhumer les thèses de Tarde pour en souligner tout l’intérêt et toute l’actualité.
35
C’est ainsi que Tarde écrit Les lois de l’imitation, l’un de ses ouvrages les plus importants,
où il présente les lois de l’imitation comme des lois universelles qui concernent non
seulement les sciences sociales, mais aussi les sciences naturelles et sont de nature à
s’affranchir des contingences du temps et de l’espace. Cf. TARDE, G., Les lois de
l’imitation : étude sociologique, Kimé, Paris 1993.

131
de la concurrence et de la guerre, la répétition, elle, prend la forme de
l’imitation.36
Que faut-il alors entendre par imitation ? Pour Tarde, l’imitation se
définit par la société.37 En effet, cette dernière ne se définit pas par un critère
économique d’utilité et de division du travail en tant que groupe d’individus
distincts qui se rendent mutuellement des services, mais par un critère
d’imitation fondé sur le principe de ressemblance et d’imitation.38 La société
est ainsi constituée d’individus qui se ressemblent parce qu’ils s’imitent ou se
contre-imitent. En effet, d’après Tarde, pour bien définir l’imitation, « le
sociologue doit céder la parole au psychologue »39. La suggestion qu’incarne
l’imitation est une sorte de somnambulisme qui fait de la société un
cauchemar collectif. Tarde assimile donc l’état social à l’état hypnotique que
l’évolution sociale rend pourtant de plus en plus personnel et rationnel.40 En
fait, confronté à de multiples et complexes flux d’imitations, le somnambule
imitateur acquiert un certain degré de liberté dans ses choix en fonction de
son caractère et de certaines lois logiques.
Cette thèse tardienne n’est pas loin des thèses que Freud développera
plus tard. En freudien ante litteram, Tarde développe le rapport social
élémentaire où tout commence par le père et finit par la masse. Le père est en
effet le premier maître qui fascine non en vertu de la force qu’il détient mais
bien en vertu de la polarisation inconsciente du désir et de la foi qu’il réalise.

36
DJELLAL.F. - GALLOUJ, F., Les lois de l’imitation et de l’invention : Gabriel Tarde et
l’économie évolutionniste de l’innovation in « Revue économique », vol. 68, n. 4 (2017), pp.
643-671.
37
TARDE, G., op. cit., p. 12 : « L’être social en tant que social, est imitateur par essence».
Tarde affirme par-là que la société est née lorsqu’un homme en a imité un autre. L’éducation
par exemple est un instrument de cette imitation.
38
Contrairement à la thèse de Durkheim, l’évolution sociale n’est pas déterminée par des lois
extérieures transcendantes qui s’imposent aux individus, mais par des initiatives individuelles
et rénovatrices qu’on peut appeler des inventions, des découvertes, etc., et qui ne se propagent
que par imitation.
39
TARDE, G., op. cit., p. 80.
40
Op. cit., p. 83 : “N’avoir que des idées suggérées et les croire spontanées : telle est l’illusion
propre au somnambule et aussi bien à l’homme social ». Par ailleurs, cette approche de Tarde
correspond, mutatis mutandis, à celle de Girard selon laquelle derrière chaque triangle
mimétique se cache une certaine illusion qui se décline en termes de mensonge ou de
méconnaissance.

132
En incarnant le Moi social, il monopolise ainsi la gloire et pour cela est investi
d’un certain prestige qui suscite l’admiration et commande ainsi l’obéissance
et l’imitation.41 À partir de ce rapport, l’assimilation des individus par
contagion imitative multiplie les copies d’un même modèle. Le fait est que
l’histoire de l’humanité est jonchée de ces modèles qui sont comme des foyers
qui excitent les croyances et les désirs que constitue l’histoire. Pour cela, on
ne saurait déchiffrer l’histoire sans d’abord étudier comment se propage ce
rayonnement imitatif dans tous les milieux sociaux.42
Après avoir défini l’imitation, Tarde en dégage par la suite certaines
lois générales. Nous en évoquons ici certaines qui sont d’ordre strictement
social. De prime abord, l’imitation produit toujours et nécessairement la
différenciation et la variation.43 Elle n’est jamais une copie à l’identique mais
source de variété en vertu des contextes, des environnements et des agents
imitateurs qui empêchent la convergence du processus d’imitation. Ensuite,
l’imitation peut se présenter sous différentes formes : vague ou précise,
consciente ou inconsciente, volontaire ou involontaire, libre ou contrainte.
Tarde distingue l’imitation externe qui se fait par contact de celle interne qui
s’effectue sans le moindre contact. 44 Il distingue aussi l’imitation qui se
réalise dans la même sphère spatio-temporelle de celle qui se réalise dans des
espaces différents.45 L’imitation peut aussi prendre la forme de la contre-
imitation qui consiste à prendre le contre-pied de l’objet de l’imitation. Enfin,

41
CLERET, B., Gabriel Tarde. L’imitation comme essence du social in REMY, E. -
ROBERT-DEMONTROND, P., (dir), Regard croisés sur la consommation, t1. Du fait social
à la question du sujet, EMS, Paris 2014, pp. 117-129.
42
Cf. VALADE, B., Gabriel Tarde (1843-1904), www.universalis.fr, consulté le 14 mars
2022.
43
Cf. TARDE, G., op. cit., p. 7
44
On parle d’imitation interne quand il s’agit de la transmission sentimentale ou spirituelle.
Ainsi quand l’idée ou la volition du maître passe dans l’âme de l’esclave ou celle du dompteur
dans l’âme du lion, l’imitation prend la forme d’un modèle qui passe dans sa copie. Par
contre, on parle d’imitation externe quand il s’agit d’une transmission des attitudes comme
lorsque l’esclave reproduit matériellement les gestes, l’allure ou l’accent du maître.

Cette typologie d’imitation rappelle celle que nous avons relevée chez Girard quant à la
45

médiation interne et celle externe.

133
l’imitation est interactionnelle. Ainsi, des foyers d’imitations distincts
peuvent entrer en contact pour soit se renforcer ou se concurrencer. 46
En fin de compte, plus d’une perspective rapprochent Gabriel Tarde
et René Girard au sujet de la mimésis. D’emblée, Tarde reconnaît que
l’imitation est le propre de tout acte vraiment social dans la mesure où la
similitude imitative est le fondement caractéristique du lien social. En effet,
en traduisant en termes anthropologiques ce que Tarde exprime en termes
sociologiques, Girard dira que le propre de l’homme en tant qu’homme est sa
capacité mimétique. Bien plus, si Tarde affirme que les hommes sont des
somnambules sans s’en rendre compte et qu’ils s’imitent en permanences
pour créer, inventer et agir47, Girard, lui, affirmera que les hommes sont des
êtres essentiellement mimétiques. Bien entendu, eux, de même, ne s’en
rendent pas compte. Et s’il arrive qu’ils s’en rendent compte, ils se le cachent
toujours vu que la mimesis ne survit pas à la conscience de sa réalité.
Le couronnement de la ressemblance entre les deux auteurs se trouve
dans un article en deux parties écrit en 1890 que Gabriel Tarde intitule Les
maladies de l’imitation. Le sociologue français relève, comme le fera plus
tard l’Inventeur de la théorie mimétique, le paradoxe de l’imitation. En
principe, si la société veut dire agrégation d’êtres humains qui poursuivent
une fin commune, alors elle devrait être essentiellement assistance mutuelle.
Paradoxalement, la réalité des faits en révèle le contraire. L’imitation qui,
selon Tarde, fonde la société, ne fait que créer rivalités et adversités. En effet,
d’après Tarde, plus on se ressemble, plus on se heurte et se nuit tandis que
plus on diffère, plus on est apte à s’entre-servir.48 C’est en fait ce que Girard
reprend, sans toutefois citer expressément Gabriel Tarde, en soulignant le
paradoxe mimétique comme péché originel de l’humanité qui a fait que la
configuration anthropologique de l’être humain soit fondée sur la rivalité et
la violence mimétique.

46
CAROF, S., Gabriel Tarde et la théorie de l’imitation in « Sciences humaines », n. 183
(2007), p. 6.
47
Cf. Ibid.
48
Cf. TARDE, G., Les maladies de l’imitation in « Revue scientifique », vol. 45, n. 24 (1890)
pp. 737-748 ; TARDE, G., Les maladies de l’imitation in « Revue scientifique », vol. 46, n.
1 (1890) pp. 6-11.

134
I.1.4.2. La mimésis chez Erich Auerbach

Dans son ouvrage Mimésis : La Représentation dans la pensée


occidentale,49 dédié au thème de la mimésis, Auerbach50 aborde le concept
dans une perspective plutôt littéraire. Il se réfère à la définition qu’en donne
Platon dans le 10ème livre de la République tout en renversant l’échelle des
valeurs établie par l’Académicien et en plaçant la mimésis non pas au
troisième rang après la vérité mais au cœur même de celle-ci.51 Pour
Auerbach, la mimésis littéraire est un procédé consistant à transférer dans un
tissu narratif de la réalité apparemment non manipulée par les artifices de la
représentation, une réalité qui - comme le suggère le sous-titre de l’ouvrage -
se donnerait comme d’ores et déjà représentée par elle-même, que ce soit sous
forme dialogique ou sous forme diégétique.52 Ainsi donc, ce qui constituait
pour Platon le comble de la supercherie, constitue pour Auerbach le fruit le
plus mûr du « réalisme » occidental. Pour cela, la mimésis n’est pas un mode

49
Cf. AUERBACH, E., Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen
Literatur, Berne, Francke 1946. Nous utiliserons la traduction française de Cornelius Heim :
AUERBACH, E., Mimésis : La Représentation dans la pensée occidentale, Gallimard, Paris
1968. Cet ouvrage a été considéré, depuis sa parution en 1946, comme l’un des plus grands
ouvrages de critique littéraire moderne.
50
Erich Auerbach (1892-1957) est un critique littéraire et philologue allemand, l’un des
représentants les plus connus de la tradition romanistique allemande. Il a été professeur de
philologie romane à l’Université de Marbourg jusqu’en 1935 où il fut destitué de ses
fonctions par le régime nazi pour émigrer aux Etats-Unis (en passant par l’Université
d’Istanbul) où il a été par la suite professeur à l’Université de Yale de 1950 jusqu’à sa mort.
51
Dans la Postface de son ouvrage, Auerbach écrit : « L’objet de cet ouvrage, l’interprétation
du réel à travers la représentation (ou « imitation ») littéraire, m’occupe déjà depuis
longtemps. Ce fut à l’origine la discussion qu’on trouve au X e livre de la République - où
Platon place la mimésis au troisième rang après la vérité - conjointement avec l’assertion de
Dante selon laquelle la Comédie présente la réalité vraie, qui me servirent de point de
départ ». Cf. AUERBACH, E., op.cit., p. 549.
52
Cf. COSTADURA, E., « Réalité représentée » : la mimésis dans Mimésis d’Erich
Auerbach in « Revue Germanique Internationale », n. 22 (2015), pp. 35-47. Ainsi par
exemple, que ce soit sous forme dialogique comme dans les dialogues de la pièce
shakespearienne ou sous forme diégétique comme dans les narrations historiques de
Plutarque et de Suétone, l’assassinat de Jules César (44 av. J-C) est une réalité qui,
mimétiquement, rend présent l’idée de la conspiration dans la représentation littéraire.

135
de représentation du réel, mais bien plutôt un mode de présence du
réel dans la représentation.53
Ainsi, en étudiant une série de textes littéraires allant d’Homère et de
la Bible à Virginia Woolf, dernier avatar de la forme narrative (bien entendu
au moment de la rédaction de son ouvrage), Auerbach dessine une histoire de
la littérature occidentale. Toutefois, il s’agit d’une histoire principalement
axée sur la représentation de la réalité, thème qui apparaît à Auerbach comme
fin propre de la littérature occidentale.
Au départ, il s’agit de penser conjointement la doctrine platonicienne
plaçant la mimésis au troisième rang après la vérité, d’une part, et d’autre part,
celle de Dante Alighieri dans la Divine Comédie où il prétend donner, avec la
comédie, la « réalité vraie ». En d’autres termes, il s’agit de trouver une sorte
de tertio modo entre la radicale dépréciation ou dévalorisation ontologique de
la représentation dans le cadre de la métaphysique académicienne et la
radicale revalorisation de la représentation littéraire dans le cadre d’une
poétique chrétienne du figural comme la présente Dante.54
Cela lui permet de développer sa thèse de fond qui prend une allure
plutôt historiographique. En effet, il y a un mode de représentation du réel
propre à la culture littéraire occidentale moderne. Auerbach le qualifie de
« sérieux ». Il a une matrice judéo-chrétienne et un texte fondateur qu’est la
Bible. Ce mode de représentation que Guido Mazzoni appelle « réalisme »55
n’a pu s’imposer qu’au prix d’un long processus de clarification qui l’a amené
à s’affranchir, d’une part, de la poétique grecque classique représentée par
Homère et, d’autre part, des contraintes inhérentes à la dimension
eschatologique transcendante de la religion chrétienne représentée par la
Bible.

53
Il faut tout de suite noter que le sous-titre de l’édition française de l’ouvrage d’Auerbach
ne rend pas littéralement le sens de l’original. En effet, Dargestellte Wirklichkeit ne veut pas
dire la représentation de la réalité mais plutôt la réalité représentée. À notre avis, rien
n’empêchait Erich Auerbach d’écrire simplement Die Darstellung der Wirklichkeit au lieu
de Dargestellte Wirklichkeit. Nous reviendrons toujours sur cette nuance tout au long de notre
discussion.
54
Cf. COSTADURA, E., op. cit., p. 36.
55
Cf. MAZZONI, G., « Auerbach : une philosophie de l’histoire », in TORTONESE. P.,
(dir), Erich Auerbach : la littérature en perspective, PSN, Paris 2009, pp. 43-50.

136
Ainsi, Auerbach en conclut que l’histoire de la littérature occidentale,
de Dante à Virginia Woolf, vise à manifester la « réalité vraie », c’est-à-dire
à la fois la réalité authentique, telle qu’elle est, et la vérité du réel représentée
mimétiquement sous forme dialogique ou diégétique. Autrement dit, la
littérature occidentale opère un renversement radical de la métaphysique
platonicienne en tant qu’elle fournit à chaque fois, et de manière de plus en
plus probante et articulée au cours des siècles, la preuve que l’être est dans le
réel et surtout que l’être est le réel et non pas une entité suprasensible ou
simplement un « ciel des idées ».56 Cette conception d'Auerbach nous reporte
au cœur de la conception aristotélicienne de la mimésis qui à son tour nous
conduit à la conception de base girardienne selon laquelle à la base des trames
littéraires se trouve la mimésis non comme illusion romantique mais plutôt
comme vérité réelle que seul le réalisme romanesque peut entrevoir et mettre
en exergue.

I.1.4.3. La mimésis chez Jacques Derrida

Jacques Derrida (1930-2004) est un philosophe post-moderne de l’ère


contemporaine. Sa pensée n’est pas centrée sur la mimésis mais plutôt sur le
déconstructionnisme linguistique et philosophique remettant en question la
phénoménologie et la métaphysique traditionnelle pour introduire une
nouvelle manière de penser les sciences humaines. Nous allons ici relever
certaines de ses considérations sur le concept de la mimésis quoique difficile
à saisir de manière claire et à contextualiser vu la complexité des
raisonnements et des néologismes qu’il introduit dans le développement de
sa pensée déconstructionniste.57

Dans l’approche de Jacques Derrida sur le concept de la mimésis, on


retrouve quand-même l’écho de la conception kantienne. Derrida part de la

56
Cf. AUERBACH, E., op. cit., p. 532.
57
Derrida a en fait la réputation d’être un écrivain difficile et exigeant pour son lecteur, même
pour des philosophes. Son style est dense, avec de nombreux jeux de mots et de néologismes.
Sa lecture, souvent déconcertante et nécessitant de nombreuses lectures, relève des
ouvertures sur l’avenir de la philosophie. Cf. SALANSKIS, J-M., La philosophie de Jacques
Derrida et la spécificité de la déconstruction au sein des philosophies du linguistic turn, PUF,
Paris 2008, p. 176.

137
mimésis kantienne pour cloner un nouveau concept qu’il appelle
économimésis.58 D’après Derrida, le génie artistique doit se désintéresser de
l’imitation servile des objets naturels qui convient plutôt aux artisans ou aux
artistes sans génie. Pour y arriver, il faut mettre en œuvre une autre forme de
mimésis. L’artiste de génie doit établir un rapport mimétique direct entre sa
propre action et celle de la nature ou de la divinité créatrice. En effet, l’artiste
doit avoir la même liberté qu’a Dieu dans la création tout comme tous les
sujets qui discourent sur l’art. De cette manière, entre les deux libertés
s’instaure un rapport spéculaire qui fonde l’économimésis.
Par contre, Derrida appelle mimétologie la mimésis qui ne vise que la
simple imitation. Celle-ci se présente comme une simple reproduction dans
laquelle le représentant remplace ce qu’il imite comme s’il s’agissait d’une
écriture purement phonétique, abstraction faite du sens de l’écriture. Il s’agit
d’une forme de mimésis qui, selon Derrida, est purement conceptuelle mais
intraduisible dans les faits. En effet, si la mimétologie se référait à la vérité
des faits, elle serait toujours susceptible de doutes du moment que, même
parfaite, une reproduction ne saurait jamais égaler la chose imitée.59 Or, il est
impossible pour Derrida de distinguer la copie de l’originale vu que
linguistiquement parlant, on devrait sortir du texte. Il s’agit d’ailleurs de la
conception mimétique que condamne Platon quand il affirme que toute

58
Devant l’impossibilité kantienne d’une mimésis stricto sensu, Derrida en propose une
nuance, celle de l’économimésis, dans laquelle l’écart entre la chose absente et son double
n’est pas considéré comme une imperfection mais plutôt comme un plaisir. L’imitation n’est
donc pas supprimée mais déplacée dans le sens d’une sollicitation, d’une mise en jeu. La
production des représentations devient ainsi libre et surabondante étant détachée de toute
référence externe. C’est alors cette libre productivité humaine qui produit indéfiniment des
suppléments que Derrida appelle économimésis. Quand elle se généralise, elle fait proliférer
l’artefact comme la nature. Cf. DELAIN, P., Les mots de Jacques Derrida, Guilgal, Paris
2004.
59
Sur la mimétologie, Derrida rejoint la pensée kantienne qui postule l’impossibilité d’imiter
au sens strict du terme. Kant donne l’exemple de la sympathie que nous éprouvons pour les
chants des oiseaux. Le chant du rossignol imité à la perfection par un homme nous résulte
totalement insipide. Même s’il réussissait à tromper l’auditeur, au moment même où celui-ci
le découvrirait, il serait immédiatement dégouté par le ridicule de l’imitateur. Quant aux
modèles du goût dans les arts de la parole par exemple, Kant propose une langue morte et
savante pour éviter toute interférence mimétique qui altèrerait la valeur du modèle. Cf.
KANT, E., Critique de la Faculté de Juger, op. cit., pp. 211-223.

138
opération mimétique est trompeuse et par le fait même condamnable en tant
qu’elle ne reproduit qu’une copie de la réalité et non la réalité elle-même.60
D’après Derrida, la vraie mimésis, si elle doit exister, exige une liberté
professionnelle telle que l'artiste de génie ne doit viser aucun but ou attendre
aucune récompense. Il doit ouvrir un jeu qui laisse son imagination produire
librement son œuvre d'art. De cette manière, il peut espérer recevoir de la
nature, la capacité de pouvoir donner plus que ce qu'il promet aux hommes.
De cette manière, une plus-value supplémentaire est produite, et ainsi de suite
à l'infini. La voix de l’artiste doit être ni plus ni moins comme celle de Dieu.
Elle doit aller outre celle du logos par lequel Dieu a créé l’univers pour être
spontanément donatrice et pure productivité.61
En fin de compte, l'approche derridienne de la mimésis reste elle aussi
dans les limites de l'art quoiqu’influencée par une vision plutôt linguistique.
Par ailleurs, elle n'apporte rien de particulièrement nouveau quant à
l'inspiration qui nous lie à la théorie mimétique girardienne. Tout de même,
les nuances de Derrida enrichissent le cadre conceptuel de la mimésis dans la
perspective kantienne. Il faut seulement noter que les positions derridiennes
sont dialectiquement problématiques vu qu'elles se basent sur des concepts
clonés qui confèrent ainsi au concept de la mimésis derridienne une
conceptualisation plutôt complexe.
En conclusion, on ne saurait ne pas souligner que le concept de la
mimésis a été caractérisé par des développements conceptuellement
discontinus au cours de l'histoire de la pensée. Comme nous l'avons pu
montrer, sa conceptualisation oscille de l'ontologie grecque à l'historiographie
médiévale, de l'esthétique moderne et post-moderne à la sociologie tardienne.
Par contre, il convient de noter qu'en tant que concept philosophique, le
concept de la mimésis a revêtu un caractère plutôt artistique. Il se distancie
du mimétisme aussi bien animal que comportemental qui est étudié dans les
sciences humaines.
Par ailleurs, tous les aspects de la mimésis relevés au cours de notre étude
ont été valorisés par Girard. Non seulement, il étudie le mimétisme dans son
rapport entre l'art et le réel comme dans la construction de la théorie du désir

60
DERRIDA, J., La Dissémination, Seuil, Paris 1972, pp. 237-238.
61
Cf. DERRIDA, J., « Economimésis » in AAVV, Mimésis des articulations, Aubier-
Flammarion, Paris 1975, pp. 71-72. Derrida décrit cette surabondance infinie avec le
mouvement de la main du peintre italien Valerio Adami qui trace les images de son esprit,
venant, comme fragment, au-delà d'une feuille déjà pleine.

139
mimétique où la théorie s'élabore à partir des textes littéraires, mais aussi et
surtout, il étudie la mimésis en rapport au comportement de l’homme. Cette
mimésis est d'ailleurs source d’une conflictualité qui mène inexorablement à
la violence mimétique. Dans la suite de notre réflexion, nous allons explorer
systématiquement la théorie de la violence mimétique telle qu’élaborée par
René Girard dans le but d'en dégager une étude herméneutique des sources.

I.2. LA VIOLENCE MIMÉTIQUE ET LA GENÈSE DU SACRÉ

Après avoir parcouru les angles d’approche du concept de la mimésis au


cours de l’histoire de la pensée occidentale et fait ressortir la synthèse qu’en
fait Girard en puisant à toutes les sources, nous pouvons maintenant essayer
de montrer comment Girard part de la conception du désir mimétique pour
arriver à celle de la violence mimétique et à la genèse du sacré archaïque qui
constitue le fondement de la culture.
En effet, la thèse de Girard est que la rivalité mimétique qui ressort du
désir selon l’Autre, peut entrainer une société entière dans une spirale de
violences. Pour enrayer ce mécanisme, la société désigne un bouc émissaire
dont le sacrifice permettra le transfert des tensions. Il y a alors un retour à la
paix sauf bien-entendu pour la victime qui est lynchée alors qu’elle est
innocente. Celle-ci devient à la fois source de tensions et source de paix. Pour
Girard, ce mécanisme constitue la trame d’un phénomène qui se répète à
travers les âges et qui devient fondateur de la société et de la culture humaine.
Dans ces paragraphes, nous allons explorer et analyser cette thèse de
Girard en démontrant comment, selon Girard, le passage de la rivalité
mimétique à la violence porte inévitablement au mécanisme victimaire et à la
genèse du sacré avec le risque d’une précipitation apocalyptique due à
l’évolution malheureuse de la société moderne. La doctrine de la violence
mimétique est une théorie anthropologique très intéressante mais aussi très
complexe. Nous n’entendons pas en faire une analyse exhaustive d’autant
plus que le fond de notre recherche se focalise surtout sur une herméneutique
des sources. Nous allons, dans les limites de notre investigation, mettre en
exergue les points saillants de la théorie, lesquels nous permettront de
recadrer l’exploration de ses sources d’inspiration afin de dégager une
herméneutique à même de permettre une évaluation scientifiquement valide
des sources d’inspiration de la théorie girardienne.

140
I.2.1. De la rivalité à la violence.

Dans le chapitre sur la configuration du désir mimétique selon la théorie


de René Girard, nous avons expliqué comment s’effectue le passage du désir
physique au désir métaphysique. En effet, le désir mimétique à médiation
interne se configure sous forme de rivalité mimétique due au fait que le sujet
imitant et le médiateur du désir se trouvent dans la même sphère existentielle
par rapport à l’objet désiré. Cela entraîne que les deux individus, en
s’imitant l’un l’autre du fait qu’ils désirent les mêmes choses et de ce fait
deviennent semblables, passent ipso facto de l’admiration qui est la
caractéristique de la médiation externe à l’envie qui caractérise la
médiation interne.

Ainsi, sans en avoir l’air, il n’y a que des semblables qui peuvent
s’envier, se jalouser, se haïr, entrer dans des relations polemogènes,
sournoises ou déclarées. Par ailleurs, il y a un préjugé de l’imaginaire
collectif que Girard met en doute : ce ne sont en fait pas les différences qui
dressent les hommes les uns contre les autres mais bien la perte de leurs
différences. Mais le danger de cela est que, pour Girard, l’homme est un
animal mimétique, pour le meilleur et pour le pire. Même si l’imitation est
une puissante faculté d’apprentissage, quand elle nous porte à désirer les
mêmes choses que les autres et donc à rivaliser avec eux, elle devient une
menace non seulement pour l’harmonie d’un groupe mais aussi pour sa
survie. Elle devient donc capable de conduire à une violence plus
contagieuse qu’un virus, laquelle violence, partant des individus, est à
même d’embraser une société entière. 62

En effet, au fur et à mesure que la rivalité entre le sujet et le médiateur


s’exacerbe, la valeur de l’objet cède la place à la rivalité entre le sujet et le
médiateur jusqu’à disparaître complètement. C’est ce que Girard appelle
passage du désir physique (qui va du sujet à l’objet par l’intermédiaire du
médiateur) au désir métaphysique qui n’est que pure rivalité entre les deux
sujets, abstraction faite de l’objet du désir. À ce seuil de médiation interne,
l’objet de désir devient de plus en plus abstrait pour enfin disparaître

62
« Si je sais qu’autrui est semblable à moi et si je le crains, alors je sais qu’il me craint
également et qu’il risque de m’attaquer ; j’ai donc tout intérêt à l’attaquer le premier ; mais
comme autrui fait le même raisonnement, nous nous jetons immédiatement l’un sur l’autre,
et c’est alors, si rien ne vient s’opposer, la guerre de tous contre tous ». RAMOND, C., Le
vocabulaire de René Girard, Ellipses, Paris 2009, p. 17.

141
complètement. Ainsi, le sujet et le médiateur deviennent doublement
mimétiques car ce n’est plus à l’imitation de produire l’obstacle mais
l’inverse.63 Dans ce cas, ce n’est plus sur l’objet que repose le mimétisme
parce que l’objet n’y est plus. C’est plutôt sur l’obstacle que se focalisent les
deux médiateurs qui s’imitent et rivalisent sans objet64.

Mais alors, si deux individus - le sujet et le médiateur - peuvent désirer


la même chose, rien n’empêche qu’il y en ait bientôt un troisième, puis un
quatrième, etc. Le processus fait alors facilement boule de neige65. L’objet est
vite oublié - comme déjà illustré - et les rivalités mimétiques se propagent
transformant le conflit mimétique en antagonisme généralisé. Sans objet
alors, la violence collective devient chaos, indifférenciation, guerre de tous
contre tous66. C’est ce que Girard appellera la crise mimétique.67 Selon
Girard, comme l’interprète Charles Ramond, « Il y a crise mimétique (c’est-
à-dire crise liée à l’imitation) quand les interdits et les hiérarchies qui
structurent une société disparaissent, laissant face à face des rivaux que rien

63
C’est ici d’ailleurs qu’intervient l’élément masochiste du désir mimétique. Une fois obtenu,
l’objet perd sa valeur. Ainsi, le sujet est toujours à la recherche des objets inaccessibles parce
qu’avec la perte du médiateur, se perd aussi la valeur de l’objet. Cf. MELONI, M., op. cit.,
p. 3.
64
Le discours peut sembler abstrait. Donnons-en une illustration concrète. Deux classes
d’élèves (un sujet et un médiateur) veulent faire, chacune de sa part, une représentation
théâtrale. En premier temps, les deux classes ont pour objet gagner un peu d’argent pour se
payer le voyage d’études. Le Directeur de l’École cherche à dissuader les deux classes en
leur démontrant que le coût de la représentation théâtrale est plus élevé que sa rétribution.
Malgré l’avis du directeur, les deux classes, chacune pour sa part - évidemment à cause de la
rivalité mimétique -, est prête à dépenser même le double de la rétribution pour faire la
représentation quand-même afin de défier l’autre. Donc à la fin, l’objet a déjà disparu. C’est
désormais le mimétisme de rivalité qui règne entre les deux classes, indépendamment de
l’objectif poursuivi.
65
Cf. GIRARD, R., La voix méconnue du réel, Grasset, Paris 2002, p. 233. Girard utilise ce
terme pour signifier la contagion du désir mimétique et prend comme métaphore de la crise
mimétique les maladies contagieuses telle la peste qui abolit les différences sociales. Voir
Aussi GIRARD, R., La Violence et le sacré, op. cit., p. 90.
66
HOBBES, T., Léviathan, Gallimard, Paris 2000, p. 224. Plus explicitement, Hobbes
l’appelle une guerre de chacun contre chacun du moment que chacun voit dans son prochain
une menace potentielle contre laquelle il faut se protéger.
67
Cf. GIRARD, R., Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, Paris 1999, p. 72.

142
ne peut départager et qui sombrent alors dans la spirale infernale d’une
violence sans limite ».68
La crise mimétique suppose donc une suspension des institutions, des
lois, des interdits qui structurent toute société. Girard appelle cela la crise du
Degré, expression qui apparaît dans l’analyse de l’œuvre de Shakespeare
mais que Girard lui-même taxe d’insatisfaisante pour traduire exactement la
Crisis of degree de Shakespeare qui est la crise de « l’ordre différentiel sur la
préservation duquel reposent non seulement la stabilité, mais l’existence
même des systèmes culturels ».69 En effet, la hiérarchie institutionnelle, les
lois et les interdits créent naturellement une différentiation qui maintient la
médiation mimétique dans une dimension externe. Quand disparait tout
concept de degré dans la société humaine, celle-ci, étant essentiellement
mimétique, s’expose inexorablement à un mimétisme dangereuse destiné à
dégénérer en violence mimétique.
Cette analyse du passage de la rivalité -engendrée par le désir
mimétique- à la violence, a conduit Girard à mettre cette dernière au cœur
de son anthropologie. Girard oriente son anthropologie vers l’étude des
sociétés religieuses archaïques du moment qu’il s’est rendu compte que
tandis que les sociétés modernes tendent à encourager les rivalités
mimétiques par le biais de la démocratie, la standardisation et la publicité,
les sociétés traditionnelles, elles, redoutent comme la peste toute forme de
contagion mimétique et par ce fait même, interdisent l’imitation sous toutes
ses formes. 70 Il faut alors un mécanisme à même de conjurer cette crise
mimétique. Ainsi, Girard, analysant ses sources, débouche sur le
mécanisme victimaire tel que nous allons le décrire dans le point à suivre.

68
RAMOND, C., op. cit., p. 16.
69
GIRARD, R., Shakespeare, les feux de l’envie, Grasset, Paris 1990, p. 201.
70
C’est ainsi par exemple que dans certaines sociétés archaïques, on redoute la naissance des
jumeaux qui sont tués à leur naissance pour juguler toute possibilité de rivalité mimétique ou
tout au moins sont entourés de rites sacrés pour conjurer rituellement l’effet mimétique de
leur existence.

143
I.2.2. Le mécanisme victimaire et la genèse du sacré.

Face à la crise mimétique occasionnée par le passage de la rivalité à la


folie mimétique71, René Girard, analysant les mythes, se rend compte que
toujours les frères ennemis s’entretuent. La symbolique des « doubles » qui
s’affrontent fait référence à une violence intestine, celle que Hobbes
appelle la guerre de tous contre tous. En effet, une fois que
la mimésis violente a fait son œuvre, effacé toutes les différences entre
amis et ennemis, il en résulte le chaos et la mort pour la société. Et s’il est
vrai qu’il n’y a pas de société sans différence, l’indifférenciation créée dans
la société devient l’étiquette de la crise mimétique et donc la source du
règne de la violence. Admis qu’aucune protection naturelle ou culturelle ne
vienne la freiner, on assiste à l’impossibilité totale de toute forme de culture
et s’il doit y en avoir une, la crise mimétique est à même de la dissoudre.

I.2.2.1. Le mécanisme victimaire comme élément fondateur de l’unité


entre les cultures

La théorie mimétique pose donc la question des fondations de la culture


et de la société humaine. Et dans sa recherche anthropologique, Girard
résout cette question en posant les bases d’une grande hypothèse
scientifique, celle de l’homme comme un être fondamentalement religieux.
Pour cela, il affirme que, toutes les cultures humaines étant religieuses, il
est techniquement impossible de rendre compte de l’existence des cultures
sans comprendre la genèse du sacré. Il faut alors que la mimésis, au départ
source des désordres, devienne un facteur d’ordre.

En partant de la lecture des tragédies grecques et d’une étude


comparée des mythes, Girard dégage l’hypothèse du mécanisme victimaire.
C’est ici d’ailleurs que se trouve le terminus ad quem de la théorie
anthropologique de Girard vu que, pour lui, l’origine des systèmes culturels
est essentiellement caractérisée par la crise mimétique.72 D’après lui, à

71
Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde. Recherches avec
Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort, Grasset, Paris 1978, p. 41.
72
MELONI, M., op. cit., p. 4: «Ed è proprio una crisi mimetica a caratterizzare per Girard
l’origine dei sistemi culturali».

144
mesure que les rivalités mimétiques s'exaspèrent, les rivaux tendent à oublier
les objets qui en furent l'origine et sont de plus en plus fascinés les uns par les
autres de façon indifférenciée. À ce stade de fascination haineuse, la sélection
d’antagonistes va se faire de plus en plus contingente, instable, rapidement
changeante, et au bout du compte, par un effet boule de neige, la violence
mimétique s’emballe et se polarise. C’est le paroxysme de la transe
mimétique73 qui fait de tous les individus des doubles. Alors la violence
réciproque va fusionner, devenir unanime et se fixer sur un bouc émissaire :
le tous contre tous se métamorphose en un tous contre un.74 La communauté
tout entière se trouve alors rassemblée contre un individu unique,75 la victime
émissaire qui est alors mise à mort : C’est la résolution violente de la crise
mimétique.76

Là alors intervient un mécanisme salvateur. L'élimination de la victime


fait tomber brutalement l'appétit de violence dont chacun était possédé à
l'instant d'avant, et laisse le groupe subitement apaisé et hébété. La victime
gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme la responsable de la
crise et l'auteur de ce miracle de la paix retrouvée. Elle devient sacrée, c'est-
à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de
ramener la paix. René Girard parle de la divinisation mythique de la victime
dont la mort a ramené la paix et le retour à une société différenciée, structurée
et stable.77 Alors la paix revient et la victime sera divinisée, passant à la fois
pour maléfique et bénéfique, violente et protectrice.

Il faut noter avec Girard que le mécanisme de la victime émissaire


est un mécanisme d’auto-régulation. S’il ne se déclenche pas, c’est la
destruction du groupe. Par ailleurs, c’est un processus qui ne dépend de
personne mais découle du mécanisme lui-même.78 Bien plus, le mécanisme
73
Cf. GIRARD, R., La Route antique des hommes pervers, Grasset, Paris 2002, p. 20.
74
Nous retrouvons ici le leitmotiv de l’homme du sous-sol dostoïevskien : « Moi je suis seul
et eux, ils sont tous…Tel est la devise souterraine ». Ibid., p. 314.
75
Cf. GIRARD, R., Quand ces choses commenceront, Arléa, Paris 1994, p.185.
76
Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.cit., p.49.
77
RAMOND, C., op.cit., p.18.
78
Selon Girard, la crise mimétique se déroule selon certains stéréotypes. Cf. GIRARD, R.,
Le Bouc émissaire, Grasset, Paris 1982, pp. 21ss.

145
assure lui-même sa pérennité du fait que les hommes n’ont retenu que ses
effets bénéfiques et que cette méconnaissance se perpétuera dans des rites
sacrificiels et des interdits chargés de prévenir le retour du dieu violent. Les
mythes deviennent alors le récit du meurtre collectif du point de vue de la
collectivité. Il s’agit bien d’une persécution racontée non par les victimes
mais par les persécuteurs. Ainsi par exemple, selon l’interprétation
girardienne, Œdipe est le bouc émissaire de sa communauté contrairement
à la narration du mythe et de l’interprétation freudienne.

Pour Girard, en sacralisant la victime émissaire, les hommes ont


expulsé leur violence pour s’en tenir religieusement à l’abri. L’humanité
est donc fille du religieux. Malgré leur diversité apparente, il y a unité de
toutes les cultures. Du premier symbole culturel qui est le tombeau du dieu
victime émissaire de la crise mimétique, émergeront le langage, les rites,
les interdits puis les institutions. Toutes les cultures ont ainsi une fondation
religieuse, avec le même objectif d’empêcher les rivalités mimétiques et le
retour de la violence. Ainsi, selon Girard, quelle que soit la diversité des
moyens mis en œuvre pour l’atteindre, l’objectif poursuivi par toutes les
cultures humaines est de juguler la violence mimétique. C’est pour cela que
le mécanisme du bouc émissaire se retrouve dans toutes les cultures. 79

I.2.2.2. La genèse du sacré et l’hominisation par la culture et la religion.

Ainsi donc, en posant la résolution de la crise mimétique par le


mécanisme victimaire, Girard pense avoir découvert la genèse du religieux
archaïque (du sacrifice rituel) comme répétition de l'événement originaire, du
mythe comme récit de cet événement, des interdits comme interdiction
d'accès à tous les objets à l'origine des rivalités qui ont dégénéré dans cette
crise absolument traumatisante. En fait, « la totalité des religions archaïques

79
Cependant, Girard fait noter que dans la culture moderne, le mécanisme victimaire a
perdu de son efficacité. Il suffit d’analyser l’un des textes de persécutions dont Girard se
sert comme source, l’affaire Dreyfus, pour se rendre compte du manque d’unanimi té du
« tous contre un ». Par exemple, le J’Accuse d’Emile Zola raconte l’affaire Dreyfus non,
comme d’habitude, du point de vue du persécuteur mais plutôt de la victime. Il y a lieu
alors de se demander ce qui a changé et plus précisément la raison de l’incapacité de notre
culture moderne à refaire du mythe. Cf. ZOLA, E., J’Accuse… ! Lettre au Président de
la République in « L’Aurore », n. 87 (1898), p. 1ss.

146
sont des mises en scène de cette crise mimétique et de sa résolution
sacrificielle, et toutes les structures sociales et religieuses primitives, comme
tous les interdits (par exemple celui de l’inceste) peuvent s’expliquer comme
des dispositifs visant à protéger une société contre le retour d’une crise
mimétique »80. Cette élaboration religieuse se fait progressivement au long de
la répétition des crises mimétiques dont la résolution n'apporte la paix que de
façon temporaire. Pour Girard, l'élaboration des rites et des interdits qui sont
à l’origine des cultures humaines constitue une sorte de savoir empirique sur
la violence.
Mais comment se fait-il que le processus mimétique persiste même après
l’hominisation sans engendrer un cercle vicieux de crise mimétique à l’infini
?81 Pour Girard, le mécanisme victimaire lui-même inclut une précaution pour
que le sacrifice de la victime émissaire ne fasse pas revenir la crise mimétique.
Les rites religieux exercent leur pouvoir purificateur dans le choix d’une
victime éloignée du groupe social en question. En plus, dans les rites mêmes,
la purification autour du prêtre sacrificateur se multiplient ainsi que ses outils
et les lieux où il opère82 pour qu’il puisse conjurer la crise mimétique.83
Dans cette théorie qui a aussi été développée dans le domaine de
l’anthropologie religieuse, Girard affirme que le christianisme démystifie et
dénonce pour ainsi dire le mécanisme de la violence mimétique à la base du
religieux archaïque84. Si pour Girard le religieux fut un mécanisme efficace

80
GIRARD, R., Le Bouc émissaire, Grasset, Paris 1982, pp. 16-17.
81
La question, posée en termes hégéliens, reviendrait à se demander pourquoi le mimétisme
girardien n’est pas poussé à l’infini de façon uniformément dialectique ou alors en termes
nietzschéens, pourquoi la crise mimétique girardienne n’appelle pas l’éternel retour du
même. Nous parlons seulement ici de crise mimétique parce que nous prenons évidemment
pour acquis que tout processus mimétique ne conduit pas nécessairement à la crise
mimétique. Mis à part le cas de la médiation externe qui ne conduit jamais à la rivalité, même
pour la médiation interne, c’est seulement à un certain seuil de rivalité que le processus
mimétique dégénère en une crise.
82
L’intensification du sacré a donc pour but de contenir le processus mimétique en évitant la
folie mimétique.
83
GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit., pp. 63-104.
84
Pour Girard, « le religieux fut donc essentiellement violent dans les sacrifices et mensonger
dans les mythes qu’il produisait, auxquels il se référait et qui étaient à proprement parler des
mensonges ». RAMOND, C., op. cit., p. 76. Il oppose alors le religieux archaïque et la
Révélation chrétienne qui en révèle la violence et le mensonge. C’est en fait presque le même

147
qui a eu son utilité tant qu’il a pu protéger les hommes de leur propre
violence,85 la Révélation chrétienne a montré l’innocence des victimes
émissaires et ainsi « a rendu progressivement le mécanisme substitutif
sacrificiel inutile et inopérant, en même temps qu’elle abolissait la croyance
jadis universelle aux mythes »86.
Pour cela, depuis la mort du Christ, le mécanisme mimétique ne sert plus
à conjurer le sort de la violence, ce qui explique le fait que, après le Christ, la
même violence s’accroît toujours jusqu’à la menace apocalyptique. 87 C’est
regrettable selon René Girard mais quand même « le message du Christ
triomphe dans le monde scientifique contemporain et dans la société de
consommation, de confort et de politesse »88. Dans les paragraphes suivants,
nous abordons la thématique de la violence mimétique en rapport avec
son apocalypse 89 comme clé d’interprétation de la violence mimétique
contemporaine.

I.2.3. Violence mimétique et apocalypse: Interprétation de la violence


contemporaine

Avec sa théorie mimétique, Girard s’érige donc en prophète des temps


modernes. Il applique ainsi sa théorie au monde contemporain. Avec la
démocratie et toutes les tentatives d’abolir les différences entre les personnes
et les catégories sociales, le monde moderne est toujours au bord d’une crise

rapport que Girard établit d’une part entre le mensonge romantique et la vérité romanesque,
et d’autre part entre le religieux archaïque et la Révélation chrétienne.
85
Cf. GIRARD, R., La Violence et le Sacré, op. cit., p. 202.
86
RAMOND, C., op. cit., p. 76.
87
Cf. GIRARD, R., Quand ces choses commenceront, op. cit., p. 178.
88
RAMOND, C., op. cit, p. 76.
89
Il faut ici souligner que par Apocalypse, Girard entend non seulement la précipitation
catastrophique du monde vers sa fin à cause de la violence mimétique, mais aussi et surtout
la révélation de cette dernière qui, seule, peut conjurer le pire. Sa considération recèle les
deux sens du mot apocalypse qui dans le langage courant signifie catastrophe cosmique
tandis qu’étymologiquement veut dire révélation.

148
mimétique. En effet, de crise en crise, de catastrophe en catastrophe,
l’humanité est en train d’apprendre que son espèce est mortelle.

I.2.3.1. Violence, apocalypse et sociétés modernes

René Girard se définit ainsi comme un penseur apocalyptique. Il


développe une pensée apocalyptique en mettant en exergue les deux
acceptions du vocable apocalypse.90 À son sens, le Christ est venu apporter
la Révélation de l’innocence des victimes émissaires. Il a jeté la lumière
sur les mécanismes sacrificiels par lesquels les sociétés archaïques se
protégeaient de leur propre violence. En révélant ces mécanismes, le Christ
les a rendus inefficaces vu qu’ils ne sont efficaces qu’en restant méconnus
de ceux mêmes qui les appliquent.
Ainsi, le côté positif de l’apocalypse dans son premier sens est la
disparition graduelle dans l’histoire, du recours aux boucs émissaires pour
conjurer la violence mimétique en démasquant sa vraie face. Le revers de
la médaille par contre fait naître l’apocalypse dans sa deuxième acception.
En effet, une fois que la Révélation du Christ a rendu caduc le mécanisme
victimaire, la violence peut désormais se déchainer sans frein jusqu’à la
catastrophe nucléaire du moment que le mécanisme à même de la conjurer
est désormais rendu inefficace. Il y a lieu alors de se demander si le rôle
(ambigu) du Christ, et partant, du christianisme, est venu apporter la Bonne
Nouvelle (apocalypse au sens de révélation) ou la mauvaise (apocalypse au
sens de catastrophe).
Par conséquent, Girard fait du monde contemporain une lecture
paradoxale. En effet, de par l’histoire et le christianisme, on connaît
désormais de mieux en mieux les mécanismes de boucs émissaires et au

90
Dans sa dernière œuvre, Achever Clausewitz, sous forme d’entretien avec Benoît Chantre
(Président actuel de l’ARM), René Girard aborde explicitement le thème de l’apocalypse en
rapport avec la théorie mimétique. L’œuvre du stratège prussien Carl Von Clausewitz, De la
guerre, avait fait noter le mouvement qui va détruire l’Europe à savoir la guerre qui s’est
érigée comme « la continuation de la politique par d’autres moyens ». Girard le considère
inachevé du moment que Clausewitz n’arrive pas à lever un tabou : l’apocalypse a déjà
commencé car la violence des hommes, échappant à tout contrôle et avec les instruments que
lui offre la politique, menace la planète entière d’autodestruction. Cf. GIRARD, R., Achever
Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre, Carnets Nord, Paris 2007.

149
moyen de la science et des institutions judiciaires et politiques, on évite
autant que possible de s’y laisser entrainer. En ce sens, notre monde est
techniquement moins violent que celui des religions sacrificielles
archaïques. 91 Mais en même temps, plus que jamais on assiste à des
persécutions, des génocides, des massacres sans pareil par leur ampleur et
leur inhumanité. Nous pouvons même dire, aux vues de ce qui se passe
aujourd’hui entre la Russie et l’Ukraine, que nous allons peut-être à la
catastrophe ultime si jamais une guerre nucléaire devait se déchainer. De
ce point de vue alors, le monde contemporain serait réellement plus violent
que les sociétés archaïques.
Rationnellement, il y a une contradiction et donc une nécessité de
choisir entre les deux états de fait vu qu’ils ne peuvent pas être vrais, sous
le même rapport logique. Au cours de l’histoire, il y a eu deux positions
diverses. Il y a eu d’une part la position optimiste de ceux qui, comme
Francis Fukuyama, ont vu dans les deux dernières guerres mondiales les
derniers soubresauts d’une violence archaïque en envisageant l’avenir de
l’humanité sous la forme d’une société mondialisée et pacifique. 92 D’autre
part, il y a eu la position pessimiste de ceux qui, comme Günter Anders,
considèrent les guerres contemporaines de plus en plus violentes et tendant
vers la menace nucléaire comme des signes avant-coureurs d’une
autodestruction de l’humanité. 93
Et quelle est la position girardienne là-dessus ? Même s’il tend vers
une considération pessimiste, vu que pour lui, vouloir rassurer c’est
toujours contribuer au pire, Girard passe de la logique de non contradiction
et du tiers exclu à celle du paradoxe. En effet, pour Girard, la rationalité du
tiers exclu, qui nous oblige à choisir entre un monde moins violent et un
monde plus violent, empêche de voir la vérité qui, selon lui, consiste dans
le fait qu’il ne faut pas surtout choisir entre pessimisme et optimisme, pas
plus qu’entre diminution de la violence et son augmentation. À son sens, la
vérité est toujours dans le paradoxe : dans l’histoire humaine, la violence
croît dans la mesure où elle diminue. Seule une pensée apocalyptique est à
même de saisir et soutenir un tel paradoxe. À ce point, l’apocalypse au

91
On ne brûle plus les sorcières, dans certains pays on a même aboli la peine de mort, on
va actuellement jusqu’à se soucier des victimes, etc.
92
Cf. FUKUYAMA, F., La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, Paris 2018.
93
Cf. ANDERS, G., Il mondo dopo l’uomo. Tecnica e violenza, Mimesis, Milano 2008.

150
deuxième sens n’est plus seulement une révélation, mais surtout une
méthode.94
La pensée apocalyptique, en fait, n’est rien d’autre que le dernier
développement de la logique mimétique et enveloppe les mêmes paradoxes
inaccessibles à la logique du tiers exclus. 95 En effet, au fur et à mesure que
la société comprend mieux sous l’effet de la Révélation chrétienne, les
mécanismes archaïques de l’unanimité violente et l’innocence des boucs
émissaires, nous y renonçons. C’est pourquoi les religions archaïques et
sacrificielles, qui avaient régné universellement pendant des millénaires,
ont presque entièrement disparu. Toutefois, nous sommes désormais sans
protection de tout mécanisme similaire à celui du bouc émissaire et pour
cela l’humanité est désormais sans couverture face à sa propre violence.
À l’intérieur des institutions politiques, l’appareil judiciaire est venu
compenser la disparition du système de la victime émissaire mais en vain.
Il faut dire qu’en réalité aucune institution n’est assez forte pour imposer
l’équivalent du mécanisme victimaire en termes de justice moderne. Ainsi,
le monde moderne met face à face des états en situation de rivaux
mimétiques, sans aucun mécanisme à même d’enrayer la violence qui
surgirait entre eux. C’est pourquoi les guerres modernes opposent des pays
- de plus en plus semblables les uns aux autres - qui normalement auraient
toutes les raisons pour être en paix mais se caractérisent pourtant par le
déchainement de violences sans pareilles. 96 L’avenir de la violence
moderne s’annonce donc comme le plus ancien type d’affrontement (le

94
Cf. RAMOND, C., op. cit.
95
Cf. Ibid. Ainsi donc, si dans la vie ordinaire l’amour sain et fidèle n’exclut pas la
jalousie, le désir sain et normal n’exclut pas le désir de l’échec, l’amour du fils pour le
père n’exclut pas la haine du fils pour le père, le narcissisme personnel n’exclut pas le
souci des autres…, de même, le déchainement apocalyptique de la violence dans les
sociétés modernes n’exclut pas la diminution de la violence sacrificielle dans les mêmes
sociétés, mais l’enveloppe.

96
Cf. GIRARD., R., Achever Clausewitz, op. cit., p. 88. Bien évidemment, si par guerre il
faut entendre des comportements institutionnalisés et réglés, il faut dire qu’il s’agit de
moins en moins de guerres dans la société moderne du fait que la violence contemporaine
(guerres entre nations et terrorismes) indique l’apocalypse précisément en ce qu’elles
montrent la fin de la guerre institutionnalisée et le déchainement sans frein ni règle de la
pure violence. Girard va jusqu’à affirmer que « la fin de la guerre est l’autre nom de
l’apocalypse ».

151
duel). Girard voit par exemple dans le couple franco-allemand duquel sont
parties les guerres mondiales du XXème siècle, l’un des foyers mimétiques
les plus virulents de l’âge moderne. 97
Cela est d’autant plus évident aux yeux de Girard que le schéma des
frères ennemis lui permet, dans une certaine mesure, de comprendre le
mystère de ces affrontements. En effet, plus deux individus ou deux
institutions se ressemblent, plus ils peuvent, selon le contexte, se mettre
d’accord ou alors s’affronter. Ainsi, les mêmes prémisses peuvent porter à
des résultats contradictoires. La logique apocalyptique révèle donc les
ambivalences et les dangers extrêmes de la réciprocité, exaspérés par la
mondialisation. Pour Girard, « les hommes ne parviennent pas à contenir
cette réciprocité, parce qu’ils s’imitent beaucoup trop, et se ressemblent de
plus en plus, de plus en plus vite. […] Si l’apocalypse est une menace réelle
aujourd’hui au niveau de la planète, c’est parce que le principe de
réciprocité a été démasqué. Les guerres d’extermination et les génocides
sont logiques au vu du déchainement de la réciprocité violente et de la
montée de l’indifférenciation ». 98 Le terrorisme lui-même est le plus
souvent lié aux moyens de la réciprocité, c’est-à-dire aux moyens
d’échange et de circulation tels que les avions, les trains et même les virus.
Il y a une terreur inhérente à toute réciprocité. 99
De cette manière, la théorie mimético-apocalyptique permet ainsi de
rendre compte de bien des aspects paradoxaux de l’histoire contemporaine.
La dissuasion nucléaire - comme la mode, l’économie et la plupart des
phénomènes humains - a incontestablement une dimension mimétique. Le
langage ordinaire indique assez bien la parenté entre l’apocalypse nucléaire
et la crise mimétique. Dans les deux cas, il y a une réaction en chaîne :
emballement, escalade, montée aux extrêmes de la violence et péril mortel.
Et, conformément à sa méthode générale qui consiste à chercher la vérité
et non pas l’originalité, Girard repère des éléments de pensée apocalyptique
chez nombreux de ses prédécesseurs. 100

97
Cf. Op. cit., p. 64.
98
Op. cit., pp. 55-57
99
Ibid., p. 64.
100
Au sujet de la dimension apocalyptique de la violence, Girard cite aussi, bien sûr à côté
de Carl Von Clausewitz, les auteurs comme Stravinsky et Saint John mais aussi André
Malraux. Cf. GIRARD, R., La conversion de l’art, Flammarion, Paris 2010, pp. 9-10.

152
I.2.3.2. Contradictions internes de la pensée apocalyptique

Toutefois, on ne peut pas ne pas noter que la pensée apocalyptique


girardienne, à un niveau supérieur, pose un certain nombre de problèmes à
la théorie mimétique elle-même. Le premier d’entre eux est celui du rôle
du Christ et du Christianisme dans l’humanité. Girard soutien le plus
souvent que la venue du Christ fait césure dans l’histoire des hommes et
que d’ailleurs avec le christianisme, on cesse de construire les sociétés sur
le lynchage des victimes émissaires, trouvant par-là dans le christianisme,
un renversement de l’histoire de l’humanité. Et pourtant, la pensée
apocalyptique semble suggérer le contraire. En effet, même après la venue
du christianisme, le mimétisme règne toujours et l’unanimité de la violence
risque de nous conduire inévitablement à des crises mimétiques - à l’échelle
planétaire - dans lesquelles, sans doute, l’humanité peut s’anéantir elle-
même. 101
Contre toute logique, le Christ est d’ailleurs présenté par Girard comme
un accélérateur du déchainement de la violence mimétique dans la mesure
où il a mis fin aux processus sacrificiels qui tant bien que mal freinaient la
violence. Pour Girard, « la Révélation prive les hommes du religieux ;
[…]la perte du sacrificiel, seul système à même contenir la violence,
ramène cette violence parmi nous ; […] le sacrifice disparu, il n’y a plus
que la rivalité mimétique et elle monte aux extrêmes. La passion, d’une
certaine manière, mène à la bombe à hydrogène : elle finira par faire
exploser les puissances et les principautés. 102
Par ailleurs, Girard soutient en même temps que l’apocalypse, au sens
de révélation, a réussi dans la mesure où le Christ a révélé et en même
temps dénoncé et aboli les mécanismes violents des religions archaïques,

101
Il suffit d’observer les blocs mimétiques qui s’instaurent autour de la guerre russo-
ukrainienne avec d’une part le bloc euro-atlantiste et d’autre part le bloc russo-asiatique.
102
Op. cit., p. 334. Tandis que des auteurs comme Günter Anders soutiennent que l’apparition
de l’arme nucléaire créait en soi une rupture dans l’histoire de l’humanité, Girard, lui, brandit
un catastrophisme nettement opposé où il y a plutôt continuité entre la violence de la société
archaïque et celle de la société moderne. Il faut avouer que Girard, même s’il ne développe
pas une pensée dialectique de type hégélien, développe une pensée qui fait apparaitre
ironiquement une histoire de l’humanité dans laquelle le Christ se fait à son insu le meilleur
allié de Satan, pensée pourtant insoutenable et qui constitue d’ailleurs la grande contradiction
interne de sa théorie.

153
et que l’apocalypse, au sens de catastrophe imminente, atteste l’échec du
Christ comme du Christianisme à conjurer la violence. Il faut donc dire que
même si elle se distingue d’une prophétie de malheur en ce qu’elle
comporte une puissante dimension logique et explicative, la pensée
girardienne de l’apocalypse plonge la théorie mimétique dans une difficulté
logique difficile à contourner et même à résoudre au sujet de son propre
statut.103

I.2.3.3. Résolution de la pensée apocalyptique

Y a-t-il peut-être quelque chose à faire pour éviter la catastrophe


apocalyptique ? En de nombreux passages, Girard laisse entendre qu’il
s’agirait pour les hommes de renoncer tout simplement au désir mimétique,
voire au désir tout court. 104 Il faut par ailleurs noter que les deux acceptions
de l’apocalypse chez Girard sont intrinsèquement liées. Si l’apocalypse
dans son sens de catastrophe n’avait pas lieu, l’apocalypse comme
révélation en serait délégitimée pour autant. Cela est d’autant plus vrai
qu’on ne pourrait jamais savoir si la survie de l’humanité serait venue du
fait qu’elle aurait écouté et suivi les recommandations de la pensée
apocalyptique ou si elle serait due à toute autre raison. Dans tous les cas, la
pensée apocalyptique ne peut asseoir son succès que sur son échec. 105
En définitive, l’humanité est consciente que la violence est désormais
le lot du genre humain et que surtout Dieu n’y est pour rien. Elle prend
connaissance que les textes apocalyptiques des Évangiles révèlent la
relation étroite entre le désordre cosmique et la violence humaine. Et
surtout dans le monde moderne, l’humanité fait des comptes avec la menace

103
Cf. Op. cit., p. 142. Girard souligne en effet que sa pensée apocalyptique n’est ni un
fatalisme ni un providentialisme. En évoquant par exemple la résistance des dreyfusards,
Girard déclare : « parce que je suis apocalyptique, je refuse toute forme de
providentialisme. Il faut se battre jusqu’au bout, même si l’on pense qu’il s’agit d’une
vaine tentative ». On comprend mal alors pourquoi, selon lui, il faut continuer à se battre
même pour une cause qu’on estime déjà perdue.
104
C’est la dimension orientalisante de la théorie mimétique qui souvent affleure dans les
raisonnements de Girard sans toutefois apparaître explicitement.
105
Cf. RAMOND, C., Le vocabulaire de René Girard, op. cit., pp. 5-11.

154
nucléaire qui a les mêmes capacités dissuasives que celles des dieux païens
en même temps menaçants et protecteurs.
Face à cette prise de conscience, l’humanité est mise devant un fait
accompli et doit donc faire un choix terrible et fondamental : si elle ne veut
pas s’autodétruire, elle doit accepter l’offre du Royaume instauré par le
Christ à savoir renoncer à la violence et imiter le Christ. Ainsi, Girard
devient le pionnier du Christianisme anthropologique et en même temps un
prophète apocalyptique des temps modernes.
Mais si la possibilité de l’apocalypse hante tous les esprits, tout semble
aujourd’hui conçu pour occulter la Révélation dont elle est le nom. Renvoyée
à l’irrationnel, exploitée comme un filon ou consommée comme un spectacle,
la peur de l’autodestruction nous égare dans un vaste marché de techniques
anesthésiantes et palliatives qui propagent le mal qu’elles prétendent
supprimer. Cet aveuglement désormais devenu global redouble de violence et
multiplie les subterfuges. Il fait écran à la vérité qui surgit dans une lumière
de plus en plus éclatante, au cœur même des rapports humains.
Et si les institutions politiques et judiciaires tentent d’empêcher le
déchaînement de la violence mimétique et que la science à son tour jugule la
recherche des victimes émissaires en y substituant la recherche des causes et
des lois des phénomènes, l’armement nucléaire fait donner à la théorie de
Girard un ton particulièrement dramatique. En effet, malgré la confiance que
Girard nourrit en faveur des capacités du monde moderne illuminé par la
Révélation chrétienne, l’armement nucléaire constitue, d’après lui, une force
que rien n’est capable d’arrêter et telle que, si elle se déchaînait,
occasionnerait une crise mimétique à l’échelle mondiale.106 Il faut absolument
retrouver le sens chrétien de l’histoire, son réalisme et sa vision des fins
dernières, les seuls capables de rendre la vie féconde et digne d’être vécue.
Notre époque est désormais devant l’alternative de choisir sa place : au pied
de la croix ou dans la gueule du néant.107

106
Cf. GIRARD, R., Quand ces choses commenceront, op. cit., p. 106.
107
Cette pensée girardienne a été enrichie par Erick Audouard qui fait dialoguer avec
simplicité la pensée de René Girard avec l’œuvre du père argentin Leonardo Castellani. Cf.
AUDOUARD, E., Comprendre l’Apocalypse, Pierre-Guillaume de Roux, Paris 2018.

155
Conclusion

Au bout du compte, la théorie de la violence mimétique - en démontrant


comment par la rivalité mimétique fruit du désir qui est la caractéristique
humaine, la violence mimétique crée un mécanisme à même de faire naître
une société et en même temps de la dissoudre- aura ainsi fourni à Girard la
clé du défi que constitue le nœud anthropologique de la dérivation du genre
animal à l’espèce humaine108. Dans son œuvre Des choses cachées depuis la
fondation du monde, Girard développe les implications de sa découverte sur
cette question.109 Nous ne voulons pas ici entrer dans ces détails qui nous
feraient aller dans le domaine très vaste de l’anthropologie culturelle. Nous
allons plutôt revenir sur la théorie mimétique elle-même pour en cerner les
sources. Ce sera l’objet de la suite.

108
Nous voulons parler ici du processus d’hominisation que les sciences anthropologiques
enracinent dans la naissance des indices culturels de l’homme dans le processus de son
évolution. Girard arrive ainsi à démontrer à l’aide de sa théorie mimétique, l’événement
fondateur de l’hominisation.
109
GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit.

156
CHAP II. LES SOURCES DE LA VIOLENCE MIMÉTIQUE

Dans une émission avec Alain Joubert, Michel Cazenave et Jean-Daniel


Verhaeghe où Girard présentait sa théorie du désir mimétique, celui-ci
affirma qu’au tout début, il ne s’était appuyé que sur les textes littéraires pour
développer l’intuition de sa théorie. Ce n’est que plus tard, grâce au conseil
de son ami italien Eugenio Donato d’étudier certains ethnologues et certains
textes mythologiques pour constater les recoupements avec sa théorie, que
Girard commença à explorer les travaux des ethnologues qui ont étudié la
culture et la société primitive ainsi que certains textes mythologiques, pour
asseoir les bases de sa théorie mimético-victimaire dans une perspective
morphogénétique de la société et de la culture humaine.1 Dès lors, il est plus
que pertinent, pour qui se penche sur les sources de la pensée de Girard, de
connaître certaines des doctrines de ces ethnologues et certains textes
mythologiques pour bien saisir et bien interpréter de manière objective sa
doctrine mimético-victimaire.
Dans ce chapitre, nous allons nous pencher d’abord sur l’étude des
ethnologues qui ont inspiré la théorie mimétique dans sa dimension mimético-
victimaire. Nous aborderons ensuite les textes mythologiques en tant que
textes de persécution pour enfin étudier la place de la Révélation biblique et
surtout chrétienne dans l’élaboration de la théorie girardienne de la violence
mimétique. Dans les limites de notre recherche, il n’est pas possible d’aborder
toutes les sources dans les détails surtout que Girard lui-même ne cite jamais
ses sources de façon claire. Toutefois, les sources essentielles seront abordées
dans l’ordre de leur importance et nous permettront quand même de pouvoir
évaluer l’herméneutique qu’en fait René Girard.

II.1. LA VIOLENCE MIMÉTIQUE ET L’ETHNOLOGIE

Nous l’avons déjà souligné, il n’est pas possible de recenser dans les
détails, pour une étude comme la nôtre, tous les ethnologues cités par Girard.2

1
Cf. Extrait de l’émission « Océaniques » avec Alain Joubert, Michel Cazenave et Jean-
Daniel Verhaeghe (2014) disponible sur le site de l’ARM. Cf. https://www.rene-girard.fr,
consulté le 11/06/2020.
2
Cela est d’autant impossible que Girard cite une multitude d’ethnologues à la volée sans
beaucoup de détails sur leurs doctrines tandis que d’autres sont facilement plaçables dans
l’une ou l’autre des grandes lignes de pensée que nous allons étudier dans ce chapitre. Il

157
Dans cette étude, nous allons présenter les grands initiateurs des principaux
courants ethnologiques qui ont, d’une façon notoire, eu un impact
remarquable sur la théorie mimétique de René Girard. Nous toucherons ici
l’évolutionnisme culturel avec comme principaux promoteurs Edward
Burnett Tylor et James George Frazer, le fonctionnalisme culturel avec
Bronislaw Malinowski ainsi que l’école sociologique française d’Emile
Durkheim.3

II.1.1. La théorie mimétique et l’évolutionnisme culturel

Dans la plupart des cas, les courants de pensée ne peuvent se définir qu’à
partir de leurs promoteurs. C’est le cas pour l’évolutionnisme culturel. C’est
un courant anthropologique des débuts du siècle dernier ayant comme
principaux tenants Edward Burnett Tylor et James George Frazer 4. Leur
intention était d’appliquer la théorie de l’évolution telle qu’elle a été formulée
par Charles Darwin sur le domaine culturel5. L’influence de ce darwinisme

faudrait une étude uniquement consacrée aux sources ethnologiques pour explorer de façon
plus ou moins exhaustive tous les ethnologues auxquels Girard se réfère même de manière
aléatoire.
3
Nous voulons souligner ici qu’il y a un autre ethnologue de grande envergure pour la théorie
de la violence mimétique à savoir Claude Lévi-Strauss. Nous n’avons pas jugé bon de
l’étudier dans cette section parce que son école structuraliste ouvre à une perspective plutôt
philosophique. Nous allons lui dédier une réflexion à part dans le chapitre sur les sources
philosophiques de René Girard.
4
Les deux anthropologues sont contemporains et de même provenance géographique. Tylor
(1854-1917) est londonien, promoteur de l’anthropologie comme science autonome et du
concept universel de culture dans le sens de civilisation qui doit évoluer de l’animisme au
monothéisme en passant par le polythéisme. Frazer (1854-1941) quant à lui, est écossais,
promoteur de l’anthropologie religieuse et de la mythologie comparée. Il a tenté un inventaire
planétaire des mythes et des rites, faisant état de l’évolution parallèle entre la culture et la
religion qui passent de la magie à la science en passant par la religion institutionnalisée.
Comme il est évident, les deux se rencontrent sur la relation étroite entre la culture et la
religion ainsi que sur la conception de la culture dans une perspective évolutionniste. Le
premier point les rapproche de la conception anthropologique girardienne tandis que le
second sert de tremplin à Girard pour une critique constructive sur la théorie de la violence
mimétique. Cf. Les voix “Tylor” et “Frazer” in JEHAN, L.F., Dictionnaire d’Anthropologie,
ou Histoire naturelle de l’Homme et des races humaines, Forgotten books, Londres 2018.
5
Nous reviendrons sur la doctrine darwinienne dans les lignes qui vont suivre.

158
culturel sur la théorie mimétique ne tient pas à l’influence que Darwin aurait
sur la pensée de Girard6. Elle tient au chemin que les deux promoteurs de ce
courant ont frayé à Girard pour le développement et la précision de sa théorie
du point de vue anthropologique et religieux.
Dans les lignes qui vont suivre, nous essaierons d’aborder certains points
importants de l’évolutionnisme culturel en montrant l’impact qu’ils ont eu sur
l’anthropologie religieuse de Girard ainsi que les critiques que celui-ci en
formule.

II.1.1.1. Tylor et la conception ethnographique de la culture

Selon la thèse de l’évolutionnisme culturel telle que synthétisée par Tylor


dans La culture primitive (1871), la culture entendue dans son sens
anthropologique désigne tout un ensemble d’acquis que l’homme hérite de
son environnement en tant que membre d’une société :
Le mot culture ou civilisation, pris dans son sens ethnographique le plus
étendu, désigne ce tout complexe comprenant à la fois les sciences, les
croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et les autres facultés et
habitudes acquises par l'homme dans l'état social.7
Cela veut dire que même les peuples dits primitifs sont porteurs, quoique
d’une façon encore embryonnaire, d’une certaine forme de culture en tant que
telle.8 Tylor et Frazer soutiennent que pour une étude appropriée de la culture,

6
À vrai dire, Darwin ne compte pas parmi les inspirateurs de Girard. Si celui-ci a été appelé
le Darwin des sciences humaines, ce n’est que par ricochet pour montrer l’ampleur de sa
théorie dans la révolution des sciences humaines en analogie de proportionnalité à la théorie
de Darwin dans la révolution des sciences naturelles.
7
TYLOR, E. B., La civilisation primitive, t. 1, Alfred Costes, Paris 1920, p. 20. Il faut noter
que jusqu’à Tylor, le concept de culture avait un sens centré sur l’acquisition du savoir. Ainsi,
on ne parlait de culture que pour désigner les hommes évolués, cultivés, ceux qui ont un
certain savoir livresque.
8
D’après Tylor, ce qui différencie les cultures primitives des cultures complexes, c’est la
quantité du temps libre des peuples. Plus un peuple est évolué, plus il passe de temps à
travailler, ce qui diminue la quantité du temps libre. Cela est d’autant plus vrai que dans les
sociétés occidentales où la civilisation est beaucoup plus complexe, le temps de socialisation
est beaucoup plus réduit que dans les sociétés africaines par exemple où on a tendance à trop
socialiser. C’est évidemment une considération à exempter de toute forme de jugement de

159
il faut se pencher beaucoup plus sur la phase primitive si l’on veut effectuer
une étude vraiment scientifique et expérimentale9 des caractères constitutifs
de la culture humaine. La raison en est qu’une étude culturelle est impossible
si on n’a pas une base expérimentale qui en consent une étude
morphogénétique10. En effet, tout comme pour les espèces animales ou même
végétales, la culture humaine se développe en fonction des influences
environnementales en parcourant graduellement une multitude d’étapes
jusqu’aux stades les plus complexes de civilisation comme la civilisation
occidentale contemporaine.11
Cette théorie repose sur l’hypothèse de l’uniformité substantielle du
processus d’évolution vers la civilisation que tous les peuples doivent tôt ou
tard emprunter. La différence de civilisation entre les peuples se base sur la

valeur d’autant plus que le temps de socialisation ne dépend que d’un facteur qui n’engage
en rien, de façon immédiate, la conscience morale d’un peuple. Cf. Ibid.
9
Il faut entendre par là un modèle d’analyse à même de délimiter le processus d’évolution
d’un certain phénomène, des origines jusqu’à l’état actuel en passant par des stades
intermédiaires. Il s’agit d’un processus fait par des étapes fortement enchaînées entre elles de
telle façon que, à son intérieur, l’étape la plus évoluée inclue implicitement, en son sein, les
potentialités des stades précédents. C’est la logique de la continuité uniforme dans
l’évolution. Cf. TARDITI, C., op. cit., p. 53.
10
Comme l’affirme Massenzio, dans ce genre d’étude, toute idée de contingence est a priori
mise à l’écart. Ce type d’étude expérimentale se base sur des lois universelles qui régissent
le développement de la culture. Cf. MASSENZIO, M., «Storia delle religioni e antropologia»
in FILORAMO, G., Manuale di storia delle religioni, Laterza, Bari 1998, p. 447. C’est une
considération qu’il est difficile de partager du point de vue philosophique vu que tout ce qui
concerne l’être rationnel ne peut être absolument prévisible. Or, la culture est un concept
exclusivement anthropologique.
11
C’est ici que les thèses de l’évolutionnisme culturel démontrent leur filiation darwinienne.
Pour Darwin, l’évolution des espèces est basée sur deux éléments essentiels. D’une part, il y
a l’existence des modifications de type organique qui se manifestent dans les êtres vivants
tout au long de leur évolution, au fil du temps. D’autre part, il y a le truggle for life qui se
vérifie nécessairement entre les individus par la tendance qu’a chaque espèce à se multiplier
selon une progression très arithmétique. De ces deux éléments essentiels, Darwin en déduit
le principe de la sélection naturelle : les espèces qui manifestent les mutations organiques les
plus avantageuses vis-à-vis des conditionnements environnementaux sont les plus aptes à la
lutte pour la survie et par conséquent ont beaucoup de probabilité de survivre au struggle for
life. En vertu des principes génétiques scientifiquement vérifiables, les espèces capables de
survivre auront tendance à transmettre à leurs descendants, les caractères d’adaptation ainsi
acquis. Cf. DARWIN, C., L’origine des espèces, Seuil, Paris, 2016; TARDITI, C., Desiderio,
sacrificio, perdono…, op. cit., p. 52.

160
différence de rapidité de progression dans la civilisation. Les peuples
primitifs ont connu un retard par rapport à nous et cela est attesté par le fait
que, étudiant notre histoire, nous découvrons que certains comportements que
nous avons eu dans le passé se rencontrent aujourd’hui chez les peuples
primitifs. D’une part, les peuples primitifs sont à une grande distance
culturelle par rapport aux peuples évolués. D’autre part, cette distance
s’amenuise par le fait que les primitifs nous fournissent l’image exacte de
notre passé.
Ainsi, Tylor inclut-il les peuples primitifs dans le domaine de définition
de la culture, du moment que la différence entre eux et nous-mêmes ne repose
plus sur les concepts de nature vs culture.12 Les primitifs et les évolués se
trouvent dans un même horizon de la culture. Ce nouveau concept de culture
primitive représente une grande révolution qui permet d’entreprendre une
recherche anthropologique, cette fois-ci, non plus en termes naturalistes mais
dans une perspective plutôt historiciste fondée sur la reconnaissance des
origines communes entre les peuples primitifs et ceux civilisés. C’est ainsi
que naît l’ethnologie comme discipline anthropologique autonome avec une
grande nouveauté de l’interprétation de la cohabitation sociale comme origine
de la production culturelle. C’est donc la société qui forge les individus en
leur conférant un style de vie qui s’érige peu à peu en un certain système
culturel. Dans cette optique, parler de culture primitive équivaut à parler de
culture originaire.
Sur la même base, Tylor mène des recherches évolutionnistes sur la
religion primitive comme forme originaire de la religion en tant que telle. Il
fonde ses recherches sur la notion d’animisme13. À son avis, au stade initial

12
Rappelons que la philosophie du contrat social prônée par les penseurs tels que Jean-
Jacques Rousseau, Thomas Hobbes et John Locke repose en effet sur une anthropologie qui
oppose la nature à la culture. À l’état de nature, les peuples vivent une certaine situation qui
ne peut pas perdurer dans le temps sans entraîner des conséquences fâcheuses pour la
collectivité. Il faut alors passer, par l’intermédiaire du pacte social, à l’état de culture pour
garantir la survie de la société. Cette anthropologie inspirera d’une certaine façon René
Girard pour qui l’état de nature n’est pas un stade par lequel il faut passer mais une dimension
de la nature humaine (le mimétisme) qui fait que l’homme, par manque d’instinct, est obligé
de conjurer la violence inéluctable à sa nature mimétique en passant à la culture par
l’entremise du mécanisme sacrificiel. Cf. ORSINI, C., La pensée de René Girard, Retz, Paris
1986, p. 82.
13
On peut définir l’animisme comme une forme de religiosité fondée sur le postulat selon
lequel l’âme est la cause formelle de la vie. C’est de l’âme que dépendent la vie et la mort.
Jusque-là, l’animisme ne serait pas différent de la psychologie antique que nous retrouvons
surtout chez Aristote. La différence est que pour l’animisme, l’âme est considérée aussi

161
de la culture humaine, l’homme primordial fait l’expérience de l’âme sur base
de deux faits divers : d’une part, la perception de la différence entre les vivants
et les morts et, de l’autre, le monde onirique où l’homme voit des choses qui
ne sont pas réelles et qui parfois dépassent sa portée physique immédiate.
C’est à partir de l’animisme que voit le jour l’idée de la religion comme
relation avec ce qui va au-delà de la portée physique de l’homme. L’homme
doit alors rester en relation avec ce second monde par l’intermédiaire des
dons.14 Toutefois, cette religion doit être purifiée par l’évolution et passer du
polythéisme au monothéisme.
Malheureusement, cette application de l’évolutionnisme sur la religion
primitive s’avère faible et ambiguë15. En effet, la description que Tylor fait
de l’animisme repose plus sur des hypothèses plutôt abstraites que sur des
constructions historiques documentées des peuples qui ont vécu ou qui vivent
encore cette forme de religion. Les considérations qu’il fait de l’animisme ne
sont pas en fait différentes des conceptions de la philosophie antique sur
l’âme16. Quoi qu’il en soit, prendre l’âme comme un concept universel
d’abord possédé de façon inconsciente et ensuite circonscrit
intellectuellement est une construction purement intellectuelle qui ne rime en

comme un double de l’individu dans lequel elle réside et dotée d’une certaine autonomie du
moment qu’elle peut se séparer de l’individu et se manifester dans les rêves comme une entité
indépendante. Pour l’animisme, l’âme n’est pas qu’un principe humain. Toute la nature est
vivifiée par une âme. Celle-ci est immortelle et survit à la mort des individus comme en
attestent les visions oniriques des âmes des défunts. Cf. BONTE, P., - IZARD, M.,
Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie, PUF, Paris 1992, pp. 72-73.
14
Tylor interprète le sacrifice comme un don fait aux esprits ou à un dieu pour apaiser son
courroux ou s’attirer ses faveurs. Un des exemples les plus remarquables d’offrande faite aux
divinités est celle faite à la déesse de la terre par les Khonds d’Orissa. Ceux-ci déchiraient
une victime humaine et arrachaient la chair de ses os. Le prêtre enfuyait ensuite une moitié
de la victime dans un trou pratiqué derrière lui et sans se retourner, et puis, chacun des
assistants s’emparait d’un morceau de chair pantelante pour aller l’enterrer dans son champ
favori en observant la même cérémonie. Cf. TYLOR, E.B, Op. cit., cit. in SCUBLA, L’apport
de René Girard à l’anthropologie du sacrifice: Le sacrifice protège les hommes de la violence
in « Raison présente », n. 170 (2009), pp. 104-105.
15
Les mêmes Bonte et Izard fustigent la partialité des recherches de Tylor sur l’animisme.
Cf. BONTE, P., - IZARD, M., Op. cit.
16
Il suffit de connaître la théorie aristotélicienne exposée dans le Περί Ψυχής, celle
platonicienne dans le Φαίδων ainsi que la doctrine du λόγος du monde telle que conçue par
les stoïciens pour se rendre compte d’une certaine extrapolation théorique appliquée
arbitrairement par Tylor sur des entités culturelles.

162
rien avec la réalité ethnologique des peuples.17 Cette vision des choses risque
d’être naïvement ethnocentriste dans la mesure où elle considère la religion
primitive en rapport avec la civilisation occidentale comme pour faire une
comparaison des cultures en termes de supériorité et d’infériorité.
Il est vrai que pour Tylor les peuples primitifs sont conçus comme
qualitativement supérieurs auxdits Naturvölker18, mais sa conceptualisation
de l’animisme ne dénote pas seulement du retard de leur civilisation mais
aussi de l’inadéquation et de l’incomplétude intellectuelle. L’image du
primitif que nous transmet Tylor du point de vue religieux est en fait
contradictoire. D’une part, elle est celle d’un homme qui n’est pas à concevoir
en termes d’opposition nature/culture mais d’autre part, elle est celle de
l’homme qui doit être guidé sur le chemin de l’évolution. C’est tout à fait
implicite, mais il n’est pas très difficile d’y déceler une influence
anthropologique hautement colonialiste.19

II.1.1.2. Frazer et l’étude de la religion des origines

L’autre grand tenant de l’évolutionnisme culturel est James Georges


Frazer. Sa doctrine est exposée dans The Golden bough (Le Rameau d’or) qui
devient l’un des textes-clés de la culture ethnologique du siècle dernier et
duquel s’inspireront une multitude d’auteurs.20 Dans cette recherche sur la
17
Par exemple, la différence entre l’état d’éveil psychologique (conscience psychologique)
où l’on se rend compte d’effectuer certains mouvements et l’état réflexif de la conscience
(conscience réfléchie) où l’on se rend compte de ce que l’on est, ne saurait être de l’ordre
évolutionniste. Il s’agit d’une distinction de type plutôt intellectuel qu’on ne peut pas ramener
à l’évolution d’un peuple comme s’il existait un stade où l’homme effectue seulement des
mouvements et un autre où, en plus des mouvements qu’il effectue, se rend compte aussi
qu’il est en train de réfléchir sur lui-même.
18
L’expression remonte à Friedrich Ratzel qui dans son œuvre majeure Anthropogéographie,
publiée entre 1882 et 1891, fait usage des concepts incertains et notoirement colonialistes de
peuples de nature (Naturvölker) de l’Afrique, Océanie, etc., qui par leurs traits s’opposent
aux peuples de culture (Kulturvölker) de l’Ancien et Nouveau monde. Ces derniers doivent
occuper les territoires des premiers pour les civiliser. Cf. KORINMAN, M., Friedrich Ratzer
et la Politische Geographie, in « Hérodote », n. 28 (1983), pp. 128-140.
19
Cf. MASSENZIO, M., Op. cit., p. 452.
20
Le rameau d’or publié pour la première fois en 1890, est une œuvre très vaste et très
complexe (en 4 parties : Le roi magicien dans la société primitive. Tabou et les périls de

163
religion des origines que Frazer évite d’appeler religion des primitifs pour la
simple raison que la forme originaire de leur culture n’est pas à confondre
avec la religion tout-court, il affirme que la culture primitive de l’homme
coïncide essentiellement avec la magie. Pour lui, « la magie est un faux
système de lois naturelles, ainsi qu’un guide fallacieux des conduites ; une
fausse science autant qu’un art avorté » 21.
La magie considérée dans cette perspective n’est autre qu’une tentative
mal réussie de l’homme qui chemine vers la science. Cette conception se
rapproche beaucoup de celle de Taylor qui applique à un contexte universel
une catégorie typiquement ethnologique. Toutefois, il faut reconnaître à
Frazer, au-delà de cette considération malheureuse de la culture primitive
comme une forme embryonnaire appelée à évoluer en la science moderne,
une certaine maîtrise des mythes et des témoignages sur la vie primitive dans
l’étude et l’évaluation de la fonction et de la cohérence interne des principales
institutions culturelles primitives. Frazer étudie surtout le problème des rites,
de l’institution sacrée de la royauté dans les sociétés primitives ainsi que le
mécanisme du sacrifice et du bouc émissaire.22
Les points qui nous intéressent dans cette étude de Frazer, certainement
parce que Girard en est débiteur, sont l’analyse du sacrifice rituel ainsi que le
phénomène du bouc émissaire. En effet, Frazer reconnaît un lien essentiel
entre le rite et le sacrifice autant dans les fêtes rituelles périodiques que dans
les interdits et les tabous qui précèdent le sacrifice lui-même. Le sacrifice
advient par l’expulsion23 d’un élément interne à la communauté dont on

l’âme ; Le dieu qui meurt. Adonis, Atis et Osiris ; Esprits des blés et des bois. Le bouc
émissaire ; Balder le magnifique). Dans cette œuvre, Frazer se dédie à une recherche
approfondie sur la religion des origines de l’humanité dans une étude comparative. Son
contenu sur la religion inspirera des auteurs comme Sigmund Freud, Henri Bergson, Oswald
Spengler, Ludwig Wittgenstein, Thomas Stearns Eliot, Joseph Corrad et David Herbert
Lawrence. Cf. FRAZER, J.G., Le Rameau d’or, Geuthner, Paris 1923.
21
FRAZER, J.G, op. cit., p. 3.
22
Frazer fait une description et une analyse ethnologiquement documentées du roi-mage, du
roi-prêtre, du sacrifice des dieux, des fêtes rituelles et des démonstrations magiques qui
scandaient la vie sociale des ethnies primitives.
23
Pour Frazer, l’expulsion n’est pas, comme pour Girard, l’apanage du bouc émissaire. Il est
vrai que toute forme d’expulsion a le même but, celui d’éloigner de la communauté des
éléments de désordre et de crise passibles d’être à l’origine des influx négatifs sur le corps
social. Toutefois, Frazer distingue deux types d’expulsion. D’une part, il y a l’expulsion des
esprits mauvais qui se fait de façon directe en créant des conditions chaotiques à même de
chasser les esprits. D’autre part, il y a l’expulsion des disgrâces collectives qui se fait de

164
suspecte la capacité de pouvoir causer des disgrâces telles que la guerre, les
calamités naturelles ou les épidémies. C’est dans cette même logique
qu’intervient pour Frazer le phénomène du bouc émissaire.
En faisant une étude sur bon nombre de témoignages des sociétés
primitives mais aussi en analysant certaines coutumes des sociétés évoluées,
Frazer se rend compte que la tendance à décharger sur un sujet commun les
fautes d’une collectivité pour s’en libérer est plutôt plus répandue dans les
sociétés primitives. Ici, le problème fondamental n’est pas de décrire ou de
constater ce qui advient dans les sociétés primitives mais plutôt d’expliquer
pourquoi ce phénomène est répandu dans les sociétés primitives et surtout
comment s’effectue ce passage d’une faute collective à une faute individuelle.
En d’autres mots, comment est-il possible et pourquoi doit-on décharger ses
propres disgrâces sur un autre sujet qu’il soit de nature humaine ou
simplement animale.24
Frazer affirme à ce propos que le fait de transférer ses propres péchés et
souffrances sur un autre pour qu’il les porte à sa place est une caractéristique
commune de la mentalité sauvage. Cette mentalité se fonde sur la confusion
entre le monde physique et moral, entre le monde matériel et celui immatériel.
Ainsi, tout comme on peut se décharger d’un fardeau physique (la croix par
exemple que Simon de Cyrène prend pour décharger Jésus) et le mettre sur
les épaules d’un autre, la mentalité sauvage retient qu’on peut, de la même
manière, décharger sa souffrance ou sa douleur sur autrui. Frazer arrive ainsi
à la conclusion que les races, à un degré assez bas de culture sociale et
intellectuelle, comprennent et pratiquent communément le principe de la
souffrance par substitution.25
Pour ce faire, nous pouvons dire que le phénomène du bouc émissaire
selon l’interprétation de Frazer est un symptôme de l’irrationalité qui
caractérise les cultures primitives. Celles-ci ne sont pas encore à même de

manière indirecte par le biais d’un élément interne à la collectivité dont l’expulsion est de
nature à rapporter, selon la conviction de la collectivité, la paix et la concorde. Cf. FRAZER,
J.G., op. cit., pp. 625ss ; TARDITI, C., op. cit., p. 56. C’est ce dernier sens qui correspond à
la conception girardienne de l’expulsion.
24
Les ébauches de réponse que Frazer esquisse pour ces questions seront reprises par Girard
qui, comme c’est dans son style, les critique et les tourne en faveur de sa théorie de la violence
mimétique Cf. GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit., pp. 9-104 ; GIRARD R., Des
choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., pp. 38-46 ; 189-202.
25
Cf. FRAZER, J.G., op. cit., cit. in TARDITI, C., op. cit., p. 57.

165
faire la part, comme c’est le cas pour les cultures évoluées, entre le matériel
et l’immatériel, le physique et le moral.26 Cette analyse sur le phénomène du
bouc émissaire confirme notre point de vue sur l’évolutionnisme culturel.
Tylor, tout comme Frazer, réduit ses études à un jugement de valeur à l’égard
des cultures primitives, chose qui ne devrait pas avoir lieu dans une étude
scientifique et a fortiori dans une étude de type expérimental. Une étude
ethnologique ne devrait pas en effet se prononcer sur l’inadéquation d’une
culture mais sur son état morphogénétique et sur sa fonctionnalité. Une telle
perspective dénote d’un certain préjugé qui est par ailleurs une limite à la
recherche scientifique.
Quant à la répétition périodique de l’expulsion sacrificielle des boucs
émissaires pour jouir, de façon sans cesse renouvelée, des bienfaits de
l’expulsion, Frazer y recueille le caractère rituel du phénomène victimaire qui
est toujours un bien sur la communauté. Chaque fois, la vie renaît et le mal
est expulsé grâce au sacrifice d’un intermédiaire qui endosse les fautes de la
communauté, apportant ainsi la paix et la sérénité dans le corps social.
« L’expulsion immédiate des maux par le biais d’un bouc émissaire ou d’un
autre moyen matériel, tend, comme leur expulsion immédiate en forme
invisible, à devenir périodique […] L’expulsion des esprits mauvais tend à
devenir périodique. Il semble qu’on croit se défaire des esprits mauvais à des
époques déterminées, d’habitude une fois l’an, ceci pour que le peuple puisse
commencer une nouvelle vie, libre de toutes les influences maléfiques qui se
sont accumulées sur lui au cours de l’année ».27
Ce phénomène donne à Frazer l’intuition claire de ce que doit être la
religion. Celle-ci consiste pour l’homme à s’attirer la faveur des êtres qu’il
croit supérieurs à lui, et qui dirigent et contrôlent tant le cosmos que la vie

26
Girard ne se donne même pas la peine de critiquer cette position de Frazer. Il se limite à
ironiser la position de Frazer comme s’il s’agissait d’une métaphore qui a été prise à la lettre
par des interprètes mal avisés : « Les sauvages grossiers, comme il dit, seraient partis de la
notion de moral burden, fardeau moral, et ils en auraient tiré l’idée assurément ridicule qu’ils
pouvaient se décharger de leurs fardeaux spirituels sur des victimes quelconques. Tout aurait
commencé en somme par un sermon à l’église anglicane dont ces nigauds auraient pris les
métaphores trop à la lettre ; ils en auraient conçu une méthode ingénieuse pour faire pénitence
par bouc émissaire interposé […] Le recours au second sens du terme garde un caractère
métaphorique et littéraire puisque le second sens n’a aucun statut officiel, je le répète, dans
la théorie ethnologique ». Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du
monde, op. cit., pp. 191-192.
27
FRAZER, J.G., op. cit., pp. 662-664

166
humaine. Cette définition recèle deux éléments essentiels de la religion selon
Frazer. D’une part, il y a l’élément théorétique qui consiste dans la croyance
en l’existence d’êtres supérieurs à l’homme. D’autre part, il y a l’élément
pratique qui consiste dans la tentative de l’homme de se réconcilier avec ces
puissances et de leur faire plaisir par le sacrifice rituel.28
La religion, ainsi définie, a en commun avec la magie, l’effort de
l’homme de vouloir orienter le cours normal des choses en sa faveur avec la
différence que, spécifiquement dans la religion, l’homme le fait par
l’entremise des forces qu’il croit supérieures à lui et avec lesquelles il peut
entrer en relation en influençant éventuellement leurs décisions. Cette
spécificité de la religion la distancie tant de la magie que de la science. 29 En
effet, la magie, tout comme la science, suppose l’invariabilité du cours normal
des choses naturelles et la nécessité des processus naturels qui ne peuvent en
aucun cas déroger à leurs principes. Frazer considère que « cette implicite
élasticité et variabilité de la nature est directement contraire aux principes
autant de la magie que de la science, lesquelles affirment que les processus
de la nature sont rigides et invariables dans leur opérativité et qu’elles ne
peuvent être déviées ni par la persuasion et la supplication, ni par la menace
et l’intimidation » 30.
En fait, à y voir de près, c’est le même type de raisonnement que celui de
Tylor quant à l’interprétation du phénomène culturel et religieux dans les
sociétés primitives. L’analyse de Frazer semble une tentative d’interpréter la
culture et la religion primitive en fonction de la science et donc de la culture
évoluée.

II.1.1.3. Girard et l’évolutionnisme culturel

Girard reconnaît cette base ethnologique de Frazer qui, le premier, a


eu le courage d’étudier des phénomènes de la culture primitive jusque-là

28
Op. cit., pp. 60ss
29
Il faut rappeler ici que la culture qui va de pair avec le phénomène religieux évolue, d’après
Frazer, de la magie à la science moderne avec la religion institutionnalisée - dont c’est le cas
ici - comme étape intermédiaire.
30
Op. cit., p. 68.

167
inexplorée.31 Ce qu’il ne partage pas par contre, c’est le fait que Frazer, ayant
découvert les mécanismes de la violence mimétique, se refuse d’entrer en
profondeur, s’enfermant dans un positivisme naïf influencé par le préjugé
ethnocentrique qui lui fait voir dans le phénomène du bouc émissaire, non une
piste pour explorer la naissance du sacré, mais une pure absurdité
caractéristique d’une culture inadéquate et non encore développée :
Le préjugée d’incohérence qui s’attache au religieux est particulièrement
tenace, bien entendu, dans tout ce qui touche de près ou de loin aux notions
du type “bouc émissaire”. Frazer a écrit, sur ce sujet, et ses diverses
ramifications, telles qu’il pouvait les concevoir, des ouvrages aussi
considérables sur le plan descriptif que déficients sur le plan de la
compréhension explicite. Frazer ne veut rien savoir de l’opération
formidable qui se dissimule derrière les significations religieuses et il
proclame fièrement cette ignorance dans sa préface.32
Ce qui gêne le plus Girard, ce n’est pas la tendance à l’ethnocentrisme de
Frazer, vu que chacun de nous fait des jugements en fonction de sa forma
mentis qui se configure justement en fonction de son environnement culturel.
Ce qui est ici crucial, c’est plutôt le risque de la méconnaissance des
mécanismes de la violence mimétique33. C’est en nous moquant de la naïveté
des peuples primitifs que nous courons le risque de tomber dans le même
circuit de la violence en en étant toujours prisonniers et incapables de voir
clair à propos de l’essence violente du sacré. « Comme tous ceux qui croient
subvertir les idéologies sacrificielles parce qu’ils les tournent en dérision,

31
Girard parlant du mécanisme du bouc émissaire écrit au sujet de Frazer : « Le seul
ethnologue qui ait vraiment cherché une définition, c’est Frazer, et il en a donné une que nos
fanatiques du langage pourraient reprendre sans y changer la moindre ligne : il n’y a vu
qu’une métaphore prise trop au sérieux ! ». Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la
fondation du monde, op. cit., p. 191.
32
GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit., p. 474.
33
« Quand l’ethnologie fait état, ce qui lui arrive de plus en plus rarement, de ce qu’on appelle
depuis Frazer les rites de bouc émissaire, le plus souvent, elle ne cherche même pas à
expliquer la chose ; elle en parle tantôt en termes de phénomène bien connu et qu’il n’est pas
nécessaire de définir, tantôt de conduites aberrantes et qu’il n’est pas nécessaire non plus de
définir, car elles sont sans portée sociologique réelle. Dans un cas comme dans l’autre, il
s’agit d’écarter une recherche qui risquerait de mener trop loin ». GIRARD, R., Des choses
cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 191.

168
Frazer demeure leur complice. Que fait-il, en effet, sinon escamoter la
violence au sein même du sacrifice ? »34
Ainsi donc, de la même manière que nos ancêtres expulsaient le mal par
des sacrifices sanglants et violents, nous-mêmes, pensons-nous être
affranchis de la superstition en nous moquant d’eux, sans nous rendre compte
qu’en les critiquant, nous tombons nous-mêmes dans une forme plus subtile
et plus intellectualisée de la même expulsion produite par la même violence
sacrificielle dont nous croyions nous être libérés. « Grâce à son aveuglement,
cette pensée peut continuer à rejeter sur le religieux lui-même, érigée comme
toujours en entité séparée, mais déclarée “imaginaire” cette fois et réservée à
certaines sociétés obscurcies ou, dans notre société, à certaines périodes
rétrogrades ou à certains hommes particulièrement stupides, la responsabilité
d’un jeu qui a toujours été et qui reste celui de tous les hommes, qui s’est
toujours poursuivi, sous des modalités diverses dans toutes les sociétés ».35
L’erreur de l’évolutionnisme culturel n’est donc pas d’après Girard de
type ethnocentrique. Celle-ci pourrait être reprochée à tout ethnologue.36
L’erreur fondamentale de l’évolutionnisme est plutôt de transformer le
concept de culture en un transcendantal à partir duquel nous pouvons
expliquer toutes les mutations humaines. Ainsi, chaque phénomène culturel
ou naturel est expliqué au nom de l’évolution comme s’il n’existait pas des
états de fait. En raisonnant de façon aussi réductionniste sur les
problématiques spécifiques de la culture, on rate une occasion de poser les
vraies questions et partant, de chercher les vraies réponses. « La question que
posent toutes les interprétations, celle de Frazer et celles qui, de nos jours, ont
succédé à Frazer, est toujours restée sans réponse. Frazer s’interroge vraiment
sur la question du religieux mais la réponse l’élude ».37
Si tout se résout donc dans l’évolution, si tout phénomène culturel est
prévisible, les recherches ethnologiques perdent leur sens. Si on continue à

34
Op. cit., p. 476.
35
Op. cit., pp. 476-477.
36
Girard affirme en effet au sujet de Frazer : « Il est loin, pourtant, de mériter le discrédit
dans lequel il est tombé. Les chercheurs qui possèdent sa force de travail et sa clarté dans
l’exposition ont toujours été rares. Innombrables, par contre, sont ceux qui ne font jamais que
reprendre, sous une autre forme, la profession d’ignorance de Frazer ». Op. cit., pp. 475-476.
37
Op. cit., p. 478

169
fuir la recherche sur les mécanismes de la violence mimétique, c’est sûr qu’on
continuera à perpétuer l’expulsion sacrificielle sous des formes de plus en
plus dissimulées, ce qui est plus périlleux pour notre culture évoluée qu’il ne
l’était pour les cultures primitives que nous considérons inadéquates. « Loin
de contribuer à chasser la violence, elle l’attire comme le cadavre attire les
mouches […] La tendance à effacer le sacré, à l’éliminer entièrement, prépare
le retour subreptice du sacré, sous une forme non pas transcendante mais
immanente, sous la forme de la violence et du savoir de la violence.
L’ethnologie se rapproche de la violence fondatrice, elle a la victime
émissaire pour objet, même si elle ne le sait pas. L’œuvre de Frazer constitue
un bon exemple ».38
À la fin, il faut reconnaître que Girard, quoiqu’il ne partage pas
totalement les points de vue de l’évolutionnisme culturel, en reste débiteur.
En effet, le lien indissoluble entre le culturel et le religieux jonche toute sa
théorie et l’étude effectuée par les tenants de l’évolutionnisme culturel sur les
rites et les mythes dans les sociétés primitives lui ouvre le chemin pour
développer une hypothèse beaucoup plus élégante et plus élaborée. Cela est
d’autant plus évident que la théorie de Girard repose non seulement sur un
principe unique (la violence mimétique), mais aussi débouche sur une analyse
plus précise des mythes et des rites sacrificiels.39 Pour lui, ce qui menace la
survie d’une société, c’est la violence que ses membres peuvent exercer les
uns sur les autres. Cette violence est exorcisée par une autre violence, mais
sacralisée. Ainsi, les rites sacrificiels ne sont autre chose qu’une violence
moins violente40 qui est exercée par la communauté en menace sur la victime
émissaire pour tenir en laisse la violence qui, faute d’instinct chez les
humains, risquerait de détruire la collectivité. Les dieux auxquels les hommes
croient ne seraient alors autre que la même violence qui, si elle n’est pas
apaisée par la répétition des rites sacrificiels, risque de se répéter.
Mais le point qu’il faut clarifier en définitive est que la culture pour
Girard n’est pas, comme pour les tenants de l’évolutionnisme culturel,
destinée à évoluer ou pas. Elle est inscrite dans l’homme grâce au surcroît de
mimétisme qui le distingue d’autres primates. Toutefois, ce surcroît de
mimétisme est porteur de bien et de mal. Porteur de bien parce qu’il permet à

38
Op. cit., pp. 479-480.
39
Cf. SCUBLA, L., op. cit., 107-108.
40
En Éthique fondamentale, on parlerait d’une moindre violence ou simplement d’un
moindre mal.

170
l’homme de suppléer au manque d’instinct animal et pouvoir apprendre pour
survivre. Porteur de mal parce qu’il est germe de violence qui peut détruire la
société. La religion intervient alors comme pour redresser la violence
mimétique que l’homme recèle dans son ADN.
Ce qui serait par contre l’évolution de la culture chez Girard mais qui n’a
rien à voir avec l’évolutionnisme culturel, c’est la capacité de l’homme à se
défaire de la méconnaissance qui l’embourbe toujours dans la violence. Cela
ne peut se faire que par l’ouverture à la Révélation chrétienne. Mais une fois
franchi le cap, l’homme doit faire des comptes avec la violence qui désormais
n’est plus sacrée. Ou bien il emprunte le chemin de la non-violence qui seul
peut lui garantir la survie ou alors il opte pour sa destruction apocalyptique.

II.1.2. La théorie mimétique et le fonctionnalisme culturel

Encore plus grand est l’impact du fonctionnalisme culturel sur la pensée


anthropologique de Girard. Le fonctionnalisme culturel41 est une ligne de
pensée initiée par Bronislaw Kasper Malinowski (1884-1942),
anthropologue, ethnologue et sociologue d’origine polonaise, qui dans son
œuvre posthume Une théorie scientifique de la culture (1944)42, s’inscrit dans
la continuité de Frazer tout en laissant de côté le projet de départ de
l’ethnologie évolutionniste pour se livrer à un nouveau modèle
anthropologique. Celui-ci sera basé sur l’observation participative des
cultures à étudier.43 Dans ce point de réflexion, nous allons aborder

41
Pour une étude approfondie du fonctionnalisme de Malinowski, nous pouvons renvoyer à
l’œuvre de Giulio Angioni et de Michael Young. Cf. ANGIONI, G., Tre saggi
sull’anthropologia dell’eta coloniale, Palerme, Flaccovio 1972 ; YOUNG, M., Malinowski :
Odissey of an Anthropologist, YUP, New Haven 2004.
42
Cf. MALINOWSKI, B., Une théorie scientifique de la culture, et autres essais, François
Maspero, Paris 1968.
43
Lors de son séjour dans les îles mélanésiennes du Pacifique, Malinowski a tenté une
acculturation temporaire comme méthode anthropologique, en s’immergeant par exemple
dans la société trobriandaise pour suivre le mode de vie des indigènes, si bien que sa présence
au sein des peuples de Trobriand était devenue naturelle aux yeux de ces derniers et ils ne se
demandaient plus pour quelle raison il était parmi eux. C’est pour cela d’ailleurs que
Malinowski n’a jamais soutenu l’approche historique sur les sociétés primitives. À son avis,
pour connaître et comprendre une société primitive, il faut avoir vécu à son contact pour en

171
directement les principales idées qui, dans la pensée de Malinowski, ont
trouvé une résonance théorique directe dans la théorie mimétique de René
Girard.

II.1.2.1. L’affirmation du fonctionnalisme face à l’évolutionnisme

Au contraire de Frazer qui postulait l’évolution de la culture en passant


de la magie à la science moderne par l’intermédiaire de la religion,
Malinowski postule la simultanéité des trois stades en un seul état culturel.
Ainsi, la connaissance scientifique lato sensu est ipso facto étendue même
aux cultures primitives. Pour Malinowski, « on peut définir le mot science
dans le système épistémologique ou philosophique qu'on voudra, mais il est
clair que la science consiste d'abord à observer ce qui s'est passé pour prédire
ce qui se passera. En ce sens, il ne fait aucun doute que l'esprit et la pratique
scientifiques ont imprégné toute conduite de raison chez l'homme, d'entrée de
jeu, et au moment même où il s'aventurait à créer, à construire et à
perfectionner la culture ».44
Par-là, Malinowski cherche à faire comprendre que la vraie connaissance
scientifique, du moins au sens large et non au sens épistémologique ou
philosophique45, a toujours été le guide principal de l’homme primitif dans
son rapport avec le monde qui l’entoure. Il s’agit de la connaissance qui
soutient tous les intérêts vitaux de l’homme et sans laquelle aucune culture ne
pourrait survivre. De cette manière, la connaissance devient l’épine dorsale

saisir les institutions culturelles. Cf. GRAS, A.(dir.), Sociologie, ethnologie : auteurs et textes
fondateurs, Publications de la Sorbonne, Paris 2000 2, p. 307.

44
MALINOWSKI, B., op. cit., 126.
45
Malinowski n’a pas voulu adopter une définition savante comme celle des réflexions
épistémologiques qui conçoivent la science en termes de système, de paradigme,
d’objectivation de la réalité, etc., ou alors celle des philosophes classiques qui concevaient la
science comme une connaissance ex causis (Aristote). Il cherche plutôt une définition
minimale, celle qui serait adaptée à l’usage des sciences de l’homme, à savoir celle de la
science comme savoir-faire et savoir vivre. La science ainsi définie caractérise la culture
humaine dès ses débuts. Si par exemple l’homme n’a pas été naturellement doté de fourrure
pour se protéger contre le froid ou d’un système physiologique qui résiste aux seuls aliments
crus, la science du feu lui a permis, dès les débuts de sa culture, de pouvoir survivre par le
réchauffement du corps et la cuisson des aliments.

172
même de la culture et, par conséquent, ne saurait avoir existé comme telle que
dès les débuts de la culture.46 Malinowski base en fait sa conception de la
science primitive sur la même base pragmatique qui a guidé les inventions
scientifiques modernes :
Je m'efforce de montrer non point tant que le primitif a sa science, mais
plutôt que l'attitude scientifique est aussi ancienne que la culture, et ensuite
que la définition minimale de la science découle de l'exécution pragmatique.
Si nos conclusions sur la nature de la science, tirées de nos analyses sur les
découvertes, les inventions et les théories du primitif, devaient se vérifier au
progrès de la physique moderne depuis Copernic, Galilée, Newton, ou
Faraday, nous découvririons que les mêmes facteurs de différenciation
distinguent entre tous les autres modes, le mode de pensée et le mode de
comportement scientifiques.47
Par conséquent, il n’est plus question de penser à un stade primitif qui
correspondrait à la magie et qui évoluerait en la science moderne comme si
la magie était la petite sœur de la science.48 Il faudrait plutôt maintenir les
trois réalités (magie, religion institutionnalisée et science) ensemble dans une
circularité fonctionnelle, chacune étant en relation étroite avec les autres selon
le domaine spécifique des besoins humains. Il constate en effet que
« l'évolution est inacceptable, si on l'entend comme la métamorphose radicale
d'une croyance ou d'une activité en une autre. Comme pour maints autres
problèmes d'évolutionnisme, il faut admettre que les principes fondamentaux
de la pensée, de la croyance, de la coutume et de l'organisation existent depuis
les premiers jours de la culture. La magie, la science et la religion doivent être
étudiées comme des forces agissantes de la société humaine, de la
psychologie, de la conduite et des cultes organisés ».49
En effet, pour Malinowski, c’est le concept de besoins humains qui peut
fournir le code de lecture du rapport entre la culture et la société. Cela est
d’autant plus vrai que la culture consiste autant dans un ensemble de biens et
d’instruments que dans les habitudes corporelles et intellectuelles qui

46
Cf. Op. cit. En effet Malinowski déclare : « Le savoir, et même le savoir scientifique, est
le guide premier de l'homme dans ses rapports avec le milieu. C'est le fidèle appui des grandes
circonstances. Sans le savoir et sans Le respect du savoir, aucune culture ne peut survivre.
C'est donc, depuis les origines, le nerf de la culture ».
47
Op. cit., p. 11.
48
Cf. TARDITI, C., op. cit., p. 62.
49
MALINOWSKI, B., op. cit., p. 129.

173
concourent directement ou indirectement à la satisfaction des besoins
humains. Ainsi, dit Malinowski, « au départ, il sera bon d'envisager la culture
de très haut, afin d'embrasser ses manifestations les plus diverses. Il s'agit
évidemment de cette totalité où entrent les ustensiles et les biens de
consommation, les chartes organiques réglant les divers groupements
sociaux, les idées et les arts, les croyances et les coutumes. Que l'on envisage
une culture très simple ou très primitive, ou bien au contraire une culture
complexe très évoluée, on a affaire à un vaste appareil pour une part matériel,
pour une part, humain et pour une autre encore, spirituel qui permet à l'homme
d'affronter les problèmes concrets et précis qui se posent à lui ».50
Ce caractère essentiellement dynamique et relationnel des éléments
culturels est un signe évident que la première responsabilité d’une
anthropologie qui se veut scientifique est l’étude fonctionnelle de la culture.
Par conséquent, l’intérêt principal de l’anthropologie fonctionnelle tourne
autour de la fonction des institutions, des coutumes, des lois et des idées. Pour
lui, « l'anthropologie scientifique doit être une théorie des institutions, c'est-
à-dire l'analyse concrète des cellules types d'une organisation. Théorie des
besoins élémentaires et fille des impératifs instrumentaux et intégrants,
l'anthropologie scientifique nous fournit l'analyse fonctionnelle, qui permet
de définir la forme et le contenu d'une idée ou d'un dispositif de caractère
coutumier. On voit bien que cette méthode scientifique ne supplante ni ne
contredit le moins du monde les recherches évolutionnistes ou historiques.
Elle leur fournit simplement un fondement scientifique » 51.
Cette hypothèse de Malinowski selon laquelle la culture surgit de la
nécessité de satisfaire les besoins humains, devenant par là-même une
fonction des besoins humains,52 est partagée aussi par certains philosophes et
anthropologues, comme par exemple Arnold Gehlen et son idée de l’homme
comme Mangelwessen (être manquant). L’hypothèse en question postule en
effet, dès son apparition sur la scène de la pensée philosophique, que la culture
humaine est un moyen pour l’homme de suppléer au manque de moyens
naturels communs aux autres animaux pour s’adapter à son monde vital. En
d’autres termes, la nature a pourvu pour les animaux des mécanismes naturels

50
Op. cit., p. 26.
51
Op. cit., p. 29.
52
Cf. Op. cit., p. 27 : « Car la fonction n'est autre que la satisfaction d'un besoin au moyen
d'une activité où les êtres humains agissent en commun, manient des objets et consomment
des biens » .

174
d’adaptation qui manquent à l’homme. Pour y suppléer, celui-ci, grâce à sa
raison, invente d’autres moyens de pourvoir aux besoins qu’il ne pourrait pas
satisfaire autrement.53 Autrement, il ne serait pas possible de rendre compte
de la différence qualitative entre l’homme et la bête si les deux êtres étaient
tous capables de satisfaire leurs besoins de la même façon. Pour Malinowski,
la différence qualitative entre la bête et l’homme consiste dans le fait que ce
dernier est l’unique animal à pouvoir satisfaire ses besoins biologiques en
termes culturels.
Mais alors, comment de la satisfaction des besoins biologiques en termes
culturels, surgissent pour l’homme d’autres besoins qui sont d’ordre
spécifiquement culturel ?54 Malinowski propose le cas de la religion pour
rendre compte de ce transfert des besoins. En effet, pour lui, la religion se

53
Ce thème apparaît déjà chez Platon dans Le Protagoras quand il interprète le mythe de
Prométhée et d’Épiméthée en montrant la fragilité naturelle de l’homme qui a été compensée
par les arts volés auprès des dieux Héphaïstos et Athéna. Le dialogue en question est centré
sur le thème des vertus. Toutefois, il peut nous faire comprendre, par ricochet, la fonction de
la culture, fruit de la raison humaine, pour suppléer au manque de certaines qualités naturelles
dont les autres animaux sont dotés. Le même thème a été formalisé dès les débuts de
l’anthropologie philosophique comme discipline autonome avec les auteurs comme Helmuth
Plessner (1892-1985) et Arnold Gehlen (1904-1976) qui prenaient comme point de départ de
l’anthropologie philosophique, ce que l’homme avait de semblable aux autres êtres vivants,
pour ensuite mettre en évidence sa péculiarité. Cf. PLATON, Protagoras, Flammarion, Paris
2011, 320c-321d ; PLESSNER, H., Les degrés de l’organique et l’homme. Introduction à
l’anthropologie philosophique, Gallimard, Paris 2017 ; GEHLEN, A., L’homme. Sa nature
et sa position dans le monde, Gallimard, Paris 2020 ; KINHOUN, E., La positionnalité
excentrique : Nouveau paradigme d’une anthropologie réaliste sans dogme, UTZ, München
2014, pp. 11-13 ; RASINI, V., Perché un’antropologia filisofica : le motivazioni di Helmuth
Plessner in « Etica&Politica », n. 12 (2010), pp. 164-17.
54
Avant Malinowski, beaucoup d’autres auteurs ont étudié le thème de la naissance des
besoins humains à partir d’autres besoins surtout dans le contexte de l’instrumentalisation
technique. Nous pouvons donner l’exemple de Hannah Arendt (1906-1975) et de Martin
Heidegger (1889-1976). Les deux penseurs concordent sur le fait que l’homme, cherchant à
satisfaire ses besoins biologiques, a créé des instruments techniques. Ces derniers ont à leur
tour créé d’autres besoins que l’homme n’avait pas avant et qui n’existent désormais qu’en
fonction des instruments. Ces besoins ne sont donc pas biologiques mais spécifiquement
culturels. Ainsi par exemple, par besoin de s’alimenter, l’homme a inventé des instruments
pour cultiver la terre, d’abord avec des objets rudimentaires, ensuite avec des bêtes de
somme, et aujourd’hui avec des machines. L’existence de ce dernier instrument par exemple
a créé d’autres besoins comme l’exploitation des ressources pétrolières et minières, etc. Cf.
HEIDEGGER, M., La question de la technique in Essais et conférences, Gallimard, Paris
1958, pp. 9-48 ; ARENDT, H., Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, Paris 2018
; MALO, A., Il senso antropologico dell’azione. Paradigmi e prospettive, Armando, Milano
2004.

175
rapporte au besoin de l’homme à répondre aux situations de danger et de crise
qui menacent son existence. En effet, d’après Malinowski, chaque moment
de crise importante dans la vie de l’homme comporte pour celui-ci un choc
émotif énorme, un conflit mental et souvent une menace de désintégration
personnelle. Dans ce cas, l’espérance d’une fin heureuse de la crise se
confronte à l’angoisse des mauvais pressentiments. C’est ainsi que la
croyance religieuse intervient pour standardiser la positivité dans ce conflit
intérieur en satisfaisant, pour ce faire, un besoin individuel bien précis qui
émerge en même temps des faits psychologiques individuels et de
l’organisation sociale.55
La mort comme situation limite et inconditionnelle de l’existence
humaine est certainement mise sur le piédestal de ces événements critiques
qui font émerger la fonction de la religion. Celle-ci fait office d’instrument à
même de conjurer sa puissance destructrice.56 L’histoire dogmatique des
religions nous fournit bon nombre de théories qui défient le pouvoir de la
mort sur l’existence humaine. C’est le cas des théories développées dans
l’histoire philosophique et religieuse sur la réincarnation des âmes,
l’immortalité de l’âme, la résurrection et même la non réalité de la mort.
Ainsi, la religion démontre la force qu’elle confère à l’homme pour survivre
à la souffrance, à la douleur ainsi qu’aux événements critiques de nature à
bouleverser l’existence humaine.

II.1.2.2. L’interprétation girardienne du fonctionnalisme

Ce que Girard récupère du fonctionnalisme culturel, c’est surtout la


standardisation de la positivité dans le conflit intérieur qui caractérise la crise
existentielle. En effet, selon Malinowski, toute crise personnelle ou sociale
ouvre à plusieurs possibilités y compris la menace de la destruction. Devant
cette ouverture, la religion cherche à éloigner le plus possible cette dernière
possibilité en ne faisant émerger que les aspects positifs de la crise. Ainsi, en
cherchant à éliminer et/ou à minimiser tous les éléments pouvant être

55
Cf. MALINOWSKI, B., op.cit., p. 96.
56
Cf. TARDITI, C., op.cit., pp. 63-64.

176
présentés comme des germes de déséquilibre et de dégénérescence, la religion
se révèle un énorme facteur de cohésion social.57
De toute manière, Malinowski n’est pas beaucoup cité par Girard.
Cependant, ses points de vue sont considérés avec beaucoup d’égards par ce
dernier comme des preuves de courage pour sortir de la perspective
évolutionniste que par ailleurs Girard n’a jamais partagé même s’il doit
beaucoup à ses tenants. Pour Girard, la quintessence de la théorie
fonctionnaliste qu’il faut assumer dans la théorie mimétique est le rapport
entre la sphère religieuse et les situations de crise qui menacent
périodiquement la communauté humaine. Girard épouse le point de vue de
Malinowski selon lequel les rites religieux répondent au besoin humain
d’affronter le danger et les situations angoissantes qui menacent la survie de
la communauté humaine. Dans la conceptualisation du mécanisme victimaire,
Girard affirme, à la suite de Malinowski, que le sacré naît en fonction du
besoin d’éloigner la crise mimétique qui menace de détruire la société à cause
de la violence inscrite dans le cœur de ses membres.58
Toutefois, quelque chose nuance le mécanisme victimaire girardien par
rapport au fonctionnalisme malinowskien. Pour Girard, au lieu d’être public,
le sacré doit être caché et couvert par un mensonge.59 En effet, une fois que,

57
Celui-ci est un élément fondamental que nous retrouverons aussi chez Émile Durkheim et
que Girard partage sans polémique. Cf. DURKHEIM, E., Les formes élémentaires de la vie
religieuse, PUF, Paris 1985.
58
En effet, selon Girard, le sacré entre dans la communauté à des moments précis de violence
indifférenciée. Il s’agit de la crise sacrificielle. Dans La violence et le sacré, Girard affirme
que le religieux a pour objet le mécanisme de la victime émissaire dont la fonction consiste
à perpétuer ou au moins à renouveler les effets de ce mécanisme pour éloigner la violence de
la communauté. Cf. GIRARD., La violence et le sacré, op. cit., pp. 134-177.
59
La nuance entre les deux auteurs n’est pas très facile à saisir. Même pour Malinowski, la
religion est basée sur l’occultation en quelque sorte des possibilités qu’une crise humaine ou
sociale finisse mal. Ainsi par exemple, devant une crise de violence, l’administration de la
justice est mise en avant. Celle-ci ne fait que masquer une violence légitime qui doit guérir
une violence illégitime. Il en est de même quand la même crise de violence doit être gérée en
termes religieux. Le sacrifice sanglant offert aux dieux ne fait qu’occulter la possibilité d’une
vengeance violente. Dans tous les cas, il s’agit de conjurer une violence impure par une
violence pure. Ce qui apporte la nuance entre les deux auteurs est simplement la perspective
selon laquelle leurs théories sont envisagées. Pour Malinowski, la minimisation des aspects
négatifs de la crise n’est pas forcement fondée sur le mensonge. Elle peut même être
rationalisée et rendue publique pourvu qu’elle fasse office de fonction pour standardiser la
positivité. Pour Girard par contre, du moment que le mensonge à la base du mécanisme

177
par le mécanisme victimaire, le sacré entre en jeu dans la vie de la
communauté pour résoudre une crise sacrificielle, il doit être tenu caché pour
que personne - et cela sous peine de compromettre le mécanisme tout entier -
n’en découvre le fonctionnement. De cette manière, et seulement de cette
manière, le même mécanisme peut être repris chaque fois que survient une
nouvelle crise.60
Faut-il alors penser qu’à cet égard la théorie fonctionnelle de Malinowski
diffère de celle mimétique de Girard ? À notre avis non. Nous croyons qu’il
faut seulement souligner un aspect. La théorie de Girard est beaucoup plus
élaborée dans les détails. Sinon, c’est la même intention qui anime les deux
auteurs : faire de la religion une fonction pour satisfaire le besoin culturel
humain d’éloigner le danger qui menacerait la communauté humaine. 61 Pour
Malinowski, la standardisation de l’aspect positif de la crise est aussi une
astuce pour occulter la possibilité qu’ouvre la crise d’une désintégration
probable de la communauté.
N’y a-t-il pas là une analogie à la méconnaissance mensongère sur
laquelle se fonde le mécanisme mimétique ? De toute manière, même pour
Malinowski, la religion ne pourrait pas tenir si elle laissait la possibilité à la
négativité.62 Il n’est pas question de faire dire à Malinowski ce qu’il n’a pas

mimétique est démasqué, le mécanisme est compromis et n’est plus efficace. Cf. ORSINI,
C., op. cit., p. 60.
60
En effet, la substitution sacrificielle implique forcement une certaine méconnaissance.
Aussi longtemps qu’il perdure, le sacrifice ne peut pas exposer le déplacement sur lequel il
est fondé. Si d’aventure, le mensonge sur lequel est basée la substitution, à savoir la violence
qui prétend à la sacralité pour conjurer une autre violence, il n’y aurait pas raison de
substitution vu que, sur le plan réel, la violence en vaut une autre et le sacrifice perdrait son
efficacité. Cf. Girard, La violence et le sacré, op. cit., p. 34.
61
Pour Girard, le danger qui menace la société humaine est spécifique. Il s’agit de la violence
mimétique inscrite dans le code génétique de l’humain. Pour Malinowski, il s’agit de toute
crise pouvant menacer de détruire la vie personnelle ou sociale. Sauf qu’il faut savoir que,
pour Girard, il est impossible de trouver une crise humaine qui ne se ramène pas au
mimétisme vu que la base de tout mimétisme est le désir. Et celui-ci est le moteur qui met en
mouvement tout agir humain.
62
Ne pas laisser la possibilité à la négativité n’est pas à confondre avec le mensonge.
Beaucoup de textes de religion, à l’exemple des écrits patristiques et des textes
philosophiques et théologiques du Moyen-âge, sont de caractère visiblement apologétique.
Ils abordent des questions religieuses où les aspects négatifs des problèmes religieux comme
le mal, la mort, etc., sont minimisés non par mensonge mais publiquement à force
d’arguments rationnels.

178
dit. Contentons-nous d’affirmer que le concept de la religion en tant que
fonction pour satisfaire un besoin humain spécifiquement culturel, se recoupe
avec le mécanisme victimaire qui consacre le sacré girardien même si les
développements des deux théories sont divers en vertu de la perspective
d’approche propre à chacun des deux auteurs.

II.1.2.3. La paternité dans la psychologie primitive et la théorie mimétique

Par contre, il y a un autre thème que les deux auteurs ont en commun et
qui fait que Girard soit encore débiteur à l’égard de Malinowski. C’est le
constat que fait ce dernier sur les liens de parenté dans les sociétés qu’il étudie
et que Girard interprète en fonction de la théorie mimétique. En effet, dans
son essai La paternité dans la psychologie primitive, Malinowski raconte une
expérience qu’il fait sur terrain chez les peuples des îles Trobriand.63 Chez
ces peuples, la parenté est essentiellement matrilinéaire. De ce fait, on
s’attendrait normalement à ce que les enfants tirent leur ressemblance de la
famille de la mère ou alors de la parenté maternelle. Par contre, il arrive que
des enfants ressemblent plutôt au père ou aux membres de sa famille.64 Ce

63
Cf. MALINOWSKI, La paternité dans la psychologie primitive, Allia, Paris 2016. Dans
ce livre d’ethnologie expérimentale, Malinowski présente une étude ethnologique de la
parenté sur les peuples des îles Trobriand, un archipel de la Mélanésie dans le Pacifique.
C’est un essai qui a beaucoup bouleversé la vision traditionnelle de la paternité et de la
sexualité occidentale et qui a relativisé le fameux complexe d’Œdipe qui, avec Freud, était
devenu le paradigme pour la psychanalyse familiale. Ce livre a aussi le mérite d’illustrer,
d’une façon excellente, la méthode malinowskienne d’une anthropologie de terrain qui, à
son avis, devrait guider toute recherche ethnologique.
64
Ces considérations de Malinowski ne sont pas compréhensibles pour une mentalité
occidentale moderne. En effet, nous savons de par la science que les ressemblances des
enfants aux parents sont d’ordre génétique. Il se peut que l’enfant ait plus ou moins des traits
de la mère ou du père selon les gènes dominants de l’un ou de l’autre. Dans la mentalité des
peuples trobriandais, il n’en est pas ainsi. L’enfant n’est pas le fruit de l’union entre le père
et la mère mais plutôt de la réincarnation d’un vieil esprit qui prend chair par l’intermédiaire
de la mère. Le père remplit les obligations familiales de protection et d’approvisionnement
mais n’entre pas en ligne de compte quant à la génération. Même dans l’acte reproductif,
l’homme ne fait qu’ouvrir les voies reproductives de la femme pour laisser pénétrer l’esprit
qui par ailleurs n’est pas le sien. C’est pour cela qu’on s’attend à ce que l’enfant ressemble
au moins à la mère de laquelle il prend chair. Si l’on devait hyperboliser l’exemplification,
on dirait la même chose pour l’enfant Jésus. À la limite, il pouvait ressembler à Marie et pas
à Joseph !

179
qui est étonnant, c’est que ce dernier fait qui devrait plutôt être déconcertant
sur le plan social est le plus affirmé. Il y a même une sorte d’horreur à
entendre qu’un enfant puisse ressembler à la famille maternelle alors que la
société est matrilinéaire.65 Malinowski qui constate ce fait social de façon
neutre le prend simplement comme un paradoxe et une énigme
impénétrable.66
Pour Girard par contre, ce fait social rapporté par Malinowski non
seulement est interprétable en fonction de l’orientation théorique de ce
dernier, c’est-à-dire du fonctionnalisme culturel, mais est aussi interprété en
confirmation de la théorie mimétique. En effet, d’après Girard, l’horreur pour
la ressemblance à la lignée maternelle ne peut être que l’horreur pour
l’indifférenciation qui pour Girard est toujours synonyme de violence.67
Ainsi, la prédilection pour la ressemblance avec le père qui dans la mentalité
du peuple en question n’est pas un parent à proprement parler est à interpréter
plutôt en termes d’une différentiation fonctionnelle qui est salutaire pour la
société. Ressembler au père qui, dans ce cas, est principe de différentiation
signifie sortir du cercle infernal d’indifférenciation entre les consanguins qui,
dans le cas d’espèce, s’identifieraient normalement par rapport à la mère.
Ainsi, dit Girard, « la description de Malinowski montre que la ressemblance
avec le père doit se lire, paradoxalement, en termes de différence. C’est le
père qui différencie les consanguins entre eux ; il est littéralement le porteur
d’une différence à laquelle on doit reconnaître, entre autres, le caractère
phallique repéré par la psychanalyse […] Ceci explique que les enfants
doivent lui ressembler sans que cette ressemblance avec le père, pourtant

65
Selon la réalité des choses, c’est inévitable, biologiquement parlant, qu’un enfant puisse
ressembler autant au père qu’à la mère. Mais paradoxalement, les trobriandais exaltaient,
malgré leur préjugé culturel, la ressemblance des enfants à leur père qu’ils trouvaient normale
et s’irritaient quand Malinowski leur faisait noter quelqu’un qui ressemblait à sa mère comme
si la remarque était hérétique vis-à-vis de leur culture. Cf. GIRARD R., La violence et le
sacré, op. cit., pp. 92-95.
66
Ainsi s’exprime Girard au sujet de Malinowski : « L’ethnologue nous présente les faits
comme une énigme à peu près complète. Le témoignage inspire d’autant plus la confiance
que le témoin n’a aucune thèse à défendre, aucune interprétation à proposer ». Op. cit., p. 94.
67
Girard, dans son entretien avec Benoît Chantre, définit ainsi le concept d’indifférenciation
: « L’indifférenciation est le terme employé, dans La violence et le sacré, pour décrire l’état
d’un groupe social menacé par une “crise mimétique” : la violence s’est tellement répandue
dans le groupe que toutes les différences (sociales, familiales, individuelles) y ont disparu ».
Cf. GIRARD, R., Achever Clausewitz, op. cit., p. 36.

180
commune à tous les enfants, implique la ressemblance des enfants entre
eux »68.
Comme nous avons eu l’occasion de le montrer dans les chapitres sur les
sources d’inspiration de Girard, la thématique des frères ennemis69 qui revient
souvent dans la mythologie, dans la Bible ainsi que dans la littérature
romanesque éclaire encore plus le constat que Malinowski n’arrive pas à
théoriser ethnologiquement. En effet, même si notre société tend à considérer
les rapports entre les frères en termes d’harmonie et de cohésion sociale, ces
rapports sont au fond source de mimétisme et, partant, source de conflits.
En parcourant la littérature mythologique et biblique, Girard se rend
compte en fait qu’entre frères, les conflits ont toujours été source de tournants
culturels et religieux à travers des heurts qui le plus souvent se concluaient
par des affrontements fratricides.70 Il suffit de voir dans la littérature
mythologique et biblique les histoires de Caïn et Abel, Jacob et Esaü,
Abraham et Loth, Joseph et ses frères, Amnon et Absalon, Remus et Romulus,
Etéocle et Polynice, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, etc. Il y a en
effet, entre les frères, pas mal de caractéristiques communes qui sont de nature
à accentuer l’indifférenciation. Le paroxysme advient dans le cas des jumeaux
où même l’unique différence qui est celle de l’âge disparaît. 71 Pour Girard,
ces rapports d’indifférenciation sont toujours portés à déchaîner la violence
mimétique qui, comme nous l’avons maintes fois souligné, est germe de
désintégration de la société. « La façon dont les frères ennemis prolifèrent
dans certains mythes grecs et dans les tragédies qui les adaptent, suggère une
présence constante de la crise sacrificielle qu’un seul et même mécanisme
symbolique ne cesse de nous designer mais de façon voilée. Le thème
fraternel n’est pas moins contagieux en tant que thème, au sein du texte lui-

68
GIRARD R., La violence et le sacré, op. cit., p. 94.
69
Les « frères ennemis » sont, dit Ramond, la figure centrale de l’anthropologie de Girard.
Entre eux s’exercent toutes les formes de l’imitation, de la rivalité mimétique, donc de
l’amour, de la haine et de la violence. Cf. RAMOND, C., Le vocabulaire de René Girard,
op. cit., p. 37.
70
C. KLUCKHOHN, C., « Recurrent Themes in Myth and Mythmaking » in Myth and
Mythmaking, Henry A. Murry, Boston 1964, p. 52 ; GIRARD, R., La violence et le sacré,
op. cit., p. 95.
71
Cf. GIRARD, R., op. cit.

181
même, que la violence maléfique dont il est inséparable. Il est lui-même
violence. »72
Donc pour Girard, Malinowski a découvert un élément essentiel de la
théorie mimétique que pourtant il n’a pas su théoriser. De toute manière, son
intuition fonctionnaliste demeure. La société des trobriandais, en abhorrant la
relation de ressemblance envers la lignée principale, conjure sans le savoir,
comme d’ailleurs il en va de la méconnaissance qui jonche tout le chemin de
la théorie mimétique, l’indifférenciation qui pourrait causer la violence
destructrice dans la société.
Tout compte fait, on aura compris que l’approche fonctionnaliste
constitue pour Girard un atout pour affermir sa théorie mimétique en
dépassement de la conception évolutionniste qui caractérisait l’attitude
anthropologique de Tylor et Frazer, prédécesseurs de Malinowski. Il est vrai
que le fonctionnalisme culturel n’est pas explicitement réductible au
mimétisme. Toutefois, la théorie en soi est beaucoup plus assimilable à la
théorie mimétique que l’évolutionnisme. Ainsi, la religion comme fonction
de standardisation des éléments positifs d’une crise afin de conjurer la menace
de désintégration qui pèse sur les personnes et la collectivité, est-elle plus
assimilable au mécanisme victimaire qui, dans les détails, revêt une
configuration plutôt diverse, tout en ayant la même perspective quant à la
finalité. Il en est de même pour le phénomène parental chez le peuple
trobriandais. Malinowski se limite au constat en s’abstenant de toute
théorisation par fidélité à sa méthode. Son énigme, prise comme telle, ne
présage rien de mimétique. Toutefois, à voir l’usage théorique que Girard en
fait, elle s’avère un terrain fertile à la semence mimétique girardienne.
Il convient de dire en définitive que Girard a su toujours tirer profit des
recherches antérieures pour les interpréter à sa façon et y voir la face cachée
du mimétisme. C’est une méthode qui, appliquée à certains auteurs, s’avère
très forcée et aventurée. Mais dans le cas de Malinowski, l’application
girardienne peut tenir. On dirait simplement que la configuration de
l’anthropologie malinowskienne est réceptive à l’interprétation de type
mimétique. Et vu l’approche participative de Malinowski dont la recherche
ethnologique s’est toujours abstenue de toute sorte de préjugé théorique, la
réceptivité de sa théorie à l’interprétation mimétique donne à Girard et à sa
théorie encore plus de crédit. Voyons maintenant un autre auteur qui, selon

72
Op. cit., p. 96.

182
Girard, a eu in impact direct et positif sur la pensée mimétique. Il s’agit
d’Émile Durkheim et de son école sociologique française.

II.1.3. La théorie mimétique et la grande intuition durkheimienne.

Parmi toutes les lignes de pensées ethnologiques ayant eu un impact


considérable sur la pensée de Girard, l’école sociologique française73 vient en
première file. Cette affirmation est validée par Girard lui-même quand il cite
les tenants de cette ligne de pensée à commencer par le chef de file Émile
Durkheim.74 Celui-ci est l’une des figures de proue dans l’espace intellectuel
du siècle dernier. Il apparaît pour beaucoup d’ailleurs comme le père
fondateur de la sociologie française.75 Dans ces lignes qui suivent, il ne nous
sera pas possible, compte tenu des moyens matériels et temporels à notre
disposition, d’entreprendre une étude systématique et détaillée de l’école
sociologique française. Cela ne rentrerait même pas dans la quadrature
thématique de notre recherche. Nous allons pour cela nous limiter à l’étude
de certains éléments essentiels de la théorie de la religion d’Émile Durkheim
en mettant en évidence sa grande intuition qui a fasciné René Girard dans
l’approfondissement de sa théorie mimétique.

73
L’école sociologique française est un courant de pensée initié par Émile Durkheim et
poursuivi par les penseurs tels que Marcel Mauss (son neveu) ainsi que Lucien Lévi-Bruhl.
Pour approfondissement, nous renvoyons à l’article d’André Akoun sur Émile Durkheim. Cf.
HUISMAN, D.(dir.), Dictionnaire des Philosophes, op. cit., pp. 607-610.
74
Dans un article dédié à l’étude de l’héritage anthropologique de Durkheim, Eric Gans
rapporte les paroles de Girard au sujet de Durkheim : « Although he is not primary known as
a religious scholar, few thinkers have influenced our conception of the sacred as much as
Durkheim. In particular, Durkheim should be considered the principal theoretical ancestor of
Rene Girard’s notion of the sacred and subsequently of that embodied in the originaly
thinking of Generative Anthropology ». Cf. GANS, E., The sacred and the social : Defining
Durkheims Anthropological Legacy in « Anthropoetics : the journal of Generativ
anthropology », n. 6 (2000), pp.1ss
75
Il faut noter que cela ne signifie pas que Durkheim fut le premier sociologue en France.
Toutefois, il fut le premier à s’engager sur la voie de la sociologie comme discipline
autonome qui devait se distinguer des autres sciences sociales concurrentes telles que la
psychologie et la philosophie avec une méthode scientifique propre : « traiter les faits sociaux
comme des choses ». Il a entre autres mérites d’avoir fondé le tout premier département de
sociologie à l’Université de bordeaux (1888) ainsi que la revue de sociologie, « L’Année
sociologique » (1898). Cf. HUISMAN D., ibid.

183
II.1.3.1. Durkheim et les formes élémentaires de la religion.

Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), l’un de ses


principaux ouvrages, Durkheim se propose d’appliquer sa méthode
sociologique à l’étude de la religion qui apparaît pourtant être, de tous les
phénomènes sociaux, le plus résistant à une méthode rationnelle. Ainsi, s’il
faut étudier la religion comme un fait social qu’il faut traiter objectivement
en faisant abstraction de tout préjugé qui nous la ferait percevoir de façon
déformée, Durkheim propose une étude comparative qui consiste à dégager
les traits communs à toutes les religions, en éliminant plusieurs définitions de
la religion couramment admises mais qui ne peuvent pas convenir à tout
phénomène religieux. Pour cela, il n’y a que l’étude des formes élémentaires
de la religion qui permet une étude adéquate de la religion comme d’ailleurs
de tout phénomène social, vu que la forme élémentaire coïncide avec la forme
essentielle de chaque fait social. Ainsi, l’étude des formes élémentaires de la
vie religieuse observables, par exemple auprès des communautés
ethnologiques, permet d’accéder à la religion dans ses structures internes et
uniformes, c’est-à-dire, à la religion pure dans son essence :
Nous nous proposons d'étudier dans ce livre la religion la plus primitive et
la plus simple qui soit actuellement connue, d'en faire l'analyse et d'en
tenter l'explication. Nous disons d'un système religieux qu'il est le plus
primitif qu'il nous soit donné d'observer quand il remplit les deux
conditions suivantes : en premier lieu, il faut qu'il se rencontre dans des
sociétés dont l'organisation n'est dépassée par aucune autre en simplicité ;
il faut de plus qu'il soit possible de l'expliquer sans faire intervenir aucun
élément emprunté à une religion antérieure.76
Cette approche de la religion vise surtout une étude exempte de toute
influence et de tout conditionnement externe qui serait de nature à référer la
religion à une mentalité donnée.77 Par ailleurs, mis à part des influences

76
DURKHEIM, E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, Paris 19685, p. 13.

77
Partons par exemple de l’approche selon laquelle la religion serait une réaction de l’homme
devant le mystère. Nous nous rendons compte que nous sommes influencés par la mentalité
moderne qui a tendance à référer à la religion ce que la science n’arrive pas à expliquer. Or,
cette définition ne peut pas tenir vu que, à une époque donnée, certains faits acquièrent une
explication scientifique qu’ils n’avaient pas avant. Il y aurait du coup une certaine
contradiction dans la mesure où les faits qui rentraient jadis dans le champ de la religion n’y
rentrent plus à une époque postérieure. Cette considération sur la religion se retrouve dans la
pensée d’Auguste Comte (1798-1857) qui relègue au stade religieux ce qui n’a pas encore

184
purement théoriques, des intérêts socio-économiques divergents peuvent
aussi déformer l’étude de la religion. Cela advient par exemple quand les
intérêts en question font naître une idée de supériorité d’un groupe social sur
un autre comme cela transparaît dans les études ethnologiques de Tylor et de
Frazer. Durkheim postule une idée homogène de la société telle que
l’uniformité sociale et culturelle de l’étude sociologique prévienne toute
déformation sociale due à des intérêts partisans. Pour lui, « le moindre
développement des individualités, l'étendue plus faible du groupe,
l'homogénéité des circonstances extérieures, tout contribue à réduire les
différences et les variations au minimum. Le groupe réalise, d'une manière
régulière, une uniformité intellectuelle et morale dont nous ne trouvons que
de rares exemples dans les sociétés plus avancées. Tout est commun à tous.
Les mouvements sont stéréotypés ; tout le monde exécute les mêmes
mouvements dans les mêmes circonstances et ce conformisme de la conduite
ne fait que traduire celui de la pensée. Toutes les consciences étant entraînées
dans les mêmes remous, le type individuel se confond presque avec le type
générique. En même temps que tout est uniforme, tout est simple ».78
En transposant ce concept de société sur le plan strictement religieux, on
en déduit que l’idée de religion primitive telle que conçue par Durkheim est
à l’abri des risques qui dérivent des manipulations éventuelles de la part des
castes sacerdotales ou de l’imaginaire collectif. C’est pour cela que la religion
primitive selon Durkheim fait état de ses qualités constitutives à l’état pur et
renvoie ainsi à la notion de forme élémentaire79. On dirait ici que Durkheim
effleure le terrain typique des théories évolutionnistes en voulant affronter le
vieux problème de l’origine de la religion. Toutefois, il se distancie
remarquablement de l’évolutionnisme culturel en refusant de réduire la
religion à une erreur d’une culture embryonnaire non encore parvenue à l’état
mature de la science rationnelle.80 En effet, aucune institution humaine,
d’après Durkheim, ne peut ériger ses fondations sur une erreur :

atteint le stade métaphysique et moins encore le stade positiviste. Cf. COMTE, A., Cours de
philosophie positive, (1re et 2e leçons), Librairie Larousse, Paris 1936.
78
DURKHEIM, E., op. cit., p. 17.
79
Cf. TARDITI, C., op. cit., p. 69.
80
« L'étude que nous entreprenons est donc une manière de reprendre, mais dans des condi-
tions nouvelles, le vieux problème de l'origine des religions. Certes, si, par origine, on entend
un premier commencement absolu, la question n'a rien de scientifique et doit être résolument
écartée. […] Tout autre est le problème que nous nous posons. Ce que nous voudrions, c'est

185
Quand donc nous abordons l'étude des religions primitives, c'est avec
l'assurance qu'elles tiennent au réel et qu'elles l'expriment ; on verra ce
principe revenir sans cesse au cours des analyses et des discussions qui
vont suivre, et ce que nous reprocherons aux écoles dont nous nous
séparerons, c'est précisément de l'avoir méconnu. Sans doute, quand on ne
considère que la lettre des formules, ces croyances et ces pratiques
religieuses paraissent parfois déconcertantes et l'on peut être tenté de les
attribuer à une sorte d'aberration foncière. Mais, sous le symbole, il faut
savoir atteindre la réalité qu'il figure et qui lui donne sa signification
véritable.81
Du coup, Durkheim ne nie pas qu’il y ait des formes de religion plus
perfectionnées que d’autres en tant qu’elles répondent aux exigences
beaucoup plus subtiles. Ce qu’il refuse, c’est de considérer la religion dans
une perspective évolutionniste, à l’instar de Tylor et Frazer, en distinguant
des phases de la même religion au lieu des formes variées d’un phénomène
qui doit répondre ad hoc aux exigences sociales d’une collectivité.82 Il n'y a
donc pas, au fond, de religions qui soient fausses. Toutes sont vraies à leur
façon : toutes répondent, quoique de manières différentes, à des conditions
données de l'existence humaine. Sans doute, il n'est pas impossible de les
disposer suivant un ordre hiérarchique. Les unes peuvent être dites
supérieures aux autres en ce sens qu'elles mettent en jeu des fonctions
mentales plus élevées, qu'elles sont plus riches d'idées et de sentiments, qu'il
y entre plus de concepts, moins de sensations et d'images, et que la
systématisation en est plus savante.83

trouver un moyen de discerner les causes, toujours présentes, dont dépendent les formes les
plus essentielles de la pensée et de la pratique religieuse. Or, pour les raisons qui viennent
d'être exposées, ces causes sont d'autant plus facilement observables que les sociétés où on
les observe sont moins compliquées. Voilà pourquoi nous cherchons à nous rapprocher des
origines ». DURKHEIM, E., op. cit., p. 18.
81
Op. cit., p. 14.
82
Cette conception se rapproche plutôt du fonctionnalisme de Malinowski qui, comme nous
l’avons souligné, considère la religion comme une fonction des exigences de la collectivité
face aux menaces de sa désintégration. Si par exemple la religion doit répondre aux exigences
d’une société plus évoluée, il va sans dire qu’elle doit s’exprimer dans des formes
conceptuelles beaucoup plus raffinées. Cela ne veut pourtant pas dire qu’une telle religion
soit “supérieure” ou “plus vraie” que celle qui s’exprime dans des formes beaucoup plus
simples en fonction des exigences auxquelles elle se rapporte.
83
Ibid.

186
Pour ce faire, l’étude de l’origine de la religion est entrelacée avec la
recherche du sens authentique du phénomène religieux, ce qui distancie
encore considérablement la doctrine durkheimienne de l’évolutionnisme
culturel de Tylor et Frazer. Cela est d’autant plus évident pour Durkheim que
les premiers systèmes de représentation symbolique élaborés par l’homme
sont de nature religieuse.84 En effet, les manifestations religieuses collectives
touchent beaucoup plus les contenus que les catégories mentales selon
lesquelles elles sont élaborées et organisées. C’est ainsi que les croyances
religieuses primitives contiennent, in nuce, les grandes notions telles que le
temps, la causalité, le genre, le nombre, etc., qui ont été objet d’élaborations
ultérieures mais qui sont tout de même nées de la religion et dans la
religion.85On sait depuis longtemps que les premiers systèmes de
représentations que l'homme s'est fait du monde et de lui-même sont d'origine
religieuse. Il n'est pas de religion qui ne soit une cosmologie en même temps
qu'une spéculation sur le divin. Si la philosophie et les sciences sont nées de
la religion, c'est que la religion elle-même a commencé par tenir lieu de
science et de philosophie. Mais ce qui a été moins remarqué, c'est qu'elle ne
s'est pas bornée à enrichir d'un certain nombre d'idées un esprit humain
préalablement formé ; elle a contribué à le former lui-même. Les hommes ne
lui ont pas dû seulement, pour une part notable, la matière de leurs
connaissances, mais aussi la forme suivant laquelle ces connaissances sont
élaborées.86

84
La weltanschauung primitive est, en effet, essentiellement constituée par le symbolisme
religieux. Il en est de même d’ailleurs pour les premières manifestations culturelles, mis à
part évidemment certains aspects du savoir- faire tels que l’usage du feu et des instruments.
On peut ici mentionner, à titre d’exemple, la sépulture des morts, les rites initiatiques, le rituel
autour de la chasse, la vénération de certains éléments de la nature, etc. Cf. TARDITI, C.,
op. cit., p. 70.
85
« Il existe, à la racine de nos jugements, un certain nombre de notions essentielles qui
dominent toute notre vie intellectuelle ; ce sont celles que les philosophes, depuis Aristote,
appellent les catégories de l'entendement : notions de temps, d'espace, de genre, de nombre,
de cause, de substance, de personnalité, etc. […] Elles sont comme l'ossature de l'intelligence.
Or, quand on analyse méthodiquement les croyances religieuses primitives, on rencontre
naturellement sur son chemin les principales d'entre ces catégories. Elles sont nées dans la
religion et de la religion ; elles sont un produit de la pensée religieuse ». DURKHEIM, E.,
op. cit., p. 20.
86
Ibid.

187
II.1.3.2. La grande intuition anthropologique de Durkheim

De cette approche durkheimienne émerge la considération de la religion


dans une perspective purement sociale. Si en effet la société est composée par
des personnes qui partagent la même weltanschauung et les mêmes
représentations symboliques qui ne sont autres que le produit de la religion
comme nous venons de le voir, celle-ci ne pourrait être en conséquence
qu’une fonction de cohésion de la communauté à même de créer les
fondements du vivre ensemble. Cette conclusion confère une certaine
légitimité à l’homme primitif en tant que πολιτικών ζώον dès le départ. Celui-
ci a déjà opéré la grande révolution culturelle par l’invention de la culture
religieuse qui recèle, in virtute, toutes les formes culturelles ultérieures. Dès
lors, la culture primitive n’est pas le berceau des erreurs et des superstitions
comme le postulaient les évolutionnistes, mais la puissance active à partir de
laquelle s’actualise l’ordre intellectuel et moral des cultures évoluées, une
prémisse dont seront développées les grandes structures normatives et les
grands contenus axiologiques de la vie sociale.87
À partir de cet entrelacement entre les catégories conceptuelles de la
pensée primitive et les représentations religieuses originaires, Durkheim
approfondit la thématique des formes élémentaires de la religion par la
distinction des concepts de sacré et de profane. Durkheim absolutise un peu
trop l’opposition entre le sacré et le profane88 même s’il reconnaît, à priori,

87
Remo Cantoni (1914-1978), l’un des grands promoteurs de l’anthropologie culturelle en
Italie ensemble avec Antonio Banfi son maître à penser (l’un des grands tenants de la “scuola
di Milano”), soutient la thèse de Durkheim contre toute conception de type historiciste qui
tend à prendre la culture comme fruit d’une évolution. À son avis, les grandes notions
représentatives et spéculatives qui caractérisent les cultures évoluées sont contenues comme
en filigrane dans l’ADN de la culture et de la religion primitive. Cf. CANTONI, R., Il
pensiero dei primitivi, Garzanti, Milano 1941.
88
« Mais, si une distinction purement hiérarchique est un critère à la fois trop général et trop
imprécis, il ne reste plus pour définir le sacré par rapport au profane que leur hétérogénéité.
Seulement, ce qui fait que cette hétérogénéité suffit à caractériser cette classification des
choses et à la distinguer de toute autre, c'est qu'elle est très particulière : elle est absolue. Il
n'existe pas dans l'histoire de la pensée humaine un autre exemple de deux catégories de
choses aussi profondément différenciées, aussi radicalement opposées l'une à l'autre. […] Ici,
pour séparer ces deux sortes de choses, il a paru suffisant de les localiser en des régions
distinctes de l'univers physique ; là, les unes sont rejetées dans un milieu idéal et transcendant,
tandis que le monde matériel est abandonné aux autres en toute propriété. Mais, si les formes
du contraste sont variables, le fait même du contraste est universel ». DURKHEIM, E., op.
cit., p. 44.

188
une certaine communication qui pourtant doit être régie par des règles
culturelles bien précises. En effet, que ce soit la dimension du sacré ou
l’ensemble des rapports qui jonchent le chemin commun du sacré et du
profane, les deux doivent rigoureusement être institutionnalisés au niveau
social. Dans cette optique, les croyances et les rites doivent être encadrés en
fonction de cette institutionnalisation sociale. Ainsi, les croyances
deviennent-elles des représentations collectives qui définissent les traits
caractéristiques du sacré tandis que les rites deviennent l’espace
d’objectivation des règles culturelles qui régissent le comportement humain
à l’égard du sacré.89
Sur cette base, le modèle théorique de religion est entendu comme un
système autonome qui embrasse un certain nombre d’institutions sacrées liées
entre elles par des relations de coordination ou de subordination. Tout cela
érige un système autour duquel gravitent les croyances et les rites. Ici, l’on
peut se demander une chose. Si telle doit être la définition minimale de la
religion, serait-elle très différente de la magie que Frazer avait considéré
comme l’erreur d’une culture qui doit évoluer vers la science en passant par
la religion ? Pour Durkheim, même si la religion fait montre d’une certaine
finesse spéculative par rapport à la magie, les deux restent des systèmes de
croyances et de rites. Leur différence tient seulement à la capacité exclusive
de la religion de rassembler les hommes dans une société. La religion a un
caractère hautement collectif et social90 tandis que la magie, quoiqu’elle soit
répandue dans diverses strates de la société, reste une pratique
substantiellement individuelle.91

89
À vrai dire, la distinction à outrance qu’établit ici Durkheim entre le sacré et le profane
n’est pas à notre avis très convaincante vu l’unité qu’il postule entre le religieux et le social.
On peut penser qu’une telle distinction relève simplement d’un artifice méthodologique pour
arriver à conférer plus de visibilité à l’institutionnalisation sociale qui doit régir le champ
commun du sacré et du profane. Cela lui permet de conférer facilement aux croyances et aux
rites, pierres angulaires de la religion, d’être des facteurs de cohésion sociale.
90
« Nous arrivons donc à la définition suivante : Une religion est un système solidaire de
croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées c'est-à-dire séparées, interdites,
croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous
ceux qui y adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre définition n'est pas
moins essentiel que le premier ; car en montrant que l'idée de religion est inséparable de l'idée
d'Église, il fait pressentir que la religion doit être une chose éminemment collective ». Op.
cit., p. 51.
91
« Il est vrai que dans certains cas, les magiciens forment entre eux des sociétés : il arrive
qu'ils se réunissent plus ou moins périodiquement pour célébrer en commun certains rites ;

189
II.1.3.3. L’intuition durkheimienne et la thèse mimético-victimaire

À la lumière de cette analyse de quelques éléments de la pensée


durkheimienne, l’impact théorique de son approche ethnologique de la
religion sur la théorie mimétique de Girard saute aux yeux. Dans Des choses
cachées depuis la fondation du monde, Girard lui-même reconnaît que la
supériorité de sa thèse mimético-victimaire offre une réalité concrète et
informe, jusque dans ses moindres détails, la plus grande intuition
anthropologique de notre temps. Girard entend par ici l’intuition
durkheimienne sur l’identité entre le social et le religieux. Comme Durkheim,
Girard est convaincu que cette identité se traduit essentiellement par
l’antériorité chronologique de l’expression religieuse sur toute conception de
type sociologique.92
La grande inspiration durkheimienne que Girard reconnaît est d’avoir
exprimé pour la première fois dans l’histoire de l’ethnologie qu’il n’y a pas
de sacré en dehors de la société et surtout qu’il n’y a pas de société en dehors
du sacré.93 Pour Girard, le religieux consiste avant tout à lever la violence qui
se pose comme obstacle à la formation et à la survie de n’importe quelle

on sait quelle place tiennent les assemblées de sorcières dans le folklore européen. Mais tout
d'abord on remarquera que ces associations ne sont nullement indispensables au fonctionne-
ment de la magie ; elles sont même rares et assez exceptionnelles. […] Mais elles n'ont pas
pour effet de lier les uns aux autres les hommes qui y adhèrent et de les unir en un même
groupe, vivant d'une même vie. Il n'existe pas d'Église magique. […] Le magicien n'a
nullement besoin, pour pratiquer son art, de s'unir à ses confrères. C'est plutôt un isolé ». Op.
cit., p. 49.
92
Cf. GIRARD, R. Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 112. Girard
a toujours accepté que ce fut plutôt Lévy-Strauss qui le conduisit théoriquement à Durkheim
qu’il prétend avoir lu très tard pour en être influencé. Tout de même, il reconnaît que sa
pensée compose beaucoup plus facilement avec ce dernier qu’avec le premier. C’est le genre
littéraire habituel de Girard d’accepter très difficilement les influences théoriques d’autres
penseurs. Cependant, vu que Durkheim précède chronologiquement Girard et qu’il le cite
souvent dans ses développements en partageant volontiers ses points de vue, on ne saurait ne
pas reconnaître un impact évident de l’intuition durkheimienne sur la théorie mimétique.
93
Ce que Girard a reconnu comme la meilleure thèse anthropologique de notre temps est que
les institutions humaines dérivent du sacré. La thèse est en soi de Durkheim, mais Girard
l’assume dans sa théorie mimético-victimaire selon laquelle la première pierre de l’édifice
social est une pierre tombale qui lie nécessairement le social et le religieux. C’est autour de
la victime émissaire lynchée, puis vénérée, que s’édifie pour la toute première fois la
communauté des humains. Cf. ORSINI C., op. cit., pp. 68, 92-93, 172.

190
société. En effet, la société humaine ne commence pas avec la peur de
l’esclave devant le patron comme le postulait Hegel, mais avec le religieux
comme l’a compris Durkheim.94 Toutefois, pour compléter l’intuition de
Durkheim, il faut comprendre que le religieux ne fait qu’un avec la victime
émissaire qui fonde l’unité du groupe en même temps contre et autour d’elle-
même.95 Seule la victime émissaire peut procurer aux hommes une telle unité
différenciée là où elle est indispensable mais humainement impossible au sein
d’une violence indifférenciée qu’aucun rapport de maîtrise stable ni aucune
réconciliation véritable ne peut conclure.96
Au regard de Girard, Durkheim a touché la substance du problème du
sacré dans l’intuition de l’unité entre le religieux et le social. Cependant,
Girard trouve que Durkheim n’a pas réussi à rendre compte de la fonction
socialement unificatrice du religieux. Il a eu la géniale intuition que la seule
force à même de fonder une communauté humaine est le sacré, mais il n’a pas
su en expliquer la raison.97 D’après Girard, seule la victime émissaire, qui ne
fait qu’un avec le sacré, peut expliquer cette fonction fondatrice. Finalement,
pour lui, le phénomène de la victime émissaire est le chaînon manquant98 de
la théorie durkheimienne qui déjà est anthropologiquement quasi parfaite.

94
Cf. GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit., p. 460.
95
Si l’on doit s’exprimer en termes hégéliens de la dialectique, c’est cela l’Aufhebung de la
pensée girardienne par rapport à la grande intuition anthropologique de Durkheim. L’identité
entre le social et le sacré en termes girardiens ne saurait être déclinée autrement que par la
victime émissaire qui fait que, comme nous l’avons souligné précédemment, la pierre
angulaire de tout édifice social soit une pierre tombale. Par le biais du bouc émissaire, qui
par son expulsion rétablit l’ordre social qu’il a créé lui-même (selon la conviction fondée sur
la méconnaissance du groupe), s’instaure un lien sémantique entre le sacré et le social. En
dehors de la communauté humaine et de ses exigences de conjurer la violence mimétique qui
la menace, le sacré perdrait tout son sens. De même, l’idée de communauté humaine
constituée n’aurait pas de consistance sémantique en dehors du mécanisme victimaire qui
représente la structure constitutive de toute société. Cf. TARDITI, C., op. cit., pp. 72-73.
96
GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit.
97
Girard l’exprime en ces termes : « Durkheim ne sait pas à quel point il a raison car il ne
voit pas quel obstacle formidable la violence oppose à la formation des sociétés humaines.
Et pourtant, il tient de cet obstacle invisible un compte plus exact sur certains points que ne
le fait un Hegel dont on pourrait croire, mais à tort, que c’est à lui que cet obstacle a échappé
». Ibid.
98
« C’est là, dit Girard, que tout commence, c’est de là que tout part, c’est vers là que tout
revient, quand la discorde reparaît, c’est là sans doute que tout s’achève ». Op. cit., p. 461.

191
C’est à partir de ces lieux symboliques de l’unité, on peut le croire, que naît
toute forme religieuse, que le culte s’établit, que l’espace s’organise, qu’une
temporalité historique s’instaure, qu’une première vie sociale s’ébauche, ainsi
que Durkheim l’avait compris.99
Il convient de signaler que Durkheim est l’un des rares penseurs auxquels
Girard se réfère avec une certaine dose de sympathie. La seule observation
que Girard fait de Durkheim, comme d’ailleurs de tous les auteurs dont il
force la pensée, est que celui-ci n’a pas su pousser au bout son intuition. Avoir
découvert pour la première fois l’identité entre le social et le religieux est,
selon Girard, la grande intuition anthropologique qui soit. Mais sur quelle
base ? La logique durkheimienne est à notre avis assez claire. La société se
définit par l’ensemble des faits sociaux qui constituent la vision du monde
d’une collectivité. Or, cette vision du monde est faite essentiellement de
représentations qui sont le produit de la religion. De ce fait, la religion devient
fonction de cohésion sociale de telle manière qu’il est impossible de
concevoir la société en dehors de la religion et vice-versa. Girard emprunte la
même voie mais en la déviant vers le mécanisme mimético-victimaire. Seule
la victime émissaire peut faire que le premier édifice de la société soit une
pierre tombale et donc constitutivement religieuse.
Il est en même temps étonnant et génial que Girard voie dans cette
logique durkheimienne un chaînon manquant pour expliquer l’identité entre
le religieux et le social. D’une part, dans la logique durkheimienne, l’idée
d’une victime émissaire n’a pas de raison d’être vu que, pour lui, la vision du
monde qui définit la société à partir des représentations d’origine religieuse
n’est pas basée sur la violence. Mais d’autre part, la conception mimético-
victimaire rend compte d’une façon spectaculaire de l’intuition que Durkheim
avait expliqué de sa façon. À notre humble avis, Girard n’avait pas besoin de
légitimer sa théorie en prétendant que l’intuition de Durkheim avait quelque
chose d’inachevé. Il lui suffisait simplement de reconnaître qu’il y avait
moyen d’interpréter, selon ses catégories mimétiques, l’intuition que
Durkheim avait eue et interpréter à sa manière.
Pour conclure, il faut simplement remarquer que l’exploration des
travaux des ethnologues a été très productive pour René Girard surtout dans
la deuxième partie de sa théorie100. Les sources ethnologiques sont en effet

99
Ibid.
100
Nous faisons allusion à la théorie de la violence mimétique, à supposer bien entendu que
la théorie mimétique puisse être méthodologiquement scindée en trois versants à savoir la

192
d’importance capitale surtout pour le concept du mécanisme victimaire qui
seul rend compte non seulement de la naissance de toute culture humaine,
mais surtout du lien indissoluble entre la culture, la religion et la société.
Girard fait surtout référence aux travaux des ethnologues qui ont eu des
intuitions remarquables sur la genèse et la structure de la société mais il
remarque partout une limite. Aucun d’eux n’a su pousser au bout son intuition
pour arriver au mécanisme du bouc émissaire comme clé de lecture à même
de rendre compte de la structure morphogénétique de la société humaine.
Voyons maintenant ce qu’il en est des autres sources qui ont inspiré la théorie
mimético-victimaire. Il s’agira des sources mythologiques ainsi que de la
Révélation biblique.

II. 2. SOURCES MYTHOLOGIQUES ET SOURCES


SCRIPTURAIRES

La pensée de Girard puise à des sources variées. C’est d’ailleurs ce qui


fait la complexité de sa théorie. Il est presque impossible de classer
l’ensemble de la pensée de Girard dans une des catégories scientifiques que
nous connaissons couramment. Girard apparaît tantôt comme philosophe,
tantôt comme anthropologue, tantôt comme critique littéraire ou comme
apologiste du christianisme, etc. Tantôt il s’appuie sur ses sources pour
asseoir ou justifier sa théorie, tantôt il les critique comme revers ou déviation
de ce qu’il propose comme théorie alternative. Nous dirions mieux qu’il tente
une sorte d’herméneutique tendancieuse dans la mesure où il cherche
d’interpréter chacune de ses sources en fonction de sa théorie.
Dans l’étude des sources faite jusqu’ici, nous avons constaté que Girard
interprète chacune de ses sources en tant qu’elle insinue directement ou
indirectement la réalité de la théorie mimétique (comme dans la vérité
romanesque où la structure mimétique du désir est attestée) ou alors qu’elle
l’offusque (comme dans l’illusion romantique où la structure mimétique est
offusquée au nom de la prétendue autonomie du désir). Il faut voir par
exemple la polémique que Girard fait à propos de la vérité romanesque et du

théorie du désir mimétique, la théorie de la violence mimétique ainsi que la Révélation


chrétienne comme voie de sortie possible de l’engrenage violent du mimétisme.

193
mensonge ou illusion romantique101. La même constatation nous apparaît
quant aux sources ethnologiques où Girard reconnaît à chacun des
ethnologues l’effort fourni pour s’approcher plus ou moins de la réalité
mimétique sans jamais y arriver. Dans ces paragraphes, nous allons étudier
les sources mythologiques en tant que textes de persécution ainsi que les
sources scripturaires qui ne sont autres que la Révélation biblique

II.2.1. Les sources mythologiques

Le charme de la civilisation gréco-romaine pour les sciences humaines


en général et pour l’anthropologie en particulier a donné aux mythes
fondateurs des civilisations anciennes un grand prestige. Girard est l’un des
penseurs qui a su tirer profit de ces sources non seulement extraordinaires
mais aussi pleines de sens. Toutefois, avec une certaine intransigeance, Girard
propose une perspective des plus déconcertantes quant aux mythes. D’après
lui, il ne faut voir dans les mythes rien d’autre que des mensonges, des textes
de persécutions décrivant du point de vue des persécuteurs, donc de façon
subjective et mensongère, le processus de mise à mort collective, puis de
divinisation des victimes émissaires, processus qui a longtemps été le seul
moyen pour les sociétés humaines de conserver l’unité et la paix
indispensables à leur survie.102
L’entreprise de Girard a donc été de se servir des mythes comme sources
mais pour opérer une sorte de démystification103 ou mieux encore de
démythisation104 de ces mensonges en vue d’en tirer une vérité : la couverture
du meurtre fondateur pour conjurer une crise mimétique qui menace la société
humaine.105 Cela est d’autant plus évident aux yeux de Girard que tout

101
Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., pp. 23-112.

Cf. GIRARD, R., Je vois Satan tomber comme l’éclair, op. cit., p. 182; GIRARD, R., Les
102

Origines de la culture, Desclée de Brouwer, Paris 2004, p. 277.


103
Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 265.
104
Cf. GIRARD, R., Je vois Satan tomber comme l’éclair, op. cit., pp. 12 ; 296.
105
Girard considère que cette démythisation est déjà effective dans les évangiles. Cf. Le Bouc
émissaire, Grasset, Paris 1982, p. 148 ; GIRARD, R., La voix méconnue du réel, Grasset,
Paris 2002, p. 54.

194
mensonge cache par principe une vérité. Si alors les mythes sont des
mensonges, c’est en fait qu’ils cachent nécessairement une vérité. Mais alors
pour trouver cette vérité, il faut se distancier de la voie des structuralistes qui
considèrent les mythes comme des textes entièrement fictifs, fabuleux,
métaphoriques ou symboliques. Comme pour tout élément de persécution,
nous devons être à même de distinguer dans les mythes, des éléments fictifs
et des éléments réels106.
Or, le mythe peut être menteur dans l’énormité des accusations portées à
l’endroit des victimes mais il dit la vérité sur le fait même de la persécution
et sur la divinisation consécutive de la victime. Le meurtre de la victime
émissaire ayant donc ramené la paix, il est logique qu’on la considère après
coup comme un dieu et donc qu’on lui rende hommage après l’avoir
massacrée. Donc aux yeux de Girard, les mythes et les rituels reflètent la
même réalité : ce sont, bien entendu à divers titres, des commémorations du
meurtre fondateur. Le mythe en est l’acte d’accusation transfiguré tandis que
le rituel en est la reconstitution réglée.107 C’est ainsi que, généralement, les
dieux de la mythologie grecque sont des habituelles victimes des persécutions
populaires : ce sont pour ainsi dire « les traces de crimes analogues à ceux
d’Œdipe et d’autres boucs émissaires divinisés, ce sont des parricides, des
incestes, des fornications bestiales et autres crimes horrifiques, c’est-à-dire
des accusations typiques de chasses aux sorcières qui obsèdent en
permanence les foules archaïques et même modernes en quête de
victimes ».108
Mais pour saisir dans un contexte global le sens que Girard attribue aux
sources mythologiques, il faudrait comprendre son concept de textes de
persécution. « Par textes de persécution, Girard désigne un certain nombre de
textes (procès de sorcières, registres d’inquisition), comportant le plus
souvent une dimension imaginaire ou fantastique, mais dans lesquelles une
lecture attentive à la présence de certains stéréotypes peut repérer la trace de
persécutions bien réelles ».109 Donc d’après Girard, « les mythes sont souvent

106
Cf. RAMOND, C., Le vocabulaire de René Girard, op. cit., p. 71.
107
Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 134.
108
GIRARD, R., Je vois Satan tomber comme l’éclair, op. cit., p. 120.
109
RAMOND, C., op. cit., p. 84.

195
des textes de persécutions et ne sont pas des récits entièrement fictifs ».110
Prenons ici en exemple certains mythes en tant que textes de persécution pour
voir comment un mythe de nature fantastique reflète la vérité du mécanisme
victimaire. Nous nous limiterons seulement à deux textes : le viol de Lucrèce
ainsi que le mythe d’Œdipe.
Comme nous l’avons déjà souligné, pour Girard, mythes et textes de
persécution ne sont pas forcément synonymes. En effet, ce ne sont pas tous
les mythes qui sont des textes de persécution. Quand Girard parle des textes
de persécution, il mentionne les mythes, les procès de sorcières, les textes de
l’Inquisition et les procès des régimes totalitaires. Ainsi par exemple, le récit
de l’affaire Dreyfus ou le procès de Moscou se présentent selon Girard
comme des textes de persécution alors qu’ils n’ont rien de mythique.
Toutefois, la façon de présenter ces types de récits est en quelque sorte
amplifiée par sympathie au bouc émissaire, ce qui leur confère parfois une
allure quelque peu mythique.
D’ailleurs, dans le déploiement de sa pensée anthropologique, Girard ne
présente que les mythes qui sont aussi des textes de persécution en tant qu’ils
rassemblent des stéréotypes de persécution ou d’accusation.111 Il fait mention
de quatre stéréotypes de persécution dont nous allons nous servir dans
l’analyse herméneutique des textes mythologiques ci-haut indiquées :
1. Le récit s’ouvre sur la description d’une crise ;
2. Ensuite, certains crimes particulièrement odieux ont été commis et sont
mis en rapport avec la crise initiale ;
3. Et puis, des critères de sélection victimaire sont énoncés ;
4. Finalement un meurtre individuel ou collectif est décrit et ensuite
justifié.112
Parfois, ces textes baignent dans une atmosphère plutôt irréelle qui peut
faire croire que le meurtre final est lui-même imaginaire. C’est le cas du récit
du viol de Lucrèce. Le texte est tellement embelli que l’aspect légendaire

110
Ibid.
111
Cf. GIRARD, R., Le Bouc émissaire, op. cit., p. 93.
112
Ibid.

196
prend le dessus sur l’historicité des faits. Nous citons ici l’extrait du texte
historique de Tite Live qui narre des faits historiques du suicide de Lucrèce
mais avec une tonalité poético-mythique :
“Aduentu suorum lacrimae obortae, quaerentique viro "Satin salue ?"
"Minime" inquit; "quid enim salui est mulieri amissa pudicitia? Vestigia viri
alieni, Collatine, in lecto sunt tuo ; ceterum corpus est tantum violatum, animus
insons; mors testis erit. Sed date dexteras fidemque haud impune adultero fore.
Sextus est Tarquinius qui hostis pro hospite priore nocte vi armatus mihi
sibique, si vos viri estis, pestiferum hinc abstulit gaudium." Dant ordine omnes
fidem; consolantur aegram animi avertendo noxam ab coacta in auctorem
delicti: mentem peccare, non corpus, et unde consilium afuerit culpam abesse.
"Vos" inquit "uideritis quid illi debeatur: ego me etsi peccato absoluo, supplicio
non libero; nec ulla deinde impudica Lucretiae exemplo uiuet." Cultrum, quem
sub ueste abditum habebat, eum in corde defigit, prolapsaque in volnus
moribunda cecidit. Conclamat vir paterque.” 113

Le viol de Lucrèce apparaît chez Girard aussi par l’entremise d’une de


ses sources littéraires, William Shakespeare. En effet, il s’agit d’un poème
narratif paru pour la première fois en 1594 sous le titre original en anglais The
Rape of Lucrece.114 Le poème renvoie à la figure de Lucrèce dont la tragédie
a été à l’origine de la chute de la dynastie des Tarquins à Rome comme le
relate toujours Tite Live :
Lucretia est fille de Spurius Lucrezius Tricipitinus et femme de
Collatinus. Le dernier roi de Rome avant l’institution de la République,
Tarquinius dit le Superbe, avait un fils, Sextus Tarquinius. Durant l’invasion de
la Cité d’Ardée par les romains, les compagnons de guerre parmi lesquels Sextus
Tarquinius et Collatinus, décidèrent de retourner secrètement à Rome pour
surprendre leurs femmes et voir ce qu’elles font en leur absence. Collatinus, sûr
de la noblesse d’âme de sa femme Lucretia, les invita chez lui. Ils trouvèrent
Lucretia qui tissait la laine quand les brus du roi se livraient à des orgies. Sextus
Tarquinius tomba amoureux de Lucretia et la désira. Il décida d’y retourner une
autre fois à l’insu de Collatinus et viola Lucretia. Celle-ci convoqua son père et
son mari et leur raconta l’histoire tragique du viol. Après leur avoir fait jurer de
venger cet affront, elle se pourfendit la poitrine avec un poignard qu’elle avait
caché sous sa robe. Le mari de Lucretia, son père ainsi que l’ami de son père,

113
TITUS LIVIUS, Periochae ab Urbe condita libri, Kessinger Publishing, 2017, I, 49.
114
Nous pouvons consulter le poème en version originale commentée dans le recueil de
KATHERINE, D.J -WOUDHUYSEN, H.R. (ed.), Shakespeare’s Poems : Venus and Adonis,
The Rape of Lucrece and the Shorter Poems, Bloomsbury Arden, London 2007.

197
Lucius Junius Brutus, décidèrent de venger Lucretia en provoquant une émeute
populaire qui fit tomber les Tarquins. Ainsi naquit la res pubblica romana et les
premiers consuls furent le mari de Lucretia ainsi que l’ami de son père, Brutus.
115

Le récit du viol de Lucrèce remplit toutes les conditions d’un texte de


persécution bien qu’il ne s’agisse pas rigidement d’un meurtre direct vu que
Lucrèce ne meurt pas par assassinat mais par suicide. Nous retrouvons donc
toutes les quatre caractéristiques d’un texte de persécution :
1. Le texte s’ouvre effectivement par une situation de crise : Rome est
engagée dans une guerre pour assiéger la cité d’Ardée. En effet, mis
à part cette guerre d’invasion - d’autant plus que les guerres de
conquête étaient monnaie courante dans l’Antiquité -, le fait que le
soulèvement populaire qui succède au viol de Lucrèce aboutisse non
à une autre dynastie mais à une République, fait pressentir un malaise
de la part de la population vis-à-vis du régime monarchique, et
partant, révèle aussi une crise institutionnelle.
2. Et puis, le récit fait part des énormités de Sextus Tarquinius. Tite Live
souligne que celui-ci viola Lucrèce menaçant de la tuer : « Lucrèce,
ferme ta bouche ! C’est moi Sextus Tarquinius et j’ai une épée en
main. Une seule parole et tu es morte ! ». Et pour la convaincre du
sérieux de son intention, il égorgea un des serviteurs de Lucrèce qu’il
fait coucher à ses côtés.116
3. Ensuite, il est décrit les caractéristiques de celle qui sera le bouc
émissaire à savoir la vertu de Lucrèce.
4. Et à la fin, la mort de la victime déchaîne une révolte populaire qui
aboutit à une grande révolution institutionnelle : l’abolition de la
monarchie et la naissance de la République. Ainsi la mort de Lucrèce
est justifiée.
Dans l’herméneutique girardienne, un texte comme celui du viol de
Lucrèce tient une place de choix. Il est d’abord un exemple frappant du fait
qu’un texte peut comporter à la fois des éléments mythiques et des éléments

115
Cf. TITUS LIVIUS, op. cit., I, 29-49. Nous avons traduit le récit en français pour en
permettre l’analyse herméneutique.
116
Cf. Op. cit., I, 57.

198
réalistes.117 Dans la forme poético-narrative de Shakespeare, on croirait un
texte mythologique. Mais dans sa version historique comme présentée par
Tite-Live par exemple, on y voit aussi - outre l’aspect mythique bien sûr -, la
réalité des faits qui ne contredit en rien l’allure mythologique du récit
shakespearien. C’est donc en quelque sorte, comme tous les textes de
persécution, « un chaînon manquant entre les mythes et les récits
historiques ».118 Ainsi, pour lire les textes de ce genre, nous nous devons de
discerner la part de vérité et de réalité enveloppée dans leurs structures
mythiques. Voyons maintenant le mythe d’Œdipe.
Le mythe d’Œdipe est selon Girard le prototype de la rencontre entre
mythes et textes de persécution. D’après Girard, « il n’y a aucune différence
de structure entre un procès totalitaire et un mythe comme celui d’Œdipe ».119
Il s’étonne d’ailleurs du fait que nous savons reconnaître la persécution dans
le premier cas alors que nous nous obstinons à ne pas la voir dans le second.
À son avis, « les textes de persécution qui devront constituer un genre
littéraire défini doivent être interprétés de telle sorte qu’ils deviennent une
propédeutique à la démystification générale du sacré archaïque et violent qui
est au cœur de la théorie mimétique ».120 Nous synthétisons ici le récit du
mythe d’Œdipe selon la tragédie de Sophocle :
Laios mari de Jocaste et roi de Thèbes désirait un héritier. Cependant,
il se heurta à l’infertilité occasionnelle de sa femme. Il alla consulter l’oracle de
Delphes où la Pitie lui révéla que cette infertilité était plutôt une grâce parce
que l’enfant qu’il aurait le tuerait et épouserait sa femme. Plus tard, sa femme
lui donna un fils, Œdipe. De peur que l’oracle de Delphes s’accomplisse, Laios
troua les chevilles de son fils et le pendit dans la forêt pour le donner en pâture
aux animaux. Œdipe fut sauvé par Péribée la femme du roi Polibe de Corinthe
et fut donc élevé à la cour. Un jour, voulant connaître ses origines, il alla
consulter la Pitie qui lui révéla son destin tragique de parricide et d’inceste. De
peur que s’accomplisse l’oracle et croyant que Polibe fusse son père, il se
réfugia à Thèbes. Sur le chemin de Thèbes, il rencontra un cortège du roi Polibe
qui allait à Delphes pour s’enquérir de la délivrance du Sphinx qui dévorait les
habitants de Thèbes en leur faisant des énigmes insolubles. Dans une lutte avec

117
Cf. RAMOND, C., op. cit., p. 84.
118
Ibid.
119
Cf. GIRARD, R., Le bouc émissaire, op. cit., p. 191.
120
Cf. RAMOND, C., op. cit., p. 85.

199
les hommes du cortège, Œdipe tua Laios son père, sans le savoir. Créonte le
frère de Jocaste succéda à Laios au trône de Thèbes et décréta que qui délivrera
Thèbes du Sphinx prendra son trône et épousera sa sœur Jocaste qui était la
veuve du roi défunt. Œdipe résolut toutes les énigmes du Sphinx et délivra ainsi
Thèbes. Il devint alors, comme promis, le roi de Thèbes et épousa Jocaste, sa
mère. Ils eurent quatre enfants et une vie heureuse. Longtemps après, une peste
frappa Thèbes et l’oracle de Delphes révéla qu’il fallait venger la mort de Laios.
Œdipe déclara malédiction à l’auteur de ce crime ignorant que c’était lui. Après
la mort de Polibe, le prétendu père d’Œdipe, celui-ci connut que Polibe n’était
pas son vrai père mais que son père c’était Laios. Jocaste se suicida et Œdipe
se creva les yeux et partit en exil avec ses quatre enfants. Thèbes retrouva en fin
l’accalmie. 121

Dans ce mythe qui a d’ailleurs été exploité par beaucoup de penseurs en


première instance Sigmund Freud et Girard lui-même122, nous retrouvons au
plus haut point la réalité mimétique qui émerge du mythe. Les éléments
caractéristiques des textes de persécutions s’entrelacent et reviennent plus
d’une fois : Laios et Œdipe sont des médiateurs qui ne se connaissent pas et
sont en même temps des victimes émissaires qui révolutionnent l’ordre
établi ; des crises de Sphinx et de peste se succèdent ; des actes horribles sont
commis : incestes, meurtres, suicides. La structure mythique du récit
n’offusque donc en rien la vérité mimétique qu’il recèle.
Pour Girard, une telle herméneutique s’accompagne d’ailleurs d’une
dimension morale. En effet, ne pas voir la réalité de la persécution dans un
texte de persécution est une manière de perpétuer cette persécution et cette
indifférence aux victimes. Et cela n’est pas différent des attitudes
négationnistes qui caractérisent le monde contemporain.123 Par contre,
« déceler cette persécution, et s’exercer à la reconnaître et à la dénoncer dans
tous les textes, y compris dans les mythes, c’est se donner l’occasion et les

121
Cf. SOFOCLE, Œdipe Roi, Belles lettres, Paris 1965.
122
Pour une étude récente approfondie du mythe d’Œdipe surtout en rapport avec les
recherches freudiennes et girardiennes, nous pouvons renvoyer aux œuvres suivantes: VITZ,
P.C., L’inconscio cristiano di Sigmund Freud, Alpes, Roma 2018; RECALCATI, M., Il
complesso di Telemaco, Feltrinelli, Milano 2013; DIANO, C., « Edipo figlio della Tychè »
in Sagezza e poetiche degli antichi, Neri Pozza, Vicenza 1968; GRIMAL, P., Mitologia,
Garzanti, Milano 2005; CORPORALI R.,- FORCONI, D., I miti greci, Giunti, Firenze 2005.
123
Cf. GIRARD, R., Le bouc émissaire, op. cit., p. 148.

200
moyens d’échapper au mécanisme de bouc émissaire, au lieu de le
perpétuer ».124
En deçà donc de chaque mythe et de chaque texte de persécution en
général se cachent les traces du meurtre, événement fondateur de la société.
Il y a comme une immense œuvre de dissimulation du cadavre, comme une
pyramide qui occulte les origines violentes125. Les religions archaïques ainsi
que les mythes ne font que camoufler ce fait. Et Girard n’a pas peur d’affirmer
que, loin d’être une invention gratuite, le mythe est un texte falsifié par la
croyance des bourreaux dans la culpabilité de leur victime.126 Il faut donc un
démasquage de cette dissimulation mythique, œuvre que Girard attribue à la
religion chrétienne. C’est ainsi que, dans la section suivante, nous allons
montrer comment, d’après Girard, la Révélation judéo-chrétienne opère une
déconstruction127 des mythes auxquels, aujourd’hui, personne ne croit.128

II.2.2. La violence mimétique et la Révélation biblique

La Révélation judéo-chrétienne est une autre source des plus importantes


de la pensée de Girard, dirions-nous même, presque au même titre que les
sources littéraires. Rappelons-nous, la toute première œuvre de Girard portait
un titre129 qui recèle implicitement le programme de Girard qui, à notre avis,
sera porté à bout dans la Révélation biblique130: mettre au grand jour les

124
RAMOND, C., op. cit., p. 85.
125
Cf. MELONI, M., op. cit., p. 2.
126
Cf. Ibid.
127
Le concept de la déconstruction est emprunté à la pensée de Jacques Derrida.
128
Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., pp. 88-91.
129
Mensonge romantique et Vérité romanesque (1961).
130
C’est à partir Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) que Girard
commence à explorer les sources bibliques comme moyen de déconstruire le mensonge
mythologique de la persécution victimaire. À partir de ce livre qui lui-même porte le titre
d’un verset biblique (Mathieu 13,35), beaucoup d’autres œuvres de Girard porteront les titres
des versets bibliques. Cf. Quand ces choses commenceront (1992), Celui par qui le scandale
arrive (2001), etc.

201
vérités que les hommes ne veulent pas reconnaître et mettre à nu les
mensonges qu’ils substituent à la vérité131. En effet, ce que la vérité
romanesque est pour Girard face au mensonge romantique, la Révélation
biblique l’est face au mensonge mythique. Déjà dès le départ, Girard affirmait
que « les hommes se flattent d’avoir repoussé les superstitions antiques mais
sont en train de s’enfoncer dans le sous-sol où triomphent des illusions encore
plus grossières »132.
Le programme de René Girard est donc, dès le départ, de dénoncer le
mensonge romantique qui exalte l’autonomie du désir et passe sous les yeux
son caractère pathologique qui seul est capable d’en rendre compte. De
même, le mensonge véhiculé par le mythe croit trouver une solution aux
problèmes des origines et passe sous silence la tragique injustice de
culpabilisation de la victime émissaire qui seule est la clé de lecture des
sanglantes origines. La Révélation biblique est alors décisive pour faire de
Girard non seulement le démasquateur de cette extraordinaire
méconnaissance dans laquelle sont immergés les hommes, mais en même
temps l’avocat qui s’engage à disculper les fausses accusations portées à
l’endroit de la victime émissaire.133
Girard est en effet convaincu d’être au service d’une grande Révélation :
la Révélation judéo-chrétienne est au service dans l’histoire pour révéler
l’innocence de la victime émissaire et ainsi déconstruire nos brillantes
mythologies, fournissant ainsi l’unique clé de lecture au violent secret des
origines.134 Aux yeux de Girard donc, la foi chrétienne n’est pas une adhésion
privée à des opinions théoriques. Elle est une vraie connaissance, la véritable
science de l’homme. Ainsi, avec la Révélation biblique comme source, Girard
arrive à une sorte de « christianisation des sciences humaines »135.

131
Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 56.
132
Ibid.
133
Cf. MELONI, M., op. cit., p. 2.
134
Cf. Ibid.
135
Cf. Ibid. MELONI fait allusion au livre de F. LAGARDE qui s’intitule René Girard ou la
christianisation des sciences humaines. Cf. LAGARDE, F., René Girard ou la
christianisation des sciences humaines, Peter Lang, Pieterlen 1994.

202
Grâce à l’herméneutique du texte biblique, Girard établit une distinction
nette entre les religions archaïques et la religion judéo-chrétienne. Elles ont
entre elles un élément commun : « à première vue, dans un cas comme dans
l’autre, on a affaire au récit d’une crise qui se résout par un lynchage
transfiguré en épiphanie ».136 Mais « là où les religions archaïques, tout
comme les modernes chasses aux sorcières, accablent le bouc émissaire dont
le sacrifice permet à la foule de se réconcilier, la révélation biblique, elle,
proclame haut et fort l’innocence de la victime »137.

Au niveau donc de la structure littéraire, la Révélation biblique se


présente apparemment comme n’importe quel récit mythique, avec une
victime-dieu lynchée par une foule unanime, événement remémoré ensuite
par le culte dans le sacrifice rituel138. Le parallèle est parfait sauf sur un point
: la victime est innocente. Dans la figure de Job par exemple, Job, objet de
persécutions manifestes, refuse pourtant de se considérer comme coupable,
refuse par conséquent le rôle de bouc émissaire que tout le monde, jusqu’à
ses meilleurs amis, le presse d’endosser.139 Le récit mythique est donc
construit sur le mensonge de la culpabilité de la victime en tant qu'il est récit
de l’événement vu dans la perspective des lyncheurs unanimes : c’est
la méconnaissance indispensable à l’efficacité de la violence sacrificielle. Le
récit biblique par contre est construit sur la dénonciation de cette perspective
mensongère en se plaçant du côté de la victime émissaire.

Il faut noter ici que Girard accorde une place de choix à la Révélation
chrétienne parmi toutes les formes de révélation de la méconnaissance qui
fonde la violence sacrificielle. Selon lui, déjà avec la modernité qui se
matérialise en une série de révélations dont la science et les institutions
démocratiques, l’humanité est sortie du monde archaïque de la
méconnaissance sacrificielle. Mais avec le christianisme, qui déclare
l’innocence et non la culpabilité des victimes émissaires, une césure décisive
se tranche dans l’histoire de l’humanité même si le Christ fut historiquement
précédé par d’autres figures porteuses de la même Révélation. En effet, toutes

136
GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 203.
137
Op. cit, p. 207.
138
Dans le cas de figure, Girard fait allusion au sens du sacrifice eucharistique dans le
christianisme.
139
Cf. GIRARD, R., La route antique des hommes pervers, Grasset, Paris 2002, p. 350.

203
les figures de l’Ancien Testament (Abel, Joseph, Job, Suzanne,) qui
démystifient la rivalité mimétique et la persécution victimaire ne sont aux
yeux de Girard que des figurae christi. En termes théologiques, on n’hésiterait
pas à qualifier cette théorie girardienne de christocentrique. 140

Et quant à la Passion du Christ comme événement fondateur de la


démystification de la violence mimétique, Girard affirme sa singularité
irréductible et sa vérité. Non seulement, celle-ci rompt la logique infernale de
la violence mimétique, mais surtout elle dévoile le sanglant substrat de toute
culture humaine : le lynchage qui apaise la foule et ressoude la communauté.
Ainsi, « les textes bibliques ne peuvent pas être des mythes puisqu’ils vendent
la mèche, puisqu’ils sont au contraire l’émergence de ces choses cachées
depuis la fondation du monde, et disent la vérité sur le fondement arbitraire
et violent de l’ordre culturel » 141.

Finalement, la « Bonne Nouvelle » évangélique affirme clairement


l'innocence de la victime, devenant ainsi, en s'attaquant à la méconnaissance,
« le germe de la destruction de l'ordre sacrificiel sur lequel repose l'équilibre
des sociétés »142. Déjà, l'Ancien Testament montre ce retournement des récits
mythiques dans le sens de l'innocence des victimes (Abel, Joseph, Job,
Suzanne,) et les Hébreux ont pris conscience de la singularité de leur tradition
religieuse.143 Avec les Évangiles, c’est en toute clarté que sont dévoilées ces
« choses cachées depuis la fondation du monde » (Mathieu 13, 35) : la
fondation de l'ordre du monde sur le meurtre décrit dans toute sa laideur
repoussante dans le récit de la Passion.144

140
Cf. RAMOND, Vocabulaire de René Girard, op. cit., p. 47.
141
ORSINI, C., op.cit., p. 14.
142
Ibid.
143
Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., pp. 207-222.
144
Cf. Op. cit., p. 234.

204
Conclusion

Au terme de l’exploration des sources qui ont inspiré la théorie


girardienne de la violence mimétique, il y a lieu de se poser une question.
Était-il impératif que tous les ethnologues arrivassent à une même conclusion
à savoir que seule la victime émissaire pouvait expliquer la structure
morphogénétique de la culture et de la société ? En parcourant toutes les
doctrines des ethnologues exposées dans cette étude, force est de constater
que, à quelques exceptions près, chacun a pu construire une théorie plus ou
moins cohérente et achevée sur l’origine de la société et de la culture
humaine.145 Quant aux critiques que Girard fait de l’un ou l’autre ethnologue,
certaines d’entre elles sont herméneutiquement fondées tandis que d’autres
ne le sont pas. De toute manière, qu’un modèle ethnologique présente une
faille herméneutique aux yeux de Girard ne veut pas forcément dire qu’il
doive être corrigé unilatéralement par le modèle mimétique-victimaire.
Quant aux sources mythologiques et scripturaires, il faut quand même
dire qu’elles nous auront apporté un élément nouveau : une approche
herméneutique moderne des textes anciens. Dans cette dernière, on notera
cependant que c’est toujours la même méthode de Girard que d’interpréter les
textes en fonction de sa théorie mimétique. D’après lui, les récits mythiques
véhiculent le mensonge ou mieux la méconnaissance qui encense la
culpabilité du bouc émissaire et y construit la légitimité de la violence
sacrificielle tandis que la Révélation biblique se place dans la perspective de
la victime pour dénoncer un mécanisme victimaire posé sur des bases
mensongères.
Par ailleurs, que ce soit dans le domaine de l’ethnologie, du mythe ou de
la Révélation biblique, on se rend compte que Girard fait une herméneutique
absolutisante et unilatérale. Tout ce qui corrobore sa théorie est lumière tandis
que tout ce qui la contredit est ténèbres. La vérité vraie est que, dans tout ce
qui touche le discours sur l’homme et la société, qui est un domaine du
contingent comme le soulignait Aristote, il ne saurait y avoir une théorie
monolithique et paradigmatique. Même dans les sciences exactes, les théories
sont falsifiables et peuvent différer en fonction de la diversité des systèmes
de conception et des champs d’application. Celui de Girard est un modèle
anthropologique peut-être plus simple et plus élégant que les modèles

145
Il y a bien sûr des doctrines herméneutiquement perfectibles comme par exemple
l’évolutionnisme culturel qui trahit un certain préjugé ethnocentrique ou alors la constatation
de Malinowski laissée ouverte et sans conclusion.

205
précédents. Toutefois, à notre avis, cela ne lui donne pas la légitimité de
s’ériger en un Messie des sciences humaines et d’affirmer que tous les autres
modèles, sauf le sien, ont raté la cible du problème anthropologique.
Au bout du compte, faut-il le dire, Girard ne s’est pas seulement limité à
l’interprétation des textes littéraires, ethnologiques, mythologiques et
bibliques. Il puise aussi dans la pensée philosophique, ce qui d’ailleurs lui
permet de poser des bases philosophiques à sa pensée et ainsi de fonder une
science humaine alternative. Dans les chapitres qui suivent, nous allons
étudier l’impact de la pensée philosophique sur la théorie mimétique de
Girard.

206
PARTIE III. LA THÉORIE MIMÉTIQUE ET LA PHILOSOPHIE

207
208
CHAP I. LES SOURCES PHILOSOPHIQUES DE LA THÉORIE
MIMÉTIQUE

Il serait très risqué de recenser toutes les sources philosophiques de


René Girard. La première raison en est que les thèmes qu’il a traités tels le
désir humain, l’imitation (μíμεσις), la violence, le sacré, ont fait l’objet de
nombreuses études philosophiques tout au long de l’histoire de la pensée
philosophique. La deuxième en est que Girard lui-même est un penseur très
éclectique. Dans ses œuvres, il cite presque tous les philosophes qu’il connaît
mais certains sont cités incidemment. Toutefois, la façon dont Girard aborde
ses thèmes et cite sporadiquement différents philosophes pour construire et
légitimer une théorie unifiée est d’une singularité inédite et nous permet de
tenter une sélection des sources philosophiques à relever. Il s’agit d’une
sélection vraiment sélective dans la mesure où l’on serait tenté d’étudier tous
les philosophes qui apparaissent dans l’index de ses œuvres, ce qui serait une
entreprise impossible et pas vraiment nécessaire d’autant plus que certains
sont cités sans allusion à un thème philosophique précis.
Dans ce chapitre, nous allons, sans prétendre être exhaustif, étudier les
philosophes qui ont abordé des thèmes bien précis ayant un rapport direct,
explicite ou implicite, avec la théorie qu’avance Girard. Il s’agira évidemment
d’Aristote1 mais aussi d’autres philosophes comme Baruch Spinoza, Alexis
Tocqueville, Friedrich Hegel et Jean Paul Sartre. Et vu leur impact sur la
pensée de Girard, nous aborderons aussi deux penseurs qui constituent une
source mixte2 pour la théorie mimétique. Il s’agira de Sigmund Freud avec la
pensée psychanalytique et de Claude Lévi-Strauss avec la pensée ethno-
structuraliste.3

1
Comme premier philosophe à avoir formulé de façon conceptuelle une théorie mimétique
bien que dans une perspective très partielle par rapport à l’ensemble de la théorie girardienne.
2
Nous parlons de source mixte dans la mesure où l’impact que Freud et Lévi-Strauss exercent
sur la pensée girardienne est à cheval entre la pensée philosophique et la pensée
psychanalytique (pour Freud) et ethnologique (pour Lévi-Strauss).
3
Pour question de limite matérielle du texte, nous n’allons pas traiter en long et en large
chaque auteur annoncé. Nous allons tenter un catalogue thématique en groupant les idées qui
ont influencé Girard dans une dimension plus ou moins directe.

209
I.1. LES SOURCES PHILOSOPHIQUES DIRECTES

I.1.1. Aristote et le désir mimétique

Pourrait-on poser, avec raison, un postulat selon lequel Aristote fut le


premier philosophe à conceptualiser la théorie mimétique4? Déjà Platon avait
parlé de l’imitation (μíμεσις) en parlant non de l’imitation du désir mais de
l’imitation artistique dans un sens d’ailleurs péjoratif et négatif.5 Aristote
reprend le thème de l’imitation non seulement dans une perspective positive6
mais aussi globale7 qui peut-être a inspiré - ou au moins consolidé - la théorie
mimétique de Girard.8 Dans son ouvrage intitulé Poétique, Aristote avait
remarqué que l'homme était l'espèce la plus apte à l'imitation, ce qui le
différencie d’ailleurs d’autres animaux. Ceci rend compte des extraordinaires
facultés d'apprentissage des humains. Selon Aristote, « le fait d’imiter est
inhérent à la nature humaine dès l’enfance ; et ce qui fait différer l’homme
d’avec les autres animaux, c’est qu’il en est le plus enclin à l’imitation ; les

4
Antonio Malo souligne que le concept de μíμεσις n’est pas facilement compréhensible à
partir de sa présentation dans la Poétique d’Aristote. Dans ce concept, seraient présentes les
conceptions précédentes surtout de Platon et des pythagoriciens. Cf. MALO, A., Il senso
antropologico dell’azione. Paradigmi e prospettive, Armando, Roma 2004, p. 44.
5
À partir de sa théorie des Idées, Platon conçoit l’imitation artistique comme imitation des
objets sensibles qui ne sont à leur tour que l’imitation des Idées. Donc, par rapport aux Idées
qui sont les vraies entités ontologiques, l’œuvre d’art n’est que l’imitation d’une imitation,
ce qui la place au niveau ontologique le plus bas. D’où la condamnation, de la part de Platon,
de la poésie et des arts plastiques qui se définissent essentiellement par l’imitation de la réalité
sensible et non par la visée des Essences Cf. PLATON, La République, op. cit., 592[a]-
608[b].
6
Cf. MALO, A., op. cit., pp. 45-46.
7
Cf. ARISTOTE, Poétique, op. cit., 1448b 5-9.
8
Girard ne cite pas explicitement Aristote. Toutefois, l’allure métaphysique qu’il attribue à
sa théorie sur le désir mimétique (comme désir métaphysique parce que désir d’être) mais
aussi le rôle de ce dernier dans l’apprentissage et dans l’action, renvoient
quoiqu’indirectement, à la conception aristotélicienne.

210
premières connaissances qu’il acquiert, il les doit à l’imitation et tout le
monde goûte les imitations »9.

Cette perspective globale de l’imitation, Girard la transpose sur le désir


en développant sa thèse du « désir mimétique » qui anime tout homme. Cette
théorie a été d’ailleurs renforcée au niveau scientifique par des études
récentes « dans certains développements de la neurobiologie (les “neurones-
miroirs”) »10. Ainsi par exemple, dans le domaine de l’apprentissage, l’enfant
ne se limite pas seulement à imiter les actions de l’adulte mais en arrive
jusqu’aux intentions et aux objectifs, donc aux désirs pour ainsi dire11. En
insérant cette remarque dans la théorie de Girard, on dirait tout simplement
que l’adulte, ou en premier instance le parent, devient le médiateur des désirs
de l’enfant dans la mesure où « le mode de connaître la réalité et de la
percevoir comme bonne ou mauvaise est, comme nous l’avons vu, médié par
le parent. Cette structure imitative n’appartient pas seulement à l’enfance
mais est du sujet humain en tant que tel ; la réalité est toujours en quelque
mesure médiée par la connaissance ».12

Girard découvre donc dans cette structure mimétique du désir non


seulement la facilité de l’être humain à apprendre (comme chez Aristote) mais
aussi la facilité avec laquelle la rivalité mimétique se développe à partir des
conflits pour l'appropriation des objets. Il se rend compte alors que si le «
désir mimétique » - celui de posséder à son tour ce que l’autre possède -
permet à l’homme d’accroître ses facultés d'apprentissage mais aussi d’action

9
Ibid.
10
RAMOND, C. (coord.), René Girard. La théorie mimétique : de l’apprentissage à
l’apocalypse, PUF, Paris 2010, p. 11. Il serait intéressant par exemple de consulter l’article
du Docteur Scott GARRELS, un chercheur en psychologie clinique qui fait un travail de
synthèse des études récentes sur les neurones miroirs et sur les développements de la Théorie
de l’esprit en rapport avec les découvertes de Girard. La concordance entre les études de
Girard et les découvertes scientifiques sont extraordinairement surprenantes. Voir
GARRELS, S. R., Imitation, Mirror Neurons, and Mimetic Desire: Convergence between
the mimetic theory of Rene Girard and empirical research on imitation in « Contagion: J.
Violence, Mimesis, and Culture », nn. 12–13 (2006), pp. 47–86.
11
Cf. LIOTTI, G., -FASSONE, G, MONTICELLI, F. (a cura di), L’evoluzione delle emozioni
e dei sistemi motivazionali. Teoria, Ricerca, Clinica, Raffaello Cortina, Milano 2017, pp. 88-
90.
12
BERGAMINO, F., op. cit., pp. 30-31. La traduction de la citation est nôtre.

211
par l’émulation, il accroît parallèlement sa propre violence et provoque la
plupart des conflits d’appropriation. Ainsi, la notion de rivalité mimétique
permet d’éclairer non seulement la construction du désir humain, mais aussi
la spirale du ressentiment et de la colère, en un mot la violence du monde »13.

I.1.2. Spinoza et la Raison mimétique

On ne le dira jamais assez, que ce soit du point de vue philosophique,


anthropologique, théologique et même psychologique, la pierre de faîte de
l’édifice anthropologique girardien est indubitablement sa théorie du désir
mimétique. Celle-ci a le privilège de la priorité en même temps chronologique
et logique. Priorité chronologique dans la mesure où elle est ébauchée dans le
tout premier ouvrage de Girard ; priorité logique en tant que base théorique
et méthodologique de tout le développement de la pensée de Girard. 14 Or, la
théorie de l’imitation a été traitée par de nombreux philosophes15 dans
l’histoire de la philosophie, de telle manière qu’on pourrait se demander si
Girard avait quelque chose de nouveau à avancer. Mais dès le départ, Girard
a tenu à souligner en quoi sa théorie de l’imitation se différenciait de celle des
philosophes16. D’après lui, les philosophes ont pensé l’imitation sur le modèle
de la copie. Pour lui, au contraire, l’imitation est substantiellement liée au
désir. En construisant ainsi la théorie du désir, il construisait en même temps
la théorie de la Raison mimétique.

13
BIRNBAUM, J., op. cit., p. 4.
14
Cf. VINOLO, S., « Critique de la raison mimétique : Girard lecteur de Sartre” in
RAMOND, C., René Girard. La théorie mimétique, op. cit., p. 63.
15
On peut signaler ici à titre d’exemple, Platon, Aristote, Spinoza, Hobbes, Pascal, Rousseau,
etc., chacun abordant le concept de l’imitation (μίμεσις) à sa façon. C’est pour cela que nous
n’avons pas jugé bon de revenir sur chacun d’eux, ni dans cette recherche, ni dans celle
ultérieure. Nous reviendrons seulement sur quelques-uns de ces concepts dont la doctrine
recoupe de quelque façon celle de Girard.
16
Girard n’a jamais avoué ouvertement s’inspirer de quelque philosophe dans sa théorie du
désir mimétique. Il affirme d’ailleurs sans ambages que « seuls les romanciers révèlent la
nature imitative du désir ». Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque,
op. cit., p. 45.

212
Mais il y a alors curieusement un philosophe chez qui l’on retrouve
exactement une théorisation de la Raison mimétique : c’est Baruch Spinoza.
Celui-ci n’a jamais pensé le mimétisme en dehors du désir. Déjà dans son
ouvrage majeur intitulé Éthique, Spinoza déclare : « De ce que nous
imaginons une chose semblable à nous, et que nous n’avons poursuivi
d’aucun affect, affectés d’un certain affect, nous sommes par là-même
affectés d’un affect semblable. »17 Cet affect n’est autre en fait que le désir
qui selon Girard comporte toujours, à son origine, « le spectacle d’un autre
désir, réel ou illusoire »18.
D’après Spinoza, l’objet du désir d’un individu provient du fait que
d’autres individus l’envahissent déjà d’un désir semblable, ce qui, selon
Spinoza, produit l’émulation.19 Même en dehors de l’émulation, nous
retrouvons également chez Spinoza, ce que Girard puise chez Aristote de
l’imitation comme caractéristique distinctif des humains par rapport aux
animaux dans le phénomène de l’apprentissage. Il l’applique surtout à
l’enfant qui incarne la forme génuine de l’humain: « les enfants, parce que
leur corps est continuellement comme en équilibre, nous savons bien par
expérience qu’ils rient ou pleurent pour cela qu’ils en voient d’autres rire ou
pleurer ; et tout ce qu’ils voient encore faire aux autres, ils désirent aussitôt
l’imiter, et enfin ils désirent pour eux-mêmes tout ce qu’ils imaginent êtres
agréables aux autres ».20 Les enfants donc, du fait qu’ils apprennent par
imitation, ont besoin d’un modèle qui détermine totalement leur
comportement. Nous retrouvons ici la pensée de Bergamino qui affirmait que
« le parent est le tout premier médiateur des désirs de l’enfant. Le mode de
connaître la réalité et de la percevoir comme bonne ou mauvaise (et donc
comme désirable ou indésirable) est, comme nous l’avons vu, médié par le

17
SPINOZA, B., Éthique, Seuil, Paris 1988, III, 27. Nous citerons ici la numérotation
originale de l’ouvrage pour permettre au lecteur de pouvoir utiliser n’importe quelle édition.
18
GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 119.
19
Nous retrouvons ici la triangulation mimétique de Girard : Sujet désirant - Médiateur -
Objet de désir. Spinoza ne fait pas toutes les distinctions que fait Girard sur la géométrie du
désir en distinguant la distance entre le Sujet désirant et le Médiateur. Mais à travers le
concept d’émulation, on peut entrevoir déjà la médiation interne girardienne : « Rapportée
au désir, dit Spinoza, elle s’appelle émulation, laquelle, partant, n’est rien d’autre que le Désir
d’une certaine chose qu’engendre en nous le fait que nous imaginons que d’autres,
semblables à nous, ont le même désir ». SPINOZA, B., op. cit.
20
SPINOZA, B., op. cit., III, 32.

213
parent ».21 De toute manière, la théorie du désir se trouve, chez Spinoza
comme chez Girard, au cœur de leur pensée mimétique. Faut-il alors dire que
Girard aurait copié Spinoza ? Nous répondrions directement par la négative.
En effet, comme nous allons tout de suite le démontrer, les chemins
empruntés par les deux auteurs pour arriver à la même raison mimétique sont
divers. Spinoza emprunte la voie rationnelle, philosophique, tandis que Girard
prend la route de l’analyse littéraire22. Mais la raison mimétique est la même
: « il faut comprendre que les individus ne veulent pas s’imiter ; bien au
contraire, ils n’ont d’autre intention que de se différencier et d’affirmer leur
originalité par rapport au groupe »23. Mais paradoxalement, « alors que nous
cherchons à nous différencier, nous sommes rationnellement contraints
d’emprunter le chemin du même »24
Pour Spinoza, on ne peut rendre compte de ce paradoxe de la raison
mimétique qu’à travers le concept rationnel de la contre-productivité
rationnelle de la différence.25 En effet, dans son ouvrage Traité de la réforme
de l’entendement, Spinoza se questionne sur l’objet du désir dans la vie. Il en
débouche sur trois : la richesse, les honneurs et le plaisir : « De ce fait, ce qui
advient la plupart du temps dans la vie, et que les hommes, à en juger par

21
BERGAMINO, F., op. cit., p. 46.
22
À partir de l’analyse des œuvres romanesques, il se rend compte de cette raison mimétique
qui rend métaphysiquement pathologique le désir humain. Ainsi, la confusion entre la nature
du désir et son intention originaire n’est qu’une illusion romantique qui ferme les yeux devant
la raison mimétique.
23
VINOLO, S., op. cit., p. 66. Cette thèse de l’intention fondamentale de l’être soi-même de
la part de chaque individu humain, nous la retrouvons également chez Renaud Camus qui la
présente comme une des pathologies du monde contemporain. Cf. CAMUS, R., Éloge moral
du paraître, Sables, Paris 1995.
24
Ibid.
25
Cf. Op. cit., p. 70. Stéphane Vinolo nous explique ce concept spinoziste de façon claire et
brillante. À supposer une société A pour laquelle la valeur d’honneur pour tous est de se
sacrifier pour sa patrie et la société B pour laquelle la valeur d’honneur pour tous est
l’engagement politique. Logiquement, afin d’être honoré dans la société A, on devra se
sacrifier pour sa patrie et dans la société B, on devra faire de la politique. Si d’aventure
quelqu’un de la société A s’engageait dans la vie politique croyant d’être honoré comme dans
la société B, il ne le serait pas. Bref, pour être distingué dans sa société, la différence ne
compte pas parce que les valeurs d’honneur ne sont pas individuelles mais sociales. Nous
retrouvons ici la pensée de Max Scheler dans son axiologie. Cf. SCHELER, M., Il formalismo
nell’etica e l’etica materiale dei valori (a cura di Roberta Guccinelli), Bompiani, Roma 2013.

214
leurs actes, estiment comme le bien suprême, se ramène à ces trois objets : la
richesse, les honneurs et le plaisir. »26 Spinoza alors, comme d’ailleurs dans
la philosophie traditionnelle, rejette tour à tour ces objets comme ne pouvant
pas être le souverain bien qu’il faille poursuivre dans la vie en raison de leur
instabilité27. Mais arrivé aux honneurs, Spinoza ajoute une raison qui, à notre
avis, est suffisante pour définir de façon décisive la raison de la contre-
productivité rationnelle de la différence : « Enfin les honneurs sont une
grande entrave, en ce que, pour les obtenir, il faut nécessairement diriger sa
vie selon le point de vue des hommes, c’est-à-dire éviter ce que la foule évite
et rechercher ce que la foule recherche. »28
Il est donc clair que la quête des honneurs contraint les hommes à prendre
la foule pour modèle, les sages à aligner leur comportement sur celui des
ignorants, sur celui du plus grand nombre. Mais alors, on sait que, par nature,
l’honneur est une distinction, ce qui nous différencie des autres29. Ainsi, ce
raisonnement de Spinoza insinue la logique selon laquelle un désir de se
différencier pousse malheureusement les individus à l’imitation. Le
mimétisme ne provient donc pas de l’intentionnalité même de copier, mais
d’une réflexion rationnelle selon laquelle souhaitant nous différencier, nous
devons paradoxalement faire comme tout le monde.30
Girard quant à lui emprunte la voie de l’analyse littéraire mais aboutit à
la même raison mimétique. En décrivant dans son premier ouvrage le
personnage d’Amadis comme modèle de chevalerie, il montre que Don
Quichotte renonce à sa prérogative de désirer de façon différenciée pour

26
SPINOZA, B., « Traité de la réforme de l’entendement », in MOREAU, P.F. (dir.),
Spinoza. Oeuvres completes, t1 : Premiers écrits, PUF, Paris 2009, p. 65.
27
Cette discussion sur le souverain bien se retrouve chez plusieurs auteurs de la philosophie
traditionnelle. Nous mentionnons ici surtout Platon (Dans la République) et Aristote (dans
L’Éthique à Nicomaque) qui discutent de la même manière sur le plaisir, les honneurs et la
richesse et qui aboutissent à la conclusion que le souverain bien consiste dans la
contemplation. La même discussion se retrouve chez Boèce (dans Les consolations de la
philosophie) et Saint Thomas d’Aquin (dans la Somme Théologique), qui, de leur part,
aboutissent non à la vie contemplative mais à Dieu Lui-même comme Souverain Bien.
28
Ibid.
29
C’est ainsi qu’on décerne des titres honorifiques ou des médailles d’honneur pour les
personnes qui se sont distinguées.
30
Cf. VINOLO, S., op. cit., pp. 67-68.

215
désirer selon l’autre.31 Girard reconnaît donc cette prérogative humaine de
pouvoir désirer de façon autonome. Mais il se rend compte qu’il y a une sorte
de raison mimétique qui fait qu’en voulant la distinction, on tombe
inexorablement dans l’imitation32. Au bout du compte, l’influx philosophique
de Spinoza dans la théorie girardienne du désir mimétique devient plus
qu’évidente à travers le concept de la raison mimétique.

I.1.3. Tocqueville et la médiation interne

Alexis de Tocqueville33, au même titre que les romanciers ci-haut


étudiés, est l’une des principales sources de Girard dans la théorie du désir
mimétique. Il est certainement, bien évidemment après les romanciers, le plus
cité dans le premier ouvrage de Girard. L’ouvrage de Tocqueville dont Girard
s’inspire est De la démocratie en Amérique où il développe une analyse
philosophique et sociologique sur l’histoire et la politique occidentale34. En

31
Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., pp. 35-36.
32
La chevalerie n’est rien d’autre qu’une distinction. Mais Don Quichotte se rend compte
que, pour y arriver, il faut imiter Amadis.
33
Charles Alexis Clérel de Tocqueville (1805-1859), homme politique et historien français,
a été chargé d’une enquête sur le système pénitentiaire aux États-Unis d’où il en ramène
l’ouvrage auquel il doit sa célébrité, De la démocratie en Amérique (1835-1840). Cette œuvre
a toujours été considérée comme une analyse philosophique non seulement précise et
pénétrante, mais aussi d’une certaine façon prophétique, de la civilisation et du système
politique du monde occidental. Cf. DUROZOI, G. - ROUSSEL, A., Dictionnaire de
Philosophie, Nathan, Paris 2009, pp. 355-356.
34
Pour Alexis de Tocqueville, la démocratie est plus qu'un régime politique. C'est un fait de
civilisation qui distingue les sociétés occidentales, telles qu'il les observe au début du XIXème
siècle : toutes sont caractérisées par la progression irrésistible de l'égalité. Non pas l'égalité
des richesses mais l'égalité des conditions. Cette tendance à l'égalisation des conditions est le
produit d'un mouvement historique engagé depuis des siècles : Tocqueville s'interroge alors
sur les conséquences politiques qui peuvent en découler sur l'évolution future de la société.
Pour cela, l'Amérique représente un objet d'analyse privilégié car elle représente la
démocratie à l'état primitivement pur et son étude permet de comprendre, par contraste, l'état
de la société française où la démocratie advient par le billet de la Révolution. Il en souligne
alors le risque que la démocratie court de verser dans un despotisme paternaliste dès lors que
l'amour de la liberté est supplanté, comme en France, par la passion pour l'égalité.
Tocqueville écrit cet ouvrage, à partir de 1835, pour éclairer ses contemporains. Cf.

216
effet, comprendre que les hommes sont, comme le postule Girard, dans des
rapports de rivalité mimétique, revient ainsi à prendre conscience que plus
une société devient égalitaire plus elle suscite l’envie entre ses membres car
la moindre différence inégalement valorisée peut la susciter.

C’est ce que démontre en fait Tocqueville et que, à mon avis, Girard


assimile à la médiation interne de sa théorie.35 La pensée de Tocqueville part
surtout du caractère insensé du dogme moderne qui voit dans l’élimination
des différences le chemin nécessaire qui conduit au salut sécularisé de la paix
perpétuelle. Girard reprend alors cette considération en affirmant que
« l’égalité croissante - le rapprochement du médiateur, dirions-nous -
n’engendre pas l’harmonie mais une concurrence toujours plus aiguë. […]
L’égalité qui soulage la misère est bonne en soi mais elle ne peut pas satisfaire
ceux-là mêmes qui l’exigent avec plus d’âpreté : elle ne fait qu’exaspérer leur
désir »36. Il atteste par ailleurs que « en soulignant le cercle vicieux où
s’enferme cette passion de l’égalité, Tocqueville dévoile un aspect essentiel
du désir triangulaire »37

En fait pour Tocqueville, le fait démocratique ne peut être forcé d’autant


plus qu’on se retrouve partout face à une égalité de conditions qui fait partie
d’une loi historique, providentielle, imparable et irréversible de nivellement
universel. Girard faisait d’ailleurs l’éloge de la pertinence et de la profondeur
de cette réflexion tocquevillienne mais pour en déduire le caractère
métaphysique et universel du désir mimétique.38 En termes girardiens, on
n’est pas obligé de forcer le sujet à imiter le désir du médiateur. Le désir est
en soi mimétique.
Ce n’est d’ailleurs pas que l’avis de Girard, parce que cette réflexion
tocquevillienne sur le fait démocratique est confirmée même par d’autres

TOCQUEVILLE, A., De la démocratie en Amérique, Flammarion, Paris 2010 ; HUISMAN,


D.(dir.), Dictionnaire des philosophes, PUF, Paris 2009, pp. 1806-1809.
35
En fait, quand il n’y a plus de monarque ou de Dieu à imiter, ce qui renverrait à la médiation
externe, les hommes deviennent les uns pour les autres des dieux et l’envie devient la vérité
de leurs relations.
36
GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 160.
37
Ibid.
38
RAMOND, C., op. cit., p. 117.

217
auteurs39. C’est le cas par exemple de Raymond Aron qui souligne que
l’originalité de la considération tant sociologique que philosophique de
Tocqueville consiste à considérer comme l’essence de la condition moderne
le fait démocratique et non pas le fait industriel comme le postule Auguste
Comte ou le fait capitaliste comme chez Marx.40
Et Girard bénit cette originalité en référence à sa théorie mimétique en
soulignant que « la réflexion du sociologue éclaire vivement le passage de la
médiation externe à la médiation interne »41. Girard cite d’ailleurs
Tocqueville quand il affirme que « cette même égalité qui permet à chaque
citoyen de concevoir de vastes espérances rend tous les citoyens
individuellement faibles. Elle limite de tous les côtés leurs forces, en même
temps qu’elle permet à leurs désirs de s’étendre […]. Ils ont détruit les
privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la
concurrence de tous » 42. Ce n’est donc pas étonnant qu’ailleurs Girard
affirme que « dans un univers d’égaux les faibles sont la proie du désir
métaphysique et l’on voit triompher les sentiments modernes : l’envie, la
jalousie et la haine impuissante »43.
Ainsi, l’on pourrait conclure que Girard et Tocqueville se rencontrent sur
« ce désir métaphysique qu’on retrouve dans le fond de l’âme humaine et que
l’indifférenciation du monde moderne n’a cessé d’alimenter de façon
incessante et renouvelée ».44 Les deux auteurs sont d’un commun accord pour
affirmer que si la rivalité mimétique45 peut parfois être bénéfique en ce qu’elle
suscite l’émulation, on découvre qu’elle peut être au principe de passions
négatives (la haine, l’envie, la jalousie) et surtout qu’elle conduit les hommes
à désirer des objets qui peuvent ne pas correspondre à la nécessité de leur
39
Cf. Op. cit., pp. 105-145.
40
Cf. ARON, R., Les étapes de la pensée sociologique : Montesquieu, Comte, Marx,
Tocqueville, Durkheim, Pareto, Weber, Gallimard, Paris 1976, pp. 290- 329.
41
GIRARD, R., op. cit., p. 142.
42
Op. cit., p. 143.
43
Op. cit., p. 81.
44
RAMOND, C., op. cit., p. 118.
45
Tocqueville ne parle pas explicitement de la rivalité mimétique mais de l’indifférenciation
des conditions de vie due à l’égalité entre les citoyens, ce qui cause un phénomène de rivalité
au niveau des modes de vie.

218
nature46. La seule différence entre Girard et Tocqueville serait que bien que
développant tous les deux des théories similaires, ils les abordent dans des
perspectives diverses. Tocqueville traduit la rivalité mimétique en termes
politiques et historiques tandis que Girard se place surtout sur le plan
ontologique47 et anthropologique.

I.1.4. Hegel et la théorie de la reconnaissance

Penser l’influence de la pensée hégélienne sur la théorie mimétique de


Girard reviendrait à faire parler Girard lui-même. Dans l’un de ses derniers
livres Achever Clausewitz, un recueil d’entretiens avec Benoît Chantre,
Girard se pose lui-même la question sur le rôle de la pensée hégélienne dans
la genèse de sa théorie de la rivalité mimétique : « Il y a quelque chose de vrai
dans l’idée que cette dialectique a eu une influence sur ma lecture des romans,
et sur ce que j’appelle la “vérité romanesque". Je disais, comme Hegel, que
nous désirons moins les choses que le regard que les autres portent sur elles :
il s’agissait d’un désir du désir de l’autre, en quelque sorte »48. Cette
considération semble pour le moins mitigée d’autant plus que déjà dans
Mensonge romantique et vérité romanesque, Girard semblait accentuer la
différence entre la dialectique hégélienne et la dialectique romanesque quant
à la théorie mimétique.49

46
Concrètement, on pourrait ici penser à notre société actuelle où presque tous les choix
scolaires, sportifs, professionnels, amoureux, vestimentaires etc., procèdent non de la
nécessité de notre nature mais de ce que la mode ou des personnages prestigieux valorisent.
Toutefois, il faut quand-même noter que la rivalité mimétique ne fait pas partie de l’essence
de l’émulation : l’imitation de l’autre peut aussi me permettre de réaliser mes capacités
personnelles.

47
Op. cit., p. 16. « Ce qui caractérise les rapports interhumains, c’est donc un désir
d’appropriation réciproque de nature “ontologique” (“tout désir est désir d’être”) qui ne peut
par principe atteindre son objet ».
48
GIRARD, R., Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre, Carnets Nord, Paris
2007, p. 72.
49
Dans l’étude de la médiation réciproque présentée dans le roman de Stendhal, Girard
affirme : « cette dialectique du “maître et de l’esclave” présente de curieuses analogies, et
aussi des différences, avec la dialectique hégélienne. La dialectique hégélienne se situe dans

219
Comment alors concilier cette apparente contradiction de Girard au sujet
de l’influence hégélienne sur sa pensée ? Il serait ici intéressant d’explorer la
théorie hégélienne qui inspire Girard dans la construction de sa théorie. Girard
lui-même affirme s’inspirer de la conception hégélienne de la conscience
malheureuse et de l’analyse de la dialectique du maître et de l’esclave. 50 La
conscience malheureuse51 et la dialectique du maître et de l’esclave52 ont été
regroupés dans la théorie de la reconnaissance.53 Celle-ci apparaît chez Hegel
(selon la lecture de Kojève) comme inspiratrice de la théorie mimétique
girardienne. Toutefois, il est à noter qu’elle a connu des développements et
des extensions avec des auteurs comme Adam Smith et Axel Honneth.54 Cette

un passé de violence. […] La dialectique romanesque apparaît au contraire dans un univers


post-napoléonien. […] Hegel, disent-ils, s’est un peu trompé de date. Il n’a pas su tenir
compte, dans ses calculs, des facteurs économiques… ». GIRARD, R., Mensonge
romantique et vérité romanesque, op. cit., pp. 142-143.
50
« Les deux thèmes de la Phénoménologie de l’esprit qui retiennent particulièrement les
lecteurs contemporains sont la conscience malheureuse et la dialectique du maître et de
l’esclave. Nous sentons tous confusément que seule une synthèse de ces thèmes fascinants
pourrait éclairer nos problèmes ; c’est précisément cette synthèse originale, impossible chez
Hegel, que la dialectique romanesque nous permet d’entrevoir. Le héros de la médiation
interne est une conscience malheureuse qui revit la lutte primordiale en dehors de toute
menace physique et qui joue sa liberté dans le moindre de ses désirs ». Op. cit., pp. 144-145.
51
Cf. HEGEL, G.W.F., Phénoménologie de l’esprit, Flammarion, Paris 2012, p. 213.
52
Cf. Op. cit., pp. 114-128.
53
La théorie hégélienne dite de la reconnaissance telle que présentée par Girard a été
formalisée par Alexandre Kojève, un des brillants commentateurs français de Hegel. Nous
renvoyons ici à son ouvrage sur l’introduction à Hegel. Cf. KOJEVE, A., Introduction à la
lecture de Hegel, Gallimard, Paris 1947. Pour la vie et la pensée philosophique de l’auteur,
Cf. FILONI, M., Il filosofo della domenica. La vita e il pensiero di Alexandre Kojève, Bollati
Boringhieri, Torino 2008.
54
Hegel est le seul théoricien de la reconnaissance cité par Girard mais sa théorie pourrait se
confronter aux théories mimétiques de Spinoza et aux théories de la reconnaissance de
Honneth et de Smith. Pour une étude approfondie sur cet argument, on peut référer aux
analyses de Christian Lazzeri. Cf. LAZZERI, C., « Désir mimétique et reconnaissance » in
RAMOND, C., op. cit., pp. 15-56; « Qu’est-ce qu’est la lutte pour la reconnaissance? » in
DAMIEN, R.-LAZZERI, C.,(dir.), Conflit, confiance, PUFC, Besançon 2006; « Coopération
et conflits dans le cadre de l’économie de l’estime » in JULIEN, L.- TRICOU, F.(dir.), Les
approches de la coordination en sciences sociales, PUPO, Nanterre 2009; ainsi qu’aux
ouvrages de SPINOZA, B., Éthique, Flammarion, Paris 1990; HONNETH, A. , La lutte pour
la reconnaissance, Cerf, Paris 2000 et SMITH, A., Théorie des sentiments moraux, PUF,
Paris 1998.

220
théorie « prétend exactement comme la “théorie mimétique”, rendre compte
des comportements humains aussi bien sur un plan psychologique et
individuel que sur un plan social, politique et historique »55.

Revenons à la lecture kojèvienne de la reconnaissance chez Hegel. Lui-


même affirme : « La conscience de soi56 ne parvient à la satisfaction que dans
une autre conscience de soi ».57 Mais cette satisfaction n’est pas immédiate.
Elle passe par une lutte où chacun doit s’efforcer de se faire reconnaître. «
Les hommes n’ont pas, comme les animaux, le seul désir de persévérer dans
leur être, d’être là à la façon des choses, écrit Kojève (brillant commentateur
de Hegel), ils ont le désir impérieux de se faire reconnaître comme conscience
de soi »58. Or, s’exposer à l’autre comme un pour soi, c’est lui prouver qu’on
n’est pas attaché à la vie ou à ses intérêts empiriques à tout prix. C’est se
manifester comme un être dont on ne dispose pas comme on dispose des
choses. C‘est, au bout du compte, se montrer capable de se nier dans son être-
là immédiat, ce qui concrètement revient à prendre le risque de mourir, ou
dans des situations moins dramatiques, à sacrifier ses intérêts immédiats.
C’est ainsi qu’affirme Girard : « la dialectique hégélienne reposait sur le
courage physique. Celui qui n’a pas peur sera le maître, celui qui a peur sera
l’esclave ».59

55
RAMOND, C., op. cit., p. 12.
56
Selon Hegel, la conscience de soi est en soi une conscience malheureuse, aliénée, qui a
absolument besoin de la reconnaissance pour être elle-même. On peut comparer cette
affirmation mutatis mutandis avec celle de Girard selon laquelle le désir humain est en soi
pathologique et tend toujours à l’imitation. Sauf que pour Girard, l’imitation ne guérit pas le
désir mais l’exacerbe jusqu’à le conduire à la violence.
57
HEGEL, W.F., op. cit, p. 149.

58
HYPPOLITE, J., Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Aubier,
Paris 1946, p. 163.

59
GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op.cit., p. 145. Girard veut
distinguer cette dialectique hégélienne du maître et de l’esclave de la dialectique romanesque
qui fonde sa théorie mimétique. Tandis que pour Hegel la dialectique repose sur l’héroïsme
dans la mesure où le maître met l’esclave en sa position parce qu’il s’élève par rapport à lui en
renonçant à ses propres intérêts, Girard affirme que « la dialectique romanesque repose sur
l’hypocrisie. La violence, loin de servir les intérêts de celui qui l’exerce, révèle l’intensité de
son désir ; elle est donc signe de son esclavage ». Ibid.

221
De là alors, nous pouvons dégager les différences qui se rencontrent entre
la théorie hégélienne et celle girardienne. De prime abord, la théorie du désir
mimétique défend la thèse selon laquelle tout désir est désir du désir de
l’autre. Cependant, elle spécifie ce désir comme imitation du désir de l’autre
en vue de s’approprier ce qu’il possède et, partant, de s’approprier son être
propre et l’ensemble de ses attributs.60 Sous cet angle, la théorie de Girard
semble être l’inverse de celle de Hegel qui soutient que dans la lutte pour la
reconnaissance, il y a transition de la réciprocité conflictuelle négative vers la
réciprocité positive de la réconciliation dans laquelle l’identité des
protagonistes sera pleinement reconnue au-delà de leurs différences.61 Pour
Girard, par contre, on ne parle pas de dialectique en terme de Aufhebung
positif. Au contraire, la rivalité mimétique s’emballe vers la violence et
l’unique voie de sortie se trouve dans le mécanisme victimaire.62

L’autre différence tient au fait que dans un conflit de reconnaissance


hégélien, les protagonistes, au-delà du coût du conflit pour chacun d’entre
eux, visent par principe la conservation d’un lien social avec celui dont ils
espèrent obtenir une reconnaissance. Pour Girard en revanche, les conflits
mimétiques, lorsqu’ils ne sont pas désamorcés par des dispositifs
institutionnels appropriés63, entrent nécessairement dans des surenchères
imitatives qui les rendent par principe destructeurs.64
De ces différences, on aurait tendance à croire alors que les deux
conceptions, exactement comme le suggère Charles Ramond, « ne se
recoupent ni par contenu, ni dans leur logique, ni dans leurs enjeux, laissant

60
Cf. GIRARD, R., Achever Clausewitz, op. cit., pp. 72-73.
61
Cf. RAMOND, C., op. cit., p. 16.
62
Autrement, ce ne pourrait être, si c’était possible, qu’en reconstituant un système de
différences susceptibles de rendre réciproquement indésirables les objets possédés par les
protagonistes, ainsi que leur être possible (ce qui advient dans la médiation externe mais qui
est impossible dans la médiation interne en question). En fait, pour Girard, « l’identité n’est
pas en réalité l’enjeu d’une reconnaissance réciproque possible mais constitue à l’opposé,
l’adjuvant même d’un conflit sans issue ». GIRARD, R., op. cit., pp. 79-180.
63
Ici Girard fait allusion aux institutions comme le pouvoir politique et judiciaire, la science
ainsi que le christianisme. Cf. GIRARD, R., Quand ces choses commenceront, Arléa, Paris
1994. p. 106.
64
Cf. GIRARD, R., Achever Clausewitz, op. cit., pp. 74-184.

222
subsister l’une à côté de l’autre deux catégories distinctes de motivations et
de conflits »65. Mais si on analyse les deux formes de reconnaissance que
Hegel présente dans la logique du maître et de l’esclave, on se rend compte
que la deuxième forme s’assimile à la théorie mimétique de Girard.66
L’hypothèse qu’on pourrait alors se faire est de savoir si « la théorie
girardienne du désir mimétique ne constitue pas un cas particulier d’une
théorie de la reconnaissance dont le langage théorique se révélerait plus
puissant et capable par là-même de rendre compte des mêmes phénomènes
qu’elle, mais aussi de ceux qu’elle ne parvient pas à expliquer, en particuliers
les rapports entre conflits et réconciliation ainsi qu’entre identité et altérité
des protagonistes du conflit »67.
Nous n’allons pas malheureusement discuter, vu les limites de notre
recherche, de cette question. Mais son étude en vaudrait la peine.68 Qu’il nous
suffise seulement de conclure en soulignant que, par ricochet ou au moins par
contraste, Girard s’inspire explicitement de la théorie hégélienne de la
reconnaissance dans la construction de sa théorie du désir mimétique.

I.1.5. La théorie mimétique et l’ontologie existentielle de Sartre

Au premier abord, si l’on considère le triptyque girardien69, on ne peut


pas mettre Sartre parmi les grands inspirateurs de la pensée de Girard. Il est
vrai qu’aux débuts du développement de sa théorie du désir mimétique,

65
RAMOND, C., op. cit., pp. 16-17.
66
Selon Emmanuel Renault, on peut distinguer deux formes de lutte pour la reconnaissance
chez Hegel. Dans la première forme, les protagonistes cherchent à obtenir une reconnaissance
positive de la part d’un agent ou d’un groupe social. Dans la deuxième forme par contre, les
protagonistes cherchent à détruire ce qui fait obstacle à la reconnaissance. Cf. RENAULT,
E., « Assumer l’héritage de la théorie critique : sauver Marx par la reconnaissance » in
CAILLE, A.- LAZZERI., C., La reconnaissance aujourd’hui, CNRS, Paris 2009, pp. 74-75.
67
RAMOND, C., op. cit., p. 18.

Nous référons pour un approfondissement éventuel à l’analyse de Christian Lazzari “Désir


68

mimétique et reconnaissance” in RAMOND, C., op. cit., pp. 11-58.


69
Nous faisons ici allusion aux trois volets de la théorie mimétique à savoir le désir
mimétique, la violence mimétique ainsi que la Révélation évangélique.

223
Girard a commenté l’œuvre romanesque et théâtrale de Sartre, mais c’était
dans des publications plutôt périphériques70. Dans les ouvrages principaux de
Girard, on ne retrouve pas beaucoup d’allusions à Sartre au même titre que
les autres romanciers ou anthropologues et philosophes que Girard cite
souvent71. Paradoxalement, les jugements de Girard à l’endroit de Sartre sont
très mitigés. Quelques fois, il fut très sévère à son endroit,72 mais c’était une
sévérité à prendre avec des pincettes d’autant plus que chaque fois qu’il le
critiquait, il lui avait auparavant rendu hommage.73 Girard n’hésite même pas
à dire au sujet des thèses de Sartre que « c’est très proche du désir
mimétique »74. L’humour porterait à dire que la relation de Girard à Sartre a
été finalement une relation mimétique !75
Mais ce qui est beaucoup plus intéressant et que nous allons chercher à
étudier dans cette section, c’est qu’à les regarder de près, Girard et Sartre sont
parfois très proches dans les problématiques qu’ils étudient mais aussi dans
les solutions qu’ils avancent.76 Il est en effet évident que l’anthropologie

70
Nous pouvons renvoyer à certaines publications de Girard sur Sartre : GIRARD, R., « A
propos de Jean Paul Sartre : rupture et création littéraires » in POULET, G.(dir.), Les chemins
actuels de la critique, Plon, Paris 1967, pp. 393-411 ; GIRARD, R., « Explication de texte
de Jean-Paul Sartre » in SAREIL, J.(dir.), Explication de textes II, Prentice-Hall, New York
1970, p. 175-191.
71
Nous entendons ici principalement Mensonge romantique et vérité romanesque ainsi que
La violence et le sacré vu que les autres ouvrages ultérieurs à ceux-ci sont pour une large part
un élargissement et une précision des théories ébauchées dans ces deux premiers. Sauf
évidemment le thème de la Révélation évangélique qui intervient à partir du Des choses
cachées depuis la fondation du monde.
72
GIRARD, R., Quand ces choses commenceront, op. cit., p. 163 : « Sartre, au fond, était un
petit bourgeois bien tranquille, amateur de tourisme, trop équilibré pour accéder vraiment au
génie… »(sic).
73
Op. cit., p. 162 : « Les analyses du rôle de l’autre dans ce que Sartre appelle “le projet” -
le garçon de café dans L’Être et le Néant -, les analyses de la mauvaise foi, de la coquetterie,
sont merveilleuses à mes yeux ».
74
Ibid.
75
C’est une relation ambivalente mêlée de sévérité et d’admiration, ce qui pourrait faire
penser, à en croire la théorie de Girard elle-même, à une médiation double entre les deux
auteurs.
76
Cf. VINOLO, S., op. cit., p. 60. Vinolo étudie par exemple la théorie du désir mimétique
de Girard en la confrontant à la théorie de la raison dialectique de Sartre et en montrant

224
girardienne ne se développe pas dans un contexte strictement ontologique
mais il y a lieu de déceler un impact herméneutique évident d’une ontologie
existentialiste de profil sartrien sur certains concepts clés de la théorie
mimétique.77 Dans ces lignes, nous affronterons les concepts sartriens de
manque ontologique, de mauvaise foi ainsi que de raison dialectique pour
montrer à chaque fois la résonance herméneutique que la conceptualisation
sartrienne trouve dans la pensée de Girard.

I.1.5.1. Le manque ontologique comme condition existentielle de l’homme

Les analyses de Sartre sur le manque ontologique originel ont


considérablement influencé la conception du désir métaphysique de René
Girard. Pour Sartre, la conscience humaine en tant qu’être-pour-soi78 est un
effort continu pour récupérer sa propre dimension d’être en-soi afin de
devenir le fondement de son propre être, c’est-à-dire un être achevé et
autonome qui coïncide parfaitement avec lui-même.79 Pour Sartre en effet, à

comment les deux fonctionnent selon le même modèle épistémologique quant à la formation
des collectifs humains. Nous ferons de même pour les concepts girardiens de désir
métaphysique et de méconnaissance qui coïncident selon le même modèle épistémologique
aux thèses sartriennes de L’Être et le Néant surtout quand il traite du manque ontologique et
de la mauvaise foi.
77
Cf. TARDITI, C., Manque d’être, désir et liberté : pour une comparaison entre Jean Paul
Sartre et René Girard, op. cit., p. 240. Il est vrai que Girard n’accepte pas explicitement cet
impact qui pourtant transparaît dans ses thèses comme nous allons le démontrer. Il faut
d’ailleurs reconnaître que les deux figures ont deux parcours différents : Sartre comme chef
d’école de l’existentialisme athée français qui commence avec les essais phénoménologiques
dans les années trente et culmine dans sa première grande œuvre d’ontologie existentielle
l’Être et le néant en 1943 ; Girard comme franc-tireur qui, quoique ayant grandi à Avignon
et brièvement passé à Paris, effectue toute sa carrière intellectuelle aux États-Unis depuis la
fin des années quarante. Toutefois, même si la recherche anthropologique de Girard est de
profil plutôt phénoménologique, il faut tout de même souligner que l’étude de la réalité
humaine comme insuffisance d’être à la racine du désir métaphysique renvoie la pensée de
Girard eo ipso à une dimension ontologico-existentialiste de profil sartrien.
78
Jean Paul Sartre définit le pour-soi comme « l’Être pour lequel il est dans son être
question de son être ». SARTRE, J.P., L’être et le néant, Gallimard, Paris 1943, p. 29.
79
“L’en-soi est plein de lui-même et l’on ne saurait imaginer plénitude plus totale, adéquation
plus parfaite du contenu au contenant : il n’y a pas le moindre vide dans l’être, la moindre
fissure par où se pourrait glisser le néant”. Op. cit., p. 116.

225
l’origine de la réalité humaine se trouve le manque d’être dû à la
transcendance de la conscience qui est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce
qu’elle est. À cause de ce manque d’être, l’homme se détermine comme
tentative de devenir son propre fondement en étant ce qu’il est, tout en
maintenant ensemble au pour-soi, son être présence à soi.80 Sartre exprime
cette réalité humaine presque en termes religieux en considérant l’homme
comme une tentative manquée d’être Dieu.81 Cette tentative porte au néant,
du moment que le néant s’insinue dans le plus intime de la conscience, soit
en tant que néant d’être soit en tant qu’acte néantissant.82 En fait, l’être de la
conscience se charge de néantisation, c’est-à-dire que c’est dans la
néantisation que s’opère l’effritement de la coïncidence de l’en-soi dans la
dissolution propre du pour-soi. Il faut comprendre ici que l’en-soi de la
conscience n’est pas expulsé de l’extérieur mais de l’intérieur par le pour-soi
lui-même qui se détermine à ne pas être l’en-soi.83
Sartre en arrive ainsi au concept de manque qui ne peut pas appartenir à
l’en-soi, du moment que ce dernier n’est que positivité mais apparaît dans le
monde avec le surgissement de la réalité humaine qui en soi suppose
l’existence d’un manquant. Il y a ici à considérer, selon la conceptualisation
sartrienne, deux réalités complexes : d’une part un existant à qui manque le
manquant, et de l’autre, la totalité désagrégée par le manque. Cette dernière
est restaurée par la synthèse du manquant et de l’existant à qui manque le
manquant. Sartre l’appelle le manqué. C’est ainsi que la réalité humaine surgit
comme présence au monde en se percevant comme son propre manque,
comme un être incomplet : totalité singulière dont elle manque du moment

80
Cf. TARDITI, C., op. cit., p. 241. Ce que Sartre appelle présence à soi, c’est cette manière
de la conscience de n’être pas sa propre coïncidence, de fuir son identité. La présence à soi,
au contraire de ce que l’on pourrait penser, n’indique pas la plénitude d’être, mais au contraire
une séparation de l’être par rapport à lui-même. Sartre lui-même l’exprime en ces termes :
« S’il est présent à soi, c’est qu’il n’est pas tout à fait soi. La présence est une dégradation
immédiate de la coïncidence, car elle suppose la séparation. Mais si nous demandons à
présent : qu’est-ce qui sépare le sujet de lui, nous sommes contraints d’avouer que ce n’est
rien ». SARTRE, J.P., op. cit., p. 120.
81
TARDITI, C., Desiderio, sacrificio, perdono, op. cit., p. 39.
82
TARDITI, C., Manque d’être, désir et liberté, op. cit., p. 241.
83
Cf. SARTRE, J.P., op. cit., p. 128. Sartre affirme en fait que « le pour-soi ne peut pas
soutenir la néantisation sans se déterminer comme défaut d’être ». Cela veut dire que le pour-
soi ne peut se fonder qu’en partant de l’en-soi.

226
qu’elle existe de manière à ne pas l’être. Le point crucial de l’ontologie
sartrienne que Girard assume ici est donc que la réalité humaine est manque
en tant qu’elle se configure originellement comme chute de l’en-soi dans le
pour-soi, comme l’être qui se manifeste seulement dans la forme de la
conscience toujours séparée et contingente dans son manque radical de
fondement.84
Girard assume ce modèle épistémologique sartrien dans un contexte
anthropologique bien précis : celui du désir. Pour lui, l’homme se perçoit
comme incomplétude radicale, déprécie sa propre condition existentielle et
va à la recherche d’un être (le modèle) qui mettrait un terme à ce manque. Le
désir est dès lors une tentative, à travers l’imitation de l’autre qu’on croit doté
de l’être qui nous manque, de conquérir son être propre, se sauvant ainsi du
malheur et de la précarité que la condition du désir implique.
Mais il y a alors un problème qui se pose pour Girard tout comme pour
Sartre. C’est celui de savoir si, au bout du compte, le sujet pour Girard ou la
conscience pour Sartre, réussit, à travers le mécanisme mimétique ou celui de
la reconquête de la coïncidence entre le pour-soi et l’en-soi, à rejoindre sa
plénitude d’être ou l’en-soi tout court. Les deux auteurs répondent
unanimement par la négative mais en argumentant chacun de sa manière.
Pour Sartre, la réappropriation de la part de l’homme du fondement de
l’être que le néant lui a originellement soustrait occasionnant ainsi un manque
ontologique à la base et une pulsion violente à la reconquête de cette unité
perdue, est à chercher dans l’autre. Sartre affirme en effet que le pour-soi en
tant que néantisation de soi, se concrétise temporellement comme fuite vers :
en effet, il dépasse sa facticité vers l’en-soi qu’il serait s’il pouvait, vers l’être
fondement de son être.85 Cette fuite est solidifiée par l’autre qui objective la
condition de l’individu. Mais alors, comme cette solidification de sa fuite
vient du dehors, elle n’arrive pas à lui être propre. L’individu fait ainsi
expérience de son objectivation comme d’une aliénation qu’il ne réussit pas
à connaître et devant laquelle il ne peut pas fuir. Les attitudes devant l’autre
peuvent être deux mais opposées l’une à l’autre :

84
Cf. Ibid., p.129: « De toutes les négations, celle qui pénètre le plus profondément dans
l’être, celle qui constitue dans son être l’être dont [en relation auquel] elle nie avec l’être
qu’elle nie, c’est le manque ». Nous renvoyons aussi à l’article de Claudio Tarditi déjà cité
sur le concept de manque selon Sartre. Cf. TARDITI, C., op. cit., p. 242.
85
Cf. SARTRE, J.P., op. cit., p. 429.

227
Je peux tenter, en tout ce que je fuis, l’en-soi que je suis sans le fonder, de nier cet
être qui m’est conféré du dehors ; c’est-à-dire que je puis me retourner sur autrui pour
lui conférer à mon tour l’objectivité. Mais, d’autre part, en tant qu’autrui comme liberté
et fondement de mon être-en-soi, je puis chercher à récupérer cette liberté et à m’en
emparer, sans lui ôter son caractère de liberté : si je pouvais, en effet, m’assimiler cette
liberté qui est fondement de mon être-en-soi, je serais à moi-même mon propre
fondement. Transcender la transcendance d’autrui, ou, au contraire, engloutir en moi
cette transcendance sans lui ôter son caractère de transcendance, tels sont les deux
attitudes primitives que je prends vis-à-vis d’autrui.86

Ces deux attitudes qui selon Sartre mènent respectivement de l’amour au


masochisme et du désir sexuel au sadisme sont vouées à l’échec du moment
qu’aucune d’elle n’est capable de mener à bien son projet de réappropriation
de l’unité ontologique perdue. En objectivant autrui qui m’objective, je ne
comble pas mon manque, pas plus qu’en voulant m’emparer de la liberté
d’autrui qui par ailleurs est incommunicable. L’autre est finalement incapable
de me combler. À la limite, il peut me suggérer par sa liberté ce qui manque
à mon être, mais la plénitude d’être tout comme la réalisation de soi, demeure
un concept hautement personnel.
Quant à Girard, il affirme que la défaite du projet de réappropriation de
la plénitude d’être tant désirée mimétiquement par le sujet, réside dans le fait
que le rapport mimétique entre le sujet et le modèle n’est pas seulement un
rapport d’identification métaphysique mais aussi et surtout de conflictualité
entre deux rivaux. Girard dans La violence et le sacré, en commentant les
textes de la tragédie grecque, montre que l’objet du désir que se disputent le
sujet et le modèle est absolument inconsistant et illusoire.
La rivalité porte sur la divinité-même mais derrière la divinité, il n’y a que
la violence. Rivaliser pour la divinité, c’est rivaliser pour rien. Dans la mesure
où la divinité est réelle, elle n’est pas un enjeu. Dans la mesure où on la prend
pour un enjeu, cet enjeu est un leurre qui finira par échapper à tous les hommes
sans exception.87

Une fois qu’il est atteint, l’objet en contentieux n’est plus rien. L’objet
que l’on croyait être la condition de la plénitude d’être dans l’identification
au médiateur, l’objet que l’on considérait auparavant capable de mettre fin au
désir, se révèle finalement être une illusion et un vide de sens qui ne trouve
son sens que dans la rivalité avec le modèle. Le sujet se lance alors, sans qu’il

86
Op. cit., p. 430.
87
GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit., pp. 201-202.

228
s’en rende compte, à la recherche d’autres objets beaucoup plus convoités ou
alors change de modèles en recourant aux plus prestigieux. C’est pour cela
que Girard parle de désir métaphysique en tant qu’il a désormais perdu chaque
référence à l’objet concret et ne s’alimente désormais, de manière
apparemment autonome, que de rapports mimétiques auxquels les hommes
s’abandonnent dans l’espoir de remplir leur propre manque ontologique.88

I.1.5.2. La mauvaise foi et la méconnaissance

Un autre point intéressant dans la philosophie sartrienne qui se retrouvera


chez Girard est celui de la mauvaise foi. Chez Sartre, la mauvaise foi se définit
comme un comportement originel dans lequel l’homme se trouve confronté à
son propre être. Alors sa conscience se met en mauvaise foi quand elle
cherche à se cacher son propre être-pour-soi, c’est-à-dire son propre manque
d’être.89 Il y a une différence entre le mensonge et la mauvaise foi. Tandis
que le mensonge suppose la dualité entre le menteur et l’individu victime du
mensonge, la mauvaise foi est un mensonge à soi-même. Il y a donc confusion
entre le menteur et la victime. Toutefois, pour se cacher la vérité, il faut déjà
la connaître. Donc la mauvaise foi doit être en condition de bonne foi au
moins dans sa disposition originelle à se mettre en mauvaise foi. Pour cela, la

88
En fait pour Girard, comme d’ailleurs pour Sartre, la réalité humaine est manque d’être.
C’est comme si l’homme était en continuel désir de se réapproprier son être perdu qu’il
cherche dans l’autre croyant que ce dernier soit doté de l’être qui le rendra identique à lui-
même et assouvira son désir. Mais hélas, une fois qu’il s’est approprié l’objet qu’il se
disputait avec son médiateur dans un conflit mimétique, le sujet se rend compte de la nullité
de l’objet en question et se retrouve jeté à nouveau dans le manque d’être qui était à la base
du même désir. Cf. TARDITI, C., op. cit., p. 43
89
On entend ici, comme déjà souligné, la condition originelle de la conscience d’être ce
qu’elle n’est pas et de n’être pas ce qu’elle est. Le même concept apparaît chez Heidegger
dans l’Être et le Temps (1927) sous le nom d’inauthenticité. Pour Heidegger, la condition du
Das-sein, cet étant particulier par lequel l'Être a pouvoir d'être-là, cet existant humain, jeté
dans le monde et abandonné à lui-même, est une réalité dont la nature est d'être
essentiellement souci : ce qui signifie qu'il est sans cesse jeté en avant de lui-même, qu'il
s'anticipe soi-même, qu'il ne coïncide jamais avec sa propre essence. Cette manière d'être et
d'exister doit donner lieu à l'angoisse. Or, ce que veut précisément la réalité-humaine, c'est
s'échapper à elle-même, s'oublier, se dissimuler son être véritable pour échapper à l’angoisse
que lui cause sa condition. C’est cette dissimulation qui porte le nom d’Inauthenticité. Cf.
HEIDEGGER, M., L’Etre et le Temps, Gallimard, Paris 1972.

229
mauvaise foi est condamnée à toujours osciller entre de brefs moments dans
lesquels l’individu réussit à s’auto-tromper et ceux dans lesquels elle
succombe devant la conscience de la vérité de son propre être.90
Le concept sartrien de la mauvaise foi se rencontre avec une analogie de
proportionnalité parfaite chez Girard avec le concept de la méconnaissance91.
Cette dernière, loin d’être une obscure impulsion inconsciente qui pousserait
l’homme au mensonge, est plutôt un comportement presque conscient qui se
détermine de mille manières afin de cacher au sujet, la facticité de son désir.
C’est un mensonge envers soi-même, une tentative de se cacher la vérité de
son propre désir et la facticité de l’être qu’on désire et donc de la félicité à
laquelle on aspire. Ainsi, la méconnaissance, tout comme la mauvaise foi, se
détermine comme une tentative consciente de cacher au sujet sa propre
condition existentielle et sa propre vacuité.
Toutefois, il faut remarquer une différence non moins importante entre
les deux concepts. Tandis que pour Sartre la mauvaise foi cache une structure
ontologique de l’existence92, c’est-à-dire une réalité devant laquelle l’être
humain ne peut pas échapper, la méconnaissance ne cache qu’une pure
illusion, « un mensonge qui relègue l’homme dans le sous-sol mimétique et
le rend esclave du propre désir »93. Cette différence a des conséquences
logiques évidentes sur la sortie que ce soit de la mauvaise foi ou de la
méconnaissance. Ainsi, pour Sartre, sortir de la mauvaise foi signifie se
positionner librement devant le néant de son propre être pour éprouver

90
Cf. SARTRE, J.P., op. cit., p. 82. Il s’agit ici d’une affirmation, à notre sens, discutable.
En effet, Sartre lui-même reconnaît qu’il est possible de ne pas découvrir la mauvaise foi
comme il en est question dans l’antisémitisme. Les cas où la mauvaise foi émerge à la surface
et se fait découvrir, comme dans le cas de l’affaire Dreyfus, ne peuvent pas constituer une
règle générale.
91
Quand on parle de méconnaissance dans la théorie mimétique, il faut l’entendre sur un
double plan. D’abord sur le plan du désir. C’est celle de la commune condition humaine qui
provoque dans l’homme l’angoisse d’être seul exclu de la plénitude d’être, chassé du paradis
terrestre alors que, sans s’en rendre compte, tous les hommes se trouvent, les uns par rapport
aux autres, dans un état de complète indifférenciation et réciprocité. Ensuite, sur le plan de
la violence. La méconnaissance cache alors la violence qui gouverne les rapports mimétiques
et la fonde sur la sacralité mystifiée d’une victime émissaire qui en même temps sème le
désordre et restaure la paix dans la communauté.
92
On entend ici le manque d’être en tant que structure immédiate du pour-soi.
93
TARDITI, C., Manque d’être, désir et liberté, op. cit., p. 242.

230
l’angoisse de sa propre facticité sans fondement en assumant librement la
responsabilité de son action libre dans le monde94. Au contraire, pour Girard,
sortir de la méconnaissance signifie démasquer l’illusion qui est à la base de
notre perception erronée de la réalité humaine. Mais comment ? Sans doute
pas en assumant sa responsabilité devant le monde, mais en s’ouvrant à la
Révélation évangélique dans l’histoire de l’humanité.
C’est ici d’ailleurs que, d’une façon surprenante, le raisonnement
strictement philosophique de Girard devient un acte de foi. Dans une
dimension purement humaine, l’homme est incapable de sortir de l’engrenage
mimétique. L’unique exemple de modèle qui n’est pas en même temps rival
est Jésus Christ. C’est seulement en assumant son message démystificateur et
non violent que l’homme peut rejoindre la vérité sur sa condition.95 Il va sans
dire que la différence substantielle entre la mauvaise foi sartrienne et la
méconnaissance girardienne réside dans le mode de sortie de la condition qui
leur donne origine. La réalisation de l’existence authentique qui s’exprime
dans l’assomption de son néant et de sa liberté d’action est pour Sartre une
condition immanente qui advient dans ce monde qui par ailleurs est l’unique
possible96. C’est pour ainsi dire une condamnation à être libre. Sortir de la
méconnaissance au contraire suppose une dimension transcendante qui
signifie renier la sacralité mensongère de la violence mimétique. La sortie

94
Cf. SARTRE, J.P., L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, Paris 2013. Dans cette
œuvre philosophique, Sartre essaie de tirer toutes les conséquences d’une position athée
cohérente, un peu comme chez Nietzsche. Que Dieu existe ou non, tel n’est pas le problème.
L’enjeu est que l’homme puisse se retrouver lui-même et se persuader que rien ne peut le
sauver de lui-même, de sa condition existentielle de manque ontologique. Il doit s’engager
librement en prenant la responsabilité de sa condition. Ce comportement reçoit le nom
d’authenticité chez Heidegger. C’est une conversion du Das-sein qui consiste à sortir de la
banalité quotidienne caractérisée par l’anonymat en considérant la mort comme l’unique
possibilité humaine. En vivant à chaque instant comme être-pour-la mort, le Das-sein sort de
l’inauthenticité et assume l’angoisse de sa condition en valorisant chaque instant de son
existence en fonction de l’ultime possibilité humaine. Cf. HEIDEGGER, M., op. cit.
95
Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, Girard prend le soin d’expliquer
dans les détails comment la Révélation biblique démasque la violence causée par la rivalité
mimétique et par conséquent démystifie le religieux archaïque qui fonde la culture humaine.
96
Cf. Ibid. La philosophie sartrienne est de vocation athée. Pour lui, c’est l’existence qui
précède l’essence dans la mesure où c’est l’homme qui se construit en sortant de la mauvaise
foi et donc en assumant sa propre condamnation à être libre par sa détermination dans l’action
libre et responsable dans le monde.

231
n’advient que dans un autre monde qui pour Girard n’est autre que le Règne
de Dieu.97

I.1.5.3. La critique de la raison dialectique

L’impact de la philosophie sartrienne sur la théorie de Girard se remarque


encore plus dans le concept de la raison dialectique dans la configuration des
collectivités. Dans la Critique de la raison dialectique, ouvrage paru en 1960,
exactement une année après la publication du tout premier ouvrage de Girard,
Sartre y considère la raison comme un repli égoïste sur soi.98 À première vue,
ce serait tout à fait l’opposé du désir qui se donne comme une tension vers
l’autre ou vers l’objet. Mais à ramener le désir sartrien à la conception
girardienne, nous retrouvons la vraie face du repli sur soi de la raison
dialectique. En effet, comme nous l’avons discuté en confrontant Girard à
Spinoza dans le concept de la raison mimétique, celui-ci repose sur le
paradoxe selon lequel en voulant la différence, on n’aboutit paradoxalement
qu’à l’imitation. Mutatis mutandis, « l’abandon à l’autre est la même chose
que le repli sur soi »99.

97
Pour Girard, la liberté n’est rien si elle ne s’en remet pas au message évangélique en
devenant une authentique imitatio christi. C’est surprenant que Girard présente cette idée
d’allure mystique comme un nouveau modèle anthropologique, ontologique et éthique à
même de libérer l’homme de l’esclavage mimétique et de lui donner ainsi une carte d’accès
pour le Règne de Dieu. Toutefois, il pousse au bout son raisonnement philosophique. En
effet, à son avis, après avoir découvert, par le biais de la Révélation christique, le mensonge
qui se trouve à la base du sacré archaïque, il revient à la responsabilité des hommes de se
décider sur leur sort. Les hommes devront décider s’ils doivent perpétuer la violence et ainsi
se vouer à la destruction inexorable de la violence qui désormais n’a plus rien de sacré ou
alors, s’ils doivent décidément renoncer à la violence en se convertissant à un nouveau
modèle de science non violente qui n’est plus domination mais recherche du Sens. Cf.
TARDITI, C., op. cit., p. 250.
98
Cf, SARTRE, J-P, Critique de la raison dialectique, t. 1 : Théorie des ensembles pratiques,
Gallimard, Paris 1960.
99
VINOLO, S., op. cit., p. 62.

232
Ce paradoxe, Sartre l’avait dénommé tourniquet100. Girard dans sa
théorie l’appelle spirale101. Tourniquet sartrien et spirale girardienne sont
donc des parallèles. Par ailleurs, le parallélisme entre les deux penseurs quant
à la raison mimétique et dialectique semble parfaitement symétrique. Ainsi,
« là où Girard pose la suite logique : désir mimétique /violence unanime/
révélation chrétienne, Sartre pose une structure ternaire qui fonctionne de la
même façon : raison dialectique/groupe de fusion/ apocalypse ».102 Déjà
Sartre admet la médiation dans son expérience dialectique : « La découverte
de l’expérience dialectique, je le rappelle tout de suite, c’est que l’homme est
médié par les choses dans la mesure même où les choses sont médiées par
l’homme »103. Ainsi donc, même si chez lui la médiation ne s’inscrit pas dans
une géométrie triangulaire mais circulaire, « la raison dialectique se présente
comme étant très proche de la logique du désir mimétique ».104
Mais le rapprochement essentiel de la raison dialectique à la raison
mimétique, nous la trouvons dans la formation des collectifs humains. En
effet, d’après Sartre, la série est la première totalisation collective spontanée
à laquelle se livrent les hommes. Elle est, chez Sartre, fondamentale pour la
socialité105 avant le groupe de fusion qui, lui, est organisé.106 Dans la série,
les individus se mettent ensemble de façon aléatoire, du moins au niveau

100
SARTRE, J-P., Saint Genet, comédie et martyr, Gallimard, Paris 1952, p. 238. Sartre
déclare : « Ces structures ambiguës, ces fausses unités où les deux termes d’une contradiction
renvoient l’un à l’autre dans une ronde infernale, je les nomme des tourniquets ».
101
Cf. VINOLO, S., op. cit., p. 62. Sa signification est que « le lien social est toujours porté
par sa dissémination ». En d’autres termes, l’abandon à l’autre dans le lieu social est toujours,
à la racine, le désir de la différence.
102
Ibid.
103
SARTRE, J-P., Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 165.
104
VINOLO, S., op. cit., p. 71.
105
SARTRE, J-P., op. cit., p. 383: ”Nous avons déclaré que le rassemblement inerte avec sa
structure de sérialité est le type fondamental de la socialité”.
106
Op. cit., p. 391 : “En fait, le groupe de fusion c’est encore la série, qui se nie en
réintériorisant les négations extérieures”.

233
macroscopique107, cherchant chacun son propre intérêt, et intentionnellement
voulant éviter les autres. Mais paradoxalement, en cherchant à défendre
chacun rationnellement ses propres intérêts, chacun se trouve rationnellement
obligé de faire comme les autres, exactement comme dans le désir
mimétique.108 De ce fait, « la série devient l’exemple de la contre-productivité
rationnelle de la différence »109 qui a caractérisé depuis Spinoza, le désir
mimétique.
Comme dit ci-haut, le parallélisme entre les deux auteurs français s’étend
au développement global de leurs théories sur la raison mimétique et
dialectique. Chez Sartre, nous avons déjà montré que dans la série, le fait que
chaque individu cherche de façon différenciée ses propres intérêts, le porte
paradoxalement à imiter les autres. C’est ce paradoxe de la raison dialectique
que Sartre a appelé le tourniquet. Sartre introduit ensuite le concept de rareté
pour montrer la véhémence de l’imitation dans la série.110

107
En fait, au niveau microscopique, il faut dire que chacun a ses objectifs et partant, sa
présence est intentionnelle. Toutefois, au niveau macroscopique, la coprésence des individus,
donc le collectif, n’a pas de raison d’être.
108
Nous pouvons illustrer cette réflexion par l’exemple que donne Sartre lui-même,
expliquant le fonctionnement de la série. Supposons des individus qui se trouvent sous l’abri
attendant le bus. Chacun a ses raisons d’attendre le bus et n’a rien à voir avec les autres qui
sont sous le même abri. Le rassemblement n’a donc pas de raison d’être de l’individu. Chacun
cherche son intérêt : monter dans le bus quand il arrivera. Seul ce bus qui n’est pas encore
arrivé réunit extérieurement le groupe. Et quand le bus arrive, chacun veut entrer parce qu’il
veut une place dans le bus. Alors, la préoccupation de ne pas pouvoir trouver une place fait
que les individus se pressent. Chacun est obligé donc de faire comme sont en train de faire
les autres pour avoir la place dans le bus. Finalement, en cherchant une chose
individuellement, on se retrouve en train d’imiter les autres sans l’avoir cherché. Cf.
SARTRE, J.P., op. cit., p. 308.
109
VINOLO, S., op. cit., p. 79.
110
SARTRE, J-P., Critique de la raison dialectique, op.cit., p. 312 : « C’est précisément à ce
niveau que l’objet matériel va déterminer l’ordre sériel comme raison sociale de la séparation
des individus. L’exigence pratico-inerte vient ici de la rareté : il n’y a pas assez de place pour
tous ». On peut bien comprendre ce raisonnement en s’appuyant sur l’exemple donné ci-haut
des individus en attente du bus. Girard l’exprime par le concept de la médiation double :
« Nous avons maintenant un sujet-médiateur et un médiateur-sujet, un modèle-disciple et un
disciple-modèle. Chacun imite l’autre tout en affirmant la priorité et l’antériorité de son
propre désir ». GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 115.
Dans le cas de l’exemple donné, chacun se presse contre chacun cherchant pour soi une place
dans le bus.

234
En effet, au fur et à mesure qu’augmente la rareté de l’objet qui unit les
individus au niveau macroscopique, la menace se fait sentir comme
possibilité réelle de violence de chacun contre chacun.111 Cette conscience de
la violence porte à la formation du groupe en fusion dans la mesure où les
individus qui avant se sentaient chacun différent des autres, se sentent
désormais comme devant affronter le même défi.112 Selon la terminologie
sartrienne, ils ont désormais une praxis commune. Ce passage de la série au
groupe en fusion, Sartre le dénomme curieusement apocalypse dans le sens
de Révélation de cette vérité de la violence qui hante le groupe.113 Une
question alors se pose : qu’advient-il au groupe en fusion ainsi constitué une
fois que la menace est passée ? Le groupe n’a logiquement qu’à se
dissoudre.114 Mais pour éviter qu’il ne se dissolve, Sartre propose le

111
Op. cit., p. 209. « La violence se donne toujours pour une contre-violence, c’est-à-dire
pour une riposte à la violence de l’Autre ». Chacun est perçu comme une menace pour chacun
et alors en entrant dans le bus, chacun bouscule l’autre parce qu’il voit en lui un obstacle
potentiel pour entrer.
112
Alain Badiou interprète brillamment l’idée de Sartre : « Dans le groupe en fusion, l’unité
est immédiatement ici, en moi et dans tous les autres. C’est une unité active et c’est une unité
d’ubiquité : dans la série, l’Autre est partout. Dans le groupe en fusion, le même est partout. »
BADIOU, A., Jean-Paul Sartre, Logique des mondes, t. 2 : L’être et l’événement, Seuil, Paris
2006, p. 31.
113
Ce concept est très intéressant dans le rapprochement de Sartre à Girard non seulement
parce que l’apocalypse sartrien en tant que révélation s’apparente à la révélation christique
de Girard mais aussi parce que le même concept chez Girard et chez Sartre s’inspire du même
auteur : André Malraux. En effet, quand Sartre l’introduit, il déclarait : « Dès ce moment,
quelque chose est donné qui n’est ni le groupe ni la série mais ce que Malraux a appelé, dans
L’Espoir, l’Apocalypse, c’est-à-dire la dissolution de la série dans le groupe en fusion ».
SARTRE, J-P., Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 391. Il est très curieux alors de
voir que Girard lui-même dans l’usage de ce concept fait référence à Malraux. Cf.
RAMOND, C., Vocabulaire de René Girard, op. cit., pp. 5-11.
114
SARTRE, J-P, Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 415 : « La chose faite - c’est-
à-dire la négation étant niée-, le groupe se dissoudra dans l’inertie de la sérialité». Chez
Girard, le raisonnement est le même. Après la mort du bouc émissaire, l’unanimité de la
société autour de la victime n’a plus de raison d’être. À la place, la société instaure des rites
et des interdits pour juguler une nouvelle crise.

235
serment115 comme moyen de prévenir quiconque se mettrait en marge du
groupe pour le porter de nouveau en danger116.
Ce développement sartrien de la formation des collectifs rencontre
entièrement le développement de la théorie mimétique de Girard. « La
symétrie structurelle est parfaite », dit Stéphane Vinolo.117 Cette symétrie
entre la pensée de Sartre et celle de Girard est surprenante. Elle nous rappelle
l’affirmation de Girard au départ de sa recherche : « Seuls les romanciers ont
perçu la véritable force de la théorie du désir mimétique et ses conséquences
dans le champ du social »118. Cependant, cette considération qui était
implicitement une critique à l’endroit de la philosophie s’est révélée une
erreur. Girard avait oublié que Sartre ne fut pas seulement un grand
romancier, mais en même temps un grand philosophe.
Finalement, cette étude herméneutique des théories de Sartre à la lumière
de la théorie mimétique nous fait consolider la position que nous avons prise
dès le départ. Girard reçoit l’impact philosophique de Sartre, comme
d’ailleurs des autres philosophes que nous étudions dans ce chapitre, en
personnalisant leurs thèses et en les insérant élégamment dans le génie de sa
théorie. Girard n’a jamais assumé ouvertement une thèse de Sartre. Toutefois,
toutes les thèses susceptibles de recoupements avec sa théorie mimétique sont
extrapolées selon le même modèle épistémologique de Sartre. Mais cette fois-
ci, Girard ne fait pas dire à Sartre ce qu’il ne dit pas comme pour Freud, par
exemple. Il assume implicitement ses thèses et les applique symétriquement
à sa théorie.

115
Ibid. : « La matrice de l’organisation, ce qui fait passer de la fusion à l’institution qui est
à nouveau un collectif sériel, c’est le serment. » Chez Girard, le serment correspond à la
transformation du mécanisme victimaire en rituels et en interdits pour conjurer la répétition
de la même crise mimétique.
116
Cf. Ibid. Cet individu qui se mettrait en marge du groupe et que le serment menace de
mort, Sartre le dénomme traître : « La trahison menace nécessairement, puisque la séparation
est la forme normale de la socialité. […] Le traître au serment sera châtié par tous, telle est
la nouvelle intériorité du groupe. L’optimisme, c’est que la terreur va de pair avec
l’événement de la fraternité ». Dans la pensée girardienne, ce raisonnement correspond au
bouc émissaire qui doit répondre devant une société unanime de la crise mimétique. Sauf
qu’à ce stade, chez Girard, le bouc émissaire se substitue au sacrifice rituel pour éviter la
répétition du même mécanisme victimaire.
117
VINOLO, S., op. cit., p. 103.
118
Ibid.

236
I.2. LES SOURCES PHILOSOPHIQUES MIXTES

I.2.1 La théorie mimétique et la psychanalyse freudienne

Parmi les grands courants du XXème siècle avec lesquels René Girard
entre en dialogue critique dans la construction de son anthropologie, aucun
n’égale la psychanalyse freudienne. Celle-ci est aux yeux de Girard l’unique
courant qui ouvre la porte au désir mimétique d’une façon plus évidente
quoique jamais explicite. C’est aussi un courant qui eut pour la première fois,
l’intuition décisive du sacrifice expiatoire. Dans les textes de Sigmund Freud
en effet, l’intuition mimétique est au cœur du complexe d’Œdipe. Girard dans
La violence et le sacrée affirme que, sans vouloir faire dire à Freud ce qu’il
n’a jamais dit, on peut tout de même affirmer que la voie de la mimésis
s’ouvre à lui mais qu’il refuse de l’emprunter.119
De même, Girard reconnaît que la thèse que Freud développe dans Totem
et tabou sur le sacrifice des origines s’avère décisive dans l’histoire de
l’anthropologie même si la tradition anthropologique ultérieure l’a
décidément occultée. On pourrait donc dire que l’importance de Freud pour
Girard ne se fonde pas tant sur sa théorie psychanalytique que sur un intérêt
précis : Girard considère que la théorie freudienne se rapproche de la théorie
mimétique et l’aide en quelque sorte à bien s’articuler avec beaucoup plus de
systématicité.120 Dans cette section, nous nous proposons de parcourir les

119
« Nous ne prétendons nullement faire dire à Freud ce qu’il n’a jamais dit. Nous affirmons
au contraire que la voie du désir mimétique s’ouvre devant Freud et que Freud refuse de s’y
engager. Pour constater qu’il s’en détourne, il suffit de lire la définition du complexe d’Œdipe
proprement dit ». GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit., p. 252.
120
Même si depuis le premier ouvrage de René Girard, Mensonge romantique et vérité
romanesque, la théorie du désir mimétique apparaît claire et assez bien articulée à partir des
seules sources littéraires, Girard l’a enrichie et systématisée au fil du temps grâce au contact
avec d’autres penseurs. C’est le cas par exemple de la notion du double bind que nous avons
expliquée aux débuts de notre recherche ou de l’ajustement du complexe d’Œdipe comme
cas particulier du désir mimétique non reconnu ou mieux évité au profit du désir objectal.
Quant à la théorie de la violence mimétique, il nous faut simplement signaler qu’elle se
développe en étendant l’intuition du désir mimétique sur les sources anthropologiques et
ethnologiques avec lesquelles Girard entre en contact. Nous avons ici le cas d’espèce de
Totem et tabou.

237
thèses de Freud ainsi que celles des postfreudiens ayant eu un impact direct
sur la théorie mimétique de René Girard.

I.2.1.1 La formulation du complexe d’Œdipe

Ce qui nous intéresse ici, du point de vue herméneutique, c’est


l’interprétation et la critique que Girard prête aux textes de Freud comme si
ce dernier avait construit sa psychanalyse pensant déjà à ce que serait la
triangulation mimétique girardienne et voulant à bon escient l’éviter.121 Pour
Girard, même si Freud a eu dès le départ cette intuition de la mimésis, il n’a
pas voulu aller au fin fond de ses implications. Girard est d’ailleurs convaincu
que si Freud avait pris en compte toutes les implications de son intuition
mimétique, il aurait reconsidéré de façon radicale toute la structuration du
complexe d’Œdipe.122 Concrètement, quoique, en réalité, le mimétisme
constitue l’objet de la construction du complexe d’Œdipe, pense Girard, Freud
n’a pas voulu lui donner une importance nécessaire à être la plaque tournante
de sa théorie, ce qui finit par l’occulter au profit du désir objectal123. Au début

121
C’est pour cela que nous n’allons pas développer de façon systématique la pensée de
Sigmund Freud. Cela nous coûterait une thèse à part. Nous allons plutôt cerner les thèses de
Freud qui ont eu un impact direct sur la pensée de Girard pour ensuite évaluer objectivement
les intentions herméneutiques de ce dernier sur la pensée de Freud.
122
Logiquement parlant, la conviction de Girard nous résulte infondée du point de vue
herméneutique. Il trouve que le complexe d’Œdipe tel que formulé par Freud lui-même est
incompatible avec sa théorie du désir mimétique. Cela est d’autant plus évident que d’une
part le désir mimétique est sans objet tandis que le complexe d’Œdipe postule
fondamentalement un désir rigidement objectal, et que d’autre part le médiateur girardien est
essentiellement modèle du désir tandis que chez Freud le modèle concerne fondamentalement
l’identification et non le désir. Mais cette évidence d’incompatibilité ne donne aucunement à
Girard la légitimité logique de déduire que la théorie de Freud devrait être reconsidérée.
123
On entend ici le désir inconscient intrinsèquement enraciné dans l’enfant et dirigé vers sa
mère sans que l’identification de l’enfant au père puisse l’influencer. À notre avis, du point
de vue anthropologique, c’est un désir légitime d’autant plus que l’enfant à peine né est
toujours tourné vers sa mère ou du moins vers celle qui lui tient lieu de mère en cas d’absence
de celle-ci et cela indépendamment de toute idée de père. Et puis, cela ne saurait se limiter
au point de vue érotique car l’humanité ne s’épuise pas dans la masculinité. Ceci dit, il faut
considérer que du point de vue freudien, l’origine du désir n’est pas le lien réel mais la libido
inconsciente que chez l’enfant concerne depuis toujours la mère en tant que femme.

238
du septième chapitre de son œuvre La violence et le sacré, Girard l’exprime
très clairement :
La nature mimétique du désir constitue un pôle de la pensée freudienne, un pôle
dont la force d’attraction n’est pas suffisante, loin de là, pour que tout gravite
autour de lui. Les intuitions qui portent sur le mimétisme ne parviennent que
rarement à s’épanouir ; elles constituent une dimension malaisément visible du
texte ; parfum trop subtil, elles tendent à se dissiper et à évaporer chaque fois
qu’il y a transmission de la doctrine, de Freud lui-même à ses disciples ou même
d’un texte plus tardif. Il ne faut pas s’étonner si la psychanalyse ultérieure s’est
complètement détournée des intuitions qui nous intéressent.124

Au regard de Girard, c’est comme si dans les œuvres de Freud il y avait


une sorte de tendance consciente à occulter le désir mimétique en exaltant le
désir libidinal objectal de l’enfant à l’endroit de sa mère. En effet, quand on
examine la dynamique du désir dans le complexe d’Œdipe, on se rend compte
effectivement que le désir libidinal de l’enfant envers sa mère prend le dessus
sur le désir que Girard qualifierait de mimétique, c’est-à-dire celui qu’a
l’enfant d’être comme son père. Il suffit de mettre ensemble les textes de
Freud qui parlent respectivement du désir d’identification de l’enfant à son
père et du désir libidinal de l’enfant pour sa mère. Le premier texte est tiré du
septième chapitre de l’œuvre de Freud intitulée Psychologie collective et
analyse du moi où il est question de la description du rapport d’identification
père-fils :
Le petit garçon manifeste un grand intérêt pour son père ; il voudrait devenir et
être ce qu’il est, le remplacer à tous égards. Disons-le tranquillement, il fait de
son père son idéal. Cette attitude à l’égard du père (ou de tout autre homme en
général) n’a rien de passif ni de féminin : elle est essentiellement masculine.
Elle se concilie très bien avec le complexe d’Œdipe qu’elle contribue à
préparer.125

Connaissant l’art de Girard de faire parler les textes, ce passage est


suffisant pour lui faire conclure à l’existence du désir mimétique. Le père

124
Ibid., pp. 249-250.
125
FREUD, S., Psychologie collective et analyse du moi, Payot, Paris 1965 cit. in GIRARD,
R., op. cit., p. 250. Il faut peut-être ici expliquer en quoi consiste ce complexe d’Œdipe que
l’identification au père sert à préparer. Il s’agit du désir libidinal inconscient du petit garçon
vers sa mère, lequel désir se heurtant à l’obstacle que constitue son père auquel il s’identifie,
développe inconsciemment un désir ambivalent qui est en même temps incestueux et
parricide. L’enfant désire érotiquement sa mère (désir incestueux) et tend à exclure son père
qui lui barre la route vers sa mère (désir parricide).

239
auquel l’enfant veut s’identifier ne saurait être que le modèle qui indique au
disciple l’objet de son désir en faisant qu’il désire la même chose que lui. Le
fait que Freud tienne aussi à préciser qu’il ne s’agit pas d’une attitude
féminine, c’est-à-dire celle de vouloir attirer l’attention du père, mais bien
masculine, c’est-à-dire celle de vouloir faire ce que fait le père, induit Girard
à y voir un désir métaphysique de l’enfant qui se matérialise dans le vouloir
s’approprier l’objet de désir du père. Par ailleurs, Freud en précisant que cette
attitude d’identification de l’enfant à son père se concilie avec le complexe
d’Œdipe dont elle sert de préparation insinue qu’il s’agit d’un désir précis du
père, et donc le désir libidinal de l’enfant vers sa mère. On obtient ainsi le
triangle mimétique très claire où le désir de l’enfant pour la mère est
subordonné à l’identification de l’enfant à son père :

Père

Enfant Mère
Désir libidinal inconscient

Le deuxième texte quant à lui décrit le complexe d’Œdipe en tant que tel.
Après l’identification de l’enfant au père, il y a l’inclination libidinale de
l’enfant pour sa mère qui en soi est un désir indépendant. Le complexe
d’Œdipe sera alors créé par ces deux inclinations qui se renforcent
mutuellement en déployant ainsi le développement du conflit entre le père et
le fils. Dans le même chapitre de Psychologie collective et analyse du moi,
Freud déclare :
Le petit garçon s’aperçoit que le père lui barre le chemin vers la mère ; son
identification avec le père prend de ce fait une teinte hostile et finit par se

240
confondre avec le désir de remplacer le père, même auprès de la mère.
L’identification est d’ailleurs ambivalente dès le début.126

Ce qui intrigue Girard dans ce texte est que si l’identification au père


précède le désir vers la mère, cette inclination libidinale ne saurait être
indépendante. En effet, l’enfant veut à tous égards être comme le père. Il est
impossible de croire que, dès lors, il ne s’aperçoive pas du désir du père vers
la mère et qu’il veuille l’imiter. Mais l’expression même auprès de la mère
manifeste la volonté de Freud de subordonner l’identification mimétique au
père à la pulsion libidinale objectale vers la mère. Décidément, Freud
neutralise chaque interprétation mimétique du désir du moins quant à son
objet premier qu’est la mère. Et au moment où le désir mimétique semble
devenir le moteur du complexe d’Œdipe, il est repoussé en orientant le désir
de l’enfant non dans la médiation identificatoire du père mais directement
vers l’objet du désir : la mère de l’enfant. Freud, aux antipodes de Girard,
pose l’autonomie de la pulsion libidinale de l’enfant. La mimésis qui selon
Girard devrait prendre le dessus ne prend qu’une ampleur de seconde zone
pour rendre compte de l’ambivalence qui caractérise le complexe d’Œdipe.
Cela se vérifie encore très clairement dans les travaux ultérieurs de Freud.
Dans Le Moi et le Ça, Freud semble montrer d’ailleurs que la pulsion
libidinale vient avant l’identification au père :
De bonne heure, l’enfant concentre sa libido sur sa mère, …quant au père,
l’enfant s’assure une emprise sur lui à la faveur de l’identification. Ces deux
attitudes coexistent pendant quelque temps, jusqu’à ce que les désirs sexuels à
l’égard de la mère ayant subi un renforcement et l’enfant s’étant aperçu que le
père constitue un obstacle à la réalisation de ses désirs, on voit naître le
complexe d’Œdipe. L’identification avec le père devient alors un caractère
d’hostilité, engendre le désir d’éliminer le père et de le remplacer auprès de la
mère. À partir de ce moment, l’attitude à l’égard du père devient ambivalente.
On dirait que l’ambivalence, qui était dès l’origine impliquée dans
l’identification, devient manifeste.127

Ce texte qui semblerait de prime abord une simple reprise de la thèse


exposée dans Psychologie collective et analyse du moi, recèle une subtilité
qui, aux dires de Girard, consiste à ne plus considérer la priorité temporelle
de l’identification par rapport au désir libidinal. Girard y voit une astuce de

126
FREUD, S., Psychologie collective et analyse du moi, op. cit., cit. in GIRARD, R., op.
cit., p. 252.
127
FREUD, S., Le Moi et le Ça, Payot, Paris 1953 cit. in GIRARD, R., op. cit., p. 254.

241
Freud pour empêcher de penser qu’une seule et même force à savoir la volonté
du jeune garçon de remplacer son père à tous égards soit le fondement à la
fois de l’identification au père mais aussi de la pulsion libidinale vers la
mère.128 Dans ce texte, Girard y voit, au-delà du complexe d’Œdipe lui-
même, la volonté de la part de Freud de renforcer le désir objectal sans lien
de rencontre avec l’identification. Ce renforcement renverse l’ordre des
phénomènes et exclut l’évidence du rapport de cause à effet entre
l’identification au père et le renforcement du désir pour la mère, lequel
renforcement, d’après Girard, serait sans fondement en dehors du contexte
d’identification au père.
D’ailleurs, si l’enfant s’identifie au père à tous égards, le désir du père
pour la mère est aussi implicite. Autrement, il faudrait poser l’interdit de
l’inceste avant le complexe d’Œdipe pour expliquer que l’enfant est au
courant, dès le départ, qu’il lui est interdit de désirer érotiquement sa mère.
Or, pour Freud, l’interdit de l’inceste est dérivé de la culpabilité occasionnée
par le complexe œdipien lui-même. En fait, l’interdit de l’inceste se définit
par la phobie qui vient aux fils comme une obéissance rétrospective à la loi
du père, ce qui pousse les fils, après le parricide, à une culpabilité qui les
empêche de profiter de leur crime : « Ils renonçaient à recueillir les fruits de
cet acte, en refusant d’avoir des rapports sexuels avec les femmes qu’ils
avaient libérées. Leur parricide a été un acte inutile à certains égards. Aucun
des fils ne pouvait réaliser son désir de prendre la place du père. Or, nous
savons que l’échec favorise beaucoup plus la réaction morale que ne le fait le
succès ».129

128
Ce raisonnement renvoie au triangle que nous avons dessiné ci-haut. Le triangle freudien
ne serait mimétique que si et seulement si l’identification au père était à la base du désir
inconscient du petit garçon vers sa mère. Mais cela suppose qu’il y ait renversement de
perspective, c’est-à-dire que le désir d’identification soit inconscient (basé sur la
méconnaissance) et que le désir vers la mère soit en revanche conscient (mais basé sur
l’illusion de l’autonomie). Cela pousse au bout l’incompatibilité que nous avons relevée ci-
haut entre les deux théories. Mais à notre avis, il faudrait que Freud ait été Girard pour penser
comme lui !
129
FREUD, S., Totem et tabou, Payot, Paris 1968, p. 197. Ce texte est extrapolé à partir d’un
autre contexte, celui du totémisme. D’ailleurs, Girard l’a âprement critiqué comme faisant
recours, dans le totémisme qui est strictement de l’ordre du religieux archaïque, aux éléments
de la morale biblique, éléments qui supposent déjà un démasquage de la méconnaissance qui
fonde le religieux archaïque. Mais interprété à la lumière du complexe d’Œdipe, nous dirions
avec Girard que l’interdit de l’inceste vient du fait que l’enfant se rend compte d’une hostilité
violente qu’il ne peut pas s’expliquer de la part de son père, et de là lui vient le sentiment de
culpabilité d’autant plus que son père constitue pour lui un modèle d’identification. Freud y

242
I.2.1.2. Les effets problématiques du complexe d’Œdipe

Mais un problème se pose : celui du désir du parricide. Il est vrai que


dans la logique freudienne, l’identification en rencontrant le désir pour la
mère génère une rivalité qui pourrait conduire à une violence réciproque entre
père et enfant. Mais le fait que Freud croit que cette rivalité soit consciente
chez l’enfant jusqu’à le pousser à désirer la mort du père est inadmissible aux
yeux de Girard. Pour ce dernier, même les adultes ne se rendent pas compte
de leurs rivalités mimétiques, ce qu’expliquent d’ailleurs les sentiments
d’envie et de jalousie la plupart des fois injustifiés :
Le disciple, même adulte et à plus forte raison enfant, est incapable de chiffrer
la rivalité comme rivalité, symétrie, égalité. Confronté par la colère du modèle,
le disciple est obligé en quelque sorte de choisir entre lui-même et ce modèle.
Et il est bien évident qu’il va choisir le modèle. La colère de l’idole doit être
justifiée, et elle ne peut être justifiée que par l’insuffisance du disciple, par un
démérite secret qui oblige le dieu à interdire l’accès du saint des saints, à fermer
la porte du paradis.130

Girard pense plutôt que le phénomène du double bind expliquerait mieux


ce que Freud n’arrive pas à systématiser et qui le pousse d’ailleurs à faire
entrer en jeux d’autres notions pour se tirer d’affaire. Le double bind se fonde
en fait sur le double impératif du père à l’enfant qui doit l’imiter et en même

voit la culpabilité du parricide tandis que Girard y entrevoit un mécanisme de régulation de


la rivalité mimétique. Les deux positions sont, disons-le, “défendables”, si chacune d’elle est
placée dans le strict contexte de sa formulation.
130
GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit., p. 258. Cette façon de considérer la relation
entre le père et le fils comme celle entre le maître et le disciple prive les considérations de
Girard de tout égard pour les relations familiales. En effet, si l’imitation et les obstacles
peuvent être notés dans toutes les relations, celle entre le père et le fils est particulière du fait
qu’elle comporte pour l’enfant, le caractère d’être aimé et accepté par son propre père. En
faisant donc tabula rasa des différences relationnelles par le fait d’appliquer à toutes les
relations le même schéma, Girard n’arrive pas à interpréter correctement le mythe d’Œdipe
qu’il réduit à une expression dissimulée de la violence mimétique. En réduisant donc tout
désir au mimétisme, il commet la même erreur que Freud qui réduit toutes les relations à la
libido. En réalité, à la base du mythe d’Œdipe, il n’y a ni libido ni mimésis mais plutôt le
refus, de la part des parents, du fils en tant que fils. Ainsi, si Œdipe n’avait pas été refusé par
ses parents, il se serait senti aimé comme fils par ses parents et il les aurait reconnus comme
tels, ce qui aurait évité et le parricide et l’inceste. Cf. MALO, A., Uomo e donna. Una
differenza che conta, Vita e Pensiero, Milano 2017 ; MALO, A., Antropologia del Perdono,
EDUSC, Roma 2018.

243
temps se confronter à la rivalité violente du père qu’il n’arrive pas à
s’expliquer, comme si le père lui disait en même temps : “imite-moi” et “ne
m’imite pas”. Freud lui-même se rend compte de cet impératif contradictoire
mais le place dans un autre contexte, celui du Surmoi : « ne fais pas tout ce
qu’il fait ; beaucoup de choses lui sont réservées, à lui seul. »131 Or, Girard
voit le Surmoi exactement à la lumière du double bind plutôt qu’à la lumière
d’un désir qui avant était conscient et qui après est refoulé dans l’inconscient:
La définition du Surmoi suppose tout autre chose que la conscience mythique
de la rivalité ; il repose de toute évidence sur l’identité du modèle et de
l’obstacle, une identité que le disciple ne parvient pas à repérer. Le Surmoi n’est
rien d’autre que la reprise de l’identification au père, située désormais non plus
avant le complexe d’Œdipe mais après. Freud, on l’a vu, n’a pas vraiment
supprimé cette identification préalable, peut-être parce qu’il n’aime pas se
dédire, mais il l’a sournoisement rejetée au second plan, en l’amputant de son
caractère primordial. De toute façon c’est après le complexe désormais que
l’identification au père doit opérer tous ses effets ; elle est devenue le Surmoi.132

Au bout du compte, il faut conclure qu’au sujet de sa théorie du désir


mimétique face à la théorie psychanalytique du complexe d’Œdipe, Girard se
rend compte que Freud a cherché à concilier la mimésis et le complexe
d’Œdipe mais au fur et à mesure du raisonnement, il s’est rendu compte que
les deux sont incompatibles. En effet, d’après Girard, Freud était au départ
sur le bon chemin du désir mimétique. Mais par la suite, il est tombé dans des
incohérences133 en postulant la linéarité du désir comme si l’attachement de
l’enfant vers la mère et l’ambivalence vers le père étaient deux mouvements

131
FREUD, S., Le Moi et le Ça, op. cit., cit. in GIRARD, R., op. cit., p. 262. Dans cette
œuvre, Freud rectifie la première topique de sa théorie de l’inconscient énoncé dans ses
œuvres précédentes (qui postulaient le préconscient, le conscient et l’inconscient) par la
deuxième topique qui postule le Ça, le Moi et le Surmoi. Le ça désigne la partie la plus
inconsciente de l’homme. C’est le réservoir des instincts humains, le réceptacle des désirs
inavoués et refoulés au plus profond. Le Moi désigne la partie de la personnalité assurant les
fonctions conscientes. Quant au Surmoi, il représente une intériorisation des interdits
parentaux, une puissance interdictrice dont le Moi est obligé de tenir compte. L’être humain
subit, en effet, durant son enfance, une longue dépendance qu’exprime le Surmoi. Le surmoi
est cette voix en nous qui dit “il ne faut pas”, une sorte de loi morale qui agit sur nous sans
en comprendre l’origine.
132
GIRARD, R., op. cit., pp. 262-263
133
Girard fait allusion ici à Totem et tabou (1912) et Psychologie collective et analyse du
moi (1921) au départ, et ensuite à Le Moi et le Ça (1923).

244
de désir distincts et simultanés.134 Pour Girard, il s’agit bien d’un mouvement
unique par lequel l’enfant, imitant le désir du père, désire sa mère. Ces
incohérences, d’après Girard, font que Freud n’arrive pas à expliquer les
effets du complexe d’Œdipe, à savoir le parricide et l’inceste.135 Il doit alors
avoir recours à d’autres théories pour s’expliquer.136 Or, la théorie mimétique,
dans sa logique interne du double bind rend compte du désir œdipien et de
tous ses effets en respectant le principe du “rasoir d’Ockham” avec une
simplicité qui ne fait recours qu’à la systématicité de la théorie elle-même.

I.2.1.3. La violence mimétique et la psychanalyse freudienne

Nous venons de montrer comment la psychanalyse freudienne a eu un


impact direct considérable sur la théorie girardienne du désir mimétique. Il

134
Freud utilise l’expression gleichzeitig (simultanément) pour insinuer qu’en même temps
deux liens psychologiquement divers, à savoir la tendance sexuelle objectale vers la mère et
l’identification avec le père comme modèle, s’instaurent dans le développement
psychologique du petit garçon. Pour Girard, il y a ici un mélange d’objectalité et de
mimétisme qui crée une incohérence dans la pensée freudienne. Il faut souligner ici, comme
le fait noter aussi Antonio Malo, que Girard ne tient pas compte du point de vue freudien et
le critique à tort en contraposant l’instance du désir mimétique et celle de la libido. En réalité,
la libido est pour Freud, la seule origine du désir et donc de la mimésis, de la substitution du
père, du parricide, etc. Si jamais Girard devait critiquer Freud, sa critique ne se baserait pas
sur l’incohérence dans sa façon de concevoir le désir mais bien dans sa façon de le réduire à
la pure libido. En fait, le désir de l’enfant, en situations normales, n'est pas libidinal mais
amoureux dans le sens que l’enfant désire être aimé par la mère et le père comme leur propre
fils ou fille. Le désir est bien entendu sexué du moment qu’il appartient toujours à une
personne masculine ou féminine mais elle n’est pas nécessairement sexuelle. Ceci fait
d’ailleurs que Freud, du fait qu’il pense tout en termes de libido, conçoit toujours l’amitié
comme un désir homosexuel dissimulé ou sublimé. Cf. GIRARD, R., Des choses cachées
depuis la fondation du monde, op. cit., p. 429 ; MALO, A., Uomo e donna. Una differenza
che conta, op. cit.
135
“Freud est ébloui par ce qui lui apparaît comme sa découverte cruciale. Elle lui bouche
l’horizon ; elle lui interdit de s’engager résolument dans la voie de cette mimésis radicale qui
révélerait la nature mythique du parricide et de l’inceste, et dans le mythe œdipien, et dans la
psychanalyse” GIRARD, R., op. cit., p. 270.
136
Ibid. : « Il faut envisager les analyses freudiennes non comme un système complet mais
comme une série d’essais, presque toujours sur le même sujet. Le Surmoi par exemple, n’est
qu’une seconde mouture de l’Œdipe ; mieux on pénètre sa genèse, mieux on comprend que
la différence qui les sépare est illusoire ».

245
faut dire maintenant qu’elle a également eu une influence décisive sur la
théorie de la violence mimétique qui rend compte des origines de la société
humaine. En effet, dans l’œuvre que nous avons déjà citée, Totem et tabou,
Freud soutient une thèse qui intéressera beaucoup René Girard. Selon Freud,
à l’origine des interdits sociaux se trouve le parricide collectif commis par la
horde primordiale à l’aube des temps, et dont le signe perdure dans
l’inconscient des individus. C’est une sorte de “péché originel” que chaque
individu recèle dans son inconscient en raison de son appartenance au genre
humain.137
Malgré l’accueil méfiant et négatif qui a été réservé à cette thèse
freudienne du meurtre collectif, Girard y reconnaît la plus grande découverte
de toute la vieille ethnologie138. Et dans cette découverte, Girard partage
l’ambition freudienne d’aller à l’instant zéro de la culture humaine et y
reconnaît, quoiqu’en forme embryonnaire, l’hypothèse du sacrifice expiatoire
fondateur du religieux et de la culture. Toutefois, Girard prend le chemin
différent de celui de Freud quant à l’explication du sacré archaïque. Pour
Freud en effet, toute société et toute culture serait fondée sur un rite sacrificiel
symbolique. Dans les aspects proprement religieux du totémisme, Freud y
entrevoit la coincidentia oppositorum, c’est-à-dire la rencontre des
incompatibles qui caractérisent typiquement le religieux. Il y voit alors
clairement le jeu de la violence qui, à son paroxysme, se renverse grâce à la
médiation du meurtre collectif dont il affirme d’ailleurs la nécessité sans
toutefois lui attribuer une fonction opérative comme pour Girard.139

137
Cette thèse n’a jamais rencontré d’accueil favorable de la part des anthropologues. Elle
est passée longtemps sous silence. Lévi-Strauss la critique âprement d’ailleurs comme fondée
sur un cercle vicieux. En effet, Freud prend comme acquis ce qu’il aurait dû démontrer à
savoir comment le parricide de la première horde doit perdurer dans l’inconscient des
individus d’aujourd’hui. Il y a ici un déplacement logique injustifié d’un plan strictement
culturel à un plan strictement ontologique.
138
Cf. GIRARD., R., Celui par qui le scandale arrive, Desclée de Brouwer, Paris 2001, p.
164.
139
L’explication est ici très prévisible. Pour Freud, le système du totémisme a pour fonction
d’expliquer la genèse des interdits sociaux. Pour lui, l’existence des interdits et des rites suffit
pour expliquer la naissance de la culture. C’est pour cela qu’il se limite à la fonction
symbolique du meurtre primordial. Le fait que Girard s’acharne à lui attribuer une fonction
opérative, est que pour lui, à la base du mécanisme victimaire, il y a la violence qui menace
de mort le genre humain. Si le sacrifice se limitait au symbolique, il ne serait pas à même de
juguler la violence. Pour lui, si la horde des fils peuvent se rencontrer sur l’homicide du père,
ils ne sauraient pourtant pas contenir la violence qui surgira de leurs rivalités mimétiques. On

246
Pour Girard au contraire, il s’agit d’un meurtre primordial réel, qui ne
peut que s’inscrire dans la logique du mécanisme de la victime émissaire à
laquelle la société entière fait souvenir. Ce meurtre est commis pour conjurer
la violence et la rivalité au sein d’une société qui, privée de lui, resterait agitée
d’antagonismes et de contradictions insupportables.140 Seule la victime
émissaire peut permettre de comprendre la raison pour laquelle, au fur et à
mesure que l’on procède à l’immolation, l’action qui avant était criminelle
devient sacrée. Freud n’y arrive pas évidemment vu que pour lui le meurtre
crée la culpabilité qui à son tour crée des interdits.141 Mais à vrai dire, ce n’est
pas avec le parricide comme le déclare Freud - bien qu’il utilise un terme très
significatif pour Girard en désignant le rapport entre la culture et l’homicide
fondateur142-, mais avec la victime émissaire qu’il faut penser la naissance de
la culture humaine en termes d’occultation du meurtre fondateur.143

ne le répétera jamais assez, telle est l’obsession de Girard : assimiler toutes les doctrines à
ses catégories mimétiques. Freud ne saurait jamais prévoir les problématiques qui sous-
tendent la thèse mimétique pour élaborer toute sa psychanalyse selon des catégories purement
mimétiques.
140
Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 244.
141
Nous avons souligné que Girard voit dans cette culpabilité fondatrice de Freud le sens
moral qui renvoie au religieux biblique et non à celui archaïque. Mais l’on pourrait se
demander si plutôt le sens moral n’est pas intrinsèque à la nature humaine et donc précède le
religieux biblique. Il est vrai que nous sommes ici dans le domaine de l’anthropologie
culturelle qui doit rendre compte de la genèse culturelle de l’humain. Toutefois, il faut aussi
nous interroger sur la valence anthropologico-philosophique de certaines thèses de Girard.
On ne peut pas nier que la Révélation biblique ait apporté à l’homme avec la lex divina, des
éléments moraux que l’homme ne pourrait jamais avoir autrement. Mais nous pensons plutôt
que la loi morale divine s’appuie sur la lex moralis naturalis qui est inscrite dans la nature de
l’homme bien avant la Révélation biblique. Autrement, la sépulture des morts, les soins
apportés aux plus faibles et tant d’autres indices moraux que nous rencontrons dans les
cultures très anciennes n’auraient pas d’explication éthique.
142
Le concept utilisé par Freud est Enstellung qui veut dire déformation, non seulement dans
le sens de modification dans la forme d’une chose mais aussi dans le sens de déplacer.
Déplacer rend bien ici l’idée de la déformation du sens des textes mythiques dans la mesure
où il ne s’agit pas, comme dans la couverture d’un délit, de seulement nier le méfait, mais
aussi d’en effacer les traces. Or, dans le sacré archaïque, le mythe occulte les traces du
meurtre fondateur qui est à la base de toute société humaine. Cf. GIRARD, R., Le bouc
émissaire, op. cit., p. 153.
143
D’après Girard, Freud n’aurait pas dû développer une théorie du totémisme mais
simplement celle du sacrifice. Toutefois, il faut reconnaître sa découverte qui, même si elle
se limite à la genèse et non à la fonction originaire de la victime émissaire, accepte quand

247
I.2.1.4. La théorie mimétique et la postérité freudienne

Après Freud, ses disciples144se sont donné la peine de systématiser


l’œuvre du maître en achevant, selon Girard, l’escamotage de la mimésis
commencé par le maître. Ainsi, Lacan s’est engagé à souligner comment
l’effet structural d’identification avec le rival ne va pas de soi si ce n’est sur
le plan de la “fable” : identification et rivalité ne sont plus liées au niveau
profond de la structure, mais seulement au niveau superficiel et accidentel145.
Pour Girard, l’effet dont parle Lacan n’appartient pas à Freud dans sa
meilleure expression. Il caractérise en revanche parfaitement le dogme
psychanalytique refroidi.146
Au contraire, l’approche poststructuraliste de Deleuze et Guattari tourne
autour du concept de l’Anti-Œdipe. Les deux auteurs critiquent le
dogmatisme psychanalytique qui réduit l’Œdipe psychanalytique au désir
refoulé.147 En effet, les désirs œdipiens sont, selon ces psychanalystes

même que le rite tire ses racines d’un meurtre réel. Dommage que cette découverte ait ensuite
été occultée au profit d’une fonction purement symbolique alors qu’elle était
anthropologiquement décisive.
144
Quand Girard parle de la psychanalyse postfreudienne, il fait allusion à la psychanalyse
structuraliste de Jacques Lacan ainsi qu’à celle poststructuraliste de Gilles Deleuze et de Félix
Guattari.
145
Cf. TARDITI, C., Desiderio, sacrificio, perdono. L’antropologia filosofica di René
Girard, op. cit., p. 30.
146
Cf. GIRARD, R., op. cit., p. 271. En fait, Girard est convaincu que le meilleur Freud n’est
pas freudien mais mimétique. Le meilleur Freud n’a jamais renoncé à l’élément mimétique
de l’identification qu’il a cherché à concilier tant bien que mal avec l’élément œdipien de
l’autonomie du désir incestueux. Les post-freudiens cependant ont voulu systématiser le
freudisme en l’amputant de l’élément mimétique qui le rendait vivant en amplifiant le dogme
de l’autonomie du désir incestueux.
147
Il s’agit du désir incestueux et parricide de l’enfant qui embrasse toute sa vie et à base
duquel sont interprétés tous les comportements sexuels de l’enfant avec une répercussion
même sur l’âge adulte. D’ailleurs, Freud a eu du mal à rendre compte des rivalités érotiques
de l’âge adulte à partir d’un complexe de l’enfance. Il trouve cette énigme de la répétition de
ce qui fait souffrir presque insoluble du moins du point de vue psychanalytique. Il n’aura
qu’à postuler l’instinct de mort pour y pallier. Cette position exprimée dans Au-delà du
principe de plaisir a été critiquée par René Girard qui pense que le problème ne se serait pas
posé si Freud n’avait pas escamoté la base mimétique qui sous-tend toute sa théorie. Cf.
FREUD, S., Au-delà du principe de plaisir, Points, Paris 2014 ; GIRARD, R., Des choses
cachées depuis la fondation du monde, op.cit.

248
poststructuralistes, l’image transfigurée à travers laquelle le refoulé piège le
désir.148 Dans cette perspective, le désir n’est pas un manque ou un vide qui
serait dans un deuxième temps rempli ou refoulé par le Surmoi des institutions
familiales mais une production même du réel qui touche toute la réalité
sociale. Ainsi par exemple, le désir des enfants pour leur mère répète tout
simplement d’autres désirs d’adultes, à l’égard d’autres femmes.
C’est ainsi que la famille qui pour Freud détenait la clé de la psychanalyse
- pour la simple raison qu’elle exprime à elle seule le complexe d’Œdipe et
partant explique tous les comportements des enfants et des adultes - devient
un simple agent délégué au refoulé dans le sens que la société voit en lui un
moyen pour assurer la répression du désir de l’enfant.149 Deleuze et Guattari
s’inscrivent donc en faux contre la réduction de l’inconscient au champs
familial150 alors qu’il s’étend sur le monde et les groupes sociaux qui le
constituent. Ce n’est certes pas l’ouverture de l’enfant au monde qui doit être
interprétée en fonction du complexe d’Œdipe. Au contraire, c’est le complexe
d’Œdipe qui devrait traduire le rêve de l’enfant sur le monde.
Girard en traitant du système du délire dans son œuvre, Le ressentiment,
se montre très critique envers cette position poststructuraliste. En commentant
l’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari151, Girard juge que les deux
auteurs tout en croyant s’opposer à Freud et au complexe œdipien en
maintiennent pourtant la configuration. Ils ont été incapables de se
débarrasser des thèses freudiennes. En voulant se détourner de Freud, ils ont
fui son terrain en lui attribuant par là-même le monopole des phénomènes tels
que le désir, la rivalité, la triangulation, etc.
Deleuze et Guattari ont cherché, d’après Girard, à scinder le même Freud
en deux : en un bon Freud et en un mauvais (celui de l’Œdipe) sans toutefois
y arriver. De toute façon, leur œuvre demeure imprégnée de Freud jusque

148
Cf. DELEUZE, G. - GUATTARI, F., L’Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie,
Minuit, Paris 1972, pp. 34-40 : « L’être objectif du désir est le Réel lui-même… il n’y a
qu’une seule production, qui est celle du réel ».
149
Cf. Ibid ; TARDITI, C., op. cit., p. 30.
150
Il s’agit, d’après eux, d’un familialisme paternalo-centrique fondé sur le désir refoulé de
l’enfant à cause de la loi du père dans la mesure où tout le complexe d’Œdipe tel que formulé
par Freud se limite au cercle familial Père - Mère -Enfant.
151
Cf. DELEUZE, G. - GUATTARI, F., L’Anti-œdipe, op. cit.

249
dans les aspects où celui-ci semble être violemment répudié. C’est comme si
le Freud chassé par la porte entrait par la fenêtre ! Sûrement, ils présentent un
Freud tronqué et moléculaire mais quand même un Freud.152
En conclusion, on pourrait dire que Girard prend beaucoup de Freud et
des postfreudiens. Il assume les thèses du freudisme avec un œil borné et très
critique. Ce qui est intéressant au niveau de l’analyse herméneutique, c’est sa
profondeur et sa méticulosité dans l’étude des textes. Aucun détail ne lui
échappe. Mais encore plus intéressant, c’est son détachement et son audace
intellectuelle. Il n’a pas peur d’affronter un géant de la pensée comme Freud
en le délogeant de son propre camp et en assumant les mêmes thèmes dans
une perspective alternative.
Le fond du raisonnement de Girard sur la thèse freudienne pourrait se
résumer en deux phrases. D’abord, le complexe d’Œdipe, cheval de bataille
de toute la psychanalyse freudienne, est structuré autour de la rivalité
mimétique et non autour de l’inconscient symbolique. En outre, il faut
conserver l’intuition freudienne du meurtre fondateur en le basant non sur le
parricide, mais sur la victime émissaire.
La remarque qu’il faut reprendre en définitive, en empruntant la même
audace intellectuelle de Girard, c’est son manque d’égard envers les
catégories de pensée de Freud. Chaque penseur réfléchit en fonction de ses
objectifs, de ses sources et de son champ de recherche selon des catégories
mentales qui lui sont propres. Vouloir que tout le monde pense selon les
catégories mimétiques n’est pas, à notre avis, une façon de légitimer sa thèse,
mais une obsession ontologiquement mimétique qui caractérise Girard non
seulement au niveau de sa théorie mais aussi au niveau de ses catégories
mentales.

I.2.2. La Théorie mimétique et le structuralisme français

Peut-être à cause de son parcours académique, René Girard a toujours


entretenu avec la culture française du vingtième siècle des rapports très
ambivalents. D’une part, on remarque une certaine sympathie pour des figures
comme Sartre et Durkheim qui ont eu sur lui et sur sa pensée un impact

Cf. GIRARD, Il risentimento. Lo scacco del desiderio nell’uomo contemporaneo,


152

Raffaello Cortina, Milano 1999, p. 107.

250
considérable. Mais d’autre part, Girard adopte des positions très polémiques
à l’endroit de certains modèles culturels de la deuxième moitié du siècle
dernier. Parmi eux, nous voulons signaler le structuralisme que Girard
considère comme un modèle négatif de recherche anthropologique quoiqu’il
puisse être un point de passage obligé pour la description du sacré archaïque.
Cette critique aussi acerbe dérive du fait que, tandis que les courants dont
Girard fait éloge dérivent pour la plupart du projet positiviste d’appliquer sur
les sciences de l’esprit153 la méthode scientifique des sciences naturelles154,
le structuralisme s’inscrit en faux de façon radicale contre cette approche et
donne exorde à l’effondrement des grands systèmes métaphysiques et aux
méta-narratives anthropologiques qui ont caractérisé toute la culture
moderne.155
En effet, la deuxième moitié du XXème siècle signe la faillite des
grandes théories. Girard note l’effondrement de l’influence des auteurs
comme Freud et Durkheim. C’est dans ce contexte de déclin que voit le jour
le structuralisme, fruit de la rencontre entre Lévi-Strauss et le structuralisme
linguistique de Ferdinand de Saussure156 et Roman Jakobson157. En effet, pour

153
L’expression remonte à Wilhelm Dilthey et correspondrait à la dénomination moderne des
sciences humaines. Cf. DILTEY, W., Per la fondazione delle scienze dello spirito (Scritti
editi e inediti (1860-1896) a cura di Alfredo Marini), Franco Angeli, Roma 2003.
154
Nous rappelons ici la perspective scientifique de l’évolutionnisme culturel de Tylor et
Frazer qui se proposent d’appliquer la méthode darwinienne sur les sociétés humaines.
Husserl a beaucoup critiqué cette approche aventurée d’appliquer indûment sur les sciences
humaines une méthode propre aux sciences naturelles, c’est-à-dire une méthode fondée
essentiellement sur l’observation des phénomènes et sur leur formalisation en termes logico-
mathématiques. Cf. HUSSERL, E., La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, Gallimard, Paris 1989.
155
Dans cette réflexion, nous référerons de temps en temps aux recherches de Claudio
Tarditi sur les rapports entre Girard et le structuralisme. Cf. TARDITI, C., op. cit., pp. 79-
101.
156
Ferdinand de Saussure (1857-1913) est reconnu comme précurseur du structuralisme
linguistique mais aussi comme fondateur de la linguistique moderne pour avoir établi les
bases de la sémiologie. Il a défini certains concepts fondamentaux qui inspireront non
seulement la linguistique ultérieure mais aussi d’autres secteurs des sciences humaines
comme l’ethnologie, l’analyse littéraire, la philosophie et la psychanalyse lacanienne.
157
Roman Ossipovitch Jakobson (1896-1982) est un penseur russo-tchéco-américain qui
devint l’un des linguistes les plus imaginatifs et éminents du XXème siècle, en posant les
premières pierres du développement de l’analyse structurelle du langage, de la poésie et de
l’art dont le cinéma, à travers une œuvre abondante et variée. Ses travaux ont exercé une

251
les structuralistes, comme pour le langage, les données culturelles sont
composées par des signes qui n’auraient pas de sens s’ils étaient isolés l’un
de l’autre. Les signes acquièrent une signification les uns par l’intermédiaire
des autres et forment des systèmes pourvus d’une cohérence interne qui
confère à chaque culture et à chaque institution son individualité propre.158
Si le structuralisme linguistique a exercé une grande influence sur la
pensée de Girard surtout dans la relation entre le signifié et le signifiant et
surtout dans la transcendance du signifié par rapport à la structure
linguistique, il faut tout de même noter que la transposition que Girard en fait
sur la théorie de la violence mimétique est aux antipodes du structuralisme
linguistique. En effet, prenant une narration mythique par exemple, elle est
chez les structuralistes, pure langage et rien d’autre. Elle se rapproche d’un
état de système de pensée à un moment donné et dont il convient d’ailleurs
étudier non le sens mais la forme vu qu’elle n’a aucun rapport avec la réalité
mais est, comme le langage, un système clos dont les relations sont des
relations internes de dépendance, une totalité intelligible par soi et en soi.
Girard considère par contre cette approche structuraliste come une façon
esthétisante de déréaliser un signifiant et de lui nier le droit d’avoir une
signification au-delà de la structure logique d’interprétation. Pour Girard,
l’approche structuraliste nie au mythe comme signifiant le droit d’être un
évènement réel et donc transcendant vis-à-vis de la structure linguistique dans
laquelle il s’insère. La réalité ne peut pas en fait être constituée de structures
concentriques comme le soutient le structuralisme. Elle est au contraire dotée
d’une signification qui va au-delà de chaque structure d’interprétation.
Girard considère donc le structuralisme comme le fils héritier du
déclin des grandes théories philosophiques qui assume le dépassement de la
métaphysique en renonçant à toute prétention certitative ou évaluative de la
pensée. Il se limite à l’analyse de la structure, c’est-à-dire à l’ensemble de
signes linguistiques qui n’acquièrent leur pleine signification que dans une
relation de référence réciproque. L’effort de Lévi-Strauss a été alors de
montrer que les signes qu’il faut déchiffrer ne s’épuisent pas dans le langage

influence remarquable sur des penseurs comme Claude Lévi-Strauss, Noam Chomsky,
Tzvetan Todorov et Roland Barthes. Jakobson est aussi resté dans l’histoire de la pensée
occidentale une figure centrale dans l’adaptation de l’analyse structurelle à des disciplines
au-delà de la linguistique, notamment la Philosophie, l’Anthropologie et la théorie de la
littérature.
158
Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p.14.

252
mais embrassent toutes les données culturelles qui forment les civilisations
humaines. Les signes culturels composent à l’instar des signes linguistiques
une structure qui caractérise une civilisation donnée avec ses coutumes et ses
institutions qu’elles soient religieuses, politiques ou morales159
C’est cela que l’ethnologue doit révéler. Il doit déchiffrer de l’intérieur les
formes symboliques et oublier les grandes questions traditionnelles qui ne
feraient que refléter les illusions de notre propre culture, et qui n’auraient
de sens qu’en fonction du système au sein duquel nous opérons. Il faut se
limiter à la lecture des formes symboliques, nous dit Lévi-Strauss ; il faut
chercher le sens là où il se trouve et pas ailleurs. Les cultures
« ethnologiques » ne s’interrogent pas sur le religieux en tant que tel.160
La conséquence fatale de cette réduction ethnologique de Lévi-Strauss
à la seule analyse des structures symboliques des civilisations données est
l’abandon irrévocable des grandes questions sur l’origine de la culture qui
n’ayant pas encore trouvé de réponses satisfaisantes ont été déclarées
insolubles et dépourvues de sens. Le sens est désormais à chercher
uniquement là où l’on est sensé le trouver, à savoir dans la structure des signes
culturels. C’est pour cela que Girard définit le structuralisme comme une
pensée démissionnaire du moment qu’il exclut a priori et à bon escient tout
genre de réflexion qui défie les limites des différences structurelles et donc
du particulier. Or, renoncer aux grandes questions traditionnelles et in primis
sur l’homme signifie le condamner à n’être qu’un animal symbolique qui
produit des systèmes de signification à la manière de l’araignée sans même
chercher à connaître l’origine des mêmes systèmes symboliques auxquels il
appartient. Girard le prend comme une forme de résignation.
Les ethnologues se sont longtemps exercés autour du sacré sans jamais
obtenir de résultats décisifs. Conclure de façon péremptoire que le religieux
ne constitue pas une énigme unique, c’est simplement affirmer que nul ne
doit réussir désormais là où toute l’ethnologie, jusqu’ici, a échoué. En réalité,
on trouve dans le religieux un mélange de traits récurrents et de traits non
récurrents, mais toujours apparentés les uns aux autres, qui suggèrent à
l’esprit scientifique des possibilités de réduction.161

159
Cf. TARDITI, C., op. cit.
160
GIRARD, R., op. cit.
161
Op. cit., p. 58.

253
Ainsi, dans La violence et le sacré, Girard soutient la critique de Lévi-
Strauss à l’endroit de Radcliffe-Brown au sujet de la famille élémentaire. Pour
Radcliffe, la famille élémentaire ne peut que se fonder sur le mariage entre
l’homme et la femme du moment qu’elle est à entendre en termes d’unité
irréductible et non d’un composé ou d’un résultat d’échange entre les groupes
sans aucun fondement de nécessité biologique comme l’atteste Lévi-
Strauss.162 Pour Radcliffe, ce qui est vraiment élémentaire, ce ne sont pas les
familles en tant que termes isolés mais plutôt la relation entre ces termes :
Mari-femme-enfants. Ainsi donc, les modalités du mariage sont
déterminantes pour l’institution de la parenté. Mais pour Lévi-Strauss, la
famille biologique ne donne pas à la parenté une connotation sociale. En effet,
le système de parenté, vu dans le sens biologique n’est qu’un système
arbitraire de représentations appartenant à la pensée symbolique. Elle n’est
aucunement le développement spontané d’une situation de fait. 163 Cela est
d’autant plus vrai que dans certaines sociétés certains liens de consanguinité
sont illicites tandis que dans d’autres les mêmes liens sont plutôt
recommandés. Toutefois, quoique les systèmes de parenté biologiques ne
répondent à aucune nécessité de type social, il n’est pas à considérer comme
une sorte de contre-nature.
C’est ainsi d’ailleurs que, parlant du sacré et du profane, Lévi-Strauss
évacue littéralement le sacré au profit de la fonction symbolique qui produit
les structures par ses déterminations inconscientes. « Il s’agit toujours, dit
Lévi-Strauss, comme pour les structures élémentaires de parenté, de dresser
un inventaire des enceintes mentales, de réduire des données apparemment
arbitraires à un ordre, de rejoindre un niveau où la nécessité se révèle,
immanente aux illusions de la liberté »164. En revanche, pour Girard, si
quelque chose se cache derrière le mythe, c’est bien le sacré, et même ce qui
crée le sacré : un sacrifice. Toutefois, il faut noter un point commun entre
Lévi-Strauss et Girard. Le fonctionnement naturel de la pensée sauvage pour

162
Radcliffe-Brown décline la famille élémentaire en termes de groupes
constitués de l’homme, la femme et les enfants, les trois ayant entre eux trois genres
particuliers de relations sociales du premier degré, le second degré étant attribué à des
relations entre deux familles élémentaires distinctes avec un membre en commun. La
diversification des degrés des relations sociales permet de délimiter les données
généalogiques. Cf. RADCLIFFE-BROWN, A.R., Structure et fonction dans la société
primitive, Minuit, Paris 1972 ; GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit., p. 328.
163
Cf. LÉVI-STRAUSS, C., Antropologia strutturale, Il saggiatore, Milano 1966, p. 307.
164
Op.cit., p. 314.

254
Lévi-Strauss s’apparente au mécanisme du bouc émissaire. Lévi-Strauss
appelle ironiquement pensée sauvage ce qu’on appelait avant lui mentalité
primitive. La pensée sauvage s’oppose alors à la pensée domestiquée par des
exigences de rendement, non à la raison civilisée. La pensée sauvage n’est
pas moins rationnelle que la pensée occidentale, mais procédée d’une logique
du sensible. L’un et l’autre peuvent être anachroniques sans craindre
l’incohérence : Girard peut lire ensemble un mythe grec et un texte de
persécution médiévale, et Lévi-Strauss compter la lecture de Freud parmi les
versions du mythe d’Œdipe.165
Dans cette sorte de conjonction entre la nature, la culture et la
structure, Girard fait noter que le structuralisme de Lévi-Strauss a le mérite
d’avoir établi la priorité de la pensée symbolique sur celle biologique en
pensant la famille humaine élémentaire en termes de système de parenté.
Toutefois, le structuralisme n’arrive pas à déceler l’origine de la pensée
symbolique qui selon Girard n’est autre que le mécanisme victimaire. Pour
Girard, « la pensée symbolique a son origine dans le mécanisme de la victime
émissaire. […] Le meurtre collectif ramène le calme, en un contraste
prodigieux avec le paroxysme hystérique qui précède ; les conditions
favorables à la pensée se présentent en même temps que l’objet le plus digne
de la provoquer. Les hommes se retournent vers le miracle afin de le perpétuer
et de le renouveler ; il leur faut donc, d’une certaine manière, le penser. Les
mythes, les rituels, les systèmes de parenté constituent les premiers résultats
de cette pensée »166.
Selon Girard, le structuralisme touche le mécanisme du sacré mais il
ne peut pas le rendre manifeste du moment qu’il en est lui-même victime en
s’enfermant dans la structure et dans le synchronisme sans pouvoir découvrir
le mouvement morphogénétique de la violence qui génère de nouvelles
significations. À la fin, dit Girard, « le structuralisme constitue un moment
négatif mais indispensable dans la découverte du sacré »167. Il permet de faire
ressortir la pensée symbolique sans toutefois en déceler l’origine que seul
Girard, à ses dires, est capable de déceler.

165
ISSAN- BENCHIMOL, N., « Lévi-Strauss versus Girard » in AAvv, René Girard. Le
penseur du désir et de la violence, Hergé, Moulinsart 2021, p. 92
166
GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit., p. 346.
167
Ibid.

255
Dans cette ligne de pensée, Girard affronte dans Des choses cachées
depuis la fondation du monde, le thème du signifiant transcendantal où il se
confronte directement avec la théorie structuraliste de Lévi-Strauss.168 Il faut
dire en effet que le projet théorique du structuralisme lévi-straussien se fonde
sur la rencontre entre l’anthropologie et la linguistique structurale. Lévi-
Strauss veut développer l’Anthropologie culturelle autour de l’adoption de la
méthode linguistique et phonologique en anthropologie. Celle-ci doit être
basée sur les notions de système et de structure. Girard s’appuie donc sur cette
théorie structuraliste en affirmant que « on ne peut pas résoudre le problème
de la violence par la victime émissaire sans élaborer du même coup une
théorie du signe et de la signification »169. Toutefois, son approche diffère
fondamentalement de celle de Lévi-Strauss. En effet, pour ce dernier, il n’y a
pas de signifié et donc de sens en dehors du système. Cela est d’autant plus
fondamental que chaque élément du système est en constante relation avec
les autres de telle sorte que toute variation au niveau d’un élément qui
constitue un système donné modifie tout le système. Ainsi le système devient
le point de départ pour comprendre toute signification culturelle.170
Girard relève qu’un système ainsi conçu reste statique et synchronique
du moment que chaque élément possède alors le même degré de signification
que les autres. Si on veut l’assumer comme instrument d’interprétation du
système, on doit le prendre comme secondaire et soumis aux règles
systémiques de tout l’ensemble. Or, pour Girard, le mécanisme victimaire sur
lequel se fonde l’analyse culturelle de la société ne saurait être structurale au
sens lévi-straussien du terme. Pour Girard, le mécanisme victimaire est la
première source de la pensée humaine, le signifiant transcendantal qui donne
forme et sens à tous les autres éléments du système culturel. Ainsi d’après
Girard, les systèmes structuraux dont parle Lévi-Strauss ne sont que des
dérivés de l’unique forme originaire de la pensée qu’est le mécanisme
victimaire qui ne saurait rentrer dans un système où tous les éléments ont le
même degré de signification. Si pour Lévi-Strauss les éléments du système
structural s’auto signifient, pour Girard, il doit y avoir au centre un unique
signe, la victime émissaire qui est en même temps signifiant et signifié,

168
Cf. GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., pp. 133-
139.
169
Op. cit., p. 133.
170
Cf. LÉVI-STRAUSS, C., op. cit.

256
élément premier et unique qui fonde toutes les significations secondaires du
système culturel comme les mythes et les rites.

Il faut noter que la confrontation la plus dure entre Girard et le


structuralisme lévi-straussien se situe au niveau de la conception des rites et
des mythes. D’après Lévi-Strauss, les rites sont les produits de l’angoisse ou
de la peur humaine pour la différentiation. Il s’agit d’une tentative, quoique
vaine et illusoire pour Lévi-Strauss, de remonter de la pensée discontinue à la
continuité pré-culturelle. En effet, Lévi-Strauss, à l’opposé de Girard, voit
dans la naissance de la culture une rupture d’une continuité inconsciente à la
discontinuité créée par la conscience culturelle. Le rite tente un certain retour
aux origines. On pressent d’ores et déjà la contrariété de Girard au sujet de
cette position. Dans la perspective Girardienne, le rite est par contre la
production culturelle dont l’homme se sert pour répéter l’immolation de la
victime émissaire constituant l’acte fondateur et originaire de la civilisation.
Dans le rite, la communauté revit de façon rituelle et donc contrôlée la même
crise mimétique qui pour la première fois a créé la violence et qui ensuite s’est
polarisée sur une unique victime à expulser de la communauté avec le but de
revivre les bienfaits du sacrifice originaire. Pour cela le rite ne procède pas de
la différentiation à l’indifférenciation comme le prétend Lévi-Strauss mais
bien l’inverse :
Loin de viser à l’indifférencié pour l’indifférencié, comme se l’imagine
Lévi-Strauss, les rites ne voient dans la crise qu’un moyen d’assurer la
différenciation : Il n’y a donc aucune raison de vouer les rites à l’insensé
comme le fait Lévi-Strauss. C’est bien du désordre extrême que l’ordre
surgit dans la culture humaine, car le désordre extrême c’est la disparition
de tout objet dans le conflit et c’est alors que la mimésis d’appropriation, la
mimésis conflictuelle, se transforme en mimésis de l’antagoniste et de la
réunification sur cet antagoniste. En mettant le rite à la porte de la classe
structuraliste, comme il le fait, Lévi-Strauss se trompe.171

Pour Girard, l’erreur de Lévi-Strauss dans l’interprétation du rite est


de considérer comme originaire seulement la structure. Puisqu’il considère le
passage de la nature à la culture comme le point de la pensée classificatrice

171
GIRARD, R., Des choses cachées…, op. cit., pp. 44-45. Si bien entendu l’indifférenciation
pour Girard signifie violence, il va sans dire que seule l’expulsion de celle-ci peut donner
naissance à un système social différencié. Ainsi, le rite fait naître périodiquement une
nouvelle refondation et pacification de la communauté.

257
qui constitue le principe de la discontinuité et de la différentiation, Lévi-
Strauss ne sait pas quoi faire du rite qui en soi est la représentation de la
tendance contraire par rapport à la pensée classificatrice172. Ainsi donc, du
point de vue mimétique, le structuralisme se définit comme pensée
sacrificielle qui pour s’ériger garante d’une vérité, qu’en réalité il ne fait que
mystifier, a besoin d’un bouc émissaire et rien ne peut faire mieux que le rite
pour revêtir cette fonction173.
Si Lévi-Strauss et Girard partent de deux repères différents pour
l’interprétation du rite, il n’en est pas de même pour le mythe. Dans ce cas,
les deux partent de la reconnaissance à l’intérieur du mythe, d’un même
mouvement qui va de l’indifférencié au différencié. Girard fait sienne
l’intuition du structuralisme en affirmant que dans les mythes, on passe
toujours d’une condition initiale d’indifférenciation à une finale de
différentiation. Malgré ce point de départ commun, Girard se démarque tout
de suite du structuralisme. Tandis que la perspective structuraliste interprète
le passage de l’indifférenciation à la différentiation sur le plan purement
logique, Girard lui assume le même passage mais sur le plan plutôt réel en le
fondant sur le mécanisme victimaire. En effet, Girard remarque que pour
Lévi-Strauss, « l’indifférencié ou le continu n’est qu’un rapetassage de
distinctions déjà opérées par le langage, un faux-semblant dont il arrive à
l’ethnologue de déplorer la présence, en particulier dans les rites, car il y voit
alors un refus pervers de la pensée différenciatrice » 174.
Substantiellement, pour Lévi- Strauss, le mythe serait la
représentation fantomatique de la genèse culturelle tandis que pour Girard il
incarne le compte rendu transfiguré d’une genèse réelle. Pour le
structuralisme, la pensée mythique confond un processus purement
intellectuel comme le processus différentiateur avec un processus réel comme
une sorte de drame qui se déroule au commencement des temps entre des
personnages imaginaires. Les éléments dramatiques du mythe n’intéressent
pas le structuralisme. Ce qui importe est plutôt le passage du continu au
discontinu, de l’indifférenciation à la différentiation. Toutefois, Girard note

172
Cf. Op. cit., p. 86. Cela fait naître en fait une contradiction interne dans la pensée
structuraliste. Si la pensée classificatrice est principe de la culture, le rite devient anti-culturel
alors qu’il est l’un des signes fondamentaux qui marquent la naissance de la culture humaine.
173
Cf. TARDITI., C., op. cit., p. 96.
174
GIRARD., R., op.cit., pp. 144-145.

258
que Lévi- Strauss est quand même un penseur trop fin pour laisser inaperçus
certains éléments récurrents dans les mythes. Il les examine, quoiqu’au niveau
purement logique, de façon à laisser émerger une sorte de logique de
l’exclusion non moins intéressante.175
Dans cette logique de l’exclusion, Girard voit l’ascendant de la
position lévi-straussienne sur les autres anthropologues dans la mesure où il
a réussi à entrevoir le mécanisme du tous contre un même si lui aussi finit par
aplatir cette intuition fondamentale dans une des différenciations binaires
habituelles : l’opposition entre une conduite individuelle et une conduite
collective, la première étant négative et la seconde positive176. L’action
collective que Lévi-Strauss définit comme qualifiée positivement est toujours
la violence collective, le lynchage de la victime. Au contraire, l’action
individuelle négative n’est que l’accusation dont la victime est l’objet.
Puisque personne ne met en doute une telle accusation mais que la
communauté entière l’adopte, celle-ci voit dans l’accusation un motif urgent
pour lyncher la victime.177
En définitive, il n’y a qu’une seule perspective qui peut faire du
lynchage une action positive parce qu’elle voit dans la victime une série de
menaces dont il faut se débarrasser : c’est la perspective des lyncheurs eux-
mêmes. Cette perspective, pour Girard, résout tous les problèmes liés aux
mythes. Elle nous fait comprendre pourquoi au début du mythes prévaut le
désordre et nous explique pourquoi la victime, à l’acte de l’expulsion, est
toujours considérée responsable de la crise qui menace la communauté. Pour
Girard, cette thèse du lynchage est plus vraisemblable que celle de Lévi-
Strauss. En effet, la mythologie ne représente pas pour Girard le projet
175
Cf. Dans le troisième tome des Mythologiques, Lévi-Strauss développe une étude
ethnologique de la genèse des sociétés primitives par l’analyse des mythes. Dans le mythe
du dénicheur d’oiseau, Lévi-Strauss rapporte le mythe des cinq grands clans des Ojibwa, un
peuple autochtone amérindien. Le mythe relève six personnages fondateurs dont l’un fut
exclu pour la fondation de la société ; les seules quatre plantes du Tikopia que les ancêtres
ont réussi à conserver sont dévoré par un dieu étranger qui vole les mets que les divinités
locales avaient préparé pour le fêter, etc. Lévi-Strauss en conclut que dans tous les cas pareils,
un système discret dérive d’une destruction des éléments ou de leur soustraction d’un
ensemble primitif. Pour Lévi-Strauss, il ne s’agit pas d’une violence contre un individu réel
mais toujours des objets qui occupent un espace logique déterminé. Cf. LEVY-STRAUSS,
C., Mythologiques, t. 3 : Le cru et le cuit, Plon, Paris 1964, pp. 80-81.
176
Cf. LÉVI-STRAUSS, C., Le totémisme aujourd’hui, PUF, Paris 2017, p. 39.
177
Cf. TARDITI, C., op. cit., p. 99.

259
poético-philosophique que le structuralisme lui attribue. « Son vrai projet,
c’est de se remémorer les crises et le lynchage fondateur, les conséquences
évidentielles qui ont constitué ou reconstitué un ordre naturel. S’il y a quelque
chose de juste et de profond dans l’idée lévi-straussienne, c’est l’idée que la
naissance de la pensée est en jeu dans le mythe. Elle est même plus
directement en jeu que n’ose le penser le structuralisme parce qu’il n’y a pas
de pensée humaine qui ne naisse du lynchage fondateur ».178
Pour Girard, là où Lévi-Strauss a tort, « c’est de prendre cette
naissance pour une immaculée conception. Il voit dans le lynchage partout
répété une simple métaphore fictive d’une opération intellectuelle seule réelle
» 179. Ce qui rend Lévi-Strauss précieux aux yeux de Girard, c’est qu’il nous
apporte tous les éléments de la genèse vraie de la culture. Toutefois, comme
pour tous les autres penseurs que Girard confronte à lui-même, il n’a jamais
compris à quoi il a affaire. Rien ne manque dans la construction de Lévi-
Strauss, sauf l’essentiel, bien-sûr, de ce mimétisme des rapports humains qui,
après avoir décomposé violemment les structures de la communauté,
déclenche le mécanisme de bouc émissaire qui assure leur recomposition.180
En conclusion, on peut affirmer que Lévi-Strauss et Girard conçoivent
la recherche anthropologique comme un creusement vertical afin de tracer les
matrices universelles de la culture, Il s’agit donc d’une anthropologie qui
privilégie une analyse des structures profondes de la culture humaine plutôt
que d’une étude comparée entre un grand nombre de civilisations différentes.
Le postulat commun au structuralisme et à l’anthropologie girardienne est
donc la possibilité de remonter aux origines de la culture humaine. Certes, les
points d’arrivée des deux pensées sont bien différents. Lévi-Strauss interprète
le processus vers la culture comme la capacité progressive de l’homme de
classifier et organiser la réalité ambiante tandis que Girard reconnaît l’origine
de la culture dans le sacré archaïque et dans ses mécanismes de violence
mimétique jusqu’ici perpétués en différentes formes.
Loin de minimiser les différences ou de mettre en exergue les traits
communs, il faut simplement reconnaître que, sans l’apport du structuralisme
même dans sa forme négative, la théorie mimético-victimaire n’aurait pas eu
la profondeur et l’immédiateté que nous lui reconnaissons. Girard a surement

178
Girard, R., Des choses cachées…, op. cit., pp. 159-160.
179
Op. cit., p. 160.
180
Cf. Ibid.

260
puisé à la source de Lévi-Strauss la nécessité, pour la théorie victimaire, d’être
aussi une théorie du signe et du signifié, théorie sans laquelle, le mécanisme
victimaire ne pourrait pas rendre compte de la genèse des signifiants culturels
comme inhérents à la sphère du sacré violent. Toutefois, selon Girard, même
s’il a frôlé le mécanisme victimaire, Lévi-Strauss n’a pas pu le reconnaître
parce qu’il est resté emprisonné dans les différences structurelles. Aux yeux
de Girard, le structuralisme représente l’un des plus aigus épisodes de la crise
contemporaine dans laquelle le mécanisme commence à céder. Mais pour ne
pas s’écrouler définitivement, elle propose toujours de nouvelles formes de
mystification de la vérité.

Conclusion

Au terme de cette investigation sur les sources philosophiques de la


théorie mimétique, nous ne saurions ne pas relever qu’une relation complexe
et ambigüe a toujours caractérisé Girard à l’égard de la Philosophie.
D’ailleurs, Girard a toujours voulu être appelé anthropologue plutôt que
philosophe. Il motive ses positions par le fait que, selon lui, la Philosophie
privilégie les concepts au détriment des faits concrets mais aussi par le fait
que l’éthique philosophique n’arrive jamais à s’affranchir de la dimension
moralisante qu’il considère comme fille du mécanisme victimaire. Toutefois,
comme nous l’avons montré au cours de ce chapitre, Girard n’a pas peur
d’admettre que la théorie mimétique non seulement puise aux sources de la
philosophie mais aussi comporte des implications philosophiques auxquelles,
malheureusement, il est amené à attribuer une place de seconde zone en vertu
de la différence de méthode entre la Philosophie et son approche qui oscille
principalement entre critique littéraire et exploration ethnologique. La chose
qui nous étonne est cependant que Girard n’a jamais voulu explorer la
Philosophie analytique pourtant dominante aux Etats-Unis alors qu’il y a vécu
et travaillé toute sa carrière académique durant. Cela pourrait être d’ailleurs
une confirmation de notre thèse que Girard ne s’inspire pas de la Philosophie
parce qu’il en est passionné, mais parce qu’il y trouve instrumentalement des
thèmes ou des concepts qui rendent sa théorie plus soutenable et plus
systématique.
Tout compte fait, son approche vis-à-vis de ses sources ne varie pas.
Que ce soit pour les philosophes dont il s’inspire pour des thèmes
typiquement philosophiques ou pour les auteurs à cheval entre la philosophie

261
et les autres sciences humaines comme nous l’avons montré pour Freud et
Lévi-Strauss, l’attitude de Girard demeure celle des critiques sévères mêlées
à de grandes admirations. Sa conclusion est toujours que chaque penseur dont
il s’inspire, selon l’angle de vision considéré, a le mérite d’avoir frôlé la clé
d’interprétation de la seule réalité vraie qui n’est autre que la dimension
mimétique qui sous-tend toute relation humaine tant au plan individuel que
collectif.
Mis à part la question de source d’inspiration, la théorie mimétique
intéresse la Philosophie également sur le plan du contenu qui de par soi-même
comporte des valences et des implications étroitement philosophiques. Ainsi,
postuler que tout désir est mimétique et que toute société se construit sur la
tombe de la victime émissaire comporte des implications de type
métaphysique et anthropologique touchant directement l’angle de la liberté
humaine et de la religion comme caractéristique fondamentale de toute
société. C’est pour cela que dans le dernier chapitre de notre recherche, nous
allons toucher, dans une approche toujours herméneutique, les implications
philosophiques de la théorie du désir et de la violence mimétique.

262
CHAP II. HERMÉNEUTIQUE DE LA THÉORIE GIRARDIENNE
VIS-À-VIS DE LA PHILOSOPHIE

II. 1. RENÉ GIRARD ET LA PHILOSOPHIE1

Comme nous l’avons déjà souligné, René Girard a toujours manifesté


une attitude assez complexe et ambigüe à l’égard de la Philosophie. En 2006,
René Girard confiait à Pierre-André Boutang et Benoît Chantre qu’il préférait
être considéré comme un anthropologue plutôt que comme un philosophe. Il
disait que la philosophie, « c’est la conceptualité au niveau le plus raréfié,
donc là où les mots ont le plus de sens et le moins de sens » 2. En comparant
la Philosophie et l’Anthropologie culturelle, il affirmait que chez les
philosophes, les mots ont quarante sens, quand chez les ethnologues ils n’en
ont encore que trois. Girard admet dans le même entretien que son
anthropologie comporte des implications philosophiques, mais que la
philosophie soit amenée, du fait de la qualité particulière de ses concepts, à
occuper une place relativement secondaire.
Évidemment donc, la Philosophie n’est pas la discipline
fondamentale dans laquelle Girard puise ses intuitions. Il affirme d’ailleurs
que « seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir. »3 tandis
que nombre de philosophes sont passés très près du désir mimétique sans y
arriver. C’est le cas de Platon qui, s’il a bien perçu le rôle fondamental de
la mimésis, s’en est malheureusement tenu au paradigme de la copie, de la
re-production ou de l’image. D’après Girard, bien que plaçant l’imitation

1
Nous empruntons ce titre à l’entretien de Andreas Wilmes, Directeur du Centre de
Recherche sur les Liens Sociaux (CERLIS) à l’université Paris-Descartes avec Paul
Dumouchel, longtemps professeur au département de Philosophie de l’Université du Québec
à Montréal au Canada et actuellement professeur au Graduate School of Core Ethics and
Frontier Sciences de l’Université de Ritsumeikan à Kyoto au japon.
2
BOUTANG, P.A. - CHANTRE, B. - CHEVALLAY, A. (Réal.), René Girard, la violence
et le sacré (DVD), Montparnasse, Paris 2006.
3
GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, in De la violence à la
divinité, Grasset, Paris, 2007, p. 45.

263
au cœur même d’une ontologie de la participation, Platon refuse d’étendre
la mimésis aux comportements humains et au désir 4.
En effet, depuis son jeune âge, René Girard s’est beaucoup intéressé
à la Philosophie, surtout à la Phénoménologie, et à Sartre en particulier dont
il reconnaît l’importance dans son premier ouvrage.5 Paul Dumouchel affirme
même qu’on retrouve dans la bibliothèque de Girard un exemplaire annoté de
La Critique de la Raison Dialectique qu’il a acheté et lu peu après sa
parution.6 À part les philosophes que nous avons étudié comme sources, on
voit qu’il connaît bien l’œuvre de Martin Heidegger et de Jacques Derrida.
On peut dire en somme que Girard s’est intéressé à la Philosophie en lisant
les différents philosophes en fonction de sa théorie. Toutefois, un fait nous
étonne. En effet, on ne trouve guère, dans l’œuvre de Girard, de références à
la Philosophie analytique pourtant dominante aux États-Unis où il a vécu
longtemps et fait toute sa carrière académique.
Malgré tout l’intérêt que Girard manifeste à l’égard de la Philosophie,
il en parle toujours sur un ton polémique. En effet, son reproche à la
Philosophie telle qu’il l’entend, c’est de rester au niveau des concepts alors
qu’il veut faire œuvre de science empirique qui parle du monde tel qu’il est
et tel qu’il a été. Il ne faut en fait pas oublier que Girard a reçu une formation
d’historien. Pour cela, il pense que de nombreux philosophes ont tendance à
oublier le monde des faits au profit de celui des concepts quand bien même il
reste tout à fait conscient de l’importance que joue l’analyse des concepts
dans toute entreprise scientifique. Mais cette attitude de Girard à l’égard de
la Philosophie reflète une conception commune non seulement au moment où
il a écrit ses premières œuvres, mais encore aujourd’hui où, de façon erronée,
beaucoup veulent que la science et la Philosophie soient deux domaines
séparés.

4
« C’est Platon qui a déterminé une fois pour toutes la problématique culturelle de
l’imitation et c’est une problématique mutilée, amputée d’une dimension essentielle, la
dimension acquisitive qui est aussi la dimension conflictuelle ». GIRARD, R., Des choses
caches depuis la fondation du monde, in De la violence à la divinité, Grasset, Paris, 2007,
p. 713.
5
Cf. GIRARD, R., Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, op. cit., p. 125.
6
WILMES, A., René Girard et la Philosophie. Entretien avec Paul Dumouchel in « The
Philosophical Journal of Conflict and Violence », vol. 1, n.1 (2017), pp. 12-13 ; SARTRE,
J.P., Critique de la Raison Dialectique (2 tomes), Gallimard, Paris 1985.

264
II.1.1. Théorie mimétique et Éthique philosophique

Une autre raison, et pas des moindres, a poussé Girard à être plutôt
réticent à l’égard de la Philosophie. Il s’agit de l’Éthique qu’il conçoit en
contraposition avec la religion chrétienne. Pour lui, l’Éthique reste fille du
mécanisme victimaire dans la mesure où elle situe la vérité du côté du
moralement fort en victimisant celui qui se trouve au mauvais endroit au
mauvais moment. D’après Girard, aucune éthique philosophique n’a, au cours
de l’histoire, réussi entièrement à s’affranchir de ce triste héritage. La vérité
est finalement religieuse puisque c’est à partir de la convergence de la
révélation chrétienne et des sciences qu’une vérité commune sur l’innocence
de la victime émissaire émerge, vérité à laquelle les morales philosophiques
ne parviennent pas.
En effet, Girard a toujours refusé l’idée d’une source d’autorité morale
indépendante, c’est-à-dire qui ne serait ni sacrificielle, ni chrétienne. Il est
clair donc qu’il ne s’agit pas d’un simple rejet de la réflexion morale en tant
que telle mais d’une morale qui s’oriente en dehors de la logique du sacrifice
ou de la Révélation chrétienne. Il faut quand même admettre que, pour une
mentalité éthique occidentale, cette thèse de Girard est assez puissante. En
effet, en parcourant l’histoire de la pensée éthique, on retrouve toujours ou le
sacré ou la logique chrétienne. Par exemple, que ce soit chez Platon, Aristote
ou les Stoïciens, on navigue dans un univers très marqué par le sacré7, alors

7
Chez Platon, la morale se présente comme une participation de nos exigences réalistes à
une aspiration vers un monde idéal, aspiration d’un poète, autant que d’un philosophe, vers
un absolu transcendant, sur lequel il serait possible de s’appuyer et duquel tous nos actes
tireraient leur valeur (l’Idée du Bien). Chez Aristote par contre, l’allusion au sacré ne
transparaît pas explicitement. Toutefois, le Bonheur perçu comme la finalité de toutes les
actions humaines pourrait revêtir la forme du sacré. Pour les stoïciens, Dieu est la suprême
Raison, le Législateur qui prescrit ce qui est juste, c'est-à-dire ce qui est moralement bon, et
qui interdit ce qui est injuste ou ce qui est moralement mauvais. Dieu est l'Être
souverainement heureux et la Raison parfaite, le Bonheur parfait, et la Vertu aussi parfaite,
sont trois propriétés ou attributs unis en lui par un lien indissoluble, et qui composent la
Perfection absolue. Or, l'homme est étroitement uni à la divinité, puisque son âme est d'une
nature divine, puisqu'elle est une émanation de la divinité même. Ainsi, l'homme doit
s'efforcer de ressembler à Dieu, sous le rapport de la perfection morale. Cf. PLATON, La
République, op. cit., VII, 534 b-c ; PLATON, Ménon, Nathan, Paris 2010, 100 b ;
LOVINFOSSE, J.M, La morale de Platon in « L’Antiquité Classique », vol. 2, n. 34 (1965),
pp.484-505 ; ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, op.cit. ; SENECA, L.A, De vita beata
(traduzione di Enrico Baldassarre), Congedo, Milano 2017, c. 13 ; YARZA, I., Filosofia
antica, EDUSC, Roma 2016, pp. 291-295.

265
que chez Kant on est dans un univers chrétien. Chez les utilitaristes, nous
retournons dans le sacré ou, du moins, le sacrificiel.8
S’il faut alors penser à la place de la Philosophie morale au sein de la
théorie mimétique, il paraît assez clair que la réflexion de Girard est animée
et même guidée par des prises de position morales très tranchées. Pour Girard,
refuser le sacrifice revient à refuser qu’il soit meilleur qu’une seule personne
meure pour que la nation entière soit sauvée. C’est là une prise de position
morale très forte et pourtant discutable. Il résulte alors que le problème n’est
pas tant de savoir quelle est la place de la Philosophie morale au sein de la
théorie mimétique, mais plutôt de prendre en compte les importantes
questions morales que nous pose cette théorie.
Dans un premier temps, la théorie mimétique adopte des prises de
position morales qu’elle prend pour acquises et qu’elle ne considère pas
nécessaire de justifier. Mais, en second lieu, quiconque entend donner un
fondement à ces prises de position est ramené au cœur de la théorie, c’est-à-
dire au mécanisme du bouc émissaire comme fondement premier et originaire
du comportement moral humain. Il faudrait alors se pencher sur la question
des conséquences que l’hypothèse d’un mécanisme autorégulateur de la
violence à l’origine de la culture humaine aurait sur la Philosophie morale.
Cela ferait naître la question des différents types de positionnements éthiques.
Nous avons montré ci-haut comment au cours de l’histoire de la pensée
éthique, les principaux courants éthiques se ramènent nécessairement soit au
sacré (ou alors au sacrificiel) soit au christianisme. Les différents types de
positionnements éthiques dont nous faisons allusion ici sont principalement
l’éthique personnaliste qui vise la réalisation et la dignité de la personne

8
Cf. LODOVICI, G.S, L’utilità del bene, Vita e Pensiero, Milano 2004. En effet, la morale
utilitariste met au centre de l’obligation morale la maximisation du bien et donc de l’utilité
définie en fonction du plaisir et de la souffrance, des préférences ou des intérêts satisfaits.
Dans l’utilitarisme, il faut donc viser le plus grand bonheur du plus grand nombre. Il s’agit
donc d’une morale conséquentialiste, évaluant une action ou une règle uniquement en
fonction des conséquences escomptées. Or, poussée dans des cas particuliers, la morale
utilitariste aboutit toujours à une morale sacrificielle dans la mesure où s’il y a besoin, il faut
sacrifier un individu pour le bien-être de plusieurs, ou priver des biens à une minorité pour
en faire bénéficier à une majorité : « se per impedire più crimini devo commetterne uno io
stesso, allora questo non è un crimine ». SPEAMANN, R., Etica cristiana della
responsabilità (Atti del convegno sulla coscienza), LEV, Città del Vaticano 1992, p. 101.
Speamann se réfère ici à une sentence de la cour fédérale allemande (1952) où les imputés,
des médecins impliqués dans un programme eugénique nazi, se sont défendus en invoquant
la thèse utilitariste.

266
humaine9, l’éthique déontologique qui met en avant le devoir 10 ainsi que
l’éthique utilitariste qui vise l’utilité et donc, comme nous l’avons à peine
souligné, le maximum possible du bien-être pour le grand nombre possible de
personne. Nous n’entendons pas aborder ce volet dans cette recherche qui
n’est pas de perspective éthique mais plutôt herméneutique.11

II.1.2. Théorie mimétique et métaphasique de l’identité et de la


différence

Un autre thème philosophique a occupé Girard dans son œuvre : celui


de l’identité et de la différence. Girard a souvent déclaré qu’il s’intéressait
davantage à l’identité qu’à la différence. Si cette remarque résume plusieurs
aspects de sa théorie et de sa méthodologie, elle semble également traduire
une attitude philosophique particulière. En effet, Girard écrit ses premiers
essais à une époque où de nombreux philosophes et intellectuels français tels
que Gilles Deleuze, Michel Foucault, Georges Bataille, Jacques Lacan etc.,
sont en quête d’une Différence non-rationalisable, non-objectivable et
irréductible à la dialectique hégélienne. Or, Girard a toujours considéré cette
entreprise d’un œil critique. Non seulement ce projet philosophique lui

9
Elle pourrait, mutatis mutandis, être assimilée à l’éthique aristotélicienne même si celle-ci
suppose des perfectionnements apportés par le christianisme et le personnalisme
contemporain.
10
Elle s’approcherait de l’éthique kantienne de l’impératif catégorique même si l’éthique
déontologique proprement dite se réfère au devoir professionnel et non au devoir pour le
devoir et suppose ainsi un certain équilibre dans l’évaluation du devoir par rapport aux
circonstances.
11
Nous pouvons quand même donner une piste pour un approfondissement éventuel du
thème en question. En effet, les trois positionnements éthiques ci-haut évoqués peuvent se
ramener, d’une manière ou d’une autre, à la théorie mimétique. Dans l’éthique utilitariste, le
bouc émissaire paie pratiquement le bien-être de toute la société. Dans celle personnaliste, la
théorie mimétique nous porterait directement au christianisme où l’innocence de la victime
démystifie le mensonge ou la méconnaissance qui fonde la violence sacrificielle, et défend,
par le fait même, la dignité humaine des boucs émissaires. Quant à l’éthique déontologique,
il faudrait peut-être aller au choix qu’il faut opérer dans le monde moderne dès lors que le
mécanisme victimaire est déjà démasqué par le christianisme, ce qui demande un
positionnement catégorique ou pour la paix ou pour un déchainement apocalyptique. Il s’agit
bien entendu d’une hypothèse personnelle qui pourrait être approfondie dans une étude
spécifique sur les rapports entre la théorie mimétique et l’Éthique.

267
paraissait vain, mais il passait également à côté des problématiques
essentielles de la violence et du mensonge romantique.12
En effet, dès la publication de Le Même et l’Autre qui est une œuvre
d’histoire de la Philosophie française moderne sur la place centrale de la
question des rapports entre l’identité et la différence au sein de la Philosophie
française depuis la fin de la Seconde Guerre13, Girard prend part à cette
conversation, cherche à se situer par rapport à des philosophes (comme
Deleuze, Guattari ou Foucault,) que certainement cette problématique et les
débats auxquels elle a donné lieu a influencé. Ainsi par exemple, dans le
Système du délire, une recension que Girard publie juste après La violence
et le sacré sur L’anti-œdipe de Deleuze et Guattari, il se consacre à la
réfutation de leur théorie du désir. Girard juge L’Anti-Œdipe, que eux
élogient14, comme « œdipianisé de toute évidence jusqu’au nombril,
puisque tout entier structuré sur une rivalité triangulaire avec les
théoriciens de la psychanalyse »15, ce qui provoque d’ailleurs une année
après, dans un texte repris en appendice de L’Anti-Œdipe, la riposte de
Deleuze et Guattari à la critique de René Girard : « Il faut beaucoup de
bonne volonté pour croire avec René Girard que le paternalisme suffit à
nous faire sortir d’Œdipe, et que la rivalité mimétique est vraiment l’autre
nom du complexe »16. Girard reviendra lui aussi sur le projet deleuzo-
guattarien dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, paru en
1978, en lui prêtant, avec une mauvaise volonté manifeste, la naïveté d’une
compréhension unilatérale et simpliste des rapports triangulaires en jeu
dans le complexe d’Œdipe et en lui opposant sa perspective mimétique,

12
Cf. DUMOUCHEL, P., « Différences et paradoxes : réflexions sur l’amour et la violence
dans l’œuvre de René Girard », in DEGUY, M. - DUPUY, J.P., René Girard et le Problème
du Mal, Grasset, Paris 1982, pp. 215-224.
13
Cf. DESCOMBES, V., Le Même et L’Autre : Quarante-Cinq Ans de Philosophie
Française, Minuit, Paris 1979.
14
« Nous rêvions de ce livre comme d’un livre-flux ». DELEUZE, G. – GUATTARI, F.,
« Deleuze et Guattari s’expliquent » in DELEUZE, G., L’île déserte, Minuit, Paris 2002,
p. 305.
15
GIRARD, R., Système du délire in « Critique », vol. 28, n. 306 (1972), p. 957.
16
DELEUZE, G. – GUATTARI, F., L’Anti-Œdipe, Minuit, Paris 1973, p. 468.

268
plus unitaire, plus à même d’expliquer l’économie de la violence et de la
culture.17
Il y a alors lieu de se demander en quoi la position de Girard s’avère
originale à ce sujet. Il faut à cet effet revenir à la question de départ, celle de
son rapport à la Philosophie. Manifestement, Girard n’est pas intéressé par la
question du rapport entre les concepts abstraits d’identité et de différence,
mais plutôt par la dynamique historique des différences qu’il conçoit
paradoxalement comme étant à la fois réelles et illusoires. Ces différences
sont réelles dans la mesure où elles structurent véritablement l’ordre social,
ont des effets historiques repérables et protègent les sociétés contre leur
propre violence. Elles sont illusoires dans la mesure où elles sont trompeuses,
n’existent que par la créance que chacun leur accorde et n’ont pas d’autre
fondement que le mensonge romantique. Partant, il s’agit de différences
instables, destinées à être effacées par les rivalités mimétiques qu’à la fois
elles meuvent et exacerbent avant de les détruire.
Si alors Girard s’est intéressé plus à l’identité qu’à la différence c’est,
pourrait-on dire, parce que pour lui l’identité est la vérité de la différence.
Chacun cherche en effet à se distinguer des autres et c’est en cela précisément
que tous sont semblables. L’enjeu n’est donc pas celui du rapport entre deux
concepts qui pour une raison en dernier ressort inévitablement métaphysique,
déterminerait la vie humaine, mais celui des rapports conflictuels entre
personnes, rapports qui donnent corps et commandent aux jeux des concepts
d’identité et de différence. La particularité de Girard devient donc que,
contrairement à ces différents auteurs, il ne croit pas aux différences. Cela
veut dire qu’il ne croit pas que les différences soient réelles au sens fort du
terme et que ce soient elles qui motivent les conflits. C’est au contraire,
l’identité ou mieux - car pour lui l’identité est un concept abstrait - la perte

17
« Ce n’est pas à partir d’observations portant sur les enfants, il faut le rappeler, que Freud
a inventé son complexe d’Œdipe, c’est à partir des rapports triangulaires qu’il observait chez
les malades, ou dans des œuvres célèbres comme celles de Dostoïevski. Pour tout esprit
scientifique, la fréquence et le caractère obsessif de ces rapports triangulaires appellent une
explication unitaire. Je partage, bien entendu l’opinion de Freud en ce qui regarde
l’importance de ces rapports et je ne crois pas, avec Deleuze et Guattari, que les triangles
aient attendu pour proliférer l’invention par Freud lui-même du fameux complexe ; je ne crois
pas que les rapports triangulaires, dans notre univers, ne soient qu’une imitation de Freud lui-
même ». GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 464 ;
JAMBOIS, F., « Autour de Gilles Deleuze et René Girard in Violence et centralité » in
SIBERTIN-BLANC, G.(dir.), Anthropologie, Politique, Philosophie, Europhilosophie,
Toulouse 2017.

269
des différences (l’indifférenciation) qui constitue un phénomène historique,
empirique, réel que l’on peut décrire et documenter.18
S’il est clair que Girard débute sa carrière intellectuelle en quelque
sorte par la critique de la métaphysique de l’identité et de la différence19 pour
se poursuivre sur le plan de l’Anthropologie20, on pourrait se demander si le
fait que Girard prend position dans les débats philosophiques de son époque
fait qu’il soit en mesure d’observer les phénomènes culturels d’un regard neuf
ou si ce n’est pas plutôt l’inverse. Il y a bien sûr, dès le début, une dimension
philosophique qui est présente dans l’œuvre de Girard. Quand, dans
Mensonge romantique et vérité romanesque, il cherche à décrire la source
ultime du désir triangulaire, Girard fait appel à un désir métaphysique, un
désir d’être et à l’idée de transcendance déviée : « Le désir selon l’Autre est
toujours le désir d’être un Autre. Il n’y a qu’un seul désir métaphysique mais
les désirs particuliers qui concrétisent ce désir primordial varient à l’infini »21.
Il y a donc bien un arrière-monde philosophique qui sous-tend son premier
livre, même si celui-ci n’est qu’esquissé et jamais explicitement présenté. Il
s’agit d’un arrière-monde qui fait penser à Platon ou, plus près de Girard, à
Emmanuel Levinas. Par la suite, la théorie va pour ainsi dire se naturaliser.22

18
Cf. DUMOUCHEL, P., op. cit. Il s’agit en effet ici d’une thèse typiquement girardienne.
En effet, toute la doctrine du désir et de la violence mimétique est en effet fondée sur le
concept de l’indifférenciation qui n’est qu’un surnom girardien de l’identité. En effet, le désir
mimétique à médiation interne crée la rivalité parce que le sujet s’identifie au modèle, les
deux étant dans la même sphère existentielle. De même dans la violence mimétique, la crise
mimétique se déchaine parce qu’il y a indifférenciation au paroxysme de la rivalité
mimétique où la rivalité se généralise de façon indistincte, ce qui ne peut être conjuré que par
la recherche d’un bouc émissaire unique qui fait passer la société du tous contre tous au tous
contre un. Ainsi, le mécanisme victimaire, au fond, ramène la différence, ce qui apaise
d’ailleurs le conflit. Ainsi, pour Girard, dire que la différence crée des conflits dans les
rapports interpersonnels serait tout simplement un contre sens.
19
Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit. ; GIRARD, R.,
Dostoïevski: du double à l’unité, Plon, Paris 1963.
20
Cf. GIRARD, R., La violence et le sacré, op. cit.
21
GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 114.
22
La théorie du désir mimétique, à vrai dire, n’est pas inspirée par la Philosophie. René Girard
lui-même affirme que « seuls les romanciers relèvent la nature imitative du désir ».
Toutefois, Girard accepte quand même que des auteurs comme Platon sont passés très
proche du désir mimétique sans tout de même y arriver. Ce qui nous étonne est cette
naturalisation philosophique de la théorie du désir mimétique que Girard fait passer pour

270
Le mimétisme girardien est donc présenté comme une caractéristique
biologique de l’espèce et, lorsqu’il est question du désir, Girard ne mentionne
plus cette dimension métaphysique. Il le fait peut-être en partie parce que
l’hypothèse de l’origine du sacré dans un mécanisme social autorégulateur de
la violence, sans qu’elle interdise l’idée d’un désir d’être, s’inscrit en faux
contre toutes les théories qui cherchent l’origine du sacré dans quelque chose
comme un désir métaphysique. En fait, dans Des choses cachées depuis la
fondation du monde, selon Girard, ce mécanisme aveugle est à l’origine du
processus d’hominisation même. Il n’y a rien d’autre qu’un comportement
animal, un mécanisme social et un processus de sélection naturelle qui
explique que nous soyons devenus ce que nous sommes devenus. Cette
position radicalement naturaliste va d’ailleurs attirer à Girard les critiques de
ses amis comme Cesáreo Bandera qui, dans son dernier livre, soutient, au
contraire, qu’une dimension transcendante doit avoir été présente dès
l’origine.23

II.1.3. Théorie mimétique et philosophie du savoir

La naturalisation de la théorie mimétique est effectivement une prise


de position philosophique en elle-même. Cela infirme alors la position de
Girard qui instaure une contraposition entre la science et la philosophie. Cela
est d’autant plus pertinent que, à notre humble avis, tout projet scientifique
est toujours guidé par des considérations philosophiques. L’important n’est
donc pas qu’elles soient là ou non, mais qu’elles soient bonnes. Or, que Girard
le reconnaisse ou pas, ces considérations philosophiques qui jalonnent sa
théorie seront toujours d’autant plus fructueuses sur le plan du savoir qu’elles
surgissent à l’occasion d’un travail de recherche qui a une dimension
empirique, plutôt que de provenir d’une « pure réflexion philosophique » pour
ainsi dire. Pour le dire autrement, ce n’est pas la Philosophie qui guide et

une théorie métaphysique alors qu’il n’en accepte pas l’origine philosophique. À suivre
l’évolution historique de sa pensée, nous pouvons croire que Girard est sincère envers lui -
même quand il atteste que sa théorie dérive plutôt de l’analyse littéraire. Ce qui nous
paraît plausible, c’est que par la suite, il doit s’être rendu compte lui -même que l’analyse
littéraire ne suffisait pas pour fonder une théorie de type philosophique. Cf., GIRARD, R.,
Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 45 ; DUMOUCHEL, P., op. cit.
23
Cf. BANDERA, C., A Refuge of Lies : Reflections on Faith and Fiction, MSUP, East
Lansing 2013.

271
oriente la recherche scientifique mais la confrontation avec le réel qui peut
seul donner son sérieux à la Philosophie.24
Sur le plan épistémologique, même si René Girard ne cite jamais des
philosophes épistémologues comme Charles Sanders Peirce ou Peter Lipton,
il utilise souvent l’abduction25 ou inférence à la meilleure explication et celle
de la richesse explicative comme une méthode privilégiée quant à la défense
de ses hypothèses26 : une théorie est d’autant plus simple qu’elle explique plus

24
DUMOUCHEL, P., op. cit.
25
« I think that the elements favourable to my thesis are too numerous and consistent to be
disputed, but any of those taken by themselves cannot be regarded as a veritable proof. It is
the multiplicity of consistent elements that constitutes proof ». GIRARD, R., Evolution and
conversion: Dialogues on the Origin of Culture, CIP, New York, p. 150. La méthode de
l’abduction désigne une forme de raisonnement qui consiste à chercher les causes plausibles
ou tenter une hypothèse explicative pour un phénomène où la contingence domine. La
méthode adopte alors des hypothèses seulement plausibles et susceptibles d’être vérifiées
ultérieurement. Elle est introduite en épistémologie par Charles Sanders Pierce en reprenant
les trois types de raisonnement proposés par Aristote (la déduction, l’induction, l’abduction).
Pour un fait B, quand A implique B, alors A est une abduction de B. La caractéristique de
l’abduction est qu’il n’y a aucune preuve que A implique toujours B. Pour cela, l’abduction
se laisse reconstruire a posteriori comme un raisonnement déductif faillible du moment que,
à la différence de la déduction, elle est par nature incertaine. On ne peut pas affirmer avec
certitude qu’une explication constitue la cause réelle d’une observation, l’incertitude pouvant
porter sur la plausibilité de l’explication, ou bien concerner la validité de la connaissance
permettant l’explication. Toutefois, il ne faut pas confondre l’abduction et l’induction. Tandis
que l’abduction infère quelque chose de différent de ce qui est observé et souvent quelque
chose qu’il nous serait impossible d’observer directement et conduit donc à la découverte des
causes, l’induction, elle, est une inférence du particulier au général de façon probable en
généralisant une propriété constatée empiriquement sur un grand nombre de cas, ou à partir
d’échantillons représentatifs et conduit ainsi à la découverte, non des causes, mais des lois à
vérifier. Cf. CATELLIN, S., L’abduction. Une pratique de la découverte scientifique et
littéraire in « Hermès », vol. 2, n. 39 (2004), pp. 179-185 ; HALLEE, Y. - GARNEAU, M.E,
L’abduction comme mode d’inférence et méthode de recherche : De l’origine à
aujourd’hui in « Recherche qualitatives », vol 38, n. 1 (2019), pp. 124-140.
26
« Il y aura toujours des gens pour penser que notre hypothèse se ramène à déduire la
violence collective réelle du simple fait qu’elle est souvent représentée dans le mythe, à
glisser sans nous en apercevoir au référent. [….] C’est bien parce que le lynchage s’impose,
à partir de l’ensemble des représentations et non pas seulement de celles qui le représentent
lui-même, que la situation proposée par moi constitue, ici comme ailleurs, une hypothèse,
[…] non pas parce qu’elle est particulièrement douteuse, elle est au contraire tout à fait
certaine, mais parce qu’elle n’a rien d’immédiat, parce qu’elle ne se ramène pas, justement,
à une assimilation suspecte entre les représentations et la réalité ». GIRARD, R., Des chose
cachées depuis la fondation du monde, op. cit., pp. 168-169. L’abduction de Girard consiste
donc dans le fait que si les divers textes mythologiques et anthropologiques révèlent un

272
avec moins.27 Et, si l’on suit Karl Popper, une théorie est d’autant plus
informative que son hypothèse fondamentale s’avère improbable.28 On n’a
aucune idée de la connaissance que Girard a pu avoir de ces auteurs d’autant
plus qu’il ne les cite jamais dans ses écrits. Une chose cependant est claire :
ce sont là les critères que, dès La Violence et le Sacré, il invoque contre ses
adversaires. Il y a une dimension stratégique dans cette prise de position.
Lorsque La Violence et le Sacré paraît et surtout après, avec Des choses
cachées depuis la fondation du monde, on lui reproche une ambition
démesurée et on lui oppose qu’il n’est pas possible d’avoir une théorie
générale en sciences humaines et que les phénomènes complexes nécessitent
des explications complexes. Or, en invoquant ces critères, Girard se justifie :
l’ambition de la science, c’est effectivement de proposer des théories
générales et la science progresse en découvrant des explications simples de
phénomènes complexes29

phénomène de violence mimétique plaqué par le mécanisme victimaire, celui-ci constitue


une explication de ce phénomène. Le problème pour Girard est qu’il n’accepte pas la
contingence du phénomène pour laquelle il cherche l’explication et effectue une inférence
absolue (déductive) comme s’il s’agissait d’un fait immuable. Cf. TATARU, M.,
Consilience, Abduction, and Mimetic Theory : An Epistemological Inquiry into René
Girard’s Interpretation of the Oedipus Myth in « The Philosophical Journal of Conflict and
Violence », vol. 1, n. 1 (2017), pp. 39-56.
27
DUMOUCHEL, P., The Ambivalence of Scarcity and Other Essays, MSUP, East Lansing
2015, p. 21.
28
« La teoria veramente scientifica è incompatibile con certi possibili risultati
dell’osservazione. […] Il criterio dello stato scientifico di una teoria è la sua falsifiabilità,
confutabilità, o controllabilità ». POPPER, K.R., Congetture e confutazioni. Lo sviluppo
della conoscenza scientifica, il Mulino, Bologna 1972, pp. 66-67. Pour Popper, la théorie
vraiment scientifique est incompatible avec certains possibles résultats de l’observation. Cela
nous présente en effet un nouveau critère de scientificité : non plus la vérifiabilité, mais plutôt
la falsifiabilité. Ainsi, le critère de l’état scientifique d’une théorie est sa falsifiabilité,
confutabilité ou contrôlabilité. Pour qu’une théorie soit considérée authentiquement
scientifique, elle doit offrir de réelles possibilités de confutation et seulement cela peut
vraiment distinguer une théorie scientifique d’une idéologie et donc d’une pseudoscience.
29
Un exemple classique de cette démarche est la théorie darwinienne de la sélection naturelle
qui rassemble une immensité de phénomènes (tout le vivant) sous une hypothèse unique qui,
malgré sa simplicité, rend compte des phénomènes les plus complexes. Pour une
comparaison plus approfondie entre l’épistémologie darwinienne et la théorie mimétique voir
GIRARD, R., Les Origines de la Culture, Hachette, Paris 2013.

273
En un sens, en invoquant ces critères, Girard se reconnaît coupable de
ce dont on l’accuse. Mais lui veut plutôt dire à ses adversaires qu’en
l’accusant, ils ne comprennent pas vraiment ce qu’est une véritable démarche
scientifique. Paul Dumouchel soutient d’ailleurs Girard : « En définissant
mes propres travaux inspirés par Girard comme faisant partie de la « science
normale » au sens de Kuhn, j’accepte et défends que la démarche de Girard
est scientifique »30. On pourrait dire que son apport ressemble assez à ce que
Kuhn définit comme un paradigme, à savoir une réussite scientifique
suffisamment exemplaire pour attirer des partisans, suffisamment précise
pour donner des directions à la recherche, suffisamment ouverte pour
permettre à ceux qui l’adoptent d’inventer, de créer, d’innover et d’être
originaux tout en restant, pour l’essentiel, à l’intérieur du cadre qu’il définit.
En effet, comme le dit Thomas Kuhn, on ne peut pas falsifier un paradigme.
Seulement sur le long terme, le paradigme se révèle fécond ou pas.31 C’est, à
notre avis, exactement le cas pour la théorie mimétique de René Girard. Sa
puissance explicative et sa simplicité se mesurent à sa capacité de rendre
compte de phénomènes qui n’appartiennent pas à son champ d’application
initial, ce qui se justifie dans divers domaines de la vie sociale (politique,
économie, publicité, mode, etc.).32

30
WILMES, A., René Girard et la Philosophie. Entretien avec Paul Dumouchel, op. cit., p.
16.
31
« In realtà, dal punto di vista pratico, la conversione da un paradigma ad un altro è un
fenomeno raro. Quello che piuttosto accade, è che il vecchio paradigma sparisce quando
muoiono i suoi sostenitori. Una generazione è sostituita da un’altra, cresciuta nel nuovo
paradigma. Quest’idea la si poteva trovare già in uno dei più importanti fisici dell’inizio del
secolo, Max Plank, il quale affermava che “una nuova verità scientifica non trionfa
convincendo i suoi oppositori e facendo loro vedere la luce, ma piuttosto perché i suoi
oppositori alla fine muoiono, e cresce una nuova generazione abituata ad essa”». KUHN, T.,
Struttura delle rivoluzioni scientifiche, Einaudi, Torino 2009, p. 183.
32
Il n’est pas difficile de réaliser que, dans divers domaines de la vie sociale, la théorie du
désir mimétique se vérifie abondamment au risque d’induire à conclure que Girard avait
raison en affirmant que le désir humain est essentiellement mimétique. Il suffit d’explorer les
domaines de l’économie du marché, de la mode, de la publicité et même de la politique, pour
se rendre compte que, même si Girard ne s’est pas intéressé à ces domaines pour développer
sa théorie, celle-ci se vérifie presque dans tous les domaines de la vie, sauf qu’elle n’est pas
à absolutiser d’une façon déductive comme le fait Girard. Cf. AAVV, René Girard. Le
penseur du désir et de la violence, Hergé, Moulinsart 2021, pp. 29-42 ; ANSPACH, M.,
Œdipe mimétique, L’Herne, Paris 2010 ; DUMOUCHEL, P., The Ambivalence of Scarcity
and Other Essays, op. cit.

274
II.1.4. Philosophie et fondements de l’anthropologie girardienne

L’une des idées centrales de la théorie mimétique qu’il nous faudrait


analyser philosophiquement, c’est la lente mais inéluctable perte de nos
béquilles sacrificielles amorcée par le christianisme. Cependant, cette
dynamique historique doit s’expliquer d’un point de vue pratique plutôt que
cognitif. Pour Girard, c’est avant tout par l’introduction d’« une nouvelle
écologie morale des rapports humains »33 et non par la diffusion d’un nouveau
savoir anthropologique que le christianisme sape progressivement nos
moyens de contenir la violence par la violence. Cette hypothèse est riche de
conséquences puisqu’elle permet, par exemple, de rendre compte de
phénomènes contemporains tels que la violence génocidaire.
En effet, les génocides ne sont pas des accidents de l’histoire, ou des
événements provoqués par une mauvaise interprétation de la doctrine. Ils sont
la conséquence du totalitarisme et sont essentiels à ces systèmes totalitaires
pour naître et pour survivre.34 Dans un régime totalitaire, il ne peut pas y avoir
de conciliation avec l’ennemi, qu’il soit de classe, de race ou d’ethnie. Il doit
donc être complètement éliminé, après avoir été jugé complètement coupable.
Sauf que désormais, l’ennemi en question est toujours reconnu innocent. Mais
si cette innocence est dévoilée, la société qui s’est fondée sur le génocide ne
peut que s’effondrer.35 Raison pour laquelle les systèmes totalitaires ont le
génocide honteux : tout en le reconnaissant en eux-mêmes, ils le cachent et
l’occultent. En effet, pour maintenir l’utilité du génocide, il faut déployer un
négationnisme d’État.36
Par ailleurs, la théorie mimétique paraît être marquée par un vide
explicatif en son milieu. En effet, l’explication mimétique saute, depuis le
monde antique, les sociétés segmentaires et sans État, jusqu’à nous. Toute

33
DUMOUCHEL, P., Girard et le politique in « Cités », n. 53 (2013), p. 29.
34
Cf. NOÉ, J.B, René Girard : le sacrifice dans l’histoire in « l’Opinion », 19/11 (2015),
pp. 8-9.
35
Si les Alliés ont jugé et fait condamner les responsables nazis du génocide juif, c’est
parce qu’il fallait montrer la vérité du système nazi pour empêcher qu’il ne renaisse.
36
C’est ainsi qu’au Rwanda par exemple, les tutsi étaient assimilés, par l’État, aux cafards
(inyenzi) pour tranquilliser la conscience des génocidaires. C’est ainsi aussi que la Turquie
par exemple est toujours réticent à reconnaître la réalité des massacres des Arméniens : ceux-
ci fondent la Turquie moderne, et ce serait mettre l’État en péril que de les dévoiler.

275
l’histoire située entre ce point de départ (la société primitive) et ce point
d’arrivée (la société contemporaine) reçoit bien un sens, celui de la
progressive perte d’efficacité des mécanismes sacrificiels mais qui n’est
jamais analysée en détail. Or, ce vide n’est pas simplement chronologique, il
est aussi théorique. Car si l’analyse que Girard propose des sociétés
traditionnelles ainsi que du rôle et de la fonction des mécanismes mimétiques
au sein de ces sociétés est correcte, comment une société comme la nôtre d’où
ces institutions ont disparu est-elle encore possible ? Et cette question se pose
d’autant plus si on accepte la lecture girardienne de la Révélation chrétienne
selon laquelle celle-ci rend progressivement inefficaces toutes les institutions
issues du mécanisme victimaire.
Il est vrai que Girard, dans La Violence et le Sacré, propose une
réponse qui est tout simplement celle du système judiciaire lequel prévient le
retour de la crise mimétique parce qu’il retire aux personnes le droit à la
vengeance privée. Cette réponse est, pour l’essentiel, correcte mais elle reste
incomplète parce qu’elle ne tient pas compte des conditions nécessaires à la
mise en place d’un système judiciaire et parce qu’elle fait l’impasse sur un
autre aspect pourtant fondamentale.37 Et si Girard a raison, il faut alors que
les sociétés modernes offrent elles aussi une échappatoire à la violence. Mais,
en l’absence de mécanismes sacrificiels, comment y parviennent-elles ?
Il est difficile de répondre à cette question d’autant plus que nous
avons du mal à comprendre le rôle que Girard accorde à l’apparition d’un
nouveau savoir anthropologique. En fait, Girard, tant dans ses analyses des
phénomènes de violence que des textes littéraires, accorde plus d’importance
à ce que les agents de la violence font qu’à ce qu’ils pensent, ou qu’à ce qu’ils
croient être les raisons de leurs actions. Au cœur de la démarche explicative
de Girard se trouve l’idée que les agents de la violence se trompent souvent

37
Girard affirme : « La pensée moderne s’interdit encore de repérer la pièce essentielle dans
une machine qui, d’un seul et même mouvement, met fin à la violence réciproque et structure
la communauté. […] Loin de contribuer à chasser la violence, elle l’attire comme le cadavre
attire les mouches. Il en est d’elle, en somme, comme de toutes les formes sacrificielles ; ses
effets bénéfiques tendent à s’invertir en maléfiques quand elle entre en décadence. La crise
intellectuelle de notre temps n’est rien d’autre ». En effet, Girard ne considère pas par
exemple que le système judiciaire ne vise pas seulement à amortir la violence sacrificielle en
empêchant le choix injuste des boucs émissaires, mais surtout rétablit la justice en punissant
les vrais coupables (justice pénale) mais aussi en réglant les conflits qui risqueraient de
dégénérer en crises mimétiques (justice civile). Cf. GIRARD, R., La violence et le sacré, op.
cit., pp. 478-479 ; DUMOUCHEL, P., Le Sacrifice Inutile : Essai sur la violence politique,
Flammarion, Paris 2011.

276
au sujet des raisons de leurs actions, que très souvent ils ne savent pas ce
qu’ils font. Or, dans le cas de la Révélation chrétienne, il accorde uniquement
de l’importance à ce que les agents pensent ou croient, c’est-à-dire à la seule
dimension cognitive ou intellectuelle de la Révélation. La raison en est peut-
être que, puisque pour Girard cette Révélation est absolument vraie, elle ne
peut pas tromper ceux qui se fient à elle, contrairement à ce qui est
normalement le cas pour les croyances des agents de la violence.38
Quoi qu’il en soit, deux conséquences importantes découlent de cette
approche intellectualiste de la Révélation chrétienne. Premièrement, cela
expose la théorie mimétique à des objections simplistes du style. Il ne suffit
pas de dire aux acteurs d’un lynchage que leur victime est innocente pour
mettre fin à leur violence. Le problème ici est que la cause de leur violence
ne se réduit pas au simple fait qu’ils aient une fausse information au sujet de
leur victime. La seconde conséquence est que cela dispense Girard d’avoir à
analyser les conditions sociales par lesquelles le message chrétien devient
historiquement efficace. Or, en l’absence d’une telle analyse, il est impossible
de comprendre comment cette transformation anthropologique prend place. Il
ne reste plus que la différence entre ceux qui croient et ceux qui ne croient
pas. Dans des recherches ultérieures, il faudrait chercher à comprendre et à
analyser les effets de cette lente perte d’efficacité des mécanismes victimaires
qui expliquent en partie la naissance de l’État et des économies modernes,
mais aussi les phénomènes génocidaires modernes et qui expliquent
également comment ces différents phénomènes sont liés.
De toute manière, cette approche rendrait possible d’observer l’impact
de la transformation des liens de solidarité sur les effets de la violence
collective d’autant plus que dans la société moderne, interprétée selon le
paradigme girardien, on peut facilement se rendre compte d’une progressive
désacralisation tant des bourreaux que des victimes. Dans les analyses de Paul

38
Cette thèse est partagée aussi par Paul Dumouchel qui, dans L’enfer des choses, montre
que le mensonge ou la méconnaissance à la base du mécanisme victimaire varie, selon Girard,
des textes anthropologiques et littéraires aux textes évangéliques. Dans les textes de
persécutions par exemple, la foule se coalisent contre le bouc émissaire simplement par souci
de trouver un coupable à une situation de désordre sociale. Dans les textes évangéliques par
contre, les persécuteurs ont un motif qui les pousse à lyncher le bouc émissaire comme c’est
le cas pour Jésus que le sanhédrin juge comme potentiel menace pour tout le pays. Cf.
DUMOUCHEL, P. - DUPUY, J.P, L’enfer des choses : René Girard et la logique de
l’économie, Seuil, Paris 1979.

277
Dumouchel39, on remarque de nouveaux éclairages philosophiques sur la
notion de la « banalité du mal » d’Hannah Arendt40 mais aussi sur la figure
du traître chez Jean-Paul Sartre41
En effet, l’un des aspects importants de la thèse de la « banalité du mal
» chez Hannah Arendt est l’expérience de l’insignifiance du bourreau. Avant,
Arendt notait elle aussi qu’il résulte spontanément à tout le monde que ceux
qui commettent des crimes atroces sont d’une extraordinaire méchanceté et
que faire de telles choses ne peut pas arriver à tout le monde et à n’importe
qui. Or, lorsqu’elle allât à Jérusalem pour assister au procès d’Eichmann
comme journaliste pour le New Yorker, Arendt découvrit que cet homme qui
est responsable de la mort de millions de personnes était un être banal et sans
intérêt, que ce haut fonctionnaire nazi était en fait un petit bureaucrate
mesquin, jaloux de ses pairs, surtout intéressé à faire carrière.42
L’idée de la banalité du mal procède de cette découverte de la
disproportion énorme entre le criminel et son crime. Il s’agit bien d’une
désacralisation et, pourrait-on dire, d’une démocratisation du bourreau. Les
crimes extraordinaires ne sont plus réservés à des êtres hors du commun, ils
sont maintenant à la portée de monsieur tout le monde, ce qui clairement
illustre les attentats terroristes partout dans le monde. Mais cela indique aussi
que la violence échoue dorénavant à sacraliser le bourreau. On peut croire
donc que la désacralisation du bourreau explique en grande partie le scandale
qu’a créé cette notion. Dire que la personne responsable de la mort de millions
de Juifs était un homme de peu d’intérêt qui a commis ses crimes sans y
penser et presque sans s’en rendre compte nous semble scandaleux et par là-
même un affront à la mémoire et à l’honneur des victimes.
On voudrait donc que les criminels soient à la hauteur des crimes
qu’ils commettent, sinon cela nous semble être une façon de les excuser. En
fait, en désacralisant le bourreau, Arendt enlève au crime son sens. À la
39
Cf. WILMES, A., René Girard et la Philosophie. Entretien avec Paul Dumouchel, op.
cit., pp. 17-19 ; DUMOUCHEL, P., Le Sacrifice Inutile, op. cit.
40
Cf. ARENDT, H., Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, Gallimard,
Paris, 1991.
41
Cf. DUMOUCHEL, P, Le traître. Mimétisme et liberté sartrienne,
http://www.académia.edu, consulté le 09 mars 2023 ; SARTRE, J.P., Critique de la raison
dialectique, op. cit., pp. 536-538; SARTRE, J.P., Les mots, Gallimard, Paris 1964, pp. 199-
200.
42
ARENDT, H., op. cit.

278
question donc de savoir quel est le sens de toute cette violence insensée,
Arendt répond justement qu’il n’y en a pas et c’est justement pourquoi l’idée
de la banalité du mal a fait scandale. Arendt considère qu’une « incapacité à
penser » était caractéristique d’Eichmann et c’est ce qui expliquerait son
échec à se rendre compte de ce qu’il faisait, à réaliser le caractère monstrueux
de l’entreprise dont il était une des pièces centrales. Cette incapacité à penser
reflète d’ailleurs une certaine indifférence qu’il ne faut pas concevoir comme
une caractéristique psychologique de certains agents de la violence, mais
comme un phénomène social qui découle de la transformation des liens de
solidarité. En nous détachant de toute obligation particulière envers les autres
agents, sauf ceux auxquels nous sommes étroitement liés, la transformation
des liens de solidarité entraine un désintérêt pour le sort des autres.43
Nous sommes alors comme jetés dans un monde où n’existent plus
que des obligations imparfaites pour utiliser le terme kantien.44 Lorsque le
malheur frappe les autres, chacun se demande pourquoi ce serait à lui de les
aider. Nous pouvons regretter ce qui arrive aux autres, mais tant que nous
n’avons pas d’obligation particulière de les aider, nous pouvons détourner le
regard. C’est ce que faisait Eichmann en rappelant qu’il n’avait lui-même
jamais tué personne. La banalité du mal consiste en fait dans cette
indifférence qui consiste à dire : « Moi j’organisais des horaires de trains, le
reste ce n’était pas mon affaire ». La banalité du mal, c’est en fait la banalité
du bourreau qui commet le mal plus par indifférence et désintérêt pour le sort
des autres que par haine. Et si cette idée est inconfortable et dérangeante, c’est
parce qu’elle rend impossible d’imaginer qu’il y a une différence énorme
entre nous et les bourreaux.
Par contre, la figure du traître chez Sartre, telle qu’elle apparaît dans
la Critique de la Raison Dialectique peut être vue comme un moyen de lutter
contre cette indifférence engendrée par la transformation des liens de
solidarité. Cependant, Sartre ne conçoit pas cette indifférence comme un
désintérêt pour le sort des autres, mais plutôt comme un affaiblissement de

43
Ibid.
44
Il s’agit pour Kant des obligations non garanties par la loi, ou prescrites. Ainsi, une dette
peut s’éteindre si elle n’est pas réclamée. Par analogie, Kant parle aussi de devoirs imparfaits
pour désigner les devoirs qui sont seulement moraux sans aucune contrainte juridique comme
par exemple veiller sur le bonheur des autres. Pour plus de détails, nous renvoyons à l’article
de Monique Castillo sur le débat de Bergson avec Kant. Cf. CASTILLO, M., L’obligation
morale : le débat de Bergson avec Kant in « Les études philosophiques », vol. 4, n. 59 (2001),
pp. 439-452 ; KANT, E., Critique de la faculté de Juger, op cit.

279
l’engagement politique des membres du groupe. Pour Sartre, la mise à mort
collective du traître, qu’il ait trahi ou soit simplement soupçonné d’avoir trahi,
ce qui signifie que, pour lui, la question de la culpabilité ou de l’innocence de
la victime reste secondaire, refonde le lien de solidarité qui unit les membres
du groupe, lien de solidarité qui est indissolublement inimitié envers des
ennemis extérieurs dont la présence est rappelée au groupe par le « sacrifice
sanglant » du traître. Chez Sartre, le traître est la figure de l’ennemi intérieur,
plus dangereux encore que l’ennemi extérieur45. Or, il n’y a là pas qu’une
simple spéculation philosophique, puisque cette figure se retrouve tant dans
les procès et purges staliniennes qu’au cœur du génocide des Khmers Rouges.
Le traître est la figure par excellence de la victime sacrificielle durant presque
tout le XXème siècle.
Les victimes de ces sacrifices sont désormais devenues inutiles grâce
(ou à cause) du christianisme mais aussi de l’engagement politique et
scientifique qui, selon Girard, démystifie le mythe qui se construit autour des
victimes en dénonçant leur innocence et en instaurant des mécanismes pour
expliquer (par la science) et contourner (par la justice) les spirales de violence
qui tissent le mécanisme victimaire girardien. Le problème herméneutique
qui surgit ici est simplement que, pour Sartre, contrairement à Girard,
l’innocence ou pas du traître n’est pas intéressant vu qu’il ne s’agit pas d’un
mécanisme construit sur le mensonge ou la méconnaissance comme chez
Girard. Dans une société donnée, quelqu’un peut être traître ou présumé tel.
Peu importe. Dans tous les cas, le mécanisme victimaire se produit. Le
problème est qu’avec le désengagement politique des membres du groupe, les
boucs émissaires qui devaient être cherchés à l’extérieur du groupe se
trouvent désormais à l’intérieur et la création des traîtres accroit la violence
et déstabilise la société.

II.1.5. Théorie mimétique, Philosophie et structures du sacré

Dans certains de ses correspondances, René Girard rend hommage à


la déconstruction de Jacques Derrida46 et exprime le désir de démontrer que

45
Cf. SARTRE, J.P., Critique de la raison dialectique, op. cit., pp. 536-538.
46
Cf. GIRARD, R. - SCHWAGER, R., Correspondence 1974-1991, Bloomsbury, London
2016, p. 158.

280
la Philosophie est une extension directe des structures du sacré. En effet, les
mécanismes textuels de la Philosophie, explique-t-il, apparaissent analogues
au mécanisme victimaire. L’absolu des philosophes ne reposerait donc que
sur l’exclusion de tout ce qui menace leurs systèmes de l’intérieur 47. Très
probablement, Girard pense surtout au concept platonicien de φαρμακόν.48
Derrida montre que, chez Platon, la notion de φαρμακόν, à la fois considéré
comme remède et poison, joue le même rôle que le φαρμακός, c’est-à-dire la
victime des sacrifices publics en Grèce antique.49 De plus, Derrida, analysant
Platon, tend toujours à affirmer que la structure qu’il déconstruit se perpétue
tout au long de l’histoire de la Philosophie.
Nous ne sommes pas obligés de croire Derrida sur parole du moment
que ce qui est vrai de Platon ne l’est nécessairement pas de toute l’histoire de
la Philosophie. Faut-il alors y voir une accusation lancée contre la Philosophie
ou faut-il plutôt y voir une preuve supplémentaire d’une des thèses centrales
de la théorie mimétique suivant laquelle toutes les institutions humaines sont
issues du mécanisme victimaire ? Ou bien alors, faut-il y voir l’idée que, hors
de la Révélation chrétienne, les hommes n’arrivent jamais à se libérer
entièrement du sacré et du sacrificiel ? Disons que ces interprétations ne sont
pas mutuellement exclusives mais, selon qu’on insiste sur l’une plutôt que
l’autre, on n’accordera pas le même sens à cette remarque. Faudrait-il peut-
être privilégier la deuxième interprétation. En effet, qu’on retrouve des traces
du sacré au sein de la Philosophie n’a, en soi, rien d’étonnant. Surtout, il ne
faut pas y voir une condamnation de toute l’entreprise philosophique d’autant
plus que Derrida était lui-même philosophe. Il faut plutôt comprendre ce
passage comme la condamnation d’une certaine manière de faire de la
47
Ibid. : « I would like to demonstrate that Philosophy is a direct extension of the structures
of the sacred, and that its defense of the absolute (being, nature, the subject, man), can never
guard itself from the internal disintegration of its own concepts [la désagrégation interne de
ses propres concepts], except by the exclusion of all that threatens these systems from within.
»
48
« De même que la tragédie, le texte philosophique fonctionne, à un certain niveau,
comme une tentative d’expulsion, perpétuellement reprise car elle ne réussit jamais à
s’achever. C’est là à mon avis ce que démontre de façon éblouissante l’essai de Jacques
Derrida intitulé La Pharmacie de Platon ». GIRARD, R., La violence et le sacré, in De
la violence à la divinité, Grasset, Paris 2007, p. 662.
49
« À peine plus loin, Socrate compare à une drogue (Pharmakon) les textes écrits que Phèdre
a apportés avec lui. Ce Pharmakon, cette « médecine », ce philtre, à la fois remède et poison,
s’introduit déjà dans le corps du discours avec toute son ambivalence ». DERRIDA, J., La
pharmacie de Platon in La Dissémination, Seuil, Paris 1972, p. 264.

281
Philosophie. Ainsi, une telle condamnation de la Philosophie par la
Philosophie peut être considérée comme un geste philosophique fondamental
depuis que la Philosophie existe.
Ceci dit, la référence à l’absolu philosophique sous une forme
quelconque (l’être, la nature, le sujet ou l’homme) montre bien quelle est la
cible de Girard. Il s’agit pour lui de réaffirmer l’idée qu’il n’y a pas d’autre
absolu que soit le sacré qui est violence, soit le Dieu de la Révélation
chrétienne qui est amour. Entre l’un et l’autre, il n’y a pas d’autre figure de
l’absolu. Cependant, il ne faut pas penser que toute l’histoire de la Philosophie
se réduit à la recherche de ces deux absolus. Girard pouvait évidemment le
penser vu qu’il interprétait toute la réalité en fonction du désir et de la
violence mimétique. Il faut cependant dire que la théorie mimétique n’est pas
toute la réalité, raison pour laquelle elle ne peut en aucun cas occuper tout le
champ philosophique.
Au bout du compte, il faut reconnaître que René Girard a développé
une théorie qui recèle une puissance conceptuelle à même de susciter pas mal
de débats de type philosophique. En effet, comme nous l’avons déjà souligné,
la naturalisation de la théorie mimétique est à même de faire l’objet d’un
certain nombre de questionnements philosophiques. Certains girardiens se
sont même interrogés sur l’universalité du désir mimétique tandis que
d’autres proposent de nouveaux rapprochements entre Girard et diverses
disciplines des sciences humaines.
Tous ces débats philosophiques autour de la théorie mimétique
témoignent de sa vitalité conceptuelle. Toutefois, l’universalité de la théorie
mimétique implique une dose idéologique. Il s’agit à notre avis d’une théorie
bien construite avec des recoupements dans divers domaines de la vie
humaine, mais il s’agit tout de même d’une théorie qui, comme nous l’avons
montré tout au long de notre recherche, tend à s’absolutiser au risque de
perdre sa clarté par manque d’un domaine de définition bien précis. Il s’agit
toutefois d’une théorie capable de rapprochements avec beaucoup de
disciplines des sciences humaines vu que son fondateur lui-même était un
penseur très éclectique. Nous allons d’ailleurs, dans le point suivant, nous
pencher sur l’éclectisme philosophique de René Girard.

282
II.2. L’ÉCLECTISME PHILOSOPHIQUE DE GIRARD

Nous ne saurions pas conclure notre investigation concernant l’impact de


la dimension philosophique sur l’immense œuvre de Girard sans souligner
son esprit éclectique dans l’utilisation des sources philosophiques et dans la
citation, quoique souvent indirecte, de certains philosophes. L’éclectisme de
Girard consiste essentiellement dans le mélange, lors de l’élaboration et du
développement de sa théorie, des intuitions, critiques et inspirations de divers
philosophes qui n’ont pas nécessairement fait des considérations susceptibles
d’être conciliées ou reliées les unes avec les autres. Cela rend d’ailleurs
impossible toute tentative de ranger ses théories dans telle ou telle ligne
philosophique comme cela transparaît dans le point précédent où la théorie
mimétique recèle une dimension philosophique multidisciplinaire qui va de
la métaphysique à l’épistémologie et de l’éthique à l’anthropologie. Même les
philosophes que nous avons présentés dans notre exploration des sources
philosophiques de la théorie mimétique ou simplement ceux reliables à la
dimension philosophique de sa théorie ne sont pas les seuls qui se rencontrent
dans les développements de sa pensée. Jusqu’ici, nous avons essayé de cibler
seulement quelques-uns50 qui ont des points saillants qui renvoient
directement à sa pensée. Parmi les philosophes que nous n’avons pas traités
mais que Girard aborde, quoique casuellement dans l’une ou l’autre de ses
œuvres, figurent Thomas Hobbes, Friedrich Nietzsche et un peu Max Scheler.

II.2.1. Girard et Thomas Hobbes

On peut facilement faire le rapprochement des thèses de Girard


spécifiquement sur la naissance de la société avec la théorie de Thomas
Hobbes dans le Léviathan51. Dans cette œuvre, Thomas Hobbes a reconstitué
les conditions a priori de la genèse de l’État à partir de la Philosophie morale :
l’homme désire fondamentalement augmenter sa puissance et surpasser tous

50
Nous disons seulement quelques-uns par la simple raison que nous ne prétendons pas, dans
cette recherche, recenser tous les philosophes dont certains aspects de leur pensée se
recoupent de quelque façon avec la pensée de Girard. Girard est un penseur très complexe au
niveau de l’utilisation des sources. Il fait intervenir beaucoup d’auteurs ensemble, quitte à
faire converger leurs idées en fonction de ses théories.
51
Cf. HOBBES, T., Léviathan, op.cit., pp. 220-228.

283
les autres. Or, en l’absence de médiation institutionnelle, ces dispositions
morales mènent inévitablement à un conflit d’intérêts entre individus, puis à
la violence, autre nom de l’état de nature. Pour survivre et se constituer
comme communauté, la violence réciproque doit trouver son terme52.
Girard voit dans le meurtre fondateur l’état de nature hobbesien. En effet,
tandis que l’état de nature constitue la formule clé de la philosophie de
Hobbes, le sacrifice fondateur est la clé magique de l’Anthropologie
girardienne. Ni l’un ni l’autre ne sont situés ou datés. Pourtant, ces deux objets
conceptuels, pour anhistoriques qu’ils soient, n’en sont pas moins pensés
comme ayant nécessairement eu lieu. Ni utopiques ni hypothétiques, ils
ressemblent fort à ce que Walter Benjamin53 appelle des phénomènes
originaires qui sont des configurations fixes qui attendent leurs conditions de
possibilité pour affleurer à nouveau. Pour Girard, ce sera une crise exigeant
une nouvelle résolution sacrificielle qui refondera la communauté désagrégée
tandis que pour Hobbes, une défaillance du souverain dans son rôle de
maintien de la paix sociale entrainant son renversement et un retour à l’état
de nature54.
Les deux penseurs se rapprochent essentiellement sur la violente marche
du désir. Chez Girard comme chez Hobbes, la crise est inéluctable parce
qu’ainsi vont les hommes. « Je mets au premier rang, dit Hobbes, à titre
d’inclination générale de toute l’humanité, un désir perpétuel et sans trêve
d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’après la mort. […]
C’est pourquoi si deux hommes désirent la même chose alors qu’il est n’est
pas possible qu’ils en jouissent tous deux, ils deviennent ennemis. […]
Chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre »55. Hobbes a d’ailleurs

52
Cf. WEBER, D., Hobbes et le désir des fous. Rationalité, prévisions et politique, PUF,
Paris 2007.
53
Walter Bendix Schonflies Benjamin (1892-1940) est un philosophe historien et critique
d’art mais aussi un traducteur de Balzac, Baudelaire et Proust. Comme Girard, il a été non
seulement un critique littéraire, mais aussi un penseur éclectique. Il est l’auteur d’une œuvre
hétéroclite aux confluents de la littérature, de la Philosophie et des sciences sociales. Sur le
concept des phénomènes originaires, voir WALTER, B., Œuvres II, Gallimard, Paris 2000 ;
LEVAUFRE, E., « Donner leur physionomie aux dates » in WISMANN, H. - LAVELLE, P.
(dir.), Walter Benjamin, le critique européen, Septentrion, Lille 2010, pp. 141-169.
54
Cf. WEBER, D., op. cit.
55
HOBBES, T., Léviathan, op.cit., p. 122

284
une jolie formule, la continuelle marche en avant du désir pour designer cette
importance du rapt du désir de l’autre, tentative de l’égaler en croyant le
surpasser. Les moteurs en sont la rivalité, la méfiance et la gloire56,
dispositions hautement mimétiques, et qui sont respectivement, selon le
philosophe allemand Leo Strauss, plaisir de contempler sa propre
prééminence sur autrui et exigence que cette supériorité soit reconnue 57.
L’objet de la convoitise lui-même est accessoire, symbolique : il n’est qu’une
étape de cette course qui n’a d’autre but ni d’autre trophée que le fait d’être
premier58. Or, surpasser autrui, c’est d’emblée s’exposer à sa vengeance.
C’est aussi anticiper son coup en portant le premier. La montée aux extrêmes
va vers son paroxysme : Tout homme qui hait a le désir de tuer afin de se
débarrasser de la peur. Cet état, similaire à la guerre des doubles girardienne
porte en lui les éléments de son dépassement : le passage du chacun contre
chacun au tous contre un.
Chez Hobbes, cette violente marche vers le désir porte l’individu et
d’ailleurs la société de la peur à la culpabilité, deux visions du contrat social.
En effet, la peur de se faire assassiner par un rival peut faire cesser la violence.
Cette crainte de la mort violente est en fait l’unique principe de la raison
naturelle, c’est-à-dire, selon Hobbes, le degré zéro de la rationalité
calculatrice : la conscience claire qu’une poursuite de cette guerre mènera à
la destruction.59 Cette idée est précisément absente de l’édifice girardien. Elle
est d’ailleurs à la source des divergences entre Hobbes et Girard. Pour
Hobbes, la crainte lucide de la destruction préside au contrat social, résolution
non sacrificielle et volontaire de la guerre de chacun contre chacun. Ainsi, sur
un renoncement distributif60 à la toute-puissance, un État est créé, artefact
capable de tenir les hommes en respect, c’est-à-dire en vie. Il possèdera
désormais le monopole de la violence légitime.61 Girard quant à lui, postule
une résolution spontanée et inconsciente de la crise mimétique originaire. La

56
Op. cit., p. 123 : « Nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales
de querelle : premièrement la rivalité, deuxièmement la méfiance, troisièmement la gloire.»
57
STRAUSS, L., La Philosophie politique de Hobbes, Belin, Paris 1991, pp. 32-91.
58
HOBBES, T., Éléments du droit naturel et politique, Vrin, Paris 2010.
59
Ibid.
60
Ce ne peut être un acte proprement collectif puisqu’il fonde la communauté
61
HOBBES, T., Éléments du droit naturel et politique, op. cit.

285
culpabilité collective face au sacrifice réconciliateur devient par la suite la
double source des interdits et des rituels, lesquels conjurent et rejouent à la
fois la crise et sa résolution violente. Chez Girard, c’est donc le religieux qui
est la condition d’existence des institutions et non la politique comme chez
Hobbes.
Le rapprochement entre Girard et Hobbes se fait aussi au sujet de la figure
du bouc émissaire. Pour Girard, le bouc émissaire est assassiné en raison, et
non en dépit, de sa très grande capacité maléfique. La communauté réunie lui
attribue en le divinisant une toute-puissance bienfaitrice symétrique à son
pouvoir de nuisance antérieur. Ici, comme chez Hobbes, la toute-puissance
n’est pas incompatible avec la mortalité : cette toute-puissance n’est pas
réelle, mais attribuée, en sursis. Cet être en sursis est également celui des rois
sacrés étudiés par Hocart et Frazer62, et don Girard montre qu’ils sont des
avatars du bouc émissaire : élevé au-dessus du peuple par une intronisation
qui ressemble souvent à une comédie de mise à mort, le roi finira sacrifié,
réellement ou symboliquement. Hobbes ne dit-il pas quelque chose
d’approchant en parlant de son souverain comme d’un dieu mortel ? Exclu
par le haut, n’ayant pas contracté ou plutôt garantissant le contrat social par
son exclusion, le souverain peut se retrouver renversé (et même assassiné, un
pas que certains girardiens n’hésitent pas à franchir)63 si la paix sociale est
menacée.
Et quand Girard parle de Satan comme la personnification même de la
violence mimétique, fruit du désir rivalitaire, on ne peut pas ne pas y voir
l’allusion au Léviathan de Hobbes. Celui-ci a nommé sa grande œuvre
Léviathan en raison de la grande puissance que lui attribue la Bible, mais

62
Nous renvoyons à l’étude que nous avons faite sur Frazer sur le chapitre des sources
ethnologiques de la pensée de Girard. Il convient toutefois de souligner deux œuvres
importantes d’Arthur Maurice Hocart (1883-1939), anthropologue franco-britannique qui,
comme Frazer, s’est penché sur l’étude ethnologique de la société primitive et surtout sur la
figure des rois sacrés. Cf. HOCART, A.M., Rois et courtisans, Seuil, Paris 1936 ; HOCART,
A.M., Au commencement était le rite. De l’origine des sociétés humaines, La découverte,
Paris 1954.
63
Voir par exemple la Conférence de Jean Pierre DUPUY du 17 mars 2023, La guerre
nucléaire qui vient. Cf. DUPUY, J.P., La guerre nucléaire qui vient, http://www.rene-
girard.fr, consulté le 18 mars 2023 ; DUPUY, J.P, La guerre qui ne peut pas avoir lieu : Essai
de métaphysique nucléaire, Desclée de Brouwer, Paris 2023.

286
surtout en référence à un verset du livre de Job64 où Dieu, après avoir montré
le grand pouvoir du Léviathan, l’appelle le roi des enfants de l’orgueil. 65 Il
faut d’ailleurs souligner que dans l’iconographie, Satan est souvent représenté
par un bouc. Il est, selon une tradition juive, un ange déchu à cause de son
orgueil. Le Léviathan, quant à lui, est parfois assimilé à la Bête de
l’Apocalypse de Saint Jean. Il faut toutefois noter une différence non moindre
entre la conception hobbesienne du Léviathan et celle girardienne de Satan.
Le Léviathan, nom métaphorique de l’État et de son représentant, le souverain
absolu, est donc un remède à la marche délétère de la nature humaine, une
solution aux contradictions de l’orgueil. Selon Girard au contraire, Satan lui,
n’est pas la solution, mais le problème, un problème désormais nommé
comme tel et personnifié. Pour l’avignonnais, dans le nouveau Testament,
Satan n’est que l’autre nom du désir mimétique. C’est pourquoi Jésus n’a de
cesse de le dénoncer. C’est aussi la raison pour laquelle il va être crucifié par
la foule, lieu par excellence du mimétisme effréné : révéler la vérité des
rapports humains et leur possible rachat ne va pas sans risque. Personne n’a
envie d’entendre parler de l’innocence de ses boucs émissaires ni du
mimétisme de son désir.66
Finalement, on peut dire qu’au contraire d’Aristote selon lequel l’homme
est fondamentalement un animal politique67, Hobbes se rend compte que
l’homme ne vit pas originairement en société et que la société n’a pu se former
spontanément mais moyennant un pacte politique : le contrat social. 68 Cette
thèse rencontre le processus d’hominisation chez Girard. D’après ce dernier
aussi, il a fallu un élément catalyseur pour que l’homme accède à la culture
et donc à la société. Cet élément catalyseur n’est autre que la violence qui a

64
Jb 41, 25-26 : « Sur terre il n’a pas son pareil, lui qui fut créé intrépide. Tout ce qui est
altier, il le toise, lui, le roi de tous les fauves ».
65
« Jusqu’ici, dit Hobbes, j’ai montré la nature de l’homme, que son orgueil et ses autres
passions ont contraint de se soumettre à un gouvernement, ainsi que le grand pouvoir de celui
qui le gouverne, que j’ai comparé au Léviathan, tirant cette comparaison des deux derniers
versets du chapitre 41 du Livre de Job ». HOBBES, T., Léviathan, op. cit., p. 362.
66
Cf. GIRARD, R., Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, Paris 1999.
67
Cf. ARISTOTE, La politique, Garnier, Paris 1926, I,2,1253a.
68
L’homme est donc originairement présocial. C’est par le pacte social (la remise des droits
de tous entre les mains d’un seul, le Léviathan) que les hommes ont passé de l’état de nature
à l’état de société. Cf. HOBBES, T., op.cit.

287
déchaîné le mécanisme victimaire et qui a porté les hommes à inventer un rite
sacrificiel et des interdits afin de juguler, dans la suite, la répétition de la crise
mimétique qui a porté à ce mécanisme. Girard affirme en effet que « s’il y a
un ordre normal dans les sociétés, il doit être le fruit d’une crise antérieure, il
doit être la résolution de cette crise ».69 Il faut signaler que chez Girard,
comme d’ailleurs chez de nombreuses anthropologues, l’hominisation
correspond à la naissance de la culture et donc de la société.

II.2.2. Girard et Friedrich Nietzsche

Nous voudrions quand même mettre un accent particulier sur un


philosophe qui a bouleversé la Philosophie du siècle dernier à savoir Friedrich
Nietzsche. Celui-ci n’a pas seulement bouleversé la Philosophie précédente
mais aussi la pensée future. C’est ainsi que même Girard est redevable à
Nietzsche pour la naissance et l’approfondissement de ses intuitions. À son
avis, Nietzsche avait tout compris du drame immense que couvent les sociétés
modernes à savoir celui d’un retour à une violence archaïque susceptible de
résoudre définitivement l’emballement de nos passions rivalitaires. Face à ce
péril, il a pourtant fait un choix face auquel Girard a bâti sa pensée, et qui,
d’après ce dernier, a conduit Nietzsche à la folie. Entre Girard et Nietzsche,
on retrouve « deux chemins divergeant à partir de constats communs, deux
parcours existentiels que tout oppose, deux pensées antagonistes et pourtant
jumelles ».70
Dans un article intitulé Le surhomme dans le souterrain 71, René Girard
enferme la folie de Nietzsche dans les barreaux subtils du désir mimétique, et
proclame la fin de l'ère de la volonté de puissance. En effet, Nietzsche et René
Girard sont comme des chasseurs, tous les deux, qui font la généalogie du
désir humain. Toutefois, tandis que Nietzsche parle d’un désir affranchi de
toute contrainte et fait du religieux une version famélique de la vie, René
Girard, lui, tient l’humanité pour fille du religieux et révèle qu’aucun désir

69
GIRARD, R., Quand ces choses commenceront, op.cit., p.28.
70
AVRIL, A., Nietzsche-Girard, un duel nommé désir, http://www.item.ens.fr, consulté le
10 mars 2023.
71
GIRARD, R., Le surhomme dans le souterrain : Les stratégies de la folie : Nietzsche,
Wagner et Dostoïevski, in « Esprit », vol. 6, n. 22 (1995), pp. 5-28.

288
n’échappe à la question de la rivalité. L’un proclame la bonne nouvelle de la
mort de Dieu et l’autre affirme sa résurrection à chacune de nos tragédies 72.
Toutefois, il convient de noter, en passant, que ce concept nietzschéen de la
mort de Dieu est à prendre dans un sens bien précis. René Girard lui-même,
ensemble avec Giuseppe Fornari, écrit un livre intitulé Il caso Nietzsche. La
ribellione fallita dell’anticristo, où il précise le concept. Dans cette œuvre,
les deux auteurs constatent que Nietzsche, quoiqu’il soit l’un des plus fiers
ennemis du christianisme, en est à le bien voir, sa confirmation la plus
surprenante. En effet, son attitude envers le christianisme n’est pas
simplement une opposition spéculaire qui en trahit l’influence dissimulée
comme le soutiendrait Heidegger73. L’influence cachée existe certes mais le
refus nietzschéen, à l’admettre, se base sur une opposition réelle et sur une
scandaleuse différence chrétienne que notre monde refoule systématiquement
parce il en est extrêmement proche. Nietzsche réagit donc à la révélation
évangélique du désir et de la violence présents à l’intérieur de lui comme à
l’intérieur de nous-mêmes. Toutefois, son refus devient la révélation ultime

72
En effet, au moment même où les « maîtres » du suspect veulent effacer Dieu de la face de
la terre, Girard, lui, proclame haut et fort sa résurrection. En effet, Nietzsche a annoncé la
mort de Dieu, Freud et Marx l'ont enterré, et voilà Girard qui le fait resurgir. Girard explique
son idée du retour par rapport à Nietzsche : « Je dirais qu'il sonne la fin des grands mots
d'ordre du monde moderne : la révolte et la révolution. La révolte contre les bases mêmes de
la culture que sont le rite et l'interdit. Nietzsche rassemble tout le monde : on trouvera toujours
un Nietzsche de droite et un Nietzsche de gauche. La révolution, par exemple, d'abord
communiste, s'est ensuite très bien accommodée de la liberté totale du marché. Et pour cause,
dans les deux cas, on dit aux hommes qu'ils peuvent faire ce qu'ils veulent et que, dans la
mesure où ils sont libres, tout ira bien. On est en train de redécouvrir que la révolte contre la
culture ne marche pas et que rien n'est plus logique et plus puissant que les interdits. Ce sont
eux qui assurent la continuité de la vie en essayant d'empêcher les hommes de faire des
bêtises». Cf. ENJEUX. L., René Girard : « Le retour de Dieu, c’est la fin de l’idée
libertaire », in « Les Echos », n. 40 (2005), p. 1.
73
Martin Heidegger est en effet un lecteur attentif de Nietzsche mais en même temps son
adversaire le plus intime. Nous ne voulons pas ici entrer dans les polémiques de Heidegger à
l’endroit de la pensée nietzschéenne mais nous pouvons renvoyer, pour plus de détails, aux
six séminaires que Heidegger consacre à l’étude de l’œuvre de Nietzsche ainsi qu’aux deux
principales conférences sur l’œuvre de Nietzsche à savoir Le mot de Nietzsche, Dieu est mort
et Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? Cf. HEIDEGGER, M., Chemins qui ne mènent nulle
part, Gallimard, Paris 2006 ; HEIDEGGER, M., Essais et conférences, Gallimard, Paris 2008
; CAYE, P., « Destruction de la métaphysique et accomplissement de l’homme (Heidegger
et Nietzsche) » in PINCHARD THEMIS, B. (dir.), Heidegger et la question de l’humanisme.
Faits, concept, débat, PUF, Paris 2005, p. 154.

289
et eschatologique de cette violence et la démonstration même de la vérité
chrétienne de la croix.74
L’autre grande différence entre Girard et Nietzsche se manifeste dans ce
que Nietzsche recherche la dissemblance quand René Girard s’attache à
l’unité. Surtout, Nietzsche veut révéler la violence et en proclamer le non-
sens tandis que René Girard en fait le principe même de la culture. Les deux
ont d’ailleurs une dissemblance de style rhétorique. Alors qu’on ne trouve pas
chez Girard une seule page où il prenne en défaut sa propre théorie, on ne
trouve pas chez Nietzsche un seul paragraphe qui ne contredise un peu le
précédent. René Girard tend à convaincre et à légitimer à tout prix sa théorie
alors que Nietzsche, lui, cherche plutôt à faire réfléchir à coup d’assertions
contradictoires.75
Girard considère que Nietzsche donne un sens esthétique à la violence
d’autant plus qu’il l’applaudit. Pour lui, l’attitude aristocratique par
excellence, celle qui lui plaît, celle du jeu vis-à-vis de la vie, fait place à la
violence, et seuls les esclaves, les victimes méprisables de la violence,
peuvent être contre elle. Chez Nietzsche, cette révélation n’aboutit à rien,
c’est le nihilisme absolu. On est aussi loin du judaïque et du chrétien que
possible. La vérité nietzschéenne de la violence c’est que la victime est
toujours innocente, et qu’elle est choisie pour des raisons autres que sa
culpabilité, donc que les hommes sont incapables de justice. Nietzsche
accepte cela et, par conséquent, il en fait la seule possibilité humaine
véritable, ce qui en fait pour Girard est invivable et pure folie.76
Pour Girard, Nietzsche a vu des choses gigantesques mais n’en a pas tiré
les conséquences justes. Il est incapable de reconnaître qu’être pour la
victime, c’est être pour la vérité. La victime est innocente, et par conséquent,
elle ne peut pas être coupable des crimes dont l’accuse la foule. Partant, même
si ce sont les esclaves qui sont pour la victime, ils ont la vérité pour eux. En
effet, pour Girard, si nous ne reconnaissons pas cela, nous ne pouvons plus
dire que le monde occidental a découvert quelque chose de vrai lorsqu’il

74
Cf. René GIRARD, R. - FORNARI, G., Il caso Nietzsche. La ribellione fallita
dell’anticristo. Marietti, Bologna 2002.
75
Il suffit de lire par exemple Par-delà bien et mal où Nietzsche exalte la contradiction
comme si c’était sa méthode philosophique même. Cf. NIETZSCHE, F., Par-delà bien et
mal, Flammarion, Paris 2000.
76
Cf. GIRARD, La voix méconnue du réel, Grasset, Paris 2002.

290
innocente les sorcières assassinées au XVème siècle. Nous échappons à tous
les critères qui nous permettent d’être ce que nous sommes en tant que
défenseurs de la liberté. Nietzsche nous prive de cela si nous le suivons
complètement sur son terrain.77

II.2.3. L’éclectisme girardien entre Max Scheler, la psychanalyse et le


structuralisme

Max Scheler n’est pas beaucoup cité par Girard. Toutefois, depuis
Mensonge romantique et vérité romanesque, on voit bien que sa théorie du
ressentiment a influencé d’une certaine façon la pensée de Girard surtout
quant au développement de la médiation interne au sein de la théorie du désir
mimétique. En effet, dans L’homme du ressentiment, Max Scheler aborde la
problématique du ressentiment comme un auto-empoisonnement
psychologique qui a des causes et des effets bien déterminés. Il le définit
comme « une disposition psychologique, d’une certaine permanence, qui, par
un refoulement systématique, libère certaines émotions et certains sentiments,
de soi normaux et inhérents à la nature humaine, et tend à provoquer une
déformation plus ou moins permanente du sens des valeurs, comme aussi de
la faculté du jugement »78. Parmi les émotions et les sentiments qui entrent en
ligne de compte, il faut placer avant tout : la rancune et le désir de se venger,
la haine, la méchanceté, la jalousie, l’envie, la malice.79 Dans cette théorie du
ressentiment, Girard y a vu l’image en filigrane du désir mimétique et surtout
la centralité du médiateur qui doit être le point de départ et l’aboutissement
de l’analyse. La jalousie comme vice dérivant du ressentiment n’est que,
selon Girard, propension à désirer ce que désire l’autre.80
À partir de son ouvrage La violence et le sacré, Girard veut passer du
plan individuel de la théorie mimétique au plan collectif. Du ressentiment

77
Cf. ENTHOVEN, R., Le triangle nietzschéen (entretien avec René Girard) in « René
Girard, Anthropologue du désir », n. 5 (2015).
78
SCHELER, M., L’homme du ressentiment, Gallimard, Paris, 1958, p. 14.
79
Cf. Ibid.
80
Cf. GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op.cit., p. 36.

291
individuel de Max Scheler, il passe au modèle des psychanalystes81 et surtout
de Freud dans Totem et tabou82 en plaçant la rivalité mimétique au centre du
religieux archaïque. Mais si Girard construit les bases du sacré archaïque,
c’est pour ensuite le déconstruire selon la méthode structuraliste de Jacques
Derrida dans l’optique de la désacralisation d’un mensonge qui se veut le
substrat de toute société humaine. En effet, « le sacré, affirme Girard, c’est la
violence ».83 Dans cette entreprise de déconstruction du mensonge ou au
moins de la méconnaissance qui est à la base du sacré, Girard se sert de la
centralité du Christ comme modèle de l’innocence du bouc émissaire dans le
but de démystifier la couverture de la violence injustifiée qui fonde le
religieux archaïque.
Ainsi, dans le commentaire à l’Anti-Œdipe des freudiens Gilles Deleuze
et Félix Guattari84, Girard critique les deux auteurs pour avoir été incapables
de se débarrasser des thèses freudiennes. En voulant se détourner de Freud,
ils ont fui son terrain en lui attribuant par là-même, le monopole des
phénomènes tels que le désir, la rivalité, la triangulation, etc. En réalité,
Girard veut déloger Freud de son propre camp et assumer les mêmes thèmes
dans une perspective alternative. Il veut montrer en fait que le complexe
d’Œdipe, cheval de bataille de la psychanalyse freudienne, est structuré
autour de la rivalité mimétique et non autour de l’inconscient symbolique. En
outre, il veut conserver le meurtre fondateur en le basant sur la victime
émissaire et non sur le parricide.85
C’est d’ailleurs cet aspect herméneutique du sacré archaïque dans les
mythes qui a divisé Girard et les structuralistes86 qui considèrent comme
illusoire cette ligne girardienne de reconstruction des origines. D’après
81
Nous entendons ici en première intention Sigmund Freud et Jacques Lacan que nous avons
traité dans le chapitre précédent.
82
Cf. FREUD, S., Totem et Tabou. Psychologie des masses et analyse du Moi, op. cit.
83
GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 49.
84
Cf. DELEUZE, G. - GUATTARI, F., L’Anti-œdipe : Capitalisme et schizophrénie, op. cit.
85
Cf. GIRARD, R., Il Risentimento. Lo scacco del desiderio nell’uomo contemporaneo, op.
cit., p.86-92.
86
Nous faisons allusion ici surtout à Claude Lévi-Strauss, Gilles Deleuze et un peu Jacques
Derrida auquel Girard emprunte la méthodologie de la déconstruction qu’il applique à
l’interprétation du sacré archaïque.

292
Girard, les structuralistes se sont fait prisonnier d’une analyse synchronique
dans la mesure où ils comprennent toujours la recherche du sens comme un
problème purement logique et de médiation symbolique. Chez eux, dit Girard,
« le jeu réel de la violence reste dissimulé ».87 Girard par contre ne veut pas
renoncer ni à l’aspect synchronique des structuralistes ni au meurtre fondateur
de Freud. Il veut plutôt lire le meurtre fondateur freudien dans la perspective
logique du structuralisme pour en fin arriver à l’hypothèse d’une victime
émissaire qui est le fondement de tous les systèmes culturels88. Ainsi, du
projet structuraliste, Girard conserve l’idée du mythe comme machine de
signification du point de vue synchronique, mais en y ajoutant l’aspect
diachronique. En effet, d’après lui, interpréter la mythologie dans la
dimension seulement synchronique empêche de mettre en œuvre la genèse
des textes mythiques, c’est-à-dire leur être enracinés dans des persécutions
réelles. Les mythes représentent donc pour Girard ce que les rêves
représentent pour Freud : des loups déguisés en agneaux.89
En définitive, notre discours sur l’éclectisme philosophique de Girard
nous porte à une conclusion : Il est finalisé à mettre ensemble des philosophes
variés en vue de les faire converger sur la théorie mimétique. Si le vrai
éclectisme systématique est en effet dialectique dans le sens qu’il cherche à
mettre ensemble le tout : la thèse et l’antithèse pour trouver une synthèse qui
se veut le dépassement et de la thèse et de l’antithèse, celui de Girard à l’égard
de la philosophie l’est d’une façon aussi géniale que fallacieuse. En effet,
Girard prend toujours comme thèse une pensée philosophique qui corrobore
sa propre théorie (comme celle du ressentiment par exemple), tandis qu’il
prend comme antithèse celle qui contredit sa théorie et, avec celle-ci, veut
dépasser toutes leurs erreurs quitte à conserver tout ce qu’affirme sa théorie.
À la fin, la synthèse coïncide toujours avec la thèse.
Ainsi, son génie se trouve dans le fait qu’il réussit toujours à trouver pour
l’une et l’autre un point qui le porte nécessairement à la théorie mimétique. À
son avis donc, tous les philosophes qu’il cite ou auxquels fait allusion ont
compris quelque chose de la dimension mimétique de la réalité mais certains
ne sont pas allés jusqu’au bout tandis que d’autres se sont soustraits à la réalité
qui pourtant crève les yeux. Sa fallace consiste par contre dans le fait que dans
sa synthèse qui est toujours la confirmation de la thèse, il n’y a pas

87
GIRARD, R., La violence et le sacré, op.cit., p. 318.
88
Cf. MELONI, M., op.cit., p.8.
89
Cf. FORNARI, G., op.cit., p. 16.

293
nécessairement de rapport entre la thèse et l’antithèse. Parfois, il prend des
auteurs qui n’ont rien en commun et les fait converger sur ses affirmations en
interprétant leurs propos parfois à raison mais souvent à tort.
Maintenant, nous allons conclure ce dernier chapitre par une critique
herméneutique de type philosophique à cette théorie qui constitue la synthèse
de Girard à toutes les thèses et antithèses dérivant des réflexions de différents
penseurs. Notre intention est de faire comprendre dans quelle mesure la
théorie de Girard résulte philosophiquement fondée ou pas.

II.3. CRITIQUE HERMÉNEUTIQUE DE LA DIMENSION


PHILOSOPHIQUE DE LA THÉORIE MIMÉTIQUE.

Depuis quelques années, entre philosophes théorétiques a éclaté une


certaine Girard-manie pour utiliser l’expression de Gianni Vattimo.90 Tous
l’étudient et le citent. À vrai dire, Girard a un grand charme, celui d’un
narrateur qui croit, dans son roman, avoir résolu tous les mystères de
l’univers. Evidemment, citer Girard ne signifie pas pour autant partager sa
pensée. Toutefois, le citer signifie déjà lui attribuer une certaine autorité
intellectuelle. Or, il est rare de trouver un essai d’Anthropologie moderne où
Girard n’est pas cité au moins une fois. Il faut seulement dire que le système
proposé par le toutologue français est devenu un des grands mythes du monde
philosophique et non seulement philosophique, et parfois le mythe se base sur
des équivoques dues souvent à la non connaissance de l’auteur et surtout de
ses sources. Voir comment Girard utilise à profusion des auteurs variés
impressionne certainement à première vue. Ainsi, nous nous sommes
proposés d’aller à la source pour voir les auteurs dont il s’inspire et en faire
une herméneutique permettant d’évaluer plus ou moins objectivement sa
pensée.
Après l’exploration de différents philosophes et courants philosophiques
qui ont marqué d’une manière ou d’une autre une empreinte dans la pensée
de Girard, nous voulons maintenant tenter une critique herméneutique de type

90
Girard a en effet travaillé avec Gianni Vattimo sur les thèmes du christianisme en
confrontation avec l’ère moderne ainsi que sur la foi et la pensée faible, thème cher à Gianni
Vattimo. Et pourtant, ce dernier s’étonne du fait que Girard ait provoqué un charme aussi
immense chez les penseurs contemporains. Cf. GIRARD, R., - VATTIMO, G., Christianisme
et modernité, Champs, Paris 2000 ; GIRARD, R. - VATTIMO, G., Verità o fede debole (à
cura di Perpaolo Antonello), Feltrinelli, Milano 2015.

294
philosophique sur la théorie mimétique en mettant un accent particulier sur
l’étude des sources. Nous entendons conduire notre critique en suivant les
étapes de la construction même de la théorie mimétique : la théorie du désir
mimétique, la théorie de la violence mimétique ainsi que la déconstruction de
la religion archaïque par la Révélation judéo-chrétienne qui a comme
conséquence, l’évolution de la crise mimétique en apocalypse.

II.3.1. La théorie du désir mimétique

L’intuition de Girard sur le désir mimétique est des plus éclairantes sur
la société contemporaine. En effet, dans notre société moderne, il est évident
que, mine de rien, ce ne sont pas les différences qui sont les causes principales
de la violence. Ce sont bien souvent les ressemblances qui sont
intrinsèquement polémogènes du fait des concurrences internes auxquelles
elles donnent lieu. De nos jours, le désir tend à s’industrialiser et la
technologie moderne semble accélérer les effets mimétiques de ce désir par
la tendance à l’uniformisation et la standardisation de la vie. L’envie, la
jalousie, le ressentiment et même la violence deviennent des corrélats de ce
désir du moment où chacun veut avoir ce qui est à la mode et parfois ne peut
se le procurer. Ce n’est donc pas impossible que cette μίμεσις crée des
adversaires, en les rapprochant à leur insu, chacun calquant ses désirs sur ceux
de l’autre. Notre époque suscite artificiellement des désirs avec l’économie
du marché, la publicité, la mode, etc., et les transforme en besoin. Ces désirs
sont nettement mimétiques du moment que pour qu’un article de marché soit
prestigieux il suffit qu’on le fasse porter par une star adorée par le public.
Mais il faut se demander si cette phénoménologie du désir dans la société
moderne suffit pour inférer, de façon métaphysique, que tout désir est de type
mimétique et, subsidiairement, que tout mimétisme induit forcément en une
rivalité. Girard formule cette théorie en se basant, comme nous l’avons étudié,
sur la critique littéraire.91 Mais la généralisation qu’il en fait n’est pas, à notre

91
Girard en parlant de Marcel Proust par exemple qui affirmait que « le monde n’est qu’un
reflet de ce qui se passe en amour » s’écrie : « C’est là un exemple de ces lois psychologiques
auxquels le romancier se réfère constamment mais qu’il n’est pas toujours parvenu à formuler
avec une clarté suffisante. La plupart des critiques ne se soucient guère de ces lois. Ils les
mettent au compte de théories psychologiques démodées. […] Nous croyons que les critiques
se trompent. Les lois proustiennes se confondent avec les lois du désir triangulaire ».
GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit, p. 48.

295
avis, philosophiquement convaincante. Ce n’est pas en fait parce que
plusieurs auteurs se rencontrent, sans s’être influencés, sur le même fait que
celui-ci devient une loi de nature. L’histoire romanesque est en effet très vaste
et Girard n’a pas étudié tous les romans du monde. Et même si tel était le cas,
l’induction romanesque ne pourrait en aucun cas conduire à une loi
métaphysique d’autant plus que le romancier ne décrit pas la société de façon
objective et scientifique mais bien de façon artistique et parfois imaginaire.92
Girard ne devait pas, à notre avis, partir des faits romanesques pour inférer la
validité de la théorie mimétique. Il devait peut-être expliquer à partir de la
phénoménologie de la nature humaine pourquoi le désir est essentiellement
mimétique.
Objectivement, dans la mesure où il se distingue du simple besoin
instinctif, le désir fait incontestablement partie de l’essence de l’homme :
l’humanité apparaît dans le passage du besoin au désir. Mais tout désir
suppose un manque dans la mesure où l’on ne désire que ce que l’on n’a pas
de façon pleine et définitive. Mais l’autre joue-t-il toujours un rôle dans la
formation et l’expression de ce manque ? Ou constitue-t-il toujours un
obstacle à sa satisfaction ? Ce n’est pas si évident à notre avis. Il arrive en
effet qu’on désire sans qu’on s’inspire du désir de l’autre tout comme on peut
désirer ce que désire l’autre sans nécessairement s’ériger en obstacle pour lui
en l’occurrence si ce que l’on désir est disponible et suffisant pour tous. En
outre, s’il est exact qu’en croyant désirer un objet, nous envions parfois celui
qui possède cet objet, il n’en est pas moins faux de croire que la possession
de cet objet par ce dernier nous empêche automatiquement de l’obtenir aussi.
Si nous désirons ce que désire notre voisin par exemple, il n’y a pas de loi
logique qui nous permet d’inférer que ce voisin pourrait nous en empêcher,
d’autant plus que les moyens pour nous en procurer ne dépendent pas
forcément de lui.
De surcroît, en niant la possibilité même d’un désir autonome ou d’un
désir ne donnant pas lieu automatiquement à la rivalité, en allant jusqu’à
affirmer que la rivalité mimétique informe entièrement la nature humaine,
Girard tombe dans une généralisation réductrice qui devient une
contradiction. En effet, cette négation de l’autonomie du désir entraîne
logiquement aussi celle du désir du médiateur, ce qui paradoxalement fait
penser si à la fin Girard ne nie pas l’existence même du désir en le réduisant
à une sorte d’envie. En effet, si le désir autonome n’existe pas, d’où viendrait

92
Il faut par ailleurs signaler que l’histoire du roman est relativement récente autour du
XIVème siècle avec les nouvelles italiennes mais spécialement à partir du XVIIème siècle
avec Don Quichotte.

296
le désir du médiateur ? Et si le désir du médiateur est autonome, comment
alors dire que le désir est essentiellement mimétique ? Mais en allant encore
plus loin, si tout désir est désir d’être comme l’affirme Girard, la négation du
désir autonome porterait par le fait même à la négation du Moi et de la liberté,
ce qui est rationnellement contradictoire parce que la rivalité mimétique ne
serait dans ce cas qu’un déterminisme parmi tant d’autres et non une
caractéristique essentielle de la nature humaine. Certes, il n’y a d’identité que
dans une relation avec l’Autre. Toutefois, une relation avec l’Autre ne signifie
pas désir d’être cet Autre plutôt que d’être soi. Elle signifie plutôt se
construire soi-même en tant que soi dans une relation avec l’Autre d’autant
plus que l’origine et le destin de la liberté humaine se trouve dans la relation
avec les autres personnes. 93

II.3.2. La théorie de la violence et le mécanisme victimaire

Quant à la théorie de la violence mimétique et du mécanisme victimaire,


Girard pose les bases de toute société sur un rite sacrificiel qui est le souvenir
d’un meurtre primordial, non pas symbolique, mais réel. Dès lors, toutes les
institutions humaines conserveraient les traces d’un sacrifice initial qui vit
mettre à mort un innocent. L’humanité entière serait donc fondée sur
l’escamotage mythique de sa propre violence, toujours projetée sur de
nouvelles victimes94. Mais alors, où sont les preuves de cette affirmation ?
Girard cherche l’explication dans les textes mythiques et anthropologiques. 95

93
La relation dont il s’agit ici est surtout une relation d’amour et non une relation dialectique.
Tandis que la relation dialectique est opposition, la relation d’amour est découverte et
redécouverte de soi dans l’autre et vice-versa. En effet, toutes nos relations ne peuvent pas
être réduites à des relations dialectiques. En cela d’ailleurs, la pensée de Girard et celle de
Hegel coïncident. Cf. MALO, A., Io e gli altri. Dall’identità alla relazione, EDUSC, Roma
2010.
94
« L’idée que les hommes se rassembleraient et immoleraient toutes sortes de victimes pour
commémorer la culpabilité qu’ils éprouvent encore au sujet d’un meurtre préhistorique est
parfaitement mythique. Ce qui ne l’est pas, par contre, c’est l’idée que les hommes immolent
ces victimes parce qu’un premier meurtre, spontané, a réellement rassemblé la communauté
et mis fin à une crise mimétique réelle ». GIRARD, R., Des choses cachées depuis la
fondation du monde, op. cit., p. 40.
95
Dans La violence et le sacré, Girard se lance dans l’exploration des textes mythologiques
et anthropologiques qui, pour lui, donnent crédit à sa théorie de la violence mimétique. Au
début de la conclusion de l’ouvrage, il déclare : « Notre enquête sur les mythes et les rituels

297
Ceux-ci rendent compte de l’existence du sacrifice dans les sociétés
anciennes, un sacrifice que Girard interprète comme un rituel de
commémoration du meurtre originel. Cette interprétation est à notre avis
arbitraire96 et recèle à ce qu’il nous paraît un contresens. En effet, Girard force
le sens même du sacrifice en le présentant comme la violence qui tue la
victime, qui l’anéantit et qui, en même temps, la divinise et la place au-dessus
de tout. Mais en réalité, dans toutes les sociétés anciennes, loin que le sacrifice
rende compte du souvenir d’un ancien meurtre collectif, il mire plutôt à
affirmer, dans une démarche analogique, le besoin d’une harmonie sociale et
cosmique.
Girard pourrait objecter en disant qu’en dehors de la violence il serait
impossible d’expliquer l’origine du pouvoir sacrificiel de produire l’harmonie
sociale qui se vérifie non seulement dans les textes anthropologiques mais
aussi dans diverses situations socio-culturelles. Toutefois, s’il se vérifie, dans
certains textes ou dans certaines situations de la vie, qu’avant le sacrifice il y
avait de la violence et du désordre et qu’après il y a eu de l’harmonie et de
l’ordre, cela ne suffit pas pour inférer que le sacrifice naît de la violence et
apporte l’harmonie sociale. En effet, l’homme qui se rend compte de sa
condition créaturale par rapport à Dieu qui est Créateur, est à même d’offrir
un sacrifice à Dieu pour lui rendre grâce ou lui demander pardon. Dans les
textes de l’Ancien Testament d’ailleurs, les sacrifices offerts à Dieu ne
présupposent pas la violence mais la relation de l’homme avec Dieu. À titre
d’exemple, le sacrifice d’Abel qui a été accepté par Dieu et qui a provoqué la
jalousie de Caïn n’était pas inspiré par la violence mais par la relation entre
l’homme créé et Dieu créateur. Il faut distinguer bien entendu le sacrifice
qu’Abel offre à Dieu avec son meurtre qui est une violence conséquente à la
jalousie de Caïn97. Dans ce cas, ce n’est donc pas la violence qui précède le

est terminée. Elle nous a permis d’émettre une hypothèse que nous considérons établie et qui
sert de base à une théorie de la religion primitive ». GIRARD., La violence et le sacré, op.
cit., p. 463.
96
Girard lui-même semble le reconnaître quand il affirme : « La présente théorie a ceci de
paradoxal qu’elle prétend se fonder sur des faits dont le caractère empirique n’est pas
vérifiable empiriquement. On ne peut atteindre ces faits qu’à travers des textes et ces textes
eux-mêmes ne fournissent que des témoignages indirects, mutilés, déformés. Nous
n’accédons à l’événement fondateur qu’au terme d’une série de va-et-vient entre des
documents toujours énigmatiques et qui constituent à la fois le milieu où la théorie s’élabore
et le lieu de sa vérification ». Op. cit., pp. 463-464.
97
Gn 4, 1-16.

298
sacrifice mais l’inverse. Girard ne tient donc pas compte du premier sacrifice
d’Abel mais considère seulement le meurtre qui, à vrai dire, n’est même pas
un sacrifice.
Il est à noter donc que, à notre sens, les théorisations de Girard sur la
genèse du sacré requièrent une herméneutique qui combine en même temps
les aspects diachroniques et synchroniques. À première vue, on a du mal à
concilier comment Girard rend compte du passage de l’animalité à
l’hominisation avec la violence qui se perpétue même aujourd’hui jusqu’à la
menace apocalyptique du monde contemporain. Cela pourrait se comprendre
en fait seulement si on compare Girard aux autres penseurs qui ont théorisé
la naissance de la société humaine dans une perspective simplement
synchronique. En effet, l’état de nature théorisée par les philosophes
politiques comme Hobbes, Locke et Rousseau ne correspond pas à une
époque précise de l’histoire. C’est plutôt un état théorique qui a permis
d’interpréter de façon synchronique l’état de société qui caractérise les
collectivités humaines dans leur configuration politique et culturelle. Or,
Girard va outre cette interprétation et théorise de façon diachronique la
naissance réelle de la culture humaine avec la naissance du religieux, ce qui
devient déroutant d’autant plus qu’il s’appuie sur des ethnologues qui ne
disent pas exactement ce que lui affirme, mais que Girard utilise d’une façon
parfois fallacieuse pour asseoir sa théorie.98
D’une part, les théoriciens du passage de l’état de nature à l’état de
culture se sont limités au contrat social d’une société qui jugule la crise
violente de l’état de nature en mettant le pouvoir d’arbitrage entre les mains
d’une personnalité ou d’une classe.99 Au contraire, Girard, lui, va au-delà
d’un simple passage synchronique de la nature à la culture et, tel un Hegel de
la dialectique perpétuelle, fait état de l’évidence diachronique que même à
l’état de culture, la violence n’est pas pour autant conjurée mais, au fil du
temps, prend bel et bien d’autres visages. C’est ainsi que la Révélation

98
En effet, l’origine de la culture et de la religion ne sont pas à trouver dans la violence mais
plutôt dans la transcendance de l’homme par rapport à la nature, en tant que créé à l’image
et à la ressemblance de Dieu. En d’autres mots, l’origine n’est pas à trouver dans le
démoniaque - vu que Girard identifie la violence mimétique à Satan lui-même -, mais dans
le divin.
99
Nous nous référons ici aux penseurs comme Thomas Hobbes, John Locke et Jean Jacques
Rousseau. Cf. HOBBES, T., Léviathan, Gallimard, Paris, 2000 ; LOCKE J., Loi de nature,
Vrin, Paris, 1990 ; ROUSSEAU, J.J., Du contrat social ou Principes du droit politique, PUF,
Paris, 2013.

299
évangélique, à l’échec d’autres tentatives politiques et scientifiques, donne un
nouvel horizon pour une émancipation possible vis-à-vis de la violence qui
hante toute société. Le problème est alors que la Révélation évangélique
n’apporte pas nécessairement l’émancipation, mais surtout la possibilité
d’une précipitation vers une catastrophe apocalyptique du moment qu’elle
dénonce le mécanisme qui, par méconnaissance, permettait quand même de
contenir la violence mimétique.

II.3.3. La déconstruction du religieux archaïque par la Révélation


chrétienne

Enfin, pour la déconstruction du religieux archaïque, il nous faut


admettre que l’effort de Girard pour interpréter la passion du Christ en
fonction du mécanisme victimaire relève du génie herméneutique. En effet,
pour Girard, le ministère de Jésus semble une lente marche vers la violence
où ceux qui le mettent à mort, par méconnaissance, sont convaincus
d’éliminer un obstacle à la paix et à la survie religieuse d’Israël. « Dans la
perspective évangélique, dit Girard, la passion est d’abord la conséquence
d’une révélation intolérable pour ses auditeurs, mais elle est aussi, et plus
essentiellement encore, la vérification en actes de cette même révélation.
C’est pour ne pas entendre ce que proclame Jésus que ses auditeurs se mettent
d’accord pour se défaire de lui, […] C’est pour expulser la vérité au sujet de
la violence qu’on se confie à la violence ».100 Et après sa mort, un cercle de
disciples le divinise et voient en lui l’agneau de Dieu sacrifié pour réconcilier
les hommes avec Dieu et les hommes entre eux.101
Cependant, du moins à notre avis, la mise en parallèle du sacrifice du
Christ avec le sacrifice dans les anciennes religions est quelque peu abusive.
En fait, qu’il y ait des ressemblances évidentes entre les rituels religieux
archaïques et le drame chrétien de la Crucifixion est, du point de vue
synchronique, une évidence. Toutefois, Girard ne tient pas en considération

100
GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 233.
101
Cf. Op. cit., p. 269 : « Les disciples se sont ressaisis et ils ont perpétué le souvenir de
l’évènement, non pas sous la forme mythique qui aurait dû prévaloir, mais sous une forme
qui révèle l’innocence du juste martyrisé, qui exclut la sacralisation de la victime en tant que
coupable, en tant qu’elle passe pour responsable des désordres purement humains auxquels
sa mort met fin ».

300
un fait herméneutique important. Les évangiles ne furent pas écrits du début
à la fin mais plutôt à partir de la fin, c’est-à-dire, à partir de la résurrection du
Christ. Pour ce, interpréter les évangiles comme un simple texte
anthropologique de persécution nous paraît un peu exagéré. En effet, analysés
du point de vue historique, le Christ n’y apparaît nullement comme sacrifié
mais seulement comme injustement condamné à mort et exécuté pour des
intérêts religieux et politiques du moment. L’interprétation du verset de Saint
Jean 18,14 selon laquelle un seul doit mourir pour un peuple102 n’a rien donc
de dénonciation anthropologique d’une victime émissaire. Cela est plutôt une
interprétation théologique qui advient après la résurrection du Christ. Ceux
qui ont voulu sa mort ont cherché à se défaire d’un perturbateur et non à
fonder une société ou à mettre un terme, par son entremise, à une rivalité qui
leur serait devenue insupportable. Dit en d’autres termes, le récit de la mort
de Jésus, pris purement et simplement comme un texte de persécution serait
herméneutiquement parlant, l’histoire d’une erreur judiciaire qui ne devient
pour autant un sacrifice que parce que le croyant veut le considérer comme
tel.
Par ailleurs, comme le souligne feu le Pape émérite Benoît IX dans son
dernier livre Ce qu’est le christianisme : Un testament spirituel103, la
Crucifixion du Christ est inséparable de l’acte sacramentel que Jésus
accomplit pendant la dernière cène avec ses disciples. Dans la Sainte Cène
qui institue par le fait même le sacrifice eucharistique, le Christ anticipe
sacramentellement le sacrifice de la croix. Son corps livré et son sang versé
sur la croix sont offerts sacramentellement aux disciples qui devront perpétuer
dans l’histoire le saint sacrifice de la croix. Cela a une implication théologique
et anthropologique qui dément d’une façon décisive la perspective
girardienne sur le sacrifice du Christ. En effet, la mort du Christ ne s’inscrit
pas dans la logique d’une violence mimétique dans la mesure où le Christ ne
subit pas le sacrifice, mais l’assume en un don de soi au Père et à l’humanité
en le transformant en une Eucharistie. Pour le pape Benoît XV, les paroles
que le Christ prononce pendant la Sainte Cène nous montrent qu’il a pris sur
lui son supplice non simplement comme une disgrâce inévitable mais plutôt
comme un sacrifice librement accepté et même sacramentellement anticipé.
Ce qui pour ses bourreaux était un acte criminel, il l’a transformé en un acte

102
Cf., Gn18, 14.
103
Il s’agit d’un volume que Benoît XVI a voulu faire publier après sa mort comme testament
spirituel que le pape émérite a voulu léguer à l’humanité entière pour partager ses dernières
réflexions sur des thèmes fondamentaux de la religion chrétienne.

301
d’amour qui par la suite a d’ailleurs vaincu la mort pour devenir
Résurrection104.
On pourrait dire donc que la première théologisation que la communauté
chrétienne primitive a effectué sur l’homme Jésus de Nazareth a été imprégné
de cet élément victimaire commun par exemple avec la communauté
gnostique qui postulait que le juste meurt pour les pécheurs pour plaquer la
colère de Dieu rachetant ainsi l’humanité entière du péché. Malheureusement,
dire que la violence en soi est utile et donc que la mort d’un innocent est utile
à la purification du péché d’une multitude ne sert en fait qu’à la légitimer et
même à en faire une propagande. À notre avis, le fait que Girard prenne le
sacrifice du Christ comme fruit d’un mécanisme victimaire où le bouc
émissaire démontre son innocence et du coup dénonce la violence, ne suffit
pas à rendre le sens chrétien de la mort du Christ qui est inséparable du
concept de l’amour infini de Dieu pour l’humanité pécheresse. Cela renvoie
d’ailleurs à la question angoissante qui, selon Karl Barth, doit rester sans
réponse en l’absence de l’amour scandaleux du Père : « Mon Dieu mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? »105. Dans cette phrase, il y a selon Barth toute
l’étrangeté de Dieu à la violence et en même temps la confiance inébranlable
du Christ que le Père ne peut pas abandonner à la merci de la violence. La
question ne trouve sa réponse que dans la résurrection du Christ106.
Par ailleurs, Nietzsche avait eu la juste intuition de ce qui est arrivé aux
premiers chrétiens. Il y a eu un problème à penser pourquoi Dieu a permis la

104
Cf. BENOÎT XVI, Ce qu’est le christianisme : Un testament spirituel, Artège, Perpignan
2023. La thèse de Benoît XVI est corroborée par l’interprétation de Saint Jean qui dans son
évangile omet le texte de l’institution de l’Eucharistie en le substituant par celui du lavement
des pieds. En effet, Jésus lave les pieds à ses disciples pour montrer le sens de l’amour qui le
conduira jusqu’à la mort sur la croix, un amour infini, un amour de service, un amour qui se
donne. L’incipit de la description du lavement des pieds laisse transparaître d’une façon
évidente que Jésus était conscient du sacrifice qu’il allait accomplir sur la croix et de son sens
profond : « Avant la fête de Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce
monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au
bout. Au cours d’un repas, alors que le diable a déjà mis dans le cœur de Judas, fils de Simon
l’Iscariote, l’intention de le livrer, Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains,
qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu, […] ». Jn 13, 1-3.
105
Mt 27,46.
106
Cf. HOLZER, V., Le «scandale d’une véritable christologie» (Karl Barth. (Das Argernis
einer wirklichen Christologie). Penser Dieu révélé en Jésus in «Trasversalités», vol. 1, n.
125 (2013), pp. 13-44.

302
mort de son fils. À cette demande, la raison inquiète de la première question
trouve, d’après Nietzsche, une réponse d’une absurdité épouvantable : Dieu a
donné son fils comme victime pour la rémission des péchés. En fait, qui n’est
pas croyant évidemment, comme c’est le cas pour Nietzsche, y trouve le
sacrifice expiatoire dans sa forme la plus répugnante et barbare, celle de
l’innocent qui meurt pour les péchés des malfaiteurs.107 Il faut alors, comme
le dit Saint Paul, penser à l’amour infini de Dieu qui nous a aimés quand nous
étions encore des pécheurs108 pour arriver à comprendre le sacrifice du Christ
qui ne peut pas non plus être compris selon les catégories girardiennes d’un
innocent lynché par méconnaissance et qui devient réconciliateur rien que par
la culpabilité des lyncheurs.
Quant au rapport avec les religions non révélées, il convient de noter que
Girard n’analyse pas les parcours anti victimaires des autres religions comme
l’indouisme et le bouddhisme. Seulement dans Le Sacrifice, on trouve une
analyse un peu biaisée et selon une lecture chrétienne des religions non
révélées.109 Le brahmanisme par exemple est la religion du sacrifice par
excellence. Le bouddhisme par contre en représenterait l’évolution anti
sacrificielle, c’est-à-dire l’évolution dans laquelle le sacrifice est intériorisé
dans les pratiques physiques et ascétiques.110 En outre, on remarque le même
iter dans la religion de Zarathoustra par rapport aux violents Avesta.111
Mutatis mutandis, le processus anti sacrificiel n’est pas lié au seul
christianisme. Il s’agit d’un processus qui appartient à une certaine évolution
générale de la pensée humaine qui se dote d’institutions religieuses et qui
développe une pensée philosophique. Le paradoxe est en fait que, pour

107
Cf. Nietzsche, F., L’Anticristo. Maledizione del cristianesimo, Feltrinelli, Milano 2018.
108
Cf. Rm 5, 6-8.
109
Cf. GIRARD, R., Le sacrifice (Grandes conférences), BNF, Paris 2015. Il s’agit d’un
recueil des grandes conférences que Girard a tenu sur l’étude des religions védiques par
rapport au sacrifice victimaire. Le recueil est édité par la Bibliothèque Nationale de France
peu avant la mort de Girard.
110
Nous nous référons ici à l’article d’Olivier Herrenschmidt sur les formes sacrificielles
dans l’hindouisme populaire. Cf. HERRENSCHMIDT, O., Les formes sacrificielles dans
l’hindouisme populaire in « Le sacrifice II », n. 3 (1978), pp. 115- 133.
111
On désigne par Avesta l’ensemble des texte sacrés de la religion mazdéenne qui forme le
livre sacré et le code sacerdotal des zoroastriens. Zarathoustra, que Nietzsche évoque tant
dans son Œuvre majeure, est le prophète vénéré du mazdéisme. Cf. NIETZSCHE, F., Ainsi
parlait Zarathoustra, Flammarion, Paris 1983 ; VARENNE, P., Zarathoustra et la religion
mazdéenne, Seuil, Paris 1966.

303
Girard, la pensée philosophique est ab origine victimaire. Par ailleurs, les
choses ne pouvaient pas être autrement vu que Girard absolutise le
christianisme comme un phénomène métahistorique et métaculturel. Même si
cela était vrai, ce qui n’est pas le cas vu que le christianisme commence à une
époque bien précise et s’insère dans une culture bien déterminée, il n’aurait
quand même pas le droit d’inférer que la pensée humaine soit fille de la
violence sacrificielle.

Conclusion

Au terme de ce dernier chapitre, nous pouvons, en guise de conclusion,


relever certaines observations. De prime abord, la systématicité de la théorie
girardienne prise dans le sens épistémologique tend à être irréelle. En effet,
les études faites sur les différentes sources d’inspiration nous portent à douter
de la solidité du castel girardien de la théorie mimétique du point de vue
philosophique. Comme nous avons eu l’occasion de le démontrer au cours de
notre recherche, certaines de ses sources sont forcées et systématiquement
instrumentalisées.
Toutefois, il faut reconnaître quand même que le concept girardien du
mimétisme a fait ses preuves dans de nombreux processus sociologiques pour
être utilisé par beaucoup d’anthropologues et sociologues. Ses belles
intuitions sur la violence collective a permis aussi aux nombreux théologiens
actuels d’établir des liens entre la théorie mimétique et la théologie
sacramentaire fondée sur le sacrifice du Christ. Ainsi, la théorie mimétique
devient l’une des grandes théories contemporaines qui ont le plus influencé
les sciences humaines dans la seconde moitié du XXème siècle et même
aujourd’hui.
Cela étant, reconduire le phénomène religieux exclusivement au
sacrifice, à la violence de masse et aux processus victimaires nous semble un
abus et un forcing. À notre avis, le phénomène religieux est attribuable à une
pluralité de causes allant de la nostalgie des origines ou de l’unité primordiale
à la normalisation de la souffrance, de l’imagination créative aux rapports de
classes au niveau politico-culturel. La violence et son conséquent mécanisme
victimaire ne saurait donc être qu’une des causes mais en aucun cas serait
l’unique cause du phénomène religieux qui par sa nature embrasse tout le
champ de la culture humaine.

304
Par ailleurs, dans ses analyses, Girard risque de tomber dans le piège
d’une synthèse épistémologique trop simplificatrice. Il est vrai que, du point
de vue gnoséologique, sans une profonde simplification de la réalité, le
monde serait un enchevêtrement infini et indéfini qui défierait notre capacité
d’orienter nos connaissances et par conséquent de décider nos actions. Nous
sommes en effet naturellement portés à réduire le connaissable suivant des
catégories et schèmes mentaux qui nous permettent ensuite de saisir la réalité
d’une façon distincte et circonstanciée. Nous tendons donc tous à simplifier
tout pour dominer la réalité. Par conséquent, tout système scientifique
implique forcément une réduction de la réalité selon l’angle de vision et doit
drastiquement simplifier la réalité au risque de devenir irréelle du fait qu’elle
ne prend pas la réalité en tant que telle mais la conceptualise selon un modèle
scientifique bien défini. Or, dans le domaine des sciences humaines, la grande
partie des phénomènes comme la religion et l’action libre de l’homme ne sont
pas simplifiables comme nous le voudrions faire scientifiquement. En
cherchant donc à simplifier le phénomène religieux dans toutes ses
expressions et donc en le réduisant au concept de la violence mimétique,
comme le fait Girard, il le rend simplement irréel et le dénature.
Tout compte fait, on aura compris que, Girard puise à de nombreuses
sources parfois même hétérogènes entre elles, ce qui fait que sa pensée
devient très difficile à situer. Ce qui transparaît à chaque pas de Girard, c’est
que son herméneutique reste toujours tendancieuse. Il tire tout et toujours vers
lui. Il analyse chaque penseur avec les loupes de sa théorie mimétique, ce qui,
à notre avis, rend beaucoup plus subjectives ses théories. Si nous devons lui
reconnaître le mérite d’une théorie bien montée et qui a un champ
d’applicabilité très vaste, nous devons aussi relever cette complexité
herméneutique de sa théorie non seulement du point de vue des sources mais
aussi du point de vue de la clarté méthodique. Il faut aussi signaler la grande
faille que la théorie présente par le fait même de son absolutisation.
Philosophiquement, la théorie de Girard pourrait être plus défendable si elle
était plus équilibrée et ne prétendait pas à l’absolu.

305
306
CONCLUSION GÉNÉRALE

Au terme de notre recherche sur l’herméneutique des sources de la


théorie mimétique de René Girard, nous voulons, comme il nous paraît juste,
clore l’étude entreprise et tous les développements faits, en présentant les
points saillants de nos découvertes comme dénouement conséquent de toutes
les analyses et démonstrations faites tout au long de notre discours en traçant
également des ouvertures et des perspectives qui ressortent d’une prise de
position qui est la nôtre au sujet de l’herméneutique des sources de René
Girard.
De prime abord, il nous convient de répondre synthétiquement à la
question centrale de notre recherche émettant ainsi notre thèse sur le sujet qui
nous a occupé tout au long de ce long parcours. En effet, nous avons montré
que Girard s’abreuve à diverses sources pour construire une théorie que
plusieurs croient unitaire mais à tort. Au cours de notre recherche, nous avons
tâché de démontrer que considérer la théorie mimétique de façon
synchronique serait une grave erreur herméneutique. La théorie mimétique,
comme nous l’avons argumenté tout au long de notre étude, est une théorie
qui, du point de vue des sources, se construit de façon très graduelle : d’abord
la théorie du désir mimétique avec les sources littéraires, puis celle de la
violence sacrificielle avec les sources ethnologiques et mythologiques, et
enfin celle de la démystification de la violence sacrificielle par la Révélation
avec les sources scripturaires. Seules les sources philosophiques, avons-nous
montré, apparaissent de façon transversale comme revêtement philosophique
de toute la théorie.
Ainsi, l’évaluation objective de la théorie mimétique ne saurait se passer
de l’interprétation de ses sources. À voir comment Girard utilise ses sources
de façon éclectique et souvent instrumentale, on pourrait arriver à la
conclusion suivante : Il est vrai que sa théorie est bien bâtie au niveau
systématique. Mais il n’est pas moins vrai aussi que, du point de vue des
sources, elle est vraiment bancale. Du coup, si un castel peut être
architecturalement beau même sans armature structurelle solide, il faut
seulement souhaiter qu’il n’y ait jamais de secousse sismique pour qu’il ne
s’écroule pas. Or, dans le domaine de la science philosophique qui de par sa
nature est critique et autocritique, les secousses ne sauraient jamais manquer.
Nous pensons que cette image illustre bien la théorie mimétique qui, de par
notre recherche, nous résulte avoir été parfois surestimée au-delà de sa propre
valeur réelle qui, selon notre thèse, ne peut être évaluée abstraction faite d’une
étude herméneutique des sources.

307
Or, après cette étude herméneutique, objet de notre recherche, nous
pouvons affirmer que la valeur réelle de la théorie mimétique est dans le fait
qu’elle a apporté presque une révolution dans le domaine des sciences
humaines. Cela pousse d’ailleurs bon nombre de chercheurs à utiliser la
théorie mimétique pour ouvrir les horizons des sciences humaines sans jamais
se poser la question des origines de la théorie elle-même comme s’il s’agissait
d’une théorie inventée ex nihilo. Cela d’ailleurs nous suscite des doutes sur la
compréhension de la théorie mimétique de la part de ceux qui l’utilisent et
nous distancient de toutes les interprétations qui se limitent à l’aspect
architecturale abstraction faite de l’aspect diachronique de la théorie elle-
même. À notre humble avis, il s’agit d’une théorie construite à base
d’hypothèses qui se sont révélées, d’après notre recherche, relatives et que,
selon nous, il faudrait objectivement considérer comme telle.
Ceci dit, nous pouvons à présent mettre en relief les éléments importants
qui ressortent de nos hypothèses de départ et qui mettent en exergue et en
perspective les résultats de notre recherche :
La négation de l’autonomie du désir humain dans la théorie
Girardienne du désir mimétique réduit le désir humain à la simple
imitation du désir de l’Autre, le Médiateur, qui le suscite et l’oriente dans
le sujet désirant. Il est à admettre que l’intuition du désir mimétique a été
une révolution dans la conception classique du désir. Elle est non seulement
corroborée par l’analyse romanesque selon l’interprétation que Girard en
donne, mais aussi, ce qui est d’ailleurs surprenant, elle se trouve justifiée par
la phénoménologie du monde contemporain dans divers domaines de la vie.
La théorisation girardienne s’est ainsi révélée plus prophétique que jamais.
Toutefois, il faut dire que, outre un usage et une généralisation quelque peu
abusive des sources, la théorie en soi recèle des implications
anthropologiques contradictoires. En effet, la négation de l’autonomie du
désir dans le sujet désirant devrait logiquement se répercuter sur la négation
du désir autonome du Médiateur, ce qui devient contradictoire du moment
que Girard affirme au moins le désir autonome du Médiateur. Par ailleurs, la
négation de l’autonomie du désir humain comporte des conséquences
logiques qui peuvent aller jusqu’à la négation du désir en soi, de la liberté
humaine et même du Moi. Cela déconstruirait en fait les bases mêmes des
sciences humaines que Girard prétend promouvoir.
La théorie girardienne de la violence mimétique réduit l’origine de la
société humaine à la violence sacrificielle. Quitte à présenter l’origine de la
société humaine comme fruit de la violence mimétique, Girard réussit à

308
construire une théorie cohérente qui part du désir à la rivalité, de la rivalité à
la violence et de celle-ci au mécanisme victimaire qui devient source du sacré
et de la culture, consacrant ainsi le passage de l’animalité à l’humanité. Il
s’agit d’une intuition anthropologique, disons-le, « théoriquement ficelée »,
mais fondée sur une herméneutique quelque peu douteuse. Mis à part que le
passage d’une étape de sa théorie à une autre n’est pas logiquement justifiée,
le procédé herméneutique girardien lui-même laisse à désirer. En effet, partir
des textes littéraires ou mythologiques pour inférer une généralisation de type
métaphysique conduit Girard à une théorisation surfaite. Il faut tout de même
admettre le génie systématique de Girard pour arriver à une telle théorisation
mais surtout son audace intellectuelle pour se permettre autant de
réductionnisme quitte à livrer une théorie unitaire.
L’interprétation des Écritures dans une perspective purement
anthropologique permet à Girard d’opérer une déconstruction de ce
qu’il juge un mensonge ou une méconnaissance sur laquelle est bâtie la
société des humains. Girard se présente ici tel un exégète converti par les
Écritures dans la mesure où il se rend compte que la théorie qu’il défendait
dès le départ était présente en filigrane dans le christianisme. Girard établit
un parallélisme parfait entre les binômes mensonge romantique / vérité
romanesque et mensonge mythique / vérité chrétienne. Il faut quand même
admettre que l’intuition de Girard est des plus provocatrices tant au niveau
anthropologique que théologique à voir la prolifération des études qui, sur les
thèmes de la violence et du sacrifice, invoquent toujours la théorie mimétique.
Toutefois, il s’avère assez clair que la façon dont Girard interprète les textes
bibliques et donc des textes de foi dans une perspective purement
anthropologique comme s’il s’agissait de simples textes mythologiques ou de
persécution comporte de graves risques au niveau herméneutique.
Malgré son attitude complexe et ambiguë envers la Philosophie, la lecture
et l’interprétation des philosophes et de certains courants philosophiques
donnent à la théorie de Girard une allure métaphysique. En effet, Girard
ne se limite pas seulement à la critique littéraire et à l’exégèse mythologique
et biblique. Il va bien plus loin. Il affronte divers philosophes et courants
philosophiques, cherchant des points d’appui philosophiques à sa théorie et
interprétant certains raisonnements philosophiques en fonction de ses
convictions. C’est un projet audacieux mais aussi hasardeux pour Girard qui
n’était pas de culture philosophique. En fait, au lieu d’aller à la recherche
d’une vérité cachée dans ces sources philosophiques, il les utilise parfois pour
corroborer ce qu’il croit avoir déjà découvert comme vérité. Tout de même,
la théorie mimétique est aujourd’hui en dialogue avec la Philosophie selon,

309
dirions-nous, deux modalités distinctes. D’une part, la théorie mimétique
sert de méthode herméneutique en histoire de la Philosophie en ce qu’elle
aide à éclairer certaines thématiques philosophiques tels que le désir, la
violence, l’identité et la différence, etc., d’un jour nouveau. D’autre part,
dans un rapport parfois critique comme la nôtre, de nombreux auteurs
utilisent la théorie mimétique dans leur propre travail philosophique. Il n’y
a donc ni de contentieux ni de contradiction entre la théorie mimétique et
la Philosophie puisque, bien que la Philosophie ne soit pas au cœur de la
théorie mimétique, Girard n’a pas ignoré les philosophes et les philosophes
non plus n’ignorent plus la théorie mimétique. Les deux vivent plutôt en
parallèle, dans un dialogue critique fait de rencontres et de prises de
distance.
Tout compte fait, il ne nous reste qu’à exprimer notre satisfaction
personnelle d’avoir eu l’occasion et l’audace de toucher un aspect aussi
délicat et polémique d’un auteur qui suscite désormais l’attention du monde
entier. Sans fausse modestie, nous ne saurions ne pas mettre en relief cette
contribution que nous espérons utile à l’avancée scientifique dans le domaine
des recherches sur la théorie mimétique de René Girard. Pour un auteur aussi
complexe et interdisciplinaire, il n’est pas moins gratifiant de trouver
l’occasion d’explorer pas mal de ses sources. Cela nous a d’ailleurs donné
l’opportunité de connaître des auteurs qui ont traité de divers aspects du
domaine des sciences humaines et qu’il nous aurait été difficile, sinon
impossible, de rencontrer autrement.
Toutefois, nous devons alléguer les limites de notre recherche qui ne
prétend nullement être exhaustive du point de vue des sources de René Girard.
Celui-ci, nous l’avons souligné maintes fois, est un penseur des plus
complexes au niveau de la citation et de l’utilisation de ses sources. Cela rend
assez ardue la tâche de cibler et d’aborder avec précision ses sources
d’inspiration et plus ardue encore celle de les classer de façon linéaire. Le
temps et les moyens à notre disposition ne pouvaient pas suffire pour affronter
tous les contours de l’herméneutique des sources de René Girard. Par
conséquent, ce sujet reste bien entendu ouvert à tout chercheur qui voudrait
approfondir le thème. Il y a, à titre exemplatif, le champ des sources
ethnologiques et philosophiques qu’on pourrait approfondir davantage sans
oublier le problème de la gradualité des sources de la théorie mimétique,
problème que nous-mêmes avons découvert au fur et à mesure que notre
recherche avançait.
Au bout du compte, nous pouvons conclure en avouant que l’étude
herméneutique de Girard, du point de vue des sources, nous a paru bien ardue

310
et complexe. En effet, on dirait que Girard n’écoute que ce qu’il veut bien
entendre. De chaque source qu’il utilise, mis à part qu’il cite très difficilement
les auteurs dont il veut emprunter la pensée, il ne prend que ce qui est censé
légitimer sa théorie, parfois sans se soucier du contexte dont il le tire. Et s’il
s’agit d’une source utile mais qui ne corrobore pas en totalité ce qu’il entend
affirmer, il n’hésite pas à conclure que l’auteur en question a frôlé ses
intuitions sans jamais y arriver comme si tous les auteurs devaient se référer
à la théorie mimétique qui, selon lui, se présente comme la clé d’interprétation
pour comprendre la réalité humaine. Toutefois, ce qui nous a frappé le plus
chez Girard, c’est comment il arrive à extraire des pierres d’édifices si
différents pour les arranger de façon à bâtir un édifice qui, malgré des failles
structurelles, résulte quand même architecturalement harmonieux.

311
312
BIBLIOGRAPHIE

A. L’Œuvre de René Girard

A.1. Les livres de René Girard


GIRARD, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris
1961
GIRARD, R., Dostoïevski : du double à l’unité, Plon, Paris 1963
GIRARD, R., La violence et le sacré, Grasset, Paris 1972
GIRARD, R., Critique dans un souterrain, L’Âge d’Homme, Lausanne
1976
GIRARD, R., Des choses cachées depuis la fondation du monde.
Recherches avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort, Grasset, Paris
1978
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GIRARD, R., Le Bouc émissaire, Grasset, Paris 1982
GIRARD, R., Shakespeare, les feux de l’envie, Grasset, Paris 1990
GIRARD, R., Quand ces choses commenceront, Arléa, Paris 1994
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contemporaneo, Raffaello Cortina, Milano 1999
GIRARD, R., Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, Paris 1999
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GIRARD, La voix méconnue du réel, Grasset, Paris 2002
GIRARD, R. - FORNARI, G., Il caso Nietzsche. La ribellione fallita
dell’anticristo. Marietti, Bologna 2002
GIRARD, R., La Route antique des hommes pervers, Grasset, Paris 2002

313
GIRARD, R., Le sacrifice, BNF, Paris 2003
GIRARD, R., Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre, Carnets
Nord, Paris 2007
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1, n.1 (2017), pp. 12-21
WYDRA, H., Les structures mimétiques du politique (René Girard et
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C. Les autres ouvrages

C.1. Dictionnaires et Encyclopédies


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LALANDE, A., Vocabulaire technique et critique de la Philosophie, PUF,
Paris 2016

C.2. Les livres


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AAVV, Mimésis des articulations, Aubier, Paris 1975
AAVV, Positions de la sophistique, Vrin, Paris 1986
AAVV, Romans de la fin du monde, Atlande, Paris 2014
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329
330
TABLE DES MATIÈRES

DÉDICACE .................................................................................................................. 3
REMERCIEMENTS ...................................................................................................... 7
SIGLES ET ABBRÉVIATIONS...................................................................................... 11
INTRODUCTION GÉNÉRALE ..................................................................................... 13
PARTIE I. LA NÉGATION DE L’AUTONOMIE DU DÉSIR HUMAIN ............................. 23
CHAP I. DÉSIR MIMÉTIQUE ET HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ................................ 25
I.1. LE CONCEPT DU DÉSIR DANS L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE
............................................................................................................................ 26
I.1.1. Le développement du concept du désir dans l’Antiquité ...................... 27
I.1.1.1. Platon .............................................................................................. 27
I.1.1.2. Aristote............................................................................................ 31
I.1.2. La conception thomiste du désir............................................................ 34
I.1.3. La conception du désir chez Baruch de Spinoza .................................... 37
I.1.4. Le concept du désir dans l’idéalisme allemand ..................................... 41
I.1.5. Le désir humain dans la pensée contemporaine ................................... 45
I.2. LA THÉORIE DU DÉSIR MIMÉTIQUE .............................................................. 51
I.2.1. La triangulation du désir mimétique ...................................................... 52
I.2.1.1. Considérations préliminaires .......................................................... 52
I.2.1.2. La géométrie triangulaire du désir mimétique ............................... 54
I.2.2. Les formes de la médiation mimétique ................................................. 58
I.2.2.1. La médiation externe. ..................................................................... 59
I.2.2.2. La médiation interne. ...................................................................... 61
I.2.3. Les métamorphoses du désir mimétique .............................................. 65
I.2.3.1. Le désir métaphysique métamorphosé dans sa phénoménologie . 65
I.2.3.2. Le désir métaphysique et sa méconnaissance ................................ 69
Conclusion ....................................................................................................... 70
CHAP II. DÉSIR MIMÉTIQUE ET HERMÉNEUTIQUE DES SOURCES .......................... 71
II.1. LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA THÉORIE DU DÉSIR MIMÉTIQUE ........ 72
II.1.1. Littérature comparée et désir mimétique ............................................ 72

331
II.1.2. Mimétisme et littérature romanesque ................................................. 76
II.1.2.1. La littérature romanesque et la médiation externe ...................... 77
II.1.2.2. La littérature romanesque et la médiation interne ....................... 79
II.1.2.3. Littérature romanesque et resserrement du triangle mimétique. 85
II.1.3. De la littérature comparée à la théorisation philosophique................. 88
II.1.3.1. La problématique de l’inférence philosophique à partir des romans
.................................................................................................................... 88
II.1.3.2. Quelques considérations sur les théories holistiques ................... 90
II.1.3.3. La légitimation de la théorisation girardienne ............................... 92
II.2. CRITIQUE HERMÉNEUTIQUE DES SOURCES DE LA THÉORIE DU DÉSIR
MIMÉTIQUE......................................................................................................... 93
II.2.1. L’absolutisation de la théorie du désir mimétique à partir des sources
........................................................................................................................ 94
II.2.1.1. Disproportionnalité entre la théorie et la méthodologie .............. 95
II.2.1.2. L’universalisation du particulier ..................................................... 98
II.2.2. La réduction du désir à l’imitation: un démenti des sources.............. 100
II.2.2.1. Cervantès ..................................................................................... 101
II.2.2.2. Stendhal et Flaubert..................................................................... 103
II.2.2.3. Dostoïevski et Proust ................................................................... 105
II.2.2.4. Analyse romanesque et expérience humaine ............................. 108
II.2.3. Les implications philosophiques de la négation du désir autonome .. 110
Conclusion ..................................................................................................... 113
PARTIE II. L’ORIGINE DE LA SOCIETÉ COMME FRUIT DE LA VIOLENCE MIMÉTIQUE
.............................................................................................................................. 115
CHAP I. MIMÉSIS ET VIOLENCE MIMÉTIQUE ........................................................ 116
I.1. LE CONCEPT DE LA MIMÉSIS DANS L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE......... 117
I.1.1. La mimésis dans l’Antiquité grecque ................................................... 118
I.1.1.1. La Mimésis chez Platon ................................................................. 118
I.1.1.2. La mimésis chez Aristote............................................................... 121
I.1.2. La mimésis dans la pensée médiévale ................................................. 123
I.1.3. La mimésis dans la philosophie moderne ............................................ 126

332
I.1.4. La mimésis dans la pensée contemporaine ......................................... 131
I.1.4.1. La mimésis chez Gabriel Tarde...................................................... 131
I.1.4.2. La mimésis chez Erich Auerbach ................................................... 135
I.1.4.3. La mimésis chez Jacques Derrida .................................................. 137
I.2. LA VIOLENCE MIMÉTIQUE ET LA GENÈSE DU SACRÉ .................................. 140
I.2.1. De la rivalité à la violence. ................................................................... 141
I.2.2. Le mécanisme victimaire et la genèse du sacré. .................................. 144
I.2.2.1. Le mécanisme victimaire comme élément fondateur de l’unité
entre les cultures ...................................................................................... 144
I.2.2.2. La genèse du sacré et l’hominisation par la culture et la religion. 146
I.2.3. Violence mimétique et apocalypse: Interprétation de la violence
contemporaine.............................................................................................. 148
I.2.3.1. Violence, apocalypse et sociétés modernes ................................. 149
I.2.3.2. Contradictions internes de la pensée apocalyptique ................... 153
I.2.3.3. Résolution de la pensée apocalyptique ........................................ 154
Conclusion ..................................................................................................... 156
CHAP II. LES SOURCES DE LA VIOLENCE MIMÉTIQUE .......................................... 157
II.1. LA VIOLENCE MIMÉTIQUE ET L’ETHNOLOGIE ............................................ 157
II.1.1. La théorie mimétique et l’évolutionnisme culturel ............................ 158
II.1.1.1. Tylor et la conception ethnographique de la culture .................. 159
II.1.1.2. Frazer et l’étude de la religion des origines ................................. 163
II.1.1.3. Girard et l’évolutionnisme culturel .............................................. 167
II.1.2. La théorie mimétique et le fonctionnalisme culturel ......................... 171
II.1.2.1. L’affirmation du fonctionnalisme face à l’évolutionnisme .......... 172
II.1.2.2. L’interprétation girardienne du fonctionnalisme ........................ 176
II.1.2.3. La paternité dans la psychologie primitive et la théorie mimétique
.................................................................................................................. 179
II.1.3. La théorie mimétique et la grande intuition durkheimienne. ............ 183
II.1.3.1. Durkheim et les formes élémentaires de la religion. ................... 184
II.1.3.2. La grande intuition anthropologique de Durkheim ..................... 188
II.1.3.3. L’intuition durkheimienne et la thèse mimético-victimaire ........ 190

333
II. 2. SOURCES MYTHOLOGIQUES ET SOURCES SCRIPTURAIRES....................... 193
II.2.1. Les sources mythologiques ................................................................. 194
II.2.2. La violence mimétique et la Révélation biblique ................................ 201
Conclusion ..................................................................................................... 205
PARTIE III. LA THÉORIE MIMÉTIQUE ET LA PHILOSOPHIE .................................... 207
CHAP I. LES SOURCES PHILOSOPHIQUES DE LA THÉORIE MIMÉTIQUE ................ 209
I.1. LES SOURCES PHILOSOPHIQUES DIRECTES ................................................. 210
I.1.1. Aristote et le désir mimétique ............................................................. 210
I.1.2. Spinoza et la Raison mimétique ........................................................... 212
I.1.3. Tocqueville et la médiation interne ..................................................... 216
I.1.4. Hegel et la théorie de la reconnaissance ............................................ 219
I.1.5. La théorie mimétique et l’ontologie existentielle de Sartre ................ 223
I.1.5.1. Le manque ontologique comme condition existentielle de l’homme
.................................................................................................................. 225
I.1.5.2. La mauvaise foi et la méconnaissance .......................................... 229
I.1.5.3. La critique de la raison dialectique ............................................... 232
I.2. LES SOURCES PHILOSOPHIQUES MIXTES ................................................... 237
I.2.1 La théorie mimétique et la psychanalyse freudienne ........................... 237
I.2.1.1 La formulation du complexe d’Œdipe............................................ 238
I.2.1.2. Les effets problématiques du complexe d’Œdipe ........................ 243
I.2.1.3. La violence mimétique et la psychanalyse freudienne ................. 245
I.2.1.4. La théorie mimétique et la postérité freudienne ......................... 248
I.2.2. La Théorie mimétique et le structuralisme français ............................ 250
Conclusion ..................................................................................................... 261
CHAP II. HERMÉNEUTIQUE DE LA THÉORIE GIRARDIENNE VIS-À-VIS DE LA
PHILOSOPHIE......................................................................................................... 263
II. 1. RENÉ GIRARD ET LA PHILOSOPHIE ............................................................ 263
II.1.1. Théorie mimétique et Éthique philosophique .................................... 265
II.1.2. Théorie mimétique et métaphasique de l’identité et de la différence
...................................................................................................................... 267
II.1.3. Théorie mimétique et philosophie du savoir ...................................... 271

334
II.1.4. Philosophie et fondements de l’anthropologie girardienne ............... 275
II.1.5. Théorie mimétique, Philosophie et structures du sacré ..................... 280
II.2. L’ÉCLECTISME PHILOSOPHIQUE DE GIRARD .............................................. 283
II.2.1. Girard et Thomas Hobbes ................................................................... 283
II.2.2. Girard et Friedrich Nietzsche .............................................................. 288
II.2.3. L’éclectisme girardien entre Max Scheler, la psychanalyse et le
structuralisme ............................................................................................... 291
II.3. CRITIQUE HERMÉNEUTIQUE DE LA DIMENSION PHILOSOPHIQUE DE LA
THÉORIE MIMÉTIQUE........................................................................................ 294
II.3.1. La théorie du désir mimétique ............................................................ 295
II.3.2. La théorie de la violence et le mécanisme victimaire ......................... 297
II.3.3. La déconstruction du religieux archaïque par la Révélation chrétienne
...................................................................................................................... 300
Conclusion ..................................................................................................... 304
CONCLUSION GÉNÉRALE ....................................................................................... 307
BIBLIOGRAPHIE ..................................................................................................... 313
TABLE DES MATIÈRES ............................................................................................ 331

335

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